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FORGIVE

ME



Par Lina McGraw


DU MEME AUTEUR
(Pour lire cet ouvrag e, cliquez sur le titre du livre)

PLAY for ME


Dès que Cole franchit le seuil du bar qu’elle tient avec son père, Sarah pressent
que sa tranquillité est menacée.
A plus forte raison quand elle apprend qu’il est musicien.
Oh non, hors de question de reproduire les erreurs du passé.
Une fois déjà, elle avait octroyé sa confiance à la mauvaise personne et s’était
retrouvée seule et abandonnée, dans une situation plus que critique.
Une fois de trop…
DU MEME AUTEUR
(Pour lire cet ouvrag e, cliquez sur la couverture du livre)

PROTECT ME


Comédienne dans une série télé, Eva Cain reçoit depuis quelques mois des
lettres particulièrement menaçantes.
Chase Keeler, agent du FBI se voit chargé de sa protection.
A cette fin, il s’installe dans la villa de la jeune femme et ne la quitte plus d’une
semelle.

Une actrice en danger + Un agent fédéral
= un cocktail explosif et une cohabitation plus que problématique.
Table des matières


-Table des matières
-Chapitre 1
-Chapitre 2
-Chapitre 3
-Chapitre 4
-Chapitre 5
-Chapitre 6
-Chapitre 7
-Chapitre 8
-Chapitre 9
-Chapitre 10
-Chapitre 11
-Chapitre 12
-Merci
-Bonus
-Du même auteur
Chapitre 1



La gorge étreinte par une émotion profonde, Clara contemplait la pièce qu’elle
avait cru ne jamais revoir, le refuge de son adolescence. La jeune femme
baissa un instant les paupières sur ses grands yeux verts tandis que le
grondement de l’océan, tout proche, éveillait en elle mille souvenirs. Ses longs
doigts fins se crispèrent sur la poignée de sa valise.
Elle n’avait alors guère plus de treize ans et se tenait là, sur ce même seuil,
serrant dans ses bras un cartable de cuir noir rempli de partitions. Orpheline
depuis peu, elle fixait, intimidée, ce qu’un inconnu aux cheveux bruns avait
appelé son nouveau foyer.
Un foyer ? Clara n’en avait jamais eu. Trop accaparés par leur vie mondaine et
leurs nombreux voyages, ses parents l’avaient confiée à des nourrices jusqu’à
ce qu’elle soit en âge d’entrer au pensionnat. Seules les vacances lui
permettaient de les retrouver dans leur immense duplex qui, pour la fillette,
ressemblait à un palais enchanté.
Clara ne vivait que dans l’attente de ces trop rares visites, ces jours de rêve
passés auprès de sa mère et de son père, dont le souvenir illuminait les
semaines mornes et interminables passées entre les murs gris de la pension.
Que deviendrait-elle, maintenant qu’ils n’étaient plus ?
Lorean et Kenneth Templeton avaient su conserver jusque dans la mort le
charme et le mystère qui avaient fait d’eux la coqueluche de New York. Le récit
tragique du naufrage de leur bateau avait occupé la une des journaux pendant
plusieurs jours, abondamment illustré de photos d’un couple jeune, fascinant,
amoureux de la vie. L’un de ces articles rapportait, en forme de conclusion,
que l’on avait confié la garde de leur fille unique à Reed Foster.
Reed Foster, sans conteste, l’homme le plus impressionnant que Clara ait
jamais rencontré. Effarouchée, elle l’observait à la dérobée en pressant ses
partitions sur son cœur comme un talisman magique. Quel âge pouvait-il
avoir ? Vingt-neuf ans ? Trente, peut-être. Son regard, surtout, l’intimidait, tant
il était sombre et pénétrant. Clara baissa les yeux.

-Je ne crois pas que cela lui plaise, Reed, intervint une femme grande et
mince d’une quarantaine d’années. Je t’avais pourtant dit que la chambre du
premier étage conviendrait mieux.

Elle se pencha vers Clara avec un sourire bienveillant.

-N’aimes-tu pas cette pièce, ma chérie ?
-Si, madame.
-Oh ! Pas madame, voyons, cela me vieillit ! Appelle-moi donc tante Helen.

Elle éclata d’un rire argentin. Son visage au teint de porcelaine délicate, ses
grands yeux d’azur étincelants de malice rappelèrent à l’adolescente ceux, si
semblables, de sa mère. Seules quelques rides profondes et ses cheveux, tirés
en chignon, différenciaient les deux sœurs.
Clara se prit immédiatement d’affection pour cette femme au sourire
réconfortant.

-Si tu n’aimes pas cette chambre, reprit sa tante, je t’en trouverai une autre.
Ce n’est pas un problème, dans cette grande maison.
-Enfin, Helen !

La voix masculine résonna aux oreilles de Clara comme un coup de tonnerre.
La fillette se figea, persuadée que sa dernière heure était venue.

-Comment veux-tu qu’elle puisse te donner un avis sans même avoir franchi
le seuil ? Entre, Clara, ordonna-t-il sur un ton bourru.
-Cette pièce est beaucoup trop vaste pour une enfant, insista Helen. La
chambre du premier étage me parait plus adaptée.

Les yeux sombres de Reed Foster se rétrécirent dangereusement. Lorsqu’il
reprit la parole, sa voix était coupante.

-J’insiste sur ce point. Je sais que la conduite de cette maison est ton
domaine, mais je m’oppose à ce que tu installes Clara là-haut.

Helen eut un rire forcé.

-Pourquoi pas ? C’était ta chambre, quand tu étais petit.
-Justement.

Un pli sévère barrait le front de Reed.

-Je refuse que l’on enferme cette enfant dans ce minuscule réduit. Je veux
qu’elle sente qu’elle fait partie intégrante de la famille, et non pas…

Il se tut et se détourna brusquement sous le regard abasourdi d’Helen.

-Au moins ici, Clara aura sa propre salle de bains attenant à sa chambre,
reprit-il au bout d’un instant. Voyons plutôt ce qu’en pense la principale
intéressée.

Clara se raidit en le voyant approcher.

-Allons, entre, insista-t-il sur un ton plus doux. Cette maison est aussi la
tienne, désormais. C’est à toi de décider si tu souhaites ou non occuper cette
chambre.

Flattée par l’intérêt que Reed Foster semblait attacher à son opinion, la fillette
se sentit portée par un élan d’affection vers cet homme qui la dominait de sa
haute taille. Elle rassembla tout son courage et leva les yeux.

-Oui, monsieur.
-Monsieur ? répéta-t-il en fronçant les sourcils.

Clara baissa la tête comme une enfant prise en faute. Aurait-elle dû l’appeler
mon oncle ?

-Voilà le résultat de sept ans passés dans un de ces maudits pensionnats pour
gosses de riches !
-Reed ! protesta Helen d’un air réprobateur. Tu pourrais modérer tes
expressions devant cette petite fille.
-Petite fille ? As-tu vu ses yeux ? Ce ne sont plus ceux d’une enfant. Mais,
sois tranquille, je surveillerai mes paroles.
-Je te le conseille.

Le sourire qu’adressait Helen à sa nièce démentait la sévérité de sa voix.

-Je suis sûre que tu te plairas dans cette chambre, ma chérie. Elle a besoin
d’être redécorée, c’est évident.

Elle entoura affectueusement les frêles épaules de Clara.

-Nous n’avons pas eu le temps de la préparer pour ta venue. Tout s’est passé
si vite.

Helen se tut, le regard assombri par le chagrin.

-Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas à Providence, mardi ? proposa
aussitôt Reed Foster. Vous pourriez y acheter tout ce qui sera nécessaire à
l’aménagement du domaine de Clara.
-Quelle bonne idée, ce sera très amusant, approuva Helen en souriant à
travers ses larmes. Nous souhaitons tant que tu sois heureuse, ma chérie.

Dans un mouvement impulsif, elle serra l’adolescente dans ses bras. Clara se
crispa, peu habituée à de telles démonstrations d’affection. Reed remarqua sa
réaction et fronça les sourcils.

-Si tu as besoin de plus de place, tu pourras utiliser le petit salon qui se
trouve juste à côté de ta chambre, reprit Helen en entraînant sa nièce à
l’intérieur. Il a une vue splendide sur l’océan, viens voir.

Clara suivit sa tante et ce qu’elle aperçut lui coupa le souffle. Sans un regard
pour les dunes de sable blanc sculptées par les caprices du vent, ni pour les
vagues déferlant sur le rivage dans un jaillissement d’écume blanche, elle
contemplait, incrédule, l’immense instrument d’ébène brillante installé devant
la fenêtre en saillie.

-Vous…vous avez un…un piano ? murmura-t-elle d’une voix tremblante
d’émotion.

Comme en rêve, Clara s’approcha de l’objet de son admiration et posa son
cartable sur le banc recouvert de cuir noir pour effleurer avec vénération le
bois verni. Soudain, elle prit conscience de son audace et retira sa main d’un
air coupable. Comment avait-elle osé ? Elle leva un regard affolé vers Reed.

-T’intéresses-tu à la musique ? demanda-t-il en s’approchant. Tu joues du
piano, n’est-ce pas ?
-Oh ! Vraiment ? intervint Helen, debout à l’autre extrémité de la pièce.
-Pourrais-je jouer sur celui-ci ? balbutia Clara, effrayée par sa propre
témérité. Je promets d’être très soigneuse…de ne pas l’abîmer.

Un sourire mystérieux se dessina sur le visage rude de Reed Foster. Il s’avança
jusqu’à l’instrument et souleva le couvercle.

-Joue.

Le cœur battant, Clara se glissa sur le banc. Bien qu’elle soit grande pour son
âge, ses pieds touchaient à peine les pédales du piano. Elle plaça ses doigts sur
les touches luisantes, puis hésita. La présence d’autres personnes autour d’elle
lorsqu’elle jouait la remplissait toujours de nervosité.

-Quels sont tes compositeurs préférés ? demanda Reed.

Sa voix ne trahissait aucun sentiment particulier, mais le regard qu’il posait sur
elle l’intrigua. Il semblait étudier avec attention la façon dont elle se tenait
devant le clavier, tout comme le faisait son professeur de musique. Clara se
raidit, mal à l’aise.

-J’aime beaucoup Chopin, Brahms et Rachmaninov.
-Une vraie romantique, commenta-t-il sèchement.

Elle le regarda sans comprendre. Pourquoi ce mépris ? Si aimer la belle
musique, celle qui parlait au cœur et à l’âme, faisait d’elle une romantique, elle
n’en éprouvait aucune honte. Clara renonça à jouer un Nocturne de Chopin,
comme elle en avait d’abord eu l’intention, et se contenta de quelques gammes
rapides et légères pour s’habituer au piano.

-Suis-tu des cours depuis longtemps, ma chérie, s’enquit sa tante.
-Six ans, répondit Reed sans laisser à Clara le temps d’ouvrir la bouche.

Il ne quittait pas des yeux le mouvement agile et précis de ses doigts fins sur
les touches blanches et noires.

-Ton professeur de musique m’a raconté que l’on devait fermer à clé le
couvercle du piano pour t’obliger à faire tes devoirs et que tu passais toutes
tes récréations à t’exercer au lieu de t’amuser avec tes camarades.

Son regard perçant se posa sur le visage de Clara.

-Est-ce la vérité ?
-Je…oui.

Pourquoi tant de questions ? Elle avait si peur de l’irriter par ses réponses
maladroites ! Comme toujours, elle chercha le réconfort dans la musique, dans
le son clair et lumineux de l’instrument, dans la vibration intense des notes
graves.
La voix de Reed la tira brutalement de son euphorie.

-Elle semble croire que tu possèdes un don véritable pour le piano. Qu’en
penses-tu ?

Clara hésita, embarrassée.

-Je ne sais pas.
-Comment ça, tu ne sais pas ?

Il passa devant elle et la considéra d’un air menaçant.

-Tu veux devenir pianiste professionnelle, et tu ne sais pas si tu es douée
pour cela ?

Les doigts de l’adolescente se figèrent sur les touches.

-Reed ! protesta Helen.
-Es-tu capable de bien jouer, oui ou non ? reprit-il avec dureté.
-Oui, s’écria Clara, poussée à bout. Mais pas aussi bien que je le
souhaiterais.

Elle bondit sur ses pieds, affolée par cet éclat. Qu’avait-elle fait ? Dire qu’elle
s’efforçait toujours de se montrer obéissante et polie. Les autres pensionnaires
se moquaient de sa timidité parce qu’elle ne montrait jamais ses sentiments.
Elle en avait, pourtant, et si forts, quelquefois, qu’ils l’effrayaient par leur
violence.
Morte de honte et d’effroi, Clara se retourna pour fuir, mais Reed Foster ne lui
en laissa pas le temps. Plus jamais, il ne l’autoriserait à jouer du piano, elle en
était sûre. En fait, il s’apprêtait certainement à la renvoyer immédiatement au
pensionnat pour la punir.

-Voilà qui est mieux, dit-il pourtant.

Eberluée, elle vit un sourire, un vrai, transformer son visage. Ses yeux
n’étaient plus effrayants. Quand il reprit la parole, sa voix résonna, douce et
profonde, étrangement musicale.

-Ton professeur ne tarit pas d’éloges sur toi, mais si tu veux vraiment
devenir une grande pianiste, il faut que tu croies en ton talent, Clara.

Un voile de tristesse assombrit soudain ses traits.

-Trop d’ennemis attendent, tapis dans l’ombre, prêts à fondre sur l’artiste
s’il laisse paraître la moindre faiblesse, le moindre doute. Comprends-tu ce
que j’essaie de t’expliquer ?
-Oui…Je pense que oui.
-J’aimerais vraiment t’entendre dans un de tes morceaux préférés. Veux-tu
jouer pour moi ?

Clara demeura muette, n’osant croire en sa chance. Lui avait-il pardonné ? Ne
la renverrait-il pas à la pension ?

-Joue pour Reed, je t’en prie, renchérit Helen avec enthousiasme. Le piano
n’a aucun secret pour lui, tu sais. Il aurait pu devenir un très grand pianiste,
autrefois.

Un très grand pianiste, cet homme rude qui méprisait tant les romantiques ?
Pour la première fois, Clara remarqua ses mains aux doigts longs et déliés.
Helen se mit à rire à la surprise manifeste de sa nièce.

-C’est pourtant la vérité, tu peux me croire. Reed aurait été un grand
interprète, si seulement…

Le regard furibond qu’il lui lança la réduisit au silence.

-Veux-tu jouer pour moi ? reprit-il comme si de rien n’était.
-Volontiers, mais…

Clara avala sa salive.

-…je dois d’abord m’échauffer.

Reed hocha la tête d’un air approbateur.

-Puis-je m’exercer sur ce piano ? s’enquit-elle d’une petite voix timide.
-Bien sûr.

Voilà qu’il paraissait irrité ! Il l’observa pendant quelques instants en
s’obligeant visiblement à la patience.

-Retiens bien ceci, tu ne dois plus jamais demander la permission de jouer
sur cet instrument. Plus jamais, tu comprends ?

Il posa une main sur le bois luisant.

-Ce sera désormais ton piano.

Clara tressaillit et le regarda fixement. Etait-ce possible ?

-Considère-le comme notre cadeau de bienvenue, lui assura-t-il avec
gravité.
-Il est…à moi ? Vraiment ?
-Il est à toi.
-Oh ! Merci.

Le petit visage trop sérieux de Clara s’épanouit. Dans un élan de joie et de
gratitude, elle se jeta étourdiment dans les bras de son bienfaiteur.

-Merci mille fois, oncle Reed.

Elle le sentit se raidir, puis la repousser avec brusquerie. Clara recula de
quelques pas, le visage brûlant de honte et d’humiliation.

-Je ne suis pas ton oncle, déclara-t-il sèchement.
-Et tu peux en remercier le ciel, petite fille, intervint une voix moqueuse, à
quelques mètres derrière eux.

Le visage d’Helen s’illumina à la vue d’un jeune homme blond d’une vingtaine
d’années, appuyé avec une nonchalance affectée au chambranle de la porte. Les
traits de Reed Foster se durcirent.
Le nouveau venu adressa à Clara un clin d’œil malicieux et s’approcha du
groupe.

-Jordan, quelle merveilleuse surprise ! s’écria Helen en se précipitant vers
lui. Mais que fais-tu ici ? N’as-tu pas de cours à l’université ?

Une expression soucieuse atténua l’éclat de ses yeux.

-Tout va bien ?

Le jeune homme haussa les épaules avec insouciance.

-Très bien, grande sœur. Voici donc la petite fille de Lorean, poursuivit-il
rapidement. Il était temps que nous nous rencontrions. Je suis ton oncle
Jordan. Comment t’appelles-tu ?
-Clara. Clara Templeton, répondit-elle, conquise par son sourire
éblouissant.

Ses traits, d’une finesse et d’une régularité exceptionnelles, lui rappelèrent
douloureusement ceux de sa mère. Son regard, surtout, du même bleu
lumineux.

-Eh bien, s’exclama Jordan avec un sifflement admiratif. Ou je me trompe,
ou nous tenons la nouvelle beauté de la famille.

Il saisit le menton de Clara pour l’obliger à lever la tête vers lui.

-Je n’ai jamais pu résister aux yeux verts, murmura-t-il en riant. Dis-moi,
d’où tiens-tu ces joyaux ?
-De…mon père, répondit l’adolescente, embarrassée de se sentir l’objet
d’une telle attention.
-En revanche, tu as la superbe chevelure de Lorean.

Clara en était venue, au fil des ans, à regretter d’avoir des cheveux d’un blond
si pâle que tout le monde se retournait sur son passage, mais le sourire
approbateur de Jordan la fit changer d’avis.

-Les hommes se prosterneront à tes pieds quand tu seras grande, je peux te
le garantir.

La voix cassante de Reed vint tirer Clara de ce mauvais pas.

-Comment se fait-il que tu ne sois pas à Harvard ?
-Tiens ! Bonjour, répondit Jordan avec une grimace moqueuse.

Il lança à Clara un clin d’œil complice.

-Je vois que tu as déjà rencontré Reed Le Terrible.
-Cela suffit ! Qu’est-il arrivé, cette fois-ci ?
-Rien, protesta Jordan d’un air outragé. Quelques petits ennuis, voilà tout.
-Oh non, gémit Helen, plus inquiète que fâchée.
-Il n’y a pas de quoi en faire un drame, grande sœur. Je te raconterai cela
plus tard. Je dois d’abord faire la connaissance de notre Clara.

Helen approuva avec indulgence.

-Ma chérie, voici mon vilain petit frère.
-Demi-frère, en réalité, rectifia Jordan. Je suis donc ton demi-oncle.

Il lança un coup d’œil sarcastique en direction de Reed.

-Quand à ce rabat-joie, ce qu’il t’a dit est vrai. Il n’est pas ton oncle du tout,
puisqu’il n’a pas la moindre goutte de sang Foster dans les veines. Ce qui
explique qu’il soit si hargneux.
-Jordan !

Helen s’efforça en vain de paraître choquée, vaincue malgré elle par la gaieté
contagieuse du jeune homme.

-Est-ce une façon de parler de ton frère ?
-Mon frère, mon frère…n’exagérons rien, insista Jordan d’un air suffisant.
Qui pourrait croire que nous avons la même mère ?

Le regard stupéfait de Clara allait de l’un à l’autre.

-C’est très simple, ma chérie, intervint sa tante avec un sourire apaisant.
Lorean et moi étions adolescentes lorsque notre mère est morte. Notre père
s’est remarié avec Audrey. Elle était veuve elle aussi, et avait un petit
garçon, Reed.
-Quant à moi, claironna Jordan, je suis l’infortuné produit de ce second
mariage.
-Papa a légalement adopté Reed un peu plus tard, reprit Helen.

Elle lança un regard d’avertissement à son jeune frère.

-Nous l’avons toujours considéré comme un membre à part entière de la
famille Foster.

Un rictus étrange déforma les traits de Jordan tandis que le visage de Reed
devenait plus sombre et plus fermé que jamais. Le contraste entre les deux
hommes frappa l’adolescente.

-Mais ne te laisse pas abuser par les apparences, reprit Jordan sur un ton
faussement enjoué. Reed est de loin le plus Foster d’entre nous…
probablement parce qu’il se donne un mal fou pour y parvenir.

Clara ne put s’empêcher de se demander pourquoi Reed ne répondait pas à ces
attaques méprisables. Il semblait s’être retiré en lui-même, dans un univers où
plus rien ne pouvait l’atteindre.
Son mutisme et son attitude fière et impénétrable ne firent qu’exacerber la
haine de Jordan.

-On pourrait croire que Reed est le véritable héritier de la dynastie,
poursuivit-il avec un rire mauvais. C’est lui qui dirige l’entreprise familiale
et rien, ni personne dans cette maison n’échappe à son contrôle. Et..
-En voilà assez, Jordan !

La voix impérieuse de Reed eut tôt fait de lui imposer le silence.

-Tu vas vraiment trop loin, déclara Helen. Tes plaisanteries sont parfois
moins amusantes que tu ne le crois. Allons, viens.

Elle saisit son jeune frère par le bras comme une mère soucieuse avec son fils
désobéissant.

-Allons t’installer dans ta chambre avant que tu ne te crées davantage
d’ennuis.
-Moi ? Des ennuis ?

La lueur malicieuse qui brillait dans les grands yeux bleus de Jordan venait de
contredire ses protestations d’innocence.
Sa sœur le gronda tendrement.

-Mon Dieu, qu’allons-nous faire de toi ?

Pas une fois, Helen n’avait parlé, ni même souri à Reed Foster avec une telle
affection. Clara éprouva de la compassion pour cet homme au regard sombre
et aux mains d’artiste.

-Méfie-toi, lui lança Jordan par-dessus son épaule. Tu as devant toi le grand
méchant loup et le croquemitaine réunis.

La flambée de rage qui brûla soudain dans les yeux de Reed et tordit sa bouche
sévère arracha un frisson à Clara. Les paroles de son oncle étaient-elles
fondées ?
Ce fut pourtant Reed Foster qui s’occupa d’elle, ce soir-là, et qui la consola
quand un cauchemar la réveilla en sursaut. Ce fut lui qui s’installa au piano afin
de l’aider à se rendormir. Le son doux et apaisant du Nocturne de Chopin
entrait à flots par la porte ouverte pour bercer ses rêves de musique.
Et ce fut auprès de Reed, au cours des années qui suivirent, que Clara trouva le
réconfort et les conseils dont elle avait besoin. Reed, toujours Reed.

Les doigts de la jeune femme se crispèrent encore davantage sur la poignée de
sa valise. Aujourd’hui, pour la première fois, Reed lui demandait de l’aider.
Connaissant sa fierté et la haine qu’il nourrissait à présent à son égard, Clara
savait à quel point cette démarche avait dû lui être pénible. Mais ce qu’elle
ignorait encore, c’était le prix qu’elle-même aurait à verser.



Chapitre 2


La jeune femme prit une profonde inspiration, entra dans la pièce et déposa ses
bagages au pied de la porte de la chambre. Un frisson la parcourut lorsqu’elle
se redressa.
Tout était resté tel qu’elle l’avait laissé, comme si, par un caprice du destin, le
temps s’était figé entre ces murs, comme si ces quatre longues années passées
au loin à rechercher l’oubli n’avaient jamais existé.
Une blessure que Clara croyait depuis longtemps refermée palpitait encore au
fond d’elle-même, une vive nostalgie de ce lieu si cher, le nid douillet de son
adolescence. Par comparaison, son luxueux appartement dans un gratte-ciel
ultramoderne de New York lui parut soudain froid et sans âme.
Elle s’avança et pénétra dans le petit salon, retrouvant le charme désuet de ce
lieu. Sous la fenêtre en saillie se dressait la silhouette noire et familière de son
vieil ami, de son confident de toujours, le piano.
Une émotion intense jaillit aussitôt du cœur de Clara. Elle ôta son
imperméable, le lança sur un fauteuil et se dirigea vers l’instrument d’ébène
resplendissant. Elle s’apprêtait à soulever le couvercle avec vénération
lorsqu’un spectacle insolite retint son attention.
Un homme se tenait, immobile, au sommet d’une dune trop éloignée pour que
la jeune femme pût distinguer les traits de son visage. Mais ce n’était pas
nécessaire. Saisie d’un brusque sentiment de panique, elle faillit prendre sa
valise et s’enfuir loin de la maison, loin de Martha’s Vineyard.
Qui, sinon Reed Foster, possédait le pouvoir de la bouleverser à ce point ? Et
qui d’autre se promènerait sur la plage, vêtu d’un tee-shirt à manches longues
et un jean, par un après-midi de mars aussi venteux et froid ? Un ciel bas
charriait de lourds nuages menaçants au-dessus d’un océan houleux dont les
vagues se brisaient avec fracas sur le rivage. Sous les assauts impitoyables
d’une bise glaciale venue de l’est, les tiges souples des graminées sauvages se
ployaient en une danse folle.
Avec ses cheveux noirs en bataille et son tee-shirt gonflé comme une voile,
jamais Reed n’avait paru plus à son aise qu’en cet instant. Les mains sur les
hanches, fermement campé sur ses jambes musclées, il évoquait pour Clara un
chêne robuste, indifférent aux éléments déchaînés.
Thunder, le doberman des Foster, bondit soudain devant son maître, un bâton
serré entre ses mâchoires. Après une brève lutte, Reed s’empara du morceau de
bois et se redressa de toute sa haute taille pour le lancer au loin.
Clara l’observa, fascinée par la puissance de ses épaules, la force de ses
longues jambes d’athlète.
Reed était le dieu de son enfance, le seul être au monde qu’elle ait adoré de
toute son âme, même si elle n’avait jamais totalement surmonté la peur que lui
inspiraient ses brusques éclats de colère. Pour la petite orpheline d’alors,
ballotée par la vie, il devenait parfois le grand frère qu’elle n’avait pas eu,
tendre et affectueux. Pas un instant, elle n’avait pensé à lui en tant qu’homme…
jusqu’à ce dernier soir.
Des images cruelles de leur ultime rencontre s’imposèrent à elle. Clara frémit.
Après ce qui s’était passé entre eux, elle ne verrait plus désormais que
l’homme en lui, un homme viril, intensément sensuel.
Un mystérieux instinct l’avait-il averti de sa présence ? Reed se retourna
soudain et scruta la façade de la maison. La jeune femme recula, le visage
empourpré, le cœur battant la chamade, pour se dissimuler derrière une lourde
tenture damassée.
« Le diable l’emporte ! » songea-t-elle avec rancœur. La fillette timide et
obéissante qu’il avait si aisément dominée n’existait plus. A sa place, se tenait
une jeune femme de vingt quatre ans, mûrie par l’épreuve et le chagrin et
déterminée, coûte que coûte, à préserver son indépendance si durement
acquise.
Pas une fois, au cours de ces quatre années, même dans les pires moments de
désespoir, Clara n’avait appelé Reed à son secours, comme il l’avait prédit.
Sans la grave maladie de sa tante, peut-être même ne serait-elle jamais revenue
sur ces lieux chargés de souvenirs. Reed avait cédé pour l’amour d’Helen, il
avait accepté d’oublier pour quelque temps son orgueil incommensurable. La
jeune femme esquissa un sourire. S’il s’imaginait pouvoir la traiter comme il
en avait l’habitude, elle se chargerait rapidement de le détromper.
Sa satisfaction fut de courte durée. Que faisait-elle cachée derrière le rideau ?
Etait-ce là une preuve de sérénité et d’indépendance ? Clara se dégagea en
soupirant et s’éloigna de la fenêtre pour affronter de nouveaux souvenirs.
Dans la lumière grise et mélancolique de cette fin d’après-midi, les témoins
soigneusement conservés de son adolescence semblaient figés, presque irréels.
Photos encadrées, prises par Reed aux différents stades de sa jeune carrière,
médailles d’or remportées dans différents concours.
Clara fut surprise de constater que rien n’avait bougé. Elle n’ignorait pas que,
depuis le soir fatal où elle s’était enfuie avec Lance, Reed avait interdit à
quiconque de prononcer son nom en sa présence. S’il était décidé à l’effacer de
sa mémoire, pourquoi n’avait-il pas été au bout de sa rage destructive ?
La jeune femme s’immobilisa devant la photo de son premier concert, l’année
de ses seize ans. Un rire ému s’échappa de ses lèvres. Avait-elle réellement
paru si jeune et si naïve ? Qu’elle était fière de sa robe blanche dont le tissu
vaporeux soulignait les courbes douces et harmonieuses de sa poitrine et de
ses hanches, et l’extrême finesse de sa taille. Elle se souvenait encore du regard
de Reed lorsqu’il l’avait vue, si élégante, pour la première fois.

Le récital s’était achevé sous un tonnerre d’applaudissements. La salle, debout,
clamait son enthousiasme et son admiration tandis que Clara pleurait de joie.
C’était à Reed qu’elle devait ce triomphe, à ses conseils, à ses encouragements.
Depuis des jours et des jours, la seule crainte de le décevoir lui avait fait
perdre l’appétit et le sommeil. Les oreilles encore bourdonnantes, la jeune fille
s’était précipitée dans les coulisses pour se jeter dans ses bras comme elle
l’avait fait tant et tant de fois. Ce soir-là, pourtant, il l’avait repoussée.
Connaissant la réserve de Reed, Clara avait attribué son geste à la présence,
dans la loge, d’inconnus venus la féliciter. Au bout de plusieurs mois, elle se
rendit compte que le changement brutal et inexplicable de son attitude envers
elle datait de cet instant.
Evanouies la chaleur fraternelle, l’affection bourrue qui lui étaient si
précieuses. Plus elle s’efforçait de lui plaire, de reconquérir sa tendresse, plus
il devenait distant. Qu’avait-elle fait ? En quoi l’avait-elle si profondément
déçu ?

Un picotement familier monta dans la gorge de la jeune femme. Ainsi, la
froideur de Reed pouvait encore, après tant d’années, lui causer du chagrin ?
Furieuse contre elle-même, Clara tourna les talons. Elle s’apprêtait à quitter la
salle de musique lorsqu’un album relié de cuir attira son attention.
Ce qu’elle aperçut à l’intérieur lui coupa le souffle. Tous les articles de presse
concernant son récital à Canergie Hall, moins de deux semaines plus tôt, y
avaient été soigneusement collés. D’une main tremblante, la jeune femme
tourna les pages cartonnées. Chaque annonce de concert, chaque critique parue
au cours de ces quatre dernières années y figurait.
Clara secoua tristement la tête. Ce qu’elle venait de découvrir ne faisait que
confirmer ce qu’elle avait deviné depuis longtemps. Reed ne l’avait jamais
aimée. Seuls son talent et sa réussite professionnelle trouvaient grâce à ses
yeux. Elle comprenait à présent pourquoi il avait conservé intacte la salle de
musique, comme un monument à sa propre gloire, une preuve de son rôle
primordial dans la transformation d’une fillette timide et maladroite en une
pianiste de renommée internationale.
Oh ! Comment avait-elle pu être si aveugle ? Dans une tentative désespérée
pour le satisfaire et le rendre fier d’elle, Clara avait mobilisé toutes ses forces,
travaillant gammes et arpèges jusqu’à ce que ses doigts se raidissent, que ses
bras et son dos lui fassent mal. Jamais elle n’avait connu la vie gaie et
insouciante des autres adolescentes. Son univers se résumait à deux pôles, la
musique et Reed. Cela aurait suffi à son bonheur si seulement il l’avait aimée.
La jeune femme se figea, abasourdie par cette révélation.
A quoi bon rêver ? Reed se moquait bien de ses sentiments. D’ailleurs, elle ne
voulait plus de son amour, elle n’en avait plus besoin. La lutte, longue et dure,
qu’elle avait menée pour conquérir son indépendance lui interdisait tout retour
en arrière.
Clara s’approcha de nouveau de la fenêtre. Dans les premières ombres grises
du crépuscule, Reed n’était plus qu’une silhouette haute et mince courant au
bord de l’eau. Rêveuse, elle le regarda se frayer un chemin à travers les
rochers, Thunder sur ses talons.
La jeune femme ne pouvait le nier, Reed était la seule personne sur laquelle
elle avait toujours pu compter, le seul point fixe dans le tourbillon de sa vie,
mais pouvait-elle oublier ce qu’avait été leur relation au cours des dernières
années ?
Bien qu’il ne lui manifestât plus la chaleur et l’affection d’autrefois, il avait
continué à régner sur chaque détail. Non content de lui enseigner la maîtrise du
piano, il insistait pour lui apprendre à s’habiller, à se coiffer et à se maquiller,
à se comporter en public. Il choisissait lui-même les vêtements que portait
Clara, les livres qu’elle lisait, la musique qu’elle écoutait et qu’elle jouait.
Pendant longtemps, Clara s’était efforcée de correspondre en tout point à
l’image idéale que Reed semblait avoir de la femme et de l’artiste, puis elle
avait renoncé, consciente de ne jamais pouvoir le satisfaire.
Encore trop craintive, trop soumise pour se rebeller ouvertement, elle s’était
retirée de plus en plus dans sa musique. Sa timidité d’autrefois, son manque
d’assurance resurgissaient tandis que montait en elle un sentiment de solitude
et d’abandon semblable à celui qu’elle éprouvait au pensionnat.
Un frisson de peur secoua la jeune femme au souvenir de la réaction de Reed
lorsqu’elle lui avait annoncé que Lance souhaitait l’épouser. Non ! Elle ne
voulait pas revivre cette scène de cauchemar ! Depuis quatre ans, elle avait
préféré oublier cette soirée, oublier la façon dont Reed avait cherché à briser
sa première idylle. Pourquoi ces cruels souvenirs revenaient-ils aujourd’hui la
torturer ?


Chapitre 3



Des images d’un passé déjà lointain et pourtant si proche affluèrent à sa
mémoire, inattendues, terriblement précises. Une vague de douleur et
d’humiliation submergea Clara lorsqu’elle se revit, dans le bureau de Reed.

-Qu’est-il arrivé à tes mains ? lui demandait-il d’une voix dangereusement
calme.
-J’ai fait poser de faux ongles pour la soirée.

Elle en était si fière ! Pour la première fois de sa vie, elle échappait à la dure
contrainte que lui imposait son instrument et se sentait raffinée et séduisante,
avec ses doigts fuselés embellis par le vernis rouge vif. Un rire heureux
s’échappa de ses lèvres.

-Ils sont magnifiques, n’est-ce pas ?

Reed fronça les sourcils. La lumière de la lampe accentuait les traits rudes de
son visage, l’éclat glacé de ses yeux sombres. Assis dans son fauteuil de cuir,
vêtu d’une veste noire, il ressemblait à un juge implacable.

-Ils étaient beaux tels que tu les portais ce matin encore, répondit-il en
écartant le dossier qu’il lisait. Tu avais les mains d’une artiste. A présent, ce
sont celles d’une petite écervelée.

Le sourire de Clara se figea sous le choc de ses paroles. Elle vit le regard
réprobateur de Reed se porter sur sa nouvelle coiffure. Pourtant, ses amies
l’avaient complimentée sur le résultat de trois longues heures passées dans un
salon de coiffure. Dans un effort de volonté, Clara parvint à prendre un air
insouciant.

-C’est le dernier cri, tu sais. Toutes les filles en raffolent.

Visiblement, Reed ne partageait pas leur enthousiasme. Les mains croisées sur
le bureau d’ébène, il se pencha pour la contempler des pieds à la tête.

-D’où vient cette tenue extravagante ? demanda-t-il sèchement.

Clara serra les poings, mortifiée par tant de mépris. Sa robe de soie rouge au
décolleté profond lui semblait le summum de l’élégance féminine.

-Je…je l’ai aperçue, la semaine dernière, dans la vitrine d’une boutique de
prêt-à-porter. Je n’ai pas pu résister.

Les traits de son interlocuteur se crispèrent. Pensait-il qu’elle irait à la soirée
dans une de ces robes de gamine qu’il lui achetait ? De quoi aurait-elle l’air
devant Lance et ses amis, toujours à la pointe de la mode ? Que cela plaise ou
non à Reed, elle était une femme, à présent, et elle s’habillerait désormais
comme telle. Si seulement elle pouvait trouver le courage de le lui dire.
Sans lui laisser le temps de répliquer, elle en revint au sujet qui l’avait amenée.

-Je t’en prie, permets-moi de prendre la voiture, ce soir.
-Je t’ai déjà dit non.

Reed rouvrit son dossier comme pour mettre un terme à leur discussion.

-Pourquoi ? insista-t-elle avec l’énergie du désespoir. Tu sais que je suis
bonne conductrice.
-En effet.

Comment aurait-il pu l’ignorer ? Dans ce domaine encore, il avait été son
professeur.

-Là n’est pas la question.
-Alors, où est-elle ?

Il griffonna quelques mots sur la feuille qu’il étudiait et les souligna de
plusieurs traits énergiques avant de répondre.

-C’est à ton cavalier de t’emmener à cette soirée.
-Lance l’aurait fait très volontiers, expliqua Clara en s’approchant du
bureau, mais c’est lui qui organise cette surprise-partie. Il doit régler tant de
détails de dernière minute que…
-Ceci ne justifie en rien sa conduite inqualifiable, rétorqua Reed avec
brutalité. Il aurait certainement pu trouver le moyen de venir te chercher.
-Ce n’était pas possible, avec tous ces invités. Je suis capable de parcourir
deux kilomètres en voiture, tu peux me croire.
-Tes talents de conductrice ne sont pas en cause.

Il leva vers elle un regard sévère.

-Aucun homme digne de ce nom ne laisserait sa cavalière se rendre seule à
une soirée.
-Mais Lance…
-Je trouve d’ailleurs un peu étrange que tu aies attendu d’être habillée et
prête à partir pour m’annoncer que tu allais à cette fête.
-Tu étais si occupé, ces derniers jours, si rarement à la maison.

Clara ne savait pas mentir. La moue réprobatrice de Reed lui prouva qu’il
n’était pas dupe. Il avait deviné qu’elle avait délibérément gardé le silence, de
crainte qu’il ne lui interdise cette sortie.

-Je…je ne pensais vraiment pas que cela avait de l’importance.
-Tout ce que tu fais a de l’importance pour moi, Clara, murmura Reed
d’une voix rauque d’émotion.

Il détourna la tête devant le regard surpris qu’elle lui lançait.

-N’oublie pas que je suis ton tuteur, et donc responsable de toi, reprit-il en
retrouvant son ton habituel, calme et glacé. Si tu n’exiges pas toi-même le
respect qui t’est dû, je m’en chargerai à ta place.

Clara sentit son bel enthousiasme s’évanouir.

-Je t’en prie, Reed, implora-t-elle en se penchant par-dessus le bureau. Cette
soirée compte tellement pour moi. Je t’en supplie, ne la gâche pas.
-Ce n’est pas mon intention.

Son visage se figea lorsqu’il leva les yeux vers elle. Horrifiée, la jeune fille
s’aperçut que sa position offrait à Reed une vue particulièrement révélatrice de
son décolleté. Elle se redressa aussitôt, les joues en feu.

-Tout ce que je demande, poursuivit-il comme si de rien n’était, c’est que
ton cavalier passe te chercher à la maison afin qu’il puisse saluer comme il
se doit ta famille, et que nous le rencontrions.

« Et que tu lui ôtes définitivement l’envie de revenir », songea Clara avec
rancœur.

-Tu connais déjà Lance, le meilleur ami de Jordan.
-Ce qui n’est pas une référence, si tu veux mon avis. Je ne l’ai vu que deux
ou trois fois, mais j’ai suffisamment entendu parler de lui pour me forger
une opinion.

La mâchoire de Reed se crispa comme sous l’effet d’une sourde colère.

-Sa réputation de don Juan n’est plus à faire. Même Jordan ne lui arrive pas
à la cheville, c’est tout dire.
-Ce ne sont que des commérages, répliqua Clara, des mensonges colportés
par des personnes jalouses. Bien sûr, Lance est séduisant, drôle et fantasque,
mais il m’a toujours traitée avec…
-Toujours ? Que dois-je comprendre ?

Reed se leva brusquement en lâchant son stylo.

-Serais-tu sortie avec lui sans que je le sache ?
-Non.

Clara recula de quelques pas, abasourdie par la violence de sa réaction.

-Jordan l’a amené ici à plusieurs reprises quand tu étais en déplacement
pour tes affaires, l’été dernier, expliqua-t-elle d’une voix mal assurée. Et
nous avons été invités à quelques soirées barbecue chez lui. C’est tout.

Il scruta son visage comme pour y chercher des preuves de sa culpabilité. A
son demi-sourire, la jeune fille comprit que Reed lui accordait le bénéfice du
doute.

-En tout cas, je ne veux plus que tu le revoies. De telles fréquentations ne
peuvent t’attirer que des ennuis. Tu es beaucoup trop jeune et
inexpérimentée pour te mesurer à un beau parleur de son espèce.
-J’ai vingt ans, protesta Clara. J’ai le droit de choisir moi-même mes amis.
-Pas encore. Pas avant ta majorité. Jusque là, tu resteras sous mon autorité.

Il se retourna comme pour signifier que l’incident était clos et regagna son
fauteuil.

-Puisque tu ne sors pas, je te conseille d’aller revêtir une tenue plus
confortable. Le dîner sera servi à…
-Non, s’écria Clara.

Elle tremblait de colère et de peur, mais elle était fermement décidée à ne pas
céder. La surprise qui se peignit sur les traits de Reed, lui donna du courage et
un sentiment de profonde satisfaction.

-Même si je dois m’y rendre à pied, j’irai à cette soirée.

Clara tourna les talons. En quelques enjambées, Reed la rejoignit et lui barra la
route.

-Ne m’oblige pas à user de méthodes que je réprouve, je t’en prie.

Pas une fois au cours de ces sept années, il ne l’avait menacée. Il se tenait
devant elle, plus impressionnant que jamais. Une puissance presque
surhumaine, renforcée par la violence contenue de sa voix, émanait de sa haute
silhouette. Clara frissonna. Il parut s’apercevoir de sa frayeur et reprit la
parole sur un ton plus doux.

-Je n’agis que pour ton bien.
-Mon bien ? s’exclama la jeune fille, exaspérée. Tu ne supportes pas de me
voir heureuse, voilà la vérité. Tu voudrais que je croie qu’il n’y a que le
travail et la musique dans l’existence. Si cela ne tenait qu’à toi, je passerais
le reste de mes jours au piano, seule, sans amis, sans personne pour
m’aimer.
-Pas du tout, protesta Reed avec force. Si, parfois, je me montre peut-être un
peu sévère envers toi, c’est que je pense à ton avenir et que je m’efforce
d’en aplanir les difficultés pour assurer ton bonheur.
-C’est faux. Tu ne seras satisfait que lorsque tu auras fait de moi une vieille
fille célèbre, avec pour toute compagnie un album rempli de …
-Tais-toi !

Il la saisit par les épaules et la secoua sans ménagement. Ce fut pourtant la
chaleur soudaine de ses mains sur sa peau qui lui fit reprendre ses esprits.
Un silence tendu, frémissant, succéda à leurs éclats de voix. Ils tremblaient tous
deux en se dévisageant, comme s’ils se voyaient pour la première fois.
Reed la libéra brusquement.

-Ecoute-moi, murmura-t-il d’une voix brisée. Je t’en prie.

Voyant qu’elle ne résistait plus, il la conduisit jusqu’au divan, installé devant la
cheminée. La jeune fille s’assit, vaincue par l’émotion.

-Je n’ai toujours voulu que ton bonheur, Clara. Je m’y suis visiblement mal
pris, mais tu dois me croire.

Une profonde tendresse adoucissait les traits rudes de son visage. Dans ses
yeux sombres brillait une lumière nouvelle. Le cœur de Clara bondit dans sa
poitrine lorsqu’elle reconnut devant elle le Reed d’autrefois, le confident
chaleureux et compréhensif qu’elle avait tant aimé.

-Je ne veux pas te voir souffrir, comprends-tu ? Voilà pourquoi je te
demande de ne plus revoir Lance.

Sa voix était grave, étrangement musicale et apaisante.

-Je ne vois aucun mal à ce que tu participes à des soirées barbecue ou à des
fêtes, tant que tu restes avec des garçons de ton âge.
-Lance n’a que huit ans de plus que moi.
-Pour l’état civil, peut-être, mais tu es trop …innocente pour te mesurer à
un séducteur de son espèce.
-Tu as bien trente six ans, et cela ne t’empêche pas de sortir avec des
femmes plus jeunes.

Le pincement de jalousie qu’elle ressentit à cette idée surprit Clara. Un sourire
étonné se dessina sur les lèvres de Reed.

-Comment le sais-tu ?
-C’est ce que l’on raconte.
-De toute façon, ce ne sont pas des gamines de vingt ans, lui assura-t-il. Les
femmes que je fréquente sont plus jeunes que moi, mais tout aussi
expérimentées.

Clara se mordit la lèvre, furieuse contre elle-même. La vision de Reed en
galante compagnie lui était si étrangère qu’elle ne parvenait pas à l’accepter. A
vrai dire, elle avait toujours tenu pour acquis le fait qu’il ne se marierait
jamais. Y avait-il une femme dans sa vie ? L’aimait-il ?

-D’autre part, ni elles ni moi ne nous faisons aucune illusion sur la nature
de nos relations, poursuivit-il avec indifférence. Contrairement à ton ami
Lance, je ne promets rien que je ne puisse tenir.
-Mais Lance…
-Lance n’éprouve aucun scrupule à abuser d’une jeune fille crédule, ni à la
quitter ensuite pour se lancer à la poursuite d’une nouvelle conquête.
-Pas du tout, protesta Clara en posant une main suppliante sur son bras. Ce
sont les femmes qui le harcèlent, tu sais. Ce n’est pas de sa faute s’il est
séduisant.

Reed se dégagea sans douceur.

-Est-ce là toute ton ambition ? demanda-t-il d’une voix chargée de
sarcasmes. N’être qu’un nom de plus sur la liste déjà longue de ses
adoratrices ?

Son visage se durcit de nouveau tandis que la chaleur disparaissait de son
regard.

-Finir comme les autres, rejetée lorsque tu auras fini de le distraire ?
-Non ! Lance m’aime ! Il me l’a dit.

Un rire bref et méprisant accueillit sa déclaration.

-Bien sûr, comme à plusieurs dizaines d’autres.

Clara se redressa fièrement.

-Il m’a demandé de l’épouser.

Reed blêmit. Ses poings se crispèrent comme pour frapper un adversaire
invisible.

-Jusqu’où est allée cette aventure ? As-tu couché avec lui ?
-Non. Bien sûr que non, murmura-t-elle en détournant son visage
empourpré.
-Mais il te l’a demandé ?

D’un geste brutal, il l’obligea à le regarder.

-N’ai-je pas raison ?

Pendant un instant, elle demeura muette de stupéfaction. Si elle ne l’avait pas
mieux connu, elle aurait pu croire qu’il était jaloux.

-Dis-moi la vérité !
-Oui.
-Voilà qui explique la demande en mariage, proféra Reed sur un ton
satisfait. Ne te berce pas d’illusions, Lance ne t’aime pas. Tu n’es qu’une
proie de plus pour son tableau de chasse.

Il la libéra avec un sourire attristé.

-Une fois qu’il aura obtenu ce qu’il veut, il ne sera pas long à s’intéresser à
d’autres.
-C’est faux, s’écria-t-elle d’une voix tremblante. Lance m’aime.

Elle se leva du divan et se tourna vers Reed. La douleur et la colère
bouillonnaient en elle.

-Ce n’est pas parce que tu ne m’aimes pas que personne ne le peut.
-Je ne t’aime pas, répéta-t-il, incrédule. Est-ce ce que tu crois ?
-Seul mon talent t’intéresse.
-Ton talent est indissociable du reste de ta personnalité, Clara, de ta
sensibilité, de ton…
-Lance se moque de mon talent, déclara-t-elle avec hauteur. Je lui plais en
tant que femme, pas comme pianiste.

Les yeux noirs de Reed lancèrent des éclairs.

-Je doute qu’il connaisse le sens du mot amour. Plus tard, tu comprendras
qu’il existe plusieurs façons d’aimer. Celle qu’il te propose est la plus
basse, la plus vile.
-Cesse de me traiter comme une enfant, je sais ce qu’est l’amour.

Il sembla vaciller un instant sous le choc.

-Tu veux dire…Lance ?

Non, ce n’était pas de lui dont elle parlait. Lance n’était pas l’homme qu’elle
avait adoré pendant ces longues années, celui dont la tendresse et le respect
comptaient pour elle plus que tout au monde.

-Oui, Lance, répondit-elle pourtant.

Reed se figea. Jamais elle ne l’avait vu plus sombre, plus effrayant.

-Je ne te crois pas. C’est impossible.
-Eh bien, c’est la vérité, répliqua-t-elle en le défiant du regard. Et nous
allons nous marier.
-Il n’en est pas question ! Pas si j’ai mon mot à dire.
-Tu ne l’as pas. C’est à moi de décider de mon avenir, il me semble. Je ne
vois pas en quoi cela te concerne.
-Vraiment ?

Son rire amer lui déchira le cœur.

-Depuis sept ans que je te consacre chacun de mes instants, ai-je eu un autre
but que ton bonheur ?

Il s’approcha d’elle, le visage crispé par une émotion intense.

-Crois-tu que je vais te laisser épouser un être indigne de toi, briser ta
carrière sans réagir ?

Sa carrière ! Il n’avait donc que ce mot à la bouche !

-Je me moque de ma carrière.

Les yeux remplis de larmes, Clara se dirigea vers la porte. Reed la saisit par le
bras avec rudesse.

-Je ne te permettrais pas de te donner à un homme incapable de t’apprécier
à ta juste valeur.
-Lâche-moi.

La jeune fille tenta en vain de se libérer.

-Reed, tu me fais mal.
-Je ne comprends pas, reprit-il d’une voix rauque de frustration et de
colère. J’ai pourtant essayé de te donner tout ce dont tu avais envie.

« Sauf l’amour », songea-t-elle tristement.

-Que veux-tu d’autre ?

Clara détourna les yeux avant qu’il puisse y lire la réponse.

-Regarde-moi.

Resserrant son étreinte, il l’attira plus près de lui, si près qu’elle sentit son
souffle contre sa joue.

-Que peut-il t’offrir de plus que moi ?

C’était la question d’un amant jaloux, pas celle d’un tuteur. Clara secoua la tête,
désemparée.

-Avec Lance, je…je me sens belle et … et désirable.

La chaleur qui se dégageait du corps de Reed se communiquait peu à peu à elle.
Son odeur grisante, un parfum de santal qu’elle remarquait pour la première
fois, acheva de la troubler. Son cœur se mit à battre follement.

-Je pourrais être heureuse avec lui, insista-t-elle. Il rend tout si amusant, si
excitant.
-Excitant ? Est-ce là ce que tu veux ?

Les doigts de Reed s’enfoncèrent dans la chair sensible de ses épaules nues.

-Inutile d’avoir recours à Lance, dans ce cas, dit-il avant de s’emparer de
ses lèvres.

Clara était trop stupéfaite pour se débattre. Ce contact brûlant, inattendu, lui
coupa le souffle. Elle crut défaillir, serrée contre lui par une étreinte d’acier.
De sa bouche, de ses bras, de tout son corps, il semblait vouloir effacer le
souvenir de Lance pour ne plus laisser sur elle que son empreinte farouche.
Dans un réflexe désespéré, la jeune fille tenta de s’écarter, mais il ne lui en
laissa pas le temps. Une main solide s’enfouit dans ses cheveux d’or pâle pour
la maintenir captive. Un gémissement rauque jaillit de sa gorge lorsque les
lèvres de Clara cédèrent sous l’assaut, le laissant goûter le doux nectar de sa
bouche.
Elle frémit. Des milliers de sensations inconnues s’épanouissaient en elle.
Jamais Lance ne l’avait embrassée de cette façon. Jamais elle ne s’était sentie
consumée ainsi, gagnée par la flamme de sa passion, prête à se perdre dans son
étreinte. L’exigence de ce baiser et le déchainement de ses propres sentiments
la remplirent d’effroi.
Clara posa ses mains tremblantes contre le torse musclé de son compagnon
pour le repousser. Le frisson qui le secoua à ce simple contact lui fit oublier
son intension.
Dans un soupir de bonheur, elle passa les bras autour de sa taille et
s’abandonna aux délices de cet éveil sensuel.
« Comment est-ce possible ? » se demandait-elle avec émerveillement. Quand
le désir s’était-il mêlé à l’amour qu’elle avait toujours éprouvé pour Reed ?
Depuis combien de temps dormait-il en elle, prêt à surgir à la moindre
sollicitation ?
Grisée par ce mélange de douceur et de passion, Clara se pressa contre lui
pour lui rendre son baiser avec une fougue dont elle ne se savait pas capable.
Reed la libéra enfin, et haletante, elle posa la tête au creux de son épaule.

-Est-ce là ce que tu veux ? murmura-t-il d’une voix hachée. Est-ce assez
excitant pour toi ?
-Oui.

Elle noua les bras sur sa nuque et soupira. Maintenant qu’elle l’avait trouvé,
plus rien ne pourrait l’éloigner de lui.

-Je m’aperçois que j’ai négligé cet aspect de ton éducation, reprit Reed,
mais Lance y a suppléé.

Clara tressaillit, brutalement ramenée à la réalité. Elle s’apprêtait à lui avouer à
quel point sa maladresse et son inexpérience lui avaient attiré les moqueries du
jeune homme. Le sourire étrange qu’elle vit se dessiner sur les lèvres de Reed
l’en dissuada.

-Tu n’auras plus besoin des leçons de Lance, à présent, lui assura-t-il
sèchement en posant une main possessive sur sa poitrine ronde. Si c’est le
plaisir que tu cherches, je te le donnerai.

Clara se figea. La douleur aiguë qui lui transperçait le cœur l’empêchait de
respirer. Déjà, Reed se penchait vers elle pour un nouveau baiser, mais elle ne
lui en laissa pas le temps.

-Tu n’es qu’une brute.

Elle le repoussa violemment. Déséquilibré, il heurta le bord du divan et tomba
de tout son long sur les coussins de cuir.

-Un monstre sans cœur.

Le visage inondé de larmes, Clara s’enfuit sans un regard en arrière, quitta la
maison par la porte donnant sur la plage et courut jusque chez Lance.


Une sensation d’étouffement arracha soudain la jeune femme à ses souvenirs.
L’étau qui oppressait sa poitrine se desserra peu à peu lorsqu’elle contempla,
par la vaste baie vitrée, le ciel et l’eau, teintés des premières lueurs du
crépuscule. Sur la plage déserte, seules les hautes herbes s’agitaient au gré du
vent.
Plus les minutes passaient, plus Clara sentait l’appréhension croître en elle. Si
la pensée de sa tante malade ne l’en avait empêchée, elle aurait saisi ses
bagages et serait repartie avant qu’il ne rentre.
Irritée par sa propre faiblesse, elle tira un mouchoir de sa poche pour essuyer
ses paumes moites. Son cœur battait à tout rompre depuis qu’elle s’était
remémorée la façon dont Reed l’avait embrassée. Comment aurait-elle pu
l’oublier ?
« Tâche de reprendre rapidement tes esprits, ma fille », murmura Clara en se
dirigeant vers le piano.
Comme à chaque moment difficile de sa vie, c’était dans la musique qu’elle
trouverait l’apaisement et la sérénité.
La jeune femme hésita un instant avant de poser ses doigts sur les touches. Il lui
fallait une pièce brillante et fougueuse pour la tirer de sa mélancolie.
Reed. Pensait-il encore de temps à autre à ce soir-là ? Y ferait-il allusion, au
hasard de leurs conversations ? Car, entre eux, plus rien ne serait désormais
comme avant.
Clara plaqua un accord d’une intensité presque violente avant de se lancer à
corps perdu dans la Polonaise en la bémol majeur de Chopin, faisant sien cet
hymne héroïque à la liberté. Ses mains virevoltaient dans une course folle d’un
bout à l’autre du clavier, tour à tour rageuses et triomphantes, lorsqu’une porte
s’ouvrit brusquement. Le visage furieux de Reed apparut dans l’embrasure.

-J’ai déjà dit que je ne voulais pas que l’on touche à ce…Clara ! Que diable
fais-tu ici ?


Chapitre 4



-Reed, quel plaisir de te revoir, s’exclama Clara d’un air moqueur.

Sous une apparence imperturbable, la jeune femme se sentait trembler de tous
ses membres.

-Nous ne t’attendions pas avant lundi, objecta-t-il en s’approchant à pas
lents.
-J’ai pu faire avancer l’interview que mon manager avait prévu demain. Je
voulais être ici le plus tôt possible pour tante Helen.
-Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ?

Il semblait contrarié de s’être laissé surprendre.

-Je serais allé te chercher à ta descente d’avion.
-Inutile, affirma Clara avec une insouciance feinte. J’ai loué une voiture,
c’était beaucoup plus simple.

Sans avertissement, il appuya sur l’interrupteur et illumina la pièce.
Clara cligna des yeux, éblouie par la lumière soudaine jaillie du lustre
suspendue au dessus du piano. La jeune femme regrettait la pâle clarté du
crépuscule, ce voile léger derrière lequel elle pouvait dissimuler son agitation.
Elle contempla sans un mot l’homme qui se tenait debout devant elle.
Mouillé de sueur, le tee-shirt soulignait les muscles lisses et durs de ses
épaules et de son torse puissant et son jean mouillé moulait ses longues jambes
comme une seconde peau. Avec son visage empourpré aux pommettes
saillantes et ses cheveux noirs ébouriffés par le vent, Reed ressemblait à un
guerrier sauvage, robuste et farouche.
Un instant, Clara fut incapable de concilier cette image avec celle de l’homme
digne, à l’élégance austère, dont elle gardait le souvenir. Etait-il bien le
même ? Se pouvait-il que sa mémoire ait délibérément ignoré cet aspect
troublant de sa personnalité ?
L’évocation de ce corps solide et chaud, tremblant contre le sien, acheva de la
bouleverser.
Un sourire lent, infiniment sensuel, apparut sur les lèvres de Reed. Un éclair de
satisfaction passa dans ses yeux noirs. Clara comprit alors qu’il pensait, lui
aussi, à ce soir-là, et qu’il n’avait peut-être jamais cessé d’y songer. Dans un
effort désespéré, elle tenta de prendre la parole, de briser le silence
insoutenable, mais sa bouche était si sèche qu’elle dut y renoncer.
Un aboiement strident la fit tressaillir. Thunder, entré dans la pièce à la
recherche de son maître, avait aperçu la jeune femme. Sans la moindre
hésitation, il se rua sur Clara qui vacilla sous la violence du choc.

-Au pied, Thunder, ordonna Reed en s’approchant à grandes enjambées.
-Laisse-le, ce n’est rien.

Clara se mit à rire à en perdre le souffle. Les pattes avant posées sur ses
épaules, le doberman la contemplait avec adoration.

-Je ne voudrais pas qu’il salisse tes vêtements, expliqua Reed en désignant
l’ensemble qu’elle avait revêtu pour le voyage. Il vient de courir sur la
plage.
-Ce n’est qu’un peu de sable, il partira au premier coup de brosse.

Clara entoura de ses bras le cou puissant de Thunder. Elle était si heureuse de
le revoir, et d’avoir ainsi un excellent prétexte pour ne pas affronter
directement son maître. Elle poussa un cri perçant lorsqu’il entreprit de la
débarbouiller à grands coups de langue râpeuse.

-Hé, tu es tout mouillé.
-Il vient de boire, sans doute, répondit Reed d’un air contrit. Tu le connais,
il plonge toute sa tête dans l’écuelle.

Il réprima un sourire amusé et tira sur le collier du chien.

-Assez, Thunder.

Le doberman lui lança un regard de côté comme pour juger du sérieux de la
menace puis, manifestement rassuré, enfouit sa truffe humide dans le cou de
Clara.

-Thunder !

La jeune femme s’étrangla de rire.

-Quelle terreur tu fais ! Tu es plus doux qu’un chaton.

De sa longue main fine, elle caressa tendrement la tête noire et fauve, puis
déposa un baiser entre les deux yeux brillants d’intelligence. Une jalousie
absurde s’empara de Reed.

-Quel dommage que les humains ne soient pas comme les chiens, dit-elle en
tournant vers lui un visage radieux.

L’appréhension qui, quelques instants auparavant, obscurcissait encore son
regard, s’était évanouie comme par magie. D’adorables fossettes creusaient ses
joues, et ses lèvres paraissaient douces et vulnérables. Sous la lumière dorée
qui inondait la pièce, ses cheveux blonds tissaient un halo étincelant autour de
son visage aux traits délicats.
Le désir ardent qui jaillit dans le cœur de Reed fit vaciller le rempart qu’il
avait si soigneusement érigé pour se protéger de Clara. Il fronça les sourcils,
incapable de se souvenir de ce qu’elle venait de dire.

-Les chiens ne savent pas dissimuler leurs sentiments, reprit-elle sans se
formaliser de son silence. Lorsqu’ils sont heureux, ils le montrent.
-Ce n’est pas si simple pour les hommes.
-Pourquoi ?
-Parce qu’il ne leur est pas toujours possible de se dévoiler.

Reed secoua la tête, incrédule. Ils se retrouvaient, après quatre longues années
de drame et de rancœur, et voilà qu’ils devisaient tranquillement des mérites
respectifs du genre humain et de l’espèce animale.

-Tu as sans soute raison, approuva-t-elle avec un sourire mélancolique.

Un grondement plaintif du doberman l’arracha à sa rêverie. Tandis qu’elle se
remettait à le caresser, il ferma les yeux et soupira d’aise.

-Cette fois, c’en est assez, protesta son maître. Tu fais honte à ta réputation
de chien féroce.

Il tapota affectueusement la tête de Thunder, effleurant par mégarde la main de
Clara. La jeune femme s’écarta comme s’il l’avait brûlée.
Reed sentit une lame acérée s’enfoncer dans sa poitrine. Il se détourna et
s’éloigna.

-Ici, Thunder ! Tout de suite !

Le doberman obéit, l’oreille basse.

-C’est bien, murmura son maître en le gratifiant d’une caresse.

Rassuré, Thunder se coucha à ses pieds pour attendre la suite des évènements.

-As-tu déjà rendu visite à Helen ? s’enquit Reed sur un ton neutre.
-Non. L’infirmière m’a dit qu’elle dormait.
-Eh bien, tu pourras la voir au dîner, conclut-il en s’apprêtant à quitter la
pièce. Le repas est servi à sept heures, si tu souhaites te joindre à nous.
-De quoi souffre tante Helen ? demanda Clara avec anxiété. Rien de grave,
j’espère.
-Si seulement je le savais.

Reed se retourna en soupirant.

-On l’a hospitalisée voici un mois pour une opération tout à fait bénigne,
d’après les médecins. Tous m’ont assuré qu’elle était parfaitement remise.
Pourtant, elle n’a pas quitté le lit, depuis.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelée plus tôt ? Je serais venue immédiatement.

Un sourire sarcastique apparut sur le visage sévère de son interlocuteur.

-Je ne pensais pas que cela t’intéresserait.
-Tu es injuste, Reed. Tu sais combien j’ai toujours aimé tante Helen, elle a
été pour moi…
-Je sais également que tu as choisi de mener ta propre vie loin de nous, loin
d’elle, intervint-il avec brutalité. Si je t’ai prévenue, c’est uniquement parce
qu’elle m’a supplié de le faire. Pour ma part, j’y étais opposé et je le suis
encore.

C’était la première fois qu’il retrouvait devant elle son ton de tuteur. Clara lui
décocha un sourire glacé.

-Je vois. Comme on fait son lit, on se couche. C’est cela ?
-C’est cela. Et avec le partenaire de son choix.

La jeune femme se raidit et détourna la tête. Conscient d’avoir touché un point
sensible, Reed s’approcha d’elle.

-A propos, comment va notre séduisant, amusant et fantastique Lance ? Je
constate qu’il ne t’a pas accompagnée.
-Non, confirma Clara d’une voix à peine audible.
-Quel merveilleux exemple de confiance conjugale ! A moins qu’il n’ait eu
à faire ailleurs ?

Clara s’obligea à rencontrer son regard.

-Lance et moi sommes divorcés. Je pensais que tu étais au courant.
-Non, murmura Reed, visiblement désarçonné. Je suis navré.

Un rire forcé s’échappa des lèvres de la jeune femme.

-Non, tu ne l’es pas. Je suis persuadée qu’aucune autre nouvelle n’aurait pu
te réjouir davantage. Tu avais raison, le portrait que tu m’avais dressé de lui
était des plus ressemblants.

Reed devina immédiatement que l’indifférence de Clara n’était que feinte. La
douleur intense qui se reflétait au fond de ses yeux verts le bouleversa. Certes,
il attendait ce dénouement depuis quatre ans, puisqu’il ne pouvait rien espérer
d’autre ; certes il lui avait souhaité mille et mille fois de souffrir autant que lui,
mais le spectacle de son chagrin le déchirait, à présent.

-Il s’est conduit exactement comme tu l’avais prévu, conclut-elle avec un
sourire courageux. Tu dois être satisfait.
-Non. Je ne regrette pas ce divorce, bien sûr. Tu n’aurais de toute façon
jamais dû l’épouser. Mais je suis sincèrement désolé qu’il t’ait fait tant de
mal.

Clara ne put réprimer un mouvement de surprise. Comment cet homme
pouvait-il se montrer tour à tour si dur et si compréhensif ? Parviendrait-elle
un jour à comprendre les subtilités d’une personnalité aussi complexe ?

-Je t’avais prévenue, poursuivit Reed. Pourquoi n’as-tu pas voulu
m’écouter ? Pourquoi t’es-tu enfuie ?

Il s’assit près d’elle avec un soupir fataliste.

-Je cherchais seulement à te protéger. Je savais qu’il te blesserait, c’est
pourquoi je…

Sa voix se brisa. Les yeux rivés aux siens, Clara vit tout ce qui s’était passé, ce
soir-là, brûler dans leurs profondeurs. Elle aurait dû se détourner, rompre le
charme puissant qui l’attirait vers lui comme le papillon vers la flamme
cruelle, mais elle ne pouvait pas. Un flot de souvenirs envahissait peu à peu son
esprit et ses sens, menaçant de la submerger.
Le parfum salé de l’air marin se mêlait à l’odeur virile de Reed. Un désir
soudain et intense lui coupa le souffle.

-C’est pourquoi j’ai…

Clara bondit sur ses pieds, furieuse contre elle-même.

-C’est pourquoi tu devais me traîner dans la boue ? Si tu ne m’y avais pas
poussée, jamais je n’aurais épousé Lance.
-Quoi ? Que diable veux-tu dire ?

La jeune femme s’éloigna en se maudissant tout bas.

-Je ne suis pas ici pour évoquer le passé, Reed, déclara-t-elle froidement. Je
sais combien ma présence t’est désagréable, mais je devais revenir pour
tante Helen.

Les quelques mètres qui les séparaient à présent lui permettaient d’affecter une
assurance qu’elle était bien loin d’éprouver.

-Puisque, par la force des choses, nous allons vivre sous le même toit
pendant quelques temps, je pense que nous devrions essayer de nous
entendre. Pour ma part, je ferai tout mon possible pour ne pas me trouver
sur ton chemin. Je te serais reconnaissante de bien vouloir agir de même à
mon égard.

Reed continuait à la contempler fixement, comme s’il tentait de deviner ce qui
se passait dans son esprit.

-Combien de temps comptes-tu rester ? demanda-t-il enfin.
-Jusqu’à ce que tante Helen soit remise. Je n’ai que deux autres concerts
prévus cette saison.
-Je ne pensais pas que tu demeurerais si longtemps parmi nous. Je suis sûr
qu’Helen en sera très heureuse.
-Tant mieux, si elle, au moins, apprécie ma présence, rétorqua Clara malgré
elle.

Une lueur étrange jaillit dans les yeux noirs de Reed et ses traits se
contractèrent. Si elle ne l’avait pas si bien connu, Clara aurait pu croire que sa
remarque l’avait blessé.

-Depuis plusieurs mois, j’étais décidée à prendre des vacances, reprit-elle.
J’avais prévu de profiter de ces quelques semaines de liberté pour ajouter
une nouvelle œuvre à mon répertoire.
-J’ai fait accorder le piano à ton intention.

Le visage de Reed était redevenu impénétrable.

-Je savais que tu devrais t’exercer tous les jours.
-Merci.

Elle lui sourit avec reconnaissance. Cela lui ressemblait bien de se préoccuper
de ses moindres besoins.

-De rien.

Clara se figea, piquée au vif par son ton sarcastique. Elle en vint à regretter
d’avoir tenté de se montrer aimable envers lui. En tout cas, on ne l’y
reprendrait plus. Elle se dirigea d’un pas déterminé vers la porte de sa
chambre.

-Il se fait tard. J’aimerais prendre une douche et me changer avant de rendre
visite à tante Helen.
-Quel est le morceau de musique que tu travailles en ce moment ? demanda-
t-il soudain.

Clara ne marqua qu’une brève hésitation avant de répondre.

-Le Cinquième concerto de Beethoven
-L’empereur ?
-J’estime être prête pour cette œuvre, insista-t-elle sans lui laisser le temps
d’exprimer sa réserve. Je la travaille depuis plus d’un an. Un ou deux mois
supplémentaires devraient suffire.
-Je n’en doute pas. Je me souviens de la fougue avec laquelle tu interprétais
la Polonaise, lorsque je suis entré. Rien d’étonnant à ce que je n’aie pas
reconnu ton style.
-Mon toucher a évolué, approuva la jeune femme d’une voix coupante.

Elle avait toujours joué sans peine les pièces lyriques ou romantiques, mais les
œuvres plus graves, celles qui exigeaient de l’assurance, voire même de
l’agressivité, ne lui étaient véritablement accessibles que depuis peu.

-C’est que j’ai changé, moi aussi.

Reed sembla ne pas remarquer le sourire qu’elle lui adressait. Au contraire, il
scrutait son visage.

-Ta vie n’a pas été facile ?

Ainsi, il savait encore lire en elle.

-Je suppose que c’est la rançon à payer pour devenir adulte.

La jeune femme prit une profonde inspiration pour se calmer. Lorsqu’elle
redressa la tête, son regard était fier et assuré.

-Je ne suis plus celle qui, voici quatre ans, est partie d’ici. Il faut que tu le
comprennes. Je ne me laisserai plus traiter de la même façon. J’ai l’habitude
de prendre mes décisions moi-même et de mener ma vie comme bon me
semble.
-Je l’ai remarqué, répliqua-t-il sèchement.
-Tu devras l’accepter.

Un sourire ironique traversa le visage de Reed.

-Ce n’est pas un problème. La seule difficulté à laquelle je me sois heurté
avec toi a été de te convaincre de te défendre toi-même. Comprends-tu
pourquoi j’ai dû te solliciter, parfois si durement, pour t’empêcher de te
replier sur toi-même, pour te forcer à lutter ?

Clara écarquilla les yeux. Ce qu’elle avait pris pour des rebuffades ne visait
donc qu’à transformer sa timidité en courage et fermeté.

-Une chose est sûre, poursuivit Reed en faisant signe à Thunder de le suivre.
Tu es devenue une femme extraordinaire. Tu aurais pu être simplement
belle, mais légère et frivole. Au lieu de cela, tu es également pleine de talent
et indépendante. Je n’ai donc pas si mal réussi ma tâche.

Sur ces mots, il se retourna et quitta la pièce, la tête haute, sous le regard
abasourdi de Clara.







Chapitre 5



La porte de la chambre d’Helen Foster était grande ouverte tout comme, de
l’autre côté du couloir, celle de la pièce où logeait l’infirmière engagée par
Reed pour s’occuper de la malade à n’importe quelle heure du jour et de la
nuit. Clara l’aperçut, vêtue de son uniforme, confortablement installée devant
le poste de télévision. Une rafale de mitraillettes retentit, suivie d’un violent
crissement de pneus et d’une explosion.
La jeune femme fronça les sourcils, indignée par tant de sans-gêne. Comment
sa tante pourrait-elle se faire entendre, en cas de besoin ?
Helen leva les yeux du roman qu’elle lisait et poussa un cri de joie en
apercevant sa visiteuse.

-Clara ! Quelle bonne surprise.
-Je suis venue le plus vite possible.

La jeune femme referma la porte derrière elle et se précipita vers le lit.

-Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse de te revoir.

Son cœur se serra dans sa poitrine lorsqu’elle étreignit le corps amaigri de sa
tante.

-Comme tu m’as manqué, ma chérie, murmura Helen d’une voix
tremblante.

Elle retomba contre les oreillers, les yeux noyés de larmes.
Jamais Clara ne l’avait vue si faible, si épuisée. Ses cheveux blonds,
rassemblés en une longue tresse, avaient perdu tout éclat. Sa peau, autrefois
fraîche et rose, était d’un blanc cireux, et le bleu de ses yeux semblait délavé
par trop de larmes.
La jeune femme dut rassembler tout son courage pour lui adresser un sourire
radieux.

-Toi aussi, tu m’as manqué.

Dans un geste impulsif, elle saisit les mains de sa tante et les emprisonna dans
la chaleur des siennes.

-Comment vas-tu ?
-Beaucoup mieux, depuis que tu es là.

Son visage blême s’illumina tandis qu’elle regardait sa nièce avec tendresse.

-C’est merveilleux de t’avoir de nouveau à la maison.
-La maison, répéta Clara avec douceur.

Elle se rendit soudain compte qu’elle n’en avait jamais eu d’autre, que c’était
encore là son seul foyer. Bouleversée, la jeune femme se retourna pour
contempler la pièce où elle avait passé tant d’heures inoubliables.

-Reed m’a dit que tu étais arrivée plus tôt que nous ne l’espérions, reprit
Helen en levant vers sa nièce des yeux remplis de gratitude. Mais pourquoi
n’as-tu pas dîné ici, avec nous ? Lorsqu’il n’est pas retenu par ses affaires à
Providence, Reed prend ses repas dans ma chambre afin de s’assurer que je
mange.
-J’avais pris un déjeuner copieux avant de quitter New York. J’en ai profité
pour défaire mes valises.

En fait, le choc de ses retrouvailles avec Reed avait été tel qu’elle ne s’était pas
sentie capable de l’affronter aussi vite.

-D’ailleurs, je préfère être seule avec toi pour que nous puissions bavarder
tranquillement, comme autrefois.
-As-tu revu Reed ? demanda Helen d’un air anxieux. Lui as-tu parlé ?
-Oui.
-Tout va bien entre vous, à présent ?

Clara hésita un instant.

-Je le pense.

Une vive inquiétude se peignit sur les traits de sa tante.

-Tu ne peux pas t’imaginer à quel point tu lui as manqué, ma chérie.
-Moi, manquer à Reed ? Il ne m’a pourtant appelée que parce que tu le
suppliais, répliqua la jeune femme avec amertume. Il me l’a dit lui-même.
-Naturellement.

Helen esquissa un faible sourire.

-Tu ne t’attendais tout de même pas à ce qu’il t’avoue de but en blanc à quel
point il t’aime et comme ton absence l’a fait souffrir. Je pensais que tu le
connaissais mieux.

Elle se laissa retomber contre les oreillers.

-Depuis quatre ans, il est devenu invivable.

Clara ne put réprimer un éclat de rire.

-Ce n’est pas une nouveauté.
-Je parle sérieusement, ma chérie. A le voir si malheureux, j’en ai eu le
cœur brisé. Tu ne te doutes pas du mal que tu lui as fait en t’enfuyant avec…
-Tiens, tu as commencé une nouvelle poupée ? coupa la jeune femme pour
dissimuler son malaise.

Elle se leva d’un bond et s’approcha d’une grande corbeille à ouvrage.

-Hélas, soupira Helen. J’aurais bien voulu y travailler, mais je n’en trouve
pas le courage.

La poupée de chiffon gisait comme un pantin désarticulé sur le bord du panier.
Sa tête, encore chauve, aux traits à peine esquissés, semblait exprimer toute la
désolation du monde.

-Je suis sûre qu’elle sera adorable, affirma Clara, le cœur serré. Il faut que
tu la termines.
-Oui, bien sûr. Si seulement je ne me sentais pas si lasse.
-Attends d’être rétablie. Tu retrouveras toutes tes forces, tu verras.
-Les médecins prétendent que je devrais déjà être sur pied, répliqua Helen.
Je ne comprends pas ce qui m’arrive.
-Tu as certainement travaillé trop dur, comme toujours.
-Non, ce n’est pas cela. Après ton départ, puis après celui de Jordan…

Un sanglot l’empêcha de poursuivre.

-Tante Helen, que se passe-t-il ?
-Je…je ne sais pas.

D’une main tremblante, elle saisit un mouchoir et se tamponna les yeux.

-Je pleure pour un rien, en ce moment.
-Est-ce Jordan ? demanda Clara avec inquiétude. A-t-il de nouveaux
ennuis ?

Helen secoua la tête.

-Lui et Reed se sont brouillés. C’était la faute de Jordan, en fait, reconnut-
elle à contrecœur, mais il est parti en claquant la porte et n’a pas donné le
moindre signe de vie depuis plus d’un an. A présent, je ne représente plus
qu’un fardeau pour Reed.
-Comment peux-tu dire une chose pareille ? protesta la jeune femme. Tu
sais à quel point il est attaché à toi. S’il devait donner tout ce qu’il possède
pour que tu retrouves la santé et le bonheur, il le ferait sans hésiter.
-C’est vrai. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il reste ici à
cause de ma maladie, parce qu’il a pitié de moi.

Helen leva un regard implorant vers sa nièce.

-Je serai bientôt remise, tu verras.
-J’en suis sûre.
-Chaque jour, je décide de me lever, puis je me sens si lasse.
-Cette fatigue a bien une origine ? demanda Clara en tirant le fauteuil près
du lit.
-Je n’arrive plus à trouver le sommeil. Chaque nuit, je reste là, étendue dans
le noir, incapable de dormir. Je réfléchis trop, voilà tout.

Un petit rire brisé s’échappa de sa gorge.

-Tu connais mon imagination délirante.
-Allons, tu dois cesser de te tourmenter, tante Helen. A quoi penses-tu quand
tu ne dors pas ?
-Oh ! A rien…à tout…au passé.

Sa tête retomba lourdement.

-Je ne cesse d’énumérer les erreurs que j’ai commises, de songer à ces
années gâchées.
-Mon Dieu, s’écria la jeune femme, horrifiée. Il n’y a rien de pire. A quoi
bon te faire du souci pour ce que l’on ne peut plus changer ? Je comprends
qu’avec de telles pensées, tu te sois rendue malade.
-J’essaie de découvrir pourquoi la situation s’est dégradée ainsi.

Ses yeux pâles se remplirent de larmes amères.

-J’ai fait de mon mieux pour créer ici un foyer heureux, mais tout le monde
le fuit pour ne plus revenir, Lorean, toi et maintenant Jordan.

Un profond sentiment de culpabilité envahit Clara. Sans le vouloir, elle avait
blessé sa tante.

-Chacun doit construire sa propre existence, murmura-t-elle.
-Naturellement. Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit Helen d’une
voix infiniment triste. Je m’étais imaginé que nous formions une famille
unie, en dépit de toutes nos différences, et que nous nous retrouverions
encore, les uns et les autres, pour les fêtes et les vacances. Pardonne-moi de
t’ennuyer avec mes jérémiades, ma chérie, le jour même de ton retour.
-Tu ne m’ennuies pas, tu le sais bien.

Clara pressa tendrement le bras frêle de sa tante et lui adressa un sourire
réconfortant.

-Tout va changer, à présent, je te le promets. Maintenant que je suis ici, je
vais faire tout mon possible pour que Jordan revienne.
-Vraiment ?

Un fol espoir illumina le visage fatigué d’Helen.

-J’en serais si heureuse.
-Je parlerai à Reed dès demain matin.
-Oh, oui, je t’en prie. Tu es la seule personne au monde qu’il accepte encore
d’écouter.

La jeune femme haussa les épaules en riant.

-Tu plaisantes.
-Reed ferait n’importe quoi pour toi, ma chérie, insista sa tante. Tu aurais
dû l’entendre, pendant le dîner, il était intarissable à ton sujet, et tellement
fier.
-Vraiment ? Ce n’est pas l’impression que j’ai retirée de notre discussion.
-Tu sais à quel point Reed peut être pudique, mais cela ne veut pas dire qu’il
soit insensible. Au contraire.

Oubliant un instant son extrême lassitude, Helen se redressa.

-Peut-être ne le montre-t-il pas toujours, mais il t’aime beaucoup. Tu es sans
aucun doute la personne à laquelle il tient le plus au monde.

Les paroles de sa tante ébranlèrent profondément la jeune femme. Elle se
sentait déchirée entre l’envie qu’elle avait de les croire et la certitude que Reed
n’éprouvait pas le moindre sentiment pour elle, qu’il ne l’avait jamais aimée.

-Je crains en réalité que mon sort ne lui soit totalement indifférent. Le seul
aspect de ma personnalité qui l’ait intéressé était mon don musical, une
sorte de compensation, je suppose, à sa propre ambition brisée.
-Tu te trompes, ma chérie, répliqua Helen avec obstination. Si tu savais
combien tu l’as blessé en t’enfuyant avec Lance. Pour la première fois, j’ai
vu Reed effondré.

Clara demeura muette de stupeur. Reed ? Effondré ? Le spectacle de sa tante,
les yeux clos, l’arracha à ses réflexions.

-Tout va bien ?

Un pâle sourire éclaira les traits tirés d’Helen.

-Très bien, maintenant que tu es revenue. Dis-moi, vas-tu te réconcilier avec
Reed ?
-Je te le promets et Jordan, aussi.
-Ce serait merveilleux.

Des larmes de joie glissèrent lentement sur ses joues pâlies.

-Nous formerons une vraie famille, unie et chaleureuse.
-Bien sûr, lui assura Clara en luttant contre l’émotion. Mais pour cela, il
faut que tu te rétablisses rapidement. Tu ne voudrais tout de même pas que
Jordan te voie ainsi.
-Oh, non.
-Dans ce cas, je vais te laisser te reposer. As-tu besoin de quoi que ce soit,
avant que je ne parte ?
-Non, ma chérie. Merci encore pour tout. Je sens que je vais pouvoir
dormir, à présent.
-Parfait.

Clara se pencha pour l’embrasser.

-Bonne nuit.

Elle se dirigeait vers la porte, déterminée à demander à l’infirmière de baisser
le ton de la télévision, lorsque la voix menue d’Helen s’éleva de nouveau.

-Je t’en prie, ne répète pas à Reed que je t’ai dit qu’il était effondré après
ton départ.
-Non, je te le promets.
-Clara, reprit sa tante au moment où la jeune femme s’apprêtait à franchir le
seuil. Je sais à quel point il peut être difficile à vivre, mais je t’en supplie,
montre-toi patiente envers lui. Il t’aime.
-J’essaierai.

La main de la jeune tremblait en refermant la porte derrière elle.


Les paroles d’Helen continuèrent à hanter les pensées de Clara comme l’écho
d’un air obsédant.
Elle mit à profit ses rares rencontres avec Reed, au cours des quatre jours qui
suivirent, pour l’observer avec attention. Hélas, sans résultat. Rien dans son
attitude ne pouvait laisser supposer que l’absence de la jeune femme lui avait
été pénible, ni qu’il se réjouissait de son retour. Lui ? L’aimer ? Il paraissait
encore plus mal à l’aise en sa présence qu’elle ne l’était devant lui. En dépit de
leurs efforts pour mener une conversation polie, une tension étrange subsistait
entre eux, un sentiment de sourd malaise qui laissait Clara confuse et
incertaine.
Pourquoi, par exemple, avait-il passé ces deux nuits à Providence ? Etait-il
aussi bousculé par ses affaires qu’il le prétendait, ou bien cherchait-il
simplement à l’éviter ?
Après mûre réflexion, la jeune femme haussa les épaules. Sans doute, Helen,
poursuivie par son rêve de voir un jour la famille réconciliée, avait-elle pris
ses désirs pour des réalités.
Quelle importance ? Qu’il l’aime ou non était le cadet des soucis de Clara. Que
ferait-elle d’un amour dont elle ne voulait plus ?
La jeune femme secoua la tête, irritée par le trouble inexplicable qui montait en
elle à la seule pensée de Reed. Pas une fois, au cours de ces quatre années
pourtant riches en drames et en choix déchirants, elle ne s’était sentie aussi
indécise. Elle porta à ses lèvres sa tasse de café fumant et tenta de trouver
l’oubli dans la contemplation du paysage.
Un ciel bas et menaçant déversait une lueur grise sur l’île de Martha’s
Vineyard. Des landes s’étendaient à perte de vues, vastes espaces sauvages
livrés aux bruyères et aux ajoncs.
En ces premiers jours du printemps, quelques plaques de neige s’attardaient
parmi les buissons et les ronces en attendant de fondre sous les rayons d’un
soleil triomphant. Des rafales d’un vent glacial cinglaient la côte et faisaient
trembler les vitres de la demeure ancienne.
Un frisson parcourut Clara au spectacle de la nature engourdie. Quand l’hiver
cèderait-il enfin la place ? Quand donc jailliraient les premières feuilles vertes,
symbole de renouveau, de vie et de bonheur ?
Absorbée par ses réflexions moroses, la jeune femme ne s’était pas aperçue de
la présence de Reed à la porte de sa chambre. Il restait là, fasciné, incapable
d’esquisser le moindre geste. Un violent conflit se livrait en lui. Chaque instant
passé à la contempler ne rendrait que plus difficile son départ pour
Providence, mais comment aurait-il pu détacher son regard d’une vision si
merveilleuse ?
La lumière argentée qui filtrait à travers la fine dentelle des rideaux rehaussait
l’éclat de la peau de Clara, la délicatesse exquise de ses traits et la blondeur de
ses cheveux. Une chemise de nuit de satin ivoire, à la coupe d’une simplicité
trompeuse épousait les formes douces de son corps de liane.
Une fièvre soudaine envahit Reed au souvenir de sa poitrine haute et ferme,
palpitant sous sa main. Son regard glissa sur la taille svelte, sur la courbe
délicieusement féminine de ses hanches, tandis qu’il la revoyait dans ses bras,
avide de ses caresses et de ses baisers.
Le sang battait aux tempes d’Reed. Ainsi, ses efforts avaient été vains. Jamais il
ne pourrait l’oublier.
A quoi pensait-elle ? De son attitude émanait une tristesse légère, alors qu’elle
buvait à petites gorgées le café fumant dont l’arôme emplissait la pièce.
Comment la fillette maigrichonne et gauche qu’il avait recueillie, onze ans
plus tôt, s’était-elle transformée en cette créature de rêve ? Il y avait cependant
en elle une sorte de pureté et d’innocence, comme si elle hésitait encore à
franchir le seuil de sa vie de femme, comme si personne, encore, ne l’avait
éveillée à ses mystères et ses plaisirs.
Un sourire amer apparut brièvement sur ses lèvres. Avec un époux tel que
Lance, l’idée était absurde.
Reed frappa à la porte plus fort qu’il n’en avait eu l’intention. Le cœur serré, il
vit Clara tressaillir et l’appréhension assombrir son regard.
Ne lui pardonnerait-elle jamais ? Ne suffisait-il pas à son châtiment que les
remords le rongent nuit et jour depuis quatre ans ?

-Je ne voulais pas t’effrayer, parvint-il à dire d’une voix froide et posée.
Notre gouvernante m’a prévenu que tu souhaitais me parler.
-En effet.

Clara se leva, embarrassée de s’être laissé surprendre en tenue si légère. Elle
posa précipitamment la tasse de café sur la cheminée.

-Je vais m’habiller. Nous pourrons discuter pendant le petit déjeuner.
-J’ai déjà mangé, annonça-t-il sèchement. Je me rends au bureau et je suis
en retard.
-Cela ne prendra qu’un instant.

La jeune femme saisit son peignoir et tourna le dos à son visiteur. Ses mains
tremblaient lorsqu’elle les glissa dans les longues manches.
Un sourire amusé joua sur le visage de Reed. A la regarder faire, on aurait pu
croire qu’aucun homme ne l’avait encore vue en chemise de nuit.
Une fois le vêtement de satin boutonné jusqu’au col, Clara se retourna,
manifestement inconsciente du fait que le tissu brillant soulignait les moindres
détails de ses formes parfaites. Reed se raidit.

-Je retourne à Providence, déclara-t-il en luttant pour dissimuler son
trouble.
-Déjà ? Tu viens à peine de rentrer.

Le doux bruissement du satin sur son corps le mit au supplice.

-J’ai dû laisser de nombreux contrats en attente pour m’occuper d’Helen. Je
profite de ta présence ici pour tenter de rattraper le temps perdu.

Elle lui lança un regard étrange. Reed eut la conviction qu’elle ne le croyait
pas.

-Je resterai à Providence ce soir et demain, poursuivit-il avec naturel. Je
compte rentrer vendredi après-midi.

Une lueur fugitive jaillit dans les yeux verts de la jeune femme. Lueur de
déception, ou de soulagement ?

-Je ne voudrais pas te faire manquer ton avion, reprit-elle en se détournant,
mais ce que j’ai à te dire est très important. Il s’agit de tante Helen.
-Dans ce cas, je prendrai le vol suivant. Si cela concerne Helen, j’ai tout
mon temps.

Clara hocha la tête, songeuse. Reed était toujours présent lorsque l’on avait
besoin de lui. Qui mieux qu’elle pouvait le savoir ? Elle lui lança un sourire
reconnaissant.

-Merci.
-De rien, répliqua-t-il avec une ironie mordante.

A tout autre moment, la jeune femme aurait mal réagi à ces sarcasmes, mais les
paroles d’Helen lui avaient fait découvrir un homme différent, dissimulant une
profonde sensibilité derrière une façade impitoyable. Son sourire s’agrandit.

-Entre.

Reed se tenait encore sur le seuil, très digne dans son costume sombre, et
visiblement mal à l’aise. Il avança d’un pas en regardant autour de lui, comme
s’il voyait la chambre pour la première fois.

-As-tu tout ce qu’il te faut ? demanda-t-il avec raideur. Te sens-tu à l’aise
ici, au moins ?
-Oui, j’ai toujours adoré cette pièce.

L’imagination de Reed s’emballa quand son regard se posa sur le lit. Un
instant, il vit le corps ravissant de Clara étendu sur les draps blancs, ses longs
cheveux d’or pâle éparpillés sur l’oreiller. Dans un violent effort, il détourna
les yeux et fixa sans les voir les lithographies suspendues au-dessus de la
cheminée.
Un rire léger le fit tressaillir.

-Te souviens-tu que tu m’as laissé redécorer cette chambre pour mes dix
huit ans ?

Comment aurait-il pu l’oublier ? Il revoyait son visage radieux lorsque, pour
la première fois, elle l’avait autorisé à admirer la pièce embellie. Un peu de
cette joie brillait, ce matin encore, dans ses grands yeux verts.

-Oui, répondit-il sèchement, je m’en souviens. Que voulais-tu me dire au
sujet d’Helen ?

L’étincelle s’éteignit dans le regard de Clara.

-J’ai le sentiment que son mal est plus psychique que réel.

Elle s’interrompit et sourit d’un air gêné.

-Cela va te sembler ridicule, mais je suis convaincue qu’elle souffre avant
tout de solitude.
-Je le crois sans peine.

La jeune femme ouvrit de grands yeux. Le ton sur lequel Reed avait prononcé
ces mots donnait à penser qu’il parlait par expérience.

-Eh bien ? reprit-il, furieux de s’être trahi.
-Jordan lui manque terriblement. Tu sais combien il a toujours compté pour
elle. Ne pourriez-vous pas vous réconcilier tous les deux, pour l’amour
d’Helen ? Lui permettrais-tu de revenir à la maison ?
-Jamais, je ne l’en ai empêché, protesta Reed. D’où tiens-tu cette idée ?
-Tante Helen semble croire que…
-Je sais que l’on me crédite de tous les maux de la terre mais, cette fois, je
n’y suis pour rien.
-As-tu une idée de l’endroit où se trouve Jordan ?
-Quelque part à New York, si je ne m’abuse. Je fais quelques recherches au
bureau et te transmets son numéro de téléphone par texto.
-Merci.

Elle leva vers lui un regard si chaud qu’il sentit ses bonnes résolutions fondre
comme neige au soleil. Malgré lui, il contempla avec envie ses lèvres douces,
merveilleusement sensuelles.

-Tante Helen se sentira revivre si je peux lui annoncer cette bonne nouvelle.
-Sans aucun doute, murmura-t-il d’une voix un peu sourde. Dieu m’est
témoin que j’ai pourtant fait de mon mieux.

Une boule se forma dans la gorge de Clara devant tant d’amertume. Dans un
geste impulsif, elle tendit la main vers lui au moment où il se détournait.

-Ne crois pas cela. Je ne sais pas ce qu’elle serait devenue sans toi.

Elle pressa son bras avec chaleur et sentit les muscles puissants se contracter
sous ses doigts. Un flot de souvenirs brûlants la submergea.

-Dans ce cas, le Dr Jordan parachèvera le traitement, conclut-il avec un
sourire sarcastique.

Reed se dégagea, consulta sa montre et regarda la jeune femme d’un air
impatient.

-Est-ce tout ? Je ne voudrais pas manquer le prochain avion.

Troublée par ce bref contact, par la force du désir qu’il avait éveillé en elle,
Clara demeura un instant silencieuse.

-Oui, c’est tout.

Reed se dirigea d’un pas rapide vers la porte. S’il restait auprès d’elle une
minute de plus, il ne répondait plus de ses actes.

-Nous avons encore beaucoup à nous dire, au sujet d’Helen. Je suis navré de
ne pouvoir t’accorder davantage de temps aujourd’hui. Les affaires, tu
comprends ?

La voix de la jeune femme lui parvint, à peine audible et infiniment triste.

-Je comprends.

Remué jusqu’au fond de l’âme, il se retourna et la contempla longuement.

-Je serai de retour sur l’île vendredi. Permets-moi de t’emmener dîner en
ville. Nous pourrons alors discuter autant que tu le voudras.

Puis il sortit sans attendre de réponse.

Chapitre 6



Reed avait choisi pour leur dîner l’un des meilleurs restaurants de Martha’s
Vineyard, célèbre dans la région pour la qualité de ses mets, sa piste de danse
au premier étage et sa vue pittoresque sur le port.
Tout, dans l’établissement, rappelait la vocation maritime de l’île. Gouvernails,
harpons et filets décoraient la salle déjà occupée par de nombreux convives.
A l’arrivée de Clara et de Reed, une vingtaine de clients attendaient, debout
près du bar, que des places se libèrent, car le restaurant refusait les
réservations pendant le week-end. La jeune femme soupirait, résignée à
prendre patience, lorsque le maître d’hôtel se précipita vers eux.

-Monsieur Foster, quel plaisir de vous revoir.

Un sourire obséquieux se peignit sur ses traits ingrats.

-David m’a fait part de votre coup de téléphone.
-Merci d’avoir accepté de me garder une table, Pierre.
-C’est tout naturel, monsieur Foster.

Le maître d’hôtel se tourna alors vers Clara, la dévisagea attentivement, puis
examina d’un œil critique sa robe de soie bleu pâle dont le tissu délicat
épousait ses formes harmonieuses avant de retomber en corolle jusqu’à ses
genoux. Un peu gênée par cette insistance, Clara finit par conclure qu’il la
comparait aux précédentes invitées de Reed.
Qu’allait-il imaginer ?
D’un léger hochement de tête, le maître d’hôtel signifia son approbation avant
de les prier de le suivre.
Un murmure de protestations s’éleva parmi les autres clients, mais Clara nota
avec amusement les regards envieux que lui lançaient certaines femmes. Quoi
d’étonnant à cela ? Reed était sans conteste l’homme le plus séduisant de tous
ceux présents dans la salle. Une impression de puissance et d’autorité émanait
de sa silhouette, et le costume bleu sombre qu’il portait soulignait ses larges
épaules avec élégance et distinction.
La jeune femme contourna un immense aquarium rempli de langoustes
vivantes et rejoignit le maître d’hôtel auprès d’une table réservée à leur
intention, le long de la vaste baie vitrée.

-C’est parfait, Pierre.

Reed lui glissa discrètement un billet.

-Merci encore.
-Je vous en prie, monsieur Foster, murmura l’homme en minaudant.

Avec des gestes saccadés, il fit signe à un serveur. Clara détourna la tête pour
dissimuler son amusement. Il avait tout du chef d’orchestre dirigeant la
Cinquième symphonie de Beethoven.
Après avoir aidé la jeune femme à s’assoir, Reed prit place en face d’elle et lui
sourit d’un air gêné.

-Cet endroit te convient-il ?
-A merveille. Le cadre est superbe.

Le silence retomba. A les voir aussi empruntés, on aurait pu croire qu’ils
sortaient ensemble pour la première fois.
Par bonheur, un serveur au visage sympathique s’approcha bientôt de leur
table.

-Bonsoir monsieur Foster, désirez-vous un apéritif ?

Une étincelle jaillit dans son regard lorsqu’il se tourna vers la jeune femme.
Une fois de plus, Clara éprouva la sensation peu agréable d’être un objet de
curiosité. Elle s’agita sur son siège, aussi embarrassée par le fait que tout le
personnel semblait la prendre pour la petite amie de leur meilleur client que
par la jalousie soudaine qui l’aiguillonnait en imaginant Reed en compagnie
d’autres femmes.

-Que veux-tu boire, Clara ?
-Un Campari-soda.

Reed sourit et se tourna vers le jeune homme.

-Un Campari-soda pour madame et un Martini-vodka pour moi, s’il vous
plait.

Le serveur s’éloigna aussitôt en direction du bar. Un nouveau silence suivit ce
bref intermède. Reed rectifia la disposition pourtant irréprochable de ses
couverts pendant que Clara s’emparait d’un menu.

-Je te conseille les coquilles Saint-Jacques, intervint-il, manifestement
heureux de trouver un sujet de conversation. Elles sont délicieuses. Les
calmars à la portugaise également.

La jeune femme le regarda avec amusement. Ils se connaissaient depuis des
années, mais ils se conduisaient comme s’ils venaient à peine de se rencontrer.
Le sourire mourut sur ses lèvres lorsqu’elle comprit que, après ce qui s’était
passé entre eux, après ce bouleversement total de leur relation, ce dîner
constituait presque une première fois.

-Quelle est la spécialité de l’établissement ? demanda-t-elle, un peu crispée.

Reed désigna l’immense aquarium installé au centre de la salle.

-La langouste.

Clara ne put réprimer un soupir de soulagement en voyant arriver leur serveur.
Il posa les verres devant eux et tourna vers Reed un regard interrogateur.

-Avez-vous fait votre choix ?
-Nous allons d’abord prendre l’apéritif, si du moins tu n’y vois pas
d’inconvénient, Clara ?

La jeune femme secoua la tête, déconcertée par le respect inhabituel qu’il lui
témoignait.

-Pardonnez-moi, mais il serait peut-être préférable de ne pas attendre,
monsieur Foster, insista le serveur. Les cuisiniers sont débordés. Même si je
transmets votre commande tout de suite, il vous faudra patienter pendant
près d’une demi-heure.
-Très bien. Clara ?

La jeune femme parcourut rapidement le menu posé devant elle.

-Voyons…Une soupe aux praires, une salade et une langouste.
-Une langouste ?

Reed fronça les sourcils. Clara avait toujours farouchement refusé de goûter le
moindre crustacé.
Ravie de l’effet produit, elle leva les yeux vers le serveur.

-Cuite à la vapeur plutôt que bouillie, si cela vous est possible.
-Naturellement.
-La même chose pour moi, indiqua Reed en s’efforçant de dissimuler son
amusement.

Que cherchait-elle à prouver ? Qu’elle n’était plus la petite fille d’autrefois ?
Si elle savait avec quelle impatience il avait attendu qu’elle grandisse.

-Et comme boisson ? s’enquit le serveur.

Avec galanterie, Reed s’en remit au choix de Clara.

-Du vin blanc, dit-elle d’un air assuré. Qu’en penses-tu ?
-Ce sera parfait, approuva son compagnon avec un léger sourire.

Dès qu’ils furent seuls, Reed souleva son verre pour porter un toast. Comme
toujours, la jeune femme remarqua la beauté de ses mains, étonnamment fines
pour un homme si imposant.

-Bienvenue chez nous, murmura-t-il d’une voix profonde.

Une chaleur intense envahit ses yeux noirs lorsqu’ils se posèrent sur le visage
étonné de Clara.

-Je suis très heureux que tu sois revenue à la maison.

Les joues de la jeune femme s’empourprèrent de plaisir.

-Eh bien…merci.

Son sourire lumineux, ses lèvres entrouvertes firent naître en lui une faim qui
n’avait rien à voir avec l’attente du repas. Il but une longue gorgée pour se
calmer.

-Je sais à quel point Helen apprécie ta présence, poursuivit-il sur un ton
impersonnel. Tu as fait davantage pour elle en une semaine que les
médecins en plusieurs mois.

Clara tressaillit. Avait-elle imaginé la douceur de sa voix, l’éclat brûlant de son
regard ? Non, elle en était sûre ; cependant, le masque de pierre était retombé
sur le visage de Reed. Elle posa son verre sur la table et le contempla d’un air
songeur.

-Pourquoi fais-tu cela ?
-Pardon ?

Son étonnement paraissait sincère.

-Ce n’est pas la première fois que…

L’arrivée du serveur l’empêcha de poursuivre.

-Vos langoustes seront prêtes dans une vingtaine de minutes, annonça-t-il en
apportant les salades et le vin.
-Très bien.

Reed se tourna vers la jeune femme et reprit avec naturel leur conversation.

-Je me réjouis de voir l’état de santé d’Helen s’améliorer si vite, grâce à toi.
-Je n’ai fait que lui tenir compagnie et discuter avec elle, répliqua Clara sur
le même ton. A propos, j’ai téléphoné à Jordan. Il m’a promis de venir dès
le prochain week-end.
-Je sais. Tu me l’as déjà dit.
-Oh ! C’est vrai !

Où avait-elle l’esprit ? Elle lui en avait parlé au cours du trajet en voiture afin
de meubler le silence oppressant.

-J’ai pensé organiser une petite fête samedi soir pour son arrivée, si tu n’y
vois pas d’inconvénient. Cela devrait encourager tante Helen à quitter enfin
sa chambre.
-Excellent idée !

Reed s’appuya contre le dossier de sa chaise et la contempla un instant avant de
poursuivre.

-Que voulais-tu me demander, tout à l’heure ?
-Rien d’important, répondit Clara en haussant les épaules.

A la réflexion, elle avait décidé de se taire. A quoi bon risquer de dévoiler ses
propres sentiments pour se heurter à de nouveaux sarcasmes ?

-Dans ce cas, je voudrais, moi, te poser une question, reprit Reed, les yeux
fixés sur son verre.
-Oui ?
-Ce que tu m’as dit, le soir de ton retour, je ne comprends pas.
-De quoi s’agit-il ?

Le regard qu’il leva vers elle était sombre et intense.

-Si je ne t’y avais pas poussée, tu n’aurais jamais épousé Lance.

Elle avait lancé cette phrase au hasard, dans un moment de trouble et de colère,
et ne s’était rendu compte qu’ensuite de la véracité de ses paroles. Clara savait
maintenant, tout au fond d’elle-même, qu’elle ne s’était mariée que pour fuir
Reed et les sentiments impétueux qu’il avait éveillés en elle. Elle avait été
incapable d’affronter la réalité, ce soir-là. Le pourrait-elle, aujourd’hui ?

-Que voulais-tu dire ? insista son compagnon.
-Il ne faut pas y attacher d’importance. Quand je suis énervée, il m’arrive de
parler à tort et à travers.

L’expression obstinée du visage de Reed signifiait clairement qu’il ne la
laisserait pas s’en tirer à si bon compte. Clara s’efforça de prendre un air
désinvolte.

-Si tu m’avais accordé davantage de liberté et permis de sortir avec Lance
pour découvrir par moi-même ce qu’il était, peut-être ne l’aurais-je pas
épousé.
-Combien de temps a duré votre mariage ?

En dépit de sa voix calme, presque indifférente, Reed sentait une sourde
jalousie lui ronger le cœur.

-Un peu plus d’un an.

La jeune femme détourna les yeux.

-Tu avais raison, bien sûr. Nous n’étions pas mariés depuis six mois qu’il
commençait déjà à rechercher d’autres « distractions ».
-Je suis désolé, je te le répète, mais je me doutais qu’avec un don Juan de
son espèce, ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne te quitte.

Clara se redressa fièrement.

-Tu te trompes, Reed, c’est moi qui suis partie. Lance aurait été tout à fait
satisfait de voir notre union se prolonger, à la condition que je lui permette
une petite aventure de temps à autre. Jusqu’à la fin, il m’a juré que les autres
ne comptaient pas pour lui, que j’étais la seule qu’il aimait.

Un sourire mélancolique éclaira fugitivement son visage.

-Pauvre Lance.
-Tu es encore amoureuse de lui, murmura Reed, la mort dans l’âme.
-Non. Si je l’avais aimé, j’aurais lutté pour sauver notre mariage.

Elle porta son verre à ses lèvres d’un air absent.

-En fait, je ne pense pas avoir été amoureuse de lui. J’étais simplement
fascinée par son physique, son charme et son humour.

Un rire brisé jaillit de sa gorge.

-Je l’ai épousé par orgueil, parce que j’étais fière de voir un homme
comme Lance s’intéresser à moi. A la réflexion, je suis aussi responsable
que lui de l’échec de notre union.
-A t’entendre, on pourrait croire que tout s’est passé sans heurt.
-Je n’ai jamais dit que cela avait été facile pour moi, répliqua-t-elle, les
yeux assombris par de cruels souvenirs. Mais j’ai surmonté cette épreuve, et
j’ai acquis mon indépendance.
-En effet.

Aucune raillerie ne venait cette fois teinter sa voix grave et le regard qu’il lui
lançait, exprimait une admiration sincère.

-As-tu rencontré quelqu’un d’autre, depuis ton divorce ? Je ne peux pas
croire que tu sois restée si longtemps sans compagnie masculine.
-De la compagnie ? Voilà bien la seule chose que l’on ne m’ait jamais
offerte. J’ai préféré refuser le reste.
-Tu parais très amère au sujet des hommes, cela ne te ressemble pas.
-Non, pas amère, seulement plus réaliste. Je sais maintenant avec quel
aplomb ils peuvent mentir, à quel point ils ont peur d’aimer…et comme il
leur est facile de passer d’une femme à une autre.
-Tous les hommes ne sont pas ainsi, Clara, protesta Reed.

Il aurait voulu la prendre dans ses bras et l’y tenir serrée jusqu’à ce que sa
souffrance se soit dissipée, lui montrer enfin combien on pouvait l’aimer. Mais
il savait que, dans un fol accès de jalousie, il l’avait blessée si profondément
qu’elle le méprisait autant que ces êtres abjects qui s’étaient efforcés de la
séduire.

-Il ne faut pas laisser une mauvaise expérience te détourner de l’amour, dit-
il sur un ton presque sévère.

La jeune femme se figea.

-La musique est désormais toute mon existence, répliqua-t-elle froidement.
On peut toujours se reposer sur elle, y trouver réconfort et soutien. N’est-ce
pas d’ailleurs ce que tu as essayé de m’enseigner ?
-J’avais tort. Les triomphes sont vains si l’on ne peut pas les partager.
-Voilà une réflexion surprenante de ta part, souligna Clara sur un ton
accusateur. Toi qui n’as jamais eu besoin de personne.
-Non, bien sûr, murmura Reed avec un sourire étrange, mais tu ne voudrais
pas finir comme moi, je suppose ?

Le serveur apparut auprès d’eux avant même que la jeune femme ne se soit
remise de la stupéfaction dans laquelle les paroles de Reed l’avait plongée.

-Je vous apporte votre soupe, annonça-t-il, un peu essoufflé. Vos langoustes
seront prêtes dans quelques minutes.

Il n’avait pas sitôt tourné le dos que Clara revenait à la charge.

-Je ne…
-Tu vas goûter la meilleure soupe aux praires de toute la région.

La curiosité de la jeune femme était trop forte pour qu’elle s’avoue si
facilement vaincue.

-J’ai toujours cru que tu préférais la solitude, Reed.
-Oh ! Vraiment ? demanda-t-il avec un petit rire amusé. Mais je ne vis seul
que depuis quatre ans.
-Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.

Clara déplia lentement sa serviette dans l’espoir de dissimuler son trouble.

-Je voulais dire…avoir besoin de quelqu’un…à aimer.
-C’est bien ce que j’avais compris. Mange donc tant que c’est chaud.

La jeune femme connaissait suffisamment Reed pour savoir qu’il était inutile
de tenter de poursuivre une conversation lorsqu’il en avait décidé autrement.
Elle saisit sa cuillère en soupirant et la plongea dans le potage épais et
crémeux.

Chapitre 7



Comme par un accord tacite, aucun d’eux ne chercha dès lors à revenir sur ce
sujet brûlant. Clara évoqua les quelques problèmes que lui posait encore
l’interprétation du concerto qu’elle souhaitait ajouter à son répertoire, puis
écouta avec intérêt Reed parler d’un projet qui lui tenait à cœur, la création
d’une maison d’édition musicale destinée à faire connaître l’œuvre de jeunes
compositeurs américains.
Une fois achevé ce délicieux repas, il lui suggéra de prendre le café dans
l’atmosphère plus détendue du premier étage. Clara accepta aussitôt, surprise
de constater qu’elle n’avait aucune envie de voir la soirée se terminer.
Elle ne put réprimer une exclamation admirative en atteignant la dernière
marche de l’escalier en colimaçon. Les parasols aux couleurs vives, les chaises
longues, et les lanternes multicolores suspendues au plafond bleu nuit, tout
dans ce décor contribuait à donner l’illusion qu’ils se trouvaient en croisière,
sur le pont d’un paquebot de luxe.
Debout près d’une table, un violoniste jouait une romance aux accents
langoureux. Clara et Reed venaient à peine de s’assoir lorsqu’il s’approcha
d’eux.
La jeune femme détourna les yeux, embarrassée. Sachant à quel point son
compagnon détestait les chansons sentimentales, elle était sûre qu’il
encouragerait le musicien à passer son chemin. A son grand étonnement, elle
le vit se pencher vers elle.

-Aimerais-tu entendre quelque chose en particulier ?
-Je…non, balbutia-t-elle.

Reed lui sourit et se tourna vers le violoniste.

-Connaissez-vous Tzigane, de Maurice Ravel ?
-Et comment, monsieur !

Le visage de l’homme s’illumina. Brandissant l’archet d’un geste large, il se
lança dans le morceau avec fougue et talent. Sous ses doigts agiles et sûrs,
l’œuvre devenait une improvisation jaillissante, naturelle. Les yeux clos, tendu
par une concentration et une émotion profondes, il arrachait de son instrument
un tel flamboiement sonore que les clients, les uns après les autres, se turent
pour l’écouter.
Clara se raidit sous leurs regards curieux. Manifestement, on les prenait pour
un couple d’amoureux. Les mains crispées sur les genoux, elle leva les yeux
vers Reed pour voir qu’elle était sa réaction.
La lumière vacillante des bougies adoucissait ses traits volontaires et faisait
étinceler ses yeux sombres d’un éclat troublant. Tandis que les notes se
bousculaient à une vitesse vertigineuse sous les doigts de l’artiste, Clara sentit
son cœur s’emballer. Des images grisantes défilaient dans son esprit, Reed
s’approchait d’elle, la prenait dans ses bras. Reed se penchait sur ses lèvres
pour l’embrasser avec passion.
Avait-il lu dans ses pensées ? Un sourire secret, merveilleusement sensuel,
apparut sur son visage. Ses yeux rivés à ceux de la jeune femme, semblaient
chercher une réponse dans leurs profondeurs d’émeraude.
Un tonnerre d’applaudissements arracha Clara à la douce torpeur qui l’avait
envahie.

-Bravo, c’était splendide, disait Reed au violoniste rayonnant.
-Tout le plaisir était pour moi, monsieur.

Il tira un mouchoir de sa poche pour essuyer son front ruisselant de sueur.
Pendant qu’une serveuse posait deux tasses de café sur leur table, Reed se mit à
interroger le musicien sur sa formation. Clara les écoutait d’une oreille
distraite, heureuse de cette diversion qui lui laissait le temps de recouvrer son
sang-froid. Cette fois, elle était sûre de n’avoir pas rêvé.
Flatté par l’intérêt que lui manifestait ce client mélomane, le violoniste
répondit à ses questions et le remercia avec effusion lorsque Reed lui glissa un
généreux pourboire. Il proposa de jouer un autre morceau, mais déjà, les
musiciens de l’orchestre de salsa montaient sur scène.
Le rythme syncopé de la musique latino-américaine s’accordait parfaitement
avec les battements irréguliers du cœur de la jeune femme. Bien qu’elle gardât
les yeux fixés sur sa tasse de porcelaine fragile, elle sentait le regard brûlant de
son compagnon la transpercer.
Troublée jusqu’au fond de l’âme, Clara fit mine de s’absorber dans la
contemplation du ciel où des myriades d’étoiles scintillaient comme des
diamants.

-C’est vraiment le comble du romantisme, s’exclama la jeune femme avec
un sourire malicieux.

Parviendrait-elle à dissiper la tension presque tangible qui régnait entre eux ?

-Est-ce ici que tu amènes tes partenaires ?

Reed but une gorgée de café avant de répondre.

-A la vérité, c’est la première fois que je me trouve dans cette salle.
-Tu es pourtant un bon client du restaurant. Tout le monde te connait, et j’ai
eu la nette impression que l’on me comparait à tes autres … à tes invitées
habituelles.
-Vraiment ?

Il la contempla d’un air amusé.

-Je n’avais encore jamais invité de femme dans cet établissement.

Clara ne put dissimuler son étonnement.

-Dans ce cas, cela explique que le maître d’hôtel et le serveur m’aient
dévisagée avec une telle insistance.
-Sans doute. J’ai tant d’obligations mondaines, lorsque je suis à Providence,
que je préfère dîner seul quand je le peux.

Maintenant qu’elle y songeait, Clara se rendait compte qu’en effet, pas une fois
depuis qu’elle le connaissait, Reed n’avait amené d’amie à Martha’s Vineyard,
mais cela ne prouvait rien. Peut-être une femme l’attendait-elle à Providence,
une femme auprès de laquelle il avait passé une grande partie de son temps,
cette semaine.

-Y a-t-il quelqu’un dans ta vie ? s’entendit-elle demander.

Un sourire forcé accueillit sa question.

-Quelqu’un dans ma vie ?
-Au cours de ces quatre années, j’ai épousé Lance et divorcé, expliqua-t-
elle, embarrassée. Que t’est-il arrivé, pendant tout ce temps ? As-tu
l’intention de te marier bientôt ?
-Moi, me marier ? Qui pourrait me supporter ?
-Oh ! Je suis sûre que les candidates ne manqueraient pas si tu leur donnais
une chance, répliqua Clara avec sincérité. Tu as tant à offrir à une femme.
-Quoi, par exemple ?
-Le talent, la réussite sociale…la séduction…
-La séduction ?

Un rire cassant s’échappa de ses lèvres.

-Tu qualifierais mon visage d’attirant ?

Clara contempla ses traits rudes, intensément virils, ses yeux sombres et sa
bouche sensuelle.

-Oui, très attirant.

Reed s’appuya contre le dossier de sa chaise en s’efforçant de prendre un air
dégagé.

-Sois plus précise. Aussi attirant que celui de Lance ?
-Non, répondit-elle avec franchise. Lance est exceptionnellement séduisant.
-C’est vrai. Séduisant, drôle et fantasque.

« Tout ce que je ne suis pas, hélas ! » songea-t-il tristement.
Clara demeura un instant silencieuse. Au bout de tant d’années, comment Reed
pouvait-il se souvenir des termes exacts qu’elle avait employés ? Elle vit ses
doigts se crisper, ses lèvres se transformer en une ligne sévère. Elle ne se
serait pas doutée qu’il attachait tant d’importance à son physique.

-Crois-moi, tu es de bien des manières mille fois plus séduisant que Lance.
-Tu plaisante, j’espère ?
-Pas du tout, Tu es beaucoup plus…

Clara préféra taire les mots qui lui venaient à l’esprit.

-Tu es beaucoup plus intelligent, compétent et digne de confiance. Bref, le
mari idéal.
-Merci bien !
-Je suis d’ailleurs certaine que les prétendantes n’ont pas manqué.
-C’est exact, reconnut-il en haussant les épaules. Nous n’avions
malheureusement pas la même conception du mariage.

La jeune femme hocha la tête, rêveuse. Que savait-elle, en fait, de cet homme
qu’elle croyait connaître depuis si longtemps ? A chaque instant, elle
découvrait une facette nouvelle et inattendue de sa personnalité.

-Et si tu tombais amoureux ?
-Etre capable d’aimer et d’être aimé est un don, comme de jouer au piano.
Certains le possèdent, d’autres pas. Je me classe, sans conteste dans cette
deuxième catégorie.
-Ne m’as-tu pas dit et répété qu’avec un peu de volonté, rien n’était
impossible ?
-Je serai donc l’exception qui confirme la règle.

Clara fut frappée par l’amertume contenue dans la voix de Reed. Elle comprit
soudain pourquoi, adolescente, elle avait trouvé son regard si effrayant. Une
envie irraisonnée la saisit de lui prendre la main, de lui avouer combien elle
l’avait toujours aimé, mais la jeune femme savait qu’il ne répondrait que par
de nouveaux sarcasmes. D’où lui venait cette immense douleur ? Qui avait pu
le blesser si profondément ? Il fallait qu’elle sache.

-Reed ?

Elle dut élever la voix pour se faire entendre.

-As-tu déjà été amoureux ?

Il lui lança un long regard, comme pour tenter de déchiffrer ce qui se passait
en elle sans pour autant se trahir.

-Pardon ?
-Je t’ai tout raconté de ma vie sentimentale, souligna Clara sur un ton léger.
Je m’aperçois qu’en dépit de toutes ces années que nous avons vécues
ensemble, je ne sais pas grand-chose de toi.
-Je ne pensais pas cela t’intéressait, murmura-t-il, les yeux fixés sur sa tasse.
-Eh bien, si. As-tu déjà été amoureux ?

Un sourire mystérieux joua sur ses lèvres.

-Je ne parle pas d’un simple engouement, ni d’attirance physique, insista la
jeune femme.

Reed releva lentement la tête et contempla Clara, le souffle coupé. Dans la
lumière vacillante, des paillettes d’argent se mêlaient au vert profond de ses
yeux immenses.

-Une fois, avoua-t-il enfin. Une fois seulement.
-L’aimais-tu beaucoup ?
-Trop.

La pénombre, les accords doux et sensuels d’une bossa nova, créaient autour
d’eux une atmosphère chaude et intime.

-Que s’est-il passé, Reed ?
-Avec mon charme et mon caractère inimitables, que pouvait-il arriver ?

Il haussa les épaules avec fatalisme.

-J’ai tout gâché.
-Mais cette femme, t’aimait-elle ?

Reed scruta le visage de Clara dans l’espoir d’y lire la réponse.

-Je n’en suis pas sûr. Je crois qu’elle l’aurait pu si…

Sa voix se brisa.

-Si ?
-Il se fait tard, annonça-t-il sur un ton sec. Nous devrions rentrer.

Il fit signe à la serveuse, puis se retourna vers la jeune femme, un sourire
sardonique aux lèvres.

-Qui sait ? Peut-être te raconterai-je tout un autre jour.

***

-Dis-moi, tante Helen, Reed s’est-il déjà fiancé ? demanda Clara en
installant une chaise sous le porche pour profiter des premiers rayons de
soleil.
-Reed, fiancé ?

Helen leva un instant les yeux du cadeau que sa nièce venait de lui offrir.

-Non, jamais.
-Pourtant, il a dû être sur le point de le faire, une fois au moins, insista la
jeune femme.
-Pas que je sache. En réalité, Reed a toujours été un solitaire. Jeune homme,
il ne jurait que par sa musique et…Mon Dieu, des chocolats, tu connais mon
péché mignon. Comment puis-je te remercier ?
-En leur faisant honneur.

Clara s’assit avec un sourire chaleureux. Le spectacle du visage réjoui de sa
tante la ravissait. Pourtant, elle avait hâte d’en revenir au sujet qui la
tourmentait.

-Et ensuite ? Après que Reed ait abandonné le piano et pris les rênes de
l’entreprise Foster ?
-Comme tu le sais, il passe le plus clair de son temps à Providence. Certains
bruits ont couru, bien sûr, mais…

Un soupir ravi s’échappa de ses lèvres.

-Délicieux, tu me gâtes, ma chérie.
-Quels bruits ?
-Pardon ? murmura Helen d’un air distrait.
-Tu parlais de rumeurs au sujet de la vie sentimentale de Reed. Qu’as-tu
entendu dire ?
-Oh ! Simplement qu’il sortait aves des femmes. Personnellement, je ne
crois pas qu’aucune ait vraiment compté pour lui, sinon il l’aurait amenée
ici pour la présenter à sa famille. Tiens, prends donc un de ces merveilleux
chocolats.
-Non merci, je les ai achetés pour toi. Tu as plus besoin que moi de toutes
ces calories.
-Si tu insistes, concéda Helen avec un petit rire espiègle.

Clara se tut, déçue de ne pas progresser dans son enquête. Qui était cette
mystérieuse inconnue dont Reed avait été éperdument épris et que, peut-être, il
aimait encore ?
La voix de sa tante la fit tressaillir.

-J’ai été fiancée, autrefois. Te l’ai-je déjà dit ? avoua soudain Helen.
-Non, tu ne m’en as jamais parlé.
-J’avais vingt neuf ans, à l’époque. Tout le monde, et moi la première, était
persuadée que je ne me marierais jamais. Il est vrai que je n’étais pas très
séduisante, les hommes n’avaient d’yeux que pour ta mère.
-Tante Helen, ne dis pas de bêtises, tu es ravissante et adorable.
-Merci, ma chérie. Quoi qu’il en soit, j’ai rencontré John lors d’une soirée.
Il n’avait rien d’un apollon, mais il était gentil et compréhensif. Et il
m’aimait profondément.

Un sourire un peu étonné apparut sur son visage, comme si elle avait encore
du mal à le croire.

-Moi aussi, je l’aimais beaucoup.
-Que s’est-il passé ?
-Nous venions de célébrer nos fiançailles quand mon père a été victime
d’un AVC. J’ai préféré retarder la date de notre mariage pour pouvoir
veiller sur lui.

Elle s’interrompit, son regard bleu assombri par les souvenirs.

-Je m’imaginais alors que ce n’était qu’une question de mois. Qui aurait pu
se douter que mon père resterait entre la vie et la mort pendant plus de trois
ans ? Je ne peux pas en vouloir à John de ne pas m’avoir attendue.
-Mais comment… Et sa deuxième femme, la mère de Reed, ne s’occupait-
elle pas de lui ? s’étonna Clara
-Audrey ? Elle avait déjà toutes les peines du monde à s’occuper d’elle-
même.
-Comment était-elle ?

Incapable de dissimuler plus longtemps la curiosité qui la dévorait, Clara se
redressa sur sa chaise.

-Je ne me souviens pas d’avoir entendu Reed parler de sa mère.
-Elle était très belle, aussi délicate qu’une poupée de porcelaine,
incroyablement frivole, et d’une coquetterie maladive. Le genre de femme
que la plupart des hommes trouvent attirantes, répondit sa tante d’une voix
teintée de mépris.
-Pas tous, j’espère.

Etait-ce le type de compagne que recherchait Reed ?

-Il y avait en Audrey une vulnérabilité extrême qui donnait envie de la
protéger. Elle en profitait pour mener tout le monde par le bout du nez,
mais avec une telle grâce et un tel charme qu’il était impossible de lui en
vouloir.

Helen se saisit d’un chocolat.

-Jamais je n’oublierai la première fois que je l’ai vue, lorsqu’elle est entrée
dans cette maison, avec Reed. Elle venait de perdre son mari, quelques mois
plus tôt, et…
-Le père de Reed ?
-Oui, un Marine.
-Quel âge avait Reed ?
-Huit ans à peine.

Helen goûta le chocolat et poussa un soupir de satisfaction.

-Un vrai petit homme. C’était lui qui s’occupait de sa mère et non l’inverse,
comme il eût été normal. Elle se reposait entièrement sur lui, je me
souviens d’avoir trouvé cela très étrange.
-En effet, approuva Clara dans un souffle.
-Naturellement, après avoir épousé mon père et trouvé un nouveau
protecteur, elle n’avait plus besoin de Reed. C’est du moins l’impression
que j’ai eue. Elle négligeait son fils d’une façon révoltante et à la naissance
de Jordan, l’année suivante, le pauvre petit s’est trouvé encore plus délaissé.
-Et Jordan ?
-Audrey adorait jouer et se pavaner avec lui. En fait, c’est moi qui l’ai
élevé. Sans doute ceci explique-t-il en partie que je sois si attachée à lui.

Une ombre de regret ternit l’éclat de son sourire.

-J’ai tenté de me rapprocher de Reed, mais il était déjà fier et indépendant.
Je me fais parfois des reproches. Peut-être, si j’avais essayé un peu plus…

Sa voix s’éteignit.

-Qu’est devenue Audrey ?
-Elle s’est remariée moins de trois mois après la disparition de mon père.
Toute la famille était scandalisée, souligna Helen avec une moue
désapprobatrice. La dernière fois que nous avons entendu parler d’elle, elle
partait s’installer en Angleterre avec son nouveau mari.

Clara demeura un long moment silencieuse, les yeux fixés sur les dunes de
sable.

-Je comprends à présent que Reed ne m’ait rien dit de tout ceci, murmura-t-
elle enfin.
-Je vais même te révéler une autre chose dont il ne t’a probablement pas
parlé, reprit sa tante à mi-voix. Bien sûr, cela devra rester entre nous.
-Je te promets de n’en souffler mot à personne.

Clara attendit, intriguée. Quelle était ce mystérieux secret ? Allait-elle
apprendre le nom de la seule femme qu’il n’ait jamais aimée ?

-Reed commençait tout juste à se faire connaître en tant que pianiste
professionnel quand mon père est tombé malade. Il n’avait alors d’autre
passion que la musique, et tous les critiques lui prédisaient une carrière
brillante, mais il fallait que quelqu’un reprenne les rênes de l’entreprise.
Jordan était trop jeune et n’avait manifestement aucun don pour les affaires.
Voilà pourquoi Reed a renoncé à son rêve pour devenir le chef de famille et
notre soutien à tous.
-Je m’étais toujours posé la question, avoua Clara. Je m’explique
maintenant les raisons de son amertume.
-Nous devons l’accepter tel qu’il est, avec ses sautes d’humeur, sans trop
nous en étonner, conclut Helen. Je sais mieux que quiconque à quel point
Reed peut être parfois maussade et irritable, mais c’est un homme d’une
trempe exceptionnelle.

Clara hocha la tête. Bouleversée par ce qu’elle venait d’apprendre, elle
détourna ses yeux brillants de larmes vers les flots bleus de l’océan, pas assez
vite, cependant, pour échapper au regard inquisiteur de sa tante.

-Tu aimes toujours Reed, ma chérie ?
-Oui, reconnut la jeune femme d’une voix tremblante d’émotion. Plus
encore que je ne le croyais.


Chapitre 8



Sur la vague arpégée en triolets de croches se détachait, tendre et limpide, une
phrase passionnée, lorsqu’un brusque élancement dans son bras droit arracha
un gémissement à Clara. La jeune femme écarta ses doigts crispés des touches
d’ivoire et massa le muscle douloureux jusqu’à ce que la tension s’apaise.
Ses mains tremblaient un peu quand elle les reposa sur le clavier. C’était la
deuxième fois, en moins d’une demi-heure, que pareil incident se produisait.
Que lui arrivait-il ? Ella avait souvent interprété la Sonate en fa mineur de
Schumann, et bien d’autres œuvres plus redoutables encore, sans ressentir la
moindre fatigue, grâce aux techniques de relaxation que lui avaient enseignées
Reed.
Les mains de Clara retombèrent sur ses genoux. Reed se trouvait au cœur de
son problème. Comment ne l’avait-elle pas compris plus tôt ?
Depuis leur sortie au restaurant, un changement subtil était apparu dans leur
relation. Reed ne semblait plus chercher à l’éviter comme il l’avait fait au
cours de la semaine précédente, et il passait désormais toutes ses nuits à
Martha’s Vineyard. Après avoir pris leur dîner en compagnie d’Helen, ils se
rendaient dans le salon et devisaient agréablement devant la cheminée, Thunder
couché à leurs pieds.
Clara en était arrivée à attendre ce moment avec une impatience croissante. Il
lui semblait que chacune de leurs conversations lui apportait un
enrichissement, une vision nouvelle de ce qu’elle croyait si bien connaître.
Pourtant, bien que leurs discussions soient passionnantes et enjouées, la jeune
femme commençait à éprouver le sentiment étrange qu’elles leur servaient
surtout à ne pas se dévoiler. Les silences embarrassés, les longs regards
énigmatiques qui les émaillaient, la tension sous-jacente qui régnait entre eux,
tout contribuait à renforcer son impression.
Hier, encore, au moment où Reed l’aidait à se lever, elle avait senti sa main
trembler en se refermant sur la sienne. A l’expression de son visage,
lorsqu’elle avait levé les yeux vers lui, Clara avait cru qu’il allait l’embrasser.
Chaque jour, la jeune femme se promettait de trouver enfin le courage de
l’affronter, de l’amener à avouer les véritables sentiments qu’il éprouvait à son
égard. Une telle situation ne pouvait pas, ne devait pas s’éterniser. Il fallait
qu’elle sache si les signes qu’elle croyait percevoir n’étaient que le pur produit
de son imagination, la projection de ses propres désirs. Pourtant, au moment
de le défier, Clara reculait, assaillie par le doute.
Pour rien au monde, elle ne voulait risquer de détruire la complicité fragile
qui venait de s’instaurer entre eux ou de mettre un terme aux délicieuses
soirées qu’ils partageaient.
En dépit de ses meilleures résolutions, la jeune femme ne pouvait plus rien
contre l’évolution inéluctable de ses sentiments. Comment aurait-elle pu nier
plus longtemps l’amour qu’elle éprouvait pour Reed ? L’adulation enfantine
des premières années s’était peu à peu transformée en une passion ardente. Nuit
après nuit, lui seul hantait ses rêves. Elle voulait lui avouer à quel point elle
l’aimait et le désirait, mais les mots se bloquaient dans sa gorge. Clara avait
finalement décidé de le lui dire de la seule manière qu’elle connaissait.
Elle prit une profonde inspiration et se tourna vers le piano. Une vive émotion
l’envahit tandis que, sous ses doigts, naissaient les premières mesures de la
sonate, ce cri de passion et de révolte poussé par Robert Schumann lorsqu’il
avait perdu tout espoir d’épouser Clara Wieck, son unique amour.
Convaincu que la fréquentation du compositeur, encore ignoré du vaste public,
nuirait à la brillante carrière de pianiste de sa fille, le père de Clara lui avait
interdit de le revoir. Son courrier censuré, chacun de ses mouvements épié, la
jeune artiste n’avait trouvé qu’un seul moyen de communiquer avec l’homme
qu’elle aimait de toute son âme.
Ayant appris qu’il assisterait à son prochain récital, elle avait délibérément
joué devant la salle comble cette sonate, écrite pour elle. Au travers des notes
de musique, elle l’avait assuré de son amour et de son désir de devenir sa
femme, malgré les obstacles qui se dressaient entre eux.
Clara avait choisi, à son tour, d’interpréter cette œuvre pour Reed, après le
dîner qu’elle donnait ce soir en l’honneur du retour de Jordan. Tandis que ses
doigts glissaient sur les touches, elle s’abandonna à l’élan passionné de la
musique. C’était Reed lui-même qui lui avait raconté les circonstances
émouvantes de sa composition et la décision courageuse de Clara.
Comprendrait-il, dans quelques heures, le véritable sens de son message ?
Quelle serait sa réaction ?
Un nouveau spasme lui arracha un cri. Une douleur fulgurante jaillit depuis
son épaule jusqu’au bout de ses doigts.
Mon Dieu ! Et si cela se produisait quand elle jouerait devant la famille
réunie ? Il ne faisait plus de doute dans son esprit que sa crainte de voir Reed la
rejeter était à l’origine de ces malaises. Peut-être valait-il mieux renoncer ?

-Tout va bien ? s’enquit une voix familière, vibrante d’inquiétude.

La jeune femme tressaillit. Reed s’approchait à grandes enjambées.

-Que t’arrive-t-il ? Une crampe ?

Il déposa le dossier qu’il portait sur le dessus du piano et se pencha vers elle.

-Ce n’est rien, murmura Clara, embarrassée.
-Laisse-moi au moins t’examiner. On ne plaisante pas avec ce genre
d’incident dans ton métier, tu devrais le savoir.

Clara lui tendit son bras à contrecœur. Reed saisit délicatement son poignet
gracile et releva la manche jusqu’à l’épaule. A la façon dont ses yeux noirs la
fixaient, la jeune femme était sûre qu’il avait deviné qu’elle ne portait presque
rien sous le peignoir de soie. Il détourna la tête avec un effort visible et
désigna les feuilles qu’il venait d’apporter.

-Ce sont les tableaux dont nous avons parlé l’autre soir.
-Quels tableaux ?
-Les tableaux de doigtés.

La jeune femme ne put réprimer un frisson au contact de ses mains douces et
chaudes sur sa peau sensible

-Celui dont tu te sers dans la cadence d’ouverture du concerto est
remarquable, mais je crois qu’il serait préférable de ne pas prendre de tels
risques sur les premières mesures d’une œuvre, du moins pas avant que tu
te sois habituée à la sonorité du piano et à l’acoustique de la salle.

Clara se raidit sous la pression insistante de ses doigts.

-As-tu mal ?
-Non.
-Souffres-tu souvent de crampes comme celle-ci ?
-Jamais.
-Dans ce cas, ou bien tu as oublié tout ce que je t’ai appris et tu adoptes une
mauvaise position du poignet, dit-il sèchement, ou bien il s’agit d’un
problème purement psychologique.
-Ce n’est sans doute qu’un effet du trac, répondit la jeune femme en avalant
sa salive. Tu sais combien je suis toujours inquiète avant… Aïe !

Un gémissement lui échappa lorsque les doigts de Reed s’enfoncèrent dans la
chair sensible de son bras.

-Ce muscle est aussi dur qu’un bloc de granit.

Passant derrière elle, il posa les mains sur ses épaules.

-Je ne te ferai aucun mal, lui assura-t-il en se méprenant sur les raisons de
son sursaut. Respire à fond et essaie de te relaxer.

La chaleur de ses doigts au travers du tissu délicat mettait Clara au supplice. En
dépit de ses efforts pour conserver son sang-froid, le souffle lui manquait.
Reed appuya les pouces de chaque côté de sa colonne vertébrale et se mit à en
palper toute la longueur. La jeune femme se sentait défaillir lorsqu’il
s’immobilisa brusquement.

-C’est ici. Je pense avoir décelé la cause de cette crampe, ton dos est le
grand responsable.

Clara avait deviné la véritable origine du problème, mais où puiserait-elle le
courage de le lui avouer.

-Je vais t’aider, proposa-t-il.
-M’aider ?
-Par un massage.
-C’est bien ce que je craignais, murmura-t-elle en faisant la grimace.
-Il suffit d’apaiser cette tension qui noue les muscles de ton dos et empêche
la circulation de s’effectuer normalement dans ton bras. Cela te permettra
de jouer tout à l’heure sans risquer de crampe.

Ce dernier argument vint à bout des résistances de la jeune femme. Rien ne
devait ternir l’éclat de cette soirée qu’elle espérait inoubliable. Elle se pencha,
replia ses bras sur le couvercle du piano et posa la tête sur ce coussin
improvisé.

-Pas comme cela, protesta Reed. Il faut que tu t’allonges.

Clara se redressa brusquement.

-Que je m’allonge ?
-Ta colonne vertébrale doit être droite si l’on veut que le traitement soit
efficace.
-Je comprends, répliqua-t-elle avec une insouciance qu’elle était loin de
ressentir.

Elle se leva, indécise.

-Mais je ne crois pas qu’il nous reste suffisamment de temps, Reed. Nos
invités vont bientôt arriver.
-Pas avant dix neuf heures.

Clara le savait. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle elle avait décidé de
jouer une dernière fois la sonate avant de prendre sa douche.

-Cela ne durera que quelques minutes, lui assura son compagnon.
-Très bien. Où dois-je m’allonger ?

Elle se détourna pour dissimuler son visage empourpré et regarda autour
d’elle.

-Le canapé n’est pas assez long. Le tapis devant la cheminée ?
-Le sol te paraitrait un peu trop dur, répliqua-t-il sur un ton patient. En tout
cas, il le serait pour mes genoux.

Une lueur ironique jaillit dans ses yeux noirs.

-Pourquoi pas le lit ?
-Le lit ? Oui…bien sûr.

Les genoux tremblants et le cœur battant la chamade, Clara traversa le salon de
musique et franchit la porte de sa chambre.
« Ce n’est qu’un simple massage », se répétait-elle en se forçant à avancer.
« D’où te vient l’idée que Reed pourrait profiter de la situation ? » Un frisson
la parcourut. Pourquoi éprouvait-elle une telle crainte devant ce qu’elle désirait
désespérément ?

-Allonge-toi sur le ventre, ordonna-t-il en entrant derrière elle dans la
pièce. Fais glisser les manches de ton peignoir, et dénoue la ceinture.

La jeune femme se souvint avec horreur qu’elle était pratiquement nue sous le
vêtement de soie. Reed sembla comprendre sa gêne et se détourna.

-As-tu une crème ou une lotion ?
-Tu devrais trouver un flacon de lait de toilette sur la coiffeuse, répondit-
elle en suivant ses instructions.
-Parfait.

Une tension nouvelle vibrait dans sa voix tandis qu’il s’approchait. Etendue
sous le voile léger de son peignoir, Clara croisa les mains sur l’oreiller et y
appuya sa joue brûlante.
Du coin de l’œil, elle observa Reed retrousser les manches de sa chemise.

-Es-tu à l’aise ?
-Oui, murmura-t-elle.

Son cœur cognait dans sa poitrine lorsqu’il s’assit à côté d’elle pour ôter ses
chaussures.

-Je ne voudrais pas salir. Il faut bien que je monte sur le lit pour appliquer
une pression convenable sur ton dos, expliqua-t-il avec naturel.

La jeune femme ferma les yeux, le souffle court. Un frémissement la traversa
au contact inattendu des doigts de Reed sur sa nuque. D’un geste assuré, il saisit
le col du peignoir, la dénuda jusqu’à la taille et versa un peu de lait dans ses
paumes.

-Il sent exactement comme ton parfum.
-En effet.

Clara entrouvrit les paupières, surprise qu’il s’en soit aperçu.
Avec de longues caresses régulières, Reed entreprit de faire pénétrer le liquide
odorant dans les épaules de la jeune femme.

-Aïe.
-Je suis désolé. Je cherche simplement à réchauffer tes muscles. Tu es aussi
raide qu’un morceau de bois. Essaie de te détendre.

Clara prit une profonde inspiration, mais la chaleur troublante de ses mains ne
lui facilitait pas la tâche. Au contraire, une nouvelle tension naissait au plus
profond d’elle-même.

-Que t’arrive-t-il ? lui demanda Reed. Quelque chose te tourmente ?
-Non.

Elle ne pouvait tout de même pas lui avouer la vérité, surtout en de telles
circonstances.

-Je suis fatiguée, voilà tout.

Lentement, Reed accrut la pression des ses gestes, dissipant ainsi la douleur et
la crispation. Clara referma les paupières.

-D’où provient cette lassitude ?

Sa voix était profonde et douce, aussi apaisante que ses doigts.

-As-tu du mal à dormir ?
-Pas vraiment, je…

Un soupir tremblant lui échappa tandis qu’elle s’abandonnait à la chaleur
grisante de ses mains.

-Je fais des rêves insensés. Parfois, je m’éveille plus fatiguée qu’au moment
où je m’endors.
-Ah oui, les rêves, murmura-t-il comme s’il connaissait parfaitement le
problème.

Une délicieuse torpeur s’emparait de Clara. Les paroles de Reed lui
parvenaient à peine, lointaines, étouffées.

-Ce doit être l’ennui, disait-il. Après avoir passé quatre ans à New York, tu
trouves sans doute la vie morne ici. Maintenant qu’Helen est de nouveau sur
pied, je suis sûr que tu es impatiente de repartir.

Le sarcasme contenu dans sa voix arracha la jeune femme au bien-être
merveilleux qui l’avait envahie.

-Que dis-tu ?
-Rien.

Elle sentit les mains de Reed se crisper avant de remonter sur son dos en
longues caresses infiniment sensuelles.
Stupéfaite par ce changement soudain, Clara demeura d’abord sans réaction,
puis son corps s’adoucit, devint souple et sensible sous la pression de ses
doigts. Un désir intense l’enflamma, brûlant ses derniers doutes, ses dernières
craintes. Il lui tardait de le caresser à son tour, de le presser contre elle avec
passion, de couvrir son visage aimé de baisers fiévreux. Clara frissonna quand
les mains de Reed glissèrent avec une lenteur érotique sur la courbe de ses
hanches pour effleurer ensuite ses seins fermes et ronds. Elle étouffa dans
l’oreiller un gémissement involontaire.
Reed s’écarta aussitôt. Une lueur de satisfaction brillait dans son regard.

-Reed, murmura-t-elle d’une voix rauque d’émotion.
-J’ai presque terminé, répondit-il froidement en versant un peu de lait dans
sa paume.

Lorsqu’il se tourna vers elle, son attitude était redevenue impersonnelle.
Clara secoua la tête, indécise. Avait-elle imaginé ces caresses sensuelles, ou
n’était-ce, une fois de plus, qu’une projection de ses propres désirs ?
De nouveau, chaudes et délicatement parfumées, les mains de Reed se posèrent
au creux de ses reins. Sous leur pression brûlante et sûre, la jeune femme se
sentit fondre comme neige au soleil. Ses doigts forts et sensibles couraient sur
chaque vertèbre comme sur les touches d’un piano. Clara soupira.

-Tu devais être un musicien fantastique.
-A quoi vois-tu cela ? demanda-t-il en ponctuant ses paroles d’un glissando
rapide.
-Tu as des mains agiles, murmura-t-elle d’une voix langoureuse, et la
technique est remarquable.
-Je me réjouis que toutes ces années de travail ne soient pas totalement
perdues.
-J’aimerais que tu joues pour moi, un jour, reprit Clara sans se laisser
impressionner.

Le ballet des doigts de Reed s’interrompit aussitôt. Il saisit le peignoir et le
ramena sur les épaules de la jeune femme.

-Te sens-tu mieux ?
-Oui, reconnut-elle avec un soupir reconnaissant. Merci.

Clara luttait contre la tentation qui la tenaillait de se retourner et d’offrir sa
poitrine palpitante à ses caresses. Il n’avait qu’un mot à dire pour qu’elle se
donne à lui toute entière.
Elle le sentit se crisper à ses côtés, comme s’il avait deviné le désir intense qui
la dévorait. Pendant un long moment, Reed demeura aussi immobile qu’une
statue tandis que la jeune femme retenait son souffle.

-Reste allongée pendant quelques minutes, et repose-toi, ordonna-t-il enfin
d’une voix neutre.

Les yeux remplis de larmes, elle le regarda s’asseoir sur le bord du lit,
silhouette fière et sombre dans les premiers rougeoiements du soleil couchant.
La tension nouait les muscles puissants de son dos.
Clara serra les poings dans un geste de frustration.

-Reed, pourquoi…

La question qui la tourmentait depuis tant et tant d’années lui brûlait les lèvres,
pourquoi avait-il cessé de l’aimer ? Un dernier sursaut de fierté l’empêcha de
la poser.

-Pourquoi ne veux-tu pas jouer pour moi ? demanda-t-elle à la place.
-Je n’ai pas touché à un clavier depuis le jour où j’ai renoncé à devenir
pianiste professionnel, Clara, répliqua-t-il sèchement.
-Tu l’as pourtant fait une fois.
-Tu es sûre ? Quand donc ?
-Le soir même de mon arrivée dans cette maison. L’as-tu oublié ?

Elle se tourna vers lui en se drapant dans le peignoir de soie.

-J’avais fait un cauchemar, et je ne parvenais pas à me rendormir. Tu as
joué des Nocturnes de Chopin pour me bercer.
-Vraiment ?

Reed haussa les épaules d’un air embarrassé.

-Je ne m’en souviens pas.
-Moi si, murmura-t-elle avec douceur. Je ne l’oublierai jamais. Ne veux-tu
plus jouer pour moi ?
-N’insiste pas, Clara, c’est inutile.
-Pourquoi ?

Elle posa une main sur son bras pour l’empêcher de se lever.

-Pourquoi te priver de ce plaisir, alors que tu aimes tant la musique ?
-Parce que c’est beaucoup plus facile ainsi, rétorqua-t-il durement. Lorsque
l’on sait que ce que l’on désire de toutes ses forces est inaccessible, mieux
vaut l’effacer totalement de sa vie.
-C’est une philosophie cruelle, protesta la jeune femme. Cruelle et
défaitiste.

Elle le dévisagea avec une audace dont elle ne se savait pas capable.

-Cette théorie s’applique-t-elle également à l’amour ?

Le regard sombre de Reed glissa sur ses épaules nues, sur les courbes
harmonieuses de son corps soulignées par le tissu léger. Un sourire
sardonique se dessina sur ses lèvres.

-Surtout à l’amour.

Il se dégagea abruptement et se dirigea vers la porte.

-Il est tard. Nous devons tous deux commencer à nous préparer pour
accueillir nos invités.

Il se retourna au moment de franchir le seuil. Les traits sévères de son visage
s’adoucirent.

-Bonne chance pour ce soir.

De la chance ? « Cela ne suffira pas », songea Clara en se laissant retomber
contre l’oreiller. Il lui faudrait tout le courage que l’amour pourrait lui
inspirer. Son intention lui disait que Reed la désirait autant qu’elle avait envie
de lui. Ses caresses sensuelles, la flamme qui avait brillé dans ses yeux
lorsqu’ils avaient glissé sur elle en constituaient la preuve. Hélas ! Ce n’était
pas de l’amour.
Elle avait failli se donner à lui, persuadée que la profondeur des sentiments
qu’elle éprouvait à son égard suffisait à justifier ce geste. Pourtant, il s’était
écarté. Réagirait-il de la même façon après qu’elle ait joué la sonate et dévoilé
sa passion ?
Une anxiété nouvelle l’envahit peu à peu, insidieuse et glacée. En dépit de ses
craintes, Clara était plus déterminée que jamais à s’en tenir à ses projets. Elle
devait découvrir une fois pour toutes si Reed l’aimait, mais la jeune femme
savait qu’il n’avouerait jamais ses véritables sentiments avant d’être sûr d’elle.
Il lui faudrait se livrer à lui corps et âme, sans la moindre restriction.
Un sourire secret illuminait le visage de Clara tandis qu’elle se dirigeait vers
la salle de bains. Reed, s’il choisissait d’aimer, s’engagerait avec la même
intensité.
Saurait-elle le convaincre ?


Chapitre 9



Clara s’apprêtait à sortir lorsque la vue de son reflet dans le miroir la cloua
sur place.
Etait-ce bien elle ? Ses cheveux retombaient en boucles brillantes sur ses
épaules nues, encadrant un visage transformé. Ce regard fiévreux, ce teint
lumineux étaient-ils bien les siens ?
Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres vermeilles à la pensée de la
surprise de Reed quand il la verrait. Jamais elle n’avait porté de robe plus
audacieuse que ce fourreau de lamé au décolleté profond, dont le tissu brillant
épousait chaque courbe de son corps avant de retomber en plis gracieux
jusqu’à ses pieds. Elle voulait être belle pour l’homme qu’elle aimait, pour que
cette soirée soit l’inoubliable point de départ d’une vie nouvelle.
Rappelée à ses obligations d’hôtesse par un coup de sonnette, Clara se hâta de
quitter sa chambre. Esther, la gouvernante, était passée un quart d’heure plus tôt
pour l’informer de l’arrivée de Jordan et pour la rassurer. Helen se trouvait
déjà au rez-de-chaussée pour accueillir les invités et les mener au salon, où
Reed préparait les cocktails.
Des éclats de voix lui parvinrent tandis qu’elle traversait le couloir aussi vite
que lui permettaient ses escarpins argentés. La jeune femme fronça les
sourcils. Que se passait-il ?

-Tu n’en avais pas le droit, s’écriait Reed avec colère.
-Il me semble que je suis ici chez moi, rétorquait Jordan.

« Mon Dieu ! » songea Clara, horrifiée. « Ils n’ont pas passé dix minutes
ensemble que, déjà, ils se querellent ».

-Allons, du calme, dit-elle gaiement en franchissant le seuil.

Elle aperçut immédiatement les deux hommes qui, debout près de la porte,
semblaient sur le point d’en venir aux mains.

-Clara, s’exclama Jordan lorsqu’il se retourna pour lui faire face. Tu es
superbe.

La jeune femme se mit à rire, un peu embarrassée.

-Toi aussi.

Et Reed, qu’en pensait-il ? Elle avait vu son regard stupéfait l’examiner des
pieds à la tête, puis ses traits s’étaient de nouveau durcis. Que signifiaient cette
mâchoire crispée, ces yeux inexpressifs ? La blâmait-il d’avoir choisi une
tenue trop provocante à son goût, ou était-il surtout furieux contre Jordan ?

-Plus de disputes, compris, ordonna-t-elle d’un air sévère. Vous ne vous
doutez pas de l’impatience avec laquelle tante Helen attendait ce week-end.
Je ne laisserai personne gâcher sa joie.

La détermination brillait dans son regard émeraude.

-Pour ces quelques heures passées ensemble, nous allons oublier nos petits
différends et nous comporter comme la plus unie des familles.
-Tout à fait d’accord, lança une voix familière depuis l’autre extrémité du
salon.

Occupée à ramener la paix entre les deux demi-frères, Clara n’avait pas
remarqué l’homme grand et blond qui se tenait près du bar. Son visage se figea
aussitôt.

-Lance.

Elle le fixa un instant, muette d’indignation. Une femme brune, assise sur le
canapé, observait la scène, un sourire paisible sur les lèvres, mais Clara ne la
vit pas.

-Que fais-tu ici, Lance ? demanda-t-elle enfin.
-Il est venu sur mon invitation, intervint Jordan en défiant Reed du regard. Il
m’a paru tout à fait naturel de prier mon meilleur ami de passer le week-
end parmi nous.
-Tu n’avais pas le droit de faire une chose pareille. Comment as-tu pu
prendre une telle initiative sans même me consulter ?

Jordan haussa les épaules.

-Parce que je n’en savais encore rien quand je t’ai parlé au téléphone. Ce
n’est que mercredi dernier, alors que nous jouions au squash, que j’ai
évoqué ma venue à Martha’s Vineyard ce week-end.
-J’avais, de toute façon, l’intention de descendre ici sous peu afin d’ouvrir
la maison pour l’été, ajouta Lance en traversant le salon d’un pas tranquille,
un verre à la main.

Il s’arrêta près de son ami et échangea avec lui un regard étonné. Tous deux
semblaient sincèrement mortifiés que l’on ait pu se méprendre sur leurs
motivations.

-Ai-je mal agi ? demanda Jordan avec un sourire innocent. Je pensais que tu
serais heureuse de revoir ce bon vieux Lance, Clara. En tout cas, je sais
qu’il en mourrait d’envie, lui.
-J’ai essayé à maintes reprises de te joindre, mon cœur. Il faut que nous
parlions.

La jeune femme les contempla tout à tout sans répondre. On aurait dit deux
acteurs d’un vaudeville grotesque, interprétant une pièce qu’ils avaient joué des
centaines de fois, mais c’était elle, ce soir, le dindon de la farce.
Jusqu’alors, elle ne s’était pas rendu compte qu’ils se ressemblaient, avec leurs
cheveux blonds, raides chez Jordan, ondulés chez son ex-mari, et leurs yeux
d’un bleu limpide. Les traits de Lance, plus encore que ceux de son ami, étaient
fins et réguliers, d’une douceur presque enfantine. D’adorables fossettes
creusaient ses joues lorsqu’il souriait.

-Si tu ne veux pas que je reste, je m’en irai, murmura-t-il sur un ton résigné.

La jeune femme ne put réprimer un soupir de soulagement.

-Oui, j’aimerais que tu partes.
-Allons, mon cœur, tu n’en penses pas un mot.
-Clara vient de vous demander de quitter cette maison, Lance, intervint Reed
d’une voix menaçante.

Jordan s’interposa aussitôt.

-Ne te mêle pas de ça. Cette histoire ne te concerne pas.
-En effet, c’est à Clara de décider.

Il se tourna vers elle, une lueur de défi au fond de ses yeux noirs.

-Eh bien ?
-Mais j’ai déjà…
-Que t’arrive-t-il, mon cher frère ? demanda Jordan avec une ironie
grinçante. Craindrais-tu par hasard que Lance ne te l’enlève une deuxième
fois ?

Reed serra les poings. Pendant un instant, la jeune femme crut qu’il allait
frapper son interlocuteur. Sans doute l’inconnue, assise sur le sofa, avait-elle
eu la même impression, car elle se redressa d’un air inquiet.
Reed se contenta de hausser les épaules.

-Clara est parfaitement libre d’aller où elle veut, avec qui elle veut.
-C’en est assez, vous deux, s’écria la jeune femme, exaspérée. Lance, je te
demande de…
-Ma chérie, te voilà, s’exclama Helen en entrant dans la pièce. Mon Dieu, tu
es ravissante, n’est-ce pas, Lance ?
-Plus que jamais.

Reed se détourna brusquement et se dirigea vers le bar à longues enjambées
rageuses sous le regard désespéré de la jeune femme. La soirée inoubliable
dont elle avait tant rêvé se transformait en cauchemar.

-Jordan t’a-t-il parlé de son autre surprise ? lui demanda sa tante avec
enthousiasme.
-Une autre surprise ?
-Je te présente ma femme, Lise.

D’un geste nonchalant, il désigna l’inconnue assise devant la cheminée. Clara
se tourna vers elle, incapable d’en croire ses yeux. N’avait-elle pas entendu
Jordan dire et répéter qu’au-delà de vingt-cinq ans, une femme ne présentait
plus aucun intérêt ?
Celle que Clara se hâta d’aller saluer avait manifestement dépassé la
quarantaine et le tailleur bleu marine à la coupe stricte qu’elle portait ne la
rajeunissait pas.

-Quelle surprise, s’exclama Clara en s’efforçant de dissimuler la véritable
raison de son incrédulité. J’ignorais que Jordan s’était marié.

Lise serra la main qu’elle lui tendait.

-La plupart des gens s’en étonnent, répondit-elle sur un ton résigné.
-Je vous souhaite beaucoup de bonheur.
-Merci.

Un sourire chaleureux adoucit ses traits irréguliers avant qu’elle n’adresse un
regard adorateur à son mari.

-Nous n’attendons plus que Violet, annonça Helen en les rejoignant. Je me
demande quel nouveau prétexte elle inventera cette fois pour expliquer son
retard.

Elle se mit à rire et s’installa aux côtés de Lise.

-Viens donc t’asseoir près de nous, Jordan. Clara, je crois que Lance
voudrait un autre verre.

Lance se tourna vers la jeune femme avec un sourire enjôleur.

-En effet, j’aimerais un deuxième Martini.
-Tu trouveras une buvette à cent mètres, d’ici, répliqua-t-elle sèchement.

Elle lui tourna le dos et se dirigea vers le bar.

-Pourrais-je avoir quelque chose à boire, Reed ? S’il te plait ?
-Naturellement, dit-il sans la regarder. Que veux-tu ?

Clara demeura un instant silencieuse, déconcertée par sa froideur.

-Tu n’es pas en colère contre moi, tout de même ? Je ne suis pour rien dans
la venue de Lance.
-Bien sûr que non.

Il entreprit de mélanger vodka, vermouth et glaçons dans un shaker.

-Je vois que ton mari…
-Ex-mari.
-…est plus fantasque que jamais.

Des larmes de frustration montèrent aux yeux de la jeune femme.

-Reed, ce n’est pas moi qui ai invité Lance, et je ne veux pas de lui, ici. J’ai
tenté de le faire partir, mais je ne peux pas courir le risque de déclencher
une scène en présence de tante Helen.
-Non, bien entendu. Que puis-je te servir ?

Clara soupira.

-Je prendrai un Martini.

Cette fois, Reed leva les yeux.

-J’ignorais que tu buvais des boissons alcoolisées.
-Dans les moments difficiles, oui.

D’un geste expert, il versa un peu de liquide ambré dans deux verres, puis
ajouta une rondelle de citron.

-Tu es sûre que cela te fera du bien ? insista-t-il d’un air de doute.
-Cela vaut la peine d’essayer.

La mâchoire de Reed se crispa.

-Ainsi, sa seule présence te trouble encore à ce point ?
-Uniquement parce que cette soirée compte beaucoup pour moi. Je ne veux
pas qu’il la gâche.
-Il me semble que c’est déjà fait.

Reed saisit son verre et s’éloigna, laissant la jeune femme muette et consternée.

***

Les mains de Clara tremblaient lorsqu’elle prit place au piano. Par quel
miracle avait-elle survécu à l’épreuve de cet interminable dîner ? La jeune
femme l’ignorait encore. Les sourires conquérants de Lance et le mutisme de
Reed avaient suffi à lui couper l’appétit.
Tous les autres, cependant, paraissaient ravis. Jordan pérorait, encouragé par
les regards adorateurs de sa femme et de sa sœur, tandis que Violet, la
meilleure amie d’Helen, riait comme une petite folle à chaque répartie
spirituelle de Lance.
Clara les écoutait d’une oreille distraite, partagée entre l’écœurement et la
stupéfaction. Comment avait-elle pu éprouver autrefois une telle fascination
devant deux êtres aussi superficiels, au point même de souhaiter leur
ressembler ? A présent, elle ne voyait plus que le manque de maturité et
l’égoïsme que cachait leur attitude insolente et charmeuse. Il leur était si facile
de se glisser dans la vie d’une femme, d’y faire jaillir le soleil et la joie pour
quelques heures, peut-être quelques semaines, avant de s’éclipser tout aussi
aisément.
De plus, ce tapage insensé fait autour du retour de Jordan, aussi fêté que le fils
prodigue, la choquait. Elle devinait à quel point Reed pouvait en être blessé, lui
qui s’était toujours tant dévoué à sa famille. A plusieurs reprises, elle avait
tenté d’ébaucher une conversation avec lui, sans succès. Une fois de plus, il
s’était retranché derrière cette façade glacée où rien, ni personne ne pouvait
l’atteindre.
Clara avait quitté la table, la mort dans l’âme, mais plus déterminée que jamais
à jouer la sonate pour lui, à lui prouver qu’il était, plus que tout autre, digne de
l’amour d’une femme.

-Nous sommes prêts, ma chérie, annonça Helen avec un sourire
encourageant.

Clara hocha la tête et ferma les paupières. Une vague d’émotion la submergea.
Assis à l’écart, de l’autre côté du salon, Reed retint son souffle. Il savait
d’expérience que les premières minutes d’un récital étaient les plus délicates
pour un artiste. Soudain, il se figea, stupéfait.
Dans un mouvement délibéré, la jeune femme avait redressé la tête et le fixait
droit dans les yeux. Lentement, ses mains fines et gracieuses se soulevèrent au-
dessus du clavier pour retomber en un cortège d’accords brillants, puis, pour
la première fois, s’éleva le thème, tendre et suppliant.
Les doigts souples de Clara couraient sans effort sur les touches tandis que
résonnait de nouveau, plus fort, plus dense, le chant passionné. La frustration,
le désespoir, le chagrin jaillissaient de chaque note pour s’enfler jusqu’au
point où, devenus insoutenables, ils se briseraient en un accord déchirant.
Triste et résigné, le deuxième mouvement de la sonate exprimait toute la
douleur d’un amour perdu. Une profonde nostalgie y vibrait de part en part,
interrompue seulement par l’évocation étourdissante de sensualité de ce qui
pourrait être, si le sort en décidait ainsi.
Reed ne pouvait détacher son regard du visage expressif de Clara. D’où lui
venaient cette ferveur, ces accents si purs, si convaincants ? Bouleversé, il en
oublia de museler ses rêves. Penser à cette chaleur, à cette passion, à cette
sensibilité à fleur de peau sous une apparence si réservée. Imaginer le contact
doux mais ferme de ces mains glissant sur lui comme elles caressaient à
présent les touches d’ivoire et d’ébène.
Ses grands yeux verts brillaient d’un éclat fiévreux, ses lèvres entrouvertes
paraissaient tendres et humides.
Reed serra les poings. Que n’aurait-il donné pour qu’elle s’offre à lui avec un
tel amour, un tel abandon ?
Un désir violent monta en lui au souvenir de la bouche de Clara frémissant
sous la sienne, de son corps pressé contre le sien. Son cœur bondit dans sa
poitrine lorsqu’il la revit telle qu’elle était, tout à l’heure, belle et vulnérable
sur le lit. Il sentait encore contre ses paumes la douceur de sa peau nacrée, le
frémissement qui l’avait agitée sous ses caresses. Reed avait lu dans son regard
assombri l’envie qui la torturait de se donner à lui, de lui appartenir, mais il
avait attendu trop longtemps pour se contenter d’un court moment de passion.
Une semaine ne suffirait pas pour montrer à Clara à quel point il l’aimait.
Tandis que la musique, douce et rêveuse, emplissait la pièce, Reed se jura une
fois de plus de ne rien tenter qui puisse faire échouer la nouvelle relation qu’il
s’était efforcé d’établir entre eux. Clara retrouvait peu à peu sa confiance en
lui. Parfois même, il en venait à croire qu’elle lui avait pardonné et que, peut-
être, elle pourrait l’aimer. Le retour de Lance allait-il anéantir ses espoirs ?
Un andantino composé par Clara Wieck avait servi de thème à Robert
Schumann pour les variations du troisième mouvement. A l’évocation
bouleversante de la vie triste et solitaire, loin de l’être aimé, succédait une
véritable déclaration d’amour où le désir se mêlait à la passion dans un
crescendo superbe et révolté.
Elle interprétait ce passage avec tendresse et intensité et s’identifiait totalement
à la musique. Soudain, Reed se souvint de sa réaction lorsqu’il lui avait raconté
l’histoire de la sonate.

-Quelle merveilleuse façon d’avouer ses sentiments, avait-elle dit de sa
petite voix sérieuse. Un jour, quand je serai grande et que je tomberai
amoureuse, je me servirai moi aussi de cette œuvre pour dire « Je t’aime ».

Reed se redressa sur sa chaise, saisi d’un fol espoir. Les yeux mi-clos, le corps
tendu par une émotion profonde, Clara jouait comme si sa vie en dépendait.
Mais pourquoi ce morceau ? Etait-ce un choix délibéré, ou une simple
coïncidence ?
La jeune femme tremblait de tous ses membres lorsque ses mains retombèrent
sur ses genoux. Dans un dernier mouvement survolté, l’amour venait de
triompher des forces qui tentaient de l’étouffer. Clara redressa lentement la tête
et se tourna vers son auditoire.
Seul Reed n’applaudissait pas. Les yeux fixés sur elle, il semblait pétrifié.
Une seconde plus tard, cinq visages souriants et admiratifs le dissimulaient à sa
vue. Clara répondit distraitement aux compliments de sa tante. Que ne
pouvaient-ils s’en aller tous, les laisser enfin seuls ?
Pourquoi ne s’approchait-il pas ? N’avait-il pas compris le sens de son
message ? A moins que ce ne fût là sa réponse. Désabusée, la jeune femme
saisit la main qu’on lui tendait.
Reed se raidit en voyant Lance aider Clara à se lever, un sourire conquérant
sur les lèvres. Avec quel plaisir, il aurait tordu le cou à ce jeune fat.
Déterminé malgré tout à conserver son sang-froid, il s’approcha du bar et se
versa un cognac. A quoi bon lutter pour une cause perdue d’avance ?
Que pouvaient-ils bien se raconter, tous les deux, à l’autre extrémité de la
pièce ? Aux prises avec une intense jalousie, Reed fixa le visage réjoui de
Lance.

-Viens, ma chérie, allons dans un endroit où nous pourrons être seuls,
proposait le jeune homme d’une voix câline.
-Inutile, je n’ai rien à te dire.
-Qu’à cela ne tienne, je ferai toute la conversation, répliqua-t-il calmement.
-Si tu ne me lâches pas immédiatement, je te giflerai.

Lance rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire sonore. Clara, faire une scène
en public ? Quelle bonne plaisanterie ! La lueur menaçante qu’il aperçut dans
ses yeux verts le fit changer d’avis.

-C’est que tu en serais capable, murmura-t-il, séducteur. Comment peux-tu
me traiter ainsi, alors que tu sais que je suis fou de toi ?
-Je t’en prie, garde tes beaux discours pour une autre, rétorqua la jeune
femme en lui tournant le dos.

Reed la vit se diriger vers lui, Lance sur les talons. D’où lui venaient ce visage
empourpré par l’excitation, ce regard fiévreux ? La voix de Jordan, toute
proche, le fit tressaillir.

-Quel couple splendide. N’est-ce pas, Lise ?
-Oui.
-Ils sont faits l’un pour l’autre, je suis heureux qu’ils se réconcilient.
-Vraiment ? s’exclama Lise.
-En fait, c’est la véritable raison de la venue de Lance, ce week-end. Il va
emmener Clara à New York avec lui.

La main de Reed se crispa sur son verre de liqueur. Ainsi, ses pires craintes
étaient fondées.

-Eh bien ? demanda Lance en s’immobilisant près de son ami. Que faisons-
nous, à présent ?
-J’ai promis à Lise de lui faire découvrir l’île, répondit Jordan d’une voix
assez forte pour éveiller l’attention d’Helen. Nous pourrions visiter les
hauts lieux de la vie nocturne.
-Quelle bonne idée, renchérit aussitôt sa sœur.

Lance adressa à Clara un sourire enjôleur.

-Qu’en dis-tu ?
-Cela ne me tente guère. La journée a été longue et fatigante, et je…
-Allons, mon cœur, tu ne vas pas rester enfermée.
-Je t’en prie, Clara, insista Helen. Il y a si longtemps que je ne suis pas
sortie.
-Bon, si tu y tiens.

La jeune femme se tourna vers Reed.

-Tu nous accompagnes ?
-Non, merci, répondit-il sans même lever les yeux.

Il but une dernière gorgée et reposa son verre sur le bar.

-Je dois prendre un avion pour Providence de très bonne heure demain
matin.

Clara tressaillit, le cœur serré dans un étau.

-Providence ?
-Dans ce cas, nous comprenons parfaitement que tu préfères ne pas veiller,
intervint Jordan sur un ton moqueur. A ton âge, il faut dormir. Pas vrai,
mon vieux ?

Reed lui lança un regard meurtrier avant de tourner les talons.

-Amusez-vous bien.
-N’ayez aucune crainte, nous le ferons, lui cria Lance.

Dans un mouvement irréfléchi, Clara se précipita à sa suite.

-Reed, pourquoi vas-tu à Providence ?

Il se retourna et la fixa sans répondre.

-Ton bureau est fermé le dimanche, insista-t-elle.
-Il s’agit cette fois d’une affaire strictement personnelle.

La jeune femme recula comme s’il l’avait giflée.

-Je vois.
-Seras-tu encore à Martha’s Vineyard à mon retour, lundi matin ? Ou as-tu
l’intention de regagner New York dès demain avec Jordan et Lance ?
-Je n’ai encore rien prévu.
-En tout cas, si tu décides de partir, reprit Reed d’un air indifférent, je te
prierai de demander à Violet de bien vouloir demeurer auprès de ta tante
jusqu’à ce que je sois là.

Sur ces mots, il sortit et referma tranquillement la porte derrière lui.


Chapitre 10



Une nouvelle ovation salua la performance époustouflante d’un imitateur au
talent incontestable. Seule Clara n’applaudit pas. Elle avait essayé, au début du
spectacle, de se mettre au diapason, de rire et de plaisanter pour distraire sa
tante, mais elle en avait assez. Le visage de Reed, la voix de Reed occupaient
toutes ses pensées.
Un soupir de soulagement lui échappa lorsqu’enfin les projecteurs
s’éteignirent pour signifier la fin de la fête. Les serveurs passèrent de table en
table pour offrir à chacun un dernier verre.

-Et maintenant ? demanda Lance en se tournant vers Jordan.
-Et si nous allions nous incruster chez cet idiot de Mickaël James ?
-Bonne idée. Il meurt d’envie de fréquenter la haute société de Martha’s
Vineyard, amusons-nous à ses dépens.
-Vous êtes cruels, protesta Lise pour la forme.

Clara sentit la colère brûler dans ses veines. Pour l’amour de sa tante, elle avait
accepté de sortir en ville, mais, cette fois, c’en était trop. Elle se leva
brusquement, tremblante d’indignation.

-Il est une heure passée, je suis fatiguée. Tante Helen, ne préfères-tu pas…
-Enfin, Clara, intervint Lance, nous voulons seulement nous amuser un peu.
-Inutile de jouer les rabat-joies, ajouta Jordan avec mépris.

La jeune femme se tourna vers lui, blême de rage.

-Je n’éprouve aucun plaisir à me moquer des autres.

Helen leva son verre de vin d’un air gêné tandis que Lise lissait les plis de sa
jupe pour se donner une contenance. Jordan éclata d’un rire mauvais.

-Tu seras bientôt aussi assommante que Reed, ma pauvre Clara.
-Et c’est une référence, approuva Lance.
-Ecoute-moi bien Jordan, répliqua la jeune femme d’une voix coupante. J’ai
enfin compris, ce soir, pour quelle raison vous ne cessez, toi et ton ami, de
dénigrer Reed. Au fond de vous-mêmes, vous êtes jaloux.

Elle saisit son manteau et leur décocha à chacun un sourire glacial.

-A vous deux, vous ne lui arrivez pas à la cheville.

Clara vit avec satisfaction la fureur briller dans les yeux de Jordan, puis elle se
tourna vers sa tante.

-Je suis navrée de cet incident, mais je crois qu’il est bon de rétablir
certaines vérités.

Helen soupira tristement.

-Bien sûr, ma chérie. Vois-tu, Jordan est resté un tout petit garçon. Je crains
bien qu’il ne grandisse jamais.

Elle se pencha pour tapoter la joue de son frère sans se soucier du regard
meurtrier qu’il lui lançait.

-Je rentre en taxi, ne vous dérangez pas pour moi, murmura Clara d’une
voix lasse.

La jeune femme n’avait pas atteint la porte que Lance la rejoignait.

-Tu as raison, partons, mon cœur.
-Je n’irai nulle part avec toi, répliqua-t-elle en s’immobilisant sur le seuil.
Je rentre à la maison.
-Très bien, je t’y conduis.
-Non merci, je préfère prendre un taxi.
-Ce n’est pas la saison touristique, protesta Lance. Où comptes-tu trouver un
taxi à une heure aussi avancée de la nuit ?

Clara sortit sans répondre. Une lune ronde et argentée éclairait d’une lumière
scintillante les boutiques, les cafés et les restaurants de la rue principale. Dans
quelques mois, des centaines d’estivants s’y bousculeraient mais, ce soir, on
aurait dit une ville fantôme.

-Viens, ma voiture est garée tout près d’ici, reprit son compagnon.

Une bourrasque soudaine fit frissonner la jeune femme.

-Allons, Clara, insista Lance en la saisissant par le bras. Nous n’allons tout
de même pas rester ici par ce froid glacial.

Elle se dégagea aussitôt.

-Laisse-moi.
-Je vais te reconduire chez toi, un point, c’est tout, je t’en donne ma parole.
Je souhaite simplement avoir une chance de te parler avant de regagner
New York, expliqua-t-il avec un sérieux inhabituel.

Une nouvelle rafale s’éleva, plus violente encore, cinglant le visage de Clara.

-D’accord, accepta-t-elle à contrecœur.

De peur qu’elle change d’avis, il la conduisit sans attendre jusqu’à l’endroit où
était garée une voiture de sport rutilante.

-Qu’en penses-tu ?
-Très jolie.
-Comment ça, très jolie ?

Il se pencha pour ouvrir la portière, la mine boudeuse. La réaction de Clara
n’avait manifestement pas été aussi enthousiaste qu’il se l’était imaginée.

-Je viens de l’acheter, poursuivit-il pourtant. Une fusée ! Jordan essaie de
convaincre Lise de lui offrir la même pour son anniversaire. Je parie qu’il
réussira, conclut Lance avec un rire sardonique, elle ne peut rien lui refuser.

Il se glissa derrière le volant et leva vers sa passagère un regard blessé.

-Vraiment, je ne te comprends pas. La plupart des femmes donneraient tout
pour prendre place dans une Ferrari.

Clara se crispa. Etait-ce là la haute opinion qu’il avait des femmes ? Elle fut
tentée de répliquer, puis choisit de se taire. Après tout, ce qu’il pensait lui était
totalement indifférent. Elle regarda par la vitre, impatiente d’arriver.

-C’est vrai, je devrais pourtant savoir que tu n’es pas comme les autres,
murmura-t-il d’une voix où se mêlaient admiration et rancœur. Tu m’as
terriblement manqué, Clara, plus que je n’aurais pu l’imaginer.

Il lui adressa un sourire désarmant.

-Je suis encore amoureux de toi.

La jeune femme secoua la tête, exaspérée.

-Mais non, tu ne m’aimes pas, Lance. Je suis la seule femme qui ait osé te
quitter, voilà tout.
-Uniquement parce que je t’ai laissée partir. Je ne commettrai pas cette
erreur une deuxième fois. Tu tiens encore à moi, mon cœur. Pourquoi
chercher à le nier ?

Il posa une main possessive sur le genou de Clara.

-Une femme n’oublie jamais le premier homme de sa vie.
-J’ai également eu les oreillons, rétorqua-t-elle en le repoussant avec calme.
Je m’en suis remise, et me voilà immunisée.
-Que veux-tu dire ? Que je suis un virus ?
-C’est à peu près cela.
-Dans ce cas, méfie-toi, certaines maladies deviennent chroniques. On ne
peut plus s’en débarrasser.
-C’était avant la découverte de la pénicilline, répliqua la jeune femme d’une
voix ferme.
-Tu es impayable.

Lance se mit à rire, ravi de cette bonne plaisanterie.

-Souviens-toi que, pour ma part, je n’ai jamais voulu de ce divorce. Toi non
plus, d’ailleurs.
-Oh que oui !
-Non, protesta-t-il en haussant les épaules. Tu étais fâchée contre moi à
cause de cette petite aventure qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec nous.
-Je reste persuadée du contraire.
-Tu te trompes, Clara. Si seulement j’avais réussi à te faire comprendre à
quel point un homme peut être différent d’une femme.

Il lui lança un regard excédé, comme un professeur devant une étudiante à
l’esprit particulièrement obtus.

-Un homme éprouve de temps à autre certains désirs auxquels il ne peut que
céder, expliqua Lance sur un ton patient. C’est une envie aussi naturelle que
la soif.

Clara se mit à rire, soulagée d’un grand poids. Ainsi, elle pouvait s’amuser de
ce qui lui avait causé autrefois un chagrin si profond ?

-Je n’y suis pour rien, si je possède une nature virile, murmura-t-il avec un
sourire à la fois humble et suffisant. Mais pourquoi ne pouvais-tu pas réagir
comme le fait Lise ? Elle comprend les besoins de Jordan, elle le laisse agir
à sa guise, sans le harceler, puisqu’il lui revient toujours.
-C’est possible, mais je ne suis pas Lise, répondit Clara en se redressant
fièrement. Et je n’ai aucune intention de lui ressembler un jour.

Lance secoua la tête et reporta toute son attention sur la conduite.
Heureuse de pouvoir enfin se détendre, Clara contempla le paysage familier.
La lune jouait à cache-cache derrière les peupliers secoués par de fortes
bourrasques. Plus que deux kilomètres, et la maison des Foster apparaîtrait au
détour du chemin.
Une folle impatience s’empara de la jeune femme bien qu’elle soit sûre, hélas,
que Reed n’aurait pas veillé jusqu’à son retour. La voix de Lance l’arracha à
ses pensées.

-Très bien. Si c’est le seul moyen de te faire revenir, je te jure que je serai
désormais d’une fidélité exemplaire. D’accord ?
-Non, répliqua-t-elle avec gravité. Je ne voudrais pas que tu te sacrifies
pour moi !
-Bah, ce n’est pas un si grand sacrifice, en réalité. Je ne sais même pas ce
qui a pu me pousser un jour à te tromper.

Il leva vers elle un regard tourmenté.

-Il est vrai que je ne suis pas le seul coupable. Les femmes se jettent sur
moi.
-Pauvre Lance, c’est un véritable calvaire.
-Oui, je reconnais que c’était amusant au début, mais j’ai trente et un ans
et…

Un soupir tragique lui échappa.

-Et tu t’en es lassé ?
-Exactement, j’ai l’impression d’être pris dans un cercle infernal.

Pour la première fois, Clara remarqua ses paupières gonflées, sa mâchoire
veule. Alors que le visage de Reed, taillé à la serpe, trahissait une énergie
farouche, celui de Lance n’exprimait que mollesse et indolence.

-Je veux m’en tirer, mon cœur, reprit-il avec un sourire suppliant. Toi seule
peux m’aider.
-Je suis désolée, Lance, mais il est trop tard. Si tu souhaites vraiment
changer, je suis certaine que tu trouveras une autre femme qui…
-Je n’ai que faire d’une autre femme, c’est toi que je veux.
-Impossible, répondit-elle sans s’émouvoir. Je ne t’aime plus.
-Parce que tu refuses de m’aimer.

Il appuya d’un pied rageur sur l’accélérateur. Clara s’agrippa au bord de son
siège, la gorge sèche. Seule la lueur des phares trouait l’obscurité tandis qu’un
brouillard épais, surgi brusquement de l’océan, réduisait la visibilité.

-J’aimerais arriver entière à la maison, dit-elle en s’obligeant au calme. Es-
tu obligé de rouler à cette allure ?
-Oui, j’aime conduire vite, c’est excitant.

Une satisfaction perverse illuminait son visage.

-Tu trouvais cela amusant, autrefois.

Les doigts de Clara s’enfoncèrent dans le cuir épais. Glacée d’épouvante, elle
sentit la voiture tanguer dans un virage en épingle à cheveux.

-Tu n’as pas peur, au moins ? demanda-t-il sur un ton méprisant.
-Bien sûr que non. Je ne vois pas pourquoi tu prends de tels risques, Lance.
Que veux-tu prouver ? Ta virilité, une fois de plus ?
-Je n’ai rien à prouver. Est-ce ma faute si tu montrais si peu d’enthousiasme
sous mes caresses ?

Clara tressaillit. Un rayon de lune transperça les nuages, dévoilant sa pâleur et
son regard assombri par la douleur.
Ravi d’avoir trouvé la faille, Lance ralentit aussitôt.

-Si tu avais été plus coopérative, murmura-t-il avec cruauté, je n’aurais pas
eu besoin de chercher ailleurs. Y as-tu déjà songé ?

Ce n’était pas la première fois qu’il niait ses responsabilités, pour rejeter la
faute sur elle, mais l’accusation, ce soir, la blessait plus profondément que
jamais. Les hommes devinaient-ils d’instinct le plaisir que pouvait leur offrir
une femme ? Peut-être était-ce pour cette raison que Reed la rejetait.
Refoulant les larmes qui lui montaient aux yeux, Clara esquissa un sourire
crispé.

-Si ce que tu dis est vrai, tu devrais te réjouir d’être débarrassé de moi.
-Je le devrais, mais ce n’est pas le cas.

Lance engagea la voiture sur l’allée menant à la maison des Foster.

-Tu es encore la seule femme qui m’attire.

La Ferrari s’immobilisa dans un crissement de pneus.

-Il y a toujours un mystère en toi, mon cœur, reprit-il. Quelque chose de
lointain, d’inaccessible.

Lentement, il approcha son visage de celui de Clara.

-Parce que je ne t’ai jamais réellement aimé, Lance.

Il recula, surpris.

-Ridicule !
-C’est pourtant la vérité. J’ai voulu t’aimer, j’ai essayé de toutes mes forces,
mais je ne le pouvais pas, parce que j’étais amoureuse d’un autre.

Lance se redressa et la contempla d’un air incrédule.

-Très drôle. De qui s’agit-il ?
-De Reed, répondit-elle dans la moindre hésitation.
-Reed ? Ce vieux rabat-joie ? Tu plaisantes ?

Soudain, il remarqua l’expression de son regard, une expression qu’il ne lui
connaissait pas. Un sourire méprisant déforma ses traits.

-Il doit être aussi ennuyeux que toi au lit.
-Tu te trompes, c’est le meilleur amant que je n’ai jamais eu.

La jeune femme ouvrit la portière et se glissa rapidement hors de la voiture.
La gorge serrée par le chagrin, elle se hâta de remonter la longue allée de
pierre qui menait à la maison. Le vent glacial emmêlait ses cheveux et piquait
sa peau. Une profonde déception l’envahit à la vue des fenêtres obscures de la
chambre de Reed. Comment avait-elle pu s’imaginer qu’il en irait autrement,
qu’il attendrait son retour ? N’avait-il pas montré assez clairement, tout à
l’heure, l’indifférence qu’il éprouvait à son égard ?
La jeune femme s’apprêtait à introduire la clé dans la serrure lorsqu’une larme
brûlante glissa sur sa joue.
Incapable d’affronter la vue de sa chambre vide, la perspective d’une nuit
solitaire, Clara se laissa tomber sur un des fauteuils d’osier installés sous le
proche et, blottie dans son manteau, elle se mit à sangloter désespérément.


Chapitre 11



Reed s’immobilisa, surpris de trouver la porte de la chambre de Clara grande
ouverte. Il aurait pourtant juré qu’il avait entendu un bruit de portière, puis des
pas précipités dans l’allée.

-Ton maître perd la tête, mon pauvre Thunder, murmura-t-il avec
amertume.

Le doberman dressa l’oreille en entendant son nom et leva vers Reed un regard
adorateur. Depuis qu’ils étaient restés seuls dans la maison, il l’avait suivi
fidèlement dans ses allées et venues d’une pièce à l’autre, comme s’il
s’efforçait par sa présence de consoler son maître d’un chagrin trop lourd.
Reed haussa les épaules. Si Clara était rentrée, elle aurait dû traverser le salon
où il se trouvait maintenant. Inutile de se leurrer, il était beaucoup plus
vraisemblable, connaissant le charme irrésistible de Lance, que la jeune femme
se fût laissé convaincre de passer la nuit chez lui.
Un nouvel accès de jalousie le fit suffoquer. D’un pas rageur, Reed traversa le
salon. Des tasses à café et des verres, éparpillés ça et là sur les tables et la
cheminée, témoignaient de la réception qui s’y était tenue.
Le clair de lune inondait d’une lumière pâle, presque irréelle, la chambre
déserte, en dévoilant chaque recoin. La vue du peignoir, étalé sur le lit, fit
tressaillir Reed, tandis que mille images brûlantes défilaient dans son esprit
enfiévré.
Furieux contre lui-même, il regagnait le salon en maugréant lorsqu’une
bourrasque soudaine fit claquer une fenêtre mal fermée. Au dehors, les vagues
s’écrasaient avec fracas sur le rivage, et les hautes graminées ployaient sous
les assauts du vent comme des cheveux dorés, souples et brillants,
délicieusement parfumés.

-Cette fois, plus de doute, je deviens fou, marmonna Reed en s’arrachant à
sa contemplation.

Où diable pouvait-elle se trouver, à cette heure ? Avec le groupe, à visiter les
uns après les autres les hauts lieux de la vie nocturne…ou dans les bras de
Lance ?
Il se laissa tomber sur le tabouret de piano et avala d’un coup la moitié de son
verre. Rien n’y faisait, pas même l’alcool. Au lieu d’engourdir ses sens,
d’apaiser ses souffrances, le cognac rendait le flot d’images qui l’assaillait
plus net encore, plus cruel.
Dans un mouvement de douleur et de rage, Reed se mit à frapper, poings
serrés, sur le clavier jusqu’à ce que le vacarme finisse par le tirer de ce
cauchemar éveillé. Oppressé, il déboutonna le col de sa chemise et sa veste
s’envola dans les airs pour retomber aux pieds de Thunder.
Les coudes appuyés sur le dessus du piano, Reed enfouit son visage dans ses
mains. Un sentiment insoutenable de défaite l’envahit, le même que le soir
maudit où elle s’était enfuie en compagnie de Lance. De nouveau, il se mit à
plaquer des accords dissonants pour briser le silence et le vide, jusqu’à ce que
naissent sous ses doigts les premières mesures d’une sonate de Beethoven,
celle qu’il préférait depuis toujours, l’Appassionata.
Clara se figea, la main sur la poignée de la porte. D’où venait cette musique ?
Qui possédait ce style agressif, presque démoniaque, cette puissance
hallucinante, ce phrasé incandescent. Reed.
La jeune femme traversa l’entrée à la hâte et s’immobilisa brusquement sur le
seuil du salon. Là-bas, à l’autre extrémité de la pièce, Reed arrachait au
splendide instrument des sonorités inouïes.
Les muscles de ses épaules et de ses bras ondulaient sous la soie de sa chemise
tandis qu’il jouait, les yeux clos, le visage tendu par une émotion profonde. Sa
veste gisait sur le sol et formait un doux oreiller pour Thunder.
Clara retint son souffle, les yeux fixés sur Reed, à la fois incrédule et
émerveillée. Elle savait intuitivement qu’il possédait cette puissance et cette
intensité, mais cette immense sensibilité farouchement dissimulée derrière une
apparence froide et sardonique, était une découverte.
Ses longs doigts couraient sur le clavier, le faisant résonner d’une tension
extrême dans des envolées d’arpèges. Clara frémit, bouleversée. Un
gémissement sourd jaillit de sa gorge sans qu’elle s’en rende compte. Alerté
par ce bruit insolite, Thunder dressa la tête et bondit vers la jeune femme. Reed
se figea aussitôt.

-Ne t’arrête pas, supplia Clara.

Sans un mot, il se tourna vers elle. Son regard sombre glissa lentement sur ses
cheveux emmêlés, sur son visage empourpré par l’excitation.

-C’était magnifique, Reed. Je t’en prie, continue.
-Je pense que tu as eu suffisamment de distractions pour ce soir, répliqua-t-
il sèchement en refermant le piano. Déjà de retour ?
-Oui, je…
-Mais sans doute n’es-tu revenue ici que le temps de rassembler tes affaires.
Je suppose que Lance t’attend dehors dans la voiture.

Clara demeura silencieuse. Etait-ce bien là l’homme qu’elle venait d’entendre
exprimer au travers de la musique des émotions d’une telle intensité ? Pourtant,
en observant avec attention son visage sévère, elle se rendit compte que ce
calme souverain n’était qu’apparent. Un feu dévorant brûlait dans les
profondeurs insondables de ses yeux noirs.

-D’où te vient cette impression ?
-Tout le monde sait qu’il est venu ce week-end dans le seul but de te
ramener avec lui, répondit Reed en se penchant pour ramasser sa veste.
Nous ne connaissons que trop bien l’efficacité de ses arguments.
-Je ne suis en rien responsable des actes de Lance.

Clara laissa tomber son manteau et son sac à main sur le fauteuil le plus
proche.

-Quant à sa soi-disant force de persuasion, je n’ai plus aucun mal à y
résister.
-C’est en effet ce que j’ai cru remarquer, rétorqua Reed avec un sourire
narquois. Il n’a eu aucun effort à fournir pour que tu l’encourages à rester
dîner.
-Je ne l’ai pas encouragé, protesta la jeune femme. Je ne le lui ai permis
qu’à cause de tante Helen.
-Permis, encouragé, où est la différence ?

Clara se tut, accablée. Reed n’avait donc pas changé. Il n’éprouvait toujours
aucun sentiment pour elle, mais il voulait s’assurer que personne d’autre ne
l’aime.

-Tu n’es plus mon tuteur, que je sache, lui rappela-t-elle d’une voix
tremblante. Pourquoi te préoccupes-tu tant de Lance ?
-Tu as parfaitement raison, ce n’est plus mon rôle de te protéger. Tu dois
d’ailleurs connaître cet homme mieux que quiconque.

D’un revers de main, il repoussa une mèche de cheveux noirs égarée sur son
front.

-Si tu décides de te remarier avec lui, ajouta-t-il avec mépris, c’est que vous
êtes manifestement faits l’un pour l’autre.
-Au moins, nous aurions cette fois ta bénédiction, répliqua Clara en
s’efforçant de lui cacher à quel point sa remarque l’avait blessée. Cela
signifie-t-il que tu conduiras la mariée à l’autel ?

Une rage soudaine et incontrôlable déforma les traits d’Reed. Il la saisit par les
épaules et la secoua sans ménagement.

-Ne joue pas à ce petit jeu avec moi, Clara.

Ses doigts se crispèrent. Un instant, la jeune femme crut qu’il allait l’attirer
dans bras, mais il la repoussa.

-Réserve-le à Lance, puisqu’il te l’a si bien enseigné.
-Mon Dieu, Reed, comment peux-tu être aussi aveugle ? s’écria-t-elle, au
bord des larmes. N’as-tu pas compris la raison pour laquelle j’ai choisi
d’interpréter la sonate de Schumann, ni pour qui je l’ai joué ?

Il se retourna et l’étudia longuement.

-Je me suis interrogé, tout d’abord, jusqu’à ce que je voie Lance mordre à
l’hameçon que, visiblement, tu lui tendais.
-De quoi parles-tu ? Je ne savais même pas qu’il serait ici ce soir.
-Vraiment ?
-Tu ne me crois pas ? murmura-t-elle, incrédule. Mais pourquoi mentirais-
je ?
-Ce ne serait pas la première fois. Il me semble qu’il t’est déjà arrivé de
t’entendre avec Lance derrière mon dos, je me trompe ?
-Ce n’était pas comme…
-Non ? Tu le rencontrais pourtant en cachette. Tu t’es enfuie et tu l’as
épousé en secret.
-Tu ne m’as pas pardonné, murmura Clara avec tristesse. Bien sûr, j’ai
commis une erreur, une grave erreur, mais je crois l’avoir chèrement
payée, au cours de ces quatre années. Mais visiblement, cela ne te suffit pas.

Elle leva les yeux vers lui dans l’espoir de discerner une lueur de
compréhension dans son regard. Elle n’y vit, hélas, que la douleur de la
trahison.
Clara comprit alors quelle était cette barrière invisible qui, depuis si
longtemps, se dressait entre eux, et pourquoi Reed refusait de montrer ses
véritables sentiments. Une vague de désespoir la submergea.

-Tu n’oublieras jamais ?

L’angoisse profonde contenue dans la voix de Clara déchira Reed. Une
seconde de plus, et elle lui ferait croire n’importe quoi. Il la désirait tant qu’il
en venait à se moquer de savoir qu’elle mentait. Il se détourna brusquement et
saisit son verre de cognac d’une main tremblante.

-Ne veux-tu pas essayer de comprendre ? insista-t-elle. Je n’avais que vingt
ans et je voulais quelqu’un qui m’aime.

La jeune femme redressa fièrement la tête.

-Je ne vais pas m’excuser d’avoir besoin d’amour, Reed, pas même devant
toi.
-Mais Lance ne t’aimait pas.
-Comment aurais-je pu le savoir ? cria-t-elle, la voix éraillée par l’émotion.
Qui m’a jamais aimée ? Mes parents que je voyais deux fois dans l’année ?
Les nourrices qu’ils payaient pour s’occuper de moi ?

Elle s’approcha de Reed et le fixa droit dans les yeux.

-Pas toi, en tout cas. Seul mon talent de pianiste t’intéressait.
-Tu te trompes, Clara.
-Crois-tu ? M’as-tu dit, une seule fois, que tu m’aimais ? As-tu montré pour
moi…
-Je ne le pouvais pas, grommela-t-il en reposant son verre avec violence.
Je…
-Alors, comment oses-tu me reprocher de m’être tournée vers Lance ? J’en
venais à me convaincre qu’il y avait quelque chose de déplaisant en moi,
que c’était ma faute si personne ne m’aimait. Quand Lance a commencé à
me poursuivre de ses assiduités, lui qui ne manquait pourtant pas de succès
féminins, j’ai été subjuguée. Auprès de lui, je me sentais désirable et
désirée, je…
-Je sais, intervint Reed d’une voix coupante.

Il se réjouissait, à présent, qu’elle l’ait interrompu au moment où il s’apprêtait
à lui avouer la vérité. Il se serait ridiculisé. Cependant, la jalousie qui le
torturait chaque fois qu’il songeait à Clara dans les bras de Lance mettait son
sang-froid à rude épreuve.

-Reed, j’essayais seulement de t’expliquer pourquoi…
-Tu n’as pas à justifier ton attirance pour Lance, répliqua-t-il sèchement. Je
te promets de ne rien tenter pour t’empêcher de le rejoindre.
-Pas même si je te le demande ?

La jeune femme se glissa devant lui pour lui barrer la route. Où puisait-elle ce
courage ? Clara l’ignorait. Elle savait simplement qu’elle ne supporterait pas
de le perdre une seconde fois. Dans un élan impulsif et désespéré, elle noua les
bras sur sa nuque.

-Je veux que tu m’en empêches.

Reed se raidit devant cette étreinte inattendue. Le frôlement du corps de Clara
contre le sien le mit au supplice.

-Non.

Il saisit ses poignets délicats et la repoussa dans un dernier effort de volonté.
Sous le choc, les cheveux de la jeune femme tourbillonnèrent en une vague
d’or autour de son visage. Ses lèvres s’entrouvrirent, douces, sensuelles,
irrésistibles.

-En es-tu sûre ? Vraiment sûre ? murmura-t-il d’une voix rauque.

Clara étouffa un cri sous l’impact brutal de son baiser, mais elle ne fit rien
pour se dégager. Elle devinait le combat qui se livrait en lui, la lutte farouche
entre son désir et sa raison. Un gémissement sourd jaillit de la gorge de Reed
lorsque la jeune femme se pressa de toutes ses forces contre lui.
Dans le feu brûlant de son étreinte, Clara se sentit rapidement perdre pied. La
faim qui la rongeait depuis de si longues années, depuis que, pour la première
fois, elle avait senti Reed trembler entre ses bras, cette faim paraissait
insatiable. Peu à peu, comme s’il avait compris qu’elle ne fuirait plus, Reed
libéra ses poignets graciles pour couvrir son corps de caresses délicieusement
sensuelles. Ses lèvres effleuraient celles de la jeune femme avec une douceur
soudaine, une tendresse indicible.
Où aurait-il trouvé la force de résister davantage à la passion qu’il éprouvait
pour elle alors que Clara se cambrait contre lui, frémissante et offerte ? La
flamme du désir grandissait à chaque seconde, balayant ses derniers doutes, ses
dernières réticences. La jeune femme fondait entre ses bras, ivre de vie et
d’amour.
Comment était-ce possible ? Il avait tant rêvé connaître un jour ce bonheur
qu’il n’osait encore croire en sa chance. S’écartant à regret, il scruta son
visage ébloui. Un léger soupir de protestation s’échappa des lèvres tremblantes
de Clara tandis que ses grands yeux verts s’entrouvraient, étincelants de
passion.
Il voulait la mettre en garde, s’assurer qu’elle le désirait autant qu’il avait envie
de la posséder, mais les mots ne parvenaient pas à franchir sa gorge serrée.
Que ferait-il si elle le repoussait ?
Comme si elle avait deviné les affres dans lesquelles il se débattait, Clara le
rassura d’un sourire.

-Oui, dit-elle dans un souffle.

Reed sentit une soudaine allégresse briser l’étau cruel qui l’empêchait de
respirer. Il enfouit ses doigts dans la chevelure soyeuse de la jeune femme et
l’attira contre lui.

-Je voudrais t’embrasser jusqu’à la fin des temps, mon ange, murmura-t-il
d’une voix méconnaissable.

Clara tressaillit lorsque leurs lèvres s’unirent en un baiser interminable. Déjà,
ils n’existaient plus que l’un pour l’autre. Elle s’agrippa aux épaules de Reed,
submergée par un flot de sensations merveilleuses qui la laissaient sans force.
Les caresses brûlantes dont il la couvrait achevèrent de la griser.
Elle voulut s’écarter pour reprendre son souffle, mais il ne lui en laissa pas le
temps. Dans un mouvement souple et rapide, il la souleva dans ses bras et la
transporta dans la chambre baignée de lune.
Un frisson convulsif traversa Clara au contact de son corps viril, éveillé par la
passion.

-Reed, murmura-t-elle, déconcertée, lorsqu’il la reposa sur ses pieds.

Il s’assit sur le bord du lit et lui tendit les bras.

-Viens, mon ange. Viens à moi.

Avant même qu’elle ait pu faire un pas, il l’attira vers lui. Son souffle
irrégulier contre sa poitrine la remplit d’une excitation presque insoutenable.
Elle se pencha vers lui, respira longuement son odeur enivrante, puis, le cœur
battant à tout rompre, elle se mit à trembler d’impatience et d’appréhension. Un
petit cri de plaisir s’échappa de sa gorge au contact de la bouche avide de son
compagnon sur la peau sensible de ses seins.
Tant de douceur et de beauté eurent raison du sang-froid de Reed. Soudain
fébriles, ses mains saisirent la fermeture éclair de la robe.
Un instant plus tard, Clara se tenait devant lui, frémissante. Avec ses cheveux
d’or pâle, son corps de sylphide et sa peau nacrée, brillant au clair de lune, elle
ressemblait à une jeune déesse tout juste descendue de l’Olympe.

-Tu es encore plus belle que je ne l’avais imaginé, murmura-t-il d’une voix
altérée. Si tu savais combien de fois, j’ai rêvé de ce moment.

Une émotion profonde submergea la jeune femme devant cet aveu surprenant
et devant la façon hésitante dont il la caressait, comme s’il craignait qu’elle ne
fût un mirage, prêt à se dissiper.

-Je te désire depuis longtemps, déclara-t-elle en le regardant droit dans les
yeux.
-Moi ? souffla-t-il, incrédule.
-Toi, Reed.

Elle souligna d’un doigt tremblant la ligne énergique de sa mâchoire.

-Je n’ai jamais aimé que toi.

Avec une exclamation brisée, il l’attira sur ses genoux. Clara crut apercevoir
des larmes dans les yeux de son compagnon avant que la magie de sa bouche
ne vienne effacer toute autre pensée. Trop longtemps contenue, la vague de
passion qui déferla en elle la stupéfia par son intensité.
Enhardie, la jeune femme se redressa pour déboutonner à son tour la chemise
de Reed. Pour l’homme qu’elle aimait, elle saurait prendre l’initiative, lui
prouver la profondeur des sentiments qu’il éveillait en elle, le rassurer et lui
donner foi en l’amour. Elle posa ses lèvres avec dévotion sur son torse
puissant aussitôt récompensée par un long tressaillement.
La tendresse qu’elle lui témoignait mit Reed au supplice. Il s’arracha un instant
à son étreinte pour se débarrasser de la chemise, puis reprit Clara dans ses
bras. Le contact de sa peau nue contre la sienne arracha à la jeune femme un
gémissement d’impatience. Ils s’agrippèrent l’un à l’autre comme si seul un
cataclysme pouvait les séparer. Enfin, dans un mouvement d’une délicatesse
infinie, Reed déposa Clara sur le lit et la contempla, le regard assombri par un
désir intense.
Ponctuant chaque geste d’affolantes caresses et de baisers brûlants, il lui ôta
son string en dentelle. Quelques instants plus tard, il se tenait debout devant elle
dans tout l’éclat de sa virilité. Ses yeux ne quittaient pas le visage de la jeune
femme, guettant sa réaction.
Une tension presque insupportable envahit Clara au spectacle de ses larges
épaules et de son torse puissant, de ses longues jambes musclées et de son
membre érigé. Elle avait tellement envie de le sentir contre elle, en elle, que
tout son corps lui faisait mal.
Pourtant, au moment où il s’apprêtait à la rejoindre, une angoisse soudaine
l’étreignit. Elle se souvenait des sarcasmes de Lance, de l’humiliation qu’elle
avait subie.
Le cœur de Reed cessa de battre lorsqu’il la vit détourner la tête.

-Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix creuse.
-Rien, je…

Désespérée, la jeune femme vit le visage de Reed se crisper comme sous
l’effet d’un mal insoutenable. Le regard qu’il posa sur elle était plus sombre
que jamais.

-Je croyais que tu me désirais, Clara.
-Oui, s’écria-t-elle avec force. C’est que je…je ne voudrais pas te décevoir.
Je sais que je ne suis pas très…excitante, et je…
-Pas très excitante ?

Un rire stupéfait accueillit sa déclaration.

-Tu plaisantes ?

Il s’allongea près d’elle et l’enlaça tendrement.

-Enfin, Clara, ne te rends-tu pas compte que tes seuls baisers ont suffi à me
faire perdre la tête, qu’auprès de toi, je dois repousser sans cesse les limites
de l’endurance ? Jamais aucune femme ne m’a soumis à pareille torture,
crois-moi. Qui diable t’a mis cela en tête ?

Comme elle continuait à se taire, il plongea son regard dans le sien et lut la
réponse.

-Est-ce Lance ? Cet imbécile ?
-Oui, parce que je n’étais pas très…experte.
-Eh bien, tu l’es désormais, s’écria Reed en l’étreignant farouchement.

Ses mains glissèrent, audacieuses et précises, sur le corps de la jeune femme. Il
sourit en l’entendant gémir de plaisir.

-Tu es en feu, murmura-t-il d’une voix tendre et triomphante. Ne sens-tu pas
à quel point tu brûles sous mes caresses ?
-Si…

Eperdue, elle s’abandonna aux émotions qui déferlaient en elle. Un murmure
s’échappa de sa gorge tandis qu’elle enfouissait ses doigts tremblants dans la
chevelure de Reed pour l’attirer plus près encore de sa bouche fiévreuse.
Les mains de Reed couraient, chaudes et persuasives, sur son corps embrasé.
Déjà, Clara frémissait sous la brûlure exquise de ses lèvres, émerveillée par le
plaisir intense qu’il prenait à découvrir et à goûter sa peau sensible, elle se
cambrait pour implorer la délivrance que lui seul pouvait lui apporter.
Bientôt, leur désir ne connut plus de limites. Dans un mouvement passionné, il
s’unit à elle avec une infinie douceur avant de l’entraîner au-delà du monde
réel, vers une extase insoupçonnée qui les laissa heureux et apaisés.


Chapitre 12



Ils restèrent unis pendant un long moment tandis que leurs respirations
haletantes reprenaient peu à peu un rythme normal et que s’apaisaient les
frémissements de leurs corps.
Reed se souleva sur un coude et contempla la jeune femme étendue près de lui.
Il tendit une main vers elle pour écarter une mèche de cheveux blonds de son
visage.
Une passion intense vibrait dans le cœur de Clara. Jamais auparavant elle
n’avait connu cet abandon. Ce soir, elle était enfin devenue femme.

-Tout va bien ? murmura-t-il, le souffle court.

Les yeux de Clara s’entrouvrirent lentement, comme à regret. Elle se redressa
contre l’oreiller et sourit tendrement.

-Plus que bien.

Son visage ravissant brillait d’un nouvel éclat. L’émotion et le rêve se mêlaient
dans le regard qu’elle posait sur lui.

-Tu m’as fait découvrir le plaisir, Reed.

Reed l’avait deviné au vu de la réaction de la jeune femme, mais ses paroles le
bouleversèrent.

-Je suis heureuse que ce soit avec toi.

L’amour qu’il éprouvait pour elle en cet instant était si profond et si fort qu’il
pouvait à peine respirer. Incapable de prononcer un mot, il vit alors son
sourire s’évanouir, tandis qu’un doute cruel assombrissait ses yeux
d’émeraude.

-Tu me crois ?
-Je te crois, répondit-il d’une voix étranglée.

En silence, il l’attira de nouveau contre lui et s’empara de ses lèvres toutes
frémissantes sous ses baisers. Il avait tant attendu ce moment qu’il voulait
maintenant le savourer pleinement.
La jeune femme se serrait amoureusement contre lui, ivre de joie, lorsqu’un
regret soudain, aussi tranchant que la lame d’un couteau, lui transperça le
cœur.

-Pourquoi ne m’as-tu pas empêchée de commettre cette folie, il y a quatre
ans ? s’écria-t-elle, désespérée. D’un mot, d’un simple mot, tu aurais pu
m’arrêter, Reed.

Des larmes amères perlèrent à ses paupières.

-Si j’avais pensé que tu puisses m’aimer un jour, je n’aurais pas épousé
Lance.
-Je t’aimais, pourtant, de toute mon âme, de toutes mes forces. Je n’ai
jamais aimé que toi, répliqua-t-il avec emportement. Pour quelle raison
crois-tu que je sois devenu fou de rage quand tu m’as annoncé que tu
voulais te marier avec lui ?

Clara le regarda sans comprendre.

-Mais…parce que tu craignais qu’il ne brise ma carrière.

Il lança un juron étouffé.

-Ton avenir professionnel était le cadet de mes soucis, ce soir-là.
-C’est pourtant ce que tu m’as dit, protesta la jeune femme. Tu paraissais si
furieux et déçu par mon attitude.
-Comment aurais-je pu réagir autrement ? Devais-je bondir de joie en
t’entendant déclarer que la musique ne comptait plus pour toi ? répliqua-t-il
avec rudesse. Mais ce n’était pas parce que, comme tu as toujours choisi de
le croire, je ne me préoccupais que de ton talent.

Clara secoua la tête, déconcertée.

-Alors, pourquoi ?

Reed poussa un profond soupir, comme s’il regrettait son aveu.

-A quoi bon revenir sur le passé ? Tu ne comprendrais pas, de toute façon.

Il se détourna brusquement et s’assit sur le bord du lit.

-Tu n’as jamais compris.
-Mais je veux comprendre.

Clara posa une main suppliante sur son bras.

-Ne me repousse pas, mon amour, pas après ce qui vient de se passer entre
nous. Parle-moi, je t’en prie, je veux savoir.

Reed lui lança un regard méfiant par-dessus son épaule. Les traits de son
visage s’adoucirent lorsqu’il vit ses yeux implorants.

-Je savais à quel point tu aimais la musique, murmura-t-il d’une voix mal
assurée, et que tu souhaitais depuis toujours devenir une grande pianiste. Je
m’étais juré de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour que ton rêve se
réalise. Au début, je l’ai sans doute voulu parce que j’avais eu autrefois, la
même ambition et que j’avais souffert de la voir détruite. Mais, plus tard…

Reed détourna la tête et demeura un long moment silencieux, les yeux fixés sur
la moquette.

-…plus tard, c’est devenu la seule façon de te montrer à quel point je tenais
à toi, reprit-il en soupirant. Cet amour pour la musique me semblait
infiniment précieux parce que nous le partagions entièrement, qu’il formait
une sorte de lien invisible entre nous. Quand tu m’as répondu que tu t’en
moquais…

Clara ferma les yeux, aux prises avec une émotion poignante.

-Mon dieu, tu aurais dû me parler ce soir-là, Reed.
-Cela aurait-il changé quoi que ce soit ?
-Bien entendu. Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
-Je ne sais pas.

Il se tourna vers elle, le regard assombri par la douleur et le remords.

-Je me suis maudit des milliers de fois pour la façon dont je m’étais
conduit. Je ne parvenais même plus à réfléchir. Je t’avais perdue, tu aimais
Lance. Je suis devenu fou de jalousie, je voulais te blesser, que tu souffres
autant que moi.

Une larme roula sur la joue de Clara sans qu’elle s’en aperçoive.

-Je n’ai jamais eu l’intention de te faire du mal, murmura-t-elle d’une voix
tremblante.

Un sanglot l’empêcha de poursuivre.

-Non, ne pleure pas, supplia Reed, bouleversé. Je suis seul responsable de
ce qui s’est passé.

Il saisit entre ses mains son beau visage baigné de larmes et obligea la jeune
femme à le regarder.

-Je voulais t’avouer combien je t’aimais, mais je ne le pouvais pas.

Abasourdie, Clara en oublia son chagrin. Le désespoir contenu dans la voix de
son compagnon la fit frissonner.

-Je t’ai dit un jour que l’amour était un privilège accordé à certaines
personnes. Je ne possède malheureusement pas ce don.

Clara ne put réprimer un éclat de rire.

-Reed ! Comment peux-tu encore le prétendre après la démonstration que tu
viens de m’offrir ?

Elle l’enlaça tendrement et posa la tête au creux de son épaule.

-Je n’y étais pour rien, mon ange. Toi seule as créé ce miracle.
-Ce n’est pas vrai.
-Si.

Il se dégagea de son étreinte et se laissa retomber contre l’oreiller.

-Le seul talent dont je sois doté est celui de faire fuir les autres.
-Pourquoi dis-tu cela ? demanda Clara, choquée par la dureté de ses
paroles.
-Parce qu’il en a toujours été ainsi depuis ma plus tendre enfance. Que j’aie
été bon élève, sérieux et travailleur, que je fasse de mon mieux pour plaire
n’a jamais servi à rien. Il me manque ce don précieux que possèdent la
plupart des gens, celui de se faire aimer.

Comme pour dissimuler le chagrin qu’éveillaient en lui ces souvenirs
douloureux, Reed replia un bras sur son visage.

-Même enfant, j’étais déjà trop fier pour mendier l’amour. Alors, j’ai appris
à m’en passer.

Clara sentit son cœur se serrer devant l’amertume immense qui vibrait dans sa
voix.

-Sans doute, ai-je trop bien retenu la leçon, conclut-il tristement.
-Personne ne peut vivre sans amour, Reed.
-Je pensais que j’y parviendrais. En fait, tu es la seule personne que j’aie
aimée, mon ange.

Un sourire de dérision suivit cet aveu.

-Ce n’était d’ailleurs qu’un accident.

Les bras de Clara se glissèrent autour de ses épaules pour l’attirer vers elle. La
tête posée sur sa poitrine douce, Reed soupira.

-Un accident ? répéta la jeune femme avec curiosité.
-Oui. Je me suis pris d’affection pour toi dès le premier jour où tu es
arrivée ici.

Bercé par la chaleur réconfortante de Clara, par le parfum délicat de sa peau,
Reed ferma les yeux.

-Je me souviens comme si c’était hier de ton petit visage sérieux illuminé
par la joie chaque fois que je rentrais à la maison. Tu semblais toujours
heureuse de me voir.

Il secoua la tête, incrédule.

-Je l’étais, répondit-elle aussitôt.

Elle le serra contre sa poitrine en une étreinte farouche. Parviendrait-elle à le
rassurer, à lui faire admettre qu’il ait pu éveiller en elle des sentiments aussi
puissants ?

-Je t’aimais, Reed.
-Je sais. Sans réserve, comme seuls les enfants en sont capables. Jamais cela
ne m’était arrivé, murmura-t-il d’une voix altérée. Avant même que je m’en
sois rendu compte, tu étais devenue le centre de ma vie.
-Mais alors, que s’est-il passé ?

La question qui la tourmentait depuis tant d’années franchit enfin le seuil de ses
lèvres.

-Pourquoi as-tu cessé de m’aimer ?

Reed souleva la tête, stupéfait.

-Tes sentiment à mon égard ont changé, insista-elle. Soudain, tu es devenu
froid et sévère, inaccessible. J’étais persuadée que j’avais fait quelque chose
de mal, que je t’avais déçu, sans trop savoir pourquoi.
-Est-ce là ce que tu as cru ? Mon Dieu, non !

Il se laissa rouler sur le dos et l’étreignit avec force.

-Te souviens-tu de ton premier récital, l’année de tes seize ans ?
-Oui, murmura Clara d’une voix à peine audible.
-Tu étais magnifique dans ta robe blanche et pour la première fois, je me
suis aperçu que la fillette timide s’était transformée en une jeune femme très
désirable. Ce fut un choc pour moi.

Reed poussa un long soupir, aux prises avec des souvenirs lointains, et
pourtant si précis dans sa mémoire.

-A la fin du concert, un peu plus tard, tu t’es jetée dans mes bras comme tu
le faisais toujours. C’est alors que j’ai compris que mes sentiments pour toi
avaient changé, que l’affection, presque paternelle que je portais à l’enfant
s’était muée en l’amour brûlant d’un homme pour une femme.

Sa main glissa de l’épaule de Clara pour retomber avec un bruit sourd sur le
lit.

-J’étais horrifié.
-Pourquoi ? Nous n’étions pas parents.
-Lorsqu’on m’a désigné pour devenir ton tuteur, j’ai donné ma parole
d’honneur de te protéger et de ne jamais chercher à tirer profit de ta
dépendance.
-Reed !

Clara sourit, profondément émue.

-Tu es bien trop honnête et digne de foi pour cela.
-J’ai craint de ne plus pouvoir me faire confiance à cause du désir intense
que j’éprouvais pour toi. C’est pour cette raison que j’ai préféré te tenir à
distance jusqu’à ta majorité.

Un rire amer s’échappa de ses lèvres.

-Naturellement, j’ai détruit toute chance de pouvoir te reconquérir un jour.
Le comique de la situation est que j’étais convaincu d’agir pour ton bien.

Clara demeura silencieuse. Elle aurait voulu le prendre dans ses bras, le
réconforter, mais elle craignait d’interrompre le flot de ces confidences
qu’elle attendait depuis longtemps.

-Lorsque je t’ai vue t’éloigner de plus en plus de moi, désorientée et
blessée, puis révoltée, j’ai enfin compris ma terrible erreur.
Malheureusement, il était trop tard. Plus tu t’écartais de moi, plus je
devenais irritable et acerbe. Je faisais tout pour que tu en viennes à me haïr,
pour que je te fasse fuir.
-Non, Reed, ce n’est pas toi qui m’as fait quitter cette maison. Si je me suis
échappée, c’est que je ne me sentais pas le courage d’affronter les
sentiments tumultueux que tu avais éveillés en moi.

Clara s’agrippa à ses épaules et le fixa droit dans les yeux.

-Pas une seconde, je n’ai cessé de t’aimer, pas même quand je l’ai voulu,
pas même quand j’ai essayé de t’oublier auprès de Lance. Je sais maintenant
que, quels que soient mes efforts, jamais je ne pourrais aimer un autre
homme que toi.

Reed s’empara de ses lèvres avec un cri brisé, l’étreignant contre lui avec une
passion renouvelée. Sous ses caresses exquises, les seins de Clara durcissaient
de désir lorsqu’un mouvement du matelas l’arracha brutalement à la douce
euphorie qu’elle sentait monter en elle.

-Que se passe-t-il ?

Stupéfaits, ils virent Thunder s’extirper de sous le lit. Après s’être
voluptueusement étiré, le doberman contempla d’un air dépité le couple saisi
de fou rire. Sans doute réfléchissait-il avant de bondir sur le lit, comme il en
avait l’habitude.
Enfin, avec un soupir à fendre l’âme, il se coucha sur la moquette, posa sa tête
noir et fauve sur ses longues pattes croisés et referma les paupières.

-Quand donc s’est-il glissé sous le lit ? demanda Clara en pleurant de rire.
-Je n’en ai pas la moindre idée. Il est vrai que j’étais plutôt distrait.
-En tout cas, j’avais totalement oublié sa présence. Pauvre Thunder !

Reed sourit et désigna les fenêtres.

-Il semble même que nous ayons perdu jusqu’au sens de l’heure. Tout le
monde doit être rentré depuis longtemps.

Déjà, les premières lueurs roses de l’aube filtraient au travers des rideaux de
dentelle, envahissant la chambre d’une clarté presque irréelle. Dans le lointain,
les landes parsemées de rosée scintillaient comme si mille diamants étaient
mystérieusement apparus au cours de la nuit.

-Je crois que je ferais mieux de te laisser, murmura Reed sans
enthousiasme.

Il déposa un baiser rapide sur les lèvres de Clara, la saisit par la taille et la fit
glisser loin de lui.

-Non. Ne pars pas.

Elle s’agrippa à son bras pour le retenir. Elle avait encore des questions à lui
poser, des aveux à lui faire.

-Pourquoi veux-tu t’en aller ?
-Parce que les autres se lèveront bientôt, expliqua-t-il en s’asseyant sur le
bord du lit. Tu ne voudrais tout de même pas que l’on me voie sortir de ta
chambre.

La jeune femme ne put réprimer un sourire amusé. S’il fallait en croire ce ton
sévère, le tuteur se réveillait soudain en lui.

-Ne me dis pas que tu essaies de protéger ma réputation.

Reed fronça les sourcils.

-Je sais que cette notion peut paraître dépassée de nos jours, reconnut-il
d’une voix cassante en se penchant pour ramasser sa chemise, mais c’est en
effet mon intention.
-Je crains qu’il ne soit un peu tard.

Elle s’approcha de lui et s’empara de la chemise qu’elle lança sur le sol.

-J’ai dit à Lance que j’étais amoureuse de toi. En fait, je lui ai même affirmé
que nous étions amants.
-Pardon ?

Clara secoua la tête, un peu gênée.

-Je n’ai pas trouvé de moyen plus efficace pour me débarrasser de lui. Il
était inutile qu’il continue à croire qu’il lui restait une chance de me
convaincre de retourner vivre auprès de lui.

Elle scruta longuement le visage surpris de Reed.

-Tu m’en veux ?
-Non, bien sûr que non.

En dépit des moments merveilleux qu’ils venaient de partager, il avait encore
peine à croire que Clara puisse réellement le préférer à Lance. Etourdi par trop
de sentiments contradictoires, il saisit sa chemise et la posa sur ses genoux.

-J’aurais voulu voir sa tête, murmura-t-il, abasourdi.

Clara éclata de rire. Elle fit tournoyer la chemise de Reed et l’envoya valser à
travers la pièce.

-Je connais Lance. A l’heure qu’il est, tout Martha’s Vineyard doit être au
courant. Tu vois, ma réputation est irrémédiablement perdue.

Les yeux pétillants de malice, Clara s’agenouilla sur le lit et noua les bras
autour du cou de Reed.

-Quelles sont tes intentions ? Vas-tu faire de moi une femme respectable ?
-Et ta vie à New York ? demanda-t-il sur un ton évasif. Ne te manquera-t-
elle pas ?
-Une vie de tristesse et de solitude ? Je l’abandonnerai sans le moindre
regret.

Elle rejeta la tête en arrière, faisant tourbillonner ses cheveux dorés autour de
son visage. Dans un effort de volonté, elle parvint à conserver une voix gaie et
insouciante.

-Eh, je plaisantais à propos du mariage. Tout ce dont j’ai envie, c’est d’être
avec toi, Reed.
-Je veux t’épouser mais…
-Mais quoi ?

Il la contempla longuement le visage crispé. Que se passait-il ? Il semblait sur
le point de révéler un terrible secret.

-J’ai seize de plus que toi.

Clara sourit, profondément soulagée.

-Comme si je ne le savais pas.

Reed baissa les yeux d’un air coupable.

-Je suis impossible à vivre.
-Tu n’as donc pas changé, rétorqua-t-elle en riant.
-Je suis lunatique et irritable, je suis…
-Tu es merveilleux.

Elle se serra contre lui et posa ses lèvres sur les siennes en un baiser
passionné. Reed gémit, déchiré entre l’envie qu’il avait de la croire et
l’angoisse sourde qui continuait à le hanter.

-Ne comprends-tu pas ? murmura-t-il en s’écartant à contrecœur. Je t’aime,
mon ange, mais je ne pas sûr de pouvoir te rendre heureuse. Si, par ma
faute, tu décidais de fuir une nouvelle fois…

Sa voix se brisa. La douleur que lui causait cette pensée l’empêchait de
poursuivre.

-Toi seul peux m’offrir le bonheur dont j’ai toujours rêvé, Reed. En dehors
des heures que je passe avec la musique, je ne me sens vivre qu’auprès de
toi.

Une joie intense brillait dans les yeux de Clara. Il la regarda, ébloui par tant de
beauté et surpris à l’idée qu’il puisse être la cause d’une telle félicité, puis il
l’enlaça étroitement.
La jeune femme se blottit contre lui, tendre et confiante. La joue appuyée
contre son épaule, elle posa les lèvres à l’endroit où battaient les pulsations
affolées de son cœur.

-Ne pas être aimé, croire que personne ne vous aimera est la pire des
tortures, chuchota-t-elle en couvrant de baisers le menton de Reed. Je le sais
parce que je l’ai vécu jusqu’au jour où tu m’as recueillie. Lorsque tu auras
compris à quel point je t’aime, je suis sûre que tu ne seras plus impossible à
vivre du tout.

Les bras de Reed se serrèrent convulsivement autour de Clara. Une fois de
plus, il avait tenté d’agir pour son bien, de la protéger contre lui-même, mais
pourrait-il vivre sans elle ? Elle lui était aussi indispensable que le cœur qui
battait dans sa poitrine, que le souffle qui brûlait sa gorge. L’image que ses
grands yeux verts lui renvoyaient, celle d’un homme aussi sûr de l’amour
qu’elle lui vouait, lui redonna le courage d’espérer.

-Embrasse-moi, ordonna-t-il farouchement.

Sans hésitation la bouche de Clara s’ouvrit sous la sienne, tendre et généreuse,
exigeante et séductrice, pour l’assurer que le bonheur était à portée de main et
que personne ne pourrait l’aimer plus qu’il ne le faisait.

-Epouse-moi, mon ange, supplia-t-il tout contre ses lèvres.
-Oui..Oh ! oui.

Eperdu de bonheur, Reed plongea son regard dans les profondeurs
d’émeraude.

-Je n’aimerai jamais que toi, lui assura-t-il d’une voix rauque.
-Je le sais.

Un petit rire ému s’échappa de sa gorge.

-Et nos enfants, bien sûr.
-Nos…nos enfants ?

Clara caressa rêveusement sa joue un peu rugueuse.

-Tu seras un père merveilleux.

Une émotion soudaine assombrit les yeux de Reed. Il détourna la tête, mais pas
assez vite.

-Qu’y a-t-il ? demanda Clara, inquiète. Tu ne veux pas d’enfants ?
-Si. C’est que…quand j’ai pensé t’avoir perdue pour toujours, balbutia-t-il,
je me suis résigné à ne pas me marier, à ne jamais avoir de famille.

Un sourire hésitant apparut sur son visage.

-Je ne parviens pas encore à croire que tout ceci soit bien réel.

Une vague d’amour submergea Clara, si intense qu’elle lui coupa le souffle.
Elle avait hâte de prouver à Reed combien elle l’aimait.
La jeune femme s’étendit sur le lit et lui ouvrit les bras.

-C’est toi qui m’a appris à croire en moi, laisse-moi t’apprendre à croire en
nous.

*****
***
*
Merci



Chers lecteurs, je vous remercie pour la confiance que vous m’avez accordée
en achetant mon livre.

Si vous l’avez aimé et afin de le faire « vivre » le plus longtemps possible,
n’hésitez pas à en parler autour de vous, à vos amis, sur votre blog, sur votre
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devant vous, pensez à écrire un commentaire sur Amazon.


A bientôt.

Lina McGraw
Bonus
UN AUTRE LIVRE
DE LINA MCGRAW

ENJOY
YOUR LIFE



Par Lina McGraw


Table des matières


-Table des matières
-Chapitre 1
-Chapitre 2
-Chapitre 3
-Chapitre 4
-Chapitre 5
-Chapitre 6
-Chapitre 7
-Chapitre 8
-Chapitre 9
-Chapitre 10
-Chapitre 11

Chapitre 1



-Vous croyez vraiment à ces choses-là ?

Surprise par la question, Jayna se tourna vers l’homme qui lui parlait. Son
regard fut arrêté par un torse puissant et elle dut lever la tête pour voir le
visage de son interlocuteur.

-A quoi ? interrogea-t-elle. A l’amour ?

Les yeux de l’inconnu se firent rieurs.

-Non. A l’astrologie.

Non, Jayna ne croyait pas à l’astrologie. A l’amour, non plus, d’ailleurs. Elle
avait simplement lu son horoscope par habitude, comme elle le faisait chaque
fois qu’elle ouvrait un magazine.
« Amour : au début du mois, une rencontre inattendue transformera votre vie. »
A cause de cette phrase, elle avait mal compris la question de l’inconnu…
Elle s’apprêtait à répondre, mais déjà, le géant s’éloignait. Elle le suivit des
yeux jusqu’à ce qu’il sorte de la librairie, impressionnée par sa taille et sa
puissante stature.
Elle aurait sans doute oublié cet homme si, un peu plus tard, elle n’avait aperçu
sa silhouette dans une allée du supermarché. Tout en remplissant son chariot de
boîtes de conserve, de plats tout préparés et de paquets de céréales, Jayna
observa l’homme à travers les rayons. Il devait mesurer plus d’un mètre quatre
vingt dix et les muscles de ses larges épaules saillaient sous le fin coton de son
tee-shirt blanc.
« Un homme vraiment magnifique …, songea-t-elle. Mais qui peut-il bien
être ? Je ne l’ai encore jamais aperçu par ici… ».
Elle sursauta en le voyant se tourner vers elle et baissa les yeux sur le paquet
qu’elle tenait entre les mains. L’homme disparut au bout de l’allée.
Jayna jeta le sachet de soupe déshydratée dans son chariot et continua ses
courses sans plus penser à l’inconnu. Jusqu’à ce qu’elle se retrouve juste
derrière lui à la caisse … Tout en faisant semblant de feuilleter une revue prise
sur le présentoir, elle reprit son observation. Il lui tournait le dos et semblait ne
pas avoir remarqué sa présence. Pourtant, après avoir rangé tous ses achats –
de quoi nourrir toute une équipe de football pendant un mois -, il pivota vers la
jeune femme.

-Je me trompe ou vous me suivez ? demanda-t-il en souriant.

Jayna s’empourpra, terriblement gênée. Pourquoi diable l’avait-elle examiné
avec autant d’insistance ?

-Vous devez vous tromper, assura-t-elle, consciente que la couleur de ses
joues la trahissait.
-Dommage ! J’espérais que vous alliez lire dans les lignes de ma main.

Avec ses cheveux retenus par un foulard, ses gros anneaux dorés aux oreilles
et sa longue jupe de coton rouge, elle avait en effet tout l’air d’une diseuse de
bonne aventure.

-Désolée, mais le vendredi est mon jour de repos, rétorqua-t-elle en
empaquetant à son tour ses achats.

Elle remarqua les petites lueurs mordorées qui dansaient dans le regard brun
de l’inconnu. Des cheveux noirs et souples encadraient son visage aux
pommettes saillantes.
Sans rien ajouter, l’homme se retourna et sortit du magasin. Jayna le suivit du
regard tandis qu’il traversait le parking à grandes enjambées. Il avait les bras
chargés de paquets et elle se demanda s’il comptait manger toute cette
nourriture seul ou s’il avait une famille avec qui la partager.


Sur le chemin du retour, elle ne parvint pas à chasser l’inconnu de son esprit.
Elle repensa à sa taille imposante et s’imagina entre ses bras…Quel effet cela
pouvait-il faire ? Et quel goût avaient ses lèvres ? Pleines et bien dessinées,
elles semblaient inviter au baiser.
« Jayna Ralston, es-tu certaine d’aller tout à fait bien ? se demanda-t-elle. Mais
qu’est-ce qui te prend de penser à des choses pareilles ? Décidément, l’oisiveté
ne te réussit pas… ».
Tout de même, elle n’avait encore jamais fantasmé sur un homme croisé dans
la rue, aussi séduisant soit-il…
Que lui arrivait-il, aujourd’hui ?
« Probablement rien de spécial, se dit-elle en sortant ses sacs du coffre de la
voiture. Je manque d’occupation, voilà tout. »
Lorsqu’elle eut déposé les provisions sur la table et servi leur déjeuner aux
chats, elle se prépara un bol de céréales avec du lait et s’installa sur le canapé
avec un livre. Dès la quatrième page, elle se leva, posa le bol dans l’évier et
jeta un coup d’œil désabusé autour d’elle.
Les premiers jours, cette maison composée d’une seule et immense pièce
l’avait enthousiasmée. Elle avait été séduite par cet espace entièrement ouvert
où un bar séparait la cuisine du salon-salle à manger, tandis qu’une simple
estrade en bois servait à délimiter la chambre à coucher. Mais aujourd’hui, le
charme n’opérait plus. Jayna s’ennuyait trop pour continuer à s’émerveiller
devant la largeur des baies vitrées ou la beauté de la grande cheminée en
pierre. Elle ne pensait plus qu’à partir. Quitter cette maison de rêve et retourner
le plus vite possible dans le monde réel.
« Mon Dieu ! Et dire que je dois encore rester vingt huit jours ici… Mais
pourquoi ? Pourquoi ? »
Elle avait beau s’être posée la question des centaines de fois, elle ne
comprenait toujours pas pourquoi sa tante Rose avait exigé qu’elle vive un
mois dans cette demeure avant de la lui léguer définitivement. Pas plus qu’elle
ne comprenait pourquoi elle lui avait interdit d’apporter du travail. Rose
voulait-elle la faire mourir d’ennui ?
Jayna s’approcha de la baie. Elle n’était ici que depuis deux jours et déjà, elle
devenait folle au point de s’imaginer dans les bras d’un parfait inconnu… A
quoi tout cela rimait-il ? Elle qui avait tout fait pour combattre son
tempérament rêveur et faire face à ses responsabilités, voilà qu’elle se
retrouvait livrée à elle-même, loin de sa famille et de son travail…Et si jamais,
il arrivait quelque chose chez elle ou à son bureau, comment feraient-ils sans
elle ?
N’y tenant plus, elle sélectionna un numéro sur son téléphone et appuya sur la
touche d’appel.

-Cabinet Ralston et Treadwell, Nell Treadwell à l’appareil.
-Bonjour, Nell…
-Ah ! Jayna… je n’attendais plus ton coup de fil aujourd’hui.
-N’ai-je pas appelé tous les jours depuis mon départ ?
-Si, mais jamais aussi tard, répondit Nell.

Jayna jeta un regard autour d’elle, mais elle n’aperçut pas sa montre. Rien
d’étonnant avec le désordre qui régnait dans la pièce !

-Quelle heure est-il ? s’informa-t-elle.
-Ici, presque cinq heures. Je suis heureuse de constater que tu as enfin
oublié l’heure ! Ainsi, tu ne t’es pas rongée d’inquiétude en attendant de
m’appeler ? Qu’as-tu fait d’intéressant ?

Jayna fronça le nez. Elle ne pouvait tout de même pas avouer à son amie
qu’elle avait passé la moitié de la journée assise sur les marches, devant la
maison, à admirer le paysage. Ni qu’elle avait suivi un homme au
supermarché…

-Juste un peu de shopping en ville. Et toi ? Tu vois Wesley, ce soir ?
-Oui, il m’invite au restaurant, répondit Nell, enthousiaste. Il parait qu’il a
quelque chose à fêter…
-Vraiment ? Tu crois que…
-Oh ! J’essaie de ne pas trop y penser. Je serais trop déçue si ce n’était pas
cela …
-Je penserai très fort à toi, promit Jayna. Et surtout, préviens-moi si je dois
me préparer à fêter un mariage !

Nell rit au bout du fil.

-Tu sais que tu seras la première au courant. Mais toi, tu n’as pas profité de
ces vacances pour rencontrer l’homme de ta vie ?

Jayna repensa à l’inconnu croisé au supermarché.

-Si, mais quand je lui ai dit que je ne voulais pas faire le ménage, ni
m’occuper des enfants, et encore moins préparer les repas, il a filé en
courant.
-Tu peux bien te moquer, dit Nell. Le jour où tu tomberas vraiment
amoureuse, tu oublieras toutes tes résolutions et tu passeras volontiers le
reste de ta vie à cuisiner.

Jayna avait toujours pensé qu’elle se marierait un jour, mais elle ne voyait
vraiment pas comment trouver le temps de se consacrer à un homme. Elle avait
déjà suffisamment de responsabilités avec sa carrière et sa famille sans devoir
assumer un mari et des enfants.

-Et au bureau, comment ça se passe ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
-Aucun problème. Tu peux profiter de tes vacances. A propos, qu’as-tu
décidé pour la maison ?

Tante Rose n’avait pas exigé de Jayna qu’elle conserve la maison. Après avoir
passé un mois sur place, la jeune femme pourrait tout vendre si elle le
souhaitait.

-Je ne sais pas encore. Je veux d’abord visiter les alentours.
-Très bien, et profites-en pour t’amuser un peu. Prends exemple sur ton
associée et fais-toi offrir quelques dîners aux chandelles par un jeune
homme irrésistible. Il n’y a rien de meilleur pour le moral.
-J’y penserai. En attendant, salue le jeune homme en question de ma part, et
n’oublie pas de me prévenir s’il y a du mariage dans l’air.
-Promis.

Jayna raccrocha, troublée. Pourquoi avait-elle immédiatement songé à
l’inconnu quand Nell avait parlé d’un dîner aux chandelles ?
« Tout cela est stupide, pensa-t-elle. Un homme me dit trois mots et je ne cesse
plus de penser à lui. Il faut vraiment que je m’occupe… »
Mais que faire ? Elle jeta un regard accablé sur la pièce en désordre. Un peu de
ménage ? Non…Un livre ? Une promenade ? Il était trop tard. Jayna se décida
finalement pour une visite à Monsieur Greenwood, l’homme chargé de
l’entretien de la maison. Cinq kilomètres à pied à travers bois lui feraient le
plus grand bien.
Jim Greenwood aurait pu poser pour un magazine touristique local. Il avait
tout du montagnard typique, des yeux bleu clair, un visage couperosé par le
froid, et un mégot éternellement collé à la lèvre inférieure. Il avait accueilli
Jayna à son arrivée et n’avait pas dissimulé sa désapprobation quand celle-ci
lui avait révélé son âge. Trente ans et toujours célibataire, cela dépassait
l’entendement. Pour un peu, il l’aurait considérée comme une vieille fille.

-A votre âge, vous devriez avoir trois ou quatre beaux enfants. Pourquoi
croyez-vous que Dieu vous ait mis sur terre ? avait-il demandé.

Elle avait eu beau essayé de lui parler de sa carrière et de ses responsabilités,
leurs visions de la vie étaient trop différentes pour qu’ils parviennent à se
comprendre. Heureusement, cela ne les avait pas empêchés de sympathiser et
de discuter plus d’une heure autour d’une tasse de café.


En la voyant arriver, Jim Greenwood sortit sur le pas de la porte.

-C’est gentil de rendre visite au vieux Jim, s’exclama-t-il. Je vous prépare
un petit café ?

Jayna acquiesça et quelques minutes plus tard, elle était assise sur un rocking-
chair, dans la véranda, une tasse de café chaud entre les mains.

-Vous avez un nouveau voisin, annonça soudain Monsieur Greenwood.
-Ah ? Qui est-ce ?
-Un certain Thad Perkins. Il parait qu’il mesure près de deux mètres. Un
véritable géant, à ce qu’on raconte. A propos, vous savez ce qu’on va
bientôt raconter sur vous, au village, si vous continuez à vous habiller
comme ça ?
-Que je lis les lignes de la main et que je me déplace sur un balai, répondit
Jayna, amusée. C’est ça ?

Il hocha la tête en riant.

-Alors, où vit ce Thad Perkins ? reprit-elle, soucieuse de ne pas laisser
dévier la conversation.
-Dans l’ancienne maison des Roberts.

La demeure en question était située derrière celle de Jim Greenwood, dans une
zone où Jayna ne s’était encore jamais rendue.

-Il l’a achetée ?
-Je ne pense pas. En tout cas, je n’ai rien entendu là-dessus en ville.
Pourquoi me demandez-vous cela ?

Jayna voulait savoir si beaucoup de gens étaient intéressés par l’achat d’une
maison de ce côté de la vallée. Après tout, Beaver Creek avec ses pistes de ski,
ses remontées mécaniques et ses restaurants, était situé juste sur l’autre versant.

-Par simple curiosité, répondit-elle.
-Eh bien, si vous êtes si curieuse, vous devriez aller dîner en ville. Sûr que
vous tomberiez sur lui.
-Avec toute la nourriture qu’il a achetée ce matin, cela m’étonnerait. Sa
femme a dû cuisiner toute la journée.
-Parce que vous l’avez vu ce matin ?

Jayna se troubla légèrement.

-Oui…Enfin, je suppose qu’il s’agissait de lui… à cause de la taille. Il
faisait ses courses en ville.

Jim Greenwood se tut un instant, avant de déclarer.

-Ce n’est certainement pas sa femme qui lui fait la cuisine, il n’est pas
marié. Peut-être bien que si vous le lui demandiez, il vous préparerait
quelque chose…

Il conclut sa phrase par un clin d’œil malicieux qu’elle préféra ignorer.


Jayna s’éveilla avant le lever du soleil. Elle était allongée sur les couvertures,
le livre commencé la veille ouvert à côté d’elle, les chats roulés en boule
contre ses jambes.
A peine debout, elle débordait déjà d’énergie et rageait à l’idée de la nouvelle
journée d’inactivité qui l’attendait. Une fois de plus, elle se demanda pourquoi
sa tante lui avait joué un tour pareil. Comme si elle pouvait se permettre de
gaspiller un mois de sa vie.
De mauvaise humeur, elle se dirigea vers le coin cuisine pour préparer du café.
Elle en but une tasse et se sentit plus nerveuse encore. Elle avait envie de
bouger, de s’occuper, de se rendre utile.
« Si ça continue, je vais hurler », se dit-elle en s’emparant des premiers
vêtements qui lui tombèrent sous la main. Il fallait qu’elle sorte, qu’elle
marche.
Le soleil apparaissait à l’horizon quand elle franchit le seuil de la maison. La
forêt était toujours plongée dans l’obscurité, mais Jayna s’engagea tout de
même sous les arbres. Elle suivit un petit sentier tortueux jusqu’à un
escarpement rocheux qu’elle avait découvert lors de sa première promenade
dans la région. De là, on dominait toute la vallée, et le spectacle était
saisissant : la plaine rayonnait sous le soleil levant. L’humidité de la nuit
s’évaporait, transformant les contours de chaque feuille et de chaque brindille
en lignes floues et lumineuses. Jayna s’abandonna un moment à la magie du
panorama avant de se secouer. Elle qui, depuis son adolescence, ne s’était
jamais autorisée la moindre rêverie, voilà qu’elle laissait vagabonder son
esprit après deux jours de vacances. Sa mère n’avait pas tort, elle ne changerait
jamais. Raison de plus pour se surveiller et ne pas s’abandonner à son
imagination alors qu’on avait tant besoin d’elle dans la réalité.
Forte de cette résolution, elle se détournait du paysage quand elle entendit des
aboiements. Elle s’immobilisa un moment et vit deux lévriers qui couraient à
travers bois. Un homme les suivait à grandes enjambées.
Jayna frémit légèrement. Elle l’avait seulement aperçu, mais aucun doute
possible, il s’agissait de l’inconnu de la veille. Thad Perkins, sans doute, se dit
la jeune femme en se rappelant le nom transmis par Jim Greenwood. Des
questions insensées lui traversaient l’esprit, quelles sensations lui
procureraient ces bras immenses et puissants s’ils venaient à l’enlacer ?
Comment réagirait-elle au contact de cette bouche si sensuelle ?
« Mon Dieu, je deviens folle. Où vais-je chercher des questions pareilles ? » se
demanda-t-elle, très inquiète.
Ayant laissé l’homme et les chiens s’éloigner, elle s’apprêtait à quitter le
rocher sur lequel elle était assise quand un grognement l’en dissuada. Arrêtés à
quelques mètres d’elle, les deux lévriers la fixaient, prêts à bondir au moindre
mouvement. Effrayée par leurs crocs, Jayna ne bougea pas.

-Bons chiens, murmura-t-elle, vous n’êtes pas méchants, n’est-ce pas ?

Un grognement sourd lui répondit.


Thad avançait rapidement bien que le terrain fût escarpé. Il avait espéré que
l’exercice lui ferait du bien et délivrerait son corps de la tension accumulée
depuis des mois. Mais après plusieurs kilomètres de marche à travers bois, il
devait s’avouer qu’il se sentait toujours aussi nerveux. Etait-ce vraiment
étonnant ? Il venait à peine d’arriver et déjà, il espérait un miracle. Il faudrait
sans doute plus d’un jour de tranquillité avant que son esprit retrouve la paix.
Les chiens venaient de le quitter pour s’élancer sur un sentier proche et il
perçut un moment leur pelage brillant entre les feuilles. Puis, plus rien. Il ne
put s’empêcher de les envier. Comme il aurait aimé, lui aussi, tout oublier pour
s’abandonner à la joie d’un matin ensoleillé, suivre la trace d’un lièvre et
courir comme un fou après tout ce qui bouge. Le monde des chiens se
composait d’odeurs, de gamelles bien remplies et d’amitié, alors que celui des
hommes était peuplé de regrets, de haines et de rêves brisés.
Thad allongea le pas en entendant les lévriers aboyer. Il vit d’abord une femme
immobile, assise sur un rocher. Les chiens la menaçaient de leurs crocs. La
pauvre devait être terrorisée. Il maudit son ami Adam de les avoir dressés
ainsi.

-Bandit, Rex, au pied ! ordonna-t-il en arrivant à leur hauteur.

Les deux lévriers vinrent s’assoir près de lui, calmés mais méfiants. Thad
pensa qu’il demanderait à Adam de les reprendre, il appréciait leur compagnie
mais il n’avait pas envie de les surveiller à chaque promenade.
N’osant toujours pas bouger, Jayna détailla l’homme qui lui faisait face. Elle
remarqua que tous ses vêtements étaient neufs. Avec son allure d’athlète et ses
longues jambes musclées moulées dans un jean, il aurait presque pu sortir d’un
catalogue de mode masculine. Lui aussi devait être en vacances ici, à la
différence qu’il avait tout prévu pour son séjour, alors qu’elle s’était contentée
de fourrer quelques vêtements dans son sac avant de partir.
Thad retint un soupir en voyant les immenses yeux verts de la jeune femme
l’examiner des pieds à la tête. Il aurait voulu lui tendre la main pour l’aider à
se relever, mais il connaissait trop l’effet que faisait sa taille sur certaines
personnes pour risquer un geste. Maintenant, elle avait sûrement bien plus peur
de lui que des chiens.

-Je suis désolé, s’excusa-t-il. Les chiens vous ont fait mal ?

Jayna redressa les épaules, vindicative.

-Non, mais vous ne devriez pas les laisser courir librement dans la forêt.
Beaucoup de gens se promènent par ici.

Thad faillit sourire à ce reproche. Si elle avait peur de lui, elle le cachait bien.

-Je m’en souviendrai, promit-il. Encore désolé de vous avoir effrayée.

Il se retourna, prêt à partir, et Jayna ne put s’empêcher de le suivre des yeux
tandis qu’il enjambait la barrière de bois qui fermait le sentier. Les muscles
puissants de ses jambes jouaient sous la toile du jean. Thad pivota et surprit son
regard. Jayna se releva immédiatement, brossant inutilement les genoux de son
jean, la tête anormalement baissée pour dissimuler la rougeur de ses joues.

-Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés ? dit-il.
-Oui, hier.

La jeune femme eut le cœur serré en pensant qu’il l’avait déjà oubliée. Etait-
elle si différente de la veille ? Probablement pas, mais elle ne lui avait pas fait
assez d’effet pour qu’il se souvienne d’elle.
Thad s’assit à ses côté. Il l’avait reconnue dès le début. Comment aurait-il
oublié ce regard de jade et ce corps d’amazone ? Même vêtue d’un simple jean
et d’un polo comme aujourd’hui, elle restait la femme la plus attirante qu’il ait
jamais rencontrée. Mais il n’avait aucune envie de le lui montrer.

-Pardonnez-moi, mais je ne me souviens pas à quelle occasion.
-La diseuse de bonne aventure, cela ne vous rappelle rien ?

Le soleil exaltait les nuances auburn des cheveux de Jayna. Sans doute à cause
du maquillage, il n’avait pas remarqué la veille les minuscules taches de
rousseur qui lui parsemaient le nez.

-Et vous, vous êtes Thad Perkins, continua Jayna.

Thad ne put réprimer un sursaut en l’entendant prononcer son nom. Ce qui
l’avait séduit dans l’offre d’Adam, c’était la certitude d’être anonyme et
tranquille, et voilà qu’à peine installé dans la maison, il rencontrait quelqu’un
qui connaissait son nom.

-Vous savez comment je m’appelle ?

Elle lui lança un sourire malicieux.

-N’oubliez pas que je suis un peu voyante.
-Allons, vous vous êtes renseignée en ville.
-Pas du tout. C’est une boule de cristal qui m’a tout appris. Elle m’a
également dit que vous habitiez l’ancienne maison des Roberts.

Thad se souvint alors qu’il avait donné son nom à Monsieur Greenwood,
l’homme qu’Adam employait pour l’entretien de la maison. Sans doute,
Greenwood avait-il parlé. Tout se sait si vite dans les petites villes !

-Et que vous a-t-elle appris d’autres, s’enquit-il, soucieux de savoir ce
qu’on disait de lui en ville.
-Rien. D’ailleurs, ma morale personnelle m’interdit de me montrer plus
indiscrète sans l’autorisation de l’intéressé.
-J’ignorais que les diseuses de bonne aventure avaient une morale aussi
stricte. Mais je suis tout de même flatté que votre boule de cristal vous ait
parlé de moi.

Il rit, faisant apparaitre des dents éclatantes. Jayna savait qu’elle n’aurait pas dû
le fixer aussi intensément, mais elle ne pouvait s’en empêcher. Filtrant à travers
le feuillage des arbres, le soleil jouait sur les lignes fermes du visage de Thad
Perkins, donnant des reflets bleutés à ses cheveux de jais. Il appuya les bras sur
ses genoux, faisant saillir les muscles des épaules sous le tee-shirt immaculé.
Jayna se força à détourner le regard. Elle devait absolument chasser les idées
folles qui tournaient dans sa tête.

-La vue est magnifique, fit-il observer après un silence. Vous venez souvent
par ici ?
-C’est la seconde fois. Je trouve que c’est un endroit merveilleux pour
s’assoir et rêver.
-Et à quoi rêvent les diseuses de bonne aventure ?
-Oh ! A beaucoup de choses, répondit-elle, évasive.
-Je suppose que vous lisez aussi l’avenir dans les lignes de la main et le
marc de café.

Jayna le regarda, surprise par la question. Avait-il entendu les rumeurs qui
couraient sur elle en ville ?

-Oui, mais je préfère les lignes de la main, dit-elle en souriant. C’est
beaucoup plus précis.
-Et bien sûr, vous fabriquez des philtres d’amour. Car vous êtes aussi un peu
sorcière, n’est-ce pas ?

Cette fois, elle rit franchement.

-Oui, mais seulement les jours de pleine lune. Auriez-vous posé des
questions sur moi en ville, par hasard ?
-Moi ? Absolument pas ! Ce n’était qu’une supposition. A propos,
accepteriez-vous de lire dans les lignes de ma main ?

Chapitre 2



Jayna regarda la paume que Thad lui tendait. Que faire maintenant ? Continuer
le jeu ?

-Mes pouvoirs ne sont pas à leur apogée, aujourd’hui, expliqua-t-elle. Il
vaudrait mieux le faire une autre fois.
-Le vendredi est votre jour de repos et le samedi, vos pouvoirs sont
affaiblis. Franchement, je me demande si votre réputation n’est pas un peu
surfaite.

Les yeux de Thad brillaient de malice. Jayna décida de relever le défi.

-Très bien, déclara-t-elle en tendant sa paume ouverte à son tour.

Thad la considéra d’un air surpris.

-Auriez-vous oublié qu’il faut mettre un peu d’argent dans la main des
diseuses de bonne aventure pour que leurs pouvoirs se mettent en route ?

Il sourit, plongea la main dans la poche de son jean et en sortit quelques pièces
de monnaie. Jayna les prit, notant qu’elles étaient encore imprégnées de la
chaleur du corps de l’homme. Troublée, elle les contempla un moment en
silence.

-Ce n’est pas assez ? s’enquit-il.
-Je m’en contenterai.

Et maintenant, que dire ? Thad arborait un sourire narquois. De toute évidence,
cette comédie l’amusait. Jayna se rassura en songeant qu’il était probablement
plus intéressé par le jeu lui-même que par le contenu de ses prédictions.
Elle prit la main qu’il lui tendait, et reçut un véritable choc électrique. Ses
doigts se mirent à trembler et, pendant un instant, elle ne put penser qu’à la
chaleur de cette main dans la sienne. C’était une main large et puissante, dont
les doigts soignés étaient visiblement plus habitués à tenir un stylo qu’un outil.

-Alors, que voyez-vous ? interrogea-t-il, brisant le cours de ses pensées.

Elle traça de l’index une ligne imaginaire sur la paume de Thad.

-Votre vie sera longue et heureuse. Vous aurez très peu de soucis, et l’argent
ne sera jamais un problème pour vous.

Thad l’interrompit d’un rire cynique. Jayna leva les yeux vers lui et s’étonna
de rencontrer de l’amertume dans son regard brun. Qu’avait-elle dit pour
provoquer cette réaction ? Peu importait, ce qui comptait maintenant, c’était de
le lui faire oublier.

-Nous parlons de l’avenir, Monsieur Perkins, précisa-t-elle. Pas du passé.
-Vous avez raison, acquiesça-t-il. Dites-moi tout sur la vie merveilleuse qui
m’attend.
-Voyons, que nous révèle cette ligne-là ? poursuivait-elle en suivant un
nouveau tracé. Vos rêves secrets et vos vœux les plus chers seront tous
exaucés. Vous trouverez ce que vous êtes venu chercher ici. Et vous
deviendrez célèbre, aussi.

Voulait-il devenir célèbre ? Elle leva les yeux vers lui et s’aperçut que son
regard était de nouveau troublé. Qu’avait-elle dit pour le blesser ainsi ?
Lentement, elle suivit une troisième ligne sur sa paume. Jamais elle n’aurait
imaginé éprouver un tel plaisir à toucher une main. Il y avait quelque chose de
fascinant dans ce contact. Elle aurait aimé rester ainsi pendant des heures.

-Et l’amour ? demanda-t-il. Rencontrerai-je un jour le grand amour ?

Jayna tressaillit. Pourquoi cette question la troublait-elle tant ?

-Vous vivrez une grande histoire d’amour, affirma-t-elle. Des dizaines de
femmes rêveront de vous, mais vous n’en regarderez qu’une seule.
-Voilà qui est intéressant. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur elle ?
-Non, pas pour l’instant. Tout ce qui la concerne sera révélé en son temps.

Doucement, il retira sa main, caressant légèrement les doigts de la jeune
femme au passage.

-Je suis sûr que vous en savez beaucoup plus sur le sujet que vous ne voulez
l’avouer, déclara-t-il en souriant.

Il avait parlé sur le ton de la plaisanterie mais une étrange lueur dans son
regard fit vibrer tout le corps de Jayna. Que signifiait cette phrase ? Avait-il
perçu le trouble qui s’emparait d’elle chaque fois qu’il s’approchait un peu
trop près ? Dans ce cas, elle devait immédiatement se ressaisir. Elle n’était pas
le genre de femme à se laisser dominer par ses pulsions.

-Et comment vous appelle-t-on, petite sorcière ? Mélisande ou Esméralda ?

Elle hésita, ne voulant pas accroitre leur intimité.

-Les sorcières ne révèlent jamais leur nom à des inconnus, répondit-elle en
s’éloignant légèrement de lui. Elles craignent que cela leur donne un
pouvoir sur elles.
-Vous ferais-je peur à ce point ?

Jayna baissa les yeux sans répondre. Thad Perkins ne lui faisait pas seulement
peur, il la terrifiait. Elle avait eu quelques liaisons auparavant, mais jamais elle
n’avait ressenti une telle attirance pour un homme. Elle frémit quand Thad
posa la main sur la sienne.

-Pourquoi tremblez-vous ? Vous n’avez rien à craindre.

Ce n’était pas la crainte qui la faisait trembler, mais plutôt cette étonnante
chaleur qui se dégageait de Thad, la profondeur de sa voix quand il lui parlait,
ou encore cette lueur qui brillait au fond de ses prunelles quand il la regardait
comme en ce moment. Elle sentait que s’il avait esquissé le moindre geste, elle
n’aurait pu lui résister.

-Je n’ai pas peur, assura-t-elle en songeant qu’il aurait été plus convaincant
de cesser de trembler. Vous savez, vous n’êtes pas tellement effrayant.
-Vous dites ça parce que vous me voyez en plein jour, répondit-il en
plaisantant. Mais imaginez que vous m’ayez rencontré en pleine nuit dans
une allée sombre.

Sans doute ne se serait-elle pas sentie très rassurée, en effet. Mais ici, en plein
soleil, elle savait qu’elle n’avait aucune raison de le craindre. Du moins,
physiquement. Il y avait trop de douceur, trop de sensibilité dans son regard
pour qu’il pût lui faire le moindre mal.
Thad regarda la main qu’il tenait toujours dans la sienne. Fine et longue, elle
reflétait toute la délicate beauté de sa propriétaire. Il pouvait sentir l’énergie
qui émanait d’elle passer dans sa propre main et se répandre dans son corps
aussi sûrement que l’aurait fait un philtre d’amour. En cela, cette jeune
personne était une véritable sorcière. Thad se demanda comment elle réagirait
s’il la prenait dans ses bras. Il pouvait déjà sentir ses lèvres chaudes et sucrées
sous les siennes. Leur contact serait enivrant comme une drogue.
Il se souvint alors des raisons de sa retraite solitaire dans la région. Il était
venu pour oublier toutes les tromperies et les laideurs de la société, et ne plus
jamais s’engager dans ces relations vouées à l’échec qui n’apportaient que
chagrins et rancœurs. S’il succombait au charme envoûtant de cette femme, il
aurait parcouru tous ces kilomètres pour rien. Jamais, il ne trouverait la paix
qu’il était venu chercher. Et ça, il ne le voulait pas.
Lentement, il se releva, lâchant à regret la main de Jayna.

-Je dois partir, belle ensorceleuse, dit-il en lui caressant la joue du bout des
doigts.

Elle avait une peau douce comme la soie.
Il siffla pour appeler les chiens et s’éloigna rapidement dans le sous-bois sans
se retourner.
Assise sur le rocher, Jayna demeura immobile. Elle ne comprenait rien à ce qui
s’était passé. Pourquoi Thad Perkins s’était-il éclipsé si soudainement ?
Qu’avait-elle dit ou fait pour le faire fuir ainsi ? A moins qu’elle se soit
trompée…Peut-être avait-elle tout imaginé ? Ils avaient simplement parlé un
moment ensemble, comme deux voisins qui se rencontrent au petit matin, et
Monsieur Perkins était rentré chez lui parce qu’il était tard. Cette attirance, ce
magnétisme qu’elle avait ressentis entre eux n’avait jamais existé. Déstabilisée
par deux longues journées d’ennui, elle avait tout inventé. D’ailleurs, comment
un courant aussi puissant aurait-il pu passer entre deux personnes qui ne se
connaissaient pas du tout ?

*
* *

De retour chez elle, Jayna jeta son sac sur le lit, abandonna ses chaussures au
milieu de la pièce, et se laissa tomber sur le canapé. Elle se sentait
complètement vidée. Inutile. Molle. Des tasses et des verres sales traînaient un
peu partout dans la maison. Sur la table, une boîte de fromage vide et des
miettes témoignaient du peu d’attention qu’elle portait au ménage depuis son
arrivée. Elle se leva à regret et entreprit de ramasser la vaisselle sale qu’elle
déposa dans l’évier. En profiterait-elle pour tout laver ? Pour faire un peu de
rangement ? Elle poussa un soupir de découragement. Non, elle n’en avait
décidément pas envie. Depuis des années qu’elle habitait seule dans son petit
appartement, elle avait pris l’habitude de vivre comme elle l’entendait. Chez
elle, pas de jour fixe pour le ménage ou la vaisselle. Pas d’heures non plus
pour les repas, réduits le plus souvent à un simple sandwich. La vie comportait
suffisamment de contraintes sans qu’elle s’en impose d’autres sous son propre
toit.
Après avoir tourné en rond pendant dix bonnes minutes, Jayna se décida à agir.
Elle avait besoin de s’occuper, de se distraire de ces stupides et inutiles
vacances. D’abord, prendre une douche et se laver les cheveux. Ensuite, elle
aviserait.
Attrapant au passage une serviette de toilette sur le canapé, Jayna se dirigea
vers la salle de bains installée derrière la maison. Elle pesta contre le jet
successivement bouillant et glacé de la douche détraquée, et s’essuya
rapidement avant de sortir pour faire sécher ses cheveux au soleil.
L’après-midi s’annonçait radieux, et elle se demanda si elle visiterait encore
les environs ou si elle se rendrait chez Monsieur Greenwood. Finalement, elle
opta pour la seconde solution. Elle en profiterait pour demander au vieil
homme de passer jeter un coup d’œil sur la chaudière de la salle de bains.

*
* *

Une heure plus tard, Jayna trouvait Jim Greenwood dans son potager. Il
s’arrêta de travailler en l’apercevant et s’appuya sur le manche de sa bêche.

-Bonjour. Comment va le jardin ? s’enquit Jayna.
-C’est bientôt fini pour cette année, répondit-il.

Il la regarda bizarrement et cracha sur le sol avant d’ajouter d’un ton anodin.

-Ce Monsieur Perkins, il a posé des questions sur vous en ville. Il a pas
vraiment dit votre nom, mais moi, j’ai tout de suite compris de qui il parlait.
-Ah bon ? Et qu’a-t-il demandé ?

« Et où ? Quand ? Comment ? Et quel air avait-il ? ». Autant de questions
qu’elle aurait posées, si elle n’avait craint que le vieux Greenwood ne
remarque son trouble.

-C’était chez le quincailler, commença ce dernier. On parlait Jack, Pete et
moi, quand il est entré. Un véritable géant, ce gars-là. D’ailleurs, vous le
savez, non ?

Elle hocha la tête en silence.

-Il voulait une hache et une scie, reprit Jim Greenwood. Il a sûrement
l’intention de couper du bois pour l’hiver. Faut dire que ce sera plus très
long maintenant, avant que le froid arrive.

Il resta un moment silencieux, son regard expert fixé sur le ciel. Quand il posa
de nouveau les yeux sur Jayna, il semblait avoir oublié le fil de la discussion.

-Un petit café ? demanda-t-il avec un clin d’œil.
-Avec plaisir.

De toute évidence, le vieil homme prenait un malin plaisir à la faire attendre. Il
savait qu’elle mourait d’envie d’en savoir davantage et il avait l’intention de
faire durer le plaisir.
Jayna le suivit jusqu’à la véranda et accepta en souriant la large tasse en terre
qu’il lui tendit. Chez Jim Greenwood, il y avait toujours du café au chaud pour
un visiteur inattendu.

-Où en étais-je ? demanda-t-il innocemment.
-Vous me parliez de Monsieur Perkins. Vous disiez l’avoir rencontré chez le
quincailler.
-Ah oui, c’est ça. Et je vous parlais de l’hiver, probablement un des plus
froids de l’année. Ferait pas bon pour une femme seule comme vous d’être
dans la région à ce moment-là.
-Alors, Monsieur Greenwood, s’impatienta Jayna, que s’est-il passé chez le
quincaillier ?

Le vieux Jim rayonnait. Il avait enfin obtenu ce qu’il voulait, elle avait posé la
question.

-Jack s’est levé pour le servir et il lui a demandé s’il voulait autre chose.
Alors là, le gars, il l’a remercié bien poliment, disant que ça irait pour le
moment puis, juste avant de sortir, il s’est retourné et nous a demandé si on
connaissait pas une diseuse de bonne aventure qui habitait dans le coin.
Nous, on s’est regardés sans comprendre, enfin surtout Jack et Pete, parce
que moi, je me doutais bien qu’il parlait de vous. Je me souvenais encore
des vêtements que vous portiez vendredi.

Il s’interrompit pour terminer son café.

-Vous en reprendrez bien un autre ? demanda-t-il en quittant son siège.

Jayna bouillait intérieurement. Combien de temps allait-il encore la faire
languir ?
Il se dirigea vers la cuisine, revint avec deux autres tasses de café fumant et se
rassit pour poursuivre son récit.

-Le Jack, il m’a même fait signe que le pauvre gars devait être
complètement cinglé pour poser des questions pareilles, reprit-il. Moi, j’ai
rien dit, mais eux, ils lui ont répondu qu’ils avaient jamais entendu parler
d’une diseuse de bonne aventure par ici. Alors, le gars a dit que c’était peut-
être plutôt une sorcière ou quelqu’un dans ce genre. M’est d’avis qu’il
voulait plaisanter, mais cette fois, Jack et Pete l’ont vraiment pris pour un
fou. Si vous aviez vu les yeux qu’ils faisaient en le regardant sortir.

Jayna ne put s’empêcher de rire à l’évocation de cette scène. Tout le village
devait être au courant. Et elle eut une bouffée de joie en pensant que Thad
Perkins avait bravé le ridicule dans l’unique espoir d’apprendre quelque chose
sur elle. Si elle ne s’était pas retenue, elle aurait sauté au cou du vieux Jim
Greenwood.
Celui-ci la dévisageait en silence. Maintenant, c’était à lui d’essayer d’en
apprendre davantage.

-Qu’est-ce que vous lui avez fait à ce Perkins, pour qu’il interroge tout le
village sur vous ?
-Rien, répondit-elle en riant. Je lui ai simplement lu les lignes de la main et
prédit qu’il deviendrait riche et célèbre et rencontrerait la femme de ses
rêves.
-Dans ce cas, pas étonnant qu’il ait cherché à savoir qui vous étiez. Si une
femme m’avait dit ça quand j’étais plus jeune, sûr que je l’aurais pas laissée
filer. Tiens, quand j’ai rencontré ma pauvre Martha, par exemple, j’ai tout
de suite su que c’était elle. Eh bien, je l’ai pas lâchée jusqu’à ce qu’elle
m’épouse. Et c’est sûrement ce que j’ai fait de mieux dans toute ma vie.

Il hocha lentement la tête en silence.

-Ce Perkins, reprit-il après un moment, il ferait bien de faire pareil s’il veut
pas perdre la femme de ses rêves.

Gênée, Jayna se leva.

-Il est tard, Monsieur Greenwood. Il faut que je vous quitte si je veux rentrer
avant la nuit.

Jim Greenwood la raccompagna jusqu’au jardin. Avant de revenir vers la
maison, il leva les yeux vers le ciel.

-L’hiver va commencer tôt, cette année. Vous seriez mieux avec un homme
pour s’occuper de vous et de la maison. On a moins froid à deux.

Ignorant ce commentaire, Jayna se souvint alors de l’objet de sa visite.

-Au fait, Monsieur Greenwood, pourriez-vous venir jeter un coup d’œil sur
ma chaudière ? Elle ne fonctionne plus très bien.
-Comme tout ce qui est trop vieux. Enfin, ça me fera plaisir de passer chez
vous demain, j’en profiterai pour vous apporter du bois pour votre
cheminée. C’est pas vous qui allez en couper toute seule, hein ?

Une bouffée de tendresse envahit Jayna. Décidément, Monsieur Greenwood
était charmant, sa Martha avait dû vivre de merveilleuses années auprès de lui.

-Monsieur Greenwood, sachez que Thad Perkins ne s’intéresse pas plus à
moi que moi à lui, déclara-t-elle encore. Nous ne pouvons tout de même pas
tomber dans les bras l’un de l’autre, simplement parce que nous sommes les
deux seuls célibataires de la région.
-Et pourquoi pas ? On est toujours mieux à deux devant un dîner ou un bon
feu. Et Perkins aurait pas risqué de se ridiculiser devant tout le village si
vous l’intéressiez pas.

En revenant chez elle, Jayna repensa à sa conversation avec Jim. N’avait-elle
pas menti en déclarant qu’elle n’éprouvait pas d’intérêt particulier pour Thad
Perkins ? Si cela était vrai, pourquoi sentait-elle encore la chaleur de sa main
dans la sienne ? Pourquoi voyait-elle son visage chaque fois qu’elle fermait les
yeux ?
Elle secoua la tête. Sans doute, aurait-elle déjà oublié Thad Perkins si elle
l’avait rencontré dans des circonstances normales. Seule son oisiveté forcée
était la cause de tout cela.


Le téléphone sonnait. Jayna mit un certain temps avant de s’en rendre compte et
d’émerger de ses rêves. Qui pouvait l’appeler aussi tôt ? Elle hésita un moment
à répondre, puis se décida finalement.

-Jayna, je te réveille ?
-Nell ? Mais qu’est-ce qui se passe ? Quelle heure est-il ? Le soleil est à
peine levé.

Jayna était restée un long moment à contempler les étoiles avant de rentrer se
coucher. Puis, elle avait passé plusieurs heures à se retourner dans son lit avant
de trouver le sommeil et de rêver de Thad Perkins. Il lui caressait la joue
quand la sonnerie du téléphone l’avait réveillée.

-Il est sept heures, précisa Nell. Je suis désolée, d’habitude, tu es toujours
debout à six heures.
-Il faut croire que ces quelques jours de vacances m’ont déjà transformée.
Je fais des choses bizarres ces temps-ci.
« Comme rêver que je suis dans les bras d’un homme que je connais à peine »
songea-t-elle.
-Mais dis-moi, pourquoi m’appeler aussi tôt ?

La voix de Nell devint aiguë, excitée.

-Jayna, Wesley m’a demandé de l’épouser. Hier soir. Je suis tellement
heureuse, tu n’imagines même pas.

Jayna s’assit dans le lit, souriante. Nell attendait cela depuis si longtemps.

-Je suis si contente pour toi. Raconte-moi comment ça s’est passé, je veux
tous les détails.
-Tous ? Non, je ne crois pas, s’exclama Nell en riant.

Elle n’en omit pourtant que très peu en racontant sa soirée à son amie.

-On se croirait dans un roman, commenta Jayna avec tendresse. Je voudrais
tant fêter ça avec toi. Au lieu de ça, je suis bloquée à des milliers de
kilomètres, dans un coin où je n’ai rien à faire.
-Ne t’inquiète pas, je ne suis pas encore mariée. Nous aurons tout le temps
de faire la fête à ton retour. Que dirais-tu d’une noce à Noël ? Tu seras mon
témoin, bien sûr.

Bientôt, les deux amies raccrochèrent sur la promesse de se rappeler dans un
ou deux jours.
Jayna demeura un long moment immobile, les couvertures ramenées sur ses
épaules nues. Elle avait toujours adoré sa tante Rose mais aujourd’hui, elle lui
en voulait énormément. A cause de ce stupide testament, elle allait encore
passer la journée à ne rien faire au lieu de rejoindre sa meilleure amie pour
partager sa joie.
Finalement, poussée par les miaulements des chats affamés, elle se leva.
Monsieur Greenwood avait raison, l’hiver était arrivé et le froid avait envahi
la maison. Assise devant la cheminée éteinte, un café bouillant entre les mains,
Jayna se remémora les remarques du vieil homme sur les dîners à deux devant
un bon feu.

Le visage fouetté par l’air frais de cette fin d’après-midi, Thad avançait
rapidement vers l’endroit où il avait rencontré Jayna. Depuis, pas un jour ne
s’était passé sans qu’il se rende sur cet escarpement rocheux pour admirer le
paysage. Aujourd’hui encore, il s’arrêta avant de déboucher dans la clairière,
se demandant si la jeune femme y serait. Tiraillé entre le besoin de la revoir et
la peur de s’engager, il n’avait rien tenté pour entrer en contact avec elle, mais
elle l’obsédait. Jour et nuit, il ne cessait de voir son visage. Qu’est-ce qui
l’attirait tant chez cette femme ? Sa beauté ? Sa sensualité ? Cette profonde
tendresse qu’il avait cru déceler dans ses prunelles de jade ?
Soudain, Thad se figea. Elle était assise face au panorama, là où il l’avait
laissée la dernière fois.

-Je suis heureux que vous soyez revenue, déclara-t-il sans avancer.

Jayna tressaillit en reconnaissant la voix grave et chaude qui lui parlait. Elle se
retourna lentement, tentant de maîtriser son cœur qui cognait dans sa poitrine.

-Bonjour, Monsieur Perkins
« Mon Dieu ! Et dire que je voulais me convaincre être venue ici par hasard. Il
faut absolument que je me calme. Il ne doit surtout pas voir que je tremble »
-On m’a dit que vous aviez posé des questions sur moi en ville, reprit-elle,
le regard fixé sur la vallée en contrebas.
-Encore votre boule de cristal ?

Elle aurait voulu se lever, se tourner vers lui, mais elle avait peur de
rencontrer son regard. Ce n’était pas le moment de perdre son sang-froid.

-Plutôt Jack le quincailler et ses amis, répondit-elle. Ils vous prennent pour
un original, vous savez. Par ici, les gens ne croient pas aux sorcières.
-Comment avez-vous entendu parler de ça ? s’étonna-t-il. Ce sont eux qui
vous l’ont dit ?
-Non, n’oubliez pas que je finis par tout savoir.

Jayna l’entendit se rapprocher et sentit son regard sur sa nuque.

-A propos, outre les araignées et les crapauds, les sorcières ont-elles des
goûts particuliers pour la nourriture ?
-Non, dit-elle, surprise. En tout cas, rien qui ne se trouve au supermarché.
-Tant mieux, déclara-t-il en s’asseyant à côté d’elle. Car là où je veux vous
emmener, les cuisiniers sont très traditionnels. Vous êtes libre ce soir ?

Jayna ne répondit pas immédiatement. Cette invitation à dîner la mettait mal à
l’aise. Non, elle ne pouvait accepter. Elle voulait bien parler, plaisanter, mais
pas plus.

-Non, répondit-elle, catégorique.
-Alors, un autre soir ?
-Non plus, Monsieur Perkins. Je crois que ce serait une erreur.

Jamais erreur n’avait été plus séduisante. Jayna avait tant besoin d’être
rassurée, aimée, courtisée. Elle aurait tant voulu en savoir plus sur cet homme
qui la hantait. Mais elle ne pouvait prendre le risque de passer une soirée avec
lui. Thad Perkins était beaucoup trop attirant pour qu’elle soit sûre de pouvoir
lui résister.
Il n’insista pas, se demandant un instant s’il était déçu ou soulagé de cette
réponse négative. Sérieusement, il l’observa. Sa resplendissante chevelure
auburn offrait un contraste saisissant avec ses vêtements sombres.

-Vous avez l’air très triste, aujourd’hui, fit-il observer. Qu’est-ce qui ne va
pas ?


Chapitre 3



Jayna haussa les épaules avec lassitude.

-Rien d’important, sinon que je n’ai pas envie d’être ici.
-Pourquoi ?

Thad la fixait avec une telle intensité qu’elle détourna les yeux.

-Ma meilleure amie va se marier, expliqua-t-elle. Elle me l’a annoncé ce
matin et, au lieu de fêter cela avec elle, je me retrouve coincée ici avec deux
chats.
-Pourquoi ne pas rentrer chez vous si rien ne vous retient ici ?

Elle avait les larmes aux yeux. Pendant des jours, elle avait eu besoin de se
confier à quelqu’un et la compréhension, la compassion dont Thad faisait
preuve à son égard la bouleversaient.

-Ma tante m’a légué cette maison en spécifiant que je devais l’habiter
pendant un mois avant de décider si je voulais la vendre ou la garder. Mais
je n’ai rien à faire et je m’ennuie à mourir. Et voilà que Nell m’apprend
qu’elle va se marier.

L’émotion colorait les joues de Jayna. Elle luttait pour ne pas pleurer contre
l’épaule de Thad. Mais que lui arrivait-il ? Elle, qui ne révélait jamais rien de
ses émotions profondes, comment pouvait-elle se laisser aller ainsi devant un
inconnu ?
Effrayée par ses propres réactions, elle voulut partir et se leva. Dans sa hâte,
elle n’aperçut pas la racine qui sortait de terre à ses pieds. Perdant l’équilibre,
elle serait tombée si deux bras puissants ne l’avaient retenue à temps.

-Attention, s’écria-t-il.

Il la serrait contre lui et son sang bouillonnait dans ses veines au contact de ce
corps féminin si souple.
Jayna était comme hypnotisée. La chaleur de Thad, sa taille hors du commun,
la force et la douceur de ses bras lui procuraient une sensation de bien-être
qu’elle n’avait encore jamais connue. La tête appuyée contre le large torse, elle
se sentait à la fois fragile et protégée.
Elle leva ses yeux vers le visage de l’homme qui l’étreignait et fixa les lèvres
sensuelles. Elle imagina cette bouche sur la sienne, et un délicieux frisson
glissa le long de son dos. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Thad se pencha
doucement vers elle.
Alors, elle se raidit et se dégagea brusquement.

-Pardonnez-moi…, balbutia-t-elle, mais je dois partir. Je…je ne suis pas
d’une compagnie très agréable, aujourd’hui.
-Restez, s’il vous plait.

Thad avait murmuré ces mots dans un souffle. Elle s’immobilisa, touchée par
la douceur de cette voix. Le regard de Thad s’accrocha au sien et ils
demeurèrent ainsi un long moment, incapables de prononcer une parole. Il
aurait suffi d’un pas pour qu’ils se touchent. Thad brûlait de s’emparer de ces
lèvres tièdes et humides, de serrer de nouveau ce corps ravissant contre le sien.
Mais il ne fit pas un geste. Une lueur dans le regard de Jayna, un tressaillement
de ses épaules, l’en empêchèrent.

-Vous tremblez, petite sorcière. Je vous fais peur ?

Elle fit non de la tête. Non, Thad Perkins ne lui faisait pas peur. Malgré sa
taille, sa force évidente, elle savait qu’il ne lui ferait jamais de mal. Jayna
n’avait peur que d’elle-même, du désir violent qui la poussait vers cet homme
qu’elle connaissait à peine.

-Je m’en veux de vous avoir ennuyé avec mes problèmes, dit-elle.
-Je vous en prie, ne vous excusez pas. On a parfois besoin de se confier
librement à quelqu’un, et je suis flatté que vous m’ayez choisi.

Thad remarqua qu’elle venait de faire un pas en arrière. Comme elle semblait
fragile, ce matin, à la fois enfantine et si féminine. Il suivit discrètement du
regard les courbes parfaites de son corps et se sentit de nouveau envahi par le
désir.
S’efforçant de refouler sa passion, il fit un petit sourire tendre à Jayna, et se
rassit sur le sol, le regard tourné vers la vallée. Il fallait qu’il la rassure.

-Pourquoi votre tante vous a-t-elle imposé une telle condition ? demanda-t-
il sans la regarder.
-Je l’ignore, elle-même ne venait jamais ici. C’est du moins ce qu’a dit le
voisin chargé de l’entretien de la maison. D’ailleurs, j’imagine mal tante
Rose dans ce coin perdu, elle qui adorait la société et le confort.

Thad savait qui était chargé de l’entretien de la maison de Jayna. Ce Jim
Greenwood lui avait remis les clés de chez Adam. Bavard impénitent, le vieil
homme s’était d’ailleurs empressé de lui fournir une foule de renseignements
sur sa jeune voisine. Et il avait bien précisé qu’elle était célibataire et n’avait
reçu aucune visite depuis son arrivée. Greenwood avait-il l’intention de jouer
les entremetteurs ?

-Ainsi, vous êtes bloquée ici contre votre gré, et votre meilleure amie se
prépare à se marier, résuma Thad.
-Oui, c’est complètement idiot, n’est-ce pas ?
-Qu’est-ce qui est idiot ? De rester ici ou de se marier ?

Pour la première fois, Jayna sourit.

-Les deux.
-Je croyais que vous étiez contente pour votre amie. Ferait-elle une erreur ?

Elle revint vers le rocher et s’assit près de Thad, son envie de fuir ayant
totalement disparu.

-Je suis sûre qu’elle sera très heureuse. Du moins au début.
-Au début ?
-Oui, il ne faut pas se faire d’illusions. Regardez autour de vous, tout le
monde divorce après quatre ou cinq ans de vie commune, et les rares qui ne
le font pas le regrettent toute leur vie. Pourquoi serait-ce différent pour
Nell ?

Thad continua à éviter le regard de Jayna, surpris qu’une femme jeune et jolie
puisse être aussi désabusée ?

-Avez-vous déjà été mariée ?

Elle eut un bref éclat de rire.

-Oh, non. J’ai parfois un comportement irréfléchi mais je n’ai pas encore
commis cette folie.
-Pour certaines personnes, c’est une folie de vivre seul, fit-il remarquer.
-Parce que la plupart des gens craignent la solitude. Ils préfèrent se disputer,
se faire mal à longueur de journée plutôt que d’affronter seuls le temps qui
passe.
-Vous semblez très amère pour votre âge.
-Pas amère, réaliste. Et je suis déjà assez vieille pour savoir que l’amour
éternel n’existe pas.

Thad ne croyait pas, lui non plus, à l’amour éternel. Pourtant, entendre ses
propres idées énoncées par Jayna le mettait mal à l’aise. Pire, cela l’attristait. Il
aurait voulu savoir ce qui lui était arrivé, quel malheur, quelle souffrance
l’avaient rendue aussi désenchantée. Mais il redoutait de l’effrayer par des
questions trop indiscrètes.

-Si je comprends bien, vous craignez plus la vie en commun que la solitude,
déclara-t-il.

Jayna se raidit. N’était-elle pas allée un peu trop loin ? Elle venait de se confier
à cet homme comme s’il s’agissait d’un vieil ami. Pourquoi lui avait-elle
donné ainsi son avis sur l’amour et le mariage ? Pourquoi pas sur les rapports
amoureux pendant qu’elle y était ? Décidément, elle devenait de plus en plus
folle.

-Il faut que je parte, annonça-t-elle.
-Ma compagnie ne vous plait pas ?
-Ce n’est pas ça, la nuit va bientôt tomber et…

Elle jeta un coup d’œil sur la vallée en contrebas.

-…et puis, je n’aime pas beaucoup qu’on lise en moi aussi facilement,
avoua-t-elle.

Thad se leva et s’éloigna de quelques pas. Avait-il vraiment été imprudent ? Il
n’avait pourtant fait que quelques remarques. C’était elle qui lui avait
spontanément révélé ses sentiments profonds.

-Il ne fera pas nuit avant un moment. Ne partez pas, je promets de ne pas
être indiscret. Parlez-moi encore, racontez-moi ce qui vous passe par la tête
ou bien ce que vous aimez ou n’aimez pas.

Jayna hésita, sentant qu’avec lui, rien de ce qu’elle dirait ne serait anodin. Par
sa façon de l’écouter, il la mettait en confiance et la poussait à révéler ce
qu’elle cachait au plus profond d’elle-même.

-Je n’aime pas les réveils, ni les montres, déclara-t-elle. Je déteste les
emplois du temps, les horaires et tout ce qui vous oblige à faire les choses à
heures fixes. Comme manger, par exemple. C’est stupide de manger sans
appétit simplement parce que c’est l’heure du repas.
-Je dois avouer que cela ne m’a jamais posé de problème, admit Thad en
riant. Mais je suppose que l’on arriverait vite au chaos complet avec des
idées pareilles.
-Je sais, c’est pourquoi je ne les applique pas. C’est juste une utopie, ce que
je ferais si je ne devais pas m’adapter constamment au découpage du temps
et aux envies des autres. Vous me trouvez très égoïste, n’est-ce pas ?

Lorsqu’elle n’était pas en vacances, Jayna devait avoir une vie difficile,
remplie de contraintes. Une vie semblable à la sienne, en quelque sorte.

-Il n’y a pas de mal à être un peu égoïste, dit-il. Bien sûr, sans ignorer
totalement les autres, mais sans non plus construire sa vie par rapport à eux.
Ce qui compte, c’est d’être soi-même, de laisser exprimer sa véritable
personnalité.
-Même si cette personnalité ne conduit qu’à des échecs.

Jayna se demanda ce que serait sa vie si elle avait donné libre cours à sa
paresse et à son goût pour la rêverie. Sans doute, aurait-elle vécu au gré de ses
fantaisies, comme son père.

-Tout dépend de ce que vous appelez un échec.

Elle se contenta de hocher la tête pensivement.

-Voyons, petite sorcière, est-ce moi qui vous rends si sérieuse ?

Il sourit et elle repéra de petits éclats dorés scintillant dans ses prunelles.

-Pardonnez-moi, dit-elle, j’ai parfois du mal à sortir de mes pensées. Mais
parlons plutôt de vous. N’avez-vous jamais d’idées bizarres ?
-Mes idées ressemblent aux autres, à la différence que moi, je n’ai rien
contre les horaires. Je dois même avouer que j’aime prendre mes repas à
l’heure.

Elle eut une moue de désapprobation qui les fit rire. Ils furent un instant aussi
complices que deux enfants. Enfin, leur rire se calma et ils demeurèrent
silencieux un moment, les yeux dans les yeux. Puis le regard de Thad
parcourut le visage de Jayna, s’attardant quelques secondes de trop sur sa
bouche. Sans un mot, il s’assit près d’elle et posa la main sur la sienne. Elle
trembla légèrement.

-Vous avez peur de la nuit ? demanda-t-il.
-Non, la nuit est si belle ici. On croirait entendre la montagne respirer.
« La montagne qui respire…Mais qu’est-ce qui me prend encore de dire une
chose pareille ? Cette fois, il va vraiment me croire tout à fait folle », songea-t-
elle.

Sans répondre, Thad lui serra un peu plus fort la main. Le soleil disparaissait
derrière un sommet, projetant une lumière rousse sur leurs visages. Puis, un
voile de velours bleu se répandit autour d’eux, et les premières étoiles
clignotèrent dans le ciel. Jayna ne s’était jamais sentie aussi bien. Tout était
calme, paisible, le temps n’existait plus.
Elle frissonna dans l’air frais de la nuit. Thad lui glissa un bras autour des
épaules et la rapprocha de lui. Elle se laissa aller contre la chaleur de son
corps.

-Vous avez raison, murmura-t-il. La montagne respire.

Très délicatement, il l’embrassa sur les cheveux et elle releva la tête pour le
regarder. Malgré la pénombre, elle distinguait les traits de son visage. Sa
bouche…Comme elle aurait aimé l’embrasser.
Jayna tressaillit, voilà qu’elle recommençait. Qui était donc cet homme pour
l’attirer à ce point ? Elle ne pouvait rester un moment près de lui sans penser à
l’embrasser. Il était vraiment temps de rentrer.

-Bonne nuit, dit-elle en se levant.

Il ne tenta pas de la retenir. Il écouta les feuilles craquer sous ses pas tandis
qu’elle s’éloignait. Soudain, il prit conscience de l’obscurité et s’en voulut de
l’avoir retenue si longtemps. N’allait-elle pas se perdre ?

-Sorcière, cria-t-il en se levant d’un bond. Attendez-moi, je vous
raccompagne.
-Ce n’est pas la peine, dit-elle, quand il la rejoignit. Je suis déjà venue ici la
nuit, je connais le chemin.
-Promettez-moi de faire attention, murmura-t-il en lui caressant la joue.
-Promis.

Elle se remit en route, sa silhouette s’évanouissant rapidement dans l’ombre du
bois. Thad resta un moment immobile, puis il s’élança derrière elle. C’était
plus fort que lui, il avait besoin de s’assurer qu’il ne lui arriverait rien.


Ayant atteint l’enceinte du jardin, il s’arrêta sous les arbres et regarda Jayna
ouvrir la porte d’entrée. Les fenêtres s’illuminèrent et Thad soupira.
Heureusement qu’elle ne s’était pas aperçue qu’il la suivait. Elle n’aurait
certainement pas cru qu’il voulait simplement la protéger.
Il se demanda ce qui le poussait à agir ainsi avec Jayna. Lui, qui jusqu’ici,
n’avait jamais voulu s’occuper de personne, il se sentait prêt à tout pour cette
femme. Il n’avait pourtant plus aucune illusion sur l’amour. Cinq ans
d’exercice comme avocat spécialisé dans les divorces l’avaient convaincu que
l’amour éternel n’existait pas. Mais Jayna ? Pourquoi était-elle si désabusée ? A
cause d’une expérience douloureuse ?
Thad tourna un long moment avant de retrouver son chemin. Il n’était jamais
venu dans cette partie de la forêt, et l’obscurité ne facilitait pas les choses. Tout
en marchant dans la nuit, il songeait à sa volonté de ne pas s’engager. L’amour
n’était qu’une illusion momentanée, une réaction chimique entre deux êtres.
L’étincelle éteinte, il ne restait que chagrin et amertume.
Il n’avait plus vingt ans, et les aventures d’un soir ne le satisfaisaient plus.
Désormais, il avait besoin d’un amour sérieux, intense. Mais comment
échapper aux regrets et à la déception qui suivaient ?


Jayna se glissa entre les draps et éteignit la lumière. Allongée dans le noir, elle
pensait à Thad Perkins. Il avait été si gentil et compréhensif. Il ne s’était pas
moqué d’elle lorsqu’elle lui avait confié son rêve d’un monde sans réveil, ni
horloge. Elle s’était montrée à lui telle qu’elle était, et il l’avait acceptée.
« Il n’y a pas de mal à être un peu égoïste » avait-il dit pour la rassurer. Mais
dans son cas, il s’était trompé. Il ignorait tout du combat que Jayna avait mené
contre sa nature fantasque afin de s’occuper de sa famille. Et ce, depuis que son
père les avait quittés, quelques années plus tôt.
Jayna se mit sur le côté et les chats s’installèrent contre ses jambes. Quand elle
s’endormit, l’image de Thad Perkins dansait encore devant ses yeux.


Les coups à la porte, insistants, réveillèrent Jayna. Elle se leva et,
ensommeillée, se dirigea vers l’entrée. Elle ouvrit, s’attendant à voir apparaitre
Monsieur Greenwood et cligna des yeux, éblouie par la lumière.

-Jayna ?

Surprise, elle rejeta ses cheveux en arrière. Dormait-elle encore ? Etait-ce un
rêve ?

-Que se passe-t-il ?

Elle avait l’air si endormie et si étonnée que Thad ne put réprimer un sourire.

-Désolé, je ne pensais pas vous réveiller, s’excusa-t-il. Je vous invite pour
un pique-nique.
-Un pique-nique ?
-Disons à un petit déjeuner sur l’herbe, précisa-t-il tandis que son regard
glissait sur la chemise de nuit transparente.

Jayna frémit et ses joues s’empourprèrent.

-Pourriez-vous m’attendre une minute ? demanda-t-elle.

Sans attendre qu’il réponde, elle referma la porte et courut enfiler un jean et un
gilet. Quand elle réapparut, Thad était assis sur la margelle du puits.

-Maintenant, vous pouvez entrer, dit-elle.
-Quelle rapidité, s’écria-t-il en la suivant à l’intérieur.

En découvrant la pièce, il comprit pourquoi Jayna l’avait prié d’attendre
dehors. Il n’y avait aucun endroit pour se changer discrètement. Tout l’espace
de la maison était ouvert, de la chambre à la cuisine. Ses yeux s’attardèrent sur
le lit où les couvertures avaient été hâtivement rejetées sur les draps. Il imagina
le corps allongé de Jayna, sa chevelure étalée sur l’oreiller, ses lèvres gonflées
de sommeil légèrement entrouvertes.

-Je prépare du café. Vous en prendrez ? s’enquit-elle
-Avec plaisir. Votre maison est charmante.

Debout devant la cafetière, Jayna jeta un coup d’œil derrière elle. Comme
d’habitude, le désordre régnait dans la pièce. De vieux magazines trainaient sur
le tapis, autour du canapé, la table n’avait toujours pas été débarrassée, et la
vaisselle sale s’amoncelait dans l’évier. Au moins, Thad Perkins comprendrait-
il immédiatement quelle piètre ménagère elle faisait.
Thad sourit en la voyant poser la cafetière sur la table encombrée de papiers.
Un livre tomba sur le sol, Jayna ne le ramassa pas et s’installa dans le rocking-
chair.

-Auriez-vous du lait ?
-Oui, je…
-Ne bougez pas, intervint Thad. Je le trouverai bien tout seul.

Elle le suivait des yeux tandis qu’il ouvrait le réfrigérateur. Elle aurait dû lui en
vouloir de son intrusion. Il s’était quasiment imposé chez elle et maintenant, il
se servait lui-même comme un vieil habitué de la maison. Pourtant, elle
n’éprouvait aucune colère contre lui. Au contraire, sa présence lui faisait du
bien. La chaleur qu’il dégageait semblait remplir la pièce d’une tiédeur
confortable et douce.
A l’aise dans son fauteuil, elle but une gorgée de café en fermant les yeux. Elle
n’était pas encore tout à fait sortie de son sommeil.

-Allez, petite sorcière, réveillez-vous, l’exhorta Thad en riant. Il fait un
temps splendide dehors.
-Quelle heure est-il ?
-Presque onze heures.
-Onze heures ! Mais alors, j’ai dormi très longtemps.

Comment avait-elle pu se réveiller aussi tard ? Bien sûr, elle était en vacances,
mais était-ce une raison pour se laisser aller à ce point ?
Thad sourit devant son air coupable.

-Il n’y a rien de mal à cela, dit-il. Après tout, vous êtes là pour vous reposer.

Jayna hocha la tête sans conviction, avant de se lever pour resservir du café.

-Comment avez-vous su où j’habitais ? s’enquit-elle.
-Je vous ai suivie hier soir.
-Suivie ? Mais pourquoi ?
-J’étais inquiet de vous savoir toute seule dans la forêt la nuit.

Cela ne lui plaisait qu’à moitié qu’il l’ait suivie. Mais elle savait qu’il ne
mentait pas et qu’il avait voulu la protéger.

-Ce n’était pas la peine.
-On voit mal le sentier dans le noir, vous auriez pu le quitter et vous perdre.
-Et vous ? Vous ne connaissez pas du tout ce coin. Vous auriez pu passer la
nuit à la recherche de votre chemin. Peut-être l’avez-vous fait, ce qui
expliquerait pourquoi vous êtes ici ce matin ?

Malgré le ton moqueur, Thad perçut un intérêt sincère et en fut profondément
touché.

-Je n’ai eu aucun problème pour rentrer, assura-t-il. Mais vous n’avez
toujours pas répondu à ma proposition.

Jayna adorait cette façon qu’il avait de sourire avec les yeux.

-Quelle proposition ?
-Le pique-nique. J’ai tout prévu et je suis certain qu’aucune sorcière ne peut
résister aux petits plats que j’ai préparés.

Elle hésita, consciente de jouer avec le feu ou plutôt avec de la dynamite. Mais
comment résister à une offre aussi attrayante ? En outre, qu’avait-elle à faire
d’autre ? Le ménage, la vaisselle, rien d’exaltant, en fait.

-Dans ce cas, je serai ravie d’y goûter, répondit-elle.

Un large sourire illumina le visage de Thad.

-Merveilleux ! Je vais chercher la jeep et je reviens vous prendre dans
moins d’une heure.
-La jeep ? Mais où allons-nous ?
-Dans un coin superbe à une vingtaine de kilomètres d’ici.


Trois-quarts d’heure plus tard, Jayna s’installait à côté de Thad dans le 4x4
décapoté. Il n’avait pas menti, le temps était splendide. Sans doute l’un des
derniers jours de soleil avant l’arrivée de l’hiver.
Ils n’échangèrent pas une parole pendant le trajet. Thad conduisait tout en
observant Jayna du coin de l’œil. Après une demi-heure de route, il arrêta la
voiture dans une vaste prairie surplombant une vallée profonde. De minuscules
villages aux maisons blanches se nichaient sur les flancs des montagnes arides
aux sommets immaculés.

-C’est magnifique, s’exclama Jayna, impressionnée par tant de beauté.
Comment avez-vous découvert cet endroit ?
-Par hasard, en visitant la région.

Thad sourit, heureux de la voir si enthousiaste.

-Que préférez-vous ? demanda-t-il. Vous promener un peu ou pique-niquer
tout de suite ?
-Pour tout vous avouer, je meurs de faim.
-Voilà une bonne nouvelle, je vais chercher le panier dans la voiture.
Pendant ce temps, installez la couverture.

Jayna ne put réprimer une exclamation d’étonnement quand elle découvrit le
contenu du panier préparé par Thad.

-Mais c’est un véritable festin. Vous avez vraiment tout préparé vous-
même ?
-Oui, dit-il en riant. Cela vous étonne ?
-Disons que ça m’impressionne, je déteste cuisiner.
-Je m’en suis douté en ouvrant votre réfrigérateur, déclara-t-il, moqueur.
-Vous avez également dû remarquer que je ne suis pas non plus une
fanatique du ménage.

Il acquiesça d’un petit sourire ironique.

-Comment ferez-vous quand vous serez mariée ? Votre mari devra-t-il faire
la cuisine, le ménage et s’occuper des enfants ?
-Espérons que d’ici là, j’aurais changé. De toute façon, je ne suis pas
pressée. Vous allez encore me trouver égoïste, mais je n’ai pas envie
d’assumer de nouvelles responsabilités dans l’immédiat.
-Je vous approuve, au contraire. Bien des gens devraient mieux connaitre
leurs aspirations profondes avant de fonder une famille. Ce qui est bon pour
une personne ne l’est pas forcément pour une autre.
-Que voulez-vous dire ?
-Qu’il faut faire chaque chose en son temps, et ne pas chercher à vivre en
fonction de ce que les autres attendent de vous.

Jayna ne prit pas immédiatement l’assiette qu’il lui tendait. Thad Perkins
pensait-il vraiment qu’on pouvait mener sa vie sans jamais se soucier des
autres ?

-Où habitez-vous, Thad ?
-A New York.
-Et que faites-vous dans la vie ?
-J’étais avocat.
-Et maintenant.
-J’ai laissé tomber, j’en avais assez.

Des mots qui, pour Jayna, évoquaient des souvenirs douloureux. En dépit de la
chaleur, elle frissonna.



Chapitre 4



Combien de nuits était-elle restée éveillée dans son petit lit d’enfant à cause de
paroles comme celles-ci ? Combien de fois avait-elle tenté d’échapper aux
voix basses de ses parents qui résonnaient dans le noir ? Celle de son père de
plus en plus courroucée, répondant à celle de sa mère, emplie de larmes et de
désespoir.
Reed trouvait toujours quelque chose de mieux. Il quittait un travail ennuyeux
ou sans avenir pour un autre qui leur permettrait de réaliser tous leurs rêves. Et
pendant qu’il s’expliquait, Karen criait, à propos de la nourriture, du loyer, des
vêtements qu’il fallait acheter aux trois enfants, et de l’argent qui manquait.
Alors, Jayna se faisait toute petite. Elle mangeait peu et ne réclamait jamais
rien. Et elle écoutait son père, l’encourageant même, à la fois confiante et
compréhensive.
Pourtant, une nuit, les cris avaient cessé. Et le lendemain, Karen avait annoncé
aux enfants que leur père était parti poursuivre ses chimères. Elle n’avait
jamais voulu en dire davantage.
La vie était devenue très difficile. Puisqu’elle était l’aînée, Jayna avait dû
s’occuper de la maison, de son frère et de sa sœur pendant que sa mère
travaillait. Puis, elle avait commencé à gagner un peu d’argent à son tour,
comme baby-sitter ou serveuse à mi-temps.
Grâce à ses bons résultats scolaires, elle avait finalement obtenu une bourse
universitaire et, suivant les conseils de sa mère, s’était orientée vers une voie
peu excitante mais sécurisante. Elle voulait une position stable pour soutenir sa
famille et surtout, ne jamais ressembler à ce père qui les avait abandonnés dans
le besoin.
Et voilà qu’aujourd’hui, pour la première fois depuis l’âge de treize ans, elle
était en vacances. Et en compagnie d’un homme qui venait de quitter son travail
parce qu’il en avait assez.

-Qu’avez-vous l’intention de faire ? s’enquit-elle.

Thad haussa les épaules et se resservit de la salade de pommes de terre.

-Je ne sais pas. Peut-être rien, j’aime assez votre idée d’un monde sans
horaires, ni contraintes.

Il sourit devant l’air contrarié de Jayna.

-Vous êtes choquée que je ne veuille rien faire ?
-Cela ne me semble pas très réalisable, d’autant que vous avez un bon
appétit, répondit-elle en plaisantant.
-Je n’ai pas encore de problèmes d’argent, rassurez-vous. Et vous, que
faites-vous quand vous n’êtes pas en vacances ?

Elle lui expliqua qu’avec son amie Nell, elle avait fondé un cabinet d’experts-
comptables pour les petites entreprises. Leur affaire marchait bien et le nombre
de leurs clients avait doublé au cours des derniers mois.

-Est-ce pour cela que vous souhaitez rentrer ? Vous craignez que Nell ne
s’en tire pas toute seule ?
-Non, Nell est très compétente. Je suis ennuyée de lui laisser tout le travail
alors qu’elle doit se marier à Noël. Si j’étais là, elle disposerait de plus de
temps pour se préparer.
-C’est pour cela que vous haïssez ces vacances ? Votre amie ne sera seule
que quelques semaines, et nous sommes encore loin de Noël.
-Je sais, mais il n’y a pas que Nell. Je dois aussi m’occuper de ma famille.
-Votre famille ?

Elle lui avait confié n’avoir jamais été mariée, mais peut-être avait-elle un
enfant.

-Oui, ma mère, mon frère et ma sœur.

Thad apprit que Leesa et Zackary, respectivement âgés de vingt-deux et vingt-
huit ans, avaient terminé leurs études l’été dernier. Leesa avait un diplôme de
commerce, tandis que Zackary venait de s’installer comme vétérinaire. Jayna
avait financé leurs études à tous les deux.
A mesure qu’il la questionnait, il s’apercevait qu’elle ne comptait ni son temps,
ni son argent quand il s’agissait de sa famille. Le faisait-elle par choix ou par
obligation ?

-Votre tante avait sans doute un but en vous envoyant ici, suggéra-t-il. Peut-
être voulait-elle que vous vous occupiez un peu de vous, pour une fois.
-Mais je m’occupe de moi.
-Vous en êtes sûre ? Combien de journées de détente comme celle-ci avez-
vous eues depuis un an ?

Jayna le regarda, déconcertée. Puis un éclair de colère brilla dans ses yeux.

-Des journées comme celle-ci, je pourrais en avoir autant que je veux,
assura-t-elle. Il suffirait que je m’organise. Mais, voyez-vous, il me paraît
plus important de me soucier de ma famille et de mes amis. On ne peut pas
toujours être égoïste, ajouta-t-elle, sarcastique.
-On ne peut pas non plus être continuellement au service des autres. Si vous
vous connaissiez mieux, vous sauriez que la vie que vous menez ne peut
vous rendre heureuse. Vous avez besoin d’indépendance et de liberté, Rose
l’avait certainement deviné.

Cette fois, Jayna se fâcha pour de bon.

-Que savez-vous donc de Rose et de moi ? s’écria-t-elle. Vous tirez des
conclusions bien hâtives et sans aucun fondement.

Thad ne répondit pas, laissant le silence entre eux s’installer. Jayna s’en voulait
de s’être emportée et surtout, elle ne pardonnait pas à Thad d’avoir vu si clair
en elle. Oui, elle aimait être libre et indépendante, mais était-ce une raison pour
abandonner les siens quand ils avaient besoin d’elle ? Et qui était donc Thad
Perkins pour oser la juger ainsi ?

-Aviez-vous une spécialité dans votre travail ? s’enquit-elle.
-Les divorces.
-Vous avez déjà été marié ?
-Non.

Il avait répondu si sèchement qu’elle faillit lâcher son verre. Il n’avait pas été
marié mais, de toute évidence, il avait souffert à cause de l’amour. Et travailler
comme avocat spécialisé dans les divorces ne l’avait certainement pas
beaucoup aidé.
Jayna le dévisagea tandis qu’il mangeait. Il avait l’air sombre, et elle lui sourit
doucement dans l’espoir de le dérider. Au bout d’un moment de silence, Thad
lui caressa gentiment la joue.

-Serais-tu curieuse, petite sorcière ?

Le tutoiement instaura une certaine forme d’intimité qui la perturba
grandement.

-Moi, je le suis, continua-t-il.

Ses doigts glissèrent sur les lèvres de Jayna.

-Curieux de connaître la douceur et le goût de cette bouche… la caresse de
tes cheveux sur mon torse…

Il approcha le visage de celui de Jayna et déposa un long baiser sur la joue
brûlante. Elle frémit délicieusement puis, d’une main sur sa nuque, elle l’attira
vers elle.
Résistant à l’envie de s’emparer avidement de sa bouche, Thad lui couvrit le
visage de petits baisers légers qui intensifièrent leur désir mutuel. Jayna ferma
un instant les yeux, essayant de lutter contre le trouble qui s’emparait d’elle. Il
était déjà trop tard et elle ne résista pas quand Thad la prit dans ses bras.
Il lui prit la bouche en la serrant plus fort contre lui. Elle entrouvrit les lèvres,
s’abandonnant à la fougue de ce baiser brûlant. Tout bascula autour d’elle. Sans
même sans rendre compte, elle laissa ses mains glisser le long du dos de Thad,
caressant du bout des doigts les muscles fermes. Jamais elle n’avait ressenti un
désir aussi violent, aussi impérieux.
Lentement, Thad détacha ses lèvres de celles de Jayna sans cesser de l’enlacer.
Elle leva les yeux vers lui et promena doucement les doigts sur sa bouche.
Soudain, la vue de sa main sur le visage de cet homme qu’elle connaissait à
peine la paralysa. Que faisait-elle ? Une peur panique s’empara d’elle et, d’un
brusque mouvement des épaules, elle se dégagea.

-Jayna ?

Elle perçut de l’étonnement et du désarroi dans la voix de Thad.

-Je voudrais partir d’ici, déclara-t-elle.
-Mais, pourquoi ? Que se passe-t-il ?

Elle lutta contre l’envie de se jeter de nouveau dans ses bras.

-Tout cela n’a aucun sens. Je vais bientôt rentrer chez moi et toi, tu
retourneras à New York.
-Ce n’est pas une raison pour ne pas profiter de l’instant présent.

Elle le regarda fixement, essayant de dissimuler sa déception.

-Thad, commença-t-elle d’une voix glaciale, je ne cherche pas un mari,
mais je n’ai pas non plus envie…de profiter de l’instant présent. Je n’ai pas
pour habitude de me jeter dans le lit du premier inconnu qui passe.
-Je suis désolé, Jayna. Je me suis mal exprimé…Ce n’est pas du tout ce que
je voulais dire..
-En es-tu sûr ?

Thad ne répondit pas. Il éprouvait pour Jayna une attirance comme il n’en avait
jamais connu de sa vie. Mais de là à s’engager dans une relation durable. Non,
il avait déjà trop souffert.

-Je te ramène, dit-il.

Immobile, Jayna le regarda ramasser les restes du pique-nique. Elle se sentait
seule, abandonnée.
Ils ne prononcèrent pas une parole pendant tout le chemin du retour. Thad
arrêta la voiture devant la maison de Jayna, et il descendit pour la
raccompagner jusqu’à la porte.

-Merci de m’avoir raccompagnée, dit-elle simplement.

Il ne fallait surtout pas lui proposer d’entrer, la tentation serait trop grande.

-J’aimerais te revoir, Jayna. Demain, peut-être ?
-Non, c’est impossible.
-Pourquoi ?
-Parce que je ne veux pas, cria-t-elle en cherchant fébrilement ses clés dans
son sac.
-En es-tu certaine ? lui demanda-t-il, en lui posant la main sur l’épaule.

Non, elle n’en était pas certaine. Ou plutôt, elle mourrait d’envie de passer une
autre journée avec lui, mais elle devait résister. Une aventure avec lui serait
beaucoup trop dangereuse.

-Pourquoi ne me laisses-tu pas tranquille ? demanda-t-elle, exaspérée. Que
veux-tu de moi ?
-Je ne veux rien, répondit doucement Thad. J’aime simplement être avec toi,
je voudrais mieux te connaitre, savoir comment tu vis, quels sont tes
projets, tes pensées.

Il savait déjà que son temps était dévoré par les obligations, les horaires fixes
et les responsabilités. Mais il aurait voulu lui apprendre à se détendre, à aimer
la vie. Il la prit par le menton et l’obligea à le regarder alors qu’elle s’apprêtait
à se retourner.

-Je t’en prie, donne-moi une chance.

Leurs regards s’accrochèrent, avant que Thad se penche vers sa bouche. Elle
savait qu’il allait l’embrasser, qu’elle devait l’en empêcher, mais elle ne fit pas
un geste.
Une véritable décharge électrique la traversa quand leurs lèvres se
rencontrèrent. L’esprit embué, incapable de réfléchir, elle répondit à son baiser
avec violence. Ce ne fut que lorsqu’il attira son corps contre le sien qu’elle
retrouva la voix.

-Non.

Il desserra son étreinte, mais n’ouvrit pas les bras pour la laisser partir.

-Jayna, pourquoi ? Je sais que tu en as autant envie que moi.

Jamais une femme ne lui avait fait un tel effet. Chaque fois qu’il la prenait dans
ses bras, il oubliait tout. Il la désirait comme un fou et pas seulement parce
qu’il n’avait pas fait l’amour depuis des mois. Non, il était irrésistiblement
attiré par elle, par son corps mais également par autre chose qu’il n’arrivait
pas encore à définir.

-Jayna, reprit-il doucement, je sais que tu es la femme dont tu m’as parlé,
celle qui me fera oublier toutes les autres.

Elle le regarda, incrédule. Ce qu’il venait de lui dire l’effrayait encore plus que
la perspective d’une simple aventure.

-Tu ne dirais pas ça si tu me connaissais mieux.

Sa vie était trop remplie pour lui permettre une relation durable avec un
homme. Elle n’était absolument pas prête pour ce qu’il lui proposait.

-Je n’ai pas besoin de te connaitre mieux, Jayna, je le sais déjà.

La panique s’empara d’elle. Affolée, elle eut soudain l’impression d’être
cernée, acculée.

-Lâche-moi, hurla-t-elle en se débattant.

Thad ouvrit les bras sans comprendre. Immobile à quelques mètres de lui, elle
le fixait d’un regard effrayé, des larmes brillant dans ses yeux.

-Que se passe-t-il, Jayna ? Il suffisait de me demander de te laisser partir.
-Je l’ai fait. Plusieurs fois.
-De quoi as-tu peur ? J’ai beau te trouver excessivement désirable, jamais,
je ne te toucherai contre ta volonté.

Elle baissa les yeux.

-Tu ne…Enfin, je veux dire…
-Tu n’as pas d’explication à me donner, l’interrompit-il en constatant avec
soulagement qu’elle se ressaisissait. Je crois qu’il vaut mieux que je parte
maintenant, je passerai te voir demain.

Jayna se précipita vers la porte d’entrée sans même le regarder partir. Elle
ferma à clé, comme pour s’assurer qu’elle n’allait pas craquer et courir
comme une folle derrière lui.
Puis, incapable de contenir plus longtemps les sanglots qui lui brûlaient la
gorge, elle se jeta sur le lit et enfouit la tête dans l’oreiller.


Thad tourna en rond dans le salon pendant longtemps, puis il décida de sortir.
L’air de la nuit lui ferait du bien. Il se reprochait d’avoir agi aussi
grossièrement envers Jayna. Elle l’avait repoussé à plusieurs reprises, et il était
revenu à la charge chaque fois, refusant de la prendre au sérieux, se
comportant comme un rustre. Les mains enfoncées dans les poches de son
blouson, il marchait d’un bon pas le long du sentier.

-Eh bien, fiston, en voilà une heure pour se promener.

Thad sursauta en reconnaissant la voix de Jim Greenwood. Plongé dans ses
pensées, il était parvenu jusqu’à la demeure du vieil homme sans s’en rendre
compte.

-Bonsoir, Monsieur Greenwood.
-Je vous offre un café ?
-Merci, mais il est déjà tard, refusa Thad, peu disposé à bavarder.
-Elle n’a pas voulu venir, c’est ça ?
-Si, elle a accepté.

Après avoir entendu Thad poser des questions sur Jayna en ville, le vieil
homme était venu lui conseiller de ne plus éveiller la curiosité des gens. Les
commérages allaient bon train dans la région, et il ne voulait pas que Jayna ait
à en souffrir. Les deux hommes avaient sympathisé et Thad avait fait part de
son intention d’emmener Jayna pique-niquer.

-Allez, entrez, un petit café vous fera du bien, déclara Jim Greenwood.
Vaincu, Thad lui emboîta le pas.
-Alors, comme ça, elle a accepté ? reprit Jim.
Il emplit deux tasses de café brûlant.
-Oui.
-Dans ce cas, où est le problème, fiston ?

Pendant un moment, Thad se demanda si le vieil homme ne se moquait pas de
lui. Mais devant la sincérité de son regard, il décida de lui faire confiance et lui
raconta ce qui s’était passé.

-C’est pas très bon, tout ça, commenta Jim Greenwood. Qu’allez-vous faire,
maintenant ?

Thad haussa les épaules.

-Je n’en ai pas la moindre idée.
-C’est qu’elle ne va pas rester ici bien longtemps. Faudrait vous dépêcher si
vous tenez vraiment à elle. Je veux dire…pour de bon, parce que si vous
cherchez une fille pour un soir, c’est pas la peine, elle vous a dit ce qu’elle
en pensait.

Thad hésita. Tenait-il à Jayna pour de bon, comme disait Jim ? Etait-il prêt à
s’engager, à échanger des promesses qui risquaient de n’être jamais tenues ?

-De toute façon, elle ne veut pas de relation sérieuse, déclara-t-il. Elle ne
croit pas plus que moi au mariage et aux serments d’amour.
-C’est des histoires, s’écria le vieux Jim, en se redressant. Si elle ne voulait
rien de sérieux, vous seriez déjà dans son lit. Et au lieu de dire des bêtises
sur le mariage, vous feriez mieux de réfléchir à ce que vous voulez
vraiment.

A trente cinq ans, Thad n’avait plus envie d’aventures sans lendemain mais de
là, à s’engager pour la vie, il hésitait.

-D’abord, pourquoi ne pas croire au mariage ? reprit Jim.

Thad lui parla de son ancienne profession, de tous ces couples qu’il avait vus
se haïr et se déchirer. Il lui parla de ces hommes et de ces femmes qui s’étaient
juré de s’aimer jusqu’à la mort et qui, quelques années plus tard, se battaient
sauvagement pour le partage d’une maison ou de l’argenterie.

-Vos parents aussi ont divorcé ? demanda Jim.
-Non, ils vivent toujours ensemble. Je crois même qu’ils sont heureux.
-Ma Martha et moi, on était heureux nous aussi. Si la mort ne nous y avait
pas forcés, on se serait jamais quittés, ce qui prouve qu’il y a parfois du bon
dans le mariage.

Thad hocha la tête, songeur.

-Peut-être avez-vous raison, Monsieur Greenwood. Mais on dirait que ce
genre de bonheur n’est plus pour ma génération.
-Foutaises. Vivre à deux n’est jamais facile et les enfants n’arrangent rien.
Pourtant, il n’y a rien de mieux dans la vie qu’une femme qu’on aime et une
gentille famille.

L’émotion faisait briller les mirettes du vieil homme. Thad s’en voulait de
l’avoir poussé à remuer de vieux souvenirs. Mais force était de reconnaitre
qu’il lui avait ouvert les yeux. A ne rencontrer que des couples déchirés, il en
avait oublié que d’autres vieillissaient côte à côte sans cesser de s’aimer.
Thad se leva, sa tristesse et sa colère envolées.

-Il faut que je parte, Monsieur Greenwood. Merci pour le café et les
précieux conseils.


A la troisième sonnerie, Jayna décrocha. Elle fut à la fois déçue et soulagée en
reconnaissant la voix de Nell.

-Ça va ? demanda-t-elle. Tu as l’air affolée ?
-C’est à cause de ce logiciel de comptabilité pour les professions libérales.
Il y a un problème dans les données et, depuis deux jours, j’essaie en vain
de m’y retrouver. Mais tu sais combien je suis douée pour ce genre de
choses.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelée plus tôt ?
-J’espérais m’en sortir.

Jayna ne réfléchit pas plus de deux minutes, avant de décider de partir pour
Lafayette au plus vite. Il serait toujours temps de tenir sa promesse plus tard.
Elle reviendrait dès que possible et resterait ici un peu plus longtemps, voilà
tout. Et, avec un peu de chance, ces quelques jours de travail lui remettraient les
pieds sur terre.

-Ne t’inquiète pas, Nell, j’arrive.

Le premier avion décollait quelques heures plus tard. Jayna eut juste le temps
d’empaqueter quelques affaires, de prendre une douche froide à cause du
chauffe-eau qui ne marchait pas, et de s’habiller pour partir. Sur la route, elle
appellerait Monsieur Greenwood pour lui demander de s’occuper des chats.
Vêtue d’un tailleur bleu foncé, les cheveux relevés en chignon, Jayna mit un
certain temps à se familiariser avec le reflet que lui renvoyait le miroir. Depuis
son arrivée dans la maison de Rose, elle n’avait porté que des jupes amples ou
des jeans et s’était habituée à voir ses cheveux retomber sur ses épaules.
Laquelle de ces deux images lui correspondaient réellement ?


Jayna travailla d’arrache-pied pendant deux jours pleins avant de résoudre le
problème du logiciel de comptabilité. Comme elle l’avait soupçonné, l’erreur
ne provenait pas du logiciel lui-même, mais de l’opératrice intérimaire qui
l’avait utilisé la semaine précédente. Les yeux rougis par l’écran et les épaules
endolories, elle décida de rester une journée de plus pour réintroduire dans
l’ordinateur toutes les données concernant les clients.
Le peu de temps libre qui lui restait le soir, elle le consacra à sa famille,
surtout sa mère qui ne cessa de l’exhorter à rester. Pourtant, en dépit des
remarques acides de Karen, de ses plaintes et de ses accusations, Jayna ne céda
pas. Elle tiendrait la promesse, faite à Rose.
Le quatrième jour au matin, Nell accompagna son amie à l’aéroport.

-Je suis désolée de t’abandonner avec tout ce travail, s’excusa Jayna en la
quittant. En plus, en ce moment...
-Le mariage n’a lieu qu’en décembre, lui rappela Nell. Je peux très bien me
débrouiller seule, je t’assure, surtout maintenant que ce maudit ordinateur
fonctionne.

Elle passa un bras autour des épaules de Jayna avant de demander.

-Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es bizarre depuis que tu es revenue. Irritable,
impatiente…Quelque chose te préoccupe ?
-Non, pas du tout. C’est sans doute à cause de ce logiciel, j’ai bien cru ne
jamais m’en sortir.

En réalité, tout allait de travers. Au lieu de lui faire oublier Thad Perkins, ces
quelques jours de séparation lui avaient révélé combien il lui manquait. Pas un
instant ne s’était écoulé sans qu’elle ne revoie son sourire et s’interroge sur ce
qu’il faisait et s’il pensait à elle.

-C’est étrange, tu te conduis exactement comme moi lorsque j’ai commencé
à sortir avec Wesley, remarqua Nell. Tu n’aurais pas rencontré quelqu’un ?
-Maintenant que tu en parles, un charmant voisin de près de soixante-dix
ans.
-Arrête de dire des bêtises et dépêche-toi, sinon l’avion va décoller sans toi.

Un peu plus tard, en attachant sa ceinture, Jayna tenta de se convaincre qu’elle
n’avait pas menti à Nell. Après tout, Thad Perkins n’était qu’un étranger avec
qui elle avait passé quelques heures. Pourquoi aurait-elle parlé de lui à son
amie ?
Elle trouva le voyage interminable. Sa tête lui faisait mal à force de penser.
Quand elle oubliait Thad Perkins, elle songeait à sa mère et à ses reproches.
Pourquoi Karen la comparait-elle toujours à son père ? Pourquoi l’accusait-
elle continuellement de ne pas s’occuper d’elle et de vouloir l’abandonner ?
Etait-ce la faute de Jayna si Rose avait inscrit cette clause bizarre dans son
testament ?


A son arrivée, Jayna fut surprise de trouver un mot de Jim Greenwood glissé
sous la porte.
« Mademoiselle Jayna, je pars chez mon frère pour deux ou trois jours. Vos
chats sont chez Thad Perkins. Amitiés. Jim. »
Les chats étaient chez Thad ? Ainsi, il était toujours ici et elle allait devoir le
rencontrer aujourd’hui même, qu’elle le veuille ou non.
Elle remonta dans sa voiture et prit la route de la maison des Roberts.


Chapitre 5



Rassemblant son courage, Jayna frappa à la porte. Thad ouvrit aussitôt avec un
sourire rayonnant.

-Bonjour, Jayna.
-Bonjour. Je…je viens pour les chats.
-Entre, je vais les chercher.

Elle ne bougea pas.

-Je ne veux pas te déranger, je t’attends ici.
-Tu ne me déranges jamais, Jayna.

Il laissa son regard glisser sur les cheveux relevés en chignon, le tailleur
moulant et les escarpins à talons hauts. Puis, fixant de nouveau le visage de
Jayna, il sourit.

-Qui es-tu aujourd’hui ?
-Que veux-tu dire ?
-Je m’étais habitué à la diseuse de bonne aventure et voilà que je découvre
une parfaite femme d’affaires. Est-ce bien la même femme ?

Elle ne put s’empêcher de sourire.

-Pour ne rien te cacher, j’ai moi-même des doutes. Alors, ces chats, qu’en
as-tu fait ?

Sans répondre, Thad lui prit la main et l’attira doucement vers lui. Elle ferma
les yeux tandis qu’il la prenait par la taille et la serrait contre lui.

-Tu m’as beaucoup manqué, chuchota-t-il. J’ai eu si peur que tu sois partie
sans me dire au revoir.

Avant qu’elle ait pu répondre, il s’empara de ses lèvres tout en ôtant les
épingles de ses cheveux, qui retombèrent lourdement sur ses épaules. Jayna
réalisa combien elle avait besoin de la douceur de ses lèvres, de la chaleur de
son corps, de sa force, de ses bras autour d’elle.
Lentement, leurs bouches se séparèrent. Thad glissa les doigts dans la lourde
chevelure de Jayna.

-Tu devrais toujours laisser tes cheveux défaits.
-Et les chats ?
-C’est bon, j’y vais. Au fait, cria-t-il depuis la cuisine, je suis heureux de
t’avoir manqué. C’est ce que tu allais dire ?

Il revint, portant les deux chats dans un panier.

-Non ? insista-t-il.

Sans répondre, elle prit le panier. Avant de s’éloigner, elle dit tout bas.

-Tu m’as manqué aussi, Thad Perkins.

Avant qu’il ait pu réagir, elle était dans sa voiture et démarrait.


Jayna contempla la pièce avec désespoir. Le même désordre épouvantable y
régnait, quelques couches de poussière en plus. Elle hésita, s’allonger ou faire
le ménage ? Après toutes ces heures d’immobilité devant l’ordinateur, un peu
d’activité physique lui ferait le plus grand bien et lui éviterait de se torturer
l’esprit à propos de Thad.
Pourtant, tandis qu’elle faisait la vaisselle et passait l’aspirateur, elle ne cessa
de penser à lui. Pourquoi était-elle tombée si facilement dans ses bras ? Et
surtout, pourquoi lui avait-elle dit qu’il lui avait manqué ?
Quatorze heures venaient de sonner quand elle s’arrêta. Elle était fatiguée mais
la maison étincelait. Elle s’approcha de la fenêtre et contempla le ciel assombri
par de gros nuages gris. Une pluie fine tombait, le genre de pluie qui pouvait
durer des jours et des jours. En plus, il faisait froid.
Démoralisée, elle s’installa sur le canapé, la couverture en fourrure ramenée
sous le menton. Que faire maintenant ? Dormir ? Elle n’y parviendrait pas.
Lire ? Elle était trop lasse. Finalement, elle se leva et alluma l’antique poste de
radio.
Elle fut réveillée par des coups frappés à la porte. Monsieur Greenwood étant
absent, elle sut immédiatement de qui il s’agissait.

-Que veux-tu ? demanda-t-elle sans se lever.
-Je peux entrer ?

Pour qui se prenait-il ? Il ne lui suffisait pas de l’empêcher de dormir toutes les
nuits, il fallait encore qu’il vienne interrompre sa sieste.

-Non, je suis occupée.
-Qu’est-ce que tu fais ?
-Je dors. Ou plutôt, j’essaie.

La porte s’entrouvrit doucement et Thad apparut, souriant.

-Thad, s’écria-t-elle, indignée.

Il s’installa dans le rocking-chair.

-Continue à dormir, Jayna, je promets de ne pas te déranger.
-Que je dorme avec toi, ici ? Impossible.
-Pourquoi ?
-Mais enfin c’est insensé. D’abord, que feras-tu pendant ce temps ?

Thad se leva, s’accroupit à côté d’elle et lui caressa tendrement la joue.

-Je veillerai à ce que rien ne trouble ton sommeil, mon cœur. Tu as l’air si
fatiguée.
-Oui, je le suis, déclara-t-elle, en lui tournant le dos. Reste si ça te chante
mais ne compte pas sur moi pour la conversation.

Sans un mot, Thad se releva et se rassit dans le rocking-chair. Jayna ferma les
yeux, bien décidée à l’ignorer. Elle écouta un moment la musique puis sombra
dans le sommeil.
La musique jouait toujours et la première chose que vit Jayna en ouvrant les
yeux fut le feu dans la cheminée. Elle s’étira voluptueusement et soudain, tout
lui revint à la mémoire. Elle se redressa, passa la tête au-dessus du dossier du
canapé et le vit, tranquillement assis dans le rocking-chair.

-Bien dormi, s’enquit-il en levant les yeux de son livre.

Elle s’était montrée détestable et il était toujours là, aimable, souriant.

-Pourquoi n’es-tu pas parti ?
-Tu voulais vraiment que je m’en aille ?
-Oui.

Oui, elle le voulait, cet homme était trop dangereux pour elle. Elle ne serait
tranquille que s’il quittait sa maison, la région et même le pays. Il n’y avait pas
de place pour lui dans sa vie.

-Qui es-tu ?
-Thad Perkins. Trente-six ans. Taille : un mètre quatre-vingt-quinze. Poids :
quatre-vingt-neuf kilos.

Jayna sourit et posa les coudes sur le dos du canapé.

-Je ne te demande pas une fiche signalétique. Je veux savoir qui est Thad
Perkins.
-Peut-être l’homme qui t’aime, suggéra-t-il.

Elle en resta muette de surprise. Etait-ce aussi simple pour lui ?

-Mais … tu ne me connais pas, finit-elle par bredouiller. Tu ne sais rien sur
moi.
-Suffisamment pour avoir envie d’en découvrir davantage. J’ai passé un
après-midi merveilleux.

Décidément, elle comprenait de moins en moins. Elle ne savait même plus si
Thad plaisantait ou s’il parlait sérieusement.

-Et qu’as-tu fait de si agréable ?
-Je suis resté auprès de toi.
-Au moins, ce n’était pas trop difficile.

Il eut un petit rire moqueur.

-Tu te trompes. Rien n’est plus difficile que de regarder dormir une femme
que l’on désire.

Il se leva pour tisonner le feu.

-J’ai préparé le dîner, tu as faim ?

Jayna se sentit prise au piège. Combien de temps Thad Perkins pensait-il rester
chez elle ? Et pourquoi se conduisait-il comme si elle l’avait invité à
s’installer ?

-Non, merci. Je préfère du café, dit-elle en se levant.
-J’en ai déjà fait, je te l’apporte.
-Non, cria-t-elle. Je ne veux pas de ton dîner, ni de ton café. Mais
qu’attends-tu de moi, à la fin ? Pourquoi fais-tu tout ça ?

Il la regarda sans bouger, ne voulant pas l’effrayer. Il s’était promis d’être
patient, de ne pas la brusquer.

-Je ne veux rien que tu ne souhaites me donner, Jayna. Je veux juste te faire
plaisir.

Elle respira profondément, essayant de se calmer. Elle devait lui faire
comprendre, lui expliquer qu’elle n’avait pas de temps à lui consacrer.

-Ecoute, ça ne sert à rien. Quoi que tu fasses, tu n’obtiendras rien de moi.
L’amour, les aventures, ou même le mariage, ça ne m’intéresse, ma vie est
déjà trop remplie.

Thad s’approcha d’elle et passa les bras autour de ses épaules. Il aurait voulu la
protéger de toutes les peines et les douleurs du monde.

-Je cherche simplement à te prouver à quel point tu comptes pour moi, dit-il
tendrement. Rien de plus. Maintenant, si tu goûtais ma fameuse soupe de
pommes de terre ? ajouta-t-il d’un ton léger. Tous mes amis en raffolent.

Lâchant Jayna, il se dirigea vers le coin cuisine. Ne sachant trop quoi faire, elle
le suivit. Un délicieux fumet s’échappa de la marmite lorsqu’il souleva le
couvercle.

-Où as-tu trouvé des pommes de terre ? demanda-t-elle, étonnée.
-J’ai fait quelques courses pendant que tu dormais. Il n’y avait rien ici.

Jayna ouvrit la porte du réfrigérateur qui regorgeait de victuailles.

-Tu es fou, j’avais tout ce qu’il me fallait. Tu reprendras tout ça en partant.
-Certainement pas. C’est bon pour toi, les légumes frais et la viande, ça te
changera des céréales et du chocolat, dit-il en désignant les paquets sur les
étagères.

Les poings sur les hanches, elle le considéra avec colère.

-Rien n’est plus nourrissant que les céréales. Quand au chocolat, c’est mon
péché mignon. Aucune loi ne l’interdit, que je sache ?

Il sourit et leva les mains en signe de capitulation.

-Très bien, je ne voulais pas te contrarier. Mais dis-moi, le chocolat est-il
ton seul pêché mignon ou en as-tu d’autres ?

Ignorant la lueur malicieuse qui brillait dans ses yeux, Jayna rétorqua avec
froideur.

-En tout cas, c’est le seul que je m’autorise.
-Si nous passions à table ?

Le dîner était excellent, Jayna dut reconnaitre que Thad cuisinait divinement.
Mais était-ce une raison suffisante pour s’inviter chez elle et préparer le
repas ? Que voulait-il exactement ? La semaine précédente, elle aurait juré
qu’il ne cherchait qu’une aventure sans lendemain mais aujourd’hui, elle ne
savait plus. Que Thad puisse désirer autre chose la mettait encore plus mal à
l’aise.
Le repas terminé, elle débarrassa la table, entassa la vaisselle sale dans l’évier
et revint s’assoir côté salon. Confortablement installé sur le canapé, Thad
n’avait visiblement pas l’intention de partir. Dehors, un vent violent rabattait la
pluie contre la baie vitrée.

-Viens t’assoir près de moi, Jayna, dit-il en lui tendant la main.

Sans chercher à discuter, elle se laissa glisser sur le canapé et il lui entoura les
épaules du bras.

-Je n’arrive pas à te comprendre, Thad.

Elle posa sa tête sur son torse et entendit les battements rapides de son cœur.

-Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? demanda-t-il en lui caressant
doucement le dos.
-Tout.

Les caresses de Thad se firent de plus en plus sensuelles et un long
frémissement la parcourut.

-Enfin, non, corrigea-t-elle en s’éloignant brusquement de lui. Certains
points sont parfaitement clairs.

Il ne bougea pas.

-Je crois au contraire que tu te méprends sur beaucoup de choses. Pourquoi
as-tu peur de moi ?
-Je n’ai pas peur de toi.

Elle se leva pour attiser le feu dans la cheminée. Non, les hommes ne
l’effrayaient pas, en tout cas, pas tant qu’elles pouvaient les classer dans des
catégories, ce qui était impossible avec Thad Perkins.

-Je refuse juste de me laisser entrainer dans une quelconque aventure avec
toi.
-Même amicale ?

La question piège. Bien sûr, elle ne pouvait pas lui répondre non, surtout après
ce qu’il avait fait pour elle aujourd’hui. Mais comment savoir où il plaçait les
limites de l’amitié ?
Elle se détourna du feu, les joues rosies par la chaleur.

-Tu devais être remarquable dans un tribunal.
-J’étais très bon, assura-t-il avec un sourire amer. Mais beaucoup moins
sincère.

Le visage de Jayna rosit plus violemment.

-Viens t’assoir, reprit Thad. Tu as l’air épuisée.

Jayna revint sur le canapé et Thad l’attira doucement contre son épaule.

-Raconte-moi, pourquoi cet aller-retour imprévu ?

Jayna lui parla du coup de téléphone de Nell, du logiciel et de sa décision de
rentrer au plus vite au bureau pour tout remettre en ordre. Il l’écouta
attentivement, posant de nombreuses questions sur le cabinet, Nell, ou le
programme des ordinateurs. Tandis qu’elle lui répondait, Jayna sentait sa
tension diminuer. La tiédeur du corps de Thad gagnait le sien, et les muscles de
son dos se dénouaient sous les lentes caresses de ses mains.
Puis, il cessa de poser des questions et ils demeurèrent un long moment
silencieux, fixant les flammes dans la cheminée. Le délicat parfum de la peau et
des cheveux de Jayna emplissait la pièce. Soudain, elle changea de position et
Thad sentit la pointe dure de ses seins contre son torse. Un désir tiède et
délicieux se déversa dans ses veines.
Les mains sur les épaules de Jayna, il l’éloigna doucement de lui et se força à
se lever.

-Il est tard, dit-il. Je ferais mieux de partir.
-Pardonne-moi, je ne suis pas très bavarde.
-Tu es très tentante et ta maison aussi.

Son regard s’attarda sur le lit.

-Si je ne pars pas maintenant, j’ai peur de ne pas pouvoir le faire plus tard.
D’ailleurs, tes yeux se ferment, tu as besoin de dormir.

Il lui fit un léger baiser sur le front puis, incapable de résister, glissa les bras
autour de sa taille et l’attira contre lui. Ses lèvres rencontrèrent celles de Jayna
qui s’entrouvrirent immédiatement à leur contact brûlant. Oubliant tout, elle
répondit fiévreusement à ce baiser. Soudain, une bûche se fendit bruyamment
dans la cheminée, et Jayna se raidit. Percevant son hésitation, Thad relâcha
immédiatement son étreinte. Malgré la force de son désir, il refusait de la
brusquer.
Elle leva vers lui un regard étonné. Lui posant un doigt sur les lèvres, il en
suivit lentement les contours ourlés.

-Tu es quelqu’un de très spécial et de très fragile aussi. Sais-tu ce que je
voudrais en ce moment ?

Jayna secoua la tête, peu certaine de vouloir entendre ce qu’il allait lui dire.

-Que cet instant ne s’arrête jamais. Et passer le reste de ma vie à te regarder,
à te tenir contre moi et à t’écouter me parler de tes idées et de tes rêves les
plus fous.

Il se pencha et lui effleura les lèvres des siennes d’un baiser aussi léger qu’une
aile de papillon.
« L’instant est terminé » songea tristement Jayna.
Au lieu de s’étendre pour l’éternité, le temps leur était compté. Et elle en avait
si peu pour lui.

-S’il te plait, va-t-en.

« Pars avant que je craque, pensa-t-elle. Avant que je décide de te garder près
de moi. »
Thad déposa un dernier baiser sur la joue de Jayna et se dirigea vers la porte.

-Bonne nuit, petite sorcière. Fais de beaux rêves.


Jayna raccrocha, totalement désemparée. Thad venait de l’inviter à déjeuner et
elle avait immédiatement accepté. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas sa propre
faiblesse.
Tout en enfilant un jean et un chandail à col roulé et trop grand – elle ne
voulait pas que Thad pense qu’elle voulait le séduire -, elle se répéta qu’elle
n’avait agi que par pure amitié. Thad était sympathique, gentil et elle n’avait
pas le droit de le blesser en refusant de le voir. D’ailleurs, sous quel prétexte
aurait-elle décliné son invitation ? Thad savait, qu’à part lui et Jim Greenwood,
elle ne connaissait personne dans la région.
Jayna haussa les épaules. Au fond, elle ne croyait à aucune de ces excuses. Il lui
suffisait de sentir son cœur battre dans sa poitrine pour savoir qu’elle mentait.
Jamais un simple déjeuner avec un ami ne l’avait mise dans un état pareil.


Elle coupa le contact et demeura un long moment dans la voiture avant d’en
descendre. Finalement, elle ouvrit la portière et entendit les coups réguliers
d’une hache fendant du bois derrière la maison. Elle s’arrêta pour écouter. Au
moins, Thad ne l’attendait-il pas impatiemment. Quelque peu rassérénée à cette
idée, elle se dirigea vers l’endroit d’où provenaient les coups.
Thad lui tournait le dos. Torse nu, il levait et abaissait régulièrement la hache
en un geste sûr et puissant. La sueur perlait sur les muscles tendus de son dos et
de ses épaules.
Il se retourna en attendant des brindilles craquer sous les pas de Jayna. Un
large sourire illumina son visage luisant.

-J’en ai pour une minute. Tu peux m’attendre là, dit-il en désignant du
menton une souche à quelques mètres de lui.

Jayna s’assit, contente de pouvoir continuer à le regarder. Jamais un homme ne
lui avait fait un tel effet. Il avait un splendide corps ferme bruni par le soleil.
Elle eut une irrésistible envie de s’approcher de lui, de poser la tête sur ce
torse ombré d’une fine toison, et de promener les doigts sur chacun de ces
muscles. Au lieu de cela, elle croisa les bras et détourna la tête. Au coup de
hache suivant, ses yeux étaient de nouveau posés sur Thad.
Son travail fini, il lâcha la hache et se redressa. En se tournant pour reprendre
son tee-shirt, il surprit le regard de Jayna sur lui.

-A quoi penses-tu, petite sorcière ?
-A rien.
-Si tu savais comme j’aime ton air quand tu ne penses à rien. Tes yeux
brillent comme lorsque je t’embrasse.

Jayna rougit violemment. Elle avait effectivement éprouvé presque autant de
plaisir à le regarder qu’à l’embrasser. Mais pourquoi avait-il fallu qu’il s’en
aperçoive ? Elle se détourna sans répondre.

-Si nous allions déjeuner ? reprit-il tranquillement. Je meurs de faim.

-Puis-je t’aider ? s’enquit Jayna en voyant Thad s’affairer dans la cuisine.

Grande et claire, la pièce était remplie d’ustensiles divers, parmi lesquels Thad
semblait se sentir parfaitement à l’aise. Hormis son bol du petit déjeuner, rien
ne trainait dans l’évier.

-Non, merci. Je n’ai qu’à préparer les sandwichs. Je t’ai fait une mayonnaise
maison dont tu me diras des nouvelles.

Jayna s’assit sur une chaise et le regarda laver puis couper les tomates.

-Ta maison est très jolie, remarqua-t-elle.
-Ce n’est pas la mienne, on me la prête.
-Pour longtemps ?
-Je ne sais pas, je n’ai pas encore décidé.

Décidément, il n’était pas facile d’apprendre quelque chose sur Thad Perkins.

-Et les chiens, où sont-ils ?
-Ils appartiennent au propriétaire. Heureusement, il les a repris avec lui, je
n’aime pas les animaux dressés pour l’attaque.

Jayna hocha la tête. Elle avait au moins appris qu’il n’aimait pas les chiens
agressifs. C’était bien, mais nettement insuffisant. Elle voulait en savoir plus.

-Tu ne m’as presque rien dit sur toi, commença-t-elle. As-tu des buts, des
objectifs dans la vie ?
-Je t’ai déjà répondu. Je n’ai aucun projet pour le moment, je me contente
de prendre les jours comme ils viennent. Viens, les sandwichs sont prêts.

Elle le suivit au salon et ouvrit de grands yeux quand il posa le plateau sur la
table - de quoi nourrir une demi-douzaine de personnes -. Comptait-il vraiment
manger tout ça ?

-On dirait que ma façon de vivre te préoccupe, dit-il en versant le café dans
les tasses.
-Disons plutôt qu’elle m’étonne.
-Pourquoi ? Parce que je ne fais rien ?
-Oui, l’oisiveté me choque. Je trouve que c’est un comportement
irresponsable.
-Jayna, il y a une énorme différence entre l’oisiveté et l’irresponsabilité. Je
serais irresponsable si je devais compter sur les autres pour survivre, ou
encore si j’avais une famille à charge et refusais de travailler pour
l’entretenir.

Une ombre passa dans le regard de Jayna.

-Mais ce n’est pas le cas, continua Thad. Ma paresse actuelle ne nuit à
personne. En outre, je crois qu’il est important de prendre parfois le temps
de s’arrêter pour faire le point. C’est le seul moyen de ne pas se tromper de
direction.
-As-tu découvert quelle direction tu veux emprunter ?

Il eut un petit rire.

-Es-tu toujours aussi pressée ? N’oublie pas que je ne suis ici que depuis
deux semaines. Certains cherchent toute leur vie.
-Je sais, assura-t-elle en songeant à son père. Mais tu as tout de même dû
apprendre quelque chose pendant ces deux semaines.
-Enormément. J’ai appris que l’argent, le pouvoir ou le succès avaient
moins d’importance qu’un coucher de soleil, que la vie n’avait pas de
valeur si on ne prenait pas le temps de l’apprécier, de l’aimer. Autant de
choses que ta tante espérait sans doute te faire découvrir en t’envoyant ici.

Jayna tressaillit. Non, Rose n’était pas le genre de femme à vivre dans les
maisons des autres et à passer son temps à admirer les nuages.

-Ne parle pas de ce que tu ignores, répondit-elle froidement.
-Je n’espère pas te convaincre. Je sais que nous sommes ici pour des
raisons différentes. Toi, par obligation. Et moi, parce que je veux prendre le
temps de découvrir qui je suis et ce que je veux. Mais cela ne doit pas nous
empêcher d’être amis.
-Non, bien sûr.

Elle se demandait quelle signification exacte il donnait au mot ami. Thad sourit
et lui passa un sandwich.

-Si nous commencions à manger. Que dirais-tu ensuite d’un petit tour dans
les environs ? J’ai découvert de très beaux coins pendant ton absence.

L’après-midi s’écoula comme un rêve. Thad se révéla un compagnon charmant
et plein d’humour, et Jayna ne regretta pas un seul instant d’avoir accepté son
invitation.
Le soleil disparaissait à l’horizon quand Thad la raccompagna à sa voiture.

-Tu ne sais pas à quel point tu es belle et désirable, murmura-t-il en la
quittant. Mais je te promets de te l’apprendre.

Jayna se raidit. Dire qu’elle avait presque réussi à se persuader que Thad et elle
n’étaient que de bons amis. Pourquoi essayait-il de tout gâcher ?
Sans lui laisser le temps de répondre, il lui fit un rapide baiser sur la bouche,
se retourna et marcha vers la maison.

Chapitre 6



Thad tint sa promesse. Jayna apprit beaucoup au cours de la semaine suivante.
A profiter de chaque moment qui passe, à regarder les nuages dans le ciel
pendant des heures, mais aussi à se distraite et à prendre la vie comme elle
venait.
Surtout, elle apprit à mieux connaitre Thad. Elle le savait intelligent et drôle,
mais elle le découvrit tendre et spontané, n’hésitant pas à la prendre par la
taille pour la faire danser dans la cuisine, ou à faire un détour pour visiter un
endroit non indiqué sur les cartes.
Jamais il n’essaya de profiter de sa force pour l’embrasser ou la retenir contre
lui. Mais sensuel et attentionné, il la prenait par la main au moindre prétexte, et
ne manquait jamais de lui faire un compliment. Doucement, sans la brusquer, il
lui révélait combien elle était belle et désirable.
Pourtant, un soir, Jayna comprit combien il pouvait être dangereux de jouer
avec le feu.
Thad l’avait raccompagnée après un délicieux dîner au restaurant et, comme il
en avait pris l’habitude, il s’attarda un moment pour bavarder. Jayna se sentait
très détendue, trop peut-être. Quand il la prit dans ses bras et l’embrassa
comme chaque soir avant de la quitter, son corps la trahit. Un éclair de désir la
traversa, et elle se serra de toutes ses forces contre lui, ses lèvres s’entrouvrant
pour un long baiser passionné.
Soudain, effrayée par la force de son propre désir, elle se rejeta violemment en
arrière.
Thad la regarda un moment sans comprendre, puis son visage s’assombrit.

-Ne te moque pas de moi, Jayna.

Sa voix était rauque, presque menaçante. Jayna fit un pas en arrière.

-Je…je ne voulais pas, bredouilla-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’a pris…J’ai
peut-être bu un peu trop de vin.
-Dans ce cas, le vin n’a fait que laisser la parole à ton corps. Arrête de te
mentir, Jayna, tu as autant envie de moi que moi de toi. Il me suffit de te
toucher pour savoir que je pourrais t’avoir chaque fois que je le désire.
-C’est faux !

Avant d’avoir pu faire un geste, elle se retrouva plaquée contre le torse de
Thad.

-En es-tu sûr ? interrogea-t-il.

Sans desserrer son étreinte, il leva une main vers le visage de Jayna et lui
caressa les lèvres, la gorge, avant de glisser les doigts dans ses cheveux. La
main refermée sur sa nuque, il approcha le visage du sien.

-Je pourrais, et tu le sais.

Son corps entier le réclamait. Il n’y avait plus de tendresse, de douceur dans
ses gestes. Rien que du désir. Un désir fou et irrépressible.
Sa bouche se posa avidement sur celle de Jayna qui répondit immédiatement à
son appel. Leurs souffles se mêlèrent, leurs langues aussi tandis que le besoin
du corps de l’autre irradiait violemment leurs veines. Jayna frissonna quand il
détacha les lèvres des siennes. Jamais personne ne l’avait embrassée ainsi.
Jamais personne ne l’avait amenée à un tel état de désir.
La bouche de Thad glissa sur son menton et sur sa gorge.

-Thad, je t’en prie, je ne suis pas prête.

Son corps se pressa un peu plus contre celui de Thad comme si elle cherchait à
démentir ses paroles. Lentement, Thad se redressa et ouvrit les bras. Sa main
caressa la joue de la jeune femme.

-Au revoir, Jayna.

Il sortit en refermant très doucement la porte derrière lui.
Jayna demeura un long moment immobile au centre de la pièce. Elle pouvait
sentir le poids du silence sur ses épaules. Enfin, tremblante de froid, elle se
décida à bouger et se glissa dans le lit glacé.
Ridicule, elle avait été ridicule ! Pendant une semaine, elle s’était persuadée
que sa relation avec Thad était purement amicale et leurs baisers absolument
platoniques. Avait-on le droit d’être aveugle à ce point ? En une seule étreinte,
il avait détruit toutes ses illusions. Il lui avait révélé la vérité avant de la laisser
seule avec elle-même.
Elle savait qu’il ne chercherait plus à la revoir. Elle l’avait lu dans ses yeux
quand il l’avait quittée. Thad avait trop envie d’elle pour supporter plus
longtemps ce petit jeu.


Jayna passa deux longs jours à tourner sans but dans la maison. Dans moins de
deux semaines, elle serait en Louisiane et retrouverait son travail et ses
obligations. Mais tout serait-il vraiment comme avant ? Parviendrait-elle à
oublier Thad Perkins ? Hélas, rien ne lui paraissait moins sûr. Une semaine
plus tôt, l’idée de s’engager dans une relation sans avenir ne l’aurait même pas
effleurée. Maintenant, elle ne savait plus. Pourquoi ne pas céder au plaisir du
moment présent et faire taire ce corps qui la tourmentait ?
De toute façon, la question venait trop tard. Thad était parti, et il ne lui offrait
pas une seconde chance.


Les murs vibrèrent sous le grondement du tonnerre tandis qu’un éclair
étincelant zébrait l’obscurité. L’orage était au-dessus de la maison. Poussés par
un vent du nord glacial, des trombes d’eau cinglaient les vitres. Jayna s’éloigna
de la baie vitrée pour attiser le feu dans la cheminée.
Elle s’apprêtait à prendre un livre quand un roulement plus puissant la fit
sursauter. Toutes les lampes de la pièce s’éteignirent en même temps. Elle tenta
de remettre le compteur en route, mais rien n’y fit. La foudre avait dû tomber
sur un pylône proche et il y avait peu de chance pour que l’électricité fût
rétablie avant le matin. Tout à coup, la perspective de passer une nuit sans
lumière dans cette pièce qu’elle n’avait pas quittée depuis plusieurs jours lui
parut insupportable. Sans réfléchir, elle prit son sac et sortit sous la pluie. Elle
irait n’importe où, à l’hôtel en ville ou chez le vieux Jim Greenwood, mais elle
ne resterait pas une minute de plus dans cette maison glaciale que le feu de
cheminée ne suffisait pas à réchauffer.
La voiture glissait dangereusement sur la route inondée. Epuisée par des nuits
sans sommeil, Jayna n’avait jamais conduit avec autant de difficulté. Ses doigts
raidis par le froid s’accrochaient au volant comme à une bouée de sauvetage.
L’étroit chemin qui conduisait à l’ancienne maison des Roberts paraissait ne
pas avoir été emprunté depuis des semaines. Des branches arrachées par le vent
jonchaient le sol détrempé. Jayna coupa le moteur et regarda la maison.
Aucune lumière.
Thad…Elle avait froid, elle avait peur, et lui seul pourrait la rassurer. Pourquoi
n’était-il pas là ? Trempée jusqu’aux os, elle frappa anxieusement à la porte,
mais personne ne répondit. Désemparée, elle éclata en sanglots. Au même
instant, deux lumières blanches trouèrent la nuit.
Il reconnut immédiatement la voiture de Jayna. Une bouffée de joie l’envahit
tandis qu’il s’arrêtait juste derrière elle. Enfin, elle était venue jusqu’à lui. Mais
son sourire disparut lorsqu’il la vite, pâle comme une morte, le visage baigné
de larmes. Qu’était-il arrivé ? En un instant, il imagina les pires scénarios.

-Jayna, cria-t-il en s’élançant vers elle. Que se passe-t-il ?

Elle s’effondra dans ses bras.

-Thad…J’ai eu si peur…J’ai cru que tu étais parti.

Les mots lui avaient échappé. Jusqu’à ce moment, elle n’avait pas réalisé
pourquoi elle pleurait, pourquoi l’angoisse ne l’avait pas quittée depuis des
jours.
Thad dut faire un effort énorme pour ne pas laisser exploser sa joie. Tout à
coup, il ne sentait plus ni le froid, ni la pluie. Jayna pleurait parce qu’elle avait
eu peur de ne plus le revoir, parce qu’elle avait besoin de lui.
Conscient de l’état dans lequel elle se trouvait, Thad l’entraîna, sans attendre,
vers la maison.

-Viens, c’est fini. Tout va bien maintenant.

Elle s’assit sur le canapé, incapable du moindre geste. S’agenouillant auprès
d’elle, Thad lui retira ses bottes humides, son pull et l’enroula dans une
couverture moelleuse. Puis, il alluma du feu dans la cheminée et prépara deux
grands bols de chocolat bouillant.

-Alors, petite sorcière, dit-il en s’asseyant près d’elle, que se passe-t-il ?

Jayna frissonna. Thad se rapprocha d’elle et la prit dans ses bras pour la
réchauffer. Elle se blottit contre lui.

-C’est à cause de l’orage. Je n’ai plus de chauffage, ni de lumière.
-C’est pour ça que tu es venue ici ?
-Oui, mais je ne pensais pas que la route serait aussi dangereuse. Avec la
pluie, elle était glissante et je ne voyais rien. Et puis, je suis arrivée ici et
j’ai trouvé la maison vide. J’ai vraiment cru que tu étais parti.

Thad la serra un peu plus fort.

-Comment as-tu pu penser cela ? Tu sais bien que je ne peux pas te quitter.

Elle songea que, pourtant, il la quitterait à la fin des vacances. Mais elle
refusait d’y penser maintenant. Pour l’instant, il était près d’elle et rien d’autre
ne comptait. Elle se laissa aller contre lui.

-Je vais te préparer quelque chose à manger, proposa-t-il.
-Merci…Je n’ai pas faim.
-Prends au moins un peu de soupe pour te réchauffer. Ensuite, tu iras te
coucher.

Jayna jeta un coup d’œil affolé sur la pièce en se demandant si Thad ne s’était
pas mépris sur ses intentions. Ce dernier comprit immédiatement les raisons de
son trouble.

-Il y a trois chambres, précisa-t-il. Tu pourras dormir en toute tranquillité…
Au moins pour cette nuit. Si tu décides de rester plus longtemps, je ne
réponds plus de rien.


Allongée dans cette chambre inconnue où Thad l’avait laissée, Jayna
s’interrogeait sur les raisons de sa venue ici. Pourquoi, alors qu’elle était
partie avec l’intention de se rendre en ville ou chez Monsieur Greenwood,
avait-elle pris la direction de la maison de Thad ?
« Parce que seul Thad pouvait me rassurer, songea-t-elle. J’avais besoin de le
voir, de l’entendre, de sentir sa chaleur contre mon corps. » Elle se redressa
dans le lit, stupéfaite de sa propre découverte, elle était venue chez Thad parce
qu’elle avait besoin de lui…Parce qu’elle l’aimait.
Mais alors, que faisait-elle seule dans cette chambre ? Pourquoi l’avait-elle
repoussé si longtemps ? Par peur de souffrir ? De trahir ou d’être trahie ?
Mais ils ne s’étaient rien promis. Ils savaient l’un comme l’autre que cette
aventure ne survivrait pas à leurs vacances. Et tant pis, si elle devait en souffrir.
Pour la première fois depuis sa rencontre avec Thad, Jayna savait exactement
ce qu’elle voulait.
Pieds nus sur le sol froid, elle sortit de la chambre et frappa doucement à la
porte face à la sienne. La gorge sèche, elle attendit. Rien. Elle frappa de
nouveau un peu plus fort.


Les bras croisés sous sa tête, Thad fixait le plafond. Il savait qu’il ne dormirait
pas cette nuit, impossible avec Jayna dans la chambre voisine. Il pouvait encore
sentir son corps souple blotti contre le sien. Tant pis, il passerait une nuit
blanche à détailler chaque fissure de ce stupide plafond. Au moins était-il
heureux. Heureux qu’elle soit venue spontanément à lui, qu’elle ait eu besoin
de lui.
Pendant un instant, il se demanda s’il avait bien entendu. Immobile, il écouta.
Le bruit recommença, hésitant et timide. Il bondit.
La porte s’ouvrit et Jayna se retrouva face à la poitrine nue de Thad. Elle
tressaillit et leva les yeux vers son visage, incapable de prononcer une parole.
Les deux mains sur le cadre de la porte, Thad la contemplait avec étonnement.
La couverture qu’elle avait enroulée autour d’elle avait glissé de l’une de ses
épaules, révélant une peau de nacre au velouté troublant.

-Jayna ?
-Je te réveille ?
-Non.

En tout cas, elle venait de lui ôter ses dernières chances de trouver le sommeil.

-J’ai froid aux pieds, murmura-t-elle en regardant le lit défait derrière
Thad.

Celui-ci hésita, certain d’avoir mal compris.

-Vraiment ? demanda-t-il en lui prenant la main pour l’attirer vers lui.
Veux-tu que je les réchauffe ?

Ses lèvres se posèrent délicatement sur celles de Jayna, qui se blottit contre lui.
Elle sentit à peine la couverture glisser sur le sol tandis que Thad la soulevait
dans ses bras. Il la posa sur les draps encore tièdes de son lit.

-Jayna, j’ai si souvent rêvé de cet instant.
-Moi aussi.

Il lui couvrit les paupières et la bouche de baisers. Ses doigts glissèrent
légèrement sur le visage puis sur le corps de Jayna, suivant le tracé d’une
oreille, d’une pommette, d’un sein, et créant sur leur passage un courant de
plaisir d’une douceur inouïe. Un long et délicieux frisson parcourut le corps
de Jayna quand Thad acheva de la déshabiller, caressant de ses lèvres
entrouvertes la peau diaphane du ventre et des cuisses. Il se redressa pour la
contempler, et Jayna détailla chaque muscle de ses épaules, de son torse
puissant et de son ventre. Elle ne le quitta pas des yeux tandis qu’il se dénudait à
son tour.
Ils restèrent un long moment sans bouger, heureux de s’offrir sans fausse
pudeur au regard de l’autre. Thad rompit en premier le silence.

-Tu es encore plus belle que je l’imaginais, chuchota-t-il.

Il l’attira, debout contre lui, et elle referma les mains sur sa nuque, se serrant
de toutes ses forces contre ce corps nu et brûlant. Leurs lèvres se rencontrèrent
et ils retombèrent ensemble sur le lit, peau contre peau.
Jayna s’abandonna totalement aux caresses de Thad. Le corps en feu, elle le
suivait dans un monde inconnu dont il semblait connaitre chaque mystère.

-Viens maintenant, supplia-t-elle tout bas.
-Oui, petite sorcière.

Elle sentit son haleine chaude contre son oreille. Leurs corps se joignirent très
lentement. Jayna cria de désir et de frustration, mais Thad continua à la faire
languir jusqu’à ce que ses soupirs rauques envahissent le silence de la nuit. Il
lui murmura des mots tendres et des promesses tandis que son corps guidait le
sien, lui imposant son rythme et l’entrainant dans un océan de plaisir où elle
sombra en un long cri d’extase.
Allongée contre le corps de Thad, Jayna n’avait jamais ressenti une si parfaite
plénitude. Elle posa la tête contre l’épaule de son amant, inconsciente des
larmes qui roulaient sur ses joues.
Thad se redressa et s’appuya sur un coude pour la regarder. Du bout des
doigts, il essuya une larme.

-Tu pleures toujours quand tu fais l’amour ?

Surprise, elle toucha son visage humide et sourit.

-Je ne sais pas, je n’avais pas vraiment fait l’amour avant.
-Moi non plus.

Quand Jayna s’éveilla, le soleil illuminait la chambre. Elle se rapprocha de
Thad et se pelotonna contre son corps tiède. Comme il était bon de se réveiller
auprès de lui.
Du bout des doigts, elle lui caressa le visage, les lèvres où elle déposa un léger
baiser. Thad ne bougea pas. Jayna glissa les mains sur son torse, puis sur son
ventre, appréciant la fermeté des muscles durs comme de l’acier.

-Continue, murmura-t-il sans ouvrir les yeux.

Jayna sourit. Ainsi, il faisait semblant de dormir depuis le début.

-Je ne voulais pas te réveiller, dit-elle.
-Mumm, je fais un rêve si agréable que je voudrais qu’il ne finisse jamais.
-Alors, reprenons-le.

De nouveau, elle laissa courir les doigts sur le corps de son amant.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand ils sortirent du lit, encore éblouis par
l’intensité de leur plaisir. Le soleil d’automne n’avait pas suffi à réchauffer la
maison, et Jayna frissonna en posant les pieds sur le sol.
Quand elle descendit au rez-de-chaussée, habillée et coiffée, Thad l’attendait
avec une tasse de café brûlant. Elle le regarda, embarrassée. Elle avait eu le
temps de réfléchir en prenant sa douche et, maintenant, elle ne savait plus que
faire. Bien sûr, elle ne regrettait pas ce qui s’était passé cette nuit. Mais
comment envisager une suite ?
Thad lui tendit une assiette d’œufs au bacon.

-On ne prend jamais la bonne décision l’estomac vide.
-Qu’est-ce qui te fait croire que je réfléchis ?

Il posa l’index entre les deux yeux de Jayna.

-Cette petite ligne, là. Elle apparait dès que tu penses à quelque chose de
sérieux. Fais attention, tu finiras par avoir une ride.

Elle haussa les épaules avec un faible sourire.

-Tu as des regrets pour cette nuit ? reprit Thad.
-Non, pas du tout. Je pensais juste que je vais bientôt rentrer en Louisiane.
-Rien ne t’y oblige, tu peux demander à Nell de s’occuper du cabinet
quelques semaines de plus.

Jayna secoua la tête.

-Non, elle doit préparer son mariage. Et puis, elle ne peut pas consacrer tout
son temps à la société pendant que moi, je prends des vacances.
-Tu ne t’accordes jamais le droit de faire ce qui te plaît ?
-Pas si cela risque de nuire aux autres, s’écria Jayna en se levant
brusquement.

Prenant son sac sur la table, elle se dirigea vers la porte.

-Il faut que je rentre, les chats doivent mourir de faim.

Avant que Thad ait pu comprendre ce qui se passait, la porte d’entrée claquait
derrière elle.


Jayna alluma du feu dans la cheminée et s’assit sur le canapé en attendant que la
pièce se réchauffe. Repus, les chats vinrent se lover contre elle. Elle prit
Caramel sur ses genoux, et lui parla doucement.

-Si tu pouvais m’aider…Que vais-je faire maintenant ?

Elle s’en voulait d’avoir été un instant séduite par la proposition de Thad.
Rester quelques semaines de plus, cela signifierait céder à l’attrait du plaisir
présent et ne pas assumer ses responsabilités. Comme son père. Lui
ressemblait-elle donc à ce point ?
Ne parvenant pas à se réchauffer, elle décida de prendre un bain chaud. Elle
revenait de la salle de bains et s’apprêtait à s’habiller devant le feu quand on
frappa à la porte. Elle ne répondit pas. Quelques secondes plus tard, Thad
pénétrait dans l’unique pièce.

-Tu entres toujours ainsi chez les gens ? s’écria-t-elle avec colère.
-J’ai frappé mais tu n’as pas répondu.
-Tu pourrais au moins te retourner pendant que je m’habille.

Nue devant la cheminée, elle avait le dos brûlant et le ventre glacé.

-Mais tu es folle, il fait très froid ici, s’exclama Thad sans faire attention à
sa remarque. Il n’y a que ce feu pour chauffer la maison ?
-Je n’ai pas réussi à remettre le chauffage en marche.

Prenant le drap de bain qu’elle avait jeté sur le canapé, elle l’enroula autour
d’elle et attendit. Thad n’avait visiblement pas l’intention de se retourner.

-Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Tu veux attraper une pneumonie ? Dis-
moi où se trouve la chaudière, je vais y jeter un coup d’œil.

Hors de question. Elle n’avait pas envie qu’il jette un œil sur la chaudière et
surtout, elle ne voulait pas qu’il lui dise ce qu’elle avait à faire. Ils n’avaient
passé qu’une nuit ensemble et voilà qu’il la traitait déjà comme sa femme.
Grelottante de froid, nue sous le drap de bain, elle se sentait extrêmement
vulnérable. Thad avait raison, il faisait horriblement froid dans cette maison,
mais cela lui permettait-il de se croire indispensable ?

-Le fait que nous ayons fait l’amour ensemble ne te donne aucun droit sur
moi.
-Cela me donne le droit de m’inquiéter pour toi, dit-il en déposant une
couverture sur ses épaules.

Il la serra contre lui pour la réchauffer, et elle sentit fondre sa résistance.

-Thad, soupira-t-elle, pourquoi ne veux-tu pas comprendre ?
-Je comprends, Jayna. Tu as des responsabilités et une vie qui t’attend
ailleurs, mais j’ai aussi besoin de toi. Et envie de toi.

Pourquoi fallait-il que le désir de Thad soit si contagieux ? Elle se laissa faire
quand il la souleva pour la porter jusqu’au lit.

-Nous attendons des choses si différentes de la vie, murmura-t-elle, les bras
noués autour de son cou.
-En es-tu sûre ? demanda-t-il entre deux baisers.

Ses lèvres rencontrèrent celles de Jayna et elle oublia de répondre.


-Qu’est-ce que tu fais ? s’écria Thad, indigné.
-La vaisselle, pourquoi ?

Il s’approcha d’elle et la tira violemment par le bras. L’assiette qu’elle tenait à
la main s’écrasa sur le sol où elle vola en mille morceaux.
Jayna le regarda, stupéfaite.

-Mais…Que…qu’est-ce qui te prend ? bredouilla-t-elle.
-J’en ai assez. Il y a trois jours que je te répète que tu n’es pas ici pour faire
le ménage et la vaisselle, et il suffit que je m’éloigne pour téléphoner pour
que tu te précipites dans la cuisine. Pourquoi te comportes-tu comme si tu
étais mon esclave ?

Elle libéra son poignet.

-Je ne me comporte pas comme ton esclave, répliqua-t-elle, je t’aide, c’est
tout. On m’a toujours appris à faire ma part de travail.

Doucement, il lui reprit le poignet et le porta à ses lèvres. Il déposa un long
baiser sur les veines bleutées.

-Mais ce n’est pas ta part, petite sorcière. Regarde autour de toi. Chez toi, tu
ne fais ni ton lit, ni la vaisselle et ici, on ne trouverait même pas un grain de
poussière. Pourquoi ?
-Question d’éducation.
-Jayna, chacun doit participer aux taches ménagères. Si un jour, je me marie
et que ma femme rentre du travail plus tard que moi, crois-tu que je
l’attendrai en regardant un match à la télévision ? Certainement pas. Je
préparerai le dîner et m’occuperai de la lessive et du ménage tout comme
elle l’aurait fait dans le cas contraire. Et c’est normal, il faut savoir partager
le pire comme le meilleur.

Elle lui lança un regard sceptique.

-Ça, c’est la théorie. En réalité, cela ne fonctionne jamais ainsi.
-Dans ce cas, nous allons essayer d’innover. Si je te revois dans la cuisine
autrement que pour manger, je t’enferme dans la chambre à double tour,
menaça-t-il en riant.

Décidément, Jayna ne comprenait pas cet homme. C’était la première fois
qu’elle rencontrait quelqu’un qui se mettait en colère parce qu’elle faisait la
vaisselle ou le ménage. Heureusement, ses éclats étaient aussi brefs que
soudains. Déjà, la passion avait remplacé la rage dans ses yeux.

-D’ailleurs, je me demande si je ne vais pas t’y enfermer tout de suite,
reprit-il en la soulevant dans ses bras. A moins que nous ne trouvions une
autre utilité à la cuisine. As-tu déjà fait l’amour dans une cuisine ? Par terre
devant la cheminée ? Sous la douche ?

Jayna rosit légèrement.

-Non.
-Il faut vite corriger cela, s’exclama-t-il en déboutonnant son chemisier.
-La maison est beaucoup trop froide, protesta-t-elle sans conviction.

Il la lâcha immédiatement et sortit de la pièce.

-Où vas-tu ?
-Monter le thermostat.

Quand il revint quelques secondes plus tard, Jayna avait enlevé tous ses
vêtements. Surpris, il s’immobilisa sur le pas de la porte.

-Comme tu es belle.


Chapitre 7



Les journées se succédaient, merveilleuses, enchanteresses. Thad ne quittait
plus Jayna. Jamais ils ne s’ennuyaient ensemble. Ils ne se levaient pas avant le
début de l’après-midi, et pouvaient passer des heures entières à discuter de
littérature, de cinéma et même de politique. Chaque fois que Jayna bougeait,
Thad était là. Il semblait prévoir ses moindres mouvements, deviner ses envies
les plus secrètes, et ne se lassait jamais de l’embrasser et de la serrer dans ses
bras.
Jayna n’avait jamais connu un tel bonheur. Chaque minute passée près de Thad
était précieuse, unique. Elle aurait voulu que cela ne finisse jamais.
Et pourtant, tout allait s’arrêter. Très vite. Il était temps de partir.
Assise sur un rocher, elle contempla une dernière fois la chaîne montagneuse à
l’horizon. La neige étincelait sur les sommets. Le feuillage mordoré des arbres
avait laissé la place à des branches dénudées qui frissonnaient dans l’air
glacial.
Jayna refoula ses larmes. Elle avait toujours su que ce jour viendrait. Mais elle
n’avait pas imaginé qu’elle souffrirait autant.
Lentement elle redescendit vers la maison de Rose où elle n’était pas rentrée
depuis plusieurs jours. Tout était froid, humide et rempli de souvenirs.
Souvenir du jour où il avait préparé le dîner pendant qu’elle dormait, du matin
où il était venu la chercher pour pique-niquer, de leur première dispute à
propos de Rose, du soir où il l’avait embrassée en rentrant du restaurant…
Elle empaqueta rapidement ses affaires et nettoya tous les placards. Elle faillit
éclater en sanglots en découvrant une tablette de chocolat aux noisettes oubliée
dans le réfrigérateur, et demeura un long moment immobile, assise sur le
carrelage froid de la cuisine.
Enfin, elle se décida à partir, chargea quelques sacs dans le coffre de la
voiture, et se dirigea vers la maison de Monsieur Greenwood. Comme
d’habitude, le vieil homme ouvrit sa porte avant qu’elle ait eu le temps de
frapper.

-Bonjour, Mademoiselle Ralston. Qu’est-ce qui vous amène par un temps
pareil ? M’est avis que vous allez recevoir une sacrée douche si vous
rentrez pas rapidement.
-Je ne fondrai pas pour si peu, répondit Jayna avec un triste sourire.

Elle pensa que Jim Greenwood allait lui manquer, lui aussi.

-Vous entrez pour boire un café ?

La proposition ne surprit pas Jayna et elle accepta avec plaisir. La cuisine
sentait le café chaud et la brioche. Elle s’installa autour de la grande table en
chêne recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs.

-Je pars dans quelques jours, Monsieur Greenwood. Je vous laisserai la clé
dans la boîte aux lettres ainsi qu’un chèque pour l’électricité.

Jim continua à verser le café dans les tasses sans répondre. Après avoir posé la
cafetière sur la cuisinière, il se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors.

-J’aurais juré que c’était un gars sérieux.
-Pardon ?

Il se retourna et vint s’assoir en face d’elle.

-Sûr qu’on peut tous se tromper. Mais quand même, ce Thad Perkins me
paraissait bien honnête.

Jayna rosit légèrement. Apparemment, Jim Greenwood avait constaté qu’elle
n’était pas rentrée chez elle depuis plusieurs nuits, et il avait deviné la vérité.

-Il l’est, dit-elle.

Le vieil homme arbora un air sceptique.

-S’il l’était, il vous aurait demandée en mariage et vous penseriez pas à
rentrer à l’heure qu’il est.
-Je savais ce que je faisais, Monsieur Greenwood. J’étais d’accord dès le
départ.
-Alors, vous vous êtes juste amusés ensemble.

Jayna s’empourpra.

-Pourtant, à voir votre tête chaque fois que je vous parlais de lui, j’aurais
juré que vous y teniez. Allez, regardez-moi et dites-moi que vous l’aimez
pas.

Jayna ne releva pas la tête. Elle ne pouvait mentir à ce point.

-Je l’aime, Monsieur Greenwood, beaucoup.
-Pourquoi partir ?

Elle ne répondit pas. Jim Greenwood savait pourquoi elle était venue ici,
comme il savait qu’elle devait rentrer en Louisiane pour reprendre son travail.

-Vous n’avez aucune idée de ce qu’est l’amour, ajouta-t-il. Vous ne savez
même pas ce que ça veut dire.

Elle fixait sa tasse, étrangement gênée par la colère du vieil homme.

-Ma vie n’est pas ici, Monsieur Greenwood. J’ai une famille et des
responsabilités qui m’attendent, je dois rentrer.
-Et des responsabilités, comme vous dites, vous en avez pas envers lui ?

A quoi bon essayer de discuter ? Comment expliquer à Jim Greenwood ce
qu’elle-même ne comprenait pas ? Jayna posa la tasse sur la table et se leva.

-Thad et moi ne nous sommes jamais rien promis, déclara-t-elle avant de
partir.


Elle regarda par la fenêtre du salon, puis passa dans la cuisine. Elle mit la
bouilloire pleine d’eau sur le feu. Elle avait eu tord de s’installer ici, elle
l’avait toujours su.
Le sifflement de la bouilloire la rappela à la réalité.

-Qu’est-ce qui te préoccupe, chérie ?

Elle sursauta, si bien que la bouilloire faillit lui échapper des mains.

-Depuis combien de temps es-tu là ? interrogea-t-elle en se retournant.
-Assez longtemps pour voir que quelque chose ne va pas. De quoi s’agit-il ?

Appuyé contre la porte, il la fixait gravement. Une ride soucieuse lui barrait le
front. Jayna aurait voulu le rassurer, lui dire qu’il n’y avait rien de grave, que
tout allait continuer comme avant, mais elle ne le pouvait pas. Elle se détourna
vers la fenêtre et regarda les premiers flocons de neige fondue s’écraser sur le
sol. Elle sentit les mains de Thad se refermer doucement sur ses épaules.

-Parle-moi, je t’en prie, supplia-t-il.

Elle n’avait pas envie de parler, d’expliquer. « Nous ne nous sommes fait
aucune promesse » se répéta-t-elle pour se convaincre.

-Je dois m’en aller, c’est tout.

Thad se laissa tomber sur une chaise. Ces paroles l’avaient frappé comme un
coup de poing.

-Quand ?
-Demain.
-Demain ? Mais…je croyais que tu étais heureuse ici.

Les yeux de Jayna s’embuèrent de larmes. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il
conteste son départ. Ne l’avait-elle pas prévenu ?

-Je ne peux pas rester, déclara-t-elle. Je n’ai même pas de travail ici.

Une lueur d’espoir brilla dans le regard de Thad. Il saisit la main de Jayna et
l’attira sur ses genoux.

-J’ai de l’argent, Jayna. Plus qu’il n’en faut pour nous deux et les chats.
-Thad, il ne s’agit pas seulement d’argent. J’ai des engagements, des
responsabilités à assumer. Toi aussi, tu dois rentrer. Il faut que tu décides de
ton avenir, de ce que tu feras de ta vie.

Il la repoussa, les yeux brillants de colère.

-Voilà donc le vrai problème. Tu me quittes parce que je n’ai pas de travail,
pas de plans pour l’avenir.
-Non. Tu te trompes, Thad, je…
-N’avons-nous pas été heureux ces deux dernières semaines ?

Elle hocha la tête.

-Et pourtant, tu veux toujours partir. Tu es prête à sacrifier ton bonheur à tes
obligations.
-Je dois rentrer, toi et moi l’avons toujours su. Ne comprends-tu pas que je
n’ai pas le choix ?

Il se leva et s’approcha de nouveau de la fenêtre.

-Ainsi, je n’ai été qu’un simple passe-temps pour toi, dit-il en lui tournant le
dos. Toutes ces journées et ces nuits ne signifient rien.

Il y avait tant d’amertume dans sa voix qu’elle posa la tête contre son épaule.

-Non, Thad, ce n’était pas un jeu. Mais je t’ai dit que cela ne pourrait pas
durer. Je t’en prie, n’essaie pas de me retenir.
-Et, bien sûr, tu estimes n’avoir aucune obligation envers moi. Tu m’as
prévenu, donc nous sommes quittes. C’est cela, n’est-ce pas ?

Des larmes glissaient sur les joues de Jayna. Mon Dieu ! Pourquoi refusait-il
de comprendre ? Pourquoi lui rendait-il la tâche aussi difficile ? Elle avait déjà
tant de mal à le quitter.

-Oui, murmura-t-elle sans oser le regarder.

Elle ne pouvait plus supporter la peine qu’elle lisait dans ses yeux sombres.

-Tu avais raison, dit-il en sortant de la pièce, tu es égoïste.
Insupportablement égoïste.

Il prit son blouson sur le portemanteau et sortit en claquant la porte.
Jayna resta un moment interdite au milieu de la cuisine, puis elle se précipita
vers lui.

-Je t’avais prévenu, cria-t-elle en ouvrant la porte d’entrée. Je t’avais dit que
j’étais égoïste et que tu ne m’aimerais pas.

Il se retourna, blême de rage.

-Alors, va-t-en. Retourne vers ta famille et tes sacro-saintes obligations,
j’espère qu’elles réussiront à te rendre heureuse.


Jayna regarda une fois de plus le réveil. Elle ne comprenait pas comment les
heures pouvaient s’écouler aussi lentement. Depuis deux mois qu’elle était
rentrée, le temps semblait avoir changé de rythme. Les journées s’étiraient à
n’en plus finir et les nuits, où elle ne dormait pas étaient pires encore.
Elle se leva pour remonter le chauffage. Cela aussi avait changé. Jamais
jusqu’alors, elle n’avait souffert du froid. Et depuis son retour, elle grelottait
au moindre courant d’air. Elle se remit au lit en soupirant. Cinq heures du
matin. Elle ne pouvait rien faire à cette heure-là. Rien faire d’autre que penser à
Thad, et à ce qui serait peut-être arrivé si elle avait accepté de rester près de lui.
A son retour, elle n’avait parlé de Thad à personne. Elle s’était jetée dans le
travail à corps perdu, consacrant son peu de temps libre à sa mère, puis à la
préparation de Noël et du mariage de Nell. Et maintenant, c’était au tour de sa
sœur Leesa de se marier. Il n’y avait pas de temps pour se plaindre, pas de
temps pour pleurer.
Jayna rejeta les couvertures et se leva. A quoi bon rester allongée à se
lamenter ? Mieux valait se lever et chercher une occupation. N’avait-elle pas
rapporté le dossier d’un client ?
Elle étudiait depuis deux heures la comptabilité de son nouveau client quand la
sonnerie du téléphone retentit.

-Jayna, c’est maman. Je suis contente de pouvoir te joindre avant que tu
partes au travail. Il faudrait que tu fasses une course pour moi.

Jayna soupira. Pourquoi sa mère avait-elle toujours besoin d’elle ?

-Tu sais, maman, j’ai beaucoup de travail aujourd’hui. En plus, j’ai de
nombreux rendez-vous. De quoi s’agit-il ?
-Si c’est un tel fardeau pour toi, tant pis. Je tâcherai de me débrouiller seule.

Voilà ! Une fois de plus, Jayna avait réussi à braquer sa mère contre elle.
Décidément, Thad avait raison, elle était un monstre d’égoïsme. Depuis son
retour, on ne pouvait lui demander un service sans qu’elle rechigne. Elle devait
toujours se forcer pour accepter.

-Excuse-moi, maman, je ne voulais pas dire ça. Dis-moi de quoi il s’agit et
je m’arrangerai.
-Il faudrait que tu passes chez l’imprimeur pour prendre les cartons
d’invitation du mariage de Leesa. Oh, et puis, pourrais-tu me rapporter un
ou deux litres de lait ?
-D’accord, maman, je t’apporterai tout cela ce soir. Tu vas bien ?

Il y eut une hésitation au bout du fil.

-Oui, à peu près mais tous ces préparatifs pour le mariage m’épuisent. Hier,
le docteur m’a prescrit des vitamines. D’ailleurs, je pense que tu devrais en
prendre, toi aussi. Tu as l’air fatiguée, et il ne faudrait pas que tu tombes
malade en pleine période de déclarations fiscales. Sans compter que nous
avons besoin de toi pour le mariage de Leesa.

Les déclarations fiscales, le mariage de Leesa…Si seulement sa mère avait pu
se douter combien Jayna s’en moquait. Même son travail, qui la passionnait
tant autrefois, n’arrivait plus à l’intéresser.

-Ne t’inquiète pas, maman, je vais très bien.
-Je te trouve mauvaise mine depuis ton retour de vacances. A propos, as-tu
pris une décision concernant la baraque que t’a léguée Rose ?
-Oui, je la garde.

Comment aurait-elle pu se séparer de l’endroit où elle avait vécu les plus
beaux jours de sa vie ? Peut-être, dans plusieurs années, quand la douleur se
serait atténuée, pourrait-elle y retourner ? Elle s’assiérait sur le pas de la porte
et regarderait les étoiles briller dans la nuit en pensant à Thad.

-Voilà la décision la plus stupide que j’aie jamais entendue, déclara
sèchement sa mère. Je ne vois vraiment pas à quoi pourra te servir cette
masure. Enfin, peut-être pourrons-nous y aller une ou deux fois en
vacances. A moins que ta sœur n’ait envie de l’utiliser pour son voyage de
noces.
-Non, s’écria Jayna. Cette maison est à moi, et personne ne me dira ce que
je dois en faire. Si Leesa veut un endroit pour son voyage de noces, elle n’a
qu’à le chercher ailleurs.

Elle raccrocha sans laisser à sa mère le temps de répondre. Tant pis si elle était
égoïste, mais elle ne pourrait jamais se résoudre à prêter cette maison. C’était
le seul souvenir qui lui restait de Thad et rien ni personne ne le lui enlèverait.
Tremblante de rage et de douleur, elle se laissa tomber sur son lit et, pour la
première fois depuis son retour, elle éclata en sanglots.


Chaque fois qu’il revenait ici, il descendait jusqu’à la maison. Il regardait les
volets clos, le pas de porte recouvert de neige, et se demandait si Jayna
reviendrait un jour.
Neuf semaines. Neuf longues semaines mornes et vides s’étaient écoulées
depuis son départ, et il n’avait toujours pas réappris à vivre sans elle.
Thad emprunta le chemin conduisant chez Jim Greenwood. Il avait pris
l’habitude de rendre visite au vieil homme après chacune de ses absences. Ils
restaient de longues heures à parler de tout et de rien, et surtout de Jayna. Thad
ne pouvait s’empêcher d’amener la conversation sur elle, même s’il savait que
Jim Greenwood allait se mettre en colère et lui faire des reproches.
Cette fois encore, il ne fut pas déçu.
Jim était en train de servir deux grandes assiettes de soupe au jambon, quand il
s’enquit, l’air innocent.

-Alors, comment ça s’est passé là-bas ? Vous avez pu mettre toutes vos
affaires en règle ?
-Oui, je commence à y voir clair maintenant.
-Et vous voulez toujours vous installer ici ?
-Oui, au moins pour un certain temps. J’envisage même d’acheter un
terrain. Que pensez-vous du lopin près de la vieille route barrée ?

Jim Greenwood hocha la tête sans conviction.

-Il est pas mal mais je pourrais vous proposer mieux. Je pensais justement
me débarrasser d’un ou deux lopins.
-Vous ? Mais pourquoi ?
-Je deviens vieux et mes fils ne vont pas cultiver la terre. Si je vends pas
maintenant, ça profitera à personne après ma mort.

Surpris, Thad regarda le vieil homme dans les yeux.

-Qu’est-ce qui vous prend, Jim ? Je ne vous ai jamais entendu parler ainsi.
Pourquoi pensez-vous à la mort, tout à coup ? Vous avez encore de belles
années devant vous.

Le vieil homme fit une grimace et se leva pour débarrasser la table.

-Je comprends plus bien comment ça se passe ici, maintenant. Les gens sont
devenus trop compliqués pour moi.
-Mais pourquoi dites-vous cela ? Il s’est passé quelque chose pendant mon
absence ?
-Non, rien de nouveau ici. Et c’est justement ce qui me tracasse.
-Pourquoi ? Il aurait dû se passer quelque chose ?

Thad venait à peine de poser la question qu’il devinait la réponse. Le vieil
homme lui avait tendu un piège, et il y était tombé.

-Tu aurais pu ramener Jayna avec toi, au lieu de revenir tout seul.

Il posa rageusement les tasses et la cafetière sur la table.

-Pourquoi n’es-tu pas allé la chercher ? Parce que vous vous étiez pas fait
de promesse, comme elle dit ?
-Non, je n’y suis pas allé parce qu’elle ne m’aime pas, murmura Thad, les
yeux fixés sur sa tasse. Tout cela n’était qu’un jeu pour elle.

Jim Greenwood se rassit en face de Thad.

-Et pour toi, ce n’en était pas un ?
-Non.
-Tu es vraiment un bel idiot, fiston. Tu l’aimes et tu lui demandes même pas
de t’épouser. T’as donc pas remarqué comme ses yeux brillent quand elle
parle de toi ?
-Mais je lui ai demandé de rester, se défendit Thad. Elle a refusé.
-Et elle a eu raison, affirma le vieil homme. Tu savais qu’elle était là pour
un mois et qu’elle devait repartir. Alors qu’est-ce que tu voulais ? Qu’elle
abandonne tout pour un homme qui lui avait même pas fait de promesse et
qui se moquait de l’avenir ? Elle aurait été folle d’accepter.

Thad ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire ? Jim Greenwood avait raison, il
n’avait pas voulu s’engager et Jayna n’avait aucune raison de lui faire
confiance.

-Si tu l’aimes vraiment, reprit Jim, ça marchera partout. Ailleurs ou ici,
c’est pareil.

Thad leva un regard interrogateur sur lui.

-Ce qui veut dire ?
-Qu’il faut le lui prouver.
-Et que dois-je faire ? La poursuivre à travers toute l’Amérique et la
supplier de vivre avec moi ?
-Oui. Si tu t’y prends bien, t’auras pas besoin de la supplier longtemps.


-Enfin ! s’exclama Nell en déposant une pile de dossiers sur le bureau de
Jayna.
-Qu’y a-t-il ? demanda celle-ci, étonnée.
-Enfin, tu as quitté le deuil.

Jayna regarda son amie sans comprendre. Puis, elle se souvint que cela faisait
des mois qu’elle ne portait que des vêtements noirs. Ce matin, elle s’était
exceptionnellement décidée à porter un tailleur bleu marine.

-Ce n’est pas que la couleur soit très gaie, reprit Nell, mais c’est toujours
ça.

Jayna sourit.

-J’avais l’air si triste ?
-Pire que triste, répondit Nell en s’asseyant. Peut-être pourrais-tu enfin me
dire ce qui n’allait pas.
-Non, pas encore. Plus tard.
-C’est toi qui décides. Au fait, puisque tu sembles aller mieux, si tu venais
chez nous demain soir ? Wesley et moi organisons une petite fête avec des
amis, tu feras connaissance de Matt, le cousin sexy de Wes.

Ce Matt était peut-être sexy, mais Jayna n’avait pas envie de le rencontrer. Ni
lui, ni aucun autre d’ailleurs. Le souvenir de Thad était beaucoup trop vif pour
qu’elle trouve du plaisir à plaire ou à se laisser séduire.

-Merci, Nell mais je préfère rester seule.
-Il y a des semaines que tu n’es pas sortie.
-J’ai besoin de solitude.
-Tu as beaucoup changé, soupira Nell.

Jayna hocha la tête. Oui, elle avait changé. Elle ne sortait presque plus, refusait
systématiquement de partir en week-end et ne jouait même plus au tennis avec
ses anciens partenaires.

-Pas seulement en mal, j’espère.
-Non, tu es différente, c’est tout. Au fait, ta mère, elle, est toujours la même.
Elle m’a téléphoné ce matin pour me demander de te convaincre de vendre
la maison de ta tante. Incroyable, non ?

Nell connaissait bien la mère de Jayna. Karen était venue et avait téléphoné des
milliers de fois au bureau depuis leur installation. Elle avait toujours besoin de
parler à sa fille, de lui demander un service. Nell ne cessait de s’étonner de la
patience dont Jayna faisait preuve à son égard.

-Cela ne m’étonne pas, dit Jayna. Elle n’a jamais supporté que l’un d’entre
nous refuse de suivre ses conseils.
-Tu ne passes plus autant de soirées avec ta famille qu’auparavant ?
-Non, mais cela ne m’empêche pas de continuer à les voir très souvent.
« Et de leur rendre service chaque fois qu’ils me sollicitent, songea-t-elle.
C'est-à-dire, presque constamment ».

Mais, même si elle était devenue avare de son temps, Jayna n’avait pas
l’intention de négliger ses obligations envers les siens.
Nell s’étira. Elle aurait voulu interroger Jayna sur ce qui s’était passé pendant
son mois de vacances. Elle aurait aimé qu’elle lui parle de…lui. Parce qu’il y
avait un homme, elle n’en doutait pas. Pourtant, elle se leva.

-Je m’en vais, tu restes encore ?
-Une petite demi-heure, j’ai quelques dossiers à étudier.
-Alors, à demain et ne travaille pas trop tard.

Nell disparut au fond du couloir et Jayna se pencha sur les dossiers posés sur
son bureau. Elle se redressa vite, se leva et alla jusqu’à la fenêtre. Le ciel était
gris et une légère bruine tombait sur la ville. Elle frissonna. Mon Dieu !
Comme elle détestait le froid ! Comme elle détestait cette ville et la vie qu’elle
y menait ! Comme elle se détestait elle-même !
Elle avait toujours su qu’avec Thad, il ne pouvait s’agir que d’une simple
aventure de vacances, un merveilleux intermède. Mais elle s’était trompée en se
croyant capable de le supporter. Thad Perkins avait été une erreur, une
douloureuse erreur avec laquelle elle allait devoir apprendre à vivre.


Chapitre 8



Thad allait pousser la porte d’entrée du cabinet Ralston & Treadwell, quand
elle fut ouverte par une adorable jeune femme brune. Elle sursauta en le
voyant.

-Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous effrayer, s’excusa-t-il. Je cherche
Jayna Ralston. Est-elle encore ici ?
-Je suis désolée mais le cabinet est fermé. Aviez-vous un rendez-vous avec
elle ?

Elle regarda les deux valises posées sur le sol.

-Non, je ne pensais pas arriver aussi tard, mais mon avion a été retardé. Je
suppose que vous êtes Nell Treadwell. Toutes mes félicitations pour votre
mariage.

Nell tressaillit de surprise.

-Comment savez-vous que je viens de me marier ? Vous êtes un ami de
Jayna ?

Thad acquiesça d’un hochement de tête.

-Pardonnez mon indiscrétion, reprit Nell, mais pourrais-je savoir où vous
l’avez rencontrée ?
-Au Colorado, elle était en vacances là-bas.
-Dans ce cas, entrez, elle est encore là-haut.

Thad déposa ses bagages près de la réception et suivit Nell au premier étage.
La jeune femme s’arrêta devant une porte vitrée et entra sans frapper. Elle fit
signe à Thad d’attendre sur le côté.

-Jayna, j’ai trouvé quelque chose pour toi devant l’entrée, commença-t-elle.

Debout devant la fenêtre, Jayna se retourna, surprise.

-Qu’est-ce que c’est ?

Nell fit un signe à Thad et celui-ci apparut sur le seuil. Son cœur n’avait jamais
battu aussi vite et ses genoux lui donnaient l’impression de ne plus le soutenir.
Son regard rencontra celui de Jayna.

-Bonjour, petite sorcière.

Elle se mit à trembler de tout son corps. Non, ce n’était pas un rêve.

-Thad ?
-Oui. Comment vas-tu ?

Il fit un pas vers elle. Il aurait voulu s’avancer jusqu’à elle, la prendre dans ses
bras pour l’embrasser, mais il n’osa pas.
Ce fut Nell qui rompit le silence.

-Sorcière ? Il faudra que tu m’expliques ça, Jayna.

Avec ses yeux brillants de malice, Nell ressemblait davantage à une
adolescente qu’à une jeune femme de trente ans. Toujours muette, Jayna ne
réagit pas.

-J’espère que je n’ai pas fait une bêtise, demanda Nell devant son air
hagard.
-Non, murmura Jayna sans quitter Thad des yeux.

Elle n’arrivait pas à croire qu’il se trouvait vraiment là, dans son bureau, à
quelques mètres d’elle.

-Si tu es sûre que tout va bien, je vais vous laisser, déclara Nell. Je suppose
que vous avez beaucoup de choses à vous dire.

Elle lança un dernier regard à Thad comme pour s’assurer qu’il ne ferait pas
de mal à son amie puis, sans doute satisfaite de son examen, quitta la pièce.
Jayna sursauta en entendant le déclic de la porte qui se refermait. Elle eut envie
de rappeler Nell, de lui demander de rester, de ne pas la laisser seule avec
Thad. Dix semaines s’étaient écoulées depuis leur séparation et pourtant, rien
n’avait changé. Jayna se sentait toujours aussi attirée par la douceur de ces
yeux bruns et par la rassurante chaleur de ce corps dont elle connaissait les
moindres détails.

-Pourquoi ? interroge-t-elle dans un chuchotement.
-Je voulais…J’avais terriblement besoin de te revoir, Jayna. Tu m’as
beaucoup manqué.

Elle ne devait plus succomber à son charme. Il avait fallu des semaines pour
que sa douleur devienne plus tolérable, et elle ne se sentait pas le courage de
surmonter une telle épreuve une seconde fois.

-Non, Thad. Tout est fini, maintenant.
-En es-tu certaine ?
-Oui.

Sa voix était ferme et volontaire, mais elle savait qu’elle mentait. Non, rien
n’était fini, et rien ne le serait jamais pour elle. De sa vie, elle ne pourrait
penser à Thad sans ressentir cette atroce douleur qui lui broyait le cœur depuis
plus de deux mois.
Il s’approcha d’elle et lui caressa doucement la joue.

-Tu mens, Jayna, je le lis dans tes yeux. Ce qui s’est passé entre nous est
beaucoup plus qu’une simple aventure de vacances. Il m’a fallu ton départ et
beaucoup de souffrance pour m’en apercevoir. Aujourd’hui, je le sais, et je
te le ferai comprendre.

Jayna dut lutter contre son désir de se jeter dans les bras de Thad. Le parfum de
la forêt se mêlait encore à celui, viril, de sa peau. Elle se raidit.

-Nous ne nous sommes fait aucune promesse, Thad. Ce qui s’est passé là-
bas appartient au passé. Il n’y a rien d’autre à comprendre.

Il sourit tendrement. Il connaissait suffisamment Jayna pour ne pas être surpris
par sa réaction. En fait, il s’était attendu à ce qu’elle résiste. Lui-même n’avait-
il pas eu besoin de plusieurs semaines pour réaliser à quel point il l’aimait ?
Bien sûr, il redoutait toujours les promesses et les engagements, mais moins
que l’angoissante perspective d’une vie sans Jayna.

-Laisse-moi au moins essayer de te convaincre, dit-il. Pour commencer,
nous pourrions aller dîner ensemble.
-Merci mais je ne peux pas, j’ai du travail à terminer.
-Et tu crois vraiment que tu vas réussir à travailler ce soir ? interrogea-t-il,
ironique.

Le regard de Thad glissa sur le corps de Jayna. Son tailleur strict et ses
cheveux soigneusement ramassés en chignon lui rappelaient le jour où elle
était venue récupérer ses chats. Il l’imagina en train de retirer les pinces qui
retenaient ses longues mèches cuivrées, comme il l’avait fait ce jour-là.

-Oui, affirma-t-elle, consciente de mentir une fois encore.

Thad se pencha au-dessus du bureau et éteignit la lampe.

-C’est faux, Jayna. D’ailleurs, il suffit de te regarder pour savoir que tu as
assez travaillé pour aujourd’hui. Ce dont tu as besoin maintenant, c’est de te
détendre et d’un bon repas. Tu as un manteau ?
-Thad, ça suffit, s’écria Jayna en rallumant la lampe. J’ai du travail, je ne
suis pas ici pour m’amuser.
-Moi non plus, Jayna. Crois-tu que j’aurais parcouru plus de deux mille
kilomètres pour te voir si mon seul but était de m’amuser ?

Il éteignit de nouveau la lampe, prit doucement Jayna par le bras et l’entraina
vers la porte.

-T’ai-je déjà dit à quel point tu es belle quand tu es en colère ? demanda-t-il.
Où veux-tu aller diner ?
-Au fast-food, en face.

*
* *

Debout, dans son salon, Jayna regardait le paquet posé sur la table. Il y avait
plus de frites et de hamburgers qu’elle ne pourrait en avaler en une semaine.
Après avoir commandé toute cette nourriture au fast-food, Thad l’avait
raccompagnée chez elle, et il n’avait accepté de partir qu’à la condition de la
revoir le lendemain matin. Il la conduirait au travail et lui rendrait sa voiture à
ce moment-là. Elle avait immédiatement accepté, voyant là l’occasion d’être
seule plus vite et de pouvoir réfléchir en paix à la situation. Une nuit de repos
lui permettrait de retrouver le contrôle d’elle-même et d’affronter Thad plus
aisément.


Jayna venait à peine de prendre sa douche, quand la sonnette de la porte
d’entrée retentit. Enfilant rapidement son peignoir, elle alla ouvrir, n’ayant
aucun doute sur l’identité de son visiteur.

-Nous avions dit sept heures, Thad, déclara-t-elle d’un ton de reproche. Il
est six heures et demie.

Non seulement, elle ne se sentait pas plus apte que la veille à affronter Thad,
mais elle était encore ensommeillée. Lui, de toute évidence, était en pleine
forme. Cette constatation ne fit qu’augmenter son agacement.
Thad entra et la salua avec sa bonne humeur habituelle.

-J’ai pensé qu’en arrivant un peu plus tôt, je pourrais prendre un café
pendant que tu te préparerais, expliqua-t-il.
-Désolée, je n’ai plus de café.
-J’ai tout prévu, dit-il en brandissant le sac de provisions qu’il tenait dans
les bras.

Elle n’insista pas et ferma la porte. De toute façon, elle n’avait jamais su se
débarrasser de lui.

-La cuisine est là-bas, mais je te préviens, Thad, c’est la dernière fois.
-Nous verrons, Jayna, nous verrons.

Sans réponse, elle se précipita dans sa chambre et claqua la porte derrière elle.
Décidément, cet homme était insupportable. Il ne prenait absolument rien au
sérieux. Pas même elle. Pour lui, la vie n’était qu’un jeu. Elle ôta son peignoir
et enfila rageusement ses vêtements. Avant qu’elle ait achevé de mettre sa robe,
la porte s’ouvrit et Thad entra, une tasse de café à la main.

-Je vois que tu n’as toujours pas changé, déclara-t-elle. Tu entres toujours
sans frapper.
-Et toi, tu portes toujours trop de vêtements, remarqua-t-il en s’approchant
d’elle.

Il l’aida à remonter la fermeture éclair de sa robe, et ses mains s’attardèrent un
peu trop longtemps sur ses épaules.

-Le petit déjeuner sera prêt dans cinq minutes.

Jayna dut lutter pour ne pas se laisser aller contre lui. Un instant, elle l’imagina
en train de lui enlever cette robe qu’elle venait d’enfiler. Elle se secoua
intérieurement.

-Je ne mange jamais rien le matin, dit-elle d’un ton ferme.
-Allons, tu ne peux pas faire travailler cette charmante petite tête sans lui
donner de l’énergie. Tu as cinq minutes, pas une de plus.

Thad entendit un objet s’écraser sur la porte au moment où il la refermait.
Tout en se coiffant, Jayna s’efforça d’examiner la situation calmement. Après
tout, elle connaissait Thad Perkins, un rêveur, un homme qui aimait les
promenades dans les bois et les couchers de soleil, et qui ne supportait pas les
obligations. Un homme qui ne pourrait certainement que s’effrayer du rythme
infernal de la vie qu’elle menait. Alors, pourquoi crier et se fâcher ? Pourquoi
chercher à s’éloigner, alors qu’il suffisait de le laisser s’approcher pour qu’il
comprenne son erreur et parte de lui-même ?
« Je n’ai qu’à rester calme et attendre, pensa-t-elle. Dans une semaine ou deux,
il aura fui à des milliers de kilomètres de moi ».
Moins d’une heure plus tard, elle s’aperçut qu’il n’était pas si facile de rester
calme. Car si elle se sentait de taille à affronter Thad, Nell et sa mère
séparément, il n’en était pas de même quand ils se trouvaient tous les trois
réunis.
Jayna venait à peine de descendre de voiture quand elle constata que sa mère
l’attendait devant la porte d’entrée du cabinet. Elle ne put réprimer un soupir de
contrariété. Puisque Thad venait de lui ouvrir la portière et qu’il avait encore
en main les clés de sa voiture, elle n’avait plus qu’à faire les présentations.

-Bonjour, maman. Je te présente Thad Perkins. Il était mon plus proche
voisin au Colorado. Thad, voici ma mère, Karen Ralston.

Karen dévisagea le colosse, qui tenait dans la main les clés de voiture de sa
fille, et adressa à Jayna un regard outré, plus éloquent qu’un long discours. Et
elle salua à peine ce Monsieur Perkins.

-Jayna, commença-t-elle, j’ai besoin de toi. Le couturier de Bâton Rouge a
oublié de mettre les robes des demoiselles d’honneur dans le paquet qu’il a
envoyé à Leesa. Je lui ai dit que tu passerais les récupérer aujourd’hui.
-Aujourd’hui ? Mais c’est impossible, maman, j’ai trop de rendez-vous.
-Ecoute, Jayna, je suis venue exprès pour te prévenir rapidement. Nous ne
pouvons absolument pas répéter la cérémonie de mariage sans ces robes. Et
tu sais bien que je ne peux pas m’absenter de mon travail comme toi. Tu
n’as qu’à demander à Nell de s’occuper de tout pendant une journée. Elle l’a
bien fait pendant un mois quand tu étais en vacances.

Jayna s’apprêtait à répondre, quand la voix de Nell s’éleva derrière elle.

-Bonjour Jayna…Madame Ralston…Thad.

Jayna se retourna, mais avant qu’elle ait pu dire un mot, sa mère intervint.

-Bonjour, Nell. Nous parlions justement de vous. Je voudrais que Jayna
fasse une course urgente à Bâton Rouge, mais il parait qu’elle a beaucoup
trop de rendez-vous aujourd’hui. N’y a-t-il aucun moyen de s’arranger ?

Nell considéra un moment Jayna sans comprendre. Que fallait-il répondre ?

-Oui, bien sûr. Pourquoi pas ? Qu’en penses-tu, Jayna ? Je pourrais assurer
la moitié de tes rendez-vous, et la secrétaire repoussera les autres ?
-Merci, Nell, s’exclama Karen avec un large sourire. J’étais sûre que vous
comprendriez. Jayna, ma chérie, il faut que je me sauve, je vais être en
retard. Fais bien attention sur la route.

Eberluée, Jayna regarda sa mère s’éloigner rapidement. Tout s’était passé à
son insu sans qu’elle ait eu le temps de contester ni même de réfléchir. Elle
poussa un profond soupir avant d’ouvrir la porte du cabinet.

-Je monte déposer mes affaires. Je repasserai ici ce soir. Nell, crois-tu que
tu pourrais recevoir mes clients, ce matin ? Je…
-Bonjour, Nell, coupa Thad, désireux de rappeler sa présence.

Il passa un bras autour des épaules de Jayna.

-Si cela vous arrange, je peux aller chercher les robes à la place de Jayna.
J’avais prévu un déjeuner, mais je suis sûr que la personne comprendra.

Une fois de plus, Jayna n’eut pas le choix. Elle ne pouvait tout de même pas
refuser la proposition de Thad et imposer un surplus de travail à Nell.
D’ailleurs, celle-ci n’était-elle pas déjà en train de le remercier ? Jayna
ressentit une pointe de jalousie. Qu’en était-il de ce déjeuner qu’il avait prévu ?
Devait-il rencontrer une femme ? Mais qui ? Il lui avait dit ne connaître
personne d’autre qu’elle à Lafayette. Et s’il avait fait tout ce voyage pour une
autre qu’elle ?
Elle sursauta en attendant Thad s’adresser à elle.

-Jayna, il me faudrait l’adresse du couturier à Bâton Rouge. J’ai aussi
besoin que tu me conduises à une agence de location de voitures.
-Je n’ai pas le temps, tu n’as qu’à garder la mienne.

Au lieu de le remercier pour son aide, elle lui répondait avec brusquerie. Mais
elle ne pouvait s’empêcher de lui en vouloir pour ce rendez-vous caché.
Elle sortit un papier de son attaché-case, y inscrivit le nom et l’adresse du
couturier, et le tendit à Thad.

-J’y vais, déclara-t-il en fourrant le papier dans sa poche.

Il fit quelques pas et se retourna, comme s’il avait une idée subite.

-Ah ! J’oubliais…Nell, pouvez-vous me rendre un petit service ?

Jayna se raidit. Pourquoi s’adressait-il encore à Nell, comme si elle-même
n’était pas là ?

-Bien sûr, répondit Nell.
-Je voudrais que vous vous assuriez que la personne avec qui j’avais
rendez-vous pour déjeuner fera un vrai repas à midi. En général, elle se
contente d’avaler quelques noisettes recouvertes de chocolat.

Il sourit malicieusement et Jayna sentit ses joues s’empourprer. Nell éclata de
rire.

Jayna se laissa tomber sur le canapé, exténuée. Il était vingt heures et elle ne
s’était pas arrêtée une seconde depuis ce matin. Entre ses rendez-vous, les
ordinateurs en panne et le retour de Thad en fin d’après-midi, elle n’avait pas
trouvé le temps d’étudier un seul dossier. Aussi, après avoir porté les robes
chez sa mère, elle était retournée au bureau. Là, elle avait enfin réussi à
travailler plusieurs heures sans être dérangée. Maintenant, elle ne songeait plus
qu’à dormir. Elle se demandait si elle aurait la force de quitter ce canapé pour
dîner, quand on sonna à la porte. Elle se leva, furieuse, et ouvrit.
C’était Thad, un paquet de provisions dans les bras.

-Je suis fatiguée, annonça-t-elle tout de suite, j’ai eu une journée terrible, il
faut que je dorme.
-Et que tu dînes, répondit-il. Je suis passé chez le traiteur et j’ai acheté du
saumon en croute avec des petits légumes. L’un de tes plats favoris, si je me
souviens bien.
-Tu t’en rappelles ? dit-elle, stupéfaite.

Sa colère disparut aussitôt. Comment pouvait-elle se montrer aussi froide avec
un homme qui faisait tout pour lui faire plaisir ? Elle le laissa entrer.

-Excuse-moi, ajouta-t-elle. Je ne voulais pas être désagréable. Je suppose
que c’est tout ce travail au bureau qui me rend nerveuse. C’est toujours
pareil en période de déclarations fiscales.

Il l’embrassa furtivement sur la joue.

-N’en parlons plus. Tu veux un verre de vin pendant que je réchauffe le
plat ?

Il se dirigea d’un pas décidé vers la cuisine.

-Installe-toi, je m’occupe de tout.

Un quart d’heure plus tard, Jayna avait oublié la fatigue de la journée. Un verre
d’excellent vin à la main, elle écoutait Thad lui raconter avec un humour
irrésistible son réveillon de Noël chez ses parents ou les détails de la vente de
son appartement de New York. Il lui donna également des nouvelles de Jim
Greenwood qu’il appelait le vieux cow-boy, mais sans aucune allusion à ce qui
s’était passé entre eux au Colorado.
Quand, après avoir débarrassé la table, il annonça qu’il partait, elle ne put
cacher sa surprise. A aucun moment de la soirée, il n’avait cherché à
l’embrasser ni même à lui prendre la main. Elle n’aurait su dire si elle en était
soulagée ou déçue…Les deux, probablement.

-Nous pourrions dîner ensemble, demain ou après-demain, proposa-t-il sur
le pas de la porte.
-Cela m’aurait fait plaisir, Thad. Mais c’est impossible, avec les préparatifs
du mariage de Leesa, je n’ai plus une seule soirée de libre.

Elle se tut un instant avant d’ajouter.

-Au fait, le mariage a lieu la semaine prochaine. Tu aimerais y assister ? Tu
ne connais personne, mais…
-Mais je te connais, toi, coupa Thad. Cela me suffit. Et si tu as besoin de
quoi que ce soit, aller chercher des robes ou commander une pièce montée,
n’hésite pas. Ce sera toujours avec plaisir.

Des larmes mouillèrent les yeux de Jayna. C’était la première fois depuis son
retour à Lafayette qu’on lui proposait de l’aide. Tout en se persuadant que son
émotivité n’était due qu’à la fatigue, elle referma rapidement la porte derrière
Thad.

*
* *

Au cours des quatre jours qui suivirent, Thad s’aperçut que la vie de Jayna
s’apparentait à une course ininterrompue contre la montre. Comme chaque
année en période de déclarations fiscales, le cabinet Ralston & Treadwell était
en effervescence. Mais cet hiver, outre ses dix heures de travail quotidiennes,
Jayna devait s’occuper de tous les préparatifs du mariage de sa sœur. Ainsi,
elle passait le peu de temps libre qui lui restait à courir traiteurs et pâtissiers ou
à aider sa mère à retoucher les robes des demoiselles d’honneur.
Thad la secondait autant qu’il le pouvait, mais si Jayna ne refusait jamais son
aide, elle n’allait jamais jusqu’à lui demander. Finalement, il prenait l’habitude
de passer chaque jour au cabinet pour demander s’il pouvait faire une ou deux
courses pour elle.
Maintenant, il comprenait mieux pourquoi elle parlait si souvent d’obligations
et de responsabilités. Pas un jour ne passait sans que sa mère, son frère ou sa
sœur ne lui demandent un nouveau service. Le dernier en date consistait à
vérifier les comptes de son frère et à établir sa déclaration fiscale. Une tâche
qui représentait plusieurs jours de travail et pour laquelle Jayna ne réclamait
pas un centime.
Pour Thad, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Jusqu’alors, il n’avait
rien dit, même lorsque Nell lui avait confié que son amie supportait tous les
frais du mariage de Leesa. Il s’était calmé en se persuadant que cela ne le
regardait pas. Mais, cette fois, il ne parvint pas à se contrôler.
Jayna rangeait ses affaires en se demandant par quel moyen elle allait rentrer
chez elle à une heure aussi tardive, quand Thad poussa la porte de son bureau.

-Nell m’a téléphoné pour me prévenir que ta voiture était en panne,
annonça-t-il. Je te raccompagne ?
-Avec plaisir, répondit-elle, soulagée.
-Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? Cela te gêne tellement de demander un
service à quelqu’un ?
-Pas du tout…Je croyais que ma voiture serait réparée ce soir. Je ne pouvais
pas prévoir.
-Nell l’a pu, elle. A propos, fais-moi penser à lui envoyer des fleurs. Sans
elle, je crois que je ne te verrais jamais.
-Je t’ai prévenu que je n’aurais pas beaucoup de temps cette semaine. Si tu
avais déjà organisé un mariage, tu comprendrais. Au fait, peux-tu faire un
détour par la pâtisserie ?

Tandis qu’il attendait Jayna devant le magasin, Thad sentit la colère monter en
lui. Tout cela était vraiment trop ridicule, il devait intervenir.
Il attendit qu’elle ait refermé la portière pour demander.

-Tu as besoin que je t’accompagne à ton bureau, demain matin ?
-Eh bien, si cela ne te dérange pas.
-Et si ça me dérange ?

Surprise par la brusquerie du ton, elle le considéra un instant.

-Je demanderai à Nell ou à Mary, la secrétaire.
-Et pourquoi pas à ta mère ? A Leesa ? A Zackary ?
-Voyons, ils travaillent tous, ils n’auraient pas le temps.
-Toi aussi, tu travailles, il me semble. Et pourtant, ils ne se demandent pas si
tu as le temps ou non quand ils te réclament quelque chose. C’est simple,
depuis que je suis arrivé, tu n’as pas une seule minute à toi.

Voilà donc où il voulait en venir. Il était jaloux du temps qu’elle consacrait à sa
famille.

-Si cela te gêne, tu n’es pas obligé de rester, se cabra-t-elle. Tu es libre de
partir quand tu veux.
-Et toi ? N’es-tu donc jamais libre de faire ce que tu veux ? De dire non de
temps en temps ?
-Et si je n’ai pas envie de dire non ? Je ne suis pas comme toi, Thad. J’ai des
responsabilités et je les assume.

Ils étaient arrivés. Elle descendit de voiture et claqua la portière. Thad la suivit
jusqu’à la porte de l’immeuble.

-A ce niveau-là, il n’est plus question de responsabilités, mais d’esclavage,
rétorqua-t-il. Trouves-tu vraiment normal de travailler gratuitement pour
ton frère et d’être seule à payer le mariage de ta sœur ?

Elle le regarda, stupéfaite. Comment savait-il tout cela ? Par Nell,
probablement.

-Zackary n’est pas installé depuis assez longtemps pour pouvoir se
débrouiller seul dans sa comptabilité, expliqua-t-elle. Quand à Leesa, elle a
terminé ses études l’année dernière. Comment pourrait-elle payer elle-
même son mariage ?
-Dans ce cas, elle n’était peut-être pas obligée d’exiger une cérémonie aussi
grandiose. Ni de se marier maintenant, alors que c’est la période de l’année
où tu as le plus de travail. Et ta mère ? Ton frère ? Pourquoi ne l’aident-ils
pas ? Eux aussi, ils gagnent leur vie. A voir comment ils se comportent tous
avec toi, on croirait que tu n’es là que pour payer et rendre service. Pas un
seul ne pense à toi autrement que pour te réclamer quelque chose. Ils
t’exploitent, Jayna, et tu refuses de t’en rendre compte.


Chapitre 9



Jayna ferma violemment la porte derrière elle et éclata en sanglots.
« Ce n’est rien, juste la fatigue, se dit-elle en s’essuyant les yeux du revers de la
main. D’ailleurs, qu’il pense ce qu’il veut, je m’en moque. Ce n’est pas parce
qu’il me rend service qu’il a le droit de dire des choses pareilles sur ma
famille. »
Pourtant, elle ne put oublier les paroles de Thad. Celles-ci faisaient peu à peu
leur chemin dans sa tête. Et, elle devait bien reconnaitre qu’elles n’étaient pas
entièrement fausses. Zackary et Leesa ne pensaient à leur grande sœur que pour
lui demander de l’argent ou un service. Jamais, ils ne leur venaient à l’esprit
qu’elle aussi pouvait manquer de temps ou avoir des problèmes financiers.
D’ailleurs, comment auraient-ils pu le soupçonner ? Jayna ne se plaignait
jamais. Et n’était-ce pas normal ? En tant qu’aînée de la famille, n’avait-elle
pas le devoir d’aider son frère et sa sœur ? Bien sûr, si son père avait été là,
tout aurait été différent. Mais il était parti.
Jayna frissonna légèrement à cette évocation. Il y avait plus de quinze ans
qu’elle s’était juré de ne jamais agir comme son père. Elle continuerait à
sacrifier son temps, son argent et son énergie, mais jamais elle
n’abandonnerait les siens. Et ce n’était pas un irresponsable comme Thad
Perkins qui la ferait changer d’avis.
Elle donna à manger aux chats et, sans se déshabiller, s’allongea sur son lit.
Les larmes continuaient à couler sur ses joues. En dépit de ses résolutions, elle
ne parvenait pas à chasser Thad de ses pensées. Elle lui en voulait toujours et
pourtant, elle avait besoin de lui. Elle se sentait seule, abandonnée. Si seulement
elle avait pu poser la tête sur son épaule, se laisser aller entre ses bras
puissants. Il était le seul à se soucier d’elle et ce soir, malgré leur dispute, ou
peut-être à cause d’elle, elle avait envie d’être protégée, réconfortée.
Elle enfouit son visage dans l’oreiller. Il fallait essayer de dormir, d’oublier sa
peine quelques heures.
Elle aurait pu y parvenir si le téléphone n’avait sonné. Elle jeta un regard sur le
nom qui s’affichait sur l’écran, avant de l’éteindre.


Thad n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Mais quand il se leva, il était sûr de sa
décision. Venir à Lafayette avait été une erreur. En dépit des affirmations de
Jim Greenwood, Jayna ne l’aimait pas. Pas assez, en tout cas, pour accepter de
lui faire une place dans sa vie. D’ailleurs, elle ne lui avait jamais menti. C’était
lui qui, dans son aveuglement, avait refusé de voir la réalité en face. Demain,
après le mariage, il s’excuserait et partirait. Où ? Il n’en avait aucune idée.
Il ouvrait le tiroir de la commode pour y prendre une chemise, quand on
frappa à la porte.


Dès qu’elle le vit, Jayna oublia tout ce qu’elle avait prévu de dire. Sans hésiter,
comme elle en mourrait d’envie depuis des jours, elle se jeta dans ses bras.
Immédiatement, son corps épousa celui de Thad. Enfin, elle était là où elle
aurait toujours dû être, là où elle n’aurait jamais froid.
Malgré sa stupeur, il la serra avec force contre lui. Jayna était certainement la
dernière personne qu’il s’était attendu à trouver derrière la porte. Il lui
embrassa tendrement les cheveux, respirant avec délice leur doux parfum
vanillé. Puis, sans la lâcher, il tendit un bras vers la porte qu’il referma. Il
ignorait ce qui allait se passer, mais il voulait profiter de ce merveilleux
moment et garder Jayna contre lui le plus longtemps possible.
Doucement, elle releva la tête et leurs regards se retrouvèrent.

-Thad, pardonne-moi.
-De quoi ?
-D’avoir prétendu que tu n’étais pas si important pour moi, et de t’avoir si
souvent repoussé. Je suis désolée.

Il remarqua les paupières légèrement gonflées de Jayna. Son cœur se serra en
pensant qu’elle avait pleuré à cause de lui. En lui disant ce qu’il pensait, la
veille, il n’avait pas voulu lui faire mal.

-C’est aussi ma faute, Jayna. Je n’aurais pas dû m’imposer ainsi alors que tu
n’as pas de temps pour moi.
-Justement, j’aurais dû en prendre, répondit-elle au bord des larmes. Thad,
j’ai honte de m’être conduite ainsi. Veux-tu toujours de moi ?

Il sentit son cœur s’affoler. Tout le désir qu’il avait refoulé jusqu’ici se déversa
dans son corps comme de la lave brulante.

-Mon adorable sorcière, murmura-t-il en se penchant pour l’embrasser. En
as-tu jamais douté ?

Ses lèvres se posèrent sur celles de Jayna qui répondit ardemment à son baiser.
Malgré l’épaisseur de son manteau de laine, la chaleur des mains de Thad sur
son dos irradiait tout son corps. Un long frisson de désir la fit frémir de la tête
aux pieds.

-Jayna, reste avec moi. Maintenant.

Il y avait quelque chose d’impérieux dans la supplication rauque de Thad. Elle
hésita un instant avant de répondre.

-Tu sais que c’est impossible, Thad. Je dois aller travailler.
-A quelle heure est ton premier rendez-vous ?
-A neuf heures et demie.
-Alors, reste avec moi jusque là. Ne me repousse pas encore une fois.

Sans un mot, elle commença à déboutonner son manteau.

-Laisse-moi faire.

Il la déshabilla lentement, lui enlevant tous ses vêtements qu’il déposa
soigneusement sur le fauteuil. Le corps brûlant d’impatience, elle frémissait
sous cette délicieuse torture. Pas une seule fois, il n’effleura sa peau. Sans la
tension de ses muscles et l’éclat sauvage de ses prunelles, Jayna aurait pu
croire qu’il n’éprouvait rien. Enfin, elle fut nue. Thad la prit par les épaules et
la fit pivoter pour retirer les épingles qui retenaient ses cheveux. Une à une, il
les déposa sur la table de nuit. Puis, il la fit se tourner vers lui et entreprit de se
dévêtir à son tour.
Jayna avait mal partout tant elle avait envie de lui, besoin de le sentir contre
elle, en elle. Enfin, Thad la souleva dans ses bras puissants et la déposa
doucement sur le lit. Ses doigts couvrirent le corps de Jayna de caresses
voluptueuses avant de se perdre au cœur de sa féminité, lui arrachant des
soupirs de plaisir.

-Viens, supplia-t-elle en l’attirant contre elle. Viens.

Un long gémissement emplit le silence de la chambre quand elle le sentit enfin
en elle. Leurs lèvres se rencontrèrent, leurs langues se mêlèrent, tandis que
leurs corps ne faisaient plus qu’un, se quittant parfois pour se retrouver
aussitôt, encore plus avides l’un de l’autre.
Les lèvres de Thad s’emparèrent de la pointe durcie des seins de Jayna, qui se
tendit comme un arc. Le monde autour d’eux n’était plus qu’odeurs et
sensations. Les doigts de Jayna jouaient sur les muscles d’acier de Thad, où ses
ongles s’enfonçaient parfois comme autant de preuves du plaisir qui la
submergeait. Enfin, incapables de résister plus longtemps au feu qui les
dévorait, ils accordèrent leur rythme l’un à l’autre, de plus en plus rapidement,
jusqu’à ce que leurs corps se rejoignent dans une formidable explosion de
bonheur. L’extase qui jaillit du plus profond de leur être les réunit en un cri de
pure joie et ils retombèrent comblés, encore incrédules devant tant de volupté.
Thad regarda l’heure au réveil posé sur la table de nuit. Les yeux fermés, Jayna
était toujours lovée contre lui. Il la serra un peu plus fort, repensant avec
émotion aux instants qu’ils venaient de partager. Son corps avait été brûlant
sous ses caresses, répondant sans retenue au moindre de ses gestes. Si
seulement, il avait pu la garder ainsi, aimante et offerte, jusqu’à la fin des
temps.

-Jayna, il est huit heures quarante cinq, il faut te lever.

Dieu ! Que ces mots étaient difficiles à prononcer !

-Je n’en ai pas la force, avoua-t-elle tout bas.
-Si tu ne te lèves pas tout de suite, je ne te laisserai peut-être pas le faire plus
tard, dit-il gentiment en lui caressant l’épaule. En tout cas, pas avant la
semaine prochaine.

C’était très tentant, mais elle ne pouvait se permettre de prendre Thad au mot.
Elle sauta du lit.

-La douche est par là ?

Il acquiesça.

-Tu veux que je vienne avec toi ?
-Si tu fais ça, je n’arriverai jamais au bureau aujourd’hui.

Thad n’insista pas. Jayna avait une journée chargée et il ne se sentait pas le
droit de lui demander d’annuler tous ses rendez-vous pour lui.

-Très bien, mais on dîne ensemble. Je passerai te prendre vers dix neuf
heures.

Jayna sortit de la douche, une serviette nouée autour de sa poitrine.

-Oh ! Thad, c’est impossible. C’est ce soir qu’a lieu la répétition du mariage
de Leesa. Mais si tu venais ? Nous irions dîner tous les deux après. Qu’en
dis-tu ?

Thad accepta, tout en sachant pertinemment que Karen Ralston serait furieuse.
Il remercia secrètement Jayna de la place qu’elle lui offrait dans sa vie.
Vêtue d’un élégant tailleur vert qui soulignait la couleur de ses yeux, Jayna
s’apprêtait à relever ses cheveux en chignon, quand Thad intervint.

-Ne les attache pas.
-Thad, je ne peux aller travailler les cheveux défaits.
-Pourquoi ?
-Cela ferait un peu négligé. Et puis, c’est gênant des cheveux qui volent
partout quand on travaille.
-As-tu déjà essayé ?
-Non.
-Alors, fais-le aujourd’hui et si tu ne te sens pas bien, tu les attacheras.

Elle rangea ses épingles dans son sac. Après tout, elle pourrait toujours se
faire un chignon plus tard si elle le souhaitait.


Assise au fond de l’église, Jayna suivait anxieusement le déroulement de la
cérémonie. Ce n’était que la répétition, mais elle s’attendait constamment à ce
qu’un problème imprévu surgisse, l’obligeant à rester sur place toute la nuit.
« Enfin, songea-t-elle en soupirant, demain soir, tout sera terminé. Leesa
partira en voyage de noces, et la vie reprendra son cours normal. » Etait-ce
bien sûr ? Inconsciemment, elle tourna la tête vers l’endroit où sa mère se
tenait assise.
A peine entrés dans l’église, Thad et Jayna étaient tombés sur Karen qui,
oubliant de les saluer, s’était empressée de critiquer la coiffure de sa fille. Puis,
paraissant enfin remarquer la présence de Thad, elle l’avait brièvement salué
avant d’entraîner Jayna à l’écart pour lui rappeler que Monsieur Perkins
n’avait pas été invité au dîner de ce soir. Bien sûr, elle avait parlé assez fort
pour que celui-ci l’entende.
Excédée, Jayna avait rétorqué que c’était elle qui payait ce dîner et qu’en
conséquence, elle pouvait décider d’y inviter qui elle voulait. D’ailleurs, ni
Thad, ni elle n’avaient l’intention de rester après la répétition.
Karen avait failli avoir une attaque en apprenant la nouvelle. Comment ? Jayna
avait projeté de partir avant le dîner ? C’était impossible, elle ne pouvait
abandonner sa sœur à un moment aussi important.

-Ecoute, maman, avait clairement répondu Jayna. Le véritable mariage aura
lieu demain, et j’y serai. Mais pour ce soir, j’ai d’autres projets.

Karen en était restée muette de stupeur. Jamais elle n’aurait cru Jayna capable
de lui parler sur ce ton. Puis, se ressaisissant, elle avait lancé, vindicative.

-Sans doute, avais-tu aussi d’autres projets, la nuit dernière ? Je t’ai appelée
pendant des heures. Tu n’étais pas là ?
-Si, mais j’avais éteint mon téléphone.

Karen en avait eu le souffle coupé. Sans attendre qu’elle se reprenne, Jayna
s’était éloignée sous le regard stupéfait de sa sœur.
Thad n’avait pas attendu la fin de la scène pour quitter l’église. Ecœuré par le
comportement de Karen, il avait préféré sortir un moment plutôt que de
risquer un esclandre. Dire que Karen avait osé qualifier de queues de rat la
splendide chevelure de sa fille. S’il ne s’était pas retenu, Thad l’aurait étripée.
Comme s’il ne lui suffisait pas d’exploiter et de culpabiliser Jayna, elle
cherchait aussi à la dévaloriser.
Solennelle, la musique s’éleva. La répétition commençait, alors Thad regagna
l’intérieur de l’église. Il lui fallut un certain temps avant de repérer Jayna qui,
pourtant, n’était qu’à quelques mètres devant lui. Les traits tendus, elle
regardait fixement l’autel.
Il lui posa une main réconfortante sur l’épaule.

-Ça va ? murmura-t-il. Pas de regrets pour ce soir ?

Elle fit non de la tête en souriant. Thad s’assit à côté d’elle.

-Et après le dîner, qu’as-tu prévu ? Tu comptes retourner chez toi ?
-Si tu n’as rien de mieux à me proposer, chuchota-t-elle.
-Je vais y penser.


Thad arrêta la voiture devant son hôtel et descendit ouvrir la portière à Jayna.
Il avait parlé d’un endroit tranquille où personne ne viendrait les déranger, et
elle comprit qu’il allait faire servir le repas dans sa chambre. C’était
effectivement l’un des rares endroits de la ville inaccessibles à sa mère.
Ils montèrent dans l’ascenseur et Thad appuya sur le bouton du dixième étage.

-Tu t’es trompé, fit-elle remarquer.
-A ta place, je ne parierais pas, dit-il, en souriant.

Etonnée, Jayna le suivit jusqu’à une chambre qu’elle savait ne pas être la
sienne, au fond d’un long couloir. Il inséra la carte magnétique dans le lecteur,
ouvrit la porte et soudain, tout devint clair.

-Oh ! Thad, tu es merveilleux, s’exclama Jayna en découvrant la suite
royale qu’il avait réservée pour la nuit.

Au centre du salon aux tentures crème, une table recouverte d’une nappe
immaculée, dressée pour deux personnes, étincelait de cristaux et de couverts
d’argent.

-Tu ne l’avais pas encore remarqué ? plaisanta Thad en l’aidant à enlever
son manteau.

Après avoir appelé la réception pour qu’on leur monte l’apéritif, il mit de la
musique et s’installa à côté de Jayna sur le canapé.

-Ta mère semblait plutôt surexcitée ce soir.
-Oui, je suppose que les préparatifs du mariage l’ont beaucoup fatiguée. Et
puis, elle ne supporte pas de voir son bébé la quitter. C’est normal, non ?
-Peut-être.

Il glissa les doigts dans la lourde chevelure de Jayna.

-Et toi, quel genre de mariage aimerais-tu ? reprit-il en enroulant une
longue mèche cuivrée autour de son index. Quelque chose d’intime ou des
noces aussi fastueuses que celle de ta sœur ?

Elle ne répondit pas immédiatement. Pourquoi cette question ? Aurait-il tout à
coup l’intention de s’établir ? Non, il ne s’agissait probablement que d’une
question sans importance.

-Aucun, finit-elle par déclarer, je n’ai pas l’intention de me marier. En tout
cas, je ne dépenserais pas des milliers de dollars pour cela.

Thad songea au montant qu’elle n’avait pas hésité à débourser pour sa sœur,
alors qu’elle vivait dans un appartement exigu et roulait dans une voiture
vieille de dix ans.

-Tu sais ce qu’il te faudrait, petite sorcière.

Thad sentit Jayna se raidir, prête à contre-attaquer à la moindre critique.

-Quelqu’un pour prendre soin de toi.

Elle sourit, se souvenant de la première fois qu’il lui avait dit cela, un après-
midi où il avait allumé du feu et préparé le dîner pendant qu’elle dormait. Il
l’avait fait rien que pour elle et, sans l’avoir jamais avoué, Jayna avait adoré
ça.
Mais aujourd’hui, tout était différent. Elle était de nouveau à Lafayette et c’était
elle qui devait prendre soin des autres.

-Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi, déclara-t-elle. Je me débrouille
très bien toute seule.

Un coup frappé à la porte et l’arrivée de leur dîner dispensa Thad de répondre.
Il s’en réjouit, il n’avait pas envie de gâcher la soirée par une dispute stupide.


-C’était délicieux, s’exclama Jayna en reposant sa cuillère.

En effet, depuis le foie gras accompagné de Sauternes jusqu’au sabayon, le
repas avait été un véritable régal.
Légèrement grisée par le vin, Jayna se leva pour prendre le café sur le canapé.
Thad s’installa à côté d’elle.

-Alors, quelles sont tes prévisions pour la nuit ?

Elle eut un soupir de bien-être.

-Dans un premier temps, rester confortablement assise sur ce canapé et
profiter de la merveilleuse que tu m’offres. J’en avais tellement besoin.
-Je sais, répondit-il en lui prenant la main.

Ils restèrent un long moment silencieux, main dans la main, heureux de se
sentir si proches l’un de l’autre.
« Ce doit être cela, le paradis, songea Jayna. Pas de sonnette, pas de coup de
téléphone, et ma tête sur l’épaule de Thad. »
Puis le désir monta de nouveau en eux, impérieux. Thad caressa doucement
l’épaule de Jayna et frôla ses seins qui pointèrent sous l’étoffe légère de son
corsage.

-Reste ici, cette nuit, lui chuchota-t-il à l’oreille.

Elle hocha la tête, solennelle, et il la souleva pour l’emmener dans la chambre.


Jayna s’étira et se rapprocha de Thad. Le soleil se levait à peine et elle pensa à
la longue journée qui l’attendait. Entre l’installation des fleurs à l’église,
l’organisation du vin d’honneur et la disposition des cartons au nom de chaque
invité sur les tables, une foule de détails restait à régler. Mais, pour l’instant,
elle voulait profiter pleinement de ses dernières minutes de tranquillité auprès
de Thad.

-Si tu continues à te frotter ainsi contre moi, je ne réponds plus de mes
actes, menaça-t-il.

Elle se retourna vers lui, souriante.

-Je croyais que tu dormais.
-C’est ce que je faisais, avant que tu ne t’amuses à m’exciter.
-Je ne m’amuse pas à vous exciter, Monsieur Perkins, je m’installe
confortablement, c’est tout.

Elle bougea encore, consciente de l’état dans lequel le moindre de ses
mouvements mettait son amant.

-Voilà, cette fois, je suis bien, déclara-t-elle, son corps encastré dans celui
de Thad.
-Je ne peux pas en dire autant.

Doucement, il lui caressa le bras, la hanche avant de remonter jusqu’à son sein
droit qu’il enferma dans sa paume. Jayna frissonna. Comme d’habitude, son
corps répondait passionnément au désir de Thad. Tout en lui couvrant le dos de
baiser, il accéléra le rythme de ses caresses.

-Quel est le programme, aujourd’hui ? interrogea-t-il.

Le programme ! Comment lui parler cartons d’invitation et petits fours alors
qu’il la faisait gémir de plaisir ?

-Ne me dis pas que tu n’as rien prévu ? insista-t-il, ironique.
-Je ne peux pas y penser maintenant, répondit-elle dans un souffle. Pas avec
ce que tu es en train de faire.
-Que suis donc en train de te faire ?
-Tu me tortures.

Thad la tourmenta de plus belle. Ses lèvres glissèrent sur l’épaule puis sur la
gorge de Jayna, et il la retourna vers lui. Sa main droite libéra son sein, frôlant
doucement son ventre avant de se glisser dans l’écrin soyeux de sa féminité. Le
plaisir se répandit en elle par vagues.
Elle se cambra dans un cri strident tandis que Thad murmurait doucement son
nom. Il la serra tendrement contre lui, émerveillé par l’éclat de son visage
auréolé de boucles auburn.

-Bonjour, adorable sorcière.
-Bonjour, Monsieur Perkins.

Un peu plus tard, assis sur le lit, Thad regardait Jayna se préparer. En moins
d’une demi-heure, elle avait réussi à prendre une douche, s’habiller, se
maquiller, se coiffer et avaler une tasse de café. Le tout en lui décrivant avec
force détails ce qu’elle avait à faire avant la cérémonie.
Une fois encore, elle l’avait oublié, exclu. Sans s’en rendre compte, elle lui
expliquait qu’elle n’avait pas de temps à lui consacrer. En tout cas, pas pendant
la journée. Thad sentait la colère monter en lui. Jayna avait-elle l’intention de
le reléguer dans le rôle de créature de la nuit destinée à disparaitre à chaque
lever du soleil ? Il ne la laisserait pas faire. Elle finirait par lui faire une place
dans sa vie.

-Je t’accompagne, annonça-t-il en se dirigeant vers la salle de bains.

Surprise, elle arrêta de chercher son escarpin sous le lit et releva la tête.

-Pour quoi faire ?
-Premièrement, je veux être là si tu as besoin d’un coup de main. Et
deuxièmement…

Il la regarda d’un air narquois avant de continuer.

-…parce qu’hier soir, nous avons pris ma voiture, et que la tienne est garée
à plus de dix kilomètres d’ici.
-Thad Perkins, tu es un infâme profiteur, s’écria-t-elle en riant. Puisque je
n’ai pas le choix, je me soumets. Mais je te préviens, si tu n’es pas prêt dans
cinq minutes, j’appelle un taxi.



Chapitre 10



Jayna poussa un soupir de dépit. Après le mariage de Leesa, elle avait annoncé
à Thad qu’elle passerait toute la journée du lendemain avec lui. Au lieu de se
réjouir, il lui avait répondu que Karen les avait déjà invités à déjeuner et qu’il
avait accepté. Sur le moment, exténuée par sa journée, elle n’avait pas cherché
à discuter. Mais en se dirigeant vers l’appartement de Karen, elle exprima sa
déception.

-Franchement, Thad, je ne te comprends pas. Tu me répètes que je n’ai
jamais de temps libre, et quand je décide de passer un dimanche avec toi, tu
m’annonces que ma mère t’a invité à déjeuner et que tu y vas. Avoue qu’il y
a de quoi à s’y perdre.
-Je sais, répondit-il en souriant.

La veille, entre les derniers préparatifs du mariage, la cérémonie et le repas de
noces, il n’avait pas eu le temps de parler de ses projets d’avenir à Jayna. Mais
aujourd’hui, il était bien décidé à lui faire comprendre ce qu’il voulait. C’était
pour cela qu’il avait accepté l’offre de Karen.
En l’invitant chez elle, la mère de Jayna lui donnait sans le savoir l’occasion
qu’il attendait, celle de pénétrer dans sa famille, c'est-à-dire au cœur de sa vie.

-Pourquoi crois-tu que j’ai traversé tout le pays pour te retrouver ?
demanda-t-il.

Elle haussa les épaules en signe d’ignorance.

-Je vais te l’expliquer, reprit-il. Je l’ai fait parce qu’après ton départ, j’ai
compris que je n’arriverais plus jamais à vivre sans toi. Toi partie, plus rien
n’avait de sens. Et, même si cela n’a jamais été aussi fort avec aucune autre
femme, je t’assure que ce n’est pas qu’une question de sexe. Non, c’était toi
qui me manquais, ton sourire, ton indépendance. Même tes hésitations et ta
peur des promesses.
-Toi non plus, tu ne crois pas aux promesses ni à l’amour éternel.
-C’était vrai, avant. J’ai changé.

Elle lui lâcha la main et s’arrêta de marcher pour le regarder.

-Pourquoi ? Parce que tu n’exerces plus ? Parce que tu ne vois plus de
couples divorcés se déchirer pour une voiture, un chien ou un enfant ?
Pourtant, le monde, lui, n’a pas changé. Les divorces sont toujours aussi
nombreux.
-Oui. Mais je sais maintenant que la fatalité n’existe pas. Il m’a suffi de
regarder autour de moi pour rencontrer des couples heureux. C’est le cas
de mes parents après quarante ans de vie commune, mais aussi de ma sœur
et de son mari, mariés depuis six ans. Et que dire du vieux Greenwood qui a
les larmes aux yeux chaque fois qu’il parle de sa femme, morte depuis plus
de dix ans ?
-Tu as peut-être raison, Thad. Moi, je ne suis toujours pas prête à assumer
les responsabilités d’une épouse ou d’une mère de famille.

Ils pénétrèrent dans l’immeuble de Karen et Jayna se raidit inconsciemment.
Thad lui reprit doucement la main.

-A t’entendre, on croirait que le mariage n’est qu’une série d’obligations,
dit-il en appelant l’ascenseur. Que fais-tu du plaisir de partager, de
s’entraider et de vivre auprès de l’être qu’on aime ? C’est pour cela que j’ai
accepté l’invitation de ta mère, Jayna. Parce que je sais que c’est elle qui t’a
appris à confondre amour et responsabilité et je veux découvrir pourquoi.
-Il n’y a rien à découvrir. J’aime ma mère, mon frère et ma sœur et ça me
plait de les aider, c’est tout.
-Mais tu ne te contentes pas de les aider, Jayna, tu les prends entièrement en
charge. Et eux, ils trouvent normal que tu donnes tout ton temps et ton
argent pour leur plaisir et leur bien-être. Ne t’es-tu jamais demandée
pourquoi tu agissais ainsi ?
-Parce que je suis l’aînée, Thad. C’est moi qui ai commencé à travailler et à
gagner de l’argent.
-C’est faux, Jayna. Tu fais tout cela parce que tu te sens responsable d’eux,
parce qu’ils t’ont fait croire que tu le leur devais.

Elle s’apprêtait à répondre quand l’ascenseur s’arrêta. Elle poussa violemment
la porte et sonna chez sa mère. Thad n’avait pas le droit de parler ainsi de sa
famille. Qu’espérait-il donc ? La convaincre d’abandonner les siens pour se
consacrer entièrement à lui ? De toute façon, elle refusait d’entendre parler de
mariage. Etre obligée de faire le ménage, la lessive et de cuisiner tous les jours
pour son mari ? Non, merci. Et puis, il y aurait les enfants. Où trouverait-elle
le temps de s’occuper d’eux, de les emmener à l’école, au gymnase ou chez le
médecin ? Sa vie était déjà bien assez difficile.

La colère de Jayna contre Thad se calmait au fur et à mesure que montait sa
rancœur à l’égard de sa mère. Décidément, Karen était insupportable. Ils
venaient à peine de s’assoir pour prendre l’apéritif et déjà, elle soumettait son
invité à un interrogatoire en règle.
Thad répondait poliment, sans aucune gêne apparente, et Jayna vit sa mère se
rembrunir en apprenant qu’il n’exerçait plus son métier d’avocat depuis
plusieurs mois. Dieu merci, Karen ne fit aucun commentaire.
Profitant de ce bref instant de silence, Thad s’empara de la photo de famille
posée sur la table basse et la contempla un long moment.

-Jayna ne ressemble à aucun d’entre vous, remarqua-t-il.
-Non, elle est le portrait de son père, répondit vivement Karen.

Il reposa la photographie, surpris du ton agressif de Karen. Y aurait-il un
problème avec le père de Jayna ? Celle-ci ne lui avait jamais parlé de lui.

-Monsieur Ralston est décédé ? s’enquit-il, le plus courtoisement possible.

Il n’y avait aucune photo de lui dans la pièce.

-Je n’en ai aucune idée. Et d’ailleurs, je m’en moque, répliqua Karen.
-Vous avez divorcé ?
-Non.
-Papa est parti lorsque j’avais treize ans, expliqua Jayna. La dernière fois
que nous avons entendu parler de lui, il était éleveur en Australie. Depuis,
nous n’avons plus de nouvelles.

Elle avait dit cela d’un ton amer. De toute évidence, elle aimait toujours son
père et ne lui avait pas pardonné son départ. Thad se tourna vers elle.

-Je suis désolé.
-Oh ! Ne le soyez surtout pas ! s’exclama Karen. Nous nous portons
beaucoup mieux depuis qu’il n’est plus là.

Jayna se leva brusquement.

-Si nous passions à table, proposa-t-elle, tout est prêt.

Thad comprit qu’elle souhaitait mettre un terme à cette conversation.
Pourquoi ? Le départ de son père était-il la clé de son comportement envers le
reste de sa famille ? Il fallait qu’il en sache un peu plus.

-Il est toujours dommage pour un enfant de perdre l’un de ses parents,
insista-t-il. Et cela, quelle qu’en soit la cause. Un père ou une mère a
toujours quelque chose à apporter à son enfant.

Jayna soupira lorsque sa mère rétorqua que ce n’était pas vrai. Son mari, cet
irresponsable sans cœur, n’aurait eu qu’une influence déplorable sur ses
enfants. C’était un rêveur qui passait ses nuits à lire et attendait qu’on lui serve
tout sur un plateau d’argent.
Une tirade que Jayna avait entendue des centaines de fois. Elle la connaissait
par cœur. Pourtant, elle avait conservé de bons souvenirs de son père.

-Tu oublies toujours le bon côté des choses, maman, coupa-t-elle.

Elle ne voulait pas que Thad ait une mauvaise impression de son père. Loin
d’être un paresseux qui ne pensait qu’à lui, il était simplement différent.

-Papa nous aimait beaucoup, reprit-elle. Il nous racontait des histoires tous
les soirs. Il nous faisait rire, chanter, nous emmenait jouer dans les bois.
-Il était trop content de trouver quelqu’un pour écouter ses bêtises. Il
t’apprenait à regarder le monde avec ses yeux de rêveur. Si je n’avais pas
été là, il aurait fait de toi une paresseuse, incapable de gagner sa vie
correctement. D’ailleurs, je me demande ce que tu serais devenue si je ne
t’avais pas empêchée de réaliser tes idées insensées.
-Quelles idées insensées ? s’enquit Thad.
-Figurez-vous qu’à la fin de ses années de lycée, Jayna s’était mis en tête de
faire des études d’anthropologie. Comme si on pouvait gagner sa vie avec
ça ! Heureusement, j’ai réussi à lui faire entendre raison. Jayna ressemble
tellement à son père. C’est comme cette stupide décision de garder la
baraque de Rose alors qu’elle n’a pas l’occasion d’aller au Colorado.

Cette fois, Thad comprenait. Parce qu’elle ressemblait à son père, Jayna avait
été pendant sa jeunesse le bouc émissaire de Karen. Ne pouvant se venger sur
son mari, celle-ci l’avait culpabilisée, l’obligeant à assumer seule toute la
charge de la famille.

-Pourquoi ne pourrait-elle pas s’installer au Colorado ? interrogea Thad
d’un ton innocent. Après tout, elle est célibataire, elle peut faire ce qui lui
plait.

Karen n’aurait pas paru plus étonnée s’il avait parlé chinois.

-Mais enfin, Monsieur Perkins, Jayna a son travail et sa famille ici.
Contrairement à vous, elle ne peut pas tout abandonner derrière elle.

Lassée de cette conversation, Jayna quitta la table. Personne ne parut le
remarquer. Karen et Thad étaient en pleine joute oratoire et Jayna savait déjà
qu’aucun d’eux ne convaincrait l’autre.

-Madame Ralston, disait Thad, à vous entendre, on croirait que votre fille
est paresseuse et irresponsable. Il me semble pourtant qu’elle travaille
énormément et n’hésite pas à faire passer les intérêts de sa famille avant les
siens.

Sans écouter la réponse, Jayna prit son manteau et sortit de l’appartement.


-Jayna ? Mais que fais-tu là ? Je croyais que tu devais passer la journée avec
Thad, s’écria Nell.
-Je t’expliquerai plus tard. Je ne te dérange pas ?

Nell s’effaça pour laisser entrer son amie.

-Au contraire. Wesley a dû passer au bureau cet après-midi, et je t’aurais
moi-même appelée si j’avais su que tu étais libre. Alors, raconte. Que s’est-
il passé ? Vous ne vous êtes pas disputés, au moins ?

Jayna sourit devant l’air inquiet de Nell.

-Non, rassure-toi. J’en ai eu assez d’entendre maman et Thad parler de moi.
Ils étaient si occupés à défendre leurs positions qu’ils ne se sont même pas
aperçus de mon départ.
-Thad, non plus ? Ça m’étonne. Je ne serais pas surprise de le voir arriver
ici dans une heure ou deux.

Deux heures plus tard, Jayna n’avait toujours pas quitté le confortable canapé
de Nell, et elle dégustait des petits sablés confectionnés par Wesley.

-Ton mari est vraiment doué, remarqua-t-elle, ces sablés sont délicieux.
-Est-ce que Thad fait la cuisine ?
-Beaucoup mieux que moi.
-Décidément, il a toutes les qualités. Quand te décides-tu à l’épouser ?

Jayna haussa les épaules.

-Ne dis pas de bêtises, Nell. Il n’a jamais été question de mariage entre lui et
moi. D’ailleurs, je ne sais même pas ce qu’il veut réellement, ni pourquoi il
est là.
-C’est toi que je veux, Jayna et si je suis ici, c’est parce que tu y es.

La voix de Thad…Jayna se retourna. Il la fixait debout devant l’entrée à côté de
Wesley. Elle se mordit la lèvre, il allait certainement lui reprocher sa fuite.
Mais non, il souriait.

-J’ai trouvé cet homme en train de rôder près de chez nous, intervint
Wesley. Comme il m’a demandé où se trouvait l’appartement de ma femme,
je lui ai proposé de l’accompagner.

Il traversa la pièce et embrassa Nell.

-Maintenant qu’il est là, nous pourrions l’inviter à dîner ? Qu’en penses-tu,
ma chérie ? Et toi, Jayna ?

Cette dernière sourit et regarda Nell et Wesley s’éloigner vers la cuisine, main
dans la main. Elle pouvait sentir le regard de Thad sur sa nuque.

-Pourquoi as-tu fui ?

Elle était partie parce qu’elle en avait eu envie et refusait de s’excuser.

-La conversation m’ennuyait. Je connaissais par cœur les répliques de ma
mère. Et toi, as-tu survécu à l’inquisition ?
-Bien sûr !


-Ce n’est pas très pratique, déclara Jayna en suspendant son tailleur à l’un
des cintres de l’armoire.

Quand Thad lui avait proposé de passer la nuit à l’hôtel avec lui, elle avait
immédiatement accepté. Elle avait simplement voulu repasser chez elle pour
prendre de quoi se changer pour le lendemain.

-Qu’est-ce qui n’est pas pratique ? demanda Thad.
-Tous ces allers et retours. Et je ne sais pas si j’aurai toujours envie de
mettre ce tailleur demain matin. Peut-être serait-il préférable que ce soit toi
qui viennes chez moi.
-Ton lit est trop petit pour moi, Jayna.
-Je peux acheter un King Size.

Thad laissa tomber la chaussure qu’il venait d’enlever et regarda Jayna. Avait-
il bien entendu ? Proposait-elle vraiment de lui faire une place dans sa vie ? Le
cœur bondissant de joie, il traversa la pièce et la prit dans ses bras.

-Vous me suggérez de m’installer chez vous, Mademoiselle Ralston ?
-On dirait. Cela vous tente, Monsieur Perkins ?
-Et comment ! Je m’installe dès demain, s’écria-t-il en la soulevant de terre
et en la faisant tournoyer autour de lui.

Ils retombèrent sur le lit, et Jayna s’abandonna avec délice aux merveilleuses
caresses de son amant.


Thad s’intégra facilement à la vie de Jayna. Avec lui, tout paraissait plus gai,
plus simple. Y avait-il une course urgente pour le cabinet ? Thad s’en chargeait
immédiatement. Jayna rentrait-elle fourbue d’une journée particulièrement
harassante ? Il lui préparait un bain chaud et lui massait les épaules. Etait-elle
trop fatiguée pour dîner ? Il cuisinait l’un de ses plats préférés. Peu à peu, il lui
apprit à accepter d’être chouchoutée, gâtée, aimée.
Avec le plaisir de recevoir, Jayna découvrit aussi celui de donner. Non par
obligation, comme elle l’avait fait jusque-là, mais par choix. Parfois, elle
rentrait chez elle à l’heure du déjeuner pour passer un moment dans les bras de
Thad. Ou encore, elle profitait de l’une des rares absences de son compagnon
pour lui concocter son plat favori, le chili con carne.
Elle s’épanouissait de jour en jour, et Thad s’étonnait de la trouver toujours
plus tendre, plus sensuelle. Tout ce qu’il avait pressenti de sa personnalité se
révélait vrai, et son désir pour elle ne faisait que s’accroître au fil du temps.
Plus que jamais, il l’aimait et voulait faire d’elle sa femme et la mère de ses
enfants.
Un seul problème subsistait, sa famille.


-Jayna, nous allons être en retard.

Fraiche et souriante, elle sortit de la salle de bains et effectua un demi-tour
devant Thad.

-Je suis prête, mon chéri. Comment me trouves-tu ?
-Très bien, répondit-il d’un ton impatient en lui tendant son manteau et son
sac.

De toute évidence, il était encore en colère. Une heure plus tôt, alors qu’ils se
préparaient à partir pour un concert à la Nouvelle Orléans, Karen avait appelé.
Elle avait été contrainte de s’arrêter sur le bord de la route, suite à un pneu
crevé et voulait que Jayna vienne l’aider. Thad s’y était opposé, mais Jayna
avait juré que sa mère ne pourrait se débrouiller seule, et elle était tout de
même partie. Le dépanneur n’était arrivé que trois quarts d’heure plus tard et
maintenant, ils étaient horriblement en retard.
Thad ouvrait la porte quand le téléphone de Jayna sonna à nouveau.

-Ne réponds pas !
-Mais c’est peut-être important.
-Une autre crevaison, par exemple.

Il lui saisit fermement le poignet.

-Si nous ne partons pas immédiatement, ce ne sera plus la peine d’y aller.
-Si tu étais venu avec moi, tu aurais changé la roue toi-même et nous ne
serions pas en retard.
-Ta mère aurait très bien pu appeler un dépanneur toute seule. Mais, comme
d’habitude, elle a préféré te demander de venir lui tenir la main.

Jayna se libéra.

-Tu es injuste, Thad. Maman était désemparée, elle n’a jamais su faire face
au moindre problème.
-Tu ne crois pas que, depuis dix-sept ans, elle aurait pu s’y habituer. Au lieu
de cela, elle a préféré se décharger de toutes ses responsabilités sur toi et te
culpabiliser dès que tu ne cèdes pas au moindre de ses caprices. Et, bien sûr,
ton frère et ta sœur se sont empressés d’agir comme elle.
-Serais-tu jaloux de ma famille ?
-Pas jaloux, Jayna, écœuré. Je ne supporte plus de les voir t’exploiter à
longueur de journées, ni d’annuler nos sorties au dernier moment,
d’interrompre nos dîners, et de t’entendre me parler d’obligations quand il
s’agit de tyrannie.

La sonnerie du téléphone retentit pour la troisième fois. Thad jeta un coup
d’œil sur sa montre, avant d’ajouter.

-Réponds, de toute façon, la soirée est fichue.

Tout en le regardant se diriger rapidement vers la chambre, Jayna décrocha.

-Leesa ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi pleures-tu ?

Thad entendit ces paroles avec un sentiment de fatalité. Une fois de plus, Leesa
avait un problème. Elle allait demander à sa sœur de le résoudre et, comme
d’habitude, celle-ci dirait oui.
Il tira les billets de concert de sa poche et les jeta dans le cendrier.
Après avoir raccroché, Jayna entra dans la chambre. Son sang se glaça dans
ses veines en découvrant la valise de Thad ouverte sur le lit.

-Thad, que fais-tu ?
-Tu avais raison, Jayna, il n’y a pas de place pour moi dans ta vie. Je ne
veux pas m’interposer entre toi et ta famille, je m’en vais.

Elle s’approcha de lui, les yeux remplis de larmes.

-Je t’en prie, Thad. Ne pars pas. Je m’arrangerai pour avoir plus de temps.
-Non, Jayna, rien ne changera tant que je serai là. Tu dois apprendre à dire
non, à ne plus te sentir coupable dès que tu refuses de rendre service à ta
famille. Quand tu seras prête, je reviendrai.
-Mais où vas-tu ?

Thad referma brusquement sa valise.

-Je ne sais pas. M’installer dans un coin tranquille et admirer quelques
couchers de soleil.


Jayna n’aurait jamais cru pouvoir souffrir autant. Quand elle avait raconté ce
qui s’était passé à Nell, celle-ci avait pris le parti de Thad au lieu de la plaindre.
Jayna avait l’impression que personne ne la comprenait.
Elle vécut les jours qui suivirent le départ de Thad comme un automate,
passant ses nuits à sangloter sur le grand lit devenu inutile. Elle avait beau se
répéter que Thad l’avait quittée par peur des responsabilités, cela ne rendait pas
sa douleur plus supportable.
Plus d’une fois, Nell et Wesley tentèrent de la distraire en l’invitant chez eux, la
tirant presque de force hors de son bureau. Immanquablement, la soirée était
interrompue par une visite ou un coup de téléphone de Karen qui cherchait sa
fille dans toute la ville pour lui demander un service. A tel point que Wesley
s’étonna un jour de la patience dont Thad avait fait preuve, assurant que lui ne
l’aurait pas supporté plus d’une semaine.
Chaque fois que le téléphone sonnait, Jayna avait envie de hurler. Non
seulement Karen n’avait pas remarqué combien sa fille allait mal, mais elle
continuait à la harceler jour et nuit. Quand à Leesa et Zackary, Jayna s’était
rapidement aperçue qu’elle ne pouvait espérer aucun soutien de leur part.
Leesa se disputait constamment avec son mari, et elle appelait sans cesse sa
sœur pour lui demander conseil, mais elle l’avait à peine écoutée quand celle-
ci lui avait confié son chagrin.

-Tu n’étais tout de même pas tombée amoureuse de lui ? s’était-elle écriée.
Pas un homme comme lui, sans travail, ni projets d’avenir.

On aurait cru entendre Karen.
Peu à peu, Jayna comprenait que Thad ne s’était pas trompé. Karen, Leesa et
Zackary l’exploitaient. Et elle l’acceptait parce que sa mère l’avait culpabilisée
dès son enfance, la menaçant de ne plus l’aimer si elle refusait d’agir selon ses
désirs.
Avec le mois d’avril et le calcul des taxes, le travail s’accrut au cabinet, et
Jayna supporta de moins en moins bien les requêtes incessantes de sa famille.
Elle commença à les rabrouer, puis à refuser de rendre certains services.
Chaque fois qu’elle disait non, un horrible sentiment de culpabilité la tenaillait
et elle devait se raisonner pour ne pas sauter sur le téléphone et annoncer
qu’elle avait changé d’avis.
Après le quinze avril, le travail diminua, ainsi que les coups de téléphone de la
famille Ralston. Peu à peu, Karen, Zackary et Leesa n’eurent pas d’autre choix
que de s’adapter.
En comprenant qu’on pouvait être responsable sans pour autant se transformer
en esclave, Jayna considéra la relation de son père et de sa mère sous un jour
nouveau. Elle avait agi comme Karen en accusant Thad de refuser les
obligations et en cherchant à le transformer, plutôt qu’en l’acceptant tel qu’il
était, tendre, aimant, drôle et merveilleux. Et comme Reed Ralston, Thad avait
fini par partir.
Le cœur serré, Jayna songea qu’elle ne savait même pas où le retrouver. Elle
avait changé et ne pouvait le lui dire. Il ne restait plus qu’à espérer que Thad
tiendrait parole et reviendrait un jour.

Chapitre 11



-Jayna, ton client est arrivé, annonça Mary au bout du fil.
-Merci, Mary. Tu peux lui dire de monter.

Jayna ouvrit la porte de son bureau et se figea sur place. Puis, elle se jeta dans
les bras de l’homme qui s’avançait vers elle.

-Thad, tu es revenu. Si tu savais comme tu m’as manqué !

Il la serra contre lui.

-Est-ce toujours ainsi que vous accueillez vos clients, Mademoiselle
Ralston ?
-Que veux-tu dire ?

Elle remarqua alors qu’il portait un costume et tenait un attaché-case à la main.

-Que je suis ici pour vous proposer de vous occuper de ma comptabilité,
dit-il.

Les yeux de Jayna s’embuèrent de larmes. Elle avait cru qu’il était revenu pour
elle, elle voulut s’éloigner mais il resserra son étreinte.

-Toi aussi, tu m’as beaucoup manqué, petite sorcière. Mais je suis ici pour
affaires. Je voulais savoir si le cabinet Ralston & Treadwell pouvait
s’occuper de mes comptes. Peut-être pourrions-nous nous assoir pour en
parler ?

Il poussa Jayna vers le bureau et la força à s’assoir. Il s’installa sur le fauteuil,
face à elle.

-Quelle comptabilité ? demanda-t-elle, interloquée.
-Celui du cabinet d’avocats que je vais ouvrir à Lafayette.
-Ouvrir un cabinet ? Mais pourquoi ? Je croyais que tu ne voulais plus
exercer ?

Thad se pencha sur le bureau et lui prit la main.

-Oui, mais la femme que j’aime trouve important que je travaille.

Une bouffée d’amour et de reconnaissance submergea Jayna. Thad était prêt à
modifier ses projets pour elle. Jamais elle ne l’oublierait, mais elle ne voulait
pas accepter. Pas maintenant qu’elle avait compris qu’elle l’aimait tel qu’il
était.

-Le cabinet Ralston & Treadwell peut-il s’occuper de ma comptabilité ?
-Oui, mais…
-Très bien.

Avant qu’elle ait pu réagir, il appuya sur l’interphone du bureau.

-Mary, Jayna s’absente jusqu’à demain, annonça-t-il.

Et prenant le sac de Jayna, il se dirigea vers la porte.

-Thad, j’ai appris à dire non, déclara-t-elle sans quitter son siège.
-Je sais, Nell m’a prévenu, répondit-il calmement. As-tu l’intention de me
dire non, maintenant ?
-Je ne crois pas. Rappelle-moi que je dois envoyer des fleurs à Nell.


Ils roulaient depuis environ un quart d’heure, quand Thad arrêta la voiture
devant une grande maison blanche, entourée d’arbres. Jayna leva les yeux vers
lui, surprise.

-Où sommes-nous ? s’enquit-elle.
-Peut-être devant notre future demeure, cela dépend de toi.

Outre un salon et une salle à manger traditionnels, le rez-de-chaussée se
composait d’une immense pièce percée de larges baies et séparée d’un coin
cuisine par un grand bar en chêne.

-On dirait la maison de Rose, s’écria Jayna, émerveillée. Il y a même une
cheminée de pierre…

Elle regarda Thad, intriguée.

-Tu ne peux pas l’acheter.
-Pourquoi ? Elle ne te plait pas ?
-Au contraire, elle est magnifique. Mais tu m’as dit tout à l’heure que tu
allais reprendre ton activité et maintenant, tu m’annonces que tu veux
acheter une maison. Je refuse que tu t’imposes toutes ces contraintes, Thad.
Tout ce qui compte pour moi, c’est de vivre avec toi. Que tu travailles ou
non, cela n’a pas d’importance.

Il la prit dans ses bras.

-Je sais, Jayna, mais je veux tout de même le faire. Jim Greenwood m’a dit
un jour que beaucoup de gens n’avaient pas les moyens de se payer un
avocat pour se défendre. Alors, j’ai pensé que je pourrais leur être utile. Je
serai avocat de l’assistance judiciaire et je me consacrerai aux plus
démunis.

Jayna se serra tendrement contre lui.

-Es-tu sûr de le vouloir, Thad ? Je veux dire la maison et ton nouveau
travail ?
-Rien ne pourra me rendre plus heureux.
-Tu sais, Thad, déclara-t-elle après un bref silence, au Colorado, tu m’as dit
que Rose voulait m’apprendre quelque chose. Je crois que j’ai compris ce
que c’était. Grâce à toi.
-Et qu’as-tu appris, adorable sorcière ?
-Qu’il ne faut pas avoir peur d’être soi-même. Que ce n’est pas mal d’avoir
des rêves et d’essayer de les réaliser. Mais surtout, j’ai appris qu’il ne fallait
pas essayer de changer les gens. C’est ce que ma mère a voulu faire avec
mon père. Au lieu de l’aimer tel qu’il était, elle a voulu qu’il ressemble à
l’image qu’elle avait en tête.

Jayna le regarda un moment dans les yeux avant de reprendre.

-Je t’aime tel que tu es, Thad, et je ne voudrais surtout pas que tu changes.
-Pourrais-tu répéter, Jayna ?
-Je ne veux pas que tu changes.
-Non, la première partie.
-Je t’aime, Thad.
-Comme je t’aime, petite sorcière, chuchota-t-il en lui couvrant le visage de
baisers. Je t’aime et je veux vivre le reste de ma vie avec toi.
-C’est une demande en mariage ?
-Oui. Tu acceptes ?

Elle fit mine d’hésiter.

-A une condition…
-Laquelle ?
-Que tu te mettes en colère chaque fois que je commencerai à faire le
ménage.

Thad la souleva dans ses bras.

-Je connais un meilleur moyen de t’arrêter, dit-il en se dirigeant vers
l’escalier.

Il ouvrit la porte de l’une des chambres et la déposa sur le lit avec une infinie
douceur.


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***
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(Pour lire cet ouvrag e, cliquez sur le titre du livre)
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Comédienne dans une série télé, Eva Cain reçoit depuis quelques mois des
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