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Armentrout
Apollyon
Covenant 4
Maison d’édition : J’ai lu
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Paola Appelius
Biographie de l’auteur :
Couronnée d’un RITA Award, Jennifer L. Armentrout est l’auteure de plusieures séries de
romance, de fantasy et de science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de
nombreux pays. Jeu de patience, son best-seller international, et la saga Lux sont
également disponibles aux Éditions J’ai lu.
Titre original
APOLLYON : A COVENANT NOVEL
Éditeur original
Spencer Hill Press
À HUIS CLOS
À DEMI-MOT
JEU DE PATIENCE
JEU D’INNOCENCE
JEU D’INDULGENCE
JEU D’IMPRUDENCE
JEU D’ATTIRANCE
JEU D’INCONSCIENCE
Numérique
JEU DE CONFIANCE
JEU DE MÉFIANCE
LUX
1 – Obsidienne
1.5 – Oubli
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origines
5 – Opposition
OBSESSION
COVENANT
1 – Sang-mêlé
2 – Sang-pur
3 – Éveil
*
* *
Aiden revint m’apporter à manger, et cette fois il était
accompagné – par mon oncle Marcus. Ce dernier, à vrai dire, était
très correct avec moi. Quelle ironie. Je vidai mon assiette et bus mon
eau comme une gentille prisonnière.
Et je ne les abreuvai pas d’insultes.
Je méritais carrément une récompense pour bonne conduite,
genre sortir un peu de ma cellule, mais c’était trop demander. Marcus
repartit voir ce que faisaient les autres. Dès que la porte à l’étage fut
refermée, Aiden s’assit par terre, le dos contre la grille.
Un homme très courageux… ou réellement stupide. Pile ou face.
J’aurais pu fabriquer un nœud coulant avec mes draps et l’étrangler
avant qu’il puisse réagir.
Mais je m’assis à mon tour, pratiquement dos à dos avec lui.
L’éclair de lumière bleue qui jaillit du grillage paraissait affaibli. Le
silence nous enveloppa, étrangement apaisant. Plusieurs minutes
s’écoulèrent et les muscles tendus de mon dos se relaxèrent. Sans
m’en rendre compte, je me retrouvai appuyée contre les barreaux…
et le dos d’Aiden.
La conversation que j’avais eue plus tôt avec Seth m’avait laissé un
sale goût dans la bouche et un paquet de nœuds à l’estomac. C’était
peut-être pour ça que je ne cédais pas aux pulsions meurtrières que
m’inspiraient mes draps et le cou d’Aiden. Ce n’était sans doute que
partie remise.
Rentrant le menton, je poussai un soupir. Ce que voulait mon
Seth, je le voulais aussi, mais… les démons ? Je frottai mes paumes
sur mes genoux relevés et soupirai encore – plus fort, comme un
enfant irascible.
Je sentis bouger le dos d’Aiden quand il tourna la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a, Alex ?
— Rien, marmonnai-je.
— Bien sûr que si.
Il se laissa aller en arrière, renversant la tête contre les barreaux.
— Je l’entends à ta voix.
Je fronçai les sourcils en regardant le mur.
— Quelle voix ?
— Celle que tu prends quand tu as envie de dire quelque chose
que tu ne devrais pas dire.
La sienne laissait transparaître un léger amusement.
— Et je la connais bien.
Merde. J’examinai mes mains. Mes doigts n’étaient pas mal, mais
j’avais les ongles courts et abîmés. Des mains de Sentinelle – une
Sentinelle qui tuait des démons. Je relevai la manche de mon gilet.
Des marques de morsures décolorées recouvraient mon bras droit.
Ces cicatrices en forme de croissant étaient difficiles à cacher et j’en
avais sur les deux bras, et aussi dans le cou. Elles me faisaient
horreur, et me rappelaient de la pire façon que j’étais tombée entre
leurs griffes.
Et j’avais beau faire, pas moyen de me sortir de la tête les visages
de tous ces sang-mêlé massacrés dans les Catskills… ni d’oublier
l’expression de Caleb quand il avait vu le poignard plongé dans sa
poitrine – un poignard manié par un démon.
Caleb serait tellement… déçu, et le mot était trop faible, si je
persistais à me taire.
Mais mon Seth serait en colère. Il fouillerait dans mes souvenirs,
et je voulais qu’il soit content de moi. Je voulais…
Je ne voulais pas collaborer avec les démons. C’était une insulte à
tous ceux qui avaient perdu la vie entre leurs mains – ma mère,
Caleb, tous ces serviteurs innocents – et à mes cicatrices.
Mon Seth… il faudrait qu’il comprenne ça. Il comprendrait, parce
qu’il m’aimait.
Ma décision étant prise, je respirai un grand coup.
— Pour ta gouverne, tu n’es pour rien du tout dans ce que je vais
te dire. C’est clair ?
Un rire sombre lui échappa.
— Une telle folie ne me traverserait jamais l’esprit.
Je fis la moue.
— Je vais te le dire uniquement parce que c’est quelque chose qui
me dérange. Qui va totalement à l’encontre de… ce qui fait partie de
moi. Je ne peux pas continuer à me taire.
— Qu’est-ce qu’il y a, Alex ?
Fermant les yeux, je pris une profonde inspiration.
— Tu te souviens que Marcus pensait que les démons n’étaient pas
seuls pour mener ces attaques, surtout celle des Catskills ?
— Oui.
— Je me suis demandé si ce n’était pas Lucien, surtout pendant
l’assemblée du Conseil. C’était logique. Provoquer le chaos et tout ce
qui facilite la rébellion et la prise de pouvoir.
Je fis courir un doigt sur la cicatrice qui barrait la partie charnue
de mon coude.
— Bref, les attaques de démons ont apparemment été orchestrées
par Lucien… et Seth.
Contre le mien, le dos d’Aiden se raidit. Pas de réponse. Il resta
silencieux pendant si longtemps que je me retournai.
— Aiden ?
— Lesquelles ? demanda-t-il d’une voix étranglée.
— Toutes, à mon avis, répondis-je, la culpabilité me tordant les
entrailles.
Je trahissais mon Seth, mais je ne pouvais plus me taire.
— Ils ont trouvé un moyen de contrôler les démons.
Il baissa la tête et les muscles roulèrent sur ses larges épaules.
— Comment ?
Je me mis à genoux et agrippai la grille à deux mains, sans
m’occuper des faibles pulsations de lumière bleue.
— Ils… Ils se servent des purs pour les motiver. Ceux qui se
dressent contre eux – contre nous, je veux dire.
Aiden se retourna si brusquement que je lâchai les barreaux et
reculai. Ses yeux brillaient comme de l’argent en fusion.
— Sais-tu où ils gardent ces purs ?
Je secouai la tête.
Ces cils s’abaissèrent.
— Sais-tu pour quelle raison ils feraient une chose pareille ?
Le dégoût dans sa voix était compréhensible. Je frottai mes mains
à plat sur mes cuisses. Bonne question. Pourquoi faisaient-ils ça ?
Pour semer le trouble, évidemment. Les démons qui attaquaient de
tous les côtés avaient gardé le Conseil occupé. Les dieux s’étaient mis
à douter de la capacité des purs à contenir des hordes de démons et
avaient envoyé les Furies. Et aujourd’hui, cela ferait diversion pour
que je puisse m’échapper. Quels étaient leurs plans ? Je n’en avais pas
la moindre idée. Et si j’en croyais cette lumière bleue faiblissante, ce
ne serait même pas nécessaire.
— Non. Je ne sais pas.
Il releva les yeux et nos regards se vissèrent l’un à l’autre.
— Pourquoi m’as-tu dit ça ? Je suis certain que Seth ne sera pas
content.
Je détournai la tête.
— Je te l’ai dit. Ça me dérange. Ces purs…
— Sont innocents ?
— Oui, et Caleb… est mort des mains d’un démon. C’est aussi un
démon qui a transformé mère.
Ma respiration se fit hachée et je me relevai.
— Ce que veut Seth, je le veux aussi, mais je ne peux pas
cautionner ça. Il comprendra.
Aiden renversa la tête en arrière.
— Vraiment ? Tu es consciente que je vais rapporter cette
information. Cela gênera ses plans.
J’enroulai mes bras autour de ma taille.
— Il comprendra.
La tristesse envahit ses traits et il baissa les yeux.
— Merci.
Pour une raison qui m’échappait, je sentis la colère monter en moi
et j’avais besoin de la laisser sortir.
— Je ne veux pas de tes remerciements. C’est bien la dernière
chose que je veux.
— Je te remercie quand même.
Il se releva d’un mouvement souple et fluide.
— Et tu les mérites bien plus que tu ne crois.
Perplexe, je le dévisageai.
— Je ne comprends pas.
Le sourire d’Aiden était crispé, entaché de cette tristesse
omniprésente chaque fois qu’il posait les yeux sur moi, comme si
j’étais une infortunée créature qui ne semait que le malheur sur son
chemin. Mais derrière sa mélancolie, il y avait une détermination
d’acier.
— Quoi ? le relançai-je parce qu’il ne répondait pas.
— Tu m’as rendu l’espoir qui me manquait.
*
* *
Mon Seth n’était pas en colère que je n’aie pas su tenir ma langue.
Je n’avais même pas essayé de le lui cacher. Dès que nous nous étions
connectés, je lui avais raconté ce que j’avais fait. Et pour tout dire, il
n’avait pas semblé surpris. Je ne comprenais pas pourquoi, mais de
toutes les manières il ne voulait pas en parler.
Quand il évoquait son enfance, je découvrais un autre Seth – une
facette de lui qu’il me montrait rarement. Quand il commença à
parler de sa mère, je sentis sa fragilité à travers notre lien, comme si
cela le troublait.
Comment s’appelait-elle ?
Callista.
Joli nom.
Elle était très belle. Grande et blonde, impériale comme une déesse.
Il ne dit plus rien pendant un moment. Puisqu’il parlait d’elle au
passé, je supposais qu’elle était morte.
Mais ce n’était pas une femme aimable, mon ange. Elle était froide et
d’un abord très difficile, et surtout, quand elle me regardait, ses yeux
étaient toujours emplis de haine.
Je tressaillis. Mes soupçons se confirmaient et j’avais envie de le
rassurer.
Je suis sûre qu’elle n’éprouvait pas de haine pour toi. Elle…
Elle m’a toujours haï.
Sa réponse brutale me fit l’effet d’une douche glaciale.
Je lui rappelais constamment sa faute. Elle avait goûté au fruit
défendu, mais elle le regrettait.
Les relations intimes entre sang-mêlé et sang-pur étaient taboues.
Je n’avais découvert que récemment que la raison en était que le fruit
de l’union d’une pure et d’un sang-mêlé n’était autre que l’Apollyon.
Quand il reprit la parole, sa voix était douce et soyeuse comme un
édredon.
Elle ne ressemblait en rien à ta mère, mon ange. Pas de grande
histoire d’amour. Elle me disait toujours qu’elle ne m’avait gardé que
parce qu’un dieu était venu la visiter après ma naissance. Le plus bel
homme qu’elle avait jamais vu, d’après elle. Ce dieu lui avait dit qu’elle
devrait me protéger à tout prix, que je deviendrais un jour très puissant.
En même temps qu’il me parlait, je me remémorais les bribes de
son passé que j’avais aperçues au moment de mon Éveil. Un petit
garçon à la peau dorée et aux boucles blondes jouant près d’un
ruisseau, ou penché sur un jeu dans une pièce encombrée de meubles
inhospitaliers. Il était toujours seul. Les nuits où il se réveillait en
pleurs à cause d’un mauvais rêve et où personne ne venait le
réconforter. Les journées où le seul être humain qu’il côtoyait était
une gouvernante aussi indifférente que sa mère. Il n’avait jamais vu
son père. Même aujourd’hui, il ne connaissait pas son nom.
Mon cœur saignait pour lui.
À l’âge de sept ans, on l’avait amené devant le Conseil pour qu’ils
évaluent ses capacités à intégrer le Covenant. Son expérience ne
ressemblait pas à la mienne. Personne ne l’avait tripoté ou pincé. Il
n’avait pas donné de coup de pied à une Magistrate. Il leur avait suffi
d’un seul regard pour savoir ce qu’il deviendrait.
À cause de ses yeux.
Ces yeux fauves couleur d’ambre emplis d’une sagesse étrangère à
un enfant – les yeux d’un Apollyon.
Sa situation s’améliora quand il fut envoyé au Covenant
d’Angleterre, puis celui de Nashville. C’était tellement bizarre que
nous ayons été si proches sans que jamais nos chemins se croisent.
Mais quelque chose clochait. Au moment de mon Éveil, j’avais
reçu tout ce que les Apollyons précédents avaient appris au cours de
leur existence, comme si on m’avait branchée à un ordinateur qui
m’avait mise à jour. Aucun des autres n’était né avec les yeux de
l’Apollyon. Ils n’avaient pris cette couleur ambrée qu’après leur Éveil.
Mon Seth n’était pas comme les autres.
Mais, en cet instant, cette souffrance à vif dans sa poitrine le
dévorait.
Où es-tu né ? lui demandai-je, espérant éloigner ses pensées de sa
mère. Tu ne me l’as jamais dit.
Un rire lui échappa et je souris. Je préférais quand mon Seth était
heureux.
Tu ne vas pas le croire, mais tu sais bien comme le Destin est
facétieux.
Pour le savoir, je le savais.
Je suis né aux Bahamas, sur l’île d’Andros.
Un frisson me parcourut l’échine. Quelle… ironie. Il ne fallait pas
beaucoup d’imagination pour deviner que mes ancêtres venaient du
même endroit, vu qu’il était fréquent de prendre le nom du lieu où
l’on était né. Ou il arrivait aussi que les îles soient baptisées du nom
de leurs pionniers.
Quoi qu’il en soit, c’était curieux, et une idée dérangeante me
traversa. L’île d’Andros était minuscule.
Tu crois que nous sommes apparentés ?
Quoi ? demanda Seth en éclatant de rire. Non.
Comment peux-tu en être aussi sûr ? Je te préviens que si c’est un
plan à la Luke et Leia, je vais gerber.
Ma famille n’est absolument pas liée à la tienne. De plus, tu es issue
de la lignée d’Apollon.
Et toi ?
Je n’obtins pas d’autre réponse qu’un silence arrogant.
Pourquoi refuses-tu de me le dire ?
Seth soupira.
Je te le dirai quand nous serons réunis. Je te montrerai tout, mon
ange. Toutes tes questions trouveront des réponses.
CHAPITRE 4
Oui, j’étais partie pour chialer un bon moment. Les spasmes qui
me secouaient étaient énormes et très embarrassants. Du genre à
m’empêcher de penser et de voir – par les enfers, à m’empêcher
même de respirer.
Aiden me tenait dans ses bras, et c’était étrangement réconfortant.
Il murmurait des mots en grec ancien. Je reconnus plusieurs fois
agapi mou, mais le reste avait aussi peu de sens que ce que j’essayais
d’articuler à travers mes sanglots. J’aurais pourtant dû saisir ce qu’il
disait si je n’avais pas été en train de m’étouffer dans mes propres
pleurs, mais je n’étais même pas en état de comprendre l’anglais.
Le maillot d’Aiden était inondé de mes larmes.
Et il me tenait toujours contre lui, adossé au tronc de l’arbre,
lissant mes cheveux en arrière, la joue posée sur le haut de mon
crâne. Il nous berçait. Je crois que nous en avions besoin tous les
deux.
À un moment donné, j’entendis des pas et des voix et je me raidis
dans ses bras. Je ne savais pas qui c’était, mais Aiden secoua la tête et
les bruits s’éloignèrent.
Par les dieux, mon cerveau avait retrouvé son autonomie – je
pouvais enfin penser par moi-même – après ce qui me paraissait une
éternité. Mais chaque pensée était assombrie par une grande
souffrance intérieure. Je savais maintenant d’où venait ce coup de
poignard que j’avais ressenti dans la salle de bains. Mon cœur et mon
âme criant au secours, qui cherchaient à m’atteindre. Cette douleur
était maintenant omniprésente, m’assaillant de toute part.
Pas moyen d’échapper à tout ce que j’avais dit et fait depuis mon
Éveil. À l’instant où je m’étais connectée à Seth, j’étais devenue à mon
insu l’incarnation vivante de mes pires cauchemars. Seth et ce qu’il
désirait m’avaient dévorée jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi ;
je m’étais crue plus forte que ça.
Oh, par les dieux, toutes les horreurs que j’avais débitées à Aiden
me rendaient malade. Ce que Seth voulait me faire – et que je voulais
qu’il fasse – lorsque nous étions connectés… Je n’avais qu’une envie :
me dépouiller de ma peau, prendre une très longue douche, et cela
ne suffirait même pas à me laver de tout ça. Je ne serais plus jamais
la même.
Comment Aiden pouvait-il encore me prendre dans ses bras ? Je
me souvenais clairement d’avoir menacé au moins vingt fois de tuer
Deacon. Mon comportement l’avait obligé à me soumettre à l’Élixir –
une chose impensable. Cette décision avait dû détruire une partie de
lui.
Tous les détails me revenaient. Mon Seth ? Quelle abomination.
J’avais envie de me récurer le cerveau à l’eau de Javel. Et toutes les
atrocités que j’avais hurlées durant notre combat – j’avais réellement
combattu Aiden ? Me récurer le cerveau n’était pas assez. Ma bouche
et mon âme devraient aussi faire partie de ce grand nettoyage.
— Là, murmura Aiden en me caressant le dos. Ça va aller. Tout va
bien, agapi mou. Tu es revenue et tu es avec moi.
J’agrippai le col de son maillot déchiré à m’en faire mal aux
mains.
— Je suis tellement désolée. Je suis désolée, Aiden. Je suis
désolée.
— Arrête.
Il se recula contre l’arbre, mais je suivis le mouvement, le visage
toujours pressé sur son torse.
— Alex.
Je secouai la tête, prête à sangloter de nouveau.
— Regarde-moi.
Les larmes ruisselaient sur mes joues et il me prit doucement le
visage entre ses mains, m’obligeant à relever la tête. Je voulais fermer
les yeux très fort, mais j’avais aussi besoin de le voir, même si mes
pleurs brouillaient ses traits.
— Comment peux-tu me regarder ? Comment peux-tu supporter
de me toucher ?
Il fronça les sourcils, l’air très sérieux.
— Comment pourrais-je faire autrement, Alex ? Je ne t’en veux
pas pour ce qui s’est passé. Ces choses que tu as dites et tout ce que
tu as fait… Ce n’était pas toi. Je le sais. Je l’ai toujours su.
— C’était pourtant bien moi.
— Non.
Son ton était catégorique, ses yeux deux lacs d’argent.
— Tu n’étais plus qu’une coquille, Alex. Tu étais là, en arrière-
plan, mais ce n’était pas toi. La véritable Alex, celle que j’aime, était
partie, mais tu es revenue et c’est tout ce qui compte. Voilà. Tout le
reste est sans importance.
Sa foi aveugle en moi, l’acceptation et le pardon dont il me faisait
la grâce, déclenchèrent en moi un nouveau déluge de pleurs. Je
sanglotai si fort que je crois bien avoir versé toutes les larmes de mon
corps pour l’éternité, et quand mes yeux s’asséchèrent enfin, j’étais
incapable de décoller ma tête de son torse.
Le soleil déclinait à l’horizon et la température était en chute libre
quand Aiden posa un baiser au sommet de mon crâne.
— Tu es prête ?
Non, avais-je envie de hurler, parce que je redoutais d’affronter les
autres. En plus de devenir la méchante Alex, j’avais aussi été Alex
l’abrutie qui se planquait dans les armoires.
Mais je respirai un grand coup et cela me fit du bien – beaucoup
de bien.
— D’accord.
— D’accord, répéta-t-il, et il se redressa, me gardant contre lui,
ma joue blottie sur son épaule.
Aiden fit un pas, et un flot d’énergie surnaturelle parcourut ma
colonne vertébrale – l’énergie des dieux. Les marques de l’Apollyon
s’affolèrent, progressant sur ma peau à une vitesse phénoménale. Les
bras d’Aiden se raidirent quand il se retourna, levant la tête vers les
cieux. Les dieux, s’ils le voulaient, étaient capables de dissimuler leur
présence – Apollon l’avait fait plusieurs mois durant – mais nous
sentions tous deux cette onde énergétique.
— Ça sent mauvais, dis-je, soudain agitée.
Il me remit debout, les deux mains sur mes hanches. Il me suffit
d’un seul regard dans ses yeux orageux pour savoir qu’il partageait ce
mauvais pressentiment.
Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, un hurlement aigu fit trembler
les branches au-dessus de nous. L’air alentour se figea, puis je cessai
de respirer en reconnaissant un battement d’ailes.
Aiden me poussa derrière lui – moi, derrière lui.
— Retourne au chalet maintenant, Alex. Les sorts de protection
les empêcheront d’entrer.
Quoi ? Il voulait que je l’abandonne ? Il avait perdu l’esprit. La
gorge serrée, je secouai la tête.
— Non. Non…
Un cri perçant me glaça les sangs, puis un mugissement perça les
arbres, soufflant mes cheveux en arrière.
Les Furies descendaient du ciel, piquant droit sur la terre tels des
missiles thermiques pointés sur la cible « Alex ». Elles touchèrent le
sol accroupies, soulevant un nuage de poussière et de petits cailloux.
Elles étaient belles – les deux Furies. Leur teint diaphane
rayonnait sous leurs longues chevelures dorées quand elles se
relevèrent à l’unisson, chaloupant comme des serpents tandis que la
première s’avançait, ses pieds nus s’enfonçant profondément dans la
terre.
Un coup de tonnerre déchira l’air et un éclair de lumière nous
aveugla. Les bras levés, je reculai, cherchant Aiden. Affolée, je
refermai mes doigts sur ses avant-bras musculeux.
Quand la lumière se dissipa, un dieu se tenait devant nous entre
les deux Furies, et j’eus l’impression que mon cœur s’arrêtait. Je
l’avais déjà vu. Par les enfers, je savais qui il était.
Des cheveux couleur de miel arrivant aux épaules, encadrant un
menton carré relevé avec morgue et des traits angéliques et purs –
presque paisibles.
Thanatos.
Des étincelles électriques crépitaient dans ses yeux entièrement
blancs.
— Je suis peut-être incapable de te tuer, Apollyon, mais je peux
t’empêcher de rejoindre le Premier.
— Attendez ! hurla Aiden, une main sur sa dague. Elle a rompu
la…
Les Furies s’élancèrent, leur peau opalescente cédant la place au
teint gris des noyés restés immergés trop longtemps. Leurs beaux
cheveux brillants se muèrent en serpents sinueux qui se détendaient
en claquant autour de leur visage spectral. Leurs ongles s’allongèrent,
devenant des griffes capables de déchirer la chair et les os comme du
papier.
Elles arrivaient sur nous.
Aiden s’écarta de leur trajectoire et se tourna vers moi, me lançant
l’une de ses dagues.
— Alex !
Je bondis dans les airs et l’attrapai alors que la première Furie
fondait sur Aiden, ses ongles tranchants comme des rasoirs visant sa
gorge. Il pivota sur lui-même, sa faucille décrivant un arc. D’un
mouvement souple et élégant, il abattit la lame, tranchant un bras de
la Furie.
Elle émit une mélopée gémissante à mi-chemin entre le
vagissement d’un bébé et le rire d’une hyène et se cabra, étreignant
son moignon ensanglanté.
Waouh.
Manquant de temps pour célébrer l’exploit d’Aiden, je me
retournai et me jetai au sol alors que la seconde Furie s’apprêtait à
m’empoigner par les cheveux. Je me relevai à l’instant où la
monstrueuse créature arrivait sur moi, plongeant ma propre lame
dans son estomac.
Le visage déformé par la surprise à quelques centimètres du mien,
la Furie ouvrit grand la bouche, révélant une rangée de dents
pointues, et éclata de rire.
Je réprimai un haut-le-cœur.
— Par tous les dieux, il faut faire quelque chose pour ton haleine.
Ça cogne carrément.
Je libérai ma dague, qui produisit un bruit de succion répugnant
en quittant son corps.
— Je suis sérieuse.
Elle inclina la tête sur le côté, clignant les yeux.
— Ça cogne ?
— Grave.
Pivotant sur mon pied d’appui, je balançai l’autre dans l’estomac
de la Furie, qui fut projetée contre l’arbre.
— Et maintenant, c’est moi qui cogne.
L’autre Furie engageait le combat avec Aiden de son unique bras,
le forçant à reculer tout en évitant sa dangereuse faucille. Il tourna la
tête vers moi et ce minuscule instant d’inattention lui fut fatal.
La Furie lui arracha son arme avec un gloussement.
— Joli sang-pur…
Oubliant le dieu et l’autre Furie, oubliant tout ce qui n’était pas
Aiden, je me précipitai vers lui sans prêter attention à mes jambes
douloureuses.
Aiden plongea sous le bras de la Furie, se releva derrière elle,
mais elle se retourna avec une vitesse infernale et le frappa du plat
du bras en pleine poitrine.
Il tomba sur un genou, chancelant sous le choc.
Hurlant son nom, je ramassai sa faucille tombée au sol et la lui
lançai à mon tour. Aiden l’attrapa au vol et roula sur lui-même,
manquant la Furie de très peu. Celle-ci s’envola et fit demi-tour au-
dessus de lui pour revenir à l’attaque. Elle l’empoigna par les cheveux
et tira sa tête en arrière, exposant son cou.
— Non !
Mon cœur s’arrêta pour de bon – et le monde avec lui.
Je sentis monter l’akasha et mes marques s’illuminèrent, brûlantes
et crépitantes de l’énergie du cinquième élément.
Sa puissance se déploya à l’intérieur de moi ; ma vision
s’obscurcit, puis s’embrasa. Je n’entendais plus que les battements de
mon cœur et le bourdonnement sous mon crâne.
J’étendis un bras devant moi et un flot de lumière bleue intense
jaillit de ma paume ouverte, décrivant un arc dans les airs. J’avais
manqué ma cible, à savoir la tête du monstre, mais le jet d’énergie
atteignit l’aile de la Furie, la détournant d’Aiden.
Et ce fut la folie totale.
Thanatos rugit sa colère. La Furie s’éleva dans les airs, mais elle
faisait du surplace avec son aile indemne et retomba en vrille comme
une feuille morte vers le sol. Aiden bondit sur le côté… pas assez vite,
épuisé par notre combat comme je l’étais moi-même. Elle s’écrasa sur
lui et ils roulèrent au sol, amas de bras, de lames et de griffes
mortellement acérées.
En périphérie de ma vision, je distinguai des formes dévalant la
montagne – Solos et Marcus, armés de faucilles. Marcus ? Par tous
les… ?
Je me ruai vers les corps étroitement mêlés devant moi.
Thanatos fit volte-face, un bras tendu. Il n’avait pas touché Solos,
mais celui-ci fut propulsé en arrière, comme emporté par un boulet
de canon. La Sentinelle sang-mêlé heurta le tronc de l’arbre avec un
grognement sonore et s’effondra à genoux.
Le dieu tourna ensuite ses yeux hyper flippants en direction de
mon oncle et leva l’autre main.
— Halte-là, sang-pur, ou ce sera ton dernier instant.
Marcus releva le menton.
— Désolé, c’est ma nièce, et c’est hors de question.
Une chose aux griffes aiguisées et à l’haleine fétide m’attrapa par
les cheveux et tira violemment. Je me retrouvai au sol, les poumons
privés d’oxygène. Je me redressai tant bien que mal sur les genoux et
une seconde plus tard le pied nu de la Furie me frappa au menton,
projetant ma tête en arrière.
Un goût de métal m’emplit la bouche. Ma dague me fut arrachée
tandis qu’une onde de douleur irradiait de ma colonne vertébrale,
explosant dans mes nerfs.
La panique m’envahit – une panique primale et sans frein.
Autour de moi, le bruit des combats s’intensifiait, grognements et
cris de douleur. La Furie qui venait de me terrasser monta en flèche
dans le ciel avant de piquer sur moi, toutes griffes dehors. Je la
contemplai, pétrifiée, attendant la mort…
La mort ? Je me souvins alors. Ces créatures ne pouvaient pas me
tuer. Bien sûr, elles pouvaient me faire très mal, mais pas m’ôter la
vie. J’étais l’Apollyon. Je maîtrisais les quatre éléments et le
cinquième, le plus puissant – l’akasha. J’étais la source d’énergie du
Tueur de Dieux. Son carburant, sa carte maîtresse. J’étais l’alpha et il
était l’oméga. Et à nous deux… mais il n’y avait plus de nous deux.
Il n’y avait plus que moi.
Je plongeai mon regard dans celui de la Furie en souriant.
Elle hésita et je me relevai d’un bond.
— Quand tu veux, la bestiole.
La bouche de la Furie s’arrondit et j’invoquai l’air élémentaire, que
je libérai sur elle. De violentes rafales s’abattirent sur la créature et
l’expédièrent dans la forêt comme si elle était reliée à une corde tirée
par Zeus en personne.
— Et d’une, dis-je en me retournant. À qui le t… ?
Thanatos se débarrassa de Marcus, para à l’attaque de Solos et me
fit face en une nanoseconde. Carrément impressionnant.
Un éclair de lumière blanche quitta sa main, et rien en ce bas
monde n’était assez véloce pour l’éviter. Pas même Seth, je l’aurais
parié.
L’éclair m’atteignit sous les seins et mes jambes se dérobèrent sous
moi. Une douleur incandescente me transperça et je mordis la
poussière. Je ne sentis même pas le choc. Il n’y avait que cette
douleur pétrifiante qui tétanisait tous mes muscles.
Je commençais à en avoir marre de me faire foudroyer par les
dieux.
Aiden cria mon nom, en même temps qu’une autre voix dans ma
tête, féroce et vibrante de colère… la voix de Seth.
Sans avertissement, le sol se mit à trembler sous mon corps
secoué de convulsions et un halo de lumière dorée inonda la clairière.
Je fus enveloppée d’une onde de chaleur et relevai faiblement la tête.
Deux jambes habillées de cuir se dressaient devant moi.
— Assez, Thanatos.
Le ton d’Apollon était mortellement calme, le calme avant la
tempête dont je n’aurais pas voulu être la cible.
— S… sympa de ta p… part de nous rendre v… visite, bégayai-je
dans un souffle.
— La ferme, Alex.
Apollon s’avança, un rayon de lumière accompagnant ses pas.
Thanatos ne recula pas pour autant.
— Elle doit être neutralisée si nous ne pouvons pas la détruire.
Laisse-moi m’en occuper, Apollon. Nous devons à tout prix éviter la
guerre.
— Elle a rompu le lien, imbécile.
L’autre dieu prit la mouche.
— Comme si ça changeait quelque chose. Tôt ou tard, elle se
connectera de nouveau avec lui.
— Ça change tout ! rugit Apollon. Tant qu’elle n’est pas connectée
au Premier, nous ne toucherons pas à un seul de ses cheveux ! Tu…
Alors qu’un sifflement se rapprochait, Apollon poussa un
grognement.
— Rappelle tes deux Furies ou elles iront rejoindre leur sœur, je
t’en fais le serment.
— Nous devons…
Trop faible pour garder la tête levée, je laissai retomber mon front
sur le sol, mais je n’avais pas besoin de voir la scène pour savoir
qu’Apollon venait de perdre patience. Le vent se leva et le sol se mit à
trembler. Les deux dieux se jetèrent l’un sur l’autre dans un fracas de
tonnerre.
Je fermai les yeux, priant pour qu’Apollon remporte ce round, car
je n’étais plus en état de combattre.
Un corps fut brutalement projeté au sol et plusieurs explosions
rapides se succédèrent. L’air crépita, chargé d’électricité, et un silence
apaisant nous enveloppa.
Des mains solides me saisirent par les bras et me firent doucement
rouler sur le dos. Je contemplai un regard argenté.
— Alex ?
— Ça va. Juste… un peu secouée. Et toi ?
Aiden avait connu des jours meilleurs. Du sang coulait au coin de
ses lèvres. Une ecchymose bleuissait sa mâchoire et le devant de son
maillot était déchiré, mais il était vivant et n’était pas blessé.
Il m’examina de la tête aux pieds, puis me souleva dans ses bras,
sans même prendre la peine de me remettre debout. Me serrant
contre lui, il se retourna et le champ de bataille s’offrit à mes yeux.
Solos et Marcus étaient postés près d’Apollon, qui tenait à la main
une dague du Covenant ensanglantée. J’écarquillai les yeux.
Apollon suivit mon regard et haussa les épaules.
— Il s’en remettra.
Je levai les yeux sur lui.
— Mais je vais devoir répondre de mes actes.
Il tendit la dague à Solos, qui était plutôt mal en point.
— Ce qui va m’éloigner quelques jours…
Apollon s’avança, s’arrêtant devant nous, et Aiden me lâcha pour
s’interposer. Le dieu le gratifia d’un sourire narquois.
— Je sais qu’elle a rompu le lien. Heureux de te retrouver, Alex.
— Oui, murmurai-je.
Apollon se tourna ensuite vers Aiden.
— Conserve le chalet sous protection jusqu’à mon retour. Et
préparez-vous au combat.
Se préparer au combat ? Et qu’est-ce qu’on venait de faire ?
Aiden acquiesça.
Le dieu prit une profonde inspiration et replia ses doigts.
— Tu avais raison et j’avais tort.
— En effet, répondit Aiden et je les regardai, un peu désorientée.
Apollon pivota en direction des autres hommes et hocha la tête.
Sa silhouette commençait à s’effacer.
— Attends, le rappelai-je.
J’avais tant de questions à lui poser, mais il se contenta d’un
sourire par-dessus son épaule avant de disparaître.
CHAPITRE 8
Après cette petite bombe que j’avais forcé Aiden à lâcher, nous
rejoignîmes les autres dans le vaste salon. J’étais abasourdie. Apollon
pouvait me tuer ? Apollon avait voulu me tuer ? Dans ce cas,
pourquoi s’était-il donc pointé pour mettre une raclée à Thanatos ?
Par les dieux, inutile de chercher la logique ! Apollon était un dieu et
avec eux tout était possible.
Je m’assis sur le canapé à côté de Deacon, écartant
momentanément cette question.
— Bon, commençons doucement. Quel jour sommes-nous ?
Marcus était debout contre un bureau, et je me rendis compte
qu’il était en jean. Je crois bien que c’était la première fois que je le
voyais dans une tenue aussi décontractée.
— Nous sommes le 5 avril.
Clignant deux ou trois fois les yeux, je me laissai aller en arrière.
Un mois… J’avais carrément perdu un mois entier de ma vie. Bon
sang, qu’est-ce qu’il pouvait bien se passer à l’extérieur de ce chalet ?
Je m’éclaircis la voix.
— Et où sommes-nous ? Si c’est plus facile pour vous, dites-moi
juste dans quel État.
— Apple River, répondit Aiden, en faction près de la baie
panoramique.
Je croisai les bras, mes muscles toujours douloureux.
— OK, je suis sûr que c’est une invention.
Un petit sourire apparut sur les lèvres d’Aiden.
— C’est le nom de cet endroit. Nous sommes dans l’Illinois.
— L’Illinois ?
Mon cerveau restait bloqué sur Apple River.
— Et c’est aussi perdu et ennuyeux que le nom le laisse entendre,
ajouta Deacon en tournant la tête vers Luke. On est au fin fond de la
forêt. Je suis sorti une fois, c’est carrément flippant. Il y a des
bûcherons, tu vois un peu le tableau.
— C’est l’un des – nombreux – chalets de chasse de mon père,
grogna Solos. Et ce n’est pas si terrible.
Je hochai lentement la tête.
— Bon. Et les dieux ? Combien d’entre eux sont sur la brèche, à
l’heure qu’il est ?
— Tous, répondit Marcus, qui laissa échapper un rire tout en
faisant tournoyer le contenu de son verre. L’Olympe au grand
complet, Alexandria.
— Nous n’avons pas vu beaucoup de dieux, mais Héphaïstos est
venu pour renforcer les barreaux de ta prison, dit Léa, examinant ses
ongles. Et il est plutôt terrifiant.
Je devais être dans les vapes quand celui-là s’était amené.
— Je n’arrive pas à croire qu’Apollon m’ait foudroyée.
— Et moi, ce que je n’arrive pas à croire, c’est qu’Aiden lui soit
rentré dedans, répliqua Marcus, qui vida d’un trait le reste de son vin.
J’en restai comme deux ronds de flan.
— Quoi ? Tu n’as pas fait ça…
Le demi-sourire d’Aiden s’agrandit jusqu’à faire apparaître une
fossette sur sa joue gauche.
— Eh si.
— Tu n’arrêtes pas de me répéter qu’il ne faut pas frapper les
gens, et toi, tu frappes un dieu ?
Je refusais d’y croire.
Il sourit cette fois complètement.
— C’était une situation très particulière.
Oh. D’accord. Je secouai la tête, passant à la question suivante.
— Très bien. Est-ce qu’il y a eu de nouvelles attaques comme…
celle qu’a connue le Covenant ?
Laadan me dévisagea.
— Il… ne t’a rien dit ?
Je supposais qu’elle parlait de Seth.
— Apparemment non. Il m’a laissée dans l’ignorance de beaucoup
de choses.
— À part de leur collaboration avec les démons, poursuivit-elle, et
j’acquiesçai.
Jetant un regard furtif à Marcus, elle soupira.
— Beaucoup de choses se sont passées, ma chérie. Et bien peu
sont de bonnes nouvelles.
Prête au pire, je serrai la rose en cristal entre mes doigts.
— Racontez-moi.
— Ce n’est pas la peine, intervint Léa, qui ramassa une
télécommande ultra-mince et se tourna vers un écran plat encastré
dans le mur. On va te montrer.
Elle choisit une chaîne d’information. Je ne pensais pas qu’il se
passerait quelque chose pile à ce moment-là, mais les événements
défrayaient la chronique et passaient en boucle aux infos.
Une image d’immeubles détruits et de voitures retournées apparut
à l’écran. C’était Los Angeles. Trois jours plus tôt, un tremblement de
terre de magnitude 7 avait ravagé la ville. Le lendemain, un second
séisme avait secoué l’océan Indien, provoquant un tsunami qui avait
englouti une île entière.
Et ce n’était pas fini.
Des incendies géants avaient dévasté le Midwest et plusieurs
parties du Dakota du Sud – voisines de l’Université. Les automates
d’Héphaïstos, qui crachaient des boules de feu, ne devaient pas y être
étrangers. Il y avait eu des échauffourées au Moyen-Orient. Plusieurs
pays étaient sur le point d’entrer en guerre.
Un flash info apparut en bas de l’écran, annonçant une activité
volcanique sous le mont Saint-Helens. Par peur d’une éruption, on
évacuait la population des villes avoisinantes.
Par tous les bébés démons…
Le journaliste était en train d’interviewer un fanatique de
l’apocalypse.
Je m’affaissai sur mon siège, absorbant ces informations, horrifiée
par ce que je voyais. Tout cela était arrivé à cause de Seth – et de
moi. Tant de vies innocentes avaient été ravies, tant d’autres étaient
menacées. Il y avait de fortes chances que je vomisse mes nouilles sur
le parquet.
Léa éteignit la télé.
— Ce sont les dieux qui provoquent tout ça ? demandai-je.
Laadan hocha la tête.
Waouh, ils étaient vraiment en colère.
— Ce n’est pas tout, continua-t-elle doucement et je sentis un rire
hystérique monter dans le fond de ma gorge.
Parce que ça ne suffisait pas ?
— Un grand nombre de Sentinelles ont été tuées par les hommes
de Lucien… par son armée. Beaucoup de sang-pur sont portés
disparus. Ceux qui ont pu rejoindre les Covenants résistent, mais
personne n’est en sécurité. Des incidents ont aussi été rapportés
concernant les mortels. Ils parlent d’attaques d’animaux sauvages,
mais nous pensons que c’est l’œuvre des démons. Tout porte à croire
qu’ils cherchent à provoquer les dieux.
Aiden s’était déplacé et se tenait maintenant derrière moi. Je
sentais ses mains sur le dossier du canapé. Malgré sa présence
réconfortante, j’étais sous le choc. Apollon aurait pu apparaître nu
devant moi et faire la danse de Saint-Guy que je n’aurais pas bronché.
Seth n’avait mentionné rien de tout ça, mais Aiden avait tenté de
m’avertir quand j’étais enfermée.
Je lui avais répondu que ce n’était pas mon problème.
Je voulus me lever, mais mes jambes refusaient de me porter.
— Ça fait beaucoup à encaisser d’un coup, pas vrai ? dit Luke, les
yeux rivés sur ses bottes noires. En l’espace d’un mois, le monde a
viré au chaos.
— Ce n’est pas trop tard. Les dieux nous montrent ce qu’ils
veulent.
Léa paraissait trop mature pour être cette même fille à qui j’avais
lancé une pomme en pleine figure seulement quelques mois plus tôt.
— Ils veulent la mort de Seth.
Ce n’était pas tout à fait exact. Ils voulaient se débarrasser de l’un
de nous, de préférence avant que nous soyons réunis. Au moment de
mon Éveil, j’avais reçu l’histoire de tous les Apollyons, mais aucune
de ces données n’avait la moindre utilité. Aucune, à part un truc à
propos de Solaris…
— Il ne s’agit pas seulement de tuer Seth, dit Solos en grattant la
barbe de trois jours sur son menton. Il faudrait pouvoir s’approcher.
Dionysos a dit que Lucien avait beaucoup de Sentinelles et de
Gardiens à sa solde, des sang-mêlé pour la plupart.
Dionysos ? Qu’est-ce qu’il venait faire dans l’histoire ? Ce n’était
pas le dieu des ivrognes, ou un truc comme ça ?
— Et si nous nous approchons trop près… Si Alex s’approche trop
près, alors…
Marcus laissa sa phrase en suspens.
Alors, Seth absorberait mon énergie, et pourrait même me vider
totalement. Je ne pouvais plus compter sur sa capacité à s’arrêter,
même s’il le voulait. Quoi qu’il ait pu me dire lorsque nous étions
connectés, je ne pouvais pas me fier à ses promesses – à ses bobards –
parce que j’étais désormais convaincue que Seth n’avait pas la
moindre idée de ce qu’il faisait.
Je finis par me lever, incapable de rester assise. Je me dirigeai vers
la baie vitrée pour contempler le paysage obscur tout en triturant
mon collier entre mes doigts. La nuit était tombée, et même avec ma
vue surdéveloppée, les arbres m’apparaissaient noirs et menaçants.
J’aperçus mon reflet, pâle et que je ne reconnaissais pas. C’était bien
moi – mes joues aux rondeurs encore enfantines et ma grande
bouche. À l’exception de ces yeux d’ambre totalement bizarres, je
n’avais pas changé.
Mais je n’étais plus la même.
Il y avait en moi un calme inquiétant qui m’était étranger. Je ne
savais pas encore ce que cela signifiait.
— Qu’est-ce qu’on peut faire, alors ? demanda Luke. Cacher Alex
jusqu’à la fin des temps ?
Mes lèvres s’incurvèrent en un sourire sans joie.
— Moi, ça me va tant qu’on m’apporte une DS ou une Wii, blagua
Deacon, mais sa plaisanterie tomba à plat. Ou pas…
Un silence, puis Léa reprit la parole.
— Par les dieux, Alex, dis-moi que tu n’es plus réfractaire à l’idée
de tuer Seth.
— Ce n’est sans doute pas le meilleur moment pour aborder le
sujet, tempéra Marcus.
— Quoi ? explosa Léa.
Je l’entendis bondir sur ses pieds et sentis sa colère irradier dans
la pièce.
— Alex, tu dois le comprendre, surtout après ce qu’il t’a fait.
— Léa… l’avertit sèchement Aiden, se décidant enfin à s’impliquer
dans cette discussion.
— Pas de ça avec moi, Aiden. Seth doit mourir, et Alex est la seule
personne capable de le tuer !
Lâchant la rose, je leur fis face.
— Je comprends… Il faut s’occuper de lui. J’en suis consciente.
Tout le monde, y compris Aiden, me dévisageait à présent. Il fit
mine de dire quelque chose, mais se ravisa. Pour être honnête, l’idée
d’ôter la vie à qui que ce soit me faisait horreur en cet instant. Je
l’accepterais sans doute sans rechigner si ma route croisait de
nouveau celle d’un démon, mais je savais que Seth, en dépit de son
comportement ignoble, n’était au fond qu’un petit garçon mal aimé
en quête d’acceptation. Bien sûr, il était totalement accro à l’akasha,
mais il était lui aussi une victime dans cette affaire. La seule
personne, à la limite, que j’aurais pu supprimer sans remords, c’était
Lucien. Oui, ça, c’était dans mes cordes.
Mais je n’en aurais pas l’occasion.
— Alex… commença doucement Marcus.
Je pris une inspiration, incapable de former les mots qui devaient
être prononcés.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Je regardai Aiden, puis Solos. C’était eux, les Sentinelles
aguerries. Eux qui étaient à même d’élaborer une stratégie de
bataille, ce qui n’était pas du tout mon fort. Moi, j’étais le genre de
combattante qui fonçait dans le tas et se fracassait contre les murs.
— Il faut stopper Seth et Lucien, mais on ne peut pas les prendre
de front. Nous devons les approcher sans qu’ils s’en doutent, et
nous… je dois trouver le moyen de combattre Seth sans lui transférer
mes pouvoirs.
Ça n’avait pas l’air d’enchanter Aiden, mais il se tourna vers Solos
et hocha la tête.
— Apollon nous a prévenus qu’il serait absent plusieurs jours, et il
nous a demandé de ne pas lever nos défenses avant son retour. Ce
sont elles qui les empêchent de nous localiser, et c’est actuellement
l’unique moyen d’empêcher les dieux de nous trouver.
— Comment Thanatos a-t-il fait pour arriver jusqu’à moi ?
demandai-je, poussée par la curiosité.
— Tu as quitté le chalet, et tu es sortie du périmètre de
protection, répondit Aiden. Espérons qu’Apollon pourra nous en dire
davantage à son retour.
— Tu proposes donc qu’on attende ici sans rien faire ?
Léa se laissa retomber dans les coussins en croisant les bras, la
contrariété tordant son visage.
— On ne restera pas les bras croisés, répondit Solos en la
regardant. Nous devons nous entraîner, être opérationnels pour… ce
qui se prépare. C’est ce qu’Apollon nous a demandé.
Ce qui se préparait, de toute évidence, c’était la guerre.
— Espérons qu’Apollon saura persuader les dieux de nous laisser
tranquilles, ajouta Aiden, la mâchoire crispée. Ce dont nous avons
besoin, c’est plutôt de leur soutien.
— On est d’accord, répondit la moitié de la salle à l’unisson.
Une étincelle d’espoir s’alluma dans mon cœur.
— Tu crois qu’ils stopperont l’apocalypse des zombies qui nous
pend au nez s’ils comprennent que j’ai réintégré le camp de la
raison ?
Personne n’avait l’air d’y croire, mais Aiden me sourit, et je
compris qu’il voulait me rassurer. C’était ce que j’avais besoin
d’entendre. Je dus prendre sur moi pour ne pas lui sauter au cou.
Apprends à gérer tes priorités, Alex.
Nous tombâmes d’accord pour débuter l’entraînement dès que
possible. Ce n’était que pure logique. Contrairement au vélo, on
oubliait comment combattre. Les muscles s’affaiblissaient, les réflexes
diminuaient. C’était, à dire la vérité, la seule et unique chose à faire.
En attendant qu’un autre dieu exprime son courroux.
Assise au bord du canapé, je fis de nouveau tourner la rose entre
mes doigts. Je savais qu’ils attendaient tous que je leur dévoile les
plans de Seth qu’il avait pu partager avec moi. De ce côté-là, ils
allaient être déçus.
— La seule chose que m’a dite Seth, c’est le truc sur les démons,
et il savait que je le répéterais à Aiden. Je crois qu’il s’en fichait pas
mal. Il ne m’a rien révélé d’autre. Son intention… notre intention
était de libérer mon père.
Les yeux de Laadan se mouillèrent et j’espérais que nous
pourrions bientôt avoir une conversation. J’avais tant de questions à
lui poser.
Solos ne prit pas la peine de dissimuler sa contrariété.
— On ne peut pas dire que ce soit très utile.
— Ce n’est pas sa faute, me défendit Aiden.
La Sentinelle se fendit d’un sourire torve.
— Pas besoin de monter sur tes grands chevaux, l’amoureux
transi.
Ma bouche s’ouvrit toute seule pour nier l’évidence. Une réaction
réflexe, forgée par l’habitude, mais je parvins à la boucler. Tout le
monde dans cette pièce savait que nous étions ensemble. Par les
enfers, le monde entier était au courant par la grâce de ce que Lucien
avait déclaré avant que Seth liquéfie le Conseil, faisant d’Aiden
l’ennemi public numéro deux.
C’était bizarre de ne plus avoir à se cacher – et pas désagréable,
mais j’aurais besoin de temps pour m’y faire. Je n’étais plus le vilain
petit secret d’Aiden.
Je ne l’avais jamais été.
Deacon éclata de rire.
— Oh, toi, je parierais gros que tu seras le prochain à te faire
cogner.
— Tu peux t’ajouter sur la liste, répliqua Aiden, plus qu’à moitié
sérieux.
— Là, c’est moi qui prends les paris, intervint Luke.
Je me penchai en avant, les mains crispées sur mes genoux.
— Je me souviens d’un truc ! Ce n’est pas une information
essentielle, mais Seth se dirigeait vers le nord. Sans doute vers les
Catskills.
— C’est mieux que rien.
Marcus examinait son verre comme s’il se demandait où était
passé le vin qu’il contenait.
— Il n’y arrivera pas. Pas avec les taureaux de Colchide qui
encerclent la place.
Olivia frissonna.
— Vous pensez vraiment qu’ils sont capables de l’arrêter ?
— De le ralentir en tout cas.
Abandonnant le bureau, Marcus se dirigea vers la porte.
— Quelqu’un veut boire quelque chose ?
— C’est une invitation ? demanda Deacon, les yeux brillants.
À ma grande surprise, Aiden ne le reprit pas. Les questions d’âge
légal pour les boissons alcoolisées n’étaient sans doute pas le plus
gros problème dans l’immédiat. Le groupe se dispersa, une partie
emboîtant le pas de Marcus. Ce ne fut qu’après leur départ que je me
rendis compte que le Doyen du Covenant venait de proposer de
l’alcool à des mineurs.
J’avais définitivement basculé dans un univers parallèle.
Au bout de quelques minutes, je me retrouvai seule avec Aiden. Il
s’assit sur le canapé près de moi avec un profond soupir.
— Ça va ?
Combien de fois allait-il donc me poser cette question ? Je me
tournai vers lui.
— Vraiment, je me sens bien.
Il avait l’air de vouloir ajouter quelque chose, mais se contenta de
déposer un baiser sur mon front.
— Je vais vérifier le périmètre.
— Je t’accompagne.
— Reste ici et repose-toi, Alex. Juste pour ce soir, d’accord ?
J’avais envie de faire la grimace.
— Tu ne devrais pas y aller seul.
— Ce n’est pas le cas, dit-il en souriant. Solos sera avec moi.
— Il n’y était pas tout à l’heure. C’est ce que tu faisais pendant
que tout le monde dînait, pas vrai ? Tu patrouillais pour t’assurer que
des démons ne risquaient pas de nous surprendre ?
— Ça m’étonnerait qu’il y ait des démons par ici.
Pourtant, il montait la garde, parce que c’était le boulot des
Sentinelles. Je songeai à sa volonté de quitter cette vie… de
l’abandonner pour nous. J’étais prête à parier que même si nous
habitions dans un lieu reculé comme Apple River, il patrouillerait tous
les soirs. Cette pensée me fit sourire.
— Tes sourires m’ont manqué, dit-il en se levant.
Je le suivis des yeux ; j’avais envie de le retenir pour qu’il reste
avec moi.
— Je t’attendrai ici.
— Je sais.
Il me regarda d’une drôle de façon, puis quitta la pièce et je me
retrouvai seule… si je faisais abstraction du bourdonnement sourd
dans ma tête. Je m’efforçai de l’oublier, car c’était un rappel de très
gros problèmes potentiels. Cette foutue vibration signifiait que Seth
était toujours là, et que j’ignorais de quoi il était capable.
Jetant un coup d’œil par la fenêtre, je voulus respirer à fond, mais
ma gorge se noua. Et si Seth pouvait m’atteindre ? Serais-je à même
de lutter contre sa volonté ? Ou me perdrais-je en lui, cette fois sans
retour ? Un pincement douloureux me transperça le cœur. Ces
pensées allaient me rendre folle. Je m’emparai de la télécommande et
allumai la télé. Aux infos, ils parlaient toujours du terrible séisme qui
avait frappé Los Angeles et du volcan sur le point d’exploser dans le
Nord-Ouest Pacifique. Devant ces images de destruction que les dieux
déchaînaient sur terre, je pris conscience d’une chose – qui me faisait
étrangement mal, sans que je sache expliquer pourquoi. Je devais
tuer Seth, mais je n’avais pas la moindre idée de la façon de m’y
prendre… ni si j’en serais capable le moment venu.
CHAPITRE 11
Seth.
Par les dieux, c’était Seth. Il était là. C’était impossible, mais il
était ici avec moi.
Mon rythme cardiaque s’affola tandis que je reculais
précipitamment. Cette soudaine apparition m’avait tellement
terrorisée que j’avais du mal à respirer.
Ses bras formaient une cage autour de moi. Je n’osai pas bouger,
sa peau était si proche, sa bouche surplombant la mienne. Ses yeux
d’ambre luisaient entre ses cils blonds et fournis. Les marques de
l’Apollyon apparurent sur son cou, remontant vers ses joues telle une
vague bleue sur son teint doré. Mes propres marques réagirent à cette
proximité et ma peau s’électrisa. Le cordon s’anima aussitôt.
La force de la présence de Seth était écrasante, envahissant mon
corps et mes pensées, mais quand je parvins enfin à inspirer, quelque
chose clochait. Une odeur de feuilles brûlées et d’eau salée atteignit
mes narines. Aiden.
Les lèvres de Seth s’incurvèrent en un sourire fat et il approcha
ses lèvres tout contre mon oreille.
— Je te l’avais dit, Alex. Je te retrouverai où que tu sois.
J’ouvris la bouche pour crier, mais la terreur qui me comprimait la
gorge empêchait le son de sortir. Et lorsque je me retournai sur le
flanc, je… m’éveillai en sursaut.
Le cœur battant à tout rompre, je m’assis dans le lit, et la chambre
prit lentement consistance. Je parcourus frénétiquement la pièce du
regard, fouillant les ombres à la recherche de Seth. La lune filtrait
sous les stores, éclairant le plancher et une partie de la commode
ancienne. Sous la porte de la salle de bains, il y avait un rai de
lumière. À part mes marques qui me démangeaient, je ne trouvai pas
trace de lui.
Ce n’était qu’un rêve – un cauchemar. Rien de plus, mais l’afflux
d’adrénaline qui avait déferlé dans mes veines tardait à se dissiper.
La porte de la salle de bains s’ouvrit et la silhouette d’Aiden
s’encadra sur le seuil. La lumière douce derrière lui l’auréolait d’un
clair-obscur – il était torse nu, seulement vêtu d’un pantalon de
pyjama qu’il portait très bas sur les hanches.
Cette vision ne contribua pas à calmer les battements désordonnés
de mon cœur ni ma respiration haletante.
La lumière s’éteignit.
— Alex ?
Il s’avança à pas feutrés et s’assit dans le lit près de moi.
— Je t’ai réveillée ?
Je fis signe que non.
Il inclina la tête sur le côté et des mèches de cheveux sombres
glissèrent sur son front.
— Ça va ?
— Oui, croassai-je, honteuse de cette réaction exacerbée à un
simple cauchemar.
Aiden tendit la main, mais s’arrêta juste avant de toucher ma
joue, puis il s’allongea sur le dos. Ouvrant un bras, il me fit signe
d’approcher. Je me pelotonnai contre lui, la tête au creux de son
épaule, une main posée sur sa poitrine où son cœur tambourinait. Sa
peau chaude me réconforta.
Plusieurs instants s’écoulèrent en silence tandis que son cœur
s’apaisait. Qu’est-ce qui avait provoqué cette accélération ? Je n’en
avais pas la moindre idée. Je me rapprochai encore, étroitement
lovée contre lui, et son bras se referma sur ma taille. Je sentis sa
mâchoire effleurer le haut de mon crâne, puis ses lèvres se poser sur
mon front.
Je fermai les yeux. Je voulais lui raconter mon rêve, mais ce fut
tout autre chose qui sortit de ma bouche.
— Ils ont coupé la langue de mon père, Aiden. Il ne peut pas
parler. Ce sont eux qui lui ont fait ça.
Pendant quelques secondes, j’eus l’impression qu’il retenait son
souffle.
— Pourquoi faire une chose pareille ? demandai-je d’une voix qui
me parut incroyablement fragile.
— Je ne sais pas.
Sa main remonta entre mes épaules, dessinant un cercle apaisant.
— Rien ne peut justifier un acte aussi atroce.
Une pause.
— Je suis désolé, Alex.
Je hochai la tête, serrant fort les paupières. La Hiérarchie du sang
devait être combattue, et je savais qu’Aiden serait d’accord avec ça,
mais parler politique à 2 heures du matin me semblait déplacé.
Relevant la tête, je plaquai ma bouche sur la sienne, mais ce
baiser resta plus chaste que ce que j’avais en tête. Les muscles de son
bras se contractèrent pourtant, et son corps était parcouru d’un léger
tremblement comme s’il luttait contre cette attraction que nos corps
éprouvaient.
Perplexe, j’abandonnai ma tentative de rapprochement,
visiblement ratée, et me rallongeai, le cœur battant de nouveau la
chamade. Pourquoi ne répondait-il pas à mon baiser ? Il m’en voulait
peut-être encore pour mes caprices de diva quand je m’étais entraînée
avec Solos ? Si c’était le cas, par tous les démons, que pouvais-je y
faire ? Ou y avait-il autre chose ? Je repensai à la tristesse et aux
regrets que j’avais aperçus tout à l’heure dans ses yeux gris.
— Je t’aime, dit-il dans le silence qui était retombé sur la
chambre.
L’émotion voilait sa voix et je retins mon souffle. Même s’il avait
repoussé mes avances, je ne me lasserais jamais de l’entendre
prononcer ces trois petits mots.
— Moi aussi, je t’aime.
Quelques secondes plus tard, sa respiration régulière devint
profonde. Sans bouger dans ses bras, je fixai dans l’obscurité le mur
nu de l’autre côté du lit pendant un long moment avant de me
dégager tout doucement et de me lever. Incapable de dormir ou de
rester immobile, je trouvai à tâtons un pantalon de survêtement que
j’enfilai, et roulottai le bas des jambes.
Pieds nus, je traversai sans bruit le plancher de bois jusqu’à la
porte et descendis au rez-de-chaussée.
Un silence de mort régnait dans la maison glacée. Les bras croisés
sur la poitrine, je fis le tour de la cuisine, mais je n’avais ni faim ni
soif. Incapable de rester en place et sans savoir quoi faire, je dirigeai
mes pas vers la véranda.
Étrangement, dans cette pièce pourtant plus froide, entourée de
toutes les plantes et des fenêtres obscures, je me sentais mieux. Je
m’assis sur la banquette sous la fenêtre, les jambes ramenées contre
la poitrine, et contemplai la nuit. Tant de pensées se bousculaient
dans ma tête : mon père, les entraînements qui recommençaient, la
Hiérarchie du sang, Aiden et sa résistance soudaine, les événements à
l’extérieur, et…
Et je pensais à Seth, à cette visite nocturne.
Un début de panique me tordit soudain les tripes. Ce qui venait de
se produire ne pouvait être qu’un cauchemar. Rien de surprenant à ça
alors que Seth jouait actuellement le rôle du Grand Méchant. C’était
forcément un cauchemar, et je n’avais pas de raison d’avoir peur. Mais
le bourdonnement dans ma tête était toujours présent. Quoi que je
fasse, même si j’étais forte, c’était le signe de la pérennité de notre
connexion.
Est-ce qu’il pouvait m’atteindre ?
Mon anxiété grandit, me comprimant la poitrine. Je fermai les
yeux. La peur avait un goût amer. Ce cauchemar signifiait-il que Seth
essayait de forcer mes défenses ?
Je vérifiai mes barrières mentales. De la même façon que j’avais
fait courir ma langue sur mes dents après le coup de pied de Jackson
en classe, je testai mes remparts pour m’assurer qu’aucun mur n’était
ébranlé. Ils étaient tous intacts, mais cela ne me tranquillisa pas.
Quand je m’étais connectée à Seth après mon Éveil, j’entendais ses
pensées aussi clairement que les miennes. Je me balançai mollement,
resserrant mes bras autour de mes genoux à m’en faire mal aux
muscles.
J’avais vraiment eu l’impression que Seth était ici ce soir, penché
au-dessus de moi pour me murmurer son avertissement. Les
cauchemars que je faisais après les événements de Gatlinburg,
pourtant très visuels, ne m’avaient jamais paru aussi réels.
J’entendis des pas s’approcher et relevai la tête.
— Marcus.
Il portait la même tenue que pendant le dîner, jean et chemise en
flanelle, preuve qu’il ne s’était pas encore retiré.
— Tu ne vas pas te coucher ? s’étonna-t-il, adossé au chambranle.
Je haussai les épaules sans lâcher mes genoux.
— Je n’ai pas sommeil.
— Tu t’es traînée toute la soirée. Je pensais que tu allais dormir
vingt-quatre heures d’affilée.
Je ne pouvais pas lui dire la vérité, alors je ne dis rien.
Marcus hésita un instant à la porte, puis entra dans la pièce d’un
pas décidé. Je l’observai avec lassitude tandis qu’il s’asseyait à côté de
moi, exactement à la même place que Laadan la veille.
Plusieurs minutes s’écoulèrent, lourdes de gêne et de tension.
Marcus et moi, nous avions fait du chemin, mais il nous restait des
montagnes à franchir et nos relations n’étaient toujours pas
évidentes.
Posant les deux mains à plat sur ses cuisses, il poussa un soupir.
— Est-ce que ça va, Alexandria ?
Toujours aussi rigide…
— Oui, je viens de te le dire, je n’ai juste pas sommeil. Et toi ?
— Je suis sorti patrouiller et Solos vient de me relever, répondit-il
avec un regard en biais. Moi non plus, je n’ai pas sommeil.
Je me tournai vers la fenêtre.
— Vous croyez vraiment que ces patrouilles sont nécessaires ?
— Nous les faisons partiellement par habitude, surtout Aiden et
Solos, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Surprise par son honnêteté, je le regardai. Grâce à ma super-
vision d’Apollyon, je distinguai ses traits dans l’obscurité. Son
expression ouverte me surprit encore davantage.
— Et même si nous ne sommes pas dans le viseur des dieux
actuellement, ça peut toujours changer, ajouta-t-il. Donc, nous
surveillons le périmètre… et nous attendons.
Pendant un long moment, je ne dis rien.
— Je déteste ça.
— Quoi ?
Il semblait sincèrement curieux.
Mes poings se serrèrent malgré moi à côté de mes cuisses.
— Que tout le monde mette sa vie sur pause pour ma protection.
Ça ne me plaît pas du tout.
Marcus pivota vers moi, appuyant la tête contre la vitre.
— Ne le prends pas mal, Alexandria, mais tu n’es pas la seule que
nous devons protéger. Il y a aussi Léa, Deacon, Olivia et Luke. Trois
d’entre eux ont reçu un entraînement au combat, mais pas contre les
dieux ou une horde de démons. Même si je dois bien dire qu’une
attaque de démons reste très improbable dans ces contrées…
Tout pouvait arriver, et bla-bla-bla. Je hochai la tête.
Ses yeux d’un vert lumineux se vrillèrent sur moi.
— Tu n’es pas le centre du monde.
Je m’apprêtais à protester. Non, je ne prétendais pas être le centre
du monde, mais… un peu quand même, quand je m’imaginais qu’ils
étaient tous prêts à me faire un rempart de leur corps. J’avais soudain
les joues en feu.
— Je ne… Ce n’est pas ce que je voulais dire, commençai-je, avant
de reprendre ma respiration. Enfin si, plus ou moins, mais je sais bien
que vous protégez aussi les autres. Et… c’est une bonne chose.
Ses épaules se relâchèrent.
— Et je n’avais pas non plus l’intention de formuler ça aussi
brutalement.
J’éclatai de rire, à mon grand étonnement. Ce n’était pas un rire
forcé ou moqueur, juste amusé.
— Mais tu l’as fait et le message est passé. Je me prends pour le
centre du monde depuis bien trop longtemps.
Il haussa un sourcil.
L’envie de rire me démangea à nouveau, mais je la réprimai,
appuyant ma joue sur mes genoux.
— Je… euh… je n’ai pas été facile à vivre. J’en suis consciente. Et
le plus souvent, je le faisais exprès.
— Je sais, répondit-il seulement.
— Ah bon ?
Il acquiesça.
— Tu es comme tous les enfants…
— Je ne suis plus une enfant.
Ses lèvres s’incurvèrent.
— Tu étais comme tous les enfants qui cherchent leur place. Et
c’est encore plus difficile pour vous, les sang-mêlé. Beaucoup ont des
problèmes dans leur famille, quand ils ont une famille. Vous
grandissez dans un environnement violent et agressif. J’ai vu
tellement de…
Il secoua doucement la tête.
— Mais pour toi, c’était différent.
— Pourquoi ? ne puis-je m’empêcher de lui demander.
— Pour commencer, parce que tu es ma nièce.
— Waouh.
Je clignai les yeux, desserrant l’étau autour de mes genoux.
— Je pensais que tu allais dire parce que tu savais que j’étais
l’Apollyon.
Les yeux de Marcus s’agrandirent et plongèrent dans les miens.
— Ça n’a jamais été le plus important. Tu es ma nièce avant tout.
La fille de ma sœur. Et tu lui ressembles tellement…
Il souffla par le nez, les mâchoires crispées.
— Tu lui ressemblais tant que lorsque tu es revenue au
Covenant… et aujourd’hui encore, c’est elle que je vois chaque fois
que je pose les yeux sur toi.
Une chose étrange se produisit dans ma poitrine. Jamais Marcus
ne s’était montré aussi communicatif. J’aurais pu danser la valse avec
un démon avant qu’il me parle de ma mère, et pourtant…
Par toutes ces saletés de démons, on était en train de les franchir,
ces montagnes.
Ma respiration se fit un peu rauque.
— Tu l’aimais beaucoup.
— Rachelle était ma sœur cadette et je… l’adorais.
Il ferma de nouveau les yeux.
— Elle était si pleine de vie. Nous avions des caractères opposés.
Tout le monde était attiré par elle, tandis que moi, j’étais plutôt un
repoussoir.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— C’était sans doute la seule personne avec qui j’étais capable de
me décrisper un peu.
Subitement, il se redressa, les mains sur les genoux.
— Quand tu étais petite, elle t’amenait souvent chez moi, et si tu
étais sage, ce qui n’était pas gagné d’avance, elle t’emmenait ensuite
manger une glace.
Un sourire mélancolique étira ses lèvres.
— Tu n’étais encore qu’une toute petite fille, mais j’ai su tout de
suite que tu serais son portrait craché. À part les yeux…
Fouillant dans mes souvenirs, je m’aperçus que je n’en avais aucun
de lui à cet âge. Je me rappelais seulement nos rares visites quand
j’étais plus grande. Je le voyais alors comme un homme froid et
impersonnel, comme tous les purs.
— Elle a toujours prétendu que ton père était un mortel, mais il y
avait cette Sentinelle qui la suivait partout… qui te suivait partout.
Je relevai brusquement la tête.
— Quoi ?
Les yeux de Marcus étaient fixés sur quelque chose que je ne
voyais pas.
— Tu étais trop jeune, Alexandria, pour te souvenir de lui.
Marcus parlait de mon père, et le monde s’arrêta de tourner.
— Tu n’étais qu’un bébé. Ta mère ne mettait pas un pied dehors
sans qu’Alexandre soit dans les parages, surtout si tu étais avec elle.
Avec le recul, ça saute aux yeux, mais il y avait toujours des Gardiens
et des Sentinelles partout. Ils étaient tous les deux dans la même
classe au Covenant, deux promos en dessous de la mienne. Je les
croyais amis. Je pense qu’au fond de moi je connaissais la vérité, mais
je refusais de l’accepter. Chaque fois que je te regardais, je voyais la
chute de ma sœur.
J’écarquillai les yeux.
— Aïe.
— Oui, soupira-t-il. C’est un peu violent, mais tu sais mieux que
personne le sort qui est réservé aux purs et aux sang-mêlé qui
enfreignent la règle. J’étais furieux contre ma sœur de se mettre en
danger, et de mêler un enfant à ça.
Marcus s’interrompit, perdu dans ses pensées.
— Et c’est sur toi que je rejetais la faute. J’avais tort.
Les poules avaient officiellement des dents, aussi longues que
celles des tigres. Mais au lieu de sauter sur ce qu’il venait d’admettre
et de me comporter comme une idiote, je me concentrai sur un autre
élément. Je m’étonnais parfois moi-même de ma nouvelle maturité.
— Est-ce que… tu connaissais mon père personnellement ?
Il pinça les lèvres.
— Je me suis entraîné avec lui avant de m’orienter vers la
politique. C’était une Sentinelle de premier ordre. Comme toi.
Je le dévisageai. Fut un temps où une telle déclaration dans sa
bouche m’aurait emplie de bonheur, mais je ne m’attardai pas sur le
compliment. C’était surtout ce qu’il disait à propos de mon père.
— Je crois que ta mère comptait qu’on ne la marierait pas. Moi-
même, je n’avais pas de promise. Ni Laadan. Mais lorsqu’elle s’est
fiancée avec Lucien, Alexandre… c’était si évident, pour peu qu’on
connaisse l’homme sous l’uniforme.
Une fois de plus, je demeurai sans voix.
— Mais il n’avait pas d’autre choix que se mettre en retrait et
laisser la femme qu’il aimait en épouser un autre. Il a dû aussi
accepter qu’un autre homme élève son enfant.
Marcus s’éclaircit la voix.
— Je suis sûr qu’Alexandre savait que Lucien n’était pas tendre
avec toi, mais il ne pouvait rien faire. Toute intervention de sa part
aurait mis ta mère et toi en danger. Il était impuissant.
J’étais tétanisée, en même temps que soulagée.
— Que s’est-il passé ? Comment a-t-il fini en servitude ?
Marcus me fit face.
— Quand tu avais trois ans, Alexandre a disparu. Ce sont des
choses qui arrivent. On nous a dit qu’il avait été tué par un démon.
Je secouai la tête en fronçant les sourcils.
— Comment est-il possible que tu n’aies pas su où il était ? Dans
les Catskills, à la botte de Telly.
— Je ne l’ai vu au Covenant de New York qu’environ un an avant
ton retour.
Sa sincérité me secoua.
— Je le croyais mort, et j’ignorais alors que le fruit des amours
d’un sang-mêlé et d’une pure était un Apollyon. Même quand
Rachelle est venue me voir avant de partir avec toi, je n’avais pas
compris ce que cela signifiait vraiment. Jusqu’à ce que je voie
Alexandre dans les Catskills, mais que pouvais-je faire à ce moment-
là ?
— Tu aurais pu l’aider !
— De quelle façon ? À ton avis, que se serait-il passé si quelqu’un
avait su que ton père était un sang-mêlé ? Cela n’aurait pas été la
première fois qu’un couple mixte se serait fait prendre. Les enfants
nés de ces unions étaient supprimés.
Choquée, je déglutis.
— C’est totalement barbare.
— Je ne te contredirai pas.
Il avança la main pour caresser le feuillage d’une plante en pot.
— Ton père n’a pas semblé me reconnaître. Je n’ai appris que très
récemment par Laadan que ce n’était qu’une posture.
Ça me frappa alors – comme un coup de massue. La conversation
que j’avais surprise entre Marcus et Telly me revint en mémoire. Mon
oncle s’était mis en colère contre le Premier Magistrat.
— Telly voulait que tu me livres au Conseil, n’est-ce pas ? Il t’a
même offert un siège en échange.
Ses yeux me transpercèrent et je souris.
— Je vous ai entendus.
Il me dévisagea pendant quelques instants, puis secoua la tête.
— C’est exact.
— Et tu as refusé.
— Oui.
« Qu’aurais-je pu faire d’autre ? » disait son regard.
Waouh. Toutes les pièces se mettaient en place. Je lui rappelais
ma mère, qui lui manquait beaucoup, et c’est ce qui le mettait mal à
l’aise en ma présence. Marcus n’était pas quelqu’un de très
chaleureux de toute façon. Il ne savait pas au sujet de mon père avant
qu’il soit trop tard. Je le croyais. Et il ne m’avait pas livrée à Telly. Je
me souvenais aussi qu’il m’avait portée dans ses bras après l’attaque
de Seth sur le Conseil, lorsque j’avais vomi.
Comme Aiden, il ne m’avait pas abandonnée.
Marcus… éprouvait de l’affection pour moi. Et ça comptait
beaucoup. En dehors de mon père, qui était pour moi inaccessible, il
était ma seule famille – on était du même sang.
— Merci, dis-je.
Puis, sur une impulsion, même si je savais qu’il n’était pas tactile,
je me jetai dans ses bras. Je l’étreignis brièvement – je ne voulais pas
l’effrayer.
Je repris ensuite ma place alors qu’il me dévisageait, les yeux
écarquillés. Bon, j’imagine qu’il me trouvait quand même un peu
flippante.
— Pourquoi me remercies-tu ? questionna-t-il avec lenteur.
Je haussai les épaules.
— Tu es une drôle de fille.
Avec un rire, je m’adossai contre les coussins sur la banquette.
— Je parie que ma mère aussi était une drôle de fille.
— Absolument.
— Tu veux bien me raconter ce que tu connais de mon père ?
Enfin, si tu n’es pas trop fatigué.
— J’ai quelques anecdotes, oui.
Il se renfonça lui aussi dans les coussins.
— Et je ne suis pas fatigué. Pas le moins du monde.
Son sourire, hésitant, était authentique, et je crois bien que je ne
l’avais jamais vu sourire comme ça.
Mes propres lèvres se relevèrent.
— Ce serait vraiment très cool.
Ce ne fut qu’à l’aube, lorsque les premiers rayons du soleil
dissipèrent l’ombre épaisse, qu’il me vint à l’esprit que ma mère serait
heureuse de voir que Marcus et moi avions brisé la glace.
Et je crois qu’elle l’était vraiment. Et peut-être même qu’elle
veillait sur nous en souriant en ce moment. À l’instar du soleil qui
brillait derrière les carreaux et nous chauffait le dos.
CHAPITRE 14
Au cours des trois jours qui suivirent, notre petite troupe trouva
son rythme de croisière. Dans le monde extérieur, les choses s’étaient
calmées. Les catastrophes naturelles avaient cessé et le mont Saint-
Helens s’était rendormi. Apollon était toujours aux abonnés absents
et le chalet au milieu de nulle part était devenu une zone sans dieux.
Ce qui était une bonne chose, mais on n’était pas à l’abri d’une
apparition impromptue, dans le lit de Deacon par exemple, au
moment où l’on s’y attendrait le moins. Pourtant, malgré le silence
des dieux, j’avais l’impression de contempler le compte à rebours
d’une bombe. Nous étions dans l’expectative.
Toutes nos journées étaient dédiées à l’entraînement, toujours
l’entraînement, encore l’entraînement. Certains moments étaient
encore plus éprouvants qu’au Covenant ; quand le temps vint pour
moi de libérer l’akasha, tout le monde sans exception s’arrêta pour
me regarder.
Marcus et Solos avaient aligné plusieurs gros rochers ramenés des
alentours que j’avais pour mission de désintégrer. Mission accomplie
sans problème – à bout portant. Disons à quelques mètres. Mais plus
je m’éloignais, plus je visais mal.
Transpirant à grosses gouttes dans le maillot en Thermolactyl
d’Aiden trop grand pour moi, je puisai à la source de l’akasha sous ma
cage thoracique avec un grognement. La marque de l’énergie divine
se mit à fourmiller tandis que le cinquième élément crépitait au bout
de mes doigts.
Sous les grands arbres, Aiden et Olivia interrompirent leur combat
pour voir le spectacle.
Tandis que je me concentrais, je sentis mes sens s’aiguiser. Quand
j’utilisais l’akasha, j’avais l’impression d’être en lien direct avec la
terre – comme ces gens qui enlacent les arbres. J’éprouvais les
vibrations de l’herbe et du sol sous mes pieds, je reconnaissais les
dizaines d’odeurs portées par le murmure du vent et je sentais
carrément l’air glisser contre ma peau telle la caresse de doigts
fantomatiques.
L’akasha crépita le long de mon bras droit et je levai la main. Un
éclair jaillit de ma paume, franchit les quelques mètres qui me
séparaient du rocher, qu’il toucha sur la droite. La pierre explosa en
un craquement sonore.
Luke déguerpit en quatrième vitesse, mais il fut quand même
bombardé d’éclats de roche et se plia en deux, prêt à embrasser le sol.
— Oups, grimaçai-je. Désolée…
Il répondit par un geste d’indifférence en se massant le dos et se
dirigea en boitant vers Deacon, qui essayait de ne pas rire.
— Ne la ramène pas, grommela-t-il.
— Tu aurais dû te douter qu’il ne fallait pas rester dans le coin,
répliqua Deacon.
Je me tournai vers Solos avec un soupir.
— Je vise vraiment très mal.
Le sang-mêlé hocha la tête.
— C’est un peu à côté.
— Un peu ?
Je haussai les sourcils.
— Tu touches la cible, et j’imagine que c’est le plus important.
Regardant Aiden en douce, je vis qu’il avait reporté son attention
sur le combat opposant Léa et Olivia. Les deux filles étaient
d’excellentes combattantes et de force égale, et Aiden totalement en
mode Instructeur, lançant des ordres de sa voix grave étrangement
mélodieuse. J’aurais voulu être à leur place.
Par les enfers, j’aurais voulu qu’il me prête plus d’attention tout
court.
Au cours de ces trois derniers jours, une chose m’avait paru
évidente : il y avait un problème avec Aiden. Il ne m’évitait pas
vraiment. Toutes les nuits, il me rejoignait au lit, m’attirait contre lui
et me tenait dans ses bras. Mais ça n’allait jamais plus loin, même si
je sentais qu’il en avait envie. Il ne prenait pas l’initiative, et je ne
comprenais pas pourquoi. Ma façon de me lover contre lui disait
pourtant clairement que j’étais prête à prendre du bon temps.
Je me mordis la lèvre et me tournai vers le dernier rocher en
roulant des épaules. Je n’avais plus fait de cauchemar à propos de
Seth, les dieux soient loués. Au fond de moi, je soupçonnais que
c’était dû au fait que je ne m’endormais jamais avant Aiden. Savoir
qu’il était là m’aidait certainement, mais il se couchait tard, et j’en
avais encore pour une bonne heure avant de sombrer à mon tour, et
je me réveillais avec lui aux aurores. Si on y ajoutait que je puisais
quotidiennement dans l’akasha, j’étais littéralement vidée comme si
un démon m’avait drainée de mon éther.
Mais je repoussais la fatigue. Comme l’avait dit Marcus un jour,
j’étais tout ce qu’on voulait, mais pas stupide. Je savais pourquoi
Apollon voulait que je m’entraîne à manier l’akasha. Il me préparait à
combattre Seth. Et j’aurais besoin de tout mon arsenal pour éviter le
transfert d’énergie qui serait la fin de tout. Il y avait pourtant un
problème de taille : comment étais-je censée combattre Seth quand il
lui suffisait de me toucher et de murmurer quelques mots en grec ?
Oui, ce combat était perdu d’avance.
La panique me comprima la poitrine alors que je regardais les
gens qui m’entouraient. Si quelque chose tournait mal, ce qui était
plus que probable, ils seraient tous en danger. Léa pouvait finir
comme sa sœur, Olivia comme Caleb, Luke et Solos comme toutes les
Sentinelles massacrées par Lucien et son armée. Marcus pourrait
connaître le même sort que ma mère.
Mes yeux se posèrent sur Aiden.
Deacon s’était levé et se tenait près de son frère aîné. Sous le
soleil, ses boucles blondes avaient la couleur du platine. Les deux
frères partageaient les mêmes yeux magnifiques, mais leur
ressemblance s’arrêtait là. Ils étaient comme le yin et le yang, comme
le jour et la nuit, l’un à côté de l’autre.
Deacon tenait un objet entre ses mains ; quand il releva la tête, un
vrai sourire s’épanouit sur ses lèvres et ses yeux gris étincelèrent.
Aiden éclata de rire à ce que venait de dire son frère.
Ils pourraient tous les deux finir comme leurs parents.
La peur, remplaçant la panique, me donna la chair de poule. Je
me frottai les tempes, m’efforçant d’inspirer et expirer calmement.
Personne n’allait mourir. Il n’y aurait plus de morts. Tout le monde
avait déjà suffisamment souffert.
Mais il y avait le Destin. Et le Destin ne connaissait pas la justice.
Il s’en moquait totalement, le vécu ne comptait pas.
Cela me donnait envie de me jeter par terre dans l’herbe froide et
humide et de pleurer comme un gros bébé en colère.
— Alex ?
La voix douce de Solos me tira de mes pensées agitées. Hochant la
tête, je me concentrai sur le dernier rocher. Une chose que je détestais
quand j’utilisais l’akasha, c’était le bourdonnement dans ma tête qui
devenait plus fort, comme si puiser dans le plus puissant des
éléments réveillait le lien. Aucun Apollyon n’y avait jamais pensé ni
n’en avait parlé par le passé, et je ne savais pas à quoi m’en tenir.
J’invoquai l’akasha et je le libérai. Le flot de lumière bleue était
incroyablement intense, d’une puissance dévastatrice. Un silence, puis
un craquement retentissant s’ensuivirent. Cette fois-ci, le rocher fut
frappé de plein fouet, et au lieu d’exploser, il fut réduit en un tas de
poussière.
Solos laissa échapper un sifflement admiratif tandis qu’il
examinait les résidus et le sol carbonisé en dessous.
— Rappelle-moi de ne jamais t’énerver.
Je lui adressai un sourire en reculant, laissant s’apaiser le
bourdonnement dans ma tête. Je ramassai ma bouteille d’eau. Par-
dessus le goulot, je vis Olivia exécuter un coup de pied circulaire qui
envoya Léa bouler à plusieurs mètres.
Aiden applaudit des deux mains.
— Parfait, Olivia.
Puis il se tourna vers Léa.
— Tu as hésité, et cela t’a empêchée de bloquer son attaque
Hochant la tête, Léa se releva et s’épousseta. Elle se remit
rapidement en position de combat et recommença.
Une douleur sourde et lancinante se déployait dans ma tempe,
faisant palpiter mon œil droit. Je reposai ma bouteille et me tournai
vers Solos. À court de rochers à me faire détruire, il me remit entre
les mains de Marcus pour travailler avec les éléments.
Un peu à l’écart du groupe, mon oncle leva les deux mains. Une
rafale se forma. Les branches des arbres frémirent et de petites
feuilles printanières tourbillonnèrent dans les airs tandis que le vent
se ruait vers moi.
Je levai les mains à mon tour et repoussai l’air élémentaire avec
ma propre invocation, ce dont j’étais incapable avant mon Éveil. La
rafale de Marcus balbutia faiblement sous la force de la mienne.
Étonnant comme cet élément, qui avait été naguère mon pire ennemi,
n’était plus aujourd’hui qu’un simple désagrément.
Deacon et Laadan eux-mêmes se mirent au travail à la fin de la
journée. Laadan entraîna sa maîtrise de l’air élémentaire et Deacon
entreprit d’allumer de petits feux et de les contrôler. Je n’imaginais
pas ces deux-là prendre part aux combats mais, au point où l’on en
était, tout le monde était un guerrier.
Aiden observait son frère, les yeux plissés et les dents serrées à
s’en user les molaires. Il finit par abandonner les sang-mêlé pour se
diriger à grands pas vers l’endroit où Deacon avait enflammé
plusieurs tas de brindilles.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il.
Deacon leva les yeux vers lui à travers ses mèches blondes.
— Je joue les pyromanes.
Mais son humour n’atteignit pas Aiden.
— Je sais ce que tu penses.
— Par les enfers, si c’est vrai, c’est très embarrassant.
Le dos d’Aiden se raidit.
— À moins que tu ne t’entraînes pour allumer des feux de camp,
tu perds ton temps.
— Mais…
— Tu n’as pas besoin de faire ça.
Aiden agita la main au-dessus des brindilles et les flammes
s’éteignirent.
— Je ne veux pas que tu aies quoi que ce soit à voir avec tout ça.
Deacon se redressa de toute sa hauteur, arrivant à peine à l’épaule
de son frère.
— Tu ne pourras pas m’en empêcher, Aiden.
Mauvaise réponse.
— Tu veux parier ? grogna Aiden, baissant la tête pour regarder
son frère dans les yeux.
Sans se laisser impressionner, Deacon ne recula pas mais baissa le
ton.
— Tu voudrais que je reste assis à jouer aux cartes pendant que
tout le monde s’affaire à des trucs importants ?
— Oui, c’est ce que je voudrais.
Deacon éclata d’un rire sans joie.
— Je peux me rendre utile.
— Tu n’es pas entraîné.
Les mains d’Aiden formaient des poings de chaque côté de son
corps.
— Et avant que tu me répondes, tu n’es pas tout le monde.
— Je sais que je ne suis pas entraîné, mais je ne suis pas un bon à
rien, Aiden. Je suis capable de me rendre utile.
Ils se mesurèrent du regard avec une intensité que je n’avais
jamais vue, surtout de la part de Deacon, toujours si détendu.
— Et me demander de rester assis et de regarder tout le monde –
des gens que j’aime, comme toi – se préparer à risquer leur vie
pendant que je ne fais rien est injuste.
Aiden ouvrit la bouche pour lui répondre, mais Deacon ne lui en
laissa pas le temps.
— Je sais que ton attitude surprotectrice part d’une bonne
intention, mon frère, mais tu ne pourras pas toujours me protéger et
il est temps que tu cesses de me traiter comme un enfant. Tu perds
ton temps de toute façon, parce que même si tu m’interdis de
m’impliquer, ça m’est égal. Tu ne pourras pas m’en empêcher.
Deacon prit une profonde inspiration avant de continuer.
— J’ai besoin de me rendre utile, Aiden.
Les paroles de Deacon déclenchèrent chez Aiden un chapelet de
jurons, et je haussai les sourcils sous le coup de la surprise. Aiden
jurait rarement, et ne perdait pas souvent son sang-froid, mais il était
en cet instant comme une grenade dégoupillée.
Il recula d’un pas, mains sur les hanches. Je m’attendais presque à
ce qu’il traîne Deacon jusqu’au chalet pour l’enfermer à double tour,
mais il hocha sèchement la tête.
— D’accord. Si tu en as… besoin, très bien.
J’en restai bouche bée, et Deacon également. Sans ajouter un mot,
Aiden tourna les talons et rejoignit les sang-mêlé qui l’attendaient.
Deacon croisa mon regard et haussa les épaules.
Surprise au plus haut point qu’Aiden lui ait cédé, et plutôt
satisfaite qu’il regarde Deacon comme autre chose que son petit frère
trop fêtard, je suivis Marcus vers le reste du groupe.
Nous poursuivîmes nos entraînements jusqu’à la fin de la journée,
allant même jusqu’à utiliser l’air élémentaire contre les autres sang-
mêlé, qui devaient s’efforcer de briser mes attaques. Je détestais faire
ça. Je me souvenais du sentiment d’impuissance que j’avais éprouvé
ainsi clouée au sol, mais les Maîtres de l’air étaient les plus communs,
ce qui signifiait que plus de la moitié des démons se servaient de l’air
élémentaire. C’était l’une des raisons pour lesquelles tant de sang-
mêlé mouraient au combat.
C’était donc une nécessité de l’inclure dans nos entraînements.
La maîtrise du feu et de la terre élémentaires était plus rare parmi
les purs. Aiden et Deacon étaient les seuls Maîtres du feu que je
connaissais et je n’avais jamais rencontré un Maître de la terre, même
si je l’avais vue utilisée une fois au Covenant de New York. L’eau
élémentaire était facile à manipuler pour peu que l’utilisateur soit
près d’une source ou sous la pluie. Certains pensaient avoir tiré le
mauvais numéro, mais c’était faux. Les Maîtres de l’eau étaient
capables de puiser l’eau dans les canalisations – où qu’elle se trouve.
J’étais en position face à Léa. Il n’y avait pas si longtemps, j’aurais
éprouvé un plaisir pervers à lui faire mordre la poussière, mais… les
choses avaient changé.
Nous nous mesurâmes du regard pendant quelques secondes, puis
elle hocha la tête.
Lentement, avec réticence, je levai les deux mains et appelai l’air
élémentaire autour de moi. Une violente rafale prit naissance sous
mes doigts et passa au travers. Comme avec l’akasha, ma visée n’était
pas précise, mais l’afflux d’air atteignit Léa en pleine poitrine, la
renversant au sol.
Je m’avançai, les bras tremblants, pour maintenir ma prise sur
elle. J’avais du mal à la regarder, et à ne pas me revoir lutter dans la
même position, impuissante à me relever.
Aiden s’accroupit derrière elle, lançant des ordres avec sa retenue
habituelle, mais elle ne réussit qu’à lever les jambes.
Elle tremblait de tout son corps et ses lèvres se retroussèrent. Elle
luttait pour relever son buste, j’aurais voulu qu’elle y parvienne, parce
qu’il était plus facile de se libérer de l’emprise du vent dans cette
position, mais l’air élémentaire lui plaquait les épaules dans l’herbe.
Vague après vague, les rafales arrivaient sur elle. Rejetant la tête
en arrière, elle se mit à crier et tendit une main pour lacérer son
ennemi invisible.
— Allez, Léa. Sers-toi de tes abdominaux, l’encouragea Aiden en
me transperçant de son regard d’acier. Force le passage.
Je détestais vraiment ça. Tous mes muscles étaient agités de
soubresauts.
Léa hurla encore et plaqua ses deux mains dans l’herbe rase. Ses
doigts s’enfoncèrent dans le sol, labourant la terre meuble. Des
mottes s’envolèrent quand elle parvint à s’asseoir. Un sourire se forma
sur mes lèvres, mais elle se releva d’un bond et se jeta sur moi.
Elle fonça tête baissée à travers les bourrasques et me ceintura
quand elle me percuta. Nous roulâmes à terre dans un amas de bras
et de jambes. L’arrière de mon crâne heurta le sol et une constellation
d’étoiles explosa derrière mes paupières. L’air quitta douloureusement
mes poumons.
Un tonnerre d’applaudissements retentit et je crus entendre
Deacon crier : « Un combat de meufs ! »
Puis le silence retomba. Personne ne bougeait. J’aime à penser
qu’ils attendaient tous la terrible revanche de l’Apollyon.
— Par les enfers, grognai-je, clignant les yeux à plusieurs reprises.
À travers les cheveux cuivrés de Léa, le ciel était d’un bleu délavé.
Prenant appui sur ses bras, Léa se souleva, un grand sourire aux
lèvres.
— On va dire que je t’ai rendu la monnaie de ta pièce.
Elle roula sur elle-même et bondit sur ses pieds. Son sourire ne
l’avait pas quittée.
— En tout cas, c’était amusant.
Je restai étendue, la douleur lancinante dans ma tempe droite
ayant maintenant gagné l’arrière de mon crâne. Elle m’avait peut-être
déplacé un truc – rien de grave, espérons.
Une main solide et bronzée apparut dans mon champ de vision.
— Prête ?
Plaçant ma main dans celle d’Aiden, je le laissai me hisser sur mes
pieds et restai plantée là tandis qu’il époussetait mes épaules
meurtries. Réflexion faite, c’est mon corps tout entier qui était
douloureux. Un petit sourire dansa sur ses lèvres pleines. Nos regards
se rivèrent l’un à l’autre ; en cet instant, en dépit de tous les gens
autour de nous, nous étions seuls au monde.
Il se pencha sur moi, son souffle chaud caressant mon cou. Un
léger frisson parcourut ma peau et la douleur dans ma tempe reflua.
J’inspirai profondément, m’imprégnant de son odeur virile de feuilles
et d’océan. Tous ceux qui nous entouraient disparurent soudain.
— Je sais ce que tu as fait, murmura-t-il.
Je sursautai, plissant les yeux. J’aurais préféré des mots doux.
— Quoi ?
Haussant un sourcil, il me tourna le dos et rejoignit le groupe
rassemblé autour de Léa pour la féliciter. Mains sur les hanches, je
secouai la tête. Il ne pouvait pas savoir. Totalement impossible.
CHAPITRE 15
*
* *
Plus de quelques minutes plus tard, Aiden et moi rejoignîmes les
autres dans le spacieux salon. Apollon était occupé à engloutir un bol
du ragoût cuisiné par Laadan et Deacon.
— Tu avais faim ? demandai-je au bout de plusieurs minutes d’un
long silence gêné.
Il releva la tête.
— Pas vraiment, mais c’est délicieux.
Laadan, assise sur le canapé, se rengorgea.
— Merci.
— Nous, on n’y a pas encore goûté, fit remarquer Aiden, adossé
au mur, les bras croisés.
Les lèvres d’Apollon formèrent un sourire.
— Désolé. J’essaierai de passer après dîner la prochaine fois.
Le bol entre ses mains s’évanouit… Pour aller où ? Mystère…
— Bon, ça fait plaisir de voir toute la fine équipe au grand
complet. Ça me réchauffe le cœur et bla-bla-bla, mais venons-en au
fait.
— Bonne idée, murmurai-je en me hissant sur le bureau, les pieds
ballants dans le vide. Tu disais qu’il fallait qu’on parle.
— En effet.
Apollon se laissa flotter jusqu’au canapé, où Olivia et Deacon
étaient assis d’un air guindé à côté de Laadan. Il les dévisagea un
long moment, comme s’il voyait au-delà de ce que nos yeux
percevaient, puis se retourna.
— D’abord, il faut que tu me dises tout ce que le Premier a
partagé avec toi.
Balançant mes jambes contre le bord du bureau, je lui fis un
rapport rapide et synthétique des événements. Il n’y avait pas grand-
chose à dire, et cela n’échappa pas à Apollon.
— C’est tout ?
Il n’essaya même pas de cacher son irritation et sa déception.
— Tous les deux, vous avez ce lien indéfectible qui a failli détruire
le monde, et tout ce que tu peux me dire, c’est que tu crois qu’il se
dirige vers le nord, ce que je sais déjà ?
Je fis la moue. Il s’y entendait comme pas deux pour me donner
l’impression d’être un Apollyon raté.
— Ce n’est pas sa faute, intervint sèchement Aiden, les yeux
étincelants tel du mercure. Il a gardé ses projets secrets.
— Sans doute parce qu’il craignait qu’elle ne finisse par rompre la
connexion, dit Marcus. On en revient toujours à la même question :
que faire de ce que nous savons ?
— Et tu as peut-être du nouveau pour nous ? demandai-je en
toute innocence. Ça nous changerait un peu.
Apollon étrécit les yeux.
— Peux-tu nous dire de quelle façon Thanatos nous a trouvés ?
interrogea Marcus.
— Oui, ça, c’est facile. C’est l’usage qu’a fait Alex de l’akasha
pendant son combat contre Aiden qui a mené Thanatos à elle.
Je me rembrunis à ce souvenir.
— Mais je m’entraîne tous les jours à manipuler l’akasha depuis.
— L’entraînement est une chose, Alex. À notre niveau, c’est une
goutte d’eau dans l’océan, surtout à l’intérieur de la zone protégée
que j’ai créée autour du chalet.
Son regard se posa sur Aiden.
— Tenter de s’en servir pour tuer, en revanche, ça revient à lancer
une fusée de détresse.
Je tressaillis et détournai les yeux.
— Tu es en train de me dire de ne pas utiliser l’akasha, c’est ça ?
— J’ai une solution pour ça.
Apollon leva une main, autour de laquelle scintilla une lumière
bleu électrique. Une seconde plus tard, un petit médaillon se
matérialisa dans sa paume, retenu par une chaîne qui pendait au
bout de ses doigts. Un sourire satisfait étira ses lèvres.
— J’ai subtilisé le casque d’Hermès, j’en ai fait fondre la matrice,
et voilà. Une amulette d’invisibilité spéciale Alex.
Apollon déposa le collier dans ma main. Il était en métal cuivré,
frappé d’une aile grossièrement dessinée.
— Oh. C’est comme Harry Potter et sa cape d’invisibilité.
Tout le monde me regarda et je levai les yeux au ciel.
— Laissez tomber. Donc, je serai invisible quand je porterai ça ?
Apollon éclata de rire comme si je lui avais posé la plus stupide
des questions.
— Non. Ta signature énergétique sera seulement dissimulée aux
dieux – tous, sauf moi – même si tu te sers de l’akasha.
— Oh, dis-je en approchant le collier de mon cou. Pratique.
Aiden s’avança pour m’aider à le fermer.
— Tu as trouvé autre chose ? demanda-t-il.
— Oh, tu sais, je ne fais pas grand-chose de mes journées,
répondit Apollon en nous fusillant du regard. À part convaincre mes
frères et sœurs de ne plus semer la destruction le temps de nous
laisser une chance de tout arranger, mais ils ne se retiendront pas
longtemps. À chaque seconde, Lucien et le Premier sont plus proches
de renverser le Conseil. Et avec les démons qui attaquent les humains
en masse, ils mettent dans la balance des millions de vies innocentes
pour essayer de les stopper.
— Pas par compassion envers les mortels.
Je glissai le médaillon sous mon maillot, détournant mes pensées
de la chaleur étrange du métal sur ma peau. Il arrivait quelques
centimètres sous la rose en cristal.
— Mais parce que si Lucien et Seth renversent le Conseil dans les
Catskills, ils ne seront plus qu’à une marche de renverser les dieux, je
me trompe ? On sait tous que quiconque a la mainmise sur ces sièges
possède le véritable pouvoir.
Apollon ne répondit pas.
— C’est ce que je ne comprends pas.
Deacon étira ses longues jambes sur la chaise où il était assis,
agitant les orteils.
— Je comprends que ce sera la cata pour les Hématoï si Seth et
Lucien renversent le Conseil, mais les dieux ne devraient rien avoir à
craindre.
Sans prononcer un mot, Apollon se tourna vers le frère d’Aiden.
Sans doute pour lui lancer ce fameux regard à la Léon alias Apollon
qui signifiait : « Sérieux, j’ai vraiment besoin de t’expliquer ? »
Deacon s’agita sur sa chaise.
— Ben quoi ? Vous n’avez qu’à vous calfeutrer sur l’Olympe et on
n’en parle plus, non ?
— Il n’a pas tort, intervint Luke avec précaution. Ce n’est pas
comme si Seth pouvait investir l’Olympe… non ?
Je fouillai dans la mémoire des autres Apollyons, et la nervosité fit
son chemin dans mon esprit, sinueuse et vive comme un serpent.
— Eh bien… soupira Apollon. Il y a en réalité un moyen d’accéder
à l’Olympe.
Ma mâchoire se décrocha.
— Les portails ?
Il fit « oui » de la tête.
— Ils y conduisent. C’est en les empruntant que nous nous
déplaçons entre l’Olympe et le monde des mortels.
— Tu sais, grogna Aiden, ce genre d’information nous aurait été
très utile il y a quelques semaines. Nous aurions pu affecter des
Sentinelles de confiance à la garde de ces portails.
— En qui peux-tu vraiment avoir confiance ? demanda Apollon
d’un ton neutre. La proposition de Lucien est assez motivante pour les
gagner tous à sa cause. La plupart des Sentinelles se sont retournées
contre le Conseil, contre les dieux. En outre, vous n’aviez pas besoin
d’être au courant.
Aiden semblait vouloir dire autre chose, mais changea
prudemment d’avis.
— Heureusement, les emplacements de ces portails n’ont jamais
été divulgués, même aux anciens Apollyons.
Le regard d’Apollon se posa sur moi.
— Qu’as-tu appris au moment de ton Éveil ?
J’étais plutôt surprise de sa confiance en ma capacité à bloquer
Seth. Mais cela changerait du tout au tout si je lui parlais de Seth et
d’Hermès.
Remuant toujours les jambes, je haussai les épaules.
— Beaucoup de choses sur leurs vies, et ils ont été très nombreux.
C’était comme regarder d’un coup tous les épisodes d’une série qui
dure depuis un millénaire. C’est difficile de faire le tri. Parfois,
j’entends un truc, et ça déclenche un souvenir.
Une expression réprobatrice traversa les traits d’Apollon. Mais
bon, je ne m’attendais pas non plus à ce qu’il me serre contre son
cœur.
— J’ai surtout appris à me servir des éléments et de l’akasha. Et le
grec… je sais maintenant lire le grec.
Tout le monde dans la pièce semblait s’en moquer royalement,
sauf Aiden, qui accrocha mon regard et m’adressa un sourire
encourageant. Je lui souris aussi. Être capable de lire le grec était
pour moi un énorme progrès.
— Bon, c’est très mignon tout ça, dit Apollon avec un soupir
ostentatoire.
Je donnai un violent coup de pied sur le bord du bureau, laissant
ma jambe rebondir.
Aiden me regarda.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Les dieux attendent
visiblement qu’on passe à l’action.
— Les dieux attendent qu’elle passe à l’action, répondit Apollon
avec un mouvement de menton dans ma direction.
— Mais comment peut-elle le combattre sans le toucher ?
Aiden se décolla du mur et gagna le milieu de la pièce.
— Les dieux doivent comprendre ça.
— Ils le comprennent.
Le regard d’Apollon se concentra sur moi.
— Mais j’espérais qu’elle aurait trouvé la solution à ce petit
problème. Apparemment…
Apollon laissa lourdement tomber une main sur ma jambe.
— Il faut toujours qu’une partie de ton corps soit en mouvement ?
Je le bombardai d’un regard noir tout en retirant sa main sans
ménagement. Le contact de sa peau sur la mienne faisait remonter à
la surface les marques de l’Apollyon plus que toute autre chose. Et je
savais qu’il les voyait à la façon dont ses yeux scrutaient mon visage.
— En quoi ça te dérange ?
— C’est agaçant.
— C’est toi qui es agaçant, répliquai-je.
Sur notre gauche, Aiden leva les yeux au ciel.
— OK, les enfants, revenons aux choses sérieuses.
— Réfléchis, Alex. Il y a sûrement un truc qui pourrait nous
servir… peut-être dans la mémoire de Solaris.
Apollon se pencha vers moi, une main de chaque côté de ma
jambe qui ne bougeait plus. Par-dessus son épaule, je vis Aiden se
rapprocher de nous, mais Apollon se déplaça et sa tête m’empêcha de
le voir.
— Alex.
— Quoi ?
J’agrippai le rebord du bureau.
— Écoute, je ne fais pas ma forte tête. Si je pouvais me souvenir
de quelque chose d’utile, ce serait avec joie. Ce n’est pas comme si je
refusais…
De voir ou de me rappeler quelque chose d’essentiel. C’était ce que je
m’apprêtais à dire, mais comme souvent, une impression de déjà-vu
m’envahit et les petits cheveux sur ma nuque se hérissèrent.
Quand j’étais connectée à Seth, il y avait une chose à laquelle il ne
voulait pas que je pense, et cela concernait Solaris – peut-être à la fin
fatale de l’histoire des deux Apollyons. En recherchant un peu plus
loin, j’avais vu quelque chose, un truc que Solaris avait fait… ou du
moins essayé de faire. Au cours de ces instants avant que je me
connecte à Seth, je l’avais vue se retourner contre le Premier.
— Alexandria ? relança Apollon.
Je levai une main pour le faire taire.
— Il y a effectivement un truc dans la mémoire de Solaris, mais
c’est très bizarre. Presque comme si je n’étais pas autorisée à le savoir,
et je ne peux pas…
Je sautai du bureau, dépassant Apollon. Instinctivement, je
m’étais dirigée vers la protection du corps d’Aiden. Pas gêné pour
deux sous, il m’entoura les épaules d’un bras et l’expression de son
visage défiait quiconque d’y trouver à redire.
Je levai les yeux sur lui, me souvenant à quel point Solaris était
attachée au Premier. L’amour que je lisais dans les yeux vif-argent
d’Aiden était le même qui brillait dans les yeux du Premier. Et
j’éprouvais – je me souvenais d’avoir éprouvé – la décision terrible
que Solaris avait prise : protéger tous les autres en détruisant le
Premier. Pièce par pièce, le puzzle se mettait en place.
— Solaris a tenté d’arrêter le Premier, et il y a quelque chose
qu’elle a fait… en tout cas elle a essayé. Un truc qui aurait marché,
mais l’Ordre de Thanatos est intervenu sans lui en laisser le temps.
Je laissai échapper un soupir frustré.
— Elle connaissait le moyen d’arrêter le Premier – de le tuer –
mais je ne sais pas ce que c’est.
Je poussai un grognement.
— Dommage que je ne puisse pas parler à Solaris.
Laadan s’éclaircit la voix.
— C’est déjà quelque chose, ma chérie. Nous savons au moins
qu’une solution existe.
— Un instant, intervint Marcus. Solaris se trouve aux enfers, n’est-
ce pas ?
Le regard d’Apollon brilla subitement.
— Il y a des chances, mais je ne peux pas m’y rendre. Hadès est
encore en plein caca nerveux.
Solos se pencha par-dessus le dossier du canapé avec un petit
sourire sarcastique.
— Encore une piste qui tombe à l’eau.
— Pas vraiment, dit Apollon.
J’avais soudain un très mauvais pressentiment.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? lui demanda Aiden, dont le
bras se crispa autour de mes épaules.
Apollon se déplaça devant la fenêtre. Le clair de lune argenté
déployait un étrange halo autour de lui.
— Eh bien, si Alex pense que Solaris peut nous aider, c’est une
piste qu’il ne faut pas négliger. Et qui de mieux placé qu’Alex pour
l’explorer ?
Aiden se raidit.
— Quoi ?
— Elle pourrait avoir une discussion entre filles sur les relations
entre Apollyons, dit Apollon, ses yeux bleus pétillant de malice. Bon,
je ne suis pas en train de dire qu’Alex…
— Attends un peu.
Je me dégageai du bras d’Aiden.
— Tu veux dire que la possibilité de communiquer avec Solaris
existe ?
Quand Apollon hocha la tête, je me sentis envahie par
l’optimisme. C’était un peu comme se soûler à la sangria : pas bien
méchant au premier abord, mais une sacrée gueule de bois le
lendemain matin.
— Je pourrais aller aux enfers ?
Le regard d’Apollon passa au-dessus de ma tête et s’arrêta
quelques instants sur Aiden. Et je compris alors qu’il
m’accompagnerait dans ce voyage outre-tombe. Une ancienne partie
de moi avait envie de protester, mais je comprenais ses raisons de
refuser de me laisser entreprendre ce voyage toute seule, et je n’étais
pas assez dingue pour essayer. Son aide serait la bienvenue.
— Tu pourrais, répondit Apollon.
Je contenais à grand-peine mon excitation. La petite fille en moi
avait envie de faire la roue à travers le salon. Je savais dans mes os
que Solaris connaissait le moyen d’arrêter le Premier. Qu’elle
possédait les connaissances pour stopper ce qui était en train de se
passer, parce qu’elle avait prévu de le faire avant moi.
C’est alors qu’un très gros problème me traversa l’esprit : de
quelle façon accéder aux enfers ?
— Je devrais mourir encore une fois ? questionnai-je très vite,
certaine que l’idée de me tuer démangeait Apollon en ce moment.
Parce que tout ce truc de la mort pour aller aux enfers était vraiment
craignos la dernière fois.
Apollon leva les yeux au ciel.
— La mort n’est pas la seule façon d’accéder aux enfers, même si
c’est la moins dangereuse.
Voilà ce qu’on appelait un oxymore ou je n’en avais jamais
entendu.
— Il existe plusieurs points d’accès vers les enfers dans le monde
des mortels, poursuivit Apollon. Le plus proche d’ici devrait être celui
du Kansas.
— Si tu dis le cimetière de Stull, je crois que je vais t’embrasser,
dit Luke, qui se tassa sur lui-même quand le dieu du Soleil se tourna
vers lui. Ou pas… non, oublie ce que j’ai dit.
— Le cimetière de Stull ? répétai-je, regardant autour de moi.
Ce nom me semblait vaguement familier.
— Je ne suis quand même pas la seule qui ne sait pas ce que
c’est… à part un cimetière ?
Aiden secoua la tête.
— Nous sommes deux.
— Trop mignon, murmura Apollon, que je n’écoutais même pas.
— Et donc ?
— Vas-y, dit Apollon à Luke. Dis-leur de quoi il s’agit, puisqu’il y a
visiblement un baiser en jeu.
Les joues de Luke étaient cramoisies.
— Une légende des mortels raconte qu’une porte de leur enfer se
trouve au Kansas, dans le cimetière de Stull.
— Par les dieux, marmonnai-je, me rappelant soudain où j’avais
entendu ce nom. Ce n’était pas dans la dernière saison de
Supernatural ?
Luke et Deacon hochèrent frénétiquement la tête et je levai les
yeux au ciel.
— Vous êtes sérieux ? Sam et Dean seront là aussi ?
Les deux garçons semblaient ravis à l’idée de croiser les deux
frères, et ce fut Deacon qui répondit.
— Luke a une théorie.
— Exact, dit Luke avec un sourire mutin. Pour les mortels, le
cimetière de Stull est un endroit flippant où se passent pleins de trucs
inexpliqués, comme d’autres endroits qualifiés de « portes vers
l’enfer ». Ma théorie est qu’il s’agit de portails vers LES enfers.
— Bien vu.
Une boule de lumière dorée apparut au-dessus de la main
d’Apollon, qui se mit à jouer avec, me rappelant furieusement Seth.
— Le portail se trouvait à l’origine dans une église voisine, mais
un jour ce crétin d’Hadès en est sorti pour Halloween, et tout le
monde l’a pris pour le diable. Notre secret était éventé… nous avons
dû détruire l’église.
— Super, dis-je en suivant des yeux sa boule de lumière, qui
manqua le lustre de peu.
— Mais le portail se trouve toujours à l’ancien emplacement de
cette église.
Il lança en l’air sa boule de lumière.
— Et nous avons pris des précautions après que des mortels sont
tombés dessus par hasard.
Je haussai les sourcils.
— Qu’arrive-t-il aux mortels quand ils trouvent l’un de ces
portails ? voulut savoir Aiden.
Apollon rattrapa sa boule de lumière.
— Oh, le truc habituel. Ils servent de pâtée aux molosses d’Hadès.
Quoi qu’il en soit, le portail n’apparaît maintenant qu’à ceux
d’ascendance divine.
— Les purs ? questionna Marcus.
— Ah… non.
La boule de lumière disparut et Apollon braqua son regard sur
moi.
— Ils n’apparaissent qu’aux dieux, aux demi-dieux originels, à
ceux rendus immortels par l’ambroisie… et à l’Apollyon.
Je donnai un coup de coude à Aiden.
— Hé, je me sens très spéciale.
— Parce que tu l’es.
Il me sourit quand je me tournai vers lui.
— Dans ce cas, il nous suffit de trouver le portail et de passer à
travers. Ça me paraît simple.
Apollon éclata de rire.
— Ce n’est pas si simple, non. Le portail est maintenant sécurisé,
même pour ceux à qui il apparaît.
Mon ventre se serra.
— Ai-je vraiment envie d’en savoir plus ?
Il sourit de toutes ses dents et mes entrailles se nouèrent
violemment. Quand Apollon souriait comme ça, c’était très mauvais
signe.
— Il y a des chiens et des gardiens.
— Génial.
— Et aussi des esprits – la plupart ne passent pas ces gardiens-là.
Apollon recula.
— Mais si tu y parviens, le portail apparaît et tu te retrouves aux
enfers. Mais parcourir les enfers sans guide est non seulement
extrêmement dangereux, mais également très stupide.
OK. Je devais donc faire joujou avec quelques toutous, décimer
une compagnie de gardiens et appeler SOS Fantômes ? Ah, et il me
fallait un guide. Très bien. Ce n’était pas si terrible, finalement.
Un sourire étira mes lèvres.
— Je connais exactement la personne qu’il nous faut.
CHAPITRE 18
*
* *
Il était beaucoup trop tôt pour être déjà sur le pied de guerre,
mais j’étais pourtant là, debout à côté de l’un des Hummer, clignant
les yeux dans le soleil matinal.
Aiden faisait ses adieux à son frère et je m’efforçais de leur
accorder un peu d’intimité tout en me tenant en équilibre sur un
pied, le seul moyen que j’avais trouvé pour ne pas m’endormir sur
place et m’étaler face contre terre. La veille au soir, Aiden m’avait
obligée à me coucher tôt, comme une vraie nounou.
— Il faut que tu sois bien reposée, avait-il argué, et il était resté
assis à côté de moi jusqu’à ce que je m’endorme.
Pourtant, même après huit heures de sommeil, je rechignais à me
lever aux aurores. Un long voyage nous attendait : près de neuf
heures de route et presque huit cents kilomètres. Nous serions allés
plus vite en avion, mais n’aurions jamais pu embarquer toutes nos
armes sans user de sorts de compulsion sur la moitié du personnel de
sécurité de l’aéroport. Et comment expliquer pourquoi Aiden peignait
des runes avec du sang de Titan dans un Boeing 747 ? Ainsi parés,
sans oublier le talisman qu’Apollon m’avait donné, nous serions au
moins relativement tranquilles sur la route.
— Alexandria ?
Reconnaissant la voix de mon oncle, je me retournai et me
dirigeai vers le porche devant lequel il m’attendait.
— Salut.
Il tenta de sourire, mais je vis bien qu’il se forçait.
— Je sais que tu seras prudente, mais je voudrais que tu fasses
vraiment… très attention. D’accord ?
— Je fais toujours attention.
Marcus me lança un regard atone et je ne pus m’empêcher de
sourire de toutes mes dents.
— Je serai prudente. C’est promis.
Entendant Aiden approcher, mon oncle recula d’un pas et
bombarda l’autre pur d’un regard sombre.
— S’il lui arrive quoi que ce soit, gare à ton cul.
J’ouvris de grands yeux stupéfaits.
— C’est la première fois que je t’entends dire un gros mot. Waouh.
Pour toute réponse, Marcus me serra dans ses bras. Il me lâcha
très vite et détourna les yeux, déglutissant avec difficulté. Nous
prîmes rapidement congé du reste du groupe.
— Tâchez de ne laisser sortir personne des enfers, dit Luke dans
un sourire.
— Même pas les âmes de Sam ou de Dean ?
Luke et Deacon éclatèrent de rire et je les étreignis à tour de rôle
avant de rejoindre Aiden au petit trot. Il était en train de charger la
voiture.
Je voulus prendre le sac contenant nos armes et nos provisions,
mais il pesait une tonne.
— Trop lourd pour moi.
— Laisse-moi faire, gloussa Aiden, qui le souleva d’une seule main
– très impressionnant – et le jeta sur la banquette arrière. J’ai déjà
mis de côté quelques dagues à l’avant. Tu es prête ?
— Oui.
Je jetai un dernier regard par-dessus mon épaule à tous ceux qui
étaient alignés devant le porche. Une étrange douleur me comprima
la poitrine. La scène qui s’offrait à mes yeux était pourtant paisible.
Les oiseaux gazouillaient. Les rayons d’un soleil radieux perçaient
entre les arbres touffus. On aurait presque dit que nous partions en
vacances, et non pour le royaume des morts.
Aiden me posa une main sur le bras.
— Nous les reverrons bientôt.
— Oui.
Je lui souris, mais le cœur n’y était pas.
— C’est juste…
— Quoi ? demanda-t-il en refermant le coffre.
Secouant la tête, je m’arrachai à la vision de mes amis – de ma
famille. Alors que je pivotais vers Aiden, un mouvement attira mon
attention. Près de la lisière de la forêt de chênes, j’aperçus une biche
dressée sur ses pattes graciles, et j’aurais juré qu’elle me regardait.
Dans son regard brillait une lueur d’intelligence – quelque chose
d’étranger. Puis elle bondit et disparut dans le feuillage abondant.
— Tu crois que tout ira bien pour eux ? demandai-je en croisant le
regard d’Aiden.
— Je ne laisserais pas mon frère si je ne le pensais pas.
Je savais ces paroles sincères. Hochant la tête, je me dirigeai vers
le siège passager, le regard fixé sur l’endroit où la biche avait disparu.
Je songeai à Artémis. Les dieux n’étaient pas censés savoir où nous
étions, mais pas besoin d’un gros effort d’imagination pour supposer
qu’Apollon avait mis sa jumelle au courant.
Un petit sourire étira mes lèvres alors que je montais en voiture.
Les autres seraient en sécurité. La moitié d’entre eux étaient entraînés
et sacrément doués pour manier une dague. Sans oublier que les
exercices de Deacon avec le feu élémentaire commençaient à porter
leurs fruits. Avec Laadan et Marcus, qui étaient des Maîtres de l’air, ils
étaient parfaitement capables de se défendre. Et si Artémis traînait
vraiment dans le coin, ils avaient une déesse guerrière de premier
ordre pour leur prêter main-forte.
J’attachai ma ceinture et posai les mains sur mes cuisses, serrant
les poings. Je jetai un coup d’œil à Aiden alors qu’il mettait le contact
et que le Hummer prenait vie.
— Tu sais que je déteste les longs trajets en voiture, pas vrai ?
Un demi-sourire apparut sur ses lèvres.
— Je m’en souviens, oui.
— Tu vas être obligé de me distraire. Il va falloir te montrer
créatif.
Il éclata de rire tout en engageant le gros véhicule sur l’étroit
sentier de terre battue que je découvrais.
— Je ne te l’ai pas encore dit, déclara-t-il en m’enveloppant d’un
regard appuyé qui me fit oublier la gravité de notre mission. Mais tu
as beaucoup d’allure dans l’uniforme des Sentinelles.
Une rougeur enflammée, qui n’était pas due à la gêne, envahit
tout mon corps.
— Toi aussi.
— Je sais.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Bonjour la modestie.
Les yeux d’Aiden étaient très clairs, du gris pâle des bruyères.
— Regarde dans la boîte à gants.
Curieuse, je me penchai en avant pour débloquer le loquet. À
l’intérieur se trouvaient deux objets noirs et luisants. Je sortis le
premier avec précaution, éprouvant son poids dans ma main. C’était
un Glock du Covenant. Envahie d’un sentiment de puissance, je
vérifiai le magasin, qui contenait des balles en titane.
J’avais pourtant une étrange impression en tenant ce pistolet.
— Je n’ai eu en main l’une de ces armes qu’une seule fois en
dehors du Covenant.
Aiden ne répondit rien, attendant que je continue. Bien sûr, il
savait dans quelles circonstances.
— Je n’ai pas tiré. J’ai hésité.
— Tu étais face à ta mère, Alex. C’est compréhensible.
J’acquiesçai, essayant d’oublier le nœud dans ma gorge tandis que
je replaçais l’arme dans la boîte à gants.
— Qu’est-ce que tu as planqué d’autre ?
— Regarde sous les sièges, murmura-t-il, tandis que les roues du
Hummer mordaient le bitume.
Sous mon siège, je trouvai deux dagues et une faucille.
— Il y a la même chose sous le tien ?
Il hocha la tête.
— Tu as prévu de soutenir un siège contre les démons ?
— On n’est jamais trop prudent, Alex. Nous n’avons aucune idée
de ce que nous pourrons rencontrer.
Je me redressai.
— Seth est très loin d’ici et nous sommes protégés.
Je tapotai du doigt le talisman d’Apollon, puis indiquai les runes
au-dessus de nos têtes.
Aiden grommela quelque chose d’inintelligible.
Je haussai les sourcils, mais n’insistai pas. Ça ne me dérangeait
pas d’être entourée d’armes létales de tous acabits.
— Il ne nous manque que du café.
— Comme si tu avais besoin d’une autre dose de caféine.
— Ah ah.
Je contemplai le paysage défilant derrière la fenêtre en me
mordillant les lèvres.
— La caféine est mon amie.
— Et la viande rouge… je sais.
Son ton moqueur me fit sourire.
— Tu peux manger tes blancs de poulet tant que tu voudras, mais
bientôt… très bientôt, je t’entraînerai du côté obscur.
Nous continuâmes de nous charrier mutuellement pour nous
distraire, et cela fonctionna. Mes muscles contractés se détendirent
au fur et à mesure que nous avalions les kilomètres et aucun démon
ne tomba du ciel quand nous rejoignîmes la civilisation – en
l’occurrence l’autoroute. Quand nous fîmes un crochet pour acheter à
manger dans un drive-in, je commandai un hamburger.
Aiden choisit bien sûr un sandwich au poulet grillé… et retira un
côté de son pain. Déballant mon propre sandwich, je laissai échapper
un rire.
— Mais pourquoi tu fais ça ? On dirait que tu ne supportes pas les
sandwichs.
— Un côté du pain, c’est assez.
Il baissa les yeux sur ses genoux, une main sur le volant, l’autre
couverte de sauce. Relevant la tête, il soupira.
— Tu as pris toutes les serviettes ?
Je le regardai d’un air coupable.
— J’ai peut-être fait ça, mais je t’en ai gardé… la moitié d’une.
Plongeant la main au fond de mon sac, j’en sortis une serviette
que je déchirai en deux. Puis je lui essuyai la main, certainement pas
aussi délicatement que lui le premier soir dans la cuisine. Je crois
même que je l’avais presque écorché.
J’attrapai ensuite le sac sur ses genoux pour en sortir le morceau
de pain abandonné, que j’agitai devant sa bouche.
— Alex…
Il s’écarta vers la fenêtre, loin de la dangereuse nourriture.
— Mange-le, lui ordonnai-je, tenant maintenant le pain à deux
mains, le faisant onduler sous son nez. Il fait la danse du ventre.
« Mange-moi. »
Il haussa un sourcil.
— Petite tentatrice.
Aiden serra les lèvres, mais quand il me regarda, en train d’agiter
le morceau de pain, il éclata de rire.
— Tu as gagné, donne-le-moi.
Tout sourire, je le regardai manger son pain, puis sortis cette fois
du sac la petite portion de frites.
— Tu en veux ?
Étonnamment, il accepta. Mais quand nous eûmes fini notre
repas, et que nous ne trouvâmes plus ni l’un ni l’autre rien de décent
à écouter à la radio, la fébrilité me reprit. Nous roulions depuis déjà
quatre heures quand nous nous arrêtâmes dans une station-service un
peu avant Des Moines pour faire le plein d’essence et acheter de quoi
grignoter. Le souvenir encore frais dans ma mémoire de ma rencontre
avec Hadès lors de ma précédente visite dans ce genre
d’établissement, je restai dans la voiture et demandai à Aiden de me
rapporter des Doritos au fromage. Mais ce n’était apparemment pas
une nourriture convenable pour les enfers.
— Tu veux conduire ?
Je secouai la tête tout en rebouclant ma ceinture.
— Si je prenais le volant de cet engin, je risquerais de ratatiner
une famille entière.
— Quoi ?
Aiden éclata de rire.
— Je n’ai conduit une voiture qu’une seule fois dans ma vie, et
elle était minuscule comparée à ce tank. J’ai mon permis, mais il ne
faut pas me lâcher sur l’autoroute.
Aiden se pencha vers moi, recouvrant ma main de la sienne.
— Quand tout sera terminé, je te donnerai des leçons. Et tu
pourras conduire un de ces camions là-bas.
Je laissai échapper un rire en voyant le semi-remorque qu’il me
montrait.
— Tu peux ajouter un village à la liste de mes victimes.
— Tu te débrouilleras très bien, j’en suis certain.
Il inséra le Hummer dans la circulation entre deux camions.
— Comme pour tout ce que tu fais. Quand tu décides de t’y
mettre, tout te réussit, alors ne t’inquiète pas pour ça.
Renversant la tête en arrière contre le siège de cuir, je lui souris.
— Tu dis toujours le truc parfait.
Aiden fronça les sourcils.
— Non, je ne crois pas.
— Mais si, dis-je doucement, serrant sa main plus fort. Tu ne le
fais même pas exprès. C’est naturel chez toi.
Deux points rouges apparurent sur ses joues. C’était vraiment trop
chou, et je me penchai vers lui pour y déposer un baiser rapide,
souriant de son air confus.
Il ne se passa rien pendant le reste du voyage et je finis même par
m’assoupir une heure ou deux avant d’atteindre Stull. Au début, je ne
me rendais pas compte que je rêvais. Tout était flou, comme si je
regardais la scène à travers un tube rempli de brouillard. Lorsque ma
vision s’éclaircit et que le décor se mit en place, la salle circulaire aux
murs de grès que je distinguais me parut vaguement familière. Mais
ce n’était pas le lieu qui attira mon attention, mais ce qui s’y trouvait.
Apollon était à genoux, les mains tendues, et il n’était pas seul.
Aiden aussi était là. Il me tournait le dos et tenait quelque chose –
quelqu’un – contre son cœur, le corps penché sur la forme immobile
qu’il berçait d’avant en arrière, ses larges épaules secouées d’un
tremblement. Il y avait une autre personne dans la salle encore, mais
l’image n’était pas assez nette pour que je puisse la reconnaître.
Une sensation de malaise semblable à une brume épaisse s’insinua
en moi tandis que je me concentrais sur Aiden. Je voulais le toucher,
et je l’appelai par son nom, mais je n’avais pas de voix. Mon angoisse
grandit et j’avais soudain froid – beaucoup trop froid. Il y avait un
problème. J’avais l’impression d’être présente, mais détachée de la
scène, comme si je la contemplais depuis une grande distance.
Aiden disait quelque chose, trop bas pour que je puisse l’entendre.
Je compris seulement la réponse d’Apollon.
— Je suis désolé.
Soudain, Aiden se redressa et rejeta la tête en arrière, poussant un
hurlement rauque empli de douleur et de rage.
Je m’éveillai en sursaut, cognant mes genoux dans la boîte à
gants, alors qu’Aiden chantonnait doucement les paroles de Saving
Grace de The Maine.
— Tout va bien ?
Inspirant très profondément, je fis « oui » de la tête et repoussai
les mèches de cheveux tombées sur mon visage. Mon cœur battait
comme un tambour. J’avais vu le corps sans vie qu’Aiden tenait dans
ses bras, et compris le cri déchirant venu du plus profond de son âme.
C’était moi.
Je me tassai sur mon siège, regardant par la fenêtre. Ce n’était
qu’un rêve – juste un rêve. Pas étonnant que je fasse ce genre de rêve
tordu avec le stress et toutes ces folies qui arrivaient, mais…
Ce n’était pas un rêve qui s’oublie facilement. Il m’avait glacée
jusqu’aux os. J’eus toutes les peines du monde à écarter ce cauchemar
de mes pensées. Je me radossai au fond de mon siège et observai
Aiden entre mes yeux mi-clos, m’efforçant de nous imaginer roulant
vers une autre destination – n’importe quoi d’autre qu’un cimetière
effrayant. Peut-être Disney World ? Non, quand même pas. Disons
plutôt une plage où nous irions passer un week-end en amoureux. Je
la visualisais presque. Je sentais presque le goût de l’océan et la
chaleur du soleil sur ma peau.
Nous étions un couple normal, nous vivions parmi les mortels
comme nous en avions parlé, nous avions un avenir sans ce genre de
folies, où je ne serais pas connectée à un Seth psychotique. Nous
aurions une maison, parce que je n’imaginais pas Aiden dans un
appartement ou une maison de ville. Il lui faudrait de l’espace, un
jardin, et même s’il n’était pas question dans la vraie vie d’avoir un
chien à cause de l’influence des démons sur l’esprit des animaux,
c’était mon rêve. Je pouvais imaginer tout ce que je voulais, et nous
avions un labrador qui courait le long de la clôture.
Et puis j’aurais aussi un chat, un très gros chat tigré roulé en
boule sur mes genoux qui mangerait le pain qu’Aiden retirait de ses
sandwichs. Nous aurions une terrasse, où nous serions assis le soir.
Aiden lirait une bande dessinée ou un ennuyeux livre d’histoire en
latin, et je tenterais de le distraire par tous les moyens possibles.
Voilà le genre de futur que je voulais.
— À quoi tu penses ?
— Comment sais-tu que je ne dors pas ?
Une pause.
— Je le sais, c’est tout. Alors, dis-moi…
Me sentant un peu bête, je lui racontai l’avenir dont je rêvais pour
nous. Aiden ne rit pas. Il ne se moqua pas de moi et ne me demanda
pas pourquoi un chat mangerait le pain de ses sandwichs. Il se
contenta de me regarder – si longtemps que je commençais à craindre
que l’on ait un accident. Et puis il détourna la tête, un muscle saillant
sur sa mâchoire.
— Quoi ? demandai-je en me tortillant sur mon siège. J’en ai trop
dit ?
— Non.
Il prononça cet unique mot d’une voix éraillée.
— Alors qu’est-ce qu’il y a ?
Les yeux d’Aiden étaient extrêmement lumineux quand ils
croisèrent de nouveau les miens – aussi brillants et pénétrants que
nos dagues en titane.
— Juste que je t’aime.
CHAPITRE 19
*
* *
Cela nous prit plusieurs heures pour traverser la Plaine des
Asphodèles. Lorsque nous quittâmes la boue pour l’herbe, nous étions
trempés et glacés et nos capes pesaient lourdement sur nos épaules.
Mes bottes de combat imbibées d’eau clapotaient lamentablement à
chaque pas et j’étais épuisée. Aiden aussi, sans doute, mais aucun de
nous deux ne se plaignit. La traversée du champ des âmes oubliées
nous avait rappelé que notre sort était enviable.
La pluie s’était un peu calmée, devenue un crachin régulier. Le ciel
orangé s’était assombri, signe que la nuit ne tarderait pas à tomber.
Devant nous, une succession de coteaux verdoyants menait vers une
épaisse muraille d’ardoise presque impénétrable. La montée serait
rude.
— Tu veux souffler un peu ? me demanda Aiden, scrutant la pente
sous son capuchon. On dirait qu’il n’y a pas de danger. Nous pouvons
faire une…
— Non. Ça va.
Je le dépassai, attaquant lentement la première montée,
repoussant la douleur qui sourdait dans mes tempes.
— Plus vite nous aurons gagné les galeries, plus vite nous
pourrons prendre du repos, non ? Nous y serons à l’abri pour la nuit.
— Oui.
Aiden me rattrapa en une seconde. Sortant une main de sous sa
cape, il me caressa la joue. Sa paume était chaude sur ma peau,
même si ce contact furtif ne dura qu’un instant.
Nous continuâmes en silence, mais l’inquiétude me rongeait. Ma
migraine n’était pas violente, pas comme celle qui avait précédé
l’appel longue distance de Seth, mais jusqu’à quand ? Notre unique
espoir était d’atteindre un abri – au sec de préférence – où nous
pourrions établir un camp pour la nuit. J’avais besoin de sommeil, et
le plus tôt serait le mieux.
Le ciel étrange s’assombrissait à chaque crête que nous
franchissions, nous obligeant à accélérer le pas. Nous traversâmes un
champ de narcisses qui nous arrivaient aux genoux, leurs pétales d’un
blanc lumineux dégageant une odeur incroyablement douce. La
muraille d’ardoise se rapprochait et les fleurs furent remplacées par
des arbres.
Ils se dressaient vers le ciel, leurs branches nues pour la plupart
semblables à des doigts qui cherchaient à saisir l’obscurité. Sur les
plus basses branches, des fruits d’un rouge ardent étaient suspendus.
Des grenades.
Curieuse de connaître leur goût, je m’apprêtais à en cueillir une,
mais Aiden intercepta ma main, qu’il serra presque à m’en faire mal.
Je laissai échapper un petit cri étranglé.
— N’y touche pas, me dit-il sévèrement, les yeux brillants comme
du mercure. Tu as entendu parler de Perséphone ?
Je lui lançai un regard sombre.
— La reine des enfers. Je ne suis pas idiote.
— Je n’ai pas dit ça.
Son étreinte se radoucit tandis qu’il m’entraînait entre les arbres
vers la dernière montagne.
— Mais je crois vraiment que tu aurais dû passer moins de temps
à dormir en classe, ou quoi que tu y faisais.
— Ah ah.
— Perséphone a goûté les grenades de ces arbres. Si tu ingères
une nourriture de ce monde, tu es condamnée à ne jamais le quitter.
Toutes les réponses cinglantes que j’avais sur le bout de la langue
moururent sur mes lèvres. Et j’avais l’impression de vraiment être une
idiote de ne pas m’être souvenue de cette histoire.
— D’accord. J’aurais dû être plus attentive.
Il gloussa doucement, mais sa bonne humeur disparut quand il
examina le dernier coteau devant nous.
— Par les dieux…
La pente en était raide, semée de touffes d’herbe, de racines
apparentes, de grands arbres dont les branches étaient garnies de
gros fruits noirs en forme de gouttes d’eau, et de ce qui était, je
l’espérais franchement, des fragments de rochers blancs et non des
ossements comme ils en avaient l’apparence. Au sommet, une
corniche permettait d’accéder à l’épaisse muraille grise.
Avec un soupir, j’accélérai le pas à côté d’Aiden.
— On ferait mieux de se dépêcher.
Nous entreprîmes de gravir la pente, nous aidant des racines pour
nous hisser à chaque pas. Je ne sais pas comment faisait Aiden, avec
ce sac énorme sur le dos, mais il avançait bien plus vite que moi.
À mi-chemin, une sorte de pépiement s’éleva au-dessus des fruits
étranges. Je m’immobilisai, levant la tête. Mon épais capuchon glissa
tandis que j’observais le ciel, à présent d’un bleu sombre, au-delà des
arbres.
La nuit était tombée et je me souvenais de l’avertissement
d’Apollon.
— Viens, appela Aiden. Nous devons faire vite.
Agrippant une racine, je m’élevai un peu plus haut.
— Tu as entendu ce bruit ?
Aiden ne répondit pas, continuant de grimper.
Les branches au-dessus de nous s’agitèrent soudain, secouant les
fruits géants. Le pépiement s’intensifia.
— Je crois… que ça vient des fruits.
Juste au-dessus de moi, une énorme gousse noire de la taille d’un
pouf se mit à trembler, puis elle s’ouvrit en deux, déployant de
longues… pattes noires et velues. Le centre de cette masse parut
rouler, et une rangée d’yeux rouges se braquèrent sur moi.
— Oh, par les dieux… ce ne sont pas des fruits.
Pas étonnant que les âmes ne s’aventurent pas près du réseau de
galeries !
C’était une araignée géante, qui se laissa choir de l’arbre et toucha
le sol sur six de ses huit pattes. Le hurlement aigu qu’elle poussa me
glaça les sangs. Une autre atterrit lourdement dans l’herbe, puis une
troisième… une quatrième et ainsi de suite. Leurs cris lancés à
l’unisson couvrirent tous les autres sons.
Aiden redescendit en courant, les cailloux et les ossements
jaillissant sous ses bottes, pour revenir à ma hauteur. Il m’empoigna
la main alors qu’une bête hideuse se laissait tomber près de nous, les
crocs brillants et deux pattes levées, tout en proférant un son aigu
grinçant comme une craie sur un tableau noir.
Poussant un hurlement d’horreur, je me rejetai en arrière et
percutai Aiden tandis que l’énorme araignée courait dans l’herbe.
Aiden m’écarta de sa trajectoire et tira une dague. Bondissant dans
les airs, il la plongea jusqu’à la garde dans le corps de l’araignée.
À quatre pattes, je décampai vers le sommet, terrorisée par la
vision de milliers de pattes noires grouillant sur le sol.
Une masse atterrit sur mon dos et je mordis la poussière et l’herbe
humide. La douleur fusa dans ma lèvre et je sentis le goût du sang,
mais je m’en fichais pas mal quand je compris que c’était une
araignée velue qui pesait sur mon dos. Ses pattes transpercèrent le
tissu de ma cape tandis qu’un sifflement résonnait dans mon oreille.
Invoquant l’énergie lovée en moi, je sentis… rien du tout.
Merde.
Plantant mes genoux dans le sol, je me relevai pour me
débarrasser de l’araignée, qui atterrit sur le dos à un mètre de moi,
agitant ses pattes et sifflant toujours.
— Par les dieux, je déteste… je dirais même que je hais les
araignées.
Aiden se baissa, me saisit par le bras et me remit sur pied, me
poussant en avant.
— Je crois que c’est le moment d’employer l’akasha.
Des centaines d’yeux rouges étaient braqués sur nous.
— Je ne peux pas. Je crois que ce n’est pas possible de l’utiliser
ici.
Il jura à mi-voix, sans cesser de me pousser vers le sommet.
— Je sens toujours le feu élémentaire. Et toi ?
Levant une main maculée de boue, je sentis crépiter une petite
étincelle, à mon grand soulagement.
— Oui.
— Bien. À trois, on dégage un passage vers les rochers droit
devant…
Il s’interrompit, faisant décrire un arc à sa faucille qui trancha
dans le corps d’une araignée qui s’était approchée trop près. Ses
pattes volèrent autour de nous.
— Tu vois cette ouverture dans les rochers ?
Je la voyais. Et aussi une centaine d’araignées entre nous et la
fissure.
— Ou… oui.
— À trois, on les flambe et on court. Surtout ne t’arrête pas. OK ?
— D’accord.
— Un… Deux… Trois !
Invoquant le feu élémentaire, j’étendis une main devant moi en
même temps qu’Aiden. Des boules de feu violacées percutèrent le sol
des deux côtés, s’étendant rapidement pour former un mur de
flammes.
— Cours ! m’ordonna Aiden en me poussant devant lui.
Je m’élançai sur le sol inégal, sans m’étonner de voir certains de
ces monstres velus sauter par-dessus les flammes. D’autres chargèrent
le feu, retombant sur le flanc en sifflant de douleur. Aiden me prit le
bras pour gravir la dernière section de la montagne rendue glissante
par la pluie. Derrière nous, les araignées contournaient les flammes.
Le bruit de leurs pattes grouillant sur le sol me hanterait sans doute
pour l’éternité. Arrivée au bord de la corniche, je faillis pousser un cri
de joie quand mes doigts se refermèrent sur les rochers.
L’un des monstres les plus rapides se jeta sur moi, s’accrochant à
ma jambe. Mes doigts glissèrent et ma gorge se noua tandis que le
poids de l’araignée conjugué à celui de ma cape lestée par la pluie me
tirait en arrière.
Je poussai un cri rauque, mais Aiden était là, se cramponnant des
deux bras aux miens. Il me tira vers lui, ses muscles puissants saillant
sous la cape alors qu’il me hissait par-dessus la corniche… ainsi que
l’araignée. Levant ma jambe libre, je me retournai et enfonçai le talon
de ma botte dans un œil de la bête. Dans un chuintement rauque, elle
me lâcha et dévala la pente, emportant avec elle quelques-unes de ces
congénères.
Nous remettant debout en chancelant, nous nous introduisîmes
dans la crevasse à l’instant où la masse des araignées franchissait la
corniche, percutant la muraille.
CHAPITRE 22
*
* *
Je restai collée à Caleb durant les quinze minutes suivantes,
pendant qu’Aiden examinait les armes exposées et que Perséphone se
limait les ongles ou les dieux savaient quoi. Assis en tailleur sur le sol
de la salle de guerre, genoux contre genoux, Caleb me parla de ses
activités aux enfers et je lui racontai combien Olivia désirait le voir.
Nous n’évoquâmes pas ce qui allait arriver. Il était certainement au
courant de toutes les folies qui se produisaient dans le monde d’en
haut et nous ne voulions ni l’un ni l’autre gâcher nos précieuses
dernières minutes ensemble.
— Tu lui as transmis mon message ? me demanda-t-il.
J’acquiesçai.
— Elle a pleuré, mais c’était des larmes de joie.
Caleb souriait de toutes ses dents.
— Elle me manque, mais je voudrais que tu me rendes un autre
service.
— Tout ce que tu voudras.
J’étais sincère.
— Ne lui dis pas que tu m’as vu.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ? Elle voulait tellement…
— Je veux qu’elle aille de l’avant.
Caleb me prit la main et se leva, m’entraînant avec lui.
— Il faut qu’elle passe à autre chose, et je pense qu’entendre
parler de moi l’empêche d’avancer. Elle a la vie devant elle et je ne
veux pas être une ombre attachée à ses pas.
Par les dieux, je détestais l’idée de mentir à Olivia, mais je
comprenais ce qu’il voulait dire. Olivia ne passerait jamais à autre
chose en sachant que Caleb, d’une certaine façon, était conscient et
aussi vivant que possible dans les enfers. C’était comme s’il était là,
inaccessible, mais toujours présent. Comment pourrait-elle aller de
l’avant dans ces conditions ?
Je lui promis donc de dire à tout le monde que seule Perséphone
nous avait trouvés. Même si Apollon connaissait la vérité, ce n’était
pas grave tant qu’Olivia l’ignorait. À sa façon, c’était le cadeau que lui
faisait Caleb.
— Merci, me dit-il en me prenant de nouveau dans ses bras.
Une partie de moi avait envie d’y rester, parce qu’il m’ancrait dans
la réalité. Caleb représentait mon côté rationnel. Et encore plus que
ça. En dehors de ma mère, c’était la première personne que j’avais
vraiment aimée.
Caleb serait toujours mon meilleur ami.
— Il est temps, dit doucement Perséphone.
Quand je me séparai de Caleb pour me tourner vers elle, je lus de
la compassion dans ses yeux. Une divinité capable d’empathie était
une anomalie.
Aiden me rejoignit et enfila les bretelles du sac à dos avant de me
tendre les armes que les gardes m’avaient confisquées, ainsi que ma
pèlerine puante. Perséphone se laissa flotter jusqu’au centre de la
salle de guerre, où elle agita la main. Un trou noir apparut,
totalement opaque.
— Ce portail vous ramènera à celui par lequel vous êtes arrivés.
Je remerciai la déesse, qui hocha gracieusement la tête.
Après avoir fait mes adieux, je jetai un dernier regard par-dessus
mon épaule et mon cœur se serra quand je croisai le regard bleu pur
de Caleb. Je compris alors que la mort nous séparait de beaucoup de
choses, mais que le lien de l’amitié demeurait intact.
Caleb me sourit et je lui rendis son sourire, les yeux humides,
avant de me retourner vers le trou noir qui nous attendait. Main dans
la main, Aiden et moi traversâmes le portail. Nous avions trouvé ce
que nous étions venus chercher, mais savoir que nous devions
accomplir l’impossible était un lourd fardeau sur nos épaules.
CHAPITRE 27
*
* *
Nous arrivâmes à Apple River alors que le ciel commençait à
peine à s’éclaircir. Le chalet était plongé dans l’obscurité quand nous
descendîmes de voiture, accueillis seulement par le chant des
oiseaux.
Aiden s’étira pour dénouer ses muscles. Il s’interrompit en voyant
que je l’observais depuis l’autre côté du véhicule.
— Viens voir ici.
C’était sans doute la seule personne au monde qui pouvait me
donner des ordres sans que je me rebiffe. Docilement, je fis le tour du
Hummer par l’avant et m’arrêtai devant lui.
— Quoi ? demandai-je en étouffant un bâillement.
Aiden me prit le visage entre ses mains et me renversa la tête en
arrière.
— Tu n’as pas dormi du tout.
— Toi non plus.
Un sourire las apparut sur ses lèvres.
— Je conduisais.
Je saisis ses poignets et nos regards se verrouillèrent l’un à l’autre.
— Tu te rends compte que nous sommes descendus aux enfers et
revenus ?
— C’est incroyable, hein ?
Il caressa l’arrondi de mes pommettes de la pulpe du pouce.
— Tu as été parfaite.
— Sauf pour les araignées…
Il inclina la tête en avant, frottant son nez contre le mien.
— Je ne parlais pas des araignées.
— Non ?
Aiden éclata de rire et son souffle brûlant éveilla mes ardeurs.
— Non. Je pensais plutôt à ce qui s’est passé après les araignées.
— Oh… oh !
Je cessai de respirer et j’avais soudain les jambes en coton.
— Ça.
— Oui. Ça.
Ses lèvres effleurèrent les miennes.
Je commençai à sourire parce que cet épisode avait été vraiment
parfait, mais Aiden m’embrassa et je me sentis fondre. C’était un
baiser plein de force, d’amour et d’un avant-goût de ce que serait ma
vie avec lui. J’adorais carrément qu’au milieu du chaos nous puissions
partager des moments comme celui-là. Rien que lui et moi et pas de
murs entre nous. Notre baiser s’approfondit, la langue d’Aiden
s’insinua entre mes lèvres et j’enfonçai mes doigts dans ses poignets.
Un grognement sensuel monta de la gorge d’Aiden et j’avais envie
de…
— Il y a des hôtels pour ça, dit Apollon, surgi de nulle part. Mes
pauvres yeux…
Je jurai entre mes dents. Même sous sa forme véritable, il arrivait
toujours au mauvais moment.
— Par les dieux, gronda Aiden, qui recula pour lui jeter un regard
dégoûté au-dessus de ma tête. Ça t’excite de nous surprendre ?
— Tu n’as pas envie de savoir ce qui m’excite.
Je fis la grimace.
— Beurk.
Aiden m’embrassa sur le front et retira ses mains de mes joues.
Glissant un bras autour de mes épaules, il m’attira contre son corps et
je me laissai faire, appuyant ma joue sur son torse.
— Tu as déjà parlé à Dionysos ?
Apollon s’adossa au pare-chocs du Hummer.
— Oui. Il est sur le coup en ce moment même.
— Comment pouvons-nous être certains que Dionysos n’est pas le
dieu qui tire les ficelles ? demandai-je en réprimant un autre
bâillement. Et qu’il ne va pas nous mentir ?
— La guerre n’est pas la tasse de thé de Dionysos, et il n’a pas les
compétences pour mettre sur pied un projet de cette envergure.
— Quand nous donnera-t-il des nouvelles ? voulut savoir Aiden.
— D’ici la fin de la journée.
Apollon leva la tête vers le ciel maintenant d’un bleu profond.
— C’est presque le matin. Vous devriez aller vous coucher.
Aiden baissa les yeux sur moi.
— C’est ce qu’on va faire.
Je me détachai de lui, jetant un regard à Apollon.
— Je te rejoins dans une minute. Je veux parler à Apollon.
Il hésita, me transperçant d’un regard interrogateur. Je détestais le
laisser dans l’ignorance, mais je n’avais pas le choix. Si Aiden savait
ce que je devais faire, il ferait tout pour m’en empêcher et le monde
courrait à sa perte.
— Tout va bien, lui répondis-je en souriant. Je n’en ai pas pour
longtemps.
Aiden regarda Apollon et poussa un soupir.
— Bon. Je vais peut-être aller réveiller Deacon.
— Il sera sûrement ravi, dis-je.
Un bref sourire se dessina sur ses lèvres.
— Oui.
Dès que la porte du chalet se fut refermée sur lui, je dévisageai
Apollon et sentis le masque cordial que j’avais affiché se déliter.
Nos regards se croisèrent et le dieu soupira.
— Alexandria…
— Je savais que tu me cachais quelque chose. Qu’il y avait une
raison pour que tu veuilles me garder en vie alors qu’il aurait été
tellement plus simple de me tuer. Ma mort aurait réglé le problème
avec Seth, et j’avais du mal à comprendre pourquoi tu prenais ce
risque.
Il avait l’air de ne pas savoir quoi me répondre. Bien – j’avais
cloué le bec à un dieu. Un point pour moi. Je me préparai pour le
suivant.
— Tu as besoin du Tueur de Dieux.
Un long moment s’écoula avant qu’il me réponde.
— Nous devons empêcher que cela ne se reproduise.
— Tu as besoin de moi pour tuer le dieu qui tire les ficelles.
La colère déferla en moi. Je me sentais blessée. Une blessure qui
me tourmentait depuis que nous avions quitté les enfers, sans que je
sache pourquoi. Apollon avait beau être de mon sang, c’était un dieu
et ces gens-là manquaient totalement d’empathie, comme les
psychopathes, mais cette trahison me faisait pourtant très mal.
Parce que, au bout du compte, j’étais à la fois le lion et la gazelle.
Je devais tuer, puis ce serait mon tour. Apollon ne l’avait pas dit, mais
je l’entendais dans son silence.
— Nous ne pouvons pas prendre le risque d’une destruction de
cette envergure, Alexandria. Des milliers d’innocents ont perdu la vie
et il y en aura d’autres. Et même si nous arrêtons le Premier, cela se
reproduira.
Il posa lourdement la main sur mon épaule.
— Nous ne pouvons pas nous tuer entre nous. Nous avons besoin
de la seule entité capable d’anéantir un dieu. Nous avons besoin du
Tueur de Dieux. Nous avons besoin de toi.
Je le dévisageai, interloquée.
— Tu ne veux donc pas que je détruise Seth.
Il poussa un grognement.
— La plupart du temps, c’est ce que je veux, mais il faut que tu
absorbes son pouvoir et pour cela il doit être vivant. Je veux que tu
sois capable de le vaincre et que tu transfères son énergie en toi.
Je serrai les poings et dus prendre sur moi pour ne pas lui
arracher ses boucles blondes.
— Tu me mens depuis le début.
— Pas du tout, me répondit-il sans ciller.
— Tu mens encore ! Tu m’as dit avant mon Éveil que tu voulais
que je tue Seth ! Tu l’as peut-être oublié ? Autour d’un verre de soda
au raisin et d’une part de gâteau Spider-Man !
— Je voulais que tu tues Seth, mais ce n’est pas ce qui doit être
fait.
J’en restai bouche bée.
— Tu joues sur les mots !
— Et je n’étais même pas sûr qu’il existe un moyen de te
transférer son énergie, continua-t-il calmement. Je m’en doutais. Ma
sœur aussi, mais nous n’en étions pas certains. Dans tous les cas, on
ne peut pas le laisser absorber ton pouvoir. Si tu ne peux pas le
vaincre et prendre le sien, alors tu devras le tuer.
Dans la bouche d’Apollon, cela paraissait très simple, comme s’il
me demandait d’aller lui acheter des chips saveur barbecue ou des
chips au vinaigre s’il n’y en avait pas. Totalement dément.
— Je n’ai pas envie que tout ça finisse comme tu le crains, mais je
ne pourrai pas arrêter le bras des autres dieux.
— Bien sûr. Une fois que j’aurai neutralisé ce dieu – si nous
parvenons à savoir de qui il s’agit – il y a de très grandes chances que
les dieux s’en prennent à moi, parce que je serai une menace. Et je
parie qu’ils ont un membre de l’Ordre de Thanatos qui n’attend que
ça, je me trompe ? Même si je ne fais rien, ils seront juge et partie
pour un crime que je n’aurai pas commis !
Encore une fois, il tarda à répondre.
— Tout le monde finit par mourir un jour, mais ce qui compte,
c’est de savoir pour quoi on est prêt à mourir, Alexandria.
Par les dieux, une partie de moi – immense – avait envie de lui
balancer un coup de pied dans les bijoux de famille, mais je
comprenais. Malgré l’énormité de ce qu’il venait de dire, je
comprenais. Et c’est sans doute ce qui me retenait de me jeter sur lui.
La perte d’une vie, ou deux, se concevait pour en sauver des millions.
Je pouvais le comprendre, et si j’avais été totalement impartiale dans
cette affaire, si je n’avais pas été directement concernée, j’aurais
probablement même soutenu cette idée.
Mais il s’agissait de moi.
C’est moi qui devais me sacrifier.
Et c’était vraiment dur à avaler. Je n’arrivais même pas à
commencer à l’assimiler. Je me sentais égoïste, mais je savais aussi ce
qui devait être fait.
Par les dieux, je n’étais pas assez adulte ni assez mûre pour
prendre ce genre de décisions.
Le silence qui s’installa entre nous était si pesant que la brise qui
agitait les branches des arbres semblait assourdissante. Sans mes
capacités sensorielles quasi divines, j’aurais cru qu’Apollon était parti.
Mais il était bien là et attendait.
— Il n’y a pas d’autre moyen ? lui demandai-je.
Il ne répondit rien et je pris son silence pour un non. Le cœur
lourd, je relevai la tête.
— Que se passera-t-il si je meurs ?
La réponse d’Apollon se fit encore attendre.
— Tu auras des funérailles de guerrier. C’est une mort glorieuse,
et tu ne manqueras de rien.
Sauf d’être en vie, mais j’imagine que ce n’était qu’un point de
détail.
— Pourras-tu t’assurer… que tout ira bien pour Aiden ?
Les yeux du dieu plongèrent au fond des miens et il hocha la tête.
Ma gorge se serra et les yeux me brûlaient. Je me concentrai sur
les graviers sombres.
— Il… Il a dû voir le corps de ses parents, après leur mort,
Apollon. Je ne veux pas qu’il me voie, d’accord ? Peux-tu me
promettre qu’il ne me verra pas ?
— Si tel est ton souhait.
Je serrai les lèvres, légèrement soulagée que cette horreur lui soit
épargnée – sans doute pas le plus gros, mais une petite partie.
— Et peux-tu m’assurer que tout ira bien aussi pour Marcus et les
autres ?
— Oui.
— Très bien.
Je déglutis, mais j’avais l’impression de m’étouffer.
— Je veux rester seule quelques instants.
— Alex…
Je relevai les yeux, soutenant son regard.
— S’il te plaît, laisse-moi.
Il avait l’air sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se ravisa
et hocha la tête avant de se dématérialiser. Je ne sais pas combien de
temps je restai plantée là, mais je finis par gagner le porche et
m’asseoir sur les marches.
L’air de la nuit était encore frais sur mes joues brûlantes. Les
larmes me piquaient les yeux, mais je refusai de les laisser couler. Ça
ne servait à rien de pleurer. Cela ne changerait pas ce qui allait
arriver. Même si je parvenais à approcher Seth, à absorber son
énergie avant qu’il s’empare de la mienne et à détruire le dieu
mystérieux, je serais mise à mort comme un animal enragé. Et Seth
aussi, alors qu’il ne représenterait plus une menace ? Peut-être que
sans mon influence, cela irait mieux pour lui. Il serait seulement
l’Apollyon, et tout rentrerait dans l’ordre – un seul d’entre nous et
bla-bla-bla.
Je me frottai les yeux jusqu’à les rendre douloureux.
Nous étions en avril. Dans moins d’un mois, j’étais censée recevoir
mon diplôme du Covenant. Mais cela n’arriverait jamais. Tant de
choses avaient changé, et ne seraient plus jamais comme avant. Mon
Destin, lui aussi, s’était-il modifié, ou cela en avait-il toujours fait
partie sans que personne ait jamais pensé à m’en informer ?
Une idée me passa par la tête. Une idée folle, mais je songeai à
laisser advenir cette connexion bancale avec Seth. La douleur pulsait
dans mes tempes. Je pouvais lui raconter tout ce que je savais. Peut-
être qu’au fond de lui, je comptais encore assez pour lui.
Je secouai la tête et baissai les bras.
Seth n’y verrait qu’une raison supplémentaire pour m’inciter à
changer de camp.
Effectuant plusieurs respirations profondes, je l’écartai de mes
pensées, qui dérivèrent sans raison vers mon père. Son visage abîmé
par une vie difficile prit forme dans ma tête. Ses pommettes larges et
son menton volontaire dessinaient le visage d’un guerrier. Je ne lui
ressemblais pas beaucoup… mais j’avais ses yeux.
Je refusai de penser à lui. J’avais peut-être tort, mais c’était trop
dur pour moi d’être ici sachant qu’il se trouvait dans les Catskills.
Encore plus dur de me dire qu’il y avait de fortes chances que nous ne
nous retrouvions jamais face à face, conscients de ce que nous étions
l’un pour l’autre.
Serrant mes genoux l’un contre l’autre, je songeai aux sacrifices
qu’il avait faits, et depuis tant d’années. Au fond de lui, il désirait
sans doute être avec moi, mais il avait un devoir à accomplir. Mon
père était une Sentinelle jusqu’au bout des ongles.
Et je ne l’en respectais que davantage.
Je ne sais pas depuis combien de temps j’étais assise sur ces
marches, sans doute pas très longtemps, lorsque j’entendis la porte
s’ouvrir derrière moi. Les planches du porche craquèrent et des pas se
rapprochèrent.
Aiden s’assit à côté de moi, toujours vêtu de son uniforme. Il
regardait droit devant lui et ne dit rien. Je me tournai vers lui. Ses
cheveux sombres étaient en désordre, rebiquant dans tous les sens.
Une barbe commençait à ombrer ses joues.
— Est-ce que tu as réveillé Deacon ? lui demandai-je.
— Non. Si je l’avais fait, je n’aurais jamais pu me coucher. Il aurait
fallu le distraire, tu le connais.
Il inclina la tête vers moi.
— Quand Apollon est-il parti ?
— Il y a un petit moment.
Aiden demeura silencieux pendant quelques instants.
— Est-ce qu’il y a quelque chose que je devrais savoir ?
Le cœur me manqua.
— Non.
Son regard plongea dans le mien, et je ne savais pas s’il me
croyait, mais il m’ouvrit ses bras. Je me rapprochai de lui, me
blottissant contre son flanc, et il les referma autour de moi. Il appuya
sa joue contre mes cheveux et je sentis son souffle.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il reprenne la parole.
— Nous sommes ensemble dans cette aventure, Alex. Ne l’oublie
pas. Ensemble jusqu’au bout.
CHAPITRE 28
Notre Hummer était la voiture des joyeux drilles – des gens cool.
C’était en tout cas ce que je croyais. Avec Luke et Deacon, notre très
long voyage vers les contrées sauvages du Dakota du Sud ne se
présentait pas si mal. Mais le pauvre Marcus était d’un autre avis. Au
bout de deux heures d’un résumé complet de la dernière saison de
Supernatural, qui n’était pas pour me déplaire, mon oncle semblait
prêt à les faire taire à coups de ruban adhésif. Luke enchaîna ensuite
avec cette nouvelle série de trônes et de dragons, qu’il entreprit
d’expliquer à Aiden. Ce dernier étant fan des vieux programmes en
noir et blanc, Luke ramait carrément.
On aurait dit que Marcus avait la migraine, ce qui était également
mon cas, même si la mienne ne devait rien au babil incessant des
deux garçons ou aux jeux de route stupides – mais hilarants – qu’ils
avaient imposés. J’étais prête à parier que si Deacon se penchait
encore une fois entre nos sièges pour donner un coup de poing dans
le bras de son frère au passage d’une Coccinelle, Aiden se rangerait
sur le bas-côté pour l’étrangler. Et que Marcus le tiendrait pour lui
faciliter la tâche. Il devait avoir un vilain bleu sur la jambe, dû au
dernier coup de poing que Deacon lui avait infligé.
À l’issue de la quatrième heure, pourtant, je commençai à me
sentir agitée. Avant de me transformer en sale gosse dont les parents
menacent de rebrousser chemin, je tentai de dormir un peu. Je ne
pouvais pas compter sur les paysages pour me distraire. Une
succession de prairies, puis de collines, puis de forêts. L’ennui me
tenaillait tandis que je contemplais les runes tracées au sang de Titan
dans l’habitacle pour empêcher les dieux de sentir ma présence. Mais
être coincée en voiture pour un temps infini n’était pas le pire.
L’accroissement de la douleur qui pulsait dans mes tempes me rendait
nerveuse.
Seth était là, tapi dans l’ombre, et attendait son heure ; le
moment où il pourrait forcer mes défenses pour une petite
conversation. Une partie de moi accueillait presque cette idée avec
envie, comme une distraction, mais c’était totalement stupide.
Discuter avec Seth n’arrangerait rien. Nous n’étions clairement pas
dans le même camp.
J’aurais voulu ne plus gamberger.
Me retournant sur mon siège, je croisai le regard de mon oncle, et
lui souris quand il me montra Deacon d’un geste du menton. Le frère
d’Aiden avait finalement cédé au sommeil, la joue collée contre la
vitre. À côté de lui, Luke avait le regard perdu dans le vague au-delà
de la fenêtre et la mâchoire serrée. Peu désireuse de réveiller ce foutu
moulin à paroles, je repris ma place sans rien dire. Mon pied botté
glissa sur la dague-faucille posée par terre devant moi. Nous étions
aussi bien armés que pour notre équipée au Kansas.
Je me calai au fond de mon siège, étirant prudemment les jambes
alors que je mourais d’envie de gigoter dans tous les sens. Du coin de
l’œil, je surpris le regard amusé d’Aiden. Je lui tirai la langue et il rit
doucement.
Le temps semblait ralentir. Chaque fois que je regardais l’horloge
sur le tableau de bord, pensant que deux heures étaient passées, je
constatais que seulement vingt minutes s’étaient écoulées. À mi-
parcours, Solos appela Aiden sur le portable. Il fallait s’arrêter pour
prendre de l’essence, et cela ne parut pas le ravir.
— Nous sommes trop près de Minneapolis.
Autrement dit, trop près d’une grande agglomération. Presque
chaque grande ville des États-Unis possédait sa communauté de purs
dans la périphérie. Et où étaient les purs, se trouvaient aussi des
démons. Il y aurait également des Sentinelles et des Gardiens –
susceptibles de travailler pour Lucien.
Mais nous n’avions pas le choix. Les réservoirs des deux voitures
seraient bientôt vides et nous devions nous ravitailler pour ne pas
tomber en panne sèche au milieu de nulle part, à la merci des coyotes
et des ours.
Nous nous arrêtâmes donc dans une station-service de taille
moyenne et je tendis immédiatement la main vers la poignée de la
portière.
— Je préfère que tu restes ici, dit Aiden en débouclant sa
ceinture.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ? J’ai le talisman.
Il me jeta un coup d’œil.
— Peut-être, mais avec notre chance, quelqu’un pourrait te
reconnaître.
— Mais il faut que j’aille aux toilettes.
— Retiens-toi, dit Luke en ouvrant sa portière. Je te rapporterai
un truc à manger et de l’eau – des litres d’eau.
Je le bombardai d’un regard noir.
— C’est vraiment nul.
Tout le monde sauf moi sortit donc du Hummer et je me renfonçai
dans mon siège, les bras croisés. Je comprenais que nous n’avions pas
besoin d’un nouveau combat de catch entre dieux au milieu de la
station-service, mais merde…
Aiden se dirigea vers le second Hummer pendant que Marcus
faisait le plein. Et moi, j’avais beau être l’Apollyon tout-puissant, je
n’avais même pas le droit d’aller acheter un paquet de bœuf séché.
VDM.
Quelques instants plus tard, Aiden réapparut du côté passager.
J’envisageai de laisser ma vitre fermée, mais je finis par l’ouvrir. Il se
pencha à l’intérieur, appuyé sur les avant-bras.
— Hé, dit-il avec un petit sourire.
Oui, je faisais la gueule, mais je ne sentais plus mes fesses.
— Olivia et Léa ont demandé la clé des toilettes. Je crois qu’elles
sont dehors derrière le magasin.
— Oh, les dieux soient loués.
Je me détendis sur mon siège et le sourire d’Aiden s’agrandit d’un
côté.
— Et je vais m’arranger pour que Luke te prenne autre chose que
de l’eau.
— Tu es le meilleur.
Me penchant en avant, je déposai un bref baiser sur ses lèvres.
— Je suis sérieuse.
Alors qu’il passait à côté de nous, Marcus plissa les yeux.
— Je crois que je vais être obligé de vous séparer, vous deux.
Les joues d’Aiden rosirent tandis qu’il se redressait et se raclait la
gorge. Marcus s’arrêta à côté de lui, les bras croisés.
— Surtout en ce qui concerne les chambres. Et je ne suis pas naïf
au point de croire…
— Oh là ! l’interrompis-je. Je n’ai pas du tout envie de creuser ce
sujet.
Marcus me lança un regard impassible.
— Tu es ma nièce et je suis responsable de toi.
— J’ai dix-huit ans.
— Et tu es toujours trop…
— Olivia ! Pause pipi !
J’ouvris la portière d’un coup, manquant déséquilibrer mon oncle,
que je contournai avec un petit sourire d’excuse.
Aiden m’attrapa par le bras.
— Sois prudente.
— Bien sûr. À part les mauvaises odeurs qui risquent de me faire
vomir, ce ne sont que des toilettes publiques.
Il avait pourtant l’air de vouloir m’accompagner, mais Marcus le
toisait comme s’il était sur le point de le frapper. Aiden me lâcha et je
rejoignis les filles sur le trottoir.
— Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? demanda Olivia.
Je jetai un regard par-dessus mon épaule. La bouche de Marcus
s’agitait à toute vitesse pendant qu’Aiden restait stoïque, raide et
muet. Je fis la grimace.
— Tu n’as même pas envie de le savoir.
— C’est sûrement lié au fait que tu couches avec Aiden, déclara
Léa en croisant les bras.
Ma mâchoire se décrocha.
— Génial.
Olivia lui donna un coup sur le bras.
— Toujours aussi délicate.
Léa haussa les épaules.
— Quoi ? Je dis ce qui est. C’est une bombe sexuelle. Avec lui,
moi aussi, je passerais mon temps au lit.
— Super. Contente de le savoir.
Olivia dévisagea sa copine.
— Puisqu’on parle de baiser comme des lapins, est-ce que tu as eu
des nouvelles de Jackson ? Il n’était pas au Covenant quand…
Elle jeta un regard autour d’elle et baissa la voix.
— Quand Poséidon a pété un câble.
— Non. Mon téléphone portable a rendu l’âme et je n’ai pas de
chargeur.
Léa plissa les yeux, contemplant le ciel couvert.
— Je ne sais pas du tout où il peut être. Nous n’étions pas aussi
proches que vous avez l’air de le penser. Du moins, on ne se parlait
pas tant que ça.
Olivia gloussa.
— En tout cas, je ne pense pas qu’il ait rejoint Seth et Lucien, dis-
je tandis que nous tournions au coin du bâtiment de béton.
— Pourquoi ? demanda Olivia, repoussant en arrière une boucle
élastique.
— Vous vous rappelez quand Jackson s’est fait refaire le portrait ?
Nous nous arrêtâmes devant la porte des toilettes et ça puait déjà.
Les filles hochèrent la tête.
— Je suis presque sûre que c’est Seth qui lui a fait ça.
— Merde alors, murmura Olivia tout en glissant la clé dans la
serrure. En représailles de ce que Jackson t’avait fait ?
J’acquiesçai. Jackson était allé trop loin pendant un entraînement,
il m’avait balancé son pied botté dans la figure – j’avais une
minuscule cicatrice pour le prouver – et j’étais sûre que l’Instructeur
Romvi l’y avait incité. Alors que nous entrions dans les toilettes et que
je cherchais une cabine relativement propre, je me demandai si
l’Instructeur Romvi était toujours de ce monde.
Il avait disparu après que Linard s’était chargé de délivrer
l’ultimatum du Premier Magistrat Telly, et Seth avait ensuite fait
pourchasser tous les membres de l’Ordre, qui étaient les seules
véritables menaces pour nous. Même si c’était affreux, il ne me
manquerait pas si on lui avait réglé son compte. Romvi m’avait eue
dans le nez depuis le début.
Notre virée aux toilettes se déroula sans encombre, si on faisait
abstraction du risque de contracter des maladies infectieuses. De
retour dans le Hummer, les genoux encombrés de Skittles et autres
assortiments de gourmandises, j’étais même étonnée que la Gorgone
ne se soit pas pointée pour tenter de me dévorer. Ce voyage ne serait
peut-être pas si terrible, après tout.
Je jetai un regard à l’arrière de la voiture. Derrière Deacon et
Luke partageant des nachos, les bras en croix sur le dossier de la
dernière banquette, Marcus avait les yeux rivés sur la nuque d’Aiden
comme s’il pouvait le transpercer.
Mouais. Ce voyage ne serait peut-être pas si terrible pour moi,
mais en ce qui concernait Aiden…
Reprenant ma place, je cherchai son regard avec un petit sourire
compatissant.
— Tu veux des Skittles ?
— S’il te plaît.
J’en versai quelques-uns dans sa paume ouverte, puis retirai les
verts. Aiden me sourit.
— Tu sais que je n’aime pas les verts ?
Avec un haussement d’épaules, je fourrai ces derniers dans ma
bouche.
— Les quelques fois où je t’ai vu en manger, tu laissais toujours les
verts.
La tête de Deacon jaillit entre nos sièges.
— C’est ça, le grand amour.
— Exactement, répondit son frère, concentré sur la route.
Rougissant comme une écolière, j’entrepris de trier le reste des
Skittles jusqu’à ce que Deacon regagne sa place, puis offris les rouges
à Aiden.
Deux heures après que nous avions atteint les périphériques
embouteillés de Sioux Falls, le ciel dégagé s’était assombri et la nuit
s’apprêtait à tomber. Mon estomac se noua à l’idée que la distance
entre moi et l’Université se réduisait. Il nous restait encore quatre
heures de route, mais ce n’était presque rien après le temps que nous
avions déjà passé en voiture.
L’Université était nichée au cœur des Back Hills du Dakota du Sud.
Pas du côté du mont Rushmore, mais dans la partie des Rocheuses
qu’on appelait les montagnes du Nord. La nature ici était protégée, et
l’on ne pouvait y accéder qu’en véhicules tout-terrain comme nos
Hummer. Il fallait savoir ce que l’on cherchait pour apercevoir l’entrée
de l’établissement.
Je n’avais jamais vu l’Université, mais je savais qu’elle semblait
sortie tout droit de la Grèce antique. Comme pour les Covenants, les
mortels pensaient qu’il s’agissait d’une école réservée à l’élite et que
les étudiants y étaient cooptés. En dépit de mon impatience de
découvrir à quoi elle ressemblait, j’étais nerveuse pour une raison
bien différente.
Mon père était peut-être ici – ou en route pour y arriver.
Une bouffée d’espoir monta en moi, qui me fit tourner la tête
pendant quelques secondes. Comment me comporterais-je si je le
rencontrais ? J’étais du genre à lui sauter au cou ou à le saisir à bras-
le-corps, et j’espérais seulement ne pas me mettre à chialer comme un
bébé, ce qui serait très embarrassant.
Mais je ferais surtout mieux de ne rien espérer du tout. Mon père
ne serait peut-être pas là. Il ne viendrait peut-être jamais. Il était
peut-être mort.
Mon estomac se tordit et je crus un instant que j’allais vomir.
Le fait était – je ne cessais de me le répéter – que je n’en savais
rien du tout. Je n’avais aucune raison de me mettre dans tous mes
états dans un sens ou dans l’autre. Et il y avait des choses plus
importantes auxquelles je devais penser, comme à la façon de
convaincre une bande de Gardiens et de Sentinelles de risquer leur
vie pour faire la guerre à Seth et à un dieu.
Le téléphone d’Aiden sonna, et l’expression de son visage pendant
qu’il écoutait Solos ne me disait rien qui vaille.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je, sentant mon estomac faire
de nouveau des siennes.
J’avais peut-être un ulcère… est-ce que c’était possible ?
— Compris, dit-il avant de raccrocher. Nous sommes suivis.
Je me retournai sur mon siège, en même temps que Marcus et
Luke. Les phares du Hummer de Solos étaient juste derrière nous. Un
peu plus loin, on distinguait ceux d’un autre véhicule. Je n’étais pas
une spécialiste, mais ça ressemblait beaucoup à un autre Hummer.
Les Sentinelles et les Gardiens avaient un faible pour ce genre de
gros 4 × 4. Sans doute une question de taille… pour compenser
autre chose. Les mortels conduisaient eux aussi des Hummer, mais
mon instinct me disait que celui-ci venait d’un Covenant et que ce
n’était pas des amis.
Merde.
— Depuis quand ?
— Depuis que nous avons quitté Sioux Falls, répondit Aiden, les
yeux dans le rétroviseur.
— Prends la prochaine sortie. Nous devons quitter l’autoroute.
Marcus jura entre ses dents alors qu’il attrapait un Glock dans le
coffre.
— La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y aura plus de mortels. La
mauvaise, c’est que la route sera déserte.
Il n’y aurait personne et aucun des deux camps ne risquait d’être
découvert – si cette considération était encore un sujet d’inquiétude
pour nos adversaires.
— Dis à Solos de nous suivre et de nous coller au train, ordonna
Marcus.
Alors qu’Aiden relayait les ordres de mon oncle et que nous
quittions l’autoroute, fonçant sur une voie secondaire sans éclairage,
je gardai les yeux fixés sur la portion d’asphalte s’étirant derrière
nous. Je vis alors ce qu’Aiden avait omis de mentionner et que
Marcus devait avoir compris quand Solos avait changé de file.
Ce n’était pas un mais deux Hummer qui nous suivaient, sûrement
pleins à craquer.
Merde et merde.
Luke se dévissa le cou pour mieux voir.
— On ne peut pas les laisser faire leur rapport. Si ce n’est pas déjà
fait. Nous sommes trop près de l’Université.
— Vous croyez vraiment que ce sont des hommes à lui… Lucien ?
demanda Deacon, agrippant le dossier de mon siège.
Aiden hocha la tête.
— Mais ce n’est pas un problème. On va s’en occuper.
La force derrière ses mots – sa volonté de mettre tout le monde à
l’abri – c’était tout lui. Quoi qu’il arrive, il ne paniquait pas. Il pouvait
chanceler, mais il encaissait les coups et ne renonçait jamais. Ni à
moi. Ni à son frère. Ni à la vie. Par les dieux, voilà pourquoi j’aimais
cet homme.
Tout en le contemplant et en admirant la détermination d’acier
sur les traits de son beau visage, une chose me frappa – comme un
poids lourd lancé à pleine vitesse.
Il était temps pour moi de devenir adulte et de prendre les choses
en main – ça devenait vital.
Deacon avait vu juste. Depuis que j’étais revenue des enfers, une
partie de moi avait accepté que ma mort était inévitable, que le
Destin trouverait toujours le moyen de l’emporter. Et j’avais
intériorisé ça. Moi ? La fille qui ne croyait à rien, surtout pas au
Destin ?
Par tous les dieux…
Un peu secouée, je ramenai les yeux sur la route devant nous. Je
valais mieux que ça – mieux que de m’apitoyer sur moi-même. Et
certainement mieux que de laisser le Destin décider de mon sort. Je
n’étais pas faible. Je n’avais jamais baissé les bras. Et j’étais née pour
devenir la combattante ultime. Si quelqu’un pouvait se tirer indemne
de cette situation, c’était forcément moi.
Ce serait moi. Parce que j’étais une guerrière. Parce que je ne
lâchais rien. Parce que j’étais solide.
Alors que l’avant du véhicule piloté par Solos arrivait à hauteur du
nôtre, j’entendis un claquement sec reconnaissable et le Hummer fit
brusquement une embardée sur la gauche.
— Merde alors, hoqueta Deacon. Ils leur tirent dessus…
Notre pare-brise arrière explosa et des éclats de verre furent
projetés dans l’habitacle. Je me retournai, trouvant Luke et Deacon
couchés sur la banquette. Je ne voyais plus mon oncle.
— Marcus ?
— Je n’ai rien, cria-t-il.
— Alex, baisse-toi.
Tout en maintenant le volant d’une main ferme, Aiden m’agrippa
par le bras pour me tirer vers le sol. Marcus se releva et riposta en
une succession rapide de tirs. Des pneus crissèrent ; le Hummer à
côté de nous fit une nouvelle embardée, puis bondit en avant dans un
rugissement de moteur. Ils étaient réellement en train de nous
canarder ? Évidemment… Ils se fichaient pas mal de tous les autres.
Ils savaient que je survivrais quoi qu’il arrive et ils continueraient de
tirer jusqu’à ce qu’on ait un accident.
Une autre détonation et la vitre explosa du côté d’Aiden. Des
débris de verre nous atteignirent. Aiden grimaça de douleur. Cette
fois, c’en était trop.
— Arrête la voiture, lui ordonnai-je.
— Quoi ?
La main d’Aiden demeura pressée sur mon dos et il accéléra,
s’efforçant de semer le véhicule rempli de psychopathes.
Je luttai pour me redresser.
— Arrête la voiture !
Il me regarda dans les yeux, et seuls les dieux savent ce qu’il y lut,
mais il jura entre ses dents et braqua le volant sur la droite. Les
autres véhicules nous dépassèrent à toute allure, leurs pneus crissant
sur le bitume.
Avant qu’Aiden puisse m’en empêcher, j’ouvris violemment la
portière. Un nouveau juron franchit ses lèvres et j’entendis Marcus
hurler :
— Par les enfers, quoi encore ?
Je sortis du Hummer, courbée en deux pour rester à couvert. Je
disposais d’une dague attachée sur ma cuisse, mais ce n’était pas ce
qu’il me fallait. Aiden me rejoignit du côté passager, les yeux braqués
sur moi, un pistolet dans une main.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Bonne question.
Luke poussa Deacon sur le remblai.
— Vous êtes sûrs que c’est une bonne idée de s’arrêter ?
— Je n’arrive pas à croire qu’ils nous tirent dessus. Sur nous ?
Deacon fit mine de se relever.
— C’est quoi, leur…
— Reste à terre ! hurla Aiden en pivotant vers eux, un doigt
pointé sur Luke. Arrange-toi pour qu’il reste en vie, sinon…
— Compris, répondit Luke en tirant Deacon au sol derrière lui. Il
ne lui arrivera rien.
Devant nous, Solos avait lui aussi arrêté son véhicule et tous ses
occupants s’en déversaient côté passager. Avec un soupir de
soulagement, je m’avançai vers l’avant du Hummer.
— Alex !
Aiden me suivit sans se relever.
— Qu’est-ce que… ?
Les deux autres voitures avaient fait demi-tour et arrivaient sur
nous. Je n’avais pas le temps de réfléchir. De toute ma vitesse de
sang-mêlé, augmentée de l’accélération supplémentaire que me
conférait ma nature d’Apollyon, je m’élançai sur la route.
Aiden lâcha un autre juron.
Dans la lumière des phares, je levai une main, invoquant l’air
élémentaire. J’eus l’impression de libérer un verrou. L’énergie afflua
de l’intérieur, envahissant ma peau, puis l’air élémentaire déferla sur
la route, plus véloce et violent que ce que n’importe quel pur aurait
pu déchaîner.
Des vents de la force d’un ouragan frappèrent le premier véhicule,
qui fut soulevé sur les roues arrière, ses pneus tournant à vide, les
faisceaux de ses phares trouant le ciel. Le Hummer oscilla ainsi une
seconde avant de basculer au-dessus du second véhicule. Il fit
plusieurs tours sur lui-même sans toucher le sol… quelque chose fut
éjecté par l’une des fenêtres – sans doute quelqu’un.
Les ceintures de sécurité sauvent vraiment des vies.
Puis il retomba sur le toit. Le métal grinça et gémit avant de
s’affaisser sur lui-même. L’autre voiture braqua brutalement sur la
droite pour éviter la collision directe. Des étincelles ambrées jaillirent
dans la nuit.
Les portières du deuxième Hummer s’ouvrirent. Je comptai six
Sentinelles en uniforme noir. Des sang-mêlé, qui avaient choisi le
mauvais camp.
L’un d’eux me chargea et je l’expédiai dans les grands ormes qui
bordaient la route d’un mouvement du poignet. Un craquement
sinistre au moment de l’impact m’informa que ce pion serait hors
service pendant quelque temps.
Un deuxième fonça vers moi, brandissant deux dagues du
Covenant.
— Suis-nous et nous épargnerons tes amis.
Je penchai la tête sur le côté en souriant.
— Par les enfers, tu n’as pas l’impression que c’est un peu éculé ?
Je te propose plutôt : laissez tomber et je vous épargnerai peut-être.
Apparemment, cette Sentinelle ne comprenait pas l’anglais, car
elle se jeta sur moi. Je l’esquivai d’un pas de côté et la saisis par le
bras, que je tirai vers moi tout en lui portant un coup de genou au
niveau de l’articulation du coude. Les os cédèrent et le type se mit à
hurler. Me déplaçant derrière lui, je lui tordis l’autre bras dans une clé
de soumission. Il arqua le dos et la dague rebondit sur le trottoir.
Marcus apparut devant nous. Sans ciller, il plongea une dague
dans la poitrine de la Sentinelle que je tenais toujours. L’homme ne
proféra pas un son.
Je le lâchai et il s’effondra sur la chaussée tandis que je croisais le
regard de mon oncle. Une seconde plus tard, son Glock était en
position et il pressait la détente. J’étais si près de lui que je vis la
flamme minuscule qui propulsait la munition. Ravalant un hoquet, je
pivotai sur moi-même.
La balle pénétra entre les deux yeux d’une femme Sentinelle.
— Waouh, dis-je en reculant d’un pas titubant.
— Ils savent qu’ils ne peuvent pas te tuer.
Marcus m’attrapa par le bras et me poussa en direction de notre
Hummer.
— Mais j’ai la nette impression qu’ils sont bien décidés à te
capturer dans n’importe quel état.
— Je commence à m’en rendre compte.
Solos et Aiden s’occupaient de deux Sentinelles. Jetant un regard
derrière moi, je vis qu’Olivia et Léa en combattaient deux autres. Je
ramenai mon attention sur le Hummer ratatiné.
Il y avait des sang-mêlé dans cette voiture, et comme il fallait s’y
attendre, ils étaient toujours opérationnels. Six combattants
supplémentaires s’en déversèrent. Sentant l’adrénaline s’enrouler
autour de mon cordon, je me précipitai vers eux, Marcus sur mes
talons.
J’arrivai devant une Sentinelle, serrant ma dague dans ma main
droite. Elle passa à l’attaque, mais je plongeai sous son bras, trop vite
pour que ses yeux de sang-mêlé puissent suivre le mouvement.
Pivotant sur mon appui, je le cueillis dans le dos avec un coup de
pied retourné et il s’effondra sur un genou. Alors que je l’empoignais
par les cheveux, lui tirant la tête en arrière, j’eus l’impression qu’un
rideau de fer se fermait en moi. Ce n’étaient pas des Sentinelles.
C’étaient nos ennemis, à l’instar des démons. C’était la seule façon
pour moi de conceptualiser les choses. Je lui tranchai la gorge sans
état d’âme d’un coup de dague rapide et propre. Au son d’un bruit de
pas martelant le sol derrière moi, je me retournai, évitant de justesse
un poing énorme qui s’abattait sur mon visage. Bondissant dans les
airs, je tournoyai sur moi-même et lui assenai un coup de pied
circulaire du plus bel effet – j’espérais que quelqu’un l’avait vu.
La Sentinelle s’écroula, les mains sur la mâchoire, probablement
brisée. Retournant ma dague d’un mouvement du poignet, je
m’avançai sur elle. Par les dieux, les combats avec Apollon me
manquaient presque, quand nous comptions les points…
Des mains agrippèrent mes épaules et me tirèrent en arrière. Je
heurtai le trottoir, dérapant sur le dos. Une vive douleur explosa dans
ma nuque et je dévisageai celui qui me surplombait, à moitié sonnée.
Une Sentinelle à la peau sombre me rendit mon regard.
— Tu pourrais rendre ça…
Ses mots furent noyés dans un gargouillis et un liquide chaud et
poisseux gicla dans l’air. Son corps partit dans une direction et sa tête
dans l’autre. Je roulai sur les genoux, les deux mains plaquées sur la
bouche pour ne pas hurler.
Olivia recula d’un pas, ses yeux passant de moi à sa dague.
— Ça… Ça n’avait rien à voir avec ce qu’on nous enseigne à
l’académie.
Je me relevai en secouant la tête. C’était le premier combat
d’Olivia en situation réelle ? Pour sa première fois, tuer une autre
Sentinelle… Je ne savais pas quoi lui dire. Et pas le temps d’aller voir
un psy.
Mâchoire Brisée s’était relevé. Pivotant sur lui-même, il fit décrire
à sa dague un arc de cercle descendant. Je sentis le métal frôler mon
estomac avec un sifflement. Le tissu se déchira, laissant la peau
intacte.
Aiden surgit derrière lui et lui empoigna la tête à deux mains. Il
tourna violemment. Les os du cou de l’homme craquèrent avec un
autre bruit qui me hanterait, et la Sentinelle s’effondra.
Les yeux d’Aiden plongèrent dans les miens ; ils étaient du gris de
l’acier.
— Cette petite démonstration de tes pouvoirs était super sexy,
mais je préfère à l’avenir que tu évites de te mettre à courir au milieu
de la circulation.
Je m’apprêtais à répondre, mais une ombre se dressa derrière lui
et mon cœur s’arrêta.
— Aiden !
Avant que je puisse lever la main, il se retourna à la vitesse du
vent et laissa filer sa dague, qui se planta dans le thorax du Gardien
en uniforme blanc qui arrivait derrière lui. Bondissant en avant, il
libéra la lame avant que le Gardien s’écroule, et la lança une seconde
fois, neutralisant un second Gardien qui menaçait Solos.
Par les enfers. Aiden était un vrai ninja.
Quelques minutes seulement s’étaient écoulées et jusqu’ici la
chance nous avait souri, mais elle venait apparemment de tourner car
des phares approchaient.
— Olivia, va chercher Léa et allez vous cacher derrière la voiture.
Le regard de la sang-mêlé se posa encore une fois sur la Sentinelle
à ses pieds, puis elle hocha la tête et partit en courant. Attrapant Léa
par le bras, elle l’entraîna vers le remblai où Luke et Deacon
commençaient à émerger.
Une berline s’arrêta derrière le Hummer aplati. Remisant ma
dague dans son étui, je me dirigeai vers la voiture au pas de course
tandis que le conducteur baissait sa vitre. Un mortel entre deux âges
examinait la scène avec une horreur grandissante.
— Oh, mon Dieu, s’exclama-t-il, un téléphone portable à la main.
Je vais appeler les secours… Il… il est mort ?
Je m’accroupis, obligeant le mortel à me regarder dans les yeux.
— Il n’y a rien à voir. Vous allez passer votre chemin et vous ne
verrez rien. Vous rentrerez chez vous et… vous embrasserez votre
femme, par exemple.
Le mortel cligna lentement les yeux, puis hocha la tête.
— Je ne suis pas marié.
Oups.
— Euh, vous avez une petite amie ?
Il acquiesça, les yeux toujours rivés aux miens.
— Bon… dans ce cas allez l’embrasser et dites-lui… que vous
l’aimez ?
Par les dieux, j’étais vraiment nulle pour les sorts de compulsion.
— Bref, fichez le camp. Circulez, il n’y a rien à voir.
Quand la voiture repartit, je vis que Solos me dévisageait bouche
bée.
— Tu lui as fait le coup de la manipulation mentale des Jedi ?
Un petit sourire étira mes lèvres.
— J’ai toujours rêvé de dire ça.
— Par tous les dieux, marmonna-t-il, rebroussant chemin.
Je haussai les épaules et lui emboîtai le pas, croisant Aiden. Il
s’arrêtait à chaque cadavre, posant deux doigts sur leurs silhouettes
immobiles. Je suivis des yeux les étincelles qui partaient de ses doigts
et se propageaient sur les corps à une vitesse surnaturelle. Des
flammes violacées recouvrirent les morts, dont il ne resta plus que
des cendres en quelques secondes. L’air était saturé de l’odeur des
genévriers, du sang, de la chair et du métal carbonisés.
Le Dakota du Sud n’avait jamais autant empesté.
Quand Aiden continua vers les deux Hummer, je me retournai et
repérai un corps près de l’arrière de notre voiture. Ravalant
l’amertume qui montait dans ma gorge, je m’approchai de la
Sentinelle et m’accroupis. C’était une preuve de faiblesse, mais je fus
incapable de regarder son visage quand je posai une main sur son
épaule. Son corps fut également bientôt réduit en cendres.
Le cœur lourd, je me relevai.
— Désolée.
Aiden réapparut à mon côté et me prit la main.
— Ça va ?
Je hochai la tête.
— Et toi ?
— Oui.
Son regard se posa sur le tas de cendres et sa main se resserra sur
la mienne.
— Nous devons partir.
De l’autre côté du Hummer, deux Sentinelles étaient à genoux
dans la terre et les graviers devant Solos. Je reconnus le type que
j’avais envoyé dans les arbres. Les deux hommes étaient couverts de
bleus et de sang.
— Qui est le dieu qui tire les ficelles ? leur demanda Solos.
L’un d’eux releva la tête et cracha du sang. Vol Plané éclata de rire.
— J’ai dit quelque chose d’amusant ?
Solos s’accroupit devant eux.
— Je ne crois pas. Je vais répéter ma question. Qui est le dieu qui
tire les ficelles ?
— Tu peux nous tuer tout de suite, nous ne dirons rien.
Vol Plané leva la tête vers moi.
— Vous ne pouvez pas gagner ce combat. Ils vont changer le
monde, et si vous vous dressez sur leur route, ils vous détruiront.
Je m’avançai d’un pas.
— Tu veux parler de Seth et Lucien, et de ce dieu ? J’espère que tu
te rends compte que ces trois-là se fichent pas mal des sang-mêlé,
n’est-ce pas ?
Vol Plané éclata encore une fois d’un rire fêlé.
— Et toi, tu te rends compte que tu ne pourras pas lui échapper,
Apollyon ?
La colère m’envahit.
— Je crois au contraire que je me débrouille très bien pour rester
loin de Seth, ducon.
L’autre Sentinelle haussa un sourcil.
— Tu crois qu’on parle du Premier ?
Il laissa échapper un gloussement.
— Tu n’as pas la moindre idée de ce dans quoi tu as mis les pieds,
gamine. Il est plus puissant que toi et le Premier, plus puissant que le
Conseil.
Un frisson me parcourut l’échine et je reculai malgré moi.
— De qui parlez-vous ?
Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre. Ils restèrent également muets
quand Solos les interrogea à propos des plans de Lucien. Marcus prit
alors le relais, mais même son sort de compulsion demeura sans effet.
— Ils ne diront rien, déclara-t-il, les poings serrés. Ou bien ils ont
été soumis à un sort de compulsion plus puissant que ceux que
peuvent lancer les purs, ou c’est de la loyauté aveugle. Dans les deux
cas, nous perdons un temps précieux et c’est trop risqué.
— Nous ne pouvons pas les laisser s’en aller, ajouta doucement
Aiden.
Je flanchai un peu, même si je savais que ces hommes
n’hésiteraient pas une seconde à trancher la gorge de ceux qui
m’accompagnaient. Ils étaient jeunes, à peine plus âgés que moi –
trop jeunes pour mourir. Pourtant, Aiden avait raison. Nous ne
pouvions pas les laisser partir.
Marcus regroupa rapidement Deacon et les autres et les ramena
derrière le Hummer endommagé que Solos conduisait. Le véhicule
restait opérationnel, mais il attirerait l’attention en plein jour.
Une main sur le bras d’Aiden, je me tournai vers lui.
— Je peux…
— Non.
Il avait employé ce ton catégorique que j’en étais venue à détester
et à respecter à la fois – celui qui ne souffrait aucune contestation.
— Pas question que tu t’en charges.
Laadan, qui était restée à l’écart avec Deacon tout le temps des
combats, détourna la tête.
J’avais envie de l’imiter, parce qu’une exécution était la dernière
chose que j’avais envie de voir, mais lorsque Aiden se détacha de moi
pour se diriger vers eux, je m’obligeai à ne pas bouger. S’il devait
prendre cette responsabilité, je devais en être le témoin. C’était le
moins que je pouvais faire et je lui devais bien ça.
Aiden passa à l’action à la vitesse de l’éclair. Il décapita les deux
hommes sans coup férir. Leurs corps s’affaissèrent en avant, séparés
de leurs têtes.
Et même s’il leur avait offert une mort rapide et sans douleur, je
savais qu’il s’en souviendrait longtemps au fond des replis obscurs de
son âme.
CHAPITRE 31
*
* *
Le soleil se levait à l’horizon quand nous atteignîmes le premier
mur d’enceinte du campus, et un halo orangé nimbait la pente
herbeuse de la montagne. Nous avions parcouru le dernier kilomètre
dans un silence solennel. Sans discussions, sans plaisanteries, sans
rires. Cela nous paraissait inconvenant après la perte que nous
venions de subir. Je n’étais pas la seule, je le savais, à penser que Léa
était ou serait bientôt dans un endroit plus agréable, loin des combats
et d’un avenir incertain, réunie avec ceux qui lui étaient chers.
C’était une petite consolation.
Mais quand le mur d’enceinte apparut devant nous, nous
comprîmes que nos problèmes étaient loin d’être terminés.
Des pans entiers de la structure de marbre manquaient
complètement où étaient sur le point de s’écrouler. On aurait dit que
quelqu’un avait joué au yoyo avec un boulet de démolition.
— Par les dieux, grommela Marcus. Voilà qui n’arrange pas nos
affaires.
Je haussai un sourcil en regardant mon oncle.
— Tu crois ?
Le plus sinistre était les centaines d’arbres qui se trouvaient juste
derrière. Leurs troncs étaient penchés, leurs branches touchant le sol
et leurs racines d’un blanc de craie exposées, comme s’ils avaient
succombé aux assauts d’une tempête.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit Laadan en balayant la scène
du regard. On dirait qu’une main géante les a tous couchés.
Je m’avançai vers un arbre, dont je touchai le tronc. Je
m’attendais plus ou moins à ce qu’il finisse de basculer, mais il était
en équilibre.
— Vraiment bizarre.
Je me tournai vers Aiden.
— Tu as une idée de ce qui pourrait avoir causé ça ?
— Pas la moindre, répondit-il, les yeux plissés dans le soleil
levant. Avec un peu de chance, nous le saurons bientôt. Continuons
d’avancer.
Nous poursuivîmes notre chemin, abattus tous les huit, espérant
que l’Université était sans danger et toujours debout. Cela semblait
presque trop demander.
Le second mur d’enceinte était en meilleur état. Il présentait des
dégâts par endroits, mais les grilles étaient toujours en place et
verrouillées. C’était plutôt bon signe. Mais comment étions-nous
censés franchir un mur de six mètres de haut, par les enfers ? Je
croisai mes bras meurtris.
— Avant que vous ne vous fassiez des idées, je vous avertis qu’il
est hors de question que je perce ce mur.
Aiden m’adressa un sourire amer par-dessus son épaule tandis
qu’il rejoignait Marcus et Solos près des grilles en titane. Les pointes
acérées qui les coiffaient attirèrent mon regard et mon imagination
débridée y accrocha des têtes décapitées. Je frissonnai et Luke me
posa une main sur l’épaule.
— Tu tiens le coup ?
— Bien sûr.
Il arqua les sourcils.
— Avec tes trucs d’Apollyon, tu es comme le lapin Duracell.
Il faillit me faire rire.
— Si tout se passe bien, on pourra tous bientôt recharger nos
batteries. Comment va ton bras ?
— Moins mal que je croyais.
Luke m’étreignit l’épaule avant de me lâcher.
— Je crois que Deacon a des ampoules aux pieds.
À la mention de son nom, le frère d’Aiden se retourna, la mine
renfrognée.
— Tu as raison de le croire, ils sont couverts d’ampoules.
— Tes pauvres petits pieds délicats, le charria Luke.
Devant les grilles, Solos leva une main pour nous faire taire. Mes
battements cardiaques s’accélérèrent et je m’emparai des dagues
attachées sur mes cuisses. Luke fit reculer Laadan et Deacon à l’abri
derrière nous tandis que je m’avançais.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je à voix basse.
L’obscurité régnait encore derrière les grilles et je ne distinguais
que les silhouettes d’autres arbres déracinés.
Marcus se racla la gorge.
— Ohé ! appela-t-il, et sa voix résonna longtemps dans le silence.
Nous… nous venons en paix.
Levant les yeux au ciel, je grommelai :
— Waouh.
Mon oncle me bombarda d’un regard noir avant de continuer.
— Je suis Marcus Andros, le Doyen du Covenant de l’île des
Dieux. Je suis accompagné de Sentinelles et de l’A…
Le claquement métallique de pistolets qu’on armait réduisit
Marcus au silence et mon cœur s’arrêta, comme sans doute aussi celui
de tous les autres.
— Retournez-vous et baissez vos armes, intima une voix derrière
nous.
Et merde, il ne manquait plus que ça.
Je relevai les yeux, croisant brièvement le regard d’Aiden avant de
me retourner, n’ayant aucune envie de me retrouver criblée de titane.
J’espérais surtout que la réserve d’énergie qui se trouvait en moi
n’était pas totalement à sec.
Deux Sentinelles se tenaient derrière Deacon et Laadan, le canon
de leurs armes pressé sur leurs visages livides. Mais elles n’étaient pas
seules. Plus d’une dizaine d’autres nous entouraient, arrivant de tous
les côtés. Ces guerriers étaient tous armés de Glock et n’hésiteraient
pas à en faire usage.
Nous étions encerclés.
CHAPITRE 34
*
* *
Alors que l’aurore progressait sur l’herbe verdoyante, illuminant
de ses rayons les minuscules fleurs bleues, nous arrivâmes enfin à
destination. Le campus de l’Université était immense, s’étirant entre
deux sommets comme une petite ville en forme de hamac. Je
supposais qu’il ressemblait à n’importe quelle faculté par sa taille et
son atmosphère, mais la comparaison s’arrêtait là.
Le soleil matinal se reflétait sur des édifices de marbre majestueux
construits sur le modèle des anciens colisées. Des jardins regorgeaient
de toutes les variétés d’arbres et de fleurs connues de l’homme,
embaumant l’air de leurs parfums. Des statues des neuf Muses
gardaient l’entrée du grand bâtiment principal, et des sculptures
représentant les douze dieux de l’Olympe bordaient la route. Les
dortoirs s’élevaient au loin, semblables à de petits gratte-ciel prévus
pour accueillir des milliers d’étudiants.
Cela ressemblait tant à l’île des Dieux, même si c’était beaucoup
plus grand, que mon cœur se serra.
Au centre du campus trônait ce qui devait être l’édifice du
Conseil, vers lequel nous nous dirigions. Les muscles de mes jambes
étaient endoloris, et des images de lits moelleux défilaient dans ma
tête. Je m’astreignis pourtant à avancer, même si je ne rêvais que de
m’asseoir au milieu de la route pour goûter un repos mille fois
mérité.
Des bustes des douze dieux de l’Olympe étaient sculptés dans les
murs de marbre et de grès de la construction circulaire en forme
d’amphithéâtre clos, et un frisson glacé me parcourut l’échine. Il y
avait quelque chose dans les bâtiments du Conseil qui me fichait
toujours la chair de poule.
Alors que nous gravissions les marches, je reconnus la statue de
Thémis et faillis éclater de rire. Les plateaux de sa balance étaient
équilibrés, mais à qui allaient ses faveurs ?
Tout paraissait figé lorsque nous pénétrâmes dans le péristyle
brillamment éclairé. Les étudiants dormaient sans doute encore, si les
enseignements continuaient. Par les enfers, je ne savais même pas
quel jour nous étions. C’était peut-être le week-end, après tout.
Guidés par Dominic, nous contournâmes un énième groupe de
statues – qui me sortaient déjà par les yeux – avant de nous engager,
évidemment, dans une série d’escaliers interminables. Même
l’Université ne pouvait pas se payer un ascenseur ?
Alors que nous longions un large couloir, je reconnus des Gardiens
en faction devant une double porte sertie de titane, et je compris
alors où nous allions.
— Le bureau du Doyen.
Sur un signe de tête de Dominic, les Gardiens ouvrirent les
lourdes portes. Le premier regard que je posai sur le bureau me
rappela des souvenirs. Il était quasi identique à celui de Marcus.
Luxueux. Spacieux. Une profusion de meubles en cuir qui coûtaient
certainement une fortune, jusqu’au gigantesque bureau qui devait
permettre à quelqu’un ici de se sentir puissant et très spécial. Il y
avait même un aquarium encastré dans le mur, dans lequel des
poissons multicolores se déplaçaient comme des fusées.
Je jetai un regard à mon oncle, dont le visage restait parfaitement
impassible. Il y avait quelques mois encore, je le croyais incapable de
sentiments, mais je savais aujourd’hui à quoi m’en tenir. La vue de ce
bureau évoquait forcément pour lui des souvenirs, bons et surtout
mauvais, et j’avais de la peine pour lui.
Une porte s’ouvrit sur notre gauche, par laquelle un homme grand
aux cheveux blond platine pénétra dans la pièce. Il était habillé
comme Marcus en son temps, une publicité vivante pour un club de
golf. Une femme plus petite le suivait et ma mâchoire se décrocha.
— Diana, hoqueta Marcus en se précipitant vers elle.
Un beau sourire éclaira le visage de la Magistrate, dont j’avais fait
la connaissance au cours de ma visite au Covenant dans les Catskills.
Celle qui s’était opposée à Telly en votant contre mon placement en
servitude.
On pouvait dire que j’avais un a priori très positif pour cette
femme.
Marcus lui emprisonna les mains entre les siennes, et il avait
visiblement envie de faire bien davantage – peut-être la serrer dans
ses bras… ou l’embrasser, comme un homme qui avait cru ne jamais
la revoir.
— Je suis tellement… heureux que vous ayez pu vous abriter ici,
dit-il d’une voix rauque étranglée par l’émotion.
Il en pinçait carrément pour cette Magistrate.
— Réellement très heureux.
Les joues de la femme s’empourprèrent.
— Comme je le suis de vous y voir.
Le Doyen s’éclaircit la voix.
— J’ignorais que vous connaissiez ma sœur, Doyen Andros.
Sa sœur ? Oh… mince alors.
Marcus abandonna les mains de Diana pour se tourner vers
l’homme.
— Nous sommes… de bons amis, Doyen Elders. Votre sœur est
une femme extraordinaire, mais même si je brûle de faire l’éloge de
ses qualités prodigieuses, telle n’est pas la raison de notre présence
ici.
Mes sourcils formèrent un arc.
Les lèvres du Doyen frémirent comme s’il réprimait un sourire.
— Je suis heureux moi aussi que vous soyez arrivés sans
encombre. Beaucoup n’ont pas eu cette chance, récemment.
— C’est ce que nous avons entendu dire et pu constater de nos
propres yeux.
Marcus croisa les mains derrière son dos, me renvoyant
mentalement dans un bureau semblable à celui-ci où il était sur le
point de me sermonner pour une bêtise que j’avais faite.
Il fit succinctement les présentations. Le Doyen parut étonné
quand il donna le nom d’Aiden, et pencha la tête sur le côté.
— Ce nom m’est familier – un sang-pur qui a soumis un autre pur
à un sort de compulsion pour protéger une sang-mêlé ?
Merde. Avec les derniers événements, nous avions oublié qu’Aiden
était l’ennemi public numéro deux. Mes doigts se dirigeaient déjà vers
ma dague, mais Aiden prit la parole d’une voix calme et posée.
— C’est bien moi. Et ne vous y trompez pas, je n’en éprouve
aucun remords. Si c’était à refaire, je le referais sans hésitation.
Le Doyen sourit alors franchement.
— Tranquillisez-vous, Sentinelle. En ce moment, ce que vous avez
fait est bien le cadet de mes soucis. Ce n’est pas un problème… dans
l’immédiat. Et je suis certain que la plupart des membres du Conseil
partageront mon avis.
Sa façon d’insister sur « dans l’immédiat » ne me plut pas du tout.
— Soyez remercié pour votre hospitalité, reprit Marcus,
s’efforçant manifestement de dissiper la tension grandissante. Et nous
espérons bien pouvoir vous servir en retour.
Mon oncle était un fin diplomate et le Doyen de l’Université hocha
la tête.
— Commencez donc par m’expliquer comment vous avez pu vous
débarrasser des automates.
Marcus et Dominic, à tour de rôle, informèrent dans les grandes
lignes le Doyen et Diana de la façon dont nous étions parvenus
jusqu’ici indemnes. Ils changèrent cependant rapidement de sujet
quand Dominic annonça que j’étais en mesure d’arrêter le Premier.
Je me balançai d’un pied sur l’autre, étrangement mal à l’aise
d’être la cible de tous les regards. J’adorais pourtant d’habitude être
le centre de l’attention. Quand cela avait-il changé ?
— Je connais le moyen d’arrêter Seth, finis-je par dire. Ce ne sera
pas facile, mais je sais comment faire.
— Comment est-ce possible ? s’étonna le Doyen. D’après ce que
nous enseigne l’histoire, le Premier exerce un contrôle absolu sur le
Second ; il absorbera vos pouvoirs si vous êtes réunis et deviendra le
Tueur de Dieux.
Croisant les bras, je soutins le regard curieux du Doyen Elders.
— Eh bien, comme vous pouvez le constater, le Premier n’exerce
pas un contrôle absolu sur moi. Et il existe un moyen d’inverser le
transfert d’énergie et de l’empêcher de devenir le Tueur de Dieux.
Lucien n’aura alors plus de protecteur.
Diana s’adossa au bureau antique, les sourcils froncés.
— Mais vous devrez vous trouver à proximité de lui pour cela,
c’est exact ?
J’acquiesçai.
— Oui. Et nous sommes venus ici dans l’espoir de trouver des
volontaires pour… se battre pour cette cause. À nous huit nous ne
pourrons jamais percer les lignes des combattants qui entourent
Lucien pour me permettre d’atteindre Seth. Nous avons besoin d’une
armée.
Le Doyen Elders regarda Dominic, qui haussa les épaules.
— Nous disposons ici de nombreuses Sentinelles et Gardiens,
ainsi que de sang-mêlé qui reçoivent une formation poussée. Et nos
objectifs sont les mêmes. Il faut arrêter tout ceci avant que d’autres
innocents perdent la vie. Tous ceux qui seront volontaires sont à votre
disposition.
Eh bien, c’était étonnamment facile.
— Une partie de ces hommes vous suivra, sans doute même un
grand nombre, reprit le Doyen, mais nous n’obligerons personne à
soutenir la cause, Apollyon.
Je trouvais ça plutôt comique étant donné que les sang-mêlé
n’avaient jamais eu d’autre choix qu’entrer en servitude ou connaître
une mort précoce, mais j’avais appris à me taire. Plus ou moins.
— Compris, dis-je. En tant que sang-mêlé, je n’obligerai jamais
personne à risquer sa vie.
Le Doyen haussa les sourcils.
— Message reçu.
Il balaya du regard le reste de notre groupe.
— Je suppose que vous êtes impatients de rencontrer nos
Sentinelles et nos Gardiens, mais vous semblez tous avoir besoin
d’une douche et d’un repas et de dormir dans des draps frais. Pendant
que vous prendrez un peu de repos, la Sentinelle Hypérion et moi
aurons le temps de vous préparer le terrain.
— Très bien, répondis-je, me demandant depuis quand mon avis
comptait.
J’aurais préféré parler tout de suite aux Sentinelles, mais je savais
qu’Aiden et les autres me suivraient, et nous avions tous besoin de
nous reposer. Nous tenions à peine debout.
— Ce sera parfait.
— Nous disposons de nombreuses chambres vides, qui sont à
votre disposition, poursuivit le Doyen. La Sentinelle Hypérion va vous
y conduire.
Incapable de retenir plus longtemps la question qui me brûlait les
lèvres, je me tournai vers Diana.
— Les Sentinelles qui sont arrivées des Catskills… connaissez-
vous leurs noms ?
— Quelques-uns me sont familiers, répondit-elle.
Puis je me rendis compte que mon père n’était certainement pas
connu en tant que Sentinelle, en tout cas plus maintenant.
— Et les serviteurs ?
J’étais incapable de lire dans l’expression peinée de la Magistrate
si elle savait où je voulais en venir ni même si elle était au courant
que mon père avait fait partie des serviteurs dans les Catskills.
— La confusion était extrême quand nous sommes partis. Certains
des serviteurs ont été emmenés ici, et ceux sur qui l’Élixir ne semblait
plus avoir d’effet se sont enfuis dans la forêt. D’autres n’ont pas pu
partir. Les serviteurs peuvent être n’importe où.
— Oh…
Ils pouvaient être n’importe où – mon père pouvait être n’importe
où. Sentant la main de Laadan dans mon dos, je pris une brève
inspiration.
— Dans quel état était le Covenant quand vous l’avez quitté ?
Une ombre traversa le visage de Diana.
— Les murs d’enceinte tenaient toujours, mais ce n’était qu’une
question de temps. Lucien et le Premier veulent prendre les Catskills.
Peu leur chaut que l’essentiel du Conseil n’y siège plus. C’est le lieu
du pouvoir suprême, et quiconque occupe le trône dirige notre
communauté. Telle est la loi.
C’était complètement stupide, et cette loi imbécile ne signifiait
rien pour moi.
— Puis-je vous poser une question à mon tour ? reprit Diana, et je
hochai la tête. Si vous parvenez à inverser le transfert d’énergie, que
se passera-t-il ?
Je ne m’étais pas attendue à ça et je clignai les yeux.
— Qu’arrivera-t-il à Seth ? Il restera en vie. J’imagine qu’il sera
toujours l’Apollyon, mais il sera affaibli. La situation sera modifiée.
Les prophéties…
Je secouai la tête.
— Les prophéties changeront.
— Et que vous arrivera-t-il, à vous ?
Je sentis de nouveau tous les yeux braqués sur moi,
particulièrement ceux d’Aiden.
— Je deviendrai le Tueur de Dieux.
Le mouvement des sourcils de la Magistrate indiquait sa
perplexité.
— N’y voyez pas d’offense, mais n’est-ce pas ce que les dieux
redoutent par-dessus tout ?
— En effet, à l’exception de celui qui est à l’œuvre avec Lucien. Ce
dieu a manifestement besoin du Tueur de Dieux pour des raisons très
personnelles. Puisqu’on en parle, c’est certainement Héphaïstos, le
créateur des automates, leur jetai-je en pâture, espérant changer de
sujet. Et je ne comprends d’ailleurs pas pour quelle raison il ferait ça,
alors qu’il a aidé à me tenir éloignée du Premier, non ?
Aiden hocha la tête.
— Il nous a aidés, en effet.
— Ça n’a pas de sens, mais depuis quand les dieux devraient être
logiques ? lançai-je avec un rire forcé. Il devait en avoir marre qu’on
l’appelle le boiteux.
— Mais les autres dieux ? insista Diana. La perspective que vous
deveniez le Tueur de Dieux doit leur déplaire.
Je ne pouvais pas y couper, sauf à refuser de lui répondre.
— C’est ce que souhaite Apollon. Et ce que souhaitent les dieux.
Aiden se tourna entièrement vers moi, et tout le monde dans la
pièce aussi. J’avais envie de disparaître sous le bureau.
— Une fois que je serai devenue le Tueur de Dieux, ils veulent que
je les débarrasse du dieu responsable de tout ça.
Je relevai la tête, posant les yeux sur un buste en marbre de Zeus.
— Les Olympiens veulent m’utiliser pour éliminer un des leurs.
CHAPITRE 35
*
* *
En sortant de la douche, je fus ravie de découvrir que quelqu’un
avait préparé un jean et un tee-shirt propres à ma taille. Très
certainement Aiden pendant que je monopolisais l’eau chaude. C’était
tellement son genre, même quand il était en colère contre moi.
Profitant de ces quelques minutes de répit, je m’assis en tailleur sur le
lit. Les murs de la chambre étaient peints d’une jolie couleur bouton
d’or, la porte et les fenêtres renforcées de titane, de même que la tête
de lit et la table basse. Sur le mur en face de moi, un tableau
représentant Artémis à la chasse avec son arc et ses flèches, encadré
du même métal.
On aurait dit que ces gens s’attendaient à voir des démons surgir
de sous leurs lits. Mais je n’avais pas choisi cette position de bouddha
seulement pour observer le décor. Depuis son intervention après la
mort de Léa, Seth était étrangement silencieux. Comme s’il était parti,
en fait. Le cordon était toujours là, mais sa présence caractéristique
n’était plus perceptible. Comme avant mon Éveil, lorsque mon esprit
et mon corps n’appartenaient qu’à moi.
Fermant les yeux, je me concentrai sur la connexion. Le canal était
toujours ouvert, bourdonnant doucement, à peine audible.
Mais Seth ne se trouvait pas à l’autre bout.
La concentration me fit grimacer. Ces appels longue distance
internes totalement bizarres auraient dû fonctionner dans les deux
sens. J’étais peut-être dingue de vouloir le contacter, mais le silence
de Seth me rendait nerveuse. Ça ne lui ressemblait pas. Il
manigançait quelque chose. Forcément.
Seth ?
Je l’appelai plusieurs fois. À un moment donné, j’entendis l’eau
couler, puis s’arrêter. Le bruit sourd d’une porte que l’on referme
quelques minutes plus tard. Et pendant tout ce temps, je restai assise
en tailleur comme si je voulais méditer sans y parvenir.
La porte du salon s’ouvrit et Aiden entra dans ma chambre,
chargé d’un saladier de fruits et d’une assiette de tranches de dinde
rôtie.
— Je t’apporte une offrande de nourriture… Qu’est-ce que tu
fais ?
— Rien.
Je rougis en tapotant le lit à côté de moi.
— Je meurs de faim. Merci.
J’étais très étonnée qu’il m’apporte à manger.
Aiden s’assit à côté de moi, disposant la nourriture entre nous. Il
sentait le savon et les épices. Farfouillant dans l’assiette, il préleva
une tranche épaisse qu’il me tendit.
— Aiden…
— Mange d’abord.
Je fronçai les sourcils, mais il approcha la viande de ma bouche et
je salivai. J’acceptai son offrande et nous passâmes les minutes
suivantes à nous gaver de viande et de fruits. Tandis que je
pourchassais une framboise mûre à souhait au fond du saladier, il se
pencha vers moi pour ramener une mèche de cheveux humides
derrière mon oreille. Je relevai la tête et nos regards se vissèrent l’un
à l’autre. Tout l’oxygène s’échappa de mes poumons. Aiden allait sans
doute m’étrangler, mais ce que je voyais dans ses yeux vif-argent
était… carrément waouh.
Il recula pour m’observer, scrutant l’émoi qui enfiévrait mes joues.
— Avant d’aller plus loin, ce que tu as fait avec ces automates
était réellement incroyable. Je n’ai pas eu l’occasion de te le dire,
mais je voulais que tu le saches.
Je clignai les yeux.
— Ah oui ?
— Oui. La puissance que tu as déployée… c’était grandiose et
magnifique. Très impressionnant.
Je baissai les yeux sur le plateau vide.
— Si je n’avais pas utilisé toute mon énergie, j’aurais pu sauver
Léa.
Ses doigts trouvèrent mon menton, qu’il releva.
— Ne te reproche pas ce qui lui est arrivé. Ce n’est pas ta faute si
elle est morte. Et si tu ne t’étais pas servie de tes pouvoirs, nous
aurions tous péri.
J’acquiesçai. Mais c’était plus facile à dire qu’à accepter.
— Tu as terminé ?
Aiden montrait l’assiette et le saladier, qu’il posa sur la table, et je
hochai de nouveau la tête. Le silence nous enveloppa et il me
dévisagea longuement, au point de me rendre mal à l’aise. Il soupira.
— Comment as-tu pu me cacher ça, Alex ?
— Je ne voulais pas que tu t’inquiètes, répondis-je piteusement, et
il plissa les yeux.
— C’est des conneries, Alex.
Je sursautai, les yeux écarquillés.
— Nous sommes dans ce… dans cette situation difficile ensemble
jusqu’au cou, pas vrai ? Nous sommes prêts à tout l’un pour l’autre, je
me trompe ?
Il ne me laissa pas le temps de lui répondre, maintenant qu’il était
lancé.
— Nous nous aimons. Tu peux dire que c’est bête ou que je suis
vieux jeu, mais je considère que ça veut dire que nous ne devons pas
avoir de secrets l’un pour l’autre, surtout des secrets potentiellement
dangereux que l’autre devrait vraiment connaître.
J’avais le visage en feu pour une autre raison maintenant.
Tout ce qu’il disait était vrai. Le laisser dans l’ignorance partait
d’une bonne intention, mais il avait raison.
— Je suis sincèrement désolée. J’aurais dû te le dire dès que je l’ai
compris.
Il fronça les sourcils.
— Quand est-ce que tu as compris ça ? Attends. Lorsque nous
étions aux enfers, c’est ça ? Tu n’étais plus la même à notre retour.
Par les dieux. Il était très fort.
— Quand j’ai parlé à Solaris. Les pièces se sont mises en place, et
j’ai confronté ma version avec celle d’Apollon. Il a confirmé que les
dieux voulaient que je devienne le Tueur de Dieux et que je les
débarrasse du dieu fauteur de troubles.
Aiden jura entre ses dents.
— Quelquefois, j’ai envie de démolir cet enfoiré.
— Bienvenue au club.
Il ne dit plus rien pendant quelques instants.
— Ils veulent que tu combattes Seth et que tu procèdes au
transfert d’énergie. Et ils espèrent ensuite que tu combattras ce dieu ?
J’opinai du chef.
— Je n’aime pas ça… Je ne veux pas que tu le fasses.
La colère couvait dans son regard.
— C’est trop dangereux. Toutes les parties de leur plan. Sans
parler du risque que Seth absorbe tes pouvoirs, ce ne sera pas facile
d’éliminer un dieu. C’est totalement insensé.
C’était complètement dingue, j’étais d’accord, mais depuis quand
ma vie était-elle sensée ? Je me rapprochai de lui.
— Mais ce doit être fait, Aiden. Même si nous parvenons à arrêter
Lucien et Seth, ce dieu tentera autre chose. Regarde tous ces gens qui
y ont déjà laissé la vie.
— Je m’en…
Il s’interrompit de lui-même.
— Tu quoi ?
Il releva les yeux, les traits crispés.
— J’allais dire que je m’en fiche. Si ta vie est en jeu, je me fiche
des autres.
Je ne savais pas quoi lui répondre, mais je savais ce que ça lui
coûtait de l’admettre. Par les enfers, cela coûterait à n’importe qui.
Mais c’était la vérité, et il arrivait que la vérité soit laide, immorale ou
injuste. Cela n’en restait pas moins la vérité.
Aiden baissa la tête en soupirant.
— Et si je te demandais d’y renoncer ?
J’ouvris la bouche sous le coup de la surprise, mais aucun son n’en
sortit. Aiden secoua la tête.
— Je suis conscient que je ne peux pas te demander ça. Que c’est
totalement égoïste. Ne réponds pas à cette question, d’accord ?
Les larmes me montèrent si rapidement aux yeux que je crus être
incapable de les retenir. Par miracle, je parvins à les ravaler. Il fallait
que je lui dise aussi qu’il y avait de grandes chances que je ne m’en
sorte pas vivante. Je n’avais pas abandonné tout espoir, parce que
Deacon m’avait donné le coup de pied aux fesses qu’il me fallait, mais
cela restait une possibilité.
Aiden poussa un grognement rauque et m’attira vers lui. Je
grimpai sur ses genoux et il referma les bras autour de moi, me
serrant si fort contre lui que je sentais battre son cœur. Je ne pouvais
pas lui dire ça maintenant. Je crois que je ne le pourrais jamais.
Parce que c’était comme ça avec les vérités et les secrets. Parfois,
la vérité n’était pas bonne à dire. Le mensonge était plus sain. Et si
avouer un secret était parfois libérateur, dans certains cas cela
détruisait les gens. Je n’étais pas fière de moi quand je fermai les
yeux. La culpabilité me pesait sur l’estomac comme des cailloux
tranchants, mais ce secret-là ne devait pas être partagé.
Aiden finit par relâcher son étreinte et ses mains glissèrent de mes
épaules. Il me tint devant lui, ses yeux fouillant mon visage.
— As-tu eu des maux de tête récemment ?
Soulagée par ce changement de sujet, je répondis par la négative.
— Pas depuis… la mort de Léa. Seth était là tout de suite après,
mais maintenant il est parti. Je veux dire, je sens toujours la
connexion, mais c’est bizarre. Comme s’il était en vacances.
Aiden haussa un sourcil.
— Il prépare quelque chose.
Un petit sourire étira mes lèvres.
— Exactement ce que je me suis dit.
— Les grands esprits se rencontrent.
Il me caressa la lèvre inférieure avec la pulpe de son pouce.
— Tu dois être lessivée.
Je haussai les épaules.
— Toi aussi.
— Nous devrions nous reposer.
Sa main remonta sur mon épaule.
— Marcus ne sera pas content si tu dors ici.
— Je sais.
Il s’adossa à la tête de lit, les yeux mi-clos.
— On va devoir cesser de dormir dans le même lit.
Je fis la moue et Aiden gloussa.
— J’ai dit dormir dans le même lit, Alex. Ce à quoi je pense
n’implique pas de dormir.
— Ah.
Une chaleur torride me parcourut comme une douche brûlante.
— Oh.
Un sourire incurva lentement ses lèvres tandis que ses mains
descendaient le long de mes bras jusqu’à mes hanches. Cette moiteur
étourdissante pénétra au cœur de mes os.
— Un peu lente à la détente ?
J’éclatai de rire et… c’était bon. Me penchant en avant, j’appuyai
mon front sur le sien.
— Désolée. Je ne pense pas qu’à ça, contrairement à certains.
— Que tu dis.
Il m’empoigna les hanches.
— C’est ce qu’on va voir.
Aiden bougea si vite que je me retrouvai sans transition allongée
sur le dos, et il me surplombait. Il inclina la tête et ses lèvres
effleurèrent tout doucement les miennes. Ce bref contact me fit
presque perdre la tête.
— Je t’aime, dit-il, et ce furent les derniers mots qui furent
prononcés avant un long moment.
CHAPITRE 36
*
* *
Quand je rouvris les yeux, ma vision était nette et j’avais été
transportée dans une pièce circulaire aux murs de marbre. Des
oiseaux lançaient leurs trilles délicats et lyriques à l’extérieur. Une
table était posée sur une estrade surélevée. Sur la table se trouvait un
flacon empli d’un liquide couleur de miel. L’air lourd et parfumé
entrait à flots par une petite ouverture dans le mur, agitant le
baldaquin blanc suspendu aux colonnes au pied du lit dans lequel
j’étais couchée.
Un lit ? C’était déjà mieux que l’herbe, mais je n’étais pas plus
avancée. Je me soulevai sur les coudes, grimaçant lorsque la douleur
déferla dans mon corps.
On m’avait soignée, mais…
Des souvenirs me revenaient, de Thanatos, d’Apollon et de son
fils.
Par tous les dieux, j’étais sur l’Olympe – ou tout près.
De toute ma vie, je n’aurais jamais cru respirer l’air alourdi d’éther
des dieux, et pourtant j’étais là. L’excitation faisait doucement
bourdonner mon sang dans mes veines. Je n’avais qu’une envie :
quitter ce lit et partir en exploration. On disait que l’Olympe était
l’endroit le plus magnifique au monde, plus encore que les Champs-
Élysées. Que des créatures mythiques y déambulaient librement et
que des plantes depuis longtemps éteintes dans le monde des mortels
y atteignaient des hauteurs phénoménales. C’était une occasion
unique…
Mon enthousiasme céda pourtant la place à l’inquiétude. Je n’étais
pas là pour faire du tourisme. Je n’étais pas en vacances et Apollon
n’allait pas se matérialiser pour me faire visiter les lieux et m’offrir
des oreilles de Mickey en souvenir. Ce n’était pas Disney World et
j’étais ici parce que Arès…
Au fond de mon esprit et au cœur de mon être, une sombre
laideur avait vu le jour et s’était installée, une froideur morbide
qu’aucun air tiède ne pourrait réchauffer. Je songeai à Arès et mon
cœur s’alourdit. La terreur pure remontait dans ma gorge avec un
goût de bile.
Mais par les dieux, ce n’était pas seulement Arès, ou l’idée de me
retrouver devant lui. C’était cette douleur ultime qu’il avait répandue
en moi, qui m’avait infestée, cette douleur qui m’avait mise en pièces
et fait souhaiter que tout s’arrête – souhaiter la mort. Je n’avais pas
imploré en paroles, mais je savais qu’Arès l’avait senti. Il l’avait lu
dans mes yeux, dans mon âme mise à nu devant lui.
Arès savait.
Seth savait.
La honte et la noirceur montèrent en moi, enroulant leurs
méandres autour de mon cœur comme une mauvaise herbe
suffocante.
J’avais souhaité mourir. Moi. Alex. L’Apollyon tout-puissant. La
fille qui se relevait toujours quoi qu’il arrive, prête à recommencer.
J’avais été formée pour devenir une Sentinelle, une guerrière
éduquée pour mépriser la peur. Je savais ce qu’était la douleur, la
douleur physique et mentale. J’avais même appris à l’attendre.
Mais Arès m’avait brisée ; je me sentais faible et vulnérable. Le
cœur au bord des lèvres, je remontai la douce couverture sur ma
poitrine. Par les dieux, j’avais l’impression… d’être un imposteur. Que
penserait Aiden s’il le découvrait ? Lui n’aurait jamais imploré ni
abandonné comme je l’avais fait… par les dieux, et s’il lui était arrivé
quelque chose ? Si Apollon m’avait menti ?
Je rejetai la couverture, puis l’indécision me pétrifia. Que faire ?
Où aller pour trouver des réponses ? Ma main se crispa sur le tissu, si
fort que je craignis de gâcher le travail d’Asclépios.
J’étais incapable de faire un geste.
J’étais paralysée par… quoi ? La peur. La détresse. La confusion.
L’angoisse. Un maelstrom d’émotions tourbillonnait en moi. Je
respirais laborieusement. Une pression surgie de nulle part étreignait
ma cage thoracique encore sensible. C’était bien pire que ce que
j’avais éprouvé à Gatlinburg, un million de fois plus puissant.
J’avais du mal à respirer.
Les images du combat dans le bureau du Doyen défilaient dans
ma tête comme un album photo sordide. J’avais toujours un coup de
retard. Mes attaques ne trouvaient jamais leur cible. J’étais soulevée
du sol et jetée comme un vulgaire sac de riz. Ma colonne vertébrale
brisée, tous mes os cassés un à un, et ensuite la dague…
Le martèlement des poings d’Aiden et de Marcus contre la porte,
qui essayaient désespérément d’entrer, me hantait. Les souvenirs de
toutes les façons dont Arès m’avait dominée continuaient de
m’assaillir, me rappelant combien j’étais impuissante. Comment avais-
je pu croire que j’étais capable de me mesurer à lui… le dieu de la
guerre ? Aucun de nous ne le pouvait.
Et j’avais appelé la mort de mes vœux.
Je ne pouvais pas respirer. Ma poitrine se serra de nouveau et je
lâchai la couverture, pressant ma main sur ma peau moite. Je me
levai en chancelant, me laissai tomber à genoux sur le granit glacé,
puis y posai le front. La fraîcheur du sol me fit du bien, comme cette
nuit où l’on m’avait fait boire à mon insu le Philtre d’amour.
Je ne sais pas combien de temps je demeurai ainsi – des minutes
ou des heures – mais le sol avait cette capacité merveilleuse de vous
ramener sur terre. L’épuisement s’abattit sur moi, jusqu’au cœur de
mes os, l’épuisement d’un guerrier au bout de son ultime bataille,
quand il est prêt à déposer les armes et à s’abîmer dans l’éternité.
Quelque part dans la pièce, une porte s’ouvrit, crissant sur le
marbre. Je ne relevai pas la tête et ne tentai pas de m’asseoir, même
si j’étais consciente de l’image que j’offrais à celui ou celle qui venait
d’entrer : l’image d’un chien recroquevillé dans un coin. Voilà ce que
j’étais devenue.
— Lexie ?
Mon cœur s’arrêta.
— Lexie ? Oh, par les dieux, ma chérie.
J’étais de nouveau paralysée, trop effrayée de découvrir que cette
voix n’appartenait pas à ma mère, que ce n’était qu’une nouvelle
illusion. Ma poitrine se serra d’une façon différente. Une étincelle
d’espoir fragile venait de s’y allumer.
Des bras chauds m’entourèrent dans une douce étreinte
douloureusement familière. Prenant une inspiration hachée, je
reconnus son parfum – le parfum de ma mère. Elle sentait la vanille.
Relevant la tête, je glissai un regard à travers mes cheveux et j’en
eus le souffle coupé, et toute pensée cohérente me quitta.
— Maman ?
Elle me sourit, et me caressa les joues. C’était bien elle – l’ovale de
son visage et sa peau légèrement plus mate que la mienne, son
sourire et ses yeux d’un beau vert lumineux. Elle avait la même
apparence que la dernière fois que je l’avais vue à Miami, cette
dernière nuit avant l’attaque des démons qui avait fait d’elle un
monstre assoiffé d’éther, avant que je ne prenne sa vie.
Le poing qui me comprimait le cœur se serra de plus belle jusqu’à
ce que je ne puisse plus respirer, ni penser, ni rien voir d’autre qu’elle.
— Ma chérie, c’est moi, c’est bien moi.
Sa voix était fidèle à mes souvenirs – si douce et mélodieuse.
— Je suis là.
Je la contemplai fixement jusqu’à ce que son beau visage
commence à se brouiller à travers mes yeux embués. Une partie de
moi ne m’autorisait pas à recevoir… ce cadeau. Si ce n’était pas vrai,
ce serait trop cruel. Les esprits qui gardaient le portail des enfers
avaient bien failli me tromper.
Mais ses mains étaient chaudes et ses yeux mouillés de larmes.
C’était son odeur et sa voix. Même ses cheveux sombres retombaient
en vagues souples sur ses épaules comme autrefois.
Puis elle s’agenouilla et se pencha en avant, posant son front
contre le mien. Les larmes écorchaient sa voix.
— Tu te souviens de ce que j’ai dit ce soir-là ?
Je dus faire un effort pour que les mots sortent de ma bouche.
— Que tu m’aimais ?
— Oui.
Elle souriait à travers ses larmes.
— C’est ce que j’ai dit, et que tu étais quelqu’un de très spécial
avec ou sans rôle à tenir.
Par les dieux…
— Et tu m’as répondu que j’étais forcée de dire ça parce que j’étais
ta mère.
Elle laissa échapper un rire étranglé.
— Je ne savais pas alors à quel point tu l’étais vraiment.
C’était elle… pour de vrai.
Je me jetai dans ses bras avec un cri, manquant la renverser. Riant
doucement, elle les referma sur moi et m’étreignit très fort – de ces
étreintes qui m’avaient tant manqué et dont j’avais tant besoin depuis
si longtemps. Ma mère était la reine des câlins.
Elle me serra contre elle, et je me cramponnai à son cou tandis
qu’elle me caressait les cheveux. Mes yeux s’emplirent de larmes et
ma gorge se noua. Une émotion si vive me dilata le cœur que j’avais
l’impression qu’il allait exploser. J’attendais ce moment depuis une
éternité et je ne la laisserais pas partir.
— Comment est-ce possible ? demandai-je d’une voix rauque et
étranglée. Je ne comprends pas.
— Apollon a pensé que ça te ferait du bien après ce qui s’est
passé.
Elle recula légèrement. Ses yeux étaient brillants de larmes et je
détestais la faire pleurer.
— Hadès lui devait une faveur.
Apparemment, beaucoup de gens devaient des faveurs à Apollon.
— Tu m’as tellement manqué.
Elle glissa une main sur ma joue en souriant.
— Et j’aurai voulu être là pour toi quand tu as perdu Caleb et
quand tu as affronté le Conseil. Je le regrette plus que tout.
Une boule ardente m’obstruait la gorge.
— Je sais. Maman, je suis… tellement désolée. Je…
— Non, ma chérie, je ne veux pas de tes excuses pour ce qui m’est
arrivé. Rien de tout ça n’était ta faute.
Oh si, c’était ma faute. Ce n’était pas moi, bien sûr, qui l’avais
changée en démon, mais c’était à cause de moi, de ce que je
deviendrais, que nous avions quitté l’île des Dieux. Elle avait tout
sacrifié, jusqu’à sa vie, pour moi, et je m’étais quand même connectée
à Seth au moment de mon Éveil, ce qui avait provoqué le courroux
des dieux et des catastrophes horribles sur toute la planète.
Évidemment que c’était ma faute.
— Écoute-moi bien, dit-elle, me prenant le visage entre ses mains
pour m’obliger à la regarder. Ce qui m’est arrivé à Miami n’était pas ta
faute, Lexie. Et tu as fait ce qu’il fallait à Gatlinburg. Tu m’as donné la
paix.
Je lui avais donné la mort – à ma propre mère.
Elle pinça les lèvres, puis respira profondément.
— Tu ne dois pas te sentir coupable. Tu n’y es pour rien. Et tu
n’avais aucun contrôle sur ce qui s’est produit après ton Éveil. Tu as
fini par rompre la connexion. C’est ce qui compte.
Elle semblait réellement y croire et je me laissai presque
convaincre, mais je refusais de consacrer ce temps avec elle à évoquer
toutes ces choses terribles. Après tout ce qui était arrivé, je voulais
seulement qu’elle me tienne dans ses bras.
Repousser ce sentiment de culpabilité fut comme enlever un
pantalon trop serré. Je respirais mieux, mais j’en gardais les marques
sur ma peau.
— Est-ce que tu es heureuse ? lui demandai-je, me blottissant
contre elle.
Elle me prit de nouveau dans ses bras, appuyant son menton sur
le sommet de mon crâne, et je fermai les yeux. Je pouvais presque
croire que nous étions chez nous et que son cœur battait vraiment
sous ma joue.
— Tu me manques, et d’autres choses aussi, mais oui, je suis
heureuse.
Elle s’interrompit pour écarter mes cheveux de mon visage.
— Je suis en paix, Lexie. La paix qui efface les mauvaises choses
et rend tout plus facile.
Je l’enviais de connaître ça.
— Je te regarde quand je le peux, dit-elle, déposant un baiser sur
mes cheveux. Ce n’est pas recommandé, mais chaque fois que c’est
possible, je prends de tes nouvelles. Tu veux me parler de ce sang-
pur ?
Mes yeux s’ouvrirent d’un coup et mes joues s’enflammèrent.
— Maman.
Elle rit doucement.
— Il éprouve des sentiments très forts pour toi, Lexie.
— Je sais.
Mon cœur se serra et je relevai la tête.
— Je l’aime.
Ses yeux s’illuminèrent.
— Tu ne peux pas savoir à quel point ça me réjouit de savoir que
tu as trouvé l’amour au milieu de cette…
Tragédie, achevai-je mentalement.
Je saisis ses minces poignets, et mon regard tomba sur la fenêtre,
devant laquelle de fines branches ondulaient dans la brise. Des fleurs
rose vif étaient ouvertes, leurs pétales en forme de gouttes d’eau
humides de rosée. Je les contemplai un long moment avant de
reprendre la parole.
— Parfois je me demande si j’ai le droit, tu sais, le droit d’être
heureuse et amoureuse quand tout le monde souffre.
— Mais toi aussi, tu as souffert.
Elle ramena mon visage vers le sien.
— Tout le monde, quoi qu’il arrive, mérite de connaître l’amour
que cet homme éprouve pour toi, et toi plus que quiconque.
De nouveau, je rougis. Qu’avait-elle vu, exactement ? Ça devenait
gênant.
— Et l’amour est ce qu’il y a de plus important en ce moment,
Lexie. C’est l’amour qui te gardera de la folie. Qui t’empêchera
d’oublier qui tu es vraiment.
Je pris une profonde inspiration, qui resta bloquée dans ma gorge.
— Tant de gens sont morts, maman.
— Et d’autres mourront encore, et tu ne pourras rien y faire.
Elle pressa ses lèvres sur mon front.
— Tu ne peux pas sauver tout le monde. Ce n’est pas ton rôle.
Je ne savais pas trop quoi penser. Le rôle de l’Apollyon était-il
d’apporter la mort et de semer la destruction au lieu de sauver des
vies ?
— Est-ce que tu peux te lever ? demanda-t-elle.
Hochant la tête, je me remis debout en grimaçant quand la
douleur irradia dans mes jambes. L’inquiétude tordit les traits de ma
mère, mais je la balayai d’un geste.
— Je vais bien.
Elle se releva, sans me lâcher le bras.
— Tu ferais mieux de t’asseoir. Apollon a dit qu’il te faudrait un
certain temps avant de… te sentir à nouveau normale.
Me sentir normale était impossible, je ne serais sans doute plus
jamais la même, mais je m’assis néanmoins au bord du lit et la suivis
des yeux alors qu’elle se dirigeait vers l’estrade et la table qui y était
dressée. Ma mère semblait flotter – cela avait toujours été le cas. Elle
possédait cette grâce intérieure que je lui enviais tant. Moi, je
martelais le sol comme une vache, le plus souvent.
Elle prit le flacon et un verre qui était derrière.
— Il veut que tu boives ça.
Je haussai les sourcils, soupçonneuse. Si j’avais appris une chose
en dix-huit années d’existence, c’était que boire ou manger ce qui
venait des dieux ne pouvait apporter que des ennuis.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle versa le liquide dans une coupe en verre d’apparence antique,
puis revint vers le lit. Elle s’assit à côté de moi et me la tendit.
— C’est un nectar que le fils d’Apollon a préparé pour renforcer
ses soins. Tu ne pourras pas rester ici tout le temps nécessaire à ta
complète guérison, mais ce breuvage t’aidera. Même pour toi, il y a
trop d’éther dans l’air. Cela t’étoufferait.
Je n’avais aucune envie de m’étouffer, mais je regardai le calice
avec méfiance.
— Tu peux le boire, Lexie. Je comprends ton hésitation, mais ce
n’est pas un piège.
Avec une certaine appréhension, je pris le verre et reniflai son
contenu. Il avait une odeur de miel et d’herbes. Parce que j’étais
certaine, au plus profond de moi, que c’était bien ma mère, je portai
la coupe à mes lèvres. Fort heureusement, ce nectar médicinal avait
bon goût.
— Bois lentement, me prévint ma mère. Ça va te faire dormir.
— Ah bon ?
Je fronçai les sourcils, contemplant le calice.
— À ton réveil, tu seras de retour dans le monde des mortels.
Un vent glacial s’engouffra dans ma poitrine.
— Ce n’est pas un rêve, n’est-ce pas ?
— Non.
Ma mère me sourit et avança la main, ramenant une mèche
rebelle familière derrière mon oreille.
— Ce n’est pas un rêve.
Laissant échapper un soupir entrecoupé, je bus une autre gorgée.
J’avais tant de choses à lui dire. Tant de fois, depuis qu’elle était
morte, j’avais imaginé la revoir, et j’avais dressé une liste
impressionnante de tout ce que je voulais lui dire. À commencer par
m’excuser de mes sorties nocturnes à son insu, de mes grossièretés et
de mes bagarres, et de tous les soucis que je lui avais causés. Et la
remercier ensuite d’avoir été une mère si parfaite. Et maintenant que
j’y étais, rien ne se passait comme prévu. Lorsque j’ouvris la bouche,
l’émotion me submergea et je ne pus lui dire qu’une chose.
— Tu me manques tellement.
— Toi aussi, tu me manques, mais je suis avec toi autant que je le
peux.
Elle me regardait boire le nectar.
— Je veux que tu me promettes une chose.
— Tout ce que tu voudras, répondis-je, et j’étais sincère.
Un petit sourire apparut sur ses lèvres.
— Quoi qu’il arrive, et quoi que tu aies à faire, je veux que tu
t’absolves de toute culpabilité.
Je la dévisageai.
— Je…
— Non, Lexie. Tu dois te libérer de la culpabilité, et de ce qu’Arès
a fait.
Baissant mon verre, je détournai les yeux et secouai faiblement la
tête. Je ne pourrais jamais oublier comment Arès m’avait brisée, ni
que j’avais souhaité mourir. Impossible.
— Est-ce que tu… as vu ce qu’il m’a fait ?
— Non.
Elle me prit les mains et les étreignit.
— Mais Apollon m’a raconté.
Le rire qui m’échappa était incroyablement amer.
— Ça ne m’étonne pas de lui. Et d’ailleurs, où était-il pendant que
je me faisais massacrer ?
Une expression peinée traversa son visage et je regrettai aussitôt
mes paroles.
— Pardon, murmurai-je. Il était sans doute occupé à des affaires
de dieu très importantes.
Ou à chasser les nymphes.
— Ce n’est rien.
Elle me caressa la joue et je me rendis compte avec surprise que
mon visage n’était plus douloureux.
— Apollon est très inquiet pour toi. Moi aussi.
— Il n’y a pas de quoi.
Ce mensonge sonnait faux à mes propres oreilles. Ma mère
pencha la tête sur le côté en soupirant.
— Ce n’était pas la vie que je souhaitais pour toi. J’aurais voulu
t’épargner toute cette noirceur.
— Je sais.
Levant les yeux sur elle, je m’imprégnai de ses traits. Par les dieux,
que ma mère était belle. Et c’était davantage que ses gènes divins.
C’était ce qu’elle possédait à l’intérieur qui rayonnait sur son visage –
la bonté, l’amour et tout ce que je désirais être. À mes yeux, elle
resplendissait. Et sa vie s’était achevée beaucoup trop tôt. Elle
méritait bien plus et j’aurais tant voulu lui faire ce cadeau. Mais
c’était impossible, et je lui offris donc la seule chose à ma portée.
— Je te le promets, lui dis-je. Je promets d’oublier tout ça.
Ses lèvres s’incurvèrent.
— Je voudrais tuer Arès pour ce qu’il t’a fait subir.
Je faillis m’étrangler. Je n’avais jamais entendu ma mère dire
qu’elle souhaitait tuer quelqu’un. Sauf sous sa forme démoniaque,
bien sûr, où elle voulait tuer tout le monde. Un autre type de douleur
me comprima la poitrine. Refusant de songer à ça, j’écartai ces
pensées.
Étouffant un bâillement impromptu, je terminai ce qui restait de
mon breuvage au goût de miel. Ma mère reprit la coupe et se leva
pour la reposer sur la table. Quand elle se retourna, j’étais allongée
sur le dos.
— Par les enfers, murmurai-je. C’est fort… ce truc.
Elle se hâta de me rejoindre et s’assit à côté de moi.
— Oui. J’aurais aimé te garder plus longtemps, ma chérie.
— Ce n’est pas possible ?
J’essayai de lever un bras, mais il pesait une tonne. La panique
m’envahit. Je n’étais pas prête à la laisser partir. Ce n’était pas juste.
Plus que jamais, j’avais besoin d’elle. Il y avait quelque chose en moi
qui me terrorisait.
— J’ai… encore tellement de choses à te dire, tant de questions à
te poser.
Avec un beau sourire qui me vrilla le cœur, elle posa une main sur
ma joue.
— Nous aurons tout le temps plus tard.
— Mais je ne suis pas prête. Je ne veux pas te quitter. S’il te
plaît…
Bizarre. Je ne savais plus ce que je voulais dire. J’avais peut-être
bu le nectar de l’oubli.
Tandis que mes paupières alourdies se fermaient, elle dit encore :
— Je suis si fière de toi, Lexie. N’oublie jamais que je suis fière de
toi et que je t’aime.
Un silence, puis j’entendis une dernière fois sa douce voix avant
de sombrer.
— N’abandonne jamais l’espoir, ma chérie. Au bout de la route, le
paradis t’attend.
Remerciements