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Jennifer L.

Armentrout

Apollyon
Covenant 4
Maison d’édition : J’ai lu
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Paola Appelius

© Jennifer L. Armentrout, 2013


Tous droits réservés
Pour la traduction française
© Éditions J’ai lu, 2019
Dépôt légal : décembre 2018.

ISBN numérique : 9782290172421


ISBN du pdf web : 9782290172445
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782290193631
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Présentation de l’éditeur :
Confrontée à ce qu’elle craignait le plus – s’égarer au moment de l’Éveil et être sous
l’emprise de l’Élixir –, Alexandria n’est plus certaine de savoir à qui se fier. Seth lui a
promis beaucoup… mais Aiden a toujours été là pour la protéger et la guider, quitte à
défier les dieux.
Alors que le chaos règne sur terre, ces derniers ne reculeront d’ailleurs devant rien pour
empêcher le Premier d’atteindre sa toute-puissance. Pour cela, il faudrait briser la
connexion entre les deux Apollyons, or, la seule personne à même d’intervenir est morte
depuis des siècles.
Alex prendra-t-elle le risque de partir à la recherche de cette âme ? À moins qu’elle
n’empêche Seth d’accomplir son destin… en prenant sa place ?

Couverture : d’après © Jayne Szekely / Arcangel images. Studio de création J’ai lu

Biographie de l’auteur :
Couronnée d’un RITA Award, Jennifer L. Armentrout est l’auteure de plusieures séries de
romance, de fantasy et de science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de
nombreux pays. Jeu de patience, son best-seller international, et la saga Lux sont
également disponibles aux Éditions J’ai lu.

Titre original
APOLLYON : A COVENANT NOVEL
Éditeur original
Spencer Hill Press

© Jennifer L. Armentrout, 2013


Tous droits réservés
Pour la traduction française
© Éditions J’ai lu, 2019
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

À HUIS CLOS
À DEMI-MOT
JEU DE PATIENCE
JEU D’INNOCENCE
JEU D’INDULGENCE
JEU D’IMPRUDENCE
JEU D’ATTIRANCE
JEU D’INCONSCIENCE

Numérique
JEU DE CONFIANCE
JEU DE MÉFIANCE

LUX
1 – Obsidienne
1.5 – Oubli
2 – Onyx
3 – Opale
4 – Origines
5 – Opposition

OBSESSION
COVENANT
1 – Sang-mêlé
2 – Sang-pur
3 – Éveil

L’ÉTERNITÉ, C’EST COMPLIQUÉ


À mes amis, garants de ma santé mentale
pendant que je m’éclate
dans des mondes imaginaires.
Avertissement

L’histoire d’Apollyon se déroule après les événements d’Élixir,


racontés du point de vue d’Aiden, et reprend la narration là où elle
s’était arrêtée après l’angoissante fin d’Éveil. Apollyon revient donc au
point de vue d’Alex et prend tout son sens dans cette perspective,
mais si vous désirez savoir ce qui est arrivé entre Éveil et Apollyon, la
nouvelle Élixir vous révélera tout 1…

1. Retrouvez Élixir au format numérique dès le mois d’avril 2019. (N.d.É.)


CHAPITRE 1

Mon sang bouillonnait dans mes veines, appelant le combat. Mes


muscles désiraient l’engagement. Mes pensées étaient nimbées d’un
brouillard ambré énergisant et grisant. J’étais l’Apollyon. Je possédais
la maîtrise des quatre éléments et du cinquième, le plus redoutable –
l’akasha. Le Tueur de Dieux puisait sa force en moi. J’étais sa source
d’énergie, son atout maître. J’étais l’alpha et il était l’oméga.
Ensemble, nous étions tout.
Et pourtant, j’en étais réduite à faire les cent pas dans une cage,
rendue impuissante par la marque gravée dans le ciment au-dessus
de moi et des barreaux forgés par un dieu.
— Alex.
Bien sûr, je n’étais pas seule. Oh non. Dans mon enfer personnel,
il y avait de la place pour deux. Et même pour trois… voire quatre.
Beaucoup moins drôle qu’il ne pouvait y paraître. Les voix… Il y avait
tant de voix dans ma tête.
— Te souviens-tu ?
J’inclinai la tête sur la droite, sentant la tension de mes muscles et
le craquement de mes os. Je répétai ensuite le mouvement sur la
gauche tout en remuant les doigts : auriculaire, majeur, index… sans
discontinuer.
— Alex, je sais que tu m’entends.
Je lançai un regard par-dessus mon épaule, un rictus relevant le
coin de mes lèvres au spectacle qui s’offrait à mes yeux. J’avais un
magnifique os à ronger avec ce sang-pur. Aiden St. Delphi était de
l’autre côté des barreaux. Là où il se tenait, il était une force
immuable. Mais sans les protections qu’Héphaïstos et Apollon avaient
érigées entre nous, il ne serait qu’une poussière insignifiante.
Non. Non. Non.
Ma main se posa d’elle-même sur la rose de cristal, caressant ses
pétales délicatement ciselés. Il était tout pour moi.
Un élancement de douleur se fraya un chemin entre mes tempes.
Lui jetant un regard haineux, je fis face au mur de béton nu.
— Tu aurais mieux fait de me laisser sous l’influence de l’Élixir.
— Je n’aurais jamais dû te soumettre à l’Élixir, répondit-il. Ce
n’était pas le bon moyen pour te trouver.
J’éclatai d’un rire froid.
— Pour me trouver, tu m’as trouvée.
Une pause.
— Je sais que tu es toujours là, Alex. Sous cette connexion, tu es
encore toi-même. La femme que j’aime.
J’ouvris la bouche, mais je n’avais pas de mots – rien que des
souvenirs près du ruisseau et disant à Aiden que je l’aimais, et un flot
ininterrompu d’actions et de pensées centrées sur lui. Durant des
mois entiers, si ce n’était des années, et qui tournaient en boucle au
point que j’étais incapable de distinguer le passé du présent et de ce
qui allait advenir de mon futur.
Comme s’il pouvait lire dans mes pensées, il revint à la charge.
— Il y a seulement quelques jours, tu disais que tu m’aimais.
— Et il y a quelques jours, j’étais complètement droguée et je me
cachais dans les placards, à cause de toi.
Je me retournai, juste à temps pour le voir tressaillir. Bien.
— Tu m’as soumise à l’Élixir.
Aiden prit une inspiration saccadée mais ne détourna pas les yeux
de honte ou de culpabilité. Il soutint mon regard, verrouillant le sien
à mes yeux que je savais qu’il haïssait de chaque fibre de son être.
— En effet.
Je pris une longue et profonde inspiration.
— Je finirai par sortir d’ici, Aiden. Et je te tuerai. Très lentement.
— Et tu massacreras tous ceux que j’aime. Nous avons déjà eu
cette conversation.
Il s’appuya contre les barreaux. Aujourd’hui, son visage lisse ne
portait pas l’ombre d’un poil de barbe. Il était vêtu de son uniforme
de Sentinelle – entièrement noir. Mais ses yeux remarquables étaient
creusés de cernes sombres.
— Je sais que tu ne me feras pas de mal si tu sors, poursuivit-il.
J’y crois dur comme fer.
— Quelle tristesse.
— Quoi donc ?
— Qu’un garçon aussi beau que toi soit aussi incroyablement
stupide.
Je souris quand il plissa les yeux. Lorsqu’un éclair d’argent s’y
alluma, je sus que j’avais fait mouche. J’en éprouvai une intense
satisfaction pendant environ trois secondes, avant de me rappeler que
j’étais toujours enfermée dans une foutue cage. Jouer avec les nerfs
d’Aiden m’aidait à passer le temps, mais ça ne changeait pas la
réalité.
J’avais bien mieux à faire.
Je devais prendre mon mal en patience et attendre mon heure. Il
y avait dans ma tête un bourdonnement sourd. Qui ne s’arrêtait
jamais. Auquel je n’avais qu’à me brancher, mais dès qu’Aiden avait le
moindre soupçon que je m’y connectais, il devenait un vrai moulin à
paroles.
Je me dirigeai vers le matelas sur le sol et m’y assis, les genoux
remontés sous le menton. J’observai Aiden qui me regardait. Et je
tentai de faire taire la voix qui s’élevait chaque fois qu’il était
silencieux. Je n’aimais pas cette voix, je ne la comprenais pas.
Aiden passa une main dans ses cheveux, s’éloignant des barreaux.
— Tu sais ce qui se passe dehors, en ce moment ?
Je haussai les épaules. Qu’est-ce que ça pouvait me faire ? Tout ce
qui m’intéressait, c’était sortir d’ici et me connecter avec mon Seth.
Ensuite, si mon père était toujours asservi dans les Catskills, nous le
libérerions. Mon Seth me l’avait promis.
— Tu te rappelles ce qu’a fait Poséidon à l’île des Dieux ?
Comment pourrais-je l’oublier, par les enfers ? Poséidon avait
effacé le Covenant de la surface de la Terre.
— Eh bien, ce sera encore pire, Alex. La moitié des Douze de
l’Olympe veulent partir en guerre contre Seth et Lucien, continua-t-il.
Et je suis certain qu’il le sait. C’est peut-être ce qu’il désire, mais est-
ce ce que tu veux ? Sais-tu combien d’innocents périront – ont déjà
péri ? Des mortels et des sang-mêlé ? Est-ce que tu peux vivre avec
ça ?
Je ne vivais pas vraiment puisque j’étais en cage.
— Parce que je sais qu’au fond de toi tu ne supporterais pas que
des milliers d’innocents, pour ne pas dire des millions, périssent à
cause de toi – surtout les sang-mêlé. Tu remettais en question la voie
des Sentinelles à cause de la façon dont ils étaient traités. Si Seth
parvient à ses fins, ils mourront tous.
Sa force de conviction était très agaçante. Ainsi que la passion qui
animait son discours.
— Caleb… Tu te souviens de ce que tu as éprouvé quand Caleb…
— Ne prononce pas son nom !
Ses sourcils sombres dessinèrent un arc. La surprise envahit son
visage et il se précipita sur ces fichus barreaux, les empoignant à
pleines mains.
— Oui, Caleb, Alex ! Tu te souviens de ce que tu as éprouvé quand
il est mort ? Combien tu t’en es voulu ?
— La ferme, Aiden.
— Tu te souviens que tu étais tellement effondrée que tu n’as pas
quitté ton lit pendant cinq jours ? Sa perte t’a brisé le cœur. Crois-tu
qu’il voudrait te voir t’infliger cela à toi-même ? Caleb est mort parce
qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, mais les
autres ? Il y aura des milliers de Caleb, mais cette fois, ce sera ta
faute.
J’enfouis ma tête entre mes genoux, les mains sur les oreilles.
Mais cela ne stoppa pas la marée d’émotions qui m’assaillaient ni la
douleur brutale dans mes tempes qui ressemblait soudain à un coup
de poignard.
Et ça n’arrêta pas Aiden non plus.
— Et ta mère, Alex ?
— La ferme ! hurlai-je.
— Ce n’est pas ce qu’elle voulait !
Les barreaux de la grille tremblaient sous les coups qu’il leur
assenait, avec ses poings, je crois. Ça devait faire très mal.
— C’est pour t’épargner ça qu’elle est morte. Comment oses-tu lui
tourner le dos et le laisser te faire…
J’eus l’impression d’une rupture dans tout mon corps comme un
élastique trop tendu.
— Je t’ai dit de la fer…
Le bourdonnement dans mes oreilles s’amplifia, couvrant la voix
d’Aiden et tout le reste. En un instant, il était là, se glissant dans mes
veines comme du miel chaud et onctueux.
Écoute-moi. Sa voix était dans mes pensées, apaisante comme l’air
parfumé de l’été. Écoute-moi, Alex. Souviens-toi de ce que nous ferons
ensemble quand nous serons connectés. Nous libérerons les sang-mêlé –
nous libérerons ton père.
— Alex, appela Aiden.
Par tous les dieux, il n’a rien de mieux à faire ? Le soupir exaspéré
de Seth ébranla tout mon corps. Bloque-le. Il ne compte pas. Nous seuls
sommes importants.
Je refermai le poing dans mes cheveux.
— Il est là, n’est-ce pas ?
La colère rendait plus grave la voix d’Aiden. Les barreaux
tremblèrent de nouveau. S’il continuait comme ça, ses jointures
finiraient en bouillie. Comme mon cerveau.
— Ne l’écoute pas, Alex.
Le rire de Seth était cassant comme des éclats de glace.
Il va entrer dans la cage ? Règle-lui son compte, mon ange. Ensuite,
sauve-toi. Personne ne pourra t’arrêter.
Je tirai sur mes cheveux jusqu’à me faire mal au crâne.
— Alex, regarde-moi.
Le désespoir dans la voix d’Aiden atteignit une partie de moi qui
ne m’était pas totalement familière. J’ouvris les yeux, les plongeant
dans les siens. Ils étaient argentés, comme le clair de lune. De très
beaux yeux.
— Ensemble, nous pouvons rompre le lien qui t’unit à Seth.
Dis-lui que tu ne veux pas rompre ce lien.
Étonnant… et carrément flippant tout ce que mon Seth pouvait
voir et entendre lorsque nous étions connectés. Comme s’il y avait
deux personnes en moi.
— Alex, dit Aiden. Même si tu parviens à le rejoindre, il te videra
de ce que tu es, exactement comme un démon. Ce n’est peut-être pas
son intention, mais c’est ce qui arrivera.
Mon cœur tressaillit. Quelqu’un m’avait dit la même chose – ma
mère, il y avait plusieurs mois. C’était l’une des raisons pour
lesquelles elle avait voulu faire de moi un démon. Une raison tordue
et irrationnelle, mais quand même…
Je ne te ferai jamais ça, Alex. Tout ce que je veux, c’est te mettre à
l’abri, et te rendre heureuse. Tu veux libérer ton père, n’est-ce pas ?
Ensemble, nous y parviendrons, mais seulement ensemble.
— Je ne renoncerai pas, dit Aiden.
Un merveilleux silence régna pendant quelques fractions de
seconde.
— Tu entends, Seth ? Ça n’arrivera jamais.
Il est très agaçant.
Vous êtes tous les deux très agaçants.
— Il n’y a rien à quoi renoncer, Aiden, dis-je à voix haute.
Il plissa les yeux.
— Il y a tout, au contraire.
Ces paroles me firent un drôle d’effet. « Tout » était l’écho de ce
qui avait été et ne pourrait jamais être. Tout avait changé à l’instant
où je m’étais connectée à mon Seth. C’était difficile à expliquer.
Quelques mois plus tôt, quand j’avais du mal à dormir, cette
connexion entre nous m’apaisait l’esprit et le corps. C’était la même
chose, au centuple.
Il n’y avait plus de moi. Comme il n’y avait pas eu de Seth avant
mon Éveil. Je le comprenais à présent. Combien il avait dû lutter en
ma présence pour ne pas se laisser aspirer par tout ce que je faisais.
Maintenant, il n’y avait plus que nous – un être unique dans deux
corps séparés. Une âme coupée en deux. Solaris et le Premier…
Une violente douleur explosa derrière mes yeux.
Arrête. Le murmure de sa voix résonnait dans mes veines. Ne
pense pas à eux.
Je fronçai les sourcils.
Puis mon Seth se mit à parler pour ne rien dire. Aiden aussi. Mais
il n’était pas stupide au point d’entrer dans la cellule. Même épuisée
et contenue par les protections sur les murs, j’étais sûre de pouvoir le
battre. Plusieurs minutes s’écoulèrent, peut-être plusieurs heures,
pendant lesquelles ils prirent d’assaut chaque cellule de mon cerveau.
Quand ce fut terminé, je m’affaissai sur le matelas. Une migraine
de tous les démons me martelait les tempes. Aiden était parti parce
que quelqu’un – mon oncle ? – avait ouvert la porte au-dessus de
nous, ce qui signifiait généralement qu’il se passait quelque chose. Je
roulai sur le flanc, m’étirant lentement.
Bon débarras, soupira Seth.
Je détendis mes doigts crispés. Mes articulations étaient
douloureuses.
Il ne s’absentera pas longtemps.
Nous n’avons pas besoin d’une éternité, mon ange. Il suffit de savoir
où tu te trouves. Ensuite, nous serons réunis.
Un petit sourire incurva mes lèvres. En me concentrant
suffisamment, je sentais mon Seth à l’autre bout du cordon
bourdonnant qui ne se taisait jamais. Parfois il se cachait de moi,
mais pas en ce moment.
Son image surgit de mes souvenirs. Sa peau dorée et ses sourcils
légèrement arrondis prirent forme dans mon esprit. La ligne ferme de
sa mâchoire appelant les caresses, et le petit sourire suffisant qui
incurvait ses lèvres pleines. Par les dieux, il était d’une beauté irréelle
– dure et froide comme le marbre des statues autrefois alignées
devant le Covenant.
Mais il… Il n’y avait plus de statues sur l’île des Dieux. Il n’y avait
plus rien. Poséidon avait tout fracassé, tout emporté dans l’océan. Les
édifices, les statues, le sable et les gens – plus rien de tout ça
n’existait.
L’image de mon Seth m’échappa.
Une sensation désagréable se forma au creux de mon estomac.
Aiden avait raison tout à l’heure – plus ou moins. Il y avait quelque
chose dans cette situation qui me dérangeait, qui me donnait
l’impression d’être impuissante, alors que je ne l’étais pas.
J’étais l’Apollyon.
Je préfère quand tu penses à ma beauté.
Certaines choses ne changeaient jamais. L’ego de mon Seth était
toujours aussi démesuré.
Mais son image s’épanouit sous mes yeux. Ses cheveux bouclant
autour de ses tempes comme de l’or filé. Il me faisait penser aux
portraits d’Adonis. Sauf qu’Adonis n’était pas blond. À travers le
savoir des Apollyons précédents, je savais qu’Adonis avait eu les
cheveux châtains.
Où es-tu ? le questionnai-je.
Nous allons vers le nord, mon ange. Est-ce que tu es au nord ?
Je poussai un soupir.
Je ne sais pas où je suis. Au milieu d’une forêt. Près d’un cours d’eau.
Pas très utile.
Un silence et j’imaginai la sensation de sa main sur ma joue,
caressant l’arrondi de ma pommette. Je frissonnai.
Tu me manques, mon ange. Pendant toutes ces semaines où tu
m’étais cachée, j’ai cru devenir fou.
Je ne répondis pas. Mon Seth ne m’avait pas manqué. Lorsque
j’étais sous l’influence de l’Élixir, je n’avais même pas conscience de
son existence.
Seth gloussa.
Tu as toujours su me donner confiance en moi. Tu es censée dire que
je t’ai manqué aussi.
Je roulai sur le dos, m’efforçant de détendre un nœud dans ma
jambe.
Que se passera-t-il quand je te transférerai mon énergie ?
Il ne répondit pas tout de suite et je me sentis soudain nerveuse.
Ce ne sera pas douloureux, murmura sa voix. Ce sera comme
lorsque nous nous touchions avant, quand les runes sont apparues. Ça
te plaisait.
Oui, ça m’avait plu.
Une petite incantation de rien du tout et j’absorberai ton énergie. Je
ne te viderai pas de ce que tu es, Alex. Je ne ferai jamais ça.
Je le croyais et je me détendis un peu.
Qu’est-ce qui est prévu, Seth ?
Tu sais ce qui est prévu.
Il voulait supprimer les dieux de l’Olympe avant qu’ils ne trouvent
un moyen de nous détruire. La légende disait que nous n’étions
vulnérables qu’à un autre Apollyon, mais ni lui ni moi n’en étions
certains. Il y avait des points d’ombre et des incertitudes que tous les
Apollyons avaient cherché à éclaircir. Mais une fois débarrassés des
dieux, nous prendrions le pouvoir. Ou Lucien. Je n’en savais rien et je
m’en fichais. Tout ce que je voulais, c’était être auprès de mon Seth.
L’angoisse de la séparation à la puissance mille.
Non. Qu’est-ce qui est prévu pour nous réunir ?
L’approbation de Seth m’envahit comme si je venais d’entrer dans
le soleil de l’été. Je frétillai, comme un bon petit chien bien nourri.
Ils finiront par montrer un point faible. C’est inévitable. Surtout
St. Delphi. Son point faible, c’est toi.
Je tressaillis.
C’est vrai.
Et dès que l’occasion de t’échapper se présentera, tu devras la saisir.
Pas d’hésitation, mon ange. Tu es l’Apollyon. Une fois libre, ils ne
pourront pas t’arrêter. Fais-moi confiance. Et à l’instant où tu sauras où
tu te trouves, je serai là.
Je faisais confiance à mon Seth.
La même brume grisante se répandit en moi.
As-tu vu Apollon ou un autre dieu, récemment ?
Non.
Pas depuis que je n’étais plus sous l’effet de l’Élixir, et c’était très
étrange. Apollon ne m’avait pourtant pas lâchée d’une semelle depuis
mon Éveil, mais je ne l’avais pas vu, ni senti sa présence – ni celle
d’aucun autre dieu.
J’ouvris les yeux et les posai sur les barreaux. Auraient-ils bientôt
besoin d’être renforcés par Héphaïstos ? Je l’espérais. S’ils
faiblissaient, les protections aussi. Et je pourrais sortir d’ici.
Seth murmura quelque chose qui me fit frissonner de plaisir pour
ramener mon attention sur lui.
Où étais-tu partie ?
Je lui montrai les barreaux et mes pensées, mais il était dubitatif.
Ce que forgeait Héphaïstos faiblissait rarement, mais j’espérai…
pendant une seconde. Notre… Notre lien n’était qu’un ersatz. Même
si mon Seth était à l’intérieur de moi, il n’était pas réellement là.
J’étais seule – toute seule dans une cellule.
Il ne me laissera jamais sortir. Aiden ne me laissera jamais me
rapprocher de toi.
Les larmes me brûlèrent les yeux tandis qu’un abîme de désespoir
s’ouvrait en moi.
Je ne verrai jamais mon père.
Si, tu le verras. Peu importe ce qu’il fera. Je te trouverai. Les dieux
prétendent qu’il ne peut y avoir qu’un seul d’entre nous, mais ils se
trompent.
Une étrange tension m’envahit, puis je me détendis.
Tu m’appartiens, Alex – tu as toujours été à moi et tu le seras
toujours. Nous sommes ainsi faits.
Une partie de mon cœur se réchauffa à ces paroles. Et une autre
partie, la source de cette voix qui s’élevait en présence d’Aiden, et
dont mon Seth n’avait pas conscience, eut un mouvement de recul
tandis que mes doigts trouvaient la rose de cristal autour de mon cou.
CHAPITRE 2

Plus tard – était-ce le jour ou la nuit, combien de temps avais-je


dormi ? –, je me retrouvai seule. Sans Aiden qui m’observait assis sur
une chaise. Sans Seth à l’autre bout du cordon d’ambre. C’était une
bonne surprise.
J’avais les idées un peu plus claires.
Je me levai et m’avançai vers les barreaux. Ils semblaient
ordinaires – de la couleur argentée du titane – mais c’était les fines
mailles qui les entouraient qui me posaient problème.
Le grillage forgé par Héphaïstos était une sacrée plaie. Respirant
un grand coup, j’empoignai les barreaux à pleines mains. Un éclair de
lumière bleutée en jaillit, serpentant le long du plafond et recouvrant
la marque comme une fumée scintillante.
— Merde, grommelai-je en reculant.
Je tentai d’appeler l’akasha. Aucune réponse à l’intérieur de moi,
pas la moindre étincelle. Levant une main, je me rabattis sur quelque
chose de plus simple. En tous les cas pour moi.
J’invoquai le feu élémentaire.
Et… rien.
Après mon Éveil, l’énergie libérée s’était engouffrée dans mes
veines comme un flash – une sensation d’euphorie si intense que
j’aurais pu embrasser le plafond, une sensation sans pareille. Je
comprenais maintenant l’attraction des démons pour l’éther. J’y avais
à peine goûté. Et je ne l’avais plus ressentie depuis qu’Apollon m’avait
foudroyée.
L’abruti.
Lui aussi, il était sur ma liste des gens à supprimer.
Je me rendis dans la salle de bains pour faire un brin de toilette.
Douchée de frais et habillée de propre, je revins tester les barreaux.
Cette lumière bleue miroitante était plutôt jolie. J’avais au moins
quelque chose à regarder.
Je soupirai, prête à me cogner la tête contre les murs. Je cherchai
mon Seth à l’autre bout du cordon – toujours absent. J’aurais pu
l’appeler et il m’aurait répondu, mais il devait être occupé à chercher
le moyen de me libérer. Désœuvrée, je repris mes expériences sur
différentes sections de la grille.
Plusieurs heures plus tard selon ma perception, une porte s’ouvrit
à l’étage. Il y avait des voix. Je reconnus celle d’Aiden, mais l’autre…
— Luke ? appelai-je.
— Va-t’en, répondit sèchement Aiden.
La porte se referma et une seule personne descendit pesamment
l’escalier. Je jure sur les dieux que le son qui sortit de ma gorge
ressemblait au grognement d’un animal.
Je vis apparaître Aiden, portant une assiette en plastique qui
contenait des œufs et du bacon. Il haussa un sourcil.
— Tu crois vraiment que je vais laisser un sang-mêlé s’approcher
de toi ?
— On peut toujours rêver.
Les sang-mêlé étaient plus réceptifs aux sorts de compulsion, et
j’étais maintenant capable d’en prononcer de très puissants.
Il introduisit l’assiette dans ma cellule entre les barreaux. La
dernière fois que j’avais refusé de m’alimenter, le résultat avait été un
échec total. Je m’étais affamée et j’avais fini droguée à l’Élixir. Cette
fois-ci, j’étais prête à manger.
Je voulus prendre l’assiette.
La main libre d’Aiden se détendit comme un serpent et il enroula
ses doigts autour de mon bras. Sa main était si grande que mon
poignet disparaissait à l’intérieur. Il ne prononça pas un mot, mais
son regard couleur d’orage m’adjurait de faire quelque chose. Quoi ?
Me rappeler nos moments ensemble ? Combien il avait consumé mes
pensées ? À quel point je m’étais languie d’être avec lui ? Voulait-il
que je me souvienne du jour où il m’avait raconté l’attaque des
démons qui avaient massacré sa famille ? De ce que j’éprouvais dans
ses bras et d’être aimée de lui ?
Je me rappelais toutes ces choses dans leurs moindres détails.
Mais sans les émotions qui les avaient accompagnées. Elles m’avaient
été arrachées. Disparues dans les caprices du passé… Aiden était mon
passé.
Non. Non. Non. Cette petite voix s’élevait à nouveau. Aiden était
l’avenir. Sans trop savoir pourquoi, je pensai à l’oracle – cette fichue
Grand-Mère Piperi. « Tu confondras parfois le désir et l’amour »,
avait-elle dit. Il n’y avait aucune différence. Elle aurait mieux fait de
m’apprendre comment briser ces barreaux.
Aiden me lâcha, le regard aussi dur que ces murs de béton. Il
recula tandis que j’emportais ma nourriture jusqu’au fond de ma
cellule. À ma grande surprise, il me laissa manger en paix.
Mais ça ne dura pas.
Aujourd’hui, Aiden voulait parler de notre première session
d’entraînement et combien je l’avais décontenancé par mes
bavardages incessants. Quand il évoqua le moment où je l’avais imité,
je commençai à sourire. Je l’avais certainement agacé et il ne savait
pas quoi faire de moi.
Les yeux d’Aiden étincelèrent quand mes lèvres frémirent.
— Tu as dit que je parlais comme un père.
En effet, c’est ce que j’avais dit.
— Tu m’as aussi demandé si tu devais arrêter le crack quand je t’ai
parlé des règles.
Aiden souriait. Je faillis lui rendre son sourire. Et cela me déplut.
Le temps était venu de changer de sujet.
— Je n’ai pas envie de parler de ça.
Aiden se renfonça contre le dossier de sa chaise pliante en métal.
Ce machin devait être inconfortable.
— De quoi veux-tu parler, Alex ?
— Où est Apollon ? C’est mon grand-grand-machin-truc-chose, et
je me sens délaissée.
Il croisa les bras.
— Apollon ne viendra pas ici.
Oh, ça devenait intéressant et je dressai aussitôt l’oreille.
— Et pourquoi ça ?
Son regard était insondable.
— Tu crois vraiment que je vais te le dire pour que tu t’empresses
de le répéter à Seth ?
Posant mes pieds nus sur le sol froid, je me levai.
— Je serai muette comme une tombe.
Aiden me lança un regard inexpressif.
— Ça va te paraître fou, mais je ne te crois pas.
Tout en m’avançant vers la grille, je ne le quittais pas des yeux.
Alors que je me rapprochais, son expression perdit sa fadeur. Sa
mâchoire se durcit, comme s’il serrait les dents. Son regard se fit plus
incisif et ses lèvres s’amincirent. Lorsque j’empoignai les barreaux,
l’éclair de lumière bleue apparut faiblement. D’une façon ou d’une
autre, elle savait faire la différence entre un simple contact et une
tentative d’évasion. Des entraves intelligentes.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Aiden.
— Si tu me laisses partir, je jure de t’épargner ainsi que ceux qui
te sont chers.
Il laissa passer un instant avant de me répondre.
— Mais tu en fais partie, Alex.
Je penchai la tête sur le côté.
— Il ne m’arrivera rien.
— Si. Tu ne seras pas en sécurité.
La tristesse envahit ses yeux avant que l’épais rideau de ses cils ne
les dissimule.
Mon estomac me lança un avertissement. D’après les bribes
d’information que j’avais entendues quand j’étais sous l’effet de
l’Élixir, je savais qu’il ne me disait pas tout.
— Qu’est-ce que tu sais, Aiden ?
— Si tu quittes ce lieu en étant connectée à Seth… tu mourras.
La dernière partie de sa phrase était hachée.
J’éclatai de rire.
— Tu mens. Il ne peut rien arriver à un…
Il ne faut pas croire tout ce que l’on dit, Alex. C’est tellement évident.
Rappelle-toi. L’équilibre des forces. La raison même de l’existence de
l’Apollyon.
— De quoi es-tu au courant ?
Ses cils se relevèrent, révélant le vif-argent de ses yeux saisissants.
— Peu importe. Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que c’est
la vérité.
J’ouvris la bouche, mais la refermai aussitôt. Aiden essayait de me
faire douter. C’était ça. Si Thanatos et son Ordre n’avaient pas trouvé
le talon d’Achille des Apollyons malgré des siècles de recherches, un
sang-pur ne pouvait pas l’avoir découvert tout seul. L’Ordre n’avait
pas…
À moins que ?
Mais ils étaient quantité négligeable. Mon Seth et ses Sentinelles
les avaient pourchassés et proprement éliminés de la surface de la
Terre.
Je relevai la tête et trouvai le regard d’Aiden fixé sur moi. J’eus
toutes les peines du monde à réprimer l’envie inexplicable de lui tirer
la langue.
— Je peux te poser une question ?
Je haussai les épaules.
— Si je te dis non, tu le feras quand même.
— Exact.
Il m’offrit un petit sourire crispé.
— Quand tu étais avec Lucien, avant l’assemblée du Conseil, il t’a
emmenée chez lui contre ton gré, n’est-ce pas ?
— Oui, répondis-je lentement, déjà mal à l’aise.
— Qu’est-ce que tu as éprouvé ?
Mes doigts se resserrèrent autour des barreaux.
— À quoi tu joues ? Tu es psychologue, maintenant ?
— Réponds seulement à ma question.
Je fermai les yeux, appuyée contre les barreaux. Je pouvais lui
mentir, mais je n’avais pas de raison de le faire.
— J’ai détesté ça. J’ai essayé de le tuer avec un couteau à steak.
Et ça ne s’était pas passé comme prévu, bien entendu.
— Mais je ne comprenais pas, à ce moment-là. Maintenant, c’est
différent. Je sais que je n’ai rien à craindre.
Un silence, puis Aiden surgit devant moi, son front contre le mien
de l’autre côté des barreaux. Ses grandes mains recouvraient les
miennes et, lorsqu’il parla, je sentis la chaleur de son souffle. Je ne
me reculai pas, sans comprendre pourquoi. Cette proximité avec lui
était malsaine à bien des égards.
— Rien n’a changé, dit-il doucement.
— J’ai changé.
Aiden soupira.
— Tu te trompes.
Je rouvris les yeux.
— Tu ne t’en lasseras jamais ? Il faudra bien, un jour ou l’autre.
— Jamais, répondit-il.
— Parce que tu ne renonceras pas à moi, quoi que je te dise ?
— Exactement.
— Tu es têtu comme une mule.
Les lèvres d’Aiden se relevèrent dans un demi-sourire.
— C’est ce que je disais de toi.
Je fronçai les sourcils.
— Et tu ne le dis plus ?
— Parfois, je ne sais même plus quoi dire.
Avançant la main entre les barreaux, il me caressa la pommette
du bout des doigts. Tout de suite après, il posa sa main à plat sur ma
joue. Je sursautai, mais il ne la retira pas.
— Et à d’autres moments, je doute de tout ce que je fais.
Il m’inclina la tête en arrière pour que je le regarde dans les yeux.
— Mais je ne doute pas une seule seconde que j’ai raison de faire
ce que je fais maintenant.
Plusieurs répliques cinglantes me traversèrent l’esprit, mais se
dissipèrent tandis que la petite voix dans ma tête se faisait entendre.
« Je suis prêt à tout quitter pour toi… »
Ma gorge se noua. Tout à coup, cette cellule était devenue trop
étroite. Les murs se resserraient autour de moi et la distance
minuscule qui me séparait d’Aiden était suffocante. Le cœur au bord
des lèvres, je cherchai le cordon…
— Arrête, chuchota Aiden. Je sais ce que tu veux faire. Arrête.
Je me reculai vivement, rompant le contact entre nous.
— Comment sais-tu ce que je fais ?
Sa main resta tendue, comme s’il touchait encore ma joue.
— Je le sais, c’est tout.
Je sentis la colère monter, alimentée par la frustration et une
bonne dose d’agacement.
— Tu es extralucide, maintenant ?
Secouant la tête, Aiden ramena sa main le long de son corps. Il ne
me quitta pas des yeux tandis que je regagnais d’un pas lourd le
matelas, sur lequel je me laissai tomber. Je lui lançai un regard noir
en lui souhaitant tous les malheurs possibles. Et il y avait des choses
que je pouvais lui dire pour le blesser, des choses qui lui feraient
perdre son sang-froid et le réduiraient en miettes. Des choses que
mon Seth m’avait murmurées et des choses que je lui avais dit vouloir
faire. Je pouvais frapper fort – oh oui, je pouvais détruire Aiden. Mais
quand j’ouvris la bouche, toutes ces paroles blessantes et destructrices
restèrent bloquées au fond de ma gorge.
Assise sur mon matelas, je me sentais mal dans ma peau, comme
si elle ne m’appartenait pas vraiment. Les seuls moments où je me
sentais bien, c’est quand j’étais connectée avec mon Seth. Sans lui,
j’avais envie d’arracher cette peau, ou de la griffer au sang.
J’avais envie de cogner. Violemment.
Respirant lentement, je me concentrai sur la marque au plafond.
Elle était composée de deux croissants de lune emboîtés l’un dans
l’autre. Peu de dieux étant reliés à la lune, j’ignorais ce qu’elle
signifiait, ni comment elle avait le pouvoir de me priver du mien.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à Aiden en montrant le
plafond.
Au fond de moi, je n’espérais pas de réponse, mais il me la donna.
— C’est le symbole de Phœbé.
— Phœbé ? Tu ne veux pas dire celle de Charmed, bien sûr.
Il renifla avec mépris.
Waouh, ils avaient sorti l’artillerie lourde. Je me sentais
importante alors que j’observais le dessin entre mes yeux mi-clos. Il
luisait d’une étrange couleur, d’un rouge tirant sur le bleu.
— Alors, une Titanide…
— Oui.
— Et c’est du sang de Titan, n’est-ce pas ?
J’inclinai la tête vers Aiden.
— Tu veux bien m’expliquer comment il peut y avoir du sang de
Titan sur ce plafond ? Les Olympiens en gardent de pleines barriques,
ou quoi ?
Aiden laissa échapper un rire bref.
— Lorsque les Olympiens ont renversé les Titans, la plupart de ces
derniers ont été enfermés dans le Tartare. Phœbé n’en faisait pas
partie. Et elle aime beaucoup ses enfants.
Je me creusai la tête, en vain, pour me rappeler qui elle avait
engendré.
— C’est-à-dire ?
— Léto, répondit-il. Qui a ensuite engendré Apollon et Artémis.
Je poussai un grognement.
— Bon sang mais c’est bien sûr. Apollon a demandé une pinte de
sang à grand-mère, quoi de plus normal ? Super. Mais je ne saisis pas
le fonctionnement.
Je montrai la cellule autour de moi.
— Comment cela peut-il annihiler mes pouvoirs ?
— Le sang de Titan est une substance extrêmement puissante. Tu
sais que des lames trempées dans du sang de Titan peuvent tuer un
Apollyon.
Quand je lui lançai un regard signifiant que j’étais bien placée
pour le savoir, il répondit par un sourire crispé.
— Mêlé au sang de ta propre lignée, il a la capacité de t’empêcher
de te faire du mal.
— Ou à toi, lançai-je.
Aiden haussa les épaules.
La colère affluait maintenant dans mes veines comme un poison.
Sans moyen de l’évacuer, j’étais sérieusement sur le point de péter un
câble. J’étirai mes jambes, puis mes bras. Je me visualisai
mentalement en train de me jeter sur Aiden et de lui balancer un
coup de pied dans le tibia.
Je l’entendis soupirer de l’autre côté des barreaux. Je me
demandais parfois vraiment s’il pouvait lire dans mes pensées.
— Je déteste ça, avoua Aiden si doucement que je n’étais pas sûre
de l’avoir entendu.
Il fit demi-tour et me tourna le dos.
— Seth n’a pas arrêté de te manipuler – de te mentir – et tu lui
fais confiance. Et je déteste que cette connexion soit plus importante
pour toi que tout ce qui se passe dehors.
J’étais sur le point de protester, mais mon Seth m’avait bel et bien
menti. Il m’avait probablement manipulée depuis le moment où il
avait découvert que j’étais le second Apollyon. Lucien, en tout cas, ne
s’était pas gêné.
Un sentiment désagréable remonta le long de ma colonne
vertébrale, qu’il sema de frissons glacés.
— Ce… ce n’est plus important, maintenant.
Aiden se tourna vers moi.
— Quoi donc ?
Je soutins son regard.
— Que Seth m’ait menti. Ça ne compte pas. Parce que ce que veut
Seth, je le veux. Si je…
— Tais-toi, grogna Aiden.
Surprise, je clignai les yeux. Aiden ne m’avait jamais fait taire
jusqu’à ce jour. Waouh. Et cela me déplaisait pour diverses raisons.
Les yeux d’Aiden prirent la couleur brillante du mercure.
— Tu ne peux pas vouloir ce que Seth veut, parce qu’il n’y a pas
de place pour toi dans cette connexion. Il n’y a que lui.
La stupeur m’empêcha de lui répondre. Il n’y avait pas de place
pour moi. Il n’y avait que nous. Cette foutue petite voix enfouie au
fond de moi se mit à gronder de colère, avant de se retirer.
Je n’existais pas.
CHAPITRE 3

Quand mon Seth se décida à se montrer de l’autre côté de l’arc-


en-ciel, j’étais de mauvaise humeur et il était… tendu. Certaines des
choses qu’il me disait au travers de la connexion ne me paraissaient
pas justes.
Perturbantes ? Oui.
Acceptables dans l’état où j’étais ? Non.
Je veux sortir d’ici, le secouai-je mentalement. Je ne peux plus le
supporter. Aiden… il…
La réprobation de Seth me fit l’effet de lames de rasoir plantées
dans mon crâne.
Quoi, Aiden ?
Que pouvais-je dire à mon Seth ? Qu’Aiden me faisait réfléchir ?
Aiden parle beaucoup.
Son rire me chatouilla la nuque.
Ça, c’est bien vrai. Mon ange, ce ne sera plus très long. Lucien nous a
fait une grande faveur.
Auprès de qui ? Du Club des Toges Blanches du Mois ?
Un autre rire très agréable se lova dans mes veines.
Disons qu’il m’a fourni de quoi appâter et faire levier à volonté.
Je levai mentalement les yeux au ciel.
Super, mais je ne comprends pas.
Une pause, et je sentais maintenant l’état d’esprit de Seth à
travers le lien. Il était d’humeur espiègle, mais cette conversation
était trop importante pour se laisser aller. Il finit par me répondre.
Les purs qui se sont dressés contre nous ont finalement leur utilité.
Laquelle ?
Tu te souviens que Telly refusait d’accepter que les démons puissent
s’entendre et coopérer entre eux pour organiser une attaque concertée
contre les Covenants ?
Oui… et Marcus ne croyait pas qu’ils aient agi seuls contre nous.
Et moi non plus. Pendant la réunion d’urgence que Lucien avait
convoquée avant que mon Seth élimine les membres du Conseil,
j’avais eu l’idée que Lucien pouvait avoir été derrière les attaques de
démons d’une façon ou d’une autre, mais je n’avais pas de preuves.
D’ailleurs, ma détestation de mon beau-père était sans doute à
l’origine de ces soupçons.
Eh bien, Telly n’avait pas tort. Sans la motivation idoine, disons de
l’éther à volonté, ils se contentent du premier pur sur lequel ils peuvent
mettre la main.
Il y eut un blanc, puis l’intensité de ce qu’il éprouvait, de ses
désirs, afflua brutalement à travers notre lien. L’espace d’un instant,
j’eus vraiment l’impression de le sentir, et je fus submergée par une
vague d’émotion qui balaya mes pensées et m’emplit de la béatitude
de la connexion.
Alex.
Sa voix me réprimandait, et il semblait content de lui.
Est-ce que tu m’écoutes ?
Oui. Les démons… l’éther… bla-bla-bla…
Bien. Laisse-moi te poser une question, mon ange. Penses-tu
vraiment que les démons aient pu orchestrer ces attaques tout seuls
comme des grands ?
Une partie de cette brume délicieuse dont mon Seth
m’enveloppait se dissipa comme si un vent glacé me soufflait sur la
nuque.
Quoi ? Que veux-tu dire ?
Même les démons les plus rationnels n’auraient pas pu mettre en
œuvre ce qu’ils ont fait dans les Catskills. On les a forcément aidés, tu ne
crois pas ?
Mon pouls s’accéléra, m’empêchant de penser. Alors, j’avais vu
juste ? Un mauvais goût envahit ma gorge.
Ne te fâche pas, mon ange. Lucien avait besoin de désordre pour que
tout ceci se produise.
Repensant à l’attaque dans les Catskills, je m’efforçai de me
rappeler où était Lucien dans la pagaille. J’avais supposé qu’il se
trouvait dans la salle de bal avec les autres purs, mais je ne l’avais pas
vu. Tout ce que je savais, c’était que mon Seth l’avait contacté…
Tous ces cadavres de serviteurs sang-mêlé, de Gardiens, de
Sentinelles… tous innocents…
Je sursautai, manquant rompre la connexion avec mon Seth.
Mon ange, comment crois-tu que les démons sont entrés dans le
Covenant ? Tu as vu la sécurité qui était déployée. Et dans la salle de
bal ? Il n’y avait que deux entrées, toutes les deux gardées. L’une des
portes était tenue par les Gardiens de Lucien.
L’idée que Lucien ait pu organiser ces attaques était une chose –
cet homme était capable de tout – mais mon Seth ? Il ne pouvait pas
accepter ça. Penser qu’il ait pu prendre part au massacre de tous ces
innocents, c’était accepter quelque chose d’horrible. Ce que mon Seth
voulait, je le voulais aussi, mais les démons… Ils avaient toujours été
et seraient toujours l’ennemi.
Des adversaires peuvent devenir des alliés en temps de guerre, mon
ange.
Par les dieux. Une gigantesque partie de moi de la taille d’un
cratère refusait d’assimiler ce que disait mon Seth. Je luttai contre les
émotions dont il me submergeait, refaisant surface comme si j’étais
en train de me noyer pour aspirer de l’air.
Tous ces gens étaient innocents, rationalisai-je.
Des images effroyables de cette boucherie défilèrent sous mes
yeux : les serviteurs dans le vestibule à la gorge tranchée, les
Sentinelles et les Gardiens éviscérés et jetés à travers les vitres.
Ils ne sont rien, mon ange. Il n’y a que nous qui comptons, et ce que
nous voulons.
Mais ces gens n’étaient pas rien.
Nous aurions pu mourir, Seth. Mon père aurait pu être tué.
Mais il a survécu, et je ne laisserai jamais rien t’arriver. Tu t’en es
sortie.
Nous avions été séparés pendant l’attaque. Et si mes souvenirs
étaient bons, j’avais failli être piétinée à mort. Sans oublier que j’avais
dû combattre les Furies toute seule. En quoi m’avait-il protégée dans
tout ça ?
Mon ange, c’est nécessaire. Les démons m’aideront à te retrouver.
N’est-ce pas ce que tu veux ? Que nous soyons réunis ?
Si, mais…
Alors fais-moi confiance. Nous voulons la même chose, mon ange.
Les paroles d’Aiden me revinrent en mémoire et je me sentis
soudain mal à l’aise, à l’étroit dans ma propre peau.
Seth ? Tu… tu ne m’imposes pas tes volontés, n’est-ce pas ? Tu n’es
pas en train de m’influencer ?
Il prit son temps pour me répondre et le cœur me manqua.
Je le pourrais, mon ange, si je le voulais. Tu le sais, mais ce n’est pas
le cas. Nous voulons seulement la même chose.
Je me mordis la lèvre. Nous voulions la même chose, sauf en ce
qui concernait les démons… J’interrompis ces pensées. Comme si
deux bras puissants poussaient sur mes épaules, je me retrouvai
allongée sur le dos. Et je me noyai à nouveau dans la marée des
émotions de Seth.

*
* *
Aiden revint m’apporter à manger, et cette fois il était
accompagné – par mon oncle Marcus. Ce dernier, à vrai dire, était
très correct avec moi. Quelle ironie. Je vidai mon assiette et bus mon
eau comme une gentille prisonnière.
Et je ne les abreuvai pas d’insultes.
Je méritais carrément une récompense pour bonne conduite,
genre sortir un peu de ma cellule, mais c’était trop demander. Marcus
repartit voir ce que faisaient les autres. Dès que la porte à l’étage fut
refermée, Aiden s’assit par terre, le dos contre la grille.
Un homme très courageux… ou réellement stupide. Pile ou face.
J’aurais pu fabriquer un nœud coulant avec mes draps et l’étrangler
avant qu’il puisse réagir.
Mais je m’assis à mon tour, pratiquement dos à dos avec lui.
L’éclair de lumière bleue qui jaillit du grillage paraissait affaibli. Le
silence nous enveloppa, étrangement apaisant. Plusieurs minutes
s’écoulèrent et les muscles tendus de mon dos se relaxèrent. Sans
m’en rendre compte, je me retrouvai appuyée contre les barreaux…
et le dos d’Aiden.
La conversation que j’avais eue plus tôt avec Seth m’avait laissé un
sale goût dans la bouche et un paquet de nœuds à l’estomac. C’était
peut-être pour ça que je ne cédais pas aux pulsions meurtrières que
m’inspiraient mes draps et le cou d’Aiden. Ce n’était sans doute que
partie remise.
Rentrant le menton, je poussai un soupir. Ce que voulait mon
Seth, je le voulais aussi, mais… les démons ? Je frottai mes paumes
sur mes genoux relevés et soupirai encore – plus fort, comme un
enfant irascible.
Je sentis bouger le dos d’Aiden quand il tourna la tête.
— Qu’est-ce qu’il y a, Alex ?
— Rien, marmonnai-je.
— Bien sûr que si.
Il se laissa aller en arrière, renversant la tête contre les barreaux.
— Je l’entends à ta voix.
Je fronçai les sourcils en regardant le mur.
— Quelle voix ?
— Celle que tu prends quand tu as envie de dire quelque chose
que tu ne devrais pas dire.
La sienne laissait transparaître un léger amusement.
— Et je la connais bien.
Merde. J’examinai mes mains. Mes doigts n’étaient pas mal, mais
j’avais les ongles courts et abîmés. Des mains de Sentinelle – une
Sentinelle qui tuait des démons. Je relevai la manche de mon gilet.
Des marques de morsures décolorées recouvraient mon bras droit.
Ces cicatrices en forme de croissant étaient difficiles à cacher et j’en
avais sur les deux bras, et aussi dans le cou. Elles me faisaient
horreur, et me rappelaient de la pire façon que j’étais tombée entre
leurs griffes.
Et j’avais beau faire, pas moyen de me sortir de la tête les visages
de tous ces sang-mêlé massacrés dans les Catskills… ni d’oublier
l’expression de Caleb quand il avait vu le poignard plongé dans sa
poitrine – un poignard manié par un démon.
Caleb serait tellement… déçu, et le mot était trop faible, si je
persistais à me taire.
Mais mon Seth serait en colère. Il fouillerait dans mes souvenirs,
et je voulais qu’il soit content de moi. Je voulais…
Je ne voulais pas collaborer avec les démons. C’était une insulte à
tous ceux qui avaient perdu la vie entre leurs mains – ma mère,
Caleb, tous ces serviteurs innocents – et à mes cicatrices.
Mon Seth… il faudrait qu’il comprenne ça. Il comprendrait, parce
qu’il m’aimait.
Ma décision étant prise, je respirai un grand coup.
— Pour ta gouverne, tu n’es pour rien du tout dans ce que je vais
te dire. C’est clair ?
Un rire sombre lui échappa.
— Une telle folie ne me traverserait jamais l’esprit.
Je fis la moue.
— Je vais te le dire uniquement parce que c’est quelque chose qui
me dérange. Qui va totalement à l’encontre de… ce qui fait partie de
moi. Je ne peux pas continuer à me taire.
— Qu’est-ce qu’il y a, Alex ?
Fermant les yeux, je pris une profonde inspiration.
— Tu te souviens que Marcus pensait que les démons n’étaient pas
seuls pour mener ces attaques, surtout celle des Catskills ?
— Oui.
— Je me suis demandé si ce n’était pas Lucien, surtout pendant
l’assemblée du Conseil. C’était logique. Provoquer le chaos et tout ce
qui facilite la rébellion et la prise de pouvoir.
Je fis courir un doigt sur la cicatrice qui barrait la partie charnue
de mon coude.
— Bref, les attaques de démons ont apparemment été orchestrées
par Lucien… et Seth.
Contre le mien, le dos d’Aiden se raidit. Pas de réponse. Il resta
silencieux pendant si longtemps que je me retournai.
— Aiden ?
— Lesquelles ? demanda-t-il d’une voix étranglée.
— Toutes, à mon avis, répondis-je, la culpabilité me tordant les
entrailles.
Je trahissais mon Seth, mais je ne pouvais plus me taire.
— Ils ont trouvé un moyen de contrôler les démons.
Il baissa la tête et les muscles roulèrent sur ses larges épaules.
— Comment ?
Je me mis à genoux et agrippai la grille à deux mains, sans
m’occuper des faibles pulsations de lumière bleue.
— Ils… Ils se servent des purs pour les motiver. Ceux qui se
dressent contre eux – contre nous, je veux dire.
Aiden se retourna si brusquement que je lâchai les barreaux et
reculai. Ses yeux brillaient comme de l’argent en fusion.
— Sais-tu où ils gardent ces purs ?
Je secouai la tête.
Ces cils s’abaissèrent.
— Sais-tu pour quelle raison ils feraient une chose pareille ?
Le dégoût dans sa voix était compréhensible. Je frottai mes mains
à plat sur mes cuisses. Bonne question. Pourquoi faisaient-ils ça ?
Pour semer le trouble, évidemment. Les démons qui attaquaient de
tous les côtés avaient gardé le Conseil occupé. Les dieux s’étaient mis
à douter de la capacité des purs à contenir des hordes de démons et
avaient envoyé les Furies. Et aujourd’hui, cela ferait diversion pour
que je puisse m’échapper. Quels étaient leurs plans ? Je n’en avais pas
la moindre idée. Et si j’en croyais cette lumière bleue faiblissante, ce
ne serait même pas nécessaire.
— Non. Je ne sais pas.
Il releva les yeux et nos regards se vissèrent l’un à l’autre.
— Pourquoi m’as-tu dit ça ? Je suis certain que Seth ne sera pas
content.
Je détournai la tête.
— Je te l’ai dit. Ça me dérange. Ces purs…
— Sont innocents ?
— Oui, et Caleb… est mort des mains d’un démon. C’est aussi un
démon qui a transformé mère.
Ma respiration se fit hachée et je me relevai.
— Ce que veut Seth, je le veux aussi, mais je ne peux pas
cautionner ça. Il comprendra.
Aiden renversa la tête en arrière.
— Vraiment ? Tu es consciente que je vais rapporter cette
information. Cela gênera ses plans.
J’enroulai mes bras autour de ma taille.
— Il comprendra.
La tristesse envahit ses traits et il baissa les yeux.
— Merci.
Pour une raison qui m’échappait, je sentis la colère monter en moi
et j’avais besoin de la laisser sortir.
— Je ne veux pas de tes remerciements. C’est bien la dernière
chose que je veux.
— Je te remercie quand même.
Il se releva d’un mouvement souple et fluide.
— Et tu les mérites bien plus que tu ne crois.
Perplexe, je le dévisageai.
— Je ne comprends pas.
Le sourire d’Aiden était crispé, entaché de cette tristesse
omniprésente chaque fois qu’il posait les yeux sur moi, comme si
j’étais une infortunée créature qui ne semait que le malheur sur son
chemin. Mais derrière sa mélancolie, il y avait une détermination
d’acier.
— Quoi ? le relançai-je parce qu’il ne répondait pas.
— Tu m’as rendu l’espoir qui me manquait.

*
* *
Mon Seth n’était pas en colère que je n’aie pas su tenir ma langue.
Je n’avais même pas essayé de le lui cacher. Dès que nous nous étions
connectés, je lui avais raconté ce que j’avais fait. Et pour tout dire, il
n’avait pas semblé surpris. Je ne comprenais pas pourquoi, mais de
toutes les manières il ne voulait pas en parler.
Quand il évoquait son enfance, je découvrais un autre Seth – une
facette de lui qu’il me montrait rarement. Quand il commença à
parler de sa mère, je sentis sa fragilité à travers notre lien, comme si
cela le troublait.
Comment s’appelait-elle ?
Callista.
Joli nom.
Elle était très belle. Grande et blonde, impériale comme une déesse.
Il ne dit plus rien pendant un moment. Puisqu’il parlait d’elle au
passé, je supposais qu’elle était morte.
Mais ce n’était pas une femme aimable, mon ange. Elle était froide et
d’un abord très difficile, et surtout, quand elle me regardait, ses yeux
étaient toujours emplis de haine.
Je tressaillis. Mes soupçons se confirmaient et j’avais envie de le
rassurer.
Je suis sûre qu’elle n’éprouvait pas de haine pour toi. Elle…
Elle m’a toujours haï.
Sa réponse brutale me fit l’effet d’une douche glaciale.
Je lui rappelais constamment sa faute. Elle avait goûté au fruit
défendu, mais elle le regrettait.
Les relations intimes entre sang-mêlé et sang-pur étaient taboues.
Je n’avais découvert que récemment que la raison en était que le fruit
de l’union d’une pure et d’un sang-mêlé n’était autre que l’Apollyon.
Quand il reprit la parole, sa voix était douce et soyeuse comme un
édredon.
Elle ne ressemblait en rien à ta mère, mon ange. Pas de grande
histoire d’amour. Elle me disait toujours qu’elle ne m’avait gardé que
parce qu’un dieu était venu la visiter après ma naissance. Le plus bel
homme qu’elle avait jamais vu, d’après elle. Ce dieu lui avait dit qu’elle
devrait me protéger à tout prix, que je deviendrais un jour très puissant.
En même temps qu’il me parlait, je me remémorais les bribes de
son passé que j’avais aperçues au moment de mon Éveil. Un petit
garçon à la peau dorée et aux boucles blondes jouant près d’un
ruisseau, ou penché sur un jeu dans une pièce encombrée de meubles
inhospitaliers. Il était toujours seul. Les nuits où il se réveillait en
pleurs à cause d’un mauvais rêve et où personne ne venait le
réconforter. Les journées où le seul être humain qu’il côtoyait était
une gouvernante aussi indifférente que sa mère. Il n’avait jamais vu
son père. Même aujourd’hui, il ne connaissait pas son nom.
Mon cœur saignait pour lui.
À l’âge de sept ans, on l’avait amené devant le Conseil pour qu’ils
évaluent ses capacités à intégrer le Covenant. Son expérience ne
ressemblait pas à la mienne. Personne ne l’avait tripoté ou pincé. Il
n’avait pas donné de coup de pied à une Magistrate. Il leur avait suffi
d’un seul regard pour savoir ce qu’il deviendrait.
À cause de ses yeux.
Ces yeux fauves couleur d’ambre emplis d’une sagesse étrangère à
un enfant – les yeux d’un Apollyon.
Sa situation s’améliora quand il fut envoyé au Covenant
d’Angleterre, puis celui de Nashville. C’était tellement bizarre que
nous ayons été si proches sans que jamais nos chemins se croisent.
Mais quelque chose clochait. Au moment de mon Éveil, j’avais
reçu tout ce que les Apollyons précédents avaient appris au cours de
leur existence, comme si on m’avait branchée à un ordinateur qui
m’avait mise à jour. Aucun des autres n’était né avec les yeux de
l’Apollyon. Ils n’avaient pris cette couleur ambrée qu’après leur Éveil.
Mon Seth n’était pas comme les autres.
Mais, en cet instant, cette souffrance à vif dans sa poitrine le
dévorait.
Où es-tu né ? lui demandai-je, espérant éloigner ses pensées de sa
mère. Tu ne me l’as jamais dit.
Un rire lui échappa et je souris. Je préférais quand mon Seth était
heureux.
Tu ne vas pas le croire, mais tu sais bien comme le Destin est
facétieux.
Pour le savoir, je le savais.
Je suis né aux Bahamas, sur l’île d’Andros.
Un frisson me parcourut l’échine. Quelle… ironie. Il ne fallait pas
beaucoup d’imagination pour deviner que mes ancêtres venaient du
même endroit, vu qu’il était fréquent de prendre le nom du lieu où
l’on était né. Ou il arrivait aussi que les îles soient baptisées du nom
de leurs pionniers.
Quoi qu’il en soit, c’était curieux, et une idée dérangeante me
traversa. L’île d’Andros était minuscule.
Tu crois que nous sommes apparentés ?
Quoi ? demanda Seth en éclatant de rire. Non.
Comment peux-tu en être aussi sûr ? Je te préviens que si c’est un
plan à la Luke et Leia, je vais gerber.
Ma famille n’est absolument pas liée à la tienne. De plus, tu es issue
de la lignée d’Apollon.
Et toi ?
Je n’obtins pas d’autre réponse qu’un silence arrogant.
Pourquoi refuses-tu de me le dire ?
Seth soupira.
Je te le dirai quand nous serons réunis. Je te montrerai tout, mon
ange. Toutes tes questions trouveront des réponses.
CHAPITRE 4

Le lendemain, après que mon déjeuner m’avait été servi, je


déambulais seule dans ma cellule. Il se passait quelque chose en haut
– j’entendais des portes s’ouvrir et se fermer, des piétinements, des
cris de joie.
Ma curiosité piquée, je m’avançai jusqu’à la grille et tendis
l’oreille. Les bruits de conversation étaient trop assourdis pour que je
sache de qui il s’agissait, mais quelqu’un venait d’arriver. Et ce n’était
pas un dieu. Je le saurais. Leur essence divine était puissante,
quelque chose que je ressentais au plus profond de moi.
J’empoignai les barreaux pour évaluer la réaction. La lumière
bleue s’amenuisait nettement. Que dis-tu de ça, Seth ? Cela signifiait-il
que la marque au plafond faiblirait elle aussi sans avoir besoin d’un
coup de pouce ? Par tous les dieux, je l’espérais. Je cherchai le
cordon, désireuse de partager avec lui ce nouveau développement.
Seth était là, mais pas d’humeur causante. Il était avec Lucien, je
compris au moins cela. Quel que soit le sujet de leur discussion,
l’accès ne m’y était pas ouvert.
La présence de Lucien déclencha aussitôt en moi un sentiment
d’aversion. Il faudrait de toute évidence que je le surmonte, mais ce
ne serait pas facile. Je ne serais jamais fan de mon beau-père.
Décrochant de la connexion, je pensai à Aiden. Que faisait-il en
cet instant ? Il passait généralement le plus clair de son temps assis
sur cette chaise pliante à me couver du regard.
« Tu m’as rendu l’espoir qui me manquait. »
L’espoir de quoi ? D’une fin heureuse pour nous deux ?
Je me retrouvai dans la minuscule salle de bains blanche, les yeux
rivés au miroir ridicule au-dessus du lavabo. Pratiquement scellé dans
le mur, ce machin était fait de plastique léger pour que je ne risque
pas de le transformer en arme.
Appuyée sur le lavabo, je collai mon visage contre la glace. Mon
reflet ondulait, déformé par la matière de mauvaise qualité, mais
c’était mes yeux que j’examinais.
Ils avaient la couleur de l’ambre, comme tous les Apollyons après
leur Éveil. Ça me faisait tout drôle de voir mes yeux ainsi, mais c’était
aussi dans l’ordre des choses. Comme si je m’étais transformée en ce
que j’étais destinée à devenir. Et c’était exactement ça.
Je penchai la tête sur le côté. Que penserait mon Seth quand il me
verrait – pour de bon – avec tous les atours de l’Apollyon ? Il serait
content, pas comme Aiden, qui détestait mes yeux…
Une sensation soudaine me transperça la poitrine comme un coup
de poignard. Par les enfers… Ma tête se mit à tourner et j’agrippai le
lavabo. Ce n’était pas une douleur physique, plutôt comme si le
monde se dérobait sous mes pieds. Ou que j’allais recevoir de très
mauvaises nouvelles.
La sensation d’un cœur broyé sans possibilité de retour.
Je pris une inspiration sifflante. Cette impression n’était pas
justifiée. Je n’avais pas le cœur brisé. Mon cœur était entier et il
appartenait à Seth. Qui m’aimait en retour. Il ne me l’avait jamais dit,
mais c’était obligé. Nous avions été créés pour nous compléter, et une
fois réunis nous serions parfaits. Nous régnerions sur l’Olympe et le
monde des mortels.
— Nous serons des dieux, murmurai-je.
— Oh, Alex, je n’en reviens pas que tu aies un ego aussi
démesuré. Par les dieux, si j’avais un corps solide, je te botterais les
fesses sans hésiter.
Je fis volte-face, certaine de trouver Caleb dans cette salle de
bains, parce que c’était sa voix. Mais il n’y avait personne. Le cœur
battant, je jetai un coup d’œil dans ma prison. Vide.
— Caleb ?
Pas de réponse.
Je fis un pas dans la cellule, ordonnant à Caleb de se montrer s’il
était vraiment là. Seul le silence me répondit. Mais quand j’allais
admettre que je devenais dingue, une onde de chaleur me traversa.
Est-ce que Caleb venait de… me traverser ?
— Euh…
Un gloussement retentit derrière moi. Je me retournai d’un seul
coup et… n’en crus pas mes yeux.
Caleb était là, ses sourcils blond foncé haussés d’une façon si
douloureusement familière. Il était vêtu d’une tunique et d’un
pantalon de lin blanc. C’était Caleb, mais… pas vraiment.
Je distinguais les barreaux à travers lui.
— Caleb ?
Il baissa les yeux sur son corps.
— C’est bien moi, sous ma forme spectrale pour le plaisir de tes
yeux.
— Tu es vraiment là ou je deviens folle ?
Un petit sourire amusé étira ses lèvres pâles.
— Je suis bien là. En tout cas, autant que possible.
Je pris une inspiration qui resta bloquée dans ma gorge.
— Je peux te toucher ?
Mes jambes me portèrent en avant avec des mouvements
saccadés. Pour la grâce de l’Apollyon, je repasserais.
— Je peux te serrer dans mes bras ?
Ses sourcils redescendirent.
— Non, Alex. Tu ne peux pas. Tu passerais à travers moi. Ça
n’avait pas l’air de te déplaire, la première fois, ajouta-t-il en souriant.
Je laissai échapper un rire, la main tendue vers lui.
— Par les dieux, j’ai tellement envie de te prendre dans mes bras.
— Je sais.
Son sourire s’effaça.
— Mais nous n’avons pas beaucoup de temps.
C’était toujours pareil. Je me balançai sur mes talons en souriant.
— Tu es venu me faire évader, c’est ça ?
— Ah non, je ne suis pas venu pour ça.
Mon sourire disparut.
— Pourquoi ? Je ne comprends pas. Il faut que je sorte d’ici. Mon
Seth a besoin de…
— Je suis l’arme de la dernière chance, Alex.
Il tendit une main vers moi comme pour me toucher, mais
s’immobilisa.
— C’est Apollon qui m’envoie.
Je croisai les bras et me rembrunis.
— Qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire, celui-là ?
— Il espère que je pourrai t’atteindre, Alex.
— Tu sais qu’il m’a foudroyée ?
Caleb fit la grimace.
— Oui, je suis au courant. Tout le monde aux enfers en a plus ou
moins entendu parler. Mais, Alex, tu l’avais bien cherché.
J’ouvris la bouche, mais Caleb me fit taire.
— Apollon serait venu en personne s’il le pouvait.
— Et qu’est-ce qui l’en empêche ?
Je lui tournai le dos, m’efforçant de refouler ma colère, comme si
je posais un couvercle sur une marmite – sans y parvenir.
— Il a peur de moi, c’est ça ? Il a bien raison. Apollon est très bien
placé sur ma liste noire.
— Tu t’entends parler ? Un dieu qui aurait peur de toi ?
Il avait l’air de ne pas en croire ses oreilles.
— Apollon ne peut pas venir parce que Aiden, l’amour de ta vie,
le lui a interdit.
Je pivotai sur moi-même en plissant les yeux.
— Aiden n’est pas l’amour de ma vie.
Caleb secoua la tête.
— Il a toujours été à toi, Alex. Et tu as toujours été sienne.
Je grimaçai comme si un mauvais goût m’envahissait la bouche.
— C’est pour ça que tu es revenu d’outre-tombe ? Pour discuter de
ma vie amoureuse ?
— Sache qu’Aiden, qui est bien l’amour de ta vie, a banni Apollon
de cette maison parce qu’il redoute qu’il te fasse du mal.
Alors là, Caleb pouvait voir à quoi je ressemblais quand j’étais sur
le cul.
— Et Apollon a demandé à l’une de ses nymphes de descendre
aux enfers et de m’en arracher au nez et à la barbe d’Hadès pour te
venir en aide. Si tu savais toutes les folies qu’ils font tous les deux –
Aiden et Apollon – pour te sauver.
— Mais… je n’ai pas besoin d’être sauvée.
— Exactement ! s’écria Caleb en levant les bras. C’est ce que je
leur ai dit !
OK, quelque chose m’échappait dans cette discussion.
— Mais pourquoi tu ne m’aides pas à m’évader, alors ? Tu pourrais
profiter de ta forme spectrale pour leur subtiliser les clés. Je suis sûre
que c’est Aiden qui les a.
Caleb leva les yeux au ciel et ils disparurent complètement
pendant quelques instants. Flippant.
— Tu es parfaitement capable de te sauver toute seule. Tu es la
seule à pouvoir le faire, il suffit de le vouloir.
Je serrai les lèvres. Caleb était là, mon meilleur ami – mon
meilleur ami mort, mais mon meilleur ami quand même – que je
n’avais pas vu depuis une éternité, et on se disputait. Je ne voulais
pas me disputer avec lui.
— Qu’est-ce que tu fous, Alex ? Ça ne te ressemble pas. Ce n’est
pas ce que tu voulais.
Je respirai un grand coup.
— C’est ce que je veux maintenant.
Caleb poussa un grognement rauque. On aurait dit qu’il avait
envie de m’étrangler.
— Tout ce que tu vas gagner, c’est de vous faire tuer tous les deux,
toi et Seth. Eh non, tu n’es pas invincible. Et lui non plus ! Il y a une
guerre qui se prépare sur l’Olympe et l’enfer va se déverser sur la
Terre. Tu veux être responsable de ça ?
Je serrai les poings et lui lançai un regard noir.
— On veut changer les choses, Caleb ! Toi, entre tous, tu devrais
comprendre ! Ensemble, Seth et moi, nous allons libérer les serviteurs
– mon père ! Nous renverserons le Conseil. Nous…
Il éclata d’un rire mauvais. Celui qui signifiait généralement qu’il
allait me pousser dans mes retranchements.
— Tu crois vraiment que c’est ce qui va arriver quand vous aurez
éliminé tous les Conseils ? Que Lucien libérera les sang-mêlé et que
tout le monde baignera dans l’amour de son prochain ?
J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais il n’en avait pas fini.
— Mais admettons une seconde que ce n’est pas totalement
absurde et qu’on sera tous shootés aux euphorisants. Les dieux ne
permettront jamais que ça arrive. Ils prendront le risque de s’exposer
aux mortels pour vous arrêter. Des innocents vont mourir. Tu vas
mourir.
Mon cœur tressaillit.
— Alors, je ne devrais rien faire ?
— Non. Tu ne sais pas ça ? L’art suprême de la guerre est de
vaincre l’ennemi sans combattre.
— Et celui qui a pondu ça n’est qu’un crétin fini. Pour gagner une
guerre, il faut écraser l’ennemi, l’annihiler.
Ses yeux s’étrécirent.
— Tu n’es qu’une idiote.
Mes lèvres frémirent.
— La ferme.
Caleb flotta jusqu’à moi.
— Alex, tu dois rompre le lien qui t’unit à Seth. Coupe ce lien et
tout t’apparaîtra.
— Non.
Je reculai, frottant mes mains contre mes hanches.
— C’est toi qui m’as dit de ne pas laisser tomber Seth. Et
maintenant tu me demandes le contraire ?
— Je ne te demande pas de le laisser tomber, dit-il d’une voix
soudain suppliante. Il y a encore de l’espoir pour lui, mais
uniquement si tu es capable de l’atteindre vraiment. Et ce n’est pas en
prenant la tête de son fan-club que tu y parviendras.
J’éclatai de rire.
— Ça, c’était toi quand tu étais… parmi nous. Tu étais raide
dingue de lui.
— Et ça n’a pas changé. Il est plutôt génial, mais en ce moment il
est drogué au désir du pouvoir. Comme un mec accro à la meth. Non.
Encore pire. Un accro à la meth et un junkie au crack en un seul
homme. Il est incontrôlable. Par les enfers, il collabore avec les
démons ! Et si tu sors d’ici pour te connecter avec lui, et que tu lui
transfères ton énergie ? Ce sera la fin, Alex. Il te videra de ta
substance sans même s’en rendre compte.
Je hoquetai.
— Il ne ferait jamais ça.
— Ce n’est pas son intention, Alex. Mais c’est ce qui arrivera. Et
après, il deviendra le Tueur de Dieux et plus personne n’aura besoin
de toi.
Il secoua la tête avec tristesse.
— Si jamais tu arrives jusqu’à lui. Parce que Apollon te stoppera.
Tous les dieux de l’Olympe vont descendre sur terre pour empêcher
ça.
Je refusais de le croire. Mon Seth ne me viderait jamais de ma
substance. Il avait besoin de moi, comme j’avais besoin de lui. Et une
fois que nous serions réunis, personne ne pourrait nous arrêter. Nous
allions changer le monde. Maintenant que j’étais l’Apollyon, je ne
perdrais plus jamais personne comme j’avais perdu Caleb ou ma
mère.
Je secouai la tête.
— Alex… implora-t-il doucement.
— Non. Non ! Je suis maintenant assez puissante pour protéger
tous ceux que j’aime !
— Alex…
Des larmes imbéciles, signes de ma faiblesse, inondèrent mes
yeux.
— Si j’avais été l’Apollyon quand ils nous ont attaqués, j’aurais pu
te sauver.
Sa silhouette vacilla.
— Non, Alex, tu n’aurais pas pu me sauver.
— Ne dis pas ça. Je t’interdis de dire ça.
Mon cœur se serra douloureusement. Il commençait à disparaître.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je dois partir.
Il semblait affligé.
— Coupe le lien, Alex. C’est le seul moyen de vous sauver tous les
deux.
Je secouai la tête avec tant de violence que mes cheveux
fouettèrent mes joues. Avant que je puisse prononcer un mot, sa
silhouette s’effaça et il disparut. Je restai plantée là, les yeux fixés sur
l’endroit où il s’était trouvé, pendant plusieurs minutes, peut-être
plusieurs heures, luttant contre les larmes et ce qu’il avait dit. Je ne le
croyais pas – je ne pouvais pas le croire.
Caleb ne comprenait pas. Contrairement à moi, il n’avait jamais
perdu d’êtres chers – comme lui. Pendant qu’il jouait à Mario Kart au
fin fond des enfers, j’étais restée là-haut, embourbée jusqu’au cou
dans le chagrin et la détresse d’avoir perdu ma mère et mon meilleur
ami. J’avais dû supporter d’apprendre que mon père était un esclave.
Il ne pouvait pas comprendre !
Garder le lien avec mon Seth était le seul moyen de nous sauver.
Une fois que nous aurions accompli notre destin, mon Seth et moi, la
souffrance disparaîtrait.
CHAPITRE 5

J’avais la très nette impression que Caleb avait failli à sa mission.


Pourvu qu’il ne soit pas puni. Apollon ne lui ferait sans doute pas de
mal, mais on ne savait jamais…
Sa visite m’avait laissée dans un sale état. Sans exutoire pour
passer mes nerfs, j’arpentais ma cellule. Une partie de moi désirait
hurler sa colère. Mais une autre part de moi-même, de plus en plus
présente, avait envie de s’asseoir par terre et de pleurer comme un
gros bébé. C’était comme un cadeau pour moi d’avoir pu voir Caleb,
mais nous n’avions fait que nous disputer. J’avais le cœur si lourd
qu’il m’entraînait au fond du trou.
Quand Aiden apparut avec mon repas dans un sac, je fus tentée
de le lui jeter à la figure, mais j’étais affamée. Et j’éprouvais aussi… le
désir très étrange de lui parler de Caleb.
— Qui est là ? lui demandai-je entre deux bouchées de viande
mystère et de buns tout mous.
Il ne répondit pas.
Je levai les yeux au ciel et finis mon burger. Fouillant dans le sac
en papier, j’en sortis une portion de frites géante. Avec l’exercice
physique que je pratiquais en ce moment, c’est en roulant que je
devrais m’évader.
— Je sais que quelqu’un est arrivé.
Je fourrai une poignée de frites dans ma bouche, puis une autre.
J’avais les doigts couverts de gras et de sel. Miam.
— Tu ne veux rien dire ? Tu vas rester assis là à me mater comme
un voyeur ?
Un demi-sourire releva les lèvres d’Aiden.
— Ce n’est pas la première fois que tu me dis ça.
— Ouais, parce que c’est exactement ce que tu es. Un voyeur.
Je fronçai les sourcils en baissant les yeux sur le carton presque
vide. Il n’y avait jamais assez de frites dans ces portions.
— En réalité, je te surveillais pour m’assurer que tu ne quitterais
pas l’île.
Je m’en souvenais. C’était le soir de la fête chez Zarak, quand les
choses avaient encore l’air normales. Zarak… Que lui était-il arrivé ?
Je ne crois pas qu’il était sur l’île quand Poséidon avait piqué sa crise,
mais je n’en savais rien.
Mes frites terminées, je suçai mon doigt plein de sel en relevant
les yeux.
Un éclair vif-argent illumina les yeux d’Aiden, et une sensation de
chaleur se répandit dans mon ventre. J’introduisis lentement un
second doigt entre mes lèvres…
Par tous les bébés démons du monde, qu’est-ce qui me prenait ?
J’attrapai une serviette et m’essuyai furieusement les doigts.
De l’autre côté des barreaux, Aiden était un brasier ardent.
Quand je le regardai à nouveau, il avait recouvré son sang-froid
de grand maître de l’impassibilité. Il haussa même un sourcil à mon
intention. Grand bien lui fasse. Bref. Il m’avait mise échec et mat,
mais je savais maintenant qui était là-haut. Laadan et Olivia. Je me
souvenais, quand j’étais sous l’effet de l’Élixir, que Deacon avait dit à
son frère qu’elles étaient en chemin. Je m’étais ensuite cachée dans le
placard parce que Aiden avait haussé le ton.
Je m’étais enfermée dans un placard.
— Tu as l’air de bonne humeur, commenta Aiden en déballant un
sandwich au poulet.
Pff, il n’y avait qu’Aiden pour enlever la mayonnaise et ne manger
qu’un seul côté du pain.
— Oh, j’étais juste en train de me rappeler comment on jouait aux
échecs et à cache-cache dans les placards.
Il n’avait pris que deux bouchées de son sandwich, mais il le
rangea dans son sac. Un muscle tressautait sur sa mâchoire.
— Alex, ça ne me plaisait pas de te voir ainsi. Pas plus que ça ne
me plaît aujourd’hui de te voir ici. Si tu veux me faire culpabiliser,
c’est réussi. Si ton but est que je me déteste pour avoir pris cette
décision, tu as gagné.
J’aurais dû célébrer cette victoire en dansant, parce que je venais
de lui porter un joli coup ; pourtant, mes épaules s’affaissèrent.
J’avais sur le bout de la langue des mots que je ne devrais pas dire.
Alors je ne dis rien. Nous passâmes le reste de la journée – ou de la
nuit pour ce que j’en savais – en silence. Quand il repartit, je ne
cherchai pas à joindre Seth. Entre la visite surprise de Caleb et ce truc
qui venait de se passer avec Aiden, j’étais un peu larguée.
Quelque temps plus tard, peut-être deux heures, j’entendis la
porte s’ouvrir et se refermer furtivement – beaucoup trop vite et
doucement pour que ce soit Aiden, qui descendait toujours cet
escalier comme un guerrier se préparant au combat.
Je me relevai d’un bond, retenant mon souffle.
Deux jambes minces vêtues de jean apparurent, suivies d’une
blouse blanche vaporeuse rentrée dans la ceinture. Les cuissardes me
révélèrent l’identité de ma visiteuse. C’était des bottes très stylées.
Olivia.
La chance venait de me sourire.
Elle s’immobilisa en bas de l’escalier, ses boucles denses dégageant
son visage. Le teint caramel d’Olivia était splendide, même quand elle
pâlissait. En cet instant, on aurait dit qu’elle contemplait une horde
de démons.
— Alex, murmura-t-elle en déglutissant.
Très lentement, pour ne pas l’effrayer, je me rapprochai de la
grille. Je sus quand elle découvrit mes yeux, parce qu’elle recula
précipitamment, se cognant à la dernière marche.
— Ne t’en va pas, implorai-je en empoignant les barreaux, d’où
fusa une faible lumière bleue. S’il te plaît, ne pars pas.
Elle déglutit encore une fois et jeta un regard derrière elle avant
de reposer les yeux sur moi.
— Par les dieux, c’est donc vrai. Tes yeux…
Un petit sourire désabusé étira le coin de ma bouche.
— Il faut s’y habituer.
— Tu m’étonnes.
Elle prit une profonde inspiration et s’avança de quelques pas.
— Aiden… Il va me tuer s’il apprend que je suis descendue, mais
il fallait que je te voie de mes propres yeux. Il… Ils disent que tu dois
rester enfermée ici… que tu es dangereuse.
Pour une fois, l’impulsivité d’une autre que moi allait me servir.
— N’importe quoi.
— Ils disent que tu as menacé de te faire une couronne de la cage
thoracique de Deacon.
Merde…
— Je n’ai rien fait.
Elle avait l’air dubitative.
— Bah, tu me connais. Je dis toujours des trucs horribles quand je
suis énervée.
Ses lèvres frémirent.
— Ça, c’est vrai. Alex…
Ses yeux balayèrent les barreaux.
— Bon sang…
Il me fallait agir avec prudence, mais je devais faire vite. Je ne
savais pas de combien de temps je disposais avant qu’Aiden
s’aperçoive qu’Olivia était descendue et vienne me gâcher le plaisir.
Un sort de compulsion serait le moyen le plus facile et le plus rapide
de procéder, mais… Une partie de moi, cette partie totalement
stupide, avait envie de parler avec elle… mon amie.
Et il y avait quelque chose que je n’avais pas eu l’occasion de lui
dire, une chose importante.
Olivia s’approcha encore de la cellule.
— Tu… as mauvaise mine.
Je fronçai les sourcils.
— Tant que ça ?
— Est-ce que tu dors ?
Elle me détailla de la tête aux pieds.
— Tu as maigri.
Plus ou moins soulagée d’entendre que je n’avais pas engraissé, je
haussai les épaules.
— Toi, tu as l’air en pleine forme.
Elle porta une main à ses joues.
— Ce n’est pas ce que je ressens. Si tu savais tout ce qui se passe
dehors. Tout le monde est complètement flippé, à cause de…
— À cause de nous.
— Nous ?
— Seth et moi.
J’appuyai mon front contre les barreaux.
— Tu es allée dans l’État de New York, non ?
Olivia secoua la tête.
— On était en route, mais c’est la grosse panique, là-bas. Ils ne
laissent entrer personne. Ils ont mis en place des mesures de
confinement, mais il paraît qu’il y a des combats à l’intérieur.
L’Élixir ne faisait plus son effet, grâce à l’intervention de Lucien, et
mon père… Mon père était là-bas.
— Les dieux ont déployé ces espèces de trucs tout autour des
Covenants.
Elle frissonna, enroulant ses bras autour de sa taille fine. Ma
curiosité était à son comble.
— Quels trucs ?
— Je ne sais pas. Ils sont à moitié humains et à moitié taureaux,
mais ce sont des machines. Nous sommes tombées sur eux en allant
au Covenant de l’État de New York. Ma mère a continué son chemin,
mais elle n’a pas voulu que je reste. Elle m’a renvoyée ici avec
Laadan.
Un souvenir embrumé refit surface, Apollon et Aiden parlant de
ces créatures. Mon Seth était-il au courant ? Probablement. Lâchant
les barreaux, je repoussai mes cheveux emmêlés. Ils atteignaient le
milieu de ma poitrine et avaient certainement besoin d’un bon coup
de ciseaux. En présence d’Olivia, je ne pouvais m’empêcher de me
comparer à elle.
— Alex, les choses vont encore empirer. Tu…
— J’ai vu Caleb.
Sa bouche s’ouvrit et elle perdit le fil du boniment quelconque
qu’elle était sur le point de me débiter.
— Quoi ?
— J’ai vu Caleb deux fois depuis qu’il… est parti.
Il fallait que ça sorte, et ce que j’avais à faire attendrait. Mon Seth
appellerait ça une faiblesse, et il aurait raison parce que je perdais un
temps précieux, mais Olivia avait le droit de savoir. J’avais promis à
Caleb de lui transmettre un message et je ne la reverrais peut-être
jamais après mon évasion.
— L’Ordre s’en est pris à moi quand j’étais encore au Covenant.
L’un de ses membres m’a poignardée. Je me suis retrouvée aux Enfers
et…
— Tu es morte ?
Sa voix suraiguë me tira une grimace.
— Oui, j’étais morte, mais ça n’a pas duré. C’est une longue
histoire. Mais j’ai vu Caleb.
Elle porta une main tremblante à son cœur.
— Tu me fais marcher ? Si c’est le cas, Alex, je te jure que tu vas le
regretter.
Trop mignon, considérant qu’elle ne pouvait rien contre moi, mais
je souris.
— Caleb va bien. Vraiment bien. Il passe le plus clair de son
temps à jouer à la Wii et il était en pleine forme. Rien à voir avec…
Ma gorge se noua.
— Il est très bien, là-bas.
Ses yeux brillaient dans la pénombre.
— Tu l’as vraiment vu ?
Je hochai la tête.
— Il voulait que je te dise un truc. Je n’en ai pas eu l’occasion
avec tout ce qui se passe.
— Normal.
Elle étouffa un rire.
— Qu’est-ce… qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Je gardai les yeux fixés sur ses ongles. Son vernis était écaillé, elle
qui avait toujours eu des mains parfaitement manucurées.
— Je ne sais pas ce que ça signifie, mais il m’a demandé de te dire
qu’il aurait choisi Los Angeles.
Un hoquet accueillit ma réponse, suivi d’un long silence, si long
que je relevai les yeux, ce que je regrettai presque.
Les joues d’Olivia étaient baignées de larmes, qui coulaient sur ses
doigts à présent pressés sur sa bouche. Une émotion intense me serra
la gorge en retour et je me mordis les lèvres. Los Angeles devait avoir
un sens très important pour elle. J’aurais voulu être de l’autre côté de
cette grille, non pas pour m’échapper, mais pour la prendre dans mes
bras. Mais je devais sortir d’ici pour une autre raison. Et le temps
pressait.
— Olivia, dis-je d’une voix soudain différente, plus douce et
musicale, même à mes propres oreilles.
L’énergie en moi se mit à vibrer.
Elle se raidit et laissa retomber ses mains tandis que ses yeux
plongeaient dans les miens. Des larmes restaient accrochées à ses cils
fournis, mais ce n’était plus ce qui faisait briller ses yeux. C’était le
commandement contenu dans ma voix, une capacité acquise avec
mon Éveil. Au fond de moi, je haïssais ce que j’étais en train de faire.
Olivia était mon amie. C’était mal de la soumettre à un sort de
compulsion, mais je n’avais pas le choix. Je devais rejoindre mon
Seth. Elle comprendrait plus tard.
— Sais-tu où sont les clés de ma cellule, Olivia ?
Elle acquiesça avec lenteur.
— Bien. C’est très bien.
Je tendis le bras à travers la grille, lui faisant signe de s’approcher.
Quand elle plaça sa main froide dans la mienne, je la serrai
doucement.
— Où sont les clés ?
— C’est Aiden qui les a.
Sa voix était empâtée. Par les enfers. Mauvaise réponse.
— Et où est Aiden ?
— Avec ton oncle et Laadan.
Un petit soupir s’échappa de ses lèvres.
Merde. Elle ne pourrait jamais aller les chercher. Mon regard
descendit sur la porte de ma cellule et une idée prit forme. Je lâchai
la main d’Olivia afin d’empoigner les barreaux, observant le
jaillissement de la lumière bleutée. Elle était faiblarde et n’atteignit
pas la marque des Titans au plafond.
— Olivia, tu veux me rendre service ?
Je mis dans ma voix toute la puissance que je pus rassembler et
elle écarquilla les yeux.
— Tu vas m’aider, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Génial.
Je souris et me déplaçai vers la porte. Le point faible était la
serrure ; si nous nous y attaquions toutes les deux en même temps, ça
pourrait suffire.
— Je veux que tu tires sur cette porte, Olivia, de toutes tes forces.
Comme un automate, elle me rejoignit et posa docilement ses
mains sur la poignée.
— Concentre-toi, la pressai-je doucement. Et tire. Aussi fort que
tu peux.
Et elle s’exécuta. Les sang-mêlé disposaient d’une force
considérable et le métal grinça tandis que la grille tremblait. Olivia
s’arc-bouta, les deux pieds plantés dans le sol, et je reculai. Je
regrettais d’être pieds nus parce que j’allais déguster.
— Continue de tirer, lui ordonnai-je avant de prendre une
profonde inspiration.
Pivotant sur mon pied d’appui, j’exécutai un coup de pied
circulaire et plantai mon talon dans les barreaux qui encadraient le
loquet. Une vive douleur me transperça le pied dans un éclair bleu
scintillant, qui se dissipa rapidement. Un espace d’un centimètre
apparut entre la grille et la porte.
— Tire de toutes tes forces, Olivia.
Elle poussa un grognement et redoubla d’efforts.
Le fantôme de Caleb viendrait me hanter pour ce que je lui faisais.
Reprenant mon élan, je frappai de nouveau la serrure. L’espace
s’agrandit. Le pied totalement engourdi, je frappai une dernière fois.
La violence du choc projeta Olivia au sol et la porte… s’ouvrit.
Sans perdre un seul instant, je me glissai dans l’interstice,
m’attendant plus ou moins à me faire refouler par une force défensive
inconnue, mais je pus sortir sans encombre.
J’avais envie de danser et de hurler pour célébrer ma victoire,
mais je m’accroupis et saisis les joues d’Olivia entre mes mains. Elle
riva ses yeux aux miens, totalement sous mon emprise.
— Tu restes là, d’accord ? Tu ne bouges pas d’ici jusqu’à ce qu’on
vienne te chercher.
Elle acquiesça.
Sur le point de la lâcher, je me ravisai.
— Et tu ne te sentiras pas coupable pour ce que tu viens de faire.
C’est moi que tu accuseras.
— D’accord, répondit-elle d’une voix pâteuse.
Je l’abandonnai et me ruai dans l’escalier. Un goût amer m’envahit
la bouche tandis que je me retournais. Olivia était toujours au sol, les
yeux fixés sur l’endroit où je m’étais tenue.
— Merci, lançai-je, même si c’était inutile.
Elle ne m’entendait pas et ne comprenait pas. Elle ne bougerait
pas d’ici avant que quelqu’un descende, ensuite elle aurait
l’impression de se réveiller d’un rêve.
Je la reverrais. Une fois que mon Seth et moi aurions changé les
choses, je la retrouverais et je m’excuserais.
Requinquée par cette décision, je gravis les marches de l’escalier
étriqué, m’immobilisant à la porte. Pas de voix de l’autre côté. Je pris
une seconde pour évaluer la connexion qui me reliait à Seth. Il n’était
pas là et je n’avais pas le temps d’attendre qu’il se montre. Dès que je
saurais où j’étais, je l’appellerais.
J’entrouvris la porte et jetai un coup d’œil dans le couloir.
Personne. Il était étroit, des tableaux accrochés aux murs. Il partait
dans deux directions. Sur la droite, la lumière du jour entrait par une
petite fenêtre. C’était là que je devais aller. Je me faufilai par
l’ouverture de la porte, que je refermai sans bruit derrière moi, tout
en examinant ce qui m’entourait. J’étais sous l’influence de l’Élixir la
dernière – et unique – fois que je m’étais trouvée ici et je me
souvenais vaguement que ce couloir menait dans la cuisine et dans
une sorte de salon. Après la cuisine, il y avait une véranda ouvrant
sur l’extérieur. Un sentiment étrange m’envahit, et j’eus un flash
d’Aiden et moi dans cette véranda.
Je repoussai cette pensée et avançai à pas de loup dans le couloir.
Dommage que personne n’ait laissé traîner une dague ou une arme
quelconque. Pas de chance. À la réflexion, j’aurais dû demander à
Olivia où nous étions. Je levai les yeux au ciel. Par les dieux, j’étais
parfois vraiment très nulle, mais je n’avais pensé qu’à m’enfuir.
Alors que j’approchais de l’une des portes fermées, je crus
reconnaître le rire de Deacon, suivi de celui de Luke. Je me mordis les
lèvres, contournant l’escalier qui menait à l’étage…
La porte s’ouvrit et je me trouvai nez à nez avec Léa. Merde.
Bouche bée, Léa cligna les yeux et recula, heurtant le mur.
— Ne…
Je fus interrompue par son cri de guerre suraigu et elle me
balança un crochet. Un putain de crochet. Par tous les dieux.
Manquant de temps pour un sort de compulsion, je parai à son
attaque d’un balayage brutal qui la fit tourner sur elle-même. Elle se
rattrapa au mur avec un grognement. Avant qu’elle reprenne son
équilibre, je lui fauchai les jambes tandis que le visage surpris de
Deacon s’encadrait à la porte.
— Oh merde, dit-il en reculant précipitamment.
Luke surgit à son tour. Il tenta de m’intercepter, mais j’étais
rapide.
— Alex, tu ne veux pas faire quelque chose d’aussi…
Au bout du couloir, la dernière porte s’ouvrit à la volée, claquant
sur la cloison de plâtre. J’aperçus un pantalon noir. Des Sentinelles.
Sans réfléchir, je levai une main et le plus proche reçut de plein fouet
une rafale d’air élémentaire.
Luke fut projeté en arrière, les yeux écarquillés, la stupeur
déformant ses traits. Il percuta Léa, qui s’était placée devant Deacon,
comme pour le protéger. Il y eut des grognements divers, un
hurlement de douleur et puis quelqu’un cria mon nom.
Pivotant sur moi-même, je détalai en direction de la cuisine. Mes
pieds nus claquaient sur le sol tandis que je contournais la table et
m’engouffrais dans la véranda. J’atteignis la porte en quelques
secondes, empoignai le loquet et m’aperçus qu’elle était fermée à clé.
Jurant entre mes dents, je la déverrouillai et l’ouvris violemment.
Aiden déboula dans la cuisine.
— Alex ! Non !
Il arrivait trop tard. J’étais dehors. J’étais libre.
CHAPITRE 6

À l’instant où le soleil toucha ma peau, je vacillai. J’avais


l’impression que plusieurs années s’étaient écoulées depuis que j’avais
senti la chaleur de l’astre du jour pour la dernière fois. Mes sens
revinrent à la vie. L’herbe sous mes pieds était froide et humide. De
grands ormes au feuillage touffu défilaient dans un brouillard
indistinct tandis que je traversais à vive allure une petite allée de
terre battue, contournais un Hummer et pénétrais dans l’épaisse forêt
qui entourait le chalet.
Je continuai de courir, bras et jambes en cadence. Mes cheveux
volaient derrière moi, et je filais, regardant autour de moi à la
recherche d’un indice qui me révélerait où j’étais. Rien ne m’était
familier.
Un début de panique m’envahit. Je sautai par-dessus un tronc
d’arbre abattu, mes pieds nus dérapant sur les aiguilles de pin.
Comment informer mon Seth de ma position alors qu’il n’y avait rien
d’autre que de foutus arbres…
— Alex ! Arrête-toi !
Je hoquetai et osai jeter un regard derrière moi.
C’était lui – Aiden.
— Merde, jurai-je, accélérant l’allure.
Devant moi, il y avait un ruisseau – le ruisseau. Ça, je m’en
souvenais. Des millénaires de souvenirs des Apollyons et de leurs
capacités affluaient en moi. Exploiter ce potentiel était si naturel,
comme enfiler un vieux jean. C’était très agaçant après les
entraînements atroces auxquels je m’étais soumise en préparation de
mon Éveil, et mon Seth le savait forcément. Crétin.
Étendant un bras devant moi, j’invoquai l’eau élémentaire,
l’obligeant à se plier à ma volonté.
L’eau remua, puis un geyser s’éleva dans les airs, formant un arc
au-dessus de moi. L’eau continua de monter sans discontinuer,
asséchant le maigre ruisseau en l’affaire de quelques secondes. La
colonne liquide se mit à tournoyer, formant un entonnoir, et frappa la
terre derrière moi. J’entendis un juron noyé dans un gargouillis
aquatique. Ça devrait me laisser un peu de répit.
Je traversai en courant le lit du ruisseau, la boue giclant sur mes
pieds et mon jean. Les basses branches s’accrochaient dans mes
cheveux et à mon tee-shirt. Le tissu se déchira, mais je ne ralentis
pas. Le soleil perçait la densité du feuillage par intermittence tandis
que je m’enfonçais dans la forêt, loin du chalet… loin de lui.
Sans avertissement, la connexion s’anima. Alex ?
Je suis dehors.
Bondissant d’un rocher pour franchir une petite ravine, je me
reçus accroupie. Je me détendis et repartis.
Je ne sais pas où je suis, mais je suis dehors. Seth, je suis…
J’entendais Aiden. Il se rapprochait et il était rapide, mû par un
carburant plus puissant que l’éther, et je compris qu’en dépit de ma
vitesse je n’aurais pas été capable de le distancer aussi longtemps si
un mur d’eau ne l’avait pas arrêté. J’allais devoir combattre. Mais je
ne serais pas seule. Mon Seth était avec moi.
Je cessai de courir et fis volte-face. Le vent ramena mes cheveux
en arrière et j’inspirai une grande bolée de l’air frais des montagnes.
Aiden franchit à son tour la ravine, se recevant souplement à
plusieurs mètres de moi. L’eau dégouttait des mèches de cheveux
sombres plaquées sur son crâne, et son maillot noir épousait les
muscles fermes de son thorax et de son abdomen. Sous le fin tissu
détrempé, ses épaules se contractèrent.
Nos regards se verrouillèrent l’un à l’autre.
Il se redressa avec grâce, les mains ouvertes le long du corps.
— Tu ne veux pas ça, l’avertis-je. Rebrousse chemin.
Aiden s’avança vers moi.
— Je ne t’abandonnerai pas. Je ne ferai jamais ça.
Je sentis une palpitation dans ma poitrine qui n’avait pas lieu
d’être. Je reculai d’un pas et sentis la chaleur irradier de mes doigts.
La voix de mon Seth bourdonna à travers le lien et je savais ce
qu’il voulait que je fasse. Je comprenais pourquoi cela devait être
accompli.
Je remplis mes poumons et relevai le menton.
— Alors, prépare-toi à mourir.
— Qu’il en soit ainsi.
Je fondis sur Aiden.
Il s’y attendait et bondit sur la gauche, évitant mon attaque. Il
était rapide et aussi très habile. Je le savais parce qu’il m’avait
entraînée, mais j’étais meilleure que lui. J’étais un être différent.
À la vitesse de l’éclair, je plongeai sur lui, visant les jambes. Aiden
bondit et je me détendis, lui enfonçant mon poing dans l’estomac. Il
recula en titubant, mais reprit aussitôt son équilibre. Mon coup
suivant fut paré. Le troisième le cueillit à la mâchoire, renvoyant sa
tête en arrière.
Le soleil se refléta sur les dagues attachées sur ses cuisses et je me
jetai sur elles.
Aiden pivota sur la gauche à la dernière seconde et mes doigts se
refermèrent sur la poignée d’une seule d’entre elles. Il saisit mon
poignet et le tordit juste assez pour me faire lâcher prise avec un cri.
Je relevai la tête, surprise par la douleur, qui trouva un écho dans ses
yeux gris acier. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne m’étais pas
attendue à ce qu’il me fasse mal. Je supposais… Je ne savais pas ce
que j’avais cru.
Il me repoussa, comme s’il lisait dans mes pensées.
— Je ne veux pas te blesser, dit-il.
Une vague de fureur explosa en moi.
— Tu ne peux rien contre moi.
Aiden s’écarta d’un bond tandis que je fonçais sur lui. Je tournoyai
sur moi-même dans un coup de pied circulaire qui le toucha aux
reins. Je m’apprêtais à recommencer, mais il intercepta ma jambe et
me repoussa. Je heurtai le sol et me relevai d’un bond, rejetant la tête
en arrière.
Une vague d’énergie déferla en moi. L’akasha montait sous la
surface de ma peau, n’attendant que d’être appelé, impérieux.
Je me ruai sur Aiden et nous nous engageâmes dans un corps-à-
corps brutal. Surtout moi, parce que Aiden était davantage sur la
défensive, mais les coups pleuvaient, l’un après l’autre.
Des souvenirs de nos entraînements me revenaient en mémoire.
Ce n’était pas un avantage, ni pour lui ni pour moi, car nous
anticipions nos attaques respectives et aucun de nous n’avait le
dessus. Je me laissai choir au sol, mais il s’y attendait et bloqua mon
balayage. Il ébaucha une prise de soumission, mais je lui échappai
avant qu’il puisse m’immobiliser. Nous nous rendions coup pour coup.
Au fond de mon cerveau, j’étais consciente de pouvoir invoquer les
éléments, mais je m’en abstins. Peut-être à cause de la colère
réprimée d’avoir été si longtemps prisonnière, du besoin physique de
me battre. Ou bien pour une autre raison.
Le sang gicla de la lèvre d’Aiden. Une vilaine marque rouge
s’épanouit sur sa mâchoire. Son maillot était déchiré à la taille,
exposant sa ceinture abdominale, mais il ne faiblissait pas.
Frustrée, je pris appui sur l’arbre le plus proche pour me propulser
dans les airs, lui destinant un coup de pied circulaire. Je ne compris
mon erreur que quelques fractions de seconde trop tard. Alors que je
pivotais sur moi-même, Aiden franchit ma garde, me ceintura et me
retourna. À l’entraînement, je n’avais jamais été capable de le
surprendre avec ce mouvement. Je n’aurais pas dû tenter le diable.
Je fis basculer tout mon poids vers l’avant et nous tombâmes tous
les deux à genoux. Je sentis le goût du sang dans ma bouche, alors
qu’Aiden ne m’avait pas frappée. Pas une seule fois. Mais mon visage
était entré en contact avec le sien plus souvent qu’à son tour.
— Laisse tomber, grognai-je en cherchant à lui donner un coup de
tête.
Ses bras se resserrèrent autour de moi.
— Tu devrais savoir qu’il est hors de question que je renonce à toi.
Tu n’es pas si bête.
— On ne peut pas en dire autant de toi.
Contractant les muscles de mes cuisses, je rassemblai mes forces.
— Tu ne peux pas gagner.
Son souffle dansa sur ma joue.
— Tu veux parier ?
Je serrai les dents.
— Tu ne me posséderas jamais. Je ne suis pas…
— Tu n’es pas à lui, Alex. Tu n’appartiens à personne d’autre que
toi-même !
Il se trompait du tout au tout. J’appartenais à mon Seth. J’étais
faite pour lui, seulement pour lui, et Aiden était entre nous.
Oscillant vers l’avant, je m’éloignai suffisamment de lui pour
bondir sur mes pieds et lui faire lâcher prise. Je pris mon élan et mon
poing s’écrasa sur sa joue. L’impact me meurtrit les jointures.
Aiden s’affaissa sur un genou, crachant du sang.
— Par les dieux.
Je lui tournai le dos et me mis à courir ; je ne sentais même pas
les cailloux pointus qui s’enfonçaient dans la plante de mes pieds.
Je parcourus une dizaine de mètres avant d’être saisie par-
derrière à bras-le-corps.
Aiden me souleva, plaquant mon dos contre son torse.
— Tu pars déjà ? On commençait tout juste à s’amuser.
— Je te déteste !
Je me débattais furieusement, cherchant à reprendre appui sur le
sol. De la terre gicla sous mes pieds tandis que je me contorsionnais
comme un animal pris au piège dans un filet. Mes longues heures
d’entraînement s’étaient envolées.
— Je te déteste !
— Déteste-moi autant que tu veux, ça ne changera rien.
Il se remit debout et entreprit de me tirer en arrière, et je savais
qu’il m’entraînait vers le chalet, vers la cellule d’où je m’étais enfuie.
— Je ne te laisserai pas t’infliger ça.
J’avais beau me contorsionner et me jeter d’un côté et de l’autre,
nous étions revenus dans le bosquet en quelques secondes.
— Tu ne pourras pas m’en empêcher ! Tu ne peux pas faire ça !
— Tu ne comprends pas, Alex. Tu ne dois pas être dehors.
Je lançai mon coude dans ses côtes.
Il poussa un grognement, mais ne me lâcha pas.
— Ils vont te tuer. Tu comprends ? continua-t-il en me secouant.
Ils viendront pour te tuer !
— Je m’en fiche ! hurlai-je jusqu’à ce que ma voix s’éraille. Je dois
partir d’ici. Je dois le rejoindre.
Aiden cessa de respirer l’espace d’une seconde et sa prise se
desserra légèrement. Contractant mes abdos, je relevai les jambes et
ce mouvement combiné nous déséquilibra. Aiden heurta le sol le
premier et roula sur lui-même avant que je puisse me libérer, faisant
pression sur mon dos pour me maintenir au sol. J’avais la bouche
emplie d’herbe et de terre.
— Arrête ! siffla-t-il dans mon oreille. Ça ne marchera pas, Alex.
Tu te fiches peut-être de mourir, mais pas moi.
— Je m’en fous complètement ! Il n’y a que Seth qui compte. Si je
ne peux pas être avec lui, alors je préfère être morte.
— Est-ce que tu t’entends ?
Ses mains me broyaient les épaules.
— Tu préfères mourir plutôt que de ne pas être avec lui ? Tu te
rends compte de ta faiblesse ? La véritable Alex ne penserait jamais
une chose pareille !
Ses paroles pénétrèrent profondément en moi et rompirent
quelque chose à l’intérieur. Ivre de rage, j’enfonçai les mains dans la
terre fertile et sentis le sol trembler. Un rugissement terrible se fit
entendre et la terre se gauchit sous nous, ondulant comme l’océan
déchaîné. Nous fûmes séparés. Je fus projetée contre un tronc et
retombai sur le sol à quatre pattes.
Des éclairs déchirèrent le ciel, m’aveuglant momentanément. Des
nuages convergèrent, oblitérant le soleil et nous plongeant dans
l’obscurité. Le ciel s’ouvrit et un déluge torrentiel s’abattit sur nous.
Cela venait-il de moi ou d’une force extérieure ? Quelle
importance ? Un maelstrom d’émotions chaotiques se concentra dans
mon ventre, se déployant à une vitesse qui me fit tourner la tête.
Colère. Frustration. Peur. Elles déferlèrent en moi toutes en même
temps.
Un courant d’air s’engouffra sous moi et je fus soulevée du sol.
L’air était chargé d’électricité, des étincelles crépitaient. Le monde
avait pris une couleur ambrée. Je n’étais plus moi. Je n’étais plus rien
du tout.
À quelques mètres de là, Aiden se releva, ses yeux d’argent
braqués sur moi. L’horreur et la stupéfaction déformèrent ses traits
remarquables.
J’étais un dieu, comme Seth l’avait dit. Nous étions des dieux.
Fais-le.
Le chuchotement de Seth s’infiltra dans mes veines.
Le moment est venu.
Mes pieds touchèrent le sol et je fis un pas en avant… puis un
second. Aiden ne bougeait pas. Il attendait. Dans son regard, c’était
irrévocable. Il ne gagnerait pas, il ne pouvait pas gagner et il en était
conscient. Il acceptait son sort.
Alors que j’approchais de lui, la pluie cessa et les nuages
s’écartèrent. Le soleil suivait mes pas.
— Alex.
La voix d’Aiden était brisée.
Tel un cobra frappant sa proie, je lui fauchai les jambes et il se
retrouva au sol avant de pouvoir réagir. Je m’assis sur lui à
califourchon, les mains sur ses épaules. Les marques de l’Apollyon
irradiaient d’un bleu éclatant et couraient sur ma peau.
Je me penchai sur lui, positionnant ma bouche à l’aplomb de la
sienne, et les mots qui quittèrent mes lèvres étaient prononcés de ma
voix… mais ne venaient pas de moi.
— Tout a une fin, St. Delphi. Tu seras bientôt de l’histoire
ancienne.
Je pressai mes lèvres au coin des siennes et il tressaillit.
— C’est l’amour qui te rend faible.
Aiden planta ses yeux dans les miens sans ciller.
— L’amour n’est pas une faiblesse. C’est le sentiment le plus
puissant qui soit.
Mes lèvres s’incurvèrent dans un sourire. Imbécile.
L’akasha afflua vers la surface. Ma peau était brûlante et j’étais en
feu. Une lumière bleue incandescente apparut sur mon bras, qu’elle
recouvrit, descendant vers mes doigts. La lumière scintilla, aussi
intense et belle qu’elle était destructrice.
Les rayons du soleil nous inondèrent et je pris mon élan. L’akasha
avala ma main. Quand je libérerais cette énergie, elle annihilerait
toute vie sur son chemin. Cette chose magnifique était une arme
létale. Et Aiden ne faisait pas un geste pour défendre sa vie.
Me regardant au fond des yeux, il leva lentement une main. Le
bout de ses doigts, rendus calleux par des années d’entraînement et
de combats, effleura tendrement ma joue.
— Je t’aime, Alex. Je ne cesserai jamais de t’aimer.
Je clignai les yeux et mon cœur palpita. Je n’arrivais pas à me
faire à l’idée qu’il puisse dire une chose pareille, me caresser aussi…
amoureusement, à quelques secondes de perdre la vie.
Fais-le, Alex, et nous serons réunis. Nous libérerons les sang-mêlé…
ton père. Nous changerons le monde. Toi et moi, mon ange, réunis pour
toujours.
Mon regard tomba sur un objet entre nous. La rose que je portais
autour du cou avait glissé du col déchiré de mon tee-shirt. Un rayon
de soleil accrocha les reliefs en cristal pourpre de la rose en train de
s’ouvrir… si délicate, née des mains d’un guerrier véritable.
L’air quitta mes poumons et ma main se mit à trembler.
« Nous sommes ensemble dans cette aventure, Alex, jusqu’au
bout. » Ces mots-là ne venaient pas de Seth, mais nous étions arrivés
au bout du chemin. Les yeux me brûlaient comme s’ils étaient baignés
d’une pluie acide, mais le ciel était dégagé. Dans quelques secondes,
je serais libre… mais tant de souvenirs défilaient dans ma tête.
Je ne pouvais détacher mon regard de la rose.
Des images de la première fois que j’avais vu Aiden alors que je
m’entraînais avec Caleb, puis quand il avait franchi le mur de feu
pour me sauver… pour me sauver la vie. Des souvenirs de sa
patience, de son soutien, de la frustration que je lui inspirais.
Seth m’appela, mais je l’écartai comme un insecte. Ces souvenirs
étaient importants. Ils avaient un sens – ils étaient essentiels – pour
moi, n’est-ce pas ? Jusqu’ici, ils avaient été détachés de tout
sentiment mais, à présent, ils étaient empreints d’émotion. Je me
concentrai sur eux, me rappelant ses attentions après Gatlinburg ; il
avait été là pour moi quand je m’étais effondrée après que ma mère…
ma mère. La première fois qu’il m’avait prise dans ses bras, qu’il
m’avait embrassée. Les yeux d’Aiden ne me jugeaient jamais, comme
si j’étais son égale.
J’avais toujours été l’égale d’Aiden.
Ma poitrine se souleva. Cette journée au zoo, puis la Saint-
Valentin. L’amour que nous avions partagé. Cela avait forcément un
sens.
Je ne pouvais plus respirer.
« Je suis prêt à tout quitter pour toi. »
Seth m’appelait toujours, mais je perdais pied. Je volais en éclats.
Tout se délitait. Les fragments de celle que j’étais autrefois étaient
écœurés par ce que j’étais devenue. Le passé et le présent ne
pouvaient pas coexister avec le futur vers lequel je me dirigeais.
J’étais déchirée.
À présent, Seth hurlait, sa voix résonnait dans ma tête comme un
rugissement, et il n’y avait pas moyen de lui échapper. Il était partout,
dans la moindre cellule de mon corps, dans la moindre de mes
pensées, cherchant à me tirer à lui. Mais j’avais cessé de respirer et,
sous moi, il y avait Aiden, et toute pensée m’échappait. Toutes les voix
étaient revenues. Tant de voix discordantes, certaines
m’appartenaient… et j’étais incapable de penser rationnellement.
Je concentrai mon esprit sur les barrières mentales que Seth
m’avait appris à ériger. J’avais besoin d’un instant, rien qu’une
seconde de silence pour réfléchir, pour comprendre pourquoi il ne se
défendait pas et comment il pouvait m’aimer.
Seth était furieux. Une douleur lancinante me martelait le crâne
comme si on me frappait avec un pic à glace, et je savais qu’il m’en
voudrait, mais j’avais besoin de temps. Dans ma tête, il s’égosillait,
mais je visualisai mes murs. Des murs rose fluo, éblouissants, qui
s’élevaient, brique après brique. Je les imaginai épais, renforcés de
titane, surmontés de barbelés, et d’une barrière électrifiée pour faire
bonne mesure, tout cela fortifié par l’énergie divine. Une fine
pellicule bleue de lumière scintillante enveloppa mes murs.
Le cordon se rétracta à l’intérieur de moi, cinglant comme un
coup de fouet, puis disparut.
À part un bourdonnement sourd, c’était maintenant le silence
dans ma tête ; il n’y avait plus que moi, seule face à mes actes.
Rejetant la tête en arrière, je me mis à hurler.
Un cri libéré des profondeurs de mon âme, qui semblait ne jamais
vouloir cesser. Je ne pouvais pas m’arrêter. Ce que j’étais devenue
n’avait plus aucun sens… tout ce que j’avais fait. Mon cri cessa
seulement parce que j’avais la gorge à vif.
Je m’éloignai précipitamment d’Aiden, incapable de le regarder, à
cause de ce que j’avais… toutes ces choses. Tremblant comme une
feuille, je rampai dans la boue et me roulai en boule contre le tronc
d’un arbre. J’enfouis ma tête entre mes genoux et respirai à fond,
mais chaque inspiration me comprimait la poitrine et la pression
s’accentuait.
— Alex ? appela Aiden d’une voix rauque et saccadée.
Je reculai encore ; il fallait qu’il s’en aille. Il fallait qu’il me laisse,
qu’il fuie aussi loin que possible.
Des mains solides se posèrent sur mes épaules et descendirent le
long de mes bras, emprisonnant doucement mes poignets. Il écarta
mes mains, et même s’il m’était insupportable de le regarder, j’ouvris
les yeux.
J’eus l’impression de revoir Aiden après plusieurs mois de
séparation. Son image était nette. L’arrondi de ses pommettes
saillantes, la promesse de ses fossettes et la ligne puissante de sa
mâchoire – des traits que j’avais gravés dans ma mémoire il y avait si
longtemps. Des mèches de cheveux sombres bouclaient sur sa peau
naturellement bronzée… sa peau gâtée par plusieurs ecchymoses et
des traînées violacées. Des marques que je lui avais infligées, mais il
gardait quand même cette beauté virile qui me faisait tant d’effet.
Aiden frissonna, puis me prit le visage entre ses mains. Ses yeux
d’argent fouillant les miens. Ils étaient légèrement brillants – comme
embués de larmes, mais Aiden ne pleurait jamais.
— Alex… oh, par les dieux, Alex, c’est bien toi ?
J’éclatai en sanglots.
CHAPITRE 7

Oui, j’étais partie pour chialer un bon moment. Les spasmes qui
me secouaient étaient énormes et très embarrassants. Du genre à
m’empêcher de penser et de voir – par les enfers, à m’empêcher
même de respirer.
Aiden me tenait dans ses bras, et c’était étrangement réconfortant.
Il murmurait des mots en grec ancien. Je reconnus plusieurs fois
agapi mou, mais le reste avait aussi peu de sens que ce que j’essayais
d’articuler à travers mes sanglots. J’aurais pourtant dû saisir ce qu’il
disait si je n’avais pas été en train de m’étouffer dans mes propres
pleurs, mais je n’étais même pas en état de comprendre l’anglais.
Le maillot d’Aiden était inondé de mes larmes.
Et il me tenait toujours contre lui, adossé au tronc de l’arbre,
lissant mes cheveux en arrière, la joue posée sur le haut de mon
crâne. Il nous berçait. Je crois que nous en avions besoin tous les
deux.
À un moment donné, j’entendis des pas et des voix et je me raidis
dans ses bras. Je ne savais pas qui c’était, mais Aiden secoua la tête et
les bruits s’éloignèrent.
Par les dieux, mon cerveau avait retrouvé son autonomie – je
pouvais enfin penser par moi-même – après ce qui me paraissait une
éternité. Mais chaque pensée était assombrie par une grande
souffrance intérieure. Je savais maintenant d’où venait ce coup de
poignard que j’avais ressenti dans la salle de bains. Mon cœur et mon
âme criant au secours, qui cherchaient à m’atteindre. Cette douleur
était maintenant omniprésente, m’assaillant de toute part.
Pas moyen d’échapper à tout ce que j’avais dit et fait depuis mon
Éveil. À l’instant où je m’étais connectée à Seth, j’étais devenue à mon
insu l’incarnation vivante de mes pires cauchemars. Seth et ce qu’il
désirait m’avaient dévorée jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi ;
je m’étais crue plus forte que ça.
Oh, par les dieux, toutes les horreurs que j’avais débitées à Aiden
me rendaient malade. Ce que Seth voulait me faire – et que je voulais
qu’il fasse – lorsque nous étions connectés… Je n’avais qu’une envie :
me dépouiller de ma peau, prendre une très longue douche, et cela
ne suffirait même pas à me laver de tout ça. Je ne serais plus jamais
la même.
Comment Aiden pouvait-il encore me prendre dans ses bras ? Je
me souvenais clairement d’avoir menacé au moins vingt fois de tuer
Deacon. Mon comportement l’avait obligé à me soumettre à l’Élixir –
une chose impensable. Cette décision avait dû détruire une partie de
lui.
Tous les détails me revenaient. Mon Seth ? Quelle abomination.
J’avais envie de me récurer le cerveau à l’eau de Javel. Et toutes les
atrocités que j’avais hurlées durant notre combat – j’avais réellement
combattu Aiden ? Me récurer le cerveau n’était pas assez. Ma bouche
et mon âme devraient aussi faire partie de ce grand nettoyage.
— Là, murmura Aiden en me caressant le dos. Ça va aller. Tout va
bien, agapi mou. Tu es revenue et tu es avec moi.
J’agrippai le col de son maillot déchiré à m’en faire mal aux
mains.
— Je suis tellement désolée. Je suis désolée, Aiden. Je suis
désolée.
— Arrête.
Il se recula contre l’arbre, mais je suivis le mouvement, le visage
toujours pressé sur son torse.
— Alex.
Je secouai la tête, prête à sangloter de nouveau.
— Regarde-moi.
Les larmes ruisselaient sur mes joues et il me prit doucement le
visage entre ses mains, m’obligeant à relever la tête. Je voulais fermer
les yeux très fort, mais j’avais aussi besoin de le voir, même si mes
pleurs brouillaient ses traits.
— Comment peux-tu me regarder ? Comment peux-tu supporter
de me toucher ?
Il fronça les sourcils, l’air très sérieux.
— Comment pourrais-je faire autrement, Alex ? Je ne t’en veux
pas pour ce qui s’est passé. Ces choses que tu as dites et tout ce que
tu as fait… Ce n’était pas toi. Je le sais. Je l’ai toujours su.
— C’était pourtant bien moi.
— Non.
Son ton était catégorique, ses yeux deux lacs d’argent.
— Tu n’étais plus qu’une coquille, Alex. Tu étais là, en arrière-
plan, mais ce n’était pas toi. La véritable Alex, celle que j’aime, était
partie, mais tu es revenue et c’est tout ce qui compte. Voilà. Tout le
reste est sans importance.
Sa foi aveugle en moi, l’acceptation et le pardon dont il me faisait
la grâce, déclenchèrent en moi un nouveau déluge de pleurs. Je
sanglotai si fort que je crois bien avoir versé toutes les larmes de mon
corps pour l’éternité, et quand mes yeux s’asséchèrent enfin, j’étais
incapable de décoller ma tête de son torse.
Le soleil déclinait à l’horizon et la température était en chute libre
quand Aiden posa un baiser au sommet de mon crâne.
— Tu es prête ?
Non, avais-je envie de hurler, parce que je redoutais d’affronter les
autres. En plus de devenir la méchante Alex, j’avais aussi été Alex
l’abrutie qui se planquait dans les armoires.
Mais je respirai un grand coup et cela me fit du bien – beaucoup
de bien.
— D’accord.
— D’accord, répéta-t-il, et il se redressa, me gardant contre lui,
ma joue blottie sur son épaule.
Aiden fit un pas, et un flot d’énergie surnaturelle parcourut ma
colonne vertébrale – l’énergie des dieux. Les marques de l’Apollyon
s’affolèrent, progressant sur ma peau à une vitesse phénoménale. Les
bras d’Aiden se raidirent quand il se retourna, levant la tête vers les
cieux. Les dieux, s’ils le voulaient, étaient capables de dissimuler leur
présence – Apollon l’avait fait plusieurs mois durant – mais nous
sentions tous deux cette onde énergétique.
— Ça sent mauvais, dis-je, soudain agitée.
Il me remit debout, les deux mains sur mes hanches. Il me suffit
d’un seul regard dans ses yeux orageux pour savoir qu’il partageait ce
mauvais pressentiment.
Avant qu’il puisse ouvrir la bouche, un hurlement aigu fit trembler
les branches au-dessus de nous. L’air alentour se figea, puis je cessai
de respirer en reconnaissant un battement d’ailes.
Aiden me poussa derrière lui – moi, derrière lui.
— Retourne au chalet maintenant, Alex. Les sorts de protection
les empêcheront d’entrer.
Quoi ? Il voulait que je l’abandonne ? Il avait perdu l’esprit. La
gorge serrée, je secouai la tête.
— Non. Non…
Un cri perçant me glaça les sangs, puis un mugissement perça les
arbres, soufflant mes cheveux en arrière.
Les Furies descendaient du ciel, piquant droit sur la terre tels des
missiles thermiques pointés sur la cible « Alex ». Elles touchèrent le
sol accroupies, soulevant un nuage de poussière et de petits cailloux.
Elles étaient belles – les deux Furies. Leur teint diaphane
rayonnait sous leurs longues chevelures dorées quand elles se
relevèrent à l’unisson, chaloupant comme des serpents tandis que la
première s’avançait, ses pieds nus s’enfonçant profondément dans la
terre.
Un coup de tonnerre déchira l’air et un éclair de lumière nous
aveugla. Les bras levés, je reculai, cherchant Aiden. Affolée, je
refermai mes doigts sur ses avant-bras musculeux.
Quand la lumière se dissipa, un dieu se tenait devant nous entre
les deux Furies, et j’eus l’impression que mon cœur s’arrêtait. Je
l’avais déjà vu. Par les enfers, je savais qui il était.
Des cheveux couleur de miel arrivant aux épaules, encadrant un
menton carré relevé avec morgue et des traits angéliques et purs –
presque paisibles.
Thanatos.
Des étincelles électriques crépitaient dans ses yeux entièrement
blancs.
— Je suis peut-être incapable de te tuer, Apollyon, mais je peux
t’empêcher de rejoindre le Premier.
— Attendez ! hurla Aiden, une main sur sa dague. Elle a rompu
la…
Les Furies s’élancèrent, leur peau opalescente cédant la place au
teint gris des noyés restés immergés trop longtemps. Leurs beaux
cheveux brillants se muèrent en serpents sinueux qui se détendaient
en claquant autour de leur visage spectral. Leurs ongles s’allongèrent,
devenant des griffes capables de déchirer la chair et les os comme du
papier.
Elles arrivaient sur nous.
Aiden s’écarta de leur trajectoire et se tourna vers moi, me lançant
l’une de ses dagues.
— Alex !
Je bondis dans les airs et l’attrapai alors que la première Furie
fondait sur Aiden, ses ongles tranchants comme des rasoirs visant sa
gorge. Il pivota sur lui-même, sa faucille décrivant un arc. D’un
mouvement souple et élégant, il abattit la lame, tranchant un bras de
la Furie.
Elle émit une mélopée gémissante à mi-chemin entre le
vagissement d’un bébé et le rire d’une hyène et se cabra, étreignant
son moignon ensanglanté.
Waouh.
Manquant de temps pour célébrer l’exploit d’Aiden, je me
retournai et me jetai au sol alors que la seconde Furie s’apprêtait à
m’empoigner par les cheveux. Je me relevai à l’instant où la
monstrueuse créature arrivait sur moi, plongeant ma propre lame
dans son estomac.
Le visage déformé par la surprise à quelques centimètres du mien,
la Furie ouvrit grand la bouche, révélant une rangée de dents
pointues, et éclata de rire.
Je réprimai un haut-le-cœur.
— Par tous les dieux, il faut faire quelque chose pour ton haleine.
Ça cogne carrément.
Je libérai ma dague, qui produisit un bruit de succion répugnant
en quittant son corps.
— Je suis sérieuse.
Elle inclina la tête sur le côté, clignant les yeux.
— Ça cogne ?
— Grave.
Pivotant sur mon pied d’appui, je balançai l’autre dans l’estomac
de la Furie, qui fut projetée contre l’arbre.
— Et maintenant, c’est moi qui cogne.
L’autre Furie engageait le combat avec Aiden de son unique bras,
le forçant à reculer tout en évitant sa dangereuse faucille. Il tourna la
tête vers moi et ce minuscule instant d’inattention lui fut fatal.
La Furie lui arracha son arme avec un gloussement.
— Joli sang-pur…
Oubliant le dieu et l’autre Furie, oubliant tout ce qui n’était pas
Aiden, je me précipitai vers lui sans prêter attention à mes jambes
douloureuses.
Aiden plongea sous le bras de la Furie, se releva derrière elle,
mais elle se retourna avec une vitesse infernale et le frappa du plat
du bras en pleine poitrine.
Il tomba sur un genou, chancelant sous le choc.
Hurlant son nom, je ramassai sa faucille tombée au sol et la lui
lançai à mon tour. Aiden l’attrapa au vol et roula sur lui-même,
manquant la Furie de très peu. Celle-ci s’envola et fit demi-tour au-
dessus de lui pour revenir à l’attaque. Elle l’empoigna par les cheveux
et tira sa tête en arrière, exposant son cou.
— Non !
Mon cœur s’arrêta pour de bon – et le monde avec lui.
Je sentis monter l’akasha et mes marques s’illuminèrent, brûlantes
et crépitantes de l’énergie du cinquième élément.
Sa puissance se déploya à l’intérieur de moi ; ma vision
s’obscurcit, puis s’embrasa. Je n’entendais plus que les battements de
mon cœur et le bourdonnement sous mon crâne.
J’étendis un bras devant moi et un flot de lumière bleue intense
jaillit de ma paume ouverte, décrivant un arc dans les airs. J’avais
manqué ma cible, à savoir la tête du monstre, mais le jet d’énergie
atteignit l’aile de la Furie, la détournant d’Aiden.
Et ce fut la folie totale.
Thanatos rugit sa colère. La Furie s’éleva dans les airs, mais elle
faisait du surplace avec son aile indemne et retomba en vrille comme
une feuille morte vers le sol. Aiden bondit sur le côté… pas assez vite,
épuisé par notre combat comme je l’étais moi-même. Elle s’écrasa sur
lui et ils roulèrent au sol, amas de bras, de lames et de griffes
mortellement acérées.
En périphérie de ma vision, je distinguai des formes dévalant la
montagne – Solos et Marcus, armés de faucilles. Marcus ? Par tous
les… ?
Je me ruai vers les corps étroitement mêlés devant moi.
Thanatos fit volte-face, un bras tendu. Il n’avait pas touché Solos,
mais celui-ci fut propulsé en arrière, comme emporté par un boulet
de canon. La Sentinelle sang-mêlé heurta le tronc de l’arbre avec un
grognement sonore et s’effondra à genoux.
Le dieu tourna ensuite ses yeux hyper flippants en direction de
mon oncle et leva l’autre main.
— Halte-là, sang-pur, ou ce sera ton dernier instant.
Marcus releva le menton.
— Désolé, c’est ma nièce, et c’est hors de question.
Une chose aux griffes aiguisées et à l’haleine fétide m’attrapa par
les cheveux et tira violemment. Je me retrouvai au sol, les poumons
privés d’oxygène. Je me redressai tant bien que mal sur les genoux et
une seconde plus tard le pied nu de la Furie me frappa au menton,
projetant ma tête en arrière.
Un goût de métal m’emplit la bouche. Ma dague me fut arrachée
tandis qu’une onde de douleur irradiait de ma colonne vertébrale,
explosant dans mes nerfs.
La panique m’envahit – une panique primale et sans frein.
Autour de moi, le bruit des combats s’intensifiait, grognements et
cris de douleur. La Furie qui venait de me terrasser monta en flèche
dans le ciel avant de piquer sur moi, toutes griffes dehors. Je la
contemplai, pétrifiée, attendant la mort…
La mort ? Je me souvins alors. Ces créatures ne pouvaient pas me
tuer. Bien sûr, elles pouvaient me faire très mal, mais pas m’ôter la
vie. J’étais l’Apollyon. Je maîtrisais les quatre éléments et le
cinquième, le plus puissant – l’akasha. J’étais la source d’énergie du
Tueur de Dieux. Son carburant, sa carte maîtresse. J’étais l’alpha et il
était l’oméga. Et à nous deux… mais il n’y avait plus de nous deux.
Il n’y avait plus que moi.
Je plongeai mon regard dans celui de la Furie en souriant.
Elle hésita et je me relevai d’un bond.
— Quand tu veux, la bestiole.
La bouche de la Furie s’arrondit et j’invoquai l’air élémentaire, que
je libérai sur elle. De violentes rafales s’abattirent sur la créature et
l’expédièrent dans la forêt comme si elle était reliée à une corde tirée
par Zeus en personne.
— Et d’une, dis-je en me retournant. À qui le t… ?
Thanatos se débarrassa de Marcus, para à l’attaque de Solos et me
fit face en une nanoseconde. Carrément impressionnant.
Un éclair de lumière blanche quitta sa main, et rien en ce bas
monde n’était assez véloce pour l’éviter. Pas même Seth, je l’aurais
parié.
L’éclair m’atteignit sous les seins et mes jambes se dérobèrent sous
moi. Une douleur incandescente me transperça et je mordis la
poussière. Je ne sentis même pas le choc. Il n’y avait que cette
douleur pétrifiante qui tétanisait tous mes muscles.
Je commençais à en avoir marre de me faire foudroyer par les
dieux.
Aiden cria mon nom, en même temps qu’une autre voix dans ma
tête, féroce et vibrante de colère… la voix de Seth.
Sans avertissement, le sol se mit à trembler sous mon corps
secoué de convulsions et un halo de lumière dorée inonda la clairière.
Je fus enveloppée d’une onde de chaleur et relevai faiblement la tête.
Deux jambes habillées de cuir se dressaient devant moi.
— Assez, Thanatos.
Le ton d’Apollon était mortellement calme, le calme avant la
tempête dont je n’aurais pas voulu être la cible.
— S… sympa de ta p… part de nous rendre v… visite, bégayai-je
dans un souffle.
— La ferme, Alex.
Apollon s’avança, un rayon de lumière accompagnant ses pas.
Thanatos ne recula pas pour autant.
— Elle doit être neutralisée si nous ne pouvons pas la détruire.
Laisse-moi m’en occuper, Apollon. Nous devons à tout prix éviter la
guerre.
— Elle a rompu le lien, imbécile.
L’autre dieu prit la mouche.
— Comme si ça changeait quelque chose. Tôt ou tard, elle se
connectera de nouveau avec lui.
— Ça change tout ! rugit Apollon. Tant qu’elle n’est pas connectée
au Premier, nous ne toucherons pas à un seul de ses cheveux ! Tu…
Alors qu’un sifflement se rapprochait, Apollon poussa un
grognement.
— Rappelle tes deux Furies ou elles iront rejoindre leur sœur, je
t’en fais le serment.
— Nous devons…
Trop faible pour garder la tête levée, je laissai retomber mon front
sur le sol, mais je n’avais pas besoin de voir la scène pour savoir
qu’Apollon venait de perdre patience. Le vent se leva et le sol se mit à
trembler. Les deux dieux se jetèrent l’un sur l’autre dans un fracas de
tonnerre.
Je fermai les yeux, priant pour qu’Apollon remporte ce round, car
je n’étais plus en état de combattre.
Un corps fut brutalement projeté au sol et plusieurs explosions
rapides se succédèrent. L’air crépita, chargé d’électricité, et un silence
apaisant nous enveloppa.
Des mains solides me saisirent par les bras et me firent doucement
rouler sur le dos. Je contemplai un regard argenté.
— Alex ?
— Ça va. Juste… un peu secouée. Et toi ?
Aiden avait connu des jours meilleurs. Du sang coulait au coin de
ses lèvres. Une ecchymose bleuissait sa mâchoire et le devant de son
maillot était déchiré, mais il était vivant et n’était pas blessé.
Il m’examina de la tête aux pieds, puis me souleva dans ses bras,
sans même prendre la peine de me remettre debout. Me serrant
contre lui, il se retourna et le champ de bataille s’offrit à mes yeux.
Solos et Marcus étaient postés près d’Apollon, qui tenait à la main
une dague du Covenant ensanglantée. J’écarquillai les yeux.
Apollon suivit mon regard et haussa les épaules.
— Il s’en remettra.
Je levai les yeux sur lui.
— Mais je vais devoir répondre de mes actes.
Il tendit la dague à Solos, qui était plutôt mal en point.
— Ce qui va m’éloigner quelques jours…
Apollon s’avança, s’arrêtant devant nous, et Aiden me lâcha pour
s’interposer. Le dieu le gratifia d’un sourire narquois.
— Je sais qu’elle a rompu le lien. Heureux de te retrouver, Alex.
— Oui, murmurai-je.
Apollon se tourna ensuite vers Aiden.
— Conserve le chalet sous protection jusqu’à mon retour. Et
préparez-vous au combat.
Se préparer au combat ? Et qu’est-ce qu’on venait de faire ?
Aiden acquiesça.
Le dieu prit une profonde inspiration et replia ses doigts.
— Tu avais raison et j’avais tort.
— En effet, répondit Aiden et je les regardai, un peu désorientée.
Apollon pivota en direction des autres hommes et hocha la tête.
Sa silhouette commençait à s’effacer.
— Attends, le rappelai-je.
J’avais tant de questions à lui poser, mais il se contenta d’un
sourire par-dessus son épaule avant de disparaître.
CHAPITRE 8

Je n’ai qu’un vague souvenir de mon retour au chalet. À force de


me tortiller, j’étais parvenue à me libérer pour marcher seule, mais
j’avançais si lentement et misérablement qu’Aiden avait fini par cesser
de maugréer entre ses dents et me reprendre dans ses bras.
Après quoi je cessai de lutter, comprenant que j’étais davantage un
fardeau pour lui sur mes pieds. Marcus et Solos s’étaient éclipsés en
boitillant, sans doute pour soigner leurs blessures. D’une manière ou
d’une autre, les autres occupants du chalet avaient saisi que ce n’était
pas le bon moment pour fêter mon retour dans le monde de la raison.
Aiden me porta à l’étage et longea l’étroit corridor jusqu’à la chambre
qu’il occupait lorsque j’étais sous Élixir. De ça je me souvenais. Même
dans les brumes de la potion euphorisante, je cherchais sa présence et
me blottissais contre lui sur le canapé. Le cœur me manqua.
Aiden se dirigea vers le lit, mais je l’arrêtai.
— La douche, grognai-je d’une voix éraillée. J’ai besoin d’une
douche.
— Oui, tu as raison… et moi aussi.
Tournant sur ses talons, il prit le chemin de la salle de bains. Une
fois à l’intérieur, il me reposa par terre, les yeux assombris par
l’inquiétude tandis que je vacillais.
— Ça va ?
— Oui, je suis juste épuisée. Je ne suis pas blessée.
C’était la vérité. Hormis des ecchymoses et mes muscles endoloris,
j’étais indemne. J’avais eu de la chance, considérant que je venais
d’affronter le dieu de la mort et deux Furies.
— Et toi, ça… ?
— Je vais bien.
Il me dévisagea un moment, avant de m’embrasser sur la joue.
— Je reviens tout de suite.
— D’accord.
Debout, j’étais comme un zombie. Ses yeux fouillèrent mon visage
avec un soulagement si marqué que je m’agrippai au lavabo.
— Ne prends pas toute l’eau chaude, OK ?
Sa remarque me tira un petit sourire. Dès qu’il fut parti, je me
tournai lentement vers la douche pour ouvrir les robinets. Me
débarrasser de mes vêtements déchirés fut une expérience pénible.
J’étais percluse de douleurs et cela me prit plusieurs minutes. Quand
je pénétrai enfin dans la cabine, la pièce était embrumée de vapeur.
J’allais sans doute utiliser les réserves d’eau chaude d’une semaine
pendant qu’Aiden devait être en train de rassembler les troupes pour
les convaincre que je n’étais plus une psychopathe.
Je frissonnai sous le jet, enfouissant mon visage dans mes mains
frémissantes. Je tremblais de tout mon corps. Je déplaçai mes doigts
jusqu’à la chaîne que je portais autour du cou, tâtant les contours de
la rose. C’était cet objet minuscule qui m’avait permis de couper la
connexion.
Mais ce n’était pas l’objet lui-même, c’était ce qu’il représentait :
l’amour que me portait Aiden et ce que j’éprouvais pour lui – un
sentiment si pur et naturel, une émotion qui n’était pas forcée. Et ce
symbole m’avait permis de rompre le lien qui m’unissait à Seth.
Portant le cristal à mes lèvres, j’embrassai ses pétales.
Le lien était rompu, mais Seth était toujours là… à l’autre bout du
cordon endormi au creux de mon estomac. Par les dieux, je l’avais
senti hors de lui, avec même des envies de meurtre, mais j’avais aussi
senti sa surprise juste avant que je ne me libère. Et lorsque Thanatos
m’avait foudroyée, il était toujours là, comme un voyeur pervers
branché sur mon cerveau.
Seth ne m’avait pas crue capable d’interrompre la connexion.
Jusqu’où tout cela serait-il allé si je ne l’avais pas fait ?
« Ils viendront pour te tuer. » Même si Thanatos n’avait pas le
pouvoir de m’ôter la vie, il ne s’était pas gêné pour me faire du mal,
ainsi qu’à tous ceux qui avaient pris ma défense. Aujourd’hui, des
gens auraient pu mourir à cause de moi.
Je hoquetai.
Et pourquoi Aiden avait-il empêché Apollon d’entrer dans le
chalet ? Ce n’était plus le grand amour entre eux ?
Par les dieux, tant de questions et j’étais bien trop lasse pour y
songer. J’avais besoin de me ressaisir. Et surtout d’un bon lit après
m’être lavée.
L’eau ruisselait sur mon corps, sur ma peau meurtrie autant que
mon âme, plaquant mes cheveux dans mon dos. Je fermai les yeux, la
tête levée, et laissai le jet faire son boulot, effacer les larmes
accrochées entre mes cils et me vider l’esprit.
Le temps viendrait de me poser toutes ces questions, de planifier
la mort douloureuse de Seth, et de retrouver mon père, mais pour
l’instant, cela m’était impossible. Je n’étais pas en mesure de me
projeter au-delà de l’instant présent, parce que c’était encore trop
frais et trop à vif pour que je replonge le nez dedans.
J’entendis la porte de la salle de bains et je gardai les yeux
résolument fermés, mais mon cœur battait la chamade. Enroulant les
bras autour de mon corps, je retins mon souffle.
Un mouvement derrière moi, quasi imperceptible, et le contact de
sa peau contre la mienne me fit frissonner. Une étincelle nous reliait
l’un à l’autre, quelque chose d’unique et d’irremplaçable. Comment
avais-je pu l’oublier quand j’étais connectée à Seth ? J’avais le cœur
très lourd.
Aiden repoussa la masse de mes cheveux par-dessus mon épaule
et posa ses lèvres au creux de mon épaule.
Ses mains descendirent le long de mes bras, s’arrêtant sur mes
coudes, puis jusqu’à mes poignets. Avec douceur, très lentement, il
replaça mes bras le long de mon corps.
Je me mordis la lèvre et mes jambes se mirent à trembler. Mais il
était là. Comme toujours, pour me soutenir quand je ne tenais plus
debout et lâcher prise quand il savait que j’en avais besoin. Il n’était
pas seulement mon refuge. Aiden était réellement ma moitié
d’orange, mon égal. Et il n’avait pas besoin d’une connexion tordue
d’Apollyon pour ça.
Aiden attendait, aussi immobile qu’une statue, patient comme
toujours, jusqu’à ce que mes muscles se dénouent, un à un. Puis ses
mains se posèrent sur ma taille et il me fit pivoter vers lui. Nous
demeurâmes ainsi une seconde, puis il plaça ses doigts sous mon
menton pour me relever la tête.
J’ouvris les yeux, battant des cils pour évacuer l’humidité, et ma
gorge se serra. Des ecchymoses violacées assombrissaient sa
mâchoire. Une coupure barrait l’arête de son nez. C’était moi qui
l’avais amoché comme ça, aucun doute là-dessus.
— Je suis tellement désolée, Aiden, dis-je d’une voix brisée. Je ne
te le répéterai jamais assez. Je sais, mais je suis tellement…
Inclinant la tête vers moi, il posa sa bouche sur la mienne pour me
faire taire. Mes lèvres s’ouvrirent sous les siennes, ainsi que mon
cœur et le reste. Son baiser tendre et délicat allégea le fardeau qui
pesait sur moi, atténuant une partie de ma honte et de ma
culpabilité. Mon corps – mon être – était meurtri et douloureux, mais
ses mains sur ma peau m’apaisaient. Et il devait ressentir la même
chose. Par les dieux, c’était sans doute encore pire pour lui, après
toutes les horreurs que je lui avais fait subir, en paroles et en actes.
Après tout ce qu’il avait dû faire, et sacrifier, pour me garder à l’abri.
Notre baiser s’approfondit, me retournant délicieusement les
entrailles, comme si c’était la première fois. Des frissons couraient sur
ma peau, mon cœur se dilatait, et la sensation qui se déployait au
creux de mon ventre était plus forte et plus grisante que celle que me
procurait l’akasha. Aiden m’embrassait comme s’il avait cru ne jamais
plus pouvoir le faire, comme pour effacer ces dernières semaines.
Je posai mes mains sur ses avant-bras. Je sentis la contraction de
ses muscles quand il me souleva du sol et j’enroulai mes jambes
autour de lui. Il n’y avait pas seulement du désir sexuel entre nous,
mais tellement d’autres choses aussi : le pardon, l’acceptation, le
soulagement et, surtout, l’amour.
Pas cet amour né du désir qui détruisait des cités et des
civilisations tout entières, mais l’amour qui les reconstruit, de cela
j’étais certaine.
Un bras enroulé autour de ma taille, il enfouit son autre main
dans mes cheveux mouillés. Sans interrompre notre baiser, parce que
c’était l’évidence et tout ce qui comptait. Mon cœur battait beaucoup
trop vite, mais c’était parfait, comme rentrer à la maison après que
j’avais cru la quitter pour toujours.
Je ne sais pas comment nous gagnâmes le lit, ni même si l’un de
nous avait coupé l’eau. Mais nous étions ensemble, nos corps glissant
peau contre peau, nos cheveux mouillant les draps dans lesquels nous
étions enroulés. Puis, nous nous enlaçâmes, mêlant nos membres. Ses
mains étaient partout, honorant mes nombreuses cicatrices,
promptement suivies de sa bouche, et je retrouvai la sensation des
muscles durs de ses abdos, de sa peau sous mes doigts.
Je baissai les yeux sur mon corps, surprise de voir les marques de
l’Apollyon chatoyer doucement comme elles formaient des
arabesques sur ma peau, glyphe après glyphe.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Aiden posa une main sur ma joue, ramenant mes yeux vers les
siens.
— Ça va trop vite ? Je devrais…
— Non. Non, ce sont… les marques de l’Apollyon. Elles sont en
train d’apparaître.
— Ça devrait m’inquiéter ?
Un rire emprunté m’échappa. Je me sentais dans la peau d’un
serpent venimeux dont les couleurs éclatantes affichaient la
dangerosité.
— Je crois que tu leur plais.
La main d’Aiden quitta ma joue, descendit sur mon cou, puis
jusque sous mes seins. Les marques suivaient sa main, comme attirées
par lui. C’était peut-être le cas. Elles étaient encore mystérieuses pour
moi. La réponse se trouvait sans doute dans les milliers d’années de
souvenirs que j’avais emmagasinés, mais c’était comme chercher une
aiguille dans une botte de foin.
— Je les ai vues, dit-il d’une voix rauque et grave, les yeux comme
deux lacs d’argent liquide. Au moment de ton Éveil, et quand tu as bu
l’Élixir.
Il fronça les sourcils, une main dessinant l’arrondi de ma hanche.
— Elles étaient belles.
— Ah oui ?
Je me sentais belle sous son regard, malgré mes tatouages.
— Oui. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.
Un long moment déchirant s’écoula, alors qu’il me surplombait,
les yeux rivés aux miens, le corps tendu comme un arc. Et quand il se
détendit, il fondit sur ma bouche avec un grognement sourd qui me
transperça. Nos corps s’unirent et nous restâmes immobiles pendant
quelques secondes avant de nous mettre en mouvement, gémissant
langoureusement dans la pièce plongée dans l’obscurité.
Plus tard, nous étions allongés face à face, sa grande main autour
de la mienne, nos corps pressés l’un contre l’autre. J’étais exténuée,
tout comme Aiden. Nous l’étions depuis des semaines en vérité. Notre
combat et nos ébats avaient eu raison de nous. Le sommeil
m’emporta la première. J’en pris seulement conscience parce que je
sentis ses lèvres se poser sur mon front quelques secondes avant de
sombrer. Je l’entendis chuchoter :
— Eisai ta pánta mou…
« Tu es tout pour moi. »
CHAPITRE 9

Malgré tous ces bouleversements, une chose restait immuable


dans ma vie : mes cheveux ressemblaient au terrier d’un bébé
opossum qui aurait invité ses copains à une soirée pyjama. C’était
toujours comme ça quand je me couchais les cheveux mouillés.
Je disciplinai ma tignasse tant bien que mal en une tresse épaisse
et je respirai un grand coup.
Il était clair que j’avais connu des jours meilleurs. Mon visage en
tout cas. La plupart de mes blessures étaient de mon fait. À aucun
moment Aiden n’avait levé la main sur moi pendant notre combat, se
bornant à se défendre. Mais nous avions tous les deux de la chance
d’être encore en vie après notre rencontre avec Thanatos et les Furies.
Mon reflet dans la glace fit la grimace.
Aiden était déjà parti quand je m’étais levée à contrecœur. J’aurais
préféré rester sous les couvertures, respirer ce parfum d’océan et de
feuilles brûlées qui n’appartenait qu’à lui et serrer son oreiller sur
mon cœur. J’aurais voulu ne pas bouger jusqu’à ce qu’il revienne et
m’enrouler autour de lui pour réitérer nos ébats de la nuit passée.
Mais la réalité nous avait rattrapés. Il y avait tant de choses à
faire, et je devais affronter les autres. Prenant une profonde
inspiration pour me donner du courage, je m’arrachai à mon reflet.
Contempler mon visage meurtri pendant des heures ne réglerait rien.
Je trouvai le sac de vêtements que j’avais apporté pour mon séjour
chez les parents d’Aiden et qu’il avait eu la présence d’esprit de
prendre quand nous avions quitté l’île des Dieux. Il contenait
également quelques articles que je n’y avais pas mis et n’avais jamais
remarqués – dont un uniforme de Sentinelle. Cette vision me fit
sourire. J’enfilai rapidement un jean, surprise de constater que je
flottais dedans. Je complétai ma tenue par une paire de bottes, loin
de valoir celles d’Olivia, et me dirigeai vers la porte avant de me figer.
Olivia. Par les dieux, je l’avais soumise à un sort de compulsion !
J’espérais sérieusement qu’elle n’était plus dans le sous-sol. Je longeai
sans bruit le couloir silencieux, massant l’ecchymose sur ma joue. Je
ne savais pas quel mois nous étions. Le temps était frais, mais pas
glacial quand j’étais sortie le jour précédent. Par les enfers. Je ne
savais même pas où j’étais.
Empoignant ma tresse à pleine main, je descendis l’escalier, jouant
nerveusement avec le bois noueux de la rampe. En bas, je reconnus
une Sentinelle de haute stature aux cheveux châtains noués en
catogan. Solos. Pour autant que je m’en souvienne, je ne l’avais pas
menacé – en tout cas pas ouvertement.
Il pivota ses épaules vers moi.
— Tiens, une revenante.
Le feu me monta aux joues et je m’arrêtai sur le palier, en peine
de mots.
Solos sourit, creusant la cicatrice qui balafrait sa joue.
— Je ne mords pas, mon chou.
Je sentis tout mon corps s’enflammer et relevai le menton. Par les
dieux, qu’est-ce qui me prenait ?
— Tant mieux, parce que j’ai du répondant.
— À ce qu’il paraît.
Ses yeux bleus étincelaient et je rougis pour une raison toute
différente.
— Je suis sûr que tu meurs de faim. Tu as dormi presque une
journée entière. Tout le monde est à la cuisine.
À l’évocation de la nourriture, mon estomac se mit à gargouiller,
avant de se nouer.
— Ils n’ont pas de couteaux ?
Solos éclata d’un rire grave et mélodieux.
— Non. On s’est fait livrer du chinois. Tu as de la chance.
Prenant mon courage à deux mains, je le suivis dans le couloir. Il
entra le premier dans la cuisine et j’en profitai pour scruter la pièce.
Deacon et Luke se trouvaient d’un côté de la table, plusieurs
barquettes disposées devant eux. Laadan était assise à côté d’eux.
Marcus, Léa et Olivia leur faisaient face. Aiden n’était pas là.
— Nous avons de la compagnie, annonça Solos en s’emparant
d’une appétissante bouchée qu’il goba.
Tout le monde se retourna. Et tout le monde cessa de manger
pour me dévisager.
Lâchant ma tresse, je leur adressai collectivement un salut
maladroit.
— Coucou.
Luke lâcha ses baguettes dans son bol de nouilles. Le côté de son
visage était marqué d’un vilain bleu, qui disparaissait sous les
cheveux.
— C’est moi qui t’ai fait ça ? demandai-je en avançant d’un pas. Le
bleu, je veux dire ?
— Ouais, répondit-il avec lenteur. Quand tu m’as projeté contre le
mur… sans me toucher.
Je grimaçai.
— Je suis vraiment désolée.
— Bah, ne t’en fais pas pour ça.
Deacon souriait en se balançant sur sa chaise.
— Il n’a rien.
— Si, mon ego en a pris un coup, rectifia Luke, qui lui lança un
regard noir. Elle ne m’a même pas touché.
Deacon haussa les épaules.
— Ben oui, c’est l’Apollyon.
Une chaise grinça sur le carrelage et je tournai la tête vers le
bruit. Marcus fit le tour de la table et s’arrêta devant moi. Lui, je ne
m’étais pas gênée pour le menacer, mais il était quand même venu à
mon secours la veille, tout comme Solos.
Je me sentais très mal.
Marcus plaça ses mains, qui tremblaient légèrement, sur mes
épaules.
— Alexandria…
Mon oncle s’était toujours refusé à m’appeler par mon diminutif,
et j’avais l’habitude de lui donner du « Doyen », son titre au
Covenant, mais… les choses avaient changé.
— Marcus ?
Il y eut un long moment de tension, puis il me serra contre lui.
Pour une fois, ce n’était pas une étreinte empruntée, où je me laissais
faire les bras ballants. Je l’enlaçai moi aussi et les larmes me nouèrent
la gorge.
Marcus et moi… disons que nous avions fait du chemin.
Quand il se recula, je réprimai un hoquet. Son regard émeraude,
généralement glacial, ne l’était pas aujourd’hui. J’avais l’impression
de voir les yeux de ma mère. Il prit une brève inspiration.
— Je suis heureux de te retrouver.
Je hochai la tête, déglutissant avec peine.
— Je suis heureuse d’être revenue.
— Par les enfers, on est tous d’accord sur ce point.
Luke s’empara d’un donut.
— Il n’y a rien de plus flippant qu’un Apollyon psychotique
enfermé dans une cage au sous-sol.
— Ah.
Avec un clin d’œil, Luke me lança son donut, que j’attrapai au vol,
semant du sucre en poudre autour de moi.
— En attendant qu’elle s’évade et pique sa crise, ajouta Deacon
tandis que je croquais dans le gâteau.
Il balaya l’assemblée du regard.
— Ou que quelqu’un, je ne citerai pas de nom, refuse de nous
écouter et descende lui dire bonjour.
Les joues d’Olivia s’empourprèrent alors qu’elle se levait. Elle
s’approcha avec lenteur, attendant que j’aie fini de mastiquer. Je
commençai à balbutier des excuses.
— Je suis vraiment désolée…
Elle m’enfonça son poing dans l’estomac. De toutes ses forces. Je
me pliai en deux, le souffle coupé.
— Par les dieux.
Solos et Marcus se précipitèrent, mais je les arrêtai d’un geste de
la main.
— Ça va aller. Je ne l’ai pas volé.
C’est alors que je me rendis compte que ce n’était pas moi qu’ils
voulaient protéger, mais Olivia. Apparemment, personne n’était
totalement détendu en ma présence, et je ne pouvais leur en tenir
rigeur. Je contrôlais l’élément le plus puissant en ce bas monde et
j’avais été prête à m’en servir contre eux pas plus tard que la veille.
— Ça, c’est sûr, répondit Olivia d’une voix tremblante. Tu
imagines ce que j’ai pu éprouver quand Marcus est descendu et m’a
trouvée assise par terre comme une grosse débile ? Je t’ai aidée à
t’évader !
Au cas où elle voudrait encore me frapper, je reculai d’un pas.
Olivia fit glisser ses mains sur ses boucles serrées.
— Mais ça m’a fait du bien de te frapper.
Sur ces mots, elle se jeta sur moi et me prit dans ses bras.
Je restai plantée là, lui tapotant le dos, et j’espérais très fort
qu’elle n’allait pas changer d’avis et me rompre l’échine.
— Je suis sincèrement désolée.
— Je sais, dit-elle en me lâchant.
Elle souriait, mais ses yeux étaient humides.
Ce fut ensuite au tour de Laadan. La beauté aux cheveux d’ébène
était toujours aussi élégante dans un col roulé rouge et un pantalon
blanc près du corps. Elle me donna une chaleureuse accolade. Elle
embaumait les roses printanières et je rechignai à la laisser partir
quand elle se recula.
— Nous parlerons plus tard, c’est promis, dit-elle en faisant
allusion à mon père.
Me prenant par la main, elle m’entraîna jusqu’à la place vide à
côté d’Olivia.
— Assieds-toi. Mange.
Observant l’assemblée, je vis qu’ils faisaient tourner une assiette
en plastique dans laquelle chacun déposa une portion de son plat.
Même Léa, qui ne m’avait toujours pas adressé la parole, y ajouta des
crevettes. Quand l’assiette m’arriva, j’avais l’eau à la bouche, mais
j’avais d’abord quelque chose à dire.
— Écoutez, je suis vraiment désolée pour tout.
Mes yeux étaient attirés par l’assiette, mais je me forçai à relever
la tête.
— Je sais que je me suis comportée comme une terreur et je
voudrais… j’aurais voulu que nul d’entre vous n’ait eu à subir ça.
Marcus retourna à sa place.
— Nous sommes conscients que tu n’étais plus toi-même,
Alexandria. Nous comprenons.
À côté de lui, Léa s’éclaircit la voix.
— Pour être honnête, je préférais l’Apollyon qui pète un câble à la
version sous Élixir.
Elle me coula un regard entre ses cils fournis qui cachaient ses
yeux d’améthyste.
— C’était carrément trop bizarre de te voir te cacher derrière
Aiden.
— Tu étais devenue une autre, confirma Luke en frissonnant.
L’Élixir, ça ne rigole pas.
— Tu t’es même planquée dans une armoire, m’informa Deacon.
Jouant avec mes nouilles, je fronçai les sourcils alors que des
fragments de ma période sous Élixir me revenaient en mémoire.
— Ça devait être plutôt drôle à regarder.
— Je ne dirais pas ça, ajouta une voix nouvelle.
Je relevai brusquement la tête et mon cœur s’emballa. Aiden se
tenait sur le seuil de la cuisine, vêtu de son sempiternel uniforme de
Sentinelle. Avançant vers la table, il s’empara d’une barquette de riz
brun avant de s’adosser au comptoir. Il avait la mâchoire crispée et les
yeux gris comme du silex.
Son regard plongea dans le mien et il montra mon assiette avec la
barquette.
— Mange. Tu as besoin de te nourrir.
Tout le monde avait les yeux rivés sur son assiette quand je repris
ma fourchette, que j’avais lâchée sans m’en rendre compte. Je risquai
vers Aiden un regard par en dessous tout en enroulant mes nouilles.
Comme toujours, il m’observait.
Deacon me tendit des baguettes.
— Tu ne devrais pas te servir d’une fourchette.
Je lui lançai un regard atone.
— J’ai l’air de quelqu’un qui sait manger avec des baguettes ?
Ses lèvres s’étirèrent en un sourire moqueur.
— Snobinarde.
— Crétin, répliquai-je du tac au tac.
Il leva les yeux au ciel.
— Ce n’est pas compliqué. Regarde, laisse-moi te montrer.
La petite leçon impromptue de Deacon sur l’usage des baguettes
et mon incapacité patente à les manier détendirent l’atmosphère. Et
j’abandonnai en riant quand Aiden finit par ordonner à son frère de
me laisser tranquille.
Plongeant ma fourchette dans la nourriture, j’écoutai les
conversations autour de moi. Ils parlaient de tout et de rien et je
compris qu’ils attendaient que j’aie fini de manger pour passer aux
choses sérieuses.
J’avalai jusqu’à la dernière miette de ce qu’ils m’avaient donné, je
terminai le reste du riz qu’Aiden avait vidé dans mon assiette, et
réglai également leur compte aux derniers donuts.
Le ventre plein, je me laissai aller contre mon dossier avec un
soupir d’aise.
— Ça fait du bien par où ça passe.
Olivia me tapota l’estomac.
— Tu en avais bien besoin… et peut-être aussi d’un ou deux Big
Macs.
J’écarquillai les yeux.
— Miam, des Big Macs… s’il vous plaît, dites-moi qu’il y a un
McDo dans le coin ! Et d’ailleurs, où sommes-nous ?
Tout le monde se tut et détourna les yeux.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Je me redressai sur ma chaise, les regardant à tour de rôle. Puis je
compris.
— Vous ne me faites pas confiance, c’est ça ?
Léa fut la première à me regarder en face.
— OK. Je m’y colle. Quelle garantie avons-nous que tu n’es plus
connectée à Seth ?
— Elle ne l’est plus, répondit Aiden, qui ramassait les barquettes
vides pour les jeter dans un sac-poubelle qu’il tenait à la main. Tu
peux me croire, elle n’est plus connectée à lui.
Deacon gloussa et je le foudroyai du regard.
Léa recula au fond de sa chaise et croisa les bras.
— Et à part te croire sur parole, quelle autre preuve concrète
avons-nous ?
Aiden me regarda et je détournai les yeux. Le genre de preuve qui
ne regardait pas Léa.
— Je ne suis plus connectée à Seth. Je vous le jure.
— Une promesse n’est pas une preuve, tu pourrais jouer la
comédie, rétorqua-t-elle.
— Léa, ma chérie, elle n’a aucune raison de jouer la comédie,
intervint Laadan avec un sourire doux. Si elle était encore connectée
au Premier, elle ne serait pas ici avec nous.
— Et mon frère ne serait plus là pour débarrasser.
Deacon s’affaissa contre son dossier comme s’il venait de
comprendre qu’Aiden avait frôlé la mort. J’avais envie de disparaître
sous la table tandis qu’il hochait la tête avec sidération.
— Par les dieux, il faudrait embaucher une servante.
Aiden lui donna une tape derrière la tête quand il passa à côté de
lui.
— Merci pour l’amour fraternel.
Deacon rejeta la tête en arrière, lui souriant de toutes ses dents.
Respirant un grand coup, je me levai, étreignant le dossier de ma
chaise.
— Je ne suis plus connectée à lui, et je suis presque sûre qu’il ne
peut pas pénétrer mes défenses. Mais il est toujours là. Je le sens.
Aiden se figea et se tourna vers moi.
Oups, ça méritait quelques explications.
— Je veux dire, je sens sa présence, mais il ne peut pas
m’atteindre, pas vraiment. C’est une sorte de bourdonnement en
arrière-plan. Rien à voir avec avant. Il ne peut pas entrer en contact
avec moi. J’en suis quasi certaine.
— Quasi certaine ? répéta Marcus en déglutissant.
J’acquiesçai et respirai à fond.
— Écoutez, je ne peux pas vous garantir qu’il ne va rien arriver de
flippant. Je ne sais pas de quoi il est capable, mais je peux vous
assurer qu’il devra déployer de gros efforts pour franchir mes
barrières.
— Tout ira bien, dit Aiden, dont les biceps saillirent quand il
referma le sac-poubelle. Il ne les franchira pas.
Je lui offris un sourire forcé. Je savais qu’il y croyait.
— Et vous le sauriez à la seconde où ça se produirait. Je n’aurais
pas la patience de jouer la comédie à tout le monde.
Luke éclata d’un rire bref.
— Ça, c’est clair.
— Changeons de sujet, alors.
Marcus se leva et ramassa son verre, empli de ce qui ressemblait à
du vin, que je regardai avec envie.
— Je suis certain que nous avons tous beaucoup de questions.
Le groupe suivit Marcus, mais je m’attardai dans la cuisine pour
ramasser les cannettes vides que j’apportai jusqu’à la poubelle dans
laquelle Aiden s’apprêtait à disposer un nouveau sac.
— Tu débarrasses ? s’étonna-t-il en ajustant le sac. Ça, c’est
nouveau.
— J’ai changé.
Je laissai tomber les cannettes dans la poubelle.
— Est-ce que ça va ?
Glissant un doigt dans la ceinture de mon jean, il me guida
jusqu’à l’évier. Il me releva ensuite les manches, ouvrit le robinet et
s’empara du flacon de savon liquide.
Roulant des yeux, je plaçai mes mains sous l’eau tiède.
— Aiden ?
— Quoi ? Tu as les mains poisseuses et tu tripotes tout.
Il déposa une giclée de liquide parfumé à la pomme sur mes
mains.
— Tu vas laisser des traces de doigt partout.
Tandis que je regardais mes mains disparaître entre les siennes,
j’oubliai presque la question que je lui avais posée. Qui aurait pensé
qu’un lavage de mains pouvait autant… me déconcentrer ?
— Tu attends une visite de la police scientifique ?
— On ne sait jamais.
Je le laissai finir, respectueuse de ses TOC, puis me séchai les
mains.
— Ce n’était pas la question. Est-ce que ça va ?
— Et toi ?
Je serrai les poings.
— Oui, je vais bien. Réponds à ma question.
Il inclina la tête sur le côté.
— Qu’est-ce que tu voulais dire tout à l’heure, que tu peux sentir
Seth ?
C’était donc ça qui le dérangeait ?
— Tu vois ce que ça fait quand tu es dans une pièce avec la télé
allumée mais que le son est coupé ? Tu sens un truc, une fréquence ?
Quand il hocha la tête, je lui souris.
— Eh bien, c’est la même chose. Il est là, mais il ne peut pas
m’atteindre.
Un silence.
— Tu as des migraines ?
Un peu perdue, je secouai la tête.
— Non. Pourquoi tu me demandes ça ?
— Pour rien, répondit-il en souriant. Et ça va, Alex. Tu n’as
aucune raison de t’inquiéter pour moi.
— Je m’inquiète quand même.
Et ce n’était pas les raisons qui manquaient.
Je me retournai vers le réfrigérateur et m’étirai pour prendre une
bouteille d’eau. Alors que j’en sortais une, une seconde apparut
derrière, mais elle était différente.
On en avait vidé le contenu pour le remplacer par un liquide d’un
bleu soutenu.
L’inspiration brusque que prit Aiden me fit l’effet d’un blizzard
glacé.
— Alex…
Sans l’écouter, je reposai ma bouteille pour saisir l’autre. Les
mains tremblantes, je refermai mes doigts autour du plastique. Je
savais ce qu’elle contenait. Je savais que ce liquide qui clapotait
innocemment à l’intérieur avait un goût douceâtre et me priverait de
tout ce que j’étais en l’espace de quelques minutes.
Aiden jura entre ses dents.
Je lui fis face, brandissant la bouteille.
— C’est l’Élixir, n’est-ce pas ?
— C’est exact, répondit-il, les poings serrés.
Je contemplai la bouteille. Dans la vie, deux choses me
terrorisaient : me perdre dans l’esprit de Seth et me perdre dans
l’Élixir. Les deux étaient survenues et j’en avais réchappé. Pourtant,
alors que je tenais cette bouteille, je reconnus le goût de la peur au
fond de ma gorge.
J’avais l’impression de tenir une bombe – une arme destinée à
désintégrer mon esprit.
Aiden semblait vouloir me l’arracher des mains et je lui adressai
un faible sourire.
— On devrait peut-être le garder ?
— Quoi ?
Je sentais sa tension et aussi autre chose qui émanait de lui. Du
dégoût ? Les bribes de souvenirs de ma période sous Élixir n’étaient
pas jolies jolies.
— On pourrait en avoir encore besoin, répondis-je en luttant
contre la boule glacée qui me nouait la gorge. Ce n’est pas pour ça
que tu… que vous l’avez gardé ?
— Non. Je l’avais rangé là et je l’ai oublié.
Il me prit alors la bouteille des mains. D’un pas raide, il se dirigea
vers l’évier et dévissa le bouchon.
— Aiden ?
Sans un mot, il vida ce qu’il restait de l’Élixir. Une odeur
douceâtre emplit l’air, puis disparut quand il fit couler l’eau. J’espérais
très fort qu’il ne commettait pas une erreur. Je posai une main sur son
bras.
Je sentis ses muscles se contracter quand il se rapprocha de moi,
m’attrapant le menton du bout des doigts, mais avant qu’il puisse
faire quoi que ce soit, quelqu’un se racla la gorge derrière nous.
Quand je me retournai, je reconnus Solos sur le pas de la porte.
— Je voulais juste m’assurer que tout se passait bien entre vous
deux, dit-il en haussant un sourcil.
Une lame de honte et de culpabilité m’envahit l’estomac.
— Je n’ai pas l’intention de le tuer et de cacher son corps au frigo.
— Heureux de l’entendre, grommela Aiden.
— On n’est jamais trop prudent, répliqua Solos avant de tourner
les talons. Ne traînez pas, les jeunes. Ça rend les gens nerveux.
Je poussai un soupir.
— Par les dieux, je préférais Apollon. Lui, au moins, il ne croyait
pas que je voulais te tuer.
— Puisqu’on en parle…
Je me retournai lentement vers Aiden. Je me souvenais qu’il avait
plus ou moins chassé Apollon.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? Tu lui as interdit l’accès au chalet,
c’est ça ? Pourquoi ?
Ses sourcils dessinèrent un arc.
— Je ne suis pas sûr que tu aies envie de le savoir.
Je croisai les bras, prête à attendre. Aiden pencha la tête sur le
côté, la mâchoire serrée.
— Apollon ne s’est pas montré très honnête au sujet de beaucoup
de choses, en l’occurrence sur la façon de tuer un Apollyon.
J’avais un très mauvais pressentiment.
— Apollon est capable de t’ôter la vie, Alex. Et c’est ce qu’il
comptait faire si je cessais de te donner l’Élixir et que tu te connectais
de nouveau à Seth. Quant au dieu de tutelle de Seth, qui qu’il soit, il
a le même pouvoir sur lui, mais tout porte à croire qu’il est de mèche
avec eux.
Il marqua une pause en faisant la grimace.
— Voilà pourquoi j’ai interdit à Apollon d’accéder au chalet.
Mon estomac se souleva. En effet, cette explication aurait pu
attendre que j’aie digéré mon repas.
CHAPITRE 10

Après cette petite bombe que j’avais forcé Aiden à lâcher, nous
rejoignîmes les autres dans le vaste salon. J’étais abasourdie. Apollon
pouvait me tuer ? Apollon avait voulu me tuer ? Dans ce cas,
pourquoi s’était-il donc pointé pour mettre une raclée à Thanatos ?
Par les dieux, inutile de chercher la logique ! Apollon était un dieu et
avec eux tout était possible.
Je m’assis sur le canapé à côté de Deacon, écartant
momentanément cette question.
— Bon, commençons doucement. Quel jour sommes-nous ?
Marcus était debout contre un bureau, et je me rendis compte
qu’il était en jean. Je crois bien que c’était la première fois que je le
voyais dans une tenue aussi décontractée.
— Nous sommes le 5 avril.
Clignant deux ou trois fois les yeux, je me laissai aller en arrière.
Un mois… J’avais carrément perdu un mois entier de ma vie. Bon
sang, qu’est-ce qu’il pouvait bien se passer à l’extérieur de ce chalet ?
Je m’éclaircis la voix.
— Et où sommes-nous ? Si c’est plus facile pour vous, dites-moi
juste dans quel État.
— Apple River, répondit Aiden, en faction près de la baie
panoramique.
Je croisai les bras, mes muscles toujours douloureux.
— OK, je suis sûr que c’est une invention.
Un petit sourire apparut sur les lèvres d’Aiden.
— C’est le nom de cet endroit. Nous sommes dans l’Illinois.
— L’Illinois ?
Mon cerveau restait bloqué sur Apple River.
— Et c’est aussi perdu et ennuyeux que le nom le laisse entendre,
ajouta Deacon en tournant la tête vers Luke. On est au fin fond de la
forêt. Je suis sorti une fois, c’est carrément flippant. Il y a des
bûcherons, tu vois un peu le tableau.
— C’est l’un des – nombreux – chalets de chasse de mon père,
grogna Solos. Et ce n’est pas si terrible.
Je hochai lentement la tête.
— Bon. Et les dieux ? Combien d’entre eux sont sur la brèche, à
l’heure qu’il est ?
— Tous, répondit Marcus, qui laissa échapper un rire tout en
faisant tournoyer le contenu de son verre. L’Olympe au grand
complet, Alexandria.
— Nous n’avons pas vu beaucoup de dieux, mais Héphaïstos est
venu pour renforcer les barreaux de ta prison, dit Léa, examinant ses
ongles. Et il est plutôt terrifiant.
Je devais être dans les vapes quand celui-là s’était amené.
— Je n’arrive pas à croire qu’Apollon m’ait foudroyée.
— Et moi, ce que je n’arrive pas à croire, c’est qu’Aiden lui soit
rentré dedans, répliqua Marcus, qui vida d’un trait le reste de son vin.
J’en restai comme deux ronds de flan.
— Quoi ? Tu n’as pas fait ça…
Le demi-sourire d’Aiden s’agrandit jusqu’à faire apparaître une
fossette sur sa joue gauche.
— Eh si.
— Tu n’arrêtes pas de me répéter qu’il ne faut pas frapper les
gens, et toi, tu frappes un dieu ?
Je refusais d’y croire.
Il sourit cette fois complètement.
— C’était une situation très particulière.
Oh. D’accord. Je secouai la tête, passant à la question suivante.
— Très bien. Est-ce qu’il y a eu de nouvelles attaques comme…
celle qu’a connue le Covenant ?
Laadan me dévisagea.
— Il… ne t’a rien dit ?
Je supposais qu’elle parlait de Seth.
— Apparemment non. Il m’a laissée dans l’ignorance de beaucoup
de choses.
— À part de leur collaboration avec les démons, poursuivit-elle, et
j’acquiesçai.
Jetant un regard furtif à Marcus, elle soupira.
— Beaucoup de choses se sont passées, ma chérie. Et bien peu
sont de bonnes nouvelles.
Prête au pire, je serrai la rose en cristal entre mes doigts.
— Racontez-moi.
— Ce n’est pas la peine, intervint Léa, qui ramassa une
télécommande ultra-mince et se tourna vers un écran plat encastré
dans le mur. On va te montrer.
Elle choisit une chaîne d’information. Je ne pensais pas qu’il se
passerait quelque chose pile à ce moment-là, mais les événements
défrayaient la chronique et passaient en boucle aux infos.
Une image d’immeubles détruits et de voitures retournées apparut
à l’écran. C’était Los Angeles. Trois jours plus tôt, un tremblement de
terre de magnitude 7 avait ravagé la ville. Le lendemain, un second
séisme avait secoué l’océan Indien, provoquant un tsunami qui avait
englouti une île entière.
Et ce n’était pas fini.
Des incendies géants avaient dévasté le Midwest et plusieurs
parties du Dakota du Sud – voisines de l’Université. Les automates
d’Héphaïstos, qui crachaient des boules de feu, ne devaient pas y être
étrangers. Il y avait eu des échauffourées au Moyen-Orient. Plusieurs
pays étaient sur le point d’entrer en guerre.
Un flash info apparut en bas de l’écran, annonçant une activité
volcanique sous le mont Saint-Helens. Par peur d’une éruption, on
évacuait la population des villes avoisinantes.
Par tous les bébés démons…
Le journaliste était en train d’interviewer un fanatique de
l’apocalypse.
Je m’affaissai sur mon siège, absorbant ces informations, horrifiée
par ce que je voyais. Tout cela était arrivé à cause de Seth – et de
moi. Tant de vies innocentes avaient été ravies, tant d’autres étaient
menacées. Il y avait de fortes chances que je vomisse mes nouilles sur
le parquet.
Léa éteignit la télé.
— Ce sont les dieux qui provoquent tout ça ? demandai-je.
Laadan hocha la tête.
Waouh, ils étaient vraiment en colère.
— Ce n’est pas tout, continua-t-elle doucement et je sentis un rire
hystérique monter dans le fond de ma gorge.
Parce que ça ne suffisait pas ?
— Un grand nombre de Sentinelles ont été tuées par les hommes
de Lucien… par son armée. Beaucoup de sang-pur sont portés
disparus. Ceux qui ont pu rejoindre les Covenants résistent, mais
personne n’est en sécurité. Des incidents ont aussi été rapportés
concernant les mortels. Ils parlent d’attaques d’animaux sauvages,
mais nous pensons que c’est l’œuvre des démons. Tout porte à croire
qu’ils cherchent à provoquer les dieux.
Aiden s’était déplacé et se tenait maintenant derrière moi. Je
sentais ses mains sur le dossier du canapé. Malgré sa présence
réconfortante, j’étais sous le choc. Apollon aurait pu apparaître nu
devant moi et faire la danse de Saint-Guy que je n’aurais pas bronché.
Seth n’avait mentionné rien de tout ça, mais Aiden avait tenté de
m’avertir quand j’étais enfermée.
Je lui avais répondu que ce n’était pas mon problème.
Je voulus me lever, mais mes jambes refusaient de me porter.
— Ça fait beaucoup à encaisser d’un coup, pas vrai ? dit Luke, les
yeux rivés sur ses bottes noires. En l’espace d’un mois, le monde a
viré au chaos.
— Ce n’est pas trop tard. Les dieux nous montrent ce qu’ils
veulent.
Léa paraissait trop mature pour être cette même fille à qui j’avais
lancé une pomme en pleine figure seulement quelques mois plus tôt.
— Ils veulent la mort de Seth.
Ce n’était pas tout à fait exact. Ils voulaient se débarrasser de l’un
de nous, de préférence avant que nous soyons réunis. Au moment de
mon Éveil, j’avais reçu l’histoire de tous les Apollyons, mais aucune
de ces données n’avait la moindre utilité. Aucune, à part un truc à
propos de Solaris…
— Il ne s’agit pas seulement de tuer Seth, dit Solos en grattant la
barbe de trois jours sur son menton. Il faudrait pouvoir s’approcher.
Dionysos a dit que Lucien avait beaucoup de Sentinelles et de
Gardiens à sa solde, des sang-mêlé pour la plupart.
Dionysos ? Qu’est-ce qu’il venait faire dans l’histoire ? Ce n’était
pas le dieu des ivrognes, ou un truc comme ça ?
— Et si nous nous approchons trop près… Si Alex s’approche trop
près, alors…
Marcus laissa sa phrase en suspens.
Alors, Seth absorberait mon énergie, et pourrait même me vider
totalement. Je ne pouvais plus compter sur sa capacité à s’arrêter,
même s’il le voulait. Quoi qu’il ait pu me dire lorsque nous étions
connectés, je ne pouvais pas me fier à ses promesses – à ses bobards –
parce que j’étais désormais convaincue que Seth n’avait pas la
moindre idée de ce qu’il faisait.
Je finis par me lever, incapable de rester assise. Je me dirigeai vers
la baie vitrée pour contempler le paysage obscur tout en triturant
mon collier entre mes doigts. La nuit était tombée, et même avec ma
vue surdéveloppée, les arbres m’apparaissaient noirs et menaçants.
J’aperçus mon reflet, pâle et que je ne reconnaissais pas. C’était bien
moi – mes joues aux rondeurs encore enfantines et ma grande
bouche. À l’exception de ces yeux d’ambre totalement bizarres, je
n’avais pas changé.
Mais je n’étais plus la même.
Il y avait en moi un calme inquiétant qui m’était étranger. Je ne
savais pas encore ce que cela signifiait.
— Qu’est-ce qu’on peut faire, alors ? demanda Luke. Cacher Alex
jusqu’à la fin des temps ?
Mes lèvres s’incurvèrent en un sourire sans joie.
— Moi, ça me va tant qu’on m’apporte une DS ou une Wii, blagua
Deacon, mais sa plaisanterie tomba à plat. Ou pas…
Un silence, puis Léa reprit la parole.
— Par les dieux, Alex, dis-moi que tu n’es plus réfractaire à l’idée
de tuer Seth.
— Ce n’est sans doute pas le meilleur moment pour aborder le
sujet, tempéra Marcus.
— Quoi ? explosa Léa.
Je l’entendis bondir sur ses pieds et sentis sa colère irradier dans
la pièce.
— Alex, tu dois le comprendre, surtout après ce qu’il t’a fait.
— Léa… l’avertit sèchement Aiden, se décidant enfin à s’impliquer
dans cette discussion.
— Pas de ça avec moi, Aiden. Seth doit mourir, et Alex est la seule
personne capable de le tuer !
Lâchant la rose, je leur fis face.
— Je comprends… Il faut s’occuper de lui. J’en suis consciente.
Tout le monde, y compris Aiden, me dévisageait à présent. Il fit
mine de dire quelque chose, mais se ravisa. Pour être honnête, l’idée
d’ôter la vie à qui que ce soit me faisait horreur en cet instant. Je
l’accepterais sans doute sans rechigner si ma route croisait de
nouveau celle d’un démon, mais je savais que Seth, en dépit de son
comportement ignoble, n’était au fond qu’un petit garçon mal aimé
en quête d’acceptation. Bien sûr, il était totalement accro à l’akasha,
mais il était lui aussi une victime dans cette affaire. La seule
personne, à la limite, que j’aurais pu supprimer sans remords, c’était
Lucien. Oui, ça, c’était dans mes cordes.
Mais je n’en aurais pas l’occasion.
— Alex… commença doucement Marcus.
Je pris une inspiration, incapable de former les mots qui devaient
être prononcés.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Je regardai Aiden, puis Solos. C’était eux, les Sentinelles
aguerries. Eux qui étaient à même d’élaborer une stratégie de
bataille, ce qui n’était pas du tout mon fort. Moi, j’étais le genre de
combattante qui fonçait dans le tas et se fracassait contre les murs.
— Il faut stopper Seth et Lucien, mais on ne peut pas les prendre
de front. Nous devons les approcher sans qu’ils s’en doutent, et
nous… je dois trouver le moyen de combattre Seth sans lui transférer
mes pouvoirs.
Ça n’avait pas l’air d’enchanter Aiden, mais il se tourna vers Solos
et hocha la tête.
— Apollon nous a prévenus qu’il serait absent plusieurs jours, et il
nous a demandé de ne pas lever nos défenses avant son retour. Ce
sont elles qui les empêchent de nous localiser, et c’est actuellement
l’unique moyen d’empêcher les dieux de nous trouver.
— Comment Thanatos a-t-il fait pour arriver jusqu’à moi ?
demandai-je, poussée par la curiosité.
— Tu as quitté le chalet, et tu es sortie du périmètre de
protection, répondit Aiden. Espérons qu’Apollon pourra nous en dire
davantage à son retour.
— Tu proposes donc qu’on attende ici sans rien faire ?
Léa se laissa retomber dans les coussins en croisant les bras, la
contrariété tordant son visage.
— On ne restera pas les bras croisés, répondit Solos en la
regardant. Nous devons nous entraîner, être opérationnels pour… ce
qui se prépare. C’est ce qu’Apollon nous a demandé.
Ce qui se préparait, de toute évidence, c’était la guerre.
— Espérons qu’Apollon saura persuader les dieux de nous laisser
tranquilles, ajouta Aiden, la mâchoire crispée. Ce dont nous avons
besoin, c’est plutôt de leur soutien.
— On est d’accord, répondit la moitié de la salle à l’unisson.
Une étincelle d’espoir s’alluma dans mon cœur.
— Tu crois qu’ils stopperont l’apocalypse des zombies qui nous
pend au nez s’ils comprennent que j’ai réintégré le camp de la
raison ?
Personne n’avait l’air d’y croire, mais Aiden me sourit, et je
compris qu’il voulait me rassurer. C’était ce que j’avais besoin
d’entendre. Je dus prendre sur moi pour ne pas lui sauter au cou.
Apprends à gérer tes priorités, Alex.
Nous tombâmes d’accord pour débuter l’entraînement dès que
possible. Ce n’était que pure logique. Contrairement au vélo, on
oubliait comment combattre. Les muscles s’affaiblissaient, les réflexes
diminuaient. C’était, à dire la vérité, la seule et unique chose à faire.
En attendant qu’un autre dieu exprime son courroux.
Assise au bord du canapé, je fis de nouveau tourner la rose entre
mes doigts. Je savais qu’ils attendaient tous que je leur dévoile les
plans de Seth qu’il avait pu partager avec moi. De ce côté-là, ils
allaient être déçus.
— La seule chose que m’a dite Seth, c’est le truc sur les démons,
et il savait que je le répéterais à Aiden. Je crois qu’il s’en fichait pas
mal. Il ne m’a rien révélé d’autre. Son intention… notre intention
était de libérer mon père.
Les yeux de Laadan se mouillèrent et j’espérais que nous
pourrions bientôt avoir une conversation. J’avais tant de questions à
lui poser.
Solos ne prit pas la peine de dissimuler sa contrariété.
— On ne peut pas dire que ce soit très utile.
— Ce n’est pas sa faute, me défendit Aiden.
La Sentinelle se fendit d’un sourire torve.
— Pas besoin de monter sur tes grands chevaux, l’amoureux
transi.
Ma bouche s’ouvrit toute seule pour nier l’évidence. Une réaction
réflexe, forgée par l’habitude, mais je parvins à la boucler. Tout le
monde dans cette pièce savait que nous étions ensemble. Par les
enfers, le monde entier était au courant par la grâce de ce que Lucien
avait déclaré avant que Seth liquéfie le Conseil, faisant d’Aiden
l’ennemi public numéro deux.
C’était bizarre de ne plus avoir à se cacher – et pas désagréable,
mais j’aurais besoin de temps pour m’y faire. Je n’étais plus le vilain
petit secret d’Aiden.
Je ne l’avais jamais été.
Deacon éclata de rire.
— Oh, toi, je parierais gros que tu seras le prochain à te faire
cogner.
— Tu peux t’ajouter sur la liste, répliqua Aiden, plus qu’à moitié
sérieux.
— Là, c’est moi qui prends les paris, intervint Luke.
Je me penchai en avant, les mains crispées sur mes genoux.
— Je me souviens d’un truc ! Ce n’est pas une information
essentielle, mais Seth se dirigeait vers le nord. Sans doute vers les
Catskills.
— C’est mieux que rien.
Marcus examinait son verre comme s’il se demandait où était
passé le vin qu’il contenait.
— Il n’y arrivera pas. Pas avec les taureaux de Colchide qui
encerclent la place.
Olivia frissonna.
— Vous pensez vraiment qu’ils sont capables de l’arrêter ?
— De le ralentir en tout cas.
Abandonnant le bureau, Marcus se dirigea vers la porte.
— Quelqu’un veut boire quelque chose ?
— C’est une invitation ? demanda Deacon, les yeux brillants.
À ma grande surprise, Aiden ne le reprit pas. Les questions d’âge
légal pour les boissons alcoolisées n’étaient sans doute pas le plus
gros problème dans l’immédiat. Le groupe se dispersa, une partie
emboîtant le pas de Marcus. Ce ne fut qu’après leur départ que je me
rendis compte que le Doyen du Covenant venait de proposer de
l’alcool à des mineurs.
J’avais définitivement basculé dans un univers parallèle.
Au bout de quelques minutes, je me retrouvai seule avec Aiden. Il
s’assit sur le canapé près de moi avec un profond soupir.
— Ça va ?
Combien de fois allait-il donc me poser cette question ? Je me
tournai vers lui.
— Vraiment, je me sens bien.
Il avait l’air de vouloir ajouter quelque chose, mais se contenta de
déposer un baiser sur mon front.
— Je vais vérifier le périmètre.
— Je t’accompagne.
— Reste ici et repose-toi, Alex. Juste pour ce soir, d’accord ?
J’avais envie de faire la grimace.
— Tu ne devrais pas y aller seul.
— Ce n’est pas le cas, dit-il en souriant. Solos sera avec moi.
— Il n’y était pas tout à l’heure. C’est ce que tu faisais pendant
que tout le monde dînait, pas vrai ? Tu patrouillais pour t’assurer que
des démons ne risquaient pas de nous surprendre ?
— Ça m’étonnerait qu’il y ait des démons par ici.
Pourtant, il montait la garde, parce que c’était le boulot des
Sentinelles. Je songeai à sa volonté de quitter cette vie… de
l’abandonner pour nous. J’étais prête à parier que même si nous
habitions dans un lieu reculé comme Apple River, il patrouillerait tous
les soirs. Cette pensée me fit sourire.
— Tes sourires m’ont manqué, dit-il en se levant.
Je le suivis des yeux ; j’avais envie de le retenir pour qu’il reste
avec moi.
— Je t’attendrai ici.
— Je sais.
Il me regarda d’une drôle de façon, puis quitta la pièce et je me
retrouvai seule… si je faisais abstraction du bourdonnement sourd
dans ma tête. Je m’efforçai de l’oublier, car c’était un rappel de très
gros problèmes potentiels. Cette foutue vibration signifiait que Seth
était toujours là, et que j’ignorais de quoi il était capable.
Jetant un coup d’œil par la fenêtre, je voulus respirer à fond, mais
ma gorge se noua. Et si Seth pouvait m’atteindre ? Serais-je à même
de lutter contre sa volonté ? Ou me perdrais-je en lui, cette fois sans
retour ? Un pincement douloureux me transperça le cœur. Ces
pensées allaient me rendre folle. Je m’emparai de la télécommande et
allumai la télé. Aux infos, ils parlaient toujours du terrible séisme qui
avait frappé Los Angeles et du volcan sur le point d’exploser dans le
Nord-Ouest Pacifique. Devant ces images de destruction que les dieux
déchaînaient sur terre, je pris conscience d’une chose – qui me faisait
étrangement mal, sans que je sache expliquer pourquoi. Je devais
tuer Seth, mais je n’avais pas la moindre idée de la façon de m’y
prendre… ni si j’en serais capable le moment venu.
CHAPITRE 11

Je passai la nuit entière devant l’écran, éreintée, incapable


pourtant de trouver le sommeil. Aiden finit par s’assoupir dans la
chaise longue à côté du canapé autour de 3 heures du matin. Je crois
qu’il n’aimait pas me laisser seule trop longtemps. Redoutait-il que je
replonge du côté obscur ou avait-il simplement besoin de se trouver
près de moi ? Je l’ignorais. Quoi qu’il en soit, ses ronflements légers
me rassuraient. Il avait sans doute espéré que ma fascination morbide
pour les infos ferait long feu, mais ce ne fut pas le cas.
Chaque présentateur apportait sa pierre à l’édifice. Les images
défilaient, venues du monde entier. Les rues de Los Angeles étaient
envahies de mortels qui se livraient à des émeutes et des pillages,
mais au Moyen-Orient ils étaient à genoux et priaient leur dieu.
Les doigts crispés sur la télécommande à m’en faire blanchir les
jointures, je m’efforçai de me mettre à leur place. Je tentai d’imaginer
ce qu’ils pouvaient éprouver de se trouver mêlés à une chose qui les
dépassait, sans savoir que tout ce qu’ils possédaient pouvait leur être
enlevé d’un moment à l’autre.
Finalement, j’avais plus de choses en commun avec eux que je ne
le pensais.
Les scènes qui se déroulaient sous mes yeux avaient un parfum de
fin du monde. Avec leur savoir limité, aucun mortel ne pouvait
expliquer cette série de catastrophes naturelles, sans lien entre elles à
leurs yeux.
Ce qui se passait dehors allait au-delà de l’horreur, et Seth et moi
étions responsables de ce chaos. Est-ce qu’on en serait arrivés là sans
l’attaque sur le Conseil ? Les dieux nous auraient-ils laissés vivre en
paix ?
Ou auraient-ils trouvé un moyen de nous supprimer dans tous les
cas ?
Je n’avais pas la réponse à ces questions, et cela n’importait pas
vraiment. On y était arrivés et la situation était critique. Tout le savoir
des Apollyons se bousculait dans ma tête, mais je ne voyais pas de
solution à ce désastre.
La silhouette de Laadan, vêtue cette fois d’un pantalon de ville et
d’un pull blanc, se découpa dans l’encadrement de la porte. Dans
toute cette folie, elle restait impeccablement coiffée. Cette femme
inspirait le respect.
Jetant un coup d’œil à Aiden endormi, elle me sourit.
— Ça te dit, un café ?
Je ne refusais jamais une dose de caféine. Avec un hochement de
tête, je m’avançai vers la porte, avant de revenir sur mes pas pour
arranger la courtepointe dont j’avais recouvert Aiden quelques heures
plus tôt. Il devait être épuisé, car il ne se réveilla pas, chose rare chez
lui.
Je suivis Laadan dans la cuisine, où je la regardai préparer du café
avec dextérité. Nos tasses fumantes à la main, nous nous installâmes
dans la véranda afin de nous isoler. Nous nous assîmes dans le
dégagement de la fenêtre, face à face sur la banquette. Nous allions
enfin parler de mon père, et je n’avais pas la moindre idée de ce qui
sortirait de sa bouche.
Je l’appréhendais même, éprouvant une sensation de faiblesse et
de stupidité tandis que mon estomac faisait des remous. J’ignorais
tout de lui, n’ayant appris que très récemment qu’il était en vie, et
que c’était un sang-mêlé.
Laadan but une gorgée de son café en clignant plusieurs fois les
yeux.
— Avant tout, je voudrais te présenter des excuses pour ce qui
s’est produit au Conseil. Je…
— Ne vous excusez pas. Vous n’y êtes pour rien.
C’était la vérité. Laadan avait été contrainte, sous l’influence d’un
sort de compulsion, de me faire boire le Philtre d’Amour – une sorte
de drogue du violeur version Olympe – par l’un des Gardiens de Telly,
sans doute celui que j’avais tué…
— C’est terrible ce qu’ils voulaient te faire.
Ses yeux étaient emplis de larmes, brillants comme des cristaux.
— Je suis navrée… de ne pas l’avoir compris. Je suis vraiment
désolée…
— Laadan, je suis sérieuse, je ne veux pas de vos excuses. Je sais
très bien que vous ne m’auriez jamais donné ce breuvage de votre
plein gré. Et je sais aussi que vous ne vous souvenez pas de qui vous y
a contrainte. Ne vous en faites pas.
Et, par les dieux, je n’avais aucune envie de revenir sur cette
soirée. Outre qu’elle me rappelait le Gardien que j’avais poignardé, si
je n’avais pas fini par vomir tripes et boyaux, Seth et moi… serions
passés à l’acte cette nuit-là. Et après tout ce qui était arrivé, je ne
crois pas que je m’en serais remise.
Mon estomac se révulsa à cette idée et je posai ma tasse sur la
table basse.
— Je voudrais parler de mon père.
Un changement saisissant se produisit chez elle. Ses yeux
s’embuèrent à nouveau, mais de façon très différente. Elle but une
autre gorgée de café, tapotant la tasse de son index. L’attente était
insoutenable.
— Ton père est… un homme extraordinaire, Alex. Il faut que tu le
saches.
J’avais du mal à respirer.
— Je le sais.
Et c’était vrai. Il ne pouvait en être autrement puisqu’il avait
transgressé toutes les règles en tombant amoureux de ma mère.
— L’Élixir n’a jamais marché sur lui, n’est-ce pas ?
Un sourire teinté de mélancolie apparut sur ses lèvres.
— Alexandre, ton père, a toujours été doté d’une forte
personnalité. Tu lui ressembles beaucoup à cet égard. L’Élixir n’était
pas sans effets sur lui, mais il n’y a jamais entièrement succombé.
J’ignore comment, mais il a résisté depuis le début.
Je joignis mes mains.
— Je crois que je l’ai croisé une fois dans l’escalier, et aussi à la
fin, pendant l’attaque. Je l’ai vu combattre…
— En effet.
Elle porta son regard sur la fenêtre derrière nous. Les premiers
rayons du soleil striaient la vitre recouverte de givre.
— Il se trouvait dans la bibliothèque le soir où nous avons parlé
de ta mère et de lui.
Je la dévisageai fixement. J’étais sûre qu’il y avait eu quelqu’un ce
soir-là.
— Les livres qui sont tombés… c’était lui ?
Elle acquiesça.
Combien de fois m’étais-je trouvée proche de cet homme – mon
père – sans le savoir ? J’étais profondément déçue.
— Et… il sait que je suis sa fille ?
— Oui, il le sait.
Elle tendit sa main libre, effleurant mon visage tout près d’une
ecchymose qui s’estompait déjà.
— Il te reconnaîtrait n’importe où. Tu es le portrait craché de ta
mère.
La tristesse qui me transperçait s’accentua et je me reculai.
— Pourquoi n’est-il pas venu me parler, alors ?
Laadan détourna les yeux et baissa la tête.
— J’ai essayé de lui parler, Laadan. Dans l’escalier, mais il s’est
contenté de me dévisager sans rien dire. Et pourquoi ne s’est-il pas
présenté dans la bibliothèque ? Je sais bien que ce n’est pas évident,
mais pourquoi…
Ma gorge se noua.
— Pourquoi n’a-t-il pas voulu me parler ?
Elle tourna vivement la tête vers moi.
— Oh, ma chérie, il voulait te parler plus que tout au monde,
mais ce n’est pas si simple.
— Rien de plus simple, au contraire. Il suffit d’ouvrir la bouche.
Je m’efforçai de rester digne. Avait-il eu vent de mes frasques ?
Les dieux savaient que les rumeurs de mes difficultés avec l’autorité
s’étaient largement répandues. Cela le gênait-il en tant que
Sentinelle ? Ou pire, en tant que père ?
— J’ai du mal à comprendre.
Laadan prit une inspiration.
— Il était souvent près de toi dans les Catskills, à ton insu, mais le
danger était trop grand qu’on le voie avec toi. À cause de ce qu’il est,
de ce qu’était ta mère, de ta nature, c’était bien trop risqué. Tu étais
déjà dans le collimateur de trop de monde.
La discussion que Seth et moi avions entendue me revint en
mémoire. « Nous en avons déjà un ici. » La colère se propagea en moi
comme un feu de forêt. Marcus… Marcus savait. À présent que c’était
un secret de polichinelle, j’allais lui en toucher deux mots.
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit dans la bibliothèque ce soir-
là ? Qu’il serait fier de ce que tu es et pas de ce que tu allais devenir ?
Elle emprisonna doucement mes mains entre les siennes.
— C’est la pure vérité. Depuis que tu es revenue au Covenant l’été
dernier, j’ai fait de mon mieux pour lui donner de tes nouvelles. Ta
mère… ne connaissait pas le sort qui lui a été réservé, et c’était ce
qu’Alexandre voulait. D’une certaine façon, sa mort lui était plus
douce que la vérité.
Je ravalai les larmes qui me montèrent brusquement aux yeux et
fis mine de lui retirer ma main, mais, comme toujours, la nature
apaisante de Laadan me désarmait.
— Les choses sont plus complexes que tu ne crois, Alex. Il ne
pouvait pas te parler.
Je secouai la tête. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais toujours
pas à comprendre. Dans mon idée, un père aurait dû faire tout ce qui
était en son pouvoir pour parler ne serait-ce qu’une fois à sa fille.
— Les Maîtres ont toujours soupçonné que ton père était à part, et
qu’il influençait sans doute les autres serviteurs. Ils se sont montrés
très cruels avec lui. Il est dans l’impossibilité de te parler, Alex. Ils lui
ont coupé la langue.
J’avais certainement mal compris. C’était forcément ça.
— Non. Je l’ai vu en grande discussion avec un autre serviteur
dans la salle à manger.
Elle secoua tristement la tête.
— Ce que tu as dû voir, c’est un autre serviteur en train de
s’adresser à lui.
Je me concentrai pour me remémorer en détail la matinée
succédant à cette nuit où l’on m’avait refourgué le Philtre d’Amour,
m’efforçant de visualiser mon père et ce jeune serviteur. Ils
semblaient tous les deux tendus et il me tournait le dos la plupart du
temps. La réaction de l’autre serviteur m’avait fait supposer que mon
père lui parlait.
Mais je ne l’avais pas vu prononcer un seul mot.
Je bondis sur mes pieds, tirant à Laadan un petit cri de surprise.
Et j’étais moi-même étonnée de la vitesse à laquelle j’avais bougé. Les
marques de l’Apollyon surgirent sur ma peau qui me picotait tandis
qu’elles s’étendaient dans toutes les directions. Laadan ne pouvait pas
les voir, mais une sorte d’instinct la fit reculer.
— Ils lui ont coupé la langue ?
L’énergie affluait à la surface de ma peau.
— Oui.
C’était la goutte d’eau. J’allais réduire à néant le Conseil, et
chaque saleté de Maître sur cette planète. De mauvaises pensées, très
séditieuses, mais par les dieux, comment avaient-ils pu faire une
chose pareille ?
— Pourquoi est-ce que ça me surprend ? dis-je à voix haute,
éclatant d’un rire hystérique. Pourquoi suis-je encore étonnée,
Laadan ?
Pas de réponse. Lui tournant le dos, je luttai pour contenir ma
fureur. J’entendais déjà les branches des arbres cogner sur les flancs
du chalet. Avec ma chance, j’allais provoquer un séisme. Les éléments
étaient faciles à contrôler, mais j’avais appris au moment de mon
Éveil que mes émotions les modifiaient, les rendaient violents et
imprévisibles.
Ainsi que la quantité d’éther, l’essence divine, qui courait dans
mes veines.
Notre société s’était toujours montrée injuste avec les sang-mêlé.
Les purs se comportaient en dominants, et ce qui se passait derrière
leurs portes closes – dont personne ne parlait et qui me révoltait – se
produisait quotidiennement. Et à l’instar de tous les sang-mêlé, je
m’étais comportée en soumise depuis que j’étais née. J’avais grandi et
j’avais été éduquée dans l’acceptation de cet état de fait, parce que je
n’avais pas le choix, comme tous les autres. Et même après le temps
passé parmi les mortels, j’étais rentrée dans le rang, bronchant à
peine à la vision des serviteurs.
Je n’étais intervenue qu’une seule et unique fois. J’y avais récolté
pour toute récompense un coup de poing en pleine face, mais
empêcher un Maître de frapper une servante n’était rien comparé à ce
qu’enduraient tous ces sang-mêlé.
En vérité, je n’avais pas seulement accepté la Hiérarchie du sang.
J’y étais devenue indifférente, parce que je n’étais pas concernée.
Et ça, c’était inexcusable.
M’éloignant de Laadan, je frottai mes mains sur mes cuisses. Je
respirais avec difficulté. Il ne s’agissait pas seulement de moi et de ma
réticence à vivre une existence de Sentinelle pendant que ceux de ma
race étaient réduits en esclavage. Il ne s’agissait pas seulement de
mon père. C’était la Hiérarchie du sang elle-même.
— Les choses doivent changer, déclarai-je.
— Je suis d’accord, mais…
Mais actuellement, en cet instant, j’avais les mains liées. Si
surprenant que ça paraisse, nous avions de plus gros problèmes. La
Hiérarchie du sang et le traitement réservé aux sang-mêlé n’auraient
pas d’importance si nous étions tous morts.
Quand je me retournai vers Laadan, je pris conscience d’une chose
énorme – énorme pour moi, en tout cas. L’ancienne Alex aurait sans
doute foncé dans le tas tête baissée et balancé un coup de pied dans
les bijoux de famille du premier Maître venu, mais la nouvelle Alex –
cette fille, cette femme ou que sais-je surgie de nulle part – savait
que certaines choses devaient attendre.
Cette nouvelle Alex prenait le temps de la réflexion.
Laadan, plus fine observatrice que je ne le pensais, sourit en
tapotant la banquette auprès d’elle.
— Tu deviens adulte.
— Vous croyez ?
Il était un peu tard pour ce genre de bêtises. Je me rassis et elle
hocha la tête. Quand je poussai un soupir las, je me fis l’effet d’avoir
vieilli de dix ans.
— Eh bien, c’est vraiment nul de devenir adulte.
— Il y a une certaine fraîcheur dans l’égocentrisme de
l’adolescence.
Je haussai les sourcils. Je me sentais nerveuse, comme si je venais
d’endosser la peau d’une personne plus mûre et plus responsable et
qu’au fond de moi ça ne me plaisait pas. Écartant ces pensées, je
revins à mon père.
— Vous lui parlez souvent ?
— Autant que je le peux. La communication est généralement à
sens unique, mais il peut écrire, bien sûr. Je sais qu’il a eu ta lettre,
mais avec les derniers événements, je ne connais malheureusement
pas sa réponse, ni s’il a eu l’occasion d’en rédiger une.
Je hochai la tête frénétiquement.
— Savez-vous où il se trouve en ce moment ?
— Alexandre est au Covenant de l’État de New York, répondit-elle
en jouant avec la dentelle qui bordait son pull.
— Il est resté ?
Quand elle acquiesça, j’eus envie de bondir pour trouver illico un
moyen de le rejoindre, mais la raison m’arrêta. Ce serait quasi
impossible de l’approcher, pas avec Seth qui nous cherchait. Ce serait
totalement stupide de partir sur un coup de tête.
— Quand l’Élixir a cessé de fonctionner, cela a semé le trouble
parmi les serviteurs. Ils étaient très peu nombreux, comme
Alexandre, à résister à ses effets. Ceux qui retrouvent leur conscience
ont besoin d’un meneur, et c’est ce qu’est ton père. Le Covenant
connaît une grande agitation depuis la dernière attaque et les
agissements du Premier.
J’avais envie de lui hurler que j’étais sa fille longtemps perdue et
que j’avais besoin de lui. Est-ce que je n’étais pas plus importante ?
Apparemment, je n’avais pas perdu toute la fraîcheur de mon
égocentrisme.
— Est-il toujours amoureux de ma mère ? lui demandai-je, le
regard perçant.
Elle était sur la défensive.
— Je crois qu’une part de lui la chérira toujours.
— Êtes-vous amoureuse de lui ? l’interrogeai-je à brûle-pourpoint.
Laadan déglutit et un long silence s’ensuivit, durant lequel je me
rendis compte que quelqu’un s’affairait dans la cuisine.
Je ne pus retenir un sourire mutin.
— Il vous plaît.
Elle détourna la tête, serrant les lèvres, et je lui donnai un coup
de coude.
— Je crois même qu’il vous plaît beaucoup.
Elle se redressa.
— Ton père…
— Est l’homme de votre vie ?
— Alexandria, me reprit-elle sans grande conviction.
J’éclatai de rire tandis qu’elle s’adossait à la vitre froide. Je savais
que mes parents avaient vécu une merveilleuse histoire d’amour
totalement interdite qui avait commencé bien avant que mon crétin
de beau-père n’entre en scène. Et sans la Hiérarchie du sang… sans
cette foutue Hiérarchie du sang, ils seraient encore ensemble. Par les
dieux, tant de choses seraient différentes. À commencer par ma
mère… qui serait toujours en vie, parce que j’étais prête à parier que
mon père était comme Aiden. Il n’aurait pas permis que quelque
chose arrive à ma mère.
Les lèvres de Laadan s’incurvèrent.
— Tu lui ressembles tant. Tu as son entêtement et sa ténacité.
Elle tourna les yeux vers la porte, dont s’échappait une odeur de
café frais.
— Comme lui, tu as eu le courage d’aimer un sang-pur.
Ma bouche forma un « O ». Elle avait visé juste.
— Disons que je l’ai bien cherché.
Je crus l’entendre glousser, mais je m’étais sûrement trompée, car
ce n’était pas digne d’elle.
Pour une raison étrange, une partie du poids que je portais me fut
ôtée des épaules et je repassai de la nouvelle Alex, vengeresse et
mature, à l’ado en émoi en deux secondes chrono.
— C’est vrai que je l’aime. Je l’aime vraiment. Plus que…
certainement plus que je ne le devrais.
Elle me tapota la main.
— On n’aime jamais quelqu’un plus qu’on ne le devrait.
J’étais dubitative.
— Et il te le rend bien. Ça m’a sauté aux yeux dès le début.
— Ah oui ?
— Je connaissais Aiden avant qu’il parte à ta recherche à Atlanta.
Il a toujours respecté les sang-mêlé, qu’il considérait comme des
égaux, mais il n’aurait jamais pris sur son temps de Sentinelle pour
en aider un.
Sachant ce que les parents d’Aiden avaient subi sous ses yeux
quand il était enfant, je voyais ce qu’elle voulait dire. Choisir la voie
des Sentinelle pour venger ses parents était devenu toute sa vie.
— Et j’ai vu la façon dont il se comportait avec toi dans les
Catskills.
Son sourire se fit à nouveau mélancolique.
— Surtout comme il te regardait – il ne te quittait pas des yeux.
Tu étais son univers, probablement avant même qu’aucun de vous
deux n’en prenne conscience.
— Et vous pouvez dire ça rien qu’à sa façon de me regarder ?
J’avais peut-être l’air blasé, mais l’ado tout excitée à l’intérieur de
moi sautait partout en poussant de grands cris.
Un rire léger s’échappa des lèvres de Laadan, semblable aux
harmonies d’un carillon.
— Il te buvait des yeux comme l’unique chose au monde capable
d’étancher sa soif.
J’écarquillai les yeux et mon corps passa par toute la gamme des
écarlates.
— Oh, waouh…
Elle exagérait carrément. Pourquoi les autres ne l’avaient pas
remarqué ? Mais je compris soudain. Laadan reconnaissait ce
sentiment, parce qu’elle l’éprouvait pour mon père… Et elle devait
l’avoir vu couver ma mère du même regard.
Je fus soudain très triste pour elle.
Je me rapprochai, enlaçant ses frêles épaules. Une étreinte
maladroite, parce que je n’étais vraiment pas douée pour ça.
— Merci.
Ses yeux s’emplirent de larmes une fois de plus.
— C’est la moindre des choses que je te parle de lui. Si tu veux, je
pourrai te raconter beaucoup d’anecdotes. Ce sera… un plaisir de
pouvoir les partager avec toi.
— Oui, j’aimerais beaucoup, murmurai-je.
Laadan appuya sa joue sur le haut de mon crâne et ce geste me
rappela ma mère, au point que j’avais toutes les peines du monde à
retenir mes larmes, mais pas la question qui me brûlait les lèvres.
— Vous croyez que je le rencontrerai un jour ?
Ses bras se resserrèrent plus étroitement autour de moi.
— J’en suis sûre. Vous êtes tous les deux assez volontaires pour
que ce soit possible. Je n’en doute pas une seule seconde.
Fermant les yeux, je m’accrochai à ses paroles. J’avais tellement
envie – tant besoin – de la croire, mais le doute s’insinua dans mon
esprit comme un brouillard acide. Des forteresses se dressaient entre
mon père et moi : des règles millénaires, des secrets, une armée
d’hommes-taureaux et surtout… Seth.
CHAPITRE 12

Quelques heures plus tard, je me trouvais dans la clairière, à


l’intérieur du périmètre de protection, couverte de boue et glacée
jusqu’aux os. Autour de moi, la forêt silencieuse résonnait de
grognements et de bruits de chute.
Baissant les yeux sur mes mains maculées, je poussai un soupir.
J’étais crasseuse. J’aurais peut-être droit à un deuxième service sous
la douche. Mes yeux tombèrent sur la silhouette agile d’Aiden, qui se
battait contre Luke. C’est-à-dire qu’il n’arrêtait pas de lui botter les
fesses. Visiblement, je pouvais oublier ce deuxième service. La
contrariété me serra la gorge. J’aurais pensé, puisque j’étais censée
m’entraîner, que j’aurais Aiden pour partenaire, comme au bon vieux
temps, et qu’on profiterait de ces contacts rapprochés. Mais je m’étais
trompée.
Solos pesta ostensiblement.
— Tu vas regarder tes mains encore longtemps ? Je n’ai pas que
ça à faire.
Mais non, par les enfers, dès que nous étions sortis, Aiden avait
offert de travailler avec Luke et Olivia, et Léa combattait Marcus.
Deacon et Laadan étaient restés dans le chalet, supposément pour
préparer le dîner.
J’étais d’humeur totalement grincheuse.
Je fis un pas en avant, grimaçant à cause du tissu glacé de mon
jean qui m’irritait la peau.
— Je ne crois pas que ce soit le genre d’entraînement qu’Apollon
avait à l’esprit.
Solos ramena une mèche de cheveux qui s’était échappée de son
catogan derrière son oreille.
— À quand remonte ton dernier entraînement ?
Honnêtement, je ne m’en souvenais pas.
— J’ai livré un combat il y a deux jours.
— Une seule journée sur une longue durée, ça ne veut rien dire.
Des branches brisées crissèrent sous ses bottes de combat.
— Nos muscles ont besoin d’être sollicités quotidiennement.
Du coin de l’œil, je vis Luke atterrir sur les fesses.
— Je crois que tu serais plus utile ailleurs. Et moi, je devrais
travailler le maniement de l’akasha. Seth a des années d’avance de
pratique sur moi.
— C’est prévu, mais plus tard.
Solos n’avait pas la patience de certains de mes anciens
entraîneurs. Il me faisait penser à l’Instructeur Romvi.
Plissant les yeux, je levai une main.
— Je pourrais me servir de l’air élémentaire et t’envoyer bouler…
— Alex ! m’interrompit sèchement Aiden, arrêtant d’une main un
violent coup de pied de Luke.
Il le repoussa doucement, braquant sur moi ses yeux d’orage.
— Et je ne crois pas non plus que l’idée d’Apollon était de faire
travailler seulement ta bouche.
Une réponse totalement inappropriée sur le bout de la langue, je
serrai cependant les dents en lui jetant un regard sombre.
— Il essaie de te rendre service.
Aiden tira une dague en titane de la terre où elle était
profondément plantée.
— Et le moins que tu puisses faire, c’est de te plier à ces
entraînements sans torturer ceux qui veulent t’aider.
Gênée et en colère, j’étais à deux doigts de dire à Aiden le fond de
ma pensée quand je me ravisai. Il avait raison. J’étais une peste
geignarde et j’emmerdais tout le monde.
Nos regards se croisèrent. Son ton était resté courtois, mais je lui
avais déplu et je m’en voulais. Je jouais vraiment les divas. Qu’est-ce
qui n’allait pas chez moi ? Depuis ma dernière discussion avec
Laadan, j’étais d’une humeur massacrante. Le manque de sommeil,
peut-être ?
Piquée au vif par l’avertissement d’Aiden, je ramenai mon
attention sur Solos, sur qui la boue avait giclé comme du sang sur
une scène de crime particulièrement gore. Personne au monde n’était
capable de me remettre dans le droit chemin aussi rapidement
qu’Aiden. Une partie de moi haïssait cet état de fait. L’autre partie le
respectait et lui en était reconnaissante.
Les joues en feu, je me remis en position de combat, et Solos se
jeta sur moi. Nous ne ménagions pas nos efforts, nous rendant coup
pour coup, attaque plongeante contre coup de pied circulaire. Le plus
souvent, il finissait au sol, m’éclaboussant de terre et d’herbe. Mes
muscles manquaient peut-être de pratique, mais j’étais rapide –
davantage que dans mes souvenirs. Quand j’avais combattu Aiden le
jour précédent, je ne m’étais pas rendu compte de ce que je faisais, de
l’enchaînement de mes gestes. Mais aujourd’hui, j’avais l’impression
d’être Superwoman.
Solos se releva en soufflant par le nez. Nous poursuivîmes avec
des techniques de désarmement, ce qui avait toujours été mon point
faible.
Je plongeai sous le bras tendu de Solos, lui empoignai les deux
coudes et tirai en arrière tout en faisant glisser mes mains sur ses
poignets, et plaquai mon pied dans ses reins. Il lâcha ses lames, que
je récupérai.
Je les agitai sous son nez avec un grand sourire.
— Je suis trop forte.
Il se retourna, sourcils froncés.
— Je ne sais même pas ce que tu as fait.
Je fis tournoyer la dague dans ma main droite.
— On appelle ça du génie, et voilà le résultat.
— La rapidité et le talent sont deux choses différentes.
Il m’arracha la dague que je tenais dans l’autre main.
— Tu n’auras pas toujours la vitesse pour toi.
— Mais j’ai la maîtrise des éléments, lui rappelai-je.
— Exact, répondit-il avec un sourire en coin qui ne creusa pas sa
cicatrice.
Il était beau lorsqu’il souriait comme ça – il ressemblait à un
pirate.
— Mais corrige-moi si je me trompe, l’usage des éléments ne te
vide-t-il pas de ton énergie ?
— Il paraît.
Olivia se laissa choir sur une souche, étirant lentement ses
longues jambes.
— Oui, j’ai entendu Seth dire ça une fois.
Je pointai vers Solos la dague que je tenais toujours à la main.
— Les éléments nous vident de notre énergie, mais pas autant que
l’akasha. C’est pour cette raison qu’il l’utilise si peu. Ça le met à plat –
et c’est la même chose pour moi, je suppose.
Aiden croisa les mains pour étirer ses dorsaux. Je suivis des yeux
son mouvement avec fascination. Chacun de ses gestes était toujours
fluide et harmonieux.
— C’est pourquoi il est important de ne pas te reposer seulement
sur ces capacités.
Depuis le temps que je connaissais Aiden, je pouvais compter sur
les doigts d’une main les fois où il avait fait usage du feu élémentaire.
Chaque pur possédait une affinité avec un élément, tandis que
l’Apollyon les maîtrisait tous. Mais Aiden préférait combattre à mains
nues. Ou avec des dagues en titane.
Léa s’adossa contre un chêne massif, les cheveux en bataille,
pendant que Marcus ramassait les poignards avec lesquels ils s’étaient
entraînés. Mon oncle maniait ces armes en expert. J’avais tendance à
oublier qu’il avait servi comme Sentinelle.
Après cette petite pause, nous reprîmes l’entraînement sous le ciel
couvert d’avril jusqu’à ce que le soleil décline à l’ouest, puis nous
regagnâmes le chalet. Mon entraînement au maniement de l’akasha
attendrait donc le lendemain. L’odeur de viande rôtie m’excita les
papilles. J’étais tellement affamée que j’aurais pu dévorer un démon,
mais j’avais d’abord besoin d’une douche.
Et, comme je l’avais anticipé, ce fut toute seule que je me récurai.
Une fois réunis à la table du dîner, nous avions tous bon appétit.
Quelqu’un remercia Laadan pour ce repas et Deacon faillit faire une
syncope.
— Qui a attendri la viande, à votre avis ? Qui l’a fait mariner et l’a
surveillée sans relâche ?
Ses blonds sourcils froncés, il brandit sa fourchette comme Luke
l’aurait fait d’une dague.
— Figurez-vous que c’est bibi.
Laadan confirma de la tête.
— Moi, je me suis contentée de peler les pommes de terre.
— Je ne savais pas que tu savais cuisiner, lançai-je avec surprise.
Douché de frais, Aiden s’installa sur le siège à côté de son frère.
Ses cheveux sombres encore humides étaient ramenés en arrière,
dégageant ses larges pommettes. Il posa une main sur l’épaule de son
frère.
— Deacon est un excellent cuisinier.
— Hmm, dit Olivia dans un sourire tout en piquant une rondelle
de pomme de terre au bord de son assiette. On en apprend tous les
jours, pas vrai ?
Sans même essayer de cacher sa fierté, Deacon sourit à Luke.
— Je suis un garçon plein de surprises.
Je haussai un sourcil, mais préférai enfourner une bouchée de
cette viande délicieuse plutôt que de commenter. Assise avec les
autres, je me sentais bien, et pendant un petit moment, je pus profiter
de cette ambiance chaleureuse.
Aiden demeura silencieux presque tout le temps, alors que chacun
y allait de son anecdote, souriant à l’occasion, mais toujours
légèrement en retrait du groupe tumultueux. Plus d’une fois, nos
regards se croisèrent. Quelque chose couvait dans ses yeux gris. Je
reconnus aisément la douleur qui les traversait, mêlée à des regrets,
avant qu’il les détourne.
Après dîner, le ventre plein, le groupe se dispersa à divers endroits
de la maison. Léa s’éclipsa avec l’un des livres que Laadan avait
apportés. Olivia et les garçons squattèrent le salon pour une partie de
cartes. Solos et Marcus sortirent patrouiller avec Aiden. Il était tard,
et je luttais pour rester éveillée jusqu’à ce qu’ils reviennent, mais je
finis par prendre congé de tout le monde et monter à l’étage.
Je m’immobilisai devant la chambre d’Aiden, ne sachant plus où je
devais dormir. Il y avait une seconde chambre attenante à la salle de
bains, qui était a priori la mienne, mais je ne me souvenais pas de
l’avoir jamais occupée. Étais-je censée y prendre mes quartiers ? Et si
je m’installais dans celle d’Aiden, empiéterais-je sur son territoire ?
Transférant avec lassitude le poids de mon corps d’un pied sur
l’autre, je me mordillai la lèvre. Par les dieux, pourquoi la vie était-
elle si compliquée ? Allons, Alex, tu n’es qu’une pauvre idiote. Je me
sentais vraiment stupide.
Je me dirigeai vers ma chambre, où je découvris que je manquais
cruellement de linge de nuit. Revenant sur mes pas, je trouvai
plusieurs tee-shirts d’Aiden pliés à part du reste de ses vêtements,
comme s’il les avait mis de côté pour moi.
J’enfilai donc l’un de ses longs maillots de coton fin qui m’arrivait
à mi-cuisses, et je n’avais plus la moindre envie de retourner dans
cette chambre glaciale et inusitée qui était censément la mienne. Me
glissant sous les couvertures d’Aiden, je me roulai en boule, inhalant
le parfum d’océan qui imprégnait son lit.
Il ne me fallut pas longtemps pour sombrer dans les bras de
Morphée. Quelques minutes à peine, et je flottais dans un brouillard
douillet, mais quelque chose me tira du sommeil. Lorsque j’ouvris les
yeux, mon regard était plongé dans deux iris ambrés.
CHAPITRE 13

Seth.
Par les dieux, c’était Seth. Il était là. C’était impossible, mais il
était ici avec moi.
Mon rythme cardiaque s’affola tandis que je reculais
précipitamment. Cette soudaine apparition m’avait tellement
terrorisée que j’avais du mal à respirer.
Ses bras formaient une cage autour de moi. Je n’osai pas bouger,
sa peau était si proche, sa bouche surplombant la mienne. Ses yeux
d’ambre luisaient entre ses cils blonds et fournis. Les marques de
l’Apollyon apparurent sur son cou, remontant vers ses joues telle une
vague bleue sur son teint doré. Mes propres marques réagirent à cette
proximité et ma peau s’électrisa. Le cordon s’anima aussitôt.
La force de la présence de Seth était écrasante, envahissant mon
corps et mes pensées, mais quand je parvins enfin à inspirer, quelque
chose clochait. Une odeur de feuilles brûlées et d’eau salée atteignit
mes narines. Aiden.
Les lèvres de Seth s’incurvèrent en un sourire fat et il approcha
ses lèvres tout contre mon oreille.
— Je te l’avais dit, Alex. Je te retrouverai où que tu sois.
J’ouvris la bouche pour crier, mais la terreur qui me comprimait la
gorge empêchait le son de sortir. Et lorsque je me retournai sur le
flanc, je… m’éveillai en sursaut.
Le cœur battant à tout rompre, je m’assis dans le lit, et la chambre
prit lentement consistance. Je parcourus frénétiquement la pièce du
regard, fouillant les ombres à la recherche de Seth. La lune filtrait
sous les stores, éclairant le plancher et une partie de la commode
ancienne. Sous la porte de la salle de bains, il y avait un rai de
lumière. À part mes marques qui me démangeaient, je ne trouvai pas
trace de lui.
Ce n’était qu’un rêve – un cauchemar. Rien de plus, mais l’afflux
d’adrénaline qui avait déferlé dans mes veines tardait à se dissiper.
La porte de la salle de bains s’ouvrit et la silhouette d’Aiden
s’encadra sur le seuil. La lumière douce derrière lui l’auréolait d’un
clair-obscur – il était torse nu, seulement vêtu d’un pantalon de
pyjama qu’il portait très bas sur les hanches.
Cette vision ne contribua pas à calmer les battements désordonnés
de mon cœur ni ma respiration haletante.
La lumière s’éteignit.
— Alex ?
Il s’avança à pas feutrés et s’assit dans le lit près de moi.
— Je t’ai réveillée ?
Je fis signe que non.
Il inclina la tête sur le côté et des mèches de cheveux sombres
glissèrent sur son front.
— Ça va ?
— Oui, croassai-je, honteuse de cette réaction exacerbée à un
simple cauchemar.
Aiden tendit la main, mais s’arrêta juste avant de toucher ma
joue, puis il s’allongea sur le dos. Ouvrant un bras, il me fit signe
d’approcher. Je me pelotonnai contre lui, la tête au creux de son
épaule, une main posée sur sa poitrine où son cœur tambourinait. Sa
peau chaude me réconforta.
Plusieurs instants s’écoulèrent en silence tandis que son cœur
s’apaisait. Qu’est-ce qui avait provoqué cette accélération ? Je n’en
avais pas la moindre idée. Je me rapprochai encore, étroitement
lovée contre lui, et son bras se referma sur ma taille. Je sentis sa
mâchoire effleurer le haut de mon crâne, puis ses lèvres se poser sur
mon front.
Je fermai les yeux. Je voulais lui raconter mon rêve, mais ce fut
tout autre chose qui sortit de ma bouche.
— Ils ont coupé la langue de mon père, Aiden. Il ne peut pas
parler. Ce sont eux qui lui ont fait ça.
Pendant quelques secondes, j’eus l’impression qu’il retenait son
souffle.
— Pourquoi faire une chose pareille ? demandai-je d’une voix qui
me parut incroyablement fragile.
— Je ne sais pas.
Sa main remonta entre mes épaules, dessinant un cercle apaisant.
— Rien ne peut justifier un acte aussi atroce.
Une pause.
— Je suis désolé, Alex.
Je hochai la tête, serrant fort les paupières. La Hiérarchie du sang
devait être combattue, et je savais qu’Aiden serait d’accord avec ça,
mais parler politique à 2 heures du matin me semblait déplacé.
Relevant la tête, je plaquai ma bouche sur la sienne, mais ce
baiser resta plus chaste que ce que j’avais en tête. Les muscles de son
bras se contractèrent pourtant, et son corps était parcouru d’un léger
tremblement comme s’il luttait contre cette attraction que nos corps
éprouvaient.
Perplexe, j’abandonnai ma tentative de rapprochement,
visiblement ratée, et me rallongeai, le cœur battant de nouveau la
chamade. Pourquoi ne répondait-il pas à mon baiser ? Il m’en voulait
peut-être encore pour mes caprices de diva quand je m’étais entraînée
avec Solos ? Si c’était le cas, par tous les démons, que pouvais-je y
faire ? Ou y avait-il autre chose ? Je repensai à la tristesse et aux
regrets que j’avais aperçus tout à l’heure dans ses yeux gris.
— Je t’aime, dit-il dans le silence qui était retombé sur la
chambre.
L’émotion voilait sa voix et je retins mon souffle. Même s’il avait
repoussé mes avances, je ne me lasserais jamais de l’entendre
prononcer ces trois petits mots.
— Moi aussi, je t’aime.
Quelques secondes plus tard, sa respiration régulière devint
profonde. Sans bouger dans ses bras, je fixai dans l’obscurité le mur
nu de l’autre côté du lit pendant un long moment avant de me
dégager tout doucement et de me lever. Incapable de dormir ou de
rester immobile, je trouvai à tâtons un pantalon de survêtement que
j’enfilai, et roulottai le bas des jambes.
Pieds nus, je traversai sans bruit le plancher de bois jusqu’à la
porte et descendis au rez-de-chaussée.
Un silence de mort régnait dans la maison glacée. Les bras croisés
sur la poitrine, je fis le tour de la cuisine, mais je n’avais ni faim ni
soif. Incapable de rester en place et sans savoir quoi faire, je dirigeai
mes pas vers la véranda.
Étrangement, dans cette pièce pourtant plus froide, entourée de
toutes les plantes et des fenêtres obscures, je me sentais mieux. Je
m’assis sur la banquette sous la fenêtre, les jambes ramenées contre
la poitrine, et contemplai la nuit. Tant de pensées se bousculaient
dans ma tête : mon père, les entraînements qui recommençaient, la
Hiérarchie du sang, Aiden et sa résistance soudaine, les événements à
l’extérieur, et…
Et je pensais à Seth, à cette visite nocturne.
Un début de panique me tordit soudain les tripes. Ce qui venait de
se produire ne pouvait être qu’un cauchemar. Rien de surprenant à ça
alors que Seth jouait actuellement le rôle du Grand Méchant. C’était
forcément un cauchemar, et je n’avais pas de raison d’avoir peur. Mais
le bourdonnement dans ma tête était toujours présent. Quoi que je
fasse, même si j’étais forte, c’était le signe de la pérennité de notre
connexion.
Est-ce qu’il pouvait m’atteindre ?
Mon anxiété grandit, me comprimant la poitrine. Je fermai les
yeux. La peur avait un goût amer. Ce cauchemar signifiait-il que Seth
essayait de forcer mes défenses ?
Je vérifiai mes barrières mentales. De la même façon que j’avais
fait courir ma langue sur mes dents après le coup de pied de Jackson
en classe, je testai mes remparts pour m’assurer qu’aucun mur n’était
ébranlé. Ils étaient tous intacts, mais cela ne me tranquillisa pas.
Quand je m’étais connectée à Seth après mon Éveil, j’entendais ses
pensées aussi clairement que les miennes. Je me balançai mollement,
resserrant mes bras autour de mes genoux à m’en faire mal aux
muscles.
J’avais vraiment eu l’impression que Seth était ici ce soir, penché
au-dessus de moi pour me murmurer son avertissement. Les
cauchemars que je faisais après les événements de Gatlinburg,
pourtant très visuels, ne m’avaient jamais paru aussi réels.
J’entendis des pas s’approcher et relevai la tête.
— Marcus.
Il portait la même tenue que pendant le dîner, jean et chemise en
flanelle, preuve qu’il ne s’était pas encore retiré.
— Tu ne vas pas te coucher ? s’étonna-t-il, adossé au chambranle.
Je haussai les épaules sans lâcher mes genoux.
— Je n’ai pas sommeil.
— Tu t’es traînée toute la soirée. Je pensais que tu allais dormir
vingt-quatre heures d’affilée.
Je ne pouvais pas lui dire la vérité, alors je ne dis rien.
Marcus hésita un instant à la porte, puis entra dans la pièce d’un
pas décidé. Je l’observai avec lassitude tandis qu’il s’asseyait à côté de
moi, exactement à la même place que Laadan la veille.
Plusieurs minutes s’écoulèrent, lourdes de gêne et de tension.
Marcus et moi, nous avions fait du chemin, mais il nous restait des
montagnes à franchir et nos relations n’étaient toujours pas
évidentes.
Posant les deux mains à plat sur ses cuisses, il poussa un soupir.
— Est-ce que ça va, Alexandria ?
Toujours aussi rigide…
— Oui, je viens de te le dire, je n’ai juste pas sommeil. Et toi ?
— Je suis sorti patrouiller et Solos vient de me relever, répondit-il
avec un regard en biais. Moi non plus, je n’ai pas sommeil.
Je me tournai vers la fenêtre.
— Vous croyez vraiment que ces patrouilles sont nécessaires ?
— Nous les faisons partiellement par habitude, surtout Aiden et
Solos, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Surprise par son honnêteté, je le regardai. Grâce à ma super-
vision d’Apollyon, je distinguai ses traits dans l’obscurité. Son
expression ouverte me surprit encore davantage.
— Et même si nous ne sommes pas dans le viseur des dieux
actuellement, ça peut toujours changer, ajouta-t-il. Donc, nous
surveillons le périmètre… et nous attendons.
Pendant un long moment, je ne dis rien.
— Je déteste ça.
— Quoi ?
Il semblait sincèrement curieux.
Mes poings se serrèrent malgré moi à côté de mes cuisses.
— Que tout le monde mette sa vie sur pause pour ma protection.
Ça ne me plaît pas du tout.
Marcus pivota vers moi, appuyant la tête contre la vitre.
— Ne le prends pas mal, Alexandria, mais tu n’es pas la seule que
nous devons protéger. Il y a aussi Léa, Deacon, Olivia et Luke. Trois
d’entre eux ont reçu un entraînement au combat, mais pas contre les
dieux ou une horde de démons. Même si je dois bien dire qu’une
attaque de démons reste très improbable dans ces contrées…
Tout pouvait arriver, et bla-bla-bla. Je hochai la tête.
Ses yeux d’un vert lumineux se vrillèrent sur moi.
— Tu n’es pas le centre du monde.
Je m’apprêtais à protester. Non, je ne prétendais pas être le centre
du monde, mais… un peu quand même, quand je m’imaginais qu’ils
étaient tous prêts à me faire un rempart de leur corps. J’avais soudain
les joues en feu.
— Je ne… Ce n’est pas ce que je voulais dire, commençai-je, avant
de reprendre ma respiration. Enfin si, plus ou moins, mais je sais bien
que vous protégez aussi les autres. Et… c’est une bonne chose.
Ses épaules se relâchèrent.
— Et je n’avais pas non plus l’intention de formuler ça aussi
brutalement.
J’éclatai de rire, à mon grand étonnement. Ce n’était pas un rire
forcé ou moqueur, juste amusé.
— Mais tu l’as fait et le message est passé. Je me prends pour le
centre du monde depuis bien trop longtemps.
Il haussa un sourcil.
L’envie de rire me démangea à nouveau, mais je la réprimai,
appuyant ma joue sur mes genoux.
— Je… euh… je n’ai pas été facile à vivre. J’en suis consciente. Et
le plus souvent, je le faisais exprès.
— Je sais, répondit-il seulement.
— Ah bon ?
Il acquiesça.
— Tu es comme tous les enfants…
— Je ne suis plus une enfant.
Ses lèvres s’incurvèrent.
— Tu étais comme tous les enfants qui cherchent leur place. Et
c’est encore plus difficile pour vous, les sang-mêlé. Beaucoup ont des
problèmes dans leur famille, quand ils ont une famille. Vous
grandissez dans un environnement violent et agressif. J’ai vu
tellement de…
Il secoua doucement la tête.
— Mais pour toi, c’était différent.
— Pourquoi ? ne puis-je m’empêcher de lui demander.
— Pour commencer, parce que tu es ma nièce.
— Waouh.
Je clignai les yeux, desserrant l’étau autour de mes genoux.
— Je pensais que tu allais dire parce que tu savais que j’étais
l’Apollyon.
Les yeux de Marcus s’agrandirent et plongèrent dans les miens.
— Ça n’a jamais été le plus important. Tu es ma nièce avant tout.
La fille de ma sœur. Et tu lui ressembles tellement…
Il souffla par le nez, les mâchoires crispées.
— Tu lui ressemblais tant que lorsque tu es revenue au
Covenant… et aujourd’hui encore, c’est elle que je vois chaque fois
que je pose les yeux sur toi.
Une chose étrange se produisit dans ma poitrine. Jamais Marcus
ne s’était montré aussi communicatif. J’aurais pu danser la valse avec
un démon avant qu’il me parle de ma mère, et pourtant…
Par toutes ces saletés de démons, on était en train de les franchir,
ces montagnes.
Ma respiration se fit un peu rauque.
— Tu l’aimais beaucoup.
— Rachelle était ma sœur cadette et je… l’adorais.
Il ferma de nouveau les yeux.
— Elle était si pleine de vie. Nous avions des caractères opposés.
Tout le monde était attiré par elle, tandis que moi, j’étais plutôt un
repoussoir.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— C’était sans doute la seule personne avec qui j’étais capable de
me décrisper un peu.
Subitement, il se redressa, les mains sur les genoux.
— Quand tu étais petite, elle t’amenait souvent chez moi, et si tu
étais sage, ce qui n’était pas gagné d’avance, elle t’emmenait ensuite
manger une glace.
Un sourire mélancolique étira ses lèvres.
— Tu n’étais encore qu’une toute petite fille, mais j’ai su tout de
suite que tu serais son portrait craché. À part les yeux…
Fouillant dans mes souvenirs, je m’aperçus que je n’en avais aucun
de lui à cet âge. Je me rappelais seulement nos rares visites quand
j’étais plus grande. Je le voyais alors comme un homme froid et
impersonnel, comme tous les purs.
— Elle a toujours prétendu que ton père était un mortel, mais il y
avait cette Sentinelle qui la suivait partout… qui te suivait partout.
Je relevai brusquement la tête.
— Quoi ?
Les yeux de Marcus étaient fixés sur quelque chose que je ne
voyais pas.
— Tu étais trop jeune, Alexandria, pour te souvenir de lui.
Marcus parlait de mon père, et le monde s’arrêta de tourner.
— Tu n’étais qu’un bébé. Ta mère ne mettait pas un pied dehors
sans qu’Alexandre soit dans les parages, surtout si tu étais avec elle.
Avec le recul, ça saute aux yeux, mais il y avait toujours des Gardiens
et des Sentinelles partout. Ils étaient tous les deux dans la même
classe au Covenant, deux promos en dessous de la mienne. Je les
croyais amis. Je pense qu’au fond de moi je connaissais la vérité, mais
je refusais de l’accepter. Chaque fois que je te regardais, je voyais la
chute de ma sœur.
J’écarquillai les yeux.
— Aïe.
— Oui, soupira-t-il. C’est un peu violent, mais tu sais mieux que
personne le sort qui est réservé aux purs et aux sang-mêlé qui
enfreignent la règle. J’étais furieux contre ma sœur de se mettre en
danger, et de mêler un enfant à ça.
Marcus s’interrompit, perdu dans ses pensées.
— Et c’est sur toi que je rejetais la faute. J’avais tort.
Les poules avaient officiellement des dents, aussi longues que
celles des tigres. Mais au lieu de sauter sur ce qu’il venait d’admettre
et de me comporter comme une idiote, je me concentrai sur un autre
élément. Je m’étonnais parfois moi-même de ma nouvelle maturité.
— Est-ce que… tu connaissais mon père personnellement ?
Il pinça les lèvres.
— Je me suis entraîné avec lui avant de m’orienter vers la
politique. C’était une Sentinelle de premier ordre. Comme toi.
Je le dévisageai. Fut un temps où une telle déclaration dans sa
bouche m’aurait emplie de bonheur, mais je ne m’attardai pas sur le
compliment. C’était surtout ce qu’il disait à propos de mon père.
— Je crois que ta mère comptait qu’on ne la marierait pas. Moi-
même, je n’avais pas de promise. Ni Laadan. Mais lorsqu’elle s’est
fiancée avec Lucien, Alexandre… c’était si évident, pour peu qu’on
connaisse l’homme sous l’uniforme.
Une fois de plus, je demeurai sans voix.
— Mais il n’avait pas d’autre choix que se mettre en retrait et
laisser la femme qu’il aimait en épouser un autre. Il a dû aussi
accepter qu’un autre homme élève son enfant.
Marcus s’éclaircit la voix.
— Je suis sûr qu’Alexandre savait que Lucien n’était pas tendre
avec toi, mais il ne pouvait rien faire. Toute intervention de sa part
aurait mis ta mère et toi en danger. Il était impuissant.
J’étais tétanisée, en même temps que soulagée.
— Que s’est-il passé ? Comment a-t-il fini en servitude ?
Marcus me fit face.
— Quand tu avais trois ans, Alexandre a disparu. Ce sont des
choses qui arrivent. On nous a dit qu’il avait été tué par un démon.
Je secouai la tête en fronçant les sourcils.
— Comment est-il possible que tu n’aies pas su où il était ? Dans
les Catskills, à la botte de Telly.
— Je ne l’ai vu au Covenant de New York qu’environ un an avant
ton retour.
Sa sincérité me secoua.
— Je le croyais mort, et j’ignorais alors que le fruit des amours
d’un sang-mêlé et d’une pure était un Apollyon. Même quand
Rachelle est venue me voir avant de partir avec toi, je n’avais pas
compris ce que cela signifiait vraiment. Jusqu’à ce que je voie
Alexandre dans les Catskills, mais que pouvais-je faire à ce moment-
là ?
— Tu aurais pu l’aider !
— De quelle façon ? À ton avis, que se serait-il passé si quelqu’un
avait su que ton père était un sang-mêlé ? Cela n’aurait pas été la
première fois qu’un couple mixte se serait fait prendre. Les enfants
nés de ces unions étaient supprimés.
Choquée, je déglutis.
— C’est totalement barbare.
— Je ne te contredirai pas.
Il avança la main pour caresser le feuillage d’une plante en pot.
— Ton père n’a pas semblé me reconnaître. Je n’ai appris que très
récemment par Laadan que ce n’était qu’une posture.
Ça me frappa alors – comme un coup de massue. La conversation
que j’avais surprise entre Marcus et Telly me revint en mémoire. Mon
oncle s’était mis en colère contre le Premier Magistrat.
— Telly voulait que tu me livres au Conseil, n’est-ce pas ? Il t’a
même offert un siège en échange.
Ses yeux me transpercèrent et je souris.
— Je vous ai entendus.
Il me dévisagea pendant quelques instants, puis secoua la tête.
— C’est exact.
— Et tu as refusé.
— Oui.
« Qu’aurais-je pu faire d’autre ? » disait son regard.
Waouh. Toutes les pièces se mettaient en place. Je lui rappelais
ma mère, qui lui manquait beaucoup, et c’est ce qui le mettait mal à
l’aise en ma présence. Marcus n’était pas quelqu’un de très
chaleureux de toute façon. Il ne savait pas au sujet de mon père avant
qu’il soit trop tard. Je le croyais. Et il ne m’avait pas livrée à Telly. Je
me souvenais aussi qu’il m’avait portée dans ses bras après l’attaque
de Seth sur le Conseil, lorsque j’avais vomi.
Comme Aiden, il ne m’avait pas abandonnée.
Marcus… éprouvait de l’affection pour moi. Et ça comptait
beaucoup. En dehors de mon père, qui était pour moi inaccessible, il
était ma seule famille – on était du même sang.
— Merci, dis-je.
Puis, sur une impulsion, même si je savais qu’il n’était pas tactile,
je me jetai dans ses bras. Je l’étreignis brièvement – je ne voulais pas
l’effrayer.
Je repris ensuite ma place alors qu’il me dévisageait, les yeux
écarquillés. Bon, j’imagine qu’il me trouvait quand même un peu
flippante.
— Pourquoi me remercies-tu ? questionna-t-il avec lenteur.
Je haussai les épaules.
— Tu es une drôle de fille.
Avec un rire, je m’adossai contre les coussins sur la banquette.
— Je parie que ma mère aussi était une drôle de fille.
— Absolument.
— Tu veux bien me raconter ce que tu connais de mon père ?
Enfin, si tu n’es pas trop fatigué.
— J’ai quelques anecdotes, oui.
Il se renfonça lui aussi dans les coussins.
— Et je ne suis pas fatigué. Pas le moins du monde.
Son sourire, hésitant, était authentique, et je crois bien que je ne
l’avais jamais vu sourire comme ça.
Mes propres lèvres se relevèrent.
— Ce serait vraiment très cool.
Ce ne fut qu’à l’aube, lorsque les premiers rayons du soleil
dissipèrent l’ombre épaisse, qu’il me vint à l’esprit que ma mère serait
heureuse de voir que Marcus et moi avions brisé la glace.
Et je crois qu’elle l’était vraiment. Et peut-être même qu’elle
veillait sur nous en souriant en ce moment. À l’instar du soleil qui
brillait derrière les carreaux et nous chauffait le dos.
CHAPITRE 14

Au cours des trois jours qui suivirent, notre petite troupe trouva
son rythme de croisière. Dans le monde extérieur, les choses s’étaient
calmées. Les catastrophes naturelles avaient cessé et le mont Saint-
Helens s’était rendormi. Apollon était toujours aux abonnés absents
et le chalet au milieu de nulle part était devenu une zone sans dieux.
Ce qui était une bonne chose, mais on n’était pas à l’abri d’une
apparition impromptue, dans le lit de Deacon par exemple, au
moment où l’on s’y attendrait le moins. Pourtant, malgré le silence
des dieux, j’avais l’impression de contempler le compte à rebours
d’une bombe. Nous étions dans l’expectative.
Toutes nos journées étaient dédiées à l’entraînement, toujours
l’entraînement, encore l’entraînement. Certains moments étaient
encore plus éprouvants qu’au Covenant ; quand le temps vint pour
moi de libérer l’akasha, tout le monde sans exception s’arrêta pour
me regarder.
Marcus et Solos avaient aligné plusieurs gros rochers ramenés des
alentours que j’avais pour mission de désintégrer. Mission accomplie
sans problème – à bout portant. Disons à quelques mètres. Mais plus
je m’éloignais, plus je visais mal.
Transpirant à grosses gouttes dans le maillot en Thermolactyl
d’Aiden trop grand pour moi, je puisai à la source de l’akasha sous ma
cage thoracique avec un grognement. La marque de l’énergie divine
se mit à fourmiller tandis que le cinquième élément crépitait au bout
de mes doigts.
Sous les grands arbres, Aiden et Olivia interrompirent leur combat
pour voir le spectacle.
Tandis que je me concentrais, je sentis mes sens s’aiguiser. Quand
j’utilisais l’akasha, j’avais l’impression d’être en lien direct avec la
terre – comme ces gens qui enlacent les arbres. J’éprouvais les
vibrations de l’herbe et du sol sous mes pieds, je reconnaissais les
dizaines d’odeurs portées par le murmure du vent et je sentais
carrément l’air glisser contre ma peau telle la caresse de doigts
fantomatiques.
L’akasha crépita le long de mon bras droit et je levai la main. Un
éclair jaillit de ma paume, franchit les quelques mètres qui me
séparaient du rocher, qu’il toucha sur la droite. La pierre explosa en
un craquement sonore.
Luke déguerpit en quatrième vitesse, mais il fut quand même
bombardé d’éclats de roche et se plia en deux, prêt à embrasser le sol.
— Oups, grimaçai-je. Désolée…
Il répondit par un geste d’indifférence en se massant le dos et se
dirigea en boitant vers Deacon, qui essayait de ne pas rire.
— Ne la ramène pas, grommela-t-il.
— Tu aurais dû te douter qu’il ne fallait pas rester dans le coin,
répliqua Deacon.
Je me tournai vers Solos avec un soupir.
— Je vise vraiment très mal.
Le sang-mêlé hocha la tête.
— C’est un peu à côté.
— Un peu ?
Je haussai les sourcils.
— Tu touches la cible, et j’imagine que c’est le plus important.
Regardant Aiden en douce, je vis qu’il avait reporté son attention
sur le combat opposant Léa et Olivia. Les deux filles étaient
d’excellentes combattantes et de force égale, et Aiden totalement en
mode Instructeur, lançant des ordres de sa voix grave étrangement
mélodieuse. J’aurais voulu être à leur place.
Par les enfers, j’aurais voulu qu’il me prête plus d’attention tout
court.
Au cours de ces trois derniers jours, une chose m’avait paru
évidente : il y avait un problème avec Aiden. Il ne m’évitait pas
vraiment. Toutes les nuits, il me rejoignait au lit, m’attirait contre lui
et me tenait dans ses bras. Mais ça n’allait jamais plus loin, même si
je sentais qu’il en avait envie. Il ne prenait pas l’initiative, et je ne
comprenais pas pourquoi. Ma façon de me lover contre lui disait
pourtant clairement que j’étais prête à prendre du bon temps.
Je me mordis la lèvre et me tournai vers le dernier rocher en
roulant des épaules. Je n’avais plus fait de cauchemar à propos de
Seth, les dieux soient loués. Au fond de moi, je soupçonnais que
c’était dû au fait que je ne m’endormais jamais avant Aiden. Savoir
qu’il était là m’aidait certainement, mais il se couchait tard, et j’en
avais encore pour une bonne heure avant de sombrer à mon tour, et
je me réveillais avec lui aux aurores. Si on y ajoutait que je puisais
quotidiennement dans l’akasha, j’étais littéralement vidée comme si
un démon m’avait drainée de mon éther.
Mais je repoussais la fatigue. Comme l’avait dit Marcus un jour,
j’étais tout ce qu’on voulait, mais pas stupide. Je savais pourquoi
Apollon voulait que je m’entraîne à manier l’akasha. Il me préparait à
combattre Seth. Et j’aurais besoin de tout mon arsenal pour éviter le
transfert d’énergie qui serait la fin de tout. Il y avait pourtant un
problème de taille : comment étais-je censée combattre Seth quand il
lui suffisait de me toucher et de murmurer quelques mots en grec ?
Oui, ce combat était perdu d’avance.
La panique me comprima la poitrine alors que je regardais les
gens qui m’entouraient. Si quelque chose tournait mal, ce qui était
plus que probable, ils seraient tous en danger. Léa pouvait finir
comme sa sœur, Olivia comme Caleb, Luke et Solos comme toutes les
Sentinelles massacrées par Lucien et son armée. Marcus pourrait
connaître le même sort que ma mère.
Mes yeux se posèrent sur Aiden.
Deacon s’était levé et se tenait près de son frère aîné. Sous le
soleil, ses boucles blondes avaient la couleur du platine. Les deux
frères partageaient les mêmes yeux magnifiques, mais leur
ressemblance s’arrêtait là. Ils étaient comme le yin et le yang, comme
le jour et la nuit, l’un à côté de l’autre.
Deacon tenait un objet entre ses mains ; quand il releva la tête, un
vrai sourire s’épanouit sur ses lèvres et ses yeux gris étincelèrent.
Aiden éclata de rire à ce que venait de dire son frère.
Ils pourraient tous les deux finir comme leurs parents.
La peur, remplaçant la panique, me donna la chair de poule. Je
me frottai les tempes, m’efforçant d’inspirer et expirer calmement.
Personne n’allait mourir. Il n’y aurait plus de morts. Tout le monde
avait déjà suffisamment souffert.
Mais il y avait le Destin. Et le Destin ne connaissait pas la justice.
Il s’en moquait totalement, le vécu ne comptait pas.
Cela me donnait envie de me jeter par terre dans l’herbe froide et
humide et de pleurer comme un gros bébé en colère.
— Alex ?
La voix douce de Solos me tira de mes pensées agitées. Hochant la
tête, je me concentrai sur le dernier rocher. Une chose que je détestais
quand j’utilisais l’akasha, c’était le bourdonnement dans ma tête qui
devenait plus fort, comme si puiser dans le plus puissant des
éléments réveillait le lien. Aucun Apollyon n’y avait jamais pensé ni
n’en avait parlé par le passé, et je ne savais pas à quoi m’en tenir.
J’invoquai l’akasha et je le libérai. Le flot de lumière bleue était
incroyablement intense, d’une puissance dévastatrice. Un silence, puis
un craquement retentissant s’ensuivirent. Cette fois-ci, le rocher fut
frappé de plein fouet, et au lieu d’exploser, il fut réduit en un tas de
poussière.
Solos laissa échapper un sifflement admiratif tandis qu’il
examinait les résidus et le sol carbonisé en dessous.
— Rappelle-moi de ne jamais t’énerver.
Je lui adressai un sourire en reculant, laissant s’apaiser le
bourdonnement dans ma tête. Je ramassai ma bouteille d’eau. Par-
dessus le goulot, je vis Olivia exécuter un coup de pied circulaire qui
envoya Léa bouler à plusieurs mètres.
Aiden applaudit des deux mains.
— Parfait, Olivia.
Puis il se tourna vers Léa.
— Tu as hésité, et cela t’a empêchée de bloquer son attaque
Hochant la tête, Léa se releva et s’épousseta. Elle se remit
rapidement en position de combat et recommença.
Une douleur sourde et lancinante se déployait dans ma tempe,
faisant palpiter mon œil droit. Je reposai ma bouteille et me tournai
vers Solos. À court de rochers à me faire détruire, il me remit entre
les mains de Marcus pour travailler avec les éléments.
Un peu à l’écart du groupe, mon oncle leva les deux mains. Une
rafale se forma. Les branches des arbres frémirent et de petites
feuilles printanières tourbillonnèrent dans les airs tandis que le vent
se ruait vers moi.
Je levai les mains à mon tour et repoussai l’air élémentaire avec
ma propre invocation, ce dont j’étais incapable avant mon Éveil. La
rafale de Marcus balbutia faiblement sous la force de la mienne.
Étonnant comme cet élément, qui avait été naguère mon pire ennemi,
n’était plus aujourd’hui qu’un simple désagrément.
Deacon et Laadan eux-mêmes se mirent au travail à la fin de la
journée. Laadan entraîna sa maîtrise de l’air élémentaire et Deacon
entreprit d’allumer de petits feux et de les contrôler. Je n’imaginais
pas ces deux-là prendre part aux combats mais, au point où l’on en
était, tout le monde était un guerrier.
Aiden observait son frère, les yeux plissés et les dents serrées à
s’en user les molaires. Il finit par abandonner les sang-mêlé pour se
diriger à grands pas vers l’endroit où Deacon avait enflammé
plusieurs tas de brindilles.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il.
Deacon leva les yeux vers lui à travers ses mèches blondes.
— Je joue les pyromanes.
Mais son humour n’atteignit pas Aiden.
— Je sais ce que tu penses.
— Par les enfers, si c’est vrai, c’est très embarrassant.
Le dos d’Aiden se raidit.
— À moins que tu ne t’entraînes pour allumer des feux de camp,
tu perds ton temps.
— Mais…
— Tu n’as pas besoin de faire ça.
Aiden agita la main au-dessus des brindilles et les flammes
s’éteignirent.
— Je ne veux pas que tu aies quoi que ce soit à voir avec tout ça.
Deacon se redressa de toute sa hauteur, arrivant à peine à l’épaule
de son frère.
— Tu ne pourras pas m’en empêcher, Aiden.
Mauvaise réponse.
— Tu veux parier ? grogna Aiden, baissant la tête pour regarder
son frère dans les yeux.
Sans se laisser impressionner, Deacon ne recula pas mais baissa le
ton.
— Tu voudrais que je reste assis à jouer aux cartes pendant que
tout le monde s’affaire à des trucs importants ?
— Oui, c’est ce que je voudrais.
Deacon éclata d’un rire sans joie.
— Je peux me rendre utile.
— Tu n’es pas entraîné.
Les mains d’Aiden formaient des poings de chaque côté de son
corps.
— Et avant que tu me répondes, tu n’es pas tout le monde.
— Je sais que je ne suis pas entraîné, mais je ne suis pas un bon à
rien, Aiden. Je suis capable de me rendre utile.
Ils se mesurèrent du regard avec une intensité que je n’avais
jamais vue, surtout de la part de Deacon, toujours si détendu.
— Et me demander de rester assis et de regarder tout le monde –
des gens que j’aime, comme toi – se préparer à risquer leur vie
pendant que je ne fais rien est injuste.
Aiden ouvrit la bouche pour lui répondre, mais Deacon ne lui en
laissa pas le temps.
— Je sais que ton attitude surprotectrice part d’une bonne
intention, mon frère, mais tu ne pourras pas toujours me protéger et
il est temps que tu cesses de me traiter comme un enfant. Tu perds
ton temps de toute façon, parce que même si tu m’interdis de
m’impliquer, ça m’est égal. Tu ne pourras pas m’en empêcher.
Deacon prit une profonde inspiration avant de continuer.
— J’ai besoin de me rendre utile, Aiden.
Les paroles de Deacon déclenchèrent chez Aiden un chapelet de
jurons, et je haussai les sourcils sous le coup de la surprise. Aiden
jurait rarement, et ne perdait pas souvent son sang-froid, mais il était
en cet instant comme une grenade dégoupillée.
Il recula d’un pas, mains sur les hanches. Je m’attendais presque à
ce qu’il traîne Deacon jusqu’au chalet pour l’enfermer à double tour,
mais il hocha sèchement la tête.
— D’accord. Si tu en as… besoin, très bien.
J’en restai bouche bée, et Deacon également. Sans ajouter un mot,
Aiden tourna les talons et rejoignit les sang-mêlé qui l’attendaient.
Deacon croisa mon regard et haussa les épaules.
Surprise au plus haut point qu’Aiden lui ait cédé, et plutôt
satisfaite qu’il regarde Deacon comme autre chose que son petit frère
trop fêtard, je suivis Marcus vers le reste du groupe.
Nous poursuivîmes nos entraînements jusqu’à la fin de la journée,
allant même jusqu’à utiliser l’air élémentaire contre les autres sang-
mêlé, qui devaient s’efforcer de briser mes attaques. Je détestais faire
ça. Je me souvenais du sentiment d’impuissance que j’avais éprouvé
ainsi clouée au sol, mais les Maîtres de l’air étaient les plus communs,
ce qui signifiait que plus de la moitié des démons se servaient de l’air
élémentaire. C’était l’une des raisons pour lesquelles tant de sang-
mêlé mouraient au combat.
C’était donc une nécessité de l’inclure dans nos entraînements.
La maîtrise du feu et de la terre élémentaires était plus rare parmi
les purs. Aiden et Deacon étaient les seuls Maîtres du feu que je
connaissais et je n’avais jamais rencontré un Maître de la terre, même
si je l’avais vue utilisée une fois au Covenant de New York. L’eau
élémentaire était facile à manipuler pour peu que l’utilisateur soit
près d’une source ou sous la pluie. Certains pensaient avoir tiré le
mauvais numéro, mais c’était faux. Les Maîtres de l’eau étaient
capables de puiser l’eau dans les canalisations – où qu’elle se trouve.
J’étais en position face à Léa. Il n’y avait pas si longtemps, j’aurais
éprouvé un plaisir pervers à lui faire mordre la poussière, mais… les
choses avaient changé.
Nous nous mesurâmes du regard pendant quelques secondes, puis
elle hocha la tête.
Lentement, avec réticence, je levai les deux mains et appelai l’air
élémentaire autour de moi. Une violente rafale prit naissance sous
mes doigts et passa au travers. Comme avec l’akasha, ma visée n’était
pas précise, mais l’afflux d’air atteignit Léa en pleine poitrine, la
renversant au sol.
Je m’avançai, les bras tremblants, pour maintenir ma prise sur
elle. J’avais du mal à la regarder, et à ne pas me revoir lutter dans la
même position, impuissante à me relever.
Aiden s’accroupit derrière elle, lançant des ordres avec sa retenue
habituelle, mais elle ne réussit qu’à lever les jambes.
Elle tremblait de tout son corps et ses lèvres se retroussèrent. Elle
luttait pour relever son buste, j’aurais voulu qu’elle y parvienne, parce
qu’il était plus facile de se libérer de l’emprise du vent dans cette
position, mais l’air élémentaire lui plaquait les épaules dans l’herbe.
Vague après vague, les rafales arrivaient sur elle. Rejetant la tête
en arrière, elle se mit à crier et tendit une main pour lacérer son
ennemi invisible.
— Allez, Léa. Sers-toi de tes abdominaux, l’encouragea Aiden en
me transperçant de son regard d’acier. Force le passage.
Je détestais vraiment ça. Tous mes muscles étaient agités de
soubresauts.
Léa hurla encore et plaqua ses deux mains dans l’herbe rase. Ses
doigts s’enfoncèrent dans le sol, labourant la terre meuble. Des
mottes s’envolèrent quand elle parvint à s’asseoir. Un sourire se forma
sur mes lèvres, mais elle se releva d’un bond et se jeta sur moi.
Elle fonça tête baissée à travers les bourrasques et me ceintura
quand elle me percuta. Nous roulâmes à terre dans un amas de bras
et de jambes. L’arrière de mon crâne heurta le sol et une constellation
d’étoiles explosa derrière mes paupières. L’air quitta douloureusement
mes poumons.
Un tonnerre d’applaudissements retentit et je crus entendre
Deacon crier : « Un combat de meufs ! »
Puis le silence retomba. Personne ne bougeait. J’aime à penser
qu’ils attendaient tous la terrible revanche de l’Apollyon.
— Par les enfers, grognai-je, clignant les yeux à plusieurs reprises.
À travers les cheveux cuivrés de Léa, le ciel était d’un bleu délavé.
Prenant appui sur ses bras, Léa se souleva, un grand sourire aux
lèvres.
— On va dire que je t’ai rendu la monnaie de ta pièce.
Elle roula sur elle-même et bondit sur ses pieds. Son sourire ne
l’avait pas quittée.
— En tout cas, c’était amusant.
Je restai étendue, la douleur lancinante dans ma tempe droite
ayant maintenant gagné l’arrière de mon crâne. Elle m’avait peut-être
déplacé un truc – rien de grave, espérons.
Une main solide et bronzée apparut dans mon champ de vision.
— Prête ?
Plaçant ma main dans celle d’Aiden, je le laissai me hisser sur mes
pieds et restai plantée là tandis qu’il époussetait mes épaules
meurtries. Réflexion faite, c’est mon corps tout entier qui était
douloureux. Un petit sourire dansa sur ses lèvres pleines. Nos regards
se rivèrent l’un à l’autre ; en cet instant, en dépit de tous les gens
autour de nous, nous étions seuls au monde.
Il se pencha sur moi, son souffle chaud caressant mon cou. Un
léger frisson parcourut ma peau et la douleur dans ma tempe reflua.
J’inspirai profondément, m’imprégnant de son odeur virile de feuilles
et d’océan. Tous ceux qui nous entouraient disparurent soudain.
— Je sais ce que tu as fait, murmura-t-il.
Je sursautai, plissant les yeux. J’aurais préféré des mots doux.
— Quoi ?
Haussant un sourcil, il me tourna le dos et rejoignit le groupe
rassemblé autour de Léa pour la féliciter. Mains sur les hanches, je
secouai la tête. Il ne pouvait pas savoir. Totalement impossible.
CHAPITRE 15

Plus tard dans la soirée, je partis en chasse et Aiden était ma


proie. Après l’entraînement, il avait disparu. Il s’était encore éclipsé
après le dîner, et plusieurs heures s’étaient écoulées depuis. Il était
minuit passé de quelques minutes et je savais qu’il ne patrouillait pas.
C’était le tour de garde de Solos et l’idée perturbante qu’Aiden
m’évitait était en train de virer à la paranoïa.
J’arpentais le rez-de-chaussée, essayant de dissiper mon énergie
nerveuse et de conjurer un début de migraine. Pour le moment, ce
n’était qu’une douleur sourde derrière mes globes oculaires, mais
j’avais l’intuition qu’elle allait devenir un mal de crâne carabiné.
Une autre longue nuit m’attendait, rendue plus difficile encore par
le tour que prenaient mes pensées. Ce n’était pourtant pas ce qui
aurait dû me préoccuper, mais je haïssais ce mur surgi de nulle part
qui se dressait entre nous. Et c’était très étrange que…
Une pensée soudaine me traversa l’esprit, le souvenir terrible du
regard d’Aiden sur la bouteille d’Élixir que j’avais brandie dans la
cuisine le soir de mon retour parmi les sains d’esprit. La vision de
cette bouteille lui avait-elle rappelé ce qu’il avait fait ? Il ne pouvait
quand même pas… se sentir coupable de m’avoir donné l’Élixir ? Tout
le monde pouvait s’accorder à dire que cela avait été un mal
nécessaire.
— Tu as l’air énervée.
La voix de Léa me sortit de mes pensées. Je me trouvais devant
une petite pièce qui ne contenait qu’un sofa et un bureau. Des
étagères habillaient le mur, mais elles étaient pratiquement vides. Le
seul éclairage venait d’une petite lampe derrière le dossier du sofa.
— Je ne suis pas énervée.
J’étais perplexe, contrariée et paranoïaque, épuisée et… bon
d’accord, légèrement énervée aussi.
Léa ramena une mèche folle derrière son oreille, et laissa passer
un silence avant de reprendre la parole.
— Je sais ce que tu as fait.
C’était la seconde fois en quelques heures que quelqu’un me disait
ça, mais très honnêtement, ni l’un ni l’autre ne pouvait le savoir. Ou
c’était marqué sur mon front ?
Je dévisageai Léa sans broncher.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Elle referma le livre qu’elle était en train de lire avec ostentation,
et le posa à côté d’elle. Ravalant un grognement, je pénétrai dans la
pièce et m’adossai au bureau.
— Quoi ? lui demandai-je en croisant les bras.
Ma meilleure ennemie me rendit mon regard sans se laisser
démonter. Pendant toutes ces années, nous avions toujours été à
couteaux tirés. D’une certaine manière, nous étions semblables. Deux
femelles alpha, constamment à se sauter à la gorge.
Mais il n’y avait pas que ça.
Dans un éclair de discernement dérangeant, je me rappelai
soudain pourquoi nous étions devenues des ennemies jurées il y avait
tant d’années. Lorsque j’étais plus jeune, avant que ma mère
m’arrache au Covenant, avant notre animosité, tout se passait plutôt
bien. C’est-à-dire jusqu’au jour où je lui avais balancé des horreurs.
À l’âge de dix ans, Léa aimait déjà tendrement sa belle-mère et sa
demi-sœur sang-pur – à un point tel que nous, les autres sang-mêlé,
trouvions ça anormal. La grande majorité des purs ne s’intéressaient
pas à leurs rejetons sang-mêlé, surtout quand ils n’étaient pas de leur
sang. Dans notre monde, les beaux-parents étaient des monstres,
comme dans les contes de fées. Mais dans le monde de Léa, sa belle-
mère sang-pur lui était très attachée. Tous les lundis, en rentrant de
week-end, Léa nous bassinait avec toutes les choses extraordinaires
qu’elles avaient partagées : elles faisaient du shopping en ville,
allaient au cinéma, mangeaient des glaces. Aucun des autres sang-
mêlé ne connaissait ce genre d’expérience avec les monstres froids
qui les élevaient. Lucien m’enfermait dans ma chambre dès que ma
mère n’était pas à la maison.
Alors, bien sûr, nous étions jaloux.
Et nous la charrions constamment sur l’amour inconditionnel
qu’elle vouait à sa belle-mère. Tout était bon – bousiller la robe neuve
qu’elle lui avait achetée en renversant dessus du jus de cranberry,
cacher l’album photo que Léa trimballait partout. Un petit carnet à
pois avec des rayures roses qui contenait des photos de Dawn, sa
demi-sœur sang-pur. Une fois, j’avais trouvé une lettre que lui avait
envoyée sa belle-mère, cachée dans l’un de ses cahiers.
Et je l’avais déchirée en mille morceaux sous ses yeux en riant aux
éclats de la voir pleurer.
Et puis un jour, alors que nous étions en train de faire des tours de
terrain, Léa s’était arrêtée pour dévisager fixement un membre du
Conseil en visite. Elle affichait cette expression radieuse que nous ne
comprenions pas. Rayonnant de respect et d’admiration. Ce qui était
totalement malsain. Aucun autre sang-mêlé ne regardait les purs avec
cet air émerveillé comme si nous étions prêts à nous couper un bras
pour leur ressembler.
Après la classe, j’avais trouvé Léa assise dans la cour, entourée de
ses amis. Suivie de Caleb et de quelques autres, je m’étais incrustée
au milieu de leur cercle. Et j’avais balancé la chose la plus ignoble et
la plus méprisable qu’un sang-mêlé pouvait dire à un autre.
« Tu as plus de sang-pur en toi que de sang-mêlé. »
Exactement ce que Seth m’avait dit plus tard.
Et maintenant que j’y repensais, je crois même lui avoir craché
dessus.
C’était après ce coup d’éclat que j’étais devenue son ennemie, et,
honnêtement, je ne sais pas comment j’avais pu l’oublier. Disons que
ça m’arrangeait bien. J’avais toujours considéré l’animosité de Léa à
mon égard comme découlant de sa nature de garce, alors que c’était
moi qui l’avais agressée comme une peste de la pire espèce.
C’était trop tard pour lui présenter des excuses, et, connaissant
Léa, ça n’aurait pas changé grand-chose de toute façon.
Elle m’observait à présent, la tête penchée sur le côté comme si
elle savait à quoi je pensais. Elle m’offrit un sourire crispé.
— Tu as relâché ton emprise sur l’air élémentaire pendant notre
combat.
J’ouvris la bouche pour répondre, mais elle ne m’en laissa pas le
temps.
— Je n’aurais pas pu briser ton attaque sans ça. J’ai senti la
pression faiblir, et je n’ai pas compris tout de suite que tu l’avais fait
exprès, mais j’y ai réfléchi après coup, ajouta-t-elle comme pour me
prouver qu’elle était assez fine mouche pour me percer à jour. Ce que
je ne comprends toujours pas, en revanche, c’est pourquoi tu l’as fait.
Tu aurais carrément pu m’ensevelir dans le sol. Et les dieux savent
que ça ne t’a jamais posé problème de m’enfoncer par le passé.
Qu’est-ce qui est si différent aujourd’hui ?
Je décroisai les bras, agrippant le bord du bureau. Je ne savais pas
quoi lui répondre. Léa avait raison sur tous les points. J’avais bel et
bien lâché prise sur l’air élémentaire, quant au reste… Si j’avais
possédé la maîtrise de cet élément quelques mois plus tôt, je ne me
serais certainement pas gênée pour la faire valdinguer à travers la
forêt rien que pour le plaisir, et je lui aurais peut-être aussi jeté une
autre pomme à la figure. Tout était possible.
Je tirai sur mes cheveux, ramenant ma tresse épaisse par-dessus
mon épaule. Léa attendait une explication, et je sentis mes joues
s’empourprer.
Elle plissa ses yeux améthyste.
Relâchant lentement mon souffle, je levai les yeux au ciel et
renvoyai ma tresse dans mon dos.
— OK. Tu as raison. J’ai relâché la pression, et je l’ai fait parce que
je me rappelle à quel point c’est désagréable de se retrouver clouée
au sol et de se sentir impuissante. Je haïssais carrément ça quand
Seth me le faisait.
Elle blêmit sous son éternel bronzage.
— Il… Il se servait sur toi de l’air élémentaire ?
— Pendant nos entraînements, précisai-je pour dissiper tout
malentendu. Quoi qu’il en soit, je ne me voyais pas faire la même
chose à une autre personne, pas même à une bêcheuse à la peau
tannée comme du vieux cuir.
Elle me contempla un instant, puis un sourire apparut sur ses
lèvres.
— Parole d’Alex, la cassos du Covenant ET Apollyon psychotique.
Mes propres lèvres se relevèrent.
— Aïe. Tu y vas fort.
Elle détourna la tête pour cacher son sourire, mais reprit
rapidement son sérieux.
— Tu as beaucoup changé, Alex.
Une partie de moi était tentée de le nier, mais elle disait la vérité.
Alors que je rendais son regard à la fille aux cheveux cuivrés en face
de moi, je compris que nous avions toutes les deux irrévocablement
changé. Nous ne serions jamais plus les adolescentes que nous étions
l’été précédent.
Léa soupira en fronçant le nez.
— Et ça fait… bizarre.
J’éclatai de rire.
— C’est vrai. Je crois que je devrais continuer à t’insulter.
Inclinant le buste en arrière dans un geste arrogant, elle leva les
deux mains.
— Fais-toi plaisir.
— C’est trop facile.
Je lâchai le bureau, le retour sanguin me picotant le bout des
doigts.
— Je vais plutôt attendre que tu me provoques. Je suis sûre que
ce ne sera pas long.
— Il y a des chances, répliqua-t-elle. Ce qui m’étonne le plus, c’est
que tu ne sautes plus à la gorge d’Olivia.
Je haussai un sourcil.
— Si pressée de me provoquer ? Ça ne te ressemble pas.
Elle haussa les sourcils, et marqua une pause avant de continuer.
— Olivia m’a raconté que tu avais vu Caleb deux fois. Est-ce
que… c’est vrai ?
Je hochai la tête.
— Quand je suis descendue aux enfers, et il m’a rendu visite dans
ma cellule avant mon évasion.
Elle baissa ses cils fournis.
— Est-ce qu’il allait bien ?
Je compris alors ce qu’elle voulait. Elle ne s’intéressait pas
vraiment à Caleb, mais pensait à sa demi-sœur.
— Oui, il était en super forme. Il semblait plus heureux que de
son vivant.
Un nœud se forma dans ma gorge et je posai mon regard sur les
étagères vides.
— Il a dit que ma mère était là-bas, et je suis sûre que tes parents
et Dawn y sont aussi… et que tout va bien pour eux.
Léa émit une sorte de hoquet haché et se concentra à son tour sur
les franges de l’accoudoir du sofa. Comme tous les sang-mêlé, nous
étions entraînées à ne pas exprimer notre douleur et à ne surtout pas
pleurer. Tout le mantra « ne pas montrer de faiblesse » que l’on nous
inculquait était profondément ancré en nous.
Je me laissai tomber sur le coussin à côté d’elle et ramassai le livre
qu’elle y avait posé. Jetant un coup d’œil à la couverture, j’ouvris de
grands yeux ronds en voyant le canon à moitié nu qui s’affichait en
couverture.
— Attends. C’est vraiment un bouquin sur les extraterrestres ?
Elle me l’arracha des mains.
— Bien sûr, mais ce sont des aliens chauds comme la braise.
Elle tapota le visage du beau gosse d’un long doigt élégant.
— Et celui-là, c’est quand il veut.
Je rigolai de bon cœur, et ça me faisait quand même tout drôle de
rire avec Léa, mais elle daigna sourire. Léa et moi, on ne serait jamais
les meilleures amies du monde, mais peut-être qu’un jour nous
pourrions nous considérer comme de bonnes copines.
Une lame de douleur intense surgit soudain derrière mes yeux et
me vrilla les tempes. Je me levai, grimaçante, et respirai à fond.
— Est-ce qu’on a des Doliprane ici ?
Une seconde vague de douleur, comme une rivière de feu se
propageant dans les vaisseaux sanguins de mon cerveau, me donna la
nausée.
— Ou un marteau de forgeron ? N’importe quoi !
— Je suis sûre qu’on a quelque chose… hé… hé… est-ce que ça
va ?
La voix de Léa me parut soudain très lointaine, alors que je
sentais sa main sur mon bras.
— Oui, je… ça va aller.
Je voulus faire un pas, mais un tremblement agitait mes jambes.
Mes muscles se tétanisèrent, puis se relâchèrent d’un coup.
Un éclair blanc explosa dans la pièce faiblement éclairée,
m’aveuglant momentanément. Je croyais avoir crié. Je croyais m’être
déplacée devant Léa, mais quand la lumière aveuglante se dissipa, je
n’étais plus dans le petit bureau.
La grande salle circulaire dans laquelle je me trouvais avait des
murs de grès bordés de colonnes de marbre. Elle était vide, pas de
sofa, ni d’étagères, ni de Léa, mais je n’étais pas seule.
— Qu’est-ce qui se passe, par les enfers ? demandai-je.
Devant moi se tenait un dieu, apparemment pas plus âgé que moi.
Son bonnet rond ailé dissimulait presque entièrement sa chevelure,
mais quelques mèches châtain clair s’en échappaient. Il était vêtu
d’une antique chlamyde blanche agrafée sur l’épaule. Le dieu
m’adressa un petit sourire.
— Pas tuer le messager, me lança-t-il avant de disparaître.
— Que…
Je le vis alors. Appuyé contre un pilier, il me tournait le dos. Son
uniforme noir familier, ses cheveux blonds, qui avaient légèrement
poussé… Quand je le reconnus, l’incrédulité pure me glaça les veines.
— Seth ? murmurai-je.
Une seconde s’écoula, puis il tourna lentement la tête sur le côté.
— Je ne suis pas très content de toi, Alex.
L’horreur m’envahit d’un seul coup et je reculai instinctivement
d’un pas. Autrefois, je n’aurais jamais eu peur de lui – cette seule
pensée m’aurait amusée. Mais aujourd’hui il me terrifiait – pas sa
personne, mais ce dont il était capable.
Seth se tourna vers moi et son visage m’apparut tel que dans mes
souvenirs : mâchoire virile, bouche expressive, deux yeux comme des
joyaux d’ambre et une beauté trop parfaite. Il m’avait toujours fait
penser aux statues représentant les dieux.
Il haussa un sourcil moqueur.
— Quoi ? Tu ne trouves rien à répondre ? Ce serait bien la
première fois.
— Comment ? coassai-je, le cœur battant douloureusement.
— Nous sommes toujours connectés, et j’ai attendu le bon
moment pour… comment dire ça ? Pour te passer un appel longue
distance à travers notre lien.
Ce petit sourire exécrable était revenu.
— Qu’importent tes barrières, je peux toujours t’atteindre… avec
l’aide d’amis haut placés.
Le dieu…
— Hermès ?
Seth acquiesça.
— Il m’a toujours eu à la bonne. Qu’il t’ait amenée à moi agacera
sans doute certains des autres dieux, ce qui a suffi à le convaincre de
m’aider. Et avant de sauter indûment aux conclusions, sache
qu’Hermès n’est pas mon dieu tutélaire.
Que Seth ait pu persuader le dieu messager de jouer les
intermédiaires était désespérant, mais ça n’avait pas de sens.
Comment Hermès m’avait-il retrouvée ? J’éprouvais surtout de la
perplexité, mais, derrière, quelque chose avait le goût du sang.
— Je ne comprends pas. Où suis-je ?
— Là où je désire que tu sois.
Il avança délibérément vers moi.
Je reculai encore un peu.
— Ce n’est pas une réponse.
Seth inclina la tête sur le côté, les yeux comme deux fentes tandis
qu’il continuait de marcher sur moi.
— Tu crois que tu mérites une réponse ?
Je savais maintenant ce qui avait un goût métallique dans ma
bouche : la colère.
— Suis-je en train de rêver, Seth ?
Il éclata de rire ; lorsque nous étions connectés, il riait souvent et
beaucoup, mais je me rendis compte en cet instant qu’il y avait une
différence entre le vrai Seth et cette version de lui éthérée. Sa
présence était écrasante ; sa voix rauque possédait une qualité
musicale relevée d’un léger accent. Et son rire… Il était éclatant et
plein de suffisance.
— Tu ne rêves pas, Alex. Comme je viens de te le dire, je me suis
servi de notre lien, avec l’aide d’Hermès. Tout ceci…
Il étendit les bras ; sa peau dorée était couverte de glyphes
mouvants.
— C’est ici que ça se passe.
Il frappa son crâne d’un doigt.
— C’est comme un appel sur Skype.
La main me démangeait d’effacer ce sourire de son visage.
— Alors, ce n’est pas réel ?
— Oh, c’est bien réel, jusqu’à un certain point.
Je me rendis compte que j’avais continué de reculer et que je me
trouvais à présent dos au mur de grès dont je sentais la tiédeur.
— Ça ne peut pas être réel.
Seth s’immobilisa devant moi et se pencha en avant, si près que je
tournai la tête, mes doigts se recroquevillant désespérément le long
de mon corps. Son souffle dansa sur ma joue.
— Si tu as peur du transfert d’énergie dans cet état, c’est quelque
chose que je ne peux pas faire. Je ne peux pas non plus tirer grand-
chose de notre lien. Tes barrières… ajouta-t-il en roulant des yeux,
sont toujours intactes. Je n’aurais sûrement pas dû t’apprendre à les
ériger, mais de toute façon tu n’es pas vraiment là. Hermès a suivi la
connexion jusqu’à ton subconscient pour le relier au mien.
Par les dieux, ça avait l’air d’un truc complètement tordu.
— Tu me manquais. Détends-toi.
Me détendre ? J’étais censée me détendre alors que je me trouvais
dans ce lieu, où que ce soit, avec ce taré de Seth ? J’avançai soudain
la tête vers lui. Nos visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres.
— Je te manquais ?
— Je parle de l’ancienne Alex qui ne vivait que pour me rendre
heureux.
Il laissa échapper un rire, en réaction sans doute à l’expression de
haine qui m’avait traversée.
— Je voulais voir si ça marchait… et oui.
— Alors, si je te touche, il ne se passera rien ?
— Correct.
Ses yeux d’ambre étincelèrent.
— Minute. Tu as envie de me toucher ? J’adore le tour que prend
cette conversation.
Je lui souris et la seconde suivante je lui enfonçai mon poing dans
l’estomac de toutes mes forces. Seth se plia en deux avec un
grognement, jurant entre ses dents. Je m’avançai d’un pas et lui
balançai un coup de genou au même endroit.
— Par les enfers, Alex, ça, je le sens vraiment.
Seth se redressa en se massant l’estomac.
La pure satisfaction avait un goût de miel sur ma langue.
— Tant mieux ! Parce que j’en ai d’autres pour toi, espèce de
débile mental !
J’envoyai un autre crochet.
Seth réagit très vite, capturant mon poing dans sa main. Il me
repoussa, interceptant mon autre poignet qui se dirigeait vers son
visage. Moins d’une seconde plus tard, il m’avait cloué les deux bras
au-dessus de la tête.
Avec un sourire arrogant, comme si je ne venais pas de lui couper
la respiration, il avança vers moi.
— Combien de fois devrais-je te dire que ce n’est pas beau de
frapper les gens, Alex ?
Je poussai contre le mur pour résister, mais ne parvins qu’à
rapprocher nos corps. La colère enflammait ses yeux, mêlée à autre
chose – de l’intérêt et du désir sexuel. Malgré le hérissement que cela
provoqua chez moi, je me rendis compte d’une chose importante. Le
cordon ne s’était pas réveillé comme il le faisait d’habitude en sa
présence, surtout quand il était pratiquement sur moi. Il restait
endormi au creux de mon ventre.
C’était donc réel… mais ça ne l’était pas. Malgré tout, ce qui était
en train de se passer me déplaisait fortement.
— Tu empiètes sur mon espace personnel.
Ma mâchoire était douloureuse à force de serrer les dents.
— Lâche-moi.
— Non, répondit-il, les pupilles dilatées. Tu risquerais de me
frapper encore.
— Ça, tu peux y compter !
La rage pure bouillonnait en moi, effaçant la terreur et la
stupéfaction, si prégnantes quelques instants plus tôt.
— Comment tu as pu me faire ça ?
Je pris mon élan contre le mur, mais Seth me repoussa.
— Tu avais promis de ne jamais te servir du lien contre moi, et
pourtant c’est ce que tu as fait ! Tu as fait de moi la présidente du fan-
club de Seth !
Ses lèvres frémirent.
— Je ne vois pas où est le problème.
Mon sang ne fit qu’un tour.
— Je t’appelais mon Seth !
— Là non plus, je ne vois pas le problème.
Serrant les poings, je le fusillai du regard.
— C’était un énorme problème, Seth ! Ce que tu es en train de
faire est un problème ! Tu ne comprends pas ça, par les dieux des
enfers ?
Ramenant brutalement ma main en arrière, je me cognai contre le
mur. Une douleur bien réelle explosa dans mon bras.
— Merde !
— Maintenant, il faut te calmer. Tu ne vas réussir qu’à te blesser.
Un éclair de malice étincela dans ses yeux d’ambre, me rappelant
l’espace d’un instant l’ancien Seth, avant qu’il ne perde la raison à
cause de sa soif d’éther et de puissance, celui qui me tapait sur les
nerfs autant qu’il me faisait rire – le garçon qui avait volé un
fragment de mon cœur.
Je plongeai les yeux au fond des siens, sentant un peu de ma
colère refluer.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Il cligna les yeux.
— Quoi ?
Reculant contre le mur, je baissai les yeux.
— Tu as toujours été un peu taré et arrogant, mais…
— Merci du compliment, dit-il très sèchement, mais sa prise sur
mes poignets se relâcha.
— Mais tu ne m’aurais jamais fait ça, tu ne te serais jamais servi
du lien contre moi.
Je relevai la tête.
— Tu n’aurais jamais attaqué le Conseil ou pris le parti de Lucien.
Alors oui, que t’est-il arrivé ?
Un muscle tressaillit sur sa mâchoire.
— J’ai compris bien des choses, Alex. La vraie question est de
savoir ce qui t’est arrivé à toi. La fille que j’ai connue aurait affronté
le Conseil sans la moindre hésitation. Elle aurait toujours détesté
Lucien, mais elle aurait compris qu’il essayait d’améliorer les choses.
— Non.
Je détournai la tête, déglutissant avec difficulté.
— Bien sûr que si !
Rassemblant mes poignets dans une main, il me prit le menton de
l’autre, m’obligeant à le regarder. Je détestais la lueur presque
fiévreuse qui brillait dans ses yeux.
— Il veut changer le monde.
— Il veut le diriger, Seth ! Il y a une grosse différence. Et tu n’es
pour lui qu’un pion !
Je puisai dans ma rage, m’y accrochant de toutes mes forces.
— Il se sert de toi, Seth. Je te croyais plus fort que ça, mais tu es
faible… c’est ta soif de pouvoir qui te rend faible.
La colère flamboya sur son visage comme un éclair et ses doigts se
resserrèrent sur mon menton.
— Je ne suis pas faible.
— Si ! Au point que tu ne vois même pas ce que Lucien est en
train de te faire ! As-tu pensé à ce qui se passe dans le monde ? Des
innocents sont en train de mourir, Seth.
Croisant son regard furibond, je tentai de lui faire comprendre
que tout ça était une erreur.
— Comment peux-tu cautionner ce genre de choses ? Tu dois tout
arrêter.
Le silence qu’il m’opposa était assourdissant.
— Tu sais ce que je vais devoir faire ?
Les larmes envahirent mes yeux, et au même moment j’entendis
appeler mon nom comme un murmure dans le lointain.
Seth l’entendit aussi, et il reconnut la voix. Ses lèvres se
retroussèrent en un rictus.
— Je vais devoir te tuer, Seth.
Ma voix se brisa.
Il recula d’un coup, me lâchant si soudainement que je faillis
tomber. Une expression qui ressemblait beaucoup à de l’incrédulité
traversa ses traits, mais il y avait autre chose aussi. Un sentiment que
j’étais incapable de déchiffrer, puis son visage se durcit.
— Tu ne peux pas me tuer.
Le son de la voix d’Aiden qui m’appelait sollicitait à présent toutes
les cellules de mon corps.
— Je trouverai un moyen, parce que je ne peux pas te laisser
faire.
Seth croisa les bras.
— Tu échoueras.
Mon cœur s’affola.
— Que faut-il que je fasse pour te faire renoncer ? Dis-le-moi !
Ses lèvres s’incurvèrent en un sourire cruel.
— Il n’y a rien que tu puisses faire, Alex. Il faut que tu acceptes ce
qui se passe – notre destin. Tu as été faite pour me compléter, et je
vais te trouver. Et quiconque se dressera sur ma route sera éliminé. Je
n’hésiterai pas une seule seconde.
Je cessai de respirer. Ça me rendait malade et profondément triste
de l’entendre prononcer ces mots. Il avait déjà accompli tant d’actes
atroces, mais cette menace, qui montrait à quel point il s’était
enfoncé dans la folie, me fendait le cœur.
— Seth…
Il bondit en avant, plaquant ses mains de chaque côté de mon
crâne.
— Tu peux continuer à dresser tes barrières, à te protéger de moi
autant que tu voudras. Comme tu peux le constater, ça ne m’empêche
pas de t’atteindre.
Appuyant son front sur le mien, il inspira profondément.
— Nous nous reverrons très bientôt.
Seth se déplaça et je sentis ses lèvres effleurer mon front une
seconde avant qu’une lumière blanche explose en moi et autour de
moi.
CHAPITRE 16

Les poumons en feu comme si j’avais été en apnée, je pris une


longue inspiration en sursautant. Cette fois, quand la lumière se
dissipa, des yeux vert-de-gris me contemplaient.
— Alex ?
Le soulagement imprégnait la voix d’Aiden, la rendant plus grave
et plus sèche. Son regard assombri par l’inquiétude contenait aussi
une pointe de colère.
— Par les dieux, Alex, j’ai cru…
Je clignai les yeux plusieurs fois tandis que la petite pièce
reprenait consistance autour de moi. C’était le bureau où je m’étais
trouvée avec Léa. Aiden me tenait dans ses bras, à moitié sur le sol et
à moitié sur ses genoux. Je voulus me redresser, mais il posa une
main sur ma joue, pressant ma tête contre la sienne.
— Ne bouge pas pendant quelques minutes, dit-il en se déplaçant
pour appuyer son dos contre la base du sofa. Est-ce que ça va ?
— Oui.
Je m’éclaircis la voix, ordonnant à mon cœur de ralentir.
— Je… c’était totalement hallucinant. Où est Léa ?
— Dans le couloir avec les autres.
Son pouce dessina un cercle apaisant sur ma pommette.
— Elle est venue me chercher quand tu as perdu connaissance.
Elle a dit que tu t’étais plainte de maux de tête juste avant de
t’effondrer. Ça… l’a fait flipper. Tu es sûre que ça va ?
Je m’étais effondrée ? Waouh, non seulement Seth était capable
de m’atteindre et de me toucher, mais il pouvait aussi me faire
tomber dans les pommes comme une mauviette ?
— Oui. Ma migraine est partie. Je me sens juste un peu vaseuse.
Relevant le buste, je me contorsionnai dans les bras d’Aiden pour
le regarder.
— Combien de temps suis-je restée inconsciente ?
— Quelques minutes.
Ses yeux fouillaient les miens.
— Alex, tu… as prononcé le nom de Seth. J’ai cru…
Il secoua la tête et ses cils s’abaissèrent, dissimulant ses yeux.
— Quoi ?
Je posai ma main sur la peau douce de sa joue, et je compris. Je
faillis m’étrangler.
— Tu as cru que je m’étais reconnectée avec lui ?
— Oui, c’est ce que j’ai cru, répondit-il au bout d’un moment.
Surtout quand je t’ai entendue dire son nom. J’ai fait sortir tout le
monde.
Aiden releva la tête et ses yeux plongèrent dans les miens.
— Je ne savais pas quoi faire…
L’Élixir aurait été une solution. Mais il avait jeté ce qu’il en restait
dans le siphon de l’évier. Qu’est-ce qu’il aurait pu faire ? L’expression
de son regard me bouleversa.
Je me penchai vers lui, appuyant mon front sur le sien. Ce geste
me rappelait Seth, mais c’était tellement différent, cela signifiait
tellement plus.
— J’ai bien vu Seth, mais je ne me suis pas connectée avec lui.
Aiden avança les deux mains, qu’il pressa de chaque côté de mon
visage. Ses bras puissants étaient agités d’un léger tremblement. Nous
ne prononçâmes pas un mot pendant quelques longues secondes.
Mon cœur battait soudain plus fort, pour une autre raison.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il finalement.
— C’est Hermès… Cet enfoiré d’Hermès. Je ne sais pas comment
il a fait, mais il a suivi le lien qui m’unit à Seth pour m’amener dans
son subconscient ou une connerie du genre.
J’étais certaine qu’Aiden se taisait parce que la fureur qui l’habitait
l’empêchait de former des mots.
Respirant un grand coup, je le pris par les poignets et lui racontai
tout. À chaque mot, sa colère augmentait, devenant aussi tangible
qu’une épaisse fumée dans le petit bureau.
Je terminai en éloignant ses mains, sans les lâcher.
— C’était réel… et en même temps ça ne l’était pas. J’ignore s’il
sera capable de recommencer, si Hermès l’aidera de nouveau. C’est
peut-être quelque chose que j’ai fait ou que je n’ai pas fait qui lui a
facilité la tâche.
— Tu as été prise de maux de tête avant que ça se produise ?
Quand je hochai la tête, ses yeux prirent la couleur de l’acier.
— Quand tu étais sous l’influence de l’Élixir, te souviens-tu que tu
avais des migraines ?
Je secouai la tête et il jura entre ses dents.
— Elles se déclenchaient quand les effets de l’Élixir commençaient
à s’estomper. Et tu entendais la voix de Seth. Il essayait de se
connecter avec toi. Je crois que la même chose s’est produite ici avec
Hermès.
— Merde, dis-je, sous le choc.
Je repensai alors à mon cauchemar. Trop rapide pour qu’Aiden
puisse m’en empêcher, je me levai et reculai.
— Il y a plusieurs jours, j’ai fait un cauchemar.
Il se leva à son tour dans un mouvement fluide.
— Je m’en souviens.
— J’ai rêvé que Seth était dans la chambre, mais ce n’était peut-
être pas un rêve. Il était peut-être en train de tester nos appels longue
distance par l’intermédiaire d’Hermès ?
Je lâchai un juron, luttant contre l’envie de lancer quelque chose.
— En tout cas, la bonne nouvelle, c’est qu’il n’a rien pu faire du
lien. Ni lire dans mes pensées ni prendre le contrôle de ma volonté.
— Tu parles d’une bonne nouvelle, répondit Aiden dans un
grognement.
— J’étais en train d’essayer de positiver.
Il serra les poings, les bras le long du corps.
— Tu as pu le frapper, ce qui veut dire qu’il peut en faire autant,
Alex. OK, il ne sait peut-être pas où tu es, mais c’est une violation
grave de ton intimité.
J’acquiesçai, comme dans un brouillard. Aiden avait raison. Et pas
moyen de savoir si Seth pourrait recommencer.
— Et je suis impuissant, s’il recommence. Je jure devant les
dieux…
Tournoyant sur lui-même, Aiden prit une statuette qu’il lança
violemment à travers la pièce. Elle atterrit brutalement contre le mur
dans une explosion de plâtre et de verre.
La porte du bureau s’ouvrit et Solos y glissa la tête, les yeux
écarquillés.
— Est-ce que…
— Laisse-nous ! lui ordonna sèchement Aiden, avant de prendre
une longue inspiration hachée. Alex va bien. Nous allons bien tous les
deux.
Solos semblait dubitatif, mais un second regard à Aiden le fit
changer d’avis et il referma la porte.
Je lançai à Aiden un regard par en dessous.
— Est-ce que tu te sens mieux ?
— Non ! hurla-t-il en retour, respirant un grand coup tout en
montrant l’entaille dans le mur. Je voudrais que ce soit la tête de
Seth.
Les pétages de plomb d’Aiden m’avaient toujours paru très
effrayants. Surtout parce qu’ils étaient si rares, mais j’avais une
fâcheuse tendance à oublier qu’il n’était pas parfait et que ce n’était
pas un saint. Il avait du tempérament – rien de comparable aux folies
dont Seth ou moi étions capables, mais le feu couvait dans ses veines.
Je croisai les bras, soudain glacée.
— Mais il y a forcément une raison qui lui a permis de faire ça
précisément à ce moment. Et – et – il a entendu ta voix.
Une étincelle d’espoir s’alluma en moi.
— Son emprise sur moi n’était pas très solide.
— Je parie qu’il était ravi.
Me rappelant l’expression de Seth quand il avait reconnu la voix
d’Aiden, je dirais plutôt qu’il avait des envies de meurtre.
— Il y a forcément un truc, Aiden. Il suffit de comprendre quoi.
Aiden me bombarda d’un regard noir avant de traverser la pièce à
grands pas. Il s’arrêta devant la fenêtre et je me mordis la lèvre.
— On va trouver. On trouve toujours.
Il ne répondit pas, le dos anormalement raide.
— Tu es sûre que ça va ?
— Oui, répondis-je, exaspérée. Tu peux arrêter de me demander
ça ? Ça va. JE VAIS BIEN. J’ai connu un revers ce soir, mais ça ne veut
pas dire…
— Pardon.
Il me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, la voix nettement
plus maîtrisée.
— Je sais, Alex. Je suis désolé.
— Tu n’as pas de raison de t’excuser.
Un rire bref lui échappa.
— J’ai beaucoup de raisons de m’excuser, Alex.
Je l’observai. Il ne parlait pas seulement de ce qui venait de se
passer avec Seth. OK, il était en colère, parce qu’il avait eu peur pour
moi, et ça me faisait plaisir, mais il y avait autre chose. Je songeai au
fossé qui se creusait entre nous depuis plusieurs jours et je ne pus
retenir un soupir de frustration.
— C’est quoi, ton problème ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Ah non ?
Je m’avançai vers lui et levai les mains pour lui toucher le visage.
Il tressaillit et recula, et mon cœur se serra.
— Voilà ! C’est de ça que je parle.
Il se referma comme une huître.
Comme toujours dans la vie, quand quelque chose me dérangeait
ou m’effrayait, je m’arrangeais pour détourner toute mon énergie vers
autre chose.
— Tu as un comportement très étrange ces derniers jours, on
dirait que tu m’évites.
— Je ne t’évite pas, Alex.
Un muscle tressauta sur sa joue tandis que son regard restait
braqué au-delà de la fenêtre.
— Tu crois vraiment que c’est le moment de parler de ça ?
Je pris une profonde inspiration et sentis mon tempérament
sanguin remonter à la surface.
— Quel meilleur moment, au contraire ?
— Peut-être un moment où tu ne viendrais pas d’être aspirée par
Seth on ne sait où et où on ne serait pas en train de chercher le
moyen d’affronter une saloperie dont on ne sait rien du tout.
Il se retourna, les yeux d’un gris glacial.
— Ça, ce serait un meilleur moment.
Oh, j’étais à deux doigts de lui bondir dessus et de l’étrangler par-
derrière… avec amour, bien sûr.
— Et tu crois qu’on aura une meilleure occasion de parler de ça
dans un proche avenir ? Que les choses vont tout à coup se mettre sur
pause pour qu’on puisse avoir une discussion les yeux dans les yeux ?
Aiden me tournait toujours le dos, mais je n’avais pas besoin de
voir son expression pour deviner qu’il était furax.
— OK. Je ne comprends pas. Tout allait bien entre nous quand
nous sommes revenus. Nous avons fait…
— Nous aurions mieux fait de garder nos distances.
Une douleur me transperça la poitrine comme s’il venait de me
gifler. Immédiatement, mes marques réagirent, apparaissant sur ma
peau.
Aiden baissa la tête.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Cette nuit-là… a été la plus
belle de ma vie. Je ne regrette pas une seconde ce que nous avons
fait, mais j’aurais dû te laisser le temps de retrouver tes marques.
J’ai… J’ai perdu mon sang-froid.
Je m’avançai vers lui.
— Ça me plaît quand tu perds ton sang-froid.
Il secoua la tête sans rien dire.
— J’allais bien, Aiden. Je n’avais pas de séquelles. Je vais bien
aujourd’hui aussi. Pourquoi est-ce que tu m’évites ?
— Je ne t’évite pas.
— Arrête un peu ! Tu t’arranges pour ne jamais te trouver seul
avec moi, sauf la nuit pour dormir.
Aiden me fit face, enfouissant les doigts dans ses cheveux.
— La nuit, quand je dors, c’est le seul moment où je ne pense pas
à… ce que j’ai fait. Tu… ne comprends pas. Ce que je t’ai fait, te
soumettre à l’Élixir ? C’est tout ce que je mérite.
— Tu…
— Rien ne m’y obligeait, Alex. C’était de la faiblesse. Je n’ai pas
fait confiance à ta capacité de rompre le lien. Et j’ai vu les effets de
l’Élixir sur toi. Je ne me le pardonnerai jamais.
J’en restai bouche bée.
— Tu ne peux pas t’en vouloir pour ça ! Tu as fait ce qu’il fallait.
La colère étincela dans ses yeux.
— Ce n’était certainement pas ce qu’il fallait faire.
— Aiden…
— L’Élixir représentait l’une de tes plus grandes terreurs, Alex ! Et
c’est moi qui te l’ai donné !
Surprise, je reculai d’un pas. Aiden élevait rarement la voix, mais
je savais que sa colère et sa frustration ne m’étaient pas adressées.
Elles n’étaient que l’expression de son propre sentiment de culpabilité
– un sentiment qui n’avait pas lieu d’être.
— En quoi…
Il avança vers moi, baissant la voix alors que son regard se
verrouillait au mien.
— En quoi est-ce différent de ce que Seth t’a fait, et qu’il continue
de te faire ?
Je laissai échapper un hoquet.
— Me donner l’Élixir n’a rien de comparable avec ce que Seth a
fait de moi – une Apollyon psychotique !
— Mais j’ai annihilé ta personnalité, Alex. C’est pareil.
La colère s’échappait de lui par vagues toujours plus violentes à
chaque seconde. La plupart des gens auraient été terrifiés de le voir
ainsi.
Moi, j’étais surtout agacée – et attristée.
— Je t’ai immobilisée et obligée à ouvrir la bouche pendant que
Marcus y versait l’Élixir.
Il secoua légèrement la tête, comme abasourdi par ses propres
actes.
— Tu m’as supplié d’arrêter, et j’ai continué. J’ai vu l’Élixir prendre
possession de toi, et c’est moi qui suis devenu ton Maître. Je ne
pourrai jamais…
Il s’interrompit et se détourna.
J’avais les larmes aux yeux. Je voulais le décharger de cette
culpabilité, mais je ne savais pas comment faire. Je m’approchai de
lui par-derrière pour le prendre dans mes bras jusqu’à ce qu’il
comprenne que je ne lui en voulais pas. Mais s’il existait une
personne encore plus entêtée que moi en ce bas monde, c’était bien
lui. Si la situation avait été inversée, Aiden aurait trouvé les mots
pour m’apaiser. Il m’aurait déballé un long discours plein d’éloquence,
et si je n’avais pas compris, il me l’aurait expliqué plus simplement.
Ne possédant pas son talent, je me rabattis sur ce que je savais
faire.
— Écoute, désolée d’interrompre tes jérémiades, mais nous avons
besoin d’une bonne dose de maturité.
Pivotant sur lui-même, Aiden haussa les sourcils, prêt à répliquer.
— Chut.
Je plaquai la main sur sa bouche – sa bouche si chaude. Un frisson
remonta le long de mon bras.
— Tu as été obligé de prendre une décision difficile. Toi et tous les
autres. J’étais devenue la Méchante Alex. Et je me souviens très bien
d’avoir menacé d’arracher la cage thoracique de Deacon. Je
comprends très bien ce que tu as fait.
Enroulant ses doigts autour de mon poignet, il éloigna ma main,
mais ne la lâcha pas. On progressait !
— Alex, je n’ai pas besoin que tu me pardonnes.
— Ah non ?
Je me rapprochai encore, mes cuisses heurtant ses genoux fermés.
— Je te pardonne quand même. Par les enfers, je n’ai même rien à
te pardonner. Je devrais plutôt te remercier.
Lâchant ma main, il détourna les yeux et secoua la tête en se
dirigeant vers le sofa, sur lequel il se laissa lourdement tomber.
— Ne me remercie jamais de t’avoir donné l’Élixir.
— Argh !
Je levai une main. Je mourais d’envie de l’éjecter du sofa.
— Ce n’est pas pour ça que je te remercie. Je te remercie de ne
pas avoir renoncé à moi. Et d’avoir toujours été là pour moi quand je
me conduisais comme une psychopathe.
Il releva la tête vers moi, le visage toujours aussi fermé.
— J’ai envie de t’étrangler.
Il haussa un sourcil et je poussai un long soupir.
— On fait tous des choses qu’on regrette. Je dois vivre avec le
poids d’avoir menacé tous ceux que j’aime. Tu n’as pas idée de ce que
je pensais, de ce que je croyais, quand j’étais connectée à Seth. Ou
peut-être que si, mais ce n’est pas pareil. Et si je suis capable d’aller
de l’avant, par tous les dieux, tu devrais l’être aussi.
Il ouvrit la bouche pour répondre, mais je n’en avais pas terminé.
— J’ai besoin de toi maintenant, plus que jamais. Et pas juste que
tu me prennes dans tes bras la nuit.
Je m’interrompis, fronçant les sourcils.
— Même si c’est très agréable et tout, j’ai besoin que tu sois
vraiment là.
Je lus dans son regard vif-argent que je l’avais blessé.
— Je suis là pour toi.
— Non, tu n’es pas là.
Je secouai la tête pour souligner mes paroles.
— Tu es bien trop occupé à broyer du noir et à te reprocher ce que
tu devais faire. J’ai besoin que tu te conduises en homme, Aiden.
— Que je me conduise en homme ?
Il se renversa contre le dossier du sofa dans une posture à la fois
désinvolte et arrogante, mais chaque muscle de son corps était tendu.
— Heureusement que je t’aime, ou je risquerais de me vexer.
— Si tu m’aimes, tu dois être capable de dépasser ta culpabilité.
Tu dois t’en accommoder, accepter que c’était un mal nécessaire, et
passer à autre chose.
Ma gorge se noua.
— Parce que je suis terrorisée, Aiden, je ne sais pas combien
d’entre nous vont survivre à ce qui est en train de se produire. En ce
moment, j’ai besoin de toi – de ta présence inconditionnelle. Nous –
notre couple – sommes plus importants que ta culpabilité, en tout
cas c’est ce que je croyais, mais on dirait que je gaspille ma salive.
J’étais prête à faire basculer le sofa en arrière pour le virer de là,
mais il se leva d’un bond et me fit face avant que je puisse faire un
geste. Il me prit par la taille et nos regards se vissèrent l’un à l’autre.
Chaque point de contact de nos corps irradiait une chaleur torride. Je
n’avais pas vraiment oublié ce que ça faisait de me trouver dans ses
bras, mais je n’y étais pas préparée.
Je n’y serais jamais préparée.
Et lui non plus. Ses yeux étaient deux lacs d’argent en fusion et il
m’étreignit plus étroitement.
— Jamais je ne renoncerai à toi, Alex. Jamais.
— Alors, pourquoi est-ce que tu es si…
— Si quoi ?
Sa voix s’était voilée.
Si agaçant. Si entêté. Si obstiné. Si foutrement sexy.
— Par tous les dieux, on ne pourrait pas arrêter de se disputer
et… je ne sais pas… faire l’amour à la place ?
Un rire rauque et profond secoua tout son corps, se
communiquant au mien.
— C’est de ça que tu as besoin ?
Plus que de l’air que je respirais.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Il se mit en branle, me forçant à reculer jusqu’à la porte close.
— Que je suis très amoureux de ton esprit obsessionnel.
J’étais sur le point de lui faire remarquer que je m’étais beaucoup
améliorée de ce côté-là et que j’étais capable de gérer des tas de trucs
à la fois, mais il passa à l’action. Sa bouche prit possession de la
mienne et le baiser qu’il me donna annula tous les progrès que j’avais
pu faire récemment. Tout le reste passa au second plan.
Quand il releva la tête, très légèrement, je manquais carrément
d’air.
— D’accord. Tu marques un point, dit-il.
— Un seul ?
Je pensais en avoir marqué plusieurs.
— C’est difficile pour moi, Alex, de me rappeler ce que tu étais
devenue, avoua-t-il d’une voix sourde.
Il glissa une main dans mes cheveux emmêlés pour m’empoigner
la nuque, déclenchant des frissons partout sur ma peau.
— J’ai détesté ça. J’ai détesté chaque seconde.
Je posai une main sur sa joue.
— Je sais.
— Et je ne pensais qu’à te retrouver telle que tu étais avant.
Il déposa un baiser sur ma tempe, puis au creux de mon cou.
— Mais tu as raison. Je n’ai pas été totalement présent pour toi.
— Tu ne vas pas te mettre à culpabiliser aussi sur ça ?
Je le sentis sourire contre mon cou, et ses lèvres bougèrent sur
mon pouls emballé.
— Tu ne peux pas t’empêcher de faire ta maligne.
Enroulant un bras autour de son cou, je souris à mon tour.
— Tu crois ?
L’espoir était en train de renaître en moi.
— Est-ce que ça va, maintenant ? Tout va bien entre nous ?
— Tout est parfait.
Aiden m’embrassa tendrement et, sans abandonner ma bouche,
me souleva du sol d’un seul bras et me retourna. Une seconde plus
tard, j’étais allongée sur le coussin du sofa et il me surplombait,
toujours en tenue de Sentinelle et bardé de ses armes.
— Je vais bien.
— Tu es sûr ?
Il me sourit et ses fameuses fossettes apparurent.
— Ça va aller.
Alors que j’allais lui répondre, sa main descendit le long de mes
côtes, suivant le dessin de ma cage thoracique, puis remonta plus
haut et j’oubliai totalement ce que je voulais dire. J’avais la tête qui
tournait, enivrée par l’expectative et le désir et un millier d’autres
émotions alors que mon cœur battait la chamade et que j’avais du
mal à respirer.
— Merci, murmura Aiden, juste avant de reprendre ma bouche et
de me presser contre lui, jusqu’à ce que nos bassins s’épousent
étroitement.
Un flot de sensations désordonnées enflamma tout mon corps.
— Merci.
Je ne savais pas très bien comment nous en étions arrivés là, ni
pourquoi il me remerciait, mais je ne m’en plaignais pas et ça me
paraissait presque normal, quoiqu’un peu tordu. Aiden me vénérait
comme si j’étais naturellement digne de sa virilité magnifique et
complexe. Au cours de cette nuit, il me prouva qu’il n’y avait plus de
problème entre nous, que tout allait bien pour lui, et pour le moment,
cela me suffisait pour affronter le lendemain.
CHAPITRE 17

Je me trimballai un grand sourire idiot pendant toute la journée


du lendemain. Même glacée, couverte de boue à force de m’entraîner
dans la zone protégée, vidée par l’utilisation des éléments et de
l’akasha, on aurait dit que mon sourire était peint sur mon visage.
Il ne s’effaça qu’en de rares occasions, quand je songeais à Seth et
au coup de Trafalgar qu’il m’avait fait la veille. Après qu’Aiden et
moi… avions retrouvé l’usage de nos bouches pour parler, nous
avions décidé de mettre seulement Marcus dans la confidence. Ce
n’était pas la peine d’affoler tout le monde, et si l’on devait en juger à
la réaction de Marcus, notre décision était sage.
Mon oncle s’était abstenu de jeter des objets, mais sa colère avait
égalé celle d’Aiden.
Et je savais que c’était pour cela qu’il s’était chargé de mon
entraînement à la place de Solos aujourd’hui.
N’empêche que ça me faisait tout drôle de faire mordre la
poussière à mon oncle.
Chaque fois que notre groupe hétéroclite faisait une pause, Aiden
était à mes côtés. À certains moments, il était silencieux et paraissait
broyer du noir, et je savais qu’il pensait à l’Élixir, mais il faisait des
efforts et c’était le plus important.
À la fin de la journée, nous rentrâmes au chalet épuisés, accueillis
par le parfum du ragoût que Laadan avait préparé. Je montai à
l’étage éliminer la crasse de la journée, et Aiden m’emboîta le pas.
Une fois dans la chambre, je lui lançai ce que je voulais être un
regard effarouché – mais qui devait avoir l’air d’une poussière dans
l’œil.
Cela lui tira malgré tout un sourire.
— Tu me suis ? demandai-je en me débarrassant de mes bottes.
Il avança sur moi de la même démarche sensuelle que les
panthères en cage que nous avions vues au zoo.
— Je suis là pour toi, c’est tout, et je crois que tu as vraiment
besoin de moi, là, maintenant.
— Ah ah.
Sans mes chaussures, Aiden me dominait de toute sa hauteur et
j’avais l’impression d’être un hobbit à côté d’un géant.
Son sourire s’élargit et une fossette apparut sur sa joue gauche. Il
ramena une mèche derrière mon oreille, puis ses mains descendirent
jusqu’à ma taille pour sortir mon maillot de mon pantalon cargo.
— Je crois que tu appelles ça « se conduire en homme ».
Ce n’était bien sûr pas ce que j’avais voulu dire la veille au soir,
parce que même avec mes connaissances limitées en la matière, je
savais qu’il excellait dans ce domaine. Mais je ne répondis rien et
levai la tête pour le regarder.
Il se pencha vers moi et ses lèvres effleurèrent les miennes. Je
devais avoir un goût de terre et de pomme verte, à cause de la Chupa
Chup que j’avais sucée tout à l’heure, mais il émit ce son – mi-
grognement, mi-borborygme – contre ma bouche. Alors que notre
baiser s’approfondissait, comme s’il était prêt à me dévorer toute
crue, je fondis contre lui.
— J’adore ta façon de te conduire en homme, murmurai-je en
agrippant le devant de son maillot.
Aiden gloussa et le bout de ses doigts glissa sur mon ventre. La
chaleur irradia, chassant le froid de ma peau. Je levai les bras, en
voulant davantage – j’en voulais toujours plus…
— Ne vous arrêtez pas pour moi.
Je poussai un cri strident en reconnaissant la voix d’Apollon et
bondis en arrière, m’entravant dans mes propres pieds. Aiden me
rattrapa par le bras in extremis et me stabilisa avant que je m’étale.
— Par les dieux, grommelai-je, une main sur le cœur, qui battait à
cent à l’heure.
Tellement absorbée par Aiden, je n’avais pas senti la présence
d’Apollon.
Le dieu s’assit au bord du lit, la tête penchée sur le côté, une
jambe croisée sur l’autre. Ses cheveux blonds étaient libres, encadrant
son visage effroyablement parfait. Deux iris d’un bleu lumineux me
contemplaient au lieu du regard entièrement blanc tellement flippant
des dieux. J’étais surprise qu’il se soit souvenu d’à quel point leurs
yeux m’effrayaient.
Aiden se reprit le premier, et s’interposa devant moi. Il se raidit
quand Apollon gloussa d’un air amusé.
— Comment es-tu entré ?
— Les protections du chalet ne sont plus actives depuis trois
heures. Heureusement, aucun autre dieu ne s’en est aperçu, et la
plupart ne désirent pas la mort d’Alex… Pour l’instant, ajouta-t-il
après coup.
Je lui lançai un regard torve.
— Bonne nouvelle.
— La prochaine fois, tu voudras bien frapper avant d’entrer ?
suggéra Aiden, légèrement moins tendu.
Apollon haussa les épaules.
— Ce ne serait pas drôle.
Mais il se leva, tête inclinée sur le côté.
— Il faut qu’on parle, mais vous avez l’air tous les deux de sortir
d’un combat de catch dans la boue.
— On s’entraînait, lui fis-je remarquer. Comme tu nous l’as
demandé.
Était-il satisfait que nous ayons suivi ses instructions ? En tout cas,
il n’en montra rien.
— Je vous attends en bas. Essayez de ne pas trop traîner.
Et sur ces mots, il se dématérialisa. Une seconde plus tard,
j’entendis un cri au rez-de-chaussée. Contente de savoir que nous
n’étions pas les seules victimes de ses farces.
Je me tassai contre le mur.
— Je crois qu’il a raccourci ma vie de plusieurs années.
Aiden haussa un sourcil.
— Je continue de penser qu’on devrait lui mettre une clochette.
Mes lèvres frémirent.
— Et je continue de plussoyer.
Après un regard vers la porte, Aiden me prit par la main et
m’entraîna vers la salle de bains.
— Nous n’avons que quelques minutes. Tâchons d’en profiter au
maximum.

*
* *
Plus de quelques minutes plus tard, Aiden et moi rejoignîmes les
autres dans le spacieux salon. Apollon était occupé à engloutir un bol
du ragoût cuisiné par Laadan et Deacon.
— Tu avais faim ? demandai-je au bout de plusieurs minutes d’un
long silence gêné.
Il releva la tête.
— Pas vraiment, mais c’est délicieux.
Laadan, assise sur le canapé, se rengorgea.
— Merci.
— Nous, on n’y a pas encore goûté, fit remarquer Aiden, adossé
au mur, les bras croisés.
Les lèvres d’Apollon formèrent un sourire.
— Désolé. J’essaierai de passer après dîner la prochaine fois.
Le bol entre ses mains s’évanouit… Pour aller où ? Mystère…
— Bon, ça fait plaisir de voir toute la fine équipe au grand
complet. Ça me réchauffe le cœur et bla-bla-bla, mais venons-en au
fait.
— Bonne idée, murmurai-je en me hissant sur le bureau, les pieds
ballants dans le vide. Tu disais qu’il fallait qu’on parle.
— En effet.
Apollon se laissa flotter jusqu’au canapé, où Olivia et Deacon
étaient assis d’un air guindé à côté de Laadan. Il les dévisagea un
long moment, comme s’il voyait au-delà de ce que nos yeux
percevaient, puis se retourna.
— D’abord, il faut que tu me dises tout ce que le Premier a
partagé avec toi.
Balançant mes jambes contre le bord du bureau, je lui fis un
rapport rapide et synthétique des événements. Il n’y avait pas grand-
chose à dire, et cela n’échappa pas à Apollon.
— C’est tout ?
Il n’essaya même pas de cacher son irritation et sa déception.
— Tous les deux, vous avez ce lien indéfectible qui a failli détruire
le monde, et tout ce que tu peux me dire, c’est que tu crois qu’il se
dirige vers le nord, ce que je sais déjà ?
Je fis la moue. Il s’y entendait comme pas deux pour me donner
l’impression d’être un Apollyon raté.
— Ce n’est pas sa faute, intervint sèchement Aiden, les yeux
étincelants tel du mercure. Il a gardé ses projets secrets.
— Sans doute parce qu’il craignait qu’elle ne finisse par rompre la
connexion, dit Marcus. On en revient toujours à la même question :
que faire de ce que nous savons ?
— Et tu as peut-être du nouveau pour nous ? demandai-je en
toute innocence. Ça nous changerait un peu.
Apollon étrécit les yeux.
— Peux-tu nous dire de quelle façon Thanatos nous a trouvés ?
interrogea Marcus.
— Oui, ça, c’est facile. C’est l’usage qu’a fait Alex de l’akasha
pendant son combat contre Aiden qui a mené Thanatos à elle.
Je me rembrunis à ce souvenir.
— Mais je m’entraîne tous les jours à manipuler l’akasha depuis.
— L’entraînement est une chose, Alex. À notre niveau, c’est une
goutte d’eau dans l’océan, surtout à l’intérieur de la zone protégée
que j’ai créée autour du chalet.
Son regard se posa sur Aiden.
— Tenter de s’en servir pour tuer, en revanche, ça revient à lancer
une fusée de détresse.
Je tressaillis et détournai les yeux.
— Tu es en train de me dire de ne pas utiliser l’akasha, c’est ça ?
— J’ai une solution pour ça.
Apollon leva une main, autour de laquelle scintilla une lumière
bleu électrique. Une seconde plus tard, un petit médaillon se
matérialisa dans sa paume, retenu par une chaîne qui pendait au
bout de ses doigts. Un sourire satisfait étira ses lèvres.
— J’ai subtilisé le casque d’Hermès, j’en ai fait fondre la matrice,
et voilà. Une amulette d’invisibilité spéciale Alex.
Apollon déposa le collier dans ma main. Il était en métal cuivré,
frappé d’une aile grossièrement dessinée.
— Oh. C’est comme Harry Potter et sa cape d’invisibilité.
Tout le monde me regarda et je levai les yeux au ciel.
— Laissez tomber. Donc, je serai invisible quand je porterai ça ?
Apollon éclata de rire comme si je lui avais posé la plus stupide
des questions.
— Non. Ta signature énergétique sera seulement dissimulée aux
dieux – tous, sauf moi – même si tu te sers de l’akasha.
— Oh, dis-je en approchant le collier de mon cou. Pratique.
Aiden s’avança pour m’aider à le fermer.
— Tu as trouvé autre chose ? demanda-t-il.
— Oh, tu sais, je ne fais pas grand-chose de mes journées,
répondit Apollon en nous fusillant du regard. À part convaincre mes
frères et sœurs de ne plus semer la destruction le temps de nous
laisser une chance de tout arranger, mais ils ne se retiendront pas
longtemps. À chaque seconde, Lucien et le Premier sont plus proches
de renverser le Conseil. Et avec les démons qui attaquent les humains
en masse, ils mettent dans la balance des millions de vies innocentes
pour essayer de les stopper.
— Pas par compassion envers les mortels.
Je glissai le médaillon sous mon maillot, détournant mes pensées
de la chaleur étrange du métal sur ma peau. Il arrivait quelques
centimètres sous la rose en cristal.
— Mais parce que si Lucien et Seth renversent le Conseil dans les
Catskills, ils ne seront plus qu’à une marche de renverser les dieux, je
me trompe ? On sait tous que quiconque a la mainmise sur ces sièges
possède le véritable pouvoir.
Apollon ne répondit pas.
— C’est ce que je ne comprends pas.
Deacon étira ses longues jambes sur la chaise où il était assis,
agitant les orteils.
— Je comprends que ce sera la cata pour les Hématoï si Seth et
Lucien renversent le Conseil, mais les dieux ne devraient rien avoir à
craindre.
Sans prononcer un mot, Apollon se tourna vers le frère d’Aiden.
Sans doute pour lui lancer ce fameux regard à la Léon alias Apollon
qui signifiait : « Sérieux, j’ai vraiment besoin de t’expliquer ? »
Deacon s’agita sur sa chaise.
— Ben quoi ? Vous n’avez qu’à vous calfeutrer sur l’Olympe et on
n’en parle plus, non ?
— Il n’a pas tort, intervint Luke avec précaution. Ce n’est pas
comme si Seth pouvait investir l’Olympe… non ?
Je fouillai dans la mémoire des autres Apollyons, et la nervosité fit
son chemin dans mon esprit, sinueuse et vive comme un serpent.
— Eh bien… soupira Apollon. Il y a en réalité un moyen d’accéder
à l’Olympe.
Ma mâchoire se décrocha.
— Les portails ?
Il fit « oui » de la tête.
— Ils y conduisent. C’est en les empruntant que nous nous
déplaçons entre l’Olympe et le monde des mortels.
— Tu sais, grogna Aiden, ce genre d’information nous aurait été
très utile il y a quelques semaines. Nous aurions pu affecter des
Sentinelles de confiance à la garde de ces portails.
— En qui peux-tu vraiment avoir confiance ? demanda Apollon
d’un ton neutre. La proposition de Lucien est assez motivante pour les
gagner tous à sa cause. La plupart des Sentinelles se sont retournées
contre le Conseil, contre les dieux. En outre, vous n’aviez pas besoin
d’être au courant.
Aiden semblait vouloir dire autre chose, mais changea
prudemment d’avis.
— Heureusement, les emplacements de ces portails n’ont jamais
été divulgués, même aux anciens Apollyons.
Le regard d’Apollon se posa sur moi.
— Qu’as-tu appris au moment de ton Éveil ?
J’étais plutôt surprise de sa confiance en ma capacité à bloquer
Seth. Mais cela changerait du tout au tout si je lui parlais de Seth et
d’Hermès.
Remuant toujours les jambes, je haussai les épaules.
— Beaucoup de choses sur leurs vies, et ils ont été très nombreux.
C’était comme regarder d’un coup tous les épisodes d’une série qui
dure depuis un millénaire. C’est difficile de faire le tri. Parfois,
j’entends un truc, et ça déclenche un souvenir.
Une expression réprobatrice traversa les traits d’Apollon. Mais
bon, je ne m’attendais pas non plus à ce qu’il me serre contre son
cœur.
— J’ai surtout appris à me servir des éléments et de l’akasha. Et le
grec… je sais maintenant lire le grec.
Tout le monde dans la pièce semblait s’en moquer royalement,
sauf Aiden, qui accrocha mon regard et m’adressa un sourire
encourageant. Je lui souris aussi. Être capable de lire le grec était
pour moi un énorme progrès.
— Bon, c’est très mignon tout ça, dit Apollon avec un soupir
ostentatoire.
Je donnai un violent coup de pied sur le bord du bureau, laissant
ma jambe rebondir.
Aiden me regarda.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Les dieux attendent
visiblement qu’on passe à l’action.
— Les dieux attendent qu’elle passe à l’action, répondit Apollon
avec un mouvement de menton dans ma direction.
— Mais comment peut-elle le combattre sans le toucher ?
Aiden se décolla du mur et gagna le milieu de la pièce.
— Les dieux doivent comprendre ça.
— Ils le comprennent.
Le regard d’Apollon se concentra sur moi.
— Mais j’espérais qu’elle aurait trouvé la solution à ce petit
problème. Apparemment…
Apollon laissa lourdement tomber une main sur ma jambe.
— Il faut toujours qu’une partie de ton corps soit en mouvement ?
Je le bombardai d’un regard noir tout en retirant sa main sans
ménagement. Le contact de sa peau sur la mienne faisait remonter à
la surface les marques de l’Apollyon plus que toute autre chose. Et je
savais qu’il les voyait à la façon dont ses yeux scrutaient mon visage.
— En quoi ça te dérange ?
— C’est agaçant.
— C’est toi qui es agaçant, répliquai-je.
Sur notre gauche, Aiden leva les yeux au ciel.
— OK, les enfants, revenons aux choses sérieuses.
— Réfléchis, Alex. Il y a sûrement un truc qui pourrait nous
servir… peut-être dans la mémoire de Solaris.
Apollon se pencha vers moi, une main de chaque côté de ma
jambe qui ne bougeait plus. Par-dessus son épaule, je vis Aiden se
rapprocher de nous, mais Apollon se déplaça et sa tête m’empêcha de
le voir.
— Alex.
— Quoi ?
J’agrippai le rebord du bureau.
— Écoute, je ne fais pas ma forte tête. Si je pouvais me souvenir
de quelque chose d’utile, ce serait avec joie. Ce n’est pas comme si je
refusais…
De voir ou de me rappeler quelque chose d’essentiel. C’était ce que je
m’apprêtais à dire, mais comme souvent, une impression de déjà-vu
m’envahit et les petits cheveux sur ma nuque se hérissèrent.
Quand j’étais connectée à Seth, il y avait une chose à laquelle il ne
voulait pas que je pense, et cela concernait Solaris – peut-être à la fin
fatale de l’histoire des deux Apollyons. En recherchant un peu plus
loin, j’avais vu quelque chose, un truc que Solaris avait fait… ou du
moins essayé de faire. Au cours de ces instants avant que je me
connecte à Seth, je l’avais vue se retourner contre le Premier.
— Alexandria ? relança Apollon.
Je levai une main pour le faire taire.
— Il y a effectivement un truc dans la mémoire de Solaris, mais
c’est très bizarre. Presque comme si je n’étais pas autorisée à le savoir,
et je ne peux pas…
Je sautai du bureau, dépassant Apollon. Instinctivement, je
m’étais dirigée vers la protection du corps d’Aiden. Pas gêné pour
deux sous, il m’entoura les épaules d’un bras et l’expression de son
visage défiait quiconque d’y trouver à redire.
Je levai les yeux sur lui, me souvenant à quel point Solaris était
attachée au Premier. L’amour que je lisais dans les yeux vif-argent
d’Aiden était le même qui brillait dans les yeux du Premier. Et
j’éprouvais – je me souvenais d’avoir éprouvé – la décision terrible
que Solaris avait prise : protéger tous les autres en détruisant le
Premier. Pièce par pièce, le puzzle se mettait en place.
— Solaris a tenté d’arrêter le Premier, et il y a quelque chose
qu’elle a fait… en tout cas elle a essayé. Un truc qui aurait marché,
mais l’Ordre de Thanatos est intervenu sans lui en laisser le temps.
Je laissai échapper un soupir frustré.
— Elle connaissait le moyen d’arrêter le Premier – de le tuer –
mais je ne sais pas ce que c’est.
Je poussai un grognement.
— Dommage que je ne puisse pas parler à Solaris.
Laadan s’éclaircit la voix.
— C’est déjà quelque chose, ma chérie. Nous savons au moins
qu’une solution existe.
— Un instant, intervint Marcus. Solaris se trouve aux enfers, n’est-
ce pas ?
Le regard d’Apollon brilla subitement.
— Il y a des chances, mais je ne peux pas m’y rendre. Hadès est
encore en plein caca nerveux.
Solos se pencha par-dessus le dossier du canapé avec un petit
sourire sarcastique.
— Encore une piste qui tombe à l’eau.
— Pas vraiment, dit Apollon.
J’avais soudain un très mauvais pressentiment.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? lui demanda Aiden, dont le
bras se crispa autour de mes épaules.
Apollon se déplaça devant la fenêtre. Le clair de lune argenté
déployait un étrange halo autour de lui.
— Eh bien, si Alex pense que Solaris peut nous aider, c’est une
piste qu’il ne faut pas négliger. Et qui de mieux placé qu’Alex pour
l’explorer ?
Aiden se raidit.
— Quoi ?
— Elle pourrait avoir une discussion entre filles sur les relations
entre Apollyons, dit Apollon, ses yeux bleus pétillant de malice. Bon,
je ne suis pas en train de dire qu’Alex…
— Attends un peu.
Je me dégageai du bras d’Aiden.
— Tu veux dire que la possibilité de communiquer avec Solaris
existe ?
Quand Apollon hocha la tête, je me sentis envahie par
l’optimisme. C’était un peu comme se soûler à la sangria : pas bien
méchant au premier abord, mais une sacrée gueule de bois le
lendemain matin.
— Je pourrais aller aux enfers ?
Le regard d’Apollon passa au-dessus de ma tête et s’arrêta
quelques instants sur Aiden. Et je compris alors qu’il
m’accompagnerait dans ce voyage outre-tombe. Une ancienne partie
de moi avait envie de protester, mais je comprenais ses raisons de
refuser de me laisser entreprendre ce voyage toute seule, et je n’étais
pas assez dingue pour essayer. Son aide serait la bienvenue.
— Tu pourrais, répondit Apollon.
Je contenais à grand-peine mon excitation. La petite fille en moi
avait envie de faire la roue à travers le salon. Je savais dans mes os
que Solaris connaissait le moyen d’arrêter le Premier. Qu’elle
possédait les connaissances pour stopper ce qui était en train de se
passer, parce qu’elle avait prévu de le faire avant moi.
C’est alors qu’un très gros problème me traversa l’esprit : de
quelle façon accéder aux enfers ?
— Je devrais mourir encore une fois ? questionnai-je très vite,
certaine que l’idée de me tuer démangeait Apollon en ce moment.
Parce que tout ce truc de la mort pour aller aux enfers était vraiment
craignos la dernière fois.
Apollon leva les yeux au ciel.
— La mort n’est pas la seule façon d’accéder aux enfers, même si
c’est la moins dangereuse.
Voilà ce qu’on appelait un oxymore ou je n’en avais jamais
entendu.
— Il existe plusieurs points d’accès vers les enfers dans le monde
des mortels, poursuivit Apollon. Le plus proche d’ici devrait être celui
du Kansas.
— Si tu dis le cimetière de Stull, je crois que je vais t’embrasser,
dit Luke, qui se tassa sur lui-même quand le dieu du Soleil se tourna
vers lui. Ou pas… non, oublie ce que j’ai dit.
— Le cimetière de Stull ? répétai-je, regardant autour de moi.
Ce nom me semblait vaguement familier.
— Je ne suis quand même pas la seule qui ne sait pas ce que
c’est… à part un cimetière ?
Aiden secoua la tête.
— Nous sommes deux.
— Trop mignon, murmura Apollon, que je n’écoutais même pas.
— Et donc ?
— Vas-y, dit Apollon à Luke. Dis-leur de quoi il s’agit, puisqu’il y a
visiblement un baiser en jeu.
Les joues de Luke étaient cramoisies.
— Une légende des mortels raconte qu’une porte de leur enfer se
trouve au Kansas, dans le cimetière de Stull.
— Par les dieux, marmonnai-je, me rappelant soudain où j’avais
entendu ce nom. Ce n’était pas dans la dernière saison de
Supernatural ?
Luke et Deacon hochèrent frénétiquement la tête et je levai les
yeux au ciel.
— Vous êtes sérieux ? Sam et Dean seront là aussi ?
Les deux garçons semblaient ravis à l’idée de croiser les deux
frères, et ce fut Deacon qui répondit.
— Luke a une théorie.
— Exact, dit Luke avec un sourire mutin. Pour les mortels, le
cimetière de Stull est un endroit flippant où se passent pleins de trucs
inexpliqués, comme d’autres endroits qualifiés de « portes vers
l’enfer ». Ma théorie est qu’il s’agit de portails vers LES enfers.
— Bien vu.
Une boule de lumière dorée apparut au-dessus de la main
d’Apollon, qui se mit à jouer avec, me rappelant furieusement Seth.
— Le portail se trouvait à l’origine dans une église voisine, mais
un jour ce crétin d’Hadès en est sorti pour Halloween, et tout le
monde l’a pris pour le diable. Notre secret était éventé… nous avons
dû détruire l’église.
— Super, dis-je en suivant des yeux sa boule de lumière, qui
manqua le lustre de peu.
— Mais le portail se trouve toujours à l’ancien emplacement de
cette église.
Il lança en l’air sa boule de lumière.
— Et nous avons pris des précautions après que des mortels sont
tombés dessus par hasard.
Je haussai les sourcils.
— Qu’arrive-t-il aux mortels quand ils trouvent l’un de ces
portails ? voulut savoir Aiden.
Apollon rattrapa sa boule de lumière.
— Oh, le truc habituel. Ils servent de pâtée aux molosses d’Hadès.
Quoi qu’il en soit, le portail n’apparaît maintenant qu’à ceux
d’ascendance divine.
— Les purs ? questionna Marcus.
— Ah… non.
La boule de lumière disparut et Apollon braqua son regard sur
moi.
— Ils n’apparaissent qu’aux dieux, aux demi-dieux originels, à
ceux rendus immortels par l’ambroisie… et à l’Apollyon.
Je donnai un coup de coude à Aiden.
— Hé, je me sens très spéciale.
— Parce que tu l’es.
Il me sourit quand je me tournai vers lui.
— Dans ce cas, il nous suffit de trouver le portail et de passer à
travers. Ça me paraît simple.
Apollon éclata de rire.
— Ce n’est pas si simple, non. Le portail est maintenant sécurisé,
même pour ceux à qui il apparaît.
Mon ventre se serra.
— Ai-je vraiment envie d’en savoir plus ?
Il sourit de toutes ses dents et mes entrailles se nouèrent
violemment. Quand Apollon souriait comme ça, c’était très mauvais
signe.
— Il y a des chiens et des gardiens.
— Génial.
— Et aussi des esprits – la plupart ne passent pas ces gardiens-là.
Apollon recula.
— Mais si tu y parviens, le portail apparaît et tu te retrouves aux
enfers. Mais parcourir les enfers sans guide est non seulement
extrêmement dangereux, mais également très stupide.
OK. Je devais donc faire joujou avec quelques toutous, décimer
une compagnie de gardiens et appeler SOS Fantômes ? Ah, et il me
fallait un guide. Très bien. Ce n’était pas si terrible, finalement.
Un sourire étira mes lèvres.
— Je connais exactement la personne qu’il nous faut.
CHAPITRE 18

— Caleb, chuchota Olivia, prenant la parole pour la première fois.


Quand je hochai la tête, elle bondit sur ses pieds.
— Je veux venir.
Apollon haussa un sourcil.
— Deux personnes qui s’introduisent aux enfers pour y chercher
une âme parmi des millions d’autres, c’est déjà totalement dément et
extrêmement dangereux. Personne d’autre n’ira.
Olivia tourna vers moi ses grands yeux implorants.
— Alors c’est moi qui y vais. Il faut que…
— C’est précisément la raison pour laquelle tu ne peux pas y aller,
la coupa Apollon avant que je puisse lui répondre. Tu ne penserais
qu’à Caleb au lieu de la mission qui nous occupe.
Olivia serra les poings.
— En quoi est-ce différent pour Aiden ? Il ne pensera qu’à Alex !
Je me tournai vers celui qu’elle venait de nommer, il arborait la
même expression butée qu’Apollon. Olivia pouvait garder ses larmes
et ses prières, le débat était clos.
— C’est justement ce qui nous intéresse, répondit Apollon,
presque avec douceur.
Pendant quelques instants, j’eus l’impression qu’il avait pitié d’elle.
Pas dans le mauvais sens, mais comme s’il était capable de
compassion, ce qui était très étonnant venant d’un dieu.
— Rien ne nous garantit qu’ils trouveront Caleb, mais nous avons
besoin, quoi qu’il arrive, qu’Alex revienne des enfers avec
l’information que nous voulons. Et en vie.
Certains des Olympiens n’étaient certainement pas du même avis.
Le regard d’Apollon se posa de nouveau sur Aiden.
— Es-tu prêt à donner ta vie pour elle ?
Je n’aimais pas cette question, et ma bouche s’ouvrit, mais Aiden
répondit sans l’ombre d’une hésitation.
— Oui.
Le dieu hocha la tête.
— Je sais que toi aussi, Marcus, mais Aiden est…
Marcus ne semblait pas ravi, mais il acquiesça néanmoins.
— Je vois ce que tu veux dire.
Mon estomac se souleva et la bile remonta dans ma gorge. Ce
voyage aux enfers était une folie et l’idée qu’Aiden risque sa vie me
terrorisait, mais alors que je balayais la pièce du regard, je pris
conscience qu’il était le plus compétent parmi tous ceux qui se
trouvaient là.
Comprenant qu’elle ne pourrait pas nous faire changer d’avis,
Olivia quitta la pièce en silence, la tête haute. Le chagrin me serra le
cœur, aussi ravageur que la peur. La vie était injuste. J’aurais voulu
que Caleb et Olivia puissent avoir un dernier moment ensemble avant
d’être séparés pour toujours.
Après le départ d’Olivia, nous préparâmes activement notre
voyage. Les autres resteraient au chalet, qui était l’endroit le plus sûr
pour eux, tandis qu’Aiden et moi partirions le lendemain matin,
direction… le Kansas. Qu’y avait-il d’autre au Kansas qu’un portail
pour les enfers ? Des meules de foin et la Dorothée du Magicien
d’Oz ?
— Il y a quelque chose que tu dois savoir, dis-je à Apollon une fois
que le groupe se fut dispersé.
Aiden, qui était resté dans la pièce, ferma la porte, devinant ce
que j’allais dire.
— Je suis impatient de l’entendre, répondit sèchement Apollon.
Je pris une profonde inspiration et me lançai.
— Hier, j’ai vu Seth.
Apollon se décomposa et sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en
sortit. J’aurais peut-être dû être plus précise.
— Enfin, plus ou moins.
— Plus ou moins ?
Je hochai la tête.
— Il s’est arrangé pour m’attirer à l’intérieur de son esprit. Ça
avait l’air réel, comme une sorte de rêve… sauf que je ne dormais
pas.
Les sourcils d’Apollon formèrent un arc.
— Mais ça ne veut rien dire, Alex.
— Elle était en train de parler avec Léa et elle a ressenti une
violente migraine juste avant que ça se produise, comme quand elle
était sous l’influence de l’Élixir, expliqua Aiden, puisque j’étais
visiblement incapable de formuler une phrase cohérente. Alex s’est
évanouie…
— Je ne me suis pas évanouie, grommelai-je, les joues en feu.
Les lèvres d’Aiden formèrent un petit sourire en coin.
— OK. Elle a subitement cessé de se tenir debout et de parler.
Pendant ce laps de temps, elle a vu Seth. Il a apparemment utilisé les
services d’Hermès pour attirer Alex dans sa tête.
— Hermès ? feula Apollon, tel un lion en colère. Le sale petit
enfoiré. Et moi qui me sentais mal de lui avoir volé son casque pour
le faire fondre, s’indigna Apollon. Je peux vous assurer que ça ne se
reproduira pas.
J’avais du mal à ne pas rire devant la déconvenue d’Apollon, mais
je parvins à garder mon sérieux.
— D’ailleurs, quand est-ce que tu lui as volé son casque ?
— Il y a deux jours.
— Tu crois que c’est ce qui a pu le pousser à aider Seth ?
— Hmmm…
Apollon fit la grimace.
— C’est une bonne question. Quoi qu’il en soit, est-ce que Seth t’a
dit quelque chose ?
Il avait de la suite dans les idées.
— Rien d’important. Je crois que c’était un coup d’essai pour
tester la connexion, mais si tu peux empêcher Hermès de l’aider, ça
ne devrait plus être un problème.
Un muscle tressaillit dans la mâchoire d’Apollon.
— Est-il capable de procéder au transfert d’énergie dans cet état ?
— Non. Il ne peut pas non plus lire dans mes pensées.
Je m’adossai au mur, réprimant un bâillement.
— Je crois que c’est surtout pénible, mais ce n’est pas bien grave.
— C’est bien plus que ça.
Les yeux d’Aiden lançaient des éclairs argentés.
— Il considère que c’est un outrage, expliquai-je en voyant la
perplexité d’Apollon. Mais ça pourrait être pire.
— Par exemple, s’il recommençait alors que tu es au milieu d’un
combat aux enfers ? suggéra Apollon.
— Euh…
Je me rembrunis.
— J’y ai réfléchi, continua Aiden. Nous savons qu’Hermès l’a aidé,
mais il y a forcément autre chose, ou Seth l’aurait fait dès que tu as
rompu la connexion. Quand tu étais sous Élixir, il paraissait pouvoir
t’atteindre quand les effets s’atténuaient, et dans ces moments-là, tu
étais épuisée. C’est peut-être lié à ça – ton état de fatigue.
— Ben voyons. Une bonne nuit de sommeil et quelques grasses
matinées devraient le tenir à l’écart.
Aiden ne se laissa pas déstabiliser.
— C’est la meilleure théorie que j’ai trouvée.
— Ça se tient.
Apollon étira son cou sur le côté, ses traits divins tendus par la
contrariété.
— Vous êtes toujours connectés, et malgré les barrières que tu as
dressées pour te protéger, il est possible qu’il puisse t’atteindre quand
tu es affaiblie, avec ou sans l’aide d’Hermès.
— Comme une saloperie de talkie-walkie.
— Exactement. Et surtout si Hermès lui a ouvert un canal.
Je n’aimais pas du tout ça.
Apollon adressa alors un sourire à Aiden.
— Cela va sans dire, mais j’espère que tu comprends l’importance
de ne pas lâcher Alex d’une semelle.
— Comme si tu avais besoin de me le rappeler, répliqua Aiden.
Apollon gloussa.
— Ce voyage aux enfers ne sera pas une promenade de santé, et
je ne parle même pas des nouvelles tendances d’Alex à la narcolepsie.
Je levai les yeux au ciel. Ils étaient durs de la comprenette, tous
les deux. JE NE DORMAIS PAS.
— Et si cela se reproduit, tu as beau avoir l’impression que Seth
ne peut pas glaner d’informations importantes par ce biais, tu dois
faire attention à ne rien révéler de tes activités, particulièrement ta
nouvelle mission.
— Compris, dis-je les yeux fixés sur le vieux fauteuil à côté du
dieu. Je suis quasi certaine qu’il ignore ce que Solaris avait prévu de
faire avec le Premier, mais il sait qu’il y avait quelque chose. Et avec un
peu de chance, Seth ne pourra pas recommencer.
Aucun des deux ne semblait convaincu.
— Bon, revenons à nos moutons et aux problèmes que je peux
vous aider à résoudre.
Apollon se dirigea vers le bureau, où il préleva une feuille de
papier et un crayon.
— Le portail de Stull devrait vous amener au-dessus de l’entrée
des enfers, au début de la Plaine des Asphodèles. Ça ressemblera
peut-être à une prairie, peut-être pas.
Il s’interrompit pour nous lancer un regard par-dessus son épaule.
— Chaque fois que j’y suis allé, c’était différent. Quelquefois elle
est vide, parfois non. Les âmes que vous pourrez y croiser seront…
relativement inoffensives.
Je m’approchai de lui, lorgnant par-dessus son épaule. Il dessinait
une carte, sur laquelle je reconnus le mot « Styx ». Pour le reste,
j’imagine que j’aurais su ce que c’était si j’avais écouté en classe.
— Vous trouverez ensuite un réseau de galeries en haut d’une
montagne. Vous devriez pouvoir vous y abriter pendant quelques
heures, car les âmes n’ont pas la possibilité de les traverser. Arrangez-
vous pour les atteindre avant le crépuscule et restez-y jusqu’au lever
du jour. Si vous n’y arrivez pas avant la nuit, vous comprendrez
pourquoi les âmes ne s’aventurent pas par là.
J’attendais davantage d’explications, qui ne vinrent pas, et
j’échangeai un regard avec Aiden.
— En règle générale, abstenez-vous d’errer dans les enfers durant
la nuit.
Le crayon d’Apollon courait sur le papier.
— Vous traverserez ensuite le Champ des Larmes.
— Oh, là, on doit s’éclater, dis-je.
Apollon gloussa.
— Vous trouverez alors un carrefour, une route qui mène au
Tartare, l’autre aux Champs-Élysées – c’est ce qu’on appelle le Champ
de la Vérité. Vous devrez faire profil bas et vous rendre invisibles. Et
je ne parle pas du talisman.
Reposant son crayon, il tendit la carte à Aiden.
— Je peux faire jouer quelques faveurs qui me sont dues pour
prévenir Caleb et lui demander de vous y rejoindre. Mais à partir de
là…
— On devra se débrouiller seuls.
Apollon acquiesça et je me mordis la lèvre.
— Ça marche.
— Attends un peu, dit Aiden, qui examinait la carte. Le Champ de
la Vérité ne se trouve-t-il pas près du palais d’Hadès ?
— C’est ce que je vous disais. Il vous faudra faire profil bas. Je
suis presque sûr qu’Hadès sera à l’Olympe, mais il a de nombreux
yeux pour garder son palais.
Apollon croisa les bras, aussi épais que des troncs d’arbre.
— Vous devez comprendre que les enfers sont un endroit très
dangereux. Caleb peut être n’importe où, et ce ne sera pas comme la
dernière fois, où ton arrivée était enregistrée. Vous serez témoins de
choses qui vous seront incompréhensibles, et vous aurez envie
d’intervenir, mais vous ne le pourrez pas.
Je déglutis, impressionnée par la gravité de sa voix.
— Je comprends.
— Vraiment ? Tu as pourtant montré très peu de capacités à
réprimer tes impulsions par le passé, Alex. Vous ne serez pas les
bienvenus. Et pas seulement aux enfers.
Son regard d’acier se porta sur Aiden.
— Les portails sont bien gardés.
— Nous comprenons, répéta calmement Aiden.
Les yeux du dieu étincelèrent.
— Soyez prudents. La plupart de ceux qui entrent aux enfers n’en
ressortent jamais. Quant à ceux qui en réchappent, ils sont
irrévocablement changés par ce qu’ils y ont vu.
Apollon commença à se dématérialiser sous nos yeux, nos regards
reflétant la gravité des paroles qu’il venait de prononcer. Juste avant
que son corps disparaisse dans la poussière bleue scintillante, il
ajouta :
— Je vous revaudrai ça à tous les deux, et pour le reste aussi.

*
* *
Il était beaucoup trop tôt pour être déjà sur le pied de guerre,
mais j’étais pourtant là, debout à côté de l’un des Hummer, clignant
les yeux dans le soleil matinal.
Aiden faisait ses adieux à son frère et je m’efforçais de leur
accorder un peu d’intimité tout en me tenant en équilibre sur un
pied, le seul moyen que j’avais trouvé pour ne pas m’endormir sur
place et m’étaler face contre terre. La veille au soir, Aiden m’avait
obligée à me coucher tôt, comme une vraie nounou.
— Il faut que tu sois bien reposée, avait-il argué, et il était resté
assis à côté de moi jusqu’à ce que je m’endorme.
Pourtant, même après huit heures de sommeil, je rechignais à me
lever aux aurores. Un long voyage nous attendait : près de neuf
heures de route et presque huit cents kilomètres. Nous serions allés
plus vite en avion, mais n’aurions jamais pu embarquer toutes nos
armes sans user de sorts de compulsion sur la moitié du personnel de
sécurité de l’aéroport. Et comment expliquer pourquoi Aiden peignait
des runes avec du sang de Titan dans un Boeing 747 ? Ainsi parés,
sans oublier le talisman qu’Apollon m’avait donné, nous serions au
moins relativement tranquilles sur la route.
— Alexandria ?
Reconnaissant la voix de mon oncle, je me retournai et me
dirigeai vers le porche devant lequel il m’attendait.
— Salut.
Il tenta de sourire, mais je vis bien qu’il se forçait.
— Je sais que tu seras prudente, mais je voudrais que tu fasses
vraiment… très attention. D’accord ?
— Je fais toujours attention.
Marcus me lança un regard atone et je ne pus m’empêcher de
sourire de toutes mes dents.
— Je serai prudente. C’est promis.
Entendant Aiden approcher, mon oncle recula d’un pas et
bombarda l’autre pur d’un regard sombre.
— S’il lui arrive quoi que ce soit, gare à ton cul.
J’ouvris de grands yeux stupéfaits.
— C’est la première fois que je t’entends dire un gros mot. Waouh.
Pour toute réponse, Marcus me serra dans ses bras. Il me lâcha
très vite et détourna les yeux, déglutissant avec difficulté. Nous
prîmes rapidement congé du reste du groupe.
— Tâchez de ne laisser sortir personne des enfers, dit Luke dans
un sourire.
— Même pas les âmes de Sam ou de Dean ?
Luke et Deacon éclatèrent de rire et je les étreignis à tour de rôle
avant de rejoindre Aiden au petit trot. Il était en train de charger la
voiture.
Je voulus prendre le sac contenant nos armes et nos provisions,
mais il pesait une tonne.
— Trop lourd pour moi.
— Laisse-moi faire, gloussa Aiden, qui le souleva d’une seule main
– très impressionnant – et le jeta sur la banquette arrière. J’ai déjà
mis de côté quelques dagues à l’avant. Tu es prête ?
— Oui.
Je jetai un dernier regard par-dessus mon épaule à tous ceux qui
étaient alignés devant le porche. Une étrange douleur me comprima
la poitrine. La scène qui s’offrait à mes yeux était pourtant paisible.
Les oiseaux gazouillaient. Les rayons d’un soleil radieux perçaient
entre les arbres touffus. On aurait presque dit que nous partions en
vacances, et non pour le royaume des morts.
Aiden me posa une main sur le bras.
— Nous les reverrons bientôt.
— Oui.
Je lui souris, mais le cœur n’y était pas.
— C’est juste…
— Quoi ? demanda-t-il en refermant le coffre.
Secouant la tête, je m’arrachai à la vision de mes amis – de ma
famille. Alors que je pivotais vers Aiden, un mouvement attira mon
attention. Près de la lisière de la forêt de chênes, j’aperçus une biche
dressée sur ses pattes graciles, et j’aurais juré qu’elle me regardait.
Dans son regard brillait une lueur d’intelligence – quelque chose
d’étranger. Puis elle bondit et disparut dans le feuillage abondant.
— Tu crois que tout ira bien pour eux ? demandai-je en croisant le
regard d’Aiden.
— Je ne laisserais pas mon frère si je ne le pensais pas.
Je savais ces paroles sincères. Hochant la tête, je me dirigeai vers
le siège passager, le regard fixé sur l’endroit où la biche avait disparu.
Je songeai à Artémis. Les dieux n’étaient pas censés savoir où nous
étions, mais pas besoin d’un gros effort d’imagination pour supposer
qu’Apollon avait mis sa jumelle au courant.
Un petit sourire étira mes lèvres alors que je montais en voiture.
Les autres seraient en sécurité. La moitié d’entre eux étaient entraînés
et sacrément doués pour manier une dague. Sans oublier que les
exercices de Deacon avec le feu élémentaire commençaient à porter
leurs fruits. Avec Laadan et Marcus, qui étaient des Maîtres de l’air, ils
étaient parfaitement capables de se défendre. Et si Artémis traînait
vraiment dans le coin, ils avaient une déesse guerrière de premier
ordre pour leur prêter main-forte.
J’attachai ma ceinture et posai les mains sur mes cuisses, serrant
les poings. Je jetai un coup d’œil à Aiden alors qu’il mettait le contact
et que le Hummer prenait vie.
— Tu sais que je déteste les longs trajets en voiture, pas vrai ?
Un demi-sourire apparut sur ses lèvres.
— Je m’en souviens, oui.
— Tu vas être obligé de me distraire. Il va falloir te montrer
créatif.
Il éclata de rire tout en engageant le gros véhicule sur l’étroit
sentier de terre battue que je découvrais.
— Je ne te l’ai pas encore dit, déclara-t-il en m’enveloppant d’un
regard appuyé qui me fit oublier la gravité de notre mission. Mais tu
as beaucoup d’allure dans l’uniforme des Sentinelles.
Une rougeur enflammée, qui n’était pas due à la gêne, envahit
tout mon corps.
— Toi aussi.
— Je sais.
Je ne pus m’empêcher de rire.
— Bonjour la modestie.
Les yeux d’Aiden étaient très clairs, du gris pâle des bruyères.
— Regarde dans la boîte à gants.
Curieuse, je me penchai en avant pour débloquer le loquet. À
l’intérieur se trouvaient deux objets noirs et luisants. Je sortis le
premier avec précaution, éprouvant son poids dans ma main. C’était
un Glock du Covenant. Envahie d’un sentiment de puissance, je
vérifiai le magasin, qui contenait des balles en titane.
J’avais pourtant une étrange impression en tenant ce pistolet.
— Je n’ai eu en main l’une de ces armes qu’une seule fois en
dehors du Covenant.
Aiden ne répondit rien, attendant que je continue. Bien sûr, il
savait dans quelles circonstances.
— Je n’ai pas tiré. J’ai hésité.
— Tu étais face à ta mère, Alex. C’est compréhensible.
J’acquiesçai, essayant d’oublier le nœud dans ma gorge tandis que
je replaçais l’arme dans la boîte à gants.
— Qu’est-ce que tu as planqué d’autre ?
— Regarde sous les sièges, murmura-t-il, tandis que les roues du
Hummer mordaient le bitume.
Sous mon siège, je trouvai deux dagues et une faucille.
— Il y a la même chose sous le tien ?
Il hocha la tête.
— Tu as prévu de soutenir un siège contre les démons ?
— On n’est jamais trop prudent, Alex. Nous n’avons aucune idée
de ce que nous pourrons rencontrer.
Je me redressai.
— Seth est très loin d’ici et nous sommes protégés.
Je tapotai du doigt le talisman d’Apollon, puis indiquai les runes
au-dessus de nos têtes.
Aiden grommela quelque chose d’inintelligible.
Je haussai les sourcils, mais n’insistai pas. Ça ne me dérangeait
pas d’être entourée d’armes létales de tous acabits.
— Il ne nous manque que du café.
— Comme si tu avais besoin d’une autre dose de caféine.
— Ah ah.
Je contemplai le paysage défilant derrière la fenêtre en me
mordillant les lèvres.
— La caféine est mon amie.
— Et la viande rouge… je sais.
Son ton moqueur me fit sourire.
— Tu peux manger tes blancs de poulet tant que tu voudras, mais
bientôt… très bientôt, je t’entraînerai du côté obscur.
Nous continuâmes de nous charrier mutuellement pour nous
distraire, et cela fonctionna. Mes muscles contractés se détendirent
au fur et à mesure que nous avalions les kilomètres et aucun démon
ne tomba du ciel quand nous rejoignîmes la civilisation – en
l’occurrence l’autoroute. Quand nous fîmes un crochet pour acheter à
manger dans un drive-in, je commandai un hamburger.
Aiden choisit bien sûr un sandwich au poulet grillé… et retira un
côté de son pain. Déballant mon propre sandwich, je laissai échapper
un rire.
— Mais pourquoi tu fais ça ? On dirait que tu ne supportes pas les
sandwichs.
— Un côté du pain, c’est assez.
Il baissa les yeux sur ses genoux, une main sur le volant, l’autre
couverte de sauce. Relevant la tête, il soupira.
— Tu as pris toutes les serviettes ?
Je le regardai d’un air coupable.
— J’ai peut-être fait ça, mais je t’en ai gardé… la moitié d’une.
Plongeant la main au fond de mon sac, j’en sortis une serviette
que je déchirai en deux. Puis je lui essuyai la main, certainement pas
aussi délicatement que lui le premier soir dans la cuisine. Je crois
même que je l’avais presque écorché.
J’attrapai ensuite le sac sur ses genoux pour en sortir le morceau
de pain abandonné, que j’agitai devant sa bouche.
— Alex…
Il s’écarta vers la fenêtre, loin de la dangereuse nourriture.
— Mange-le, lui ordonnai-je, tenant maintenant le pain à deux
mains, le faisant onduler sous son nez. Il fait la danse du ventre.
« Mange-moi. »
Il haussa un sourcil.
— Petite tentatrice.
Aiden serra les lèvres, mais quand il me regarda, en train d’agiter
le morceau de pain, il éclata de rire.
— Tu as gagné, donne-le-moi.
Tout sourire, je le regardai manger son pain, puis sortis cette fois
du sac la petite portion de frites.
— Tu en veux ?
Étonnamment, il accepta. Mais quand nous eûmes fini notre
repas, et que nous ne trouvâmes plus ni l’un ni l’autre rien de décent
à écouter à la radio, la fébrilité me reprit. Nous roulions depuis déjà
quatre heures quand nous nous arrêtâmes dans une station-service un
peu avant Des Moines pour faire le plein d’essence et acheter de quoi
grignoter. Le souvenir encore frais dans ma mémoire de ma rencontre
avec Hadès lors de ma précédente visite dans ce genre
d’établissement, je restai dans la voiture et demandai à Aiden de me
rapporter des Doritos au fromage. Mais ce n’était apparemment pas
une nourriture convenable pour les enfers.
— Tu veux conduire ?
Je secouai la tête tout en rebouclant ma ceinture.
— Si je prenais le volant de cet engin, je risquerais de ratatiner
une famille entière.
— Quoi ?
Aiden éclata de rire.
— Je n’ai conduit une voiture qu’une seule fois dans ma vie, et
elle était minuscule comparée à ce tank. J’ai mon permis, mais il ne
faut pas me lâcher sur l’autoroute.
Aiden se pencha vers moi, recouvrant ma main de la sienne.
— Quand tout sera terminé, je te donnerai des leçons. Et tu
pourras conduire un de ces camions là-bas.
Je laissai échapper un rire en voyant le semi-remorque qu’il me
montrait.
— Tu peux ajouter un village à la liste de mes victimes.
— Tu te débrouilleras très bien, j’en suis certain.
Il inséra le Hummer dans la circulation entre deux camions.
— Comme pour tout ce que tu fais. Quand tu décides de t’y
mettre, tout te réussit, alors ne t’inquiète pas pour ça.
Renversant la tête en arrière contre le siège de cuir, je lui souris.
— Tu dis toujours le truc parfait.
Aiden fronça les sourcils.
— Non, je ne crois pas.
— Mais si, dis-je doucement, serrant sa main plus fort. Tu ne le
fais même pas exprès. C’est naturel chez toi.
Deux points rouges apparurent sur ses joues. C’était vraiment trop
chou, et je me penchai vers lui pour y déposer un baiser rapide,
souriant de son air confus.
Il ne se passa rien pendant le reste du voyage et je finis même par
m’assoupir une heure ou deux avant d’atteindre Stull. Au début, je ne
me rendais pas compte que je rêvais. Tout était flou, comme si je
regardais la scène à travers un tube rempli de brouillard. Lorsque ma
vision s’éclaircit et que le décor se mit en place, la salle circulaire aux
murs de grès que je distinguais me parut vaguement familière. Mais
ce n’était pas le lieu qui attira mon attention, mais ce qui s’y trouvait.
Apollon était à genoux, les mains tendues, et il n’était pas seul.
Aiden aussi était là. Il me tournait le dos et tenait quelque chose –
quelqu’un – contre son cœur, le corps penché sur la forme immobile
qu’il berçait d’avant en arrière, ses larges épaules secouées d’un
tremblement. Il y avait une autre personne dans la salle encore, mais
l’image n’était pas assez nette pour que je puisse la reconnaître.
Une sensation de malaise semblable à une brume épaisse s’insinua
en moi tandis que je me concentrais sur Aiden. Je voulais le toucher,
et je l’appelai par son nom, mais je n’avais pas de voix. Mon angoisse
grandit et j’avais soudain froid – beaucoup trop froid. Il y avait un
problème. J’avais l’impression d’être présente, mais détachée de la
scène, comme si je la contemplais depuis une grande distance.
Aiden disait quelque chose, trop bas pour que je puisse l’entendre.
Je compris seulement la réponse d’Apollon.
— Je suis désolé.
Soudain, Aiden se redressa et rejeta la tête en arrière, poussant un
hurlement rauque empli de douleur et de rage.
Je m’éveillai en sursaut, cognant mes genoux dans la boîte à
gants, alors qu’Aiden chantonnait doucement les paroles de Saving
Grace de The Maine.
— Tout va bien ?
Inspirant très profondément, je fis « oui » de la tête et repoussai
les mèches de cheveux tombées sur mon visage. Mon cœur battait
comme un tambour. J’avais vu le corps sans vie qu’Aiden tenait dans
ses bras, et compris le cri déchirant venu du plus profond de son âme.
C’était moi.
Je me tassai sur mon siège, regardant par la fenêtre. Ce n’était
qu’un rêve – juste un rêve. Pas étonnant que je fasse ce genre de rêve
tordu avec le stress et toutes ces folies qui arrivaient, mais…
Ce n’était pas un rêve qui s’oublie facilement. Il m’avait glacée
jusqu’aux os. J’eus toutes les peines du monde à écarter ce cauchemar
de mes pensées. Je me radossai au fond de mon siège et observai
Aiden entre mes yeux mi-clos, m’efforçant de nous imaginer roulant
vers une autre destination – n’importe quoi d’autre qu’un cimetière
effrayant. Peut-être Disney World ? Non, quand même pas. Disons
plutôt une plage où nous irions passer un week-end en amoureux. Je
la visualisais presque. Je sentais presque le goût de l’océan et la
chaleur du soleil sur ma peau.
Nous étions un couple normal, nous vivions parmi les mortels
comme nous en avions parlé, nous avions un avenir sans ce genre de
folies, où je ne serais pas connectée à un Seth psychotique. Nous
aurions une maison, parce que je n’imaginais pas Aiden dans un
appartement ou une maison de ville. Il lui faudrait de l’espace, un
jardin, et même s’il n’était pas question dans la vraie vie d’avoir un
chien à cause de l’influence des démons sur l’esprit des animaux,
c’était mon rêve. Je pouvais imaginer tout ce que je voulais, et nous
avions un labrador qui courait le long de la clôture.
Et puis j’aurais aussi un chat, un très gros chat tigré roulé en
boule sur mes genoux qui mangerait le pain qu’Aiden retirait de ses
sandwichs. Nous aurions une terrasse, où nous serions assis le soir.
Aiden lirait une bande dessinée ou un ennuyeux livre d’histoire en
latin, et je tenterais de le distraire par tous les moyens possibles.
Voilà le genre de futur que je voulais.
— À quoi tu penses ?
— Comment sais-tu que je ne dors pas ?
Une pause.
— Je le sais, c’est tout. Alors, dis-moi…
Me sentant un peu bête, je lui racontai l’avenir dont je rêvais pour
nous. Aiden ne rit pas. Il ne se moqua pas de moi et ne me demanda
pas pourquoi un chat mangerait le pain de ses sandwichs. Il se
contenta de me regarder – si longtemps que je commençais à craindre
que l’on ait un accident. Et puis il détourna la tête, un muscle saillant
sur sa mâchoire.
— Quoi ? demandai-je en me tortillant sur mon siège. J’en ai trop
dit ?
— Non.
Il prononça cet unique mot d’une voix éraillée.
— Alors qu’est-ce qu’il y a ?
Les yeux d’Aiden étaient extrêmement lumineux quand ils
croisèrent de nouveau les miens – aussi brillants et pénétrants que
nos dagues en titane.
— Juste que je t’aime.
CHAPITRE 19

Le Kansas n’était que plaines herbeuses à perte de vue. Aussi loin


que portait le regard, il n’y avait que des champs à l’herbe jaunie
émaillés de hauts roseaux. Au loin, l’horizon se confondait avec la
terre, ligne d’un bleu-gris sombre et menaçant alors que la nuit
approchait, dévorant les graminées brunies et les fleurs sauvages.
« La terre des prairies », d’après le cours d’histoire improvisé
d’Aiden, mais j’en retins surtout que nous empruntions l’allée des
tornades. Tout bien considéré, ce n’était pas l’endroit rêvé après les
récentes catastrophes à mettre au discrédit de nos dieux bipolaires
dont j’avais été le témoin.
Des villes entières rasées de la surface de la terre. Les champs et
les rues jonchés de débris. Tant de vies brisées, et la conviction que
toutes ces horreurs étaient liées à moi – et à mon incapacité à
combattre l’influence de Seth.
Ce n’était pas facile à encaisser, mais je ne pouvais pas me laisser
consumer par la culpabilité, pas plus qu’analyser le rêve que je venais
de faire comme s’il était prémonitoire. Je devais rester forte. Nous
étions trop près du cimetière de Stull.
Nous étions nerveux tous les deux. Même avec ce qu’Apollon nous
avait dit sur les portails et les enfers, nous ne savions pas vraiment ni
l’un ni l’autre ce que nous allions affronter.
À une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Lawrence, nous
arrivâmes dans la petite ville de Stull, qui ne figurait pas sur les
cartes. Je me redressai sur mon siège, le nez collé à la vitre.
Au crépuscule, la rue principale, qui semblait être la seule rue,
était déserte. Aucune boutique ouverte, personne sur les trottoirs. Il
n’y avait rien de rien. Nous étions vraiment au fin fond du Kansas
rural.
— C’est flippant, chuchotai-je.
— Quoi ?
— Il n’y a pas âme qui vive dans cette rue.
Je frissonnai, en mode poule mouillée totale.
— Ils sont peut-être tous au cimetière.
Je foudroyai Aiden du regard et il éclata de rire.
— Alex, nous allons descendre aux enfers. Une ville fantôme ne
devrait pas te faire peur.
Nous atteignîmes un carrefour, qui proposait trois directions, et
Aiden bifurqua sur la droite.
— Luke disait qu’il n’y a qu’une vingtaine d’habitants à Stull, et
qu’on racontait qu’ils ne sont pas humains, dis-je en lui jetant un
regard. Tu crois que ce sont des dieux ?
— Possible. Stull est peut-être leur résidence d’été.
J’observai de nouveau les vieilles maisons trapues.
— Drôle d’endroit pour des vacances, mais avec les dieux il faut
s’attendre à tout. Ils sont tellement bizarres.
— Ça, c’est sûr.
Aiden se pencha en avant sur le volant, plissant les yeux.
— Nous sommes arrivés.
Suivant son regard, je réprimai un hoquet. À une quinzaine de
mètres sur la droite se trouvait le cimetière de Stull. Pas les portes de
l’enfer que les mortels connaissaient aujourd’hui, mais un portail pour
entrer aux enfers tel que décrit dans la mythologie grecque.
Dans le soleil couchant et la nuit qui tombait, c’était une vision à
vous donner la chair de poule.
— J’espère que personne ne nous mettra dehors, murmurai-je
tandis qu’Aiden manœuvrait le Hummer dans l’étroit passage ménagé
dans la clôture grillagée.
Nous avions prévu de laisser la voiture à l’intérieur du cimetière.
Elle n’y resterait pas longtemps : le temps aux enfers s’écoulait
différemment. Des heures ici étaient des fractions de seconde là-bas.
Les jours seraient des minutes et les semaines des heures.
— Mon petit doigt me dit qu’on n’aura pas de problème.
Aiden rangea le véhicule sur le bas-côté et coupa le contact. Les
phares s’éteignirent.
Le regard fixé sur les tombes, je frissonnai.
— Tu descends, oui ou non ?
Il avait déjà ouvert sa portière.
Une boule de broussailles emportée par le vent descendait une
allée qui avait connu des jours meilleurs et je la suivis des yeux
jusqu’à ce qu’elle s’immobilise, stoppée par la clôture.
— Je suis vraiment obligée ?
Aiden gloussa en refermant sa portière, disparaissant à l’arrière du
Hummer. Refusant de rejouer une scène de La Nuit des morts-vivants,
je me hâtai de descendre à mon tour et de le rejoindre. Il était en
train d’enfiler les bretelles du pesant sac à dos. Le temps qu’il
verrouille la voiture et actionne l’alarme – qui allait voler le Hummer
dans un endroit pareil, par les enfers ? – le cimetière était plongé
dans l’obscurité. De gros nuages aussi noirs que du pétrole cachaient
la lune, mais ma vision s’adapta rapidement et j’aurais presque
préféré ne rien voir.
Moins d’une centaine de tombes émergeaient des herbes folles
ondulantes qui avaient envahi les lieux. Au milieu des sépultures les
plus récentes se trouvaient quelques stèles anciennes aux inscriptions
effacées depuis longtemps. Certaines étaient carrées ; d’autres
m’évoquaient l’obélisque de Washington, et quelques-unes s’ornaient
de croix lourdement inclinées d’un côté ou de l’autre.
Au fond du cimetière se trouvaient les fondations d’un ancien
mausolée en ruines, bordées de quelques arbres. Deux monticules de
briques blondes marquaient l’emplacement de l’église avant que les
dieux ne la détruisent par le feu après une apparition malvenue du
dieu des enfers à minuit.
L’allée qui y menait n’était plus qu’un chemin de terre, large d’une
trentaine de centimètres, et j’étais presque sûre de fouler aux pieds
des tombes oubliées.
— Par les dieux, je déteste les cimetières.
Aiden plaqua une main dans mon dos.
— Les morts ne peuvent rien te faire.
— Sauf les zombies.
— Je serais surpris qu’il y en ait par ici.
Je poussai un soupir las, appuyant sur le bouton de ma dague-
faucille. L’arme se déploya, présentant une pointe acérée à l’une de
ses extrémités et une lame recourbée extrêmement tranchante de
l’autre côté.
— On ne sait jamais.
Aiden secoua la tête, sans ralentir sa progression. Le sentier finit
par disparaître sous les buissons et les herbes folles qui s’accrochaient
à mon pantalon tactique. Un picotement parcourut ma nuque et mon
épine dorsale alors que nous approchions des fondations de l’église.
J’avais envie de regarder derrière moi, mais je redoutais sérieusement
de trouver une horde de zombies dévoreurs de cerveaux.
Contournant une tombe solitaire, je me rapprochai d’Aiden. Nous
n’étions qu’à une trentaine de centimètres des ruines.
Aiden rajusta les bretelles de son sac à dos, inclinant la tête sur le
côté.
— Alors, tu vois quelque chose ?
Soudain, le vent s’arrêta de souffler et un silence de mort nous
enveloppa.
Une immobilité surnaturelle avait figé l’air, et les petits cheveux
sur ma nuque se hérissèrent. Une odeur de marécage semblait venir
de nulle part. Je laissai échapper un long souffle entrecoupé, qui se
condensa en un petit nuage blanc.
— D’accord, chuchotai-je en serrant la poignée de ma faucille. Il y
a un truc anormal.
La respiration d’Aiden se condensait aussi dans l’air. Levant une
main entre nous, il indiqua du menton l’épais bosquet qui entourait
les ruines de l’église. Deux ombres plus denses se dressaient à
quelques mètres, presque invisibles dans la végétation.
Tous mes muscles se tétanisèrent. Des gardiens ? Des fantômes ?
Qu’est-ce qui était le pire ?
— Que le spectacle commence, dit Aiden en se débarrassant du
sac à dos, qu’il déposa près d’une croix branlante.
— C’est parti, mon kiki, ajoutai-je en hochant la tête.
Les deux silhouettes avancèrent vers nous. Elles étaient
encapuchonnées et informes, et je m’aperçus que leurs pieds ne
touchaient pas terre. Leurs longs vêtements rouge sombre flottaient à
quelques centimètres au-dessus du sol.
Lentement, elles levèrent les bras et le tissu glissa. Ce mouvement
fut suivi par un étrange craquement alors que les deux créatures
rabattaient leurs capuchons de leurs doigts livides.
Oh… Oh, waouh.
Sous les capuchons, il n’y avait que des os. Des crânes d’un blanc
d’albâtre percés de trous noirs à la place des yeux et du nez. Quant à
leurs bouches… leurs mâchoires disloquées béaient très largement.
Ils n’avaient ni peau, ni chair, ni cheveux. C’étaient des squelettes –
de foutus squelettes flottants.
Pas aussi effrayants ou menaçants que des zombies, mais quand
même flippants.
Je les dévisageai, incapable de détourner le regard. Leurs yeux
étaient… glaçants. De simples orbites vides, mais à force de les fixer
je m’aperçus qu’il y avait du mouvement à l’intérieur. De minuscules
points de lumière tremblotante.
Ma prise sur la faucille se ramollit.
— Je pourrais simplement… les exploser à l’akasha.
— Proposition notée et rejetée.
— Allez…
— Employer l’akasha te vide de ton énergie, n’est-ce pas ?
répondit Aiden d’un ton égal, sans quitter les apparitions des yeux.
Garde ça pour autre chose que de vulgaires sacs d’os.
— Oh. Tu as raison.
Les sacs d’os en question plongèrent une main sous leur tunique
tous les deux en même temps.
Je haussai un sourcil.
— Pourvu que ce ne soit pas des exhibitionnistes. Je n’ai pas du
tout envie de voir sortir le petit oiseau d’un squelette…
Mais ce qu’ils extirpèrent de leurs robes fut deux épaisses
poignées brillantes. Ils allaient nous les jeter dessus, ou quoi ? Je dois
bien dire que j’étais déçue par ces gardiens. Rien d’étonnant que les
mortels aient pu découvrir le passage si tout ce qui se dressait entre
le portail et eux étaient ces décors d’Halloween ambulants.
— Alex… murmura Aiden.
Je relevai la tête alors que des étincelles jaillissaient des poignées,
illuminant l’obscurité. Le feu s’étendit rapidement, rouge et intense,
prenant la forme d’une longue lame menaçante.
— Que… ?
J’écarquillai les yeux.
Les apparitions se ruèrent sur nous, leurs os s’entrechoquant dans
un sinistre ensemble. Aiden plongea sous l’épée de feu, pivota sur son
pied d’appui et repoussa de l’autre le dos du premier assaillant.
Le second fondit sur moi, abattant son épée si près de mon cou
que j’en sentis la brûlure. Bondissant de côté, je fis décrire un arc à
ma faucille, dont la lame acérée trancha le tissu et les os.
Dans un éclair, l’épée du squelette s’éteignit et ses os s’écroulèrent
en un tas fumant. Je reculai d’un pas et regardai Aiden régler son
compte de la même façon à son propre adversaire. L’épée de feu
disparut et il ne resta bientôt plus rien qu’un empilement d’os
calcinés.
Je m’attendais à ce qu’ils se relèvent et fassent quelque chose,
n’importe quoi, ne serait-ce qu’une petite danse, mais rien. Abaissant
ma faucille, je fronçai les sourcils.
— C’était bien trop facile.
Aiden me rejoignit, fouillant le paysage des yeux.
— Je ne te le fais pas dire. Reste à côté de moi, parce que quelque
chose me dit qu’ils n’étaient là que pour faire diversion.
Un grondement sourd déchira le silence du cimetière et j’eus
l’impression que mon estomac descendait dans mes pieds. Nous nous
retournâmes de concert. Je ne sais pas qui de lui ou de moi réagit le
premier entre le juron lâché par Aiden et le grognement qui
s’échappa de ma gorge. Peu importait.
Tapi dans les ruines de l’église, un énorme cerbère à la posture
agressive nous attendait de pied ferme.
Les pierres crissaient sous ses pattes monstrueuses, larges comme
les mains d’Aiden. Leurs griffes, aussi aiguisées que nos dagues,
luisaient comme de l’onyx. Son corps était massif, de la taille d’une
petite voiture, et ses trois têtes étaient les plus hideuses que j’aie
jamais vues. Un croisement entre un rat d’égout mutant et un pitbull.
Quant à ses dents… Elles auraient été à leur place dans la gueule
d’un requin – blanches, couvertes de bave et extrêmement pointues.
La salive écumante qui se formait sous ses gencives roses dégouttait
sur le sol, brûlant la terre comme de l’acide.
Six yeux jaunes et luisants étaient braqués sur nous.
— Par les dieux, marmonnai-je en me tassant sur moi-même, en
position de défense. Ne cherche pas à trancher les têtes. Il faut viser
le cœur.
— Compris.
Aiden fit tournoyer sa dague dans sa main, comme un vrai dur à
cuire.
— Frimeur.
Ses lèvres s’étirèrent en un petit sourire narquois.
— Je me demande comment il s’appelle.
Les oreilles du molosse frémirent tandis qu’il ramassait son corps
massif, prêt à l’attaque. J’empoignai ma dague-faucille par le milieu
et mon rythme cardiaque s’accéléra comme l’adrénaline faisait passer
mon organisme en surmultipliée. Au creux de mon estomac, le
cordon commençait à se dérouler.
Je déglutis.
— Appelons-le… Médor.
Trois gueules béantes émirent un grognement féroce qui me glaça
jusqu’aux os et son haleine fétide et brûlante nous atteignit de plein
fouet. Je sentis la bile me piquer la gorge.
— Son nom ne lui plaît pas, dis-je en me déplaçant lentement sur
la droite.
Aiden banda ses muscles puissants.
— Par ici, Médor…
Une tête se tourna brusquement dans sa direction.
— Ça, c’est un bon chienchien.
Je contournai la croix antique, me rapprochant sans bruit du
molosse par la droite. La tête du milieu et celle de gauche se
focalisèrent sur moi en grognant, les babines retroussées.
Aiden fit claquer sa langue.
— Ici, Médor, tu vas te régaler avec moi.
Je faillis éclater de rire, mais la bête se détendit, bondissant des
décombres, et atterrit entre nous. Le sol trembla sous l’impact.
Derrière nous, quelques tombes se descellèrent et s’effondrèrent.
Pendant un bref instant, je crus que Médor allait foncer sur moi, mais
au dernier moment il se jeta sur Aiden.
Pris au dépourvu, Aiden recula d’un pas mal assuré, son pied
glissant sur un fragment de roche. Mon cœur fit un bond dans ma
poitrine tandis que je pivotais vers eux et levais ma main libre. Une
étincelle crépita, accompagnée d’une forte odeur d’ozone brûlé, puis
une boule de feu jaillit, d’un rouge violacé, surnaturelle et dévorante.
Elle s’écrasa sur le ventre du molosse.
Médor recula, secouant ses trois têtes, comme s’il venait de se
faire piquer par une guêpe.
Apparemment, le feu élémentaire ne lui faisait pas beaucoup
d’effet. Toujours bon à savoir.
Puis Médor s’arracha au sol, s’élevant dans les airs. Moins d’une
seconde plus tard, il s’abattait sur moi. Je heurtai le sol, grinçant
intérieurement des dents parce que j’étais certaine d’être au-dessus
d’une tombe, puis roulai sur moi-même, brandissant la pointe acérée
de ma dague-faucille.
Elle s’enfonça dans ses entrailles, manquant le cœur de vingt bons
centimètres.
— Merde.
Libérant ma lame, je reculai hâtivement. Les griffes de Médor se
plantèrent dans la terre entre mes jambes et il pivota sur lui-même à
une vitesse étourdissante. Je bondis en arrière, mais le molosse était
gigantesque. Son haleine nauséabonde souffla mes cheveux en
arrière, un filet de salive acide giclant sur mon épaule. Le tissu se
consuma et une douleur cuisante me brûla la peau. La panique fit
souffler un vent glacial dans mes veines.
Le cri rauque d’Aiden hurlant mon nom me servit d’avertissement.
Et puis merde.
Puisant dans le cordon, je le sentis s’éveiller et une vibration
sourde résonna dans mon corps. Les marques de l’Apollyon
apparurent sur ma peau, formant des arabesques. Une lueur s’alluma
dans les yeux du cerbère, comme s’il voyait les marques et
comprenait ce qu’elles étaient.
Médor grogna en dénudant ses crocs. Ses trois têtes fondirent sur
moi avec la précision infaillible et mortelle d’un cobra royal. Je levai
une main, plongeant mes doigts dans sa fourrure hirsute et rêche.
L’énergie suprême enveloppa mon bras et la lumière bleue crépita.
Sans prévenir, Médor recula ses trois têtes avec un jappement.
Son corps puissant se contracta, parcouru ensuite d’un frisson. Puis il
s’effondra sur le flanc, les pattes agitées de convulsions. La pointe
d’une dague-faucille faisait saillie dans son poitrail, maculée d’un
liquide noir et poisseux. Quelques secondes plus tard, Médor n’était
plus qu’un tas de poussière bleue.
Surprise, je relevai la tête tandis que l’akasha regagnait le cordon
sans avoir servi.
Aiden me surplombait, jambes écartées, les épaules rejetées en
arrière, ses cheveux sombres retombant en bataille, ses yeux de la
couleur de l’acier, dont ils avaient aussi la dureté. Une énergie
guerrière – puissante et naturelle forgée par des années
d’entraînement – irradiait de lui. Il se dressait telle une force
colossale et redoutable avec laquelle il fallait compter, tandis que
moi, l’Apollyon, j’étais le cul par terre.
C’était un combattant, et j’étais subjuguée.
Il étendit le bras vers moi.
— Ça va ?
— Oui, répondis-je d’une voix rauque, lui abandonnant ma main,
et il m’aida à me relever.
— Merci.
— Ne me remer…
Prenant son visage à deux mains, je l’embrassai sur la bouche. Un
long baiser profond et enflammé. Quand je me reculai, ses yeux
étaient deux lacs d’argent liquide.
— Tu ne peux pas juste dire « de rien » ? Ce n’est pas si
compliqué. Allez, dis-le.
Aiden ne répondit pas pendant un long moment, puis il s’exécuta.
— De rien.
Je me fendis d’un large sourire.
— Tu vois, ce n’était pas si difficile.
Les yeux d’Aiden scrutèrent mon visage, puis descendirent sur
mon épaule. Il hoqueta.
— Tu es blessée.
— Ce n’est rien du tout.
Je repoussai sa main. La brûlure s’était déjà atténuée.
— Ça va. Ce n’est qu’un peu de bave. Mais ne t’approche pas trop
près. J’empeste le cabot des enfers mouillé. Je suis vraiment…
— Lexie.
Ce nom… cette voix… ce n’était pas celle d’Aiden, mais je la
connaissais dans mon cœur et dans mon âme. C’était pourtant
impossible. Ma respiration se bloqua. Mes jambes étaient soudain
comme du coton quand je me détournai d’Aiden, pour sa part
tétanisé. Mon cœur… savait déjà à qui appartenait cette voix
merveilleuse, si douce, si belle.
Je reculai en chancelant, saisie d’une émotion qui me comprimait
la poitrine et m’empêchait de respirer. Totalement perdue, je secouai
la tête comme dans un brouillard. Mes yeux s’emplirent de larmes et
mon cœur se fendit. Ça ne pouvait pas être réel.
— Maman ?
CHAPITRE 20

Elle ne ressemblait pas à l’image de mes souvenirs.


La dernière fois que je l’avais vue, quand je l’avais tuée, elle était
sous sa forme démoniaque, avec deux trous noirs et béants à la place
des yeux, une bouche pleine de dents aiguisées comme des rasoirs,
une peau pâle et translucide qui laissait transparaître un réseau de
veines sombres.
Cette dernière image avait terni le souvenir que j’avais d’elle. Et
cela m’avait trop culpabilisée pour que je cherche à creuser la
question. Ne pas être capable de me rappeler sa beauté avait été pour
moi quelque chose d’horrible, mais elle…
Sa beauté aujourd’hui s’étalait sous mes yeux.
Ses cheveux châtain foncé retombant souplement sur ses épaules
encadraient son visage ovale. Son teint était légèrement plus mat que
le mien. Elle me ressemblait beaucoup, avec des traits plus fins, plus
élégants – et ses yeux avaient la couleur lumineuse des émeraudes.
En dépit de l’obscurité, je ne voyais qu’eux, attirée par la chaleur qui
en irradiait.
J’avançai d’un pas hésitant, me libérant de la main d’Aiden.
— Maman ?
— Ma chérie, dit-elle, et une partie de mon univers vola en éclats
en réponse à sa voix. Tu ne devrais pas être ici. C’est une aberration.
Mais je me moquais bien de l’endroit où nous étions. La seule
chose qui comptait, c’est que c’était ma mère et que j’avais besoin
d’elle, qu’elle me prenne dans ses bras, parce que ses câlins
guérissaient tout et qu’ils me manquaient depuis si longtemps.
Je fis quelques pas maladroits en direction du promontoire,
abandonnant ma dague-faucille dans les ronces.
— Maman. Maman chérie…
— Alex… cria Aiden d’une voix peinée, et je ne comprenais pas
pourquoi.
Il aurait dû se réjouir pour moi. J’avais secrètement espéré revoir
ma mère à l’occasion de ce voyage aux enfers, et qu’elle apparaisse si
tôt, avant même que nous n’ayons franchi le portail était tellement…
C’est alors que l’avertissement d’Apollon me revint en mémoire. Il
y aurait des fantômes. Mais celui de ma mère ? Je m’immobilisai à
quelques mètres d’elle. C’était vraiment cruel, même pour les dieux.
Elle inclina la tête sur le côté, un petit sourire triste se dessinant
sur ses lèvres.
— Tu n’as rien à faire là. Rebrousse chemin avant qu’il ne soit trop
tard.
Je clignai les yeux, incapable de faire un geste. Était-ce vraiment
ma mère ? Ou n’était-ce qu’un piège ? Le cœur battant à tout rompre,
je m’apprêtais à lui répondre, la bouche soudainement sèche, quand
sa silhouette vacilla, comme celle de Caleb dans la cellule. Elle n’était
qu’une forme immatérielle, ce qui voulait dire pas de câlins – mais
est-ce que c’était elle ?
Aiden m’avait suivie sur la colline et s’arrêta à ma hauteur.
— Alex, c’est…
— Tais-toi.
Je secouai la tête, totalement incapable de gérer la situation. Je
m’efforçais en vain de voir les choses objectivement.
— S’il te plaît, ne dis rien.
La forme de ma mère vacilla de nouveau.
— Tu dois rebrousser chemin et quitter cet endroit avant qu’il ne
soit trop tard. Tu ne peux pas entrer ici. Tu n’en ressortiras jamais.
Ma gorge se noua, laissant échapper un sanglot. Baissant la tête,
je fermai très fort les paupières. C’était bien elle, et en même temps…
ce n’était pas elle. Le souvenir amer d’une autre scène s’imposa à moi,
presque comme si j’y étais : nous nous faisions face et je tenais un
pistolet braqué sur elle, le bras tremblant, incapable de faire ce qui
devait être fait.
Nous aurions pu mourir, à ce moment-là et tout le temps que nous
étions à Gatlinburg. Caleb aurait pu mourir sur cette île au lieu de
plusieurs mois plus tard, dans la sécurité trompeuse du Covenant.
J’avais failli à mon devoir et j’étais sur le point d’y faillir à nouveau.
Et cette fois-ci, ce serait peut-être à Aiden que mon incapacité à voir
la vérité coûterait la vie…
Cette chose n’était pas ma mère. Ce n’était qu’un gardien placé sur
notre route pour nous empêcher d’atteindre le portail. Le cœur serré,
je relevai mes cils mouillés de larmes.
— Vous n’êtes pas ma mère, déclarai-je d’une voix éraillée.
Elle fronça ses sourcils délicats et secoua légèrement la tête.
— Ne fais pas ça, ma chérie. Tu crois que c’est ce que tu dois faire,
mais tu te trompes. Rebrousse chemin avant de tout perdre.
N’avais-je pas déjà tout perdu ?
Aiden plaça une main dans mon dos et je puisai des forces dans ce
simple geste. Je pris une profonde inspiration et expirai très
lentement.
— Ça ne marchera pas cette fois. Vous n’êtes pas ma mère.
Retournez donc vaquer à vos occupations, quelles qu’elles soient.
Elle poussa un soupir exaspéré, qui lui ressemblait tant. L’espace
d’un instant, le doute revint. Peut-être que c’était elle et que j’étais en
train de commettre une terrible erreur. Puis son apparence se
modifia.
Dans son visage livide, des veines sinuaient sous la peau
parcheminée tels de petits serpents. Ses yeux n’étaient plus que deux
puits obscurs et ses dents effilées comme des rasoirs apparurent dans
sa bouche quand elle l’ouvrit.
— Tu me préfères comme ça ? demanda-t-elle de sa douce voix.
— Par les dieux, murmurai-je, horrifiée. C’est complètement
tordu.
Ses lèvres se retroussèrent en un sourire machiavélique.
— Tu vas devoir me passer sur le corps, ma chérie, et nous savons
toutes les deux que tu n’auras pas la force de me tuer une seconde
fois.
Mon estomac se noua quand je saisis la situation.
— Merde…
Aiden fit mine de s’interposer. Je le vis tirer sa dague et je compris
ce qu’il allait faire – accomplir cette tâche à ma place. Pourtant,
même si j’appréciais énormément son geste et que j’avais très envie
d’être déchargée de cette responsabilité, je ne pouvais pas le laisser
faire.
Je l’arrêtai d’une main sur le bras.
— Je… m’en occupe.
Le rire froid de ma mère me fit l’effet d’un électrochoc.
— Tu en es sûre ? demanda Aiden.
Je compris à sa mâchoire crispée qu’il ne voulait pas entendre ma
réponse, mais lorsque je hochai la tête il recula et me tendit la dague-
faucille qu’il avait ramassée.
Mon sang se glaça dans mes veines quand mes doigts se
refermèrent autour de la poignée. Je haïssais le tremblement de mon
bras et le poids de l’arme dans ma main.
Je haïssais surtout ce que je devais faire.
Ma mère me dévisagea avec curiosité.
— Hé, ma chérie, tu vas vraiment faire ça ?
Elle traversa les murs en ruine et se planta devant moi dans un
éclat de rire.
— Tuer ta mère pour la seconde fois ? Ou plutôt non. Ça fera
trois.
— Bouclez-la, gronda Aiden.
Mais cette chose – quoi que ce soit – ne comptait pas s’arrêter en
si bon chemin.
— Ta mère est morte – du moins pour toi – à Miami. Elle est
morte pour te protéger. C’était aussi ta faute. Jamais deux sans trois,
c’est ce qu’on dit, n’est-ce pas ? Tu te crois capable de le faire ? À quoi
cela t’avancera ? Tu n’as encore rien vu.
Ma gorge se noua quand j’avançai d’un pas tremblant, le bras
levé.
— Tu n’apportes que la mort à tous ceux qui t’entourent,
poursuivit-elle. Tu n’aurais jamais dû naître. Ton destin est de tuer
ceux que tu aimes, d’une manière ou d’une autre.
Ces paroles s’enfoncèrent profondément en moi, réduisant le fond
de mon cœur en miettes. Sans dire un mot, sachant qu’ils seraient
inutiles, j’abattis ma lame.
Elle plongea dans la forme qui se tenait devant moi. Il y eut un
faible éclat de lumière, puis elle s’évapora comme si elle n’était rien
d’autre qu’une illusion. En quelques secondes, elle n’existait plus, et
seules subsistaient ses paroles cruelles.
— Eh bien, dis-je, un peu secouée. Je crois qu’on ne peut pas faire
pire.
Hélas, je me trompais.
Une fraction de seconde plus tard, deux silhouettes se
matérialisèrent au-delà des ruines. N’ayant aucune idée de ce que
nous réservait le portail, j’attendis à côté d’Aiden que les ombres
fantomatiques prennent forme.
Aiden retint son souffle et se figea. Je ne compris pas
immédiatement le sens de sa réaction. Les deux personnes qui
venaient d’apparaître, un homme et une femme, étaient pour moi des
inconnus. Tous les deux grands et distingués, deux sang-pur typiques.
La femme avait des cheveux bouclés de la couleur des blés et ceux de
l’homme étaient bruns, encadrant des yeux argentés étrangement
familiers…
Je les avais déjà vus… dans un cadre photographique dans la
pièce secrète d’Aiden dans la maison de ses parents.
Cet homme et cette femme étaient son père et sa mère.
— Par les dieux, murmurai-je, abaissant ma faucille.
La vision des parents d’Aiden – l’apparition des êtres chers que
nous avions perdus – prit alors tout son sens. Contrairement aux
gardiens et au cerbère, ce n’était pas une épreuve physique qui
constituait le dernier rempart avant le portail. C’était un combat
mental et émotionnel – une tactique différente pour nous inciter à
rebrousser chemin. Si nous décidions de continuer, nous devions
affronter l’impensable.
Aiden les contemplait sans prononcer un mot. Je ne l’avais jamais
vu aussi immobile – pas même la fois où je l’avais frappé au visage
avant de l’embrasser. Ni pendant l’attaque des Furies ou quand il
avait compris que j’avais tué un sang-pur. Pas même penché au-dessus
de mon lit, attendant mon réveil quand Linard m’avait poignardée.
Je n’avais jamais vu Aiden ainsi – le visage entièrement vide
d’émotions, l’acier et l’argent tourbillonnant dans ses yeux. La tension
irradiait de tous ses muscles tétanisés. Après l’épreuve que je venais
de subir, il savait que rien de bon ne sortirait de cette rencontre.
Je voulais y mettre un terme avant même qu’elle commence, pour
lui éviter la douleur de paroles brutales qui rouvriraient d’anciennes
blessures. Mais lorsque je fis un pas en avant, il s’anima.
— Non, dit-il d’une voix rauque. Je veux entendre ce qu’ils ont à
dire.
Je le dévisageai comme s’il était devenu fou.
— Évidemment qu’il veut l’entendre, attaqua le père d’Aiden. Mon
fils n’est pas un lâche. Stupide, oui, mais lâche, non.
Je me tournai vers la voix, tellement semblable à celle d’Aiden. Le
sourire de sa mère paraissait chaleureux.
— Mon fils, ce n’est pas ce que tu veux. Les réponses que tu
cherches ne te seront pas données là où tu comptes aller.
— Je dois y aller, répondit Aiden, froid comme les pierres.
Le père releva le menton.
— Non. Ce que tu dois faire – ton devoir – est de rebrousser
chemin et de quitter ce lieu.
Sans réponse d’Aiden, son père se rapprocha, et sa voix se fit
dure, impitoyable.
— Tu dois accomplir ton devoir, Aiden. Nous t’avons appris à ne
jamais faillir.
Aiden hocha la tête avec raideur.
— En effet, et c’est cela mon devoir.
L’homme plissa les yeux, et je sus que j’allais être le témoin d’un
drame familial.
— Ton devoir aurait été d’occuper ton siège au Conseil, ce pour
quoi nous t’avons élevé.
Oh non…
Un muscle tressaillit dans la mâchoire d’Aiden.
— Que crois-tu accomplir dans la voie des Sentinelles ?
questionna son père
Cet homme avait-il été aussi dur dans la vraie vie ? Aussi
glacial et rigoriste ? Était-ce de là que venait la discipline presque
rigide d’Aiden ? Il ne l’avait jamais laissé entendre.
Son père n’en avait pas fini.
— Tu es train de gâcher ta vie, et pour quoi ? La vengeance ? La
justice ? Tu te dérobes à tes devoirs pendant que le siège de notre
famille reste vacant !
— Tu ne comprends pas, répondit Aiden. Et… rien de tout cela n’a
plus d’importance maintenant.
La modification de l’attitude de sa mère fut presque théâtrale.
Toute sa chaleur et son élégance s’envolèrent soudain.
— Tu es une honte pour nous, Aiden. Une honte.
Je battis des paupières.
— Attendez une minute…
— Tu n’as plus aucun contrôle sur toi-même.
La voix de son père débordait de dégoût.
— Nous t’avons enseigné à ne pas tirer avantage de ceux qui sont
sous ta responsabilité. Regarde ce que tu as fait.
La mère émit un claquement de langue désapprobateur.
— Tu la mets en danger. Tu sais que c’est elle qui sera punie parce
que tu n’as pas su te maîtriser. Comment peux-tu te conduire de façon
aussi irresponsable ? Comment peux-tu faire une chose pareille à
quelqu’un que tu prétends aimer ?
J’étais médusée.
— Écoutez, ce n’est pas…
— Tu es incapable de la protéger, continua son père en me
désignant. Comme tu as été incapable de nous sauver. Tu n’es qu’un
raté. Tu ne t’en rends pas compte, mais c’est une fuite en avant qui te
mènera dans une impasse.
Sa mère opina du chef.
— Je suis même surprise que Deacon soit toujours de ce monde.
Mais qu’est devenu mon petit garçon ? Un alcoolique et un drogué,
avant même ses dix-huit ans. Je suis si fière de toi.
Je me tournai vers Aiden, implorante.
— Rien ne t’oblige à écouter toutes ces horreurs ! Il te suffit de les
faire taire.
Sa mère sourit froidement, continuant sur sa lancée comme si je
n’avais rien dit.
— Et elle, regarde ce que tu lui as fait ! Tu lui as donné l’Élixir, tu
l’as dépouillée de son libre arbitre. Tu n’es pas un homme, mon fils.
— Et vous n’êtes qu’une sale garce, crachai-je, prête à la
pourfendre en mode ninja.
— Rebrousse chemin, reprit son père. Quitte ce lieu. Ou tu auras
son sang sur les mains.
Jamais de toute ma vie je n’avais eu envie d’exorciser des esprits
comme en cet instant. La colère bouillonnait en moi comme un venin.
— Aiden, ne les écoute pas. Ils ne sont pas réels. Ils disent
n’importe quoi. Tu…
— Ils disent la vérité.
Aiden déglutit avec difficulté, ne m’accordant qu’un bref regard.
— Mais ce n’est pas de leurs bouches qu’elle sort.
Je ne saisis pas tout de suite, parce que j’étais certaine que ses
parents n’avaient pas été de tels enfoirés de leur vivant, mais je finis
par comprendre.
— Les paroles de ma mère… c’est de nous que ça vient.
Je me tournai lentement vers lui.
— Ce que viennent de dire tes parents, c’est ce que tu penses au
fond de toi ?
L’absence de réponse d’Aiden m’effraya davantage que tout ce qui
s’était produit jusqu’ici. Il pensait réellement toutes ces choses
terribles de lui-même ? Et depuis combien de temps gardait-il tout
cela pour lui ? Des années ?
— Et ton frère ? continua son père en secouant la tête, les traits
tirés par l’inquiétude.
J’allais les éviscérer tous les deux à mains nues.
— Il est sans protection à l’heure qu’il est, ajouta sa mère. Tu
devrais être auprès de lui, et pas ici, lancé dans une quête impossible.
Il va mourir, lui aussi, comme nous, et ce sera ta…
— Assez ! rugit Aiden, bondissant en avant.
Je ne l’avais ni vu ni senti s’emparer de la dague-faucille que je
tenais à la main, mais il la brandissait bel et bien à présent. La lame
décrivit une courbe ascendante dans le ciel de la nuit.
— Tu le regretteras, dit sa mère une seconde avant que l’arme ne
les pourfende tous les deux.
Comme cela s’était passé avec ma mère, ils se désintégrèrent en
fragments de fumée et de couleurs avant de disparaître, emportés par
le vent. Et comme avec ma mère, les paroles qu’ils avaient
prononcées flottaient toujours dans l’air.
Aiden me tournait le dos.
Sans un mot, il pressa le bouton de la dague-faucille dont les deux
lames se rétractèrent avec un bruit de succion dans la poignée en
forme de tube. Tout danger était écarté. Nous avions surmonté les
trois épreuves : les gardiens, le chien des enfers et les fantômes.
Mais mon cœur ne s’était pas calmé.
— Aiden… ?
Ses épaules se raidirent quand il tourna la tête sur le côté. Son
profil était sombre, la ligne de sa mâchoire durcie.
— Je pense toutes ces choses depuis longtemps. La voie des
Sentinelles était sans doute une bonne chose pour moi, ce que je
désirais, ce dont j’avais besoin, mais était-ce réellement mon devoir ?
Je n’avais pas de réponse à cette question.
— Mais tu ne te dérobes pas à tes devoirs. Tu accomplis quelque
chose d’important, Aiden. Et tu pourras toujours occuper ton siège au
Conseil plus tard… si tel est ton désir.
Ces paroles me faisaient mal, pour des raisons très égoïstes. Si
Aiden occupait son siège, nous n’aurions aucune chance de vivre
ensemble. Notre avenir, notre maison, le chien, le chat…
n’existeraient jamais.
Mais je n’empêcherais pas Aiden de le faire si c’était ce qu’il lui
fallait. Ses parents – ou sa petite voix intérieure – pouvaient avoir
raison d’une certaine façon. Depuis un siège au Conseil, il pourrait
davantage changer les choses, mais…
Par les enfers, cela n’aurait aucune espèce d’importance si Seth
mettait son plan à exécution.
— Oui, je le pourrais, dit-il presque pour lui-même, et je fis la
grimace. Mon frère…
— N’est pas un drogué. Bon, oui, il aimait boire un coup et planer
de temps en temps, mais ça ne fait pas de lui un drogué comme un
démon est accro à l’éther. Deacon est au chalet en train de faire
mariner des steaks.
Cette réflexion lui tira un semblant de sourire.
— Il est en sécurité.
— Oui.
Il se tourna vers moi et poussa un profond soupir.
— Et je ne crois pas non plus que j’aurai ton sang sur les mains.
— C’est un soulagement de l’entendre.
Aiden ferma brièvement les yeux. Lorsqu’il les ouvrit de nouveau,
ils étaient du gris très doux des bruyères.
— Je dois bien avouer que ce n’était pas désagréable de pouvoir
faire taire cette foutue voix, pour une fois.
Me rapprochant de lui, je lui serrai le bras.
— Ça va ?
— Oui, ça va.
Il inclina la tête, m’embrassant sur le front.
— Je vais chercher nos affaires et nous entrerons ensemble dans
l’église. D’accord ?
Hochant la tête, je l’attendis devant les fondations. Aiden revint
avec le sac à dos et s’accroupit. Fouillant à l’intérieur, il en tira un
grand morceau de tissu noir qu’il me tendit. Puis un second identique
pour lui-même.
— Des capes ? demandai-je en enfilant la mienne. D’où est-ce que
tu sors ça ?
Aiden se releva, calant le sac sur son dos.
— Tu serais étonnée de tout ce que le père de Solos garde dans
ses chalets. Je les ai prises lorsque nous étions à Athènes. Je me suis
dit que ça pourrait servir.
— Tu es tellement intelligent et organisé.
Éclatant de rire, il enfila sa pèlerine et saisit les bords de mon
capuchon, qu’il me rabattit sur la tête.
— Nous allons devoir cacher ce joli visage.
Je rougis.
— Je te retourne le compliment.
— Je suis joli ?
Aiden rabattit son propre capuchon et ses traits se fondirent dans
l’obscurité.
— Je préfère qu’on dise que je suis beau.
Le mot ne lui rendait pas justice, mais je confirmai d’un
hochement de tête. Il me tendit la main et je la pris, rassérénée par la
fermeté de son étreinte.
— Tu es prête ?
— Oui.
Ensemble, nous fîmes le tour des ruines jusqu’à l’entrée de l’église,
à présent libre de gardiens. Et d’un même pas nous franchîmes la
porte disparue. Nous avançâmes au milieu des gravats et des
broussailles, et puis nous attendîmes.
Au bout d’une dizaine de secondes, une onde d’énergie me
parcourut la colonne vertébrale. Aiden dut la sentir aussi, car sa main
se resserra sur la mienne. L’anxiété et la peur me nouaient les tripes,
mêlées à une certaine excitation.
Avec un peu de chance, cette visite aux enfers serait différente de
la précédente.
Au fond des ruines de l’église, l’air sembla se rider, un peu comme
la chaleur émanant du bitume en été, et le voile séparant la vérité du
monde des mortels s’écarta simplement.
— Tu vois ce que je vois ? demandai-je à Aiden, qui m’étreignit la
main.
— Oui.
Le portail de fer forgé incrusté de titane était immense,
dissimulant ce qu’il y avait derrière. En lieu et place de grilles se
dressaient plusieurs fourches à deux dents ornées de taureaux et de
moutons noirs. À la jonction des deux vantaux, une réplique du
casque d’invisibilité était gravée dans le métal. L’odeur de marécage
était plus forte.
De sa main libre, Aiden poussa les vantaux, qui s’écartèrent sans
bruit, révélant une obscurité profonde, plus dense que celle de la
nuit, tel un puits noir sans fond. Nous avions trouvé le portail. Et c’est
ensemble, main dans la main, que nous franchîmes les portes qui
menaient aux enfers.
CHAPITRE 21

Je m’attendais presque, après avoir sauté dans le vide, à tomber


dans un trou. Mais le sol demeurait ferme sous nos pieds alors que
nous avancions dans l’obscurité, qui fut finalement remplacée par un
brouillard épais comme de la purée de pois.
Je me retournai, pensant voir le portail avant que la brume nous
avale, mais il n’y avait plus rien et le brouillard s’épaissit encore. Je
me cramponnai à la main d’Aiden tandis que des vrilles s’insinuaient
entre nous, nous enveloppant comme une cape d’un autre genre. Je
ne distinguais plus Aiden… ni rien à cinquante centimètres devant
moi.
— Je suis là.
Sa voix grave perça le voile tandis qu’il m’étreignait la main.
— Ne me lâche pas.
J’envisageai brièvement de faire appel à l’air élémentaire pour
dissiper ces ténèbres, mais si la présence du brouillard était
habituelle, ce serait un mauvais signal de le faire soudain disparaître.
Plus nous progressions cependant, plus il devenait difficile
d’avancer dans le noir. D’autant plus qu’un son – autre que les
battements de mon cœur – se faisait entendre. Une sorte de froufrou
évoquant des bruits de pas et de tissu se déplaçant autour de nous,
ainsi qu’un bourdonnement sourd, comme une lamentation sans fin,
dont je n’avais pas vraiment envie de connaître la source. Suivant le
bras d’Aiden, je me collai à lui, au risque de le faire trébucher.
Au bout de plusieurs minutes à l’aveugle au milieu de ces bruits
étranges, le brouillard s’éclaircit légèrement et un chemin apparut
devant nous.
Je poussai un petit cri et serrai involontairement le bras d’Aiden.
Le peu que j’avais vu des enfers ne m’avait pas préparée à ça.
La brume céda rapidement la place à un ciel couleur du soleil
couchant, entre le rouge et l’orangé. Mais, d’après ce que je voyais, il
n’y avait pas de soleil. Nous étions entourés de gens qui erraient
apparemment sans but. Vêtus de vêtements usés et délavés, ils
marchaient en traînant les pieds. Beaucoup ne disaient rien ; certains
gémissaient doucement, d’autres parlaient tout seuls sous leur
pèlerine, mais tous avaient les yeux baissés. Tous les âges étaient
représentés, des plus jeunes enfants jusqu’aux vieillards les plus
chenus.
Ce… Ce lieu de confinement s’étendait à perte de vue, jusqu’aux
montagnes qu’Apollon avait mentionnées. Que pouvait être cet
endroit ? Ce n’étaient pas les limbes – je savais au moins ça – où
j’étais arrivée la dernière fois.
Aucune de ces âmes ne releva la tête quand nous nous frayâmes
un chemin au milieu d’elles. Là, pas de gardes à cheval. On aurait dit
que ces gens avaient été parqués ici, abandonnés à leur ennui.
— Pourquoi ? demandai-je d’une voix hachée.
Aiden comprit le sens de ma question.
— C’est ici que résident la plus grande partie des morts.
Nous dépassâmes un groupe de trois personnes blotties les unes
contre les autres dans la terre.
— Ceux qui ont eu des funérailles, mais n’ont pas encore été
jugés. Certains, durant leur vie, peuvent avoir commis des actes qui
leur font redouter le jugement. D’autres sont…
Une femme passa devant nous, le regard rivé au sol, en se tordant
les mains. Elle faisait partie de ceux qui marmonnaient tout seuls.
— Où est mon bébé ? répétait-elle inlassablement.
— Certains sont désorientés, continuai-je pour lui. Ils ne savent
pas qu’ils sont morts.
Aiden hocha la tête avec solennité.
La femme disparut tout à coup, comme si elle venait de franchir
un portail invisible. Une seconde elle était là, la seconde suivante elle
n’y était plus.
Je m’arrêtai.
— Par les… ?
— Je vais t’expliquer, mais nous devons continuer d’avancer, dit
Aiden, qui me tira par le bras. La légende raconte que certaines de
ces âmes ont quitté les limbes et se sont transformées en ombres.
Elles retournent dans le monde des vivants, mais reviennent toujours
ici. Je ne pense pas qu’elles contrôlent leurs allées et venues.
Je déglutis.
— Ce sont des fantômes.
— Auxquels tu ne crois pas, dit-il d’une voix malicieuse.
Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis et le moment
était opportun. Regardant autour de moi par-dessous le rebord de
mon capuchon, je me rendis compte que certaines des âmes
semblaient inconsistantes. Beaucoup d’entre elles avaient l’air solides,
et j’éprouvais leur masse alors qu’elles me frôlaient, mais d’autres
semblaient intangibles. Plus je les observais, plus j’en voyais
disparaître sous mes yeux.
Cet endroit était carrément sinistre, comme un dédale de
personnes oubliées et désespérées. Et nous n’avions même pas encore
atteint le Champ des Larmes. Génial, on allait vraiment s’éclater.
Une froidure soudaine, gorgée d’humidité, imprégna l’air autour
de nous, et je levai la tête vers le ciel couleur brique. Une goutte
d’eau en tomba, s’écrasant sur ma joue. Et puis le ciel sembla s’ouvrir,
déversant sur nous des trombes d’eau glacée.
— J’y crois pas. Il fallait vraiment qu’il pleuve ? soupirai-je.
— Au moins, ce n’est pas de la pluie acide.
Du Aiden tout craché, toujours à voir le côté beurré de la tartine.
Tirant sur mon capuchon, je hâtai le pas. Cette pluie diluvienne
ne semblait faire ni chaud ni froid aux âmes autour de nous, qui
devaient s’y être habituées. J’avais envie de leur hurler d’aller
affronter le jugement. Quel que soit le sort qui les attendait, ça ne
pouvait pas être pire.
Surtout pour les enfants qui déambulaient seuls : ils n’avaient
certainement rien fait qui leur vaudrait l’éternité dans le Tartare.
Un garçonnet, qui n’avait pas plus de cinq ou six ans, était assis
tout seul dans une flaque. Il remuait ses petits doigts dans la boue,
traçant d’abord un cercle, puis des lignes qui en rayonnaient.
Le soleil. Il dessinait le soleil.
Je me dirigeai vers lui, sans trop savoir quoi faire, mais je ne
pouvais pas rester les bras croisés. Peut-être le convaincre de se
présenter aux juges ? Depuis quand était-il là ? Sa famille était peut-
être déjà dans les Champs-Élysées.
— Non, me dit doucement Aiden.
— Mais…
— Rappelle-toi ce qu’a dit Apollon. Nous ne devons pas intervenir.
Je regardai l’enfant, luttant contre l’envie de désobéir.
— C’est aberrant.
Aiden serra ma main plus fort.
— Oui, mais nous ne pouvons rien faire.
Mon cœur se brisa quand le petit garçon dessina la lune à côté du
soleil, sans s’occuper de la pluie ou des autres âmes qui lui
marchaient pratiquement dessus. Je refusais de ravaler ma colère, et
j’en éprouvais même à l’égard d’Aiden parce qu’il avait raison. Nous
étions impuissants. Et parce qu’il y aurait d’autres petits garçons
comme celui-là – d’autres âmes oubliées.
Refoulant les larmes qui me montaient aux yeux, je lâchai la main
d’Aiden, sans m’éloigner de lui. Je lui emboîtai le pas alors que nous
contournions ce pauvre enfant, poursuivant notre route dans ce
désert sans fin empli d’âmes laissées pour compte ou rejetées.

*
* *
Cela nous prit plusieurs heures pour traverser la Plaine des
Asphodèles. Lorsque nous quittâmes la boue pour l’herbe, nous étions
trempés et glacés et nos capes pesaient lourdement sur nos épaules.
Mes bottes de combat imbibées d’eau clapotaient lamentablement à
chaque pas et j’étais épuisée. Aiden aussi, sans doute, mais aucun de
nous deux ne se plaignit. La traversée du champ des âmes oubliées
nous avait rappelé que notre sort était enviable.
La pluie s’était un peu calmée, devenue un crachin régulier. Le ciel
orangé s’était assombri, signe que la nuit ne tarderait pas à tomber.
Devant nous, une succession de coteaux verdoyants menait vers une
épaisse muraille d’ardoise presque impénétrable. La montée serait
rude.
— Tu veux souffler un peu ? me demanda Aiden, scrutant la pente
sous son capuchon. On dirait qu’il n’y a pas de danger. Nous pouvons
faire une…
— Non. Ça va.
Je le dépassai, attaquant lentement la première montée,
repoussant la douleur qui sourdait dans mes tempes.
— Plus vite nous aurons gagné les galeries, plus vite nous
pourrons prendre du repos, non ? Nous y serons à l’abri pour la nuit.
— Oui.
Aiden me rattrapa en une seconde. Sortant une main de sous sa
cape, il me caressa la joue. Sa paume était chaude sur ma peau,
même si ce contact furtif ne dura qu’un instant.
Nous continuâmes en silence, mais l’inquiétude me rongeait. Ma
migraine n’était pas violente, pas comme celle qui avait précédé
l’appel longue distance de Seth, mais jusqu’à quand ? Notre unique
espoir était d’atteindre un abri – au sec de préférence – où nous
pourrions établir un camp pour la nuit. J’avais besoin de sommeil, et
le plus tôt serait le mieux.
Le ciel étrange s’assombrissait à chaque crête que nous
franchissions, nous obligeant à accélérer le pas. Nous traversâmes un
champ de narcisses qui nous arrivaient aux genoux, leurs pétales d’un
blanc lumineux dégageant une odeur incroyablement douce. La
muraille d’ardoise se rapprochait et les fleurs furent remplacées par
des arbres.
Ils se dressaient vers le ciel, leurs branches nues pour la plupart
semblables à des doigts qui cherchaient à saisir l’obscurité. Sur les
plus basses branches, des fruits d’un rouge ardent étaient suspendus.
Des grenades.
Curieuse de connaître leur goût, je m’apprêtais à en cueillir une,
mais Aiden intercepta ma main, qu’il serra presque à m’en faire mal.
Je laissai échapper un petit cri étranglé.
— N’y touche pas, me dit-il sévèrement, les yeux brillants comme
du mercure. Tu as entendu parler de Perséphone ?
Je lui lançai un regard sombre.
— La reine des enfers. Je ne suis pas idiote.
— Je n’ai pas dit ça.
Son étreinte se radoucit tandis qu’il m’entraînait entre les arbres
vers la dernière montagne.
— Mais je crois vraiment que tu aurais dû passer moins de temps
à dormir en classe, ou quoi que tu y faisais.
— Ah ah.
— Perséphone a goûté les grenades de ces arbres. Si tu ingères
une nourriture de ce monde, tu es condamnée à ne jamais le quitter.
Toutes les réponses cinglantes que j’avais sur le bout de la langue
moururent sur mes lèvres. Et j’avais l’impression de vraiment être une
idiote de ne pas m’être souvenue de cette histoire.
— D’accord. J’aurais dû être plus attentive.
Il gloussa doucement, mais sa bonne humeur disparut quand il
examina le dernier coteau devant nous.
— Par les dieux…
La pente en était raide, semée de touffes d’herbe, de racines
apparentes, de grands arbres dont les branches étaient garnies de
gros fruits noirs en forme de gouttes d’eau, et de ce qui était, je
l’espérais franchement, des fragments de rochers blancs et non des
ossements comme ils en avaient l’apparence. Au sommet, une
corniche permettait d’accéder à l’épaisse muraille grise.
Avec un soupir, j’accélérai le pas à côté d’Aiden.
— On ferait mieux de se dépêcher.
Nous entreprîmes de gravir la pente, nous aidant des racines pour
nous hisser à chaque pas. Je ne sais pas comment faisait Aiden, avec
ce sac énorme sur le dos, mais il avançait bien plus vite que moi.
À mi-chemin, une sorte de pépiement s’éleva au-dessus des fruits
étranges. Je m’immobilisai, levant la tête. Mon épais capuchon glissa
tandis que j’observais le ciel, à présent d’un bleu sombre, au-delà des
arbres.
La nuit était tombée et je me souvenais de l’avertissement
d’Apollon.
— Viens, appela Aiden. Nous devons faire vite.
Agrippant une racine, je m’élevai un peu plus haut.
— Tu as entendu ce bruit ?
Aiden ne répondit pas, continuant de grimper.
Les branches au-dessus de nous s’agitèrent soudain, secouant les
fruits géants. Le pépiement s’intensifia.
— Je crois… que ça vient des fruits.
Juste au-dessus de moi, une énorme gousse noire de la taille d’un
pouf se mit à trembler, puis elle s’ouvrit en deux, déployant de
longues… pattes noires et velues. Le centre de cette masse parut
rouler, et une rangée d’yeux rouges se braquèrent sur moi.
— Oh, par les dieux… ce ne sont pas des fruits.
Pas étonnant que les âmes ne s’aventurent pas près du réseau de
galeries !
C’était une araignée géante, qui se laissa choir de l’arbre et toucha
le sol sur six de ses huit pattes. Le hurlement aigu qu’elle poussa me
glaça les sangs. Une autre atterrit lourdement dans l’herbe, puis une
troisième… une quatrième et ainsi de suite. Leurs cris lancés à
l’unisson couvrirent tous les autres sons.
Aiden redescendit en courant, les cailloux et les ossements
jaillissant sous ses bottes, pour revenir à ma hauteur. Il m’empoigna
la main alors qu’une bête hideuse se laissait tomber près de nous, les
crocs brillants et deux pattes levées, tout en proférant un son aigu
grinçant comme une craie sur un tableau noir.
Poussant un hurlement d’horreur, je me rejetai en arrière et
percutai Aiden tandis que l’énorme araignée courait dans l’herbe.
Aiden m’écarta de sa trajectoire et tira une dague. Bondissant dans
les airs, il la plongea jusqu’à la garde dans le corps de l’araignée.
À quatre pattes, je décampai vers le sommet, terrorisée par la
vision de milliers de pattes noires grouillant sur le sol.
Une masse atterrit sur mon dos et je mordis la poussière et l’herbe
humide. La douleur fusa dans ma lèvre et je sentis le goût du sang,
mais je m’en fichais pas mal quand je compris que c’était une
araignée velue qui pesait sur mon dos. Ses pattes transpercèrent le
tissu de ma cape tandis qu’un sifflement résonnait dans mon oreille.
Invoquant l’énergie lovée en moi, je sentis… rien du tout.
Merde.
Plantant mes genoux dans le sol, je me relevai pour me
débarrasser de l’araignée, qui atterrit sur le dos à un mètre de moi,
agitant ses pattes et sifflant toujours.
— Par les dieux, je déteste… je dirais même que je hais les
araignées.
Aiden se baissa, me saisit par le bras et me remit sur pied, me
poussant en avant.
— Je crois que c’est le moment d’employer l’akasha.
Des centaines d’yeux rouges étaient braqués sur nous.
— Je ne peux pas. Je crois que ce n’est pas possible de l’utiliser
ici.
Il jura à mi-voix, sans cesser de me pousser vers le sommet.
— Je sens toujours le feu élémentaire. Et toi ?
Levant une main maculée de boue, je sentis crépiter une petite
étincelle, à mon grand soulagement.
— Oui.
— Bien. À trois, on dégage un passage vers les rochers droit
devant…
Il s’interrompit, faisant décrire un arc à sa faucille qui trancha
dans le corps d’une araignée qui s’était approchée trop près. Ses
pattes volèrent autour de nous.
— Tu vois cette ouverture dans les rochers ?
Je la voyais. Et aussi une centaine d’araignées entre nous et la
fissure.
— Ou… oui.
— À trois, on les flambe et on court. Surtout ne t’arrête pas. OK ?
— D’accord.
— Un… Deux… Trois !
Invoquant le feu élémentaire, j’étendis une main devant moi en
même temps qu’Aiden. Des boules de feu violacées percutèrent le sol
des deux côtés, s’étendant rapidement pour former un mur de
flammes.
— Cours ! m’ordonna Aiden en me poussant devant lui.
Je m’élançai sur le sol inégal, sans m’étonner de voir certains de
ces monstres velus sauter par-dessus les flammes. D’autres chargèrent
le feu, retombant sur le flanc en sifflant de douleur. Aiden me prit le
bras pour gravir la dernière section de la montagne rendue glissante
par la pluie. Derrière nous, les araignées contournaient les flammes.
Le bruit de leurs pattes grouillant sur le sol me hanterait sans doute
pour l’éternité. Arrivée au bord de la corniche, je faillis pousser un cri
de joie quand mes doigts se refermèrent sur les rochers.
L’un des monstres les plus rapides se jeta sur moi, s’accrochant à
ma jambe. Mes doigts glissèrent et ma gorge se noua tandis que le
poids de l’araignée conjugué à celui de ma cape lestée par la pluie me
tirait en arrière.
Je poussai un cri rauque, mais Aiden était là, se cramponnant des
deux bras aux miens. Il me tira vers lui, ses muscles puissants saillant
sous la cape alors qu’il me hissait par-dessus la corniche… ainsi que
l’araignée. Levant ma jambe libre, je me retournai et enfonçai le talon
de ma botte dans un œil de la bête. Dans un chuintement rauque, elle
me lâcha et dévala la pente, emportant avec elle quelques-unes de ces
congénères.
Nous remettant debout en chancelant, nous nous introduisîmes
dans la crevasse à l’instant où la masse des araignées franchissait la
corniche, percutant la muraille.
CHAPITRE 22

Nous continuâmes d’avancer pendant ce qui nous parut des


heures dans une étroite galerie si sombre que j’avais du mal à
m’adapter à cette obscurité malgré ma vision d’Apollyon. Aiden
lançait régulièrement de minuscules boules de feu, mais nous
n’osions pas prendre le risque de nous faire repérer – qui savait ce qui
pouvait se tapir dans ce tunnel ? Les araignées étaient certes trop
massives pour s’introduire par la crevasse dans la muraille, mais avec
notre chance elles avaient peut-être des petits qui ne demanderaient
qu’à aller nous chercher dans ce dédale de galeries.
Épuisés et trempés jusqu’aux os, nous nous arrêtâmes lorsque la
galerie s’élargit, ouvrant sur ce qui ressemblait à l’entrée d’une grotte.
Aiden s’avança de quelques pas, scrutant l’obscurité. Il leva une main
quand je le rejoignis.
— Laisse-moi d’abord vérifier ce que nous avons là, d’accord ?
Je réprimai mon envie de passer outre et de l’accompagner.
— Je t’en prie. Si cette grotte abrite un ours des enfers, j’aime
autant qu’il te dévore en premier.
Avec un sourire ironique, il secoua la tête et se faufila dans la
grotte, la dague au clair. La minuscule boule de feu qu’il projeta
devant lui fut avalée par la pénombre et je dus prendre sur moi pour
ne pas le suivre.
Je m’adossai contre la roche que je ne voyais pas, mais qui était
humide et glissante, frigorifiée dans mes vêtements imbibés d’eau. Je
n’étais même pas certaine de posséder encore tous mes doigts.
Heureusement qu’Aiden m’aimait et qu’il était capable de ne pas
s’arrêter à mon apparence. Je devais ressembler à une reine de promo
décatie après une semaine de folie.
Il réapparut peu après, ses dagues remisées dans leurs étuis.
— Rien à signaler. Nous devrions être en sécurité pour la nuit.
Je me redressai et le rejoignis dans la grotte. L’étroite galerie se
poursuivait sur quelques pas avant de déboucher dans une salle
circulaire. L’air y était sensiblement moins humide, ce qui était une
nette amélioration. La pluie gouttait sur le sol par des trous
relativement petits dans une partie du plafond, mais le reste était sec
et assez confortable.
Il y avait aussi autre chose…
Sur la gauche de la salle, je repérai une sorte de bassin naturel.
Mais il fallait bien dire qu’ici, au fin fond des enfers, on n’était jamais
sûr de rien. Pour ce qu’on en savait, c’était peut-être une cuve d’acide,
mais l’odeur qui se dégageait de cette pièce d’eau était celle…
— Du jasmin, dis-je tout haut.
— Tu as raison.
Aiden me rejoignit et rabattit mon capuchon, faisant courir
délicatement son pouce sous ma lèvre blessée, qui avait cessé de me
faire souffrir.
— Bizarre, non ?
— Comme tout ce qu’on trouve ici.
Me dirigeant vers la vasque d’eau parfumée, j’avançai une main.
— L’eau a l’air chaude, mais pas brûlante.
Aiden avait retiré son propre capuchon.
— Ça m’étonnerait quand même qu’on ait la chance de pouvoir
prendre un bain… Alex, n’y touche pas !
Trop tard. Je m’étais déjà agenouillée au bord du bassin dans
lequel je plongeai lentement un doigt – je pouvais en sacrifier un.
L’eau entra en effervescence.
Je sentis un déplacement d’air alors qu’Aiden se ruait vers moi
pour m’agripper par les épaules.
— Tout va bien, lui dis-je.
À part l’écume bouillonnante qui s’était formée autour de mon
doigt, l’eau était plutôt agréable. Elle était tellement transparente que
je voyais le fond du bassin rocheux.
— Par les dieux, Alex, on ne t’a jamais dit de ne pas fourrer tes
doigts n’importe où ?
Je haussai un sourcil et il leva les yeux au ciel.
— Le fonctionnement de ton cerveau me fait très peur.
Je lui souris.
— C’est ce qui te plaît chez moi.
Une soudaine vague de chaleur assombrit ses iris, qui prirent une
teinte vif-argent.
— Le plus souvent, c’est vrai.
Il se détendit et me lâcha les épaules.
— Ce ne serait sans doute pas prudent de faire du feu.
Je me relevai, baissant les yeux sur mes vêtements trempés qui
m’irritaient la peau. Merde.
Les lèvres d’Aiden frémirent.
— On pourrait se faire repérer.
— Les araignées, chuchotai-je.
Il hocha la tête et je frissonnai.
— Tu n’as généralement peur de rien.
Il s’approcha de moi, tête penchée sur le côté, et me prit le
menton du bout des doigts.
— Et tu es très courageuse, mais les araignées t’ont fait perdre ton
sang-froid.
— Elles faisaient deux fois la taille d’un rottweiler, je te signale.
Ce n’était pas des araignées ordinaires.
— Ça reste des araignées, murmura-t-il en s’inclinant vers moi.
Il déposa un baiser sur mes lèvres, trop rapide à mon goût, mais
plein d’ardeur.
— Mais si tu me donnes tes vêtements, je pourrai sûrement les
sécher.
J’écarquillai les yeux.
— Oh là. Tu essaies de me déshabiller ?
Son regard vif-argent se verrouilla au mien.
— Ai-je vraiment besoin de répondre à cette question ?
Une rougeur subite m’enflamma les joues. Quand il se comportait
ainsi – sans filtre, charmeur et carrément sexuel – je perdais mes
moyens. Je n’étais pas habituée à cette facette de sa personnalité. Je
crois que je ne m’y habituerais jamais, et c’est ce qui me faisait autant
d’effet. Je le dévisageai, autant troublée par les images défilant dans
ma tête que par l’homme de chair et de sang qui se tenait devant moi.
Il laissa échapper un gloussement.
— Tu devrais voir ta tête.
Je sortis de ma rêverie, espérant ressembler davantage à une
déesse de l’amour et du sexe qu’à une mateuse perverse.
— Qu’est-ce qu’elle a, ma tête ?
Il m’adressa un petit sourire impénétrable.
— Elle est adorable.
— Adorable ?
— C’est bien ce que j’ai dit.
Il passa en revue le fond de la grotte, fouillant les ombres à la
recherche des dieux savaient quoi.
— Mais je suis sérieux. Donne-moi tes vêtements et je les
sécherai.
Mais je serais carrément à poil. Je n’avais aucune raison de me
sentir gênée avec lui, mais vu le lieu et la situation…
Aiden enleva sa cape et se délesta du sac à dos. Comme s’il lisait
dans mes pensées, il haussa un sourcil.
— J’ai apporté deux couvertures. Ce n’est pas grand-chose, mais
elles sont assez grandes pour que tu t’y emmitoufles.
Je ne pus réprimer un sourire. Eh oui, Aiden pensait vraiment à
tout.
— Tu es incroyable.
Le regard satisfait qu’il me lança par-dessus son épaule indiquait
nettement qu’il en était conscient.
— Je sais que tes vêtements te gênent.
— Pas du tout.
Je ne voulais surtout pas jouer les princesses au petit pois devant
Aiden, mais son regard descendit sur ma hanche, que j’étais en train
de gratter.
— Tu en es sûre ?
— Oui…
Je suivis son regard et me figeai.
— Bon, d’accord. Ils me gênent.
— Peau délicate ?
Il s’avança vers moi, s’agenouilla et ouvrit le sac. Je contemplai
ses cheveux sombres dégouttant d’eau pendant qu’il fourrageait à
l’intérieur.
— Oui, j’ai la peau sensible. Tu as aussi apporté un lait pour le
corps ?
— Non, répondit-il dans un éclat de rire. Mais j’ai pris des fruits
secs.
— Miam.
— Et des amandes…
— Super miam.
— Et de l’eau.
Il releva la tête, l’air amusé.
— Désolé, mais je n’avais plus de place pour y caser un
hamburger.
— Bah, personne n’est parfait.
Il rit encore. Par les dieux, j’adorais ce son profond et mélodieux.
Je crois que je ne m’en lasserais jamais. Il n’y avait pas si longtemps,
Aiden était bien trop sérieux, et je chérissais chacun de ses rires
comme un cadeau inestimable.
Il étendit une couverture là où le sol était sec et se releva.
— Je vais aller vérifier l’entrée pour être sûr que nous serons
tranquilles cette nuit.
Je hochai la tête et il tourna les talons sans ajouter un mot,
disparaissant par l’ouverture dans la paroi rocheuse.
Me sentant bizarrement légère compte tenu de l’endroit où nous
étions, je me retournai vers la source d’eau parfumée. La seule pensée
d’immerger ma peau crasseuse et glacée dans cette eau tiède me
donna le frisson.
Mais Aiden ne serait pas content…
Je me débarrassai de ma cape, puis de mes bottes, louchant sur le
bassin comme si c’était une tranche de filet rôti. Si cette eau
représentait un danger, mon doigt serait en train de peler ou moi-
même en train de courir partout en poussant des cris d’orfraie. Et
puis zut ! Je me dévêtis hâtivement et pénétrai dans l’eau. Poussant
un soupir d’aise quand des bulles d’écume éclatèrent sur ma peau, je
descendis prudemment les marches naturellement creusées dans la
roche. L’eau clapota, pétillant autour de mes hanches alors que
j’avançais toujours. Une douce chaleur euphorisante s’infiltra sous ma
peau, se diffusant dans mes muscles. Je ne ressentais aucune
irritation sur mes nombreuses coupures et ecchymoses – bien au
contraire, l’eau paraissait les apaiser. Son doux parfum semblait aussi
atténuer la douleur sourde irradiant dans mes tempes. Au milieu du
bassin, l’eau m’arrivait au-dessus de la poitrine, mais elle crépitait
autour de mon corps et les bulles d’écume atteignaient mes
clavicules, encadrant le talisman.
Fermant les yeux, je poussai un soupir d’aise. J’étais si bien dans
l’eau. J’aurais pu y rester toute la nuit, ses fines bulles pétillantes
caressant mes orteils, remontant le long de mes jambes…
Un coin de paradis aux enfers.
Je souris, songeant qu’Hadès était bien équipé en matière de spas
et de lieux de détente.
— Alex…
La voix d’Aiden me tira de mes rêveries. Je lui lançai un regard
coupable par-dessus mon épaule.
— Désolée. Je n’ai pas pu résister.
Étrangement, il n’avait pas l’air en colère ni agacé. Son expression
n’exprimait pas non plus la plus grande satisfaction, mais…
Oh…
Aiden semblait émoustillé.
Ma respiration s’arrêta, et je dus m’y reprendre à deux fois pour
retrouver ma voix.
— Tout est en ordre à l’extérieur de la caverne ?
Les yeux mi-clos, il acquiesça.
Je me mordis la lèvre. Évidemment, tout allait bien. Nous étions à
l’abri pour la nuit, mais je ne pensais pas à dormir. Les idées qui me
traversaient étaient totalement inconvenantes, signe que mes
priorités étaient vraiment sens dessus dessous, mais nous affrontions
l’inconnu. Engagés dans un dangereux périple, nous pouvions tous les
deux être blessés. Aiden risquait même d’y perdre la vie.
Un vent de panique me traversa à l’idée de le perdre. Je ne
pourrais pas le supporter, et j’avais envie d’appuyer sur pause. Je
voulais vivre l’instant présent, dans toute son intensité, ce qui était
toujours envisageable en compagnie d’Aiden. C’était même carrément
magique.
J’inspirai très profondément.
— Tu… tu devrais me rejoindre.
Au fond de moi, je m’attendais à devoir insister. Aiden était « en
mission » et j’étais prête à déployer toutes les ruses que je
connaissais, et même à l’implorer.
Mais sa réaction me surprit lorsqu’il recula d’un pas pour retirer
ses bottes. Et c’est avec stupéfaction que je le vis tirer son maillot de
son pantalon tactique et faire passer le vêtement humide par-dessus
sa tête.
Je retins mon souffle.
Ses abdominaux étaient sculpturaux, résultat de longues années
d’un entraînement rigoureux. Ils semblaient taillés dans la pierre sous
sa peau ferme. Quant à son torse…
J’étais incapable de détourner les yeux.
Et pendant tout ce temps, les siens restaient braqués sur moi,
brûlants comme de l’argent en fusion. Mes joues s’enflammèrent de
nouveau et ma respiration s’accéléra.
Quand ses mains descendirent sur la ceinture de son pantalon, je
tournai cependant la tête. Je me serais sans doute évanouie et à
moitié noyée, ce qui aurait totalement gâché le moment.
J’entendis ses vêtements toucher le sol, puis une seconde – trop
longue – de silence, et l’eau frémit dans le bassin, pétillant de plus
belle. Le pouls battant dans tous les points sensibles de mon corps, je
me retournai vers lui, le souffle court, et mon cœur s’affola.
Aiden ressemblait à un dieu.
Beaucoup plus grand que moi, il avait de l’eau jusqu’au nombril.
Les fines bulles d’écume blanche crépitaient sur son ventre plat, et
j’avais l’impression de contempler Poséidon sortant des flots.
Aiden n’avait vraiment rien à envier au dieu des océans.
Il s’avança vers moi dans l’eau mousseuse, les bras le long du
corps. Je dus lever la tête pour le regarder dans les yeux.
— Salut, dis-je.
Un coin de sa bouche se releva.
— Ce n’est probablement pas une bonne idée.
— Pourquoi ?
— Mon petit doigt me dit que je vais être distrait d’ici quelques
secondes dans ce bassin.
Il tendit pourtant une main vers l’élastique qui retenait mes
cheveux.
— Pour tout te dire, je le suis déjà.
J’avais l’impression que mon cœur allait sortir de ma poitrine.
— Mais nous sommes en sécurité ici. C’est ce qu’a dit Apollon.
— Oui, mais…
Il fit doucement glisser l’élastique, étalant mon épaisse chevelure
sur mes épaules, dont une bonne longueur plongea sous l’eau.
— Nous devrions être prudents. Je suis censé monter la garde.
Je m’avançai dans le cercle de ses bras tandis qu’il jouait avec mes
cheveux et posai une main sur son torse, électrisée de le sentir
tressaillir et retenir son souffle.
— Tu ne sais pas faire plusieurs choses à la fois ? Moi oui.
Aiden repoussa lentement une mèche mouillée derrière mon
épaule, puis en saisit une autre.
— Petite menteuse. Tu es complètement monomaniaque.
— Bien sûr que non. Mais on ne parle pas de moi.
Ma main descendit sur son ventre de sa propre volonté.
— Et toi, je suis certaine que tu es capable de faire deux choses à
la fois.
Il avait à présent rassemblé tous mes cheveux, qu’il enroula
autour de son poignet.
— Tu crois ?
Posant un doigt sur ma lèvre inférieure, il en dessina le contour.
Ses paupières s’alourdirent encore, ne laissant subsister qu’un mince
éclat d’argent entre ses cils.
— Tu devrais prendre du repos.
— Et c’est ce que je vais faire.
Je franchis le dernier pas qui nous séparait, fendant l’eau
crépitante. Me haussant sur la pointe des pieds, j’enroulai un bras
autour de son cou.
— Et tu devrais en prendre aussi.
La main libre d’Aiden descendit le long de mon cou, me caressa
l’épaule, puis son bras m’encercla la taille et il me plaqua étroitement
contre lui, peau contre peau. Les sensations me rendaient folle et,
quand ses lèvres effleurèrent la courbe de ma mâchoire, je ne pus
m’empêcher de fermer les yeux. Tous mes muscles se tétanisèrent et
je sentis les marques de l’Apollyon ondoyer sur ma peau.
— On pourra se reposer à tour de rôle, dit Aiden contre mon
menton, avant de déplacer sa bouche de l’autre côté de ma mâchoire.
Tu dormiras la première et je te réveillerai dans deux heures.
Il s’interrompit, déposant un baiser sur la peau sensible derrière
mon oreille.
— Ça te va comme ça ?
Dans l’état où j’étais, je ne pouvais rien lui refuser et j’acquiesçai.
— Et nous repartirons demain à la première heure.
Aiden baissa la main qui tenait mes cheveux, et mon dos se
cambra. L’air glacé de la grotte sema ma peau exposée de chair de
poule. Je retins ma respiration quand sa bouche se posa de nouveau à
l’endroit où battait mon pouls, puis sur ma clavicule, et continua de
descendre.
Puis il se redressa, sa poitrine se soulevant et s’abaissant sur un
rythme erratique tandis qu’il reculait vers le bord du bassin.
— Et tu devrais commencer tout de suite. C’est…
— Arrête de parler.
Je le suivis dans l’eau, très consciente du niveau qui baissait
progressivement tandis que je me rapprochais de lui. Il en était
conscient aussi. Un muscle tressaillit sur sa joue quand il baissa les
yeux sur mon corps.
— Tu viens de me dire de la fermer ?
— Non.
Je continuai d’avancer alors qu’il reculait, jusqu’à ce que son dos
heurte le rebord du bassin rocheux. Il était fait. Ramenant mes deux
mains de chaque côté de lui, je relevai la tête.
— Bon, d’accord. Je t’ai dit de la fermer, mais j’ai demandé
gentiment.
Il prit une profonde inspiration.
— Je vais peut-être passer l’éponge, alors.
Je me laissai flotter, enroulant mes jambes autour des siennes.
— Pour quelqu’un qui n’aime pas parler, tu parles vraiment
beaucoup quand je voudrais que tu fasses autre chose.
Aiden laissa échapper un rire étouffé.
— Ce n’est pas très logique, Alex.
Dans un sourire, je me penchai sur lui et fis glisser mes lèvres sur
la ligne ferme de sa mâchoire, imitant ce qu’il venait de me faire
jusqu’à ce que mon pouls rugisse dans tout mon corps.
— La logique, c’est dépassé.
— J’ai l’impression que pour toi, beaucoup de choses sont
dépassées.
Aiden renversa la tête en arrière, faisant saillir les muscles
puissants de son cou et de ses épaules tandis que ses mains
agrippaient le rebord du bassin.
Pendant quelques secondes, je me perdis dans la contemplation de
sa beauté virile. C’était une occasion si rare de voir Aiden ainsi,
totalement offert et abandonné. Je posai une main sur sa joue, pour
graver cette image dans ma mémoire. L’énormité de ce qui nous
attendait fit courir un frisson glacé sur tout mon corps, jusqu’au plus
profond de mon âme. Je n’avais pas la moindre idée de ce que
l’avenir me réservait – de ce qu’il adviendrait d’Aiden. Tant de choses
restaient incertaines.
Les paroles d’Apollon me revinrent en mémoire. « Il ne peut y en
avoir qu’un. »
Je tressaillis, tandis que le sens de ces mots imprégnait
pleinement mon esprit. Seth, lui aussi, l’avait compris. Je songeai à ce
foutu rêve que j’avais fait durant le trajet.
Aiden et moi n’avions peut-être pas des années devant nous – ni
même des mois ou des semaines. Peut-être même pas des jours. Et
nous allions vivre le temps qui nous restait sous la menace d’un
danger constant. Nous ne savions même pas ce que nous réservait
l’heure qui suivrait et je refusais de passer chaque moment à courir
vers notre fin.
Aiden ouvrit les yeux.
— Alex ?
Je ravalai les larmes qui me montaient aux yeux.
— Je t’aime.
C’était tout ce que je pouvais dire.
Il releva la tête, ses yeux fouillant les miens, et il lut peut-être
dans mes pensées. Et il savait sans doute aussi qu’il y aurait d’autres
vies perdues – des pertes presque impossibles à surmonter, qui
emporteraient avec elles une partie de nous. Et que cet instant que
nous passions ensemble était peut-être le dernier.
Il avait fini de parler.
Aiden se détacha si vite du rebord du bassin que l’eau bouillonna
autour de nous. Il n’avait – nous n’avions – plus une seconde à
perdre. Il me serra violemment contre lui et sa bouche se fit
exigeante, exprimant inlassablement ces trois petits mots sans même
les prononcer. Il me souleva, une main toujours plongée dans la
masse de mes cheveux, l’autre plaquée sur mes reins pour nous
fondre l’un à l’autre. Puis il pivota sur lui-même, pressant mon dos
contre la roche, et prit possession de moi d’un coup d’un seul,
emportant mon souffle, mon cœur et mon âme. L’heure n’était plus
aux hésitations, à la maîtrise, à la recherche de nos limites. Ni à faire
durer le plaisir, qui nous saisit tous les deux brutalement. Entre ses
bras, dans les bulles d’écume épousant le rythme de nos corps, je
perdis la notion du temps, mais je trouvai une petite partie de moi-
même. Et une partie de lui que je garderais avec moi pour le restant
de mes jours, quel que soit le temps que l’avenir nous accorderait.
CHAPITRE 23

Pendant mon sommeil, Aiden s’était arrangé pour sécher nos


vêtements sans les rendre cassants. À sa place, je les aurais sans
doute carbonisés. J’avais dormi un peu plus de quatre heures et
ouvert les yeux avant qu’il me réveille. Je me rhabillai puis me
recouchai à côté de lui sur l’une des minces couvertures. Nous
dégagions tous les deux un puissant parfum de jasmin, ce qui valait
nettement mieux que l’odeur de marécage des enfers.
Aiden était allongé sur le flanc, son bras pesant au creux de ma
taille.
— Tu aurais pu dormir plus longtemps.
Je jouai paresseusement avec ses doigts reposant sur mon ventre.
— Ça va. À ton tour de prendre du repos. Je vais monter la garde
pour m’assurer que ces foutues araignées ne viennent pas te chercher.
Pressant ses lèvres sur ma joue, il gloussa doucement.
— Je devrais m’inquiéter, alors. Si tu avais à choisir entre moi et
une araignée, je ne suis pas sûr de m’en sortir vivant.
— J’affronterais une horde entière d’araignées pour toi, bébé.
Je souris en l’entendant rire.
— Je suis sérieuse.
— Ça, c’est de l’amour véritable. Le grand amour, plaisanta-t-il.
— Exactement.
Une pause, puis il changea de sujet.
— Pendant que tu dormais, j’ai réfléchi à ce que disait Apollon au
sujet de l’implication d’un autre dieu.
Ma curiosité piquée, j’inclinai la tête en arrière pour voir son
visage.
— Et alors ?
— Je sais que Seth n’a lâché aucun indice, mais Marcus parie sur
Hermès, et il a aidé Seth…
— Hermès est toujours dans les mauvais coups. C’est un peu le
souffre-douleur de tous les autres dieux. Une sorte de bouc émissaire.
— C’est vrai.
Aiden écarta de mon front une mèche de cheveux mouillés.
— Mais c’est trop gros. Et même si Hermès est réputé pour ses
mauvaises blagues, elles restent habituellement plutôt inoffensives.
Alors que ça, ce qui est infligé au monde entier, Olympe inclus, c’est
d’une autre envergure. On dirait presque une vengeance personnelle.
Il n’avait pas tort.
— On peut imaginer que le bouffon des dieux puisse vouloir se
venger de milliers d’années de brimades.
— Oui, mais je ne sais pas…
Il étouffa un bâillement.
— Je continue de penser à Seth – à sa personnalité.
— Oh mince…
Un petit sourire étira ses lèvres.
— Que tu le veuilles ou non, tu possèdes indéniablement certains
des traits de caractère d’Apollon. En toute logique, Seth devrait avoir
hérité du tempérament de sa lignée.
Il y avait pire que d’être comparée à Apollon.
— Seth est arrogant et plein de suffisance, ça marche pour tous
les dieux.
Aiden acquiesça avec lassitude et je lui étreignis la main.
— Dors. Nous en reparlerons demain matin.
Il avait beau prétendre ne pas être fatigué, il ne lui fallut que
quelques minutes pour sombrer dans le sommeil, comme me l’indiqua
sa respiration bientôt profonde et régulière. Je restai dans ses bras,
sans quitter des yeux l’entrée de la grotte. Je n’avais pas entièrement
récupéré, et ma migraine était revenue à la charge dès que j’avais
ouvert les yeux, irradiant depuis mes tempes, mais la douleur restait
gérable.
Retournant dans ma tête les paroles d’Aiden, je devais reconnaître
que sa théorie d’une vengeance personnelle était crédible. Le seul
problème étant que tous les dieux avaient une bonne raison de semer
la discorde. Apollon nous avait même dit une fois, avant que tout ça
ne commence, qu’après des millénaires de vie commune ils n’avaient
rien de mieux à faire que se chercher des poux.
Nous devions trouver le responsable, mais que pourrions-nous
faire de toute façon ? Personne n’avait jamais supprimé un dieu. Les
Titans eux-mêmes étaient enchaînés dans le Tartare, mais ils n’étaient
pas morts. La disparition d’une divinité aurait des conséquences
cosmiques. Le monde ne s’arrêterait pas de tourner, mais tous les
autres dieux seraient affaiblis par la chute de l’un d’entre eux. C’était
sans doute la seule raison qui les empêchait de s’entre-tuer, mais…
Une chose à la fois…
Seth et Lucien étaient dans l’immédiat notre plus gros problème.
Si nous avions de la chance, nous trouverions Solaris et la solution
pour les arrêter. Au fond de moi, je n’avais pas abandonné l’espoir
que Seth puisse encore être sauvé – que l’on pourrait le ramener dans
le droit chemin. J’étais intimement convaincue que sans l’influence de
Lucien et sa dépendance à l’éther, il n’aurait jamais commis ces
crimes.
Mais qui étais-je pour l’absoudre de ses péchés ? Un drogué
commettant un meurtre sous l’effet de la drogue restait coupable. Les
agissements de Seth ne pouvaient pas être défaits.
La tristesse que j’éprouvais à son égard était comme de la boue
épaississant mon sang, parce qu’elle était malvenue. Comme si j’avais
pitié d’un assassin.
Écartant Seth de mes pensées, je caressai les longs doigts élégants
d’Aiden. Aurais-je l’occasion de l’entendre à nouveau un jour jouer de
la guitare ? Je l’espérais. Ou juste de l’entendre chanter, car sa voix
était belle.
Je ne sais pas vraiment combien de temps s’était écoulé,
certainement moins d’une heure. Le ciel visible à travers les trous
dans le plafond de la grotte était toujours d’un bleu profond et ma
migraine… s’était intensifiée, pulsant à présent dans mes yeux.
Inutile de me raconter des histoires. Je savais ce que ça signifiait.
À l’autre bout du lien, Seth essayait de me contacter. Une bouffée de
panique déferla dans mes veines. Le moment était mal choisi pour ce
genre de conneries. Une armée d’araignées pouvait nous tomber
dessus pendant que je discuterais avec lui. Ou pire encore, Hadès
pouvait nous repérer.
Me dégageant doucement des bras d’Aiden, je me levai et me
dirigeai vers le bassin pour m’asperger le visage d’eau parfumée. Cela
m’avait aidée tout à l’heure, mais j’avais l’impression d’avoir dépassé
ce stade.
Je m’assis au bord de l’eau, me concentrant sur ma respiration.
J’avais pleinement conscience du cordon à présent. Il était toujours
au repos, mais le bourdonnement était monté en puissance. La tête
entre les mains, je fermai très fort les yeux et attendis. Au plus
profond de moi, je savais que je ne pourrais pas y échapper.
Seth disposait d’une énergie phénoménale et d’une détermination
d’acier quand il voulait parvenir à ses fins.
J’attendis donc l’explosion de douleur, qui ne vint jamais. Au lieu
de quoi le bourdonnement du cordon s’intensifia jusqu’à la sensation
d’une vibration dans tout mon corps. Et puis soudain, dans le bruit
blanc qui emplissait ma tête, un murmure se détacha, je distinguai
des mots et reconnus sa voix.
Heureux de te revoir… ou plutôt de t’entendre, Alex.
Seth.
J’ouvris les yeux d’un coup. Contrairement à la fois précédente, je
n’avais pas été mentalement transportée par Hermès. Le bassin
clapotait toujours devant moi. J’entendais la respiration profonde
d’Aiden et je sentais sur ma peau la fraîcheur de l’air de la grotte.
Je sais que tu peux m’entendre, Alex. Je le sens.
Je poussai un grognement.
Tu sais que ça commence vraiment à m’agacer, ton truc ?
À travers notre lien, j’éprouvai sa satisfaction. Comme avant,
lorsque nous étions connectés. Ses émotions se déversaient en moi et
réciproquement. Et si j’avais fermé les yeux, je suis certaine que
j’aurais pu le voir aussi clairement que s’il s’était tenu devant moi.
Mais nous n’étions pas connectés.
Au fond de toi, tu adores ça, dit-il.
Certainement pas.
Repoussant mes cheveux humides, je soupirai profondément.
Je ne comprends pas comment tu fais. Nous ne sommes pas
connectés.
Depuis notre dernier contact, c’est plus facile de me brancher sur le
flux de la connexion. Il suffit que tu sois épuisée ou fragilisée
émotionnellement pour que je puisse t’atteindre. Je suppose que ça
marcherait aussi si tu étais en grande souffrance.
Une pause, et je sentis un sursaut d’inquiétude.
Est-ce que tu souffres ?
Je levai les yeux au ciel. La bonne nouvelle, c’était qu’Apollon
avait dû avoir une conversation avec Hermès.
Non, mais tu es une vraie plaie. Est-ce que ça compte ?
Le rire de Seth, étrangement, possédait toujours la même chaleur.
Au moins, cette fois, tu ne pourras pas me cogner dessus.
L’envie de le frapper était pourtant toujours une option potentielle.
Je n’ai pas de temps à perdre.
Je sentis sa curiosité affluer dans la connexion.
Qu’est-ce que tu es en train de faire, Alex ?
Et TOI, qu’est-ce que tu es en train de faire, Seth ?
Encore une fois, ce rire. Il était agréable. Il ne me faisait pas le
même effet que celui d’Aiden, mais il était profond et mélodieux et
me rappelait Seth.
Le Seth d’avant sa frénésie de meurtres.
Toi d’abord.
C’est ça. Tu peux toujours rêver.
Jetant un regard par-dessus mon épaule, je vis Aiden changer de
position. Je fermai les yeux et me concentrai sur la connexion. Autant
essayer de glaner quelques informations.
Une fraction de seconde plus tard, Seth prenait forme dans mes
pensées. Je ne sais pas trop pourquoi, il était torse nu. Était-ce un
effet de mon imagination, ou était-il réellement à moitié dévêtu ? Je
l’ignorais, mais il y avait trop de peau dorée exposée.
Précautionneusement, je sondai la connexion et les émotions qu’elle
me communiquait. Redoutant de me faire absorber par son esprit, je
procédais avec prudence.
La seule émotion que je ressentis fut… un grand calme, ce qui
était vraiment…
Un froid soudain me parcourut la colonne vertébrale et la voix de
Seth retentit.
Tu ne trouveras pas ce que tu cherches.
Qu’est-ce que je cherche, à ton avis ?
Avec toi, on ne sait jamais.
C’est l’hôpital qui se moque de la charité.
Son amusement se déversa en moi.
Charité bien ordonnée commence par soi-même.
Je grimaçai.
Quoi ?
Seth éclata de rire.
Ah, ça me manquait, Alex.
Rouvrant les yeux, je résistai à l’envie irrationnelle de reconnaître
que moi aussi je regrettais nos joutes oratoires, ces dialogues du tac
au tac dont aucun de nous ne sortait jamais vainqueur. Tout cela était
étrange – la dynamique de mes relations avec Seth et Aiden.
Aiden me complétait ; il était le yin qui adoucissait mon yang,
l’eau froide qui calmait mes ardeurs. Mais Seth et moi étions presque
semblables ; d’une certaine façon, nous étions la même personne.
Laissés ensemble trop longtemps, nous finirions sans doute par nous
entre-tuer.
Et malgré cela, une partie de moi regrettait nos échanges – il me
manquait.
Comment se fait-il que tu ne m’aies pas encore engueulé ? demanda-
t-il.
Je réprimai un rire.
Il n’y a bien que toi pour poser une telle question. Quoi ? Tu
voudrais que je t’engueule ? Ça ne servirait pas à grand-chose. Ce n’est
pas ça qui te fera changer d’avis.
Ce genre de considérations ne t’a jamais arrêtée jusqu’ici. Même
quand tu savais qu’une chose était futile, tu la faisais quand même.
Comme maintenant ? Me tenir loin de toi est futile ?
Son arrogance était de retour, m’enveloppant comme une seconde
peau.
Totalement futile, précisa-t-il.
À présent contrariée, je fermai les yeux en soupirant.
Tu ne me connais peut-être pas aussi bien que tu le crois. Je sais que
personne d’autre que toi ne t’importe, mais il faut vraiment que je m’en
aille.
Une pointe d’irritation perça sous l’amusement et l’arrogance.
Je veux qu’on parle.
Tout à coup sur mes gardes, je serrai les poings par intermittence.
De quoi veux-tu parler ?
Du fait que tu te trompes.
Heureusement pour lui qu’Hermès n’était pas dans le coup, cette
fois-ci, parce que mes poings me démangeaient vraiment.
Par les dieux… Seth, je ne veux pas aller sur ce terrain…
Tu comptes pour moi, dit-il à brûle-pourpoint.
Je secouai la tête, refusant cette affirmation. Me priver de mon
libre arbitre était une drôle de façon de me montrer son affection,
mais je savais qu’il disait la vérité. Je me souvins de cette nuit chez
Telly, de ce moment où j’avais lu l’indécision dans son regard, la
vulnérabilité. Il ne voulait pas me faire de mal à ce moment-là, mais
j’étais intimement persuadée que ses besoins l’emportaient sur sa
volonté.
Je sais, répondis-je, parce que j’avais conscience qu’au fond de lui
j’étais effectivement importante pour lui.
De plus en plus étonnant, je perçus une brèche soudaine dans
notre connexion. Pas suffisante pour lire dans les pensées de Seth,
mais une fragilité qui en était absente jusque-là.
Les choses auraient pu bien se passer entre nous. Même si tu ne
t’étais jamais connectée à moi. Ça n’aurait pas été si mal.
Mon cœur se serra car, là aussi, il y avait une certaine vérité.
Mais cela n’aurait pas suffi, poursuivit-il et, d’une étrange façon, il
semblait plus proche à présent, comme s’il était à côté de moi. Je suis
assez mature pour le reconnaître. Même si je m’étais battu pour toi à la
loyale, et tu peux me croire, Aiden ne fait pas le poids quand je suis
déterminé, au bout du compte ce que tu aurais éprouvé pour moi
n’aurait été qu’un pis-aller. Je n’aurais été qu’un lot de consolation. Tu
n’aurais jamais été mienne. Je l’ai toujours su.
Je serrai les poings à m’en faire mal aux jointures.
Alors, pourquoi voulais-tu que je sois avec toi… dans les Catskills,
quand tu m’as demandé de nous laisser une chance ? Ou ça faisait
partie de ton plan ?
Mon plan ?
Seth éclata de rire, mais le cœur n’y était pas.
Et pourquoi pas, Alex ? Tu me plais beaucoup. Il ne faut pas être
sorcier pour s’en rendre compte. Et il y a autre chose. Je suis attiré par
toi depuis la première fois que je t’ai vue. C’est ainsi que sont les choses
pour ceux de notre espèce.
Un sentiment lointain, presque de la tristesse, s’insinua dans la
connexion.
Cette attraction qui existe entre nous… je ne crois pas que tu la
comprennes, ni même que tu l’aies ressentie avec autant de force que
moi. Mais peu importe, je te l’ai dit, tu comptes beaucoup pour moi,
Alex.
Il y avait entre nous une attirance physique, due en partie à notre
lien d’Apollyon, mais également à l’attraction que nous exercions l’un
sur l’autre. J’étais suffisamment adulte pour me rendre compte qu’elle
existait toujours, mais ce n’était rien en comparaison de mes
sentiments pour Aiden. Et pourtant…
Tu comptes aussi pour moi.
Des mots que je prononçai dans un souffle et qui semblaient
brisés.
Pendant quelques instants, nous ne dîmes plus rien. Nous étions
arrivés dans une impasse. Une situation bizarre, étrange et triste.
S’il te plaît, ne fais pas ça, Seth.
Il soupira.
Alex…
Je peux t’aider.
Son irritation maintenant était claire et nette.
Je n’ai pas besoin d’aide.
Bien sûr que si.
Je respirai un grand coup.
Tu te comportes comme un drogué accro à l’éther et à cette illusion
d’amour et d’approbation que tu attends de Lucien. Tu as besoin d’aide.
Je reconnus le moment où j’avais dit le mot de trop. Sa colère
flamba et c’était comme me trouver trop près d’un feu.
Je n’ai pas besoin de ton aide, Alex. Ce dont j’ai besoin, c’est que tu
comprennes que tu n’échapperas pas au Destin. Que tout pourra
changer – en mieux – si tu acceptes que Lucien fasse ce qui doit être fait.
Seth…
Et j’ai besoin que tu comprennes aussi, Alex, si tu en es capable, que
peut-être – juste peut-être – l’affection de Lucien est sincère, que j’en suis
digne, et qu’il veut le meilleur pour moi – pour nous. Crois-tu être
capable de ça ?
Ma gorge se noua et je déglutis.
Tu mérites qu’on s’intéresse à toi, mais…
Mais quoi ?
Sa voix claqua comme un fouet, me défiant de prononcer les mots
qu’il savait que j’allais dire.
Je pris une respiration entrecoupée.
Mais je ne peux pas faire ce que tu me demandes. Tu mérites qu’on
s’intéresse à toi, c’est certain… mais pas Lucien. Il se sert de toi. Et il
sera bientôt trop tard…
Il n’est pas trop tard. Au bout du compte, quoi qu’il arrive,
j’obtiendrai tout ce que je désire.
Puis soudain il me repoussa et rompit notre connexion.
CHAPITRE 24

Lorsque j’ouvris les yeux, Aiden dormait toujours. Et le cordon


avait beau vibrer doucement dans mon ventre, Seth n’était plus là. Je
me relevai pour inspecter rapidement la grotte. Tout était en ordre –
ce n’était pas un palace, mais nous y étions en sécurité.
Ravalant la boule qui semblait avoir élu résidence au fond de ma
gorge, je rejoignis Aiden et m’assis à côté de lui, les genoux ramenés
contre la poitrine. Par les dieux, qu’est-ce qui était le pire ? Que Seth
soit parti pour de bon et qu’il n’y ait plus d’espoir pour lui, ou qu’une
partie de lui soit demeurée présente ? Quelle que soit la réponse, cela
ne servait à rien d’y penser. Je devais remplir ma mission qui
consistait à découvrir le moyen de le détruire. Alors, qu’est-ce que ça
aurait changé ? Au bout du compte, je ne pouvais pas autoriser le
transfert d’énergie. Trop de vies étaient en jeu si je ne l’arrêtais pas.
Aiden devait être doté d’une horloge interne extrêmement précise,
car il ouvrit les yeux dès que le ciel vira à l’orange derrière les trous
irréguliers dans le plafond de la grotte, s’étirant comme un jaguar
dans la jungle après sa sieste. Se redressant d’un mouvement fluide, il
se pencha sur moi, emprisonnant mes genoux repliés, me
communiquant la chaleur de son torse. Effleurant de ses lèvres le
point sensible derrière mon oreille, il murmura :
— Bonjour.
— Salut.
— Nous ne sommes donc pas envahis par les araignées ?
Il se détendit sur ses pieds et s’étira encore une fois, les bras levés,
cambrant les muscles de son dos.
— Non.
Me jetant un regard par-dessus son épaule, il se baissa pour
prendre son maillot sur le sac.
— Tu tiens le coup ?
Je hochai la tête.
Tandis que nous avalions un rapide repas de fruits secs et nous
apprêtions à repartir, je m’interrogeais. Que devais-je dire à Aiden ?
Pas question de lui cacher que j’avais été de nouveau en contact avec
Seth, mais comment exprimer clairement avec des mots tout ce que je
ressentais ?
Alors qu’il me tendait ma cape empestant le marécage, je me
décidai enfin.
— J’ai vu Seth cette nuit.
Aiden se figea, les doigts crispés sur sa propre pèlerine.
— D’accord.
Je gardai les yeux fixés sur son épaule.
— Je sais que j’aurais dû t’en parler plus tôt.
— En effet, tu aurais dû.
Je sentis mes joues s’empourprer.
— Je ne l’ai pas vraiment vu. Pas comme la dernière fois. Il m’a
juste parlé à travers la connexion. Il ne sait pas ce que je fais. Il m’a
posé la question, mais je ne lui ai rien dit.
— Bien sûr.
Il enfila sa cape avec des gestes raides.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
Je me balançai nerveusement d’un pied sur l’autre.
— Je crois qu’il voulait seulement… discuter.
— Discuter ? répéta Aiden, incrédule.
— Oui, il… Je crois qu’une partie de l’ancien Seth est toujours là.
Une partie de lui qui doute, mais il est persuadé que Lucien a de
l’affection pour lui.
Je m’interrompis, secouant la tête.
— Enfin bref. Tu es prêt ?
Aiden me dévisagea pendant quelques instants avant d’acquiescer.
Nous ajustâmes nos capuchons pour dissimuler nos visages et
quittâmes notre havre de paix pour les étroites galeries obscures dans
lesquelles nous progressâmes en silence. Sans voir les yeux d’Aiden,
je ne savais pas ce qu’il se passait dans sa tête, mais j’étais sûre et
certaine que Seth occupait ses pensées. Il occupait aussi les miennes
tandis que nous avancions à l’aveuglette, l’écho de nos pas résonnant
dans le silence.
Je regrettais de ne pas m’être rendu compte de ce qui était en
train d’arriver avant qu’il soit trop tard, de ne pas voir remarqué son
addiction à l’éther et à l’akasha. Je regrettais surtout de ne pas avoir
compris son immense besoin d’acceptation et d’être aimé. Engluée
dans mes problèmes personnels, je n’avais pas prêté attention à ce
qu’il devenait.
À ce que je lui avais fait.
D’une certaine façon, je n’avais pas été là pour lui et lui avais
failli.
Au bout de deux heures de marche dans le noir sans discontinuer,
une tache orangée apparut devant nous, qui grossit progressivement
jusqu’à ce que nous puissions distinguer le monde extérieur.
— Pas trop tôt, grommela Aiden.
Il marqua un arrêt devant l’ouverture irrégulière, examinant la
pente qui s’enfonçait en contrebas dans un épais brouillard occultant
le ciel orangé.
— Le Champ des Larmes. Nous sommes tout près du Champ de la
Vérité.
— Espérons qu’Apollon a pu faire prévenir Caleb.
Je rejoignis Aiden en haut du promontoire, l’herbe rase crissant
sous mes bottes.
— On ne devrait pas tarder à y arriver.
Il ne nous fallut en effet pas plus d’une demi-heure pour
descendre la montagne et pénétrer dans le brouillard, qui s’écarta
devant nous comme de la fumée, révélant la vallée.
Aussi déprimante que son nom le suggérait.
Quelques arbres émaillaient le paysage, leurs branches nues
recourbées vers le sol comme alourdies par le poids du chagrin
saturant l’air. Des blocs de roche grise surgissaient de l’herbe
décolorée et un ruisseau sombre et boueux séparait en deux une
plaine grouillante de gens.
Certains étaient couchés apathiquement au bord de la rivière, les
doigts abandonnés dans l’eau, le corps secoué de longs soupirs.
D’autres étaient perchés sur les rochers, sanglotant à visage
découvert, les mains serrées sur la poitrine. D’autres encore
pleuraient toutes les larmes de leur corps, roulés en boule au pied des
arbres.
Le Champ des Larmes était un vaste cloaque de douleur et de
lamentations – lieu de repos éternel de ceux qui étaient morts
d’amour.
Il me tardait de laisser ces âmes en détresse derrière nous. Même
si personne ne nous approcha, tous paraissant trop absorbés dans
leur chagrin pour nous prêter attention, la boule qui m’obstruait la
gorge depuis le matin grossit encore. L’air que l’on respirait était
démoralisant. La rivière charriait le malheur, et la glaise dans laquelle
étaient plantés les arbres morts n’était que désolation.
Les pas d’Aiden lui-même avaient l’air plus lourds, comme si nous
traversions encore la terre détrempée par la pluie de la Plaine des
Asphodèles.
— Il me tarde de quitter cet endroit, finis-je par murmurer, me
rapprochant de lui.
— Je vois ce que tu veux dire, répondit-il en prenant ma main
sous ma cape. Nous y sommes presque.
Un homme leva son visage baigné de larmes vers le ciel et poussa
un gémissement déchirant. Près de lui, une femme s’affaissa au sol en
sanglotant, bredouillant des phrases incompréhensibles que personne
n’écoutait. Et c’était certainement ce qui était le plus désolant dans
cette vallée. Toutes ces âmes mortes d’amour et qui n’intéressaient
personne. Abandonnées à leur malheur, comme elles avaient dû l’être
dans la vie.
Mais nous n’appartenions pas à ce lieu et nous poursuivîmes notre
chemin, capables d’accomplir ce que ces pauvres âmes n’avaient su
faire de leur vivant ou dans la mort. Nous laissâmes derrière nous les
désirs frustrés, les amours perdues ou jamais embrassées.
Un peu du poids de l’atmosphère s’allégea en même temps que le
brouillard se dissipait, et une route pavée apparut devant nous, surgie
de nulle part, alors que le ciel s’éclaircissait, retrouvant sa teinte
d’orange brûlée. Des tas de gens de toutes sortes, jeunes et vieux,
sang-pur et sang-mêlé, avançaient vers leur jugement. Les Sentinelles
et les Gardiens étaient reconnaissables, bien que leurs uniformes ne
soient pas souillés de sang comme dans les limbes. Les âmes
rassemblées ici avaient toutes une sépulture.
Aiden et moi nous démarquions du lot avec nos pèlerines, qui
n’étaient pas des vêtements courants dans le monde d’en haut. Et si
quelqu’un était mort vêtu d’une telle cape, j’aurais été curieuse de
savoir comment et pourquoi. La plupart portaient des vêtements de
ville. Certains étaient même coiffés de casquettes de base-ball – un
accessoire auquel nous aurions dû penser. Quelqu’un arborait même
un Stetson de cow-boy.
Dans tous les cas, ce n’était pas bon pour nous.
Les gardes d’Hadès patrouillaient le long de la route sur leurs
grands chevaux noirs. Ils maintenaient l’ordre parmi les âmes en
transit et faisaient la circulation. Un boulot certainement
horriblement routinier.
Nous avançâmes vers le centre du groupe, espérant nous fondre
dans la masse des Sentinelles. Certains nous lançaient des regards
intrigués, mais personne ne nous adressa la parole. Au son d’un
hennissement et de bruits de sabots martelant le sol, mon cœur
bondit dans ma poitrine et je posai une main sur la poignée de ma
dague, imitée par Aiden.
Mais le grand cheval noir nous dépassa, son cavalier avachi sur
son dos. Les gens s’écartaient devant lui pour ne pas être piétinés par
ses puissants sabots.
Je commençais à me sentir mal à l’aise, mais il n’était plus
question de rebrousser chemin. Alors que nous approchions du
Champ de la Vérité, je remarquai un rougeoiement à l’horizon… un
mur de flammes qui prenait de l’ampleur au fur et à mesure de notre
progression.
Le Tartare.
J’aurais largement préféré ne pas en être aussi proche, et
j’espérais surtout qu’on ne se ferait pas prendre de peur d’y être
enfermés.
Mon cœur cognait comme un tambour quand nous atteignîmes les
étendues à découvert du Champ de la Vérité. Des tonnes de gens
convergeaient au carrefour et il y avait des gardes partout, au cas où
une âme destinée au Tartare tenterait de prendre la fuite. Aiden ne
me lâchait pas d’une semelle.
— Tu ne vois pas Caleb, à tout hasard ?
Je laissai échapper un rire sarcastique tout en scrutant la foule si
dense que je ne voyais pas comment j’aurais pu repérer quelqu’un. Et
j’avais toutes les peines du monde à ne pas poser les yeux sur le
palais d’Hadès, bien trop près à mon goût.
Plus semblable à une forteresse médiévale qu’à un logis, le palais
s’élevait aussi haut que les montagnes que nous venions de franchir,
jetant une ombre noire sur le Champ de la Vérité. Quatre tourelles se
dressaient vers le ciel orangé, une à chaque coin du bastion.
Même si l’on pouvait espérer que les Champs-Élysées offraient
une meilleure vue, je ne m’imaginais pas chaque matin au réveil
contempler le paysage depuis l’une des nombreuses fenêtres et voir…
tout ça.
Revenant aux choses sérieuses, je joignis mes efforts à ceux
d’Aiden, cherchant la tête blonde si familière.
— Et s’il n’avait pas été prévenu ? m’inquiétai-je, sans oser
prononcer le nom d’Apollon.
— Il l’a été, me rassura-t-il tout en continuant de fouiller du
regard la foule grandissante. Par les dieux, combien d’âmes sont
jugées ici chaque jour ?
Apparemment, plusieurs milliers.
Alors que j’avançais, je me rendis compte que je ne lui serais pas
d’une grande aide pour repérer Caleb. Avec ma petite taille, je ne
distinguais que l’arrière de la tête des gens. J’étais de plus en plus
nerveuse. Plus nous restions ici, plus nous prenions de risques.
Songeant au garde parcourant la foule tout à l’heure, j’avais la
bouche sèche. Nous devions trouver Caleb, et vite…
Une main s’abattit soudain sur mon épaule et je sursautai. Je
refermai mes doigts autour de la poignée de ma dague tout en me
retournant, prête à en faire usage s’il le fallait.
— Hé, tu ne vas pas encore me poignarder. Je crois qu’on a déjà
donné tous les deux de ce côté-là.
Je reculai d’un pas au son de cette voix familière. Son propriétaire
portait une casquette de base-ball rabattue sur les yeux et une
capuche par-dessus, mais des mèches de cheveux blonds rebiquaient
sur les bords. Sous l’ombre de la visière, un grand sourire étincela.
— Caleb, dis-je d’une voix éraillée par l’émotion.
Alors que j’étais à deux doigts de lui sauter au cou, Aiden me
retint par l’épaule.
— Je sais que tu en meurs d’envie, chuchota-t-il, mais on se ferait
remarquer.
— Il a raison, approuva Caleb. Les embrassades et les larmes de
joie, ce sera pour plus tard.
J’avais déjà les larmes aux yeux, dissimulés par mon capuchon, les
dieux soient loués. Me dégageant d’Aiden, je me plantai devant
Caleb.
— Je suis super contente de te revoir.
— Pareil pour moi…
Il leva une main, comme pour me toucher, mais se ravisa.
— Et aussi de te voir dans ton état normal.
Je fis la grimace.
— Comme tu dis… Désolée ?
Caleb gloussa.
— C’est déjà oublié. Venez, nous devons faire vite.
Il désigna la route conduisant au palais d’Hadès.
— Je suis même étonné que vous soyez arrivés jusque-là sans
vous faire prendre. Tout le monde aux enfers est en ébullition à cause
de ce qui se passe là-haut.
— Et j’imagine que c’est pour ça que ça se bouscule au portillon
ici, fit remarquer Aiden.
— Bien vu, répondit Caleb, qui enfonça les mains dans les poches
de son jean. Beaucoup de Sentinelles et de purs débarquent ici. C’est
carrément craignos.
— Ça, c’est sûr. Mais pourquoi… ?
Sans avertissement, le sol se mit à trembler et un rugissement
résonna dans le ciel, assez puissant pour faire vibrer mes os.
Je me retournai, comme tout le monde, vers le Tartare. Une odeur
de soufre envahit la plaine, de plus en plus forte et étouffante. La
peur me noua les tripes. En un instant, Aiden était à mon côté, une
main dans mon dos.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandai-je.
— Vous allez voir, répondit Caleb, pas le moins du monde
impressionné.
Je lui lançai un regard dépité, mais une boule de feu zébra
soudain le ciel, filant vers le Tartare en tournoyant, projetant des
braises dans toutes les directions. Les flammes étaient mouvantes,
changeant de forme sans modifier leur trajectoire, puis la boule
s’immobilisa pendant quelques instants. De chaque côté, les flammes
s’étendirent pour former des ailes géantes qui semblaient recouvrir la
totalité des enfers. Au centre, je reconnus la tête d’un dragon, dont la
gueule s’ouvrit, poussant un autre hurlement à glacer les sangs avant
de descendre en piqué vers le sol. L’impact ébranla la terre tandis que
sa queue enflammée fouettait l’air.
Quelques instants plus tard, c’était fini.
— Nom d’Hadès, murmurai-je.
— C’est le comité d’accueil de ceux qui sont envoyés dans le
Tartare, nous expliqua Caleb. C’est la même chose chaque fois qu’un
groupe d’âmes débarque ici. On finit par s’y faire.
— Par les enfers… grommelai-je.
Je ne m’habituerais jamais à un truc pareil.
— Allez, venez. Il faut partir d’ici, déclara Caleb en se faufilant
dans la foule devant nous. On pourrait passer des années à chercher
Solaris, mais il se trouve que je connais un moyen de…
Quatre étalons noirs fendirent la foule, montés par des hommes
de haute stature vêtus de cuir brandissant des épées – des épées, nom
d’un démon ! Ils nous encerclèrent en quelques secondes, nous
isolant tous les trois au milieu d’eux.
Aiden fit mine de dégainer sa dague et se retrouva aussitôt une
épée pointée sur la gorge. Et je compris à l’expression du garde à
l’autre bout de la lame qu’il n’hésiterait pas une seconde à s’en servir.
— Et merde.
Nous étions faits comme des rats.
CHAPITRE 25

Le bras du garde ne tremblait pas.


— Un seul geste et tu ne bougeras plus jamais.
Aiden se figea et je cessai de respirer. Je crois que Caleb ne
respirait pas non plus, mais en tant qu’âme défunte il n’en avait pas
besoin. Ce qui ne voulait pas dire qu’il resterait impuni. Nous nous
étions fait prendre. Il s’était fait coincer le doigt dans le pot de
confiture et je ne pus m’empêcher de songer au dragon que nous
venions de voir. Un sentiment de culpabilité se propagea en moi
comme un feu de broussailles.
Le garde ne quittait pas Aiden des yeux.
— Les mains en l’air.
— Sans faire un geste ? Ça va être difficile, répondit Aiden,
sarcastique.
Je ravalai un rire qui n’aurait pas été du meilleur effet.
Pas du tout amusé, le garde glissa la pointe de son épée sous le
capuchon d’Aiden, et le rabattit d’un mouvement du poignet, souriant
de toutes ses dents quand un filet de sang coula sur sa joue.
Une rage sombre s’empara de moi. Je mourais d’envie de faire
mordre la poussière à ce crétin, mais son épée était trop près du cou
d’Aiden.
— Les mains en l’air, siffla le garde.
Un petit sourire moqueur retroussa le coin des lèvres d’Aiden
quand il leva lentement les bras.
— C’est bon comme ça ?
— Vous venez avec nous, tous les trois, annonça un autre garde,
rengainant son épée. Et si vous n’obéissez pas, nous sommes autorisés
à prendre les mesures nécessaires. Croyez bien que la mort aux enfers
est la même que dans le monde d’en haut.
Puis il porta son regard clair derrière moi, sur Caleb.
— Et il y a des choses bien pires que la mort, mon garçon. Tu
aurais dû y songer avant.
Caleb ne répondit pas, mais pas question de rester sans rien faire.
Ni de les laisser nous emmener. Le seul problème était que Caleb était
notre guide pour nous faire quitter les enfers, Aiden et moi, et le
moment était mal choisi pour lui demander notre chemin. Et de toute
façon, je ne l’abandonnerais pas.
Nous étions donc bel et bien pris au piège.
Un garde à pied s’avança entre les chevaux et se dirigea droit sur
moi. Aiden se déplaça d’une fraction de centimètre et la pointe de
l’épée s’enfonçait déjà dans sa peau.
— On est revenus en mode pas un geste, ironisa le garde avec un
petit sourire narquois. C’est bon comme ça ?
Aiden le foudroya du regard. Le sourire du garde s’élargit.
Celui qui était devant moi empoigna le tissu de mon capuchon et
le rabattit en arrière, me détaillant de ses yeux bleu acier.
— C’est bien eux.
Le cœur me manqua. Apparemment ils nous attendaient, et ce
n’était pas une bonne nouvelle. Je m’efforçai de ne pas laisser
transparaître la panique qui me saisit, certainement sans y parvenir
car le garde éclata de rire en me tournant le dos.
— Désarmez-les tous, ordonna-t-il. Ensuite on y va.
Ordre exécuté en deux secondes chrono. On nous retira nos
pèlerines et nos dagues. Le sac à dos d’Aiden fut confisqué. Je le
regardai à la dérobée, mais il gardait les yeux braqués droit devant
lui, la mâchoire serrée. Nom d’un petit démon, on était dans de beaux
draps. Caleb semblait pourtant résigné, les épaules basses, acceptant
le sort qui lui était réservé.
Les yeux rivés sur le dos des gardes devant nous, je me demandais
combien de temps il me faudrait pour les neutraliser avant de pouvoir
fuir tous les trois. Mais je devrais faire usage de l’akasha, et où Caleb
pourrait-il se cacher ? Et nous ? Tout ce chemin effectué pour rien ?
Hors de question. La peur me glaçait l’estomac.
De plus en plus tendus par l’appréhension, nous n’avions d’autre
choix que de suivre les gardes jusqu’au palais d’Hadès.
— Désolée, murmurai-je à Caleb.
— Comme au bon vieux temps, répondit-il en haussant les
épaules.
— Oui, mais là, c’est différent avec ce dragon de feu qui…
— Silence.
Le garde qui aimait faire joujou avec son épée fit avancer sa
monture jusqu’à nous.
— Ou je vais faire en sorte que vous ne puissiez plus jamais parler.
Comme mon père ? Une bouffée de colère brûlante m’envahit et
ma bouche s’ouvrit, mais le regard d’avertissement d’Aiden me fit
taire. On nous conduisit au palais dans un silence de mort. Deux
gardes à cheval devant nous, deux derrière, ainsi qu’un garde à pied
empêchaient toute tentative d’évasion.
Les grilles du palais s’ouvrirent et l’on nous introduisit dans une
cour déserte. Tout se passait si vite. Mon cœur tambourinait dans ma
poitrine et la sueur perlait sur mon front. Je me sentais nue sans ma
cape et il y avait à l’entrée un molosse endormi sur le dos, ses
énormes pattes fouettant l’air alors qu’il pourchassait en rêve les
âmes des défunts ou quoi que rêvaient de faire ces cerbères.
Les gardes descendirent de cheval et continuèrent à pied vers le
corps de logis dont ils ouvrirent les hautes portes. Les deux garçons
qui m’encadraient semblaient gérer la situation bien mieux que moi,
ou ils dissimulaient beaucoup mieux qu’ils étaient à deux doigts de la
syncope, mais Caleb avait au moins l’avantage de ne pas être
impressionné par le palais d’Hadès.
N’oublions pas qu’il jouait ici à la Wii avec les dieux.
N’empêche que le palais d’Hadès était… somptueux.
Les murs, les plafonds, le mobilier et jusqu’aux sols qui étaient
rehaussés d’or et de titane. Les symboles d’Hadès étaient
omniprésents, le taureau et les fourches à deux dents gravés dans les
planchers, tissés dans les tapisseries élégantes. Le grand vestibule
était garni de méridiennes en velours noir, mais ce furent les deux
trônes capitonnés sur une estrade surélevée qui retinrent mon
attention. Paisiblement assoupis à leurs pieds, des molosses à trois
têtes plus petits – des chiots ? – occupaient l’espace. Leurs
nombreuses têtes posées sur leurs pattes laissaient entrevoir leurs
langues pendouillantes et dégoulinantes d’acide.
Les gardes s’arrêtèrent et, sans prononcer un mot, mirent un
genou à terre en inclinant la tête. Une seconde plus tard, les hautes
portes incrustées d’or et de titane s’ouvrirent derrière les trônes. Bien
qu’Hadès soit censé se trouver à l’Olympe, j’étais quasi certaine que le
dieu des enfers allait apparaître, prêt à nous jeter tous les trois dans
les fosses ardentes du Tartare.
Les jambes molles, je m’efforçai de garder la tête haute. Les
Sentinelles ne connaissaient pas la peur ? Allons donc.
Pourtant, alors qu’une silhouette se rapprochait, je compris que ce
n’était pas Hadès. Ce n’était même pas un homme, mais… une
femme.
Une femme splendide de haute stature, culminant à plus de deux
mètres. Une masse de cheveux roux ondulés cascadait dans son dos
jusqu’à sa taille incroyablement étranglée. Des yeux d’un blanc
laiteux, les pommettes saillantes, des lèvres pleines sous un petit nez
mutin. Qui plus est quasi nue.
Sa toge blanche vaporeuse était complètement transparente et
j’aurais pu deviner sa taille de soutien-gorge… si elle en avait porté
un. Les sous-vêtements devaient être optionnels dans les enfers.
Aiden la dévorait des yeux. Caleb aussi, même s’il semblait blasé
devant ce débordement d’attributs féminins. Par les enfers, même
moi, je la reluquais.
Elle traversa le vestibule, ses longues jambes apparaissant à
chaque pas sous la mousseline fendue très haut. Par tous les dieux, je
sentis mes joues s’enflammer, mais j’étais comme hypnotisée. Quand
elle arriva près de nous, son regard entièrement blanc étincela puis
s’assombrit, révélant deux yeux lumineux du vert des émeraudes.
À côté de moi, Caleb se détendit, un sourire naissant lentement
sur son beau visage – qui m’avait tant manqué.
— Bonjour, Perséphone.
J’ouvris des yeux comme des soucoupes devant cette apparition
divine. C’était donc la fameuse Perséphone. Même en tant qu’hétéro
pur jus, je comprenais pourquoi Hadès était tombé amoureux d’elle
au point de l’enlever pour l’emmener aux enfers.
Le premier garde, qui n’était pas l’auteur de l’estafilade sur la joue
d’Aiden, releva la tête.
— Nous les avons interceptés selon vos souhaits.
Interceptés ? Ce vocabulaire ne me disait rien de bon.
— Vous semblez surpris tous les trois, dit Perséphone, sa belle
bouche plissée en une moue malicieuse. Ce sont mes gardes
personnels et ils vous avaient à l’œil. Je vous attendais.
— Comment ? demandai-je, interloquée.
Perséphone sourit.
— Caleb et moi avons pour habitude de jouer à Mario Kart tous
les jours à 13 heures, et quand il s’est décommandé j’ai su qu’il y avait
un problème.
Je me tournai très lentement vers mon ami, qui haussa les
épaules.
— Qu’est-ce que j’y peux si elle est observatrice ?
— Et je m’ennuie énormément quand mon époux est sur
l’Olympe. Caleb me tient compagnie.
J’espérais que ça restait platonique, parce que Hadès n’était pas
réputé pour son ouverture d’esprit.
— Gardes, vous pouvez nous laisser à présent.
Les voyant hésiter, elle éclata de rire.
— Je ne risque rien. Retirez-vous s’il vous plaît et pas un mot à
quiconque.
Un par un, les gardes quittèrent la pièce, le manieur d’épée
lorgnant Aiden comme s’il avait envie de lui marquer l’autre joue.
Aiden soutint son regard avec un petit sourire arrogant.
Les hommes. Soupir.
Une fois que les portes du palais se furent refermées sur eux,
Perséphone tapa dans ses mains.
— J’ai discuté avec une jeune nymphe arrivée aux enfers il y a
quelques jours – une des nymphes d’Apollon. Il ne faut pas être
sourcier pour deviner que cela concernait sa descendance.
— Tu veux dire sorcier, la corrigea Caleb, rabattant sa capuche et
enlevant sa casquette.
Elle fronça les sourcils.
— En tout cas, j’ai compris que vous étiez impliqués… et j’ai dû
faire un choix. Ou je prévenais mon époux, qui aurait rappliqué aussi
sec, mais il aurait été d’une humeur de dogue, et il est imbuvable
quand il est comme ça. Ou je vous demandais tout simplement ce que
vous vouliez. Je suis sûre que votre réponse sera intéressante.
Aiden changea de position, visiblement aussi surpris que moi. Je
me tournai vers Caleb, que j’interrogeai à mi-voix :
— On peut lui faire confiance ?
Caleb hocha la tête.
— Elle est très cool, et ce sera beaucoup plus simple pour moi.
La déesse haussa un sourcil délicat.
— Je t’écoute.
— J’ai besoin d’utiliser la Fontaine des Invocations.
La Fontaine des Invocations ? Je n’avais jamais entendu parler
d’un truc pareil, et, d’après la tête d’Aiden, lui non plus.
— Et pour quelle raison ? demanda Perséphone en croisant ses
bras minces sous sa poitrine – comme si elle avait besoin de ça pour
la mettre en valeur. Si tu veux voir quelqu’un, Caleb, tu n’as qu’à
demander.
— Je sais.
Il glissa un bras autour de mes épaules, et le vide dans mon cœur
depuis son départ fut enfin comblé.
— Mais ce n’est pas pour moi. C’est pour eux.
Perséphone ne dit rien pendant un long moment.
— Qui veulent-ils invoquer ?
— Solaris, répondis-je, comprenant maintenant ce qu’était la
Fontaine des Invocations – un moyen de faire venir les âmes à nous.
Nous devons lui parler.
— À cause de ce qui se passe en haut avec le Premier ? voulut-elle
savoir, et j’acquiesçai.
Son regard lumineux retourna sur Caleb.
— Et comment comptais-tu t’y prendre ? Les introduire dans le
palais pour utiliser la Fontaine ?
— C’était l’idée, oui.
La déesse secoua la tête.
— Si mon époux était ici et que tu te rendes coupable d’une telle
ineptie, je ne pourrais pas intercéder en ta faveur.
Un frisson me parcourut l’échine. Je ne voulais surtout pas que
Caleb ait des ennuis susceptibles de lui valoir la damnation éternelle.
— Je sais, répondit Caleb, resserrant son bras sur mes épaules.
Mais ces gens-là valent la peine de prendre ce risque, et il y a de
grandes chances que Solaris détienne des informations sur le moyen
de stopper le Premier. C’est ce que désire Hadès, n’est-ce pas ? Ce que
désirent les dieux ?
— La plupart, murmura-t-elle, son regard se posant d’abord sur
moi, puis sur Aiden. Mais pas tous, apparemment.
Une idée me traversa l’esprit.
— Savez-vous qui est le dieu qui aide Seth et Lucien ?
Elle préleva une mèche rousse de son opulente chevelure et
l’enroula autour d’un long doigt délicat.
— Si je le savais, ce ne serait plus un problème. Mais je visite
rarement l’Olympe et je m’intéresse très peu à la politique, et j’ignore
qui a provoqué qui au point de menacer le monde tel que nous le
connaissons cette fois-ci.
Aiden s’éclaircit la voix avant de prendre la parole.
— Cela arrive souvent ?
Perséphone sourit, et quand elle souriait, même moi j’en perdais
le souffle.
— C’est presque une habitude. Le monde s’est retrouvé plusieurs
fois au bord de la destruction totale pour une raison ou pour une
autre. Mais ce qui se passe aujourd’hui… c’est de la même envergure
que notre affrontement avec les Titans. Aucune belle parole ne
pourra apaiser le dieu qui se sent insulté.
Elle laissa échapper un petit soupir.
— Quoi qu’il en soit, vous ne demandez pas grand-chose et si
cette Solaris peut vous être d’une aide quelconque, elle le sera
également pour mon époux. Suivez-moi.
Lorsqu’elle tourna les talons, je fus d’abord trop abasourdie pour
faire un geste. Je n’avais pas imaginé une seule seconde que nous
bénéficierions de l’assistance de Perséphone dans notre mission.
Aiden sourit.
— Ça se présente bien.
— Très bien, répondis-je avant de me tourner vers Caleb. Tu es
génial.
— Je sais.
Il me prit dans ses bras et m’étreignit.
— Tu m’as manqué.
Lui rendant son étreinte, je ravalai mes larmes de bonheur.
— Tu m’as manqué aussi.
Caleb déposa un baiser sur le sommet de mon crâne avant de me
lâcher.
— Venez. Allons régler cette affaire.
Nous emboîtâmes tous trois le pas à la déesse. Le pauvre Aiden
s’efforçait de ne pas mater ses fesses, mais au fond de lui ce n’était
qu’un homme. Bizarrement, je n’étais pas jalouse – plutôt amusée
qu’autre chose parce qu’il faisait de son mieux pour ne pas regarder
les appas qui se trémoussaient devant lui.
Glissant une main dans la sienne, je l’étreignis. Je lui souris quand
il me glissa un regard et il me répondit par une moue d’excuse.
Tandis que nous avancions dans un long couloir sombre tapissé de
velours noir, Caleb nous observait avec une drôle d’expression.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je.
Il secoua la tête.
— Vous le faites vraiment… vous montrer ensemble et tout ça ?
La main d’Aiden se referma sur la mienne.
— Je crois que le monde en ce moment a de plus gros problèmes
à régler qu’un sang-pur et une sang-mêlé amoureux l’un de l’autre.
Mon cœur fit une petite danse de la joie. Le simple fait de
l’entendre prononcer ces mots suffisait à chasser mes idées noires et
mes appréhensions.
Le rire de gorge de Perséphone s’égrena jusqu’à nous.
— Il n’a pas tort. De plus, ils ne seront ni les premiers ni les
derniers.
Les yeux couleur d’un ciel d’été de Caleb se posèrent sur Aiden.
— Et tu n’essaieras pas de cacher votre relation quand les choses
se seront calmées ?
Le défi dans sa voix me fit sourire.
— Ça ne risque pas, lui répondit Aiden. Ce ne sera pas facile, mais
nous trouverons un moyen.
— Bien.
Le regard de Caleb se durcit.
— Parce que si tu te conduis mal avec elle, tu peux compter sur
moi pour te hanter jusqu’à la fin de tes jours.
Nous éclatâmes de rire en même temps, même si nous savions que
Caleb était sérieux. Lâchant la main d’Aiden, je passai un bras autour
des épaules de mon ami.
— Ce ne sera pas la peine.
La déesse s’arrêta devant une porte de bronze, qui s’ouvrit
lorsqu’elle agita la main. Heureusement qu’elle était avec nous…
Comment Caleb se serait-il débrouillé sans elle ?
L’air froid nous accueillit alors que nous pénétrions dans une salle
circulaire, dont les murs étaient ornés de milliers d’armes de guerre :
haches, lances, épieux et épées en tous genres. Il y avait également
des trophées plus morbides, telles des têtes d’animaux tués à la
chasse, et tout un pan de mur consacré à des queues-de-cheval
coupées.
Je me raclai la gorge.
— Sympa… comme endroit.
— C’est la salle de guerre d’Hadès, dit Aiden sur un ton rempli de
respect. Par tous les dieux.
— Les armes appartiennent à mon époux, mais…
Perséphone balaya la pièce d’un regard dédaigneux.
— Les trophées font surtout partie de la collection d’Arès, pas de
mon cher et tendre. Hadès a une légère tendance à la morbidité, mais
les scalps…
Elle désignait les chevelures coupées alignées sur le mur.
— Ces choses appartiennent à Arès. Il adore couper les cheveux
de ceux qu’il a vaincus pour les exposer à la vue de tous. Cela
dérange beaucoup les autres dieux, alors c’est ici qu’il les garde.
Caleb haussa les sourcils.
— Original comme déco.
Ces trophées réveillaient chez moi un sentiment étrangement
familier. Pas le fait de couper les cheveux de ses ennemis et de les
exposer sur les murs, habitude, les dieux soient loués, qui m’était
étrangère. Mais ça me rappelait quelque chose.
— Vous connaissez Arès, dit Perséphone, nous entraînant plus loin
dans la salle de guerre. À ses yeux, seule la guerre est belle, et ce
qu’elle laisse dans son sillage. La paix est une insulte à sa virilité. Il
pense qu’on ne devrait jamais tourner le dos à la guerre…
Elle s’interrompit, haussant ses épaules délicates.
— Et il doit être aux anges avec tout ce qui se prépare.
— C’est sûr, il est dans son élément, répondit Caleb, me jetant un
regard désabusé.
Je haussai les épaules, mais l’étrange impression de déjà-vu ne me
lâchait pas. Perséphone voulait-elle dire qu’il ne fallait pas tourner le
dos à Arès, le dieu de la guerre, où à la guerre elle-même ?
— Nous y sommes.
Elle s’immobilisa devant un piédestal supportant une vasque de
marbre gravée de visages démoniaques, emplie d’un liquide d’un
rouge profond.
— Tout ce que vous avez à faire est de vous tenir devant la
fontaine et de prononcer le nom de l’âme à laquelle vous souhaitez
parler – n’importe laquelle – et elle apparaîtra pour vous.
— N’importe quelle âme ?
Je cessai de respirer tandis qu’une image de ma mère prenait
forme dans mon esprit.
— Oui, mais je ne peux vous autoriser à en faire usage qu’une
seule fois. Alors choisissez bien, gloussa Perséphone. J’ai l’impression
d’être Indian James dans L’Arche perdue.
Aiden baissa les yeux, la mâchoire serrée pour dissimuler un
sourire.
Caleb leva les yeux au ciel.
— Tu veux dire Indiana Jones dans La Dernière Croisade.
— Oh, répondit-elle dans un haussement d’épaules. C’est la même
chose.
Je regardai fixement la fontaine. Le nom de ma mère me brûlait
les lèvres et je savais sans avoir besoin de regarder Aiden qu’il pensait
lui aussi à ses parents. Nous aurions, lui et moi, donné tout ce que
nous avions pour les voir, surtout après notre sale expérience avec les
fantômes au portail.
Le regard de Perséphone se fit entendu.
— Ah, l’occasion de revoir un être aimé est toujours très tentante.
— Vous êtes bien placée pour le savoir, répondit doucement
Aiden.
Le sourire de la déesse s’effaça.
— En effet. Certains me trouvent égoïste à cause des décisions
que j’ai prises et de leurs conséquences.
Me rappelant le mythe de Perséphone, je secouai la tête.
— Non. Vous avez fait le bon choix. Vous avez fait ce qu’il fallait
pour qu’ils puissent tous les deux profiter de vous – Hadès et votre
mère.
Si la façon dont les choses s’étaient terminées – le partage de son
temps entre la terre et les enfers et son influence sur les saisons – lui
montait à la tête, elle n’en laissa rien voir – ce qui était étonnant, les
dieux n’étant pas réputés pour leur humilité.
Se retournant vers la fontaine, elle croisa les mains devant elle.
— Il est temps de faire votre choix, puis vous devrez partir.
Je me tournai vers Aiden, qui hocha la tête. Un soupçon de
tristesse luisait dans son regard, en reflet de celui qui imprégnait le
mien. Caleb me posa une main sur l’épaule. Bien que le désir de voir
ma mère et celui de faire ce cadeau à Aiden soit très puissant, nous
ne pouvions pas faire preuve d’un tel égoïsme.
Me rapprochant de la fontaine, je plongeai les yeux dans l’eau
couleur de sang contenue dans la vasque. Elle en avait également la
viscosité et une odeur métallique s’en élevait. Beurk.
Je laissai passer une seconde, puis prononçai à haute voix le nom
de l’âme que nous voulions invoquer.
— Solaris.
D’abord, rien ne se passa, puis l’eau commença à se troubler
comme si j’avais soufflé dessus. Je m’attendais à voir apparaître son
visage dans la fontaine, mais l’eau retrouva bientôt son immobilité.
Puis l’air sembla s’ouvrir et une onde d’énergie déferla sur les murs et
sur le sol. Tous les poils de mon corps se hérissèrent tandis qu’un
frisson me traversait. J’entendis un petit cri de surprise et je me
retournai.
Solaris était arrivée.
CHAPITRE 26

En descendant aux enfers, je ne savais pas du tout à quoi


m’attendre. Je pouvais en dire autant au sujet de Solaris. Je n’avais
pas la moindre idée préalable de ce à quoi elle ressemblait, mais je
fus pourtant estomaquée par son apparence.
Elle s’était matérialisée directement devant Caleb et était bien
plus belle que tout ce que j’avais imaginé. Sans trop savoir pourquoi,
je m’étais plus ou moins attendue à ce qu’elle et le Premier purgent
une peine éternelle dans les flammes du Tartare, mais sa toge blanche
était immaculée. Ses longs cheveux raides blond cendré reposaient
sur ses frêles épaules. Elle était grande et élancée et ses yeux, comme
les miens, avaient la couleur luisante de l’ambre. Son visage aux traits
fins de poupée de porcelaine évoquait une fragile fleur exotique, ce
qui me surprenait beaucoup. J’étais peut-être totalement autocentrée,
mais j’avais cru qu’elle me ressemblerait.
Elle était cependant mon exact opposé.
Solaris examina ce qui l’entourait, haussant des sourcils pâles
quand elle se rendit compte où elle était. La surprise et la peur
traversèrent son visage, mais lorsque ses yeux se posèrent sur moi,
une lueur de compréhension illumina son regard clair. Un sentiment
de familiarité m’envahit, qui était reflété sur son propre visage.
Elle s’avança de quelques pas et s’arrêta à trente centimètres de
moi, penchant la tête sur le côté avec curiosité. Elle prit la parole
d’une voix très douce.
— Tu es l’Apollyon.
Je n’avais pas le temps de lui demander comment elle le savait.
— L’un des deux.
Une autre lueur de surprise traversa son visage, rapidement
remplacée par l’inquiétude.
— Il y a de nouveau deux Apollyons, alors ?
J’acquiesçai.
— Et aucun de ceux-là n’est l’autre, dit-elle en jetant un regard
par-dessus son épaule. Je le sais. L’un est mort. L’autre est un sang-pur.
Je passai outre à l’air offensé de Caleb.
— En effet. Le Premier n’est pas ici.
Solaris me fit face, les sourcils froncés.
— Tu es Éveillée. Je vois les marques de l’Apollyon.
— Tu les vois ?
Je baissai les yeux, surprise de constater que les parties
découvertes de mon corps étaient couvertes de glyphes. Je ne les
avais pas senties.
— Comment peux-tu être Éveillée et ne pas être avec le Premier ?
Tu n’es pas morte.
Pas encore.
— C’est compliqué. C’est pour ça que nous sommes venus te
parler.
— Oh.
La tristesse s’accentua sur son visage et elle baissa les yeux.
— Il est comme le mien ?
Tout le monde dans la salle, y compris Perséphone, avait les yeux
braqués sur Solaris, mais elle semblait ne pas s’en apercevoir. Je pris
une profonde inspiration, ravalant la boule qui s’était formée dans ma
gorge. L’affliction qui se dégageait d’elle était palpable.
— Oui, répondis-je d’une voix éraillée. Il est comme le tien.
Se détournant de moi, elle s’enveloppa de ses bras.
— Alors, je ne peux rien faire pour vous.
Je la dévisageai.
— Mais nous n’avons encore rien demandé.
— S’il s’est abandonné à l’appel de l’éther et au pouvoir de
l’akasha, il n’y a rien à faire.
Elle baissa la tête et ses cheveux glissèrent en avant, dissimulant
ses traits.
— Et il n’y a rien à faire pour toi. J’ai essayé… mais le transfert
d’énergie a eu lieu.
— Attends.
Je m’avançai vers elle, repoussant la frustration qui montait en
moi.
— Mon énergie ne lui a pas été transférée. Il n’est que l’Apollyon.
Pas le Tueur de Dieux.
Solaris se raidit.
— C’est impossible.
— C’est pourtant ainsi. Je suis restée loin de lui depuis mon Éveil.
Il est sous l’influence de l’éther et de l’akasha, mais il n’est toujours
que l’Apollyon.
Je m’interrompis pour prendre une longue inspiration.
— Je dois savoir comment empêcher le transfert.
Pas de réponse.
— Et je crois, non je sais, que tu possèdes cette connaissance.
Elle tourna brusquement la tête vers moi.
— C’est impossible. J’ai bloqué cette information pour qu’aucun
autre Apollyon ne puisse la connaître.
— Bah… j’ai vu quelque chose au moment de mon Éveil. Tu t’en
es prise à lui, tu as essayé de l’arrêter. Tu savais comment faire, mais
l’Ordre vous a trouvés avant.
Solaris laissa échapper un rire cassant.
— C’est ce que rapporte l’histoire ?
Je me tournai vers la déesse, supposant qu’elle savait la vérité,
mais elle semblait aussi confuse que moi.
— Je l’ai pourtant vu…
— Vraiment ? L’Éveil d’un Apollyon n’est que la somme des
informations que les Apollyons précédents désirent transmettre. Au
moment de notre mort, nous implémentons nos souvenirs dans la
mémoire collective. Certains prennent la forme que nous désirons
transmettre, pas de ce que nous avons réellement vécu.
Par tous les démons. Seth savait-il cela ?
— Que s’est-il réellement passé, alors ?
Solaris baissa de nouveau les yeux.
— Lorsque j’ai fait sa connaissance, il n’était pas celui qu’il est
devenu à la fin. C’était un bel homme adorable, qui se trouvait être
aussi l’Apollyon.
Un petit sourire mélancolique releva ses lèvres.
— Nous ne comprenions pas vraiment ce qui se passait. C’était la
première fois qu’il y avait deux Apollyons dans la même génération. Il
ne savait même pas pourquoi il était venu me chercher. Il avait été
attiré comme par un aimant et je ne savais pas ce qui m’arrivait
au moment de mon Éveil. La douleur… J’ai cru que j’allais mourir.
Je grimaçai, incapable d’imaginer ce que mon Éveil aurait été
pour moi sans la présence d’Aiden et si je n’avais pas su de quoi il
s’agissait.
— Mais quand nous nous sommes trouvés, nous avions
l’impression d’être destinés l’un à l’autre. Pendant plusieurs mois,
nous… avons appris à nous connaître. Je ne crois pas que les dieux
eux-mêmes savaient ce qui allait arriver.
Son regard se fit lointain, sans parvenir à éclipser les blessures
toujours à vif.
— Plus nous passions de temps ensemble, plus il devenait
puissant, capable de puiser dans l’akasha sans effort, sans jamais se
fatiguer. Mais il devenait aussi plus ombrageux. Jamais vis-à-vis de
moi, mais je savais… j’étais consciente d’en être la cause. Des
événements ont eu lieu…
Mon estomac se noua tandis que je regardais Aiden.
— Un important groupe de démons avait attaqué l’un des
Covenants, et au cours des combats, il… a puisé en moi. La puissance
de sa riposte était inconcevable. Le Conseil s’en est inquiété, et puis…
j’ai rencontré l’oracle.
Ah, ça faisait longtemps…
— Elle m’a raconté ce qui allait arriver. Qu’il me viderait de ma
substance, et qu’il attaquerait le Conseil. Je ne l’ai pas crue, parce que
c’était complètement insensé.
Solaris laissa échapper un petit rire.
— Mais elle a insisté sur le fait que je devais l’en empêcher. Elle a
dit que si je ne trouvais pas en moi la force de détruire ce qui m’était
le plus cher, je devrais alors prendre le pouvoir.
Je cessai de respirer, prise de vertige.
— Je ne pensais pas qu’il le ferait, mais le Conseil s’est attaqué à
nous. Ils ont voulu nous séparer, et ni lui ni moi, naïvement égoïstes,
ne supportions cette idée. Nous avons quitté l’abri du Conseil et
avons pris la fuite.
Solaris secoua la tête.
— Ils nous ont recherchés, envoyant leurs meilleures Sentinelles.
Mais ils ont échoué, et l’Ordre de Thanatos a pris les choses en main.
Elle déglutit avec difficulté.
— C’est à ce moment-là qu’il a menacé le Conseil, et j’ai compris
que les visions de l’oracle allaient se réaliser. Elle m’avait donné le
moyen de l’en empêcher, mais c’était trop tard.
Je me mordis les lèvres.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
Le regard de Solaris se vissa au mien.
— Ce qu’il n’aurait jamais fait si l’attrait du pouvoir – l’appel de
l’énergie suprême – ne l’avait pas englouti. Mais cela est arrivé. Avant
que je puisse l’en empêcher, il a drainé mon énergie. Il y a eu un
moment, juste après le transfert, pendant lequel il s’est trouvé saturé,
incapable de canaliser tout ce pouvoir. Une sorte de talon d’Achille,
pour ainsi dire, et c’est à ce moment que l’Ordre est passé à l’attaque.
La suite… la suite, vous la connaissez.
Je ne savais pas quoi dire. J’avais la gorge serrée. Il était évident
que Solaris avait été follement amoureuse de son Premier, au point
d’être encore incapable de prononcer son nom. Je ne trouvai pas la
force de la questionner pour satisfaire ma curiosité, car je savais que
cela retournerait le couteau dans une plaie toujours béante.
— Je suis désolée.
C’était tout ce que je pus dire et Solaris hocha la tête.
— Qu’est-ce que fait ton Premier ?
Je lui racontai tout : la destruction, la guerre imminente et notre
espoir de pouvoir empêcher l’histoire de se répéter. Si cela la surprit,
elle n’en laissa rien paraître. Elle se contenta de se rapprocher de
moi.
— Je lui ai caché cette information et je ne l’ai pas transmise aux
autres Apollyons, répéta Solaris. Je ne sais pas comment tu as pu le
voir. C’était peut-être le Destin ?
Par les dieux, pour une fois que le Destin ne m’obligeait pas à me
sacrifier, c’était une bonne nouvelle.
— Peut-être.
— C’est plus facile que tu ne le penses.
Solaris étendit le bras, posant ses doigts glacés sur ma main
droite.
— Tu dois suivre l’ordre d’apparition des marques sur ton corps.
Les quatre runes originelles.
Elle pressa ses doigts dans ma paume.
— « Θάρρος. » Tharros. Le courage.
Elle s’empara ensuite de ma main gauche.
— « Ισχύς ». Ischis. La force.
Abandonnant ma main, elle plaça les siennes sous ma cage
thoracique, au-dessus de mon nombril.
— « Aπόλυτη ηξουψία. » Apoliti exoussia. La puissance absolue.
Finalement, elle leva un bras et plaça sa main sur ma nuque.
— « Aήττητο. » Aïtito. L’invincibilité.
L’air quitta mes poumons et Solaris hocha la tête.
— Tu devras être en contact avec lui peau contre peau et appeler
chaque marque par son nom véritable.
— Un instant, intervint Aiden. N’est-ce pas de la même façon qu’il
pourra procéder au transfert d’énergie ?
Je connaissais déjà la réponse, et lorsque Solaris recula pour se
tourner vers Aiden, j’osai à peine le regarder.
— En effet, dit-elle. Elle devra le faire avant lui.
Aiden ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Nous savions
maintenant comment je pouvais prendre le pouvoir, et c’était quelque
chose, mais c’était également quasi impossible à réaliser.
— Est-ce tout ? demanda Solaris. Je souhaite m’en aller.
Perséphone s’éclaircit la voix.
— Je crois que oui.
L’espace d’un instant, le regard de Solaris croisa le mien et je sus
que je la reverrais. Plus tôt que tu ne le crois. D’où venait cette
pensée ? D’une réalité possible ou seulement de ma paranoïa ?
— Es-tu certaine de vouloir faire cela ? me demanda-t-elle à voix
si basse que je fus la seule à l’entendre. La puissance du Tueur de
Dieux te sera alors transférée. Tu t’en sens peut-être la force et tu
penses être capable de la contrôler, mais elle pourra te pervertir, toi
aussi.
Le visage terriblement affligé, comme si elle détenait un lourd
secret, elle poussa un soupir.
— Quel que soit l’objectif que les dieux espèrent atteindre à
travers toi, seras-tu toujours en vie quand ils en auront fini ? Car
l’oracle l’a dit : deux de notre espèce ne peuvent coexister dans la
même génération.
Elle avait déjà disparu, mais ses dernières paroles avaient pénétré
profondément en moi, gravées dans mon cœur et dans mon âme. Ce
n’était pas un avertissement, davantage un état de fait. Contemplant
ma main gauche, j’avais l’impression que mon Destin avait été scellé
bien avant que j’apprenne ce que j’étais.
Je relâchai mon souffle en tremblant.
— Eh bien, une discussion plutôt déprimante, soupira Caleb en
passant une main dans ses cheveux. Si je n’étais pas déjà mort, ça me
donnerait presque envie de me suicider.
— C’est vrai, murmura Perséphone. Mais les morts – sans vouloir
t’offenser – ont une tendance à la déprime.
— Pas d’offense, répondit Caleb avec un haussement d’épaules.
Chaque fois que j’avais vu Caleb, il ne m’avait pourtant pas paru
déprimé. Comme s’il lisait dans mes pensées, il me sourit et je me
souvins de ce qu’il m’avait dit dans les limbes.
— Tu disais qu’il y avait encore de l’espoir pour lui.
Caleb me rejoignit d’une démarche assurée, tellement pleine de
vie que ça faisait mal au cœur. Il me prit dans ses bras et me serra fort
contre lui.
— Il y a toujours de l’espoir. Peut-être pas comme tu l’imagines,
mais il y a encore de l’espoir.
Ne comprenant d’abord pas ce qu’il voulait dire, je me blottis
contre lui, consciente que le temps nous était compté. Tout en
respirant son odeur, je me rendis compte que j’avais besoin de savoir
une chose qui me réduirait sans doute en miettes.
M’arrachant à ses bras, je me tournai vers Perséphone.
— Où est son Premier ?
Une minute entière s’écoula avant qu’elle me réponde.
— Dans le Tartare.
Je pressai une main sur ma bouche pour réprimer un haut-le-
cœur. Ce n’était pas tant le sort du Premier qui m’horrifiait que ce que
cela signifiait. Si je parvenais à détruire Seth, il connaîtrait le même
sort. Et moi aussi.

*
* *
Je restai collée à Caleb durant les quinze minutes suivantes,
pendant qu’Aiden examinait les armes exposées et que Perséphone se
limait les ongles ou les dieux savaient quoi. Assis en tailleur sur le sol
de la salle de guerre, genoux contre genoux, Caleb me parla de ses
activités aux enfers et je lui racontai combien Olivia désirait le voir.
Nous n’évoquâmes pas ce qui allait arriver. Il était certainement au
courant de toutes les folies qui se produisaient dans le monde d’en
haut et nous ne voulions ni l’un ni l’autre gâcher nos précieuses
dernières minutes ensemble.
— Tu lui as transmis mon message ? me demanda-t-il.
J’acquiesçai.
— Elle a pleuré, mais c’était des larmes de joie.
Caleb souriait de toutes ses dents.
— Elle me manque, mais je voudrais que tu me rendes un autre
service.
— Tout ce que tu voudras.
J’étais sincère.
— Ne lui dis pas que tu m’as vu.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ? Elle voulait tellement…
— Je veux qu’elle aille de l’avant.
Caleb me prit la main et se leva, m’entraînant avec lui.
— Il faut qu’elle passe à autre chose, et je pense qu’entendre
parler de moi l’empêche d’avancer. Elle a la vie devant elle et je ne
veux pas être une ombre attachée à ses pas.
Par les dieux, je détestais l’idée de mentir à Olivia, mais je
comprenais ce qu’il voulait dire. Olivia ne passerait jamais à autre
chose en sachant que Caleb, d’une certaine façon, était conscient et
aussi vivant que possible dans les enfers. C’était comme s’il était là,
inaccessible, mais toujours présent. Comment pourrait-elle aller de
l’avant dans ces conditions ?
Je lui promis donc de dire à tout le monde que seule Perséphone
nous avait trouvés. Même si Apollon connaissait la vérité, ce n’était
pas grave tant qu’Olivia l’ignorait. À sa façon, c’était le cadeau que lui
faisait Caleb.
— Merci, me dit-il en me prenant de nouveau dans ses bras.
Une partie de moi avait envie d’y rester, parce qu’il m’ancrait dans
la réalité. Caleb représentait mon côté rationnel. Et encore plus que
ça. En dehors de ma mère, c’était la première personne que j’avais
vraiment aimée.
Caleb serait toujours mon meilleur ami.
— Il est temps, dit doucement Perséphone.
Quand je me séparai de Caleb pour me tourner vers elle, je lus de
la compassion dans ses yeux. Une divinité capable d’empathie était
une anomalie.
Aiden me rejoignit et enfila les bretelles du sac à dos avant de me
tendre les armes que les gardes m’avaient confisquées, ainsi que ma
pèlerine puante. Perséphone se laissa flotter jusqu’au centre de la
salle de guerre, où elle agita la main. Un trou noir apparut,
totalement opaque.
— Ce portail vous ramènera à celui par lequel vous êtes arrivés.
Je remerciai la déesse, qui hocha gracieusement la tête.
Après avoir fait mes adieux, je jetai un dernier regard par-dessus
mon épaule et mon cœur se serra quand je croisai le regard bleu pur
de Caleb. Je compris alors que la mort nous séparait de beaucoup de
choses, mais que le lien de l’amitié demeurait intact.
Caleb me sourit et je lui rendis son sourire, les yeux humides,
avant de me retourner vers le trou noir qui nous attendait. Main dans
la main, Aiden et moi traversâmes le portail. Nous avions trouvé ce
que nous étions venus chercher, mais savoir que nous devions
accomplir l’impossible était un lourd fardeau sur nos épaules.
CHAPITRE 27

Nous retrouvâmes le Hummer à l’endroit où nous l’avions laissé.


D’après l’horloge du tableau de bord, seulement trois heures s’étaient
écoulées. Trois heures dans le monde des mortels, quarante-huit
heures dans les enfers, une vie entière pour Aiden et moi.
Je lui proposai de conduire sur le trajet du retour, mais il m’assura
qu’il se sentait bien et tenait à ce que je prenne du repos. J’étais
consciente d’avoir besoin de sommeil – pour empêcher Seth d’utiliser
la connexion – mais cela me paraissait injuste. Aiden devait être
épuisé.
C’était cependant une bataille perdue d’avance, aussi me roulai-je
en boule sur le siège passager pour essayer de dormir. Le seul
problème, c’était que mon cerveau continuait de carburer. Depuis que
j’étais entrée dans la salle de guerre, quelque chose me tenaillait. Les
paroles de Perséphone, les queues-de-cheval accrochées sur les
murs… tout ça me rappelait quelque chose, mais je n’arrivais pas à
mettre le doigt dessus. Et il n’y avait pas que ça. Les deniers mots de
Solaris m’avaient troublée et me trottaient dans la tête.
Je ne parvenais toujours pas à comprendre pourquoi Apollon
m’avait gardée en vie après l’attaque de Seth contre le Conseil. Ni
pourquoi Artémis avait empêché Hadès de m’emmener aux enfers.
Les dieux – en tout cas tous sauf un – redoutaient le transfert
d’énergie. Une fois qu’il serait en possession de ce pouvoir multiplié,
personne ne pourrait plus arrêter Seth. Me supprimer de l’équation
avant mon Éveil ou se débarrasser de moi ensuite aurait été logique.
Me garder en vie ne l’était pas.
Mais je me souvenais des paroles d’Artémis dans la station-service
quand elle s’était opposée à Hadès. Les prophéties n’étaient pas
gravées dans le marbre, et il ne fallait pas être sorcier pour deviner
qu’elles changeraient si c’était moi qui devenais le Tueur de Dieux.
Un malaise m’envahit. Apollon et les autres étaient-ils au courant
de cette possibilité ? Quelle idiote ! Les oracles appartenaient à
Apollon, et même s’il ne connaissait pas forcément toutes leurs
visions, la prophétie faite à Solaris lui était forcément connue. Ce qui
expliquait son enthousiasme quand j’avais suggéré de la solliciter.
Une partie de moi espérait naïvement que je me trompais, parce
que ça voulait dire qu’Apollon me devrait des explications. Mais une
autre partie se montrait plus analytique, plus rationnelle. Apollon
avait dit à plusieurs reprises qu’il fallait neutraliser le dieu qui offrait
visiblement son aide à Lucien. Et quel autre moyen existait-il d’y
parvenir ?
Ils avaient besoin du Tueur de Dieux.
La clé de toute cette histoire carrément flippante, c’était que
Lucien contrôlait Seth, et que ce dieu contrôlait Lucien, donc aussi
Seth et tous ceux qui suivaient Lucien. Par conséquent, si Seth
réussissait son coup et s’appropriait ma puissance, ce dieu serait le
maître du Tueur de Dieux. C’était un risque à prendre, parce qu’il
était toujours possible que Seth se retourne contre lui, mais à la fin,
une fois qu’il aurait obtenu ce qu’il voulait, j’étais certaine qu’il
saurait s’arranger pour maintenir Seth sous contrôle. Peut-être en
épargnant un membre de l’Ordre de Thanatos pour se le garder sous
le coude.
Mes muscles se contractèrent involontairement tandis que je
réfléchissais. Tout cela n’augurait rien de bon. Et Seth était manipulé
par tout le monde sans même s’en rendre compte. Par les enfers, il
refusait même d’envisager cette éventualité.
Tandis que nous avalions les kilomètres entre le Kansas et
l’Illinois, je ne cessai de repenser à ce qu’avait dit Solaris, que les
dieux se servaient de moi, et à ce que cela signifiait. Je ne pouvais
pas non plus me défaire du sentiment qu’en apprenant comment
m’accaparer la puissance du Tueur de Dieux je venais de sceller mon
Destin.
Le poids soudain de la main d’Aiden sur mon genou ramena mon
attention sur lui. Il regardait droit devant lui, les yeux rivés sur
l’autoroute obscure.
— Tu ne dors pas.
Je posai une main sur la sienne en souriant.
— Comment tu le sais ?
— Je le sais, répondit-il avec un bref sourire. À quoi penses-tu ?
J’étais sur le point de tout lui déballer : mes soupçons, mes
inquiétudes liées aux paroles de Solaris, ce que je savais maintenant
qu’Apollon nous avait caché… Mais quand Aiden me regarda, je
compris que je ne pouvais rien lui dire.
Il n’avait pas entendu les derniers mots de Solaris et je ne voulais
pas ajouter ces inquiétudes à son fardeau déjà si lourd. Si mes
soupçons étaient fondés, si tout concordait vers une seule chose…
Prenant une profonde inspiration, je me concentrai sur les lignes
blanches trouant la nuit.
— Je me demandais comment m’approcher suffisamment près de
Seth pour absorber son énergie. Ça paraît infaisable, non ?
— Ça ne me plaît pas, Alex. Je vais être honnête avec toi, je
trouve ça insensé. Pour moi, c’est comme s’approcher en douce d’un
cobra. Ça ne marchera jamais.
— Tu as raison, mais quel choix avons-nous ? De plus, trouver le
moyen de s’approcher de lui n’est pas le seul problème. Il y a tous les
Gardiens et toutes les Sentinelles qui le soutiennent.
Aiden m’étreignit la main.
— Nous aurons besoin d’une armée.
Je me tournai lentement vers lui.
— Et où allons-nous trouver ça ?
— Bonne question, répondit-il avec un petit rire. Il faudrait
d’abord savoir de combien d’hommes se composent les forces de
Lucien…
— Je peux toujours demander à Dionysos de se renseigner,
retentit la voix d’Apollon sur la banquette arrière.
Poussant un cri aigu, je fis un bond, me cognant les genoux au
tableau de bord. La main d’Aiden tressaillit sur le volant, et le
Hummer fit une embardée sur la voie de gauche, heureusement
déserte.
Aiden jura entre ses dents.
— Il faut vraiment lui mettre une clochette.
Je me retournai sur mon siège, prête à faire ravaler son sourire au
dieu. J’étais déjà assez remontée contre lui sans qu’il ait besoin de
nous faire friser la crise cardiaque.
— Tu aurais pu provoquer un accident !
Apollon se pencha en avant, les mains sur le dossier de nos sièges.
— Mais tout s’est bien passé. Aiden a les réflexes d’un molosse des
enfers.
Tordant le nez, je secouai la tête.
— Comment as-tu pu… te matérialiser ici ?
Il me lança un regard torve, pas divin pour deux sous. Tu me
prends pour qui ?
— Ces protections cachent ton énergie aux dieux, elles ne nous
empêchent pas d’entrer. Mon sang coule dans tes veines et je peux te
trouver quand je veux.
— Bonjour l’intimité.
Aiden lui lança un coup d’œil dans le rétroviseur.
— Tu veux savoir ce qu’on a trouvé ?
Lorsque Apollon hocha la tête, Aiden se rembrunit.
— Et ça ne pouvait pas attendre qu’on soit rentrés à Apple River ?
— Comment dire…
Apollon se tapota le menton d’un doigt.
— Le monde est sur le point de connaître l’apocalypse. Dois-je
attendre encore six heures ?
— Ce ne sont pas six heures qui vont changer quoi que ce soit,
répliqua Aiden, les yeux d’un gris d’acier.
— J’espère que non.
Apollon se tourna vers moi.
— Qu’as-tu appris ?
J’envisageai de lui dire que nous n’avions rien trouvé du tout,
mais c’était futile.
— Comment effectuer le transfert d’énergie dans l’autre sens.
Apollon ne réagit pas et je le haïssais carrément en cet instant.
— Et penses-tu être en mesure de le faire ?
Je regardai Aiden à la dérobée.
— À part le minuscule problème qu’il faut s’approcher de Seth.
— Comme je le disais, je peux demander à Dionysos de se
renseigner, histoire de voir ce qu’ils préparent, répondit Apollon.
— Et que nous n’avons pas d’armée.
Je pivotai sur mon siège, les yeux rivés sur la route, prête à péter
un plomb.
— Puisqu’on en parle…
Je refusai de mordre à l’hameçon et ne me retournai pas.
— Quoi ?
Comme il ne répondait pas, Aiden émit un grognement sourd.
— Quoi, Apollon ?
— Environ une heure après votre départ, l’une des Sentinelles qui
occupaient le chalet de Solos avant que tu ne les mettes dehors sans
ménagement est venue apporter des nouvelles.
Aiden s’était totalement figé, et je me demandais comment il
pouvait même continuer à conduire.
— Tu fais confiance à cette Sentinelle ?
Le dieu éclata d’un rire sombre.
— Disons que j’ai fait en sorte d’être certain qu’il était avec nous.
Curieuse, j’allais lui demander comment, mais Apollon me
balança un sourire malicieux.
— Je te laisse imaginer, dit-il, et mon esprit envisagea toutes
sortes de trucs vraiment tordus. Bref, poursuivit-il. La plupart des
purs fuient les Covenants et leurs communautés et se dirigent
actuellement vers l’Université du Dakota du Sud. Leurs Gardiens
également. Logique. L’Université se trouve dans un lieu isolé et
parfaitement sécurisé. Les Sentinelles qui n’ont pas cédé aux sirènes
de Lucien ont quitté leur poste et sont également en route pour le
Dakota du Sud.
— Et les démons ? l’interrogeai-je.
— Quoi, les démons ? Ils iront là où sont les purs et les purs
seront protégés. Il y a aussi les démons que Lucien nourrit avec
l’éther des purs. Pour ceux-là, on ne peut rien faire.
Apollon se recula au fond de sa banquette, examinant le plafond
du Hummer comme s’il n’en avait jamais vu avant. Il donna un coup
de poing sur le plafonnier, qui s’alluma, puis il l’éteignit. Les dieux
devaient être attirés par ce qui brille, eux aussi. Il réitéra son
expérience, les sourcils froncés.
— Apollon, le rappelai-je à l’ordre.
Ses yeux se posèrent sur moi.
— Il y a de grandes chances que Lucien et le Premier renversent le
Conseil de l’État de New York, et les membres du Conseil ainsi que les
Sentinelles sont secrètement exfiltrés du Covenant.
Le cœur me manqua.
— Mon…
— J’ignore si ton père fait partie de ceux qui sont déjà à
l’Université, s’il est en route ou même s’il est encore en vie. Je suis
désolé.
Mes épaules s’affaissèrent.
— Qu’est-ce qu’ils font exactement ? Ils transfèrent le centre
opérationnel dans le Dakota du Sud ?
— Oui. Il y aura des centaines, pour ne pas dire des milliers, de
Sentinelles et de Gardiens là-bas. Tous ceux qui ont vu leurs amis et
leurs camarades se faire massacrer par les sbires de Lucien. Tous ceux
qui ne rêvent que de le lui faire payer.
Aiden hocha lentement la tête.
— Une armée – notre armée.
— Marcus et Solos préparent déjà notre départ. Le plus tôt sera le
mieux.
Un plan que j’approuvais, pour des raisons quelque peu égoïstes.
La plus petite chance que mon père se trouve à l’Université me
suffisait.
— Deacon et les autres y seront davantage en sécurité, dit Aiden.
C’est une bonne chose.
Je me sentis soudain minable de n’avoir pensé qu’à mes propres
intérêts.
— Quand pourrons-nous partir ?
— Le plus tôt possible, répondit Apollon. Une fois que nous serons
à l’Université, il nous sera facile de mobiliser tous ceux qui souhaitent
mettre un terme à tout ça. Ensuite, nous pourrons attaquer Lucien…
— Et le dieu qui tire les ficelles ? lançai-je, incapable de me
retenir. Il faudra agir contre lui aussi, n’est-ce pas ?
Les yeux cobalt d’Apollon se plantèrent dans les miens et il soutint
mon regard.
— Oui. Ça aussi.
J’avais envie de tout lui balancer, et la seule chose qui me retenait
était la présence d’Aiden… et cette partie de moi, cette partie
minuscule dont Laadan avait dit qu’elle devenait adulte et avait
gagné en maturité. Cette partie de moi comprenait.
— Mais je dois d’abord prendre mes dispositions avec Dionysos.
Apollon me regardait toujours et je savais que je le reverrais très
bientôt.
— À plus tard, les enfants.
Et sur ces mots il disparut.
Aiden me glissa un regard en biais.
— Parfois, je le déteste franchement.
— On est deux, grommelai-je.

*
* *
Nous arrivâmes à Apple River alors que le ciel commençait à
peine à s’éclaircir. Le chalet était plongé dans l’obscurité quand nous
descendîmes de voiture, accueillis seulement par le chant des
oiseaux.
Aiden s’étira pour dénouer ses muscles. Il s’interrompit en voyant
que je l’observais depuis l’autre côté du véhicule.
— Viens voir ici.
C’était sans doute la seule personne au monde qui pouvait me
donner des ordres sans que je me rebiffe. Docilement, je fis le tour du
Hummer par l’avant et m’arrêtai devant lui.
— Quoi ? demandai-je en étouffant un bâillement.
Aiden me prit le visage entre ses mains et me renversa la tête en
arrière.
— Tu n’as pas dormi du tout.
— Toi non plus.
Un sourire las apparut sur ses lèvres.
— Je conduisais.
Je saisis ses poignets et nos regards se verrouillèrent l’un à l’autre.
— Tu te rends compte que nous sommes descendus aux enfers et
revenus ?
— C’est incroyable, hein ?
Il caressa l’arrondi de mes pommettes de la pulpe du pouce.
— Tu as été parfaite.
— Sauf pour les araignées…
Il inclina la tête en avant, frottant son nez contre le mien.
— Je ne parlais pas des araignées.
— Non ?
Aiden éclata de rire et son souffle brûlant éveilla mes ardeurs.
— Non. Je pensais plutôt à ce qui s’est passé après les araignées.
— Oh… oh !
Je cessai de respirer et j’avais soudain les jambes en coton.
— Ça.
— Oui. Ça.
Ses lèvres effleurèrent les miennes.
Je commençai à sourire parce que cet épisode avait été vraiment
parfait, mais Aiden m’embrassa et je me sentis fondre. C’était un
baiser plein de force, d’amour et d’un avant-goût de ce que serait ma
vie avec lui. J’adorais carrément qu’au milieu du chaos nous puissions
partager des moments comme celui-là. Rien que lui et moi et pas de
murs entre nous. Notre baiser s’approfondit, la langue d’Aiden
s’insinua entre mes lèvres et j’enfonçai mes doigts dans ses poignets.
Un grognement sensuel monta de la gorge d’Aiden et j’avais envie
de…
— Il y a des hôtels pour ça, dit Apollon, surgi de nulle part. Mes
pauvres yeux…
Je jurai entre mes dents. Même sous sa forme véritable, il arrivait
toujours au mauvais moment.
— Par les dieux, gronda Aiden, qui recula pour lui jeter un regard
dégoûté au-dessus de ma tête. Ça t’excite de nous surprendre ?
— Tu n’as pas envie de savoir ce qui m’excite.
Je fis la grimace.
— Beurk.
Aiden m’embrassa sur le front et retira ses mains de mes joues.
Glissant un bras autour de mes épaules, il m’attira contre son corps et
je me laissai faire, appuyant ma joue sur son torse.
— Tu as déjà parlé à Dionysos ?
Apollon s’adossa au pare-chocs du Hummer.
— Oui. Il est sur le coup en ce moment même.
— Comment pouvons-nous être certains que Dionysos n’est pas le
dieu qui tire les ficelles ? demandai-je en réprimant un autre
bâillement. Et qu’il ne va pas nous mentir ?
— La guerre n’est pas la tasse de thé de Dionysos, et il n’a pas les
compétences pour mettre sur pied un projet de cette envergure.
— Quand nous donnera-t-il des nouvelles ? voulut savoir Aiden.
— D’ici la fin de la journée.
Apollon leva la tête vers le ciel maintenant d’un bleu profond.
— C’est presque le matin. Vous devriez aller vous coucher.
Aiden baissa les yeux sur moi.
— C’est ce qu’on va faire.
Je me détachai de lui, jetant un regard à Apollon.
— Je te rejoins dans une minute. Je veux parler à Apollon.
Il hésita, me transperçant d’un regard interrogateur. Je détestais le
laisser dans l’ignorance, mais je n’avais pas le choix. Si Aiden savait
ce que je devais faire, il ferait tout pour m’en empêcher et le monde
courrait à sa perte.
— Tout va bien, lui répondis-je en souriant. Je n’en ai pas pour
longtemps.
Aiden regarda Apollon et poussa un soupir.
— Bon. Je vais peut-être aller réveiller Deacon.
— Il sera sûrement ravi, dis-je.
Un bref sourire se dessina sur ses lèvres.
— Oui.
Dès que la porte du chalet se fut refermée sur lui, je dévisageai
Apollon et sentis le masque cordial que j’avais affiché se déliter.
Nos regards se croisèrent et le dieu soupira.
— Alexandria…
— Je savais que tu me cachais quelque chose. Qu’il y avait une
raison pour que tu veuilles me garder en vie alors qu’il aurait été
tellement plus simple de me tuer. Ma mort aurait réglé le problème
avec Seth, et j’avais du mal à comprendre pourquoi tu prenais ce
risque.
Il avait l’air de ne pas savoir quoi me répondre. Bien – j’avais
cloué le bec à un dieu. Un point pour moi. Je me préparai pour le
suivant.
— Tu as besoin du Tueur de Dieux.
Un long moment s’écoula avant qu’il me réponde.
— Nous devons empêcher que cela ne se reproduise.
— Tu as besoin de moi pour tuer le dieu qui tire les ficelles.
La colère déferla en moi. Je me sentais blessée. Une blessure qui
me tourmentait depuis que nous avions quitté les enfers, sans que je
sache pourquoi. Apollon avait beau être de mon sang, c’était un dieu
et ces gens-là manquaient totalement d’empathie, comme les
psychopathes, mais cette trahison me faisait pourtant très mal.
Parce que, au bout du compte, j’étais à la fois le lion et la gazelle.
Je devais tuer, puis ce serait mon tour. Apollon ne l’avait pas dit, mais
je l’entendais dans son silence.
— Nous ne pouvons pas prendre le risque d’une destruction de
cette envergure, Alexandria. Des milliers d’innocents ont perdu la vie
et il y en aura d’autres. Et même si nous arrêtons le Premier, cela se
reproduira.
Il posa lourdement la main sur mon épaule.
— Nous ne pouvons pas nous tuer entre nous. Nous avons besoin
de la seule entité capable d’anéantir un dieu. Nous avons besoin du
Tueur de Dieux. Nous avons besoin de toi.
Je le dévisageai, interloquée.
— Tu ne veux donc pas que je détruise Seth.
Il poussa un grognement.
— La plupart du temps, c’est ce que je veux, mais il faut que tu
absorbes son pouvoir et pour cela il doit être vivant. Je veux que tu
sois capable de le vaincre et que tu transfères son énergie en toi.
Je serrai les poings et dus prendre sur moi pour ne pas lui
arracher ses boucles blondes.
— Tu me mens depuis le début.
— Pas du tout, me répondit-il sans ciller.
— Tu mens encore ! Tu m’as dit avant mon Éveil que tu voulais
que je tue Seth ! Tu l’as peut-être oublié ? Autour d’un verre de soda
au raisin et d’une part de gâteau Spider-Man !
— Je voulais que tu tues Seth, mais ce n’est pas ce qui doit être
fait.
J’en restai bouche bée.
— Tu joues sur les mots !
— Et je n’étais même pas sûr qu’il existe un moyen de te
transférer son énergie, continua-t-il calmement. Je m’en doutais. Ma
sœur aussi, mais nous n’en étions pas certains. Dans tous les cas, on
ne peut pas le laisser absorber ton pouvoir. Si tu ne peux pas le
vaincre et prendre le sien, alors tu devras le tuer.
Dans la bouche d’Apollon, cela paraissait très simple, comme s’il
me demandait d’aller lui acheter des chips saveur barbecue ou des
chips au vinaigre s’il n’y en avait pas. Totalement dément.
— Je n’ai pas envie que tout ça finisse comme tu le crains, mais je
ne pourrai pas arrêter le bras des autres dieux.
— Bien sûr. Une fois que j’aurai neutralisé ce dieu – si nous
parvenons à savoir de qui il s’agit – il y a de très grandes chances que
les dieux s’en prennent à moi, parce que je serai une menace. Et je
parie qu’ils ont un membre de l’Ordre de Thanatos qui n’attend que
ça, je me trompe ? Même si je ne fais rien, ils seront juge et partie
pour un crime que je n’aurai pas commis !
Encore une fois, il tarda à répondre.
— Tout le monde finit par mourir un jour, mais ce qui compte,
c’est de savoir pour quoi on est prêt à mourir, Alexandria.
Par les dieux, une partie de moi – immense – avait envie de lui
balancer un coup de pied dans les bijoux de famille, mais je
comprenais. Malgré l’énormité de ce qu’il venait de dire, je
comprenais. Et c’est sans doute ce qui me retenait de me jeter sur lui.
La perte d’une vie, ou deux, se concevait pour en sauver des millions.
Je pouvais le comprendre, et si j’avais été totalement impartiale dans
cette affaire, si je n’avais pas été directement concernée, j’aurais
probablement même soutenu cette idée.
Mais il s’agissait de moi.
C’est moi qui devais me sacrifier.
Et c’était vraiment dur à avaler. Je n’arrivais même pas à
commencer à l’assimiler. Je me sentais égoïste, mais je savais aussi ce
qui devait être fait.
Par les dieux, je n’étais pas assez adulte ni assez mûre pour
prendre ce genre de décisions.
Le silence qui s’installa entre nous était si pesant que la brise qui
agitait les branches des arbres semblait assourdissante. Sans mes
capacités sensorielles quasi divines, j’aurais cru qu’Apollon était parti.
Mais il était bien là et attendait.
— Il n’y a pas d’autre moyen ? lui demandai-je.
Il ne répondit rien et je pris son silence pour un non. Le cœur
lourd, je relevai la tête.
— Que se passera-t-il si je meurs ?
La réponse d’Apollon se fit encore attendre.
— Tu auras des funérailles de guerrier. C’est une mort glorieuse,
et tu ne manqueras de rien.
Sauf d’être en vie, mais j’imagine que ce n’était qu’un point de
détail.
— Pourras-tu t’assurer… que tout ira bien pour Aiden ?
Les yeux du dieu plongèrent au fond des miens et il hocha la tête.
Ma gorge se serra et les yeux me brûlaient. Je me concentrai sur
les graviers sombres.
— Il… Il a dû voir le corps de ses parents, après leur mort,
Apollon. Je ne veux pas qu’il me voie, d’accord ? Peux-tu me
promettre qu’il ne me verra pas ?
— Si tel est ton souhait.
Je serrai les lèvres, légèrement soulagée que cette horreur lui soit
épargnée – sans doute pas le plus gros, mais une petite partie.
— Et peux-tu m’assurer que tout ira bien aussi pour Marcus et les
autres ?
— Oui.
— Très bien.
Je déglutis, mais j’avais l’impression de m’étouffer.
— Je veux rester seule quelques instants.
— Alex…
Je relevai les yeux, soutenant son regard.
— S’il te plaît, laisse-moi.
Il avait l’air sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se ravisa
et hocha la tête avant de se dématérialiser. Je ne sais pas combien de
temps je restai plantée là, mais je finis par gagner le porche et
m’asseoir sur les marches.
L’air de la nuit était encore frais sur mes joues brûlantes. Les
larmes me piquaient les yeux, mais je refusai de les laisser couler. Ça
ne servait à rien de pleurer. Cela ne changerait pas ce qui allait
arriver. Même si je parvenais à approcher Seth, à absorber son
énergie avant qu’il s’empare de la mienne et à détruire le dieu
mystérieux, je serais mise à mort comme un animal enragé. Et Seth
aussi, alors qu’il ne représenterait plus une menace ? Peut-être que
sans mon influence, cela irait mieux pour lui. Il serait seulement
l’Apollyon, et tout rentrerait dans l’ordre – un seul d’entre nous et
bla-bla-bla.
Je me frottai les yeux jusqu’à les rendre douloureux.
Nous étions en avril. Dans moins d’un mois, j’étais censée recevoir
mon diplôme du Covenant. Mais cela n’arriverait jamais. Tant de
choses avaient changé, et ne seraient plus jamais comme avant. Mon
Destin, lui aussi, s’était-il modifié, ou cela en avait-il toujours fait
partie sans que personne ait jamais pensé à m’en informer ?
Une idée me passa par la tête. Une idée folle, mais je songeai à
laisser advenir cette connexion bancale avec Seth. La douleur pulsait
dans mes tempes. Je pouvais lui raconter tout ce que je savais. Peut-
être qu’au fond de lui, je comptais encore assez pour lui.
Je secouai la tête et baissai les bras.
Seth n’y verrait qu’une raison supplémentaire pour m’inciter à
changer de camp.
Effectuant plusieurs respirations profondes, je l’écartai de mes
pensées, qui dérivèrent sans raison vers mon père. Son visage abîmé
par une vie difficile prit forme dans ma tête. Ses pommettes larges et
son menton volontaire dessinaient le visage d’un guerrier. Je ne lui
ressemblais pas beaucoup… mais j’avais ses yeux.
Je refusai de penser à lui. J’avais peut-être tort, mais c’était trop
dur pour moi d’être ici sachant qu’il se trouvait dans les Catskills.
Encore plus dur de me dire qu’il y avait de fortes chances que nous ne
nous retrouvions jamais face à face, conscients de ce que nous étions
l’un pour l’autre.
Serrant mes genoux l’un contre l’autre, je songeai aux sacrifices
qu’il avait faits, et depuis tant d’années. Au fond de lui, il désirait
sans doute être avec moi, mais il avait un devoir à accomplir. Mon
père était une Sentinelle jusqu’au bout des ongles.
Et je ne l’en respectais que davantage.
Je ne sais pas depuis combien de temps j’étais assise sur ces
marches, sans doute pas très longtemps, lorsque j’entendis la porte
s’ouvrir derrière moi. Les planches du porche craquèrent et des pas se
rapprochèrent.
Aiden s’assit à côté de moi, toujours vêtu de son uniforme. Il
regardait droit devant lui et ne dit rien. Je me tournai vers lui. Ses
cheveux sombres étaient en désordre, rebiquant dans tous les sens.
Une barbe commençait à ombrer ses joues.
— Est-ce que tu as réveillé Deacon ? lui demandai-je.
— Non. Si je l’avais fait, je n’aurais jamais pu me coucher. Il aurait
fallu le distraire, tu le connais.
Il inclina la tête vers moi.
— Quand Apollon est-il parti ?
— Il y a un petit moment.
Aiden demeura silencieux pendant quelques instants.
— Est-ce qu’il y a quelque chose que je devrais savoir ?
Le cœur me manqua.
— Non.
Son regard plongea dans le mien, et je ne savais pas s’il me
croyait, mais il m’ouvrit ses bras. Je me rapprochai de lui, me
blottissant contre son flanc, et il les referma autour de moi. Il appuya
sa joue contre mes cheveux et je sentis son souffle.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il reprenne la parole.
— Nous sommes ensemble dans cette aventure, Alex. Ne l’oublie
pas. Ensemble jusqu’au bout.
CHAPITRE 28

Quand Apollon réapparut plus tard dans la soirée, je n’étais


toujours pas au clair avec tout ça. Comment aurais-je pu l’être ?
L’ampleur de la tâche à accomplir, mon affrontement avec les dieux
savaient qui, tout en sachant que j’avais quatre-vingt-dix-neuf pour
cent de chances d’y laisser la vie, autant d’éléments qui ne
renforçaient pas ma motivation. Je pris donc le seul parti acceptable :
ne pas penser à l’issue finale.
Sûrement pas la méthode la plus avisée, mais c’était l’unique
façon pour moi de pouvoir envisager tout ça sans perdre l’esprit,
parce que je ne voyais vraiment pas comment les choses pourraient
changer.
Apollon ne revint pas seul. Quand il se matérialisa dans le salon, il
était accompagné de Dionysos, que je rencontrais pour la première
fois. Avec sa chemise hawaïenne et son short cargo, il avait l’air d’un
étudiant fêtard membre d’une fraternité. Il s’échoua sur le canapé
dans une posture lascive et arrogante. Les yeux mi-clos, il passa en
revue toutes les filles de la pièce comme un menu au restaurant.
Quand il s’arrêta sur moi, je haussai un sourcil et il sourit.
— Alors c’est toi l’Apollyon ?
— Il paraît.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je t’imaginais plus grande.
Nom d’un démon ! Croisant les bras, je lui jetai un regard blasé.
— Pourquoi tout le monde dit ça ?
Aiden s’adossa au bureau sur lequel j’étais assise.
— Parce que tu es petite.
Ma taille n’était pas le problème. Heureusement, Marcus prit les
choses en main, ramenant la conversation sur des sujets plus
importants.
— Avez-vous eu des nouvelles de Lucien ?
Le dieu s’étira, croisant les bras derrière sa tête.
— Disons que je n’ai pas pu l’approcher autant que je l’aurais
souhaité. Les choses sont différentes cette fois-ci.
Apollon fronça les sourcils. Je n’aimais pas ça quand un dieu
fronçait les sourcils – cela signifiait généralement qu’il y avait un très
gros problème.
— Que veux-tu dire ?
— Que j’ai dû rester à distance. Quelque chose m’a empêché de
me mêler à eux, et mes nymphes également.
Il agita les orteils.
— Aucune rune défensive ne peut faire ça. C’est forcément
l’œuvre d’un autre dieu.
— Je ne comprends pas, dis-je. Comment un autre dieu peut-il
vous bloquer ?
— Un dieu puissant en est capable, petit Apollyon, répondit
Dionysos en clignant un œil entièrement blanc. C’était comme si je
me heurtais à un mur invisible. Le Premier et le pur sont sous bonne
garde.
— Hermès ? demanda Marcus, en se massant la joue d’un air
songeur.
Dionysos ricana.
— Hermès en est bien incapable.
— Qui en serait capable, alors ? l’interrogea Solos, le regard
brillant.
— Un dieu du premier cercle, répondit Dionysos avec un sourire
suffisant.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Luke se pencha en avant sur sa chaise, les mains sur les genoux.
Le dieu lui accorda à peine un regard.
— Il existe un ordre social… ou politique au sein de l’Olympe.
Une sorte de classement par rang d’importance.
À l’autre bout de la pièce, Laadan s’éclaircit la voix. À côté d’elle,
Olivia restait silencieuse. Elle n’avait pas prononcé un mot depuis
qu’elle m’avait interrogée plus tôt à propos de Caleb. J’avais respecté
la promesse que j’avais faite à mon meilleur ami, même si je me
sentais mal.
— Pouvez-vous être plus précis ? s’enquit respectueusement
Laadan. Je crois que c’est un aspect des choses qui nous est étranger.
— Pas vraiment, répondit Apollon. Vos Conseils sont organisés sur
le même modèle, chacun possédant son leader, en quelque sorte.
C’est pareil sur l’Olympe.
Ma curiosité était éveillée.
— Qui sont les dieux du premier cercle, alors ?
Malgré son absence de pupilles, j’étais sûre que Dionysos matait
mes seins. Et j’étais également certaine qu’Aiden partageait mon avis
quand je le vis se raidir.
— Zeus et Héra, suivis du célèbre Apollon que vous connaissez
tous et de sa sœur Artémis. Viennent ensuite Arès et Athéna, dit
Dionysos. Et les derniers, mais non les moindres, Hadès et Poséidon.
Ce sont les dieux les plus puissants et les seuls capables de me
bloquer.
— En tout cas ce n’est pas Hadès. Il voulait m’emmener aux
enfers. Et ça m’étonnerait qu’il s’agisse de Poséidon, après la
catastrophe aquatique qu’il a déchaînée sur l’île des Dieux.
Aiden coula un regard vers Apollon, qui étrécit les yeux.
— Tu crois que c’est moi ?
— Ça pourrait être n’importe lequel de ceux que j’ai cités,
répondit Dionysos, qui bâilla ostensiblement. Celui ou celle qui est à
l’œuvre doit avoir trompé tout le monde, nous y compris peut-être.
Il haussa les épaules avec désinvolture.
— C’est comme ça et voilà.
— Est-ce que tu as senti quelque chose ?
Les mains d’Apollon formèrent des poings quand l’autre dieu
secoua la tête.
— Est-ce que tu as vu quoi que ce soit qui pourrait indiquer
l’identité de ce dieu ? Rien du tout ?
— Ce n’était pas vraiment ce que je cherchais. Tu m’as demandé
d’évaluer les forces à la solde de cet abruti de sang-pur, et c’est ce que
j’ai fait.
Un muscle tressaillit sur la mâchoire d’Apollon, qui laissa
échapper un grognement.
— Qu’est-ce que vous avez vu, alors ?
— Rien de bon.
— Sois plus précis, grogna Apollon. Donne-nous des détails.
Dionysos avait-il bu ou pris des drogues ? Je croisai le regard de
Deacon à l’autre bout du canapé, qui pensait manifestement la même
chose que moi. Même Léa, assise sur l’accoudoir à côté de Deacon,
lorgnait le dieu d’un air perplexe.
— Il dispose d’au moins un millier de Sentinelles et de Gardiens,
voire davantage. Il est également entouré par une sorte de garde
rapprochée composée d’autres purs. Et je vous ai gardé le meilleur
pour la fin.
Il marqua une pause, ménageant son effet.
— Il y a des mortels avec lui.
Ma mâchoire se décrocha.
— Quoi ?
— Des militaires, précisa Dionysos. Des soldats professionnels –
genre ceux qui répondent aux campagnes de recrutement « Devenez
vous-même ». Ils sont peut-être cinq cents.
Je faillis tomber du bureau.
— Comment est-ce possible ? s’étonna Léa, avant de fermer les
yeux en grimaçant. Un sort de compulsion.
— Non, intervint Marcus, qui secoua la tête en se tournant vers
Apollon. Aucun sang-pur ne pourrait contrôler un si grand nombre de
mortels. Même s’il avait cent autres purs autour de lui.
— C’est le dieu.
Apollon semblait dégoûté.
Mon estomac se souleva. Utiliser ainsi des mortels était une
aberration à tous les points de vue. Ils seraient incapables de survivre
à un combat contre une Sentinelle ou un Gardien, même armés
jusqu’aux dents. Nous étions plus rapides et mieux entraînés qu’eux.
Les mortels ne seraient que de la chair à canon et c’était révoltant.
La colère irradiait dans la pièce, presque palpable.
— Je ne pige pas.
Deacon se passa une main sur la tête, qu’il plaqua sur sa nuque.
— Comment est-il possible que les mortels ne se rendent compte
de rien ?
— L’un de ces mortels est certainement un haut gradé de leurs
armées, capable de mobiliser les hommes avec de bonnes raisons.
Apollon pinça les lèvres.
— C’est ce que je ferais à leur place, en tout cas.
— Ils ont pu aussi déclarer une sorte d’état d’urgence, ajouta
Marcus. Aucune partie des États-Unis n’a été épargnée, et je
commence à croire que ce dieu se fiche pas mal de l’exposition.
Aiden agrippa le bord du bureau.
— Je crois que c’est évident qu’il s’en fiche. C’est peut-être même
ce qu’il veut.
Tous les yeux se tournèrent vers lui.
— Réfléchissez. Pour quelle autre raison un dieu orchestrerait-il
tout ça ? Pourquoi aider Lucien ? poursuivit Aiden. Pour se
débarrasser des autres dieux et régner sur l’Olympe ? Ou régner sur
l’Olympe et sur le monde des mortels ?
Un frisson me parcourut l’échine. Je ne pouvais même pas
imaginer ce qui se passerait si le monde découvrait l’existence réelle
des dieux… et se retrouvait en prime sous la coupe de l’un d’eux.
— On ne peut pas laisser arriver une chose pareille, déclarai-je.
Le regard d’Apollon plongea dans le mien.
— Non. On ne peut pas.
Je détournai la tête, refusant de penser à ce que stopper ce dieu
impliquait, et me raclai la gorge.
— Je me demande si Lucien et Seth en sont conscients.
— Qu’est-ce que ça change ? lança Léa, plus cynique que jamais.
Mes lèvres frémirent en reconnaissant ce ton.
— Sans doute rien, mais on se demande qui se sert de qui. Et quel
sera leur sort à la fin si ce dieu réussit son coup. A-t-il prévu de les
garder ou de se débarrasser d’eux ? Est-ce qu’ils se doutent de
quelque chose ?
La plupart de ceux qui se trouvaient dans la pièce se moquaient
royalement de leur sort, je m’en rendais bien compte, mais Marcus
s’approcha du bureau sur lequel j’étais assise et s’y adossa à côté de
moi.
— Je pense qu’ils ne se doutent de rien. D’une certaine façon, et
malgré ce qu’ils ont fait, c’est terrible.
— Ce sera surtout terrible s’ils mènent leur plan à bien.
Dionysos se leva, étirant ses bras au-dessus de sa tête.
— Bon, moi, je file.
Apollon hocha la tête et l’autre dieu salua à la ronde d’une
courbette avant de disparaître.
Je secouai la tête.
— Bon. Qui croit aussi qu’il planait complètement ?
Plusieurs mains se levèrent et je souris.
— Nous partons donc demain matin pour l’Université ? demanda
Olivia, tirant sur l’une de ses boucles. Et vous ne croyez pas, puisque
ce dieu est si fortiche et si malin, qu’il va se douter que c’est là
qu’Alex ira ? Même s’il se sert de Seth et de Lucien pour ses plans
machiavéliques, il a toujours besoin d’Alex, non ? Il contrôle sans
doute déjà Seth, ou c’est prévu.
Le silence tomba sur l’assemblée et j’avais l’impression d’être une
petite fourmi sous un microscope.
Je regardai Apollon, mais il était absorbé dans la contemplation
d’une mappemonde sur le bureau.
— Que l’on bouge ou qu’on reste ici, le danger sera tout aussi
grand, dit finalement Marcus. Mais nous serons plus en sécurité dans
le Dakota du Sud.
— Alex aussi, murmura Luke, examinant ses mains.
J’ouvris la bouche, mais Léa prit la parole.
— Eh bien, je crois que notre boulot va consister à faire en sorte
que Seth et ce dieu ne puissent pas approcher Alex.
J’en restai bouche bée. Léa me lança un sourire malicieux.
— On ne voudrait pas que tu redeviennes une psychopathe et que
tu détruises le monde.
— Elle n’a pas tort, dit Deacon avec un sourire.
Je plissai les yeux.
— Attendez un peu, les gens. Je ne veux pas…
— Quoi ? demanda Aiden en me donnant un coup de coude. Tu
ne veux pas de nous pour te protéger ?
— Ce n’est pas ça.
Je regardai de nouveau Apollon, mais cette foutue mappemonde
semblait le fasciner.
— S’il y a un dieu en liberté qui en a après mes fesses…
— De très jolies fesses, murmura Aiden tout en étudiant le bout
de ses bottes, un petit sourire aux lèvres.
Je le dévisageai pendant quelques secondes.
— Sans oublier que Seth me cherche aussi… ça va être très
dangereux. Je ne veux pas que vous risquiez vos vies pour moi.
Léa grogna.
— Par les enfers, Alex, tu as un ego démesuré. Tu me connais. Je
n’hésiterai pas une seule seconde à te jeter en pâture à un démon,
mais si te protéger de ces deux-là permet de sauver des millions de
vies, je suis forcément dans ton camp. Tu n’es pas la seule concernée.
— Je le sais bien.
J’avais les joues en feu et le sourire ravi de Deacon ne me facilitait
pas les choses.
— Et je sais aussi que tu me jetterais en pâture à un démon, mais
je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à l’un d’entre vous.
— Tout le monde connaît les risques, Alex.
La voix de Marcus était sévère, et cela me rappela mes années au
Covenant où il passait le plus clair de son temps à me remonter les
bretelles.
— Nous savons tous ce que nous faisons.
— Et aucun d’entre nous ne voudrait être ailleurs.
Olivia me sourit timidement.
— Nous avons tous perdu des êtres chers à cause de ce qui est en
train de se passer. Nous avons tous de bonnes raisons de vouloir
arrêter ça et empêcher que ça ne se reproduise.
— Même moi, dit Deacon. Je n’ai plus mes douze heures de
sommeil depuis que tout a commencé, et c’est très grave.
Aiden leva les yeux au ciel.
— Nous sommes tous prêts à nous battre.
Laadan traversa la pièce en souriant et s’arrêta à côté de Marcus.
— Ce n’est pas seulement ton combat.
— Ça ne l’a jamais été, la corrigea Solos.
— Autrement dit, résuma Marcus, ses yeux émeraude plongés
dans les miens, tu n’es pas seule dans cette aventure. Tu ne l’as jamais
été.
— Et tu ne le seras jamais, conclut Aiden à mi-voix.
Waouh. Je crois que je les adorais tous en cet instant, même Léa.
J’avais les larmes aux yeux et je baissai la tête pour que personne ne
me voie pleurer. À vrai dire, depuis que j’avais compris comment les
choses pouvaient finir, comment elles finiraient sans doute, je ne
m’étais jamais sentie aussi seule. Mais là, assise au milieu d’eux et les
entendre dire tout ça…
— C’est le moment du câlin collectif ? suggéra Deacon.
— La ferme, dis-je, sans pouvoir retenir un rire.
Aiden passa un bras autour de mes épaules et m’attira contre lui.
Et devant tout le monde, sang-mêlé et sang-pur, et même un dieu, il
m’embrassa sur la tempe.
— Tu vas devoir accepter de ne pas être seule dans cette aventure.
On sera tous avec toi.
Relevant la tête, je les considérai tous, en peine de mots.
Luke sourit.
— Eh oui. On est géniaux.
J’éclatai de rire une fois de plus.
— Et c’est pour ça que nous sommes faits, ajouta Olivia, en
haussant les épaules. Ce sera notre quotidien dans un peu plus d’un
mois, de toute façon. Nous sommes prêts.
Léa sourit de toutes ses dents à Olivia, lui signifiant qu’elle était
plus que prête.
— Que la fête commence.
CHAPITRE 29

Je n’avais dormi que quelques heures quand les premiers rayons


du soleil percèrent à travers les rainures des stores le lendemain
matin. Les avoir tous entendus déclarer qu’ils étaient prêts à affronter
ce qui nous attendait… Je ne trouvais toujours pas les mots, plusieurs
heures plus tard, pour décrire à quel point cela comptait pour moi.
Mais un poids invisible s’était également abattu sur mes épaules, de
plus en plus écrasant au fil de la nuit, et me clouait sur le matelas. Je
ne pouvais pas les empêcher de s’impliquer – et je n’en avais pas
l’intention, de même qu’ils me laisseraient accomplir ma tâche – mais
des milliers de choses me trottaient dans la tête.
Principalement le risque qu’ils y perdent la vie. Il y avait déjà eu
tant de morts, et j’avais beau vouloir demeurer positive, je savais au
fond de moi qu’un futur terrible et violent nous attendait. La mort
était venue bien avant qu’ils s’engagent dans cette aventure, et elle
patientait derrière la porte, ou dans un autre État, parce qu’elle avait
tout son temps.
Et même si je savais ce qui les attendait – ce qui nous attendait
tous – dans les enfers, l’idée de voir mourir l’un d’entre eux m’était
insupportable. Si je l’avais pu, je les aurais tous enfermés à double
tour dans la cage au sous-sol, Aiden y compris. Bien sûr, ce n’était pas
une solution, mais entre ce qu’Apollon exigeait de moi, ce dont
Solaris m’avait avertie, et la folie dans laquelle Seth semblait avoir
sombré, j’étais sûre et certaine que tout ça finirait en désastre.
Quand Aiden changea de position à côté de moi, enroulant un
bras autour de ma taille, je fis la grimace.
— Désolée.
Il se serra davantage contre moi.
— De quoi ?
— Je t’empêche de dormir.
Je poussai mon dos contre lui, le regardant par-dessus mon
épaule. Deux yeux d’argent me contemplaient derrière une masse de
cheveux sombres.
— Je m’en rends compte.
— Pas tant que ça.
Aiden se souleva sur un bras. Son corps était détendu, mais son
regard était inquiet.
— Combien de temps as-tu dormi ?
J’envisageai de lui mentir, mais je secouai la tête avant de me
dégager de son bras pour m’étendre sur le dos.
— Nous partirons dans quelques heures.
Aiden hocha la tête tandis que ses yeux fouillaient les miens.
Tordant les mains, je m’efforçai de lui sourire.
— Combien de temps durera le voyage ?
— Nous tablons sur dix heures de route.
Mince.
— Deacon montera avec nous ?
— Oui. Luke et Marcus aussi. Solos prendra les filles.
Quelque chose s’agitait dans le creux de mon estomac, que je
refusais de nommer.
— Tu crois que c’est une bonne idée ?
Aiden posa une main sur les miennes pour les immobiliser.
— Olivia et Léa sont d’excellentes combattantes. Tu le sais.
C’était la vérité. Surtout Léa. Elle était comme Xena la guerrière.
Et Solos et Marcus s’étaient rendus en ville dans la soirée acheter
deux téléphones jetables afin que nous puissions rester en contact.
— Et tu sais que Solos ne laissera rien leur arriver. Ni Laadan.
Tout en parlant, il sépara mes mains, mêlant ses doigts aux miens.
— Nous avons près de mille kilomètres de terres sauvages à
traverser. Tout ira bien.
Ce qui oscillait dans mon estomac chavira tout à coup.
— Je n’ai pas peur.
— Je n’ai pas dit ça.
Je plissai les yeux et il m’adressa un petit sourire.
— Mais tu as peur.
— Je n’ai…
— Vais-je devoir te trouver une autre chambre de privation
sensorielle ?
Quand mes joues s’enflammèrent à ce souvenir, son sourire
s’élargit. Ses fossettes se creusèrent et ce fut cette fois mon cœur qui
en fut tout retourné.
— Tu as le droit, Alex.
— Le droit de quoi ?
Ma voix me paraissait terriblement fragile. En temps normal,
j’aurais détesté ça, d’autant plus que j’étais à présent un terrible et
puissant Apollyon, mais avec Aiden, je n’avais pas besoin de faire
semblant. Je l’oubliais parfois.
— Tu as le droit d’avoir peur, Alex. Nous avons en face de nous un
terrifiant… merdier.
À mon tour de sourire.
— Tu as dit un gros mot.
— C’est vrai.
Mon sourire s’effaça pourtant très vite, car nous affrontions
réellement un terrifiant merdier… dont Aiden ne connaissait pas la
moitié.
— Et toi, est-ce que tu as peur ?
Il ne répondit pas tout de suite, et je n’entendais plus que le tic-
tac de l’ancienne horloge murale et le pépiement des oiseaux derrière
les murs de rondins.
— Oui.
L’entendre admettre ça était à la fois rassurant et effrayant.
— Mais tu n’as peur de rien.
Aiden secoua la tête, et son sourire se teinta d’ironie.
— Tu sais que ce n’est pas vrai. Beaucoup de choses me terrifient,
Alex.
Je le regardai dans les yeux.
— Je t’écoute.
Il s’étira à côté de moi et m’attira sur lui de façon à ce que ma
joue repose sur son torse.
— J’ai peur que Deacon ne soit blessé… ou pire. J’ai peur que
nous ne perdions encore d’autres gens.
Une pause, et les battements de son cœur s’affolèrent sous ma
joue.
— Ce que tu vas affronter me terrifie – ce que tu dois faire et les
conséquences que cela aura pour toi.
Le souffle court, je refermai les doigts sur le drap autour de ses
hanches.
— Je m’en sortirai.
Ces paroles de déni avaient un goût amer dans ma bouche.
Sa poitrine se souleva avec force.
— Ça ne suffit pas.
Je levai la tête pour voir ses yeux, qui étaient d’un gris sombre
agité. Il tenta un sourire, mais comme le mien tout à l’heure, il était
empreint de tristesse.
— Je veux bien plus que ça pour toi.
Il posa doucement une main sur ma joue.
— Je ne veux pas que tu fasses de cauchemars jusqu’à la fin de tes
jours en voyant le visage de Seth comme celui de ta mère. Je ne veux
pas que ça te hante.
Soudain, tout me paraissait trop concret et j’étais trop près de lui.
Je m’assis dans le lit et reculai, mais j’avais toujours trop chaud et
l’impression d’étouffer.
— Je sais ce que je dois faire.
Et je savais aussi ce que cela signifiait pour moi.
Aiden me rejoignit, réduisant la distance que je venais de mettre
entre nous. Son visage et sa belle bouche n’étaient qu’à quelques
centimètres de la mienne.
— Je le sais, Alex. Je sais aussi que tu y parviendras, car je
n’imagine pas une seule seconde que tu puisses échouer. Tu ne peux
pas échouer et tu n’échoueras pas.
La souffrance et la force dans sa voix me firent pincer les lèvres.
Que ma mission soit un succès ou un échec ne changerait rien pour
moi.
— Regarde-moi, m’ordonna-t-il.
Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais détourné les yeux,
mais je sentis sa main sur ma joue. Il me releva le menton jusqu’à ce
que nos regards se rencontrent, m’empêchant de bouger.
— Mais je sais aussi que ce sera difficile pour toi de tuer Seth, et
je ne parle pas de tes capacités physiques. Je sais qu’au fond de toi, tu
éprouves des sentiments pour lui. Peut-être même de l’amour.
Horrifiée par ce qu’il devait penser, parce qu’il avait mis dans le
mille, je secouai la tête.
— Aiden…
— Je comprends.
Le petit sourire qui flottait sur ses lèvres était sincère.
— Je sais que c’est différent de ce que tu ressens pour moi, mais
cela n’en fait pas un sentiment moins puissant ou moins important.
— Il…
Je ne savais pas quoi dire. Aiden avait raison. Une partie de moi
aimait toujours Seth, pas de la même façon qu’Aiden, mais d’un
amour aussi réel et aussi solide. Même après tout ce qu’il avait fait, je
ne pouvais pas oublier ce qu’il était avant. J’avais ressenti la même
chose avec ma mère, mais au bout du compte j’avais pris sa vie
comme j’y étais destinée depuis le début.
« Tu tueras ceux que tu aimes… »
Aiden pressa son front contre le mien.
— Seth était là pour toi quand tu en avais besoin. Vous partagez
ce lien… qui est bien davantage que cette connexion entre vous. Tu
as rompu la connexion, mais il y a autre chose. Il fait partie de toi.
Je sursautai, surprise.
— Il… Il a pourtant fait des choses terribles.
— C’est vrai.
Aiden m’embrassa sur la tempe.
— Mais il a aussi fait de bonnes choses, et je sais que tu ne peux
pas oublier ce qu’il était. Je suis conscient que rien de tout ça ne sera
facile pour toi.
Tuer Seth emporterait une partie de moi, que je ne retrouverais
jamais, quel que soit le temps qui me serait donné à vivre. Il faisait
partie de moi – une partie un peu démentielle – mais c’était ainsi.
Cela m’affecterait d’une façon irrationnelle. Comme m’avait affectée
l’affrontement avec ma mère. Mais cette fois, c’était différent.
Apollon n’attendait pas de moi que je tue Seth ; il voulait que je le
dépossède de son pouvoir. Connaissant Seth, il préférerait sans doute
mourir. Et s’il comprenait ce que je voulais faire, il passerait à
l’attaque. Et je devrais l’en empêcher – et le tuer. La destruction de
Seth était pour moi le seul moyen de m’en sortir vivante.
— Alex ? murmura Aiden. Parle-moi, agapi mou.
— N’aie pas peur, répondis-je d’une voix rauque. Tout ira… bien
pour moi.
Sa main descendit sur ma nuque, qu’il empoigna comme pour me
garder avec lui pour toujours.
— Tu me dis toujours que tout va bien. Et tu fais comme si tout
allait bien, mais…
Je fermai les yeux. Je ne pouvais pas tromper Aiden. Plusieurs
secondes s’écoulèrent. La vérité était sur le bout de ma langue,
brûlant de sortir. Je voulais lui dire ce qui risquait d’arriver – j’en
avais besoin – mais ce n’était pas juste de déposer ce fardeau sur ses
épaules. Le silence s’étira mais cela ne suffit pas.
— « Tu tueras ceux que tu aimes. »
Je laissai échapper un rire désabusé.
— Par les enfers, je déteste l’oracle.
Aiden me caressa la joue.
— Si je pouvais changer les choses, je le ferais. Je ferais tout ce
qui est en mon pouvoir pour t’épargner ça.
— Je sais.
Tournant la tête sur le côté, je l’embrassai doucement.
— Mais le Destin est cruel.
— Et c’est même un bel enfoiré, ajouta-t-il doucement.
J’éclatai de rire, comme chaque fois qu’Aiden disait un gros mot.
Ce n’était pas naturel dans sa bouche, mais cela restait distingué.
Comme un Britannique qui jure. Quoi qu’il en soit, je ne voulais plus
parler de ça. Je ne voulais même plus y penser, mais il m’aurait fallu
un gommage du cerveau.
Me penchant en avant, je nouai mes bras autour de son cou et
grimpai sur ses genoux.
— Est-ce qu’on peut parler d’autre chose ?
Aiden semblait vouloir protester, mais il acquiesça.
Les yeux plongés au fond des siens, je repensai à l’époque où il
surgissait à l’improviste pendant mes entraînements, et ce souvenir
me fit sourire.
— J’ai longtemps pensé que tu étais la cause de mes échecs.
— Quoi ?
Il haussa un sourcil, enroulant ses bras autour de ma taille.
— Je n’arrivais à rien quand tu étais là, surtout quand tu me
regardais m’entraîner.
Je haussai les épaules.
— Je voulais être parfaite à tes yeux. Je voulais que tu sois fier de
moi.
— Je le suis.
Je lui adressai un sourire rayonnant, le premier vrai sourire
depuis le début de cette discussion.
— Mais en réalité, c’est à toi que je dois ma force, même si tu
m’empêchais de me concentrer.
Aiden inclina la tête sur le côté et ses lèvres effleurèrent ma joue.
— Eh bien, nous avions le même problème.
— Ça m’étonnerait.
— Tu n’as pas idée à quel point c’était difficile.
Il soupira contre mes lèvres.
— De t’entraîner – d’être si près de toi quand tout ce dont j’avais
envie…
Un frisson s’épanouit dans ma poitrine.
— Tu avais envie de quoi ?
Il s’inclina vers moi, son souffle devenant mon univers.
— Tu veux que je te montre ?
Oh, j’adorais le tour que prenaient les choses. Nettement mieux
que toutes ces idées sombres et glauques qui m’entraînaient au fond,
et Aiden avec moi.
— Totalement partante.
Riant doucement, il se rapprocha encore de quelques millimètres
et laissa échapper un petit soupir contre mes lèvres. S’il m’embrassait
comme ça plus souvent, la noirceur n’aurait pas de prise sur moi. Ces
baisers me faisaient oublier tout ce qui m’effrayait, tous mes regrets.
Mon monde était alors presque parfait.
On frappa soudain à la porte et nous nous séparâmes une seconde
avant qu’elle s’ouvre et qu’apparaisse la tignasse blonde de Deacon.
Aiden poussa un grognement, mais ses yeux s’éclaircirent de
plusieurs tons.
— Bonjour, les amoureux !
Beaucoup trop enthousiaste pour cette heure matinale. Mes joues
s’enflammèrent quand je lui répondis en grommelant.
— Salut.
Sans nous laisser le temps de dire autre chose, Deacon se jeta sur
le lit en volant dans les airs comme un projectile humain. Je n’eus
qu’une demi-seconde pour m’écarter et il atterrit les jambes sur son
frère et le haut du corps entre nous.
Croisant les bras derrière sa tête, il la renversa en arrière et nous
sourit.
— On dirait une portée de chiots.
— Une portée de chiots ? répéta Aiden en haussant un sourcil. Tu
as vraiment de drôles d’idées.
— Pas grave.
Les yeux gris de Deacon se posèrent sur moi.
— J’ai interrompu quelque chose ?
Aiden leva les yeux au ciel et je réprimai un petit sourire.
— Rien du tout, petit frère.
— Tant mieux, parce qu’il faut vous bouger les fesses. On décolle
dans une heure.
Il croisa les chevilles, soupirant d’aise.
— On lève le camp.
Je lissai mes cheveux en arrière. Combien de cafés avait-il bus
pour être debout de si bonne heure et péter le feu ?
— Tu es remonté comme un ressort.
— Je suis complètement excité, répondit-il. Ce voyage va
ressembler à la conquête de l’Ouest.
J’écarquillai les yeux.
— Et tu comptes attraper la fièvre typhoïde ?
— J’envisageais plutôt de me noyer ou de me casser une jambe.
— Tu peux aussi mourir de faim.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Ou te faire capturer par les Indiens.
Les yeux de Deacon s’arrondirent comme des soucoupes.
— Parce qu’ils voudront mon scalp de boucles blondes.
— Il serait temps que quelqu’un te les coupe.
Aiden ébouriffa la tignasse déjà rebelle de son frère, puis repoussa
les draps.
— Je vais prendre une douche.
Le regard qu’il me lança laissait entendre qu’il espérait bien ne pas
y aller seul, et mon estomac fit le grand huit. D’autant qu’il traversa
la chambre dans toute la splendeur de sa semi-nudité. Les ondes de
chaleur déferlant dans mes veines exigeaient que je le rejoigne, mais
Deacon n’avait pas l’air de vouloir partir.
J’attendis qu’Aiden ait refermé la porte et que le jet de la douche
se fasse entendre avant de me tourner vers son cadet.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Ses lèvres se retroussèrent dans un sourire en coin.
— Il faut qu’on parle.
Ignorant totalement ce qui allait sortir de sa bouche, mais presque
sûre que ce serait amusant, je me rapprochai et m’étalai à côté de lui.
— D’accord. De quoi veux-tu parler ?
— Il faut que tu restes en vie.
Oh – pas du tout ce que j’attendais.
— Je n’ai pas l’intention de me suicider, Deacon.
— Peut-être, mais tu as le regard de quelqu’un qui contemple la
mort, et même qui l’attend.
Il s’interrompit tandis que ses yeux se perdaient dans les poutres
au plafond.
— Je le connais très bien, ce regard. Je l’ai longtemps vu dans le
miroir.
J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais rien n’en sortit. Il
éclata d’un rire bref et sans joie.
— La vie me faisait horreur après avoir vu ce qui était arrivé à
mes parents et à ces autres gens. S’il n’y avait pas eu Aiden, je
n’aurais pas survécu. Je n’aurais pas dû être vivant. Et lui non plus.
Il haussa vaguement les épaules.
— Appelle ça la culpabilité du survivant, ou un truc débile du
genre. Chaque fois que je me soûlais ou que je prenais des drogues,
j’espérais en secret que ça me serait fatal, tu vois ?
Alors que ses paroles atteignaient mon cerveau, mon cœur se
serra. Je tendis un bras vers lui et posai une main sur le sien.
— Deacon…
— Ça va mieux maintenant. Enfin, je crois. Tu sais pourquoi je ne
suis jamais passé à l’acte ?
Il tourna la tête vers moi et je sus ce qu’il allait dire.
— Je n’avais pas peur de mourir, mais de ce que ma mort lui
ferait, à lui.
Deacon indiqua du menton la porte de la salle de bains et je suivis
son regard. Aiden était hors de vue et il ne pouvait pas nous
entendre, mais mon cœur tambourinait dans ma poitrine comme si je
venais de monter un escalier au pas de course.
— S’il te perdait, il ne s’en remettrait pas, dis-je en ravalant la
boule dans ma gorge. Malgré sa force, il…
— Ça le tuerait. J’en suis conscient. S’il te perdait aussi.
Un frisson glacé m’envahit comme si je venais d’entrer dans un
congélateur. Me redressant vivement, je ramenai mes cheveux sur
l’une de mes épaules.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Tu as ce regard depuis que tu es revenue des enfers.
Il marqua une pause, puis me dévisagea avec une gravité dont
personne ne le croyait capable. En cet instant, il ressemblait tellement
à Aiden.
— Je ne sais pas ce que tu vas faire, mais il n’est pas question que
tu brises le cœur de mon frère. Tu es toute sa vie. Et si tu quittes ce
monde, ça le détruira.
CHAPITRE 30

Notre Hummer était la voiture des joyeux drilles – des gens cool.
C’était en tout cas ce que je croyais. Avec Luke et Deacon, notre très
long voyage vers les contrées sauvages du Dakota du Sud ne se
présentait pas si mal. Mais le pauvre Marcus était d’un autre avis. Au
bout de deux heures d’un résumé complet de la dernière saison de
Supernatural, qui n’était pas pour me déplaire, mon oncle semblait
prêt à les faire taire à coups de ruban adhésif. Luke enchaîna ensuite
avec cette nouvelle série de trônes et de dragons, qu’il entreprit
d’expliquer à Aiden. Ce dernier étant fan des vieux programmes en
noir et blanc, Luke ramait carrément.
On aurait dit que Marcus avait la migraine, ce qui était également
mon cas, même si la mienne ne devait rien au babil incessant des
deux garçons ou aux jeux de route stupides – mais hilarants – qu’ils
avaient imposés. J’étais prête à parier que si Deacon se penchait
encore une fois entre nos sièges pour donner un coup de poing dans
le bras de son frère au passage d’une Coccinelle, Aiden se rangerait
sur le bas-côté pour l’étrangler. Et que Marcus le tiendrait pour lui
faciliter la tâche. Il devait avoir un vilain bleu sur la jambe, dû au
dernier coup de poing que Deacon lui avait infligé.
À l’issue de la quatrième heure, pourtant, je commençai à me
sentir agitée. Avant de me transformer en sale gosse dont les parents
menacent de rebrousser chemin, je tentai de dormir un peu. Je ne
pouvais pas compter sur les paysages pour me distraire. Une
succession de prairies, puis de collines, puis de forêts. L’ennui me
tenaillait tandis que je contemplais les runes tracées au sang de Titan
dans l’habitacle pour empêcher les dieux de sentir ma présence. Mais
être coincée en voiture pour un temps infini n’était pas le pire.
L’accroissement de la douleur qui pulsait dans mes tempes me rendait
nerveuse.
Seth était là, tapi dans l’ombre, et attendait son heure ; le
moment où il pourrait forcer mes défenses pour une petite
conversation. Une partie de moi accueillait presque cette idée avec
envie, comme une distraction, mais c’était totalement stupide.
Discuter avec Seth n’arrangerait rien. Nous n’étions clairement pas
dans le même camp.
J’aurais voulu ne plus gamberger.
Me retournant sur mon siège, je croisai le regard de mon oncle, et
lui souris quand il me montra Deacon d’un geste du menton. Le frère
d’Aiden avait finalement cédé au sommeil, la joue collée contre la
vitre. À côté de lui, Luke avait le regard perdu dans le vague au-delà
de la fenêtre et la mâchoire serrée. Peu désireuse de réveiller ce foutu
moulin à paroles, je repris ma place sans rien dire. Mon pied botté
glissa sur la dague-faucille posée par terre devant moi. Nous étions
aussi bien armés que pour notre équipée au Kansas.
Je me calai au fond de mon siège, étirant prudemment les jambes
alors que je mourais d’envie de gigoter dans tous les sens. Du coin de
l’œil, je surpris le regard amusé d’Aiden. Je lui tirai la langue et il rit
doucement.
Le temps semblait ralentir. Chaque fois que je regardais l’horloge
sur le tableau de bord, pensant que deux heures étaient passées, je
constatais que seulement vingt minutes s’étaient écoulées. À mi-
parcours, Solos appela Aiden sur le portable. Il fallait s’arrêter pour
prendre de l’essence, et cela ne parut pas le ravir.
— Nous sommes trop près de Minneapolis.
Autrement dit, trop près d’une grande agglomération. Presque
chaque grande ville des États-Unis possédait sa communauté de purs
dans la périphérie. Et où étaient les purs, se trouvaient aussi des
démons. Il y aurait également des Sentinelles et des Gardiens –
susceptibles de travailler pour Lucien.
Mais nous n’avions pas le choix. Les réservoirs des deux voitures
seraient bientôt vides et nous devions nous ravitailler pour ne pas
tomber en panne sèche au milieu de nulle part, à la merci des coyotes
et des ours.
Nous nous arrêtâmes donc dans une station-service de taille
moyenne et je tendis immédiatement la main vers la poignée de la
portière.
— Je préfère que tu restes ici, dit Aiden en débouclant sa
ceinture.
Je fronçai les sourcils.
— Pourquoi ? J’ai le talisman.
Il me jeta un coup d’œil.
— Peut-être, mais avec notre chance, quelqu’un pourrait te
reconnaître.
— Mais il faut que j’aille aux toilettes.
— Retiens-toi, dit Luke en ouvrant sa portière. Je te rapporterai
un truc à manger et de l’eau – des litres d’eau.
Je le bombardai d’un regard noir.
— C’est vraiment nul.
Tout le monde sauf moi sortit donc du Hummer et je me renfonçai
dans mon siège, les bras croisés. Je comprenais que nous n’avions pas
besoin d’un nouveau combat de catch entre dieux au milieu de la
station-service, mais merde…
Aiden se dirigea vers le second Hummer pendant que Marcus
faisait le plein. Et moi, j’avais beau être l’Apollyon tout-puissant, je
n’avais même pas le droit d’aller acheter un paquet de bœuf séché.
VDM.
Quelques instants plus tard, Aiden réapparut du côté passager.
J’envisageai de laisser ma vitre fermée, mais je finis par l’ouvrir. Il se
pencha à l’intérieur, appuyé sur les avant-bras.
— Hé, dit-il avec un petit sourire.
Oui, je faisais la gueule, mais je ne sentais plus mes fesses.
— Olivia et Léa ont demandé la clé des toilettes. Je crois qu’elles
sont dehors derrière le magasin.
— Oh, les dieux soient loués.
Je me détendis sur mon siège et le sourire d’Aiden s’agrandit d’un
côté.
— Et je vais m’arranger pour que Luke te prenne autre chose que
de l’eau.
— Tu es le meilleur.
Me penchant en avant, je déposai un bref baiser sur ses lèvres.
— Je suis sérieuse.
Alors qu’il passait à côté de nous, Marcus plissa les yeux.
— Je crois que je vais être obligé de vous séparer, vous deux.
Les joues d’Aiden rosirent tandis qu’il se redressait et se raclait la
gorge. Marcus s’arrêta à côté de lui, les bras croisés.
— Surtout en ce qui concerne les chambres. Et je ne suis pas naïf
au point de croire…
— Oh là ! l’interrompis-je. Je n’ai pas du tout envie de creuser ce
sujet.
Marcus me lança un regard impassible.
— Tu es ma nièce et je suis responsable de toi.
— J’ai dix-huit ans.
— Et tu es toujours trop…
— Olivia ! Pause pipi !
J’ouvris la portière d’un coup, manquant déséquilibrer mon oncle,
que je contournai avec un petit sourire d’excuse.
Aiden m’attrapa par le bras.
— Sois prudente.
— Bien sûr. À part les mauvaises odeurs qui risquent de me faire
vomir, ce ne sont que des toilettes publiques.
Il avait pourtant l’air de vouloir m’accompagner, mais Marcus le
toisait comme s’il était sur le point de le frapper. Aiden me lâcha et je
rejoignis les filles sur le trottoir.
— Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? demanda Olivia.
Je jetai un regard par-dessus mon épaule. La bouche de Marcus
s’agitait à toute vitesse pendant qu’Aiden restait stoïque, raide et
muet. Je fis la grimace.
— Tu n’as même pas envie de le savoir.
— C’est sûrement lié au fait que tu couches avec Aiden, déclara
Léa en croisant les bras.
Ma mâchoire se décrocha.
— Génial.
Olivia lui donna un coup sur le bras.
— Toujours aussi délicate.
Léa haussa les épaules.
— Quoi ? Je dis ce qui est. C’est une bombe sexuelle. Avec lui,
moi aussi, je passerais mon temps au lit.
— Super. Contente de le savoir.
Olivia dévisagea sa copine.
— Puisqu’on parle de baiser comme des lapins, est-ce que tu as eu
des nouvelles de Jackson ? Il n’était pas au Covenant quand…
Elle jeta un regard autour d’elle et baissa la voix.
— Quand Poséidon a pété un câble.
— Non. Mon téléphone portable a rendu l’âme et je n’ai pas de
chargeur.
Léa plissa les yeux, contemplant le ciel couvert.
— Je ne sais pas du tout où il peut être. Nous n’étions pas aussi
proches que vous avez l’air de le penser. Du moins, on ne se parlait
pas tant que ça.
Olivia gloussa.
— En tout cas, je ne pense pas qu’il ait rejoint Seth et Lucien, dis-
je tandis que nous tournions au coin du bâtiment de béton.
— Pourquoi ? demanda Olivia, repoussant en arrière une boucle
élastique.
— Vous vous rappelez quand Jackson s’est fait refaire le portrait ?
Nous nous arrêtâmes devant la porte des toilettes et ça puait déjà.
Les filles hochèrent la tête.
— Je suis presque sûre que c’est Seth qui lui a fait ça.
— Merde alors, murmura Olivia tout en glissant la clé dans la
serrure. En représailles de ce que Jackson t’avait fait ?
J’acquiesçai. Jackson était allé trop loin pendant un entraînement,
il m’avait balancé son pied botté dans la figure – j’avais une
minuscule cicatrice pour le prouver – et j’étais sûre que l’Instructeur
Romvi l’y avait incité. Alors que nous entrions dans les toilettes et que
je cherchais une cabine relativement propre, je me demandai si
l’Instructeur Romvi était toujours de ce monde.
Il avait disparu après que Linard s’était chargé de délivrer
l’ultimatum du Premier Magistrat Telly, et Seth avait ensuite fait
pourchasser tous les membres de l’Ordre, qui étaient les seules
véritables menaces pour nous. Même si c’était affreux, il ne me
manquerait pas si on lui avait réglé son compte. Romvi m’avait eue
dans le nez depuis le début.
Notre virée aux toilettes se déroula sans encombre, si on faisait
abstraction du risque de contracter des maladies infectieuses. De
retour dans le Hummer, les genoux encombrés de Skittles et autres
assortiments de gourmandises, j’étais même étonnée que la Gorgone
ne se soit pas pointée pour tenter de me dévorer. Ce voyage ne serait
peut-être pas si terrible, après tout.
Je jetai un regard à l’arrière de la voiture. Derrière Deacon et
Luke partageant des nachos, les bras en croix sur le dossier de la
dernière banquette, Marcus avait les yeux rivés sur la nuque d’Aiden
comme s’il pouvait le transpercer.
Mouais. Ce voyage ne serait peut-être pas si terrible pour moi,
mais en ce qui concernait Aiden…
Reprenant ma place, je cherchai son regard avec un petit sourire
compatissant.
— Tu veux des Skittles ?
— S’il te plaît.
J’en versai quelques-uns dans sa paume ouverte, puis retirai les
verts. Aiden me sourit.
— Tu sais que je n’aime pas les verts ?
Avec un haussement d’épaules, je fourrai ces derniers dans ma
bouche.
— Les quelques fois où je t’ai vu en manger, tu laissais toujours les
verts.
La tête de Deacon jaillit entre nos sièges.
— C’est ça, le grand amour.
— Exactement, répondit son frère, concentré sur la route.
Rougissant comme une écolière, j’entrepris de trier le reste des
Skittles jusqu’à ce que Deacon regagne sa place, puis offris les rouges
à Aiden.
Deux heures après que nous avions atteint les périphériques
embouteillés de Sioux Falls, le ciel dégagé s’était assombri et la nuit
s’apprêtait à tomber. Mon estomac se noua à l’idée que la distance
entre moi et l’Université se réduisait. Il nous restait encore quatre
heures de route, mais ce n’était presque rien après le temps que nous
avions déjà passé en voiture.
L’Université était nichée au cœur des Back Hills du Dakota du Sud.
Pas du côté du mont Rushmore, mais dans la partie des Rocheuses
qu’on appelait les montagnes du Nord. La nature ici était protégée, et
l’on ne pouvait y accéder qu’en véhicules tout-terrain comme nos
Hummer. Il fallait savoir ce que l’on cherchait pour apercevoir l’entrée
de l’établissement.
Je n’avais jamais vu l’Université, mais je savais qu’elle semblait
sortie tout droit de la Grèce antique. Comme pour les Covenants, les
mortels pensaient qu’il s’agissait d’une école réservée à l’élite et que
les étudiants y étaient cooptés. En dépit de mon impatience de
découvrir à quoi elle ressemblait, j’étais nerveuse pour une raison
bien différente.
Mon père était peut-être ici – ou en route pour y arriver.
Une bouffée d’espoir monta en moi, qui me fit tourner la tête
pendant quelques secondes. Comment me comporterais-je si je le
rencontrais ? J’étais du genre à lui sauter au cou ou à le saisir à bras-
le-corps, et j’espérais seulement ne pas me mettre à chialer comme un
bébé, ce qui serait très embarrassant.
Mais je ferais surtout mieux de ne rien espérer du tout. Mon père
ne serait peut-être pas là. Il ne viendrait peut-être jamais. Il était
peut-être mort.
Mon estomac se tordit et je crus un instant que j’allais vomir.
Le fait était – je ne cessais de me le répéter – que je n’en savais
rien du tout. Je n’avais aucune raison de me mettre dans tous mes
états dans un sens ou dans l’autre. Et il y avait des choses plus
importantes auxquelles je devais penser, comme à la façon de
convaincre une bande de Gardiens et de Sentinelles de risquer leur
vie pour faire la guerre à Seth et à un dieu.
Le téléphone d’Aiden sonna, et l’expression de son visage pendant
qu’il écoutait Solos ne me disait rien qui vaille.
— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je, sentant mon estomac faire
de nouveau des siennes.
J’avais peut-être un ulcère… est-ce que c’était possible ?
— Compris, dit-il avant de raccrocher. Nous sommes suivis.
Je me retournai sur mon siège, en même temps que Marcus et
Luke. Les phares du Hummer de Solos étaient juste derrière nous. Un
peu plus loin, on distinguait ceux d’un autre véhicule. Je n’étais pas
une spécialiste, mais ça ressemblait beaucoup à un autre Hummer.
Les Sentinelles et les Gardiens avaient un faible pour ce genre de
gros 4 × 4. Sans doute une question de taille… pour compenser
autre chose. Les mortels conduisaient eux aussi des Hummer, mais
mon instinct me disait que celui-ci venait d’un Covenant et que ce
n’était pas des amis.
Merde.
— Depuis quand ?
— Depuis que nous avons quitté Sioux Falls, répondit Aiden, les
yeux dans le rétroviseur.
— Prends la prochaine sortie. Nous devons quitter l’autoroute.
Marcus jura entre ses dents alors qu’il attrapait un Glock dans le
coffre.
— La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y aura plus de mortels. La
mauvaise, c’est que la route sera déserte.
Il n’y aurait personne et aucun des deux camps ne risquait d’être
découvert – si cette considération était encore un sujet d’inquiétude
pour nos adversaires.
— Dis à Solos de nous suivre et de nous coller au train, ordonna
Marcus.
Alors qu’Aiden relayait les ordres de mon oncle et que nous
quittions l’autoroute, fonçant sur une voie secondaire sans éclairage,
je gardai les yeux fixés sur la portion d’asphalte s’étirant derrière
nous. Je vis alors ce qu’Aiden avait omis de mentionner et que
Marcus devait avoir compris quand Solos avait changé de file.
Ce n’était pas un mais deux Hummer qui nous suivaient, sûrement
pleins à craquer.
Merde et merde.
Luke se dévissa le cou pour mieux voir.
— On ne peut pas les laisser faire leur rapport. Si ce n’est pas déjà
fait. Nous sommes trop près de l’Université.
— Vous croyez vraiment que ce sont des hommes à lui… Lucien ?
demanda Deacon, agrippant le dossier de mon siège.
Aiden hocha la tête.
— Mais ce n’est pas un problème. On va s’en occuper.
La force derrière ses mots – sa volonté de mettre tout le monde à
l’abri – c’était tout lui. Quoi qu’il arrive, il ne paniquait pas. Il pouvait
chanceler, mais il encaissait les coups et ne renonçait jamais. Ni à
moi. Ni à son frère. Ni à la vie. Par les dieux, voilà pourquoi j’aimais
cet homme.
Tout en le contemplant et en admirant la détermination d’acier
sur les traits de son beau visage, une chose me frappa – comme un
poids lourd lancé à pleine vitesse.
Il était temps pour moi de devenir adulte et de prendre les choses
en main – ça devenait vital.
Deacon avait vu juste. Depuis que j’étais revenue des enfers, une
partie de moi avait accepté que ma mort était inévitable, que le
Destin trouverait toujours le moyen de l’emporter. Et j’avais
intériorisé ça. Moi ? La fille qui ne croyait à rien, surtout pas au
Destin ?
Par tous les dieux…
Un peu secouée, je ramenai les yeux sur la route devant nous. Je
valais mieux que ça – mieux que de m’apitoyer sur moi-même. Et
certainement mieux que de laisser le Destin décider de mon sort. Je
n’étais pas faible. Je n’avais jamais baissé les bras. Et j’étais née pour
devenir la combattante ultime. Si quelqu’un pouvait se tirer indemne
de cette situation, c’était forcément moi.
Ce serait moi. Parce que j’étais une guerrière. Parce que je ne
lâchais rien. Parce que j’étais solide.
Alors que l’avant du véhicule piloté par Solos arrivait à hauteur du
nôtre, j’entendis un claquement sec reconnaissable et le Hummer fit
brusquement une embardée sur la gauche.
— Merde alors, hoqueta Deacon. Ils leur tirent dessus…
Notre pare-brise arrière explosa et des éclats de verre furent
projetés dans l’habitacle. Je me retournai, trouvant Luke et Deacon
couchés sur la banquette. Je ne voyais plus mon oncle.
— Marcus ?
— Je n’ai rien, cria-t-il.
— Alex, baisse-toi.
Tout en maintenant le volant d’une main ferme, Aiden m’agrippa
par le bras pour me tirer vers le sol. Marcus se releva et riposta en
une succession rapide de tirs. Des pneus crissèrent ; le Hummer à
côté de nous fit une nouvelle embardée, puis bondit en avant dans un
rugissement de moteur. Ils étaient réellement en train de nous
canarder ? Évidemment… Ils se fichaient pas mal de tous les autres.
Ils savaient que je survivrais quoi qu’il arrive et ils continueraient de
tirer jusqu’à ce qu’on ait un accident.
Une autre détonation et la vitre explosa du côté d’Aiden. Des
débris de verre nous atteignirent. Aiden grimaça de douleur. Cette
fois, c’en était trop.
— Arrête la voiture, lui ordonnai-je.
— Quoi ?
La main d’Aiden demeura pressée sur mon dos et il accéléra,
s’efforçant de semer le véhicule rempli de psychopathes.
Je luttai pour me redresser.
— Arrête la voiture !
Il me regarda dans les yeux, et seuls les dieux savent ce qu’il y lut,
mais il jura entre ses dents et braqua le volant sur la droite. Les
autres véhicules nous dépassèrent à toute allure, leurs pneus crissant
sur le bitume.
Avant qu’Aiden puisse m’en empêcher, j’ouvris violemment la
portière. Un nouveau juron franchit ses lèvres et j’entendis Marcus
hurler :
— Par les enfers, quoi encore ?
Je sortis du Hummer, courbée en deux pour rester à couvert. Je
disposais d’une dague attachée sur ma cuisse, mais ce n’était pas ce
qu’il me fallait. Aiden me rejoignit du côté passager, les yeux braqués
sur moi, un pistolet dans une main.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Bonne question.
Luke poussa Deacon sur le remblai.
— Vous êtes sûrs que c’est une bonne idée de s’arrêter ?
— Je n’arrive pas à croire qu’ils nous tirent dessus. Sur nous ?
Deacon fit mine de se relever.
— C’est quoi, leur…
— Reste à terre ! hurla Aiden en pivotant vers eux, un doigt
pointé sur Luke. Arrange-toi pour qu’il reste en vie, sinon…
— Compris, répondit Luke en tirant Deacon au sol derrière lui. Il
ne lui arrivera rien.
Devant nous, Solos avait lui aussi arrêté son véhicule et tous ses
occupants s’en déversaient côté passager. Avec un soupir de
soulagement, je m’avançai vers l’avant du Hummer.
— Alex !
Aiden me suivit sans se relever.
— Qu’est-ce que… ?
Les deux autres voitures avaient fait demi-tour et arrivaient sur
nous. Je n’avais pas le temps de réfléchir. De toute ma vitesse de
sang-mêlé, augmentée de l’accélération supplémentaire que me
conférait ma nature d’Apollyon, je m’élançai sur la route.
Aiden lâcha un autre juron.
Dans la lumière des phares, je levai une main, invoquant l’air
élémentaire. J’eus l’impression de libérer un verrou. L’énergie afflua
de l’intérieur, envahissant ma peau, puis l’air élémentaire déferla sur
la route, plus véloce et violent que ce que n’importe quel pur aurait
pu déchaîner.
Des vents de la force d’un ouragan frappèrent le premier véhicule,
qui fut soulevé sur les roues arrière, ses pneus tournant à vide, les
faisceaux de ses phares trouant le ciel. Le Hummer oscilla ainsi une
seconde avant de basculer au-dessus du second véhicule. Il fit
plusieurs tours sur lui-même sans toucher le sol… quelque chose fut
éjecté par l’une des fenêtres – sans doute quelqu’un.
Les ceintures de sécurité sauvent vraiment des vies.
Puis il retomba sur le toit. Le métal grinça et gémit avant de
s’affaisser sur lui-même. L’autre voiture braqua brutalement sur la
droite pour éviter la collision directe. Des étincelles ambrées jaillirent
dans la nuit.
Les portières du deuxième Hummer s’ouvrirent. Je comptai six
Sentinelles en uniforme noir. Des sang-mêlé, qui avaient choisi le
mauvais camp.
L’un d’eux me chargea et je l’expédiai dans les grands ormes qui
bordaient la route d’un mouvement du poignet. Un craquement
sinistre au moment de l’impact m’informa que ce pion serait hors
service pendant quelque temps.
Un deuxième fonça vers moi, brandissant deux dagues du
Covenant.
— Suis-nous et nous épargnerons tes amis.
Je penchai la tête sur le côté en souriant.
— Par les enfers, tu n’as pas l’impression que c’est un peu éculé ?
Je te propose plutôt : laissez tomber et je vous épargnerai peut-être.
Apparemment, cette Sentinelle ne comprenait pas l’anglais, car
elle se jeta sur moi. Je l’esquivai d’un pas de côté et la saisis par le
bras, que je tirai vers moi tout en lui portant un coup de genou au
niveau de l’articulation du coude. Les os cédèrent et le type se mit à
hurler. Me déplaçant derrière lui, je lui tordis l’autre bras dans une clé
de soumission. Il arqua le dos et la dague rebondit sur le trottoir.
Marcus apparut devant nous. Sans ciller, il plongea une dague
dans la poitrine de la Sentinelle que je tenais toujours. L’homme ne
proféra pas un son.
Je le lâchai et il s’effondra sur la chaussée tandis que je croisais le
regard de mon oncle. Une seconde plus tard, son Glock était en
position et il pressait la détente. J’étais si près de lui que je vis la
flamme minuscule qui propulsait la munition. Ravalant un hoquet, je
pivotai sur moi-même.
La balle pénétra entre les deux yeux d’une femme Sentinelle.
— Waouh, dis-je en reculant d’un pas titubant.
— Ils savent qu’ils ne peuvent pas te tuer.
Marcus m’attrapa par le bras et me poussa en direction de notre
Hummer.
— Mais j’ai la nette impression qu’ils sont bien décidés à te
capturer dans n’importe quel état.
— Je commence à m’en rendre compte.
Solos et Aiden s’occupaient de deux Sentinelles. Jetant un regard
derrière moi, je vis qu’Olivia et Léa en combattaient deux autres. Je
ramenai mon attention sur le Hummer ratatiné.
Il y avait des sang-mêlé dans cette voiture, et comme il fallait s’y
attendre, ils étaient toujours opérationnels. Six combattants
supplémentaires s’en déversèrent. Sentant l’adrénaline s’enrouler
autour de mon cordon, je me précipitai vers eux, Marcus sur mes
talons.
J’arrivai devant une Sentinelle, serrant ma dague dans ma main
droite. Elle passa à l’attaque, mais je plongeai sous son bras, trop vite
pour que ses yeux de sang-mêlé puissent suivre le mouvement.
Pivotant sur mon appui, je le cueillis dans le dos avec un coup de
pied retourné et il s’effondra sur un genou. Alors que je l’empoignais
par les cheveux, lui tirant la tête en arrière, j’eus l’impression qu’un
rideau de fer se fermait en moi. Ce n’étaient pas des Sentinelles.
C’étaient nos ennemis, à l’instar des démons. C’était la seule façon
pour moi de conceptualiser les choses. Je lui tranchai la gorge sans
état d’âme d’un coup de dague rapide et propre. Au son d’un bruit de
pas martelant le sol derrière moi, je me retournai, évitant de justesse
un poing énorme qui s’abattait sur mon visage. Bondissant dans les
airs, je tournoyai sur moi-même et lui assenai un coup de pied
circulaire du plus bel effet – j’espérais que quelqu’un l’avait vu.
La Sentinelle s’écroula, les mains sur la mâchoire, probablement
brisée. Retournant ma dague d’un mouvement du poignet, je
m’avançai sur elle. Par les dieux, les combats avec Apollon me
manquaient presque, quand nous comptions les points…
Des mains agrippèrent mes épaules et me tirèrent en arrière. Je
heurtai le trottoir, dérapant sur le dos. Une vive douleur explosa dans
ma nuque et je dévisageai celui qui me surplombait, à moitié sonnée.
Une Sentinelle à la peau sombre me rendit mon regard.
— Tu pourrais rendre ça…
Ses mots furent noyés dans un gargouillis et un liquide chaud et
poisseux gicla dans l’air. Son corps partit dans une direction et sa tête
dans l’autre. Je roulai sur les genoux, les deux mains plaquées sur la
bouche pour ne pas hurler.
Olivia recula d’un pas, ses yeux passant de moi à sa dague.
— Ça… Ça n’avait rien à voir avec ce qu’on nous enseigne à
l’académie.
Je me relevai en secouant la tête. C’était le premier combat
d’Olivia en situation réelle ? Pour sa première fois, tuer une autre
Sentinelle… Je ne savais pas quoi lui dire. Et pas le temps d’aller voir
un psy.
Mâchoire Brisée s’était relevé. Pivotant sur lui-même, il fit décrire
à sa dague un arc de cercle descendant. Je sentis le métal frôler mon
estomac avec un sifflement. Le tissu se déchira, laissant la peau
intacte.
Aiden surgit derrière lui et lui empoigna la tête à deux mains. Il
tourna violemment. Les os du cou de l’homme craquèrent avec un
autre bruit qui me hanterait, et la Sentinelle s’effondra.
Les yeux d’Aiden plongèrent dans les miens ; ils étaient du gris de
l’acier.
— Cette petite démonstration de tes pouvoirs était super sexy,
mais je préfère à l’avenir que tu évites de te mettre à courir au milieu
de la circulation.
Je m’apprêtais à répondre, mais une ombre se dressa derrière lui
et mon cœur s’arrêta.
— Aiden !
Avant que je puisse lever la main, il se retourna à la vitesse du
vent et laissa filer sa dague, qui se planta dans le thorax du Gardien
en uniforme blanc qui arrivait derrière lui. Bondissant en avant, il
libéra la lame avant que le Gardien s’écroule, et la lança une seconde
fois, neutralisant un second Gardien qui menaçait Solos.
Par les enfers. Aiden était un vrai ninja.
Quelques minutes seulement s’étaient écoulées et jusqu’ici la
chance nous avait souri, mais elle venait apparemment de tourner car
des phares approchaient.
— Olivia, va chercher Léa et allez vous cacher derrière la voiture.
Le regard de la sang-mêlé se posa encore une fois sur la Sentinelle
à ses pieds, puis elle hocha la tête et partit en courant. Attrapant Léa
par le bras, elle l’entraîna vers le remblai où Luke et Deacon
commençaient à émerger.
Une berline s’arrêta derrière le Hummer aplati. Remisant ma
dague dans son étui, je me dirigeai vers la voiture au pas de course
tandis que le conducteur baissait sa vitre. Un mortel entre deux âges
examinait la scène avec une horreur grandissante.
— Oh, mon Dieu, s’exclama-t-il, un téléphone portable à la main.
Je vais appeler les secours… Il… il est mort ?
Je m’accroupis, obligeant le mortel à me regarder dans les yeux.
— Il n’y a rien à voir. Vous allez passer votre chemin et vous ne
verrez rien. Vous rentrerez chez vous et… vous embrasserez votre
femme, par exemple.
Le mortel cligna lentement les yeux, puis hocha la tête.
— Je ne suis pas marié.
Oups.
— Euh, vous avez une petite amie ?
Il acquiesça, les yeux toujours rivés aux miens.
— Bon… dans ce cas allez l’embrasser et dites-lui… que vous
l’aimez ?
Par les dieux, j’étais vraiment nulle pour les sorts de compulsion.
— Bref, fichez le camp. Circulez, il n’y a rien à voir.
Quand la voiture repartit, je vis que Solos me dévisageait bouche
bée.
— Tu lui as fait le coup de la manipulation mentale des Jedi ?
Un petit sourire étira mes lèvres.
— J’ai toujours rêvé de dire ça.
— Par tous les dieux, marmonna-t-il, rebroussant chemin.
Je haussai les épaules et lui emboîtai le pas, croisant Aiden. Il
s’arrêtait à chaque cadavre, posant deux doigts sur leurs silhouettes
immobiles. Je suivis des yeux les étincelles qui partaient de ses doigts
et se propageaient sur les corps à une vitesse surnaturelle. Des
flammes violacées recouvrirent les morts, dont il ne resta plus que
des cendres en quelques secondes. L’air était saturé de l’odeur des
genévriers, du sang, de la chair et du métal carbonisés.
Le Dakota du Sud n’avait jamais autant empesté.
Quand Aiden continua vers les deux Hummer, je me retournai et
repérai un corps près de l’arrière de notre voiture. Ravalant
l’amertume qui montait dans ma gorge, je m’approchai de la
Sentinelle et m’accroupis. C’était une preuve de faiblesse, mais je fus
incapable de regarder son visage quand je posai une main sur son
épaule. Son corps fut également bientôt réduit en cendres.
Le cœur lourd, je me relevai.
— Désolée.
Aiden réapparut à mon côté et me prit la main.
— Ça va ?
Je hochai la tête.
— Et toi ?
— Oui.
Son regard se posa sur le tas de cendres et sa main se resserra sur
la mienne.
— Nous devons partir.
De l’autre côté du Hummer, deux Sentinelles étaient à genoux
dans la terre et les graviers devant Solos. Je reconnus le type que
j’avais envoyé dans les arbres. Les deux hommes étaient couverts de
bleus et de sang.
— Qui est le dieu qui tire les ficelles ? leur demanda Solos.
L’un d’eux releva la tête et cracha du sang. Vol Plané éclata de rire.
— J’ai dit quelque chose d’amusant ?
Solos s’accroupit devant eux.
— Je ne crois pas. Je vais répéter ma question. Qui est le dieu qui
tire les ficelles ?
— Tu peux nous tuer tout de suite, nous ne dirons rien.
Vol Plané leva la tête vers moi.
— Vous ne pouvez pas gagner ce combat. Ils vont changer le
monde, et si vous vous dressez sur leur route, ils vous détruiront.
Je m’avançai d’un pas.
— Tu veux parler de Seth et Lucien, et de ce dieu ? J’espère que tu
te rends compte que ces trois-là se fichent pas mal des sang-mêlé,
n’est-ce pas ?
Vol Plané éclata encore une fois d’un rire fêlé.
— Et toi, tu te rends compte que tu ne pourras pas lui échapper,
Apollyon ?
La colère m’envahit.
— Je crois au contraire que je me débrouille très bien pour rester
loin de Seth, ducon.
L’autre Sentinelle haussa un sourcil.
— Tu crois qu’on parle du Premier ?
Il laissa échapper un gloussement.
— Tu n’as pas la moindre idée de ce dans quoi tu as mis les pieds,
gamine. Il est plus puissant que toi et le Premier, plus puissant que le
Conseil.
Un frisson me parcourut l’échine et je reculai malgré moi.
— De qui parlez-vous ?
Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre. Ils restèrent également muets
quand Solos les interrogea à propos des plans de Lucien. Marcus prit
alors le relais, mais même son sort de compulsion demeura sans effet.
— Ils ne diront rien, déclara-t-il, les poings serrés. Ou bien ils ont
été soumis à un sort de compulsion plus puissant que ceux que
peuvent lancer les purs, ou c’est de la loyauté aveugle. Dans les deux
cas, nous perdons un temps précieux et c’est trop risqué.
— Nous ne pouvons pas les laisser s’en aller, ajouta doucement
Aiden.
Je flanchai un peu, même si je savais que ces hommes
n’hésiteraient pas une seconde à trancher la gorge de ceux qui
m’accompagnaient. Ils étaient jeunes, à peine plus âgés que moi –
trop jeunes pour mourir. Pourtant, Aiden avait raison. Nous ne
pouvions pas les laisser partir.
Marcus regroupa rapidement Deacon et les autres et les ramena
derrière le Hummer endommagé que Solos conduisait. Le véhicule
restait opérationnel, mais il attirerait l’attention en plein jour.
Une main sur le bras d’Aiden, je me tournai vers lui.
— Je peux…
— Non.
Il avait employé ce ton catégorique que j’en étais venue à détester
et à respecter à la fois – celui qui ne souffrait aucune contestation.
— Pas question que tu t’en charges.
Laadan, qui était restée à l’écart avec Deacon tout le temps des
combats, détourna la tête.
J’avais envie de l’imiter, parce qu’une exécution était la dernière
chose que j’avais envie de voir, mais lorsque Aiden se détacha de moi
pour se diriger vers eux, je m’obligeai à ne pas bouger. S’il devait
prendre cette responsabilité, je devais en être le témoin. C’était le
moins que je pouvais faire et je lui devais bien ça.
Aiden passa à l’action à la vitesse de l’éclair. Il décapita les deux
hommes sans coup férir. Leurs corps s’affaissèrent en avant, séparés
de leurs têtes.
Et même s’il leur avait offert une mort rapide et sans douleur, je
savais qu’il s’en souviendrait longtemps au fond des replis obscurs de
son âme.
CHAPITRE 31

De retour sur l’autoroute, je m’efforçai de ne pas laisser le vent


glacé soufflant sur mon visage influer sur mes nerfs. Les choses
auraient pu tourner plus mal. Des gens qui m’étaient chers auraient
pu y laisser la vie. Comme ces malheureux que nous avions mis à
mort tels des chiens enragés.
Pour le moment, tout allait bien pour nous, mis à part cet
avertissement hyper flippant que cette Sentinelle nous avait délivré –
à moi en tous les cas.
Jetant un regard à Aiden pour au moins la centième fois depuis
que nous étions remontés en voiture, je me mordillai la lèvre
inférieure.
— À quoi tu penses ? me demanda-t-il, sans quitter la route des
yeux.
Je respirai un grand coup.
— Nous avons appris que le fameux dieu est de sexe masculin, et
que je ne sais apparemment pas dans quoi je mets les pieds.
— Je crois que ça vaut pour nous tous, non ? fit remarquer Luke.
— Tu as raison, répondis-je, les yeux fixés sur le bitume sombre
s’étirant devant nous. Est-ce que c’est moi, ou vous a-t-il semblé que
c’était à ce dieu qu’ils étaient loyaux et pas à Lucien ou à Seth ?
— J’ai aussi eu cette impression, répondit Aiden.
— À moins que leur loyauté ne soit induite par un sort de
compulsion, ajouta Marcus, qui semblait lessivé. Mais peu importe. La
loyauté réelle est aussi dangereuse qu’un sort de compulsion.
J’acquiesçai.
— Je me demande si Lucien et Seth en sont conscients. Je veux
dire, je sais que ça ne change rien pour nous, mais ces deux-là ont un
ego aussi énorme que celui d’un dieu. S’ils pensent avoir la mainmise
sur leur armée et que ce n’est pas le cas en réalité, ça risque de ne pas
être beau à voir.
— Qui sait ce qu’ils savent vraiment ?
Aiden serrait le volant si fort que ses jointures avaient blanchi.
— Ce dieu a peut-être promis à Lucien le trône de Premier
Magistrat ou allez savoir quoi. Et Seth, eh bien… il aura tout ce qu’il
désire.
Des nœuds brûlants me tordaient les tripes. Seth disait la même
chose, mais ce qu’il désirait vraiment – l’amour et l’acceptation – ne
s’obtenait pas de cette façon. Ce ne serait jamais qu’un faux-semblant.
Un jour, il s’en apercevrait, et ce serait trop tard… pour tout le
monde.
Et par les dieux, il méritait mieux que ça. J’étais consciente que ce
genre de pensées était inopportun, mais c’était plus fort que moi.
Avec un petit soupir, j’inclinai la tête vers la vitre et regardai
défiler les arbres noirs. La plus grande partie du Dakota du Sud était
constituée de prairies, mais les Black Hills, c’était autre chose. Des
bosquets d’arbres si serrés et si denses que personne ne pouvait voir
ce qu’il y avait derrière. Quelque part devant nous, l’Université
s’étendait dans l’une des plus grandes vallées des Rocheuses.
La voix de Deacon troua le silence.
— Vous croyez qu’Apollon vous a dit tout ce qu’ils savent, les
autres dieux et lui ?
Je reniflai avec mépris.
— Je crois surtout qu’Apollon nous dit seulement ce qu’on a
besoin d’entendre.
— Les dieux sont de vrais enfoirés, marmonna Deacon en se
tassant sur son siège.
À ces mots, Marcus éclata de rire, signe que le monde touchait à
sa fin.
— Ils sont arrogants, voilà le problème. L’arrogance va toujours de
pair avec un certain manque de clairvoyance.
L’image que ces paroles suscitèrent dans ma tête était comique –
une voyante avec une boule de cristal – mais Marcus disait vrai. Et
toutes les parties impliquées possédaient la même arrogance. Les
dieux savaient que j’en avais moi-même une bonne dose.
— Ils pensent que personne n’osera jamais se dresser contre eux,
même parmi les leurs, soupira Marcus. C’est cette morgue qui a fait le
lit de ce qui se produit aujourd’hui.
Plus personne ne dit rien après ça, chacun ruminant ses pensées.
Pour ma part, j’essayais de décider quel dieu remportait la palme de
l’arrogance. Et, sérieusement, tous les dieux masculins restaient en
lice : Hadès, Poséidon, Zeus, Arès, et même Apollon. Et ce n’était
peut-être même pas un dieu du premier cercle, mais un dieu
inférieur, lassé d’être méprisé. C’était comme trouver le type le plus
bourré dans une soirée d’ivrognes : carrément mission impossible.
Mais nous savions au moins que ce n’était pas une déesse, à moins
que la Sentinelle nous ait menés en bateau.
Fermant les yeux, je relâchai lentement mon souffle en faisant la
grimace. La douleur dans mes tempes pulsait férocement, comme une
rage de dents irradiant dans mon visage. Combien de temps pourrais-
je encore éviter une autre conversation avec Seth ?
*
* *
J’écarquillai les yeux.
— Par tous…
— … les démons des enfers, acheva Deacon derrière moi.
Le silence nous enveloppa, épais et pesant, tandis que nous
regardions tous fixement la route, et je savais qu’ils faisaient la même
chose dans le Hummer derrière nous. Aucun de nous ne savait quoi
dire.
L’horreur absolue m’engloutit. Ce qui s’offrait à nos yeux était…
totalement imprévu.
Environ une heure plus tôt, Aiden avait trouvé l’étroit sentier qui
ressemblait à une voie d’accès pour les secours, mais était en réalité
l’entrée de l’Université qui serpentait dans les montagnes sur
plusieurs kilomètres. Nous progressions depuis quelques centaines de
mètres sur cette route de terre et de cailloux quand le décor avait
soudain changé, les bosquets de genévriers cédant la place à… une
scène sortie tout droit de L’Aube rouge 1. Éclairé par nos phares, un
vrai tableau d’apocalypse apparut sous nos yeux. Des Hummer
incendiés échoués sur la route contre des arbres eux-mêmes
carbonisés sur la terre roussie. Il y en avait beaucoup – une bonne
demi-douzaine d’épaves calcinées. À cette distance, impossible de
distinguer s’il y avait des cadavres à l’intérieur. Je déglutis.
— Aiden…
Il posa une main sur mon bras.
— Ce sont peut-être des Sentinelles qui ont tenté de s’infiltrer.
Clignant rapidement les yeux, je secouai la tête. J’avais un très
mauvais pressentiment. Appelez ça un sixième sens de Spider-Man si
vous voulez, mais ça ne sentait pas bon.
— On pourrait peut-être contacter l’Université ? suggéra Deacon
d’une voix étranglée. Ils… nous attendent, non ?
— En effet.
Aiden se retourna vers son cadet.
— Tout va bien. Je te le promets. Il ne va rien nous arriver.
— Je n’ai pas de réseau.
Marcus fixait son téléphone d’un regard sombre comme pour le
vouer au Tartare.
— Pas de tonalité, rien du tout.
Il releva la tête, le regard dur.
— Et vous ?
Aiden vérifia son portable.
— Non plus.
Je m’humectai les lèvres alors que je posais à nouveau les yeux
sur les voitures brûlées. Mon cœur s’était accéléré et ma migraine
s’était encore intensifiée.
— Il doit y avoir beaucoup de purs qui aiment jouer avec le feu
ici…
— Sans doute, marmonna Aiden, haussant les deux sourcils.
Solos apparut du côté d’Aiden, passant une main dans les mèches
de cheveux bruns qui avaient glissé de son catogan. Dans l’obscurité,
sa cicatrice était moins visible.
— Tu crois que c’est l’œuvre du Covenant ? demanda-t-il en
montrant les carcasses. Leur version de la politique de la terre
brûlée ?
— Possible, répondit Aiden, qui n’avait pas vraiment l’air
convaincu.
— Je n’arrive pas à les joindre, et j’imagine que vous non plus ?
Quand Aiden secoua la tête, Solos croisa les deux mains sur sa
nuque et s’étira, creusant le dos.
— Je crois qu’on peut passer.
— D’après ce que je vois, la route reste praticable.
Aiden recula dans son siège, tambourinant des doigts sur le
volant.
— Il faudra rouler doucement.
Tandis que je les observais, je sus au fond de moi qu’Aiden et
Solos répugnaient à continuer. Nous ne savions pas ce qui nous
attendait plus haut. Peut-être une bande de grizzlis sanguinaires, ou
une légion de Sentinelles prêtes à allumer un feu de joie. Tout était
possible.
Solos poussa un soupir et laissa retomber ses bras.
— OK, on va faire ça.
— On n’a pas le choix, dit Aiden, qui enclencha la marche avant.
C’est parti.
Hochant sèchement la tête, Solos regagna son véhicule. Je fus
secouée sur mon siège quand le Hummer s’élança en avant. Ce n’était
pas une sinécure de se faufiler entre les voitures brûlées. Comme
piloter un bateau dans un magasin de porcelaine. Heureusement que
c’était Aiden qui conduisait, à sa place je me serais encastrée dans les
carcasses au premier virage.
Au fur et à mesure que nous avancions et que nous dépassions
d’autres groupes d’épaves échouées sur le bord de la route, les dégâts
causés par le feu paraissaient plus récents, l’odeur âcre de la fumée
plus prégnante… Comme si chaque groupe qui avait tenté de
rejoindre l’Université était allé un peu plus loin que le précédent.
Devant nous, des flammes d’un orange profond ravageaient le toit
d’un Hummer, s’élevant dans l’air noirci par la fumée.
Oh, ce n’était vraiment pas bon du tout.
— Comment sauront-ils que nous sommes dans leur camp ?
interrogea Deacon, faisant écho à mes pensées.
Il se pencha en avant, le visage pâle.
— Aiden, on devrait s’arrêter…
Aiden pila soudain, pas à cause de l’injonction de Deacon, mais
parce que la route était bloquée, encombrée de débris. Aussi loin que
portait le regard, des carcasses jonchaient la route. Un grand nombre
encore fumantes, luisant d’un rouge intense dans la pénombre qui
précédait l’aurore. Le paysage apocalyptique qui se dressait devant
nous semblait sorti d’un cauchemar.
— Par les dieux, murmura sombrement Aiden.
Mon estomac se noua alors que je débouclai ma ceinture.
— On a un gros problème.
Personne ne dit rien pendant plusieurs minutes, puis Marcus
rompit le silence.
— Nous allons devoir continuer à pied.
— Combien de kilomètres ? demandai-je.
— Quatre ou cinq.
Aiden coupa le moteur, en laissant les phares allumés. Nous
descendîmes tous du Hummer, jetant des regards anxieux aux
voitures incendiées autour de nous, avec la sensation désagréable
d’être des cibles ambulantes.
Nous nous armâmes rapidement de dagues, de faucilles et de
Glock. Tout en laçant l’étui d’un pistolet, je regardai derrière moi,
constatant que l’équipe de Solos était en train de se harnacher à
l’identique.
Quand nous nous rejoignîmes entre les deux Hummer, nous
avions l’air d’un bataillon se préparant à partir en guerre. D’une
certaine façon, c’est ce que nous étions – et depuis le début. Nous
étions en guerre. Un frisson glacé me parcourut soudain. Nous
formions un cercle, debout dans le silence seulement rompu par le
cliquetis des chargeurs de titane que nous mettions en place et le
claquement des dagues sur nos cuisses. Nous étions neuf. Mais je
savais au fond de moi, sans pouvoir l’expliquer, que nous reviendrions
moins nombreux. Alors que cette froide lucidité pénétrait mon
cerveau, je passai en revue les visages qui m’entouraient. Certains
avaient été pour moi de quasi-étrangers, d’autres des ennemis jusque
très récemment, quelques-uns des amis depuis le début.
Et puis il y avait Aiden.
Je pris une inspiration, espérant dissiper le sentiment de fatalité
qui m’étreignait le cœur. Mais l’expression lugubre des autres autour
de moi m’indiquait clairement que je n’étais pas la seule à nourrir ces
pensées. Nous pivotâmes tous les neuf comme un seul homme vers la
route éclairée de flammes vacillantes et fantomatiques qui s’ouvrait
devant nous. Le poids des dagues et des pistolets nous rappelait
brutalement à la réalité. Nous n’avions pas la moindre idée de ce que
nous allions affronter, autre que l’inconnu, et très certainement une
attaque imminente. La gravité de la situation était plombante.
Je carrai les épaules et lançai tout à coup :
— Libérez le Kraken !
Plusieurs paires d’yeux se posèrent sur moi.
— Quoi ?
Je haussai une épaule.
— J’ai toujours eu envie de crier ça depuis que j’ai vu Le Choc des
Titans. C’était l’occasion ou jamais.
Aiden éclata de rire.
— Vous voyez ? C’est pour ça que j’aime ce garçon, déclarai-je à la
cantonade. Parce qu’il rigole à toutes les idioties qui sortent de ma
bouche.
En réponse, Aiden se pencha vers moi et pressa ses lèvres sur ma
tempe.
— Continue de parler de ton amour pour moi, murmura-t-il, et
j’en connais qui seront traumatisés à vie.
Je virai écarlate, et quelqu’un se racla la gorge ; un autre poussa
un grognement, mais je souriais de toutes mes dents quand je
ramenai les yeux sur la route. Blague à part, tout le monde attendait
que l’un d’entre nous fasse le premier pas, et je pris l’initiative. Puis
tout le monde suivit.
Nos yeux s’adaptèrent à l’obscurité, mais je restai auprès d’Aiden,
qui ne quittait pas Deacon et Luke d’une semelle, tandis que nous
nous faufilions prudemment entre les carcasses incendiées. Je ne
regardai pas à l’intérieur, je m’y refusais obstinément, parce que l’air
empestait la chair brûlée…
En dehors du bruit de nos pas, la nuit était étrangement
silencieuse. Dans le Dakota du Sud, on se serait attendu au feulement
du puma, au froufroutement de petites créatures détalant devant
nous et au cri d’oiseaux assez gros pour saisir un bébé, mais on
n’entendait rien.
Un silence de mort.
Nous progressions rapidement et parcourûmes trois bons
kilomètres dans cette atmosphère de fin du monde au milieu des
voitures brûlées dont les restes obstruaient la route. Il y en avait
tellement.
— Par les dieux, murmura Léa en s’arrêtant à côté d’une carcasse
fumante. Par les dieux des enfers…
Je m’intimai l’ordre de ne pas regarder ce qui l’horrifiait de toute
évidence, mais j’écoutais rarement la voix de la raison. Je me
retournai et faillis perdre pied.
Derrière le volant carbonisé d’un Hummer, je distinguai un
corps… ou ce qu’il en restait. Des doigts noircis par le feu agrippaient
toujours le volant. Aucune autre partie du corps n’était
reconnaissable. Homme, femme… ou hydre. Et il n’était pas seul. Il y
avait également des restes de corps calcinés sur le siège passager et la
banquette arrière.
Quelqu’un hoqueta.
— Les plaques sont déformées par la chaleur, mais elles viennent
de New York.
— Par tous les dieux, souffla quelqu’un.
Certains revinrent sur leurs pas pour déchiffrer les plaques des
véhicules les moins endommagés, mais au fond de mon cœur je
savais déjà. Les victimes n’étaient pas des Sentinelles de Lucien
venues combattre. C’étaient des innocents – des purs et des sang-
mêlé – qui avaient espéré trouver un abri à l’Université.
Sur la dernière banquette du Hummer, des vêtements avaient
subsisté, lambeaux de tissus roussis, mais je reconnus le vert profond
des toges du Conseil.
Des foutues toges du Conseil.
Je pris soudain conscience que c’était une très bonne chose que
nous ayons abandonné ces Hummer de malheur, parce que ces
pauvres gens s’étaient retrouvés prisonniers. Et cette route n’était pas
autre chose qu’un cimetière.
— Il faut partir d’ici, ordonna Aiden. Maintenant.
Mon cœur se serra. Léa tournoya sur elle-même.
— Pour aller où ? C’est…
Une boule de feu incandescente déchira le ciel devant nous,
éclairant les épaves et le sol déformé d’une lueur sinistre. Elle fila au-
dessus de la voiture près de laquelle je me tenais, achevant sa course
dans un petit genévrier, aussitôt dévoré par les flammes dans une
épaisse fumée âcre.
Je fis un bond en arrière.
— Par les enfers…
Tout se passa très vite. Des boules de feu semblaient tomber du
ciel et pleuvoir sur nous. Tout le monde se dispersa et nous nous
séparâmes en petits groupes dans le décor accidenté pour fuir la
route. Une main trouva la mienne – Aiden – et je m’élançai à toutes
jambes avec lui et son frère. Luke était derrière nous. En quelques
secondes, je perdis tous les autres de vue.

1. Film de guerre américain (1984, remake en 2012) racontant l’invasion de l’Amérique.


(N.d.T.)
CHAPITRE 32

Nous détalions comme des lapins, fuyant le danger. Le feu


continuait de tomber du ciel, frappant la terre, ébranlant la
montagne. Nous gravissions les collines dans une débâcle totale,
plongeant au sol chaque fois que le ciel s’illuminait et qu’une nouvelle
salve de flammes consumait l’air.
Par les enfers, où était donc Apollon, le roi des apparitions
impromptues, quand on avait besoin de lui ? Pour interrompre une
séance de baisers avec Aiden, il était toujours là, mais quand on avait
vraiment besoin de lui, il n’y avait plus personne.
Je voulus me relever, mais Aiden me maintint au sol.
— Il faut que je trouve Marcus ! Et Olivia ! Laadan…
— Non.
Sa main se crispa sur mon dos.
— Il est hors de question que tu t’exposes au milieu des flammes !
Par terre à côté de moi, Luke poussa un gémissement.
— Je crois… que je suis touché au bras.
— Quoi ?
Je me laissai rouler dans sa direction et l’empoignai par le dos de
son maillot en même temps que Deacon essayait d’escalader son
frère. Je retournai Luke sur le dos avec une grimace tandis qu’une
nouvelle explosion retentissait beaucoup trop près.
— Par les dieux…
Son avant-bras droit luisait d’un rouge cramoisi du coude au
poignet. À certains endroits, la peau commençait même à faire des
cloques. Il m’adressa un sourire tremblotant.
— Moi qui voulais faire des UV.
Je le regardai fixement, et puis Deacon apparut à côté de nous,
agrippant le devant du maillot de Luke. Avant que le sang-mêlé aux
cheveux bronze puisse prononcer un seul mot, le frère d’Aiden
l’embrassa furieusement sur la bouche. Je me laissai retomber sur le
côté, le souffle lourd.
Puis Deacon releva la tête, les yeux écarquillés.
— Tu m’as fichu une de ces trouilles ! Ne me refais jamais ça,
d’accord ?
Luke hocha lentement la tête.
— D’où vient l’attirance des frères St. Delphi pour les sang-mêlé ?
grogna Solos, surgissant sur la pente à côté de nous.
Laadan était avec lui ; ses cheveux s’étaient échappés de son
chignon strict, et son pantalon maculé de terre était roussi par
endroits.
— Et ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, poursuivit-il.
Étant moi-même un sang-mêlé, je suis totalement en faveur de
l’amour libre, de l’égalité des droits, de l’abolition de la Hiérarchie du
sang et tout le tintouin.
— Nous avons seulement bon goût, répliqua Aiden, lui lançant un
regard par-dessus son épaule. Contrairement à certains…
Solos étouffa un ricanement.
— Où sont Marcus et les filles ? lui demandai-je en observant le
ciel qui connaissait une accalmie. Vous les avez vus ?
Il acquiesça.
— De l’autre côté de la route, dans une ravine. Ils sont indemnes.
Solos se tourna vers Laadan.
— Elle m’a sauvé la vie, vous savez ? Une boule de feu arrivait
droit sur moi et elle l’a déviée de sa trajectoire en invoquant l’air
élémentaire.
Laadan secoua la tête.
— Ce n’était rien.
— Je ne suis pas d’accord…
Un mugissement explosa soudain dans la nuit, telle une clameur
guerrière. Un son que je n’avais jamais entendu avant ce jour. Ce
n’était pas humain ; ça ne venait pas non plus d’un animal, mais d’un
épouvantable mélange des deux. Soudain, je savais ce qui nous
attendait.
Les taureaux de Colchide d’Héphaïstos.
Cela n’avait aucun sens. Ils étaient censés protéger les Covenants.
Nous avaient-ils identifiés comme une menace ? De toute évidence,
puisqu’ils essayaient de nous faire flamber. Mais tous ces gens dans
les voitures… Il était inconcevable qu’ils attaquent d’emblée tous
ceux qui se présentaient. Cela allait à l’encontre de la logique même
de leur présence et du transfert des membres du Conseil vers
l’Université, sauf si…
Je regardai Aiden.
— Le dieu… et si c’était Héphaïstos ?
Aiden s’apprêtait à répondre quand le sol se mit à trembler sous le
poids des monstres à l’approche. Au sommet de la colline, à quelques
mètres à peine, de hautes silhouettes imposantes surgirent des arbres.
Quand elles entrèrent dans le clair de lune, j’en eus le souffle coupé.
Par tous les démons des enfers…
Leurs cuisses épaisses comme des troncs, prolongées d’énormes
sabots, étaient faites de titane. Une toison sombre et abondante
recouvrait leurs larges poitrails et leurs bras musculeux. Leurs têtes
de taureaux étaient munies de cornes et d’un mufle aplati surmontant
une gueule aux mâchoires puissantes emplie de dents massives.
— Par les dieux, entendis-je Laadan murmurer.
Plus d’une douzaine de ces géants de chair et de métal étaient
alignés sur la crête nous séparant de l’Université, et ils n’avaient pas
du tout l’air de protecteurs.
L’un des plus gros poussa un beuglement assourdissant.
— Je parie qu’il a mauvaise haleine, murmurai-je.
— À tous les coups, approuva Deacon.
L’automate ouvrit de nouveau la gueule, déversant cette fois un
torrent de flammes. Une boule de feu s’aggloméra et se dirigea tout
droit vers la ravine de l’autre côté de la route. Les filles s’éparpillèrent
sur la pente.
Solos ouvrit le feu, rapidement imité par Marcus et Aiden. Les
balles de titane sifflaient dans l’air et percutaient les automates, sans
parvenir à les arrêter. Les flammes qu’ils crachaient nous étaient
destinées et nous nous séparâmes. Le doigt sur la détente, je tirais sur
tout ce qui ressemblait à ces monstres de métal. Qui ne se privaient
pas pour riposter, vomissant des rivières incandescentes.
Le feu dévorait le sol et je contournai l’incendie. Les automates se
ruèrent sur nous, prêts à combattre au corps-à-corps.
Le premier fonça sur Marcus, qu’il balaya de son bras monstrueux.
Mon oncle fut projeté à plusieurs mètres et atterrit brutalement au sol
avec un grognement. Un second surgit devant moi et je plongeai sous
son bras. Me relevant d’un bond, je visai l’arrière de son crâne avec
mon pistolet et pressai la détente. Un flot de sang et de sanies
argentés éclaboussa les broussailles tandis que le monstre
s’effondrait, rapidement réduit en poussière.
Bon, il existait au moins un moyen de les tuer. Un peu comme des
zombies…
Je regardai autour de moi, comprenant que nos dagues ne
serviraient à rien et que les Glock ne nous seraient utiles qu’à bout
portant et par-derrière. Le cœur battant, je m’aplatis au sol alors
qu’une boule de feu filait vers moi. Merde. Ce n’était pas bon. Pas bon
du tout. Un cauchemar devenu réalité. Pétrifiée d’horreur, je
demeurai un instant immobile sur la terre brûlée. De minuscules
cailloux me rentraient dans le ventre et dans les cuisses. Bizarrement,
chacun d’eux me faisait l’effet d’une lame chauffée à blanc.
Le temps parut ralentir et l’air se figer dans mes poumons.
Marcus s’était relevé et combattait dos à dos avec Léa, ils
s’efforçaient de repousser les bras d’un automate à l’aide de leurs
faucilles. Mais le monstre ne les lâchait pas. Solos faisait ce qu’il
pouvait pour protéger Laadan de la progression des flammes. Les
joues d’Aiden, rougies par la chaleur, étaient maculées de suie tandis
qu’il arrosait les créatures d’un feu nourri. Deacon lui-même, qui ne
quittait pas Luke d’une semelle, était armé d’un pistolet. Olivia
repoussait les assauts d’un taureau de Colchide, acculée dans les
arbres.
Subitement, la prémonition que j’avais eue plus tôt me revint en
mémoire. Ils allaient mourir, tous autant qu’ils étaient. Comme ces
corps calcinés dans les voitures, ils allaient périr par le feu et c’en
serait fait d’eux.
Je sentis quelque chose se libérer en moi – une force primitive et
absolue. Inondée d’un flot d’énergie, ma peau fut parcourue de
picotements tandis que mes marques apparaissaient. Le champ de
bataille obscur prit soudain une teinte ambrée, et j’accueillis avec joie
ce déferlement de pouvoir, qui était pourtant comme un poison dans
mon système. Mon cerveau se déconnecta et soudain je n’étais plus
Alex.
J’étais l’Apollyon. J’étais l’alpha et l’oméga. Les mèches libres de
mes cheveux flottaient au-dessus de ma tête, et je jure que le temps
s’arrêta pour de bon quand je bondis sur mes pieds. Ma dague et ma
faucille me tombèrent des mains, et je serrai les poings.
Fini de jouer.
Je traversai au pas de course la terre craquelée, volant au secours
d’Olivia, toujours aux prises avec son adversaire. Plongeant sous
l’automate, je me relevai d’un bond entre la sang-mêlé et lui et
balançai un violent coup de pied dans son abdomen velu. Il s’effondra
sur un genou, ébranlant les arbres alentour.
La puissance absolue – impitoyable et brute, aussi pure que
fatale – déferla sur ma peau. Repliant un bras en arrière, j’invoquai le
cinquième et ultime élément, et une lumière bleue étincelante
apparut dans ma paume.
L’akasha traversa mon corps, jaillissant de ma main dans une
trajectoire en zigzag comme celle de la foudre. Le ciel crépita,
soudain incandescent, et l’akasha trouva sa cible. En une seconde,
l’automate qui avait un genou à terre n’était plus qu’un tas de
poussière bleue scintillante.
— Par tous les dieux ! s’exclama Olivia d’une voix étranglée.
Un second automate prit la place de celui qui était tombé,
balayant l’air devant lui de sa main gigantesque, une gerbe
enflammée se déversant de sa gueule ouverte. Pivotant sur moi-
même, j’interceptai son bras et le tordis. Son cri de douleur fut noyé
dans le hurlement du métal et le tonnerre des balles mitraillant l’un
de ses frères.
Relevant sa tête taurine, il fit claquer vers moi sa puissante
mâchoire.
Je posai une main sur son front massif. La lumière bleue déferla
sur son crâne, puis sur son corps, illuminant de l’intérieur son
squelette métallique. Pendant quelques secondes, il ressembla à une
jolie radiographie ou à une méduse – une méduse vraiment bizarre –
puis des rayons couleur cobalt jaillirent de ses yeux et de sa gueule
béante et il implosa, s’effondrant sur lui-même jusqu’à n’être plus
qu’un tas de poussière.
Là, tout s’accéléra.
Les automates, jusqu’au dernier de ces taureaux monstrueux, se
ruèrent tous sur moi. Ils couraient presque, dans le grincement de
leurs membres de métal, crachant le feu comme des dragons
pathétiques. Ils arrivaient de tous les côtés, tels des missiles à tête
chercheuse programmés pour trouver l’Apollyon.
Un flot de flammes convergeait vers moi, éblouissantes. Il n’y
avait plus que les flammes. Je n’entendais rien. Je ne voyais rien. Le
monde autour de moi avait la couleur du feu…
Puis il se teinta soudain d’ambre.
Alex ?
Sa voix me parvenait à travers la connexion palpitante. Je l’écartai
de mon esprit, ainsi que la sensation de sa conscience se glissant le
long de la mienne.
Mais qu’est-ce que tu fabriques ?
Je ne répondis toujours pas à l’appel du Premier. Un instinct
ancien et profond, nouveau pour moi, avait pris le relais. Les marques
de l’Apollyon couraient sur ma peau et je levai les deux mains. Les
flammes s’immobilisèrent à quelques centimètres de moi en un cercle
embrasé. Une chaleur brûlante m’enveloppa sans me faire aucun mal.
Je soufflai lentement et les flammes vacillèrent une fois, deux fois,
puis s’éteignirent.
Les automates se figèrent, les naseaux frémissants, dans un
grognement rauque. Je levai les deux bras et l’air se mit à bourdonner
d’une énergie anticipatrice. La lumière bleue crépita au bout de mes
doigts, prête à jaillir… impatiente de trouver sa cible…
Un automate, le plus massif des survivants, chargea. En même
temps que j’entendis son rugissement brutal, je sentis l’akasha se
contracter, comme le lien qui m’unissait à Seth.
Je libérai sa puissance.
Un flot d’énergie ininterrompue me traversa, déferlant tel un
océan furieux, et frappa l’automate le plus proche. La lumière bleue
flamboya à l’intérieur de ses orbites et de sa gueule béante, juste
avant qu’il n’implose. La vague en dévora quatre autres, qu’elle
réduisit à néant avant que le flot d’akasha ne se tarisse.
Tandis que la poussière évanescente retombait sur le sol calciné,
la fatigue s’abattit sur moi. Le lien vers Seth restait ouvert, même si le
monde avait retrouvé l’indigo de la nuit. C’était la première fois que
j’utilisais l’akasha en situation de combat et je n’étais pas préparée à
l’épuisement qui s’ensuivait. Mes jambes tremblaient sous moi et je
devais lutter pour rester debout. Quand je voulus saisir mes dagues,
je me souvins que je les avais balancées comme une idiote pendant
mon délire égotique du genre « je suis tellement phénoménale, à quoi
servent des dagues alors que j’ai l’akasha au bout des doigts ? ».
Heureusement pour nous, d’autres étaient toujours armés, et
j’avais distrait les automates. Marcus en neutralisa un d’une balle à
bout portant dans la nuque. Aiden abattit sa faucille comme la hache
d’un bourreau, tranchant la tête d’un deuxième.
Un troisième se jeta sur moi. Je fis un pas – chancelant – de côté
pour l’éviter, et me retrouvai sur les fesses. Et maintenant que j’étais
assise, je n’avais plus aucune envie de me relever. Comme un jeune
enfant laminé par un trop-plein d’activité. Carrément pitoyable – il
fallait vraiment que j’apprenne à gérer mes forces.
L’automate poussa un long grognement guttural.
Je reculai tant bien que mal à croupetons, sans parvenir à
m’éloigner suffisamment de lui. Alors que j’étais sûre et certaine de
finir en friture, Léa apparut tout à coup, surgie de nulle part. Elle
plongea la pointe acérée de sa dague du Covenant dans la nuque de
l’automate, puis y imprima un violent mouvement de torsion.
J’écarquillai les yeux tandis que la poussière miroitante retombait
à côté de la pointe de mes bottes.
— Waouh !
Léa pencha la tête sur le côté et fronça les sourcils en examinant
les sanies dégouttant de sa lame.
— Beurk, c’est crade.
— Carrément, répondis-je lentement en regardant autour de moi.
Je comptai huit combattants, plus Léa. Neuf. Nous étions tous
encore debout. Contusionnés et épuisés, mais toujours vaillants. Je
laissai échapper un petit rire.
— Par les dieux.
Le craquement du métal et des os accompagné du déchirement
des chairs continuaient de se faire entendre alors que les automates
restants étaient neutralisés de façon plus conventionnelle.
Léa me tendit la main en agitant les doigts.
— Tu comptes rester assise toute la nuit ? Ne compte pas sur moi
pour te porter. Je suis sûre que tu pèses une tonne.
Avec un sourire las, je m’apprêtais à saisir sa main quand une
silhouette sombre se dressa derrière elle. Mon cœur me remonta dans
la gorge tandis que la peur me comprimait la poitrine. Cet afflux
d’émotion paniqua Seth et je le sentais extrêmement attentif, en dépit
de sa contrariété due à mon silence.
— Léa ! hurlai-je quand mes doigts effleurèrent les siens.
Elle se retourna à demi, cessant de respirer.
Puisant dans mes réserves, je bondis sur mes pieds, mais – par
tous les dieux – c’était trop tard. J’invoquai l’akasha, mais c’était
comme vouloir puiser de l’eau dans un puits à sec. Il ne restait plus
rien. J’étais l’Apollyon, et j’avais d’autres armes à ma disposition.
Mais avant que je puisse appeler l’air élémentaire pour déplacer Léa,
c’était arrivé.
L’automate avait saisi à deux mains le crâne de Léa et y impulsa
un mouvement de rotation. Le craquement des os fut plus
assourdissant que le tonnerre. Les doigts de Léa se tétanisèrent et sa
dague lui échappa. Ce son funeste… il résonna en moi comme un
coup de fouet et me coupa le souffle, transformant mes entrailles en
un paquet de nœuds douloureux. Ce bruit… je ne l’oublierais jamais.
Léa gisait au sol à côté de moi, désarticulée et immobile. Mon
cerveau refusait d’accepter ce qui venait de se produire. Comme pour
Caleb, le déni m’envahit, si brutal et violent que je refusai d’y croire.
Quelqu’un arriva derrière l’automate, et il y eut une explosion de
poussière bleue, mais je ne savais pas qui c’était et je m’en fichais pas
mal. Les taureaux de Colchide auraient pu pleuvoir sur nous sans que
je m’en soucie.
L’instant d’avant, nous étions neuf…
Mon cœur se figea avant de s’emballer. Le monde tournait autour
de moi, kaléidoscope de couleurs sourdes parsemé d’éclairs d’ambre
étincelant. Quelqu’un appelait mon nom, d’une voix grave et affolée
qui se mêlait au bourdonnement sourd de Seth.
Je voulais qu’ils se taisent tous les deux. Ce n’était pas la réalité.
Cela ne pouvait pas être… et puis soudain, dans un déclic brutal et
douloureux, ma réaction me parut stupide. Pourquoi cette surprise ?
Comme si la mort était une intruse qui ne pouvait pas nous atteindre.
Ils avaient tous accepté ce périple en connaissance de cause, sachant
que chaque instant serait peut-être le dernier. Un peu plus tôt, j’avais
eu l’intuition que la mort approchait, au point d’en sentir le goût sur
ma langue.
Je me laissai tomber à genoux, les mains tremblantes quand je les
posai sur les épaules de Léa pour la faire doucement rouler sur le dos.
L’angle bizarre que formait son cou, la pâleur de son teint sous le
bronzage, la façon dont ses yeux…
De mes doigts frémissants, je repoussai ses cheveux roux de son
front glacé. Par les dieux, comment le corps pouvait-il refroidir aussi
vite ? Ce n’était pas normal. C’était tellement injuste.
Les beaux yeux de Léa couleur des améthystes – ces yeux que
j’avais tant jalousés quand nous étions enfants – étaient fixés sur le
ciel de la nuit. Ils n’étaient animés d’aucun éclat, d’aucune lumière
intérieure. Son regard était vide.
Léa était partie, comme Caleb et ma mère, comme tous ces gens
dans les voitures. Elle était… J’étais incapable de compléter cette
phrase. Un seul petit mot si définitif.
Je retirai vivement mes mains, les repliant sous mon menton. Les
autres nous avaient rejointes. Quelqu’un pleurait sans bruit. Plusieurs
voix s’élevèrent, incrédules, puis le silence retomba. J’avais de
nouveau l’impression d’étouffer.
Quelqu’un s’accroupit de l’autre côté de Léa. Une dague du
Covenant fut délicatement placée sur le sol et des paroles en grec
ancien furent prononcées. Une prière à la gloire des guerriers tombés
au combat – celle des funérailles.
Je relevai la tête et mon regard plongea dans deux yeux d’un gris
sombre tumultueux. Aiden était si pâle ; l’horreur qui imprégnait ses
traits reflétait ce que j’éprouvais. Il avait les yeux secs, mais la colère
et la tristesse le dévoraient de l’intérieur. Il secoua la tête. Mes
propres cils étaient mouillés de larmes.
Je ne pouvais pas rester là. C’était juste impossible.
Je me relevai et dépassai Marcus et Olivia d’un pas chancelant. Je
passai Luke et Deacon, puis Laadan et Solos, un peu à l’écart. Je
continuai d’avancer, sans vraiment savoir où j’allais ni ce que j’allais
faire.
Alex ?
Je serrai les poings en reconnaissant la voix de Seth. Une rage
meurtrière me traversa, hurlant comme un train qui déraille. Ce
n’était pas lui qui avait brisé la nuque de Léa comme une vulgaire
brindille, mais en tout état de cause il avait du sang sur les mains.
Je ne veux pas te parler maintenant.
Le silence me répondit – pour le moment.
J’avais l’estomac noué et les larmes coulaient sur mes joues. Une
partie de moi était encore sous le choc, contre toute logique. Nous
étions vivants tous les neuf. Toujours debout. J’avais ri. Et puis Léa
était partie. Comme ça, sans autre avertissement.
Par les dieux, Léa et moi n’avions jamais été les meilleures amies
du monde, mais nous avions fait du chemin. J’en étais venue à la
respecter, sans doute depuis plus longtemps que je ne m’en étais
rendu compte, et réciproquement. Il y avait tant de choses que nous
aurions dû régler – qu’il aurait fallu réparer. Nous n’en aurions plus
l’occasion. Et même si nous avions passé la plus grande partie de nos
vies à nous détester, elle était venue à mon secours et ne s’était pas
dérobée.
Cette prise de conscience fut si violente que cela égalait la douleur
que j’avais ressentie à la perte de Caleb.
— Alex, dit Aiden derrière moi, mais je secouai la tête.
— Je ne peux pas… Pas maintenant, répondis-je d’une voix fêlée.
Laisse-moi quelques minutes.
Il hésita, puis je sentis sa main sur mon épaule. Je me dégageai et
continuai droit devant moi en respirant à fond, mais j’avais
l’impression que cela ne suffisait pas à remplir mes poumons. Je ne
pouvais pas me permettre de perdre pied comme après la mort de
Caleb. Je ne pouvais pas me déconnecter de la réalité et
m’autodétruire. Je devais faire face, mais…
Par tous les démons des enfers. Je me pliai en deux, les mains sur
les genoux. La sensation de nausée était puissante, mais rien ne
sortit.
Lui avais-je présenté mes excuses pour m’être comportée comme
une garce quand nous étions gamines ? Bien sûr que non. Quand je
fermai les yeux, je visualisai son corps gisant à côté de moi.
Alex ?
Une pause, puis le lien se raffermit.
Qu’est-ce qui se passe ?
Je m’assis par terre, ou plutôt je m’effondrai, pour la seconde fois
cette nuit. Les yeux fermés, sans baisser mes barrières, je suivis le lien
jusqu’à Seth. Je ne savais pas quoi en penser. C’était peut-être la
colère qui prenait toute la place et m’empêchait d’éprouver autre
chose.
C’est ce que tu voulais ? lui demandai-je.
Seth ne répondit pas immédiatement.
Je ne suis pas certain de te comprendre. Je sens tes émotions.
Quelque chose est arrivé.
Tais-toi !
Je ne sais pas quel fut le déclencheur : la sincérité dans sa voix,
qu’il ait tué la sœur de Léa et que ma mère ait massacré sa famille et
qu’à cause de nous, de ce que nous étions, elle ait finalement perdu la
vie. En une seconde, je crachai tout.
Tais-toi ! Je ne veux pas t’entendre ! Tu es content, Seth ? Tu as eu ce
que tu voulais ?
Les larmes roulaient sur mes joues comme des rivières furieuses,
et j’avais les bras qui tremblaient – le corps secoué par l’effort que je
devais produire pour maintenir mes barrières levées. Je ne pouvais
pas les abaisser alors qu’il était dans ma tête. Il saurait où j’étais et il
y aurait d’autres morts.
Rejetant la tête en arrière, sans un mot, j’exprimai toute ma
souffrance, ma culpabilité et ma colère. Je déversai ces émotions en
un long cri, inaudible à l’extérieur de mon corps.
Arrête, dit-il, et je sentis une pression autour de moi, presque
comme si Seth me prenait dans ses bras pour me tranquilliser. Il faut
que tu te calmes. Tu fais exploser mon cerveau. Respire à fond et calme-
toi. Tu peux faire ça ?
Plusieurs secondes s’écoulèrent et je respirai bruyamment. J’étais
assise, les yeux fermés, je ne voyais rien et je ne sentais rien. Tout me
paraissait irréel.
Qui est mort ? demanda Seth, et je compris au ton qu’il employait
qu’il s’attendait au pire.
Léa.
Même la voix dans ma tête me semblait lointaine.
Léa est morte, comme toute sa famille.
Seth ne dit rien. Il comprenait sans doute. Après tout, lorsque
nous étions connectés, il avait vu une grande partie de mon passé et
il devinait sans doute que j’étais incapable de gérer ça. Il pensait
peut-être la même chose que moi : que notre connexion avait tout
volé à Léa, jusqu’à sa vie. Quoi qu’il en soit, même s’il le pensait, ça
ne faisait aucune différence. Seth poursuivrait dans la voie qu’il avait
choisie. Et moi aussi. Il ne dit toujours rien quand je ramenai mes
jambes contre ma poitrine et me roulai en boule pour ne plus sentir
la douleur. Il ne dit rien non plus quand la pression à l’intérieur de
moi s’accentua.
Nous étions des ennemis jurés, plus que jamais, mais ma douleur
était la sienne. Ce qui me faisait mal le faisait souffrir aussi. Nous
étions ainsi faits, et même la mort qu’il avait indirectement causée ne
pouvait altérer ce lien entre nous.
Rien ne pouvait le détruire.
CHAPITRE 33

Je ne sais pas combien de temps j’étais restée là, mais lorsque je


rouvris les yeux, le ciel était toujours noir et Seth était parti. À un
moment, je l’avais senti se retirer. Je crois qu’il avait murmuré
quelque chose lorsque la connexion s’était affaiblie, mais je devais
avoir des hallucinations, car c’était impossible.
Je pensais l’avoir entendu dire qu’il était désolé, mais j’avais
manifestement perdu l’esprit. Seth s’excusait rarement et le besoin
maladif d’acceptation et de puissance qui l’avait conduit à ce jeu
macabre laissait peu de place aux remords.
Je respirai à fond, manquant m’étouffer avec les relents âcres de
fumée. Je devais partir d’ici. Rester assise à découvert, à la merci de
nouveaux automates, était une très mauvaise idée.
Je me relevai donc et revins sur mes pas, époussetant la terre de
mon pantalon tactique. Les autres étaient toujours groupés près du
corps de Léa. Olivia était assise à côté de la sang-mêlé tombée au
combat, la tête entre les mains. Deacon et Luke l’entouraient, ce
dernier soutenant son bras blessé.
Essuyant mes larmes d’un revers de la main, je m’arrêtai à la
hauteur d’Aiden. Olivia releva la tête, les yeux brillants dans le clair
de lune.
— Elle n’a rien senti, n’est-ce pas ?
Je secouai la tête.
— Non. Je ne pense pas.
Elle acquiesça, puis ramassa la dague de Léa, qu’elle serra sur son
cœur tandis qu’elle se remettait debout.
— Que… Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
Ce fut Solos qui répondit.
— Il faut dégager, et vite. Il pourrait y en avoir d’autres, et nous
sommes des cibles faciles ici.
— Tu crois toujours que l’Université est un lieu sûr ? demanda
Marcus en se frottant le menton.
Sa main revint rougie, et je me rendis compte qu’il saignait. Je fis
un pas vers lui, mais il m’arrêta d’un geste.
— Je n’ai rien. Ce n’est qu’une égratignure, dit-il d’un ton bourru.
Comment savoir si l’Université existe toujours ? Les taureaux de
Colchide ont pu l’incendier et…
Et tous les gens qui y étaient avec. J’avais la tête qui tournait
quand je regardai Léa. Quelqu’un lui avait fermé les yeux. Les miens
étaient emplis de larmes.
— Il faut continuer, dit Aiden, une main dans les cheveux. Nous
sommes à moins de deux kilomètres du campus.
Luke secoua la tête.
— Il y a peut-être encore des automates. Par les enfers, ils sont
peut-être une douzaine ou davantage derrière le prochain coteau et
nous nous jetterons dans leurs bras tête baissée.
— Ou il n’y a rien du tout et la voie est dégagée jusqu’à
l’Université, lui opposa Aiden, la mâchoire serrée. Pour ce qu’on en
sait, ces monstres ont pu être envoyés pour empêcher quiconque
d’atteindre le campus… ou ceux qui y sont d’en sortir.
— Ou il n’y a plus de campus.
Deacon recula, se frottant les mains sur les cuisses.
Solos se rapprocha, lui posant une main sur l’épaule.
— Je refuse de croire ça.
— Avec ces maudits automates, tout est possible.
Luke redressa son bras blessé, les yeux fixés vers ce qui devait être
la direction du campus.
— Il faut qu’on en ait le cœur net. On n’a pas fait tout ce
chemin…
— Stop ! s’écria Olivia, dont la voix s’éleva au-dessus de celles des
garçons. Ce n’est pas ce que je demandais, si on allait ou pas à
l’Université. Je voulais dire, qu’est-ce qu’on fait de Léa ?
Le silence retomba et je me tournai vers Aiden.
— On ne peut pas la laisser ici.
Un éclat douloureux passa dans ses yeux gris. Il étendit un bras
vers moi et je le rejoignis, me pressant contre lui. Mes doigts se
refermèrent sur son maillot roussi, et je sentis des trous de brûlure
dans le tissu.
— On ne peut pas faire ça, murmurai-je.
Il referma son bras autour de moi.
— Je sais.
— On ne peut pas… l’emmener, dit Solos. Nous ignorons ce qui
nous attend.
Olivia explosa comme une bombe nucléaire, brandissant la dague
de Léa comme si elle avait l’intention de la planter entre les yeux de
Solos.
— On ne peut pas la laisser ici. C’est tellement indigne que je n’ai
pas besoin de m’étendre.
La compassion traversa le visage balafré de Solos.
— Je sais bien, mais nous…
— Nous enterrons nos morts – nos guerriers.
La lèvre d’Olivia tremblait.
— On ne les laisse pas pourrir là où ils sont tombés.
Laadan posa une main pâle sur le bras d’Olivia, mais la sang-mêlé
était au-delà des consolations.
— Je me fiche de ce que nous devons affronter et de ce qui nous
attend ! On ne peut pas la laisser ici.
Son regard se posa sur moi.
— Nous devons l’enterrer.
— Comment ? demanda Solos avec douceur. Nous n’avons pas de
pelles et ce sol est dur comme la pierre.
Olivia hoqueta et lui tourna le dos. Ses minces épaules
tremblaient quand Luke les entoura de son bras valide.
— Aiden, il faut faire quelque chose, implora Deacon. Je ne sais
pas quoi, mais quelque chose.
Me détachant d’Aiden, je contemplai mes mains. Je n’étais pas
sûre d’avoir encore assez de force en moi, ni même d’être capable
d’utiliser la terre élémentaire pour… creuser une tombe, mais j’allais
essayer. Il n’était pas question de laisser Léa comme ça.
— Je ne sais pas si ça va marcher.
Je repoussai mes cheveux en arrière. Qu’était-il arrivé à ma
queue-de-cheval ?
Aiden fronça les sourcils, le regard inquiet.
— Tu es sûre que tu es en état ?
Je hochai la tête.
— À ton avis, quel est le meilleur endroit, Olivia ?
Il fallut à la sang-mêlé quelques secondes pour se libérer du bras
de Luke et comprendre ce que je demandais. Elle regarda autour
d’elle, visiblement consciente que les lieux n’offraient rien d’idéal.
Elle s’éloigna et je lui emboîtai le pas. Nous nous arrêtâmes à côté de
deux genévriers épargnés par les flammes et les combats, dont le
parfum délicat détonnait avec l’âcreté de la fumée et l’odeur du
métal.
— Ça devrait faire l’affaire, dit-elle en se raclant la gorge. Ce n’est
pas grand-chose, mais les arbres… je crois que ça lui plairait.
Je l’observai sans répondre.
Olivia se retourna lentement vers moi et laissa échapper un rire
étranglé.
— OK. Léa n’était pas fan de la nature et des arbres.
— Non.
Je souris et ça faisait mal.
— Elle doit être en train de se dire : « C’est quoi ce délire ? »
Elle cligna les yeux.
— Tu crois ?
— Bah, quand j’étais dans les limbes à attendre, je ne savais rien
de ce qui se passait en haut, mais c’est peut-être différent pour elle.
Je songeai à l’oracle que j’avais rencontré, et à la vieille femme.
— Chacun semblait connaître une expérience différente, mais je
sais qu’elle ne souffre pas.
Olivia hocha lentement la tête.
— C’est le truc, avec la mort. Pour nous, ils ont disparu, mais ce
n’est pas vrai. Il y a bien une vie après la mort, juste une vie
différente.
Elle marqua une pause avant de continuer.
— Je regrette qu’on n’ait pas été amies avant toutes ces horreurs.
Léa… elle était plutôt cool si on faisait abstraction de son côté
pimbêche.
Je me massai les tempes ; j’éprouvai un grand vide dans la
poitrine.
— Et moi, je regrette de m’être comportée comme une vraie garce
avec elle.
— Hein ?
Je baissai les yeux en secouant la tête.
— C’est une longue histoire.
Olivia semblait curieuse de l’entendre, mais elle n’insista pas.
— Elle va retrouver sa famille.
— Oui, ils lui ont beaucoup manqué.
Les larmes me montèrent de nouveau aux yeux mais je savais, si
je les laissais couler, que je ne pourrais plus m’arrêter et deviendrais
un poids mort pour les autres.
— Allez. Je peux le faire.
Respirant à fond, je m’agenouillai et posai les mains sur le sol. Je
fermai les yeux, enfonçant mes doigts dans l’humus jusqu’à ce qu’ils
rencontrent la terre en dessous. J’avais déjà manipulé la terre
élémentaire pendant mon combat contre Aiden, et il n’y avait pas de
raison que je ne puisse pas recommencer. Je visualisai la terre en
train de s’ameublir et de se creuser sous mes doigts. Le sol trembla
légèrement, et ma confiance remonta en flèche. Je projetai cette fois
une image mentale du sol ouvert en profondeur – suffisamment pour
une sépulture décente. Dans mon esprit, sa couleur s’assombrissait au
fur et à mesure que je m’y enfonçais – un beau marron chaleureux.
L’odeur fraîche et humide de la terre retournée parvint à mes narines.
Quand je rouvris les yeux, je constatai que j’avais réussi. Des
monticules de terre fraîche bordaient un trou circulaire de près de
deux mètres de profondeur. C’était suffisant, et je m’assis sur mes
talons, essuyant mes mains tremblantes sur mes cuisses. À l’intérieur,
je me sentais sèche et cassante. Et je n’avais pas la force de me
relever.
Tout le monde s’activa alors. Quelqu’un sortit une couverture de
l’un de nos sacs à dos pour y envelopper Léa. Lorsqu’on descendit son
corps dans la tombe, Marcus m’aida à me mettre debout. Il me tendit
une bouteille d’eau, et les dagues que j’avais abandonnées.
— Merci, murmurai-je.
Je vidai la bouteille avant de rengainer mes dagues. Et puis
soudain, une pensée s’imposa à moi.
— Attendez une seconde. Quelqu’un a des pièces de monnaie ?
Aiden fouilla dans ses poches, imité par les autres. Quand ils
revinrent tous les mains vides, mon cœur se serra.
— La mise en terre ne change rien pour elle. C’est pour nous que
c’est important, mais si elle n’a pas de quoi payer Charon pour le
passage, elle restera bloquée dans les limbes.
— On peut revenir plus tard avec des pièces, suggéra Solos.
— Non.
Je sentais monter la panique.
— On a forcément quelque chose. Croyez-moi, c’est maintenant
qu’elle a besoin de ces pièces.
Laadan fit un pas en avant et porta les mains sur sa nuque.
— J’ai ça, dit-elle en ouvrant le fermoir d’un collier qu’elle portait
sous son pull. Il est orné de pièces d’or très anciennes. Ce sera plus
que suffisant pour payer son passage.
Le soulagement détendit mes muscles tétanisés.
— Merci.
Elle me sourit et donna le collier à Marcus, qui préleva deux
pièces d’or. Écartant les pans de la couverture, il les plaça dans les
mains de Léa.
Je pris une profonde inspiration pour essayer de dénouer ma
gorge. Aiden se rapprocha de moi, me prenant dans ses bras, et je me
retournai contre lui, la joue contre son torse. Le rythme régulier de sa
respiration me tranquillisa.
Solos avait trouvé deux grosses branches, qu’il planta dans la terre
meuble, après que Marcus et Laadan eurent appelé l’air élémentaire
pour remettre la terre dans le trou. Deacon et Luke avaient ramassé
des pierres qu’ils disposèrent autour des branches. Cela ne
ressemblait pas vraiment à une tombe, mais c’était mieux que rien
pour l’instant.
Nous nous rassemblâmes autour de la sépulture de fortune de
Léa, et Laadan récita une prière dans la langue ancienne. Je ne
m’étais pas rendu compte que je pleurais avant qu’Aiden essuie mes
larmes de son pouce. Combien de fois reproduirait-il ce geste avant
que tout soit terminé ? Et qui sécherait les larmes d’Aiden quand ce
serait autour de ma tombe qu’ils seraient rassemblés ?

*
* *
Le soleil se levait à l’horizon quand nous atteignîmes le premier
mur d’enceinte du campus, et un halo orangé nimbait la pente
herbeuse de la montagne. Nous avions parcouru le dernier kilomètre
dans un silence solennel. Sans discussions, sans plaisanteries, sans
rires. Cela nous paraissait inconvenant après la perte que nous
venions de subir. Je n’étais pas la seule, je le savais, à penser que Léa
était ou serait bientôt dans un endroit plus agréable, loin des combats
et d’un avenir incertain, réunie avec ceux qui lui étaient chers.
C’était une petite consolation.
Mais quand le mur d’enceinte apparut devant nous, nous
comprîmes que nos problèmes étaient loin d’être terminés.
Des pans entiers de la structure de marbre manquaient
complètement où étaient sur le point de s’écrouler. On aurait dit que
quelqu’un avait joué au yoyo avec un boulet de démolition.
— Par les dieux, grommela Marcus. Voilà qui n’arrange pas nos
affaires.
Je haussai un sourcil en regardant mon oncle.
— Tu crois ?
Le plus sinistre était les centaines d’arbres qui se trouvaient juste
derrière. Leurs troncs étaient penchés, leurs branches touchant le sol
et leurs racines d’un blanc de craie exposées, comme s’ils avaient
succombé aux assauts d’une tempête.
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit Laadan en balayant la scène
du regard. On dirait qu’une main géante les a tous couchés.
Je m’avançai vers un arbre, dont je touchai le tronc. Je
m’attendais plus ou moins à ce qu’il finisse de basculer, mais il était
en équilibre.
— Vraiment bizarre.
Je me tournai vers Aiden.
— Tu as une idée de ce qui pourrait avoir causé ça ?
— Pas la moindre, répondit-il, les yeux plissés dans le soleil
levant. Avec un peu de chance, nous le saurons bientôt. Continuons
d’avancer.
Nous poursuivîmes notre chemin, abattus tous les huit, espérant
que l’Université était sans danger et toujours debout. Cela semblait
presque trop demander.
Le second mur d’enceinte était en meilleur état. Il présentait des
dégâts par endroits, mais les grilles étaient toujours en place et
verrouillées. C’était plutôt bon signe. Mais comment étions-nous
censés franchir un mur de six mètres de haut, par les enfers ? Je
croisai mes bras meurtris.
— Avant que vous ne vous fassiez des idées, je vous avertis qu’il
est hors de question que je perce ce mur.
Aiden m’adressa un sourire amer par-dessus son épaule tandis
qu’il rejoignait Marcus et Solos près des grilles en titane. Les pointes
acérées qui les coiffaient attirèrent mon regard et mon imagination
débridée y accrocha des têtes décapitées. Je frissonnai et Luke me
posa une main sur l’épaule.
— Tu tiens le coup ?
— Bien sûr.
Il arqua les sourcils.
— Avec tes trucs d’Apollyon, tu es comme le lapin Duracell.
Il faillit me faire rire.
— Si tout se passe bien, on pourra tous bientôt recharger nos
batteries. Comment va ton bras ?
— Moins mal que je croyais.
Luke m’étreignit l’épaule avant de me lâcher.
— Je crois que Deacon a des ampoules aux pieds.
À la mention de son nom, le frère d’Aiden se retourna, la mine
renfrognée.
— Tu as raison de le croire, ils sont couverts d’ampoules.
— Tes pauvres petits pieds délicats, le charria Luke.
Devant les grilles, Solos leva une main pour nous faire taire. Mes
battements cardiaques s’accélérèrent et je m’emparai des dagues
attachées sur mes cuisses. Luke fit reculer Laadan et Deacon à l’abri
derrière nous tandis que je m’avançais.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je à voix basse.
L’obscurité régnait encore derrière les grilles et je ne distinguais
que les silhouettes d’autres arbres déracinés.
Marcus se racla la gorge.
— Ohé ! appela-t-il, et sa voix résonna longtemps dans le silence.
Nous… nous venons en paix.
Levant les yeux au ciel, je grommelai :
— Waouh.
Mon oncle me bombarda d’un regard noir avant de continuer.
— Je suis Marcus Andros, le Doyen du Covenant de l’île des
Dieux. Je suis accompagné de Sentinelles et de l’A…
Le claquement métallique de pistolets qu’on armait réduisit
Marcus au silence et mon cœur s’arrêta, comme sans doute aussi celui
de tous les autres.
— Retournez-vous et baissez vos armes, intima une voix derrière
nous.
Et merde, il ne manquait plus que ça.
Je relevai les yeux, croisant brièvement le regard d’Aiden avant de
me retourner, n’ayant aucune envie de me retrouver criblée de titane.
J’espérais surtout que la réserve d’énergie qui se trouvait en moi
n’était pas totalement à sec.
Deux Sentinelles se tenaient derrière Deacon et Laadan, le canon
de leurs armes pressé sur leurs visages livides. Mais elles n’étaient pas
seules. Plus d’une dizaine d’autres nous entouraient, arrivant de tous
les côtés. Ces guerriers étaient tous armés de Glock et n’hésiteraient
pas à en faire usage.
Nous étions encerclés.
CHAPITRE 34

— Baissez vos armes, répéta la première Sentinelle.


Il était grand, entre deux âges, peut-être la quarantaine, et
semblait avoir l’habitude d’être obéi.
Par les enfers, c’était donc vrai qu’une situation pourrie pouvait
toujours empirer.
Aiden fut le premier à s’exécuter, déposant ses dagues au sol à ses
pieds. Puis il se redressa lentement, les mains levées, mais je savais
qu’il transportait d’autres armes sur lui. Pourvu que les autres ne s’en
aperçoivent pas. Dans la foulée, je me débarrassai de mes dagues,
mais conservai mon pistolet à l’arrière de ma ceinture par précaution.
Le commandant des Sentinelles s’avança vers nous, son arme
pointée sur Solos, ce que je trouvais assez drôle. De nous quatre,
c’était moi qu’il aurait dû avoir à l’œil. Je compris alors qu’il ne savait
pas qui j’étais, et je me détendis un peu. S’ils avaient fait partie du
camp opposé, ils auraient certainement eu mon portrait placardé sur
les murs de leur chambre.
Marcus fit mine de reprendre la parole, mais la Sentinelle lui fit
les gros yeux.
— J’ai entendu d’où vous venez et que vous ne nous voulez aucun
mal, mais pourquoi je devrais vous croire sur parole ?
Bonne question. Je me tournai vers mon oncle, les sourcils levés.
— Nous faisions partie du groupe qui a pu quitter l’île des Dieux,
répondit Marcus.
— Ça, j’avais compris, répliqua le commandant.
Ce type me plaisait bien, malgré son pistolet pointé sur nous. Un
muscle tressaillit sur la mâchoire de Marcus.
— Nous ne faisons pas partie des forces de Lucien ou du Premier.
Je ne sais pas ce que je peux faire pour vous le prouver, mais nous
venons de loin et avons perdu l’une des nôtres, cadeau de bienvenue
des automates qui défendent ce lieu. Nous ne sommes pas vos
ennemis. Nous avons le même objectif : arrêter Lucien et le Premier.
Nous avons envoyé la Sentinelle Mathias en éclaireur. Il devrait être
là et vous avoir prévenus de notre arrivée.
— Si votre Sentinelle est arrivée ici durant les dernières vingt-
quatre heures, il fait maintenant partie des pauvres âmes qui n’ont
pas franchi cette enceinte.
Le regard du commandant se porta au-dessus de nous.
— Personne n’a échappé aux automates depuis plus de vingt-
quatre heures, et je suis curieux de savoir comment votre groupe a pu
passer.
Je ne connaissais pas cette Sentinelle qui était venue pendant
qu’Aiden et moi nous trouvions aux enfers, mais entendre qu’elle
faisait partie des morts m’en ficha un coup.
— Ils se sont retournés contre vous, alors ? demanda calmement
Aiden. N’étaient-ils pas censés protéger le campus ?
Je crus d’abord que le sang-mêlé ne lui répondrait pas, mais je me
trompais.
— C’est ce qu’ils faisaient, et puis hier ils se sont mis à cracher des
flammes sur ceux qui cherchaient refuge ici. Nous avons tenté de les
arrêter, et nous avons perdu la moitié du premier mur d’enceinte et
de nombreuses vies. Encore une fois, je suis curieux de savoir
comment un groupe d’adolescents et deux sang-pur non entraînés ont
pu leur échapper.
— Je suis l’Apollyon, déclarai-je en carrant les épaules. C’est peut-
être une explication.
Tous les pistolets se braquèrent sur moi. Ce n’était peut-être pas la
meilleure chose à dire. Du coin de l’œil, je vis Aiden se rapprocher de
moi.
— Mais tout va bien, ajoutai-je très vite, gardant les mains levées
devant moi. Je suis le gentil Apollyon, celui qui ne veut pas renverser
le Conseil et tuer les dieux.
Le commandant des Sentinelles n’avait pas l’air impressionné ou
rassuré, mais plutôt sérieusement agacé et prêt à me coller une balle
entre les deux yeux. Ce qui n’était pas bon du tout, car j’étais presque
sûre qu’Aiden était déjà en train d’évaluer le temps nécessaire pour
sortir son pistolet et descendre le commandant.
Le titane allait voler – juste au moment où les premiers rayons
apparaissaient derrière la montagne, ce qui allait certainement
gâcher un lever de soleil magnifique.
— La moitié des Sentinelles et des Gardiens qui se sont rangés
derrière le Premier sont à ta recherche, et toi, tu débarques ici ?
La colère flamboyait dans les yeux du commandant.
— Tu es suicidaire ?
J’avais bien fait de ne pas mentionner que Seth et moi étions
encore plus ou moins connectés.
— Non, je ne suis pas suicidaire. Vous pouvez me tirer dessus si ça
vous soulage, mais je n’en mourrai pas.
Il semblait sur le point de mettre cette théorie à l’épreuve et je
pris une profonde inspiration, m’efforçant de me contenir.
— Écoutez, je comprends votre réticence à me recevoir. Mais vous
avez besoin de moi et de nous tous, parce que nous nous sommes
débarrassés des automates et que nous pouvons vous protéger. Sans
oublier que je suis la seule capable de mettre un terme à tout ça. Si
vous refusez de nous laisser entrer, c’est votre propre destin que vous
scellez.
La Sentinelle se raidit mais ne dit rien.
— Et vous devez comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’un
sang-pur assoiffé de pouvoir. C’est bien plus grave. Il n’y a qu’un dieu
qui puisse dévoyer ces automates. Lucien ou le Premier en sont bien
incapables. Et ce dieu n’hésitera pas à anéantir quiconque se dresse
sur son chemin.
Je lui offris mon plus beau sourire, celui qui me tirait
généralement d’affaire… ou tapait sur les nerfs de mes interlocuteurs.
— Et ce dieu n’est pas le seul dont vous devrez vous inquiéter. Il y
en a un autre, qui répond au nom d’Apollon – je pense que vous le
connaissez – et qui sera très fâché si vous nous renvoyez. Nous
sommes plus ou moins apparentés et il a un faible pour moi.
Quelqu’un jura entre ses dents, et mon sourire grandit encore.
— Encore une chose : si vous maltraitez mes amis, vous allez
sérieusement le regretter. J’ai été assez claire ? Mais je sens que vous
allez faire le bon choix et que ce sera le début d’une longue amitié.
— Je crois qu’on devrait les laisser entrer, dit l’une des Sentinelles.
— En voilà un qui a tout compris, dit Aiden sur le ton de l’humour
noir. Et tant que vous y êtes, pouvez-vous retirer votre arme de la
figure de mon frère ?
Personne ne bougea une oreille pendant quelques secondes et je
croisai les doigts pour que ce type ne me prenne pas au mot. Je
n’étais pas sûre du tout de pouvoir compter sur ma puissance
d’Apollyon mais, heureusement, il leva une main et les pistolets
disparurent. Je poussai un soupir de soulagement.
— J’espère que je ne le regretterai pas, déclara le commandant,
qui remisa son arme dans son étui avant de me tendre la main, à ma
grande surprise. Je m’appelle Dominic Hypérion.
Je lui serrai la main en haussant les sourcils. Sa poignée de main
était ferme.
— Hypérion ? répéta Marcus. Un nom intéressant.
Dominic lui adressa un sourire narquois.
— À croire que ma famille avait le sens de l’humour puisqu’elle a
pris le nom d’un Titan.
— Il faut croire, murmurai-je, soulagée de voir que mes amis
n’étaient plus menacés.
Dominic me précéda et s’arrêta devant les grilles.
— Vous avez réellement détruit les automates ?
— Sauf s’ils en envoient d’autres, vous devriez être tranquilles,
répondit Solos.
— C’est une bonne nouvelle.
Le sang-mêlé marqua une pause avant de continuer.
— Vous dites que vous avez perdu l’une des vôtres ?
Olivia s’éclaircit la voix.
— Oui. Elle avait dix-huit ans et achevait sa formation de
Sentinelle. Elle s’appelait Léa.
Dominic inclina la tête.
— Je suis navré pour vous. Et les dieux savent qu’on sait ce que
c’est.
Sur ces mots, il se retourna vers les grilles.
— Suivez-moi, je vous prie.
— Tu es vraiment capable d’arrêter le Premier ? me demanda une
autre Sentinelle.
Celui-ci était plus jeune que Dominic, environ de l’âge d’Aiden.
Une certaine admiration brilla dans ses yeux quand je hochai la tête.
— Eh bien, je peux te dire que beaucoup de gens derrière ces
grilles seront heureux de savoir ça.
— Ah oui ? intervint Aiden, qui se matérialisa soudain à côté de
moi, enroulant un bras autour de mes épaules.
Je le dévisageai avec curiosité tandis que les yeux de la Sentinelle
semblaient lui sortir de la tête quand ils se posèrent sur ce bras
possessif.
— Tu es un… et tu es une…
Allons bon.
— Nous sommes quoi ? répondit Aiden avec un sourire, les yeux
d’un gris sombre profond.
— Euh… C’est juste…
La Sentinelle se tourna vers plusieurs sang-mêlé également
sidérés, mais personne ne vint à son secours.
— Rien. Pas de souci. On a d’autres problèmes, pas vrai ?
— En effet, de très gros problèmes…
La voix d’Aiden contenait un avertissement clair et glacial alors
qu’il me faisait pivoter.
Les grilles s’ouvrirent et le bras d’Aiden glissa de mes épaules et le
long de mon dos, me tirant des frissons. Dominic entra le premier,
suivi de Marcus puis de Solos.
Je m’immobilisai, me retournant vers la Sentinelle aux yeux
exorbités.
— Tu as dit que certains seraient contents de savoir que je connais
un moyen… d’arrêter le Premier ? De qui parles-tu ?
Par les dieux, le pauvre garçon jeta un regard à Aiden avant de
me répondre.
— Avant que les automates se retournent contre nous, plusieurs
groupes sont arrivés de différents endroits, y compris des Catskills.
Mon cœur s’arrêta.
— Des membres du Conseil et des Sentinelles ?
Quand il hocha la tête, je faillis trépigner de joie. J’avais refusé
l’idée que mon père puisse faire partie des corps carbonisés qui
jonchaient la route, mais je ne pus empêcher une étincelle d’espoir de
s’allumer dans mon cœur en entendant que certains étaient arrivés
sains et saufs à l’Université. Cela ne dissipait pas la douleur d’avoir
perdu Léa, mais c’était un os à ronger. Et c’était mieux que rien.

*
* *
Alors que l’aurore progressait sur l’herbe verdoyante, illuminant
de ses rayons les minuscules fleurs bleues, nous arrivâmes enfin à
destination. Le campus de l’Université était immense, s’étirant entre
deux sommets comme une petite ville en forme de hamac. Je
supposais qu’il ressemblait à n’importe quelle faculté par sa taille et
son atmosphère, mais la comparaison s’arrêtait là.
Le soleil matinal se reflétait sur des édifices de marbre majestueux
construits sur le modèle des anciens colisées. Des jardins regorgeaient
de toutes les variétés d’arbres et de fleurs connues de l’homme,
embaumant l’air de leurs parfums. Des statues des neuf Muses
gardaient l’entrée du grand bâtiment principal, et des sculptures
représentant les douze dieux de l’Olympe bordaient la route. Les
dortoirs s’élevaient au loin, semblables à de petits gratte-ciel prévus
pour accueillir des milliers d’étudiants.
Cela ressemblait tant à l’île des Dieux, même si c’était beaucoup
plus grand, que mon cœur se serra.
Au centre du campus trônait ce qui devait être l’édifice du
Conseil, vers lequel nous nous dirigions. Les muscles de mes jambes
étaient endoloris, et des images de lits moelleux défilaient dans ma
tête. Je m’astreignis pourtant à avancer, même si je ne rêvais que de
m’asseoir au milieu de la route pour goûter un repos mille fois
mérité.
Des bustes des douze dieux de l’Olympe étaient sculptés dans les
murs de marbre et de grès de la construction circulaire en forme
d’amphithéâtre clos, et un frisson glacé me parcourut l’échine. Il y
avait quelque chose dans les bâtiments du Conseil qui me fichait
toujours la chair de poule.
Alors que nous gravissions les marches, je reconnus la statue de
Thémis et faillis éclater de rire. Les plateaux de sa balance étaient
équilibrés, mais à qui allaient ses faveurs ?
Tout paraissait figé lorsque nous pénétrâmes dans le péristyle
brillamment éclairé. Les étudiants dormaient sans doute encore, si les
enseignements continuaient. Par les enfers, je ne savais même pas
quel jour nous étions. C’était peut-être le week-end, après tout.
Guidés par Dominic, nous contournâmes un énième groupe de
statues – qui me sortaient déjà par les yeux – avant de nous engager,
évidemment, dans une série d’escaliers interminables. Même
l’Université ne pouvait pas se payer un ascenseur ?
Alors que nous longions un large couloir, je reconnus des Gardiens
en faction devant une double porte sertie de titane, et je compris
alors où nous allions.
— Le bureau du Doyen.
Sur un signe de tête de Dominic, les Gardiens ouvrirent les
lourdes portes. Le premier regard que je posai sur le bureau me
rappela des souvenirs. Il était quasi identique à celui de Marcus.
Luxueux. Spacieux. Une profusion de meubles en cuir qui coûtaient
certainement une fortune, jusqu’au gigantesque bureau qui devait
permettre à quelqu’un ici de se sentir puissant et très spécial. Il y
avait même un aquarium encastré dans le mur, dans lequel des
poissons multicolores se déplaçaient comme des fusées.
Je jetai un regard à mon oncle, dont le visage restait parfaitement
impassible. Il y avait quelques mois encore, je le croyais incapable de
sentiments, mais je savais aujourd’hui à quoi m’en tenir. La vue de ce
bureau évoquait forcément pour lui des souvenirs, bons et surtout
mauvais, et j’avais de la peine pour lui.
Une porte s’ouvrit sur notre gauche, par laquelle un homme grand
aux cheveux blond platine pénétra dans la pièce. Il était habillé
comme Marcus en son temps, une publicité vivante pour un club de
golf. Une femme plus petite le suivait et ma mâchoire se décrocha.
— Diana, hoqueta Marcus en se précipitant vers elle.
Un beau sourire éclaira le visage de la Magistrate, dont j’avais fait
la connaissance au cours de ma visite au Covenant dans les Catskills.
Celle qui s’était opposée à Telly en votant contre mon placement en
servitude.
On pouvait dire que j’avais un a priori très positif pour cette
femme.
Marcus lui emprisonna les mains entre les siennes, et il avait
visiblement envie de faire bien davantage – peut-être la serrer dans
ses bras… ou l’embrasser, comme un homme qui avait cru ne jamais
la revoir.
— Je suis tellement… heureux que vous ayez pu vous abriter ici,
dit-il d’une voix rauque étranglée par l’émotion.
Il en pinçait carrément pour cette Magistrate.
— Réellement très heureux.
Les joues de la femme s’empourprèrent.
— Comme je le suis de vous y voir.
Le Doyen s’éclaircit la voix.
— J’ignorais que vous connaissiez ma sœur, Doyen Andros.
Sa sœur ? Oh… mince alors.
Marcus abandonna les mains de Diana pour se tourner vers
l’homme.
— Nous sommes… de bons amis, Doyen Elders. Votre sœur est
une femme extraordinaire, mais même si je brûle de faire l’éloge de
ses qualités prodigieuses, telle n’est pas la raison de notre présence
ici.
Mes sourcils formèrent un arc.
Les lèvres du Doyen frémirent comme s’il réprimait un sourire.
— Je suis heureux moi aussi que vous soyez arrivés sans
encombre. Beaucoup n’ont pas eu cette chance, récemment.
— C’est ce que nous avons entendu dire et pu constater de nos
propres yeux.
Marcus croisa les mains derrière son dos, me renvoyant
mentalement dans un bureau semblable à celui-ci où il était sur le
point de me sermonner pour une bêtise que j’avais faite.
Il fit succinctement les présentations. Le Doyen parut étonné
quand il donna le nom d’Aiden, et pencha la tête sur le côté.
— Ce nom m’est familier – un sang-pur qui a soumis un autre pur
à un sort de compulsion pour protéger une sang-mêlé ?
Merde. Avec les derniers événements, nous avions oublié qu’Aiden
était l’ennemi public numéro deux. Mes doigts se dirigeaient déjà vers
ma dague, mais Aiden prit la parole d’une voix calme et posée.
— C’est bien moi. Et ne vous y trompez pas, je n’en éprouve
aucun remords. Si c’était à refaire, je le referais sans hésitation.
Le Doyen sourit alors franchement.
— Tranquillisez-vous, Sentinelle. En ce moment, ce que vous avez
fait est bien le cadet de mes soucis. Ce n’est pas un problème… dans
l’immédiat. Et je suis certain que la plupart des membres du Conseil
partageront mon avis.
Sa façon d’insister sur « dans l’immédiat » ne me plut pas du tout.
— Soyez remercié pour votre hospitalité, reprit Marcus,
s’efforçant manifestement de dissiper la tension grandissante. Et nous
espérons bien pouvoir vous servir en retour.
Mon oncle était un fin diplomate et le Doyen de l’Université hocha
la tête.
— Commencez donc par m’expliquer comment vous avez pu vous
débarrasser des automates.
Marcus et Dominic, à tour de rôle, informèrent dans les grandes
lignes le Doyen et Diana de la façon dont nous étions parvenus
jusqu’ici indemnes. Ils changèrent cependant rapidement de sujet
quand Dominic annonça que j’étais en mesure d’arrêter le Premier.
Je me balançai d’un pied sur l’autre, étrangement mal à l’aise
d’être la cible de tous les regards. J’adorais pourtant d’habitude être
le centre de l’attention. Quand cela avait-il changé ?
— Je connais le moyen d’arrêter Seth, finis-je par dire. Ce ne sera
pas facile, mais je sais comment faire.
— Comment est-ce possible ? s’étonna le Doyen. D’après ce que
nous enseigne l’histoire, le Premier exerce un contrôle absolu sur le
Second ; il absorbera vos pouvoirs si vous êtes réunis et deviendra le
Tueur de Dieux.
Croisant les bras, je soutins le regard curieux du Doyen Elders.
— Eh bien, comme vous pouvez le constater, le Premier n’exerce
pas un contrôle absolu sur moi. Et il existe un moyen d’inverser le
transfert d’énergie et de l’empêcher de devenir le Tueur de Dieux.
Lucien n’aura alors plus de protecteur.
Diana s’adossa au bureau antique, les sourcils froncés.
— Mais vous devrez vous trouver à proximité de lui pour cela,
c’est exact ?
J’acquiesçai.
— Oui. Et nous sommes venus ici dans l’espoir de trouver des
volontaires pour… se battre pour cette cause. À nous huit nous ne
pourrons jamais percer les lignes des combattants qui entourent
Lucien pour me permettre d’atteindre Seth. Nous avons besoin d’une
armée.
Le Doyen Elders regarda Dominic, qui haussa les épaules.
— Nous disposons ici de nombreuses Sentinelles et Gardiens,
ainsi que de sang-mêlé qui reçoivent une formation poussée. Et nos
objectifs sont les mêmes. Il faut arrêter tout ceci avant que d’autres
innocents perdent la vie. Tous ceux qui seront volontaires sont à votre
disposition.
Eh bien, c’était étonnamment facile.
— Une partie de ces hommes vous suivra, sans doute même un
grand nombre, reprit le Doyen, mais nous n’obligerons personne à
soutenir la cause, Apollyon.
Je trouvais ça plutôt comique étant donné que les sang-mêlé
n’avaient jamais eu d’autre choix qu’entrer en servitude ou connaître
une mort précoce, mais j’avais appris à me taire. Plus ou moins.
— Compris, dis-je. En tant que sang-mêlé, je n’obligerai jamais
personne à risquer sa vie.
Le Doyen haussa les sourcils.
— Message reçu.
Il balaya du regard le reste de notre groupe.
— Je suppose que vous êtes impatients de rencontrer nos
Sentinelles et nos Gardiens, mais vous semblez tous avoir besoin
d’une douche et d’un repas et de dormir dans des draps frais. Pendant
que vous prendrez un peu de repos, la Sentinelle Hypérion et moi
aurons le temps de vous préparer le terrain.
— Très bien, répondis-je, me demandant depuis quand mon avis
comptait.
J’aurais préféré parler tout de suite aux Sentinelles, mais je savais
qu’Aiden et les autres me suivraient, et nous avions tous besoin de
nous reposer. Nous tenions à peine debout.
— Ce sera parfait.
— Nous disposons de nombreuses chambres vides, qui sont à
votre disposition, poursuivit le Doyen. La Sentinelle Hypérion va vous
y conduire.
Incapable de retenir plus longtemps la question qui me brûlait les
lèvres, je me tournai vers Diana.
— Les Sentinelles qui sont arrivées des Catskills… connaissez-
vous leurs noms ?
— Quelques-uns me sont familiers, répondit-elle.
Puis je me rendis compte que mon père n’était certainement pas
connu en tant que Sentinelle, en tout cas plus maintenant.
— Et les serviteurs ?
J’étais incapable de lire dans l’expression peinée de la Magistrate
si elle savait où je voulais en venir ni même si elle était au courant
que mon père avait fait partie des serviteurs dans les Catskills.
— La confusion était extrême quand nous sommes partis. Certains
des serviteurs ont été emmenés ici, et ceux sur qui l’Élixir ne semblait
plus avoir d’effet se sont enfuis dans la forêt. D’autres n’ont pas pu
partir. Les serviteurs peuvent être n’importe où.
— Oh…
Ils pouvaient être n’importe où – mon père pouvait être n’importe
où. Sentant la main de Laadan dans mon dos, je pris une brève
inspiration.
— Dans quel état était le Covenant quand vous l’avez quitté ?
Une ombre traversa le visage de Diana.
— Les murs d’enceinte tenaient toujours, mais ce n’était qu’une
question de temps. Lucien et le Premier veulent prendre les Catskills.
Peu leur chaut que l’essentiel du Conseil n’y siège plus. C’est le lieu
du pouvoir suprême, et quiconque occupe le trône dirige notre
communauté. Telle est la loi.
C’était complètement stupide, et cette loi imbécile ne signifiait
rien pour moi.
— Puis-je vous poser une question à mon tour ? reprit Diana, et je
hochai la tête. Si vous parvenez à inverser le transfert d’énergie, que
se passera-t-il ?
Je ne m’étais pas attendue à ça et je clignai les yeux.
— Qu’arrivera-t-il à Seth ? Il restera en vie. J’imagine qu’il sera
toujours l’Apollyon, mais il sera affaibli. La situation sera modifiée.
Les prophéties…
Je secouai la tête.
— Les prophéties changeront.
— Et que vous arrivera-t-il, à vous ?
Je sentis de nouveau tous les yeux braqués sur moi,
particulièrement ceux d’Aiden.
— Je deviendrai le Tueur de Dieux.
Le mouvement des sourcils de la Magistrate indiquait sa
perplexité.
— N’y voyez pas d’offense, mais n’est-ce pas ce que les dieux
redoutent par-dessus tout ?
— En effet, à l’exception de celui qui est à l’œuvre avec Lucien. Ce
dieu a manifestement besoin du Tueur de Dieux pour des raisons très
personnelles. Puisqu’on en parle, c’est certainement Héphaïstos, le
créateur des automates, leur jetai-je en pâture, espérant changer de
sujet. Et je ne comprends d’ailleurs pas pour quelle raison il ferait ça,
alors qu’il a aidé à me tenir éloignée du Premier, non ?
Aiden hocha la tête.
— Il nous a aidés, en effet.
— Ça n’a pas de sens, mais depuis quand les dieux devraient être
logiques ? lançai-je avec un rire forcé. Il devait en avoir marre qu’on
l’appelle le boiteux.
— Mais les autres dieux ? insista Diana. La perspective que vous
deveniez le Tueur de Dieux doit leur déplaire.
Je ne pouvais pas y couper, sauf à refuser de lui répondre.
— C’est ce que souhaite Apollon. Et ce que souhaitent les dieux.
Aiden se tourna entièrement vers moi, et tout le monde dans la
pièce aussi. J’avais envie de disparaître sous le bureau.
— Une fois que je serai devenue le Tueur de Dieux, ils veulent que
je les débarrasse du dieu responsable de tout ça.
Je relevai la tête, posant les yeux sur un buste en marbre de Zeus.
— Les Olympiens veulent m’utiliser pour éliminer un des leurs.
CHAPITRE 35

Ma petite déclaration avait fait l’effet d’une bombe. Tout le monde


encaissait le choc. Deux ou trois jurons bien sentis échappèrent à
Aiden et Marcus, et quelques hoquets surpris au reste de mon
auditoire.
J’avais lancé un pavé dans la mare. Les dieux se disputaient
depuis des millénaires, mais n’avaient jamais sérieusement songé à
s’entre-tuer, pas depuis la chute des Titans. Mais aujourd’hui, c’était
différent. Ce dieu, que personne n’aurait soupçonné, était allé trop
loin. Et même si de nombreux mortels avaient déjà trouvé la mort,
c’était surtout qu’Héphaïstos comptait se servir du Tueur de Dieux
contre eux qui inquiétait les Olympiens.
Donc oui, les choses avaient changé.
Une fois la surprise passée, Dominic nous conduisit jusqu’au
premier dortoir et nous y fit entrer. Ils étaient d’un autre calibre que
ceux de l’île des Dieux. C’étaient carrément des appartements – deux
chambres réunies par un salon et une salle de bains en commun.
On nous laissa choisir nos chambres. Avant que Marcus puisse
jouer de son autorité, Aiden réquisitionna une suite pour nous deux
et me traîna pratiquement à l’intérieur. Sans même fermer la porte, il
se pencha vers moi jusqu’à ce que nos visages se touchent presque. Je
savais qu’il était en colère – son regard d’acier de la couleur d’un ciel
d’orage, la crispation de sa mâchoire et ses gestes raides le
trahissaient. Et aussi son refus de croiser mon regard depuis que nous
avions quitté le bureau du Doyen Elders.
— Prends ta douche la première, ensuite nous parlerons, dit-il
d’une voix sourde qui ne souffrait aucune contestation.
Et il disparut dans sa chambre sans me laisser le temps de
répondre.
Olivia fit la moue.
— J’en connais un qui n’est pas content.
— Je peux dormir avec toi ?
Je ne plaisantais qu’à moitié.
Elle s’adossa à la porte qui faisait face à la mienne, un demi-
sourire aux lèvres. Ses boucles drues encadraient son visage et des
cernes creusaient ses yeux.
— Ma chambre t’est ouverte, mais sérieux, il faut que tu lui
parles. Il ignorait de toute évidence ce que les dieux attendaient de
toi. Comme nous tous.
Je grattai ma joue crasseuse.
— Je… Je ne suis même pas sûre que je devais le dire.
— Ça change quelque chose ?
— Pas vraiment. Mais je ne voulais pas vous inquiéter.
— Je comprends ça. Et je suis sûre que lui aussi, mais il y a des
choses qu’on ne doit pas cacher à ceux qui vous aiment.
Olivia me tourna le dos pour ouvrir sa porte.
— Parle-lui.
Comme si j’avais le choix de toute façon.
— Merci.
Elle hocha la tête avant de disparaître dans sa chambre. Poussant
un long soupir totalement déplacé, je pénétrai à mon tour dans ma
chambre. Mes yeux furent attirés par le lit à deux places, et je laissai
échapper un grognement.
— D’abord la douche. Ensuite grosse engueulade, des excuses
sincères, et après ça, dodo.

*
* *
En sortant de la douche, je fus ravie de découvrir que quelqu’un
avait préparé un jean et un tee-shirt propres à ma taille. Très
certainement Aiden pendant que je monopolisais l’eau chaude. C’était
tellement son genre, même quand il était en colère contre moi.
Profitant de ces quelques minutes de répit, je m’assis en tailleur sur le
lit. Les murs de la chambre étaient peints d’une jolie couleur bouton
d’or, la porte et les fenêtres renforcées de titane, de même que la tête
de lit et la table basse. Sur le mur en face de moi, un tableau
représentant Artémis à la chasse avec son arc et ses flèches, encadré
du même métal.
On aurait dit que ces gens s’attendaient à voir des démons surgir
de sous leurs lits. Mais je n’avais pas choisi cette position de bouddha
seulement pour observer le décor. Depuis son intervention après la
mort de Léa, Seth était étrangement silencieux. Comme s’il était parti,
en fait. Le cordon était toujours là, mais sa présence caractéristique
n’était plus perceptible. Comme avant mon Éveil, lorsque mon esprit
et mon corps n’appartenaient qu’à moi.
Fermant les yeux, je me concentrai sur la connexion. Le canal était
toujours ouvert, bourdonnant doucement, à peine audible.
Mais Seth ne se trouvait pas à l’autre bout.
La concentration me fit grimacer. Ces appels longue distance
internes totalement bizarres auraient dû fonctionner dans les deux
sens. J’étais peut-être dingue de vouloir le contacter, mais le silence
de Seth me rendait nerveuse. Ça ne lui ressemblait pas. Il
manigançait quelque chose. Forcément.
Seth ?
Je l’appelai plusieurs fois. À un moment donné, j’entendis l’eau
couler, puis s’arrêter. Le bruit sourd d’une porte que l’on referme
quelques minutes plus tard. Et pendant tout ce temps, je restai assise
en tailleur comme si je voulais méditer sans y parvenir.
La porte du salon s’ouvrit et Aiden entra dans ma chambre,
chargé d’un saladier de fruits et d’une assiette de tranches de dinde
rôtie.
— Je t’apporte une offrande de nourriture… Qu’est-ce que tu
fais ?
— Rien.
Je rougis en tapotant le lit à côté de moi.
— Je meurs de faim. Merci.
J’étais très étonnée qu’il m’apporte à manger.
Aiden s’assit à côté de moi, disposant la nourriture entre nous. Il
sentait le savon et les épices. Farfouillant dans l’assiette, il préleva
une tranche épaisse qu’il me tendit.
— Aiden…
— Mange d’abord.
Je fronçai les sourcils, mais il approcha la viande de ma bouche et
je salivai. J’acceptai son offrande et nous passâmes les minutes
suivantes à nous gaver de viande et de fruits. Tandis que je
pourchassais une framboise mûre à souhait au fond du saladier, il se
pencha vers moi pour ramener une mèche de cheveux humides
derrière mon oreille. Je relevai la tête et nos regards se vissèrent l’un
à l’autre. Tout l’oxygène s’échappa de mes poumons. Aiden allait sans
doute m’étrangler, mais ce que je voyais dans ses yeux vif-argent
était… carrément waouh.
Il recula pour m’observer, scrutant l’émoi qui enfiévrait mes joues.
— Avant d’aller plus loin, ce que tu as fait avec ces automates
était réellement incroyable. Je n’ai pas eu l’occasion de te le dire,
mais je voulais que tu le saches.
Je clignai les yeux.
— Ah oui ?
— Oui. La puissance que tu as déployée… c’était grandiose et
magnifique. Très impressionnant.
Je baissai les yeux sur le plateau vide.
— Si je n’avais pas utilisé toute mon énergie, j’aurais pu sauver
Léa.
Ses doigts trouvèrent mon menton, qu’il releva.
— Ne te reproche pas ce qui lui est arrivé. Ce n’est pas ta faute si
elle est morte. Et si tu ne t’étais pas servie de tes pouvoirs, nous
aurions tous péri.
J’acquiesçai. Mais c’était plus facile à dire qu’à accepter.
— Tu as terminé ?
Aiden montrait l’assiette et le saladier, qu’il posa sur la table, et je
hochai de nouveau la tête. Le silence nous enveloppa et il me
dévisagea longuement, au point de me rendre mal à l’aise. Il soupira.
— Comment as-tu pu me cacher ça, Alex ?
— Je ne voulais pas que tu t’inquiètes, répondis-je piteusement, et
il plissa les yeux.
— C’est des conneries, Alex.
Je sursautai, les yeux écarquillés.
— Nous sommes dans ce… dans cette situation difficile ensemble
jusqu’au cou, pas vrai ? Nous sommes prêts à tout l’un pour l’autre, je
me trompe ?
Il ne me laissa pas le temps de lui répondre, maintenant qu’il était
lancé.
— Nous nous aimons. Tu peux dire que c’est bête ou que je suis
vieux jeu, mais je considère que ça veut dire que nous ne devons pas
avoir de secrets l’un pour l’autre, surtout des secrets potentiellement
dangereux que l’autre devrait vraiment connaître.
J’avais le visage en feu pour une autre raison maintenant.
Tout ce qu’il disait était vrai. Le laisser dans l’ignorance partait
d’une bonne intention, mais il avait raison.
— Je suis sincèrement désolée. J’aurais dû te le dire dès que je l’ai
compris.
Il fronça les sourcils.
— Quand est-ce que tu as compris ça ? Attends. Lorsque nous
étions aux enfers, c’est ça ? Tu n’étais plus la même à notre retour.
Par les dieux. Il était très fort.
— Quand j’ai parlé à Solaris. Les pièces se sont mises en place, et
j’ai confronté ma version avec celle d’Apollon. Il a confirmé que les
dieux voulaient que je devienne le Tueur de Dieux et que je les
débarrasse du dieu fauteur de troubles.
Aiden jura entre ses dents.
— Quelquefois, j’ai envie de démolir cet enfoiré.
— Bienvenue au club.
Il ne dit plus rien pendant quelques instants.
— Ils veulent que tu combattes Seth et que tu procèdes au
transfert d’énergie. Et ils espèrent ensuite que tu combattras ce dieu ?
J’opinai du chef.
— Je n’aime pas ça… Je ne veux pas que tu le fasses.
La colère couvait dans son regard.
— C’est trop dangereux. Toutes les parties de leur plan. Sans
parler du risque que Seth absorbe tes pouvoirs, ce ne sera pas facile
d’éliminer un dieu. C’est totalement insensé.
C’était complètement dingue, j’étais d’accord, mais depuis quand
ma vie était-elle sensée ? Je me rapprochai de lui.
— Mais ce doit être fait, Aiden. Même si nous parvenons à arrêter
Lucien et Seth, ce dieu tentera autre chose. Regarde tous ces gens qui
y ont déjà laissé la vie.
— Je m’en…
Il s’interrompit de lui-même.
— Tu quoi ?
Il releva les yeux, les traits crispés.
— J’allais dire que je m’en fiche. Si ta vie est en jeu, je me fiche
des autres.
Je ne savais pas quoi lui répondre, mais je savais ce que ça lui
coûtait de l’admettre. Par les enfers, cela coûterait à n’importe qui.
Mais c’était la vérité, et il arrivait que la vérité soit laide, immorale ou
injuste. Cela n’en restait pas moins la vérité.
Aiden baissa la tête en soupirant.
— Et si je te demandais d’y renoncer ?
J’ouvris la bouche sous le coup de la surprise, mais aucun son n’en
sortit. Aiden secoua la tête.
— Je suis conscient que je ne peux pas te demander ça. Que c’est
totalement égoïste. Ne réponds pas à cette question, d’accord ?
Les larmes me montèrent si rapidement aux yeux que je crus être
incapable de les retenir. Par miracle, je parvins à les ravaler. Il fallait
que je lui dise aussi qu’il y avait de grandes chances que je ne m’en
sorte pas vivante. Je n’avais pas abandonné tout espoir, parce que
Deacon m’avait donné le coup de pied aux fesses qu’il me fallait, mais
cela restait une possibilité.
Aiden poussa un grognement rauque et m’attira vers lui. Je
grimpai sur ses genoux et il referma les bras autour de moi, me
serrant si fort contre lui que je sentais battre son cœur. Je ne pouvais
pas lui dire ça maintenant. Je crois que je ne le pourrais jamais.
Parce que c’était comme ça avec les vérités et les secrets. Parfois,
la vérité n’était pas bonne à dire. Le mensonge était plus sain. Et si
avouer un secret était parfois libérateur, dans certains cas cela
détruisait les gens. Je n’étais pas fière de moi quand je fermai les
yeux. La culpabilité me pesait sur l’estomac comme des cailloux
tranchants, mais ce secret-là ne devait pas être partagé.
Aiden finit par relâcher son étreinte et ses mains glissèrent de mes
épaules. Il me tint devant lui, ses yeux fouillant mon visage.
— As-tu eu des maux de tête récemment ?
Soulagée par ce changement de sujet, je répondis par la négative.
— Pas depuis… la mort de Léa. Seth était là tout de suite après,
mais maintenant il est parti. Je veux dire, je sens toujours la
connexion, mais c’est bizarre. Comme s’il était en vacances.
Aiden haussa un sourcil.
— Il prépare quelque chose.
Un petit sourire étira mes lèvres.
— Exactement ce que je me suis dit.
— Les grands esprits se rencontrent.
Il me caressa la lèvre inférieure avec la pulpe de son pouce.
— Tu dois être lessivée.
Je haussai les épaules.
— Toi aussi.
— Nous devrions nous reposer.
Sa main remonta sur mon épaule.
— Marcus ne sera pas content si tu dors ici.
— Je sais.
Il s’adossa à la tête de lit, les yeux mi-clos.
— On va devoir cesser de dormir dans le même lit.
Je fis la moue et Aiden gloussa.
— J’ai dit dormir dans le même lit, Alex. Ce à quoi je pense
n’implique pas de dormir.
— Ah.
Une chaleur torride me parcourut comme une douche brûlante.
— Oh.
Un sourire incurva lentement ses lèvres tandis que ses mains
descendaient le long de mes bras jusqu’à mes hanches. Cette moiteur
étourdissante pénétra au cœur de mes os.
— Un peu lente à la détente ?
J’éclatai de rire et… c’était bon. Me penchant en avant, j’appuyai
mon front sur le sien.
— Désolée. Je ne pense pas qu’à ça, contrairement à certains.
— Que tu dis.
Il m’empoigna les hanches.
— C’est ce qu’on va voir.
Aiden bougea si vite que je me retrouvai sans transition allongée
sur le dos, et il me surplombait. Il inclina la tête et ses lèvres
effleurèrent tout doucement les miennes. Ce bref contact me fit
presque perdre la tête.
— Je t’aime, dit-il, et ce furent les derniers mots qui furent
prononcés avant un long moment.
CHAPITRE 36

Aiden n’avait pas quitté le lit, et je supposais donc que cette


histoire de ne plus dormir ensemble n’était pas encore à l’ordre du
jour. Ce qui m’allait très bien. Après… nos activités, suivies de
quelques heures de sommeil, puis d’une autre période « d’activité »,
on frappa à la porte.
Nous échangeâmes un rapide regard.
— Euh, je vais ouvrir, puisque c’est ma chambre ?
Aiden hocha la tête et je me levai, mais il me retint par le bras.
— Tu devrais peut-être d’abord t’habiller.
— Oh. Ha.
Je gloussai tout en cherchant mes vêtements.
— Bien vu.
— Oui, hein ?
Sautant à cloche-pied, j’enfilai mon jean.
— Je reviens tout de suite !
Sûre qu’Aiden ne se gênait pas pour mater, j’étais rouge comme
une tomate lorsque j’arrivai à la porte. L’ouvrant juste suffisamment
pour me glisser dans l’entrebâillement, je reconnus Dominic.
— Salut, dis-je, espérant ne pas avoir les cheveux en bataille
d’une fille qui vient de s’envoyer en l’air.
Le visage de la Sentinelle demeura impassible.
— Désolé de te réveiller, mais des gens viennent d’arriver. L’un
d’entre eux, si j’ai bien compris, était Instructeur sur l’île des Dieux.
— Vraiment ? Quelle coïncidence. Où sont-ils ?
— Dans le bureau du Doyen pour le moment. J’ai déjà prévenu
ton oncle. J’ai frappé à la chambre de la Sentinelle St. Delphi, mais…
— Oh. Oui, euh…
J’étais presque certaine d’être aussi écarlate qu’un camion de
pompier.
— Il a le sommeil lourd.
— Je vois.
Dominic recula.
— Si tu veux accompagner ton oncle, je vous attendrai dehors. Tu
devrais avoir le temps de te préparer. Ton oncle a… le sommeil lourd,
lui aussi.
Quoi ? Je compris alors le sous-entendu. Beurk, beurk, beurk.
Je battis en retraite dans la chambre, refermai la porte et m’y
adossai.
— Par les dieux, c’est gênant. Tu as entendu ?
Aiden était déjà debout à côté du lit et boutonnait son pantalon.
Mes yeux suivirent le mouvement de ses doigts, puis remontèrent sur
son ventre plat.
— Oui. Il n’a pas dit de qui il s’agissait ?
Je n’avais pas soif, mais j’avais quand même la bouche sèche.
— Non. Juste que c’était un Instructeur. Tu crois qu’on devrait
aller voir ?
— Évidemment.
Ses muscles se dessinèrent quand il leva les bras pour enfiler son
maillot.
— Je pense que ce sera une bonne chose de voir un visage
familier.
Et moi, je pensais surtout que ce serait une bonne chose qu’il
enlève ce maillot, mais on ne me demandait pas mon avis. Après un
coup de brosse à ma tignasse, je glissai une dague dans la poche
arrière de mon jean et tirai mon tee-shirt par-dessus la poignée.
Ne jamais sortir sans une dague.
C’était le soir, et le fond de l’air était frais pour la saison quand
nous rejoignîmes Dominic et mon oncle. Nous étions assez haut dans
la montagne, mais j’étais quasi sûre que nous étions début mai. Je me
promis mentalement de trouver très vite un calendrier.
— Je me demande qui ça peut être, dis-je, un peu tendue.
J’allais sûrement faire une crise d’hyperactivité.
— Je n’en sais rien, répondit Marcus.
J’accélérai l’allure pour ne pas me laisser distancer par les deux
hommes aux longues jambes.
— Qui a pu s’en sortir, à votre avis ?
— Beaucoup des Instructeurs ne se trouvaient pas sur le campus
au moment de l’attaque de Poséidon.
— C’est vrai. Ils étaient en vacances.
J’enfouis mes mains dans les poches de mon jean.
— Donc ça peut être n’importe qui.
Marcus me dévisagea, un sourcil haussé.
— N’importe qui, en effet.
Je retirai les mains de mes poches.
— Pourquoi Diana n’est pas venue ?
Mon oncle me fusilla du regard et je souris de toutes mes dents.
— Enfin, j’espère que c’est quelqu’un que je connais.
J’étais sur le point de refourrer les mains dans mes poches, mais
Aiden intercepta mon poignet en fronçant les sourcils.
— C’est quoi, ton problème ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu te comportes comme si tu étais montée sur des ressorts.
Je lui retirai ma main.
— Je ne sais pas. Je suis juste agitée.
— Il ne manquait plus que ça, grommela Marcus.
Lui jetant un regard noir, je m’efforçai de limiter mes
mouvements. Ce n’était pas de l’hyperactivité. J’étais juste nerveuse,
mais il n’y avait pas de raison. Enfin, pas plus que d’habitude, mais
c’était autre chose. Les marques de l’Apollyon progressaient sur ma
peau, formant lentement des glyphes. Les escaliers ne me parurent
pas si terribles cette fois-ci. Comme toujours, deux Gardiens étaient
en faction au bout du couloir devant les portes du Doyen. Ils les
ouvrirent en s’écartant pour nous laisser passer et nous entrâmes
dans le bureau. La curiosité avait pris le pas sur ma nervosité au
cours de la montée des marches.
Je fouillai la pièce du regard, et mes yeux s’arrêtèrent d’abord sur
le Doyen Elders, puis au fond de la pièce, près de la fenêtre ovale, sur
la silhouette qui se tenait dans la lumière et nous tournait le dos.
Aiden et moi demeurâmes en retrait tandis que Marcus s’avançait
jusqu’au bureau. Je n’étais pas certaine que notre présence soit
désirée.
— Doyen Andros, le salua le Doyen Elders en inclinant
légèrement le buste. Merci d’être venu. Notre nouvel hôte s’est
montré très heureux d’apprendre que des collègues de l’île des Dieux
avaient atteint notre campus.
L’homme près de la fenêtre se retourna lentement, et je reconnus
ses cheveux sombres qui s’éclaircissaient sur les tempes, son teint
bistre et ses yeux noirs comme de l’obsidienne. Ma mâchoire se
décrocha jusqu’au plancher.
— C’est une plaisanterie ?
L’Instructeur Romvi se fendit d’un sourire crispé.
— Je suis également heureux de vous revoir, mademoiselle
Andros.
Eh bien, mes soupçons que des membres de l’Ordre de Thanatos
avaient échappé à Seth et à ses Sentinelles étaient fondés. L’un d’eux
se tenait devant moi.
Aiden et Marcus se rapprochèrent tous les deux de moi, dague au
clair. Le pauvre Doyen de l’Université semblait sur le point de faire
une attaque.
— Gardiens ! appela-t-il en battant en retraite derrière son
bureau, comme pour y chercher protection au cas où les choses
tourneraient mal.
Les portes s’ouvrirent derrière nous et les deux Gardiens
apparurent, le regard à l’affût. Dominic tira également sa dague.
— Que se passe-t-il, par les enfers ?
Tout cela n’était pas nécessaire. Je n’étais plus un cadet en
formation. J’étais l’Apollyon, en pleine possession de sa puissance.
J’attendais Romvi de pied ferme. Il me tardait même de pouvoir
balancer cet enfoiré par la fenêtre.
— Cet homme appartient à l’Ordre de Thanatos, qui a tenté de
tuer Alex.
Aiden bouillonnait de colère, et je m’attendais presque à ce que
quelque chose s’enflamme.
— Il ne fait pas partie de nos amis.
L’instructeur Romvi joignit les mains devant lui.
— Si ma mémoire est bonne, ce n’est pas moi qui ai mené cette
mission, qui a d’ailleurs été couronnée de succès, si je puis me
permettre.
Oh, ce n’était pas la chose à dire.
La posture d’Aiden indiquait qu’il était sur le point de péter un
câble.
— C’est exact, mais vous êtes un membre de l’Ordre et vous
êtes…
— En mesure de tuer l’Apollyon ? l’interrompit Romvi. En effet.
Mais je ne suis pas stupide. Il semble que Mlle Andros ait de
nombreux dieux de son côté, et l’unique mission de l’Ordre est de
servir les dieux.
— Ce qui signifiait me tuer ? demandai-je en croisant les bras.
— À ce moment-là, oui.
— Et ce n’est plus le cas ? Nous sommes censés vous croire ?
Romvi pencha la tête sur le côté.
— Nous sommes dans le même camp, mademoiselle Andros.
Cette impression de nervosité, comme si j’avais absorbé trop de
caféine, était de retour et me nouait les tripes. Les runes filaient
maintenant sur ma peau à une vitesse étourdissante.
— Et de quel camp s’agit-il, Romvi ?
— Du seul qui mérite d’être rallié, répliqua-t-il. À la guerre, il n’y
a qu’un seul camp qui vaille la peine qu’on le rejoigne, c’est le camp
des vainqueurs. Et ne vous y trompez pas, mademoiselle Andros,
nous sommes en guerre.
— Vous ne m’avez jamais paru du genre très philosophe, dit
Aiden.
Le sourire de Romvi ne faiblit pas.
— Je suis certain que je n’ai jamais eu l’air de grand-chose à vos
yeux, St. Delphi.
Aiden lui répondit, mais je n’écoutais plus. Un sentiment étrange
s’était emparé de moi, comme celui que j’avais éprouvé dans la salle
de guerre dans le palais d’Hadès. Cette impression que quelque chose
m’échappait, quelque chose que j’aurais dû voir. En beaucoup plus
puissant.
— Dans les temps comme ceux que nous vivons, nous devons
faire taire nos inimitiés.
Romvi ne s’était pas rapproché, mais sa présence était étouffante.
— Nous devons travailler main dans la main.
— Nous sommes toujours en guerre, murmurai-je, me sentant de
plus en plus bizarre.
Romvi haussa un sourcil impavide.
— Vous n’avez pas oublié mes enseignements. Vous m’en voyez
ravi.
Une idée des plus étranges me traversa alors. Lorsque Romvi et
moi avions combattu l’un contre l’autre à l’entraînement, que m’avait-
il dit ? Que je devrais me couper les cheveux. Il avait mentionné la
vanité, mais le souvenir de cette salle de guerre était très vif à ma
mémoire et je me rappelai du commentaire de Perséphone.
« Il adore couper les cheveux de ceux qu’il a vaincus pour les
exposer à la vue de tous. »
Je décroisai lentement les bras. Mon cœur s’accéléra. Romvi me
regardait avec curiosité, comme s’il attendait quelque chose. Le
souvenir des paroles de Perséphone se mit en place rapidement. « À
ses yeux, seule la guerre est belle, et ce qu’elle laisse dans son
sillage… » Qu’avait-elle dit de lui ? Qu’en dehors de la guerre, rien
n’existait pour lui.
— On ne devrait jamais tourner le dos à la guerre, dis-je en
glissant un bras derrière moi. C’est aussi ce que vous disiez.
Et je me rappelais aussi que Perséphone avait dit la même chose
au sujet d’…
Romvi baissa les yeux.
— Non. On ne devrait jamais tourner le dos à la guerre. Je crois
que c’est pour cette raison que nous en sommes arrivés là. Les
imbéciles lui ont tourné le dos, alors qu’elle n’a jamais cessé.
Soudain, cette étrange impression de déjà-vu et l’apparition de
mes marques prenaient tout leur sens. Ce n’était pas de la nervosité
ou de l’hyperactivité. Non, rien de tout ça. Et les automates. Il y avait
un autre dieu capable de les commander – des créatures faites pour
combattre. Et les armées de mortels qui soutenaient Lucien. Tout se
mettait en place.
Par tous les démons des enfers.
À la vitesse de l’éclair, je tirai ma dague du Covenant de la poche
arrière de mon jean. Avec une précision parfaite, je la lançai à travers
la pièce.
La lame s’enfonça profondément dans la poitrine de Romvi avant
qu’il puisse réagir.
— Par les enfers ! explosa Marcus, pivotant vers moi. Qu’est-ce
qui te…
Aiden me dévisageait, les yeux écarquillés.
— Alex… ? Par tous les dieux…
Le Doyen de l’Université fit un pas vers Romvi, mais se figea
immédiatement. Et Marcus et Aiden se calmèrent aussi sec, parce que
l’Instructeur était toujours debout.
Et il riait aux éclats.
Marcus recula d’un pas.
— Mais qu’est-ce… ?
Les deux Gardiens et Dominic échangèrent un regard puis se
déployèrent autour du Doyen, lui faisant un rempart de leur corps, et
l’entraînèrent en direction de la porte.
Le rire de Romvi se tut.
— Je commençais à croire que vous n’étiez pas si futée,
mademoiselle Andros.
Soudain, un halo bleu chatoyant entoura le corps de l’Instructeur,
tourbillonnant autour de lui jusqu’à nous cacher l’homme derrière la
sinistre lumière divine. Puis le halo reflua, révélant celui qui se tenait
derrière.
Arès était impressionnant.
Dépassant de loin les deux mètres, il ressemblait à Godzilla par la
taille et la corpulence. Une musculature plus développée qu’un
lutteur professionnel, genre Apollon sous stéroïdes. Il était vêtu d’un
pantalon de cuir et d’une tunique trouée par la dague toujours
plantée dans son thorax. Des bandelettes semblables à des serpents
recouvraient ses biceps, mais quand il leva un bras, je me rendis
compte que c’était des serpents vivants couleur bronze qui palpitaient
et ondulaient autour de ses bras.
— Par tous les démons des enfers, murmurai-je.
Arès saisit d’une main gigantesque la poignée de la dague, qu’il
arracha de son thorax. L’arme devint poussière entre ses mains.
— Ce n’était pas très gentil, mademoiselle Andros. Les dieux et le
Conseil redoutent le Premier, mais qui lance des dagues sur un dieu ?
Je mentirais si je disais que je n’étais pas effrayée. Arès était le
dieu de la guerre et de la destruction. Des armées tremblaient devant
lui et des nations entières tombaient sous son courroux. Il avait
enfanté les dieux de la terreur et de la panique. Tout ce qu’il était
m’emplissait d’effroi, comme toutes les créatures vivantes.
C’était certainement lui, le dieu à l’origine de la lignée de Seth,
celui qui œuvrait dans l’ombre avec Lucien.
Et nous étions faits comme des rats.
Maintenant, au moins, je savais pourquoi Romvi était sur mon dos
jour et nuit, et dimanche compris. Cela me frappa soudain. Je m’étais
battue avec Arès. Par tous les dieux…
Son regard froid sans expression nous balaya.
— Vous restez silencieux ? Personne ne se prosterne à mes pieds
pour crier grâce comme des multitudes avant vous ? Quelle
déception. Mais le temps viendra.
— Comment ? bégaya Marcus.
— Comment quoi ?
Arès haussa ses sourcils charbonneux.
— Comment j’ai pu me trouver sous vos yeux pendant tout ce
temps ? De la même façon qu’Apollon, j’imagine. Je l’évitais quand il
était dans les parages et il ne m’a jamais senti. Mon très cher frère se
doutait de quelque chose, j’en suis certain, mais… disons qu’il n’est
pas aussi malin qu’il le pense.
— Que voulez-vous ?
J’étais fière que ma voix ne tremble pas.
Arès s’épousseta la main.
— Oh, tu sais ce que c’est. Je veux… tout. Et pour cela, je veux
que tu te connectes au Premier.
Consciente du déplacement de Marcus et Aiden derrière moi, je
levai le menton.
— Ça n’arrivera jamais.
Il soupira.
— J’espérais ne pas avoir besoin de recourir aux vieux clichés,
mais je me rends compte que je vais y être obligé. Tu pourrais rendre
tout cela si facile, totalement indolore. Tu sais qui je suis et de quoi je
suis capable. Apollyon ou pas, tu ne peux pas espérer me battre. Je
suis le dieu de la guerre. Alors je recommence : Je veux que tu te
connectes au Premier, sinon…
Je ne lâchai rien.
— Sinon quoi ? Vous allez rester planté là et me fusiller du
regard ? Vous ne pouvez pas me tuer. Et vous ne pouvez pas m’obliger
à me connecter au Premier.
Le sourire cruel qui incurva ses lèvres me glaça les sangs.
— Tu as raison et tu as tort. Je ne peux pas te tuer, mais je peux te
plier à ma volonté et te faire souhaiter la mort. Et je peux tuer tous
ceux que tu aimes.
Arès étendit un bras devant lui et plusieurs choses se produisirent
en quelques fractions de seconde. Le Gardien le plus proche fut
projeté à travers la pièce et traversa la fenêtre par laquelle j’avais
prévu de faire passer Romvi alias Arès. Le second Gardien s’avança et
Arès ferma le poing. Le Gardien s’effondra au sol, le sang coulant à
flots de son nez, de sa bouche et de ses oreilles. Dominic fut le
suivant. Propulsé en arrière, son corps se tordit en plein vol, ses os
perçant la peau. Il n’était plus qu’un pantin désarticulé quand il
toucha le sol. Arès se tourna ensuite vers le Doyen de l’Université. Il
fit pivoter son poignet et la tête du Doyen Elders suivit le
mouvement. Le craquement de ses os résonna dans toute la pièce.
Aiden me contourna et une terreur pure me coupa le souffle. Dans
une vision d’horreur, je les imaginai, Marcus et lui, à la place de
Dominic. Arès allait les tuer. Tout allait bien trop vite, mais il était
hors de question que je laisse une telle chose arriver.
Je fis la seule chose à ma portée.
Levant un bras vers la porte, j’invoquai l’air élémentaire pour
l’utiliser contre Aiden et Marcus. La rafale qui se forma était si
puissante qu’ils n’eurent d’autre choix que de s’y soumettre.
L’espace d’une seconde, je croisai le regard d’Aiden avant qu’il soit
refoulé dans le couloir en même temps que Marcus, et je lus l’horreur
dans ses yeux vif-argent. Il y avait de fortes chances qu’il ne me le
pardonne jamais.
Les lourdes portes se refermèrent sur eux et je les verrouillai de
l’intérieur.
— Quel rabat-joie, dit Arès en gloussant doucement. Moi qui me
faisais une joie d’arracher le cœur de St. Delphi sous tes yeux. Mais
nous aurons tout le temps plus tard.
Je me retournai lentement, le souffle court, et Arès me fit un clin
d’œil.
— C’est entre toi et moi, maintenant.
— Brrr, je tremble de peur.
— Ah, c’est tout toi. Le sarcasme pour conjurer la peur.
Ses lourdes bottes ébranlèrent le sol quand il fit un pas en avant.
— Comment disent-ils, déjà ? Que tu es insolente ?
Ma poitrine se souleva tandis que des poings martelaient la porte
derrière moi. L’épaisse couche de titane assourdissait leurs voix.
— C’est ce que certains disent, en effet.
— Hmm…
Arès pencha la tête sur le côté, les sourcils haussés.
— Tu sais ce que j’en pense, moi, de ton insolence ? Que ce n’est
qu’un moyen de masquer tes blessures.
— Quoi ?
Son sourire s’élargit.
— Tu as l’air surprise. Tu crois que je ne te connais pas ? Que je ne
t’ai pas observée depuis le début comme Apollon ? Je suis seulement
plus malin que lui. N’oublie pas que je suis un grand stratège.
— J’ai été espionnée par le dieu de la guerre ? Waouh, je suis
privilégiée. Les autres dieux ont l’habitude de faire ce genre de trucs
relou, mais toi ? Waouh. Oui, je crois que je peux te tutoyer après une
telle intimité.
Il éclata de rire une nouvelle fois, un son mélodieux mais
dépourvu de chaleur.
— Tu es amusante. Et très jolie, aussi. Je comprends que Seth
t’apprécie autant.
— J’imagine que si tu es là, Seth ne doit pas être très loin.
Arès se contenta de sourire, et les poings sur la porte
retentissaient toujours.
— Comment as-tu fait pour me trouver, d’ailleurs ? demandai-je
pour gagner du temps – du temps pour quoi, je ne le savais pas très
bien.
— Oh, j’ai des amis partout, petite. Des moyens de contourner les
talismans stupides.
Encore un pas et il n’était plus qu’à soixante centimètres de moi.
— Tu trembles, chuchota-t-il.
Je tremblais ?
— Très récemment, tu es descendue aux enfers. Aurais-tu
l’amabilité de me dire pourquoi ?
Ma gorge se noua, m’empêchant de respirer.
— Bah, si tu l’ignores, c’est que tu n’as pas des amis partout.
Arès me gratifia d’un petit sourire affecté.
— Charmante. Tu vas me dire ce que tu faisais aux enfers ou tu ne
pourras plus parler du tout. À toi de choisir.
Je me refusai à reculer, en dépit de mon instinct qui me hurlait le
contraire.
— Je croyais que je devais finir par implorer la mort. Comment
ferai-je si je ne peux plus parler ?
Il éclata de rire une fois de plus.
— Tu es tellement naïve, petite. On peut implorer la mort
autrement qu’avec des mots.
— Ah oui ?
Ma voix se fêla un peu et je fis la grimace.
Ses yeux entièrement blancs étincelèrent.
— J’en ai été témoin sur les champs de bataille. Le corps se tasse
sur lui-même quand il désire mourir. Comme un cri silencieux
implorant le coup de grâce. Il y a aussi les yeux, qui parlent même
quand la langue en est devenue incapable. Et l’âme est si mal en
point quand elle appelle la mort qui lui est refusée qu’elle dégage une
odeur de décomposition fétide.
Mon sang se glaça dans mes veines. Je compris en cet instant que
j’aurais beau lutter, tout cela… finirait mal.
— Alors, sauf si tu veux connaître ces choses-là par toi-même, dis-
moi ce que tu es allée faire aux enfers, et ensuite soumets-toi.
Je déglutis, grimaçant au son des poings sur la porte.
— La soumission, ce n’est pas du tout mon truc.
— Tu peux encore changer d’avis.
Il avait l’air courtois.
— Regarde la chose rationnellement, petite. Tout ce que je veux,
c’est que tu te connectes avec Seth. Que tu le laisses accomplir ce
pour quoi il a été créé. Rien de plus. Il prendra soin de toi. Tu le sais.
Où est le problème ?
— Il me dépossédera de ce que je suis.
— Et alors ? Tu seras heureuse et vivante. Tu ne manqueras de
rien.
Il inclina la tête, me regardant par en dessous d’un air mutin.
— Je laisserai même en vie ceux que tu aimes. C’est un marché
gagnant/gagnant.
— Sauf pour les dieux que tu veux éliminer, et les milliers, pour
ne pas dire les millions, de gens qui périront.
Il haussa les épaules.
— Les risques de la guerre.
— Tu me donnes envie de vomir.
— Je ne dis que la vérité.
Mon estomac se souleva.
— Pourquoi… pourquoi fais-tu cela ?
— Et pourquoi pas ?
Il me tapota le menton du bout d’un long doigt.
— Cela fait trop longtemps que les Olympiens sont assis sur leur
trône les bras croisés. Ils ont laissé le monde aux mains des enfants
des demi-dieux et des mortels pendant que nous dépérissons d’ennui
sur l’Olympe. Ce monde devrait être à nous.
Je secouai la tête.
— Le monde appartient à l’humanité.
— Le monde appartient aux dieux ! rugit-il, les yeux lançant des
éclairs. À moi et à tout autre dieu qui voit la vérité. Voilà à qui le
monde appartient.
Mes doigts se recroquevillèrent désespérément.
— Pourquoi ne pas me conduire à Seth ? Pourquoi essayer de me
convaincre ?
— Eh bien, je ne peux pas non plus te faire apparaître devant lui,
n’est-ce pas ?
— Tu manques d’imagination ?
J’éclatai d’un rire forcé.
— Tu pourrais m’assommer et m’embarquer dans une voiture.
Pourquoi prends-tu cette peine ?
Il fronça les sourcils et un muscle se contracta sur sa mâchoire.
Mon pouls s’accéléra.
— Il y a autre chose. Tu ne peux pas me forcer à t’accompagner.
C’est ça ?
Le dieu bouillait de colère.
— Tu es l’Apollyon. Je ne peux pas te contraindre, mais garde à
l’esprit, petite, que je peux te faire très mal et que je n’hésiterai pas.
— La « petite » a du mal à le croire.
Un élan de courage étayait ma bravade, ce qui n’était jamais une
bonne combinaison.
— À moins que tu ne sois comme tous ces méchants qui adorent
soûler leurs victimes de longs discours barbants, j’aurais pensé que tu
préférais l’action aux mots.
Les lèvres d’Arès s’entrouvrirent.
— Tu ne sais pas ce que tu dis. Les règles qui protègent l’Apollyon
sont comme toutes choses dans la nature – équilibrées. Je ne peux
pas te contraindre, ni par un sort de compulsion ni par la force, mais
il existe d’autres moyens de te persuader.
— Tu es un très mauvais commercial. Pour la persuasion, tu
repasseras.
Il laissa échapper un long grognement sourd.
— Soumets-toi, ou prépare-toi au pire.
Je soutins son sinistre regard immaculé.
— Va te faire foutre.
Pendant quelques instants, il apparut presque déçu. Il affichait cet
air réprobateur des parents qui jugent leur enfant trop stupide pour
comprendre quelque chose, puis il se fendit d’un large sourire.
— Je ne crois pas que Seth appréciera, mais tant pis.
— Qu’est-ce que tu… ?
Arès bondit et se trouva devant moi en une demi-seconde. Seth
s’effaça de mes pensées et mon instinct prit les commandes.
J’invoquai l’akasha, consciente de ne pas pouvoir le tuer, mais
j’espérais le renvoyer sur l’Olympe la queue entre les jambes. Je me
trompais.
Il m’attrapa par le poignet et y imprima ce qui était certainement
pour lui une pression minimale, mais la douleur qui me transperça
me fit perdre ma concentration.
— Mes moyens de persuasion ne vont pas te plaire, petite.
Puis il me repoussa et je heurtai la porte avec tant de violence que
tout l’air fut expulsé de mes poumons. Hélas pour moi, son discours
de grand méchant dieu n’était pas que des paroles en l’air. Il pouvait
me faire très mal, c’était un fait, mais j’étais capable d’encaisser. Je ne
me soumettrais pas. L’enjeu était trop grand. Il y avait trop de vies
dans la balance. Je pouvais supporter ça et j’espérais surtout qu’il
oublierait Aiden et Marcus quand il aurait fini, ou ils seraient les
suivants et partiraient les pieds devant.
Je peux encaisser ça.
Me décollant du mur, je pivotai sur la droite, bras tendu devant
moi, mais à la place du thorax d’Arès il n’y avait plus rien et je
trébuchai.
— Tu me cherches ?
Je tournoyai sur moi-même ; il était derrière moi. Me laissant
choir au sol, j’effectuai un balayage… mais ne rencontrai que le vide.
— Continue à te fatiguer si tu veux.
Relevant la tête, je le trouvai adossé contre la porte, les bras
croisés. Il commençait sérieusement à m’énerver.
Je pris mon élan et bondis dans les airs dans un coup de pied
tournoyant parfait qui…
Deux bras me ceinturèrent par-derrière en plein vol et je laissai
échapper un hoquet de stupeur.
Il me tenait comme un vulgaire sac de riz.
— Je suis le dieu de la guerre, petite. Toutes les attaques que tu
connais, toutes les méthodes de combat, toutes les manœuvres, je les
connais aussi.
Merde.
— J’aurai toujours un coup d’avance sur toi. Tu ne peux pas lutter
contre moi.
Rejetant ma tête en arrière contre sa large et dure épaule, je
balançai mes jambes, mais Arès me lâcha. Chancelant sur mes pieds,
je découvris qu’il avait disparu.
Merde et merde.
Pivotant sur moi-même, je balançai… un coup de pied dans l’air.
Je fis volte-face et, soudain – par tous les dieux –, il me saisit par la
gorge et me souleva du sol tandis que je me débattais à coups de pied
et de griffes, trop paniquée pour songer à appeler l’akasha.
— Quand j’en aurai fini, tu souhaiteras la mort.
Ses doigts s’enfonçaient dans ma gorge, me coupant la
respiration.
— Tu l’imploreras par tous les moyens que je t’ai cités. Je t’ai
laissé le choix. Je t’ai laissée t’amuser. Maintenant, on ne joue plus.
Pendant une terrifiante seconde, je crus qu’il allait me broyer la
trachée et je me répétai que je pouvais encaisser ça. Mais je me
retrouvai soudain projetée en arrière, et percutai brutalement
l’aquarium. Des éclats de verre me lacérèrent le dos tandis que l’eau
et les poissons se déversaient autour de moi.
Je heurtai le sol sur le flanc. Des poissons colorés aux rayures
roses et bleues retombèrent sur moi et sur les dalles de marbre.
Respirant à fond pour repousser la douleur, je pris appui sur le sol
pour me relever. Je poussai un grognement quand un éclat de verre
m’ouvrit la paume, mêlant mon sang à l’eau.
Je peux encaisser ça.
Je me remis debout, le souffle court, et relevai la tête. Arès se
tenait devant moi. Sans un mot, il me gifla du revers de la main. Des
étoiles explosèrent devant mes yeux comme des feux d’artifice et
brouillèrent ma vision. J’atterris dans le fauteuil en cuir derrière le
bureau, la bouche en sang, les doigts crispés sur le bord de la table.
Je m’étais éclaté quelque chose. La joue ? Tout le visage ? Peu
importait. Et par-dessus la douleur palpitante, je les entendais
toujours marteler la porte.
Je peux encaisser ça.
Agrippant le clavier de l’ordinateur, je me jetai sur Arès, visant sa
tête. Le dieu l’intercepta, me l’arracha des mains et le brisa en deux
comme une brindille. Je reculai en chancelant, cherchant une arme.
Des dagues et des épées étaient suspendues au mur, mais il était sur
moi avant que je puisse les atteindre.
Arès me souleva du sol comme un chat sans défense. Avant que je
puisse me libérer, avant même de pouvoir sentir le goût de la peur
dans ma bouche, il me retourna comme une crêpe et me fracassa le
dos sur le coin du bureau renversé.
J’entendis et sentis un craquement sinistre. La douleur explosa
comme un éclair, irradiant d’un seul coup dans toutes mes
terminaisons nerveuses. Les sens saturés, je glissai sur le sol, les yeux
fixés sur le plafond. Quelque chose en moi s’était disloqué. Je le
sentais. Une souffrance ardente rugit dans mon tout corps comme un
coup de fusil. Un liquide chaud se répandait à l’intérieur de moi et si
je n’avais pas été l’Apollyon, si je n’avais été qu’une sang-mêlé
ordinaire ou une mortelle, ce dernier coup m’aurait été fatal.
Mais je ne mourrais pas et je ne pouvais plus bouger. J’étais
sévèrement touchée. Je ne sentais plus mes extrémités, mais tout le
reste de mon corps n’était qu’une torture. Et si quelqu’un savait
comment briser un adversaire pour l’immobiliser et en même temps
s’assurer qu’il puisse tout sentir, c’était forcément Arès.
Je peux encaisser ça… oh, par les dieux, je peux encaisser ça.
Arès me dominait de toute sa hauteur et souriait, les yeux
entièrement blancs.
— Tout ça peut s’arrêter maintenant, petite. Tu n’as qu’un mot à
dire.
Je déglutis avec difficulté et ma langue pesait sur ma glotte. Je
dus rassembler mes forces pour parler.
— Va… te… faire… foutre…
Le sourire d’Arès s’effaça et il se déplaça à la vitesse de l’éclair. La
douleur était maintenant omniprésente. Un nouvel os céda – ma
jambe, ou mon genou ? Je n’étais plus en état de le dire. J’ouvris la
bouche pour hurler, mais seul un gémissement s’en échappa.
Je… peux encaisser ça.
Il le fallait… Je le devais.
Quand il me cassa l’autre jambe, puis les côtes une à une, la
souffrance me submergea. Plus moyen de m’y soustraire – ni à l’aide
de respirations ni en me réfugiant ailleurs. Ma conscience
m’échappait mais je luttais contre le brouillard, parce que quand Arès
en aurait fini avec moi, si cela arrivait jamais, il s’en prendrait alors à
Aiden et Marcus, à toute l’Université. Il était le dieu de la guerre et
dévasterait tout sur son passage.
Mais la douleur… me gangrenait de l’intérieur. Elle s’infiltra
jusqu’aux replis obscurs où Alex existait encore, et elle finit par
m’engloutir. Je ne pouvais plus l’encaisser. Je ne pouvais plus la
supporter. Mes barrières s’effondrèrent et le cordon se mit à rugir,
mais le bourdonnement croissant était noyé dans l’atroce souffrance.
Le désespoir et l’impuissance plongèrent en moi leurs griffes acérées,
arrachant ce qui restait de mon être.
Je n’étais pas aussi solide que je l’avais cru, ou j’avais atteint mes
limites, et je voulais en finir – je désirais mourir. Je n’avais plus
aucune fierté. Plus aucune volonté. J’étais brisée et les fragments de
mon âme laissés aux quatre vents.
Arès m’empoigna par un bras réduit en miettes et me tira au
milieu de la pièce, sur les éclats de verre, les poissons morts et le sang
de ceux qui avaient déjà péri. Cette nouvelle lame de douleur me
parut insignifiante à côté de tout le reste, mais en périphérie de ma
vision je le vis choisir une dague.
Il se pencha sur moi, un rictus retroussant ses lèvres. Il brandissait
la lame, et le pire était encore à venir.
— Dis ce que je veux entendre.
J’étais anéantie et j’étais faible. Il avait gagné, et je voulais mourir,
mais cela m’était refusé – je hurlai quand la dague s’enfonça dans ma
chair.
Au second coup de lame, des éclairs d’ambre m’aveuglèrent, puis
refluèrent, mais… quelque chose avait changé. Entre mes os
pulvérisés et ma chair lacérée, un sentiment s’insinua qui m’était
étranger. Je n’en étais pas à l’origine, mais il était en moi. Une colère
glaciale et dure comme l’acier, une fureur sombre et sans fin.
Cette réaction ne venait pas de moi ; la minuscule partie
subsistante de mon être s’était roulée en boule et attendait, priant
pour que tout se termine. Elle avait jeté l’éponge, fuyant de nouveaux
tourments comme un chien maltraité. Elle voulait que tout s’arrête.
Elle désirait goûter au repos éternel.
Mais la fureur grandit encore, alors qu’Arès se penchait sur moi,
brandissant la lame rougie, et je compris qu’elle émanait de la
connexion qui me reliait au Premier.
C’était Seth.
Était-il en colère que j’aie refusé de suivre Arès ? Ou parce que
j’étais faible au point d’appeler la mort ? Ou était-ce autre chose, un
sentiment qui allait au-delà de nos oppositions, parce que Seth…
Seth devait ressentir tout ce que j’éprouvais. Il savait forcément, et ce
minuscule fragment qui subsistait de moi refusait de croire qu’il
fermerait les yeux. Ma souffrance était sa souffrance.
Le dieu éclata d’un rire froid.
— Je me demande, si l’on coupe la tête de l’Apollyon, est-ce
qu’elle repousse ? C’est ce que nous allons voir. Je crois que ça va te
plaire.
Une partie de moi mourut à ce moment-là, peut-être pas
physiquement, mais au niveau mental et émotionnel j’étais comme
morte. Quand tout serait terminé, je ne serais plus la même.
Des éclats de bois et de métal jaillirent et je sus que la porte avait
finalement cédé. Alors que le dieu abaissait sa lame, un corps
puissant le percuta. La dague se ficha dans le sol à côté de mon cou.
Le temps d’une inspiration douloureuse, ils étaient trois à se mouvoir
au-dessus de moi dans une danse macabre. Arès. Aiden. Marcus. Ils
étaient trop rapides pour que je puisse distinguer leurs mouvements,
trop proches les uns des autres.
Une nouvelle explosion illumina la pièce d’une lumière blanche
brillante comme le soleil. Un autre dieu venait d’arriver et je fus
aveuglée. Je respirais avec difficulté. Un liquide chaud coulait le long
de mon flanc gauche, formant une flaque rouge sur le sol. Mon sang ?
Celui de quelqu’un d’autre ? Les dieux… les dieux n’étaient pas faits,
comme nous, de chair et de sang.
J’entendis un rugissement inhumain et Arès se retourna, les yeux
fixés sur ce qui se trouvait derrière moi. Le dieu de la guerre étendit
aussitôt les bras. Une onde de choc traversa la pièce dévastée. Des
éclats de bois et des meubles cassés volèrent dans tous les sens, en
même temps que des corps sans vie… et Marcus et Aiden.
Une pluie rouge semblait à présent ruisseler du plafond.
Quelqu’un prononça mon nom, mais la voix paraissait lointaine.
Je luttai pour m’asseoir, je voulais voir Aiden et Marcus, m’assurer
qu’ils étaient indemnes, mais je ne pouvais pas bouger et je ne
pouvais pas respirer. Des mains se posèrent sur moi, mais j’avais
l’impression que ma peau ne m’appartenait plus. Des hurlements
retentissaient en arrière-plan et je voulais qu’ils se taisent – juste qu’ils
se taisent. J’eus l’impression que mon corps m’échappait lorsqu’on me
souleva, ma tête roulant sur le côté.
Où étaient-ils – où étaient Aiden et Marcus ?
L’horreur prit le pas sur la douleur, mêlée à la fureur de Seth. Les
marques s’étendaient sur ma peau et le cordon vrombissait
violemment. J’entendais des voix, une cacophonie de voix, et l’une
d’elles dominait les autres, si claire ; parlait-elle à voix haute ou dans
ma tête ?
— Lâche prise, Alex.
Ensuite, le néant.
CHAPITRE 37

Le néant, puis le retour à la douleur, d’abord dans les os fracturés


de mes orteils, remontant ensuite dans mes tibias et mes genoux
brisés, puis mon bassin pulvérisé, en vagues incandescentes. Quand le
feu atteignit mon crâne, je voulus hurler, mais ma mâchoire refusait
de s’ouvrir. Le cri me déchira de l’intérieur, silencieux mais furieux,
dans le goût du sang qui emplissait ma bouche.
La mort… par les dieux, je l’appelai mentalement à maintes
reprises. Incessante prière au dieu, qui qu’il soit, susceptible de
m’entendre, car la douleur menaçait de me faire perdre la raison.
Mais la douleur ne diminuait pas. Brûlante. Constante. Elle
continuait de me dévorer de l’intérieur jusqu’à ce que je parvienne à
ouvrir les yeux.
Ma vision, d’abord, était floue. Je ne distinguais qu’un halo bleu,
mais quand elle s’éclaircit, ce que je voyais n’avait aucun sens.
J’avais peut-être déjà basculé dans l’insanité.
Je contemplais le ciel – un ciel du bleu le plus lumineux que j’aie
jamais vu. De la couleur des eaux profondes de l’océan, intactes et
pures. Aucun ciel sur terre n’avait cette couleur. Je n’étais plus dans le
bureau du Doyen, où Arès… où il avait…
Cette pensée se refusait à moi. Toute pensée me fuyait.
L’air sentait le jasmin, comme… les eaux du bassin dans les enfers
où je m’étais baignée avec Aiden.
Aiden…
Par les dieux, qu’était-il advenu de lui ? Arès lui avait-il fait du
mal, et à Marcus ? Je ne savais pas où j’étais, ni comment j’y étais
arrivée. Je n’avais plus conscience que de la douleur, dans chaque
fibre de mon corps, dans chacun de mes os brisés, de mes vaisseaux
éclatés, mais… ce n’était pas vrai. J’avais conscience d’autre chose.
Le cordon – la connexion qui me reliait à Seth – n’était plus là.
Plus de bourdonnement. Plus de colère. Plus aucune présence
étrangère dans mon esprit. Par les dieux, je n’étais plus que
souffrance.
— Alexandria.
Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais refermé les yeux avant
de faire l’effort de les rouvrir au son de cette voix vaguement
familière. Au début, je ne le vis pas, ni rien d’autre que ce ciel
magnifique et irréel.
Une ombre se pencha sur moi, puis une silhouette apparut,
oblitérant le ciel. Quelques secondes plus tard, l’homme devant moi
prit forme. Grand et large d’épaules, des cheveux bouclés couleur de
miel et le visage d’un ange.
Oh, pour l’amour des dieux, ça ne finirait jamais.
Thanatos.
La bouche du dieu se releva d’un côté comme s’il pouvait lire dans
mes pensées, et je me demandais si j’étais morte, si l’on m’avait menti
sur l’impossibilité de tuer l’Apollyon, parce que je contemplais le dieu
du repos éternel.
Mais si tel était le cas, la mort pour moi n’était pas de tout repos.
Venait-il exaucer mes prières ? Effacer ma douleur ?
Thanatos se pencha sur moi, tête inclinée sur le côté.
— Est-ce que tu m’entends ?
Je voulus ouvrir la bouche pour lui répondre, mais j’en étais
incapable.
— Cligne les yeux si tu m’entends, dit-il avec une douceur
surprenante.
Je clignai les yeux.
— Nous avons peut-être été ennemis par le passé, mais je ne suis
pas venu te nuire. Je veille sur toi jusqu’au retour d’Apollon avec son
fils Asclépios.
Apollon ? Son fils ? Je ne comprenais pas et je pris une profonde
inspiration. Je le regrettai aussitôt quand une douleur fulgurante me
transperça la poitrine.
Thanatos avança une main vers mon front, mais n’alla pas au bout
de son geste.
— Tranquillise-toi. Tu es sur l’Olympe.
L’Olympe ? Comment était-ce possible ?
— Enfin, tout à côté de l’Olympe, pour être plus précis.
Il jeta un regard par-dessus son épaule en poussant un soupir.
— Ce que tu as fait, résister à Arès, peu de gens en auraient été
capables – mortel, demi-dieu ou Apollyon. Tu aurais pu te soumettre.
Tu te serais épargné tant de souffrances.
Thanatos se pencha encore, ses yeux entièrement blancs sans iris
ni pupilles braqués sur moi.
— Mais tu as résisté, et pour cela tu as mon respect. Et même
mon admiration.
Peut-être, si je n’avais pas eu l’impression que mon corps était en
miettes, aurais-je réellement apprécié ce compliment. L’air au lourd
parfum de jasmin se troubla, et deux autres silhouettes se
matérialisèrent au-dessus de l’endroit où j’étais étendue… dans
l’herbe, me rendis-je compte avec stupeur. Mon dos était mouillé et
j’étais trop désespérée pour croire que c’était la rosée et non mon
propre sang… ou celui de quelqu’un d’autre. Non. Parce que ça
voudrait dire qu’Aiden ou Marcus…
Je reconnus Apollon. Il me contemplait avec des yeux de la même
couleur que le ciel derrière lui, m’épargnant le regard effrayant des
dieux, un petit sourire presque triste aux lèvres. Très étonnant, car
Apollon exprimait rarement une émotion sincère.
— Je n’aurais jamais pu te soigner dans le monde des mortels. Les
dégâts sont trop importants, dit-il, pour une fois sans préambule. Je
devais t’emmener au plus près de l’Olympe. L’éther qui entoure ma
résidence aidera Asclépios.
Je voulais lui demander des nouvelles d’Aiden et Marcus, mais
quand j’ouvris la bouche, seul un infime gémissement s’en échappa.
— N’essaie pas de parler, dit Apollon.
Il recula, faisant la place à un autre dieu.
— Mon fils va te soigner.
Un sourire ironique étira ses lèvres.
— Et je sais ce que tu me dirais si tu pouvais parler : « Tu as
combien d’enfants ? » et je te répondrais : « Beaucoup. »
Oui, j’étais curieuse, et je me demandais aussi si Asclépios était
une sorte de cousin pour moi, mais ce que je voulais surtout savoir,
c’était comment allaient Aiden et Marcus.
Asclépios prit la place de Thanatos, et il ne ressemblait pas du
tout à Apollon. Il était difficile de lui donner un âge derrière la barbe
qui recouvrait la moitié de son visage, mais les rides au coin de ses
yeux blancs le faisaient paraître beaucoup plus vieux que son père.
Mes yeux revinrent vers Apollon, que je fus soulagée de retrouver. Il
ne m’avait pas abandonnée entre les mains de Thanatos et d’un
étranger.
Il eut finalement pitié de moi.
— La dernière fois que j’ai vu Aiden et Marcus, ils allaient bien.
Mais je ne suis pas retourné sur terre après t’avoir amenée ici.
Je fermai les yeux et déglutis. Ce n’était pas une confirmation à
cent pour cent, mais je devrais m’en contenter.
— Connais-tu l’histoire de mon fils ?
Asclépios éclata de rire.
— Il adore raconter cette histoire.
— Sa mère humaine est morte en couches, et je l’ai arraché à sa
matrice sur le bûcher funéraire.
Pendant qu’Apollon continuait de parler, son fils examinait mes
multiples blessures, à la fois écœuré et prêt à relever un défi.
— J’ai confié son éducation au centaure Chiron, qui l’a instruit
dans l’art de la médecine. Évidemment, avec mes gènes, il avait déjà
des dispositions.
Évidemment.
— Mais ma sœur Artémis lui a demandé de ramener Hippolyte à
la vie, et entre la colère d’Hadès et les plaintes d’Aphrodite, Zeus a
fini par foudroyer mon fils.
Un muscle tressaillit dans la mâchoire d’Apollon.
— J’ai alors tué les Cyclopes pour m’assurer que Zeus soit privé de
ses foudres.
D’accoooord…
— Résultat des courses : j’ai été banni de l’Olympe pendant toute
une année, poursuivit allègrement Apollon. Mais Zeus a finalement
ressuscité mon fils pour éviter une vendetta.
Il s’interrompit.
— Tu te demandes quelle est la morale de cette histoire ? Que je
trouve toujours le moyen de m’occuper de ceux de mon sang.
Sans me laisser le temps de digérer cette information, son fils
plaça ses mains sur ma poitrine. En d’autres circonstances, je n’aurais
pas beaucoup apprécié de me faire peloter, mais une incroyable
chaleur m’envahit. Depuis la pointe de mes orteils endoloris jusqu’au
sommet de mon crâne fracturé, une chaleur sublime et vertigineuse
s’insinua dans chacun de mes pores.
Le dieu ferma les yeux.
— Ça risque de piquer.
Quoi ? J’avais envie de hurler, parce que je ne pourrais pas
encaisser une douleur supplémentaire, mais la chaleur s’insinua sous
ma peau et je hurlai pour de bon.
Le feu me dévasta dans sa course folle, embrasant chacune de mes
cellules. Mon corps brisé se cabra sur le sol.
Le visage préoccupé d’Asclépios se brouilla.
— Il y a autre chose…
Pour la seconde fois en un laps de temps inconnu, je basculai dans
le vide, aspirée dans l’océan noir du néant.

*
* *
Quand je rouvris les yeux, ma vision était nette et j’avais été
transportée dans une pièce circulaire aux murs de marbre. Des
oiseaux lançaient leurs trilles délicats et lyriques à l’extérieur. Une
table était posée sur une estrade surélevée. Sur la table se trouvait un
flacon empli d’un liquide couleur de miel. L’air lourd et parfumé
entrait à flots par une petite ouverture dans le mur, agitant le
baldaquin blanc suspendu aux colonnes au pied du lit dans lequel
j’étais couchée.
Un lit ? C’était déjà mieux que l’herbe, mais je n’étais pas plus
avancée. Je me soulevai sur les coudes, grimaçant lorsque la douleur
déferla dans mon corps.
On m’avait soignée, mais…
Des souvenirs me revenaient, de Thanatos, d’Apollon et de son
fils.
Par tous les dieux, j’étais sur l’Olympe – ou tout près.
De toute ma vie, je n’aurais jamais cru respirer l’air alourdi d’éther
des dieux, et pourtant j’étais là. L’excitation faisait doucement
bourdonner mon sang dans mes veines. Je n’avais qu’une envie :
quitter ce lit et partir en exploration. On disait que l’Olympe était
l’endroit le plus magnifique au monde, plus encore que les Champs-
Élysées. Que des créatures mythiques y déambulaient librement et
que des plantes depuis longtemps éteintes dans le monde des mortels
y atteignaient des hauteurs phénoménales. C’était une occasion
unique…
Mon enthousiasme céda pourtant la place à l’inquiétude. Je n’étais
pas là pour faire du tourisme. Je n’étais pas en vacances et Apollon
n’allait pas se matérialiser pour me faire visiter les lieux et m’offrir
des oreilles de Mickey en souvenir. Ce n’était pas Disney World et
j’étais ici parce que Arès…
Au fond de mon esprit et au cœur de mon être, une sombre
laideur avait vu le jour et s’était installée, une froideur morbide
qu’aucun air tiède ne pourrait réchauffer. Je songeai à Arès et mon
cœur s’alourdit. La terreur pure remontait dans ma gorge avec un
goût de bile.
Mais par les dieux, ce n’était pas seulement Arès, ou l’idée de me
retrouver devant lui. C’était cette douleur ultime qu’il avait répandue
en moi, qui m’avait infestée, cette douleur qui m’avait mise en pièces
et fait souhaiter que tout s’arrête – souhaiter la mort. Je n’avais pas
imploré en paroles, mais je savais qu’Arès l’avait senti. Il l’avait lu
dans mes yeux, dans mon âme mise à nu devant lui.
Arès savait.
Seth savait.
La honte et la noirceur montèrent en moi, enroulant leurs
méandres autour de mon cœur comme une mauvaise herbe
suffocante.
J’avais souhaité mourir. Moi. Alex. L’Apollyon tout-puissant. La
fille qui se relevait toujours quoi qu’il arrive, prête à recommencer.
J’avais été formée pour devenir une Sentinelle, une guerrière
éduquée pour mépriser la peur. Je savais ce qu’était la douleur, la
douleur physique et mentale. J’avais même appris à l’attendre.
Mais Arès m’avait brisée ; je me sentais faible et vulnérable. Le
cœur au bord des lèvres, je remontai la douce couverture sur ma
poitrine. Par les dieux, j’avais l’impression… d’être un imposteur. Que
penserait Aiden s’il le découvrait ? Lui n’aurait jamais imploré ni
abandonné comme je l’avais fait… par les dieux, et s’il lui était arrivé
quelque chose ? Si Apollon m’avait menti ?
Je rejetai la couverture, puis l’indécision me pétrifia. Que faire ?
Où aller pour trouver des réponses ? Ma main se crispa sur le tissu, si
fort que je craignis de gâcher le travail d’Asclépios.
J’étais incapable de faire un geste.
J’étais paralysée par… quoi ? La peur. La détresse. La confusion.
L’angoisse. Un maelstrom d’émotions tourbillonnait en moi. Je
respirais laborieusement. Une pression surgie de nulle part étreignait
ma cage thoracique encore sensible. C’était bien pire que ce que
j’avais éprouvé à Gatlinburg, un million de fois plus puissant.
J’avais du mal à respirer.
Les images du combat dans le bureau du Doyen défilaient dans
ma tête comme un album photo sordide. J’avais toujours un coup de
retard. Mes attaques ne trouvaient jamais leur cible. J’étais soulevée
du sol et jetée comme un vulgaire sac de riz. Ma colonne vertébrale
brisée, tous mes os cassés un à un, et ensuite la dague…
Le martèlement des poings d’Aiden et de Marcus contre la porte,
qui essayaient désespérément d’entrer, me hantait. Les souvenirs de
toutes les façons dont Arès m’avait dominée continuaient de
m’assaillir, me rappelant combien j’étais impuissante. Comment avais-
je pu croire que j’étais capable de me mesurer à lui… le dieu de la
guerre ? Aucun de nous ne le pouvait.
Et j’avais appelé la mort de mes vœux.
Je ne pouvais pas respirer. Ma poitrine se serra de nouveau et je
lâchai la couverture, pressant ma main sur ma peau moite. Je me
levai en chancelant, me laissai tomber à genoux sur le granit glacé,
puis y posai le front. La fraîcheur du sol me fit du bien, comme cette
nuit où l’on m’avait fait boire à mon insu le Philtre d’amour.
Je ne sais pas combien de temps je demeurai ainsi – des minutes
ou des heures – mais le sol avait cette capacité merveilleuse de vous
ramener sur terre. L’épuisement s’abattit sur moi, jusqu’au cœur de
mes os, l’épuisement d’un guerrier au bout de son ultime bataille,
quand il est prêt à déposer les armes et à s’abîmer dans l’éternité.
Quelque part dans la pièce, une porte s’ouvrit, crissant sur le
marbre. Je ne relevai pas la tête et ne tentai pas de m’asseoir, même
si j’étais consciente de l’image que j’offrais à celui ou celle qui venait
d’entrer : l’image d’un chien recroquevillé dans un coin. Voilà ce que
j’étais devenue.
— Lexie ?
Mon cœur s’arrêta.
— Lexie ? Oh, par les dieux, ma chérie.
J’étais de nouveau paralysée, trop effrayée de découvrir que cette
voix n’appartenait pas à ma mère, que ce n’était qu’une nouvelle
illusion. Ma poitrine se serra d’une façon différente. Une étincelle
d’espoir fragile venait de s’y allumer.
Des bras chauds m’entourèrent dans une douce étreinte
douloureusement familière. Prenant une inspiration hachée, je
reconnus son parfum – le parfum de ma mère. Elle sentait la vanille.
Relevant la tête, je glissai un regard à travers mes cheveux et j’en
eus le souffle coupé, et toute pensée cohérente me quitta.
— Maman ?
Elle me sourit, et me caressa les joues. C’était bien elle – l’ovale de
son visage et sa peau légèrement plus mate que la mienne, son
sourire et ses yeux d’un beau vert lumineux. Elle avait la même
apparence que la dernière fois que je l’avais vue à Miami, cette
dernière nuit avant l’attaque des démons qui avait fait d’elle un
monstre assoiffé d’éther, avant que je ne prenne sa vie.
Le poing qui me comprimait le cœur se serra de plus belle jusqu’à
ce que je ne puisse plus respirer, ni penser, ni rien voir d’autre qu’elle.
— Ma chérie, c’est moi, c’est bien moi.
Sa voix était fidèle à mes souvenirs – si douce et mélodieuse.
— Je suis là.
Je la contemplai fixement jusqu’à ce que son beau visage
commence à se brouiller à travers mes yeux embués. Une partie de
moi ne m’autorisait pas à recevoir… ce cadeau. Si ce n’était pas vrai,
ce serait trop cruel. Les esprits qui gardaient le portail des enfers
avaient bien failli me tromper.
Mais ses mains étaient chaudes et ses yeux mouillés de larmes.
C’était son odeur et sa voix. Même ses cheveux sombres retombaient
en vagues souples sur ses épaules comme autrefois.
Puis elle s’agenouilla et se pencha en avant, posant son front
contre le mien. Les larmes écorchaient sa voix.
— Tu te souviens de ce que j’ai dit ce soir-là ?
Je dus faire un effort pour que les mots sortent de ma bouche.
— Que tu m’aimais ?
— Oui.
Elle souriait à travers ses larmes.
— C’est ce que j’ai dit, et que tu étais quelqu’un de très spécial
avec ou sans rôle à tenir.
Par les dieux…
— Et tu m’as répondu que j’étais forcée de dire ça parce que j’étais
ta mère.
Elle laissa échapper un rire étranglé.
— Je ne savais pas alors à quel point tu l’étais vraiment.
C’était elle… pour de vrai.
Je me jetai dans ses bras avec un cri, manquant la renverser. Riant
doucement, elle les referma sur moi et m’étreignit très fort – de ces
étreintes qui m’avaient tant manqué et dont j’avais tant besoin depuis
si longtemps. Ma mère était la reine des câlins.
Elle me serra contre elle, et je me cramponnai à son cou tandis
qu’elle me caressait les cheveux. Mes yeux s’emplirent de larmes et
ma gorge se noua. Une émotion si vive me dilata le cœur que j’avais
l’impression qu’il allait exploser. J’attendais ce moment depuis une
éternité et je ne la laisserais pas partir.
— Comment est-ce possible ? demandai-je d’une voix rauque et
étranglée. Je ne comprends pas.
— Apollon a pensé que ça te ferait du bien après ce qui s’est
passé.
Elle recula légèrement. Ses yeux étaient brillants de larmes et je
détestais la faire pleurer.
— Hadès lui devait une faveur.
Apparemment, beaucoup de gens devaient des faveurs à Apollon.
— Tu m’as tellement manqué.
Elle glissa une main sur ma joue en souriant.
— Et j’aurai voulu être là pour toi quand tu as perdu Caleb et
quand tu as affronté le Conseil. Je le regrette plus que tout.
Une boule ardente m’obstruait la gorge.
— Je sais. Maman, je suis… tellement désolée. Je…
— Non, ma chérie, je ne veux pas de tes excuses pour ce qui m’est
arrivé. Rien de tout ça n’était ta faute.
Oh si, c’était ma faute. Ce n’était pas moi, bien sûr, qui l’avais
changée en démon, mais c’était à cause de moi, de ce que je
deviendrais, que nous avions quitté l’île des Dieux. Elle avait tout
sacrifié, jusqu’à sa vie, pour moi, et je m’étais quand même connectée
à Seth au moment de mon Éveil, ce qui avait provoqué le courroux
des dieux et des catastrophes horribles sur toute la planète.
Évidemment que c’était ma faute.
— Écoute-moi bien, dit-elle, me prenant le visage entre ses mains
pour m’obliger à la regarder. Ce qui m’est arrivé à Miami n’était pas ta
faute, Lexie. Et tu as fait ce qu’il fallait à Gatlinburg. Tu m’as donné la
paix.
Je lui avais donné la mort – à ma propre mère.
Elle pinça les lèvres, puis respira profondément.
— Tu ne dois pas te sentir coupable. Tu n’y es pour rien. Et tu
n’avais aucun contrôle sur ce qui s’est produit après ton Éveil. Tu as
fini par rompre la connexion. C’est ce qui compte.
Elle semblait réellement y croire et je me laissai presque
convaincre, mais je refusais de consacrer ce temps avec elle à évoquer
toutes ces choses terribles. Après tout ce qui était arrivé, je voulais
seulement qu’elle me tienne dans ses bras.
Repousser ce sentiment de culpabilité fut comme enlever un
pantalon trop serré. Je respirais mieux, mais j’en gardais les marques
sur ma peau.
— Est-ce que tu es heureuse ? lui demandai-je, me blottissant
contre elle.
Elle me prit de nouveau dans ses bras, appuyant son menton sur
le sommet de mon crâne, et je fermai les yeux. Je pouvais presque
croire que nous étions chez nous et que son cœur battait vraiment
sous ma joue.
— Tu me manques, et d’autres choses aussi, mais oui, je suis
heureuse.
Elle s’interrompit pour écarter mes cheveux de mon visage.
— Je suis en paix, Lexie. La paix qui efface les mauvaises choses
et rend tout plus facile.
Je l’enviais de connaître ça.
— Je te regarde quand je le peux, dit-elle, déposant un baiser sur
mes cheveux. Ce n’est pas recommandé, mais chaque fois que c’est
possible, je prends de tes nouvelles. Tu veux me parler de ce sang-
pur ?
Mes yeux s’ouvrirent d’un coup et mes joues s’enflammèrent.
— Maman.
Elle rit doucement.
— Il éprouve des sentiments très forts pour toi, Lexie.
— Je sais.
Mon cœur se serra et je relevai la tête.
— Je l’aime.
Ses yeux s’illuminèrent.
— Tu ne peux pas savoir à quel point ça me réjouit de savoir que
tu as trouvé l’amour au milieu de cette…
Tragédie, achevai-je mentalement.
Je saisis ses minces poignets, et mon regard tomba sur la fenêtre,
devant laquelle de fines branches ondulaient dans la brise. Des fleurs
rose vif étaient ouvertes, leurs pétales en forme de gouttes d’eau
humides de rosée. Je les contemplai un long moment avant de
reprendre la parole.
— Parfois je me demande si j’ai le droit, tu sais, le droit d’être
heureuse et amoureuse quand tout le monde souffre.
— Mais toi aussi, tu as souffert.
Elle ramena mon visage vers le sien.
— Tout le monde, quoi qu’il arrive, mérite de connaître l’amour
que cet homme éprouve pour toi, et toi plus que quiconque.
De nouveau, je rougis. Qu’avait-elle vu, exactement ? Ça devenait
gênant.
— Et l’amour est ce qu’il y a de plus important en ce moment,
Lexie. C’est l’amour qui te gardera de la folie. Qui t’empêchera
d’oublier qui tu es vraiment.
Je pris une profonde inspiration, qui resta bloquée dans ma gorge.
— Tant de gens sont morts, maman.
— Et d’autres mourront encore, et tu ne pourras rien y faire.
Elle pressa ses lèvres sur mon front.
— Tu ne peux pas sauver tout le monde. Ce n’est pas ton rôle.
Je ne savais pas trop quoi penser. Le rôle de l’Apollyon était-il
d’apporter la mort et de semer la destruction au lieu de sauver des
vies ?
— Est-ce que tu peux te lever ? demanda-t-elle.
Hochant la tête, je me remis debout en grimaçant quand la
douleur irradia dans mes jambes. L’inquiétude tordit les traits de ma
mère, mais je la balayai d’un geste.
— Je vais bien.
Elle se releva, sans me lâcher le bras.
— Tu ferais mieux de t’asseoir. Apollon a dit qu’il te faudrait un
certain temps avant de… te sentir à nouveau normale.
Me sentir normale était impossible, je ne serais sans doute plus
jamais la même, mais je m’assis néanmoins au bord du lit et la suivis
des yeux alors qu’elle se dirigeait vers l’estrade et la table qui y était
dressée. Ma mère semblait flotter – cela avait toujours été le cas. Elle
possédait cette grâce intérieure que je lui enviais tant. Moi, je
martelais le sol comme une vache, le plus souvent.
Elle prit le flacon et un verre qui était derrière.
— Il veut que tu boives ça.
Je haussai les sourcils, soupçonneuse. Si j’avais appris une chose
en dix-huit années d’existence, c’était que boire ou manger ce qui
venait des dieux ne pouvait apporter que des ennuis.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle versa le liquide dans une coupe en verre d’apparence antique,
puis revint vers le lit. Elle s’assit à côté de moi et me la tendit.
— C’est un nectar que le fils d’Apollon a préparé pour renforcer
ses soins. Tu ne pourras pas rester ici tout le temps nécessaire à ta
complète guérison, mais ce breuvage t’aidera. Même pour toi, il y a
trop d’éther dans l’air. Cela t’étoufferait.
Je n’avais aucune envie de m’étouffer, mais je regardai le calice
avec méfiance.
— Tu peux le boire, Lexie. Je comprends ton hésitation, mais ce
n’est pas un piège.
Avec une certaine appréhension, je pris le verre et reniflai son
contenu. Il avait une odeur de miel et d’herbes. Parce que j’étais
certaine, au plus profond de moi, que c’était bien ma mère, je portai
la coupe à mes lèvres. Fort heureusement, ce nectar médicinal avait
bon goût.
— Bois lentement, me prévint ma mère. Ça va te faire dormir.
— Ah bon ?
Je fronçai les sourcils, contemplant le calice.
— À ton réveil, tu seras de retour dans le monde des mortels.
Un vent glacial s’engouffra dans ma poitrine.
— Ce n’est pas un rêve, n’est-ce pas ?
— Non.
Ma mère me sourit et avança la main, ramenant une mèche
rebelle familière derrière mon oreille.
— Ce n’est pas un rêve.
Laissant échapper un soupir entrecoupé, je bus une autre gorgée.
J’avais tant de choses à lui dire. Tant de fois, depuis qu’elle était
morte, j’avais imaginé la revoir, et j’avais dressé une liste
impressionnante de tout ce que je voulais lui dire. À commencer par
m’excuser de mes sorties nocturnes à son insu, de mes grossièretés et
de mes bagarres, et de tous les soucis que je lui avais causés. Et la
remercier ensuite d’avoir été une mère si parfaite. Et maintenant que
j’y étais, rien ne se passait comme prévu. Lorsque j’ouvris la bouche,
l’émotion me submergea et je ne pus lui dire qu’une chose.
— Tu me manques tellement.
— Toi aussi, tu me manques, mais je suis avec toi autant que je le
peux.
Elle me regardait boire le nectar.
— Je veux que tu me promettes une chose.
— Tout ce que tu voudras, répondis-je, et j’étais sincère.
Un petit sourire apparut sur ses lèvres.
— Quoi qu’il arrive, et quoi que tu aies à faire, je veux que tu
t’absolves de toute culpabilité.
Je la dévisageai.
— Je…
— Non, Lexie. Tu dois te libérer de la culpabilité, et de ce qu’Arès
a fait.
Baissant mon verre, je détournai les yeux et secouai faiblement la
tête. Je ne pourrais jamais oublier comment Arès m’avait brisée, ni
que j’avais souhaité mourir. Impossible.
— Est-ce que tu… as vu ce qu’il m’a fait ?
— Non.
Elle me prit les mains et les étreignit.
— Mais Apollon m’a raconté.
Le rire qui m’échappa était incroyablement amer.
— Ça ne m’étonne pas de lui. Et d’ailleurs, où était-il pendant que
je me faisais massacrer ?
Une expression peinée traversa son visage et je regrettai aussitôt
mes paroles.
— Pardon, murmurai-je. Il était sans doute occupé à des affaires
de dieu très importantes.
Ou à chasser les nymphes.
— Ce n’est rien.
Elle me caressa la joue et je me rendis compte avec surprise que
mon visage n’était plus douloureux.
— Apollon est très inquiet pour toi. Moi aussi.
— Il n’y a pas de quoi.
Ce mensonge sonnait faux à mes propres oreilles. Ma mère
pencha la tête sur le côté en soupirant.
— Ce n’était pas la vie que je souhaitais pour toi. J’aurais voulu
t’épargner toute cette noirceur.
— Je sais.
Levant les yeux sur elle, je m’imprégnai de ses traits. Par les dieux,
que ma mère était belle. Et c’était davantage que ses gènes divins.
C’était ce qu’elle possédait à l’intérieur qui rayonnait sur son visage –
la bonté, l’amour et tout ce que je désirais être. À mes yeux, elle
resplendissait. Et sa vie s’était achevée beaucoup trop tôt. Elle
méritait bien plus et j’aurais tant voulu lui faire ce cadeau. Mais
c’était impossible, et je lui offris donc la seule chose à ma portée.
— Je te le promets, lui dis-je. Je promets d’oublier tout ça.
Ses lèvres s’incurvèrent.
— Je voudrais tuer Arès pour ce qu’il t’a fait subir.
Je faillis m’étrangler. Je n’avais jamais entendu ma mère dire
qu’elle souhaitait tuer quelqu’un. Sauf sous sa forme démoniaque,
bien sûr, où elle voulait tuer tout le monde. Un autre type de douleur
me comprima la poitrine. Refusant de songer à ça, j’écartai ces
pensées.
Étouffant un bâillement impromptu, je terminai ce qui restait de
mon breuvage au goût de miel. Ma mère reprit la coupe et se leva
pour la reposer sur la table. Quand elle se retourna, j’étais allongée
sur le dos.
— Par les enfers, murmurai-je. C’est fort… ce truc.
Elle se hâta de me rejoindre et s’assit à côté de moi.
— Oui. J’aurais aimé te garder plus longtemps, ma chérie.
— Ce n’est pas possible ?
J’essayai de lever un bras, mais il pesait une tonne. La panique
m’envahit. Je n’étais pas prête à la laisser partir. Ce n’était pas juste.
Plus que jamais, j’avais besoin d’elle. Il y avait quelque chose en moi
qui me terrorisait.
— J’ai… encore tellement de choses à te dire, tant de questions à
te poser.
Avec un beau sourire qui me vrilla le cœur, elle posa une main sur
ma joue.
— Nous aurons tout le temps plus tard.
— Mais je ne suis pas prête. Je ne veux pas te quitter. S’il te
plaît…
Bizarre. Je ne savais plus ce que je voulais dire. J’avais peut-être
bu le nectar de l’oubli.
Tandis que mes paupières alourdies se fermaient, elle dit encore :
— Je suis si fière de toi, Lexie. N’oublie jamais que je suis fière de
toi et que je t’aime.
Un silence, puis j’entendis une dernière fois sa douce voix avant
de sombrer.
— N’abandonne jamais l’espoir, ma chérie. Au bout de la route, le
paradis t’attend.
Remerciements

Pour écrire un bouquin, il faut tout un village, et je remercie la


fabuleuse équipe de Spencer Hill Press : Kate Kaynak, Rich Storrs,
Marie Romero, Traci Inzitari, Anna Masrud et Rebecca Mancini. Sans
vous tous, Alex ne serait rien d’autre qu’une étoile dans mes yeux.
Merci à Kevan Lyon d’être le meilleur des agents.
Un immense merci à mes amis et ma famille qui s’accommodent
de mes délais de dingue, qui signifient que je ne fais rien d’autre
qu’écrire.
Merci à Cindy Husher et Stacey Morgan de m’avoir évité des
catastrophes d’écriture plus souvent qu’à leur tour. À Molly McAdams
pour sa génialissime quatrième de couverture, et un très grand merci
à mes bêta-testeurs qui osent me dire que c’est nul… quand c’est nul.
Et rien de tout ça ne serait possible sans les lecteurs. Merci de lire
et d’aimer ma série Covenant. Je sais que beaucoup d’auteurs disent
la même chose, mais vous êtes vraiment les meilleurs !

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