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PATRICIA

PRESTON

Une semaine
dans tes bras

Traduit de l’anglais (États-Unis)


par Elisabeth Luc
Preston Patricia

Une semaine dans tes bras


Collection : Sélection

Éditeur original
Lyrical Shine Books, published by Kensington Publishing Corp.
119 West 40th Street, New York, NY 10018
© Patricia Preston, 2016
Pour la traduction française
© Éditions J’ai lu, 2017
Dépôt légal : Octobre 2017

ISBN numérique : 9782290149973


ISBN du pdf web : 9782290149997

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782290137918

Composition numérique réalisée par Facompo


Présentation de l’éditeur :
Il a fallu que ça tombe sur elle… L’équipe de la fondation Royal Oaks a mandatée Marla pour aller
trouver Carson Blackwell en Californie et obtenir de lui qu’il revienne sur sa décision de ne plus les
financer. Supplier ce type implacable, qui les prend à la gorge ! Marla s’en serait passée… Mais il y a
plus, elle en est bien consciente. Il y a leur brève idylle, six ans plus tôt, cette amourette de vacances
qui aurait dû demeurer sans conséquences après leur séparation. Ce qui n’est pas le cas. Marla en a
gardé un très tendre secret… et un souvenir torride qu’elle redoute de réveiller.

Biographie de l’auteur :
PATRICIA PRESTON. Elle a travaillé dans le milieu médical puis comme bibliothécaire avant de
devenir écrivain. Récompensée par la critique pour ses nouvelles historiques, elle se tourne désormais
vers la romance contemporaine.

© vso / Shutterstock et © Artlusy / Shutterstock

Titre original
ONE WEEK IN YOUR ARMS

Éditeur original
Lyrical Shine Books, published by Kensington Publishing Corp.
119 West 40th Street, New York, NY 10018

© Patricia Preston, 2016

Pour la traduction française


© Éditions J’ai lu, 2017
Pour Crissie McMahan et Cindy Franks,
mes deux cousines un peu folles
mais pleines d’audace.
1

Si seulement cette enveloppe pouvait disparaître ! Marla aurait donné


n’importe quoi pour que la lettre posée devant elle fasse demi-tour. Elle
s’imagina alors l’enveloppe se levant sur des petites pattes et entamant une
longue marche en direction de la Californie.
Hélas, elle devait se rendre à la raison : il y avait peu de chances pour qu’un
tel miracle se produise car ce jour-là la chance ne lui souriait pas.
Elle se laissa tomber dans son vieux fauteuil de travail en cuir qui grinçait au
moindre de ses mouvements. Son bureau en bois de merisier sombre, curieux
vestige des années soixante, avait traversé les décennies sans perdre de sa
superbe. Si seulement elle avait pu en dire autant de sa chance.
Quelques éléments plus modernes jonchaient son espace de travail : un
smartphone, une tablette tactile, la dernière édition du dictionnaire médical de
Taber et un exemplaire des Principes de médecine interne de Harrison, sans
oublier un stéthoscope et une plaque en cuivre à son nom :
Dr Marla E. Grant.
Une fille de la campagne, saine et simple, dont la réussite fait la fierté de sa
famille.
Bien sûr, ce n’était pas tout à fait ce qui était gravé. Pourtant, à son avis, cela
aurait pu.
À côté de sa plaque, un superbe philodendron se déployait dans un pot en
céramique. Le genre de plante increvable qui ne nécessitait aucun entretien.
Elle sauvait des humains, c’était déjà pas mal.
Une figurine caricaturant une femme médecin, offerte par son équipe, trônait
à côté d’une corbeille qui contenait des notes et comptes rendus divers, ainsi
qu’une pile de courrier provenant de laboratoires pharmaceutiques, de confrères
et d’autres associations médicales. Ce jour-là, Marla ne s’attendait pas à y
trouver une intruse, à savoir une lettre qui sortait de l’ordinaire.
Elle avait eu le choc de sa vie.
Elle tendit la main vers l’enveloppe qui la hantait tel un souvenir douloureux
surgi du passé. Quel sombre secret renfermait-elle ? Elle ne parvint qu’à
l’effleurer.
Naturellement, elle était composée d’un papier d’excellente qualité et
l’adresse de l’expéditeur était imprimée en grosses lettres noires ourlées d’or.
Blackwell Enterprises.
Les yeux rivés sur ces deux mots, Marla frissonna en repensant à
l’imposante grille en fer forgé qui protégeait le manoir cossu de Carson
Blackwell. Ces grilles ne s’ouvraient qu’aux quelques membres privilégiés de
son cercle, un monde qui ne serait jamais le sien.
Elle se tourna vers le mur où étaient accrochées des photos de Sophie, sa
fille. Qu’elle soit âgée de quelques mois, de deux ans ou de cinq – c’était la
photo la plus récente – la fillette brune aux yeux bleus souriait toujours à pleines
dents.
Sur l’un de ces clichés, celui où Sophie était âgée d’un an, elle apparaissait
elle-même au côté de son ex-mari, Ben Archer, également médecin.
Une famille qui n’en a jamais été une, en réalité.
Marla ferma brièvement les yeux. Quand elle les rouvrit, la lettre était encore
là. En même temps elle ne risquait pas de disparaître comme par magie.
Courage ! Tu es une grande fille ! Ouvre-la, cette maudite enveloppe !
Ou plutôt non, jette-la directement dans la déchiqueteuse.
Le cœur battant, elle s’empara de son coupe-papier et le glissa sous le rabat.
Elle jeta un coup d’œil craintif à l’intérieur pour y découvrir une feuille pliée
soigneusement en quatre.
Après six ans, que lui voulait donc Carson ?
Elle le voyait encore, dans l’allée de Royal Oaks, le domaine de sa grand-
mère. C’était un 28 juin, le jour de leur séparation. Il faisait chaud et sec, dans le
Tennessee, et un orage s’annonçait au-dessus des collines, aux alentours de
Nashville. Le vent soufflait dans les cheveux bruns de Carson. Ses yeux d’un
bleu intense étaient dissimulés par des lunettes noires d’aviateur et son polo
épousait son torse musclé.
— Si je reviens, je te ferai signe, avait-il promis alors que leur aventure
touchait inévitablement à sa fin.
Après trois semaines d’idylle, le moment était venu de partir chacun de son
côté. Marla n’avait pas imaginé que ce serait aussi douloureux.
— D’accord, avait-elle répondu avec un sourire forcé.
Ils se séparaient en bons termes car ils n’étaient pas amoureux. Sans doute
ne le reverrait-elle jamais.
— J’ai passé de bons moments, avait-il affirmé.
Marla, quant à elle, avait savouré chaque seconde de cette liaison torride.
— Tu seras un grand médecin, avait-il poursuivi.
— Tu crois ?
— Oui. En tout cas, l’anatomie masculine n’a pas de secret pour toi !
— La tienne, du moins.
Puis elle s’était hissée sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur les lèvres.
— Au revoir, Carson Blackwell.
Elle s’était écartée de lui, prête à affronter ses trois années d’internat. Adieu
nuits d’amour, baisers fébriles ! Elle s’était dirigée vers son pick-up et, avant
d’ouvrir la portière, avait croisé une dernière fois le regard de Carson.
— Au revoir ! lui avait-il lancé.
À cet instant précis, elle avait senti au plus profond d’elle-même que rien ne
serait plus pareil. Puis elle avait ri de sa propre bêtise. Une amourette d’été avec
un garçon de passage ne risquait pas de bouleverser son existence ! Pour elle,
l’essentiel était de finir son internat de médecine.
Marla avait donc regardé Carson s’éloigner au soleil couchant et n’avait plus
jamais eu de ses nouvelles… jusqu’à ce jour.
Elle jeta un coup d’œil à une photo de Sophie. Sa fille ressemblait tant à
Carson, avec ses yeux bleus, ses cheveux ondulés. Elle avait aussi son sourire et,
parfois, son arrogance. Le destin jouait parfois des tours inattendus, même aux
plus prévoyants.
S’il avait découvert qu’il avait une fille ? Cette angoisse hantait Marla
depuis le jour où elle avait mis Sophie au monde. Carson était assez riche pour
s’offrir ce qu’il voulait. S’il exigeait la garde de Sophie, il l’obtiendrait, cela ne
faisait pas l’ombre d’un doute.
Non, impossible, songea-t-elle. Elle était la seule à savoir. Tout le monde
était persuadé que Sophie était la fille de Ben Archer. Même ce dernier ignorait
l’identité du père biologique. Dieu merci, il n’avait pas posé de questions et avait
toujours considéré Sophie comme son propre enfant, même s’il savait qu’elle
n’était pas de lui. Quant à Marla, elle avait préféré enfouir son secret au fond de
son cœur.
Enfin, elle sortit la lettre de l’enveloppe et la déplia lentement, les doigts
tremblants comme s’il s’agissait du testament d’un proche disparu brutalement.
Cher Docteur Grant,
Je vous écris au sujet de la fondation Royal Oaks qui finance le centre de soins de Lafayette
Falls. Samuel Clayton, directeur de la fondation depuis le décès de ma grand-mère, vient de partir en
retraite et j’ai l’honneur de lui succéder à la tête de la fondation.
Je vous informe que, dans deux mois à compter de ce jour, soit le 1er septembre, la fondation
cessera ses versements.
Ce préavis vous accorde le temps de trouver de nouveaux mécènes. Si je puis vous aider en quoi
que ce soit, n’hésitez pas à contacter mon bureau.
Sincèrement vôtre,
Carson Blackwell

Le message était clair et sans détour, digne du Carson implacable dont elle se
souvenait. Marla laissa échapper l’air qu’elle avait retenu tout au long de sa
lecture et s’écroula dans son fauteuil. Puis elle sourit au portrait de Sophie.
Nous ne risquons rien, mon ange, il n’est pas au courant et ne le sera
jamais.
Rassurée, elle glissa la lettre dans l’enveloppe. Elle s’était alarmée pour rien
et tous ses muscles se relâchèrent d’un coup.
Ce n’était qu’une question d’argent !
Le centre de soins de Lafayette Falls était ouvert à tous, notamment aux
malades défavorisés qui n’étaient pas couverts par une assurance maladie.
Depuis sa création, seuls les subventions gouvernementales et surtout les dons de
bienfaiteurs permettaient à cette organisation à but non lucratif de fonctionner au
quotidien et de poursuivre son action. Sans la générosité de la fondation Royal
Oaks, ils devraient trouver une autre solution, ce qui relevait de la compétence
de Nolana Sullivan, la directrice administrative.
Sur le seuil de son bureau, Marla glissa son stéthoscope autour de son cou et
interpella une infirmière :
— Christy, les radios de M. Taylor sont prêtes ?
Christy était une ancienne pom-pom girl. À trente ans aujourd’hui elle était
toujours capable de faire la roue et n’avait rien perdu de son énergie.
— Oui, tu peux y aller ! Il y a aussi un enfant de sept ans en salle une. Une
piqûre d’araignée. Et tu ne devineras jamais qui est en salle deux, ajouta-t-elle
avec un sourire espiègle.
— Ne me dis pas que c’est encore Mme Hauckdale qui est persuadée d’avoir
un extraterrestre dans le ventre !
— Non ! Elle l’a mis au monde, son bébé extraterrestre, et l’a prénommé
Scotty. Elle a posté sa photo sur Facebook.
— Je rêve ! fit Marla en riant.
— Tu devrais vraiment avoir un compte Facebook.
— Je n’ai pas le temps. Bon, je vais jeter un coup d’œil à ces radios. Tu veux
bien porter cette lettre à Nolana ?
Tandis qu’elle examinait les clichés, elle entendit retentir Material Girl, la
sonnerie de son portable, celle qui annonçait l’arrivée d’un message de Kayla
Vance, sa meilleure amie, gynécologue obstétricienne. Le cardiologue Brett
Harris, alias « le Beau Brett », les avait surnommées « les deux Lala ». Marla
s’empara de son smartphone et lut le texto de Kayla :

Je m’éclate !

Kayla participait à une conférence médicale à Miami.

Qui est l’heureux élu ?


Tu me connais bien ! Un représentant du laboratoire pharmaceutique
Ellerdine. Baraqué… J’espère que ce n’est pas que de la gonflette ! Je te tiens
au courant de mes progrès.

Marla sourit.

Fonce !

Elle ajouta un émoticône diabolique.


Le reste de l’après-midi se déroula sans événement notable. Marla ausculta
dix-huit personnes, malades ou blessées. Elle transféra le patient des radios dans
une clinique de gastro-entérologie. Après sa dernière consultation, elle décida
qu’elle emmènerait Sophie manger une pizza chez Barney car elle était trop
fatiguée pour cuisiner.
Tandis qu’elle complétait ses dossiers, Nolana apparut au poste des
infirmières. Son foulard en soie rehaussait l’éclat de son regard doré et de sa
peau d’ébène. D’ordinaire enjouée, l’administratrice semblait renfrognée, ce qui
alarma Marla.
— Il faut que l’on parle, déclara-t-elle. Tout de suite.
Marla la suivit à l’étage. Le centre de soins était installé dans un bâtiment
ancien qui avait abrité un commerce. Le bureau de Nolana avait conservé son
parquet en chêne et ses moulures d’origine. Les murs vert pâle étaient ornés de
tapisseries africaines colorées et un bouquet de roses provenant de son jardin
embaumait la pièce, ce qui masquait l’odeur de désinfectant du dispensaire.
Nolana se montrait toujours très directe dans le travail. Elle fit signe à Marla
de s’asseoir en face d’elle et déclara sans préambule :
— Sans l’argent de la fondation Royal Oaks, nous ne nous en sortirons pas.
Il va falloir faire de sacrées économies.
— Lesquelles, par exemple ?
— D’abord, restreindre les heures de consultations.
Marla travaillait trois jours par semaine au dispensaire. Le reste du temps,
elle était responsable médicale du centre de fitness et de mieux-être de Lafayette
Falls. Elle y dirigeait un programme de fitness pour les femmes qui travaillaient
dans la police. Elle assurait également des gardes aux urgences de l’hôpital, le
week-end, où elle prenait la relève de son mentor, le Dr Adam Hughes qui allait
prendre sa retraite.
Lorsqu’elle avait commencé à travailler au dispensaire, de nombreux
confrères s’étaient moqués de son idéalisme en affirmant qu’elle ne gagnerait
jamais sa vie ainsi. Effectivement, elle ne roulait pas en voiture de sport, mais sa
fille et elles ne manquaient de rien.
— Combien d’heures faudrait-il supprimer ?
Nolana s’installa plus confortablement dans son fauteuil.
— Nous pourrions passer de cinq à trois jours, ceux où tu es présente, en
toute logique.
Marla réfléchit un instant. Ses patients âgés avaient coutume de passer voir
Christy afin qu’elle prenne leur tension et leur explique leurs ordonnances. En
réalité, la plupart des interventions du centre – du moins celles qui n’exigeaient
pas l’expertise d’un médecin – reposaient sur les épaules de l’infirmière. Les
jeunes mamans faisaient vacciner leurs nourrissons et demandaient des conseils.
Outre les soins et traitements gratuits aux plus défavorisés, le centre jouait un
rôle de prévention essentiel. Il était donc difficile de réduire les heures de
consultation de Christy.
— Nous devons absolument ouvrir toute la semaine. Et pour ce qui est du
personnel ?
— Il sera réduit, répondit Nolana. Nous n’avons pas le choix. L’argent de la
fondation de Madame Eva couvre aujourd’hui la moitié de nos dépenses.
— Tant que ça ?
Marla ne s’était jamais penchée sur les finances. Quand elle était revenue à
Lafayette Falls pour remplacer le Dr Hughes, Nolana gérait déjà le dispensaire
d’une main de maître depuis dix ans.
— Tu sais à quel point Madame Eva était attachée à ce quartier, reprit
Nolana. Elle était tellement généreuse !
Philanthrope richissime et bienveillante, Mme Eva Richardson n’était autre
que la grand-mère de Carson Blackwell. Petite-fille d’un magnat des chemins de
fer, elle avait épousé le Dr Benjamin Richardson et s’était installée dans le
domaine familial de Royal Oaks, dans le Tennessee, dont le médecin était natif.
La petite ville de Lafayette Falls et ses habitants avaient vite adopté la
bienfaisante Eva. Elle était devenue un personnage public respecté de tous.
Aujourd’hui une école, une avenue et même un parc portaient son nom. Marla
décida de rester optimiste.
— Nous parviendrons peut-être à obtenir une subvention de la ville ou du
comté…
— Tu plaisantes ? Ces radins ne nous verseront pas un sou jusqu’aux
prochaines élections. Et une demande au niveau fédéral restera sans réponse
pendant des mois, sans la moindre garantie de succès.
— Et les dons privés ?
— C’est une solution, en effet. L’entreprise dans laquelle travaille Mike
pourrait s’engager.
Le mari de Nolana travaillait dans la plus grosse société d’investissement de
la ville.
— J’attends des réponses de la part de plusieurs fondations, reprit Nolana.
On peut en parler au personnel médical. Malheureusement, je doute que l’on
trouve un nouveau donateur aussi généreux que la fondation Royal Oaks.
— Je verrai avec le Dr Sheldon, répondit Marla. Il se renseignera à l’hôpital.
Il s’agirait de quelle somme ?
— Deux cent mille dollars.
— C’est une blague !
— Si seulement, soupira Nolana en ouvrant un tiroir. J’ai besoin de chocolat.
Tu en veux ?
— Je boirais bien un verre, avoua Marla, mais un carré de chocolat fera
l’affaire.
Nolana sortit du tiroir de son bureau un sachet de truffes enveloppées de
papier argenté qu’elle tendit à son amie. Celle-ci ne se fit pas prier. En glissant
une truffe dans sa bouche, Marla posa les yeux sur la lettre de Carson.
Elle se remémora leur première rencontre. Il se tenait près de l’une des
colonnes blanches de la grande maison de Royal Oaks, vêtu d’une chemise
immaculée et d’un pantalon noir, très sûr de lui, un sourire charmeur au coin des
lèvres. Elle avait eu le coup de foudre.
— Je me demande pourquoi il s’intéresse autant aux dépenses de la
fondation de Madame Eva, soupira-t-elle. Il est richissime. Il a hérité de la
fortune colossale de son père, des millions !
— En fait, Blackwell Enterprises pèse plus d’un milliard, précisa Nolana.
Marla en demeura médusée.
— Je me suis renseignée sur Internet, ajouta Nolana.
— Je peux avoir une autre truffe ?
— Sers-toi, je t’en prie.
Pendant que Marla se laissait aller à la gourmandise, Nolana tapota des
doigts la lettre de Carson.
— Moi non plus, je ne comprends pas pourquoi il supprime le financement
du dispensaire. Il a largement les moyens de nous verser cet argent, un don qui
lui permet d’obtenir une déduction d’impôts, en plus !
Marla savoura le plaisir fugace du chocolat fondant.
— J’aurais cru qu’il respecterait la volonté de sa grand-mère, poursuivit
Nolana.
— Elle n’a sans doute plus d’importance à ses yeux. Madame Eva est morte
depuis plusieurs années et son petit-fils n’a jamais eu le moindre contact avec
notre communauté.
Nolana tripotait nerveusement l’enveloppe :
— Dans ce cas, il ne sait rien de notre dispensaire, à part notre nom. Il ne
mesure probablement pas le caractère fondamental de nos services pour les plus
démunis de la ville. Autrement, il changerait d’avis. Je devrais peut-être
l’appeler.
— Je ne sais pas, bredouilla Marla, désemparée. Je doute que cela serve à
grand-chose.
— Il faut quand même essayer, insista Nolana. Voilà ce que je vais faire : je
vais l’inviter à venir nous voir.
— Non ! s’exclama Marla.
Intriguée par la vivacité de sa réaction, Nolana leva la tête. Marla se
ressaisit.
— Il est certainement trop occupé pour venir dans ce trou perdu. Ce n’est
pas son style.
— Tu le connais ? demanda Nolana d’un air entendu.
Marla hocha la tête en s’efforçant d’avoir l’air détaché.
Essaie de ne pas aggraver ton cas.
— Je l’ai rencontré une fois, du temps de Madame Eva, lors d’une soirée
caritative à Royal Oaks. Il séjournait chez sa grand-mère.
— Ah oui ?
— Oui… il avait l’air de s’ennuyer comme un rat mort.
Elle avait toujours été persuadée que c’était le désœuvrement qui avait
poussé Carson à flirter avec une fille de la campagne, certes douée pour les
études, mais dépourvue de fortune familiale et d’une prestigieuse lignée.
— Et si tu l’appelais, toi ? suggéra Nolana. En lui parlant du centre tu
arriveras peut-être à le persuader de venir.
— Cela m’étonnerait qu’il se souvienne de moi.
— Il doit se souvenir de toi puisque sa lettre t’est adressée personnellement,
objecta Nolana.
Ces paroles résonnèrent dans la tête de Marla. Elle était la seule responsable
de cette situation pénible. À peine était-il venu vers elle pour la saluer qu’elle
avait succombé à son charme. Elle le lui avait avoué quelques heures plus tard,
alors qu’elle déboutonnait déjà sa chemise. La pire erreur de ma vie.
Pensive, elle se leva et s’approcha de la fenêtre du bureau. Sur le trottoir
d’en face, une vieille maison avait été transformée en boutique. Il restait un bout
de jardin, avec des roses et des hortensias, ainsi qu’un superbe magnolia en fleur.
Cent ans plus tôt, elle abritait sans doute une famille heureuse.
Sa lettre t’est adressée personnellement.
Mais comment diable avait-il su qu’elle travaillait au centre de soins ? Elle
réfléchit un instant. Rien de si surprenant, en fait, elle était officiellement
responsable médicale et son nom figurait sur tous les documents officiels. Il était
donc logique que Carson lui écrive.
— Fais-moi voir ce courrier, demanda-t-elle.
Nolana lui tendit l’enveloppe. Après tout, le texte n’indiquait en rien qu’il
l’avait aimée, ni qu’il avait envie de la revoir. Il ne faisait aucune allusion à leurs
étreintes torrides sous la douche ou dans la voiture…
— Il faut agir au plus vite, déclara Nolana.
— Appelle Blackwell Enterprises et vois si tu peux m’obtenir un rendez-
vous.
— Tu veux aller là-bas ?
C’était le dernier endroit au monde où Marla avait envie de se rendre, mais il
ne fallait surtout pas que Carson vienne à Lafayette Falls, car il risquait de
découvrir la vérité sur Sophie. Il lui suffirait de voir la fillette pour comprendre
qu’il en était le père biologique. Elle ne pouvait en aucun cas prendre ce risque.
— Il vaut mieux que j’aille le voir. Carson Blackwell a certainement autre
chose à faire que de visiter un dispensaire de province. Je pourrai lui expliquer
l’importance de notre action au sein de cette communauté. Je te laisse monter un
dossier sur le financement. Je ne lui prendrai pas plus d’une demi-heure de son
temps. Qui sait, il a peut-être un gérant qui s’occupe de ces questions.
Autant rester optimiste, songea-t-elle.
— Excellente idée ! commenta Nolana avec un large sourire. Je te prépare
un dossier. Quand veux-tu partir ?
— Le plus tôt sera le mieux. Je vais m’organiser. Un rendez-vous pour jeudi
prochain serait parfait.
Nolana s’empara de son téléphone tandis que Marla regardait distraitement
par la fenêtre, en méditant sur les hasards de la vie. En se réveillant le matin, elle
n’aurait jamais rien imaginé de tel. Un peu comme les accidentés de la route,
plongés dans le train-train du quotidien jusqu’au choc fatal.
Le destin frappe parfois sans crier gare.
Nolana s’expliqua avec plusieurs correspondants. Il en fallait des
intermédiaires pour parvenir au sommet de la pyramide ! Enfin, on lui passa la
bonne personne.
— Bien sûr… Le Dr Grant serait disponible jeudi si M. Blackwell avait
quelques instants à lui consacrer. Oui, je patiente…
Marla eut toutes les peines du monde à ne pas trahir son angoisse.
— Merci, conclut Nolana. En cas d’imprévu ou s’il fallait reporter le rendez-
vous, voici mon numéro.
Nolana indiqua ses coordonnées avant de raccrocher.
— Jeudi, quatorze heures ! annonça-t-elle.
Marla se contenta de hocher la tête et essuya du revers de la main son front
moite de sueur. Il fallait absolument qu’elle trouve une solution médicale d’ici
jeudi pour contrer ce genre de symptômes. Elle ne tenait vraiment pas à trahir
son angoisse devant Carson.
— Hé, tu m’entends ? insista Nolana. Tu te sens bien ?
Non, elle ne se sentait pas bien à la perspective de revoir son ex, un homme
qui avait prétendu être un simple architecte en omettant d’évoquer sa fortune
colossale. Elle n’avait aucune envie de penser à sa villa prestigieuse, à cette
horrible grille en fer forgé et au cerbère qui gardait la propriété. Le jour où ce
dernier l’avait refoulée de chez Carson, elle s’était juré qu’il ne la séparerait
jamais de son enfant.
Et elle respecterait cet engagement coûte que coûte.
— Ça va, assura-t-elle.
Marla n’avait pas le choix. C’était une battante habituée à se défendre bec et
ongles. Elle jeta encore un œil sur l’impressionnante signature de l’émetteur de
la lettre.
Elle saurait faire preuve de courage.
À moins qu’il ne s’agisse de témérité.
2

Dans les locaux de son cabinet d’architecture, au sommet de la Blackwell


Tower, Carson Blackwell régnait sur son empire. Son atelier, l’endroit qu’il
préférait au monde, aurait fait pâlir d’envie n’importe lequel de ses confrères. Il
disposait pour lui seul de trois vastes tables sur lesquelles il laissait libre cours à
sa créativité. Un mur entier était tapissé de rangements pour ses fournitures de
dessin, sans oublier quatre écrans d’ordinateur dernier cri affichant des plans en
trois dimensions. Près de son clavier était posé son casque, car il écoutait de la
musique pour trouver l’inspiration.
Sur des chevalets étaient exposés des clichés d’ouvrages de prestige que
Blackwell Designs avait conçus et réalisés dans le monde entier : hôtels de luxe,
résidences, cinémas, musées, bibliothèques et écoles. L’entreprise ne comptait
pas moins de cinquante architectes et ingénieurs associés.
Carson œuvrait pour que son nom ne soit pas uniquement lié au pétrole et
aux transports. Parfois, il se demandait si son regretté père aurait approuvé ses
projets. À l’instar de plusieurs générations de Blackwell avant lui, Gerald était
un magnat du pétrole au Texas, mais il avait également investi dans les
transports aériens et ferroviaires qu’il jugeait essentiels.
Si, à Noël, le petit Carson recevait toujours un train électrique ou un avion
télécommandé, sa mère veillait à ce qu’il y ait aussi des carnets de croquis, des
crayons de couleur et des palettes de peinture au pied du sapin. Elle lui avait
insufflé son sens de l’esthétisme et avait développé sa créativité, ce dont Carson
lui était reconnaissant, comme en attestait l’un de ses plus ambitieux projets, le
Centre des Beaux-Arts Kathleen Blackwell.
Au milieu de la pièce trônait une longue table blanche sur laquelle était
présentée la maquette du futur centre, qui comprenait trois galeries d’art et deux
ailes abritant des salles d’enseignement et des ateliers. Au cœur du complexe,
une vaste cour dotée d’un amphithéâtre, d’une fontaine entourée de jardins et
d’une promenade, permettraient aux peintres de travailler en plein air.
Rien n’était trop beau pour honorer la mémoire de sa chère maman. Elle
avait disparu à l’âge de trente-cinq ans dans un accident de la circulation, le
laissant fils unique et orphelin à douze ans.
Il espérait bâtir son chef-d’œuvre aux alentours de Dallas. Sa mère avait été
très impliquée dans la communauté artistique de la région. Certes, il devrait
franchir des obstacles et solliciter des soutiens politiques pour acquérir un terrain
et trouver des investisseurs. Il comptait financer la moitié du projet à l’aide de
ses propres deniers et s’appuyer sur des partenaires locaux qui veilleraient à ce
que ce centre soit un succès.
— Monsieur Blackwell ? fit Gracie Powell, sa fidèle assistante.
Il gagna le bureau attenant, qui reflétait ses racines texanes : moquette beige,
canapé et fauteuils clubs en cuir fauve qui invitaient à la détente, dans un esprit
viril et rustique. Un bronze figurant un ranger du Texas montait la garde sur un
piédestal en chêne et le lasso de son arrière-grand-père était accroché au mur.
Avant d’être des rois du pétrole, les Blackwell avaient été de simples éleveurs de
bétail ; des racines modestes qui rendaient l’ascension de la famille d’autant plus
vertigineuse. L’incarnation de l’American Dream.
Gracie Powell était un petit bout de femme austère et d’une efficacité
redoutable.
— Votre déjeuner est prêt, annonça-t-elle en posant un sandwich et un soda
sur le bureau. Le Dr Grant a appelé. Son vol a été retardé, mais elle devrait être
ici vers quatorze heures. Je l’ai informée qu’une voiture viendrait la chercher à
l’aéroport.
— Bien, répondit Carson, la mine impassible. Vous avez décalé mes autres
rendez-vous de la journée ?
— Bien sûr, monsieur.
— Merci.
À peine eût-elle quitté la pièce qu’il dénoua sa cravate et laissa éclater un
sourire de triomphe. En signant cette lettre, il savait que Marla sauterait dans le
premier avion. Marla, la pasionaria des démunis, la bonne fée des cas sociaux !
Elle n’était pas femme à rester les bras croisés alors que son précieux dispensaire
était menacé de fermeture.
Pour arroser son succès, Carson se servit un whisky et fit tournoyer le
liquide ambré dans son verre. Et s’il criait victoire trop vite ?
L’angoisse s’empara soudain de lui. À l’âge de vingt ans, une première
expérience sentimentale désastreuse l’avait rendu méfiant vis-à-vis des femmes.
De peur d’être victime des manigances d’une conquête, il prenait soin de
n’écouter que sa raison et non son cœur. Il avait pour principe de ne prendre
aucun risque et de n’accorder sa confiance qu’à un cercle restreint de proches.
Comment avait-il pu s’enticher à ce point de cette fille toute simple du
Tennessee ?
Le pire dans tout ça, c’est que Marla n’était même pas folle de lui. Leur
brève aventure à Royal Oaks, qui remontait à presque six ans, était purement
physique. Deux jeunes adultes consentants et parfaitement conscients de leurs
actes. Il n’y avait eu ni promesses ni adieux larmoyants. Cette amourette n’aurait
pas pu se terminer autrement que par une séparation sans heurts.
Ce jour-là, il était parti avec la certitude de ne plus jamais la revoir. Ce
n’était pas sa première aventure sans lendemain. Ses liaisons se terminaient
systématiquement ainsi et il n’y avait aucune raison pour qu’il déroge à cette
règle avec elle.
Il avait donc effacé le numéro de téléphone de Marla et l’avait chassée de sa
vie. Quelques heures plus tard, il s’envolait pour Hawaï pour un rendez-vous
professionnel. La page était déjà tournée.
Et Dieu merci car de son côté Marla n’avait pas perdu de temps ! À peine
sortie de son lit, elle s’était empressée d’épouser un autre homme. Cette simple
pensée rendait Carson fou de rage.
Elle n’est plus mariée, désormais, songea-t-il.
Quelques semaines plus tôt, Carson avait entendu par hasard, lors d’une
conversation téléphonique avec Sam Clayton, l’avocat de sa grand-mère, que
Marla avait divorcé. Autant dire que cette information n’était pas tombée dans
l’oreille d’un sourd. Sam prenait sa retraite et les deux hommes évoquaient le
financement du centre de soins de Lafayette Falls :
— Le dispensaire est le principal bénéficiaire de la fondation. Madame Eva
était une excellente amie du Dr Hughes. Lorsqu’il a monté ce projet de clinique
à but non lucratif, elle a voulu apporter sa pierre à l’édifice. Elle était convaincue
du bien-fondé de sa mission, c’est pourquoi elle a tenu à verser chaque mois une
somme rondelette.
— Ils utilisent cet argent pour leurs frais de fonctionnement ?
En réalité, Carson ne voyait aucun inconvénient à maintenir ces versements.
— Absolument. Pour eux, c’est une question de survie. Je pourrais vous
obtenir des chiffres. Le Dr Hughes n’y travaille plus. Il a passé le relais à sa
protégée, le Dr Marla Grant, revenue dans la région après son divorce. De l’avis
de tous, elle est extrêmement efficace et dévouée.
Après son divorce… Ces mots avaient résonné dans la tête de Carson.
— Excusez-moi, Sam, j’ai un double appel. Je vous recontacte très vite.
En raccrochant, il avait eu l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds.
Il s’était revu sous la véranda de Royal Oaks, le jour de cette opération
caritative. Ce gala avait eu lieu six ans auparavant, pourtant il lui avait semblé
que c’était la veille !
Lors de ce genre d’événement, les grosses fortunes étaient cordialement
invitées à signer un beau chèque au profit d’une noble cause avant de se pavaner
en tenue haute couture face aux photographes et de se congratuler sur leurs
dernières réussites professionnelles ou mondaines.
En l’occurrence, cette réception n’avait pas lieu à Los Angeles ou à New
York, mais dans sa propriété familiale de Lafayette Falls, dans le Tennessee. Les
invités n’étaient pas des « personnalités de l’année » sacralisées par les journaux
mais des locaux. En cet après-midi ensoleillé, ils s’étaient réunis afin de récolter
des fonds au profit d’un enfant hospitalisé. Sous les chênes, des artisans
vendaient leurs créations tandis que d’autres stands servaient hamburgers, hot-
dogs et autres mets et rafraîchissements.
Peu à son aise dans cet environnement social, il s’était réfugié sous la
véranda. Outre sa grand-mère et les employés de Royal Oaks, il ne connaissait
personne. Il observait donc de l’extérieur les us et coutumes de cette
communauté si soudée. À certains égards, il enviait ces gens du Sud qui se
saluaient avec chaleur. Dans son monde, les relations n’étaient pas si simples et
authentiques.
Il comprenait pourquoi sa grand-mère avait refusé de s’installer chez lui, en
Californie. À quatre-vingt-six ans, Madame Eva était appréciée de tous et régnait
en reine sur son domaine. Tandis qu’il la regardait évoluer gracieusement parmi
la foule, ses yeux s’étaient soudain posés sur une jeune femme qui examinait une
peinture à vendre. Elle portait une robe d’été blanche à fines bretelles et ses
cheveux dorés cascadaient sur ses épaules nues. Aussitôt, il avait ressenti du
désir pour elle.
Sa dernière liaison, avec une sublime danseuse parisienne, remontait à
quelque temps déjà et Carson était d’humeur égrillarde ce jour-là. Cette
inconnue, sous le chêne, constituait une cible idéale. Adossé à une colonne de
l’imposante bâtisse, il l’avait toisée sans vergogne. Carson n’était pas homme à
prendre des gants.
Elle avait regardé dans sa direction et l’avait observé brièvement avant de se
détourner. Puis ils avaient échangé quelques coups d’œil furtifs. Un véritable jeu
du chat et de la souris. Lorsqu’il avait enfin capté son attention, il lui avait lancé
une œillade suggestive à laquelle elle avait répondu par un sourire encourageant.
Touché ! Les hormones en ébullition, il avait dévalé les marches de la
véranda à toute vitesse pour aller au-devant de sa proie. Chaque seconde de leur
rencontre était restée gravée dans sa mémoire.

— Salut.
De près, il put contempler à loisir son teint de pêche, ses grands yeux verts.
Il huma son parfum fleuri. Elle dégageait une sorte de candeur qu’il trouva
irrésistible.
Elle le dévisagea franchement. De toute évidence, elle n’allait pas se jeter à
son cou comme il l’avait escompté.
— On se connaît ? fit-elle.
— Non, mais on peut y remédier.
Il espérait même que, à la fin de cette soirée, ils se connaîtraient de façon
approfondie.
— Je suis Carson Blackwell, le petit-fils de Madame Eva.
Elle parut d’abord pensive. Les choses ne se passaient décidément pas
comme prévu. En général, quand il se présentait à une femme, lors d’une
réception, celle-ci trahissait aussitôt un vif intérêt. Elle lui touchait le bras, se
penchait vers lui, gloussait… Celle-ci était hésitante et ne gloussait pas le moins
du monde.
— Je ne vous ai jamais croisé à Lafayette Falls, il me semble, déclara-t-elle.
— Je ne suis pas d’ici. J’ai grandi à Dallas et je vis maintenant en Californie,
expliqua-t-il.
Visiblement, son nom et son statut n’impressionnaient guère la jeune femme,
ce qui n’était pas pour lui déplaire. Pour une fois, il serait un garçon ordinaire.
Ce garçon parviendrait-il à la séduire ? Carson brûlait de le découvrir.
— Je suis en visite chez ma grand-mère. Je sais que je devrais venir plus
souvent, mais mon travail m’accapare. J’essaie de la convaincre de vivre chez
moi, mais elle s’entête à rejeter cette idée.
— Ça ne m’étonne pas. La plupart des personnes âgées préfèrent rester chez
elles et garder leur indépendance le plus longtemps possible.
— Vous vous exprimez comme un médecin.
— Je le suis presque, répondit-elle en lui tendant la main. Marla Grant,
enchantée.
— Presque ?
— Je dois terminer mon internat avant d’exercer dans un cabinet.
Non seulement il ne relâcha pas sa main, mais il glissa ses doigts entre les
siens. Voyant qu’elle ne résistait pas, il sourit.
— Et si on allait faire un tour ? proposa-t-il.
— Je veux bien vous accompagner jusqu’au stand de hot-dogs. Je meurs de
faim.
Il éclata de rire. Cette fille lui plaisait de plus en plus.
— Marché conclu !
Ils s’installèrent à une table, à l’ombre, pour déguster leurs hot-dogs, qui
étaient délicieux. Un doux après-midi en charmante compagnie ! Carson se
sentait bien.
Plusieurs personnes s’arrêtèrent pour saluer Marla et la féliciter pour sa
réussite lors de ses examens. En apprenant qu’elle avait terminé ses études avec
les honneurs, il l’informa qu’elle était la fille la plus intelligente qu’il ait jamais
invitée à goûter ! Elle se contenta d’un sourire en étalant de la moutarde sur son
hot-dog.
Plus tard, alors qu’ils déambulaient dans le parc de Royal Oaks, il lui confia
qu’il était architecte et lui décrivit l’hôtel de luxe qu’il était en train de
concevoir.
— Cela te dirait de le voir ? J’ai les plans dans mon ordinateur portable.
Il l’entraîna dans le pavillon des invités où elle découvrit ses dessins de
colonnes, d’arches et de porches.
— Tu es très doué, commenta-t-elle.
Ce compliment lui alla droit au cœur.
— Pourquoi as-tu opté pour un style néoclassique ?
La question le surprit :
— Tu connais ce style architectural ?
— J’ai suivi des cours d’histoire de l’Art à l’université, pour changer un peu
de la physique et de la biologie, répondit-elle en examinant les planches avec
curiosité. Cet ouvrage ressemble plus à un palais qu’à un hôtel.
— Sans doute, concéda Carson, qui avait tout autre chose en tête.
Ils étaient seuls dans cette dépendance, un ancien hangar à voitures, loin des
regards indiscrets. Seul le bourdonnement de la climatisation et le tic-tac de la
vieille horloge rompaient le silence. La chambre à coucher se trouvait à quelques
mètres…
Carson prit la liberté d’écarter une mèche de cheveux de Marla de son épaule
nue, effleurant sa peau soyeuse au passage. Elle retint son souffle. C’était la
première fois qu’il désirait autant une femme. Enfin, elle leva la tête et lorsqu’il
croisa son regard, il distingua une lueur espiègle dans ses yeux verts. À cet
instant précis, il succomba à la fois au charme de Marla et à celui de ses
prunelles mutines.
— Chercherais-tu à me séduire ? s’enquit-elle.
— Bien sûr ! Tu crois que je vais y arriver ?
Elle pencha la tête de côté. Ses boucles cascadèrent sur son épaule.
— Tu m’as séduite dès que tu m’as dit « salut ».
Quelle délicieuse scène ! Carson avait passé les semaines suivantes au
paradis. Avant de se retrouver en enfer.
Il avait été incapable d’oublier Marla et la nouvelle de son mariage avec un
autre homme l’avait dévasté.
Pendant toute la durée de leur aventure, un autre amant attendait dans les
coulisses ! Le Dr Ben Archer, dont elle n’avait jamais parlé, mais qu’elle avait
épousé trois mois plus tard.
Carson vida son verre d’une traite. Il s’en voulait un peu de se réjouir d’un
divorce. Pourquoi accordait-il autant d’importance à cet événement qui n’en était
pas un ?
Il ne voyait qu’une seule solution : se libérer de cet amour sans retour qui le
hantait. Il en avait assez de traîner comme un boulet le souvenir d’une femme
qui ne lui avait sans doute pas accordé une pensée depuis leur séparation, trop
occupée à préparer son mariage avec ce crétin de Ben Archer.
Depuis des années, Carson se sentait trahi, frustré, désabusé, et il en
souffrait. Sa pire expérience avait-elle été la perfidie d’Angela ou sa propre
incapacité à oublier Marla ? Il était difficile de trancher. Quoi qu’il en soit, il
éprouvait un besoin irrépressible de se libérer pour de bon des démons de son
passé.
Il ne lui restait qu’à espérer qu’elle aurait changé, qu’elle ne serait plus cette
beauté aux grands yeux verts pour qui l’anatomie masculine n’avait aucun
secret. Enfin, elle ne risquait pas d’avoir perdu ses connaissances en la matière
mais au moins elle ne serait plus la jeune fille qu’il avait rencontrée à Royal
Oaks.
Dans quelques heures, il pourrait dire adieu à ce fantasme ridicule.

Sur le trottoir de Wiltshire Boulevard, à Beverly Hills, Marla s’était réfugiée


à l’ombre d’un palmier. Au milieu de la circulation incessante, la Blackwell
Tower, haute structure argentée habillée de verre, étincelait sous le soleil
californien. Marla s’accrocha à sa mallette comme une naufragée à une bouée de
sauvetage.
Si seulement elle avait pensé à prendre un anxiolytique.
Elle vit passer une femme maigre qui promenait un petit chien de race. Deux
hommes d’affaires en costume émergèrent du gratte-ciel, téléphone à l’oreille.
Tout n’était qu’élégance, luxe, modernité et propreté.
Marla, quant à elle, n’avait jamais été élégante. Soignée, oui, car elle aimait
vivre dans un environnement sain et net. Elle avait toujours préféré les sciences à
la mode. Elle prit un instant pour se ressaisir et rassembler son courage :
Pense à tous ces gens, à Lafayette Falls, qui comptent sur toi, les filles du
bureau, les patients… Tu ne peux pas les décevoir.
Un peu de baume à son ego ne serait pas de trop non plus :
Tu es superbe ! Grâce à la gym, tu as perdu un peu de poids et tu as des
abdominaux et des cuisses en béton, de quoi rendre jalouses toutes les starlettes
d’Hollywood. Quant à tes seins, au moins ils ne sont pas en silicone. Et puis ta
tenue te va bien. Très sophistiqué.
Marla lissa la jupe en lin noir qu’elle avait achetée dans l’une des boutiques
les plus chères de Nashville. Après de nombreuses tergiversations, elle avait
finalement opté pour un modèle qu’elle pourrait porter en d’autres circonstances.
Une veste assortie, un collant noir et des escarpins noirs, naturellement,
complétaient sa tenue.
Kayla, qui l’accompagnait lors de sa séance de shopping, avait déclaré
qu’elle avait l’air de se rendre à l’enterrement d’un mafieux. C’était exactement
l’impression qu’elle avait quand, enfin, elle pénétra dans le bâtiment, pleine
d’appréhension.
Garde la tête haute. Et souris. Le portier te parle.
— Mademoiselle ? fit un homme en uniforme. Vous êtes perdue ?
Oh oui, songea-t-elle amèrement.
Depuis le jour de ma rencontre avec Carson.
Elle chassa vite cette pensée.
— J’ai rendez-vous avec M. Blackwell.
De moins en moins sûre d’elle, elle ouvrit sa mallette et en sortit son dossier
de présentation du dispensaire.
— Par ici, je vous prie.
Marla suivit le portier dans un hall somptueux orné d’une fontaine de type
méditerranéen et d’un petit jardin tropical. Le ruissellement de l’eau était
apaisant. Le soleil entrait par les baies vitrées, procurant chaleur et lumière.
Deux éléments nécessaires à la vie et au bien-être des humains.
Décidément, elle ne parvenait jamais à faire taire la biologiste qui
sommeillait en elle.
Ses talons claquaient sur le sol en marbre. Le portier s’arrêta devant un
ascenseur dont les portes étaient encadrées de panneaux dorés de style Art Déco.
Visiblement, l’économie n’était pas la préoccupation principale de Carson. Sa
vie devait être tout aussi fastueuse que cet immeuble.
— Très classe, déclara-t-elle.
Mais ces mots ne sonnaient-ils pas un peu ploucs ? Zut, elle devait passer
pour une campagnarde naïve qui « montait » à la ville.
Gênée, elle baissa les yeux. Le portier lui sourit et retint les portes de
l’ascenseur. Ensuite, il composa un code sur le clavier.
— Le bureau de M. Blackwell se trouve au dernier étage.
— Je vous remercie, répondit-elle tandis que les portes se refermaient.
Elle retint son souffle pendant son ascension vers le sommet de la tour.
Comment pouvait-il en être autrement ?
3

— Monsieur, la jeune femme que vous attendez est dans l’ascenseur,


annonça le portier au téléphone.
— Merci, Jim, répondit Carson, concentré devant un ordinateur.
Il cliqua plusieurs fois pour observer les images des caméras de surveillance
de l’aire de réception devant la porte de l’ascenseur.
Gracie était installée derrière un bureau impeccablement rangé, au-delà d’un
comptoir en marbre. Face à la réception se trouvait le salon de direction, avec ses
fauteuils design et ses plantes vertes, une lumière tamisée, un sol en marbre
étincelant. Il offrait une vue unique sur Beverly Hills.
Bienvenue dans mon univers, docteur Grant.
Le cœur battant à tout rompre devant son écran, Carson attendit que Marla
fasse son apparition. Alors, enfin, les rêves qui le hantaient se dissiperaient face
à la femme qu’elle était devenue et qui n’avait certainement rien à voir avec la
jeune fille de Royal Oaks. D’ailleurs, cette dernière avait-elle jamais existé
ailleurs que dans son imagination ?
En la voyant émerger de l’ascenseur, il se pencha en avant et plissa les
paupières.
Marla s’arrêta au comptoir et s’adressa à Gracie. Effectivement, elle avait
changé. L’étudiante insouciante avait fait place à une femme à l’allure
professionnelle et sérieuse, presque austère dans son tailleur noir. L’archétype de
la scientifique. Elle était un peu plus mince que dans son souvenir, mais pas
aussi maigre que les mannequins qu’il fréquentait habituellement. Ses cheveux
étaient relevés en un chignon strict, rien à voir avec la cascade blonde de ses
fantasmes.
En réalité, elle ressemblait en tous points aux autres femmes d’affaires
présentes dans le bâtiment. Carson eut envie de crier victoire. Quelle brillante
idée il avait eue de se confronter au passé afin de tourner la page !
Un coup de génie, songea-t-il.
Elle se détourna du comptoir pour regarder droit dans la caméra. Carson
constata qu’elle avait toujours ses grands yeux ourlés de longs cils soyeux. Il se
rappela leur expression tantôt innocente, tantôt sensuelle, presque indécente ! Et
son petit nez mutin, ses lèvres pulpeuses qui ne devaient rien au Botox, ses traits
si passionnés, son humour, son sourire ravageur… Sa beauté n’était pas
tapageuse comme celle de ses conquêtes si creuses. En vérité, il n’avait jamais
rencontré de personne plus captivante.
Il desserra sa cravate et dégrafa le premier bouton de sa chemise.
Avait-il vraiment bien fait de lui envoyer cette lettre ?
— Monsieur Blackwell ? demanda Gracie, en frappant à la porte de son
bureau. Le Dr Grant est là.
— Merci ! Accordez-moi cinq minutes.
Le bon docteur pouvait bien patienter le temps qu’il réfléchisse à la façon de
gérer la situation. Sur son écran, il vit Gracie s’adresser à la jeune femme, qui
sourit et s’installa dans un fauteuil moelleux. Elle croisa ses longues jambes et
sortit un talon d’une chaussure.
Carson sentit son smartphone vibrer à sa ceinture. C’était un appel de
Truman Crawford, un milliardaire texan, le meilleur ami de son père. Depuis la
mort de ce dernier, son parrain l’avait pris sous son aile.
— Salut, Truman, déclara-t-il en s’efforçant d’être aimable, tout en
observant Marla, qui balançait doucement son pied à demi déchaussé – même
ses chevilles étaient sexy à se damner ! Quoi de neuf ?
Le vieil homme lui expliqua qu’il se trouvait à Kingsford, le complexe
hôtelier de luxe que Carson avait construit sur l’île de Kauai, à Hawaï.
— Il y a juste un problème. Je ne trouve aucun partenaire de golf qui soit à la
hauteur !
— Tu veux dire que personne ne te laisse tricher ?
— Tu ne vas pas refuser de faire plaisir à un vieux bonhomme ? Tu peux être
là demain ?
— Pour l’instant, j’ai plusieurs questions à régler, répondit-il en contemplant
la jambe de Marla.
— Elles sont plus importantes que ton projet fétiche ?
— Bien sûr que non.
— Tant mieux. Alors, rapplique ! Nous ferons une partie de golf en discutant
de ce futur centre artistique.
— Je peux te rejoindre dans un jour ou deux. En quoi est-ce si urgent ?
Il avait envoyé son dossier à Truman trois semaines plus tôt. Il n’était pas à
quelques jours près.
— Je te l’ai dit : je m’ennuie et j’ai très envie de ta compagnie. On ne se voit
pas assez souvent. Il serait bon que je te transmette ma grande sagesse.
— Et si tu me disais la vérité ?
— Bon, d’accord… Julia me harcèle, avoua-t-il, évoquant son épouse depuis
quarante-cinq ans. Les Northup sont là et elle veut absolument te présenter
Amanda, la fille de Constance. Selon elle, vous êtes faits l’un pour l’autre.
La terreur s’abattit sur Carson. La femme de Truman s’était mis en tête de le
marier et il n’avait aucune envie de la laisser jouer les entremetteuses.
— Dis à Julia que j’apprécie ses efforts, mais que je n’ai pas le temps.
— Fiston, nous ne pensons qu’à ton bonheur. Julia sera très déçue. Elle
apprécie tellement cette jeune personne qu’elle voulait que je t’appelle hier soir.
Les Northup s’en vont dans deux jours. On jouera au golf, on parlera de ton
centre et tu rencontreras Amanda. Et surtout, tu adouciras la vie d’un vieil
homme. Tu me dois bien ce service !
Carson tira sur sa cravate et regarda Marla sur son écran. Soudain, une idée
lumineuse germa dans son esprit. Décidément, il débordait de créativité, ces
derniers temps.
— J’ai rencontré quelqu’un, affirma-t-il de façon très convaincante.
Quelqu’un de très spécial, ajouta-t-il pour faire bonne mesure.
Ce n’était pas complètement faux.
— Ah bon ? fit Truman, abasourdi.
Cette réaction n’était guère surprenante dans la mesure où Carson n’avait pas
évoqué l’ombre d’une petite amie sérieuse depuis des années.
— Oui. Je crois bien que c’est la bonne, cette fois. C’est du sérieux.
Au point où il en était, autant y aller carrément.
— Eh bien, tu m’en bouches un coin, admit Truman. Julia va vouloir tout
savoir sur elle.
— Dis-lui qu’elle vient de Lafayette Falls, la ville de ma grand-mère, qui la
connaissait. Elle est médecin.
Une petite amie intelligente faisait toujours bonne impression.
— Quel soulagement ! Je craignais que tu ne finisses avec une de ces bimbos
écervelées.
— Truman !
— Amène-la avec toi demain.
— L’amener avec moi ?
— Oui ! Amène-la à Kingsford. Nous parlerons affaires pendant que les
filles parleront chiffon. Julia sera ravie et je suis sûr que ta nouvelle petite amie
adorerait passer une semaine au paradis.
— Écoute… ce n’est pas possible.
— Tu veux ma mort ! Si tu ne viens pas, Julia va encore me faire une scène !
Elle insistera pour que l’on vienne te voir afin de rencontrer l’heureuse élue. Tu
préfères nous voir rappliquer chez toi ?
Carson n’en avait pas la moindre envie. Sur l’écran, Marla commençait
visiblement à s’impatienter, comme si elle se trouvait dans la salle d’attente d’un
dentiste. Elle regardait sans cesse en direction de l’ascenseur. Elle avait envie de
partir…
Elle ne l’avait pas vu et elle voulait déjà s’en aller.
— Carson ? Tu es toujours là ?
— Je réfléchis.
Son esprit flottait à nouveau dans le passé. Il songeait au jour où il était
retourné à Royal Oaks, trois mois après sa séparation avec Marla, pour rendre
visite à sa grand-mère mourante. Dès son arrivée, les souvenirs de leur relation
enflammée avaient rejailli et, incapable de les chasser, il avait compris que Marla
lui manquait, qu’il était amoureux d’elle et même prêt à s’engager.
À la table du petit-déjeuner, il feuilletait le journal local quand il avait vu la
photo du mariage de Marla. Deux semaines plus tôt, elle avait épousé le Dr
Archer dans l’intimité. Carson avait ressenti le même choc qu’après ses déboires
avec Angela, même si la situation était différente. Il avait eu l’impression que
l’on piétinait son cœur une fois de plus.
Et pourtant, Marla le troublait encore. Elle le fascinait, même. Elle ne
semblait ni heureuse ni exaltée, et tripotait nerveusement un stylo, juste avant
leur rendez-vous.
À quoi s’attendait-il ? À ce qu’elle se jette à son cou en lui déclarant sa
flamme ?
— Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vu, reprit Truman. Je n’arrive pas à
te suivre, tu es toujours entre deux avions. Il est temps que tu te poses avec une
femme bien.
C’était justement à cause de cette femme bien qu’il courait sans cesse, qu’il
se noyait dans le travail.
— Julia vient d’entrer, reprit Truman. Je mets le haut-parleur. Chérie, tu ne
vas pas le croire : Carson a trouvé une fiancée. Oui, tout seul ! Et elle est
médecin, en plus ! Pour une fois qu’il en dégote une qui a un cerveau.
— Seigneur ! Vraiment ? C’est merveilleux ! s’écria Julia. Je suis ravie. Qui
est-ce ? On la connaît ?
Julia était hystérique comme s’il s’agissait vraiment d’un miracle. Carson
était de plus en plus angoissé. Avait-il toujours son pistolet dans le tiroir ?
— Alors ? persista Truman. Tu viens nous rejoindre ?
Julia l’implora à son tour.
Une semaine au paradis.
— Tu sais qu’on te considère comme un fils, ajouta-t-elle. Nous t’aimons et
nous l’aimerons aussi.
Sur l’écran, Marla posa un œil ennuyé sur les magazines, puis se tourna vers
la porte et l’ascenseur. Seul le financement dont son précieux centre de soins
avait tant besoin l’incitait à rester.
Carson s’adossa à son fauteuil et savoura le contact sensuel du cuir. Il
possédait l’argent et le pouvoir. Il avait les cartes en main.
— Bien. On arrive demain, annonça-t-il à Truman.
4

Pour passer le temps, Marla observa le tableau accroché au-dessus de la


fausse cheminée, un superbe coucher de soleil sur un canyon rougeoyant. Des
nuances intenses de rose se mêlaient au bleu pâle du ciel et une lueur dorée
illuminait les rochers.
Elle sourit en pensant à Sophie, peintre en herbe. À cinq ans, elle avait déjà
la passion du dessin et ses œuvres ornaient toutes les pièces de la maison. Peut-
être, un jour, exposerait-elle dans une galerie, aux yeux du monde entier ?
— Docteur Grant, M. Blackwell va vous recevoir maintenant, annonça
l’assistante en lui faisant signe d’entrer.
Marla respira profondément et franchit le seuil du bureau. Pour se donner du
courage, elle pensa à sa première intervention chirurgicale. Elle avait survécu à
ça, elle survivrait donc à cette petite entrevue. Gracie referma la porte derrière
elle. Le cœur battant, elle serra sa mallette contre elle.
Carson se leva derrière son bureau d’un noir brillant. Ses mains étaient
fourrées dans les poches de son pantalon anthracite, le col de sa chemise était
ouvert et sa cravate en soie desserrée. Physiquement, il n’avait guère changé, en
six ans. Grand et musclé, les épaules larges. En dépit de son air grave, il n’avait
rien perdu de son charme et ses boucles brunes étaient plus rebelles encore que
par le passé.
Comme celles de Sophie.
— Bonjour, Marla, dit-il d’une voix grave, avec un regard appuyé.
Carson n’avait jamais été subtil et c’était précisément ce qui le rendait sexy
aux yeux de Marla. Encore une chose qui n’avait pas changé.
— Bonjour, répondit-elle en masquant sa nervosité du mieux qu’elle put.
Merci de me recevoir aussi vite. Tu dois être débordé. Je ne te retiendrai pas
longtemps.
Plus vite elle en aurait fini, mieux ce serait.
— Tu veux boire quelque chose ? proposa-t-il en s’approchant du bar. Un
gin tonic, par exemple ?
— Un verre d’eau, s’il te plaît.
C’était tout ce qu’elle se sentait capable d’avaler. Elle foula le tapis moelleux
et posa sa mallette sur l’immense bureau. Parmi tout ce luxe, elle ne fut même
pas surprise par la vue panoramique spectaculaire. Des plantes en pots de terre
rustiques, des portraits de cow-boys, une ancienne carte du Texas… Tout dans la
décoration révélait en lui le Texan fier de ses origines.
Elle plongea dans sa mallette à la recherche du dossier.
— Je t’ai apporté les comptes du centre de soins et le descriptif de nos
activités.
— Mon bureau te plaît ? demanda-t-il en plaçant quelques glaçons dans un
verre en cristal.
— Oui, il est magnifique.
Il semblait d’humeur à bavarder. Elle n’était pas en mesure de se dérober.
Après tout, c’était elle qui avait une faveur à lui demander.
— Tiens.
Au lieu de lui tendre le verre, il le posa sur le bar et sortit une bière du
minibar. Marla pouvait difficilement jouer les effarouchées après la façon dont
elle s’était jetée à son cou, six ans plus tôt. Il risquait de se méfier. Elle se dirigea
donc vers le bar avec l’aisance d’une habituée, qu’elle n’était pas. Ils se
retrouvèrent à quelques centimètres l’un de l’autre. Aussitôt, elle ressentit une
tension palpable entre eux. Leurs deux corps étaient toujours reliés par une sorte
de chimie. Rien de plus fascinant que la physiologie !
Elle le regarda déboucher sa bouteille. Il ne portait pas d’alliance. Elle
pensait qu’il aurait épousé une actrice ou un mannequin. Toutefois, sa vie
personnelle ne la regardait en rien. Il n’avait plus rien à voir avec elle, n’est-ce
pas ?
Marla but une gorgée d’eau et constata qu’elle avait laissé une trace de rouge
à lèvres écarlate, et donc, évidemment, son ADN, sur le verre.
— Ce n’est pas très discret si l’on commet un crime, plaisanta-t-elle pour
détendre l’atmosphère.
— Tu t’apprêtes à commettre un crime ? fit Carson, étonné.
— Va savoir…
À une époque, il avait le don de faire ressortir son côté impulsif, mais elle se
garda de l’exprimer à voix haute.
Il darda sur elle un regard pénétrant. Elle décida de revenir à un sujet plus
neutre. Le design intérieur ferait parfaitement l’affaire.
— J’adore ta déco western. Elle te ressemble. C’est un bureau immense ! Tu
as réussi, on dirait.
Se souvenait-il qu’il n’avait pas évoqué sa fortune, lors de leur liaison ?
Quelle importance, désormais ? Appuyé contre le bar, il affichait un air
impassible.
Avec le temps, les gens changeaient forcément. Marla regrettait de ne pas
s’être transformée davantage. Si seulement elle n’avait pas autant envie de
tendre la main vers Carson, de lui caresser les cheveux, la joue, de poser ses
lèvres sur les siennes. Il ne fallait pas, car elle s’était juré de ne plus avoir
d’aventures sans lendemain.
Carson serait sa première et sa dernière liaison. Et son adorable fillette ne
risquait pas de lui faire oublier que chaque action a des conséquences.
— Alors, comment vas-tu ? s’enquit-il.
— Bien. Et toi ?
— Bien.
Ça, c’est fait, songea-t-elle.
Sous le prétexte de visiter les lieux, elle s’éloigna en faisant mine d’être
détendue et s’arrêta devant une bibliothèque en chêne. Récompenses et trophées
attestaient des succès de Blackwell Enterprises, tant sur le plan purement
architectural que dans le domaine des affaires.
Soudain, son regard fut attiré par le portrait d’une belle jeune femme, le jour
de son mariage. Elle portait une voilette en dentelle sur ses cheveux bruns et un
superbe collier de diamants. Marla s’attarda sur son visage juvénile, son regard
bleu pétillant, son expression enjouée et insouciante. Elle avait une fossette sur
la joue droite.
— C’est ma mère, Kathleen, expliqua Carson.
Celle qui avait su gagner le cœur d’un magnat texan du pétrole, quelques
décennies plus tôt était également la grand-mère de Sophie…
La ressemblance était si frappante que Marla eut l’impression de voir Sophie
à l’âge adulte.
— Elle était très belle, commenta-t-elle.
— Un être exceptionnel, ajouta-t-il avec tendresse, en s’approchant.
Il désigna la photo d’un jeune homme en tenue de pilote, posant près d’un
avion.
— Et voici mon père, Gerald Blackwell, déclara-t-il fièrement.
Marla découvrit un homme aussi grand et robuste que son fils. Il y avait
aussi un portrait de famille de Gerald et Kathleen avec Carson à l’âge de deux
ans.
— Regarde un peu ces boucles ! dit-elle.
— J’ai toujours eu du mal à dompter mes cheveux, admit-il. Là, c’est mon
père et ses deux frères. Et là, le jour de ma remise de diplôme, avec ma grand-
mère, et le mariage de mes grands-parents, en 1943…
Marla était irrésistiblement attirée par le portrait de Kathleen.
— Comment était ta mère ?
— Elle était formidable, très aimante. Elle aimait la nature, les chevaux. Et
elle avait toujours les mains pleines de peinture. Une artiste de talent.
— Vraiment ? Elle était peintre ? souffla Marla.
— Oui, confirma Carson, étonné par sa réaction. C’est elle qui a réalisé ces
deux toiles représentant Eli et Jim, deux cow-boys qui travaillaient au ranch de
mon grand-père.
Marla traversa la pièce pour examiner de plus près les toiles signées K.
Blackwell. L’artiste avait capté avec précision les traits marqués de ces deux
hommes aguerris, leur peau tannée par la vie au grand air.
— A-t-elle aussi exécuté l’aquarelle qui se trouve à l’entrée ?
Sophie adorait les aquarelles. En voyant la mine déconcertée de Carson,
Marla crut bon de justifier son comportement étrange.
— Excuse-moi, mais j’admire tellement les gens qui ont un talent artistique !
Je suis nulle en dessin.
— Viens, je vais te montrer quelque chose, répondit-il en désignant une
porte à double battant. C’est l’un de mes ateliers.
Dans la pièce spacieuse, elle découvrit des plans affichés aux murs, des
tables de travail, des écrans d’ordinateur. Il l’entraîna vers la maquette de son
futur complexe entouré d’arbres, de pelouses, sans oublier les parkings.
— Je te présente le Centre artistique Kathleen Blackwell. Je travaille dessus
depuis plus de deux ans. C’est l’œuvre de ma vie. Le bâtiment principal abritera
des galeries d’art. Les toiles de ma mère seront exposées dans l’entrée. À l’étage
seront organisées des expositions temporaires. La cour s’ouvre sur un théâtre en
plein air où auront lieu des concerts, des spectacles de danse et de théâtre. Les
deux bâtiments attenants seront réservés à des salles de cours et des ateliers
destinés aux étudiants, avec, au premier, des logements pour des artistes.
Marla s’émerveilla des détails du projet, un véritable paradis pour les
artistes. Elle se surprit à imaginer Sophie, devenue grande, assise sur un banc du
parc, à dessiner.
— Où vas-tu le construire ?
— Dans la région de Dallas, j’espère.
Il contourna la table et vint se poster à côté d’elle. Il était si proche qu’elle
sentit les effluves de son eau de toilette au santal. Troublée, elle s’écarta d’un
pas. La distance était toujours la meilleure option face au danger.
— Écoute, je ne veux pas te faire perdre ton temps. J’ai des documents à te
montrer et…
— Je sais que tu ne connais pas Truman Crawford, coupa-t-il, mais c’est un
homme très riche et influent, au Texas.
Carson désigna sa maquette.
— Le soutien de Truman est indispensable pour que ce projet se réalise,
reprit-il. Je vais avoir besoin de ses relations haut placées pour acquérir un
terrain, obtenir les autorisations nécessaires et trouver des investisseurs. Faire de
mon rêve une réalité ne sera pas chose facile.
— Je comprends, répondit-elle.
— Le problème, c’est que Truman et sa femme, Julia, se sentent obligés de
veiller sur moi, car ils étaient très proches de mes parents. Ils estiment qu’il est
temps pour moi de me caser. Julia s’est mis en tête de me trouver une fiancée.
— Ah…
Ce qui signifiait qu’il n’avait personne dans sa vie. Pourquoi Marla s’en
réjouissait-elle ?
— Il t’est sûrement déjà arrivé que des amis bien intentionnés t’aient
présenté des hommes qui ne te plaisaient pas du tout.
— Oui, en effet.
Si certains de ces garçons étaient sympathiques, il n’y avait jamais eu de
véritable attirance, de petite flamme ; aucun n’avait fait battre son cœur comme
il battait en cet instant.
— Truman et Julia sont à Kingsford, un complexe hôtelier que j’ai réalisé
sur l’île de Kauai, à Hawaï. Truman voudrait que je vienne passer une semaine
avec eux pour discuter de mon projet. Hélas, Julia m’a déniché une
Mme Blackwell potentielle, l’épouse idéale, d’après elle.
Marla retint son souffle. Son propre mariage s’était mal terminé.
— J’ai besoin du soutien de Truman et je refuse de jouer la comédie avec
une femme dont je n’ai que faire.
Il avait lâché ces derniers mots de manière brutale.
— Et si tu informais Mme Crawford que tu n’es pas intéressé ? suggéra
Marla.
— Je l’ai fait. Totalement inefficace.
Marla cogita un instant.
— Ah… Je sais ! Fais-lui croire que tu as la mononucléose. Les gens pensent
que ce virus se transmet par un simple baiser. Et il faut un temps fou pour s’en
remettre.
— Je sais ce qu’est la mononucléose, merci, répliqua-t-il, agacé.
Elle soupira.
— Je n’ai pas d’autre idée, désolée. Si cela ne te dérange pas, j’aimerais que
l’on passe à la présentation du dispensaire.
— Je t’ennuie, c’est ça ?
— Non, mais il n’y a rien que je puisse faire pour régler tes problèmes
personnels.
— C’est là que tu te trompes, ma chère !
Il esquissa le sourire d’un joueur de poker sur le point d’abattre un carré
d’as. Marla fut soudain alarmée.
— Truman vient de me téléphoner et je lui ai annoncé que j’avais rencontré
une femme exceptionnelle. Toi.
— Quoi ? On ne s’est pas parlé depuis des années ! Pourquoi lui avoir
raconté une chose pareille ?
— Je te le répète, je veux obtenir son soutien pour mon projet. En revanche,
je refuse de subir les intrigues de Julia-l’entremetteuse. Alors, je te propose un
marché : tu veux de l’argent pour ton dispensaire et moi, j’ai besoin que tu
m’accompagnes à Kauai pour duper Julia. Si elle me croit en couple, elle me
laissera tranquille pour un petit bout de temps.
L’espace d’un instant, Marla demeura sans voix, puis elle se ressaisit :
— Tu es sérieux ?
— Tout ce qu’il y a de plus sérieux, répondit-il en nouant sa cravate. Si tu
m’accompagnes, je financerai ton dispensaire. Et ne t’en fais pas, je ne compte
pas profiter de la situation. Nous ferons chambre à part. Tu ne seras pas obligée
de passer tes nuits avec moi.
— Tu es sérieux ? répéta-t-elle, persuadée qu’il avait perdu la raison.
— Absolument.
Abasourdie, Marla tourna les talons et regagna le bureau, celui d’un fantôme
de son passé qui avait le pouvoir de détruire son existence. Et de détruire
l’existence de Sophie.
Ça n’arriverait pas. Marla préférerait le tuer plutôt que de le laisser faire.
Carson resta sur le seuil, les bras croisés, la mine grave.
— Alors ? C’est oui ou c’est non ?
— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi absurde.
— Une semaine au paradis et ton dispensaire conserve son financement. Ce
n’est pas une mauvaise affaire. Et c’est la seule offre que je te ferai, ma belle.
C’est à prendre ou à laisser.
— Nous nous connaissons à peine.
— Cela n’a pas toujours été le cas.
Soudain, les souvenirs remontèrent à la surface. Le corps de Carson, ses
mains sur sa peau, son visage bronzé, ses yeux d’un bleu irrésistible et une
bouche qui appelait les baisers.
— C’est vrai, concéda-t-elle doucement. Mais ça, c’était avant. Nous nous
sommes séparés en bonne intelligence. Restons-en là.
Carson glissa les mains dans ses poches et se tourna vers la baie vitrée qui
donnait sur les gratte-ciel, les palmiers et le ciel d’azur.
— Tu es décidée à rentrer chez toi les mains vides ? demanda-t-il.
— J’ai peine à croire que tu ne connaisses pas une dizaine d’actrices ou de
people qui seraient ravies de partir à Hawaï avec toi. Tu n’as qu’à appeler l’une
d’entre elles.
Il la regarda par-dessus son épaule, le regard noir.
— Je n’ai pas envie de les appeler.
En posant les yeux sur son dossier, elle eut soudain les mains moites.
Comment plaider sa cause alors que le désir était palpable ?
— Truman et Julia vont t’adorer, affirma-t-il en se retournant enfin. Julia est
ravie que tu sois médecin. Elle ne cesse de me supplier de relever le niveau.
— Relever le niveau ? fit-elle.
Il se contenta de hausser les épaules.
— J’ai des obligations, reprit-elle. Mes patients comptent sur moi. J’ai des
responsabilités. Je ne peux pas partir pour Hawaï sur un coup de tête. C’est de la
folie !
Carson se dirigea vers son bureau d’un pas résolu, comme si la question était
réglée.
— Tu n’as qu’à appeler chez toi pour arranger ça. Tes collègues te
remplaceront. Tes patients survivront bien sans toi pendant une semaine, non ?
— Tu es vraiment une ordure, maugréa Marla en refermant sa mallette d’un
geste sec.
Il sourit en prenant connaissance de ses messages sur son smartphone.
— J’ai encaissé de pires insultes.
Elle s’éloigna du bureau. Près de la bibliothèque, elle regarda le portrait de
Madame Eva et changea de tactique :
— Ta grand-mère était très respectée pour son sens de l’honneur, du devoir
et pour sa dignité. Elle n’aurait pas approuvé que tu utilises le dispensaire pour
servir tes propres intérêts.
— Hélas, je ne lui ressemble pas, rétorqua Carson avec un large sourire qui
souligna sa fossette dans la joue droite.
La même que celle de Sophie.
Accablée et sur le point de craquer, elle se détourna.
— Marla…
Il la rejoignit et la domina de sa hauteur. Elle observa ses propres mains, puis
les siennes. Sous la manchette de sa chemise, il portait une montre de luxe et
arborait une chevalière en platine sertie de diamants noirs.
— Et si je te proposais cent mille dollars de plus ?
Elle n’en revenait pas. Cent mille dollars, juste comme ça !
— Dès notre retour de Hawaï, je te ferai un chèque. Dans une semaine, tu
seras en route pour chez toi avec l’assurance d’un financement pour ton
dispensaire, cent mille dollars et un superbe bronzage.
L’argent était vraiment la solution à tous les problèmes.
Il ajusta sa cravate en soie. S’était-elle à ce point méprise sur lui, à Royal
Oaks ? En tout cas, elle avait la confirmation qu’elle avait pris la bonne décision
à propos de Sophie. Ce type n’avait aucun scrupule à utiliser sa fortune pour
obtenir ce qu’il voulait, surtout face à une personne dans le besoin.
Sans doute n’en aurait-il aucun à payer les meilleurs avocats pour obtenir la
garde de Sophie, s’il le souhaitait. Elle-même n’aurait pas une chance contre lui
et sa vie deviendrait un enfer. Il ne tiendrait pas compte du fait que l’enfant était
heureuse, entourée de ses amis et de sa famille. Il ne penserait qu’à lui. Marla
sourit en comprenant ce qu’elle avait à faire.
Sophie ne ferait jamais partie de la vie de Carson Blackwell.
— Alors, marché conclu ? demanda-t-il.
Elle n’avait pas les moyens de refuser et il le savait.
— Je dois passer quelques appels. Je pense que le Dr Hughes pourra me
remplacer.
Ses parents seraient, quant à eux, ravis de s’occuper de leur petite-fille
adorée.
— Je vais demander à Jack de préparer le jet pour neuf heures, demain
matin.
Soudain, ce voyage devenait une réalité.
— Il faudrait que je fasse quelques emplettes. Je n’ai apporté des affaires
que pour une nuit.
— Il y a une galerie marchande à Kingsford, répondit-il. Et nous irons faire
des courses cet après-midi. Rodeo Drive n’est qu’à quelques rues d’ici.
— Rodeo Drive ? répéta-t-elle, consciente que cette artère bordée de
boutiques de luxe n’était pas dans ses moyens.
— Oui, fit-il en tapant sur le clavier de son téléphone. C’est là que tout le
monde fait du shopping.
Pas tout le monde, non, songea amèrement Marla.
Carson et elle ne vivaient décidément pas sur la même planète.
5

— Si tu nous obtiens cent mille dollars de plus, nous sommes tirés d’affaire !
s’exclama Nolana, folle de joie. Nous serons à l’abri pour un bon moment.
Marla s’efforça de faire preuve d’enthousiasme.
— M. Blackwell pense que certains de ses amis pourraient également faire
un don. On verra.
Elle observa son reflet dans la glace. Son nez était-il déjà en train de
pousser ? Elle avait menti sans ciller à tant de personnes qu’elle s’attendait
presque à subir le triste sort de Pinocchio. Hélas, elle n’avait pas le choix.
Comment expliquer ce voyage imprévu à Hawaï avec Carson autrement ? Elle
l’avait transformé en un déplacement susceptible de rapporter des fonds.
Pas question d’avouer qu’elle avait conclu un accord avec un ex-amant qui
avait besoin d’une fausse fiancée. D’ailleurs, qui la croirait ?
— Tu diras aux filles que le Dr Hughes me remplace uniquement pour le
suivi des patients. Pour les rendez-vous, il suffira de les repousser d’une
semaine.
— Je m’en charge, promit Nolana. Amuse-toi bien. Cela fait si longtemps
que tu n’as pas eu de vacances. Tu le mérites bien !
Marla soupira. Il ne s’agirait pas d’une partie de plaisir et elle n’avait aucune
intention de s’amuser ou de renouer avec son ancien amant.
Elle devrait se montrer claire sur ce point.

L’après-midi fut pour le moins… intéressant. Carson l’accompagna dans les


boutiques de luxe de Rodeo Drive à Beverly Hills. Elle remarqua vite, non sans
effroi, que les articles n’étaient pas étiquetés, une situation impensable pour une
femme toujours en quête de bonnes affaires.
Elle affirmait n’avoir besoin que d’un jean et d’un tee-shirt, car elle
achèterait le reste sur place. D’après ses recherches sur Internet, la petite ville de
Lihue comptait des magasins bien plus abordables.
Faisant fi de ses protestations, il lui acheta trois robes de soirée pour leurs
sorties avec les Crawford. Elle n’avait aucune idée de leur prix et n’osait
l’imaginer. La directrice de la boutique, qui semblait bien connaître Carson,
promit de faire livrer ses achats chez lui en moins d’une heure.
Marla envoya un message à Kayla :

En virée shopping sur Rodeo Drive. Tu n’imagines pas la vie des riches !

Elle fit l’acquisition d’un jean, un petit haut marin rouge et blanc ainsi que
d’un coupe-vent à capuche, car les soirées étaient souvent plus fraîches dans
l’archipel. Carson fit également quelques emplettes pour lui.
Après leur petite excursion, il la conduisit dans l’hôtel où elle avait réservé
une chambre pour récupérer son sac de voyage. À regret, elle dut renoncer à y
passer la nuit car Carson préférait éviter ce détour sur le chemin de l’aéroport le
lendemain matin.
Lorsqu’ils s’attablèrent enfin dans un restaurant pour le dîner, Marla était
affamée. Lui aussi. Ils bavardèrent de choses et d’autres. Ce ne fut que sur le
chemin du retour, à l’arrière de la limousine, que leur conversation prit un tour
plus personnel.
— Quelle expédition ! soupira-t-elle. Je suis épuisée.
— Nous serons bientôt à la maison, répondit-il en rangeant son téléphone
dans sa poche.
Ce commentaire serra le cœur de Marla. Jamais ils ne rentreraient « à la
maison » ensemble.
— Je ne m’attendais pas à ce que ce déplacement en Californie se termine
ainsi, avoua-t-elle.
Il se tourna vers elle. Le mélange d’eaux de toilette dont elle l’avait aspergé
au cours de leur shopping se mêlait à l’odeur de cuir des sièges. Elle eut soudain
l’envie irrésistible de se rapprocher de lui. Juste quelques instants. Mais si elle
cédait à sa pulsion, il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Elle connaissait
ses propres limites.
Et il fallait qu’elle rentre à Lafayette Falls saine et sauve.
— À quoi t’attendais-tu ? demanda-t-il.
— Je n’imaginais pas partir pour Hawaï demain matin.
Encore moins accepter une semaine en enfer en échange du financement de
son centre de soins.
— Le destin joue parfois des tours.
Elle pencha la tête en arrière et ferma un instant les yeux.
— Tu crois que les Crawford nous prendront pour un vrai couple ?
— Pourquoi pas ?
— Il va falloir jouer la comédie, reprit-elle. Ça tombe bien : j’ai fait du
théâtre, au lycée.
Carson marmonna quelques paroles qu’elle ne saisit pas.
— Pardon ?
— Nous pourrions être un vrai couple pendant quelques jours, suggéra-t-il
d’un ton détaché.
— Cela n’est pas prévu dans notre accord ! s’insurgea-t-elle en rouvrant les
yeux.
— En effet, admit-il.
Elle se tut pendant un moment, puis reprit :
— Je ne suis plus la fille stupide que tu as rencontrée à Royal Oaks.
— Tu n’as jamais été stupide.
— Tu comprends parfaitement ce que je veux dire. Jeune, irresponsable,
inconsciente…
— Pas du tout ! Nous n’étions pas des adolescents ! C’était il y a six ans, ce
n’est pas si loin.
— Si, Carson, murmura Marla. Les choses ont changé. Je ne suis plus la
même.
Il appuya sur un bouton et la lumière se fit. Puis il s’installa en face d’elle.
— Que t’est-il arrivé ? demanda-t-il.
— Rien d’extraordinaire, assura-t-elle en croisant les jambes. Le temps
passe, les gens évoluent. C’est la vie.
Il se pencha en avant pour prendre ses mains dans les siennes. D’abord, elle
apprécia ce contact, mais elle se dégagea très vite de son emprise.
— Il s’est passé quelque chose, persista-t-il.
— Mais non !
— Tu t’es mariée, tu as divorcé. C’est quelque chose.
— Comment es-tu au courant ? fit-elle en se crispant soudain.
Un silence pesant s’installa. Carson recula sur son siège.
— Trois mois après mon départ de Royal Oaks, ma grand-mère a eu une
attaque.
Marla acquiesça et s’efforça de demeurer impassible. En rentrant passer
Noël avec ses parents, elle avait appris que Madame Eva était morte en octobre.
— C’était la dernière semaine de septembre. Son médecin m’a appelé pour
m’annoncer qu’elle n’en avait plus pour très longtemps. Je suis retourné à Royal
Oaks pour être auprès d’elle. J’avais l’intention de faire un tour à Memphis
quelques jours plus tard pour te voir. Le lendemain matin, par hasard, j’ai vu une
photo de ton mariage dans le journal local. J’ai appris que tu venais d’épouser le
Dr Archer.
Marla demeura immobile.
Le destin jouait parfois des tours, en effet.
— Tu imagines mon étonnement, reprit-il en posant sur elle un regard teinté
d’amertume. Trois mois plus tôt, tu étais avec moi et voilà que tu en épousais un
autre !
— Ce n’est pas ainsi que ça s’est passé, affirma-t-elle, abasourdie.
— Si.
Elle comprit qu’elle avançait en terrain miné. La prudence était de mise.
— D’accord, si tu veux…
— Tu vois !
— Si tu crois que je sortais déjà avec Ben quand toi et moi étions ensemble,
tu te trompes. Je le connaissais, c’est vrai. Nous étions amis et nous le sommes
encore. Nous nous connaissons depuis toujours car nos familles étaient voisines.
Je suis brièvement sortie avec lui au lycée mais, quand je t’ai rencontré, je
n’étais pas en couple avec lui.
— Tu n’as pas mis longtemps à changer d’avis, rétorqua-t-il, furieux.
Dans un silence glacial, elle chercha une réponse adéquate.
— Certaines relations sont compliquées.
— La nôtre ne l’était pas, répliqua-t-il en se penchant vers elle.
— C’est vrai. Le sexe, ce n’est pas compliqué.
Elle se fit violence pour soutenir son regard bleu. S’il savait à quel point il
avait compliqué sa vie, au contraire !
La limousine s’engagea dans une allée bordée de lanternes. En arrivant
devant un haut mur et une imposante grille en fer forgé, le chauffeur entra un
code et le portail automatique s’ouvrit.
Marla songea au jour où elle s’était fait refouler à l’entrée de cette même
propriété, des années plus tôt. Carson ne lui avait pas tout dit, à Royal Oaks. Il
avait notamment omis de préciser qu’il vivait dans un palais sécurisé.
— Je regrette, mais je refuse de reprendre là où nous nous sommes arrêtés,
décréta-t-elle.
— Qu’y aurait-il à reprendre de toute façon ? rétorqua-t-il d’un ton qui se
voulait indifférent.
Il ouvrit la portière et l’informa qu’il avait plusieurs questions à régler avant
leur départ du lendemain. Dans l’entrée, chacun partit de son côté. La
gouvernante accompagna la jeune femme dans une vaste suite décorée dans les
tons verts et ivoire où flottait un apaisant parfum de lavande. Elle admira le tapis
oriental, la fausse cheminée flanquée de poteries de style grec. La chambre à elle
seule était plus spacieuse que son appartement tout entier.
Cependant, Marla eut envie de rentrer chez elle, de voir sa famille, sa fille.
Elle contempla fixement le fond d’écran de son téléphone, un portrait de Sophie
coiffée d’un chapeau rose. Il était tard, à Lafayette Falls, et elle était sûrement
déjà couchée.
Elle soupira, elle aurait aimé la border et la couvrir de baisers.
Heureusement, elle était entre de bonnes mains avec ses grands-parents. Comme
d’habitude, ils devaient la gâter comme une petite princesse. Le lendemain, ils
partaient dans le Mississippi, pour séjourner à la ferme de sa tante Lily. Sophie
serait ravie de voir les animaux.
Marla regarda d’autres photos de Sophie – elle en avait des dizaines –, avec
sa famille, avec Ben. Elle tomba sur un cliché de Ben et Sophie, pris à Noël.

Ben n’était pas richissime, ni brillant, ni vraiment beau. Mais il était fiable et
honnête. Ils avaient beaucoup de points communs. Une larme coula sur sa joue.
Son ex-mari avait été présent dans l’adversité. Il lui avait tenu la main sans la
juger quand elle lui avait avoué avoir commis une grosse erreur. Il ne lui avait
jamais demandé de comptes et n’avait pas souhaité connaître l’identité du père
biologique de l’enfant. Il s’était contenté de lui dire qu’il l’aimait et que son
bébé serait aussi le sien.
En prononçant ses vœux de mariage, Marla était persuadée d’avoir épousé
l’homme de sa vie. Elle s’imaginait vieillir avec lui dans la joie et la sérénité.
Hélas, elle s’était trompée.
Leur union avait pris fin par une belle journée d’été. Marla était assise à la
table de pique-nique et Sophie faisait de la balançoire, à l’ombre. Elle avait vu
Ben venir vers elles, un peu voûté, la mine grave et triste. Depuis un mois, elle
faisait de son mieux pour le réconforter.
Ben traversait alors une difficile épreuve.
Il avait partagé durant quelques mois un cabinet médical avec un autre
orthopédiste à Nashville. Jeune médecin, Ben était désireux de s’associer avec
un confrère bien établi. Malheureusement, il ignorait que ce dernier consommait
et fournissait de la drogue, sans parler de ses escroqueries à l’assurance. Leur
cabinet avait été fermé par les autorités à la suite d’une descente en règle et Ben
avait été interdit d’exercice de la médecine pour la durée de l’enquête. S’il avait
été innocenté, les langues allaient bon train, il n’en fallait pas plus pour ternir
une réputation. Sa carrière avait été sérieusement compromise.
— Je viens de parler au Dr Hughes, avait-elle déclaré à son mari, lors de ce
pique-nique. Il dit que nous pouvons travailler tous les deux au dispensaire le
temps que tu récupères ton droit d’exercer. Il propose aussi de t’aider à ouvrir un
nouveau cabinet. Ainsi, je pourrai prendre la relève au centre de soins. Rentrons
à Lafayette Falls et oublions cette affaire.
Ben n’avait pas répondu tout de suite, puis il avait pris la parole sur le ton
doux qu’il employait pour annoncer une mauvaise nouvelle à un patient :
— Marla…
— Je t’écoute, avait-elle murmuré, pleine d’angoisse.
— Je ne peux pas retourner à Lafayette Falls. Je ne peux pas rester plus
longtemps avec toi.
— Je sais, avait-elle répondu, les yeux embués de larmes.
Il l’avait épousée dans l’espoir qu’elle tomberait amoureuse de lui, et c’était
lui qui avait cessé de l’aimer. Elle le sentait depuis longtemps.
— Il faut que je parte, que je recommence de zéro, ailleurs. Je suis en train
de crever à petit feu…
— Je souhaite que tu sois heureux, quoi que tu fasses.
— Je ne vous chasse pas de ma vie, Sophie et toi. Je serai toujours ton ami et
son père.
Deux ans plus tard, Ben avait tenu parole. Installé à Seattle, il jouait son rôle
de papa à distance, voyait Sophie pendant les vacances et conversait
régulièrement avec elle par écran interposé.

Après un instant d’hésitation, Marla ne put s’empêcher d’appeler Ben.


— Dr Archer.
— Salut, Ben, fit-elle d’une voix brisée.
— Marla ? Que se passe-t-il ?
Elle ne répondit pas immédiatement, ce qui alarma davantage son ex-mari.
— Il y a un problème avec Sophie ? Elle va bien ?
— Très bien. Elle est en pleine forme.
— Tu es sûre que c’est ton cas ? insista-t-il. Je te connais.
— Je voulais juste te dire que tu es un type bien. Je te suis tellement
reconnaissante d’être là quand j’ai besoin de toi. Je te dois tout. Sans toi, je n’en
serais pas là où j’en suis.
— Marla, tu as bu ! Combien de verres ?
— Non. Je n’ai pas bu, je t’assure. C’est important pour moi que tu le
saches.
Elle se mit à arpenter la vaste chambre d’amis, dans la lumière tamisée, une
pièce aussi imposante que son propriétaire.
— Je le sais, assura Ben. Tu es certaine que tout va bien ?
— Oui, fit-elle en essuyant sa joue inondée de larmes. Et toi ? Quelles sont
les nouvelles de Kelly ?
Ben avait refait sa vie et intégré un cabinet médical de renom. L’année
précédente, il avait rencontré sa femme idéale. Sophie avait été demoiselle
d’honneur à leur mariage. Le couple attendait un petit garçon.
— Elle se porte comme un charme. Nous sommes en train de peindre la
chambre du bébé. Je t’enverrai des photos. Tu diras à Sophie qu’on a acheté le
berceau Winnie l’ourson, finalement.
— Elle sera ravie.
Marla entendit une voix derrière Ben.
— Bien, dit-il. Marla, je suis au cabinet et j’attends des radios depuis une
demi-heure. Je mène une vie palpitante, non ?
— Tu adores ça ! fit Marla en riant.
— Prends soin de toi, conclut-il. Et sois heureuse.
Sois heureuse. Facile à dire, moins évident à mettre en pratique. Courir après
le bonheur n’était-il pas la quête suprême de toute l’humanité ? Chaque jour, elle
croisait des patients qui luttaient pour retrouver leur bien-être.
Et elle, depuis quand n’avait-elle pas eu la sensation, au fond de son cœur,
d’être pleinement heureuse ?
Mieux valait ne pas s’aventurer sur ce terrain. Elle devait se battre comme
elle l’avait toujours fait. Elle prit l’une des valises que la gouvernante lui avait
apportées et entreprit d’y placer les tenues que Carson lui avait offertes.
Elle avait été un peu excessive. Ce n’était peut-être pas l’enfer mais plutôt
une semaine au purgatoire qui s’annonçait, finalement.

Au rez-de-chaussée de l’aile droite du manoir, Carson se dirigeait vers sa


piscine intérieure entourée de colonnes, sous un plafond voûté et vitré qui lui
permettait d’admirer le ciel étoilé.
À l’extrémité du plongeoir, il prit son élan et plongea dans l’eau turquoise.
Plus que tout autre exercice physique, la natation avait le don de le détendre.
Or il en avait sacrément besoin, ce soir-là. Il fendit souplement les eaux, de
plus en plus vite. Au bout de la cinquième longueur, il accéléra encore, puis
ralentit le rythme pour mieux savourer la caresse de l’eau sur sa peau.
À bout de souffle, il gagna la partie du bassin où il pouvait s’asseoir pour
profiter de jets massants. En dépit de la sérénité des lieux, il n’arrivait pas à
trouver l’apaisement.
Une petite voix le hantait.
Mon vieux, tu t’es fourré dans un sacré pétrin.
Il en avait pris conscience au fil de cette journée trépidante, surtout quand il
avait insisté pour acheter des vêtements à Marla. Cette robe vert émeraude qui
rehaussait tant son regard et ce fourreau de soie noir… Visiblement, ces
dépenses la mettaient dans l’embarras et, s’il ne lui avait pas soutenu que ces
tenues lui seraient indispensables, elle les aurait refusées. Carson devait se
rendre à l’évidence. Marla ne l’accompagnait à Hawaï que pour sauver son
centre de soins, rien de plus…
Elle n’avait pas menti en affirmant avoir changé. En dépit de son attitude
courtoise et aimable, elle était sur ses gardes en permanence. Elle avait dressé
entre eux une barrière qui était loin d’exister six ans plus tôt.
L’étudiante vive, attentive et réceptive qui lui avait volé son cœur avait
disparu.
Mieux vaudrait que tu arrêtes cette plaisanterie et que tu la renvoies chez
elle demain à la première heure, songea-t-il.
Si sa raison lui intimait de laisser tomber cette idée farfelue, cela s’avérait
compliqué à réaliser. L’avion était prêt pour le voyage, les bagages empaquetés,
le directeur de l’hôtel attendait leur venue, sans parler de Truman et Julia.
Impossible de revenir en arrière. Et puis, Carson n’était pas homme à reculer.
De plus, l’expérience promettait d’être intéressante, voire amusante. Une telle
occasion ne se présentait pas tous les jours : une semaine au paradis en
compagnie d’une femme qui le considérait comme une ordure.
Que demander de plus ?
6

— Allô, maman ?
La petite voix de Sophie fit naître un sourire sur les lèvres de Marla.
— Bonjour, mon trésor, souffla-t-elle dans le téléphone satellite, dans la
cabine du jet privé.
Elle était confortablement installée dans un canapé tandis que Carson
dormait dans son fauteuil dont il avait incliné le dossier. Lorsqu’il s’était
présenté à la table du petit-déjeuner, il avait mauvaise mine, comme s’il s’était
couché très tard. Ils avaient à peine échangé quelques mots. Juste après le
décollage, il s’était assoupi.
— Tu es où ? demanda l’enfant.
— Dans l’avion.
Avec ton père, songea-t-elle amèrement.
— Tu voles dans le ciel ?
— Oui, je vais à Hawaï. Mamie te fera voir sur une carte. Je t’ai déjà montré
où se trouve la Californie, tu te souviens ?
— Oui ! C’est drôlement loin !
Marla sentit son cœur se serrer.
— C’est vrai, chérie, mais je suis avec toi par la pensée. Je serai avec toi
toute la semaine.
— Moi aussi, maman.
— Si tu as envie de me téléphoner, demande à ta grand-mère, d’accord ?
— D’accord. On part à la ferme de tante Lily, demain. J’irai ramasser les
œufs dans le poulailler ! Des œufs comme ceux qu’on achète au magasin.
Marla se mit à rire. Carson remua dans son sommeil.
— Tu vas bien t’amuser, on dirait ! À mon retour, tu me raconteras ton
séjour et tu me parleras de tous les animaux que tu as vus !
— D’accord. Papy veut te parler.
— Alors, Marla, ça se passe bien ? s’enquit aussitôt son père.
Elle se réchauffa au son de la voix grave de son père. Colosse au grand cœur,
Jimmy Grant était menuisier avant de prendre sa retraite.
— À merveille, assura-t-elle.
— Tu as bien mérité quelques jours de repos.
— C’est vrai.
Elle posa les yeux sur Carson. Ce séjour ne s’annonçait pas de tout repos,
loin de là. Tous ses muscles étaient tendus et ça ne risquait pas de s’arranger. Et
puis, elle aurait besoin d’un sacré temps d’adaptation pour revenir à sa vie
normale après avoir vécu une semaine dans un tel luxe.
— Tu connais l’histoire du vieillard sur l’autoroute ? Sa femme l’appelle
alors qu’il est au volant pour lui dire de faire attention. Elle vient d’entendre à la
radio qu’un fou roule dans le mauvais sens. Il répond : « Parbleu, il n’y en a pas
qu’un seul, ils sont des centaines ! »
Elle éclata de rire. En plus d’être un menuisier au grand cœur, son père était
aussi un blagueur invétéré.
— Je suis en train de construire un nichoir à oiseaux pour la petite et, cet
après-midi, elle va m’aider à le peindre, reprit-il.
— Elle va adorer. Merci, papa.
— Ce n’est rien, ma belle.
Son père avait toujours été aimant et attentionné envers sa progéniture. Sa
famille était sa raison de vivre. Elle ne pouvait imaginer ce qu’elle serait
devenue sans son affection bienveillante et ses conseils avisés.
Pourtant Sophie grandissait sans la présence d’un père au quotidien.
Son regard glissa vers Carson. Quel genre de père serait-il ? Elle chassa vite
cette pensée. Si Carson avait voulu des enfants, il en aurait déjà, songea-t-elle.
Et puis la parentalité avait tendance à compliquer la vie sociale, c’était
indéniable. Elle imaginait mal l’homme qui dormait devant elle assumer une
telle responsabilité et sacrifier ses loisirs pour prendre soin d’une petite fille. Il
n’était pas homme à rechercher le bonheur simple d’une vie de famille.
Le pilote annonça qu’ils allaient bientôt atterrir et elle repoussa ces
considérations dans un coin de son esprit. Marla devait l’admettre : elle se
réjouissait de découvrir le paradis tropical qu’était Hawaï. Vue du ciel, l’île de
Kauai était à la hauteur de sa réputation.
Dans le 4×4 avec chauffeur qui les emmenait vers l’hôtel, Marla se dit
qu’elle venait d’atterrir dans un autre monde. Souvent surnommé le « jardin »,
Kauai était moins touristique que le reste de l’archipel. Il n’y avait ni gratte-ciel
ni grande ville et la nature était omniprésente. Les champs de maïs, de caféiers et
de cannes à sucre s’étendaient à perte de vue.
Kauai attirait les touristes fortunés et célébrités en quête de tranquillité dans
un cadre enchanteur. D’après Carson, plusieurs films avaient été tournés sur les
lieux, notamment Avatar, les Aventuriers de l’Arche perdue et Jurassic Park.
La voie rapide traversait des vallées vert émeraude recouvertes de grands
arbres et de fougères, en contrebas de hauts volcans. Elle aurait été à peine
surprise de croiser un dinosaure dans un tel décor. Son excitation atteignit son
comble quand elle aperçut une cascade d’eau limpide alors qu’ils traversaient un
pont. La végétation luxuriante de l’île la fascinait.
Carson lui avait expliqué que le complexe hôtelier Kingsford se composait
d’un hôtel de luxe offrant une vue panoramique sur l’océan et les montagnes, un
parcours de golf, des courts de tennis, des restaurants, un centre de
thalassothérapie, une galerie marchande, des salles de conférences, des espaces
de divertissements, sans oublier une plage de rêve. Un havre de quiétude entre
terre et mer.
En dépit de ces descriptions alléchantes, jamais Marla n’aurait imaginé une
telle splendeur. La façade somptueuse de la bâtisse blanche était ornée de
colonnes grecques et de baies vitrées en arcade, au milieu des palmiers et des
frangipaniers odorants. Elle sourit en se rappelant les esquisses qu’elle avait vues
à Royal Oaks.
— C’est bien l’hôtel que tu étais en train de dessiner lors de notre rencontre,
n’est-ce pas ?
— Tu t’en souviens ?
— Bien sûr ! J’avais trouvé tes dessins magnifiques.
Elle leva les yeux vers l’entrée monumentale de l’édifice.
— Quelle merveille ! Ce doit être exaltant de concevoir un tel projet, puis de
le voir prendre forme.
— Et comment, admit-il.
Elle le suivit dans le hall en s’efforçant de ne pas avoir l’air d’une
campagnarde fascinée par tant de luxe. Elle avait déjà séjourné dans des
établissements de standing, mais dans aucun de cette classe.
Le sol étincelant était une véritable mosaïque de verts. Un dôme vitré
projetait des couleurs chatoyantes sur les murs. Une fontaine ruisselait dans un
bassin contenant des poissons rouges.
— Monsieur Blackwell ! s’exclama l’homme en costume qui les accueillit.
— Marla, je te présente Jacob Damaire, le directeur de l’hôtel.
— Soyez la bienvenue à Kauai, docteur Grant. J’espère que vous apprécierez
votre séjour. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me
solliciter.
— Merci, répondit-elle en effleurant une orchidée du bout des doigts.
Cette semaine ne sera peut-être pas si pénible, finalement…
Marla reprit espoir. Il fallait qu’elle profite au maximum de cette opportunité
de découvrir ce site. En voyant Carson se diriger vers les ascenseurs, elle lui
emboîta le pas. Un bagagiste poussait un chariot transportant leurs bagages.
— On ne s’inscrit pas à la réception ? demanda-t-elle.
— Non, on ne s’inscrit pas.
— Ah ? Et tu connais le numéro de la chambre ?
— On peut dire ça, oui !
Il l’entraîna au bout d’un couloir où les attendait un ascenseur privé menant
à l’étage supérieur du bâtiment. Les portes s’ouvrirent sur un vestibule orné de
plantes vertes. Devant une porte en merisier, Carson composa un code et
l’ouvrit.
— Nous logeons dans le penthouse.
Marla découvrit un appartement spacieux. Un penthouse. Elle aurait dû s’en
douter.
Dans son imagination, ce genre d’endroit qu’affectionnaient les milliardaires
était décoré de manière sobre, dépouillée, dans les tons gris. Elle ne s’attendait
pas à une telle profusion de ventilateurs au plafond, de poutres foncées, de fer
forgé et de couleurs chaudes.
L’espace de vie était spacieux, baigné de soleil, et une large baie vitrée
s’ouvrait sur l’océan. Un bar en teck séparait le salon de la salle à manger. La
cuisine était immaculée, comme si personne n’y avait jamais préparé un repas.
Une véritable photo de magazine.
Une illusion.
Elle se tourna vers Carson. Tous les aspects de sa vie étaient-ils à l’avenant ?
Pendant qu’il remettait un pourboire au bagagiste, elle observa la terrasse
carrelée.
— Tu as ta propre piscine ?
— Oui, répondit-il en désignant la galerie extérieure.
Une table de jardin offrait un panorama exceptionnel sur l’océan.
— Ici, on appelle cet espace un lanai. Il fait le tour de l’appartement et est
accessible depuis toutes les pièces.
Son téléphone se mit à vibrer.
— Allô, Truman ?
Pendant qu’il bavardait avec son ami, Marla visita les lieux. Elle
s’émerveilla devant les équipements de pointe de la cuisine, le plan de travail en
granite, le réfrigérateur en inox qui, contrairement au sien, n’était pas recouvert
de post-it et de photos.
Au bout du couloir, elle trouva une chambre spacieuse aux murs vert
menthe, meublée avec goût dans des tons blancs. Le grand lit était surmonté
d’une moustiquaire. Il y avait aussi un dressing et une salle de bains. Une vraie
suite de princesse !
Elle foula le tapis moelleux en se dirigeant vers la baie vitrée coulissante et
sortit sur le lanai pour admirer la vue, le vert de la végétation luxuriante, le bleu
turquoise de l’océan. Les mains sur la rambarde en fer forgé, elle savoura la
caresse de la brise dans ses cheveux.
Carson apparut sur le seuil.
— Je m’absente quelques instants, annonça-t-il. Ta valise est près de la
commode. Il y a une autre chambre en face. Tu n’auras qu’à choisir celle que tu
préfères.
— Merci. Celle-ci me convient. Et toi, où dors-tu ?
— Dans la suite parentale, répondit-il avec un regard cynique. Je te
proposerais bien de m’y rejoindre, mais puisque tu refuses de reprendre là où
nous nous sommes arrêtés…
— Carson…
— Laisse tomber, coupa-t-il. Tu as été très claire, hier soir.
— Je suis contente que nous soyons sur la même longueur d’onde.
— C’est ça. Contente-toi de ne jouer la comédie qu’en public.
Aïe ! Son ton était dur mais au moins il respectait son souhait et exprimait
clairement ce qu’il attendait d’elle.
— Quand dois-je donner ma première représentation ?
— Nous avons rendez-vous avec les Crawford à sept heures, pour dîner.
Mets l’une de tes robes de soirée.
— Tu ne seras pas déçu, promit-elle avec un sourire mutin.
— Je sais, tu as fait du théâtre au lycée.
— Tu seras même fier de moi.
Il la dévisagea longuement, puis se retira soudain sans un mot.
De retour au salon, elle prit des photos à l’aide de son portable, notamment
des paysages, et en envoya quelques-unes à Kayla, histoire de la rendre jalouse.
Kayla ne tarda pas à réagir.

Hé ! Veinarde ! Sympa, le voyage d’affaires !

Naturellement, Kayla pensait que Marla était en quête d’un financement


pour le dispensaire, ce qui était le cas, en réalité. Elle n’avait jamais parlé de
Carson à Kayla. Elle ne la connaissait que depuis deux ans, depuis son retour à
Lafayette Falls, et si leur amitié était sincère, elle n’avait aucune raison de lui
parler d’une vieille histoire d’amour, aussi brève que superficielle.

Tu adorerais ! tapa-t-elle. Un vrai nid de beaux gosses !


Arrête !
Je plaisante. Je viens d’arriver.
Je suis sûre qu’il y en a partout. Pioche dans le tas ! Profite, tu n’as que ça à
faire, à part rapporter des millions ! Pour ma part, je suis en plein boulot.
Je penserai à toi en buvant un cocktail à la plage.
Tiens-moi au courant.
Promis.

En envoyant son message, elle décida de modifier la photo de son écran de


téléphone. Marla voulait le garder à portée de main en cas d’urgence et elle ne
devait prendre aucun risque inutile.
Sophie disparut donc au profit d’un fond bleu neutre.
Une petite pointe de panique s’insinua alors en elle. Elle la balaya. Tout
allait bien se passer. Au bout d’une petite semaine, elle retrouverait sa vie
normale.
L’appartement embaumait les fleurs fraîches. Rien ne semblait réel à ses
yeux. On aurait dit un décor de théâtre. Avec un soupir, elle regagna sa chambre.
Le moment était venu pour elle de se préparer pour sa première
représentation.
7

Carson fit son entrée au Flamingo, le bar de l’hôtel. Comme dans tout bar
lounge, l’éclairage était tamisé. Sur les murs, des écrans présentaient des photos
digitales des superbes cascades, plages et grottes de Kauai.
Il s’approcha du comptoir en laque noire, fit signe au barman et commanda
une margarita en attendant Truman. Il était encore tôt et il n’y avait pas grand
monde, à part un groupe de golfeurs et trois hommes qui regardaient un match
de baseball sur un téléviseur géant.
Carson choisit une table isolée et réfléchit à ses objectifs tout en sirotant son
verre. Pour l’heure, il ne s’en sortait pas trop mal. Marla avait compris ce qu’il
attendait d’elle.
Il vérifia ses mails et décida de répondre aux plus urgents dès son retour
dans l’appartement. Le reste pouvait attendre. Pendant qu’il consultait les cours
de la Bourse, il reçut un message d’une certaine Kristen.

Je quitte Londres demain. Pour info, j’ai rompu avec Justin.

Carson se rappelait vaguement une fille avec qui il était sorti quelques mois
plus tôt et qui lui avait avoué à la fin du dîner qu’elle était en couple. Comment
avait-il pu oublier d’effacer ses coordonnées ?

J’ai quelqu’un dans ma vie, prétendit-il.


Si vous cassez, tu as mon numéro.

— C’est ça, maugréa-t-il en effaçant immédiatement le contact.


Puis il leva son verre à Marla, sa fausse petite amie.
— Carson ! lança Truman en le rejoignant.
Ce dernier était l’archétype du self-made-man. Après une jeunesse difficile,
il avait bâti sa fortune colossale à la seule force du poignet. Il affichait un
bronzage permanent et arborait une crinière blanche de vieux lion. En bon
Texan, son amour pour les mets copieux se trahissait par un léger embonpoint.
Carson se leva pour le saluer d’une poignée de main vigoureuse.
— Je suis content de te revoir !
— Cela faisait un bail, fiston.
— Tu sais ce que c’est, toujours entre deux avions, répondit Carson. À peine
de retour d’Italie je suis reparti au Japon dont je viens de rentrer. J’ai plusieurs
projets en cours un peu partout.
— Tu travailles trop. Ton père t’a légué bien plus d’argent que tu ne pourrais
en dépenser en toute une vie. Tu devrais lever le pied.
— J’adore mon travail.
Carson avait même de grandes ambitions pour Blackwell Designs. De plus,
que ferait-il de son temps, sinon ?
— Il n’y a pas que le boulot dans la vie, tu sais.
Et c’est reparti pour un discours sur les joies de la paternité, songea Carson
en croisant les bras.
— À propos de boulot, que penses-tu de mon projet de centre artistique ?
— Il est remarquable.
Carson sourit, flatté par ce compliment.
— Le Centre Kathleen Blackwell sera un superbe hommage à ta mère. Le
concept est parfait, de même que la structure. J’ai montré les images à Julia. Elle
est convaincue que Kathleen aurait adoré.
— Si seulement elle était là pour le voir. Papa aurait apprécié, lui aussi.
— Gerald a toujours été très fier de toi. Après la mort de Kathleen, j’ignore
comment il s’en serait sorti si tu n’avais pas été là. Tu es devenu sa raison de
vivre.
— Il me manque…
Gerald Blackwell avait succombé à un infarctus huit ans plus tôt mais le
temps n’effaçait en rien les souvenirs et la tendresse qu’éprouvait Carson pour
son père.
Truman commanda un verre au serveur.
— Tu veux boire autre chose ? demanda-t-il.
— Non, merci.
— Pour en revenir à ton projet, fiston, j’ai quelques réserves, même si
l’ouvrage est superbe. À mon avis, il faudrait réduire la dimension de
l’ensemble.
— Ah bon ? s’étonna l’architecte.
— Voilà : tu as un bâtiment central sur deux niveaux, des ailes, un centre
consacré au spectacle, une cour, des jardins, un amphithéâtre, un parcours de
santé, sans oublier le parking, dont on pourrait difficilement se passer. Il te
faudra un terrain d’au moins quarante hectares.
— En effet, c’est ce que j’ai en tête, confirma Carson.
— L’acquisition d’une telle surface ne sera pas une mince affaire, surtout
dans la région de Dallas.
— Je sais, mais ce serait l’endroit idéal, car maman soutenait la communauté
artistique de Dallas. J’espère en faire un argument de poids pour obtenir des
contributions et trouver des investisseurs.
— Tu vas devoir acheter un terrain déjà construit, puis les baux, démolir les
bâtiments. Bref, rien que l’acquisition du site te coûtera un prix exorbitant.
Lorsque le serveur apporta le martini de Truman, Carson commanda un
whisky. Il avait besoin d’un remontant pour se remettre de cette déconvenue.
— En bref, tu me conseilles de laisser tomber ?
— Tu connais les investisseurs. Ils n’aiment pas prendre de risques. Un
centre artistique privé devra rapporter assez d’argent pour couvrir les frais de
fonctionnement et générer des intérêts pour les investisseurs. Sans parler du coût
des travaux. Le projet ne sera pas rentable avant des années, voire jamais.
— Alors, tu trouves que c’est une mauvaise idée ?
— Nous avons tous les deux vu des projets capoter. Pense à ces centres
commerciaux et ces parcs à thème laissés à l’abandon. Je sais que tu veux rendre
hommage à ta mère mais je te suggère de mettre de côté tes sentiments pour
envisager les choses sous un angle pragmatique. Je ne voudrais pas que tu perdes
des millions. Ta mère non plus, ne l’aurait pas voulu.
Contrarié, Carson but son whisky d’une traite.
— Que me conseilles-tu ?
— Revois tes ambitions à la baisse, pars sur un projet plus modeste.
Réfléchis et nous en reparlerons. Nous allons trouver une solution viable, ne
t’inquiète pas.
La conversation glissa de l’architecture à la famille. Les Blackwell et les
Crawford étaient amis depuis toujours. Aussi, Truman lui donna des nouvelles
des deux clans, puis ils parlèrent politique, Bourse, football, golf…
Enfin, Truman aborda son sujet de prédilection :
— Alors, tu crois avoir rencontré la femme de ta vie ?
— On n’en est jamais sûr, répondit Carson, un peu gêné. Parfois, l’amour ne
dure pas.
— Si c’est la femme de ta vie, à toi de tout faire pour rendre votre amour
éternel.
— Depuis quand tu es un spécialiste des affaires de cœur, toi ? plaisanta
Carson.
— Je suis marié depuis plus de quarante ans. L’expérience, ça compte, non ?
Ils se mirent à rire. Avant le dîner, ils décidèrent d’échanger quelques balles
sur le terrain de tennis.
Deux heures plus tard, Carson regagna le penthouse. Dans l’ascenseur, il
songea au fastueux centre Kathleen Blackwell tel qu’il l’avait rêvé, ses colonnes
grecques, ses jardins, son théâtre d’été…
Oui, il avait peut-être été un peu extravagant.
Néanmoins, il voulait associer le nom de sa mère à une structure d’exception
vouée à l’art sous toutes les formes. Elle aurait adoré voir rassemblés peintres,
musiciens, chanteurs, écrivains dans le même élan créateur. Devait-il ne
conserver que le bâtiment principal et se limiter à une malheureuse galerie d’art
qu’il financerait lui-même pour obtenir une déduction d’impôts ? Deux ou trois
hectares de terrain suffiraient et la construction serait rapide. Il voyait déjà
quelques touristes retraités et des groupes scolaires arpentant des salles
silencieuses pour admirer des toiles d’inconnus.
Non. Hors de question. S’il ne pouvait rendre un hommage digne à sa mère,
il s’abstiendrait. Pas de demi-mesure !
Peu avant dix-neuf heures, il frappa à la porte de la chambre de Marla.
— En scène !
— J’arrive.
Elle lui ouvrit la porte, une sandale à talon à la main. Elle portait la robe
émeraude sans manches avec un décolleté plongeant. Carson l’avait choisie car
elle rehaussait l’éclat de ses yeux verts. Ses cheveux cascadaient sur ses épaules
et son parfum était très discret.
— Je prends mon sac.
Il la toisa longuement tandis qu’elle traversait la pièce. Il aurait juré qu’elle
était plus musclée que lors de leur liaison à Royal Oaks. À en juger par ses bras
et ses jambes nus, elle avait sculpté son corps.
— Tu fais beaucoup de sport ? lui demanda-t-il.
Elle prit son sac, son téléphone et se tourna vers lui pour lui offrir ce sourire
à la fois ensorceleur et diabolique qui avait le don d’enflammer les sens de
Carson.
— Je fais vingt pompes sans effort, affirma-t-elle. Sans une goutte de sueur.
Tout sourire, elle passa devant lui d’un pas alerte.
— Je suis impressionné !
— J’en fais même cinquante.
— Cinquante ? Depuis quand es-tu la reine des pompes, toi ?
— Depuis que je suis responsable d’un programme de remise en forme
destiné aux femmes de la police. Le programme « Filles en bleu ».
Elle lui expliqua qu’elle s’était associée à trois collègues de Lafayette Falls
pour créer un centre de mieux-être.
— J’ai bien cru y laisser ma peau, admit-elle pendant qu’ils attendaient
l’ascenseur. L’entraînement physique était strict et je ne voulais rien exiger des
filles que je ne puisse réaliser moi-même. Elles sont encore plus coriaces
que moi.
En entrant dans l’ascenseur, Carson s’aventura malgré lui sur un terrain
délicat.
— Il faut avoir de l’énergie à revendre pour faire cinquante pompes,
commenta-t-il.
— Je te vois venir, maugréa-t-elle comme si elle lisait ses pensées. Au vu de
la situation, ma condition physique ne te concerne pas.
— La situation peut évoluer, objecta-t-il avec un regard appuyé. Enfin, si tu
le souhaites.
Avec un soupir, elle lissa le bas de sa robe, mais Carson ne put réprimer la
lueur d’espoir qui venait de naître au fond de son cœur. Soudain, il se surprit à
espérer qu’elle lui proposerait de sauter le dîner pour passer directement au
dessert. C’est ce que la Marla de Royal Oaks aurait fait, une Marla impulsive et
pleine de vie. En une seconde, elle se serait jetée dans ses bras, aurait plaqué sa
bouche contre la sienne, glissé sa main dans son pantalon… Il lui lança un long
regard.
— Carson, fit-elle sans sourire. Plaisanterie mise à part, notre arrangement
me convient parfaitement. Nous faisons chambre à part.
Sur ces mots, elle sortit de l’ascenseur, la tête haute.
D’abord son centre artistique désapprouvé, maintenant ce rejet…
Carson passait décidément une mauvaise journée.
8

— Carson ! implora Marla en s’efforçant de rester à sa hauteur.


Ses talons claquaient sur le carrelage. Pourvu qu’elle ne trébuche pas ! La
marche en escarpin n’était décidément pas son fort et Carson prenait un malin
plaisir à ignorer ses complaintes. Enfin, il s’arrêta pour l’attendre.
Il ressemblait au prince charmant, avec son costume de couturier – Armani
probablement –, ses boutons de manchettes en or et son épingle de cravate
assortie. Il avait réussi à dompter ses cheveux rebelles et était impeccablement
rasé. Elle brûlait d’envie de remonter avec lui dans sa chambre, mais son intérêt
et celui de sa fille prirent le pas sur l’appel des sens.
De plus, il semblait d’humeur meurtrière.
— Que t’arrive-t-il ? lui demanda-t-elle.
— Tout va bien, prétendit-il. Contente-toi de respecter ta part du contrat et je
respecterai la mienne.
Il lui offrit son bras, qu’elle accepta, pour entrer dans la salle du Rain Forest,
le restaurant haut de gamme de l’hôtel. Ils avaient choisi leur menu à l’avance.
Les privilèges avaient du bon, parfois.
— Attends une minute. Qu’as-tu raconté à tes amis, au juste ? Nous
apprenons à nous connaître ou nous avons déjà franchi le pas ?
— Nous sommes un couple follement amoureux, répondit-il d’un air
faussement innocent.
— Tu te rends compte que cette comédie risque de nous mener à la
catastrophe, n’est-ce pas ?
— Je compte sur toi pour être convaincante. Fais appel à tes talents de
comédienne.
— Tu es vraiment cynique !
Le maître d’hôtel s’approcha.
— Monsieur Blackwell, nous sommes ravis de vous revoir ! Docteur Grant,
bienvenue au Rain Forest. J’espère que le dîner que nous allons vous servir sera
une expérience exceptionnelle.
Kent Leland les entraîna vers une table couverte d’une nappe de lin blanc
ornée de chandelles et d’hibiscus. Un quatuor à cordes jouait une musique
douce. Sur les murs, des toiles représentaient des oiseaux exotiques aux couleurs
chatoyantes. Marla se retrouva à des années-lumière du fast-food où elle s’était
rendue quelques jours plus tôt avec une ribambelle de petites filles pour faire
plaisir à Sophie.
Truman et Julia Crawford étaient déjà installés. Le vieil homme se leva à
leur approche. Julia semblait avoir un peu moins de soixante-dix ans. Ses
cheveux cendrés étaient relevés en un chignon élégant. Derrière ses lunettes à
monture en écaille pétillaient de grands yeux bleus.
— Nous sommes ravis de vous rencontrer, déclara-t-elle pendant que le vin
leur était servi.
Il était manifeste qu’elle avait de bonnes manières.
— C’est aussi un plaisir pour moi, répondit Marla avec un sourire.
En parfait gentleman, Carson offrit une chaise à sa prétendue fiancée. Elle
posa sur lui un regard qui se voulait plein d’adoration.
— Vous avez fait bon voyage, ma chère ? s’enquit Julia.
— Excellent ! Cette île est paradisiaque, les paysages sont à couper le
souffle. Je suis absolument enchantée.
Pour faire bonne mesure, elle posa une main sur l’épaule de Carson.
— Quand il m’a invitée, je ne me sentais plus de joie. C’est un rêve qui se
réalise.
Elle sourit à Carson de manière appuyée.
Tu peux jouer le jeu toi aussi ?
— Oui, Marla est sous le charme de l’île. Et moi, je suis heureux qu’elle soit
venue, déclara-t-il sans grande conviction, en prenant son verre.
Il avait l’air aussi enthousiaste qu’un patient qui s’apprête à subir une
opération.
— Depuis que j’ai rencontré Carson, ma vie est complètement chamboulée,
poursuivit-elle en lui caressant l’épaule. Quand il est entré dans la pièce, j’ai su
que c’était lui.
Ce n’était pas tout à fait un mensonge.
— Marla est très intelligente, dit-il un peu froidement. Elle a fini major de sa
promotion.
— Merci, chéri, minauda-t-elle, malgré son envie de lui donner un coup de
pied sous la table.
— J’ai beaucoup de chance, concéda-t-il en souriant.
Il l’embrassa sur la joue et prit sa main dans la sienne. Dès le premier
contact, Marla sentit un élan d’affection la submerger. Carson n’était pas un
homme comme les autres, loin de là. Elle l’avait aimé, il était le père de son
enfant, et elle n’eut pas à se faire violence pour se tourner vers lui.
Soudain, les années s’envolèrent, le temps n’existait plus. Leurs doigts se
croisèrent avec la même aisance qu’autrefois, lors de leur promenade sous les
chênes, un geste naturel pour exprimer « Je suis là pour toi » ou « Je suis
heureux d’être avec toi ». Un geste de soutien, de confiance, de proximité et
même d’amour.
Mais que signifiaient en réalité leurs mains jointes ?
Rien.
Néanmoins, Julia sembla convaincue par leur histoire.
— Je suis heureuse que vous vous soyez trouvés ! Vous formez un couple
magnifique.
Truman hocha la tête et grommela :
— Où sont nos plats ? J’ai faim.
— Moi aussi ! répondit Carson en lâchant la main de Marla.
Le romantisme était une chose, un bon dîner en était une autre.
Heureusement, un serveur apparut avec des amuse-bouches hawaïens : thon
cru mariné, crevettes à l’ananas, nems au taro. Les hommes évoquèrent leur
partie de golf. Marla se contenta de les écouter en dégustant les spécialités
locales.
— Carson nous a dit que vous étiez médecin, fit Julia assise à sa droite.
— En effet. Après une formation en médecine interne, j’exerce en tant que
généraliste dans un centre de soins et j’assure quelques gardes de remplacement
aux urgences de l’hôpital.
— Les urgences ! C’est exaltant…
— Oh, dans une ville comme Lafayette Falls, il ne se passe rien de bien
spectaculaire. J’ai songé à me spécialiser dans ce domaine, avoua-t-elle en
buvant une gorgée de vin, mais j’ai changé d’avis. C’est un métier très prenant à
la fois physiquement et mentalement.
Et surtout, la naissance de Sophie avait tout remis en question.
— Bien sûr. J’ai beaucoup de respect pour vous et vos confrères, reprit Julia.
Mon frère est médecin et il travaille dur. Les études sont difficiles et les horaires
imposent des sacrifices. Vous êtes admirable, ma chère.
— Admirable ? intervint Carson, se joignant à leur conversation.
— En tant que médecin, précisa Marla avec un sourire charmeur.
— Ah oui, fit Carson. Certains hommes se sentent menacés par une
compagne qui mène une brillante carrière. Pour moi, cela ne la rend que plus
captivante.
Marla se retint de lever les yeux au ciel.
— Chéri, je me réjouis que tu sois un homme du XXIe siècle.
Truman étouffa un rire et posa sur elle un regard entendu.
— Elle est formidable, déclara-t-il à Carson.
Le serveur apporta les plats. Marla avait choisi un poulet à l’hawaïenne et
Julia un poisson au four accompagné d’une salade.
— Cette salade exotique est très appétissante, déclara Marla à Julia.
Elle demeura sans voix en découvrant l’énorme pièce de bœuf de Carson,
garnie de champignons et de pommes de terre. Truman se montrait un peu plus
raisonnable, avec son filet mignon.
— Dites donc, messieurs, où en est votre taux de cholestérol ? s’enquit-elle.
— J’ai fait une prise de sang il y a… hum, quelques années, avoua le vieil
homme.
— Truman ! gronda Julia. Depuis le temps que je te répète de faire un bilan
de santé.
— Je me porte à merveille. J’irai voir le médecin quand je serai malade.
Il chercha l’approbation de Marla, qui se garda de tout commentaire. Elle
savait d’expérience que c’était au patient de se prendre en main.
— Tu vas manger cette viande presque crue ? demanda-t-elle à Carson, qui
se léchait les babines.
— Bien sûr, répondit-il, un peu agacé par le dégoût qu’elle affichait. J’ai
grandi dans un ranch.
— On dirait que cette pauvre bête est encore vivante.
Truman s’esclaffa tandis que Carson dégustait une nouvelle bouchée de
bœuf. Désemparée, Marla se tourna vers Julia.
— Ne prêtez pas attention à ces hommes de Cro-Magnon, mon petit, lui
murmura Julia.
Marla lui répondit par un sourire complice et se laissa envahir par la musique
du quatuor à cordes. Son esprit vagabonda vers Sophie, le dispensaire, sa maison
et ses petits tracas du quotidien : sa toiture qui avait besoin de réparation, le
garage encombré. Et sa voisine, Mme Nelson, qui avait promis d’arroser les
fleurs…
— Marla ? fit Carson, interrompant ses pensées. Tu veux voir la carte des
desserts ?
— Ils ont un délicieux sorbet à l’orange, précisa Julia.
— Ce sera parfait, déclara-t-elle.
Carson opta pour une tourte à l’ananas et Truman pour un gâteau à la noix de
coco arrosé de chocolat fondu.
— Le dessert préféré de Rick ! dit-il.
— Rick est notre fils, expliqua Julia à Marla. Nous avons deux garçons. Rick
et David. Et cinq petits-fils. Le dernier a quatre mois. J’ai des photos dans mon
sac. Je n’aime guère les téléphones portables.
Marla sourit. Elle avait aussi quelques clichés de Sophie qu’elle montrait
volontiers à certains de ses patients âgés. Entre deux cuillerées de sorbet, elle
admira l’album de Julia. David était l’aîné. À quarante et un ans, il était P-DG
des pétroles et du gaz Crawford à Houston. Il ressemblait beaucoup à son père et
posait à côté de sa femme Caroline et de leurs trois garçons.
Elle s’attarda sur une photo ancienne représentant Matthew, leur deuxième
fils qu’ils avaient perdu, à l’âge de cinq ans, à la suite d’une grippe foudroyante.
Avec son petit chien dans les bras, il lui rappelait Sophie. S’il lui arrivait quelque
chose, elle serait incapable de s’en remettre. Aucun mot ne pouvait apaiser la
souffrance d’une mère qui pleurait son enfant. Elle déclara donc simplement :
— Je compatis à votre douleur.
Julia esquissa un triste sourire avant de passer à un autre portrait, celui de
deux adolescents à cheval.
— C’est toi, Carson ? lui demanda Marla.
— Oui, avec Rick.
— Rick est notre cadet, précisa Julia. Il a neuf mois de plus que Carson.
Kathleen et moi les surnommions les jumeaux.
Marla sourit et regarda une photo du mariage de Rick, puis celle d’un enfant
d’environ trois ans.
— Voici Andrew, le fils de Rick, un vrai petit diable. Et ici, le petit dernier,
Eli.
Ses yeux brillaient de fierté.
— Il est adorable ! commenta Marla. Il ressemble à son papa.
— Montre-moi, intervint Carson en prenant l’album. Il a grandi ! Et c’est
vrai qu’il ressemble à Rick.
Truman posa une main sur l’épaule de Carson et regarda Marla dans les
yeux.
— Nous comptons sur notre filleul pour avoir un jour des petites-filleules.
S’il a des garçons, ce sera très bien aussi. Je lui souhaite d’avoir un fils. Mais
une petite fille serait un tel bonheur !
— Oh oui, une petite fille, ce serait merveilleux ! confirma Julia.
Carson lui sourit et lui rendit son petit album.
Marla se figea et pâlit. Elle fit mine de se concentrer sur son sorbet.
— Deux filles et un garçon, quand même, déclara Carson pour le plus grand
plaisir du couple. Qu’en penses-tu, Marla ?
— De quoi ? souffla-t-elle.
— D’avoir des enfants.
Oh non…
— Tu as envie d’avoir des enfants, n’est-ce pas ? insista-t-il, étonné qu’elle
n’exprime aucun enthousiasme.
Truman et Julia guettaient sa réaction.
— Bien sûr, dit-elle, la gorge nouée. Mais mettre un enfant au monde n’est
pas anodin et demande réflexion.
— Absolument, je trouve que certains parents sont parfois irresponsables,
admit Julia.
— Pour avoir des enfants, il faut un certain degré de stabilité, et pas
seulement sur le plan financier, reprit Marla. Cela requiert de la maturité. Nous
sommes si souvent mal préparés aux sacrifices que cela implique.
Cela avait été son cas. L’arrivée de Sophie avait chamboulé toute son
existence. Mais rien ne lui ferait jamais regretter ce lien si fort qui l’unissait à sa
fille. Elle remarqua le regard abasourdi de Carson.
— Parfois, je dois conseiller des futurs parents, ajouta-t-elle vivement. L’une
de mes meilleures amies, Kayla Vance, est obstétricienne. Elle donne des cours
de préparation à l’accouchement. Il m’arrive d’intervenir pour parler
d’éducation. Le rôle de parent est le plus important qui soit.
Julia et Truman échangèrent un regard entendu, comme s’ils étaient prêts à
contacter une organisatrice de mariage. Même Carson semblait enthousiaste.
Sans doute se réjouissait-il du succès de leur supercherie. Il ne risquait plus de se
voir présenter des fiancées potentielles pendant un bon moment.
Tout marche comme sur des roulettes.
Soudain, une sonnerie familière retentit dans le sac de la jeune femme, « I
Was Made for Loving You » du groupe Kiss. Le nom de Ben apparut sur l’écran.
— Veuillez m’excuser, bredouilla-t-elle en se levant. Il faut que je prenne cet
appel.
Carson la saisit par le poignet.
— Dis-lui bonjour de ma part, fit-il d’un air narquois.
Elle sortit sur la terrasse surplombant l’océan, sous le ciel étoilé. Une douce
brise maritime caressait les frondes des palmiers et les vagues s’écrasaient sur
les falaises, poursuivant leur va-et-vient ancestral. Malgré la technologie et la
pollution, certaines choses ne changeraient jamais. C’était aussi valable pour
certains traits de caractère. Marla revit l’expression de Carson, quand elle s’était
levée pour quitter la table.
— Je voulais juste prendre de tes nouvelles, dit Ben, plein de sollicitude.
Hier soir, tu ne semblais pas toi-même. J’espère que tout va bien.
— Tout va bien, je t’assure.
— Pas de problème ?
Oh que si, songea-t-elle amèrement. Hélas, Ben n’y pouvait rien.
— Un petit coup de nostalgie, avoua-t-elle. Je suis à Hawaï.
— Quoi ?
— Oui, pour quelques jours seulement.
— Sophie est avec toi ?
— Non. Je suis venue chercher des fonds pour le dispensaire. C’est superbe,
comme sur les cartes postales.
— Veinarde !
— Oui.
— Dis-moi, Kelly et moi aimerions que Sophie vienne à la maison pour
passer une quinzaine de jours avec nous après la naissance du bébé. Je voudrais
qu’elle tisse des liens avec son petit frère.
— Ben… parvint-elle à énoncer en regardant vers la salle, où dînait le père
biologique de Sophie.
— Je sais que deux semaines c’est long, mais Sophie est assez grande pour
supporter la séparation. L’année prochaine, c’est nous qui viendrons. Kelly et
moi avons l’intention de passer un mois à Lafayette Falls chaque été, dans ma
famille. On pourra emmener les enfants faire un tour en montagne ou à Disney
World.
— Ce serait formidable, fit Marla en s’efforçant de ne rien trahir de son
trouble. Je te rappelle dès mon retour à la maison, d’accord ?
— D’accord. Prends soin de toi et amuse-toi bien.
— Promis.
Après la fin de leur communication, elle s’attarda sur la terrasse.
Mon retour à la maison…
Elle regarda une photo de sa fille, se détendit un peu et se ressaisit. Pour
Sophie, elle était capable de tout. Plus déterminée que jamais, elle se dit qu’elle
ferait le nécessaire pour sauver son dispensaire.
Elle survivrait à ce séjour.
Et parviendrait à mettre de côté sa rancœur, son chagrin, son sentiment de
culpabilité et même l’amour qui sommeillait au fond de son cœur.
Si profondément enfoui qu’il ne remonterait pas à la surface.
9

Le lendemain matin, Carson se retourna dans son lit en entendant son


téléphone bourdonner. Un architecte qui travaillait sur un projet à Denver lui
envoyait un texto. Étouffant un bâillement, il répondit.
Le soleil dardait déjà ses rayons brûlants sur le lit en teck sculpté. Carson se
frotta le visage. Fatigué par le voyage, il avait dormi profondément. Un ouragan
ne l’aurait pas réveillé.
Il se dressa sur son séant. « I Was Made for Loving You » lui trottait dans la
tête et il se remémora la soirée de la veille. Le dîner avait été agréable… jusqu’à
l’apparition du nom de Ben sur l’écran du téléphone de Marla. Il avait eu
l’impression de recevoir un coup de poignard en plein cœur.
Toujours contrarié, il se dirigea vers la salle de bains en slalomant parmi ses
vêtements épars. La chambre spacieuse était décorée dans les tons bruns et
dorés ; un dressing était installé dans une alcôve. La suite disposait aussi d’un
petit salon avec des fauteuils, un téléviseur, une fausse cheminée, un minibar, un
espace multimédia… Largement assez de place pour deux.
Hélas, il ne servait à rien de se bercer d’illusions.
Il resta un moment sous la douche et savoura la sensation du jet chaud et
puissant sur ses muscles engourdis. Puis il se sécha vigoureusement les cheveux
et s’enveloppa dans un peignoir.
Il avait besoin d’un café noir. Bien fort. Son carburant du matin.
Il décida d’en commander au service d’étage, avec des croissants et des
bagels. Marla et lui avaient rendez-vous avec les Crawford à onze heures pour
un brunch. Ensuite, les hommes iraient jouer au golf pendant que Marla et Julia
sortiraient de leur côté.
Il entendit frapper doucement à sa porte.
— Tu es levé ? fit la voix de Marla.
Il ne l’avait pas revue depuis sa conversation privée avec son ex. Agacé et
incapable de jouer plus longtemps l’amoureux transi, il avait proposé à Truman
une partie de billard, une manœuvre de diversion qui avait fonctionné à
merveille.
— Oui !
En ouvrant la porte, il découvrit une jeune femme pimpante, un vrai rayon de
soleil. Elle avait effectué quelques achats à la boutique et portait un débardeur
jaune orné d’une plume de paon sur un short blanc, sans oublier des boucles
d’oreilles turquoise que rehaussait l’éclat de ses cheveux blonds.
— J’ai préparé du café, déclara-t-elle. Il y a une cafetière dans la cuisine.
J’avais pensé à acheter des dosettes et quelques provisions à la boutique.
— Si tu as besoin de quelque chose, il suffit d’appeler la réception, tu sais.
— J’étais en bas de toute façon. Je suis allée à la salle de sport.
— De si bon matin ?
— Il n’est pas si tôt et je ne sais pas faire la grasse matinée.
Attiré par l’odeur du café, il la suivit dans le couloir, les yeux rivés sur ses
hanches et ses jambes superbes.
— Tu as fait tes cinquante pompes ?
Elle se retourna et lui sourit.
— Non, mais j’ai couru sept kilomètres sur le parcours de santé.
— Quelle énergie !
Tandis qu’il se servait une tasse de café, Marla prit un verre de jus d’orange
posé sur le plan de travail.
— J’ignorais que le complexe était aussi vaste. L’espace boutique est aussi
grand qu’un centre commercial et j’ai découvert une salle de bal digne de
Cendrillon ! D’après Julia, il y a même une infirmerie.
— Absolument. Elle se trouve dans un bâtiment distinct, entre l’hôtel et le
club-house.
— J’y ferai un saut, répondit Marla.
Elle était sans doute la seule femme au monde à être aussi désireuse de
visiter une infirmerie sur une île paradisiaque.
— Il est délicieux, ce café, commenta-t-il.
— J’ai aussi rapporté quelques beignets.
Marla lui donna une serviette en papier, puis elle lui tendit une boîte en
carton avec un sourire.
Ce n’était malheureusement pas le sourire sexy qu’il aimait. Il n’était même
pas sincère car il n’atteignit pas son regard.
— Ne te fatigue pas à jouer la comédie pour moi, dit-il en croquant dans un
beignet. Réserve ton cinéma pour Truman et Julia.
— Je cherchais simplement à me montrer polie, répliqua-t-elle, la mine
grave, histoire de commencer la journée sur une note positive. Enfin, dans la
mesure du possible.
— Il n’y a rien de positif entre nous, rétorqua-t-il en finissant son café.
— C’est vrai, confirma-t-elle sans hésiter.
Il croisa son regard et y lut un certain trouble. Aussitôt, elle se détourna pour
gagner le salon et admirer l’océan.
— Tu es restée en contact avec ton ex ? demanda Carson.
Elle se contenta de contempler le paysage. Incapable de s’en empêcher, il
s’approcha d’elle. La petite voix de la raison lui intimait de laisser tomber, mais
il y avait une chose qu’il voulait absolument savoir. Il s’arrêta derrière elle et
regarda à son tour le spectacle des vagues ourlées d’écume.
— Ce n’est pas encore terminé entre vous, n’est-ce pas ?
Lorsqu’elle voulut s’éloigner, il la retint par le bras. Il ne la laisserait pas
filer avant d’avoir obtenu une réponse claire. Avec un soupir résigné, elle leva
les yeux vers lui. Une larme coulait sur sa joue.
— Je te l’ai dit : c’est compliqué.
Il essuya la larme de son pouce.
— Ton ex est au courant que tu es ici avec moi ?
— Non. Il ne connaît même pas ton existence.
Carson encaissa le coup.
— Tu ne lui as jamais parlé de nous ? s’étonna-t-il.
— Je n’ai parlé de toi à personne.
Vexé, il se tourna vers l’océan.
— Je vois. Tu n’avais aucune raison de le faire, je suppose.
— Laisse tomber.
Cela faisait un moment qu’il essayait de tourner la page.
— Et toi, tu as laissé tomber ? insista-t-il.
N’obtenant pas de réponse, il l’enlaça et posa ses lèvres sur les siennes. Non
seulement elle accepta ce baiser mais, comme autrefois, il perçut son désir. Son
odeur de miel et son goût de nectar. Des sensations enfouies revinrent à la
surface, si intenses qu’il avait peine à y croire.
Elle enroula les bras autour de son cou et chercha sa langue de la sienne sans
la moindre retenue. Il plongea un regard interrogateur dans ses yeux émeraude
mais la passion emporta ses ultimes réticences. Enfin, il retrouvait la Marla qu’il
connaissait, celle qui le rendait fou d’amour et qu’il ne parvenait pas à chasser
de son esprit.
Elle enfouit les doigts dans les cheveux de Carson pour mieux l’attirer vers
elle. Il ôta son peignoir et se retrouva nu, ivre de désir. Appuyé contre le mur, il
caressa son dos et glissa les doigts dans la ceinture de son short.
Elle interrompit le baiser pour l’embrasser dans le cou, les mains plaquées
sur son torse. Le contact chaud de ses lèvres fit monter d’un cran le désir de
Carson.
Il fallait qu’il la déshabille, qu’il supprime tout obstacle entre eux, qu’il la
rende folle de plaisir, comme autrefois. Fébrile, il tira sur le tissu de son short.
En vain. Il palpa la ceinture en quête d’un bouton et sentit la peau soyeuse de
son ventre. Douce et ferme à la fois.
— Carson…
Avec un sourire, il actionna le bouton-pression, mais elle s’écarta
légèrement, prit ses mains dans les siennes et les écarta de sa taille. En la voyant
saisir le bas de son débardeur, il se réjouit à la perspective de la voir se dévêtir
pour lui. Elle n’était pas du genre à se laisser faire passivement. Il la
reconnaissait bien là.
— Va doucement, bébé, souffla-t-il, les bras croisés.
I was made for loving you.
Contre toute attente, elle secoua la tête, reboutonna son short et lissa son
débardeur. La magie de l’instant s’était envolée. Marla ramassa le peignoir et le
lui tendit. Obstiné, il refusa de l’enfiler et resta planté là, nu, excité, fier et piteux
à la fois.
— Ce que nous avons vécu à Royal Oaks n’était qu’une aventure, Carson.
J’étais une étudiante en vacances, insouciante, désireuse de passer du bon temps,
et je suis sortie avec toi.
Elle posa le peignoir sur le dossier d’une chaise.
— Ce n’est plus ce que je recherche, poursuivit-elle.
— Depuis quand ? Trois minutes ?
— D’accord, fit-elle en prenant son verre de jus d’orange. Je l’avoue, tu
m’attires physiquement et j’ai envie de coucher avec toi, ajouta-t-elle avec un
regard provocant.
— Cela nous fait un point commun.
— Parfois, il est plus raisonnable ou avisé de ne pas céder à ses désirs, dit-
elle d’un ton posé. Par exemple, il vaut mieux se passer de dessert. Ou d’un
steak bien saignant, dans ton cas.
Marla était décidément un modèle de maîtrise de soi et de pragmatisme.
Carson s’écarta du mur et remit son peignoir, avant de prendre un autre beignet.
— Le problème est réglé ? demanda-t-elle.
— Il n’y a qu’au lit que nous n’avons jamais eu de problème.
Elle ne pouvait pas le démentir sur ce point.
Posé sur le bar, le téléphone de Marla se mit à vibrer.
— Il faut que je passe quelques appels, déclara-t-elle. Pour le boulot. Je te
retrouve tout à l’heure, avec les Crawford.
Sur ces mots, elle referma la porte derrière elle, le laissant seul avec son café
et les effluves de son parfum.
Parfois, il est plus raisonnable ou avisé de ne pas céder à ses désirs.
Pour une raison qu’il ignorait, elle avait décidé qu’elle ne voulait plus de lui,
qu’il n’était pas fréquentable. Peut-être que seuls les médecins étaient dignes
d’elle à ses yeux, comme ce Ben, qui devait être un saint. Elle était peut-être
brillante mais l’ouverture d’esprit n’était vraiment pas son fort.
Pourtant, il ne manquait pas d’atouts. Il était surdiplômé, dirigeait une
entreprise de renommée mondiale et gagnait plus d’argent en un mois que Saint
Ben en un an. Outre la taille de leurs attributs sexuels, le portefeuille était bien
souvent le critère à l’aune duquel deux mâles se mesuraient. Et de toute
évidence, Carson battait Ben sur les deux tableaux.
Il posa sa tasse vide et sortit sur le lanai. Les eaux limpides de la piscine
scintillaient sous le soleil matinal. Si seulement l’amour était aussi simple que la
nature… Le vent lui ébouriffa les cheveux. Il ôta son peignoir et plongea dans
l’eau fraîche qui le revigora et renforça sa détermination.
Il lui restait six jours à passer au paradis, six jours de brise marine,
d’horizons infinis, de couchers de soleil féeriques. Six jours pour trouver une
nouvelle idée de centre artistique.
Et pour convaincre Marla qu’il était le bon choix pour elle.
10

— Maman ! J’ai trait une vraie chèvre ! s’exclama Sophie au téléphone.


Marla se réfugia dans l’ascenseur, loin des oreilles indiscrètes. Elle aurait
tout donné pour se trouver chez elle, en sécurité, avec sa petite fille.
— Maman ?
— Je suis là… Raconte-moi ça, tu as trait une chèvre ?
Il fallait qu’elle se ressaisisse, qu’elle chasse de son esprit l’image de Carson
entièrement nu. Au moins, elle avait pu constater que sa mémoire ne lui avait pas
joué de tour. Il était aussi sexy que dans son souvenir.
Sophie se mit à babiller gaiement, ravie d’être dans la ferme de sa tante Lily,
parmi les poules, les chèvres, les chevaux et les vaches.
— Ce que je préfère, ce sont les chevaux ! Maman, je peux avoir un cheval ?
— Chérie, nous n’avons pas assez de place ! M. Browning a des chevaux,
lui, ajouta-t-elle en songeant à l’un de ses patients. Il nous permettra sûrement
d’aller les voir.
— Tu m’as trouvé des coquillages ?
— Je ne suis pas encore allée à la plage. Je te promets de t’en rapporter un
gros. En le posant contre ton oreille, tu entendras la mer.
— Le bruit sera aussi fort que les ronflements de papy ?
— Quand même pas ! s’écria Marla en riant.
— Tu t’amuses bien, maman ?
Arrivée au rez-de-chaussée, Marla sortit de l’ascenseur.
— Je travaille beaucoup, tu sais.
Elle s’efforçait surtout de garder la tête froide, de ne pas commettre une
nouvelle erreur, ce qui ne serait pas chose facile. Carson allait lui donner du fil à
retordre.
— Tu rentres quand à la maison ?
— Bientôt, promit Marla.
Elle traversa le hall et franchit une porte-fenêtre qui donnait sur un jardin
tropical luxuriant. Un étrange petit oiseau rouge aux ailes foncées chantait,
perché sur une branche. Soudain, la pluie se mit à tomber sur les fougères, les
coléus et les orchidées. Elle se réfugia sous l’une des trois gloriettes qui
permettaient de profiter des lieux lors des averses fréquentes sur l’île.
— Je serai là dans quelques jours, dit-elle à Sophie en s’installant dans un
fauteuil. Je te rapporterai des tas de surprises. Ce sera comme à Noël.
— On pourra décorer un sapin ?
— Non. Pour ça, il faudra patienter.
— Tante Lily m’appelle pour le déjeuner. Je raccroche !
— D’accord, sois sage, ma chérie. Je t’aime très fort. À plus tard !
— Je t’aime aussi, je te rappelle, maman !
Ignorant les pulsions qui l’incitaient à remonter dans l’appartement pour
reprendre ce qu’ils avaient entamé avec Carson, elle empocha son téléphone.
Il avait raison : ils ne s’entendaient bien qu’au lit. À part cette attirance
physique, qu’avaient-ils en commun ? Non seulement elle n’avait rien d’une
potiche, mais elle avait des goûts simples. Elle se contentait de sa petite maison,
dans un quartier où elle connaissait tout le monde. Sa voisine, Mme Nelson,
avait même été son institutrice en primaire. Elle adorait Lafayette Falls, petite
ville à taille humaine, sans embouteillages, nichée au milieu des collines
verdoyantes. Il ne lui en fallait pas plus pour être heureuse.
Outre la naissance de sa fille, un autre de ses plus beaux souvenirs était celui
où elle avait commencé à exercer au dispensaire. Guidée pas sa vocation, elle
avait travaillé dur pour obtenir son diplôme et voulait quitter cette terre avec le
sentiment du devoir accompli.
Elle contempla le jardin tropical. Carson avait conçu un hôtel somptueux. Il
avait beaucoup de talent et de créativité. Et de l’ambition à revendre.
Pour être honnête, lorsqu’elle l’avait vu venir vers elle, à Royal Oaks, elle
avait eu un déclic ; pas seulement une attirance physique. Un lien spécial s’était
tissé entre eux. Il était drôle et de bonne compagnie. Comme elle, il avait soif de
réussir dans le métier qu’il avait choisi. Elle n’ignorait pas qu’il était le petit-fils
de Madame Eva, mais il ne semblait pas inaccessible pour autant. Jusqu’à ce
qu’elle se retrouve devant la grille de sa propriété.
— Vous êtes certain que c’est ici ? avait-elle demandé au chauffeur de taxi.
Méfiante, elle lui avait demandé de l’attendre. L’adresse correspondait à
celle que lui avait fournie Mme Deaton, la gouvernante de Royal Oaks. Un
gardien était venu à sa rencontre derrière la grille. Des eucalyptus grimpaient le
long des barreaux de fer.
— Je peux vous renseigner ?
Vêtue d’un vieux jean délavé et d’un chemisier blanc, elle avait été
impressionnée par l’opulence de la propriété et s’était sentie soudain très
intimidée.
— Je suis bien à la résidence Blackwell ?
Elle ne voyait pas de bâtisse au-delà de l’allée bordée de cyprès taillés avec
soin.
— Si vous venez postuler pour un emploi, sachez que Mme Dunn ne reçoit
les candidatures que le lundi.
— Non, avait-elle répondu, mal à l’aise. J’espérais voir M. Blackwell.
Je dois lui annoncer qu’il sera bientôt papa.
Le gardien l’avait toisée d’un air méprisant et circonspect.
— Il ne m’a pas averti qu’il attendait de la visite.
— Il ne m’attend pas. Je passe à l’improviste.
Le gardien s’était renfrogné.
— M. Blackwell ne reçoit pas de visites à l’improviste. Je possède une liste
de personnes autorisées. Figurez-vous sur celle-ci ?
Sur ces mots, il avait pris une tablette dans la poche de sa veste.
— Cela m’étonnerait, avait-elle avoué, tandis que la triste réalité s’abattait
sur elle.
Elle ne s’attendait pas à tant de luxe et de précautions. Soudain, elle s’était
sentie vulnérable, davantage encore qu’en découvrant sa grossesse.
— Nul ne franchit cette grille sans la permission de M. Blackwell, avait
expliqué le gardien d’un air soupçonneux. Il est très occupé et j’ignore s’il est en
ville. Je peux essayer de le joindre à son bureau, si vous voulez.
— Non, ce ne sera pas nécessaire. Merci.
Avec un dernier regard sur l’imposante grille, elle était remontée dans le
taxi. L’homme qu’elle avait rencontré à Royal Oaks n’était pas aussi mystérieux
et inquiétant.
— Ramenez-moi à l’aéroport, s’il vous plaît.
À cet instant, sa décision était prise et elle ne l’avait jamais regrettée.

Un arc-en-ciel dominait les falaises tandis qu’un gros nuage faisait place à
de la brume. Des gouttelettes de pluie scintillaient sur les pétales rouges d’un
hibiscus, les orchidées et les bambous. La brise sentait la terre humide et la
pluie.
Malgré son envie de regagner l’appartement, Marla jugea plus avisé de
s’attarder sur la plage jusqu’à l’heure de leur rendez-vous avec Truman et Julia.
Mieux encore, c’était le moment idéal pour faire un tour à l’infirmerie.
Après avoir perdu plusieurs fois son chemin, elle trouva le bâtiment annexe
niché en retrait entre l’édifice principal et le centre de conférences. Elle entra
dans une salle d’attente déserte, dont le sol en parquet de bambou était orné d’un
tapis persan. À droite, l’eau d’une petite fontaine ruisselait dans un bassin rempli
de nénuphars. La pièce était meublée de fauteuils en cuir moelleux et des
présentoirs proposaient diverses revues.
Joli, songea-t-elle.
— Bonjour, madame. Je peux vous aider ? s’enquit un jeune homme en
tenue bleue d’infirmier, posté derrière un comptoir.
Ses cheveux roux étaient coupés très court sur les côtés.
— Bonjour, je suis le Dr Marla Grant. Je me promenais et j’ai eu envie de
jeter un coup d’œil à l’infirmerie.
— Kevin Flanagan, répondit-il en souriant. Je suis étudiant en première
année de médecine et j’assiste le docteur.
— Très bien !
— Je vous fais visiter ? Nous n’avons aucun patient, en ce moment. Certains
jours, le temps semble long.
Il l’entraîna dans une salle d’examen. Aussitôt, Marla se sentit en terrain
familier. Kevin lui expliqua que l’infirmière généralement de service était en
vacances pour la semaine.
— Je la remplace. Voici l’espace de réception des patients.
— J’adore ces photos de l’océan, commenta-t-elle en suivant le jeune
homme dans un long couloir décoré dans des tons bleus et blancs.
Un léger parfum d’agrumes flottait dans l’air. Les salles d’examen
spacieuses et le poste de l’infirmière étaient dotés d’un équipement de pointe,
avec tous les appareils nécessaires aux urgences. Une vraie publicité telle qu’elle
en voyait dans les magazines professionnels.
— Vous disposez d’un moniteur de fréquence cardiaque à côté de chaque
table d’examen ?
— C’est exceptionnel, je sais, admit Kevin, mais quand le patient allongé sur
la table pèse cinq cents millions, il exige le meilleur.
— Vous plaisantez ?
— Attendez de voir la suite.
Derrière une porte sur laquelle était inscrit « réservé au personnel », Marla
découvrit une pharmacie bien garnie et un petit laboratoire d’analyses à gauche.
— Ça alors ! Combien de patients soignez-vous ?
— Cinq ou six par jour, en moyenne. Ce matériel nous sert rarement.
Cinq ou six ? songea Marla, abasourdie. Elle en auscultait cinq fois plus dans
son dispensaire ! Ils se rendirent ensuite dans une réserve à fournitures.
— Nous faisons principalement de la bobologie, comme on dit : maux de
tête, problèmes digestifs, chevilles foulées, réactions allergiques… néanmoins,
nous sommes parés à toute éventualité.
— Vous avez même un chariot d’urgence, souffla-t-elle en examinant le
défibrillateur, l’appareil d’intubation, les perfusions, les canules, l’atropine, la
lidocaïne…
— L’infirmerie est opérationnelle et aux normes en cas d’arrêt cardiaque.
C’est une bonne chose, car l’hôpital le plus proche se trouve à plus de trente
kilomètres.
— On se croirait vraiment à l’hôpital.
— Nous sommes en mesure d’intervenir sur le parcours de golf, en cas de
code bleu, grâce à ce défibrillateur portable. Par chance, l’occasion ne s’est
jamais présentée. Et nous pouvons porter secours à un patient allergique aux
fruits de mer, par exemple.
— Bien vu.
Ils regagnèrent le poste de l’infirmière où ils burent un café en discutant de
leur travail.
— Pour ma part, je passe plus de temps à remplir des papiers qu’à examiner
mes patients, se plaignit Marla.
Soudain, le carillon de la porte d’entrée retentit.
— Il y a quelqu’un ? lança une voix grave depuis la réception.
Elle sourit et posa sa tasse.
— C’est Carson Blackwell.
Elle fit signe à Kevin de ne pas bouger et alla ouvrir la porte de
communication.
— Entrez donc. Le docteur va vous recevoir !
Vêtu d’un polo noir et d’un bermuda en toile kaki, Carson semblait
contrarié. Elle le trouva plus sexy que jamais.
— Je te cherche partout, répliqua-t-il. J’aurais dû me douter que je te
trouverais ici.
— Tu as vu juste. Viens, je vais te faire visiter.
— Tu affiches cet air que je connais bien.
— Quel air ? s’enquit-elle en feignant l’innocence.
— Tu mijotes quelque chose.
— Moi ? fit-elle en lui tenant la porte, résistant à l’envie de le toucher. Je
vais te présenter Kevin.
— Kevin ?
— C’est un étudiant en médecine qui travaille ici. Il a encore du chemin à
parcourir avant d’ouvrir son propre cabinet.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main.
— Je crois que je pourrais apprendre un tas de choses à Kevin, poursuivit-
elle en enfilant des gants en latex. Dans le respect des procédures. Tu sais, une
endoscopie ne fait pas forcément mal, ajouta-t-elle avec un sourire diabolique.
— Bas les pattes ! s’exclama Carson.
Kevin se mit à rire.
— À quand remonte ton dernier bilan de santé, trésor ?
Il la défia du regard.
— Tu sais quoi ? Si tu as envie de m’examiner, pas de problème. Retournons
au penthouse et tu pourras m’observer sous toutes les coutures.
Marla rougit. Kevin leva un pouce d’un air approbateur.
— À quoi bon remonter ? insista Marla en agitant les doigts. Les salles
d’examen sont vides. Kevin pourra regarder.
Carson écarquilla les yeux, comme Sophie, quand elle était choquée.
— Je plaisante ! Ne fais pas cette tête !
— Marla, enlève ces gants et partons. Truman et Julia nous attendent et je
meurs de faim.
— Vous êtes mariés, tous les deux ? s’enquit Kevin.
Si seulement, songea-t-elle malgré elle.
— Elle trouve que je ne suis pas un choix avisé, déclara Carson. Je me
demande pourquoi.
— Allons déjeuner, concéda Marla. Truman et Julia vont se demander où
nous sommes.
Soudain, le carillon retentit de nouveau.
— Docteur ? s’exclama une voix affolée, avec un accent hispanique. Il y a
quelqu’un ? J’ai besoin d’un docteur !
Marla se précipita à la réception, les deux hommes sur ses talons. Une
femme entre deux âges, en uniforme gris, tenait dans ses bras un bébé tandis
qu’une fillette s’accrochait à sa jambe en pleurant.
— Les enfants sont très malades, dit-elle à Marla. Ella est pleine de boutons
rouges, comme si elle avait la rougeole.
— Je n’ai jamais vu de rougeole, commenta Kevin, la mine pâle.
— Madame, suivez-moi avec les enfants dans une salle d’examen. C’est par
ici. Je suis le Dr Grant et voici Kevin, qui est assistant médical. Vous êtes la
mère de ces enfants ?
— J’aide M. Warren à s’occuper d’eux. Je suis leur nounou, Mme Ramos.
Nous venons de Phoenix, en Arizona. Nous séjournons à l’hôtel.
— Bien. Je vais examiner les petits. Indiquez-moi leurs noms et leurs âges.
— Voici Noah, qui a quatorze mois, et Ella, quatre ans. Ils ont de la fièvre.
Marla se pencha pour examiner la fillette, dont le visage et le cou étaient
parsemés de boutons.
— Bonjour, Ella. Je suis le docteur et je vais trouver une potion magique
pour te guérir, d’accord ?
Elle hocha la tête.
— Et bonjour, Noah, reprit Marla en le prenant dans ses bras. Où sont les
parents ?
— M. Warren est parti de bonne heure en bateau. J’essaie de l’appeler, mais
il ne répond pas. Leur maman est morte l’an dernier.
Noah avait le souffle court.
— Madame Ramos, pouvez-vous emmener Ella en salle un et la
déshabiller ? Kevin va prendre sa température et noter les renseignements
nécessaires à la création d’un dossier.
Elle se tourna ensuite vers le jeune homme :
— Voyez s’ils ont des allergies à certains médicaments. Ella n’a pas la
rougeole. C’est la scarlatine. Faites-lui un test de dépistage du streptocoque. Je
suis sûre qu’il sera positif.
Elle caressa les boucles blondes de Noah.
— Tu es trop mignon, dit-elle en faisant signe à Carson. Tu vas jouer un peu
avec ce gentil monsieur, d’accord ?
— Quoi ? protesta Carson tandis qu’elle lui tendait le bébé. Je n’y connais
rien, aux gamins !
— Il est trop malade pour te poser le moindre problème. Il faudrait que tu
l’emmènes dans l’autre salle d’examen et que tu lui enlèves ses vêtements en ne
lui laissant que sa couche. Ne fais donc pas cette tête !
— Je n’ai jamais déshabillé un bébé.
Elle le dévisagea un instant, puis lui sourit malicieusement.
— C’est la même chose que de déshabiller une femme, plaisanta-t-elle.
Enfin, à peu de chose près.
— Dans ce cas, j’y arriverai sans problème.
— Je te fais confiance, répliqua-t-elle, provoquant l’hilarité de Kevin, qui les
avait entendus de loin. Je viendrai l’examiner dès que j’aurai vu sa sœur. D’ici
là, garde-le dans tes bras. Il semble très content avec toi.
Noah crispa ses petits doigts sur le polo de Carson et se blottit
confortablement contre lui.
— Ne t’en fais pas, fiston. Je vais m’occuper de toi, dit-il en le serrant contre
lui.
Marla les regarda s’éloigner vers la salle d’examen un peu trop longtemps.
Carson aimait-il les enfants ? Envisageait-il de fonder une famille ? Pas une fois,
il n’avait évoqué cette perspective.
Six ans plus tôt, ils avaient pris leurs précautions.
Mais un accident est vite arrivé.
Surtout lorsque l’on décide de prendre une douche ensemble.
11

— Tout va bien se passer, promit Carson à Noah. Bon, je vais te poser sur la
table et te déshabiller.
Hélas, le bambin ne l’entendait pas de cette oreille. Il se mit à pleurer à
chaudes larmes en agrippant désespérément le polo.
— Bon, d’accord… Et si on s’asseyait tous les deux sur la table ?
Il s’installa confortablement, sans lâcher Noah, et le retint de son bras
gauche pendant qu’il lui ôtait ses chaussures.
— Tu tousses, bébé, commenta-t-il. C’est un peu inquiétant…
— Tchou tchou ! s’exclama Noah en désignant le devant de son body, qui
représentait un petit train.
— Oui, c’est une locomotive, confirma Carson en souriant. Tu aimes les
trains ? Moi, j’adore ça.
Noah tapa dans ses mains et se mit à babiller. Carson en profita pour lui
enlever son body et ses chaussettes.
— Facile ! s’exclama-t-il. Tu es très gentil. J’espère que mon petit garçon
sera aussi sage que toi.
Noah lui prit la main. Attendri, Carson lui tapota la cuisse. Aurait-il un jour
un fils ?
— Si un jour tu viens chez moi, nous construirons un immense train
électrique.
Voilà à quoi il jouerait avec son fils. Au train électrique. Comme avec son
père.
— Il y aura des collines, des virages, un pont, un tunnel…
Il plaqua Noah contre son torse. Il avait la peau brûlante.
— Tu as de la fièvre, mon bonhomme.
Quel irresponsable pouvait partir en bateau en abandonnant des enfants
malades ? Dans la pièce voisine, Ella se mit à pleurer. Noah se crispa.
— Ce n’est rien, rassure-toi. On s’occupe de ta grande sœur.
Kevin se présenta, muni d’un thermomètre auriculaire.
— Vous vous en sortez ? s’enquit-il.
— Il est mignon, ce gosse. Comment va la petite ?
— Ça va. Le Dr Grant est en ligne avec un pédiatre de l’hôpital. Une
ambulance est en route, les deux enfants doivent être examinés par un
spécialiste.
Il posa une main sur la joue de Noah.
— J’en ai pour une seconde, bébé, dit-il.
Noah se mit à tousser de plus belle.
— Trente-huit neuf, déclara Kevin.
— C’est beaucoup, commenta Carson en caressant le dos de l’enfant.
— En effet.
Kevin s’assit devant l’ordinateur et se mit à taper sur le clavier.
— Il y a une infection, sans doute la même que celle de sa sœur.
— C’est cela qui provoque cette éruption de boutons ?
— Autrefois, la scarlatine était assez courante, avant l’utilisation des
antibiotiques.
Le jeune homme prit un abaisse-langue et fit un prélèvement dans la gorge
de l’enfant, qui se mit aussitôt à pleurer. Carson le berça pour le réconforter.
— Le Dr Grant arrive, annonça Kevin en s’en allant avec son prélèvement.
Deux minutes plus tard, Marla se présenta, vêtue d’une blouse blanche trop
large pour elle, un stéthoscope autour du cou. Elle semblait très professionnelle,
même si la blouse lui arrivait à mi-cuisses.
— Qu’est-ce que tu fais sur cette table ? demanda-t-elle.
— J’ai réfléchi à ta proposition de tout à l’heure.
— Peux-tu descendre à présent ?
Carson obéit, Noah dans les bras.
— Nous allons l’allonger et tu vas le tenir car il risque de ne pas apprécier
l’examen.
Elle avait raison. Noah s’agita et gémit tandis que Marla lui palpait le cou et
l’abdomen.
— Tu es très sage, murmura-t-elle en prenant un otoscope pour inspecter les
oreilles du bambin.
L’air soucieux, elle griffonna quelques notes dans le dossier.
— On va l’asseoir maintenant.
Elle écouta le cœur de son petit patient. Carson dut l’empêcher d’attraper le
stéthoscope qui semblait le fasciner. Marla affichait une mine préoccupée, ce qui
ne présageait rien de bon.
— C’est grave ?
— Il faudrait faire une radio pour éliminer l’hypothèse d’une pneumonie. Ils
sont tous les deux déshydratés. La nounou n’a pas réussi à leur faire avaler quoi
que ce soit, ce matin.
— Mais où est leur père ? Il devrait être là ! s’emporta Carson.
— Mme Ramos a signé une décharge en indiquant qu’il accepterait
l’hospitalisation. J’ai parlé à un pédiatre et je vais accompagner les petits à
l’hôpital. En attendant, il faut absolument localiser leur papa.
— J’en fais mon affaire, répondit Carson sans hésitation. Immédiatement.
Il lui confia le bébé et sortit son téléphone portable.
— Tu as des infos sur lui ? demanda-t-il.
Marla actionna la souris de l’ordinateur.
— Uniquement ce que la nounou nous a donné.
— Gary Warren, lut Carson sur l’écran. L’irresponsable de l’année…
— Carson…
— Il ne fera plus jamais ça à ses enfants, je te le garantis.
Il appela Jacob Damaire :
— Nous avons un problème, annonça-t-il d’une voix ferme, avant de lui
exposer la situation. Merci d’appeler immédiatement le lieutenant de police qui
est en charge de la sécurité. Demandez-lui de retrouver M. Warren le plus vite
possible pour le ramener à l’hôtel.
— Toute de suite, monsieur. Savez-vous où M. Warren pourrait se trouver ?
— Apparemment, sur un bateau, je ne sais rien de plus. Allez dans sa
chambre, au besoin, pour y chercher des indices. La nounou n’arrive pas à le
joindre. Appelez aussi l’avocat de l’hôtel. Qu’il nous rejoigne dans votre bureau
dans une demi-heure. Je veux m’assurer que nous avons rempli nos obligations
dans la prise en charge de ces enfants.
Carson contacta ensuite Jim Nolan, le directeur financier de son entreprise.
— Alors, vous êtes à Kauai ! Tout va pour le mieux, j’espère.
— Tout va bien, merci. Je suis désolé de vous déranger en plein week-end,
mais j’ai besoin d’un service.
— Pas de problème.
— Il me faudrait des renseignements sur une société d’investissement dont je
voudrais joindre les responsables.
Carson consulta l’écran et indiqua à Jim Nolan les coordonnées de
l’employeur de Gary Warren.
— Je vous envoie les infos par texto dès que je les ai.
— Merci.
Carson afficha le sourire d’un homme qui a remporté une victoire contre un
adversaire. Il n’était pas du genre à partir perdant. Marla était très pâle, comme
si ces conversations l’avaient effrayée.
— Parfois, les parents ne se rendent pas compte que leurs enfants sont
malades, ou de la gravité d’une situation, dit-elle à voix basse.
— Ce type ne commettra plus jamais cette erreur, crois-moi.
Il reprit Noah dans ses bras.
— Je n’ai aucun respect pour un père qui néglige ses enfants. Un enfant ne
demande pas à naître. Quand il est là, son père se doit de veiller sur lui.
Kevin réapparut, tenant Ella par la main.
— Regarde ! Ton petit frère est là.
— Noah ! s’exclama la fillette en se précipitant vers lui.
Carson se pencha pour qu’elle puisse embrasser le bébé.
— Il va avoir une piqûre ? demanda-t-elle, préoccupée.
— Je ne sais pas, lui répondit-il doucement.
— Carson, je n’ai pas encore fini avec Noah. Confie-le à Kevin et emmène
Ella au poste de l’infirmière. Donne-lui une sucette, suggéra Marla tandis que
Kevin lui tendait une seringue.
Il céda le bambin à contrecœur. Il était décidément trop sensible pour être
médecin.
Il quitta la pièce avec Ella dans les bras. Mme Ramos attendait dans le
couloir. Le téléphone à l’oreille, elle laissait un énième message à Warren. Dans
le bureau, Carson trouva la boîte de sucettes et proposa à Ella d’en choisir une.
— Moi aussi, ce sont les rouges mes préférées, déclara-t-il avec un sourire.
— Merci, dit-elle d’une petite voix.
Carson se sentit fondre d’attendrissement. Il en voulut d’autant plus au père
qu’il jugeait indigne.
En entendant les pleurs de Noah, Ella eut les larmes aux yeux. Carson la
serra dans ses bras.
— Noah va guérir, promit-il. Parfois, il faut une piqûre ou des médicaments.
— Où est papa ?
— Il avait du travail, mais il va bientôt arriver, répondit-il, le cœur serré.
La sirène d’une ambulance retentit au loin. Il confia Ella à sa nounou.
— Ne vous en faites pas. Je vais retrouver leur père et tout va s’arranger.
Deux ambulanciers poussèrent un brancard sur lequel était posé un grand
nounours blanc. En le voyant, Ella sourit.
Marla et Kevin s’approchèrent avec Noah. Marla exposa la situation aux
deux hommes qui installèrent les enfants l’un à côté de l’autre. L’un d’eux
actionna une marionnette tandis que l’autre installait un masque à oxygène sur le
visage de Noah.
— Voici mon numéro de téléphone, dit Marla en tendant un morceau de
papier à Carson. Appelle-moi dès que tu auras localisé M. Warren.
— C’est illisible, maugréa-t-il.
— Normal, je suis médecin, répliqua-t-elle avec un sourire, avant de lui
confirmer le numéro.
— Je te tiens au courant, dit-il en regardant les ambulanciers emmener les
enfants.
Mme Ramos les suivit.
Dans l’allée, Marla s’arrêta soudain.
— Oh, et Truman et Julia ! Présente-leur mes excuses. On pourra peut-être
dîner tous ensemble ce soir ?
— Bien sûr. Fais au mieux pour les enfants.
— Merci, répondit-elle avant de l’embrasser sur la joue.
Leurs regards se croisèrent furtivement.
— Docteur, fit un ambulancier, prêt à refermer les portières.
— Je t’appelle ! promit Carson. Dès que j’aurai trouvé le père.
— Ne l’estourbis pas, surtout !
12

À la cafétéria de l’hôpital, Marla s’installa à une table libre, dans un coin de


la salle. Le coup de feu de midi était passé. Elle observa sa salade au poulet
industrielle sans grand enthousiasme. Elle aurait pu patienter et déjeuner à
l’hôtel, mais elle se sentait plus à l’aise dans ce cadre familier.
Noah et Ella avaient été admis en pédiatrie où ils passaient une batterie de
tests. Gary Warren s’était présenté à l’hôpital alors qu’elle se trouvait toujours
aux urgences avec les enfants. Les yeux embués de larmes, il s’était excusé et
l’avait remerciée de s’être occupée des petits.
Pendant qu’ils passaient une radio des poumons, elle avait bavardé avec lui.
Il était perdu depuis la mort de son épouse, car il n’avait pas de famille, et
jonglait entre son travail et son rôle de père. Il avait promis à M. Blackwell de
mieux s’organiser, car il ne voulait pas qu’on lui enlève ses enfants et il ne
pouvait pas non plus se permettre de perdre son travail.
De toute évidence, Carson avait accablé le pauvre homme de reproches et de
menaces. Elle s’était efforcée de le rassurer, puis elle avait contacté les services
sociaux pour obtenir un soutien psychologique pour Gary et les coordonnées
d’associations de familles monoparentales.
— Il faut savoir tirer le meilleur parti de la situation. Cette épreuve est peut-
être le début d’une nouvelle vie pour vous et vos enfants.
Donner des conseils était facile mais il y avait souvent un fossé entre la
théorie et la pratique.
La réaction brutale de Carson l’avait déstabilisée. Jamais elle n’aurait pensé
qu’il avait une conception aussi stricte de la paternité.
Elle n’osait imaginer ce qu’il ferait s’il apprenait la vérité sur Sophie.
Cependant, elle avait été touchée par sa sollicitude et son inquiétude sincères. Il
avait appelé plusieurs fois l’hôpital et avait fait livrer une poupée et un train
électrique à Noah et Ella. Si seulement il avait été présent pour voir leurs mines
réjouies !
Son téléphone se remit à sonner. Carson. Elle sourit.
Ressaisis-toi, se dit-elle. Chaque fois qu’il t’appelle, tu as le cœur qui bat…
— Oui, fit-elle d’un ton qui se voulait détaché.
— Comment vont les enfants ?
— Beaucoup mieux. Ils n’ont plus de fièvre et ils ont mangé.
— Leur père est toujours à leur chevet ?
— Bien sûr, fit-elle en buvant une gorgée d’eau. La nounou aussi.
— Tant mieux.
— Tu es toujours en pleine partie de golf ?
— Disons qu’on est dehors, sur la pelouse, un club à la main. De là à parler
de golf…
— Prends garde à tes propos ! s’exclama Truman derrière lui.
— Julia ne va pas tarder, reprit Carson.
Les deux femmes avaient prévu de faire des emplettes pendant la partie de
golf des hommes.
— Pour demain, j’ai prévu un survol de l’île en hélicoptère, avant de
descendre sur Hanalei Beach. Cela te convient ? reprit Carson.
— Voilà qui me semble parfait, répondit-elle, ravie. Tu as progressé sur ton
projet de centre artistique ?
— Il ne s’annonce pas aussi favorablement que je l’espérais.
Il lui expliqua qu’il devait revoir ses ambitions à la baisse et elle nota la
pointe de déception dans son ton.
— Truman a raison, admit-il. Je voyais trop grand pour que l’entreprise soit
rentable.
— Quelles sont tes possibilités ?
— Un centre plus petit. Truman a contacté un promoteur très en vue au
Texas. Il sera là lundi. On trouvera peut-être une solution.
— Je l’espère pour toi, déclara-t-elle en toute sincérité.
Elle savait à quel point ce projet lui tenait à cœur, pour lui et pour sa mère.
— Bon, il faut que j’essaie d’envoyer une balle dans un trou, conclut-il. À ce
soir pour le dîner.
Cette dernière phrase résonna un long moment dans l’esprit de Marla.
À ce soir pour le dîner.
La remarque d’un mari à son épouse. Non, elle ne devait pas s’aventurer sur
ce terrain glissant. Si elle se laissait aller à rêver, elle était fichue.
Elle décida d’attribuer une sonnerie spéciale au numéro de Carson. Une
chanson d’amour de Tina Turner.
Dès qu’elle eut terminé, elle reçut un message de Kayla.
Tout va bien au paradis ?
Quel paradis ? Je suis à l’hôpital.

Elle lui résuma l’incident.

Incroyable ! Tu es à Hawaï et tu bosses ? Va plutôt prendre du bon temps !


Cet après-midi, je visite un phare.
Je te reconnais bien là ! Et ton milliardaire ? Qu’est-ce qu’il fait ?
Il joue au golf. Et de ton côté, tout va bien ?
Bof. Je vais à Nashville dîner chez mes parents. Tu parles d’un samedi soir !
Eh bien moi, je rêve de dîner avec Sophie et mes parents.
Je voudrais emmener Sophie dans la nouvelle boutique de vêtements pour
enfants pour lui acheter quelque chose.

Kayla n’avait ni enfant ni neveux, et Sophie et elle s’étaient adoptées


mutuellement. Comme une vraie tante, elle choyait la fillette et adorait lui offrir
des cadeaux.

Elle sera contente. Vous me manquez !


Une semaine, ce n’est pas long. Tu es un cas désespéré. Profite de tes
vacances ! Et de ton milliardaire !

En terminant son déjeuner, Marla se demanda si Kayla n’avait pas raison,


finalement. Elle n’aurait pu habiter ailleurs qu’à Lafayette Falls et ne vivait que
pour sa famille et sa fille. Elle avait du mal à lâcher prise.
Pourtant, elle se trouvait sur une île exotique, un cadre idyllique pour des
vacances, et cerise sur le gâteau, en compagnie de Carson ! Combien de fois
avait-elle rêvé d’un tête-à-tête ?
S’ils n’avaient pas d’avenir ensemble, cela ne signifiait pas qu’elle ne
pouvait pas prendre du bon temps au cours des prochains jours.
Elle reçut ensuite un message de Julia, qui venait d’arriver à l’hôpital et
l’attendait dans un des 4×4 de l’hôtel. Marla prit son sac et retira sa blouse de
médecin. Il était temps pour elle d’écouter les conseils de Kayla et de redevenir
une touriste exclusivement centrée sur ses divertissements.
Les deux femmes visitèrent un marché artisanal où Marla acheta de superbes
colliers en coquillages pour toutes ses collègues. Elle choisit un vase sculpté
pour Nolana, des foulards en soie pour sa mère et Kayla, sans oublier une jolie
poupée hawaïenne qui, lorsqu’on lui appuyait sur le bras, disait « aloha ».
Marla fit aussi l’acquisition d’un chapeau de soleil à large bord, de quelques
paréos, de plusieurs tenues d’été et d’une paire de baskets jaunes fantaisie. Des
attrape-touristes en somme.
Au musée de Kauai, elle découvrit l’histoire des Ménéhunes, peuple
bâtisseur qui aurait, selon la légende, construit des temples, des routes et des
barrages en une seule nuit. Elle s’imaginait déjà raconter cette fabuleuse histoire
à Sophie.
Si seulement cette dernière était là pour découvrir avec elle les merveilles de
l’île. La végétation tropicale, l’air embaumé, les chutes d’eau, la brise marine…
un véritable plaisir des sens. Elle demanda au chauffeur s’ils pouvaient baisser
les vitres de la voiture. Natif de Hawaï, il se fit une joie de ralentir. Fascinée,
Marla contempla le paysage qui défilait sous ses yeux. Même Julia, qui n’en
était pas à sa première visite, semblait passer un bon moment.
Le phare de Kilauea était le premier que Marla ait jamais vu. Entouré de
collines émeraude et de falaises, le phare blanc à toit rouge dominait un parc
naturel protégé où vivaient une multitude d’oiseaux. Marla prit de nombreuses
photos.

Le lendemain, Carson la trouva munie d’un appareil digital flambant neuf et


d’un sac en toile rempli de brochures touristiques. Il l’informa qu’il lui faudrait
au moins quinze jours pour visiter tous ces sites.
En compagnie des Crawford, ils firent un tour en hélicoptère au-dessus de la
vallée luxuriante de Hanapepe. Ils se posèrent non loin des chutes de Jurassic
Park et poursuivirent à pied. Marla ne se sentait plus de joie.
— C’est incroyable ! s’exclama-t-elle en ouvrant la marche sur le sentier qui
menait aux chutes, au cœur de la jungle. Je suis allée voir le film avec des
copines et nous avons eu une peur bleue.
Elle se tourna vers Carson, qui portait un chapeau sur la tête. Des lunettes
noires dissimulaient son regard, mais il souriait, de même que les Crawford. Elle
savait qu’ils la trouvaient amusante dans sa candeur, eux qui avaient fait
plusieurs fois le tour du monde.
— Vous devez penser que je débarque de ma cambrousse et que je suis
facilement impressionnable.
Carson se mit à rire et Julia la rassura.
— Bien sûr que non, ma chère. Nous adorons votre enthousiasme.
Face à l’impressionnante cascade qui se jetait dans un lagon, elle demeura
stupéfaite.
— Je n’ai jamais vu une chose pareille ! s’écria-t-elle par-dessus le vacarme
de l’eau.
Elle prit quelques clichés à l’aide de son appareil, ainsi qu’avec son
smartphone afin d’en envoyer un à Nolana, accompagné d’un message :

Je suis à la cascade de Jurassic Park !

Elle photographia ensuite les Crawford et Carson. Puis elle posa à son tour
devant la cascade, puis avec Julia, et enfin avec Carson, bras dessus, bras
dessous.
Le faux couple idéal.
Marla chassa vite cette pensée de son esprit en remontant à bord de
l’hélicoptère. Elle s’efforçait de profiter de ces vacances. Tout au long de la
journée, elle s’émerveilla devant les paysages exotiques, dont le canyon de
Waimea, diamant caché dans la jungle émeraude, et d’autres cascades, parfois
traversées par des arcs-en-ciel. Ils survolèrent la côte inhabitée de Na Pali et son
impressionnant volcan qui se jetait dans la mer.
Ils contemplèrent les vagues sur la plage en forme de croissant de Hanalei
Bay. Malheureusement, elle ne trouva aucun coquillage pour Sophie dans le
sable doré. Carson lui expliqua qu’ils étaient rares, à Hawaï. Elle devrait se
résigner à en acheter dans une boutique de souvenirs.
La journée se termina par un spectacle de danse et de lanceurs de couteaux
lors d’un dîner typiquement hawaïen.
Ensuite, épuisée, Marla n’eut aucun mal à s’endormir. Elle fut ravie de se
réveiller le lendemain sans projet spécial pour la journée. Ne rien faire serait le
paradis.
Après une bonne douche, elle enfila l’un de ses nouveaux chemisiers, d’un
tissu imprimé fleuri jaune et rouge, un short noir et ses baskets jaunes. Elle avait
envie de se rendre au centre de thalasso pour se faire masser. Puis elle irait
lézarder à la plage comme une parfaite touriste.
Dans la cuisine, elle trouva Carson en train de boire un café en lisant le
journal. Il portait une chemise blanche, une cravate rayée et un pantalon bleu
marine. Son eau de toilette musquée lui envahit les narines. L’espace d’un
instant, elle eut envie de se jeter sur lui et de lui arracher ses vêtements.
— Je vois que tu es prêt pour ton rendez-vous avec le promoteur, déclara-t-
elle. J’espère qu’il se passera bien.
Il posa son journal.
— J’y compte bien. Je viens de discuter avec Gary Warren. Noah et Ella se
portent bien. Ils prennent l’avion aujourd’hui pour rentrer chez eux. Tout va
s’arranger.
— Tant mieux, répondit Marla avec un sourire, ravie de l’intérêt qu’il portait
aux enfants.
— Tu es radieuse, aujourd’hui, dit-il en la toisant.
— J’ai bien cru que tu allais dire « sexy ».
— Tu es toujours sexy, Marla.
— Que répondre à ça ?
Elle alla se servir un café, puis détourna la conversation, pour ne pas tenter
le diable.
— J’ai l’intention de faire un tour au centre de thalasso, aujourd’hui.
— Tu n’as pas envie d’une randonnée dans la jungle ? plaisanta-t-il.
— Pas question de faire de la marche aujourd’hui. Je veux rêver, communier
avec la nature sur la plage.
— Si tu comptes nager, ne t’éloigne surtout pas du bord de la plage.
— Je resterai sur le sable.
Elle avait lu une brochure de l’hôtel concernant la sécurité et savait qu’il ne
fallait jamais sous-estimer la puissance des courants et des vagues. Et il n’était
pas non plus question qu’elle se fasse dévorer par un requin.
Un carillon retentit.
— Quelqu’un sonne à la porte ?
— Oui, dit Carson, aussi étonné qu’elle. Tu as appelé le service d’étage ?
— C’est sans doute une employée.
Elle alla ouvrir. Ce n’était pas une femme de chambre qui se tenait sur le
seuil, mais une ravissante brune aux yeux bleus. Elle portait un collier en
diamants autour du cou, un débardeur de soie rouge et une longue jupe
vaporeuse. Son beau visage avait quelque chose de familier.
— Je peux entrer ?
— Bien sûr, répondit Marla en se remettant du choc.
— Vous devez être cette femme médecin dont Truman et Julia ne cessent de
chanter les louanges.
— Olivia ? fit Carson en s’approchant.
Soudain, Marla la reconnut.
Olivia Blaise, la star de cinéma ! Elle avait vu plusieurs de ses films.
Quelques années plus tôt, elle avait foulé le tapis rouge au bras de Carson. Ils
formaient un couple très glamour. Devait-elle s’éclipser et les laisser en tête à
tête ou rester pour aider Carson à expliquer les raisons de sa présence ? Déjà,
l’angoisse l’étreignait.
— Cela me fait plaisir de te voir, Liv, déclara Carson.
— Je ne sais pas si je dois te frapper ou t’embrasser !
Il ouvrit les bras et elle s’y lova sans résister.
— Je suis désolé. J’avais l’intention d’être là.
— Tu imagines à quel point tout le monde était déçu ? soupira l’actrice.
Surtout tante Édith ! Elle a quatre-vingt-douze ans. Elle n’aura peut-être pas
d’autre anniversaire.
— Les vols au départ de Londres étaient annulés. Je n’y pouvais rien. Je l’ai
appelée.
— Cela ne suffit pas. Il fallait être là. Tu sais combien papa adore poster des
photos sur la page des Blackwell, sur ce site généalogique.
Elle s’avança dans le salon, Carson sur les talons.
Marla remarqua qu’Olivia avait dans la vraie vie l’accent du Texas, comme
Carson et les Crawford. Sans doute le gommait-elle devant la caméra.
— Papa voulait une photo de famille avec tante Édith et ses neveux et
nièces. Tout le monde était là sauf toi.
— Je sais. Je m’en suis voulu, admit-il.
— Vous êtes de la même famille, tous les deux ? intervint Marla, à la fois
curieuse et incrédule.
Carson était parent d’une star de cinéma !
— Je suis sa cousine, mais je l’ai toujours considéré comme un frère.
Jusqu’à récemment…
La mine déconfite, Carson fit les présentations, puis déclara :
— J’irai voir la famille le mois prochain.
— J’espère bien ! Tu as été élevé dans l’idée que la famille passe avant tout,
n’oublie pas.
— Je sais, répéta-t-il en la prenant par les épaules. Je suis vraiment content
de te voir. Tu es là pour un tournage ?
— Non. Je suis venue te voir, m’échapper un peu. Je compte prendre un peu
mon temps.
Marla ne voulait ni s’imposer ni s’esquiver en risquant de paraître impolie.
Elle endossa donc le rôle de l’hôtesse.
— Je peux vous servir une tasse de café ?
— Volontiers, répondit Olivia.
Dans la cuisine, Marla prit son téléphone et envoya un message à Brett
Harris, son ami cardiologue, fervent admirateur de l’actrice.

Devine qui je viens de rencontrer ! Olivia Blaise !

Elle entendit Olivia déclarer qu’elle était passée au bureau de Carson où on


lui avait appris où il se trouvait.
— Simon et moi sommes arrivés hier soir. Je voulais te voir avant la tempête
médiatique.
— Que se passe-t-il ?
— J’attends un bébé.
Marla vit Olivia poser la main de Carson sur son ventre.
— Dis bonjour au petit nouveau de la famille.
— Un bébé ? répéta-t-il, abasourdi.
— Si tu savais comme je suis heureuse ! Le docteur dit que tout va bien,
cette fois. Il devrait naître à Noël.
— C’est formidable, commenta Carson en la serrant dans ses bras. Je suis
content pour Simon et toi.
— Nous nous marions en septembre. Je voudrais que tu sois mon témoin.
— Avec plaisir. Promis, je serai là. Je ne raterais ton mariage pour rien au
monde.
— Tu as intérêt à être là.
Marla réapparut avec le café.
— Félicitations, dit-elle en tendant sa tasse à l’actrice.
— Merci.
Elle s’assit sur le canapé, Carson prit place à côté de sa cousine.
— Cela faisait si longtemps que j’espérais fonder ma propre famille, devenir
maman, soupira-t-elle en essuyant une larme. Désolée, il m’arrive d’être
submergée par l’émotion… Les hormones je présume !
— Pas de problème, ma chérie, assura Carson en lui prenant la main. Pleure
autant que tu le voudras. Quand je deviendrai papa, je serai aux anges moi aussi.
Ce sera le plus beau jour de ma vie.
Le cœur gros, Marla se détourna.
— J’ai entendu beaucoup de bien sur vous, lui dit Olivia. Truman et Julia
répètent à qui veut les entendre que Carson a enfin trouvé le grand amour.
Marla posa sur Carson un regard entendu.
— Eh bien… n’allons pas trop vite en besogne, bredouilla-t-il.
— En effet, renchérit Marla. Truman et Julia adorent leur filleul et veulent le
voir heureux mais, en vérité, nous sommes amis et nous n’avons pas de projets
d’avenir.
Il lui lança un regard noir.
— C’est vrai, qui sait de quoi demain sera fait ? Marla va peut-être se
remettre en couple avec son ex-mari, Ben. Et il est possible que j’emmène Enola
Kalle faire du ski dans les Alpes.
Décontenancée par cette réflexion, Marla haussa les épaules. Qui diable était
cette Enola Kalle ?
— Bonne idée, dit-elle.
Ils se toisèrent longuement.
— On dirait que Truman et Julia se sont mépris sur vous deux, commenta
Olivia, un peu gênée.
— En quelque sorte, marmonna Carson.
Le téléphone de Marla se mit à vibrer. Elle profita de cette diversion pour
s’éclipser.
— Je dois prendre cet appel. J’ai été ravie de vous rencontrer, Olivia.
— Moi aussi, répondit-elle, abasourdie.
En quittant l’appartement, elle entendit l’actrice dire à son cousin :
— Enola Kalle, sérieusement ? Dis-moi que c’était une mauvaise blague,
Carson !
— C’est ce voyage qui est une mauvaise blague.
13

— Regarde, maman ! Je fais une danse de la joie !


Lydia, la cousine de Marla, filmait Sophie en train de se déhancher à un
rythme endiablé.
La jeune femme s’était réfugiée devant l’hôtel, sous un passage couvert. Elle
entendait le fracas des vagues et le bruissement des frondes de palmier dans l’air
embaumé, mais ce paradis terrestre n’était rien à côté du visage radieux de sa
fille.
— Bravo ! lança-t-elle quand Sophie eut terminé.
— Je vais à la plage moi aussi. C’est génial !
Lydia avait invité toute la famille à séjourner quelques jours chez elle, sur la
côte.
— Je vais construire un grand château de sable !
Marla ne put s’empêcher d’effleurer l’écran en voyant les boucles brunes, les
grands yeux bleus, la fossette qu’elle tenait de son père.
— Tu es triste, maman ?
— Non ! C’est juste que tu me manques beaucoup. J’aimerais bien être avec
vous tous.
— Toi aussi, tu me manques. Tu rentres quand ?
— Samedi. Fais-moi un bisou !
Elles s’envoyèrent des baisers, puis Marla discuta avec sa cousine et sa
mère. Ensuite, elle répondit aux messages de Brett à propos d’Olivia Blaise.

Peux-tu lui demander de me dédicacer une photo d’elle nue ?


Dans tes rêves, vieux.

Elle décida de faire quelques recherches sur Internet à propos d’Enola Kalle,
persuadée qu’il s’agissait d’une star de porno.
— Oh non, souffla-t-elle en découvrant la photo d’une femme nue
chevauchant une moto, les cheveux roux, dans une pose suggestive. Sans parler
des implants mammaires… Le genre de femme qui faisait de l’effet à Dawson ?
Affligée, elle rangea vite son téléphone et se dirigea vers la plage, admirant
l’horizon. De gros nuages annonçaient un orage.
Lafayette Falls était souvent la cible de tornades, de sorte qu’elle se méfiait
des éléments. Elle consulta les prévisions météorologiques : une tempête
tropicale et de fortes précipitations étaient prévues en fin de soirée sur Kauai,
ainsi que des vents violents.
Une heure plus tard, après un massage au spa, où elle avait profité d’un soin
régénérant aux pierres chaudes et aux huiles essentielles, elle avait la peau douce
et parfumée de la tête aux orteils. Elle en avait profité pour se faire coiffer et
maquiller. Être l’invitée du grand patron avait ses petits avantages : on lui avait
remis un sac rempli d’échantillons de cosmétiques et de parfums.
Elle se rendit au restaurant où elle avait maintenant coutume de déjeuner
avec Carson et les Crawford, dans une vaste salle dont la baie vitrée donnait sur
l’océan. Le serveur la conduisit vers une table pour quatre. En attendant les
autres, elle vérifia ses messages. Sa mère lui annonçait qu’ils étaient en route
pour la côte et Nolana lui souhaitait une bonne journée et l’informait que tout
allait bien au dispensaire.

Nous avons hâte que tu nous racontes ton voyage !

En regardant les photos qu’elle avait prises au cours des derniers jours,
Marla s’attarda sur un portrait de Carson, devant la cascade. Les mains dans les
poches de son pantalon, il lui tournait le dos. Son tee-shirt lui collait à la peau. Il
la regardait par-dessus son épaule, les yeux dissimulés par ses lunettes noires.
Elle sourit en contemplant ses larges épaules. Il était vraiment sexy, sur cette
photo. Soudain, elle sentit un trouble familier la picoter. En riant intérieurement,
elle se promit d’imprimer ce portrait dès son retour chez elle. Elle pourrait le
glisser dans une revue médicale et l’admirer à loisir, quand elle n’aurait pas le
moral. Carson serait son Enola.
Elle décida d’écrire à Kayla en attendant ses hôtes.

Dommage que tu ne sois pas là. Je ne suis pas très sage.


Eh bien moi, je viens de mettre au monde des triplés !
Magnifique !
Qu’est-ce que tu mijotes ?
Je suis allée au spa, je suis propre et je sens bon, et là, je me rince l’œil sur
des images coquines. LOL.
Quoi ?
Du moins ce qui fait office d’image coquine pour moi !
Je te laisse, le Dr Williams a besoin d’aide.

— Marla ! lança Julia en lui faisant signe depuis l’entrée, enjouée dans une
tenue de tennis très élégante.
Marla rangea vite son téléphone et la salua à son tour, puis Julia s’installa à
la table ronde dont le centre était orné d’un énorme bouquet de fleurs tropicales.
— Très joli, cette nouvelle coiffure, commenta Julia.
— Ce matin, je suis allée au spa et au salon d’esthétique. Elles m’ont
aspergée de parfum.
— Je vous trouve superbe et vous sentez très bon, assura Julia en riant.
Elles se penchèrent sur le menu. Marla opta pour une salade au thon et Julia
préféra le saumon lomi lomi.
— Les garçons ne vont pas tarder. Truman m’a envoyé un message il y a
quelques minutes.
Marla n’avait pas eu de nouvelles de Carson. Elle espérait que son entretien
avec le promoteur s’était bien déroulé. Elle songea aux propos d’Olivia sur
l’impression exprimée par Truman et Julia : Carson a enfin trouvé le grand
amour. Elle s’en voulait terriblement de les tromper de la sorte. Elle appréciait
ce couple adorable, aux valeurs traditionnelles ; elle s’en voulait terriblement de
les tromper.
— Julia, je voudrais vous remercier de votre gentillesse. Vous allez me
manquer quand je rentrerai à la maison.
— Nous nous reverrons, assura la vieille dame avec un sourire.
Sans doute considérait-elle que, puisque Carson faisait partie de sa famille, il
en serait de même pour son épouse.
— Non, répondit Marla. Carson et moi sommes amis, rien de plus. Nos vies
sont très différentes. Notre relation n’évoluera pas vers quelque chose de sérieux
ou de durable.
Julia posa une main sur la sienne.
— Ma chérie, c’est déjà du sérieux entre vous, assura-t-elle. Il est amoureux
de vous. Cela se voit. Vous êtes la femme de sa vie.
Marla soupira. De toute évidence, Carson et elle étaient d’excellents acteurs.
— Je peux me joindre à vous, belles dames ? intervint Truman en s’installant
à côté de son épouse.
— Où est Carson ? s’enquit-elle.
— Il boude, je suppose.
Il fit signe au serveur et commanda une bière et un plat.
— L’entretien avec le promoteur ne s’est pas très bien déroulé, expliqua-t-il.
— Que s’est-il passé ? demanda Marla, intriguée.
— Howard a des idées très arrêtées. En deux mots, il voulait transformer le
centre artistique en un véritable parc d’attractions. Carson, qui était déjà de
mauvaise humeur en arrivant, s’est emporté et est parti en claquant la porte.
Quand j’ai essayé de le raisonner, il a refusé de m’écouter.
— Accorde-lui le temps de se calmer, suggéra Julia.
— Il ressemble tellement à son père ! Au point d’être buté, parfois. Avec lui
c’est tout ou rien.
Truman but une longue gorgée de sa bière.
— Tu es mal placé pour lui faire ce reproche, objecta sa femme avec un
sourire taquin.
Le serveur leur apporta les plats. Marla ne put s’empêcher d’observer d’un
œil critique l’assiette de Truman : des travers de porc à l’ananas accompagnés
d’un gratin de macaronis. Son pauvre cœur était mis à rude épreuve… elle
s’efforça de se concentrer sur sa propre assiette. Elle n’avait pas à se mêler des
habitudes alimentaires des autres, il s’agissait là d’une vilaine déformation
professionnelle.
— Carson va vous donner du fil à retordre, Marla, reprit le vieil homme. Ses
parents l’ont trop gâté quand il était petit.
— Gerald et Kathleen étaient de bons parents, protesta Julia. Certes, ils l’ont
choyé, mais il faut les comprendre, Carson était leur fils unique.
Marla songea à Sophie. De quel droit jugerait-elle les parents de Carson ?
— Je vais voir ce qu’il fabrique, annonça-t-elle quand elle eut terminé sa
salade. J’en profiterai pour lui demander quels sont ses projets pour ce soir.
Dans le penthouse régnait le plus grand calme. Une légère odeur de produit
d’entretien citronné subsistait après le passage des femmes de chambre.
— Carson ?
Marla posa son sac sur la table basse et sortit sur la terrasse. Les frondes des
palmiers se balançaient sous la brise. Ne voyant aucun signe de son colocataire,
elle traversa le salon en direction de la suite parentale. Derrière la porte
entrebâillée, elle entendit le son de la télévision.
— Carson ? répéta-t-elle.
Elle frappa brièvement et regarda dans la pièce aux murs d’un ton doré mat.
Une opulente tapisserie était éclairée par deux appliques. Un canapé et deux
fauteuils en cuir faisaient face à un buffet en merisier. La télévision diffusait une
rencontre de baseball.
Affalé sur le canapé, vêtu d’un short et d’un tee-shirt lâche, pieds nus,
Carson tenait une canette de bière.
— Tu n’es pas venu déjeuner, déclara-t-elle.
— Je n’ai pas faim, maugréa-t-il, la mine sombre.
— Truman nous a raconté que ta réunion ne s’était pas très bien passée. Cela
ne signifie pas que ton projet tombe à l’eau. Je suis sûre que tu trouveras une
solution.
— Oui, d’ailleurs, je travaille dessus en ce moment même, fit-il en coupant
le son.
Il plongea ses yeux bleus dans ceux de la jeune femme.
— Puisque tu as déclaré à Olivia que l’on n’avait aucun avenir ensemble,
j’ai décidé d’avancer de mon côté, dans la vie.
— Avec Enola ? se moqua Marla.
Il la foudroya du regard.
— Je sais bien que si tu es ici, c’est parce que tu n’avais pas le choix.
Voyons les choses en face : tout ce qui compte, pour toi, c’est ton foutu
dispensaire. Eh bien, je vais exaucer tes vœux. Fais tes bagages. Tu t’en vas
demain matin et, ne t’inquiète pas, je le financerai, ton centre de soins. Et avec
plaisir ! Sois tranquille, tu n’auras plus de nouvelles de moi.
— Inutile d’adopter cette attitude, rétorqua-t-elle. Si tu veux que je parte, je
partirai.
— Je veux que tu partes, confirma-t-il, plein de ressentiment. En t’amenant
ici, j’ai commis une erreur. Le jet t’attendra demain matin.
L’espace d’un instant, Marla accusa le coup, comme s’il venait de la gifler.
En réalité, elle était partagée. Tu l’as, le financement que tu étais venue chercher,
songea-t-elle. Tu ne risques plus rien. Sophie non plus. Tu devrais filer sans
demander ton reste !
Pourtant, elle s’attarda sur le seuil, incapable d’ignorer sa souffrance.
— Je ne veux pas que tu me détestes.
— Nom de Dieu, maugréa-t-il en écrasant sa canette vide dans son poing
rageur. Je ne te déteste pas ! Tu avais raison, ce matin. Il n’y a rien de sérieux
entre nous. Il n’y a jamais rien eu de sérieux. À présent, je veux juste que tu t’en
ailles.
Que répondre à cela ?
— Très bien, soupira-t-elle face à sa mine renfrognée. Je ne veux pas de
rancœur entre nous. Il y a six ans, nous nous sommes séparés en bons termes.
Carson ne dit mot.
— Il y avait encore de la rosée sur les fleurs, se rappela-t-elle. Tu m’as fait
un dernier sourire, un signe de la main, et tu es parti au volant de ta voiture.
C’est le souvenir que j’ai gardé de toi, et j’aimerais qu’il en soit toujours ainsi.
Je veux me rappeler ce sourire, les bons moments que nous avons partagés,
même ici.
— Bon sang ! s’exclama-t-il en se levant d’un bond.
Il alla jeter sa canette à la poubelle, puis en sortit une autre du minibar.
— Dis-moi une chose : tu pensais à ça quand tu as épousé Ben ? demanda-t-
il d’un ton narquois.
— C’est quoi, ton problème, avec Ben ? Laisse-le en dehors de cette
histoire !
— J’avais oublié : Ben est un saint, se moqua-t-il en ouvrant la canette.
— Tu n’as aucun droit de le juger. C’est injuste. Tu ne m’as plus jamais
donné de nouvelles jusqu’à la semaine dernière.
— Dois-je te rappeler que tu t’es mariée ?
— En partant de Royal Oaks, je ne croyais pas que l’on se reverrait. J’étais
persuadée que c’était fini. Je me trompais ?
Il posa sa canette sur le côté. Après un long silence, il admit :
— Non. Tu avais raison. Ce n’est pas ce qui était prévu.
— De plus, si tu avais changé d’avis, tu m’aurais appelée, non ? Je ne me
suis mariée qu’à la fin du mois de septembre et tu avais mon numéro de
téléphone.
Son ton était lourd de reproches.
— Non, objecta-t-il. Je l’ai effacé le jour où j’ai quitté Royal Oaks.
Marla croisa les bras. Comment réagir à ce camouflet ? Il venait de détruire
son rêve le plus secret alors qu’elle avait toujours fantasmé sur lui.
Pendant des années, elle avait espéré que, quelque part dans un cadre
paradisiaque, sur une terrasse, face au soleil couchant, un verre de vin à la main,
Carson pensait à elle, se languissait d’elle…
Comme ses illusions étaient pitoyables ! Furieuse contre elle-même, elle
releva le menton fièrement.
— J’efface toujours le numéro de téléphone d’une ex, après une rupture,
poursuivit-il. Ne le prends pas personnellement.
— Effacer un numéro est symbolique. En réalité, ce sont les gens que tu
effaces. Ce jour-là, tu m’as effacée de ta vie, voilà tout. Goujat.
— Oui… si on veut.
— Salaud ! s’exclama-t-elle en s’approchant de lui, folle de rage. Tu te
permets des réflexions malveillantes sur Ben alors que rien ne t’y autorise ! Et tu
n’as pas le droit de me juger non plus ! Tu n’es qu’un gosse de riche à l’ego
surdimensionné. Tu n’es pas l’homme que je croyais. Heureusement que tu
n’étais pas chez toi le jour où je me suis présentée devant ta grille. C’est un sacré
coup de chance !
Se rendant compte de sa bévue, elle se mordit la langue et s’écarta du bar en
espérant qu’il n’ait pas bien entendu.
— Quel jour ? demanda-t-il, au grand dam de Marla.
Elle ignora sa question et dissimula son angoisse derrière de l’indignation.
— Je vais faire mes bagages et me rendre à l’aéroport dès maintenant. Je
pourrai sans doute prendre un vol pour Los Angeles ce soir.
Elle avait sifflé ces mots en un seul souffle. Il était vraiment temps d’en finir.
Au moment où elle voulut s’enfuir, il la retint par le poignet.
— Marla… quel jour ? insista-t-il d’un ton implacable. Tu es venue chez
moi ? Quand ?
Attention, songea-t-elle. Ils se tenaient si proches l’un de l’autre qu’elle
sentait les effluves de son eau de toilette et celles de la bière. Son tee-shirt noir
arborait le logo Ralph Lauren, le fameux joueur de polo, sport des élites. Elle
détourna le regard vers l’écran silencieux et tenta de puiser du calme dans
l’attitude des joueurs de baseball, concentrés et imperturbables. L’un d’eux lança
la balle et fit mouche.
— C’était à la fin de l’été, répondit-elle posément, déterminée à marquer le
point, elle aussi.
— Quel été ?
— Celui de notre rencontre.
Elle semblait parler de la pluie et du beau temps. Elle se tourna vers le bar et
saisit la canette de Carson. Elle n’aimait guère la bière, mais elle avait la gorge
sèche. Alors qu’elle buvait une gorgée, il plaqua son torse sur son épaule.
— Quand, exactement ? persista-t-il.
Acculée, elle avala une autre gorgée de bière.
— En août…
Le 20, précisément, mais il n’était pas nécessaire qu’il en sache plus.
— L’hôpital m’avait accordé un congé de quatre jours, du vendredi au
dimanche. Je me suis dit que ce serait sympa de te revoir.
Malgré son ton posé, elle sentit son cœur s’emballer.
— Je me suis décidée très vite. J’ai contacté Mme Deaton, la gouvernante,
qui m’a donné ton adresse personnelle. J’ai pris un vol pour Los Angeles et un
taxi m’a conduite chez toi. Tu n’étais pas là, conclut-elle d’un air faussement
détaché. Il n’y a rien à ajouter.
Elle brûlait d’envie d’un verre d’eau glacée tant elle avait la gorge sèche.
Elle s’humecta les lèvres.
— Marla, je ne comprends pas. Tu as parcouru tout ce chemin pour venir me
voir et j’étais absent. Mais ensuite ?
— Ensuite, je suis repartie, répondit-elle, impassible. Le taxi m’a ramenée à
l’aéroport. Hélas, il n’y avait plus de vol, ce jour-là. J’ai donc loué une voiture
pour rentrer chez moi. J’ai vu des paysages spectaculaires. Je ne connaissais pas
le Sud-Ouest et je n’ai pas regretté ce voyage. Le désert m’a fascinée.
Le silence s’installa entre eux. Elle garda la tête baissée.
— Comme je n’étais pas là, tu es partie. Tu es retournée dans le Tennessee.
Je cherche à comprendre.
Il semblait vraiment désorienté.
— C’était il y a longtemps. J’étais jeune et intrépide, reprit-elle, désireuse de
modifier le cours de la conversation. J’ai mes bagages à faire. Écoute, je regrette
de m’être emportée. Je ne pensais pas vraiment ce que je t’ai dit.
— Tu parles ! répliqua-t-il.
— Une partie, seulement.
— Je veux savoir pourquoi tu n’as pas attendu, ce jour-là.
— Où voulais-tu que j’attende ? Sur le trottoir ? Carson, on m’a interdit de
franchir la grille de ta maison.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je te parle d’un mur de trois mètres, d’une grille en fer infranchissable,
sans parler du gardien, qui m’a expliqué que seules les personnes figurant sur
une liste avaient le droit d’entrer. Et tu vois, je me suis doutée que je n’étais pas
sur ta liste.
— Je n’ai pas le choix. Je dois prendre des mesures de sécurité pour protéger
ma maison, mon entreprise, mon personnel et ma personne. Tu sais, un coup de
fil aurait suffi à régler le problème.
Elle évita son regard et se concentra de nouveau sur le baseball.
— Dès que j’ai vu le mur et la grille, les doutes m’ont assaillie.
— Tu as douté de quoi ? s’enquit Carson, de plus en plus déconcerté.
— De toi, de l’homme que tu étais vraiment. J’étais totalement désemparée.
J’avais l’impression d’avoir tout faux depuis le départ. Alors je suis rentrée chez
moi et, quelques semaines plus tard, j’ai décidé d’épouser Ben.
Carson sembla avoir reçu un coup de poignard en plein cœur. Face à sa mine
déconfite, elle s’attendait à une remarque cinglante sur elle et Ben.
Heureusement, il parvint à maîtriser sa rancœur.
Il s’approcha du bar, prit une autre bière dans le réfrigérateur et alla
s’écrouler sur le canapé.
— Tu devrais faire tes bagages, dit-il en évitant de croiser son regard.
Pour souligner ses propos, il augmenta le son de la télévision.
Elle partit sans se retourner et regagna vivement sa chambre, de l’autre côté
du penthouse. Le souffle court, elle sortit sur le lanai pour respirer à pleins
poumons.
L’air était humide, la pluie n’allait pas tarder à tomber, ce qui n’empêchait
pas un groupe de jeunes de jouer au volley-ball en poussant des cris
d’enthousiasme.
Une larme coula sur sa joue. Ses mains tremblaient. Elle s’était efforcée de
retenir un flot de sentiments tout au long de leur conversation mais c’était plus
qu’elle ne pouvait supporter. Elle commençait à craquer. Comme pour refléter
son état intérieur, un éclair zébra le ciel parmi les gros nuages noirs, au-dessus de
l’océan.
Avide de réconfort, elle rentra et sortit son téléphone pour regarder une vidéo
de Sophie et sa meilleure amie, Anna Grace, en train de faire de la balançoire, au
parc. Elle effleura tendrement l’écran.
Je t’aime tellement, mon ange. Tu es la seule qui compte.
Déterminée, elle ouvrit l’armoire et prit sa valise.
14

Carson regardait fixement l’écran de télévision, mais son esprit était ailleurs.
À vingt ans à peine, il avait été follement amoureux d’une femme qui lui avait
brisé le cœur.

Un soir d’été, au ranch de son grand-père, au Texas, Carson contemplait le


soleil couchant sur le Broken Bow Canyon, qui baignait les rochers dans une
douce lumière dorée. Le ciel se striait de pourpre, de violet, de rose et de jaune…
Il n’y avait pas de plus beau spectacle.
Angela et lui avaient chevauché vers le bord d’une falaise. Carson avait mis
pied à terre le premier, puis il avait aidé la jeune fille à descendre en la prenant
dans ses bras. Angéla était une superbe Italienne aux yeux noirs. Ses longs
cheveux d’ébène tombaient en cascade sur ses épaules et son corps était conçu
pour l’amour. Depuis trois mois, il était comme envoûté et ne vivait que pour la
nouvelle prof de tennis du country club.
— Je t’aime, lui répéta-t-elle entre deux baisers. Je t’aime tant…
Il l’aimait aussi plus que tout au monde et il voulait passer sa vie avec elle,
même s’il était à peine entré dans l’âge adulte. Au cours de leurs ébats au soleil
couchant, il l’avait même demandée en mariage.

Le souvenir de cet instant magique se dissipa au profit d’une scène très


différente, une chambre d’hôtel où s’affairaient des policiers, deux enquêteurs
locaux, deux autres de Chicago, un agent du FBI et l’adjoint du procureur, Jim
Heller, un ami du père de Carson.
Heller l’avait escorté dans la pièce. S’il n’avait aucune idée des raisons de sa
présence, il avait vite compris que quelque chose ne tournait pas rond quand son
père l’avait invité à suivre Heller. Les policiers scrutaient des écrans de
surveillance filmant une chambre située au bout du couloir. Stupéfait, il avait
aperçu Angela, assise près de la fenêtre, vêtue d’une robe noire. Elle semblait
impatiente. Les rideaux étaient tirés, de sorte que la pièce était plongée dans la
pénombre.
Un homme en jean et portant une veste en cuir, assis sur le lit, semblait
occupé par une grille de mots croisés. Un autre homme se tenait dans l’ombre.
— Assieds-toi, Carson, avait dit Heller. Angela Rossi s’appelle en réalité
Tessa Lombard. Elle n’est pas italienne. Elle vient de Chicago. C’est son mari
qui est assis sur le lit. Ce sont des escrocs.
Carson avait observé les écrans, incrédule. Heller lui avait tendu des photos.
— Tessa a souvent changé de nom, de profession, de couleur de cheveux.
Elle a vingt-sept ans et la plupart de ses victimes étaient des hommes mariés et
fortunés. Des petits chantages qui ne lui rapportaient pas grand-chose, entre cinq
et cent mille dollars. Ensuite, le couple disparaissait et se faisait oublier pendant
un moment. Un jour, ils ont rencontré Charlie O., une ordure de mafieux qui fait
passer la frontière à des clandestins. Il cherchait à se diversifier dans le trafic
d’armes et de drogue. Ils sont devenus complices. Mais pour traiter avec la mafia
colombienne, ils avaient besoin d’espèces. C’est là que tu entres en scène. Ils ont
demandé à Gerald une rançon de cinq millions s’il voulait te revoir en vie.
Carson était tombé des nues.
— On y va ! avait annoncé l’un des policiers.
Pendant que les autres se préparaient pour l’arrestation, Carson avait voulu
leur dire qu’Angela ne pouvait être complice de cette escroquerie, du moins pas
de son plein gré. Soudain, son père était apparu sur l’écran. Il venait d’entrer
dans la chambre, une mallette à la main. Les escrocs l’avaient fouillé.
— Faites quelque chose ! avait imploré Carson en se levant d’un bond.
— Tout va bien, calme-toi, avait assuré Heller. Gerald voulait que tu sois
présent, que tu assistes à l’opération. C’était prévu depuis que j’ai découvert que
tu étais sa cible. Elle est sous surveillance depuis des semaines.
— Oh non…
Son père n’avait apporté que la moitié de la somme prévue. Très vite, les
menaces avaient fusé. Angela avait pointé un index rageur en direction de
Gerald :
— Vous avez cinq jours pour trouver le reste de l’argent. Sinon, vous ne
reverrez pas votre fils ! Je lui dirai que je ne suis pas heureuse, ici, et que je veux
que nous partions ensemble. Vous savez très bien qu’il acceptera. Il est raide
dingue de moi et m’obéit au doigt et à l’œil. Et vous ne retrouverez pas son
cadavre. On le fera dévorer par les loups !
Le cœur brisé, Carson avait quitté l’hôtel hanté par ces paroles. Depuis dix
ans, il endurait les séquelles de cette trahison. Plus jamais il ne s’était montré
stupide ou crédule, dans sa vie sentimentale. À chaque rencontre, il se demandait
si sa conquête ne cherchait pas uniquement un fils de riche à faire dévorer par les
loups.
Puis il avait rencontré Marla. Il ne lui avait pas parlé de sa somptueuse
demeure, du gardien, de son appartement new-yorkais, de sa résidence
londonienne ou de sa villa des environs de Rome. Il lui avait caché qu’il
fréquentait les restaurants étoilés, qu’il versait des millions à des œuvres
caritatives dans le monde entier, qu’il dirigeait une entreprise multinationale et
qu’il n’était pas uniquement architecte.
Il n’était pas fier de ces mensonges par omission, mais c’était la première
fois qu’il s’autorisait à aimer sans retenue. Au plus profond de lui, il se méfiait
encore. C’était trop beau pour être vrai.
C’était ce qu’il se disait en quittant Royal Oaks, lorsqu’il avait effacé le
numéro de Marla de la liste de ses contacts.
Elle avait raison, il avait effacé plus qu’un simple numéro. C’était sa façon
de se protéger. La photo du mariage de Marla dans le journal l’avait conforté
dans cette certitude. Ce cliché lui avait rappelé le spectacle d’Angela, dans cette
chambre. Un véritable coup de poignard en plein cœur.

La situation venait de prendre un tour différent.


Marla s’était présentée à la grille de chez lui avant de se marier, elle était
venue vers lui. Elle ne l’avait donc pas oublié. Elle avait même eu envie de le
revoir. Si seulement elle était restée, sa vie aurait pris un autre sens. Tout se
jouait vraiment à peu de chose.
Il éteignit le téléviseur et se leva. Il n’avait jamais recherché la vie de couple.
Ses conquêtes étaient à ses pieds, attirées par son argent comme par un aimant.
Hélas, il avait repoussé la seule qu’il aimait vraiment. Ironie du sort.
Il commençait à pleuvoir. Tourmenté par le commentaire de Marla, qui
affirmait avoir eu l’impression d’avoir tout faux, il décida de crever l’abcès et se
rendit dans sa chambre.
Face à la baie vitrée, Marla regardait la pluie tomber sur les palmiers et les
bougainvillées en discutant au téléphone. Sa valise et un sac de voyage étaient
posés sur le lit. Il prit le temps d’admirer son dos, ses longues jambes, ses fesses
rondes, ses hanches. Il aimait sa nouvelle coiffure. Elle avait aussi changé de
parfum au profit de notes plus capiteuses. Parviendrait-il à la convaincre de le
porter chaque jour ?
— Soyez prudents sur la route, disait-elle. Je vous appelle dès que j’aurai
atterri à Los Angeles.
— Non, intervint Carson. Tu ne pars pas.
Elle fit volte-face et écarquilla les yeux, puis la surprise fit place à de
l’agacement. Il s’attendait à ce qu’elle résiste. En fait, il la trouvait très sexy
quand elle était en colère.
— Il faut que je te parle, reprit-il avec arrogance.
Elle lui fit un doigt d’honneur qui l’amusa au plus haut point.
— Dis à papa que je lui ai acheté une chemise hawaïenne, déclara-t-elle au
téléphone. Et j’espère qu’il la portera ! Oui… d’accord… à plus tard !
Dès qu’elle glissa le téléphone dans sa poche, sa bonne humeur s’envola.
— À quoi bon parler ? Il n’y a plus rien à dire.
— J’adore ton parfum.
— Ah oui ? rétorqua-t-elle, le regard furibond.
— Absolument, répondit-il en souriant. Il est bien plus agréable que celui
que tu portes habituellement, qui est trop fade.
— Chacun son opinion.
— Mon opinion compte, à tes yeux ?
— Je me moque que tu apprécies ou non mon parfum, affirma-t-elle. Je ne
l’ai pas acheté. C’est un échantillon que l’on m’a donné au salon d’esthétique.
J’espère qu’il va se dissiper, d’ailleurs. Je ne voudrais pas incommoder les autres
passagers de l’avion.
— Tu n’envisages tout de même pas de prendre un vol commercial ?
demanda-t-il, incapable de s’en empêcher.
Elle ne dit rien, mais elle avait visiblement des envies de meurtre.
Lorsqu’elle voulut saisir la poignée de sa valise, il lui prit le poignet et
savoura le contact de sa peau douce. Elle se dégagea vivement de son emprise.
— Il va y avoir une tempête, tu sais. Tous les vols de cet après-midi seront
annulés.
Elle soutint son regard, puis s’adoucit légèrement.
— Carson, tu m’as ordonné de partir, non ? C’est une excellente idée. Il est
plus raisonnable que je m’en aille.
— Je ne cherchais pas à être raisonnable. Je me suis conduit comme un
imbécile. Tout a changé, maintenant.
Son ton trahissait un regain d’optimisme.
— Non, rien n’a changé.
Il prit son visage entre ses mains et caressa doucement ses joues.
— Tu es venue chez moi. Tu es venue vers moi.
Rien d’autre n’avait d’importance, désormais.
— C’était il y a longtemps, protesta-t-elle.
— Peut-être, mais c’est essentiel, à mes yeux.
— Pourquoi ?
Cela signifiait qu’il n’avait pas passé ces années à se languir d’une femme
qui avait toujours été amoureuse d’un autre homme.
— Si je t’avais vue, ce jour-là, nous ne serions pas en train de nous disputer
comme aujourd’hui. Je n’ai pas l’intention de laisser passer cette seconde
chance.
Elle blêmit comme si l’on venait de signer son arrêt de mort. Si ses lèvres
remuèrent, aucun son ne sortit de sa bouche. Un silence pesant s’installa entre
eux.
— Je veux que tu restes, dit-il enfin en lui caressant la joue du bout des
doigts.
— C’est vrai ? murmura-t-elle, à la fois pleine d’espoir et d’incertitude.
— Je veux que tu restes, mais uniquement si tu le veux aussi. C’est ma seule
condition.
Il refusait l’idée qu’elle se sente contrainte.
— Plus de comédie devant Truman et Julia, plus de chantage, ajouta-t-il. On
finit la semaine tous les deux. Qui sait ? Je suis peut-être fréquentable
finalement ?
Il tentait le tout pour le tout. Un tel désir émanait d’elle qu’il faillit l’enlacer.
Toutefois, il attendit sa réponse.
— Prends ton temps, dit-il au prix d’un gros effort de patience. Tu veux que
je me mette à genoux, que je te supplie ?
— Oui, répondit-elle enfin.
— Tu parles sérieusement ? demanda-t-il en se promettant de réfléchir avant
de dire des bêtises.
— Attends, fit-elle en reculant et en pointant son téléphone sur lui. C’est
bon, vas-y.
— Tu vas prendre une photo de moi à genoux ?
— Je m’en servirai pour te faire chanter.
— Marla…
— Tu n’es pas encore à genoux, fit-elle en souriant.
— Tu n’as pas encore dit que tu restais.
— Tu ne m’as pas encore suppliée.
— Et si nous passions un marché ? suggéra-t-il.
— Pas question.
— Bon, je vais le faire, mais laisse-moi me rapprocher du canapé.
— Pourquoi ? Ne me dis pas que tu veux prendre appui dessus !
— Faire cinquante pompes comme ça n’est pas donné à tout le monde.
Il se promit de se remettre au sport, ne serait-ce que pour ne pas perdre la
face.
— Écoute, fit-elle en rangeant son téléphone. Ne te mets pas à genoux. C’est
bon. Je veux bien que tu me supplies debout.
— Je tiens à le faire ! Ma virilité en dépend maintenant.
Il s’agenouilla sur le tapis.
— Tu vois, je te supplie de rester, ma chérie, de passer le reste de cette
semaine dans mon humble demeure, dans mes bras et de me faire tourner la tête.
— Tu es fou ! s’écria-t-elle en riant, avant de prendre un air pensif. Tu te
souviens de la climatisation, dans la dépendance ? demanda-t-elle. Elle faisait un
de ces vacarmes ! Et ton vieux lit qui grinçait ? Je m’étonne qu’il ne se soit pas
écroulé sous notre poids.
Il se souvenait de tout, surtout de son corps nu, dans la pénombre, qui le
chevauchait, et de sa peau moite, de ses cuisses nacrées… Il se revit en elle et,
soudain, son corps réagit.
— C’est un oui ou juste un moment de nostalgie ? demanda-t-il.
Elle soupira comme si elle venait de succomber à la tentation du fruit
défendu.
— D’accord, concéda-t-elle. Tu as besoin d’aide pour te relever ?
— Je crois que j’y arriverai. Tu sais, mon lit est bien plus résistant que celui
du studio. Tu me feras une démonstration de tes pompes. Je meurs d’envie de te
voir en pleine action.
Marla ne l’écoutait pas. Elle avait les yeux rivés sur les palmiers agités par le
vent.
— L’orage se déchaîne. Soyons raisonnables, suggéra-t-elle avec le plus
grand sérieux.
Il vint se placer derrière elle et l’enlaça.
— Nous n’avons jamais été raisonnables, objecta-t-il en l’attirant vers lui.
— Jamais…
Il déposa un baiser dans son cou pour humer son parfum enivrant. Pour la
première fois depuis longtemps, il était comblé.
15

Des trombes d’eau s’abattaient sur les vitres et la verrière de la suite


parentale. Marla rendit à Carson son baiser fébrile tandis qu’ils s’écroulaient,
nus et enlacés, sur le lit.
— Le sommier ne grince pas, souffla-t-elle. Et le matelas est plutôt ferme.
— Pour ce qui est de la fermeté, pas de problème, murmura-t-il. Rien ne
nous empêchera de passer du bon temps.
Avec ses cheveux en bataille et sa peau hâlée, il avait un petit air canaille
qu’elle trouvait irrésistible. Elle s’humecta les lèvres, histoire de le provoquer un
peu.
— Toi, tu as une idée derrière la tête…
— Cinquante pompes.
— D’accord, admit-il en écartant les bras, couché sur le dos. Je suis à toi.
— Tu es vraiment un homme facile. !
— J’attends de te voir à l’œuvre.
Elle se mit en position au-dessus de son corps, les mains à la hauteur des
épaules de Carson et les pieds entre ses jambes.
— Je vais te montrer de quoi je suis capable, annonça-t-elle.
Il afficha le sourire gourmand d’un enfant qui se voit offrir une glace. Tous
les mêmes, songea Marla en entamant ses mouvements.
Le matelas avait beau être ferme, il ne constituait pas un appui stable. Sans
doute parviendrait-elle à faire dix pompes, tout au plus.
— Tu n’oublies pas quelque chose ? protesta Carson.
— Je sens quelque chose de dur, répondit-elle quand ses bras commencèrent
à flancher. Mais j’aurai du mal à faire des pompes les jambes écartées.
Elle rendit les armes et s’écroula sur son corps avec un long soupir.
— Désolée.
— Au moins, tu as essayé, concéda-t-il en la serrant dans ses bras.
Blottie contre lui, elle savoura la chaleur de son corps. Il ne fallait penser
qu’à l’instant présent sans envisager le lendemain. Il était tellement plus facile
d’être enjouée, taquine. Carson avait raison : ils n’avaient jamais été
raisonnables. En dépit de ses capacités intellectuelles, elle devenait
complètement idiote en sa présence.
Avec un soupir, elle se redressa et roula sur le dos. Soudain, derrière la vitre,
elle vit un objet voler.
— Tu as vu ça ? s’enquit-elle en s’asseyant.
— Sans doute un parasol emporté par le vent, expliqua-t-il en l’enlaçant pour
l’attirer de nouveau contre lui. Viens…
Une coupure d’électricité survint et la chambre se trouva plongée dans la
pénombre. Seul le martèlement de la pluie sur les carreaux et le hurlement du
vent rompaient le silence.
— Rhabillons-nous, implora-t-elle, au bord de la panique.
— Non, souffla-t-il dans son oreille, en la serrant plus fort dans ses bras.
— Il n’y a plus de courant et le vent est d’une violence terrible. Il n’est pas
question que je me laisse emporter dans le plus simple appareil. Ma mère serait
mortifiée !
— Mais non ! s’écria Carson.
— Je ne plaisante pas ! s’insurgea Marla. Je viens du pays des tornades. On
prend ces choses-là très au sérieux, chez moi. Il faut être habillé, porter de
bonnes chaussures et prêt à se rendre dans un abri. L’hôtel est équipé d’un abri ?
— Nous ne sommes pas au pays des tornades, répliqua-t-il plus
sérieusement. C’est simplement une tempête, pas une tornade, ni un ouragan. Ce
n’est pas une petite tempête tropicale qui va nous emporter, quelle que soit notre
tenue vestimentaire.
— Tu es sûr ?
— Certain. Mais si par hasard nous étions emportés par le vent, tu sais ce
que les gens penseraient ? ajouta-t-il en effleurant le dos de la jeune femme du
bout des doigts.
— Tu me tends un piège, répliqua-t-elle. Que penseraient-ils ?
Dans la pénombre, elle devinait son regard pétillant de malice.
— Ils se diraient : cette fille a vraiment de la chance !
— Ce n’est pas la modestie qui t’étouffe ! s’exclama Marla.
Elle s’empara d’un oreiller pour le lui lancer, mais il l’intercepta et attira la
jeune femme vers lui. Ils s’écroulèrent en riant sur le matelas.
— J’aime bien quand tu fais le malin, avoua-t-elle, réjouie.
— C’est vrai ? Montre-moi à quel point tu aimes ça.
Elle lui effleura le bras et palpa son biceps. Elle trouvait son corps musclé si
rassurant. Lorsqu’il lui caressa un sein, elle réagit aussitôt. Comme autrefois, son
mamelon se dressa de désir et elle sentit une douce chaleur enfler entre ses
cuisses. Elle l’embrassa dans le cou pour goûter la saveur de sa peau.
Soudain, un bruit se fit entendre au-dessus de sa tête. Elle s’écarta vivement
et leva les yeux vers le plafond vitré.
— Oublie la tempête, protesta Carson en la clouant sur le matelas.
Elle enroula les bras autour de son cou et s’abandonna à l’appel de ses sens.
— Alors aide-moi à l’oublier.
Aide-moi à oublier mes mensonges, à tout oublier pendant quelques
heures…
Lorsque leurs lèvres se trouvèrent, la langue de Carson s’insinua en elle. Ils
n’étaient plus que deux corps fébriles sur le point de ne faire qu’un. Leur fougue
l’emporta sur les éléments déchaînés qui faisaient rage à l’extérieur.
D’un point de vue purement physiologique, Marla savait exactement ce qu’il
était en train de se passer, le rituel de l’accouplement était aussi vieux que le
temps : l’afflux de sang, les hormones, les endorphines, cette envie irrépressible
qui avait le pouvoir d’éclipser le reste pour quelques précieux moments.
Mais elle était fascinée par l’impression de familiarité qu’elle ressentait, la
saveur de son baiser, le contact de sa barbe naissante sur son sein, l’assurance de
sa main, les poils de ses jambes caressant ses cuisses. Et cette odeur – les
phéromones – qui l’incitait à se donner à lui.
Les coups de langue de Carson sur son mamelon firent naître des plaintes
dans sa gorge. Elle se cambra vers lui. Elle en voulait davantage. Les doigts
crispés sur les muscles de son dos, elle soupira, effrayée par la passion qu’il
déchaînait en elle.
— Après six longues années, je te veux plus que jamais.
En guise de réponse, il s’empara de sa bouche avec ardeur, comme si ses
paroles lui avaient fait perdre tout contrôle. Il n’était plus qu’un homme ivre de
la faire sienne.
Aux yeux de Marla, il n’y avait rien de plus excitant. Lorsqu’il glissa une
main entre ses cuisses, elle étouffa un cri.
— Je te veux aussi, souffla-t-il en enfouissant les doigts dans les replis
humides de désir. Maintenant…
— Oui… souffla-t-elle.
Elle voulait le sentir en elle, au point de s’impatienter, le temps qu’il se
protège. Alors elle tendit la main vers son sexe dressé et le prit en elle. En
sentant les muscles de Marla se contracter autour de son membre, il étouffa un
juron.
— Marla ?
Que dire ? Le désir qui était monté en elle depuis qu’elle avait ouvert la
lettre de Carson était intarissable. Elle tenta de retrouver le contrôle d’elle-
même.
— Tu m’as manqué, avoua-t-elle. Ça m’a manqué…
— À moi aussi, souffla-t-il en la pénétrant davantage.
— Carson ! gémit-elle en se cambrant sans retenue.
Elle avait déjà été emportée par un tel désir, à Royal Oaks. Elle s’était
abandonnée entièrement à cet homme.
Rien n’avait changé. C’était aussi bon que la douceur du printemps à la
sortie de l’hiver. Elle l’attira plus profondément et ferma les yeux pour mieux
savourer les ondes de plaisir qui se propageaient dans son corps. Secouée de
spasmes, elle fut emportée par un orgasme, puis un autre, tout aussi intense.
— Plus fort, gémit-elle en enfonçant les ongles dans ses épaules.
— Dis-le-moi… murmura-t-il en s’interrompant.
— Quoi ?
— Que tu es à moi.
Pantelante, elle le dévisagea. Quelques boucles brunes étaient plaquées sur
son front emperlé de sueur. Dans ses yeux bleus, elle lut son sentiment féroce de
possession mâle.
— Oh, Carson… je suis tout à toi, maintenant et pour toujours, avoua-t-elle,
laissant son cœur parler.
Il déposa un baiser sur ses lèvres.
— Je vais te prendre au mot, ma chérie.
Lorsqu’il reprit son lent mouvement de va-et-vient, elle soupira d’aise. Peu à
peu, il intensifia le rythme de ses coups de reins. Elle le suivit sans peine, car
elle débordait d’énergie, au point d’en avoir le tournis. C’était encore plus
enivrant que six ans plus tôt.
Emportée par un orgasme puissant, elle s’accrocha à lui en criant son
prénom, jusqu’à ce que, dans un dernier spasme, il se fige et, enfin, s’écroule sur
son corps.
Ils demeurèrent unis un long moment. Elle n’entendait que son souffle et la
pluie. Y aurait-il un arc-en-ciel après la tempête ? Il roula sur le côté et repoussa
ses cheveux en arrière avec un long soupir.
— Seigneur…
Heureuse, Marla sourit, puis elle se coucha sur le ventre, ses jambes à angle
droit, les chevilles croisées.
— Oui, c’était merveilleux. Il faudra recommencer.
— Ce n’est pas parce que tu as de l’énergie à revendre que c’est aussi mon
cas, objecta-t-il en se levant. Tu finiras par me tuer, à ce rythme.
Elle éclata de rire.
— Tu veux une ordonnance pour la petite pilule bleue ?
Sans un mot, il disparut dans la salle de bains.
Marla se leva à son tour et enfila le polo de Carson, qui lui arrivait à mi-
cuisses. L’air était lourd. Elle ouvrit la baie vitrée pour faire entrer un peu de
fraîcheur.
Une bourrasque de vent s’engouffra dans la pièce. Même s’il pleuvait encore
à verse, le pire de la tempête semblait passé. De l’eau ruisselait du toit sur la
terrasse. Marla huma avec ravissement l’odeur de la pluie mêlée à celle des
fleurs.
Elle chercha son téléphone afin de consulter ses messages. Sa mère lui avait
envoyé une photo de groupe de sa famille à la plage. Son père tenait Sophie dans
ses bras. Il y avait aussi son frère, sa belle-sœur et deux cousines. Il devait être
très tard, là-bas. Elle lui envoya un message pour lui expliquer qu’il y avait un
changement de programme à cause de la tempête et qu’elle s’en tenait
finalement à son projet de départ. En levant les yeux, elle vit la « tempête »
traverser le salon, vêtu d’un simple caleçon.
Il lui donna un baiser furtif.
— J’ai appelé Damaire, le directeur. D’après lui, l’électricité sera rétablie
dans moins d’une heure. Ils ont du courant à Kilauea. Je connais un excellent
restaurant de fruits de mer, là-bas. On y va ?
Elle opina, mais ce n’était pas la nourriture qu’elle avait en tête. Elle porta
son attention sur son téléphone. Si elle lui montrait une photo de Sophie ? Si elle
lui disait : « Assieds-toi, il faut que je te parle. Tu as une fille, elle est
merveilleuse. Regarde, elle te ressemble et elle adore la peinture. Elle s’appelle
Sophie. »
Sophie Elizabeth Archer.
Archer, songea Marla amèrement. Le nom de Ben. Après tout, il était
légalement son père et il avait toujours joué ce rôle avec amour et bienveillance.
Il l’avait bercée, l’avait changée, l’avait nourrie patiemment cuillerée par
cuillerée, il avait assisté à ses premiers pas, avait veillé sur elle quand elle était
malade…
Ben serait toujours le père de Sophie.
Comment le faire comprendre à Carson ?
— J’appelle Truman pour voir si Julia et lui veulent se joindre à nous, reprit
Carson.
Comme elle ne répondait pas, il s’arrêta :
— Marla ?
Elle sursauta.
— Des fruits de mer ? Oui, formidable, bredouilla-t-elle.
16

En se réveillant, Carson plissa les yeux, ébloui par le soleil qui dardait ses
rayons sur son visage. Quelle heure était-il ? Il saisit le réveil posé sur la table de
nuit. Dix heures passées. Il s’était accordé une sacrée grasse matinée.
Étouffant un bâillement, il se retourna paresseusement. Il était seul dans son
lit. Il fronça les sourcils.
Madame lève-tôt n’était plus là. Elle avait même lissé son oreiller et les
draps de son côté. Impeccable comme toujours. Il sourit au souvenir de la nuit
torride qu’ils avaient partagée. Une nuit magique ! Comme à Royal Oaks,
six ans plus tôt et dans ses fantasmes les plus fous. Enfin, il avait confiance en
l’existence. Il était apaisé.
Marla était la femme de sa vie, elle possédait les qualités que son cœur
recherchait. Outre son corps de rêve et son sens de la repartie, elle était
généreuse et altruiste, sérieuse dans son travail et d’une intelligence vive qu’il
appréciait plus que tout.
Dans la nuit, après l’amour, elle avait contemplé la pleine lune, blottie contre
lui.
— Regarde… avait-elle murmuré.
— Oui, c’est beau.
— D’après Shakespeare, la pleine lune rend fou.
— Shakespeare ?
— En fait, c’est une théorie vieille comme le monde. La lune agirait sur le
comportement des gens. Les scientifiques étudient les cycles lunaires depuis des
siècles. Savais-tu que, à une époque, les chirurgiens refusaient d’opérer à la
pleine lune car ils croyaient que le sang de leur patient ne coagulerait pas ?
— Cela semble insensé, non ?
— Pas tant que ça. D’où vient le mot lunatique, d’après toi ? J’ai
l’impression que nous sommes sous l’emprise de la lune.
— Oh non, répliqua Carson en glissant l’index entre ses seins. Ce n’est pas
elle qui me rend dingue, ce soir…
La lune n’avait rien à voir avec ce qu’il ressentait pour elle depuis le départ,
une obsession qui ne l’avait jamais quitté. Il s’imaginait la tenir par la main dans
les jardins de Royal Oaks et lui dire des mots doux, des mots qu’il n’avait jamais
dits à personne.
Parfois, il se sentait dépassé par ses déplacements incessants, ses réunions de
travail, les sollicitations perpétuelles. Il lui arrivait d’être perdu, seul au monde.
Dans ses rêves, Marla le rassurait, lui rappelait qu’il était aimé sincèrement et
qu’elle serait toujours présente pour lui tenir la main.
Oh, Carson… je suis tout à toi, maintenant et pour toujours.
Ces paroles le comblaient de bonheur, faisaient de lui un homme riche dans
tous les sens du terme. L’amour était le plus beau des trésors. Et peu lui importait
s’il avait des pensées de midinette. Il attendait cette plénitude depuis toujours.
Il supposa que Marla était en train de faire du sport et quitta le lit. Plus tard,
elle irait sans doute faire des courses avec Julia, comme elles l’avaient évoqué la
veille.
Dans la salle de bains, il fut assailli par des parfums enivrants. Elle avait
sorti ses affaires de sa trousse de toilette. Carson examina avec fascination les
flacons et les cosmétiques posés sur une tablette. Du sel de bain à la lavande, de
la crème hydratante et un savon. Il y avait aussi un gel douche à la bergamote et
une trousse de maquillage à motif fleuri. Il remarqua certains échantillons qui
provenaient du salon de beauté de l’hôtel. Il déboucha une mignonnette en forme
de coquillage et huma un parfum aux notes d’agrumes, à la fois frais et sensuel.
Le parfum idéal pour Marla ! Contrairement à la lavande, il s’agissait d’une
fragrance gourmande et sensuelle. Il l’imaginait déjà s’avancer vers lui, ne
portant que ce parfum…
Un sourire aux lèvres, il prit son téléphone pour l’appeler.
— Hello ! fit-elle avec entrain.
— Hello… Ce soir, je voudrais que tu viennes te coucher en portant
uniquement quelques gouttes de… de ce parfum sexy que tu portais cette nuit.
— Tu parles de cet échantillon que l’on m’a offert au spa ? Il est trop
capiteux, je trouve.
— Trop capiteux ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je le trouve entêtant.
— Moi, je l’adore, insista Carson.
Elle ne lui répondit pas tout de suite, puis déclara :
— Bon d’accord… mais je ne le porterai pas en public.
— Marché conclu !
Il se promit d’en commander plusieurs flacons au salon de beauté.
— Ta virée dans les magasins est bientôt finie ?
— Je ne suis pas dans les magasins.
— Ah non ? Qu’est-ce que tu fais ?
— Je donne un coup de main à l’infirmerie, expliqua-t-elle. C’est de la folie,
ici.
— Comment ça ?
— Kevin m’a appelée tout à l’heure pour un patient qui s’est démis l’épaule.
Il n’avait jamais fait ce genre de manipulation auparavant. Je suis allée lui
montrer la procédure.
— Tu es censée être en vacances ! Kevin ne peut pas se débrouiller tout
seul ? Qu’est-ce qu’il fabrique ?
Marla est censée être avec moi, non ? songea-t-il, agacé.
— Il apprend…
— Tu penses en avoir pour longtemps ?
— J’ai plusieurs tâches en cours, répondit-elle.
— Tu veux que je t’apporte un petit-déjeuner sur place ?
— Non, non, ça ira.
— Bon, je vais aller voir si Truman a envie d’une partie de golf.
— Bonne idée. À plus tard !
Lui qui se croyait accro au travail ! En se préparant, Carson décida que
Marla allait prendre des vacances, que cela lui plaise ou non, et qu’elle se
consacrerait uniquement à lui.
— Monsieur Blackwell, que puis-je faire pour vous ? demanda le directeur
de l’hôtel en répondant à son appel.
— J’ai besoin d’un yacht.

Dans l’après-midi, Marla quitta le sanctuaire de l’infirmerie. C’était le seul


endroit où elle se sentait en terrain connu et pouvait se retrouver avec elle-même.
À son réveil dans le lit de Carson, elle avait voulu s’y réfugier pour ne pas
penser à l’avenir et aux souffrances qui s’annonçaient après cette nuit torride.
Pendant un moment, la pratique de la médecine l’avait empêchée de trop
réfléchir. Elle avait endossé le rôle de mentor et prodigué des conseils précieux à
Kevin tandis qu’il s’occupait des patients. Bien sûr, il ne s’agissait que de bobos
mineurs.
Elle avait ainsi livré à son élève une leçon passionnante sur les risques de tel
ou tel trouble et l’échange avait été très riche. À vrai dire, elle préférait se
concentrer sur les problèmes des autres plutôt que sur les siens.
Et pourtant, Dieu sait qu’elle avait grand besoin d’une oreille attentive pour
gérer la situation.
À Lafayette Falls, il était vingt et une heures. Kayla serait encore debout.
Elle s’isola dans le jardin pour passer ce coup de fil personnel et s’assit sur
un banc, sous une gloriette, au milieu des hibiscus et des bougainvillées.
— Comment ça va, au paradis ? s’enquit Kayla.
— Tu as le temps de bavarder un peu ? De médecin à patiente ?
— Bien sûr, dit-elle en retrouvant son sérieux. Tout va bien ?
— Non.
— Que se passe-t-il, Marla ?
— Je vis dans le mensonge depuis trop longtemps, énonça-t-elle
péniblement. Je sais que je dois avouer la vérité, mais rien ne sera plus jamais
pareil, ensuite, et ça me fait très peur. Y penser me donne des sueurs froides.
— Écoute, il existe toujours une solution, affirma Kayla. Ce n’est peut-être
pas aussi grave que tu le crains.
— Ben n’est pas le père de Sophie.
— Quoi ?
— Je n’en ai jamais parlé à personne, pas même à mes parents. J’ai enfoui la
vérité au fond de moi dès le test de grossesse.
Le silence de son amie indiqua à Marla que sa révélation était fracassante.
— Kayla ?
— Oui. Je me remets du choc. Bon, prenons les choses dans l’ordre : Ben
sait-il qu’il n’est pas le vrai père de Sophie ?
— Oui. Je ne fréquentais Ben que depuis une quinzaine de jours quand j’ai
découvert que j’étais enceinte. Au cours de l’été, j’avais eu une aventure. Un
amour de vacances, rien de sérieux. Nous avons rompu et j’ai voulu tourner la
page. Je suis sortie avec Ben pour oublier cette histoire.
— Les femmes font souvent ça, confirma Kayla en guise de réconfort.
J’aurais fait la même chose.
— J’en avais besoin. Je savais que Ben m’aimait et j’espérais sincèrement
tomber amoureuse de lui. C’était l’homme idéal. Nous nous connaissions depuis
toujours, nous avions la même passion de la médecine, les mêmes ambitions…
Notre couple avait tout pour durer. En théorie.
— Parfois, les choses ne se déroulent pas comme on le voudrait.
— En découvrant que j’étais enceinte, j’ai sombré dans la dépression. J’étais
désespérée. Comment allais-je terminer mon internat avec un bébé à élever ? J’ai
vraiment cru que mon avenir était fichu, que je ne serais jamais médecin, ce qui
aurait tellement déçu mes parents. Ils étaient si fiers à la perspective d’avoir un
médecin dans la famille ! Bref, j’étais au plus mal quand Ben a proposé de
m’épouser. Il a insisté. Il ne voulait pas que je baisse les bras. Il m’a assuré
qu’on se débrouillerait avec le bébé. Ben m’a sauvé la mise et je ne sais pas si je
le méritais.
— Marla, arrête de culpabiliser ! s’insurgea Kayla. Ben n’était pas obligé de
t’épouser. C’était son choix.
— Il espérait que je tomberais amoureuse de lui et, au lieu de ça, c’est lui qui
a cessé de m’aimer. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, soupira la jeune
femme. Malgré tout, il a toujours été présent pour Sophie. Il est le seul père
qu’elle connaisse et elle adore son papa. Je ne veux pas que ça change.
Kayla réfléchit un instant, puis reprit :
— Et son vrai père ? Qu’est-il devenu ?
— Je sais que je lui dois la vérité, parce que je sais qu’avoir un enfant est
important pour lui. Ça m’a tracassée toute la nuit, gémit Marla.
— Attends un peu, c’est ce type plein aux as ? Blackwell ?
— Oui, avoua Marla d’une petite voix.
Puis elle raconta tout à son amie en terminant par sa déconvenue devant la
grille de la propriété de Carson.
— J’avais l’intention de lui annoncer ma grossesse, mais j’ai découvert qu’il
vivait dans une véritable forteresse. Je me suis enfuie et je n’ai cessé de fuir
depuis ce jour-là. Dans mes pires cauchemars, j’imagine Sophie enfermée
derrière cette grille. Il a les moyens d’engager les meilleurs avocats du pays. S’il
demandait sa garde, je n’aurais aucune chance d’obtenir gain de cause. Je ne
dispose pas d’argent ; je n’en avais pas quand je suis tombée enceinte et c’est
toujours le cas.
— Tu crois qu’il demanderait sa garde ?
— J’en suis sûre.
Elle songea à la colère de Carson face au père de Noah et Ella, qu’il accusait
de négligence. Ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Il risque de me traîner en justice et, le connaissant, il ne lâchera rien.
Sophie est tout pour moi. Il m’est impossible de vivre sans elle.
— Tu ne perdras pas Sophie. Tu es sa mère, tu as sa garde et Ben a des
droits, lui aussi. Tant que tu accepteras un droit de visite, le juge tranchera en ta
faveur.
— Tu parles comme un avocat !
— Mon père l’est, rappelle-toi. Il est l’un des meilleurs de Nashville. Un
ténor du barreau. Et il défend souvent des mères célibataires car il a été élevé par
l’une d’elles.
— J’aimerais bien lui parler. Je crois que cela me rassurerait d’avoir
l’opinion d’un professionnel.
— Je vais l’appeler pour lui demander un rendez-vous. Tu pourrais le voir
lundi, par exemple ?
— Oui. Je suis dans un tel état de stress.
— Calme-toi. Respire.
Marla sourit, apaisée. Elle pouvait compter sur le soutien de son amie pour
lui remonter le moral.
— Tiens bon et ne dis pas un mot avant d’avoir discuté avec mon père. Dans
ces affaires judiciaires, le silence est d’or. Ou alors il faut nier en bloc. Enfin, ça
c’est quand on se fait arrêter.
— J’ai décidé de garder le silence tant que l’on sera ici. Je préfère attendre
d’être rentrée à la maison. Je vais lui demander s’il veut venir passer quelque
temps à Royal Oaks, dans quinze jours. Ce serait l’occasion de lui présenter
Sophie.
Marla serait bien sûr plus à l’aise dans un environnement familier et aurait
besoin de se sentir entourée des siens.
— Très bon plan. D’autant que tu auras sûrement le soutien de mon père. Je
t’envoie un texto dès que je l’aurai eu au téléphone.
— D’accord. Je me sens déjà mieux, répondit Marla.
— Je suis là pour ça. Je te tiens au courant, conclut Kayla.
Marla consulta ses messages. Sa famille était en route pour Lafayette Falls.
Plus tôt dans la matinée, sa fille lui avait parlé des mouettes et de ses châteaux
de sable. Elle avait aussi eu des nouvelles de Nolana et Christy, qui attendaient
son retour avec impatience, et du Dr Hughes, qui lui transférait une caricature
représentant un médecin débordé. C’était vraiment un homme admirable. Elle
espérait de tout cœur qu’elle pourrait un jour s’enorgueillir d’une telle carrière et
surtout d’un tel dévouement pour ses patients. Après des décennies de pratique,
le bon vieux docteur n’avait jamais perdu sa passion de la médecine.
Le cœur plus léger, elle quitta le jardin avec un regain d’espoir. Après son
entretien avec l’avocat, elle y verrait plus clair quant à ses options légales. Elle
devrait expliquer la situation à ses parents ; il faudrait probablement les réanimer
après une telle nouvelle ! Puis ce serait au tour de Ben, lequel, on pouvait
l’espérer, réagirait de manière raisonnable dans la mesure où il serait soucieux
du bien-être de Sophie. Quant à celle-ci, rien de plus simple, elle lui dirait que,
dorénavant, elle aurait deux papas. La fillette comprendrait. N’avait-elle pas déjà
deux mamans, en comptant Kelly, l’épouse de Ben ?
En regagnant le penthouse, Marla trouva un énorme bouquet, sur la table
basse. Des gypsophiles et des belles feuilles s’entremêlaient élégamment à deux
douzaines de roses rouges. Une enveloppe à son nom était posée contre le vase
en cristal.
Elles sont superbes, songea-t-elle en effleurant les pétales délicats et en
humant leur parfum. En voilà un qui sait comment faire craquer les filles…
— Carson ! lança-t-elle.
Pas de réponse. Elle prit l’enveloppe. Quelle délicate attention ! À l’époque
des textos et des mails, une lettre manuscrite était d’autant plus précieuse.
En sortant la carte, elle sourit : une belle lune ronde luisait au-dessus de
l’océan. Carson avait écrit :

Prends quelques affaires et rejoins-moi au Flamingo.


Ce soir, nous verrons si la lune a vraiment un pouvoir.

Elle rit en se rappelant leur conversation de la veille. Elle lui adressa un


message.

Cette folie nous ressemble. J’arrive !

Elle se rendit dans la salle de bains pour prendre une douche et se


pomponner. Une fois maquillée et coiffée, elle prit le parfum capiteux que
Carson aimait tant et s’en aspergea.
Qu’est-ce qu’une femme ne ferait pas par amour ?
Elle opta pour la robe en soie noire qu’il lui avait offerte et un châle à motifs
hawaïens colorés qu’elle venait d’acheter. Glissant quelques effets dans un sac
fourre-tout, elle descendit au Flamingo. Vêtu d’un pantalon noir et d’un polo
blanc, Carson buvait un cocktail au bar. Elle se glissa à côté de lui.
— Alors, beau brun, on a besoin de compagnie ?
— Tu as mis le parfum que j’aime, répondit-il, ravi.
— Je te préviens, je me fais payer à l’heure, plaisanta-t-elle.
Il la toisa d’un regard brûlant qui fit battre son cœur et s’empara de sa main.
— Partons. Le bateau de l’amour nous attend.
17

Il s’agissait en fait d’un yacht, le Nénuphar, que Carson avait loué pour une
croisière autour de l’île. Pendant que le skipper leur faisait visiter l’élégant palais
flottant, Marla demeura en retrait, se contentant de hocher la tête et de sourire.
Pas une fois elle ne s’extasia face aux panneaux en noyer du salon, en tout
cas pas ouvertement. Mais dans sa tête, à mesure qu’ils traversaient le salon dont
les murs en boiseries sombres contrastaient avec les tapisseries de tons clairs,
c’était un autre son de cloche.
Oh, mon Dieu ! Magnifique ! Quel bel escalier ! Un piano à queue ! Et ce
chandelier !
Dans la chambre elle découvrit un immense lit en merisier, des hublots sur
les côtés qui offraient une vue sur l’océan et un plafond parsemé de spots
lumineux rappelant des étoiles. Les murs étaient ornés de photographies de
plantes tropicales. Elle se voyait bien vivre à bord toute sa vie. Et cette salle de
bains ! Sans oublier la salle à manger, la salle de sport… Et son pauvre frère qui
croyait que son hors-bord était un bateau de luxe !
Elle suivit les deux hommes sur le pont où étaient installés un bar, des
tabourets et un jacuzzi, ainsi qu’un solarium meublé de chaises longues.
Le skipper décrivit leur itinéraire. Ils partiraient vers le sud de l’île dans la
soirée avant de mettre le cap vers la côte de Na Pali pour revenir vers Hanalei
Bay.
— Il est temps de lever l’ancre, annonça-t-il avant de s’éclipser.
Carson prit Marla par la taille.
— Alors, que penses-tu du bateau de l’amour ?
— Je crois que je pourrais m’y faire.
— Parfait, souffla-t-il à son oreille. Je vais demander au capitaine de nous
emmener vers le coucher de soleil.
Il serait tellement bon de partir vers l’horizon, de tout oublier. Qui ne rêvait
pas de fuir son quotidien ?
Carson l’embrassa et huma son parfum.
— Tu sens tellement bon, répondit-il en enfouissant le visage dans son cou.
— Dois-je t’appeler Médor ?
Il éclata d’un rire sincère, comme six ans plus tôt, à Royal Oaks, quand ils
n’étaient que deux amants insouciants. Ce rire qui avait tant manqué à Marla, et
qui lui manquerait à nouveau dans quelque temps.
Pour l’heure, il fallait profiter de l’instant.
Ils passèrent la soirée sur le pont, fascinés par la splendeur du coucher de
soleil, le plus beau que Marla ait jamais vu. Le ciel et la mer se fondaient en une
palette de tons éblouissants. Elle tenta de capturer cette lumière merveilleuse
avec son smartphone, mais aucune photo ne parvint à restituer la beauté du ciel.
La magie se dissipa brutalement lorsqu’elle aperçut un aileron à la surface de
l’eau. Affolée, elle eut un mouvement de recul.
— Un requin !
— Oui, fit Carson, très décontracté. Il y en a pas mal, notamment le soir.
Elle enjamba les chaises longues et courut se réfugier derrière le bar,
provoquant l’hilarité de Carson.
— Il ne va pas sauter sur le pont pour te dévorer toute crue !
— C’est quand même un requin ! Je préfère me tenir à distance.
— Rapporte-moi donc une bière !
— Viens la chercher !
Il grommela et se leva.
— As-tu peur aussi des dauphins ? demanda-t-il après sa première gorgée de
bière.
— Bien sûr que non. Les dauphins sont gentils. Je les adore.
— Tant mieux, dit-il en s’asseyant à côté d’elle. Nous en verrons sans doute
demain sur le côté ouest de l’île. Tu seras impressionnée. Ils bondissent et
tournoient autour du bateau. On dirait qu’ils se donnent en spectacle. J’aime
beaucoup les observer.
— Je suis impatiente de voir ça. C’est une très bonne idée, cette croisière.
— Je voulais partager des moments privilégiés avec toi.
— Ah bon ?
— Ce matin, tu m’as manqué, expliqua-t-il en la prenant par les épaules. Je
pensais que tu serais là, à mon réveil. Je veux être avec toi tous les jours, mon
amour.
Ces paroles murmurées furent pour elle plus sensuelles qu’une caresse. Une
onde de chaleur la submergea soudain et elle ne put réprimer un gémissement.
Ses lèvres cherchèrent celles de Carson. Elle avait envie de lui, de se réveiller
dans ses bras le lendemain matin. Elle prit son visage entre ses mains et
l’embrassa avec ardeur.
— Je sais qu’il est encore tôt, souffla-t-elle, mais ne pourrait-on pas vérifier
si le lit est confortable, histoire de partager un de ces moments privilégiés qui te
tiennent à cœur ?
— Tu vas vraiment finir par me tuer, répondit-il en la soulevant dans ses
bras.

Le lendemain matin, un véritable banc de dauphins s’approcha du yacht. Sur


le pont, Marla s’extasia, cheveux au vent, tandis qu’ils bondissaient hors de l’eau
avant de replonger.
— Quelle merveille !
Carson était assis à côté d’elle, à observer les cétacés batifoler tels des
enfants, plus cabotins que des artistes de cirque.
— Ils sont drôles, non ?
Elle prit quelques vidéos. Si seulement Sophie était là pour voir ça ! Quel ne
serait pas son bonheur. Marla rangea son téléphone dans sa poche.
— Tu as vu ? fit Carson en applaudissant. Il a bondi à plus de deux mètres de
haut !
Il avait enfoncé une casquette de marin sur sa tête et portait des lunettes
noires, un tee-shirt blanc et un bermuda. Sa peau bronzait facilement, comme
celle de Sophie. Ils se ressemblaient tant ! Chaque jour, elle découvrait de
nouvelles similitudes entre eux.
— Tu sais, j’ai pensé à quelque chose, avança-t-elle prudemment. Dans une
quinzaine de jours, ce sera la fête nationale, le premier week-end de juillet.
Elle aurait le temps de préparer le terrain.
— Ce serait bien que tu viennes à Lafayette Falls, ce week-end-là. Le
samedi, il y a une grande fête et un défilé. Je tiendrai le stand de l’hôpital et le
dispensaire présentera un char lors du défilé.
Guettant sa réaction, elle observa les dauphins. Si seulement sa vie était
aussi simple que la leur.
— Si tu n’es pas libre ce week-end-là, on remettra à plus tard en juillet
comme tu pourras.
— Ah… fit-il, pensif. Je peux venir le premier week-end.
— Formidable.
Il hocha la tête et se tourna de nouveau vers la mer. Marla poussa un soupir
de soulagement et se força à écarter les nuages qui assombrissaient ses pensées.
Ne plus penser à l’avenir. Les problèmes viendraient bien assez vite.
Toute la journée, Carson fut en proie à un certain malaise, comme s’il
pressentait que ces retrouvailles à Royal Oaks ne se passeraient pas dans la
légèreté. Le soir venu, le jet d’eau de la douche ne parvint pas à apaiser son
angoisse.
Elle avait dit qu’ils pouvaient repousser le week-end, mais aucune date ne lui
convenait. Et puis, déjà il ne supportait pas l’idée de lui dire au revoir à
l’aéroport et de ne la revoir que quinze jours plus tard.
Ça n’allait pas se passer comme ça. Cette fois il n’était pas question de la
laisser filer. La veille, lorsqu’il lui avait dit : « Je veux être avec toi tous les
jours », il était on ne peut plus sérieux.
Bien sûr, il avait conscience que Marla adorait Lafayette Falls, son travail et
ses collègues. Il suffisait de voir le nombre de messages qu’elle recevait pour
comprendre qu’elle était très entourée et appréciée de tous. Mais lui, il l’aimait
plus que tout au monde et ne concevait pas qu’ils puissent vivre séparés. Il
faudrait y remédier. Marla n’était pas la conquête d’un week-end mais la femme
de sa vie. Il réduirait le nombre de ses déplacements. D’ailleurs, s’il s’attardait
souvent à l’étranger, n’était-ce pas parce que personne ne l’attendait chez lui ?
Royal Oaks deviendrait leur résidence du Tennessee. La vieille bâtisse était-
elle bien entretenue ? Il n’y était pas retourné depuis les funérailles de sa grand-
mère, mais les Deaton, les gardiens du domaine depuis des décennies, étaient
toujours à son service.
Cette grande maison majestueuse avait été construite en 1859 et avait été la
propriété de sa famille dès 1910. Elle regorgeait d’antiquités, de portraits de
famille et était entourée d’hectares de terres verdoyantes et vallonnées.
Avec un sourire nostalgique, il songea à ses promenades au bord de la rivière
avec sa mère, quand il était petit. Elle l’avait emmené là-bas chaque été. Il se
rappelait leurs balades à cheval en forêt. Il mangeait de la pastèque pendant que
sa mère peignait au bord de l’eau.
Soudain, une idée lumineuse lui vint.
Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Plein d’enthousiasme, il sortit de la douche et se sécha rapidement.
— Marla !
Incapable de contenir sa joie, il se rua sur le pont. Marla était allongée sur
une chaise longue, drapée dans un paréo vaporeux.
— Le ciel est sublime ce soir, dit-elle en contemplant les étoiles.
Il était incapable de contenir sa joie. Il se pencha et lui planta un baiser sur la
bouche puis s’étendit à son côté.
— Que se passe-t-il ?
— Je vais construire mon centre artistique à Royal Oaks !
— Quoi ? fit-elle, abasourdie.
— Royal Oaks est le site idéal ! Ma mère y a grandi et y a réalisé ses
premières peintures. Ce sera un bel hommage, non ? Ces terres m’appartiennent.
Je ferai une économie substantielle.
— Tu sembles fou de joie.
— Je vais pouvoir le construire tel que je l’imaginais ! expliqua-t-il en lui
prenant la main.
Elle le serra dans ses bras. Blotti contre elle, il eut envie de la demander en
mariage, mais il n’avait pas de bague et voulait faire une demande en bonne et
due forme, un moment inoubliable.
Lorsqu’elle s’écarta enfin, il remarqua qu’elle avait les yeux embués de
larmes.
— Je suis heureuse pour toi.
— Au point de pleurer ? demanda-t-il en lui caressant la joue.
Elle hocha la tête et l’embrassa.
— Je vais rénover la vieille maison de fond en comble : plomberie,
électricité, toiture… Je ferai appel à des spécialistes des monuments historiques.
Il faudrait ajouter une aile d’habitation plus moderne.
Il la dévisagea soudain, guettant sa réaction.
— Tu as l’intention d’y habiter ? demanda-t-elle, abasourdie.
Il ne voulait pas trop en révéler.
— Il faudra bien que j’aie en pied-à-terre pendant la construction du centre
artistique et j’ai trop longtemps négligé cette vieille demeure.
— Madame Eva aurait été contente, commenta-t-elle en contemplant les
étoiles.
L’espoir se mêla à l’enthousiasme de Carson. La nuit étoilée, l’océan, la
femme qu’il aimait : son avenir commençait enfin à prendre tournure.
— Et toi, tu es contente ? demanda-t-il.
Elle entrecroisa ses doigts dans les siens.
— Je veux que tu sois heureux.
— Je le suis. Et toi ?
Elle lui répondit d’un long baiser langoureux et profond.
— Tu sais, il fait nuit et personne ne peut nous voir, murmura-t-il.
— Tant mieux.
Elle glissa les mains le long de son torse et entreprit de lui enlever son
maillot de bain. Lentement, elle lui prodigua des caresses expertes, flattant ses
points sensibles, d’abord de ses mains, puis de ses lèvres, jusqu’à le rendre fou
de désir.
Dans la pénombre, elle se dénuda à son tour et sentit son regard brûlant sur
son corps offert. Ses mamelons dressés, ses cuisses nacrées, son ventre plat qui
s’arrondirait un jour, quand elle porterait son enfant… Chaque parcelle de son
corps appelait ses caresses.
Carson imagina la famille qu’ils fonderaient ensemble. Au moins, Marla
n’avait pas donné de bébé à Ben. Son ego s’en réjouit car il voulait être le seul
père de ses enfants.
Il la serra contre lui et ils demeurèrent enlacés, face à face. Elle avait
décidément le don de lui faire perdre la raison. La pleine lune n’était pas la seule
responsable.
— Marla, nous sommes faits pour nous aimer.
— On dirait les paroles d’une chanson.
I was made for loving you, la sonnerie de téléphone associée à Ben… Il
enfouit cette pensée désagréable dans un coin de son cerveau.
— Quelle sera notre chanson ? s’enquit-il.
Elle sembla prendre cette question très au sérieux et se concentra un instant
avant de répondre.
— Eh bien je suggère la chanson du film Titanic par Céline Dion.
— Titanic ? répéta Carson, contrarié. Le héros meurt à la fin !
— Les amoureux restent ensemble spirituellement. La chanson raconte que
l’amour transcende la séparation et la mort, que l’amour est éternel.
— Je préfère les mélodies plus rythmées, plus sensuelles, objecta-t-il en la
serrant plus fort.
Elle lui adressa un sourire entendu et fit glisser sa main le long de son ventre
musclé.
Jamais il ne serait rassasié de son corps. Dès qu’il la pénétra, il la sentit se
contracter pour mieux le garder en elle. Il oublia tout pour la faire monter vers le
plaisir.
Quelque temps plus tard, Marla se couvrit de son paréo et se leva. Elle avait
pris des couleurs et ses cheveux étaient dorés. Carson la trouvait de plus en plus
belle.
— Tu ne devrais pas rester en tenue d’Adam, déclara-t-elle, tandis qu’il
savourait le contact de la brise sur son corps. Il faut tout prévoir. En cas de
tsunami, tu serais emporté nu comme un ver.
— Tu crois ? demanda-t-il en riant.
Elle se fit violence pour garder une expression sérieuse.
— On ne sait jamais ! Tu peux rire, il vaut mieux être paré à toutes les
éventualités. Chez moi, chaque fois que la sirène retentit, je vérifie ma tenue,
même à deux heures du matin.
— D’accord, chérie. Si j’entends une sirène, je te promets de m’habiller et
d’enfiler mes chaussures à toute allure.
— Parfait, dit-elle en s’éloignant vers le petit salon.
— Tu sais, j’ai une autre surprise pour demain soir.
Elle s’arrêta, vraiment sérieuse cette fois :
— Oh, c’est trop, Carson. Cette croisière était déjà une si belle surprise ! Je
ne veux rien de plus.
— Je suis impatient de voir la tête que tu feras, persista-t-il d’un air espiègle.
— Tu comptes jaillir d’un gâteau géant dans le plus simple appareil ?
— Je le suis déjà. Où serait la surprise ?
— Le gâteau, répliqua-t-elle avant de s’éloigner.
Il finit par se rhabiller et gagner la poupe du bateau. On distinguait à peine
les montagnes de Kauai. Quelques voiliers scintillaient au loin sur un océan aux
eaux dangereusement calmes. Toujours en mouvement. Carson se sentait dans
son élément.
Il avait trop souvent ressenti une agitation latente, un sentiment de malaise,
l’impression de dériver.
C’était fini.
Il pouvait mettre le cap vers un avenir tout tracé.
18

— C’est comme faire un tour sur la grande roue sans savoir quand elle va
s’arrêter, confia Marla à Kayla, depuis le lanai de l’appartement.
Le soleil du matin transperçait les nuages chargés de pluie, dessinant un arc-
en-ciel irisé.
La veille, en entendant Carson lui annoncer sa décision de construire son
centre artistique à Royal Oaks, elle avait compris qu’il n’y avait plus moyen de
revenir en arrière. L’issue était inévitable et elle devait s’y préparer.
— Tout va bien se passer, assura son amie fidèle. Mon père m’a confirmé
que tu n’avais rien à craindre. Aucun juge ne te privera de tes droits de mère. Il
t’expliquera tout lors de votre rendez-vous de lundi.
— D’accord, bredouilla Marla, peu convaincue. Je suis tellement angoissée
par cette histoire. La révélation promet d’être difficile.
— Il n’est pas seulement question de Sophie, si je comprends bien ?
— Le problème, c’est que si Carson entre dans la vie de Sophie, il entrera
aussi dans la mienne, et à jamais, avoua Marla avec un soupir.
— Tu es amoureuse de lui ?
— En vérité, je crois que je suis tombée amoureuse de lui dès notre première
rencontre, mais je n’avais jamais envisagé un quelconque futur avec lui.
Avant que Kayla ne puisse réagir, Brett Harris, alias le Beau Brett, entra dans
la salle de repos du centre de soins.
— Tu bavardes avec notre Lala au paradis ? s’enquit-il, moqueur.
— Dis au Beau Brett que j’ai appris à danser la hula comme une vraie
Hawaïenne, rétorqua Marla à l’autre bout du fil.
— Moi aussi, je sais le faire, lança-t-il. Aaron, viens voir par ici !
Marla imagina Aaron Kendall, le pédiatre, un grand brun athlétique, en tenue
bleue sous sa blouse blanche, des bonbons et une girafe en plastique dans sa
poche. Fidèle à ses habitudes, Brett devait être vêtu d’un jean et d’un tee-shirt,
son inséparable stéthoscope autour du cou.
— Viens danser la hula avec moi, proposa Brett à Aaron. Comme ça…
— Ce n’est pas une hula, ça ! protesta Kayla.
Marla sourit en écoutant ses amis chahuter. Lafayette Falls ne possédait pas
de plages de sable blanc, de falaises et de palmiers, mais c’était son paradis. Elle
s’y était toujours sentie chez elle, en sécurité.
— À bientôt ! conclut-elle.
— Tiens bon, il ne te reste plus qu’une journée, lui répondit Kayla.
C’est ça, songea-t-elle amèrement. Une ultime journée au soleil. La pluie
avait cessé et les nuages étaient partis vers le nord, dégageant un ciel bleu cobalt.
Une renaissance, songea-t-elle. La pluie, le vent, le soleil et la terre. Le cycle de
la vie.
Elle tiendrait le coup !
Une journée…
Marla regagna l’intérieur de l’appartement. Appuyé au bar, Carson était au
téléphone, en pleine conversation professionnelle. Ces appels jalonnaient ses
journées. Avec son costume sur mesure et sa cravate grise, il était l’incarnation
de la réussite.
— Tu pars toujours pour Honolulu ? demanda-t-elle quand il eut raccroché.
— Oui, dit-il en buvant une gorgée de son café.
Lorsqu’ils avaient débarqué du yacht à six heures du matin, Carson lui avait
annoncé qu’il avait un rendez-vous d’affaires avec un investisseur potentiel dans
la matinée. Il prendrait un hélicoptère et serait de retour après le déjeuner.
— Olivia doit m’avertir quand elle sera prête. Je lui ai demandé de
m’accompagner. Il faut que je lui parle en privé, en l’absence de Simon.
— Tu ne l’apprécies pas ? s’étonna Marla.
— Ce n’est pas cela. Disons que c’est à elle seule que je veux parler. Je la
considère comme une sœur.
Marla sourit et se rendit dans l’espace salle à manger et attrapa une fraise sur
le plateau du petit-déjeuner.
— Tu as l’intention de la conseiller sur son mariage ?
— En quelque sorte. C’est le premier mariage d’Olivia et elle est enceinte. Il
faut qu’elle se protège, ainsi que son enfant.
Ce commentaire étonna la jeune femme.
— Tu crains que Simon ne la maltraite ?
Il secoua la tête.
— Non, ce n’est pas à cela que je pensais. Je voudrais lui conseiller un
contrat prénuptial.
— Ah…
Marla prit une autre fraise. Elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui ait
signé un tel contrat, mais les célébrités étaient connues pour cela. Or Olivia était
une actrice de renommée mondiale.
— C’est sans doute une bonne idée, admit-elle.
— Personne ne devrait prendre le risque de se marier sans contrat.
— Tu crois ? demanda Marla, en prenant une grappe de raisin.
— Naturellement ! Olivia a un patrimoine conséquent, Simon aussi. Et en
cas de divorce, il faut qu’elle puisse conserver ses biens, ainsi que la garde de
l’enfant.
En l’entendant évoquer la garde d’un enfant, Marla se crispa.
— Je croyais que ces contrats ne traitaient que d’argent.
— C’est parfois le cas, admit Carson en consultant l’écran de son téléphone.
En réalité, ils contiennent ce que le couple tient à mettre au clair. C’est
fondamental en cas de divorce. J’ai demandé à mon avocat de me rédiger une
proposition, il y a quelques années. Je vais inviter Olivia à le contacter.
Le cœur de Marla se serra davantage.
— Le contrat prévoirait donc le montant de la pension alimentaire que tu
serais disposé à verser, ce genre de choses ?
— En ce qui me concerne, la pension alimentaire n’est pas un problème,
répondit-il en levant les yeux vers elle. J’ai largement les moyens. En revanche,
mon contrat me garantit la garde exclusive sur tout enfant né après mon mariage.
Marla fut parcourue d’un frisson d’effroi.
— Un tribunal ne le verrait peut-être pas de cet œil, prévint-elle.
— J’ai les meilleurs avocats du pays. Je suis certain de l’emporter.
Elle s’éloigna, désireuse de mettre une certaine distance entre eux. Il était si
facile pour deux amants de devenir des ennemis.
— Tu sembles considérer un enfant comme un objet.
— Pas du tout, mais je dois me protéger, ainsi que ma progéniture, prendre
des précautions. C’est le rôle d’un contrat prénuptial et j’espère qu’il restera une
précaution inutile qui ne servira jamais.
— Tu parles d’enfants qui ne sont pas encore nés.
Elle s’aventurait en terrain miné.
— C’est vrai. Mais cette clause me permet de m’assurer que leur mère ne les
utilisera pas pour obtenir de l’argent ou pour me nuire. D’une part, il n’est pas
question qu’ils soient traités de la sorte et d’autre part, je ne veux pas non plus
être un père à temps partiel.
— C’est très honorable, fit-elle d’une petite voix brisée.
L’angoisse enserrait sa gorge comme une pieuvre. Elle pouvait renoncer à
ses films sur leur avenir sans nuage.
— Mon père a été présent dans ma vie jusqu’à la fin. Quand ma mère est
morte, il m’a aidé à surmonter mon chagrin, alors que c’était un homme brisé. Il
m’a accordé la priorité. Pour lui, c’était le rôle d’un père : faire passer ses
enfants en premier et les protéger. Il aurait donné sa vie pour moi. Et c’est un
père comme cela que je veux être.
— J’imagine que tu accorderas un droit de visite à la mère ? répliqua Marla,
incapable de masquer son ressentiment.
— Elle aura tous les droits de visite qu’elle voudra, du moment que l’enfant
sera en sécurité avec elle.
— Comment ça « en sécurité » ?
— Marla, tu es médecin. Pense à certains de tes patients, des gens bien partis
dans la vie et qui ont connu des revers. J’avais deux camarades de fac, deux
types formidables. L’un a sombré dans la drogue et vit dans la rue. L’autre a
craqué et a mis le feu à sa maison. Les gens changent. Je refuse de faire courir ce
risque à mes enfants. Ah, Olivia est prête ! conclut-il en consultant un texto.
Il traversa la pièce pour rejoindre Marla qui était visiblement contrariée.
— Hé ! Ne me regarde pas comme si j’étais un monstre ! Je sais qu’on ne
connaît pas les contrats prénuptiaux, à Lafayette Falls, et que tu es choquée par
mes propos. Mais ce n’est pas une question de pouvoir ou d’autorité, il ne s’agit
que d’une mesure de précaution. Tout comme la grille devant ma maison.
Elle le laissa glisser une mèche de cheveux derrière son oreille et s’abstint de
tout commentaire.
— Chérie, je ne suis pas un type ordinaire qui n’a rien à perdre.
Elle avait la nausée à présent.
— Tu me comprends, n’est-ce pas ?
— Oui, murmura-t-elle. Bien sûr que je comprends.
Ce qu’elle comprenait surtout, c’était que sa première intuition avait été la
bonne. Elle avait commis une erreur en venant à Hawaï, et avait aggravé son cas
en cédant de nouveau à ses charmes. Elle devait réagir au plus vite, car elle était
en danger.
Il se pencha pour l’embrasser et elle lui caressa la joue.
— Au revoir, souffla-t-elle, le cœur serré.
Dès qu’il eut disparu, elle appela Kayla.
— Je rentre sur-le-champ. Pas question de rester une minute de plus ici.
— Que se passe-t-il ?
Elle relata à son amie la scène qui venait de se dérouler :
— Il exige la garde d’enfants qui ne sont pas encore nés ! s’exclama-t-elle.
Je vais récupérer Sophie et m’enfuir au plus vite !
— Calme-toi. Il ne peut rien faire à ta fille, à moins qu’il ne veuille se
retrouver en prison pour enlèvement. Il n’a aucune autorité parentale sur elle. Tu
connais la lenteur des tribunaux. Elle sera au lycée le temps que ses avocats
obtiennent quoi que ce soit.
— Je descends à la réception pour voir s’il y a un vol bientôt, reprit Marla,
folle d’angoisse. J’ai besoin de voir mon bébé, d’être avec elle.
— Dis-leur que tu as une urgence familiale et que tu dois rentrer chez toi
dans la journée.
— Si je ne trouve qu’un vol pour Los Angeles, je peux rentrer à la maison en
voiture.
— Es-tu en état de conduire ? s’enquit Kayla.
— Oui. Voler, conduire, je veux rentrer.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi. Tiens-moi au courant de
ton heure d’arrivée à Nashville. Je viendrai te chercher, promit Kayla.
Le réceptionniste se fit un plaisir de répondre à sa requête. Elle s’assit
derrière le comptoir à son côté et scruta avec espoir l’écran de l’ordinateur.
Aucune place disponible. Les larmes lui montèrent aux yeux mais il la
rassura et, après quelques appels téléphoniques, parvint à lui réserver un billet
sur le vol de douze heures quarante-cinq. Dieu soit loué, ses prières avaient été
exaucées !
À Los Angeles, elle aurait une demi-heure pour prendre une correspondance
à destination de Nashville. Elle arriverait à Lafayette Falls avant l’aube.
En regagnant le penthouse, elle se retrouva dans le silence d’une demeure
inhabitée. Une maison vide était toujours triste. Dans la suite parentale, elle
s’efforça de ne pas penser aux moments partagés avec Carson. Elle posa ses
billets sur la table de chevet et sortit son téléphone. Voyant qu’il ne lui restait
guère de batterie, elle décida de le recharger et le posa sur les billets après l’avoir
branché.
Les vêtements de Carson étaient suspendus dans le dressing face aux siens.
Elle ne put s’empêcher de humer la manche d’une chemise en lin. Puis elle
effleura ses costumes coûteux. Elle comprenait qu’un homme aussi fortuné
veuille prendre des précautions. Elle-même ne possédait guère de biens
matériels. Son seul trésor était sa fille et c’était peu dire qu’elle veillait sur elle.
Elle posa sa valise sur le lit et l’ouvrit pour y placer ses affaires, avec les
cadeaux destinés à ses proches. Foulards, paréos, colliers de coquillages, et bien
sûr la poupée hawaïenne pour Sophie.
Elle ajouta ses vêtements et les entassa tant bien que mal dans la valise.
Il ne restait que les jolies robes qu’il lui avait offertes. Elle les garderait en
guise de souvenir. Jamais elle n’oublierait Carson. Elle s’imagina alors des
années plus tard.
Elle serait une petite vieille dame comme Rose à la fin de Titanic. Dans un
coin poussiéreux de son grenier, elle aurait conservé la précieuse valise. De
temps en temps, en proie à la nostalgie de sa jeunesse, elle viendrait admirer les
belles robes en chérissant le souvenir de leur amour.
Soudain, son téléphone tinta. Carson lui envoyait un message.

J’ai terminé. Je serai là dans une heure vingt. On déjeune avec Truman et
Julia ?

Marla était tiraillée. Elle ne pouvait décemment pas se volatiliser sans un


mot.

Impossible. Il y a eu un imprévu et je prends l’avion pour rentrer chez moi.


Je te tiens au courant.

À peine avait-elle envoyé le message que la sonnerie retentit. Encore lui.


Incapable de lui parler, elle prit son temps pour plier un corsage. Elle avait
besoin de prendre du recul, de trouver un moyen de surmonter cette épreuve.
Encore un message.

Décroche. Je veux te parler.

Dans la salle de bains, elle rassembla ses affaires de toilette, mais laissa ses
échantillons et le parfum que Carson aimait tant.
Un autre message apparut sur l’écran :

Ne quitte pas l’hôtel. Appelle-moi.

Elle ne répondit pas. Que dire ? Qu’elle regrettait que les choses se terminent
moins bien que la dernière fois. Il lui laissa un message vocal qu’elle refusa
d’écouter. Elle ne voulait plus qu’une chose : rentrer chez elle et serrer sa fille
dans ses bras.
Le téléphone tinta de nouveau.

Si tu quittes l’hôtel, c’est fini entre nous.

Elle avait conscience des conséquences de son départ. Et d’ailleurs elle avait
toujours été consciente de ses actes. Déterminée à en finir pour de bon, elle prit
son téléphone et tapa une réponse sans équivoque :

Efface mon numéro.


19

Marla remit l’appareil en charge sur la table de chevet. Tandis qu’elle prenait
une paire de chaussures dans le dressing, quelqu’un sonna à la porte. Son sang
ne fit qu’un tour. Ce ne pouvait être Carson, qui était encore à Honolulu.
Elle eut la surprise de découvrir Julia et Truman sur le seuil.
— Marla… fit Julia, visiblement nerveuse. Pourriez-vous examiner
Truman ?
— C’est ridicule, grommela le vieil homme. Je vais très bien.
En voyant son teint livide, Marla comprit que les inquiétudes de Julia étaient
justifiées. De plus, il avait le souffle court. Le Dr Hughes lui avait toujours
affirmé qu’elle avait l’œil.
L’œil, un subtil dosage entre l’instinct et l’esprit d’analyse. Tout le monde
n’avait pas ce don pour établir des diagnostics. C’était même loin d’être le cas
pour nombre de ses confrères. Fais toujours confiance en ton instinct.
— On fonce à l’infirmerie, s’exclama-t-elle en se précipitant vers
l’ascenseur. Vite !
— Je vais bien, persista Truman. Une petite bronchite, rien de plus.
— Vous avez mal quelque part ?
— Non, assura-t-il en tapotant son torse. Ce n’est pas la première fois que
j’ai une bronchite.
— C’est peut-être plus grave. Ne prenons aucun risque. Je préfère appeler
une ambulance.
— Tenez, prenez mon téléphone, dit Julia en le lui tendant.
Le couple partit en direction de l’infirmerie pendant que Marla prévenait les
secours.
— Ici le Dr Grant. Je me trouve au Kingsford Resort et j’ai besoin de faire
évacuer un patient par hélicoptère. Une suspicion d’infarctus. Nous serons à
l’infirmerie.
Ensuite, elle demanda à un employé de leur apporter un fauteuil roulant.
— Marla, je suis en état de marcher !
— Il faut faire vite, répliqua-t-elle. Asseyez-vous.
Truman s’installa dans le fauteuil et ils foncèrent vers l’infirmerie, Julia sur
les talons.
— Ouvrez la porte, s’il vous plaît, Julia, lui demanda Marla. Truman,
prenez-vous des médicaments ?
— Un cachet pour la tension.
— Il a toujours été en bonne santé, intervint Julia, visiblement inquiète. Il est
robuste. J’ai toutes les peines du monde à le traîner chez le médecin une fois par
an.
— Êtes-vous allergique à certains produits ?
— Non.
Deux hommes qui attendaient à la réception, en tenue de golf, saluèrent le
vieil homme. Kevin était en train de remettre une boîte de médicaments à l’un
d’eux.
— Kevin ! Code bleu ! lança Marla.
— Je suis anesthésiste, déclara l’un des golfeurs. Dr Harry Flynn.
— Je vais avoir besoin de votre aide.
— Pourquoi ? s’insurgea Truman. Je vais très bien. Juste une petite
bronchite. C’est quoi le code bleu ?
— Simple précaution, assura Marla en le poussant vers une salle d’examen.
On va vous mettre sous surveillance. Vous aurez de l’oxygène et une perfusion.
Elle enfila une paire de gants et se tourna vers Kevin.
— Il faut lui enlever sa chemise.
— On dirait que je vais mourir, grogna Truman.
— Truman, Marla ne cherche qu’à t’aider. Ne sois pas impoli, déclara Julia.
Le Dr Flynn les rejoignit, revêtu d’une blouse blanche. Rassurée par la
présence d’un confrère, elle le remercia d’un signe de tête. Kevin posa des
électrodes sur le torse du patient pour le mettre sous monitoring. Des nombres se
mirent à clignoter sur l’écran. Le Dr Flynn prit le masque à oxygène.
— Je suis en train d’avoir une crise cardiaque ? s’enquit Truman en voyant
des courbes sur l’écran.
— Tout va bien se passer, assura Marla en trouvant une veine sur sa main
gauche.
En quelques secondes, elle installa une perfusion et prépara des doses de
lidocaïne et d’adrénaline, puis elle alluma le défibrillateur.
— Je vous injecte un produit. Restez avec moi.
Elle observa l’effet de la lidocaïne sur l’écran. Hélas, le rythme était toujours
très irrégulier.
— On se prépare. Il va faire un arrêt.
Le cœur battant, elle vit la tête de Truman se tourner de côté. L’alarme de
l’appareil retentit. Des lignes se mirent à danser sur l’écran.
— Il fibrille ? s’enquit Kevin.
Les deux médecins opinèrent.
— Commencez le massage cardiaque, Kevin. Docteur Flynn, ventilez-le.
Marla était totalement concentrée sur son patient.
— On s’écarte, ordonna-t-elle en enclenchant un choc électrique sur le torse
de Truman, les yeux rivés sur l’écran.
Aucun changement. Kevin et le Dr Flynn poursuivirent la réanimation.
Dehors, le moteur de l’hélicoptère se fit entendre. Les renforts arrivaient. Elle lui
injecta une dose d’adrénaline et tendit la main vers les électrodes.
— Docteur ! s’exclama soudain Kevin. Regardez !
Sur l’écran, la courbe de la fréquence traça un sommet, puis un autre. Le
cœur de Truman était reparti et battait de nouveau régulièrement. Marla poussa
un long soupir. C’était un miracle.

En émergeant de l’ascenseur, Carson trouva la porte du penthouse béante.


Que diable se passait-il ? Son bouquet de roses était toujours sur la table basse.
Elles étaient presque fanées. Il posa le vase dans l’évier.
Il se servit une bière bien fraîche puis enleva sa veste et sa cravate.
— Quelle journée… murmura-t-il.
Rien ne s’était déroulé comme prévu. Olivia et lui avaient connu l’enfer à
l’aéroport. Des paparazzis avaient eu vent de la présence de l’actrice et s’étaient
rués sur eux. Par chance, les gardes du corps engagés par l’hôtel avaient réussi à
tenir les photographes et les admirateurs à distance, avec l’aide du personnel de
sécurité.
Face à cette situation imprévue, il avait décidé de ne pas emmener la jeune
femme enceinte avec lui à Honolulu. Il aurait suffi qu’un fan un peu trop
enthousiaste la bouscule pour qu’elle perde le bébé. C’était trop dangereux et
puis ils auraient largement le temps de bavarder avant la cérémonie, prévue en
septembre. Elle était donc retournée à l’hôtel et Carson s’était rendu seul à
Honolulu.
En réalité, il n’avait pas de rendez-vous professionnel. S’il s’était rendu en
ville, c’était pour acheter une bague de fiançailles. Durant le trajet en
hélicoptère, il s’était creusé la tête pour déterminer la meilleure manière de
demander Marla en mariage. Il voulait que tout soit parfait. Il avait d’abord
songé à une demande sur la plage, dans la soirée – un peu trop classique peut-
être. Puis l’idée du coquillage lui était venue.
Marla cherchait toujours des coquillages et semblait extrêmement déçue de
ne pas en trouver sur la plage. Dans la soirée, il avait l’intention de lui en offrir
un superbe en spirale, à la paroi interne rose et nacrée, qu’il avait acheté dans
une boutique de la ville. Un écrin idéal pour une bague sertie d’un solitaire.
Il lui dirait de vérifier qu’il ne contenait rien. Il imaginait déjà sa surprise
lorsque le bijou lui tomberait dans la main. La vendeuse de la bijouterie lui avait
assuré qu’il s’agissait d’une idée brillante. Selon elle, n’importe quelle jeune
femme trouverait ce geste très romantique.
— Elle n’oubliera jamais cet instant, avait-elle affirmé tandis qu’il
choisissait la bague.
— Je veux quelque chose qu’elle puisse porter au quotidien. Rien
d’ostentatoire, surtout.
Il avait opté pour un diamant de trois carats, entouré de pierres plus petites
sur un anneau en platine.
— Très sobre, avait commenté la vendeuse.
Il sortit de la poche de son pantalon un petit écrin noir. Il avait encore la
bague, mais avait déposé le coquillage sur la plage de Waikiki. Il ferait la joie
d’un enfant. Carson ouvrit l’écrin et admira l’éclat des diamants.

Efface mon numéro.

Que s’était-il passé ? Tout allait pour le mieux quand ils avaient débarqué du
yacht. Serait-ce leur désaccord sur les contrats prénuptiaux ? Il avait pourtant fait
de son mieux pour lui expliquer qu’il s’agissait là d’une mesure de sécurité qui
visait à le rassurer. Et elle avait affirmé qu’elle comprenait.
Justement cela aurait dû l’alarmer. Les femmes n’avaient-elles pas coutume
de dire le contraire de ce qu’elles pensaient ?
En entendant une petite musique provenant de la suite parentale, il referma
l’écrin. Intrigué, il se rendit dans sa chambre. Sur la table de chevet, le téléphone
de Marla sonnait. En voyant le sac à main et la valise ouverte sur le lit, son cœur
bondit.
Posant l’écrin sur la commode, il s’approcha de la valise et effleura la robe
noire du bout des doigts.
Marla n’était pas partie ! Il n’en revenait pas. Elle aurait pu l’informer
qu’elle avait changé d’avis ! Sur la table de chevet, le téléphone se tut. Carson
parcourut les billets d’avion. Elle avait raté son avion. Il poussa un soupir de
soulagement.
Le téléphone se ralluma. Sur l’écran figurait un nom étrange : Beau Brett.
Beau Brett ?
Puis l’appareil se tut de nouveau. C’était vraiment une bonne chose qu’elle
ait reconsidéré son départ précipité. Peut-être allait-elle enfin se montrer
raisonnable et lui expliquer une bonne fois pour toutes quel était le problème.
Après tout, il ne lisait pas dans ses pensées.
La sonnerie retentit pour la troisième fois.
— Laisse un message, nom de Dieu, maugréa-t-il.
Fin de la sonnerie. Après trois appels, Beau Brett allait peut-être finir par se
décourager.
— Oh non ! s’exclama-t-il en s’emparant du téléphone quand la musique
retentit de plus belle. Alors, Beau Brett, on ne connaît pas les messageries
vocales ? lança-t-il à son correspondant.
Il y eut un court silence puis :
— Où elle est, ma maman ?
20

Carson s’en voulut aussitôt d’avoir haussé le ton.


— Je regrette, mais tu t’es trompée de numéro, déclara-t-il plus doucement.
— Pas du tout ! persista la fillette. C’est Brett qui m’a prêté son téléphone en
me disant d’appuyer sur le troisième nom. Je sais compter !
— J’en suis certain. Tu devrais demander à une grande personne de
composer le numéro de ta maman.
Ses doigts pianotaient nerveusement sur la valise de Marla.
— Je voulais que maman n’oublie pas la poupée qu’elle m’a achetée. Elle dit
« aloha ». D’après maman, c’est comme ça qu’on dit bonjour, à Hawaï. Aloha !
Abasourdi, Carson demeura coi. Il prit la poupée rangée dans la valise.
L’emballage indiquait effectivement qu’elle parlait quand on appuyait sur son
bras.
— Comment s’appelle ta maman, petite ?
— C’est le Dr Marla Caroline Grant. Mon papa, c’est le Dr Benjamin
Michael Archer et moi, c’est Sophie Elizabeth Archer.
— Nom de Dieu !
— Tu dis des gros mots !
Il se promit de surveiller son langage et se mit à arpenter nerveusement la
chambre. Marla avait un enfant ! Pourquoi ne lui en avait-elle jamais parlé ?
— Je peux parler à maman ?
— Eh bien… Elle n’est pas là, pour l’instant.
Il déambula dans la pièce tandis que la fillette continuait son babillage.
— Elle est en train de soigner des malades ? Si tu as mal au ventre, elle saura
te guérir. Papa, il répare les os cassés. Si tu te casses une jambe, il te la réparera.
Brett, il répare les cœurs. Toi, tu répares quoi ?
Carson gagna le salon et s’écroula sur le canapé.
— Je ne sais rien réparer, avoua-t-il.
— Brett, il répare les vieilles voitures aussi. Papy et lui, ils sont en train de
s’occuper d’une voiture. Dans le garage, ça sent pas bon, alors je suis rentrée.
Papy m’a dit d’être sage et de ne pas faire de bêtises. Tu es sage, toi ?
— J’essaie de l’être.
— Moi aussi. Aujourd’hui, mamie m’a grondée.
— Tu vis chez tes grands-parents ?
— Oh, non ! J’habite avec maman, à Elmwood Circle. C’est la plus belle
maison du monde parce qu’Anna Grace habite juste en face. C’est ma meilleure
copine pour toujours. Tu en as une, toi ?
— Je… Je suis un garçon, répondit Carson avec un sourire.
— Tu es l’ami de maman ?
— Si on veut. Je m’appelle Carson.
— Aujourd’hui, j’ai parlé avec mon papa. Il habite loin. Tellement loin
qu’on ne peut pas y aller en voiture.
— Il vient te voir ? s’enquit Carson avec sollicitude.
— Oui, il me rapporte des jouets pour Noël et mon anniversaire.
Ben Archer, père à mi-temps. À quoi pensait donc Marla en épousant ce
type ? Il entendit une voix masculine, derrière l’enfant.
— Papy m’appelle pour partir, déclara Sophie.
— Je dirai à ta maman que tu l’as appelée et qu’elle ne doit pas oublier ta
poupée. Elle l’a déjà mise dans sa valise. Elle rentre demain, expliqua-t-il.
— D’accord ! Au revoir, Carson !
Cette journée pouvait-elle devenir encore plus catastrophique ? Il reprit sa
bière et demeura un long moment sur le lanai, à contempler la nature. L’hôtel
était nimbé de brume. En temps normal, ce spectacle l’aurait apaisé, mais il était
d’humeur trop sombre.
En réalité, il ne connaissait pas la vraie Marla Grant.
Pas plus qu’il n’avait connu Angela, autrefois.
Cette femme qu’il croyait pouvoir aimer pour toujours n’était qu’une illusion
de plus, le fruit de son imagination. Combien d’autres secrets lui cachait-elle ?
Son téléphone vibra, annonçant un message de Truman :

C’est Marla. Truman a eu un infarctus. Il va mieux. Nous sommes à l’hôpital


de Lihue, en soins intensifs. Julia a besoin de soutien. Je lui ai conseillé de
t’appeler.

Oubliant sa lassitude, Carson se leva d’un bond. L’idée de perdre Truman


était impensable.
J’arrive.

Cette journée était décidément maudite…

Marla était au chevet de Truman, en soins intensifs. Julia avait insisté pour
qu’elle reste au côté de son mari et le directeur de l’hôpital avait accepté. Après
tout, Truman Crawford n’était pas n’importe qui.
— Vous l’avez sauvé, lui avait-elle dit. Je sais que vous veillerez sur lui.
En réalité, Marla ne pouvait rien faire de plus, mais elle avait voulu rassurer
Julia, qui accusait le coup et qui avait pris vingt ans en quelques heures. Elle
avait observé ce syndrome maintes fois au cours de sa carrière. Dans un couple
soudé depuis des années, la mort de l’un enclenchait presque automatiquement la
dégénérescence physique de l’autre, comme si la flamme de vie s’éteignait avec
l’être aimé.
— Il va s’en sortir. En revanche, il devra renoncer aux repas trop riches, ce
qui ne sera pas chose facile, avait-elle précisé pour détendre l’atmosphère.
Julia avait aussitôt repris des couleurs et avait esquissé un sourire.
Marla frissonna. Il faisait un peu frais dans le service et elle se félicitait
d’avoir enfilé la tenue verte qu’un médecin lui avait prêtée au-dessus de son top
léger.
Le bruit familier des appareils de monitoring la berçait. Elle était épuisée,
affamée et pour couronner le tout, elle avait raté son avion.
Dans une salle d’attente de l’hôpital, Carson réconfortait Julia. Il avait
envoyé un message sur le téléphone de Truman. Rassurée de savoir que Julia
n’était pas seule en attendant la venue de ses fils, Marla s’accorda quelques
minutes de pause et ferma les yeux.
Dans sa rêverie, elle vit Carson, près d’une colonne blanche de Royal Oaks,
grand, musclé, large d’épaules, les manches de sa chemise blanches roulées sur
ses avant-bras puissants. Il la dévorait des yeux et, dès le premier baiser,
il l’avait ensorcelée.
L’ancienne remise à voitures transformée en studio était un sanctuaire à
l’ombre des vieux chênes. Le parfum des gardénias se mêlait au chant des
oiseaux pour en faire un lieu enchanté, surtout le soir, quand la brume
enveloppait le parc. Une nuit, ils avaient bu du champagne dans la roseraie,
avant de faire l’amour au clair de lune. Rien ne venait entraver leur passion,
aucune réserve, aucune inhibition.
Dès qu’elle rouvrit les yeux, le souvenir s’évanouit. La réalité était moins
reluisante.
Je ne suis pas un pauvre type ordinaire qui n’a rien à perdre.
Voilà qui résumait Carson à merveille.
En entendant Truman émettre une plainte, elle se leva. Il n’était plus intubé
et l’effet du sédatif commençait à se dissiper. Il posa sur elle un regard vitreux.
— Vous êtes de retour, dit-elle en lui tapotant la main. Comment vous
sentez-vous ?
— Ça va, murmura-t-il. Je suis à l’hôpital ?
— Oui.
Elle lui expliqua ce qu’il lui était arrivé.
— Vos fils ne vont pas tarder. Demain matin, le cardiologue s’entretiendra
avec vous et votre famille au sujet de votre traitement et de votre suivi.
— Julia…
— Elle est là, dans la salle d’attente, avec Carson. Je vais leur dire de passer
vous voir quelques minutes.
Truman hocha la tête et serra la main de sa sauveuse dans la sienne.
Marla prévint l’infirmière qu’elle allait chercher les proches du patient, puis
elle se dirigea vers la zone d’attente. Assise dans un fauteuil, Julia feuilletait une
revue. Sur un canapé, vêtu du même costume que dans la matinée, sans veste ni
cravate, Carson tenait un gobelet de café fumant.
Dès qu’ils l’aperçurent, ils se levèrent.
— Truman est réveillé.
Julia en eut les larmes aux yeux. Carson la prit par les épaules et lui sourit.
— Tu vois ? Il nous enterrera tous !
— Je vous conduis à son chevet, reprit Marla. Ne vous attardez pas plus de
quelques minutes, car il n’est pas tout à fait conscient. Même s’il ne dit pas
grand-chose, il vous reconnaîtra.
Carson offrit son bras à Julia. Marla resta dans le couloir pour les laisser
entrer dans la chambre. À travers la vitre, elle vit Julia embrasser son mari et lui
lisser les cheveux tandis que Carson se penchait vers son parrain.
Elle l’examina plus attentivement. Avec sa chemise froissée, ses cheveux en
bataille, ses joues mal rasées et ses yeux cernés, il avait vraiment l’air mal en
point. La journée avait été longue et elle était loin d’être terminée.
L’infirmière interrompit ces considérations.
— Désolée, mais il est temps de le laisser, annonça-t-elle en passant la tête
dans la chambre. Vous pourrez le revoir dans quelques heures.
— J’aimerais te parler, répondit Carson d’un air impassible. Seul à seul.
— D’accord.
Autant en finir, songea-t-elle. Elle les suivit donc vers la zone d’attente et
Julia reprit place dans son fauteuil. Marla entraîna Carson vers une porte portant
l’inscription « privé ». Ils pénétrèrent dans une petite pièce aux tons pastel,
meublée de fauteuils moelleux. Sur une table basse étaient posés un bouquet de
muguet artificiel et deux boîtes de mouchoirs en papier. Au mur quelques versets
réconfortants de la Bible étaient encadrés.
Visiblement, c’était le petit salon dans lequel les médecins annonçaient de
mauvaises nouvelles aux familles. Chaque hôpital en était doté.
— Tu as raté ton avion, commença Carson d’une voix neutre.
— Oui… fit-elle en glissant les mains dans ses poches.
— Un jet privé t’attendra à neuf heures, demain matin. Une voiture de
l’hôtel passera te chercher pour te conduire à l’aéroport. Tes bagages seront dans
le coffre. Il n’est pas utile que tu repasses à l’hôtel.
— Très bien.
Elle n’avait pas le choix. Autant se montrer conciliante. Après tout, c’est ce
qu’elle avait voulu. Leur histoire se terminait mal, c’était sûrement mieux ainsi.
Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir le cœur gros.
— Merci, dit-elle, en s’efforçant de rester digne.
— J’ai effacé ton numéro, reprit-il, incapable de masquer son ressentiment.
— Je sais.
Elle ne ressentait aucune colère, seulement du chagrin.
— Cette pièce a sûrement vu beaucoup d’adieux, ajouta-t-elle.
— Arrête, prévint-il.
La tension qui émanait de lui la submergea comme l’océan qui s’écrase au
pied d’une falaise.
Pour chasser la colère, il valait mieux se taire, rester calme et rationnelle,
une technique qui lui servait souvent dans son travail, face à un patient agité.
Carson fit un pas vers elle et sortit un téléphone de sa poche.
— Tiens.
— Merci, fit-elle, étonnée.
Il la regarda droit dans les yeux avant de déclarer :
— J’ai parlé avec Sophie.
21

Marla perdit toute contenance. Les doigts crispés sur son téléphone, elle eut
un mouvement de recul. Quand il s’agissait de sa fille, il n’était plus question de
demeurer rationnelle.
— Que veux-tu dire par là ?
— Ton ami « Beau Brett » lui a prêté son téléphone. En entendant le tien
sonner sans arrêt, à bout de patience, j’ai fini par décrocher pour lui demander de
te laisser un message. Imagine mon étonnement en entendant une petite fille
m’informer que tu étais sa mère.
Marla s’efforça de masquer son angoisse.
— Elle voulait s’assurer que tu n’oublies pas sa poupée qui dit « aloha ». Je
lui ai répondu que tu l’avais déjà mise dans ta valise et que tu serais à la maison
dès demain.
Marla était incapable de prononcer un mot. Heureusement, Carson se
chargea d’entretenir la conversation.
— En fait, je ne te connais pas. J’ignore quelle femme tu es vraiment.
Marla se contenta de regarder fixement les fleurs artificielles. Ce n’était ni le
moment ni le lieu pour lui avouer la vérité.
— Ne pourrait-on pas en reparler plus tard ? souffla-t-elle d’une voix mal
assurée.
— Non. Nous ne nous parlerons plus jamais.
— Sophie est la raison pour laquelle je t’ai proposé de venir à Royal Oaks,
dans quinze jours. J’avais l’intention de te la présenter.
— Je vais mettre Royal Oaks en vente.
— En vente ? répéta-t-elle, éberluée. Mais le domaine appartient à ta famille
depuis des générations ! Tu ne t’en débarrasses pas à cause de moi, j’espère ?
— Ce n’est qu’une vieille demeure entourée de terres, répliqua Carson. Il est
temps de tourner la page.
— Et ton centre artistique ? Tu étais tellement enthousiaste à l’idée de le
construire sur le domaine familial !
— Il verra le jour, mais pas à Royal Oaks.
— Carson…
— On en a terminé, coupa-t-il. Je retourne auprès de Truman, déclara-t-il en
ouvrant la porte. Dès l’arrivée de Rick, je regagnerai l’hôtel. Bon voyage, Marla.
Elle le regarda s’éloigner et s’asseoir à côté de Julia. Il tendit les jambes
devant lui et sortit son téléphone. Abattue, elle rejoignit Truman et resta près de
lui toute la nuit.
À l’aube, elle retourna dans le petit salon réservé aux familles, seule, pour
méditer. En fait, elle avait de quoi se réjouir de l’issue de cette histoire. Elle avait
accompli la mission qu’elle s’était fixée.
Grâce à Julia Crawford, le centre de soins de Lafayette Falls n’aurait plus de
difficultés financières.
— Je tiens à vous rémunérer pour ce que vous avez accompli aujourd’hui,
même si la vie de mon mari n’a pas de prix, lui avait déclaré Julia, la veille, à la
cafétéria.
Truman se reposait, ses deux fils étaient arrivés et Carson était reparti à
l’hôtel.
— Non, avait répondu Marla en mordant dans son sandwich. Vous ne me
devez absolument rien.
— Au contraire ! avait insisté Julia. Si vous ne voulez pas d’argent, laissez-
moi faire un don en votre nom à une association.
Aussitôt, elle avait pensé au dispensaire.
— Eh bien, si vous y tenez, le centre de soins de Lafayette Falls a grand
besoin de dons.
Elle lui avait expliqué l’action du dispensaire et son histoire, sans oublier les
difficultés qu’il rencontrait.
— Vous ne voulez rien pour vous ?
— Ce que je veux, c’est que le centre de soins reste opérationnel.
— Qui dois-je contacter ? avait conclu la vieille dame en prenant un calepin
et un stylo dans son sac.
Marla lui avait volontiers indiqué les coordonnées de Nolana.
— C’est notre directrice.
— Parfait. Dès demain matin, je ferai établir un chèque d’un million de
dollars à l’ordre du centre de soins.
— Un million de dollars ! ? s’était exclamée Marla, interloquée. Mais…
— La vie d’un vieux mari bougon vaut bien ça.
— Julia, je ne sais pas quoi dire… Ce geste comptera énormément pour de
nombreuses personnes.
— Vous comptez beaucoup pour moi, Marla.
— Julia, écoutez…
Elle avait pris la main de la vieille dame. Parfois, les mensonges devenaient
un véritable labyrinthe dont il était difficile de sortir.
— En arrivant ici, Carson et moi n’étions pas en couple.
Puis elle lui avait confié les véritables raisons de sa venue.
— Nous sommes vraiment des monstres, tous les deux, avait-elle conclu.
Étonnamment, Julia avait éclaté de rire.
— Je dois avouer que j’ai déployé de gros efforts pour le caser, lui trouver la
femme idéale, ce qui l’agace beaucoup. Il a besoin de fonder une famille. Je me
demandais pourquoi il était si indifférent à l’amour. Je comprends, à présent. Il
était déjà amoureux.
— Plus maintenant, avait confié Marla. Je ne sais pas s’il m’a aimée, par le
passé, mais à présent, c’est fini entre nous.
— Je sentais bien qu’il y avait de l’orage dans l’air. Vous savez, avec un peu
de concessions de part et d’autre, tout peut s’arranger.
Marla avait repoussé leur plateau. Hélas, les concessions ne suffiraient pas
dans ce cas précis.
— Je n’ai aucun espoir avec Carson.
— Ne vous méprenez pas. Il ressemble beaucoup à Truman. C’est un homme
implacable qui veut avoir une emprise sur tout. Vivre avec un tel personnage
n’est pas une sinécure. Cependant, je vais vous confier mon secret : apprenez à
négocier, à lui faire croire que c’est lui qui décide, alors que c’est vous qui
menez la danse.
— La manipulation, en quelque sorte.
— Je préfère penser que je le guide dans la bonne direction.
— C’est une excellente vision des choses, avait concédé Marla en riant.
Les deux femmes avaient regagné les soins intensifs bras dessus bras
dessous.
— Une dernière chose, Marla. Sachez qu’un homme de sa trempe aimera
toujours passionnément sa compagne. Dans l’adversité, il sera toujours là pour la
soutenir et régler les problèmes.
Malheureusement, il était trop tard.

Désemparée, Marla appela Kayla.


— Je me demandais où tu étais passée ! Je t’ai appelée cinquante fois sans
réponse. Tu es où ?
— Dans un petit salon de l’hôpital.
— Ah bon ? Qui est mort ?
— Ce n’est pas ça.
Elle lui raconta tous les événements de cette terrible journée.
— Ça s’est passé en un éclair. Je suis à l’hôpital depuis notre dernier
échange.
— Tu vas bien ?
— Tout s’est arrangé au mieux, finalement, répondit-elle après un instant de
réflexion. Julia va faire don d’un million de dollars au centre de soins.
— Incroyable ! C’est comme si on avait gagné au loto ! Tu imagines la
réaction de Nolana ? Elle ne va pas s’en remettre. Il va falloir sortir le
défibrillateur.
— J’ai failli avoir une attaque, moi aussi.
— Et ton problème sentimental ?
— Carson… soupira-t-elle avant de raconter ses déboires à Kayla. Il me
prend pour la dernière des garces et refuse de me revoir. Non seulement il ne
viendra pas à Lafayette Falls, mais il va vendre Royal Oaks. Au moins, je n’ai
plus de soucis à me faire. Sophie ne risque rien et moi non plus.
— Cache ta joie.
— Pendant longtemps, je me suis contentée des choses telles qu’elles étaient,
sans remettre ma décision en question. Je n’avais aucun doute d’avoir fait le bon
choix en cachant à Carson sa paternité. Il n’était qu’un amant de passage dont je
n’avais plus jamais eu de nouvelles. Pas une fois je ne me suis sentie coupable.
— Alors que maintenant, c’est le cas ?
— Oui, avoua Marla dans un soupir. Une partie de moi a envie de monter à
bord de cet avion privé et de quitter cette île sans me retourner. Mais les choses
ne seraient plus pareilles parce que je sais à présent combien Sophie lui serait
précieuse. Il aurait envie d’être son père. Soit je le lui dis et j’en subis les
conséquences, soit je garde le silence et je passe toute ma vie à porter le fardeau
du secret.
— Et ton cœur, qu’est-ce qu’il te dit ?
Son cœur lui disait qu’elle aimait Sophie et Carson. Comment les aimer tous
les deux et les séparer délibérément ? Marla pensa à son propre père. Cet homme
simple qui aimait travailler le bois et faire des blagues bon enfant. Il lui répétait
souvent combien il était fier de sa fille.
Carson et Sophie ne méritaient-ils pas eux aussi de connaître cette relation si
précieuse entre père et fille ?
Marla était tiraillée. Elle avait réussi à élever sa fille sans fortune, sans une
immense propriété, sans grille en fer forgé. Elles ne manquaient de rien et étaient
heureuses. La vérité changerait la donne et, par égoïsme, elle n’osait prendre le
risque.
Partager Sophie avec Carson serait difficile. Elle serait contrainte de rivaliser
avec lui et en pâtirait de toute évidence. Le cocon confortable qu’elle avait
construit volerait en éclats. Mais en toute honnêteté, était-elle aussi heureuse
qu’elle l’affirmait ?
Combien de fois avait-elle regardé Sophie et pensé à Carson ? Combien de
fois avait-elle regretté de ne pas pouvoir partager avec lui les étapes de sa vie ?
Au plus profond de son cœur, elle avait toujours regretté qu’il ne soit pas à son
côté, tout en sachant que c’était impossible. Dire la vérité aurait des
conséquences douloureuses.
Cependant, Sophie et Carson auraient un avenir ensemble.
— Mon cœur m’incite à faire ce qui est juste pour eux deux, avoua-t-elle à
Kayla.
— Alors fais-le. Prends ton courage à deux mains et fonce.
Kayla marqua une pause, puis reprit :
— Rien de tel qu’une conversation entre copines, dans la joie et la bonne
humeur, non ?
— À demain ! Enfin, si je survis.
Une heure plus tard, Marla composa le code donnant accès au penthouse.
Elle entra d’un pas décidé, de peur de perdre courage et de faire marche arrière.
Ses bagages trônaient dans le vestibule, avec son cabas en toile et son sac à
main.
— Carson ?
Il était à peine six heures du matin. Sans doute dormait-il encore. En passant
dans le salon, elle constata qu’il dormait, en effet, mais pas dans son lit. Il s’était
écroulé sur le canapé, tout habillé, une jambe sur l’accoudoir, un bras sur le
visage. Ses chaussures gisaient à terre et il y avait un verre vide sur la table
basse.
Elle décida de le laisser tranquille. Il n’était pas le seul à porter les mêmes
vêtements que la veille. Elle fit rouler sa valise vers sa chambre dans l’intention
de prendre une douche et se changer avant de se rendre à l’aéroport.
Naturellement, il avait jeté ses vêtements dans la valise sans les plier. Elle
trouva un jean, un petit haut blanc et sa paire de baskets jaunes.
Après une douche revigorante, elle se sécha les cheveux et les coiffa en
queue-de-cheval. Elle s’habilla et se maquilla. Elle se sentait apaisée. Peut-être
était-ce aussi parce qu’elle avait pris la bonne décision. Cette certitude fit naître
un sourire sur ses lèvres.
Rapidement, elle plia ses affaires soigneusement et les rangea dans la valise.
Lorsqu’elle regagna le salon, Carson n’avait pas bougé.
Elle vérifia ses messages et avertit sa mère qu’elle quittait Hawaï dans deux
heures. Dans la cuisine, elle prépara du café. Carson en aurait besoin, à son
réveil.
En attendant, elle sortit sur le lanai pour contempler une dernière fois le
paysage paradisiaque. Au loin, les montagnes étaient nimbées de brume. Une
brise venait de l’océan. Cette beauté presque irréelle allait lui manquer, mais il
était temps pour elle de rentrer à la maison.
— Marla.
Elle fit volte-face. Carson était levé, un pan de sa chemise sorti de son
pantalon et les cheveux en bataille. Avec sa barbe de deux jours, il avait l’allure
d’un sans-abri et la fatigue avait imprimé des rides sur son visage.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il, courroucé.
— J’ai préparé du café, répondit-elle avec un sourire apaisé. Tu sembles en
avoir besoin.
22

— Tu as préparé du café ?
En la voyant sur le lanai, en jean, avec sa queue-de-cheval d’adolescente, il
sentit son cœur se serrer. Il avait mal au dos, mal à l’épaule, il était fourbu.
— Je t’ai dit qu’une voiture passerait te prendre à l’hôpital pour te conduire
à l’aéroport.
— C’est vrai, mais une infirmière qui vit à Hanalei m’a ramenée.
Il la foudroya du regard.
— Je ne veux pas de toi ici. Tu n’as donc pas compris ?
— Je vais partir très vite. Si tu t’asseyais sur le canapé pendant que je te sers
un café ?
— Je veux que tu t’en ailles tout de suite.
Furibond, il gagna la cuisine. Effectivement il avait plus que jamais besoin
de café, mais il était capable de se servir seul, non ? Il devait reconnaître que
celui qu’elle avait préparé était délicieux. Bien fort. Quoi de plus réconfortant
quand on se sentait au fond du gouffre ?
Il trouva Marla assise comme une petite fille sage dans un fauteuil du salon,
face au canapé.
— Je ne plaisante pas, insista-t-il. Je veux que tu partes.
— Dès que je t’aurai parlé. J’ai le temps d’arriver à l’aéroport pour neuf
heures.
Carson s’assit à son tour et avala une autre gorgée de café. Vivement que la
caféine fasse son effet. Elle voulait lui parler maintenant ? C’était presque
comique.
— Tu es vraiment impossible.
Dieu qu’elle était belle avec sa queue-de-cheval et ses lèvres rouges. Il
l’aimait et la détestait à la fois.
— Carson, fit-elle d’une voix hésitante.
Il la fit taire d’un signe de tête. Il n’avait aucune envie de l’entendre affirmer
qu’ils resteraient amis et tout le baratin habituel. Il n’était pas d’humeur à ces
banalités. Il finit son café d’une traite et posa sa tasse sur la table basse.
— Nous n’avons rien à nous dire.
Elle hésita encore. Son regard anxieux passa de ses bagages au visage de
Carson.
— Je voulais te parler de Sophie, insista-t-elle en se mordillant la lèvre.
— Parles-en plutôt à Ben. Il devrait faire un effort pour la voir plus de deux
fois par an, non ?
— Ben est un bon père. Il l’aime et il la verrait plus souvent s’il le pouvait.
Évidemment, Marla prenait la défense de son ex…
— Nous avons connu des moments difficiles. Ben a dû quitter Nashville car
son associé a eu des problèmes de stupéfiants. Son cabinet a fermé. Bref, il a été
blanchi et a reçu une offre intéressante d’un centre médical de Seattle. Il voulait
repartir de zéro et il a bien fait.
— Pourquoi ne l’as-tu pas suivi ?
— Nous nous étions déjà séparés d’un commun accord. Nous éprouvions de
l’affection l’un pour l’autre, pas de l’amour. Je suis donc retournée à Lafayette
Falls. C’est vrai, il ne voit pas souvent Sophie, à cause de la distance, mais ils se
parlent au téléphone et par écrans interposés. Il s’est remarié et ils attendent leur
premier enfant. Sophie est ravie. Après la naissance du bébé, elle ira passer
quinze jours chez eux.
— Génial, maugréa Carson, que ces histoires ennuyaient.
Il prit sa tasse pour se servir un autre café.
— Ben n’est pas le père biologique de Sophie.
Étonné, Carson leva les yeux. Elle se mit debout, pensive, et se dirigea vers
la baie vitrée. Il soupira. Pourquoi les femmes tenaient-elles tant à se confier ?
— Marla, je n’ai pas envie de t’écouter. Ton ex-mari, tes ex-amants, ta vie, je
m’en fous, d’accord ?
— Sophie est ta fille, déclara-t-elle, les yeux rivés sur l’horizon.
Un silence de mort s’installa dans la pièce, puis Carson laissa échapper un
rire jaune.
— J’en ai assez entendu !
Il se dirigea vers la cuisine. Pourquoi tenait-elle ces propos ? Il savait que
c’était faux. Jamais il n’aurait pris un tel risque, jamais il n’aurait fait quelque
chose d’aussi stupide.
Et pourtant, il était tombé amoureux de quelqu’un qu’il ne connaissait même
pas.
— Tu ne me crois pas, constata-t-elle en se retournant, les traits tirés.
— Non.
Soudain épuisé, il eut envie de s’allonger, de s’endormir et, à son réveil, de
se rendre compte que tout cela n’était qu’un cauchemar.
— Je suis désolée, dit-elle avec sincérité.
— Moi aussi.
Il était désolé de lui avoir écrit cette lettre, de l’avoir contrainte à
l’accompagner, désolé que leur histoire se termine ainsi.
— J’appelle la réception pour qu’on te conduise à l’aéroport.
Marla soupira.
— Je t’aime, Carson.
— C’est ça, railla-t-il en cherchant son téléphone des yeux.
— Attends, fit-elle en allant chercher son sac à main. Je veux te montrer une
photo de Sophie.
— Non ! Je refuse de regarder une photo de cette enfant. Qu’est-ce que tu
cherches à obtenir ? De l’argent ?
— De l’argent ? Non, l’argent n’a rien à voir là-dedans.
— Si. C’est toujours une question d’argent avec les femmes ! Je l’ai appris à
mes dépens à l’âge de vingt ans.
— Pas cette fois. Julia va faire un don d’un million de dollars au dispensaire,
donc je n’ai pas besoin de toi, ni pour le centre de soins, ni pour moi, ni pour
Sophie. Ben et moi nous occupons d’elle. Elle ne manque de rien et elle est
heureuse.
— Tant mieux s’il y en a au moins une qui est heureuse !
Marla sortit un petit album de son sac.
— C’est de Sophie et toi qu’il est question. Vous méritez de vous connaître.
Je m’en rends compte, à présent.
— Je n’en crois pas un mot !
— Si j’avais voulu te soutirer de l’argent, j’y serais parvenue depuis
longtemps. Le jour où j’ai été éconduite, devant ta grille, j’étais enceinte de huit
semaines. J’aurais pu m’adresser à un avocat. Or je suis partie sans me retourner.
Je ne voulais pas que mon bébé soit enfermé derrière la grille de cette forteresse
que tu appelles ta maison.
Soudain, le cynisme de Carson fit place à de l’inquiétude :
— Marla, tu tiens des propos insensés…
— Peut-être, mais je ne suis pas folle. Et je ne mens pas.
— Je suis prudent. Tu me connais suffisamment pour le savoir. Cet été-là, tu
prenais la pilule. Je t’ai vue l’avaler. La boîte se trouvait dans la salle de bains.
— Tu te souviens de notre week-end à Nashville ? s’enquit-elle en lui
tendant l’album.
— Il y avait un festival de musique, admit-il. Et un gigantesque barbecue…
— C’est vrai ! J’avais oublié le festival. Bref, je n’ai pas emporté mes
pilules. Je n’en avais raté que deux et le risque d’une grossesse était infime, alors
je ne me suis pas inquiétée. Je n’aurais jamais dû prendre cette douche avec
toi…
— Quoi ? s’exclama Carson, pris de panique. Dis-moi que tu ne parles pas
sérieusement ?
— C’est pourtant le cas. Nous avons fait l’amour sous la douche, puis dans
la voiture.
— C’est impossible ! persista Carson. Je ne suis pas homme à me mettre
dans une telle situation.
— Je sais.
— Bon sang…
Je ne peux pas être le père de cette petite. Marla a perdu la tête.
— D’accord, concéda-t-il. Faisons un test de paternité. Le problème sera vite
réglé.
Il n’avait aucun doute sur les résultats de ce test.
— Un test sera inutile.
— C’est pourtant la procédure.
Elle lui tendit son petit album de photos.
— Je les garde toujours sur moi pour les montrer à mes patients. Cela
m’évite de sortir mon téléphone. Le voici, ton test de paternité.
Il vit d’abord une fillette avec un nœud rouge dans ses cheveux bruns et
bouclés. Ses yeux bleus pétillaient de malice.
Sophie avait ses cheveux, ses yeux et son sourire. Carson se mit à trembler
de tout son corps. Jamais il n’avait connu de tels sentiments, qui allaient au-delà
de la terreur. Dans un premier temps, il s’enfonça dans le déni, c’était un
cauchemar. Puis il comprit que sa vie venait de prendre un tournant crucial. Plus
moyen de revenir en arrière. La vérité le frappa de plein fouet.
Il tourna la page et découvrit Sophie entourée de cadeaux.
— C’était sa fête d’anniversaire. Elle a eu cinq ans le 4 mars.
Carson se contenta d’observer les clichés sans prononcer une parole.
— C’est Sophie et sa copine Anna Grace. Elles sont inséparables.
Il s’arrêta devant la fillette vêtue d’un tablier de peintre, face à un chevalet.
— Elle adore la peinture, expliqua Marla. C’est une artiste-née.
Incapable de regarder sa fille plus longtemps, Carson referma l’album. La
veille, il avait parlé à son enfant sans le savoir. Il n’avait assisté à aucune fête
d’anniversaire, à aucun matin de Noël. Un autre homme avait pris sa place.
— Tu ne lui as jamais parlé de moi ? s’insurgea-t-il, ulcéré.
— Non. Elle est trop petite pour comprendre.
Le cœur brisé, il la regarda dans les yeux.
— Je ne comprends pas non plus…
Un silence pesant s’installa entre eux. Carson avait les doigts crispés sur
l’album et une boule dans la gorge. Il n’avait pas souffert à ce point depuis la
mort de son père.
— Je suis désolée. Je ne sais pas quoi te dire…
L’amertume et la colère le rongeaient.
— Tu avais l’intention de garder le secret, n’est-ce pas ? Elle aurait grandi
dans la certitude que Ben était son père et moi, je n’aurais jamais été informé de
son existence.
— Tu es au courant, maintenant.
— Oui, je suis au courant ! Avec cinq ans de retard ! Si je ne t’avais pas
envoyé cette lettre, si nous n’étions pas venus ici, je ne saurais rien.
— En effet, admit-elle. J’ai fait ce que je pensais être juste.
— Comment as-tu pu croire une chose pareille ?
— Ta grille en fer forgé m’a… intimidée. Elle symbolisait à mes yeux le mur
qui se dressait entre nos deux mondes. J’ai soudain eu peur de toi, peur pour
mon enfant.
— Peur pour ton enfant ? Tu me prends pour un monstre ?
— J’étais juste une fille avec qui tu avais couché un été et j’étais responsable
de cette grossesse.
— C’était aussi mon enfant ! s’insurgea-t-il. J’aurais dû être informé de son
existence !
— Je pensais que tu refuserais cette responsabilité.
Carson s’approcha de la baie vitrée. Face à cette vue dont bénéficiaient
uniquement les nantis, il eut l’impression d’avoir été totalement dépouillé.
— Tu as avoué à Ben qu’elle n’était pas de lui ?
— Il le savait quand nous nous sommes mariés, mais cela n’a rien changé. Il
l’a toujours aimée comme sa fille.
Saint-Ben, priez pour nous.
— Quand je t’ai proposé de venir à Royal Oaks dans quinze jours, j’avais
l’intention de te présenter Sophie et je le veux toujours, si tu acceptes de nous
rejoindre là-bas.
— Non ! répliqua-t-il en faisant volte-face. Cinq ans, c’était déjà assez long !
Tu crois que je vais attendre encore deux semaines ? Pas question ! Je vais faire
mes bagages et aller voir ma fille de ce pas !
— Carson…
— Je ne veux rien entendre ! cria-t-il en s’éloignant vers sa chambre.
Lorsqu’il se retourna, elle perçut une lueur de dégoût dans ses yeux.
— Marla, rien de ce que tu pourras dire ne réparera le mal que tu m’as
infligé.
23

À bord du jet privé, Marla était installée dans une cabine-salon sophistiquée
dotée d’un divan moelleux, d’un espace repas et d’un bar. C’était ainsi que
voyageaient les stars. Sur un grand écran était diffusé un film qu’elle ne
regardait pas.
Vers l’arrière de la cabine, une table de conférence était entourée de quatre
fauteuils en cuir. Carson prenait des notes sur sa tablette, une tasse de café posée
devant lui.
Depuis qu’ils avaient quitté Kauai, il était distant et ne lui parlait que si cela
était nécessaire.
Marla n’était guère étonnée par la violence de sa réaction. N’aurait-elle pas
agi de la même manière, à sa place ? Et pourtant, elle était contrariée. Il lui
faisait endosser le rôle de la méchante sans chercher à comprendre son point de
vue. Si au moins elle avait l’impression qu’il avait ne serait-ce qu’un zeste de
sentiments pour elle…
De toute façon, le mal était fait. Il ne servait plus à rien de regarder en
arrière.
Après une conversation avec Kayla, elle avait décidé qu’il valait mieux que
Carson et Sophie fassent connaissance à Royal Oaks, là où tout avait commencé.
Kayla avait prévu d’emmener Sophie prendre un petit-déjeuner, puis elles
passeraient au théâtre afin que l’enfant essaie son costume et feraient des
emplettes à la nouvelle boutique de vêtements. Enfin, elles se rendraient à Royal
Oaks où elles attendraient Marla et Carson.
— Ne te fais pas de soucis, avait assuré Kayla. Je gère la situation.
Marla se leva et s’étira. Le vol était interminable. Lors d’une escale à Los
Angeles, Carson s’était rendu à son bureau avant qu’ils ne repartent pour
Nashville. Elle avait préféré patienter à l’aéroport, où elle avait déambulé dans
les boutiques, en quête de tee-shirts et autres souvenirs pour le personnel
hospitalier.
Elle en avait profité pour appeler le centre de soins.
— Mme Crawford nous a versé un million de dollars ! s’était exclamée
Nolana. J’ai vérifié. Le virement est passé sur notre compte. Je n’en croyais pas
mes yeux.
— Eh bien, on peut dire que la semaine a été fructueuse, avait répondu
Marla d’un ton qui se voulait enjoué.
Elle était d’autant plus soulagée qu’elle redoutait que Carson ne change
d’avis sur le financement du centre.
— Nous sommes aux anges ! Christy a fait la roue et le Dr Hughes a failli
s’évanouir. Il a décidé d’organiser une grande fête pour ton retour et tout le
monde s’est accordé sur le fait que tu es fantastique !
— Tu pourras dire au Dr Hughes que c’est lui qui m’a tout appris.
— Je suis tellement contente ! Non seulement le dispensaire a de quoi
fonctionner au quotidien, mais nous allons pouvoir investir dans du matériel et
être encore plus efficaces ! J’ai hâte de t’embrasser.
— On se voit mercredi.
Elle espérait être de retour au dispensaire, mercredi, et non dans un cabinet
d’avocat. Hélas, elle aurait certainement l’occasion d’observer le fonctionnement
d’une cour de justice dans les mois à venir.
Ils étaient encore à des milliers de kilomètres de leur destination. Au vu de
l’heure tardive et de la fatigue accumulée ces derniers jours, elle avait suggéré
qu’ils passent la nuit à Nashville car elle ne voulait pas rouler de nuit.
Étonnamment, Carson avait accepté.
Il était toujours concentré sur sa tablette. Marla quant à elle ne se servait de
son ordinateur que pour son travail, même si ses amis l’incitaient à s’inscrire sur
les réseaux sociaux.
— Je voudrais te parler de Sophie.
Il leva les yeux de son écran.
— Garde ça pour les juges, répliqua-t-il.
Soudain très lasse, elle poussa un soupir.
— Je suis trop fatiguée pour supporter ton attitude.
— Dans ce cas, retourne à ta place et laisse-moi tranquille.
Au contraire, elle s’assit sur le siège confortable face à lui. Il la foudroya du
regard.
— Il y a des choses que tu devrais savoir.
Elle s’exprimait d’un ton neutre, presque professionnel, en dépit des
émotions contradictoires qui l’étreignaient quand elle le regardait : amour,
colère, désir, tristesse, désespoir.
Il l’ignora sans vergogne et demeura scotché à son écran.
— Sophie est allergique à la pénicilline et ses dérivés. Avec une simple dose,
elle risque le choc anaphylactique.
Cette information parvint à capter l’attention de Carson. Il posa sa tablette
comme si elle n’avait plus d’importance.
— Je connais ce problème car je suis allergique à la pénicilline, moi aussi,
déclara-t-il.
— Ah, tout s’explique. Il est essentiel que les médecins le sachent, si elle
tombe malade. Elle porte un bracelet spécifique quand elle se déplace, en cas
d’accident.
— Il me faudra une copie de son dossier médical.
— Très bien, répondit-elle, désireuse de connaître les antécédents de Carson.
Tu as un souffle au cœur ?
— Non.
— Sophie a un souffle de Still.
— Tu veux dire qu’elle a un problème cardiaque ? fit-il en se redressant,
soudain alarmé.
Elle reconnaissait cette pointe d’angoisse dans sa voix pour l’avoir entendue
chez nombre de parents lorsqu’elle leur annonçait que leur enfant souffrait d’un
souffle au cœur.
— C’est une affection assez commune qui touche les jeunes enfants,
expliqua-t-elle. Il ne provient pas d’un dysfonctionnement. Je l’ai diagnostiqué
quand elle avait deux ans. J’ai consulté un service de cardiologie pédiatrique
pour m’assurer qu’il n’y avait rien de grave. Tous les résultats d’examens étaient
normaux.
Carson poussa un soupir de soulagement.
— Je préfère te prévenir parce que, si tu dois l’emmener chez le médecin, il
t’en parlera dès qu’il aura écouté son cœur. Parfois, les parents paniquent.
— Je comprends. Et sinon, elle va bien ?
— Oui. Elle est petite et plutôt menue, pour son âge. Elle voudrait être aussi
grande que son amie Anna Grace.
Marla afficha les photos de Sophie sur son téléphone et lui montra un cliché
des deux copines, la petite brune toute fine avait bien une tête de moins que la
robuste blondinette.
— Nous vivons dans une impasse et, quand les enfants du quartier
s’amusent, c’est la pagaille.
Elle sélectionna une photo de Sophie vêtue d’un costume de marin rouge et
blanc.
— Elle fait partie d’une troupe de théâtre pour enfants et se produit sur
scène. Elle est tellement adorable ! Et très sociable.
Elle fit défiler les photos récentes de leur fille. Sophie sur un toboggan,
faisant du vélo, préparant un gâteau avec sa grand-mère et déguisée en ange…
Marla fut attendrie par le sourire de Carson. Elle ne pouvait s’empêcher
d’espérer qu’un jour il lui pardonnerait et qu’elle ne lirait plus l’amertume dans
son regard.
— Tiens, regarde celle-ci, dit-elle avec fierté. Sophie a participé au concours
du comité artistique de Lafayette Falls et a obtenu le premier prix de son groupe
d’âge !
Lors de la cérémonie de remise des prix, la fillette avait revêtu une belle robe
plissée ornée d’un large col en dentelle. Elle brandissait un diplôme à son nom.
— Elle a insisté pour que j’accroche son certificat dans le salon, à la vue de
tous. Je dois admettre qu’elle ne brille pas par sa modestie.
Elle s’attendait à ce que Carson réagisse à ce commentaire. Il se contenta de
fixer longuement le cliché, puis il lui rendit son appareil.
— Je vais faire changer son nom de famille, annonça-t-il.
— Pardon ? s’exclama Marla en retrouvant son sérieux.
— C’est ma fille. C’est une Blackwell et je veux qu’elle porte son véritable
nom.
— Tu ne peux pas surgir dans sa vie sans prévenir et lui changer son nom.
Quand elle sera plus grande, elle prendra cette décision elle-même. Elle n’a que
cinq ans, ne l’oublie pas.
— Et toi, n’oublie pas qui est fautif, dans cette histoire. Ce n’est pas elle, ni
moi.
Son ton était vindicatif et Marla était sur le point d’exploser.
— Parce que tu te crois parfait ? Tu as vu les photos, non ? Elle est heureuse
et c’est ce qui devrait compter pour toi, en tant que parent. Son bonheur devrait
être ta priorité et surtout passer avant ton ego.
Affichant une expression indéchiffrable, il s’adossa plus confortablement
dans son fauteuil.
— Tu n’as pas de leçons à me donner sur mon rôle de père.
— Tu te trompes, je ne te fais pas la leçon. Je sais très bien que tu veux être
un bon père et que tu le seras. Sinon, je ne t’aurais jamais parlé d’elle. En
revanche, je refuse de m’effacer et de te laisser décider du destin de Sophie.
C’est ma fille. Ben et Kelly aussi la considèrent comme leur fille. Elle a une
famille et des amis qui l’aiment. Tu dois la prendre avec son entourage, que cela
te plaise ou non.
Carson demeura silencieux et boudeur. Il avait les traits tirés et les yeux
cernés.
Marla poussa un soupir résigné :
— Carson, je t’en prie, ne me fais pas regretter de te faire entrer dans la vie
de Sophie.

Le lendemain matin, Carson ne se montra pas plus loquace. Il laisserait à ses


avocats le soin de parler à sa place. Marla allait regretter de lui avoir brisé le
cœur. Sa rupture avec Angela n’était rien à côté de ce qu’elle lui avait infligé.
Au volant de son 4×4, Marla roulait à toute allure dans les rues de Nashville.
Il espérait qu’ils atteindraient Lafayette Falls entiers. Au moins, il se sentait en
meilleure forme. La veille, dans la chambre d’hôtel proche de l’aéroport, il
s’était écroulé sur son lit et une longue nuit de sommeil avait effacé ses maux de
tête et de dos.
En plaçant les valises dans le coffre, il avait remarqué une boîte contenant un
petit tutu de danseuse. Il y avait un siège auto à l’arrière de la voiture et une
poupée traînait à côté. La poupée de sa fille. Sophie avait soudain pris une
existence concrète dans l’esprit de Carson.
S’il était impatient de la rencontrer, il déplorait le fait de n’avoir aucun droit
légal sur elle. Après tout, il était son vrai père ! À Los Angeles, il s’était
entretenu avec ses avocats. Légalement, il n’avait même pas le droit de lui offrir
une glace sans l’autorisation de ses parents. Autant dire qu’en l’état actuel des
choses, il serait compliqué de la ramener avec lui à Los Angeles. Il pourrait peut-
être obtenir la garde partagée, avec le temps, mais au terme d’une longue bataille
judiciaire, ce qui ne lui disait rien qui vaille. Quoi qu’il en soit, il était déterminé
à ne pas se laisser faire.
Autant que Marla, sans doute…
Il était en droit de la détester, et c’était ce qu’il avait affirmé à Olivia,
lorsqu’elle l’avait appelé, dans la matinée, pour prendre des nouvelles de
Truman. Carson en avait profité pour évoquer Sophie.
Olivia était comme une grande sœur pour lui et il avait plus que jamais
besoin de sa famille. Elle avait compris ses angoisses et ses interrogations puis
lui avait prodigué des conseils bienveillants qui ne lui avaient pas plu.
— Carson, il faut absolument que tu passes outre.
— Comment ça, que je passe outre ? Tu plaisantes ! Comment veux-tu que
je me remette de ça ? C’est impossible !
— Il faut que tu te départes de ta rage, de ta colère. Tu as d’autres priorités,
désormais. Il faut penser à l’enfant.
— Je sais ! Et j’ai cinq ans à rattraper.
— Il n’est pas trop tard. Sois raisonnable. Même si Marla n’aurait pas dû
faire ça.
— Tu crois ? avait-il rétorqué amèrement.
— Bien sûr, mais je ne crois pas une seconde qu’elle ait agi par
malveillance. Elle ne cherchait pas à te faire de mal, d’après ce que tu me
racontes. Ce que je comprends, c’est qu’elle n’a pas souhaité t’imposer une
paternité surprise. Pourtant, elle aurait dû le faire, c’est vrai.
— À qui le dis-tu. Quand je pense que ce Saint Ben est le père légal de mon
enfant.
— Saint Ben ?
— Laisse tomber…
— Écoute, le mieux que tu puisses faire, c’est trouver au fond de ton cœur la
force de lui pardonner et de lui proposer un compromis qui convienne à tous,
surtout à ta petite fille. Ne bouleverse pas son existence du jour au lendemain.
— Tu parles comme Marla. Nom de Dieu, je n’ai aucune intention d’anéantir
la vie de cette enfant !
— Dans ce cas, tu dois faire la paix avec sa mère.
Les paroles d’Olivia résonnaient encore dans son esprit tandis que Marla
s’engageait sur l’autoroute. Deux jours plus tôt, il ne rêvait que d’un avenir avec
elle. À présent, le souvenir de leur séjour avait un goût amer. Beaucoup
d’éléments qui lui avaient échappé prenaient sens à la lumière des récents
événements : l’appréhension qu’il avait lue si souvent dans ses yeux, sa réaction
disproportionnée suite à ses propos sur les contrats prénuptiaux, enfin, sa volonté
de lui faire effacer son numéro de ses contacts…
Sophie.
La vie réservait décidément des surprises.
Son téléphone se mit à vibrer dans sa poche.
— Salut, Rick, dit-il au fils de Truman. Comment va ton père ?
— Bien. Il se plaint de son nouveau régime sans matières grasses.
Carson rit en entendant le vieil homme ronchonner derrière Rick.
— Nous restons encore quelques jours, poursuivit ce dernier. Papa va
consulter un spécialiste à Dallas. Je te le passe.
— Content que tu ailles mieux, déclara Carson à son parrain.
— Je ne suis pas prêt à lâcher la rampe. Marla et toi êtes rentrés, paraît-il ?
— Oui… Il y a eu un imprévu.
— Ne t’avise pas de la laisser filer, celle-là. C’est la femme de ta vie.
Sans commentaires…
— Je la salue de ta part.
Quand il eut terminé sa conversation, Marla l’interrogea :
— C’était Truman ?
— Il va bien, répondit Carson sèchement.
Elle prit une sortie d’autoroute en direction de Lafayette Falls. Ils
traversèrent un paysage rural qui rappela à Carson son enfance au ranch de son
grand-père. Un jour, sa mère l’avait emmené en pique-nique non loin d’une
cascade découverte deux cents ans plus tôt par un négociant du nom de Justin
Lafayette.
Carson avait de bons souvenirs de la région et il regrettait de ne pas être
revenu plus souvent, surtout du vivant de sa grand-mère. Hélas, son ambition ne
lui accordait guère de loisirs. Ses plus longues vacances avaient été celles durant
lesquelles il avait connu Marla. Et voilà le résultat, songea-t-il.
Le téléphone de Marla annonça un appel entrant de Kayla. Marla appuya sur
une touche de son volant pour répondre.
— Salut, ma belle ! Où es-tu ?
— Pas loin de la route de Shelbyville. Je serai à Royal Oaks dans un quart
d’heure environ.
— Nous y sommes déjà, déclara Kayla. Sophie adore. Elle est fascinée par
les paons qu’élève Mme Deaton. On a des plumes dans les cheveux.
Marla éclata de rire.
— Tu peux me la passer ?
— Elle est dans la maison avec Mme Deaton. Elles te préparent une surprise.
Le jeune papa est avec toi ?
Carson foudroya Marla du regard.
— Oui, il est là.
— Bonjour, papa, comment ça va ?
— Je m’appelle Carson Blackwell, rétorqua-t-il en croisant les bras.
— Il est encore un peu retourné, expliqua Marla.
— Un peu ? intervint-il en la foudroyant du regard.
— Bonjour, Carson Blackwell, je suis le Dr Kayla Vance et c’est moi qui
mettrai votre bébé au monde si Marla et vous décidez de remettre ça.
— Docteur, je vous garantis que cela n’arrivera pas !
Kayla se mit à rire.
— Vous n’imaginez pas le nombre d’hommes que je croise chaque jour et
qui ont dit la même chose. Bref… Marla, je t’appelais parce que j’ai une
mauvaise nouvelle. Il y a environ une heure, on a retrouvé Fletcher inconscient
dans la cour des ambulances.
— Oh non… une overdose ?
Marla arrêta la voiture au croisement de deux routes de campagne. Des
papillons voletaient au-dessus des fleurs des champs.
— Il passe des examens de toxicologie. D’après un médecin des urgences,
Fletcher était sous oxycodone. Le Dr Sheldon lui a aussitôt interdit tout accès à
la pharmacie.
— Les rumeurs se sont avérées, finalement.
— Fletcher était censé travailler aux urgences, aujourd’hui. Il manque donc
un médecin jusqu’à sept heures.
— Kayla, je rentre à peine !
— Le pauvre Dr Hughes s’est porté volontaire et il essaie de s’en sortir seul.
— Laisse tomber, je ne céderai pas.
— Je me disais qu’on pourrait y aller ensemble jusqu’à l’arrivée de la relève
de Fletcher.
Carson se tourna vers elle :
— Fais ce que tu as à faire.
Il la vit esquisser un sourire.
— À tout de suite, dit-elle à Kayla avant de couper la communication. Et si
nous écoutions de la musique entraînante ?
— Je ne suis pas d’humeur.
— Cela te dérange si j’en mets ?
— Non. Fais-toi plaisir.
Marla appuya sur une touche. Aussitôt, des notes de guitare, de banjo et de
violon envahirent l’habitacle. Un air de country. Marla se mit à tapoter le volant
en rythme en se trémoussant. Soudain, elle était souriante et radieuse.
Carson comprit que Marla n’était pas seulement de retour chez elle
physiquement. Le Tennessee était son âme. Elle se mit à chanter.
— Je joue du banjo, déclara-t-elle.
— Du banjo ?
— Oui ! Comme dans le film Délivrance.
Carson se renfrogna davantage.
— J’essayais de détendre l’atmosphère, d’être sympa…
Elle n’avait aucun effort à faire pour être sympa, mais il se garda bien de le
lui dire. Il se contenta de regarder par la vitre. Dans un champ verdoyant, un
troupeau de bovins paissait tranquillement au bord d’une rivière. Lafayette Falls
était le berceau de sa grand-mère, de sa mère et désormais de sa fille.
Lorsqu’il se tourna vers Marla, les souvenirs ressurgirent. Il la vit marcher
sous les branches d’un chêne, à Royal Oaks, puis assise sur la balancelle, sous le
porche, avec lui, à boire de la citronnade. Ils s’étaient promenés dans la roseraie
où il avait cueilli une fleur pour la glisser derrière son oreille après en avoir
enlevé les épines.
En s’engageant sur la route menant à Royal Oaks, elle lui sourit, le regard
pétillant. C’en fut trop pour Carson. Un désir violent s’empara de lui. Comment
était-ce possible ? D’un seul sourire, elle avait réussi à l’embraser. Il bougonna
quelque chose.
— Pardon ?
— J’aime bien cette musique.
Ravie, elle augmenta le volume.
Ils firent leur entrée à Royal Oaks au son d’un air country.
24

En dépit de ses inquiétudes quant à l’avenir, Marla était de retour chez elle,
dans son environnement familier, entourée de ceux qu’elle aimait, notamment sa
fille. Elle se sentait de taille à tout affronter, même Carson.
Elle n’en revenait pas : il aimait la country. Les interrogations ne cesseraient-
elles donc jamais ?
La propriété acquise par l’arrière-grand-père de Carson avait conservé les
éléments néo-gothiques d’origine, mais il avait restauré la maison, fait planter
arbres et fleurs et fait construire des dépendances. À l’époque, il donnait de
somptueuses réceptions fréquentées par la haute société de l’époque, dont les
Roosevelt.
Royal Oaks n’avait rien perdu de son prestige. En longeant l’allée, Marla
admira les pelouses impeccables. Elle se rappela la foule riante le jour de la fête
caritative. Elle était simplement venue pour y passer un bon moment et faire un
don. Comment aurait-elle pu se douter que sa vie en serait bouleversée à
jamais ?
Elle s’arrêta devant un garage, un peu à l’écart de la grande bâtisse.
— Docteur Grant ! lança Estelle Deaton dès qu’ils descendirent de voiture.
Face au garage se dressait le pavillon du gardien qu’occupaient Henry et
Estelle Deaton. Depuis plus de quarante ans, Estelle faisait pousser ses légumes
dans le potager et sécher ses draps au soleil. Elle était l’une des patientes de
Marla.
— Cela faisait longtemps, dit-elle en embrassant Carson.
— Je sais, répondit-il en saluant Henry, le mari de la gouvernante. Quel
plaisir de vous revoir !
— J’ai un gâteau à l’ananas au four, annonça Estelle.
— C’est vrai ? Magnifique ! Estelle est la reine du gâteau à l’ananas,
expliqua-t-il à Marla.
Face au sourire des gardiens, Marla comprit ce qu’ils avaient en tête. Ils
vivaient à Royal Oaks lorsqu’elle y avait passé plusieurs semaines avec Carson
et avaient deviné que son enfant était de lui. Elle se promit d’appeler Ben dès le
lendemain, puis elle parlerait à ses parents, qui seraient abasourdis, surtout sa
mère, qui avait des principes plutôt stricts.
— Où sont Sophie et Kayla ? demanda-t-elle à la gouvernante.
— Dans la grande maison. Elles visitent le premier étage.
— Estelle a préparé de quoi déjeuner, intervint Henry. Chacun se sert.
Marla observa Carson, qui semblait moins tendu qu’un peu plus tôt.
— Va manger un morceau, lui dit-elle. Je monte voir Sophie et Kayla.
Il regarda en direction de la vaste bâtisse et hocha la tête.
Elle espérait que Sophie n’avait pas fait de bêtises. Il lui arrivait parfois
d’être turbulente. Une véritable boule d’énergie.
Marla gravit les marches de la véranda, à l’arrière du bâtiment, où il faisait
bon s’installer les soirées d’été. Elle entra dans le vestibule par la porte du fond.
Le parquet ancien craqua sous ses pas. Un escalier monumental montait en
spirale vers l’étage. Soudain, elle vit sa fille glisser sur la rampe en poussant des
cris de joie.
— Maman ! s’exclama-t-elle.
Marla la souleva dans ses bras.
— Ma chérie ! Tu m’as tellement manqué. J’ai l’impression que tu as grandi.
— Papy pense la même chose. Je me suis bien amusée, aujourd’hui. Tu m’as
rapporté les surprises et la poupée qui dit « aloha » ?
— Nous ouvrirons les cadeaux plus tard, à la maison.
— Je suis une petite diva, maintenant.
— Ah bon ?
— Bienvenue ! lança Kayla.
Elle n’avait rien perdu de la beauté de ses vingt ans, quand elle était
mannequin pour financer ses études. Marla lui enviait sa chevelure cuivrée
qu’elle avait ce jour-là relevée en un superbe chignon sur lequel étaient piquées
deux plumes de paon.
— Tante Kayla m’a acheté une nouvelle tenue !
— C’est ma petite diva, commenta la belle jeune femme en riant. Il n’est
jamais trop tôt pour être coquette.
— Regarde, maman !
Elle portait un tee-shirt à manches courtes portant l’inscription « Diva » et
un short assorti.
— J’adore.
— Montre à ta maman ton numéro de diva.
— D’accord.
L’enfant recula, mit les mains sur les hanches, et se mit à défiler en chantant
une chanson de comédie musicale. Quand elle eut terminé son numéro, elle tapa
dans la main de Kayla.
— Maman, on t’a fabriqué un chapeau, Estelle et moi. Il est dans la grande
pièce pleine de belles choses. Je vais le chercher.
Sophie se précipita vers le salon.
— Je suis un peu dépassée, avoua Marla.
Alors, elle remarqua une peinture représentant une jeune fille en robe
blanche et s’en approcha. Elle avait de longs cheveux bruns et bouclés, les yeux
bleus et une fossette sur la joue.
— Je me demandais si ce ne serait pas la grand-mère de Sophie, déclara
Kayla. La ressemblance est frappante.
— Je crois bien que c’est la mère de Carson, en effet.
— Il lui ressemble ?
— Oh oui ! La filiation est évidente.
— Tiens, maman ! dit Sophie en lui tendant un vieux chapeau de paille orné
de plumes de paon et d’une marguerite. Un chapeau de mousquetaire !
— Il est superbe ! s’extasia Marla en l’essayant. J’ai l’air d’un
mousquetaire ?
— Il ne te manque plus que l’épée, répondit Kayla.
— Il y en a une au-dessus de la cheminée, dans cette pièce, intervint Sophie.
On peut la prendre ?
— Non ! répliqua Marla. Tu ne touches à rien. Ce sont des objets anciens et
fragiles. Nous aurions des ennuis.
— Je vais dehors, fit l’enfant en sortant par la porte du fond.
— Ne cours pas dans la maison ! lança Marla en longeant le vestibule avec
Kayla.
— D’accord !
Elle sortit et se trouvait déjà dans la cour quand les deux femmes atteignirent
la véranda. La fillette courut vers la table de pique-nique où se trouvaient
Carson, Henry et Estelle. Soudain, son attention fut attirée par un nichoir entouré
de colibris.
Marla vit Carson observer l’enfant. Puis il s’avança vers la véranda. Marla
respira profondément.
— Il est pas mal, commenta Kayla. Je comprends pourquoi tu t’es fourrée
dans ce pétrin.
— Je n’aurais jamais cru que ce jour viendrait, avoua Marla.
— Regarde, Sophie l’a remarqué.
La fillette se détourna du nichoir pour toiser Carson, qui s’arrêta et lui sourit.
Sophie regarda en direction de la véranda et chercha le regard de sa mère. Marla
voulut les rejoindre pour faire les présentations, mais Kayla l’en empêcha.
— Attends.
Kayla sourit en voyant Sophie marcher vers Carson.
— Elle se débrouille bien, reprit-elle.
Marla porta la main à sa bouche en voyant Sophie s’arrêter devant Carson.
— Regarde, souffla Kayla. Elle lui chante sa chanson de diva. La petite
futée : elle est en train de se mettre son nouveau papa dans la poche.
— Je suis incapable de réfléchir, avoua Marla, qui s’assit dans un fauteuil à
bascule.
Carson s’accroupit devant l’enfant, qui lui parlait avec animation. Dieu seul
savait ce qu’elle lui racontait.
— Tu te sens bien ? s’enquit Kayla en ôtant les plumes de paon de ses
cheveux.
— Ça ira. Je dois simplement assimiler ce qui est en train de se passer. Ce
n’est pas un rêve. C’est la réalité. Et je vais devoir vivre avec.
Kayla vint s’asseoir à côté d’elle.
— C’était la meilleure chose à faire, commenta-t-elle en posant une main sur
son bras. Tu as suivi ton cœur et tu ne le regretteras pas. Regarde-les, tous les
deux.
Carson s’était assis dans l’herbe et Sophie était debout face à lui, en train de
lui réciter quelque chose, sans doute son dernier rôle au théâtre pour enfants.
— Il est impressionné, dit Kayla. Elle est sûre d’elle et charmeuse. Grâce à
toi.
— Elle est née comme ça.
— Accorde-toi du mérite. Et souris ! Allez, remets ton chapeau de
mousquetaire, le devoir nous appelle ! Nous avons des malades à soigner.
Estelle émergea de la maison avec un pichet de citronnade et des gobelets.
Sophie se précipita vers elle, laissant Carson assis dans l’herbe.
— Tu vas réussir à te relever ? demanda malicieusement Marla en
descendant les marches, Kayla sur les talons.
— Bien sûr ! répondit-il en époussetant son pantalon, tandis que Marla le
présentait à son amie.
— Maman, tu veux de la citronnade ? s’écria Sophie depuis la table.
Henry était en train de lui préparer un sandwich.
— Non merci. Fais attention de ne pas en renverser partout !
— Moi je prendrais bien un peu de citronnade avant de partir, dit Kayla,
laissant Marla et Carson en tête à tête.
Celui-ci semblait se retenir de rire.
— Quoi ? demanda-t-elle. Le chapeau ?
Il sourit de plus belle.
— C’est ta fille qui l’a décoré.
— Il est époustouflant.
Elle regarda au loin. Le pavillon d’invités était dissimulé par un immense
magnolia. Elle sourit en songeant aux nuits qu’ils y avaient partagées, dans un lit
étroit. Ces pensées la menèrent vers une autre demeure somptueuse, protégée par
une grille, à Los Angeles.
— Je ne m’absente que pour quatre heures, environ. Nous pourrons discuter
à mon retour ?
— D’accord, répondit-il en regardant vers la table de pique-nique où Sophie
dévorait d’immenses tranches de pastèque. Il y a des questions à régler.
Ces mots ne lui disaient rien qui vaille, mais le moment était mal choisi pour
le provoquer.
— Je peux confier Sophie à ma mère pendant que je travaille, cet après-midi.
— Pourquoi ? demanda-t-il, vexé.
— Carson, elle est parfois difficile à gérer.
Comme toi.
— Henry et Estelle ont élevé quatre enfants et ils ont une ribambelle de
petits-enfants. À nous trois, nous devrions être capables de nous occuper d’une
petite fille, si elle veut bien rester.
Sur ces mots, il se dirigea vers la table sans attendre Marla, qui lui emboîta
le pas. Elle croisa le regard de Kayla.
— Sophie, dit Carson d’un ton enjoué. Ta maman doit aller travailler à
l’hôpital. Tu veux aller chez ta grand-mère pour…
— Non, je préfère rester ici, coupa l’enfant. Mamie n’a pas de paons, ni de
chevaux.
Elle prit un air malheureux. C’était décidément une bonne actrice.
Comme sa cousine Olivia Blaise.
— Ce serait plus rigolo que je reste ici, maman. Estelle a fait du gâteau à
l’ananas et c’est mon préféré, tu le sais bien.
— Moi aussi, j’aimerais bien rester, déclara Kayla en se levant.
Elle remercia Estelle et attendit Marla. Celle-ci se pencha vers sa fille :
— Promets-moi d’être sage et d’obéir. Ne fais rien sans demander la
permission et sois polie.
— Promis. Je serai très sage.
Marla leva les yeux vers Carson.
— Appelle-moi si ce n’est pas le cas. Sophie, si Carson m’appelle, tu auras
des ennuis.
— Je serai très sage, répéta-t-elle avant d’embrasser sa mère avec effusion.
— À plus tard, petite chérie, dit Marla en l’étreignant.
— À plus tard, ma petite diva, lança Kayla en l’embrassant à son tour.
N’oublie pas que l’on va nager ensemble, le week-end prochain.
Marla demanda à Carson s’il voulait qu’elle lui laisse le 4×4, afin qu’il ait un
véhicule.
— Nous avons plusieurs voitures, ici, et deux pick-up, avec des rehausseurs
pour nos petits-enfants, rétorqua Henri.
— Je prends juste mes bagages, dit Carson.
— En cas de besoin, n’hésitez pas à m’appeler, ajouta-t-elle à l’intention
d’Estelle, qui la rassura.
— Vous êtes en froid on dirait, non ? souffla Kayla à son amie tandis qu’il
sortait ses valises de la voiture de Marla.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Préviens-moi si tu as besoin des conseils de mon père. Nous irons le voir
à son bureau.
Marla opina. Carson posa ses valises près de la table et s’assit à côté de
Sophie, qui babillait gaiement. Lorsque Estelle apparut avec son gâteau à
l’ananas, père et fille affichèrent le même sourire gourmand.
— On y va, annonça-t-elle à Kayla. Tu sais, quand j’aurai quatre-vingts ans,
je veux être comme le Dr Hughes : il est toujours en grande forme.
— Moi aussi, je m’imagine très bien en pleine séance d’accouchement :
« Allez, poussez mon petit », dit-elle en prenant la voix chevrotante d’une vieille
dame.
En s’installant au volant, Marla jeta un dernier regard vers Carson et Sophie,
qui se régalaient de gâteau. Elle eut soudain l’impression que sa relation avec
Carson était un souvenir de famille brisé et elle se rendit compte qu’elle mourait
d’envie de recoller les morceaux.
Hélas, cela risquait d’être compliqué.
25

Marla posa un gobelet de café sur le comptoir des urgences de l’hôpital pour
le Dr Hughes dont le visage marqué exprimait une grande sagesse.
— Merci. Je suis fier de toi, tu sais.
Le compliment de son mentor lui alla droit au cœur.
— Tu as fait du dispensaire une réussite. Sans parler du financement.
Obtenir un tel don est exceptionnel.
— C’est comme si elle avait remporté une médaille d’or aux Jeux
Olympiques, intervint Kayla.
— Si seulement… souffla l’intéressée.
Son téléphone se mit à vibrer dans la poche de sa blouse. C’était un message
de Carson.

Sophie veut peindre. Estelle et moi l’emmenons au centre commercial


acheter des fournitures.

— Ils vont au centre commercial, annonça Marla à Kayla.


— Ma petite diva va faire chauffer sa carte bleue, tu vas voir !
— Il faut lui fixer des limites, répondit Marla en tapant sa réponse :

Va pour de la gouache et du papier. Elle a beaucoup de choses à la maison.


Surtout : pas de feutres indélébiles ni de peinture à l’huile.

Compris.

Une infirmière se présenta.


— Docteur Vance, on vous attend en salle deux.
Kayla la suivit et Marla alla s’occuper d’un patient qui venait de faire une
mauvaise chute de skateboard. Elle attendait les radios pour appeler
l’orthopédiste. Elle avait également demandé au Dr Aaron Kendall d’examiner
un bébé de six mois présentant une fièvre modérée et une atonie musculaire.
Une heure plus tard, elle reçut un nouveau message de Carson.

Je lui achète des vêtements. Estelle m’a aidée à trouver la bonne taille.

Il avait joint une photo de l’enfant en train d’essayer des ballerines rouges à
paillettes.
Ensuite, il lui adressa un selfie de Sophie et lui devant la fontaine.

Je lui ai trouvé une voiture.

La photo était prise dans un magasin de jouets. La fillette était au volant d’un
véhicule à moteur, serrant contre son cœur une poupée de la Reine des Neiges.

Qui est ce garçon, à côté ?

C’est l’employé que j’ai chargé de porter nos achats.

Seigneur ! songea-t-elle, désemparée. Carson devait se rendre compte que


ces extravagances n’étaient pas un bon exemple. Cependant, c’était la première
fois qu’il avait l’occasion d’offrir des cadeaux à sa fille. Elle ne voulait pas
gâcher ce moment qu’il appréciait certainement.

Je suis contente que vous vous amusiez bien.

Elle rejoignit Kayla au poste des infirmières.


— Ta petite diva est en train de dévaliser les magasins de jouets, lui
annonça-t-elle en lui tendant son téléphone pour lui montrer les photos.
— Je vois ça ! Eh bien, quelle voiture !
— Je me réjouis qu’ils s’entendent bien. Je vais néanmoins devoir lui dire
deux mots afin qu’il ne la gâte pas trop.
— Bonne chance…
Un homme brun et élancé au regard ténébreux franchit l’entrée des urgences.
— Tiens, fit Kayla en agitant le bras. Voici le plus sexy des pédiatres !
— Salut rouquine, dit le Dr Aaron Kendall. Tu mijotes un mauvais coup,
comme d’habitude ?
Il portait une blouse blanche sur son jean et sa chemise noire et un
stéthoscope autour du cou. Un lapin en peluche dépassait de sa poche. Aaron
était très attentionné envers ses petits patients, surtout les bébés.
— Désolée d’avoir dû t’appeler, déclara Marla, mais nous ne pouvons pas
nous passer de toi.
— Elles disent toutes ça, rétorqua Aaron.
C’est sûrement le cas, songea-t-elle. Aaron était très séduisant, avec son
sourire éclatant. Elle avait toujours pensé que Kayla et lui formeraient un couple
magnifique. Le joueur de baseball et le mannequin. Hélas, il ne semblait y avoir
aucune attirance entre eux. Kayla refusait d’entendre parler d’une telle union,
affirmant qu’elle aurait l’impression de coucher avec son frère.
— Jetons un coup d’œil à ce bébé, fit Aaron.
— Il n’est pas déshydraté et les électrolytes sont remontées, expliqua Marla
tandis qu’ils longeaient le couloir vers la salle d’examen. J’espère que son
problème de tonicité n’est que temporaire.
Aaron eut l’air pensif.
— La mère a-t-elle précisé s’il avait eu des nausées ou s’il avait été vacciné,
dernièrement ?
Marla s’arrêta pour consulter son dossier sur sa tablette.
— Sa dernière maladie remonte à environ trois semaines. Une rhinite. Qu’en
penses-tu ?
— Une faiblesse des membres ? Ce pourrait être un syndrome de Guillain-
Barré. S’il a attrapé un virus il y a quelques semaines, son système immunitaire
est détraqué. Les nerfs périphériques peuvent être atteints. C’est rare, mais cela
arrive. Je vais le faire hospitaliser et mener des recherches approfondies.
— Heureusement que tu es venu.
Alors qu’elle lui tendait la tablette, la sirène d’une ambulance retentit dans la
cour, suivie d’une autre.
— Zut, maugréa Marla.
— Le bruit que tous les médecins des urgences redoutent, commenta Aaron.
Va voir ce qu’il se passe. Je m’occupe du bébé.
Elle se précipita vers le poste des infirmières. Son téléphone se mit à vibrer.
Carson lui avait envoyé une vidéo. Elle découvrit avec stupeur Sophie sur le dos
d’un poney que Henry menait au bout d’une corde dans son enclos de Royal
Oaks.
— Fais un signe à maman ! lui demanda Carson.
La fillette obéit.
— Regarde, maman ! Pendant notre absence, Henry a trouvé un poney et l’a
ramené ici. C’est une fille et je l’ai appelée Bouton d’or. C’est le plus beau jour
de ma vie !
En voyant le visage radieux de sa fille, Marla ressentit une vive émotion.
S’ils n’avaient aucun avenir ensemble, Carson et elle avaient au moins un enfant
qui constituait un lien entre eux.

Merci de lui faire passer une journée de rêve. Tu es déjà un formidable


papa.

— Marla ! lança Kayla en se précipitant vers elle. On a un accident de la


circulation avec trois blessés dont un critique !
— Tu parles d’un après-midi tranquille. Au fait, Sophie a un poney.
— Ah bon ?
— Je dois vraiment parler à Carson. C’est une journée particulière, d’accord,
mais il ne faut pas que ces dépenses deviennent une habitude.
— Où est le Dr Hughes ?
— Il se repose.
Marla s’adressa à l’infirmière surveillante :
— Il faut que la chirurgie, la radio et le labo soient prêts de toute urgence. Et
il faut faire revenir tout le monde.
Brett Harris, alias le Beau Brett, le cardiologue, franchit une porte à double
battant portant l’inscription « réservé au personnel ».
— Tiens, tiens, qui voilà ? fit Marla en l’embrassant car elle le connaissait
depuis toujours et le considérait comme un membre de sa famille. Comment tu
vas ?
— J’ai une nouvelle chérie, répondit-il d’un air malicieux en brandissant la
photo d’une Plymouth de 1969, étincelante, de couleur bleue. Pas trop difficile,
ton retour ?
— Pas vraiment. Kauai est superbe mais rien ne vaut son chez-soi. Ta
nouvelle chérie est très belle.
— Je l’ai attendue longtemps, ma Rhonda. Quelle carrosserie ! ajouta-t-il
avec un sourire taquin.
— Bon, tu as un patient à voir, intervint Kayla.
— A-t-on des nouvelles de Fletcher ? demanda-t-il en prenant son
stéthoscope.
— Aucune, répondit Marla. Je suppose qu’ils vont l’envoyer directement en
cure de désintoxication.
— Quel gâchis, commenta-t-il en se tournant vers Kayla. Allez les Lala, on y
va.
Au loin, Marla entendit une autre sirène d’ambulance. La situation serait
bientôt chaotique. Elle enfila une blouse et des gants tandis qu’une infirmière
vérifiait le matériel de réanimation. Elle songea à Truman et Julia et se réjouit
d’avoir pu sauver Truman. Elle s’était trouvée là au bon moment. Était-ce le fruit
d’une simple coïncidence ou un miracle ?
Tous n’avaient pas cette chance.
L’une des victimes de l’accident, une femme, ne survécut pas à une
hémorragie massive provoquée par un traumatisme crânien. Puis, avant la fin du
service de Marla, un nouveau cas critique se présenta.
— Homme de quarante ans, annonça un ambulancier en poussant un
brancard dans la salle un. Blessure par balle à l’abdomen. Apparemment, il a fait
tomber son arme et le coup est parti.
Il regarda Marla dans les yeux et secoua la tête. Le patient avait perdu
beaucoup de sang. Marla s’affaira à évaluer son état et donna des ordres à son
équipe pour une transfusion. Le bloc opératoire était prêt et le chirurgien en
route.
Le patient présentait effectivement une plaie due à un coup de feu à faible
distance. Le foie, l’estomac et l’intestin étaient touchés. Il était miraculeux qu’il
ait survécu aussi longtemps.
— La tension chute, prévint une infirmière.
Le blessé bougea les doigts et posa sur Marla un regard implorant.
— James, dit-elle, je suis le Dr Grant. Avez-vous mal ?
Elle ne voulait pas que cet homme mourant parte dans la douleur. Il essaya
de parler. Le silence se fit dans la salle. Une infirmière lui ôta son masque à
oxygène. Marla se pencha vers lui.
— Donnez-moi la main.
Ce furent ses derniers mots. Elle prit sa main et, presque aussitôt, déclara le
décès.
Une heure plus tard, elle gara sa voiture dans l’allée de sa maison en briques
rouges aux volets blancs et aux fenêtres ornées de jardinières de fleurs. Elle avait
acheté la bâtisse en L deux ans plus tôt, dans le quartier tranquille d’Elmwood
Circle où tout le monde se connaissait.
L’air sentait l’herbe coupée et les roses. Le ciel était d’un bleu limpide, et on
distinguait les collines grises du Tennessee au loin. Le chat de Mme Nelson
traversa la pelouse. En entrant dans la cuisine, elle se sentit mieux. Elle avait
envoyé un message à Carson pour lui dire qu’elle faisait un saut chez elle avant
de revenir à Royal Oaks.
Elle avait besoin de prendre une douche et d’être seule.
La mort faisait partie de son travail, mais elle ne parvenait pas à s’y habituer.
Une infirmière avait escorté la famille de l’homme décédé, qui était père de deux
petits garçons. Les familles comprenaient toujours avant même qu’elle ne dise
un mot. Les pleurs commençaient avant qu’elle ne leur présente ses
condoléances.
Sous la douche, elle laissa libre cours à ses larmes. Elle s’était confiée au Dr
Hughes sur son incapacité à rester détachée.
— Tu es un jeune médecin, lui avait-il répondu. Avec le temps, tu
apprendras à accepter le cycle de la vie. Et tu trouveras un moyen de t’apaiser.
Pleurer secrètement sous la douche l’aida à se sentir mieux.
Ensuite, elle se coiffa et mit quelques gouttes dans ses yeux rougis, avant de
les maquiller. Dans sa valise, elle trouva ses échantillons et décida de déposer
quelques gouttes du parfum qu’aimait Carson et qui lui rappelait des souvenirs, à
défaut de lui plaire.
En enfilant une robe jaune achetée à Hawaï, elle s’efforça de ne pas trop
penser à cette semaine sur l’île exotique. Dans la cuisine, elle se posta devant le
réfrigérateur qui résumait son existence : photos, magnets, dessins, cartes de
visite, numéros de téléphone. Une liste de courses à faire, un article de journal
sur le dispensaire.
Elle prit un instant pour dire au revoir à cette phase de sa vie. À partir du
moment où elle était montée à bord de cet avion avec Carson, elle avait plus ou
moins consciemment ouvert un nouveau chapitre de leur vie.
Enfin, elle se décida à partir pour Royal Oaks.
Estelle et Henry étaient attablés devant leur pavillon. Ils avaient posé des
bougies à la citronnelle sur la table et épluchaient des haricots verts. Le ciel
commençait à se teinter de rose et d’orange au-dessus des bois bordant la
propriété.
— Carson et Sophie sont à l’intérieur ? s’enquit Marla.
— Ils dorment profondément, répondit Estelle.
— Mais il n’est que sept heures et quart !
— Ils étaient épuisés.
— C’est vrai, renchérit Henry. Tout à l’heure, en donnant à manger au
poney, j’ai trouvé la petite endormie dans le foin.
— J’ai dit à Carson de l’installer dans la chambre du bas, dans la grande
maison, poursuivit Estelle, un haricot à la main. Quand je suis allée voir, il avait
défait ses valises et s’était endormi à côté d’elle. Un tremblement de terre ne les
réveillerait pas.
Marla s’attabla avec le couple.
— Je peux vous donner un coup de main ?
26

Carson se réveilla le visage enfoui dans un coussin brodé. En ouvrant les


yeux, il regarda par la vitre de la porte-fenêtre. Il faisait nuit et la chambre était
plongée dans la pénombre.
Sophie dormait à côté de lui, sous une couverture.
Il se leva en prenant soin de ne pas la réveiller et quitta la pièce à pas de
loup. Il en fallait, de l’énergie pour suivre une enfant de cet âge ! Mais le jeu en
valait la chandelle : il avait passé un moment merveilleux, sans doute les plus
belles heures de sa vie.
Dans le vestibule, il passa devant le portrait de sa mère, avec ses longs
cheveux bruns et ses yeux bleus. Sophie lui ressemblait énormément.
En sortant son téléphone, il constata qu’il était presque vingt et une heures et
qu’il avait un message de Marla :

Lorsque tu seras réveillé, peux-tu me retrouver devant la maison ? Il faut


qu’on parle.

Il fit la moue. Quand une femme déclarait : « il faut qu’on parle », c’était
généralement mauvais signe. Il trouva Marla appuyée à une colonne de la
véranda. Elle tenait une rose qui provenait de la roseraie de sa grand-mère.
Une douce lumière baignait les lieux. Sa robe jaune était presque argentée,
comme ses cheveux blonds. Le parfum qu’il aimait tant lui parvint aux narines,
réveillant de merveilleux souvenirs.
— La rose est la plus parfaite création de la nature.
— Pour moi, c’est Sophie, répondit-il.
— Ce n’est pas la nature qui a créé Sophie, objecta-t-elle en caressant un
pétale. C’est nous.
— Je me réjouis que tu dises « nous ».
— Alors, vous vous êtes bien entendus, tous les deux ? demanda-t-elle avec
l’esquisse d’un sourire. Elle t’a adopté, on dirait.
— Il existe un lien entre nous et elle l’a senti. Moi aussi d’ailleurs.
— Tu es heureux ?
— C’est ma fille. Bien sûr que je suis heureux. Elle correspond en tous
points à l’enfant que j’ai toujours rêvé d’avoir, ajouta-t-il fièrement. Outre ses
dons artistiques, elle aime les chevaux et a de la personnalité à revendre. De
plus, elle a toujours quelque chose à raconter.
— Absolument.
Un silence s’installa. Un petit carillon éolien accroché à une branche de
cornouiller tinta.
— Quand retournes-tu en Californie ?
Il se tenait là où il se trouvait quand il avait vu Marla pour la première fois,
six ans plus tôt. Que serait-il devenu s’il était resté sous la véranda ?
— C’est de cela que tu voulais me parler ? De mon départ ?
Elle ne dit rien. Si seulement il n’était pas obnubilé par ce parfum, qui
évoquait ses baisers, ses caresses, leurs étreintes…
— Sophie et moi venons avec toi.
— Comment ? fit-il, abasourdi.
— Sophie et moi venons avec toi. Si tu veux bien de nous, ajouta-t-elle
vivement.
Il admira sa force de caractère.
— Non, répondit-il en secouant la tête.
— Carson, si je pouvais revenir en arrière et changer les choses, je le ferais
crois-moi. Hélas, c’est impossible.
Un jour, le père de Carson lui avait affirmé que les pires erreurs étaient celles
dont on se rendait compte trop tard. Était-il trop tard, pour eux ?
— Il n’y a rien que je puisse faire à part te dire que je t’aime, énonça-t-elle
en lâchant sa rose. Si tu m’accordes une seconde chance, j’essaierai de me
racheter.
Il baissa la tête, puis se redressa.
— Tu n’as pas à craindre que j’emmène Sophie de force en Californie pour
l’enfermer et te priver d’elle. Je n’en ferai rien. Je sais ce que c’est que de perdre
sa mère très jeune. Je serais incapable d’infliger cette souffrance à Sophie.
— Il n’est pas question de Sophie, mais de nous deux.
Il observa les lucioles qui voletaient telles des étincelles dans la nuit.
— Ce matin, à notre arrivée, j’ai vu ton visage s’illuminer de bonheur parce
que tu étais de retour chez toi. C’est ici que tu es heureuse.
— Seule une partie de moi est ici. Mon cœur est ailleurs depuis longtemps.
— Tu en es sûre ?
— Certaine. Que te dire, à part que je veux que l’on soit ensemble parce que
nous sommes faits l’un pour l’autre ? Je l’ai toujours su, même le jour où je t’ai
vu partir. Hélas, je refusais d’y croire ou de me faire confiance.
— Je sais, murmura-t-il, car il ressentait exactement la même chose.
— Si tu refuses, je le comprendrai, reprit-elle en s’efforçant d’être
rationnelle. Je l’accepterai et cela ne changera rien pour Sophie. Je veux que tu
fasses partie de sa vie et je ferai le maximum pour que tu deviennes le père que
tu veux être.
— Ne crois pas que tu sois la seule fautive. J’ai profité de toi, en réalité,
avoua-t-il.
Il était fermement décidé à affronter les démons de son passé.
— À vingt ans, j’ai rencontré une femme du nom d’Angela, reprit-il.
Et il lui raconta ses déboires sans omettre le moindre détail, lui expliqua sa
méfiance pathologique des femmes, son besoin de se protéger. Comme un
animal en milieux hostile, il était alors toujours sur le qui-vive et incapable
d’accorder sa confiance à qui que ce soit.
— J’ai eu une réaction excessive, admit-il, mais je vivais dans une sorte de
paranoïa depuis dix ans quand je t’ai rencontrée. Je me souviens que j’observais
les gens, les invités, ma grand-mère. Ils s’amusaient et semblaient si ouverts…
Soudain, je t’ai vue. Je me suis demandé comment ce serait de ne pas avoir à me
soucier de tes motivations réelles, c’est pourquoi j’ai délibérément choisi de ne
pas te parler de ma fortune ou de ma façon de me protéger. J’avais envie de me
détendre, de passer du temps en toute insouciance. Tu m’as donné les meilleurs
moments de ma vie et je regrette d’avoir menti par omission.
Au bout d’un long silence, Marla fit quelques pas vers lui et lui prit la main.
— Tu es en sécurité, désormais, dit-elle.
Il l’attira vers lui et prononça une phrase qu’il n’avait pas dite à une femme
depuis longtemps.
— Je t’aime.
Elle enroula les bras autour de son cou et l’embrassa avec passion.
— Attends une minute, fit-il avant de s’éclipser.
Marla demeura sous la véranda. Elle se sentait nue, comme libérée d’une
carapace, et elle avait un peu peur. Certes, elle aimait vivre à Lafayette Falls,
mais elle aimait Carson encore davantage, au point d’aller habiter derrière une
grille. Rien n’avait d’importance tant qu’il était là pour lui tenir la main.
Lorsqu’il réapparut, elle lui demanda des nouvelles de Sophie.
— Elle dort toujours, répondit-il, les mains dans les poches. Tu sais quelle
est la pire chose que tu m’aies infligée ?
— Tu dois avoir une longue liste.
— Tu as gâché ma demande en mariage. Tu n’imagines pas les efforts que
j’ai déployés pour l’organiser.
— Oh. Une demande en mariage ?
— Je voulais cacher la bague dans un coquillage. J’avais remarqué que tu
étais déçue de ne pas en trouver sur la plage, alors j’en ai acheté un à Honolulu.
Ainsi qu’une bague.
— Oh, Carson ! s’exclama Marla, touchée par cette attention.
— J’avais prévu de t’emmener faire une promenade sur le rivage, dans la
soirée, et de faire semblant d’y trouver un coquillage, puis de te demander de
regarder s’il y avait quelque chose à l’intérieur.
— C’est à la fois romantique et original.
— Oui, j’étais plutôt fier de moi. Et puis, tout a dégénéré.
— Je t’aime, répéta-t-elle en le dévorant d’un baiser langoureux.
Avec un sourire, il sortit de sa poche la bague en diamants.
— Dommage que l’on ne soit pas sur la plage, soupira-t-il.
— C’est bien mieux ainsi. Royal Oaks est l’endroit idéal, au contraire. C’est
ici que nous nous sommes rencontrés. Et c’est l’été, comme il y a six ans.
En fait, elle vivait le plus beau moment de sa vie.
— Tu veux que je me mette à genoux ? s’enquit-il.
— Naturellement !
— Je le fais uniquement par amour, dit-il en pliant la jambe. Oh non !
— Quoi ? Tu t’es coincé le dos ?
— Non, j’ai fait tomber la bague.
À quatre pattes, ils cherchèrent le bijou, en vain.
— On ne voit rien, dit Marla. Il nous faut une torche.
— Je renonce. Elle a dû tomber du porche. Nous la trouverons demain
matin.
Ils restèrent assis côte à côte. Carson lui prit la main.
— Acceptes-tu de m’épouser et de vivre avec moi à Royal Oaks jusqu’à ce
que la mort nous sépare ?
— Je croyais que tu vendais Royal Oaks !
— C’était quand j’étais fâché contre toi. Je ne veux pas te déraciner, et
Sophie non plus. Vous êtes membres de cette communauté et c’est essentiel à
votre équilibre, surtout pour la petite. Je n’ai pas de famille en Californie, rien
qu’une entreprise que je vendrai sans regret. Je veux me concentrer sur
l’architecture, ma véritable passion. Je monterai un cabinet ici et je transférerai
le siège de la société à Nashville. Je pourrai ainsi effectuer l’aller-retour dans la
journée.
— Tu es sûr ? Je sais que j’ai critiqué ta maison de Los Angeles, mais elle
n’est pas si mal, en réalité. Elle est même superbe.
— Ma décision est prise.
— Je ne sais pas quoi dire…
— Je crois que j’ai craqué quand tu m’as avoué que tu jouais du banjo,
plaisanta-t-il. Plus sérieusement, je vais réfléchir au site de mon centre artistique.
Puisque nous allons vivre ici, je vais conserver la propriété telle qu’elle est. Ma
mère et ma grand-mère seraient ravies que mes enfants soient élevés à Royal
Oaks. Je perpétuerai la tradition familiale.
Elle prit son visage entre ses mains et l’embrassa encore.
— Si tu savais comme je t’aime ! dit-elle.
— Et si tu me le démontrais ? répondit-il en se levant, avant de tendre la
main pour l’aider.
Elle se leva avec grâce et souplesse.
— J’aurais dû me douter que tu n’avais pas besoin d’une main secourable.
Ils pénétrèrent dans le vaste hall de la maison, avec ses boiseries anciennes
et son lustre en cristal au-dessus de l’escalier monumental.
— Nous pourrions nous marier ici. Qu’en penses-tu ?
— Excellente idée, répondit-il en refermant la porte moustiquaire.
Elle le prit par la main.
— Tu sais, j’aimerais bien que l’on retourne à Kauai, un jour, lui confia-t-
elle. Nous emmènerions Sophie.
— Excellente idée, répéta-t-il.
— Viens, fit-elle en l’entraînant vers l’escalier. Tu sais, Rhett portait Scarlett
dans ses bras, dans Autant en emporte le vent, ajouta-t-elle en admirant la rampe
en acajou sculpté.
— Dans mes bras, ma belle.

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