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Résumé :

Angleterre, 1817

Depuis l’assassinat de son mari trois ans plus tôt, lady Julia recherche désespérément le
meurtrier — et croit être sur la bonne piste quand, lors d’une réception , elle aperçoit la
chevalière de feu son époux au doigt d’un des invités , le vicomte Thayne. Convaincu qu’il
sait quelque chose, elle organise son enlèvement lors d’un bal masqué , mais leur attelage
tombe dans une embuscade tendue par des bandits de grand chemin . Ceux-ci dérobent le
collier de lady Julia et tente de voler la bague du vicomte , mais, refusant de voir disparaître
le précieux bijou, la jeune femme s’interpose. Un échange de coups de feu s’ensuit, qui met
les brigands en déroute… et blesse légèrement lord Thayne. Soigné chez lady Julia, le
vicomte lui affirme alors que cette chevalière est un cadeau de son ancienne maîtresse…
Prologue

Londres, 1817

Elle n’aurait jamais cru revoir un jour cette bague, et encore moins au doigt de Nicholas
Chandler, vicomte de Thayne — un homme qui, à sa connaissance, n’avait jamais rencontré
Thomas.

C’est pourquoi, quand Thérèse Blanchot lui avait dit avoir vu le bijou, elle avait cru à une
erreur.

Elle s’était cependant rendue, afin d’en avoir le cœur net, à la très discrète et très sélective
maison de jeu que tenait Thérèse.

Là, lorsqu’elle avait observé le vicomte de Thayne à la table de dés, son cœur avait fait un
bond dans sa poitrine. Il portait à l’annulaire une chevalière en or ornée d’un rubis et de
deux petits diamants. Ce bijou était unique, et impossible à confondre avec un autre.

Elle examina le visage avenant et viril, aux traits réguliers, du vicomte. Ses beaux yeux
sombres croisèrent un instant les siens, et elle se raidit sous son masque... Mais il se
détourna incontinent, avec indifférence.

Coûte que coûte, il allait lui falloir récupérer cette chevalière, et découvrir pourquoi lord
Thayne l’avait en sa possession.

Lady Julia Carrington, les jambes un peu tremblantes, s’arrêta sur le seuil du grand salon de
la Maison Blanchot. Elle se reprochait vivement son appréhension : il ne s’agissait, après
tout, que d’approcher lord Thayne, puis, au moment le plus opportun, de l’amener à la
suivre...

D’un large coup d’œil, elle enveloppa la salle aux tons rouge et or, où se pressait une foule
nombreuse et élégante. Hommes et femmes de la haute société londonienne fréquentaient la
Maison Blanchot, tant pour la chère raffinée de ses soupers que pour ses tables de jeu.
L’accès en étant très strictement réservé à une clientèle triée sur le volet, et on y était entre
soi. De nombreuses dames choisissaient néanmoins d’y venir masquées ; mais Julia n’eut
aucun mal, par exemple, à reconnaître la duchesse de Langston à la table de dés — celle-ci,
en dépit de son loup de velours, étant bien incapable de discrétion tant par la raucité de son
rire que le flamboiement de sa chevelure rousse. Julia, elle, avait des cheveux bruns, qu’elle
trouvait ternes et sans attrait. De toute manière, il était bien peu probable que quelqu’un pût
l’identifier : depuis son retour en Angleterre, elle n’avait que très peu fréquenté les salons et
les cercles où frayait la Gentry.

Elle fit quelques pas dans la salle, furetant autour d’elle à la recherche du vicomte de
Thayne, mais elle n’aperçut nulle part sa haute silhouette et ses larges épaules, ni son
épaisse crinière brune mêlée de cheveux blonds, comme autant de fils d’or. Thérèse avait
pourtant fait prévenir Julia qu’il serait là, ce soir. Peut-être se trouvait-il dans l’un des petits
salons ? Pourvu qu’il n’ait pas renoncé à venir ! Julia n’était pas bien sûre d’avoir le courage
de remettre à plus tard l’exécution de son plan.

Elle sentit qu’on s’approchait d’elle et tressaillit. Ce n’était que Thérèse, qui lui glissa à
l’oreille :

— Ah, vous êtes là, ma chérie ! Je me demandais si vous alliez venir.

Agée d’un peu plus de trente ans, Thérèse Blanchot était une véritable beauté, avec de
magnifiques yeux violets et des cheveux d’un noir de jais. Avant de lui répondre, Julia prit
une profonde inspiration.

— Oui... Lord Thayne est-il arrivé ?

— Il est dans le salon doré... et son humeur est plutôt maussade, dirait-on. Ma chérie, je ne
sais pas ce que vous avez en tête, mais je vous avertis que ce n’est nullement un homme
facile à berner. Vous ne voulez pas m’en dire plus ? Je pourrais vous être utile...

Julia secoua la tête.

— Je ne puis vous impliquer directement dans tout ceci.

Elle se remémora le regard sombre de lord Thayne. Il ne fallait pas que sa colère retombe
sur Thérèse.

— Cela ne me concerne pas, hasarda cette dernière, mais... je ne pense pas qu’il sache
quoi que ce soit à propos de la mort de Thomas...

— Il porte nonobstant sa chevalière ! Je veux savoir pourquoi. Ne vous inquiétez pas,


conclut-elle en posant une main rassurante sur le bras de Thérèse, je serai prudente.

— Je ne pense qu’à votre sécurité, ma chérie, vous le savez...


— Il n’y a rien à craindre. Eduardo m’attend dehors. Il me protégera, s’il le faut.

Thérèse acquiesça, apparemment peu convaincue.

— Voulez-vous nous présenter ? demanda encore Julia. Je dois jouer une partie contre lui -
de piquet, par exemple.

— Et ensuite ?

— Ensuite, je lui reprendrai ma bague, répondit la jeune femme avec une légèreté forcée.

Elle n’entendait certes pas révéler à Thérèse qu’elle allait enlever l’un de ses plus influents
et plus riches clients. Après un instant de réflexion, elle ajouta :

— Je crois qu’il vaudrait mieux, d’ailleurs, que vous fassiez semblant de ne pas vraiment
me connaître.

— Comme vous voudrez. Comment vous appellerai-je, alors ?

Julia réfléchit un instant.

— Disons... Jane...

Thérèse leva un sourcil étonné.

— Jane ? C’est en prénom bien ordinaire.

— Sans doute, mais que je ne risque pas de l’oublier.

Elle avait tout d’abord pensé à un prénom plus proche du sien, comme Juliana. Or elle
craignait, au cours d’une conversation, de laisser échapper « Julia » par inadvertance, et elle
ne voulait pas que lord Thayne soupçonne le moins du monde sa véritable identité.

— Très bien, suivez-moi...

Thérèse la guida entre les tables de jeu ; de superbes tapis d’Orient feutraient leurs pas. Le
cœur battant, Julia reconnut au passage, penché au-dessus de la table de roulette, quelqu’un
qu’elle ne connaissait que trop bien : son voisin, le jeune lord George Kingsley. A son grand
soulagement, celui-ci ne fit aucunement attention à elle lorsqu’elle passa près de lui, trop
occupé qu’il était à suivre la course de la boule. Elle en remercia le ciel, priant pour que
personne d’autre ne la regarde avec trop d’attention...

Avant de pénétrer dans le petit salon privé, Thérèse se tourna vers elle.

— Vous êtes bien sûre que c’est ce que vous voulez, ma chérie ?

Julia prit derechef une profonde inspiration, afin de raffermir toute sa volonté.
— Oui. Je n’ai pas le choix.

Elle frémissait, et il lui semblait que ses genoux allaient se mettre à s’entrechoquer d’une
seconde à l’autre. D’ici peu, elle allait faire la connaissance de l’homme qui détenait peut-
être la clé du meurtre de son mari...

D’un lent mouvement circulaire de la main, Nicholas tiédissait son verre de cognac dans sa
paume, bien calé au fond son fauteuil.

— Une autre partie ? proposa-t-il à son compagnon.

Henry Benton jeta un regard entendu vers la pile de jetons que Nicholas avait entassés
devant lui.

— Non merci, repartit-il. Je ne tiens pas à y laisser ma chemise. Je crois que je vais plutôt
aller tenter ma chance au pharaon. Tous les verres que vous buvez, mon cher Thayne,
semblent encore accroître la vôtre !

Nicholas eut un rire bref et sans joie.

— En ce cas, répliqua-t-il, il ne faudra pas vous étonner si je fais sauter la banque avant la
fin de la soirée !

Benton fit la grimace.

— Pourquoi buvez-vous autant, ce soir ? Songez à ce qui vous attend demain, si vous ne
vous êtes pas noyé dans le cognac, entre-temps !

— Vous avez mis dans le mille : c’est très précisément mon intention.

Avec un peu de chance, l’alcool parviendrait à lui faire oublier les images qui le hantaient
depuis exactement deux ans...

— Si vous devez finir ivre mort, ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux faire cela chez
vous, et sans témoins ?

— Non ! répondit sèchement Nicholas.

Benton ouvrit la bouche, comme pour ajouter quelque chose ; il se ravisa et, se levant, quitta
la pièce.

Nicholas étendait déjà sa main vers la bouteille, mais il suspendit son geste en s’apercevant
que quelqu’un entrait à son tour dans le petit salon. Il reconnut Thérèse, puis son regard
s’arrêta sur la jeune femme qui l’accompagnait.

Elle était mince, et de taille moyenne. Le décolleté de sa robe de soie laissait deviner les
douces rondeurs de sa poitrine, et elle était masquée, ce qui était courant parmi les dames de
la bonne société qui ne tenaient pas à ce qu’on les sût dans un pareil lieu. Sa silhouette lui
paraissait vaguement familière et il se souvint tout à coup l’avoir déjà remarquée, la veille
au soir. Son maintien réservé, presque effacé, bien étonnant dans un endroit où tout ce que
Londres comptait d’élégants et d’élégantes tenait à se montrer, fût-ce masqués, avait attiré
son attention. Peut-être, s’était-il dit alors, était-ce la première fois qu’elle fréquentait ce
genre d’établissement. Apparemment, il s’était trompé, car le regard qu’elle posait sur lui,
sous son masque, était calme et assuré, tandis qu’elle s’avançait à la suite de Thérèse.

Les deux femmes s’approchèrent de son fauteuil, et il eut l’impression, en voyant l’inconnue
croiser ses mains gantées devant elle, de voir une toute jeune fille, presque une écolière.

— Nicholas, dit Thérèse, puis-je vous présenter Jane ? Elle aimerait faire une partie de
cartes avec vous.

— Vraiment ? Hélas, je ne crois pas être pour l’heure dans... l’humeur qui conviendrait.

— Elle dit qu’elle est une excellente joueuse, et qu’elle est venue tout spécialement ce soir
pour disputer une partie avec vous. Vous n’allez pas la décevoir, n’est-ce pas ?

Nicholas examina l’inconnue. Venir ici tout exprès pour jouer avec lui ? Quelle étrange
idée ! Si elle soutint son regard, il nota qu’elle serrait nerveusement son réticule dans ses
mains. Malgré son désir de tout prendre, ce soir, avec le plus grand détachement, Nicholas
ne put s’empêcher de se sentir intrigué.

— Vous dites que c’est une excellente joueuse, dit-il en se penchant vers Thérèse, mais
jusqu’à quel point l’est-elle ?

— Ma foi, dit celle-ci en jetant un regard indécis vers sa compagne, je ne saurai vous le
dire...

— Je ne perds pas mon temps à jouer avec des débutants. Dites-lui que je regrette...

La voix légèrement irritée de la jeune femme s’éleva.

— Je vous entends, milord, et puis vous répondre moi-même. Je ne suis pas exactement
une novice, en matière de jeu. Et je n’ai jamais perdu une partie de ma vie.

Elle avait parlé bas mais fermement. Que pouvait-elle bien vouloir de lui ? Il l’ignorait, mais
du diable s’il s’agissait seulement de jouer aux cartes ou aux dés. Son timbre de voix ne lui
rappelait rien de particulier.

— Jamais, vraiment ? lui dit-il. Dans ce cas, veuillez vous asseoir...

Elle prit le fauteuil que Benton venait d’abandonner. Comme elle s’y installait, Nicholas
respira une brève bouffée de son parfum. Il évoqua en lui des souvenirs qu’il aurait préféré
oublier... Et il regretta d’avoir parlé trop vite. Il aurait dû s’en tenir à sa première idée, et
refuser cette partie.

Une servante entra et vint chuchoter quelques mots à l’oreille de Thérèse.


— Je regrette de devoir vous laisser, vicomte, mais le devoir m’appelle. Je suis curieuse
du résultat de votre partie... Je vous souhaite bonne chance, ma chère, ajouta la maîtresse
des lieux à l’adresse de « Jane ».

Celle-ci la remercia d’un signe de tête puis se tourna vers Nicholas. Bien que très calme en
apparence, elle le vit déglutir discrètement.

— A quel jeu désirez-vous que nous jouions ? s’enquit-il.

— Au piquet, s’il vous plaît.

— Au piquet ? Très bien. Quelle est votre mise ?

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Celle que vous voudrez, milord.

— Celle que je... ?

Il laissa un instant son regard errer sur ses lèvres puis ses yeux descendirent vers l’endroit
charmant où ses seins blancs disparaissaient dans le décolleté. Malgré tout l’alcool qu’il
avait bu, et son humeur maussade, il éprouva comme une pointe de désir.

— Oui, ce que vous voudrez, répéta-t-elle, un peu troublée.

Nicholas eut un sourire froid. D’ordinaire, les femmes ne lui manifestaient pas leur intérêt
de façon aussi directe, et surtout pas en le défiant aux cartes...

— ... Et si je perds ? demanda-t-il.

Elle hésita puis répondit en le regardant toujours bien en face :

— Eh bien, ce sera à vous, milord, de me donner ce que je veux...

Malgré lui, il sentit le sang affluer à son sexe. Lui donner ce qu’elle voulait, voilà qui lui
procurait des pensées plutôt... brûlantes. Il contempla de nouveau ses lèvres et son envie
d’elle se fit encore plus forte.

Quelle mouche le piquait ? De toute évidence, il n’avait pas encore assez bu... Car il n’avait
vraiment nul besoin d’une femme, et ce soir moins que toute autre ! A part une nuit de folie
de temps en temps, il avait passé les deux dernières années dans un total célibat. Mais après
tout, un moment passé entre les bras d’une complète étrangère était peut-être le meilleur
moyen de passer cet anniversaire qu’il redoutait tant...

Il se cala contre le dossier de son fauteuil, et la regarda intensément à travers ses paupières
mi-closes.
— Très bien. Si je perds, je serai totalement à votre merci. Toutefois, si vous n’y voyez
pas d’inconvénient, je préférerais vous appeler autrement que... Jane.

— Et pourquoi donc ? demanda-t-elle, prête à l’affrontement. Ce prénom ne vous plaît-il


pas ?

— Disons qu’il s’accorde mal avec votre... mystère. Vous ne me ferez d’ailleurs pas croire
que vous le portez... réellement...

Elle répliqua fièrement, le menton levé :

— Ce n’est pas le cas, effectivement, mais sachez que si c’était mon véritable prénom, je
n’en aurais aucune honte !

Cette fois, Nicholas eut un rire presque joyeux, ce qui le surprit lui-même.

— Votre vrai prénom doit être bien extraordinaire, pour que vous aspiriez à la banalité et à
l’anonymat de « Jane »...

— Vous vous trompez, il est assez courant.

— Mary ? Elizabeth ? Harriet ?

— Pas du tout... Si nous commencions notre partie, milord ?

Voilà à présent qu’elle semblait lui faire comprendre qu’elle n’avait pas le temps de
bavarder avec lui. Il n’y avait nulle trace de flirt dans sa voix, comme dans son attitude.
Nicholas commençait à être réellement intrigué.

Il entreprit de distribuer les cartes et tout de suite, il s’aperçut qu’elle regardait intensément
ses mains.

— Je n’ai aucunement l’intention de tricher, se défendit-il. Du reste, si j’étais un bon


tricheur, surveiller mes mains ne vous apprendrait rien. Désirez-vous distribuer les cartes à
ma place ?

Elle lui sourit, d’un sourire qu’il trouva un peu contraint.

— Non, milord. En fait, je regardais votre chevalière. Elle est d’un modèle... très
inhabituel...

— Oui, dit-il, laconique.

— Où l’avez-vous eue ?

Nicholas fronça légèrement les sourcils.

— On me l’a offerte.
— Un de vos proches ?

— Ma chère, revenons à nos moutons ; je croyais que vous désiriez jouer aux cartes...

Et tout en parlant, il poussa son jeu vers elle...

Elle acquiesça, prit les cartes — et constata à son grand déplaisir que sa main tremblait
quelque peu. Ses mouvements étaient, cependant, rapides et précis.

Il fit la première annonce et attendit la sienne. Le regard fixe, elle étudiait son jeu, comme
hypnotisée, et Nicholas se demanda si la mystérieuse jeune femme n’avait pas l’esprit un
peu dérangé.

— Vous venez de faire un « pli » et de remporter cette manche, lui dit-il au bout d’un
moment. Nous pourrions continuer ainsi une bonne partie de la nuit, mais il se trouve que je
n’en ai nulle envie. Aussi, je suggère d’abandonner la partie et de nous en aller.

Interloquée, elle leva la tête.

— N... nous en aller ?

— Oui. Partir, ensemble, vous et moi, expliqua-t-il d’un ton plutôt sec.

Hésitant à répondre, Julia mordillait sa lèvre inférieure.

— Eh bien ?

Que lui arrivait-il donc ? Si elle avait voulu le séduire, son comportement était pour le
moins déconcertant.

— Très bien, reprit Nicholas. J’abandonne la partie. J’ai donc perdu et, selon notre accord,
je suis à votre entière disposition.

Il abattit son jeu sur la table et elle contempla les cartes, les yeux écarquillés.

— Oh... je... Bien sûr !

— Vous paraissez surprise ? Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’en proposant


cette partie et cet enjeu, vous aviez autre chose en tête...

— Oui, dit-elle en se levant, toute raide. En effet je... je voudrais que vous veniez avec
moi.

Sa voix était tendue à l’extrême. Il se leva à son tour.

— Je vous l’ai dit, je suis entièrement à votre merci, ma chère... Jane. Eh bien ? Où allons-
nous ?
Elle sourit timidement, et non sans une certaine fébrilité.

— Disons... que c’est une surprise...

Amusé, il leva un sourcil.

— Vraiment ?

— Oui, aussi, si vous voulez bien me suivre...

Il vint se placer à côté d’elle et la regarda. Son attitude n’était décidément pas celle d’une
séductrice aguerrie. Son maintien digne et réservé offrait un étonnant contraste avec le jeu
qu’elle semblait mener. Il s’approcha un peu plus près d’elle et elle s’écarta vivement.

— Y allons-nous ?

— Nous devrions, répondit-il, sarcastique, avant que vous n’ayez changé d’avis... Je dois
admettre que je suis très curieux de savoir ce que vous désirez réellement...

En retenant un soupir, elle se rua hors du petit salon comme si elle avait eu le diable à ses
trousses. Il voulut la retenir et prit son bras, qui lui parut très délicat sous sa main.

— Il n’est pas nécessaire de vous presser autant, ma chère, lui susurra-t-il. A moins que
vous ne brûliez d’impatience de vous retrouver seule avec moi...

— Non, enfin... oui.

— C’est vrai ? Eh bien, ma chère Jane, je dois dire que je n’ai pas tous les jours l’occasion
de rencontrer une femme aussi prompte et aussi... enthousiaste à manifester son désir !

— J’ai bien peur, murmura-t-elle, de ne pas être très habile à ce jeu...

Il la lâcha et s’adossa contre un mur.

— Si vous me disiez tout de suite ce que vous attendez de moi ?

Elle regardait fixement le petit salon voisin de celui qu’ils venaient de quitter.

— Dehors, marmonna-t-elle. Je vous dirai cela dehors...

Il suivit son regard et vit lord George Kingsley passer dans le couloir, en compagnie de
Carleton Wentworth.

— Je vois, dit-il, l’œil pétillant en revenant vers elle. Vous préférez poursuivre cette
conversation en privé. Ne nous attardons pas, dans ce cas. Je défaille littéralement de
curiosité...
Julia suivit du regard les deux hommes, puis s’engagea dans l’escalier.

— Ne nous précipitons tout de même pas, lui signifia Nicholas, goguenard. Je suis tout à
vous jusqu’à l’aube, au bas mot !

— Oui, vous avez raison, maugréa-t-elle. Il est inutile de tant se hâter.

Presque joyeux, à présent, le vicomte reprit son bras et ils descendirent l’escalier. Dans le
petit boudoir qui servait de vestiaire, il reprit sa cape et son haut-de-forme ; et elle lui
désigna le domino à capuche qui complétait sa tenue, et l’avait dissimulée aux yeux des
passants. Tandis qu’il allait chercher ces vêtements, elle se tint dans l’entrée, plus raide que
jamais. Il revint vers elle et prit doucement son menton entre ses doigts.

— Je crois, lui murmura-t-il, que vous avez besoin de quelques leçons dans l’art de la
séduction...

— Je...

Elle entrouvrit ses lèvres et, dans la lumière chancelante des chandelles, il put voir le sang
affluer à son visage. Aussitôt, le désir le transperça, tel une flèche. Il aurait voulu pouvoir la
pousser contre un mur et l’instruire sur-le-champ... Il lâcha Non menton et recula. Peut-être
était-elle une séductrice plus accomplie qu’elle n’en avait l’air...

Londres, comme souvent en cette saison, avait revêtu un manteau de brume. Tandis qu’ils
marchaient dans la rue, l’air frais de la nuit piquait les joues de Nicholas, et le dégrisait. Il
lorgna sa compagne : si le domino qui l’enveloppait complètement était anonyme et passe-
partout, son tissu était fin et de bonne facture. Qui était-elle exactement ? Une demi-
mondaine ? Pourtant, son maintien et son langage étaient ceux d’une dame de qualité, et
même dans ses moments de grande nervosité, jamais elle ne s’en était départie, ni n’avait
laissé échapper des tournures faubouriennes.

— Bien, s’enquit-il, où allons-nous ?

— Ma voiture est un peu plus loin, milord.

Ils cheminèrent encore un moment par les rues désertes, et quand ils passèrent dans une
ruelle particulièrement sombre, Nicholas, tous ses sens soudain en alerte, eut le désagréable
sentiment d’être épié.

Sa compagne n’avait apparemment rien remarqué. Une berline attendait un peu plus loin.
Celle qui se faisait appeler Jane se dirigea vers la voiture et se tourna vers Nicholas.

— Nous y sommes, milord.

Sa voix était calme. Bien trop calme.

D’un geste vif, il lui agrippa le bras.


— Maintenant, ma chère, vous allez me dire ce que vous voulez, au juste !

Elle le regarda, l’expression de son visage dissimulée tant par le masque et le domino que
par l’obscurité.

— Vous !

— C’est bien ce que j’avais cru comprendre, mais j’aimerais en avoir... la démonstration.

Il l’attira vivement vers lui et écrasa sa bouche sur la sienne, en un baiser passionné.
D’abord interdite, Julia ne tarda pas à se débattre violemment et, sans crier gare, il la
relâcha.

Les jambes un peu flageolantes, elle recula et plongea la main dans son réticule.

— Veuillez monter dans cette voiture, s’il vous plaît !

Abasourdi, il regarda la gueule noire du petit pistolet qu’elle pointait sur lui.

— Mais... que faites-vous ?

— Je vous enlève, milord.

— Ah bon ?

A la grande surprise de Julia, Nicholas Chandler, vicomte de Thayne, partit d’un grand éclat
de rire !

— Quel tempérament que le vôtre ! Mais croyez-moi, après un tel baiser, je serai trop
heureux de vous satisfaire, sans qu’il soit besoin d’employer la force !

— Montez, s’il vous plaît, ou je serai obligée de tirer sur vous !

L’invite était formulée d’un ton courtois, comme si elle le priait à souper.

— Pensez-vous vraiment avoir le cran d’appuyer sur la détente ? lui demanda-t-il non sans
quelque mépris.

— Absolument. Montez dans cette voiture.

— Tiens, plus de « s’il vous plaît » ?... c’est bien, je vous suis... à condition que vous
m’embrassiez encore...

— Je ne vous ai pas embrassé. Vous m’avez embrassée, et de force...

— Je n’ai pas eu à vous forcer beaucoup, il me semble...

Soudain, il se jeta en avant et saisit le pistolet. Au même instant, il sentit un coup violent
s’abattre sur sa tête, et perdit connaissance.

Les yeux ronds, Julia regarda l’homme étendu à ses pieds, puis Eduardo. Celui-ci eut une
grimace embarrassée.

— J’ai pensé qu’il valait mieux intervenir. Vous devriez prendre la bague, à présent ! Que
dois-je faire de lui ?

— Mettez-le dans la voiture, s’il vous plaît.

Eduardo la considéra comme s’il n’avait pas parfaitement compris.

— Et ensuite ?

— Ensuite... ensuite, nous l’emmènerons avec nous à Foxwood. Je dois savoir où il s’est
procuré la bague.

Eduardo jeta un bref regard au cocher, lequel avait observé toute la scène d’un œil
indifférent.

— Allons, mon gars, soupira-t-il. Tu as entendu la comtesse ? Aide-moi à faire monter ce


gentilhomme dans le fiacre et à l’attacher solidement... Quel dommage qu’il ne soit pas d’un
gabarit un peu plus léger !

Julia tremblait de nouveau de tous ses membres. Pendant qu’Eduardo et le cocher portaient
lord Thayne dans le fiacre et ligotaient ses bras et ses jambes, elle fit le guet en priant pour
que le coup n’ait pas été trop rude. Bientôt, Nicholas grogna et se débattit, la faisant presque
regretter qu’Eduardo ne l’ait pas frappé plus fort.

Les nerfs à vif, elle furetait de tous côtés en espérant que nul n’avait été témoin de
l’enlèvement.

Lorsque ce fut terminé, elle monta dans la berline et s’installa face au vicomte. Elle ressentit
une pointe de remords en constatant qu’il n’avait pas seulement été entravé mais aussi
bâillonné à l’aide de sa propre cravate. S’appuyant au capitonnage assez inconfortable de la
voiture, Julia ferma les yeux. Quoiqu’il puisse lui en coûter, le sort en était jeté...

Brunton regarda le fiacre tourner le coin de la rue. Lui et son acolyte avaient suivi le couple
depuis que celui-ci avait quitté le tripot de luxe de la Française. Selon toute vraisemblance,
ils allaient maintenant quitter la ville.

Il éructa un juron, ce qui fit broncher son cheval, et Smithers poussa le sien pour venir se
mettre à sa hauteur.

— Ils vont quitter Londres, non ?

— Ouais.
Brunton grimaça. Il n’avait pas prévu cela. Son plan était de s’embusquer dans une rue mal
éclairée, de guetter le passage de lord Thayne et de l’assommer pour lui voler la bague, ou
encore de l’attendre dans Hyde Park, où le jeune aristocrate montait son cheval gris, chaque
matin. Lorsque le vicomte était entré chez Thérèse Blanchot, Brunton avait bien cru que le
moment qu’il attendait tant était enfin arrivé. Mais, lord Thayne était ressorti de
l’établissement en compagnie de cette femme au domino. Brunton et Smithers les avaient
suivis discrètement jusqu’à ce qu’ils rejoignent le fiacre. Mais là, curieusement, ils avaient
semblé se disputer, au lieu de monter tout simplement dans la voiture. Puis, une sorte de
géant avait surgi de nulle part, et très inquiets, les deux complices avaient préféré se replier
de l’autre côté de la rue, hélas trop loin pour pouvoir observer le reste de la scène. Quand ils
purent s’approcher de nouveau, ce fut pour assister au départ de la berline, la haute
silhouette du géant bien visible à côté de celle du cocher. La femme au domino s’était
penchée en instant à la portière ; elle était donc, également, du voyage, et tout portait à
croire que lord Thayne était lui aussi dans la voiture.

— Je crois que ça plaira pas au patron si on le laisse filer, marmonna Smithers.

— Tu l’as dit...

Mais le cerveau agile de Brunton était déjà à l’œuvre et bientôt, un sourire reparut sur son
visage.

— ... mais il ne nous échappera pas. On va l’intercepter. ..

Smithers sourit à son tour, découvrant plusieurs dents gâtées ; un certain nombre d’autres
manquaient à l’appel.

— Moi, j’ai toujours rêvé d’être un bandit de grand chemin, et d’arrêter les voitures sur les
routes. Celles-ci sont si peu sûres, de nos jours...

— Ne rêve pas trop. Si on liquide Thayne, le patron nous fera liquider, nous aussi.

— Mais ce bon milord ne va pas nous faire d’ennuis, parce qu’on a tout de même quelques
arguments, répliqua Smithers en tapotant la crosse de son pistolet. Et puis, il est bien trop
occupé avec la jolie dame...

— Ouais. Espérons qu’elle l’occupera suffisamment pour qu’il ne nous repère pas...
2

Un dos d’âne fit cahoter le fiacre, et Julia frémit. Son prisonnier n’avait pas émis un seul son
depuis qu’ils avaient quitté Londres, mais elle savait bien qu’il devait se sentir pris au piège,
tel un animal. Jamais les vingt-cinq kilomètres qui séparaient Foxwood de la capitale ne lui
avaient paru aussi longs. Elle se pencha vers Nicholas.

— Je suis désolée d’avoir dû agir ainsi. Je vous assure que je ne vous veux aucun mal.
Vous êtes dans une situation... inconfortable, mais tout ira mieux quand nous aurons atteint
Fox... euh, enfin... notre destination.

Le son étouffé mais rageur qu’il produisit sous son bâillon n’avait rien d’encourageant. Bien
qu’il eût les pieds et les mains entravés, la raideur même de ses épaules révélait sa fureur,
sans parler de ses yeux, qui, s’ils avaient été des pistolets, eussent envoyé ad patres la
pauvre Julia. Oui, sans ses liens, il l’eût étranglé de grand cœur... Mais Eduardo savait faire
des nœuds résistants. La jeune femme espérait seulement que les cordes n’étaient pas
serrées au point d’entrer dans la chair du pauvre vicomte.

Julia s’adossa au dossier capitonné de la banquette, en regrettant de ne pas pouvoir s’asseoir,


comme Eduardo, en plein vent, à côté du cocher. Si lord Thayne était pour l’heure bien
incapable de rien tenter contre elle, sa présence intimidante semblait occuper tout l’espace
disponible, et elle se sentait à l’étroit, confinée dans ce fiacre. C’était comme être assise
dans la cage d’un tigre, sans même la présence rassurante du dompteur, et cette sensation
n’avait rien d’agréable...

Elle tenta de détourner ses yeux de la puissante silhouette du jeune lord et se mit à regarder,
sans les voir, les rues brumeuses des faubourgs de Londres, que la voiture traversait. D’un
geste nerveux, elle ramena autour d’elle les pans de son domino. « Heureusement, songea-t-
elle, que je porte un masque... » Mais le regard de Nicholas semblait en transpercer le
velours. A sa grande honte, Julia ne pouvait oublier son impudent baiser et le rouge lui
montait aux joues à ce seul souvenir...

L’angoisse et l’appréhension la tenaillaient. Qu’avait-elle osé faire ! Thérèse lui avait bien
dit qu’il n’était pas un homme facile à berner... Julia ne savait que très peu de choses sur le
vicomte de Thayne, elle avait simplement entendu dire qu’il y avait un scandale attaché à
son nom et que son grand-père, le comte de Monteville, était l’un des hommes les plus
puissants d’Angleterre. Sans doute celui-ci n’allait-il pas prendre à la légère l’enlèvement de
son héritier... Julia risquait fort de se retrouver bientôt à la prison pour femmes de Newgate,
ou plus loin encore...

Mais quel autre choix avait-elle, après tout ! Elle avait pensé un moment lui offrir de
racheter la bague, ou même à la lui dérober. Mais ce n’était pas ainsi qu’elle pourrait
apprendre si, oui ou non, il avait quoique ce soit à voir dans la mort de son mari. Bien sûr, il
serait ridicule de le lui demander de but en blanc : il nierait probablement toute implication.
C’est pourquoi la seule solution avait été de l’enlever, afin de l’avoir à sa merci et de
disposer du temps nécessaire pour obtenir de lui une véritable réponse. Ce que Julia ignorait
lorsqu’elle avait échafaudé son plan, c’était la forte personnalité de lord Thayne et son côté
si... imprévisible. Elle l’observa à la dérobée, et constata que ses yeux étaient grands ouverts
— et toujours aussi menaçants.

La berline cahota sur une bosse du chemin et il tressaillit. L’œil de Julia se fit plus doux :
elle détestait plus que tout infliger le moindre tourment à son prochain.

On était à présent en rase campagne, et la route n’était plus pavée. La voiture tressauta
encore sur un nid-de-poule, et Nicholas laissa échapper un grognement étouffé.

— Est-ce que... vous allez bien ? lui demanda-t-elle.

Mon Dieu, quelle stupide question !

Il secoua la tête et poussa un autre grognement. Inquiète, Julia l’examina plus attentivement.
Malgré la faible lumière, elle le trouvait plutôt pâle. Un pressentiment lui traversa l’esprit.

— Vous êtes malade, c’est ça ?

Il acquiesça d’un signe de tête. Julia était folle de rage contre elle-même. Comment n’avait-
elle pas prévu cela ? Le bâillon devait l’incommoder terriblement, l’étouffer même. Il fallait
le lui retirer.

— Je vais... vous enlever ça.

Il y eut un nouveau cahot, plus fort que les précédents, et elle faillit tomber sur Nicholas.
Elle commençait à douter que ce cocher fût très expérimenté... Elle l’avait engagé pour cette
seule nuit, et il était difficile, dans ces conditions, de se montrer trop regardante sur ses
références. L’homme ne paraissait pas bavard, et c’était ce qui comptait le plus. Julia
recouvra, comme elle le put, son équilibre, et passa ses mains sur la nuque de Nicholas, afin
de dénouer son bâillon. Les cheveux du vicomte lui parurent étonnamment doux et souples
sous ses doigts. Elle chercha le nœud d’une main tremblante, le visage brûlant sous le
masque. Hélas, il était extrêmement serré, et les sursauts du fiacre rendaient l’opération
particulièrement difficile. Bien qu’elle essayât de l’éviter, son corps se trouvait
constamment en contact avec celui de lord Thayne. Finalement, elle dût renoncer à défaire
le nœud, et résolut d’écarter simplement la cravate qui lui tenait lieu de bâillon. Nicholas
grogna douloureusement, et Julia eut un mouvement de panique. Allait-il avoir un malaise ?

— Je vous en prie, tenez bon, supplia-t-elle. C’est presque fait.

Elle tira violemment sur le tissu et il poussa cette fois un vrai cri étouffé. Elle comprit alors
ce qui se passait : une mèche de ses épais cheveux bruns était prise dans le nœud.

— Oh mon Dieu ! s’écria-t-elle. Excusez-moi, je vais tirer moins fort...

Elle essaya une fois encore de défaire le nœud, et cette fois, y parvint. Au moment même où
le bâillon tombait au sol, la voiture s’immobilisa brutalement. Julia se trouva alors projetée
contre lord Thayne. Au-dehors, on entendit un coup de feu et un hurlement. Le cœur battant,
Julia s’efforça de se recomposer un maintien un peu plus digne et se rassit sur la banquette.
Au cours du choc, son visage avait heurté l’épaule de Nicholas, et son masque était tout de
travers.

— Que diable se passe-t-il encore ? grommela lord Thayne.

Julia se pencha à la portière, et elle crut que son cœur allait s’arrêter lorsqu’elle distingua
deux hommes masqués. Eduardo était descendu de son siège et se tenait devant eux, les
mains en l’air. Elle se rejeta violemment en arrière.

— Je crois que nous sommes attaqués par des bandits de grand chemin, murmura-t-elle.

— Bon sang, vous ne croyez pas que vous devriez m’ôter ces maudites cordes ?

— Je vais m’y employer...

Elle s’agenouilla devant lui et s’affaira sur le nœud qui entravait ses chevilles. Dieu merci,
Eduardo n’avait pas serré celui-ci trop fort, et il ne lui parut pas qu’elle aurait trop de mal à
en venir à bout. Elle le dénoua effectivement assez vite, mais au moment où elle faisait
passer la corde au-dessus de ses bottines, son loup glissa complètement, révélant son visage.
Elle leva vivement les yeux : Nicholas la regardait, les yeux écarquillés. C’était la première
fois qu’il pouvait la voir sans son masque... Il la dévisageait sans indulgence, et sans lui
témoigner la moindre reconnaissance pour l’avoir délivré de ses liens.

La portière s’ouvrit brusquement et la gueule noire d’un pistolet apparut devant eux.

— Si vous vouliez bien être assez bonne pour descendre de voiture ! proposa une voix
exagérément polie, bien surprenante chez un brigand.

— Je n’y tiens pas, répondit crânement Julia. Une autre fois, peut-être...

Puis, satisfaite de sa réplique, elle se rencogna sur la banquette.

Où donc avait-elle mis son propre pistolet ? Si elle n’avait que peu de chances de toucher ce
maraud, elle n’hésiterait cependant pas à faire feu à la première occasion. Elle sentit enfin
sous ses doigts le bois et le métal de son arme, et glissa vivement le pistolet sous son
domino.

Le bandit eut un geste impérieux avec le sien.

— Hélas, madame reprit-il, je vais devoir insister ! Et je détesterais devoir vous faire
descendre de force.

Sans oser regarder Nicholas, Julia passa la portière et sortit dans l’air frais et brumeux de la
nuit. Dans son désarroi, elle fut toutefois soulagée de constater qu’Eduardo n’avait rien ; il
maintenait les chevaux de l’attelage d’une main ferme sur leur bridon. Mais le cocher gisait
effondré sur son siège, les yeux clos.
— Allez, mon gentilhomme, venez rejoindre la dame, dit le bandit.

Julia sentit son cœur battre plus vite. Ainsi, le ruffian avait vu qu’elle n’était pas seule dans
la voiture... Elle eut soudain très peur que l’on fît du mal à l’homme qu’elle venait
d’enlever.

— Il n’est pas très bien, s’écria-t-elle impulsivement.

— Je me sens en pleine forme, la contredit froidement Nicholas sans bouger de sa place.


Mais je ne peux pas bouger...

Le bandit passa la tête par la portière puis en se reculant, annonça à son complice :

— Dis donc, celui-là est ficelé comme un saucisson !

— Je suis le prisonnier de Mme, répondit lord Thayne. Peut-être seriez-vous assez aimable
pour me détacher ?

— Pas sûr, répliqua le ruffian. Vous m’avez l’air un peu trop malin, mon gentilhomme...
Alors, comme ça, c’est votre prisonnier, milady ? s’enquit-il en se tournant vers Julia.
Comment ça se fait qu’une jolie fille comme vous soit obligée d’attacher les hommes ? Je
suis sûr que beaucoup accepteraient de monter dans votre voiture sans que ce soit la peine
de les ficeler !

Il sourit largement sous son masque, révélant des dents gâtées.

— Je suppose que ce n’est pas pour me donner ce genre de conseil que vous avez arrêté
ma voiture ? répliqua Julia d’un ton impatient.

Elle ne savait trop si elle était effrayée ou seulement furieuse. Pourquoi fallait-il que ce fût
cette nuit, justement, qu’elle aille tomber dans une embuscade ! Et puis, ce maraud était
bien long à exiger ce qu’il voulait ! Elle jeta un coup

d’œil à Eduardo qui, elle le savait, dissimulait toujours un pistolet chargé sur lui. Le cocher,
quant à lui, avait rouvert les yeux et se tenait pétrifié sur son siège. Il ne devait pas, après
tout, être trop sérieusement blessé.

— Sortez votre prisonnier !

— Je vous demande pardon ? dit Julia.

Le bandit de grand chemin répéta, avec un mouvement de tête excédé vers la voiture :

— Sortez-le de là !

— Pas la peine, je peux sortir tout seul ! repartit lord Thayne.


Soudainement, il parut à la portière, ses chevilles débarrassées de ses liens. Interdite, Julia
nota que ses poignets étaient toujours liés derrière son dos. Il descendit de voiture en lui
souriant d’un air ironique, puis se tourna vers le bandit.

— Si vous voulez bien procéder à votre vol à main armée, dit-il à celui-ci d’un air ennuyé,
nous aimerions continuer notre voyage...

Le ruffian sourit de plus belle.

— Z’étiez pas si bien ficelé que ça, on dirait ! C’est bon, milady. Vos bijoux, vite !

— Je n’en ai aucun sur moi, mis à part un collier de piètre valeur.

— Donnez-le moi !

Toute trace d’amusement avait disparu du visage de l’agresseur. Comme Julia semblait
hésiter, la voix tranquille d’Eduardo s’éleva.

— Il vaut mieux faire ce qu’il dit, milady...

Avec un soupir, Julia défit le fermoir, et tendit le collier avec répugnance. L’homme
apostropha alors Nicholas.

— Votre bague, milord !

Julia eut un haut-le-cœur.

— Non ! s’exclama-t-elle, haletante.

Le bandit ignora sa réaction.

— Votre bague !

Lord Thayne se tourna à demi, montrant ses poignets attachés.

— Je peux difficilement l’ôter moi-même...

— Alors, enlevez-la-lui, vous, milady, dit le bandit en appuyant son ordre d’un geste
brusque de son pistolet.

Julia s’approcha de lord Thayne, sa main, dissimulée sous le domino, tenant toujours son
pistolet. Le bandit s’en aperçut :

— Qu’est-ce que vous tenez, là ?

— Rien !

— Montrez-moi votre main...


— Non ! dit-elle en s’adossant à la portière du fiacre.

Le voyou pointa son arme dans sa direction et, d’un ton où toute trace d’amabilité avait
disparu :

— Faites ce que je vous dis, milady ! rugit-il.

— Bon sang, chuchota Nicholas, passez-le moi !

— Et comment cela ? lui répondit-elle de même. Vous êtes attaché...

— Glissez-le simplement dans ma main, c’est tout...

Sous son masque, la bouche du maraudeur se transforma en un pli mauvais.

— J’aimerais pas être obligé de tirer sur vous ou sur votre... sur ce gentilhomme. Alors
montrez-moi votre main, milady.

Toujours aussi réticente, Julia eut un mouvement réflexe, et ce n’est qu’en entendant la
détonation qu’elle sut qu'elle avait tiré. Au même instant, lord Thayne plongea sur elle et la
fit basculer à terre. Elle heurta durement les cailloux de la route, le souffle coupé. Elle
perçut un autre coup de feu, puis au bout de ce qui lui parut une éternité, le claquement
rythmé des sabots des chevaux, et enfin, le silence. Les deux ruffians avaient décampé.

— Est-ce que ça va ?

La voix de lord Thayne était tout près de son oreille.

— Oui, murmura-t-elle.

Elle le sentit qui roulait sur le côté pour s’écarter, et l’entendit jurer sourdement.

Tout de go elle tenta de se mettre debout, sur ses genoux d’abord, puis sur ses pieds. En se
rajustant, accroupie, elle sentit quelque chose de poisseux souiller son domino et devina que
c’était du sang, bien qu’elle ne ressentît aucune douleur. Elle leva les yeux vers Nicholas,
assis auprès d’elle, et comprit tout, lorsqu’elle vit une tache sombre s’agrandir sur la cape de
celui-ci.

Horrifiée, elle ne put que constater qu’il était blessé, et son cœur se serra quand elle réalisa
qu’il avait reçu la balle qui lui était destinée, à elle.

— Vous... vous êtes touché ! balbutia-t-elle assez stupidement.

— On ne peut rien vous cacher ! répliqua-t-il avec ironie.

Puis, très vite, la douleur le fit grimacer.


Avant qu’elle ait pu dire un mot, Eduardo était apparu à côté d’elle. Il s’agenouilla, examina
la blessure de Nicholas, et dit à sa maîtresse :

— Il va falloir lui faire un pansement, et il faudra que vous le teniez.

Nicholas battit des paupières.

— Écartez cette femme de moi !

Sa voix n’était plus qu’un souffle. Certes, Julia ne pouvait le blâmer de s’exprimer ainsi,
mais elle était tout de même froissée de sa réaction : croyait-il donc qu’elle voulait
l’empoisonner ?

— Je ne cherche qu’à vous aider, se défendit-elle.

— Ah oui ? En me poignardant, par exemple ?

Julia rougit en croisant le regard amusé d’Eduardo. Elle se remit sur ses pieds et réfléchit à
la confection du pansement.

— J’ai mon mouchoir, dit-elle, et puis, il y a sa cravate, dans la berline...

Il y avait aussi le joli ruban qu’elle avait acheté à Grafton House la veille — ce qui lui
paraissait un siècle, à présent.

Elle assista Eduardo pour la confection du bandage, comme celui-ci le lui avait demandé.
Dieu merci, la balle n’était pas entrée profondément, et n’avait fait que des dégâts légers
avant de ressortir. Mais bien sûr, des complications étaient toujours à craindre...

Si lord Thayne ne poussa pas un seul gémissement pendant qu’on le soignait, il devint très
pâle quand Eduardo le porta dans la voiture, et Julia crut un instant qu’il allait perdre
connaissance. Quant au cocher, il apparut qu’il n’avait pas même été blessé, et une gorgée
de whisky suffit à le réconforter. Hébété, l’homme répétait sans cesse :

— Dire que j’ai été attaqué par des bandits, moi ! Ah, j’en aurai des choses à raconter !

Au bout du compte, l’aventure ne se terminait pas trop mal. Julia remonta en voiture, et,
après une petite hésitation, prit le parti de s’asseoir au côté de lord Thayne. Ainsi, s’il
s’évanouissait, elle pourrait l’empêcher de choir de la banquette. Il avait fermé les yeux,
mais les rouvrit quand elle s’installa près de lui ; et il lui jeta un regard noir, quoiqu’un peu
vague.

— Mon Dieu, encore vous ! Ce n’est pas vrai !

Il pressa de nouveau ses paupières et Julia supposa qu’il était en train de l’envoyer, par la
pensée, aux cent mille diables. Il eût été bien difficile de le lui reprocher...
3

Nicholas avait l’impression d’avoir reçu un coup de sabot à la tête, et sa blessure au bras le
brûlait comme du feu. Contrairement à ses prévisions, la nuit qui venait de s’écouler n’avait
pas été faite de rêves éthérés, générés par une trop grande consommation d’alcool et par une
conscience taraudée par le remords. Non ! au lieu de cela, un bandit de grand chemin lui
avait tiré dessus, après qu’il avait été enlevé par une femme au visage d’ange..., mais au
cerveau indubitablement dérangé.

Sa première vision, quand il ouvrit les yeux, fut une tache brunâtre au plafond. Tout cela
n’était donc pas un rêve, car il se souvenait de cette tache, qu’il avait remarquée la veille,
lorsque ses ravisseurs avaient versé du whisky sur sa plaie. Nicholas fit un effort pour
s’asseoir sur son lit, et poussa un grognement tandis qu’une douleur fulgurante le traversait
de nouveau, telle une flèche. Il ferma les yeux. Le destin l’avait finalement puni, semblait-
il...

— Milord ?

Cette voix d’homme ne lui était pas inconnue. Elle appartenait au géant qui paraissait suivre
« Jane » comme son ombre, et avait porté Nicholas sur ses épaules jusqu’à cette chambre.
En rouvrant les yeux, il reconnut son visage et ses cheveux gris ; l’homme se penchait au-
dessus de lui.

— Comment vous sentez-vous ?

— Il m’est déjà arrivé de me sentir mieux...

La bouche sèche, il articulait avec difficulté.

— On dirait que vous avez besoin de boire un peu...

L’homme se détourna pour aller chercher, sur une table de toilette, un pichet d’eau. Cela
rassura le vicomte : au moins, on ne cherchait pas à le tuer. Il l’avait craint, quelques heures
auparavant, lorsqu’on l’avait forcé à avaler une décoction au goût désagréable. Il avait alors
plongé dans un sommeil lourd ; l’ange aux cheveux bruns le contemplait, avec une étrange
expression de chagrin et de pitié... Cela avait été sa dernière vision consciente.

Nicholas regarda son visiteur remplir un verre pour le lui apporter. Bien que celui-ci ait
visiblement dépassé la première moitié de la cinquantaine, il possédait encore une
musculature impressionnante et se déplaçait avec l’agilité d’un homme beaucoup plus jeune.
Il déposa le verre sur la table de nuit, puis aida Nicholas à se redresser et à boire. L’eau
fraîche coula, telle une bénédiction, dans la gorge parcheminée du jeune lord. Quand il eut
avalé quelques gorgées, il se laissa retomber sur ses oreillers et considéra son ravisseur d’un
air froid.

— Qui diable êtes-vous donc ? lui demanda-t-il d’un ton rogue.

— Eduardo Mackenzie.

— Eduardo Mac... ? Voilà un drôle de prénom, pour un écossais...

— Ma mère était italienne.

Le géant aux cheveux gris le considérait d’un air moqueur.

— Ça va mieux, on dirait, remarqua-t-il. Vous avez eu un peu de fièvre, mais dans


quelques jours, vous serez de nouveau sur pied.

— Vous m’en voyez ravi, répondit assez sèchement lord Thayne. Toutefois, j’aimerais tout
de même savoir ce que je fais ici, et plus encore, pourquoi diable on m’a enlevé ?

— Il faut demander ça à la comtesse...

Nicholas leva un sourcil sarcastique.

— Je suppose que « la comtesse » est cette folle qui est responsable de tout ceci ?
Voudriez-vous être assez aimable pour la faire appeler ?

— Elle est sortie, dit Eduardo d’un ton d’excuse.

— Sortie ? Et pourquoi faire ? Se choisir une nouvelle victime innocente ? A-t-elle comme
douce habitude d’enlever des inconnus pour mieux les torturer ensuite ?

— Non, vous êtes le premier, répliqua Eduardo, les lèvres pincées.

— Vraiment très touché ! Et quelle est la raison de cet insigne honneur ?

— Elle vous le dira bientôt. Comme vous étiez encore endormi, elle est allée s’occuper
des bêtes.

Des bêtes ? Quelles bêtes ?

Eduardo devina l’interrogation que lord Thayne ne formulait pas.

— C’est une petite ferme, ici, et la comtesse tient à s’occuper elle-même de certains de ses
animaux. Une jument doit mettre bas, ce matin.

Nicholas ferma brièvement les yeux. La fatigue, comme une vague, revenait s’emparer de
lui. Il soupçonnait que la potion qu’on lui avait fait ingurgiter la veille contenait du
laudanum.
— Reposez-vous un peu, et après vous pourrez manger un morceau, lui dit Eduardo. Je
suis juste derrière la porte, au cas où vous auriez besoin de moi.

Parbleu, se dit Nicholas. Pour mieux la garder ! Non pas qu’il fût en état de s’échapper, et
d’ailleurs, même s’il l’avait été, il refusait catégoriquement de quitter cette endroit avant de
savoir pourquoi il s’y trouvait.

Il laissa Eduardo traverser la chambre et lui demanda, quand l’Italo-écossais eut atteint la
porte :

— Qui est la comtesse ?

Eduardo fit une pause et repartit simplement :

— Cela aussi, elle vous le dira elle-même.

Puis il quitta silencieusement la pièce. Nicholas retomba sur ses oreiller en jurant
sourdement. Ses questions laissées sans réponse et sa propre impuissance le rendaient
également furieux. Comtesse ou pas, cette femme avait tout intérêt à justifier cet imbroglio,
faute de quoi, elle pourrait bien conserver un très mauvais souvenir du jour fatal où elle
avait posé les yeux sur lui !

Julia referma le loquet du box de Betty. La chèvre la regarda d’un œil lourd de reproche,
mais Julia savait que Betty trouverait vite le moyen de s’échapper de nouveau. Il était
impossible de la tenir enfermée bien longtemps, car elle n’aimait rien tant que de suivre
partout sa maîtresse comme un chien, aiguillonnée par une insatiable curiosité.

La jeune comtesse ramena plus étroitement autour d’elle les pans de sa lourde cape de laine.
Si l’air était encore froid et piquant, déjà, la promesse d’un redoux s’annonçait... Julia
s’arrêta près de la grange et contempla la vieille ferme. Elle avait passé la plus grande partie
de la journée à l’extérieur, redoutant quelque peu le moment où lord Thayne s’éveillerait et
la ferait appeler. Il avait dormi toute la matinée, tandis qu’elle travaillait dans son cabinet.
Après le déjeuner, elle était sortie voir les bêtes, avait passé plus de temps que d’habitude à
s’occuper des chevaux, puis avait joué longuement avec les chatons, dans la grange. A en
juger par la position du soleil, l’après-midi devait être bien avancé. Elle ne pouvait plus se
dérober à l’obligation de rencontrer lord Thayne en tête à tête — surtout quand on songeait
qu’il lui avait sauvé la vie...

Ce fait indiscutable la plongeait dans la plus profonde des confusions. Malgré toute la colère
qu’il devait ressentir, à bon droit, envers elle, il n’avait pas hésité à la protéger de son corps
et à recevoir la balle qui lui était destinée. Elle n’aurait pourtant pas pu le blâmer s’il s’était
mis à l’abri, ou s’il avait tenté de s’échapper... Peut-être Thérèse avait elle raison, lorsqu’elle
disait que Nicholas ne savait vraisemblablement rien des circonstances de la mort de
Thomas. Sinon, pourquoi prendrait-il le risque de porter cette chevalière si aisément
reconnaissable ? La froide intelligence qui était la sienne, et qu’elle avait pu voir à l’œuvre
la veille, ne s’accordait pas avec une pareille imprudence.

De toute manière, il méritait bien de savoir pourquoi il avait été assommé d’un grand coup
sur la tête, embarqué de force dans un fiacre, puis tiré comme un lapin par un maraudeur.
Chaque fois qu’elle repensait aux événements de cette nuit, Julia avait envie de rentrer sous
terre. Thomas l’avait souvent mise en garde contre son caractère impulsif. « Tu te lances
dans l’action et tu réfléchis seulement ensuite, lui disait-il toujours. Il faut prévoir,
échafauder un plan avant d’agir, ma douce Julia... »

Mais il n’avait pas suivi lui-même ses propres conseils et rien n’avait pu, hélas, le sauver.

Julia se dirigea vers la maison, le chat Wellington sur ses talons. A peine avait-elle passé la
porte que Mme Mobley, sa gouvernante, se précipita à sa rencontre, s’essuyant
frénétiquement ses mains saupoudrées de farine à son tablier blanc. Elle était grande, avec
un très beau visage, et une masse de cheveux roux qu’elle ne réussissait jamais parfaitement
à discipliner sous sa coiffe de dentelle.

— Dieu merci, s’écria-t-elle, vous êtes là ! Sa Seigneurie est dans une colère noire, et il
vous réclame sur tous les tons. C’est un véritable démon que cet homme ! J’ai bien cru qu’il
allait me lancer à la figure le plateau que je lui avais apporté. Il m’a dit que le gruau était
bon pour les nourrissons et m’a demandé si nous comptions l’affamer, à présent. J’ai fini par
lui monter du rosbif...

— Vous avez bien fait..., approuva Julia, l’estomac noué par l’appréhension.

Ainsi donc, lord Thayne était réveillé. Elle était heureuse qu’il ait repris conscience, mais la
pensée de devoir affronter sa colère la terrifiait.

— Comment va sa blessure ?

— Il n’a pas voulu que je le touche, ni Eduardo. Il dit qu’il préfère vous attendre...

Mme Mobley sourit d’un air coquin.

— Il n’est vraiment pas commode, mais quel bel homme ! Il n’empêche, vous aurez bien
du mal à l’apprivoiser...

— Il n’est pas question de l’apprivoiser, répliqua Julia. Il partira dès qu’il sera sur pied.

Mme Mobley ne répondit rien, mais parut sceptique. Julia se força à trouver le courage de
monter à l’étage. Eduardo était assis sur une chaise, devant la porte de la petite chambre
qu’occupait lord Thayne. Il se leva à la vue de sa maîtresse.

— Ah, c’est vous, enfin ! On peut dire qu’il vous attend avec impatience !

— Il ne dort pas ? s’enquit Julia qui espérait vaguement pouvoir remettre leur confrontation
à un peu plus tard.
— Pour ça non, grommela Eduardo. Il vient de finir de déjeuner... Vous ne devriez pas
tarder à lui dire pourquoi vous l’avez amené ici, sinon je ne réponds de rien...

Il lui ouvrit la porte et Julia pénétra dans la chambre.

Elle s’immobilisa sur le seuil, le cœur battant. Nicholas était dans son lit, adossé à ses
oreillers. Son regard glacial et furibond l’incita presque à rebrousser chemin.

— Tiens, tiens, lui dit-il, vous ne vous êtes donc pas enfuie à toutes jambes, effrayée par
votre forfait ?

— J’avais deux ou trois choses à finir, répondit-elle d’une, voix moins assurée qu’elle ne
l’aurait voulu. J’espère que vous allez mieux ?

Il négligea de lui répondre.

— Approchez-vous ! ordonna-t-il.

Julia jeta nerveusement un coup d’œil par-dessus son épaule, et se rassura quelque peu en
voyant qu’Eduardo n’avait pas complètement refermé la porte derrière elle. Elle s’avança
vers le lit, en essayant d’oublier son anxiété et de se souvenir qu’il était, après tout, son
prisonnier — et qu’il était blessé, de surcroît. Mais son apparence n’avait rien de faible ou
de vulnérable. En fait, avec la barbe qui ombrait ses joues et ses puissantes épaules visibles
sous la chemise de nuit qu’on lui avait prêtée, il paraissait plus mâle et plus redoutable
qu’au cours de la nuit précédente. Le cœur de Julia battait de plus en plus vite, tandis qu’elle
s’approchait du lit. Elle constata que le jeune lord était encore très pâle.

— Comment va votre bras ?

Il la regarda sans indulgence.

— Il me fait un mal de chien. Merci de votre sollicitude !

— Je suis vraiment navrée, lui dit-elle très sincèrement. Je n’aurai jamais imaginé que
vous puissiez être blessé, et surtout pas en me sauvant la vie...

— Réaction tout à fait instinctive, grommela-t-il. N’importe qui en aurait fait autant !...
Alors, ma chère Jane, ou peut-être devrais-je dire chère comtesse, à moins que je ne doive
vous donner un autre titre, ou un autre nom ?

Julia s’efforçât de ne pas paraître désarçonnée par son ton froid et sarcastique.

— Non, mon mari était comte.

— Était ?

— Il est mort, dit-elle d’une voix calme. Mais je suppose que vous voudriez savoir
pourquoi vous êtes ici ?
— Cette question m’a parfois effleuré au cours de ces dernières heures, j’en conviens,
répliqua-t-il avec une ironie mordante. Il n’y a entre nous, que je sache, nul différent et je
vous ai déjà clairement indiqué que j’étais prêt à vous offrir... mes services, sans qu’il soit
nécessaire de m’y contraindre. Cette offre tient toujours, je le précise.

Avec une moue un peu méprisante, il laissa son regard errer sur les douces formes féminines
de Julia, avant de continuer :

— Naturellement, avant que nous en arrivions à ce degré d’intimité, j’aurais plaisir à


connaître votre véritable nom...

Julia eut soudain l’impression que la robe assez stricte, et boutonnée jusqu’au cou, qu’elle
portait, était devenue complètement transparente. Les joues en feu, elle répliqua :

— Vous vous trompez du tout au tout. Vous êtes certainement le dernier homme sur terre
que je voudrais...

Elle s’arrêta net. Dans la circonstance, se mettre en colère était tout à fait inutile, voire
dangereux.

— Je suis lady Carrington.

Elle guetta la réaction de son interlocuteur. Celui-ci fronça les sourcils.

— Lady Carrington ? Nous sommes-nous déjà rencontrés, avant... avant la nuit dernière ?

— Non, mais peut-être connaissiez-vous mon mari ?

— Pas que je sache...

Peut-être mentait-il, mais rien sur son visage ne permettait de le deviner.

— Quel est le rapport entre votre défunt mari et mon enlèvement ?

— Je vous ai enlevé à cause de votre bague.

— Ma bague ?

— La chevalière que vous portez.

Il battit un instant des paupières, comme s’il ne comprenait pas, puis s’exclama :

— Ah, la bague ! Voilà pourquoi vous vous y intéressiez, hier soir... et vous espérez
vraiment me faire croire que vous m’avez enlevé pour cela ?

— Pour cela... et pour autre chose...


Il eut un rire bref.

— C’est curieux lui dit-il, car voyez-vous, vous n’êtes pas la seule à vouloir ce bijou, ces
temps-ci !

Julia sentit un frisson glacé remonter le long de sa colonne vertébrale.

— Qui ? Qui s’y intéresse ?

— J’aimerais le savoir. La personne en question désirait garder l’anonymat ; elle m’a


envoyé un émissaire, avec une proposition d’achat.

Il demeura silencieux un instant, étudiant attentivement les traits de sa ravisseuse, puis lui
dit doucement :

— Si vous m’expliquiez... ?

Julia prit une profonde inspiration et se lança :

— Cette bague appartenait à mon mari. Lorsqu’il a été tué, il y a presque trois ans de cela,
quelqu’un l’a prise sur son cadavre... le meurtrier, très certainement... Je l’avais acquise en
Espagne. Elle est très ancienne ; je ne crois pas qu’il en existe de pareille, et encore moins
en Angleterre. J’avais fait graver nos initiales entrelacées, à l’intérieur.

— Si vous dites vrai, remarqua-t-il pensivement, je puis vous assurer qu’elles n’y sont
plus. Comment avez-vous su que je possédais cette chevalière ? Ah oui, dit-il en souriant, je
me souviens... Vous me regardiez jouer, l’autre soir... Étiez-vous là par hasard, ou bien êtes-
vous une habituée de la Maison Blanchot ?

Estomaquée qu’il ait pu la remarquer parmi la foule des joueurs, Julia balbutia :

— C’est Thérèse qui m’a signalé que vous aviez la bague. Je suis venue ce soir-là pour en
avoir le cœur net.

— Et moins de vingt-quatre heures plus tard, vous décidiez de m’enlever ? Pourquoi ?

— Parce qu’il fallait que je sache si vous aviez quelque chose à voir avec la mort de mon
mari. Je supposais que vous n’alliez pas me le dire si je vous le demandais tout simplement,
aussi ai-je décidé de vous enlever pour vous forcer à me l’avouer. Je... je voulais récupérer
la bague, aussi.

— Je comprends...

Une lueur amusée parut fugitivement dans son regard puis il reprit gravement :

— Avant d’aller plus loin, je crois que vous devriez l’examiner, afin de vérifier qu’il s’agit
bien de la même bague. Ce serait terrible pour vous que d’avoir... enduré tout cela pour rien.
Joignant le geste à la parole, il retira la chevalière et la lui tendit. Julia prit le bijou au creux
de sa main, profondément émue de pouvoir le toucher de nouveau. L’anneau gardait encore
la chaleur du doigt de Nicholas. Elle passa le sien sur les nervures ouvragées, en se
remémorant la surprise et le plaisir de Thomas, lorsqu’elle la lui avait offerte, et la façon
dont il l’avait alors impulsivement serrée dans ses bras. Chassant de sa mémoire ce poignant
souvenir, elle scruta l’intérieur de l’anneau. Lord Thayne disait vrai, on n’y voyait plus
aucune gravure ; toutefois, en y passant le doigt, elle sentit une légère aspérité. Elle
s’approcha de la fenêtre et étudia la bague à la lumière du jour. L’or en avait été gratté.

— Eh bien ? demanda Nicholas.

— Je crois que les initiales ont été effacées, lui répondit-elle en revenant vers lui. Tenez,
passez votre doigt ici.

— Hum... C’est possible, dit-il bientôt.

Visiblement fatigué, il se laissa retomber sur l’oreiller.

Une mèche de cheveux s’étalait sur son front et il avait, tout à coup, l’air particulièrement
vulnérable. A sa grande surprise, Julia eut envie de remettre cette mèche en place. Cette
étrange impulsion la déconcerta.

— Voulez-vous que je vous laisse ? Peut-être désirez-vous vous reposer ? Nous pourrons
poursuivre cette conversation un peu plus tard...

— Non !

Il la fixa, toujours aussi intensément, et s’enquit :

— Qu’est-ce qui vous porte à croire que je puisse être impliqué dans le meurtre de votre
mari ?

— Vous portez sa bague.

— Eh ! Ne croyez-vous pas qu’il faudrait que je sois aussi arrogant que stupide pour
l’arborer en public ?

— Je vous avoue que j’y ai pensé. C’est peu probable, en effet.

Elle le regarda au fond des yeux.

— Je vous en prie, l’implora-t-elle, dites-moi si vous avez quelque chose à voir avec
l’assassinat de Thomas...

Il lui rendit franchement son regard.

— La réponse est non !


Disait-il la vérité ? Un obscur instinct soufflait à Julia que oui. Malgré toute sa morgue, il
n’était sûrement pas homme à commettre un meurtre sans y avoir été forcé. Et s’il avait dû,
pour quelque raison que ce soit, tuer Thomas, elle était certaine qu’il le lui dirait sans
détour... Quelque peu désemparée par l’implacable logique de ces déductions, elle se
détourna un instant. D’un autre côté, comment faire confiance un homme que l’on avait
rencontré dans de si insolites circonstances ?

La voix sardonique de lord Thayne vint interrompre le cours de ses pensées.

— Quel est votre verdict ? Mon innocence est-elle définitivement établie, ou dois-je
encore goûter votre charmante hospitalité jusqu’à ce que vous soyez persuadée que je n’ai
pas tué votre mari ?

Elle le regarda, l’air renfrogné. Elle avait sans doute décidé de croire en sa bonne foi, mais
pas encore de le lui avouer. Pas avant qu’il n’ait répondu à toutes ses autres questions...

— J’aimerais vraiment savoir comment cette bague est entrée en votre possession,
répliqua-t-elle froidement.

Il la considéra d’un œil non moins glacial.

— Avant de vous répondre, j’aimerais que vous me rendiez ma chevalière...

— Ce n’est pas votre chevalière !

— Non ? Alors comment expliquez-vous que je puisse la porter ?

— C’est précisément ce que j’essaie de découvrir. Allez-vous me répondre, oui ou non ?

Avec un sourire de défi tranquille, il répondit :

— Certainement pas avant que vous me l’ayez rendue...

— Je n’en ai nullement l’intention !

Julia serrait les poings, de fureur et de frustration.

— Dans ce cas, j’ai bien peur qu’il vous faille vous résigner à continuer d’ignorer
comment j’ai eu cette bague. Peut-être devrez-vous me soutirer cette information les armes
à la main — ou bien m’affamer, à la rigueur. Avez-vous une cave infestée de rats ? Vous
pourriez m’y enfermer jusqu’à ce que...

— Vous êtes fou, s’écria Julia, qui mourait d’envie de lui lancer quelque chose à la tête.
Comment pourrais-je faire une chose pareille, alors que vous êtes blessé ?

— Ce sentiment vous honore ! Vous devrez donc attendre que mon bras aille mieux, pour
m’enfermer dans la cave.. -
— Il est possible, après tout, que j’y sois contrainte. Espérons que vous aurez changé
d’avis d’ici là...

— N’y comptez pas. Voyez-vous, chère lady Carrington, ajouta-t-il avec un sourire
singulièrement exaspérant, cette bague compte énormément pour moi, et je n’entends point
m’en séparer.

D’une voix qu’elle s’évertuait à garder calme, bien qu’elle eût envie de hurler, Julia riposta :

— Alors, je n’ai pas d’autre choix que celui de vous garder enfermé ici.

Il souriait toujours.

— Je m’en fais d’avance une fête. Nous pourrons ainsi... approfondir nos relations !

Pour son plus grand désarroi, Julia se sentit devenir rouge comme une pivoine.

— Je vous laisse, lord Thayne. Je ne doute pas que vous changerez bientôt d’avis.

Lui tournant le dos, elle sortit le plus dignement qu’elle put de la chambre. Elle ne souhaitait
pas lui montrer à quel point il la désarçonnait : il ne serait que trop heureux d’en tirer
avantage...

Avec un soupir, Nicholas se laissa tomber sur ses oreillers, furieux de devoir admettre à quel
point il était épuisé. Mais il se serait plus volontiers coupé la gorge qu’il n’aurait laissé
deviner à son adorable geôlière qu’il lui avait fallu réunir toutes ses forces pour achever leur
conversation. Était-ce bien, du reste, une conversation ? Une passe d’armes, plutôt ! Il sourit
brièvement au souvenir du flamboiement des yeux sombres de Julia, peu avant qu’elle ne
quitte la pièce...

Il se rembrunit bien vite. Qu’était-ce donc que toute cette histoire ? Bien sûr, il savait qui
était lord Carrington : un des meilleurs agents qui aient jamais servi la Couronne
Britannique. Son nom avait été sur toutes les lèvres lorsqu’il était rentré en Angleterre avec
sa ravissante épouse, et plus encore, naturellement, après son assassinat, dont l’auteur, pour
ce que Nicholas en savait, était demeuré impuni. S’il ignorait à peu près tout de lady
Carrington, il ne s’en étonnait pas. Depuis la mort de Mary, Nicholas ne fréquentait plus
guère les endroits où il aurait eu quelque chance de la rencontrer.

La bague avait-elle réellement appartenu à son mari ? La jolie lady semblait en être tout à
fait persuadée — au point d’échafauder ce rocambolesque enlèvement. Tout cela était bien
étrange : l’homme qui avait approché Nicholas de la part d’un acheteur anonyme lui avait
fait, pour ce bijou, une offre démesurée, renversante — à telle enseigne que le vicomte avait
refusé de la prendre au sérieux. Ne désirant pas, de toute façon, se séparer de la bague, il n’y
avait ensuite plus pensé. Et puis, il y avait eu la mésaventure de cette nuit, et le fait que le
bandit de grand chemin, bien qu’il ait exigé de lady Carrington qu’elle lui donne son collier,
se soit surtout intéressé à la chevalière. La panique des deux hommes et leur fuite après le
coup de feu laissait supposer qu’il ne s’agissait pas de maraudeurs professionnels. Avaient-
ils, eux aussi, été envoyés par son mystérieux acheteur, ou bien cette attaque nocturne
n’était-elle qu’une coïncidence ? S’il y avait vraiment un lien entre ces événements et le
meurtre de lord Carrington, il y avait tout lieu de s’inquiéter...

Sa mine s’allongea davantage encore, lorsqu’il pensa à sa jolie ravisseuse. Il n’avait pu tout
d’abord déterminer si elle était une séductrice accomplie ou bien une insensée jouant un jeu
qui la dépassait elle-même. Aussi l’avait-il suivi, poussé par un mélange de lubricité et de
curiosité malsaine que son ivresse avait exacerbé. Mais la mystérieuse lady s’était révélée
tout autre que ce qu’il avait cru : une femme fidèle au souvenir de son mari, et qui ne
trouverait pas le repos tant que le meurtrier de celui-ci ne serait pas identifié et châtié.
Toutefois, si elle voulait y parvenir, elle allait devoir abandonner un peu de sa très
charmante candeur...

Il sourit derechef. Qu’il était donc délicieux de la voir s’empourprer chaque fois qu’il faisait
allusion à une hypothétique aventure entre eux ! Il serait amusant de prolonger ce petit jeu...

Or il n’était pas question de rester ici, et encore moins .de prendre part à la quête désespérée
de lady Carrington ! Il lui fallait récupérer la chevalière et s’enfuir, au plus vite.

Cette bague était tout ce qui lui restait de Mary.

Nicholas reposa sa fourchette et grimaça. Quel abominable repas ! Le poulet était fibreux et
n’avait aucun goût ; quant aux légumes, ils étaient tellement cuits qu’il tombaient en bouillie
avant même qu’on pût les porter à sa bouche. Si c’était ainsi que l’on cuisinait chez la
comtesse, il devait se préparer à mourir de faim !

Avec son bras valide, il reposa le plateau sur sa table de nuit, puis s’efforça de s’asseoir au
bord du lit. Cet effort lui coûta quelques éblouissements ; mais bientôt sa vision s’éclaircit.
Il tenta de se lever, et une sueur froide l’envahit, accompagnée d’une sensation de nausée.
Bien vite, il dut se rasseoir.

Il jura sourdement, en maudissant sa faiblesse. Se traînait-il hors de cette chambre, il n’était


guère probable qu’il parvienne à se glisser jusqu’à l’écurie pour y voler un cheval et rentrer
à Londres. Pas avant d’être débarrassé de ces satanés vertiges...

Il voulut se remettre debout immédiatement; cette fois, il attendit un peu avant de se risquer
à faire un pas.
Il avait réussi à parcourir la distance qui séparait le lit de la cheminée lorsqu’il entendit la
clé tourner dans la serrure. Nicholas s’attendait à voir entrer l’espèce d’amazone qui tenait
lieu de gouvernante à lady Carrington ; il eut la surprise de voir apparaître la comtesse elle-
même. Elle portait une bassine d’eau, et une serviette pliée sur son bras. Julia eut un sursaut
de surprise en ne le trouvant pas dans son lit, et ses yeux s’agrandirent plus encore quand
elle le découvrit debout, les jambes à demi nues. Se concentrant sur son visage, elle évita
soigneusement de baisser les yeux.

— Que faites-vous hors de votre lit ?

— Je cherche à m’échapper !

Julia haussa les épaules, posa la bassine sur la table de toilette et le considéra d’un air
désapprobateur.

— Ne soyez pas ridicule ! Retournez vous coucher...

— Je préfère rester debout, répliqua crânement lord Thayne, bien que son estomac
commençât à se soulever de nouveau.

— Vous devriez regagner votre lit, sinon...

— Sinon quoi ? vous me tirerez dessus ?

— Bien sûr que non ! s’indigna Julia.

Nicholas eut la petite satisfaction de l’avoir, une fois de plus, mise en rage.

— Vous n’êtes pas encore guéri, lui dit-elle d’un ton précipité, et vous allez prendre froid
à vous promener... enfin... en chemise de nuit !

Elle gardait toujours les yeux obstinément fixés sur son visage, mais rougissait légèrement.

— J’ai très chaud, au contraire, la défia-t-il. J’ai même failli la retirer, car, voyez-vous, je
suis nu, d’ordinaire, lorsque je suis au lit...

La réaction de Julia fut exactement celle qu’il espérait : elle le regarda comme si elle
craignait qu’il n’ôte son vêtement à l’instant même.

— Peut-être... peut-être avez-vous un peu de fièvre ?

— Peut-être !

En fait, la tête lui tournait. Il fut contraint de s’appuyer à la table de toilette ; en un clin
d’œil, lady Carrington fut auprès de lui.

— Je vais vous aider à vous recoucher, dit-elle en prenant doucement son bras valide.
Mais Nicholas répugnait à se laisser guider tel un vieillard impotent.

— Non, merci !

— J’ai bien peur que vous vous évanouissiez, si vous ne vous allongez pas... Et puis,
ajouta-t-elle en souriant et en exerçant une douce pression sur son bras, si vous ne faites pas
ce que je vous dis, je crois qu’il faudra que je vous tire dessus, après tout !

Nicholas voulut répondre par une de ses habituelles répliques spirituelles, mais il se sentit
faiblir et dut fermer les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, ce fut pour voir le visage attentif et
sincèrement apitoyé de Julia tourné anxieusement vers lui.

— Vous devriez vraiment vous étendre...

A l’exception de sa sœur, aucune femme n’avait ainsi pris soin de lui depuis deux ans, ni ne
l’avait touché avec des mains aussi douces. C’était une sensation plus que troublante...

Cependant il écarta son bras.

— Je m’en tirerai seul, lui dit-il froidement.

Il marcha vers le lit en prenant garde de ne pas vaciller, puis s’assit sur le rebord du matelas.
A sa grande honte, il ne put rester longtemps dans cette position et sa tête retomba
lourdement sur l’oreiller. Lady Carrington l’avait suivi et se tenait à présent à son chevet.

— Que voulez-vous encore ? grogna Nicholas.

— Examiner votre blessure.

— Pour quoi faire ? Y verser du gros sel ?

— Ne faites pas l’enfant ! Je dois m’assurer qu’elle n’est pas infectée. Eduardo va vous
apporter de quoi vous changer.

En attendant, si vous pouvez vous redresser un peu, je vais renouveler votre pansement...

— Si ça ne vous fait rien, je préfère attendre votre garde du corps. Je ne tiens pas à vous
voir défaillir à la vue de la première goutte de sang !

— J’ai soigné des blessures bien plus terribles que la vôtre, milord, croyez m’en ! Je vais
refaire ce pansement, et cela vous fera beaucoup plus mal si vous ne coopérez pas...

— Serait-ce une menace, milady ?

— Un simple avertissement, tout au plus : si vous vous débattez, votre bras vous fera
encore plus souffrir.
Nicholas n’était pas enthousiaste à l’idée de sentir sur sa peau les mains si douces et si fines
de la comtesse, car le bien-être qu’il pourrait en concevoir lui paraissait une dangereuse
faiblesse.

— Quel est votre prénom ? s’enquit-il pour gagner du temps.

— Julia...

Elle s’assit sur le bord du lit, tout à côté de lui.

— Julia..., répéta-t-il dans un murmure. Cela vous va indéniablement mieux que « Jane
»...

Au léger rosissement de ses joues, il sut qu’elle était troublée. C’était parfait : il espérait
bien la déstabiliser suffisamment pour qu’elle le laisse tranquille...

Or Julia ne l’entendait pas de cette oreille.

— Voulez-vous me montrer votre bras, s’il vous plaît ? lui demanda-t-elle sans oser le
regarder dans les yeux.

Une mèche brune, échappée de son chignon, tombait dans son cou, et Nicholas dut lutter
contre l’envie de la remettre en place. Il détourna vivement les yeux pour regarder ses lèvres
— et ce fut une erreur : l’aiguillon du désir le transperça incontinent.

Il faillit grogner à voix haute. Avoir envie d’elle en ce moment était bien la dernière chose
dont il avait besoin. Sans doute était-il chaste depuis trop longtemps, et aurait-il dû accepter
les avances bien peu subtiles de cette effrontée de Marguerite Anslowe...

— Ça ne va pas ? s’étonna Julia.

Apparemment, elle n’avait aucune idée de l’effet qu’elle produisait sur lui. L’eût-elle su, il
était probable qu’elle se serait enfuie en courant de cette chambre ; ce qui d’ailleurs eût
favorisé les projets d’évasion que caressait Nicholas. Il admira rêveusement l’ovale délicat
de son visage, son joli petit nez et ses lèvres qui semblaient si douces, en mourant d’envie
de la prendre dans ses bras...

— Voyez-vous, lui dit-il alors, je crois que je pourrais vous dire ce que vous souhaitez
savoir, si vous acceptiez de m’embrasser...

Elle le regarda comme s’il était devenu subitement fou.

— Je vous demande pardon ?

Il lui sourit d’un air engageant.

— Je vous propose un marché : si vous m’embrassez, je vous révèle comment j’ai obtenu
cette bague, et selon... le degré d’enthousiasme que vous y mettrez, je pourrais même
décider de vous la laisser...

Julia se redressa d’un bond et recula d’un pas.

— Vous délirez !

— Pas le moins du monde...

Il tourna un peu la tête sur l’oreiller et laissa son regard errer insolemment sur les formes de
sa geôlière. Même à la lueur des chandelles, il pouvait voir la soudaine pâleur de son visage.

— Je crois, insinua-t-il, que vous m’avez implicitement offert cela la nuit dernière, et
même un peu plus que cela !

— Mais pas du tout !

La porte s’ouvrit tout à coup et Julia sursauta. Eduardo Mackenzie entra, jeta un regard
surpris à sa maîtresse, puis se tourna vers Nicholas. Un sourire amusé flottait sur son visage
quand il revint de nouveau vers Julia.

— J’ai été un peu retardé, excusez-moi. Comment est la blessure ?

— Je... je n’ai pas encore eu le temps de l’examiner.

Elle avait le souffle court et haletait presque. Au bout d’un instant de réflexion, elle ajouta :

— Je crois qu’il vaut mieux que ce soit vous qui vous occupiez de lord Thayne...

— Comme vous voudrez.

Eduardo lui décocha un regard entendu, puis alla s’asseoir à son tour au bord du lit. Avant
que le blessé ait pu protester, il défaisait déjà son bandage.

— Lady Carrington était sur le point de partir, je crois, dit vivement Nicholas.

Il dut retenir un cri de douleur, comme Eduardo mettait la blessure à nu.

— Alors ? interrogea lady Carrington.

Sans plus se soucier de Nicholas, elles s’était approchée du lit. Eduardo se releva.

— Le bras est encore un peu rouge... On va nettoyer ça à l’alcool et refaire le pansement.


Avec un regard en direction du blessé, il reprit : je crains fort que vous ne deviez accepter
notre hospitalité encore un moment... pas question de vous laisser partir avec un bras dans
cet état...

— Je n’en imaginais même pas la possibilité, répliqua le vicomte. Lady Carrington ne


semble pas disposée à me relâcher.
— On dirait que vous n’avez pas trouvé... de terrain d’entente ?

— Non !

Le regard de Nicholas allait d’Eduardo à Julia.

— Nous négocions toujours, en fait. J’ai posé des conditions, et je suis certain qu’après
mûre réflexion, lady Carrington les jugera tout à fait raisonnables...

D’abord bouche bée de surprise, Julia ne tarda pas à répliquer :

— Raisonnable ? Si vous qualifiez de raisonnables vos élucubrations, ne vous étonnez pas


d’être toujours ici dans un siècle ! Bonsoir, milord.

Puis, au grand soulagement du jeune lord, elle sortit en trombe et claqua la porte.

En considérant le vicomte avec l’œil intéressé de l’entomologiste étudiant un insecte rare,


Eduardo laissa tomber :

— Si j’étais vous, jeune monsieur, je m’y prendrais avec , un peu plus de doigté. A moins,
bien entendu, que vous ne teniez à rester ici ad vitam aeternam...

Tout en parlant, le géant alla chercher la bassine d’eau sur la table de toilette. Nicholas se
prépara à affronter de nouvelles douleurs...

A la vérité, loin de vouloir s’attarder à Foxwood, il comptait bien être de retour à Londres
avant la fin des prochaines vingt-quatre heures. A moins qu’il ne se trompât du tout au tout
sur le compte de lady Julia Carrington, il escomptait que ses propositions indécentes allait
avoir sur la jeune femme le prompt effet de lui faire rendre sa bague — et qu’elle se
désintéresserait ensuite complètement de lui.

Julia s’enferma dans sa chambre et se laissa tomber sur son lit. Lasse, trop agitée pour
pouvoir rester en place, elle se leva aussitôt et marcha vers la fenêtre, les poings serrés. Puis
elle se força à respirer calmement et profondément, afin de ne pas se laisser aller à quelque
geste inconsidéré et puéril — comme de lancer un vase à travers la pièce, par exemple.

Que lui arrivait-il donc ? Ça n’était certes pas la première fois qu’un homme lui offrait une
carte blanche, comme on appelait ironiquement, dans la bonne société anglaise, les
propositions intimes. Dans le cadre de ses activités publiques ou secrètes, Thomas avait été
souvent obligé de frayer avec quelques-uns des plus fieffés débauchés de toute l’Europe.
Plus d’un avait tenté de séduire la jolie lady Carrington et de la conduire à l’adultère. Julia
avait appris à repousser ce genre d’offres d’un sourire poli et était même devenue experte
dans l’art d’éconduire les plus empressés de ses admirateurs. D’où venait alors qu’elle ne
parvenait pas à rabrouer lord Thayne ? Il appartenait pourtant au type homme qui lui
déplaisait le plus, avec son audace tranquille et sa certitude qu’aucune femme ne saurait lui
résister. Elle aurait dû lui opposer un mépris glacé, au lieu de rougir en sa présence, telle une
écolière, et de claquer les portes...

Paradoxalement, elle était à peu près certaine qu’il n’avait pas réellement envie d’elle, et
qu’il souhaitait surtout la mettre en rage. Il était même assez évident qu’il ne l’appréciait
guère... Mais le pire, pour Julia était qu’elle se surprenait à penser à lui avec une sorte
tendresse, mêlée d’exaspération — Thomas, lorsqu’il était malade et avait besoin d’elle, lui
inspirait de semblables sentiments. Plus déconcertant encore était son irrépressible désir de
prendre soin de lui...

Elle aurait voulu crier de rage et de frustration. Comment avait-elle pu se mettre ces
stupides idées en tête ? Maintenant qu’elle avait remis la main sur la chevalière de Thomas,
elle aurait peut-être dû relâcher lord Thayne et continuer son enquête seule, par ses propres
moyens. S’il était vrai qu’un mystérieux acheteur avait approché le jeune aristocrate, peut-
être alors cet homme essaierait-il d’entrer en contact avec elle, et peut-être même lui
fournirait-il les renseignements qu’elle recherchait désespérément...

Bien sûr, il ne fallait pas se laisser aller à un fol espoir : tout ne serait certainement pas aussi
simple. Quoi qu’il en soit, ce lord Thayne pouvait bien la troubler, il était clair qu’il
n’abandonnerait pas sa bague d’un cœur léger.

Le lendemain matin, après mûre réflexion, Julia laissa Eduardo et Barbara Mobley soigner
seuls son prisonnier. Si elle se jugea avec sévérité, s’accusant de lâcheté, elle se justifia en
songeant qu’elle avait d’autres soucis en tête, et ne pouvait passer tout son temps auprès de
l’ours mal léché qu’était son « hôte ». Toutefois, il était bien peu probable qu’elle pût, ne
serait-ce qu’un instant, oublier la présence de lord Thayne sous son toit, car Mme Mobley
ne manquait pas de lui faire d’incessants rapports sur l’état de sa blessure, laquelle était
moins rouge, sur ses manière, toujours aussi abruptes, et sur ses exigences, au premier rang
desquels figuraient une chemise et une culotte longue, pour remplacer son vêtement de nuit.
Finalement, Julia se réfugia à l’écurie et ne revint à la maison que pour s’enfermer dans la
petite pièce qui lui servait de cabinet de travail. Comme elle s’asseyait devant le vieux
bureau, son regard tomba sur les lettres que lui avait adressées M. Francis Abbott, de l’étude
Abott et fils, son notaire. Il lui conseillait vivement de vendre Foxwood. Par les belles
journée du printemps et de l’été, lorsqu’on pouvait admirer le ciel bleu à travers les
meneaux de pierre des fenêtres, ainsi que les roses et les pieds-d’alouette en pleine
floraison, il lui était possible de se montrer optimiste et de penser qu’elle allait pouvoir
conserver la vieille ferme. Mais par un jour gris et pluvieux comme aujourd’hui, alors que
l’averse résonnait sur les ardoises du toit et détrempait le jardin dénudé par l’hiver, il était
tentant de baisser les bras — puis de les ouvrir à d’éventuels acheteurs...

Pourtant, le domaine avait été le rêve, d’abord, puis le refuge de Thomas. Il avait tant désiré
habiter ce havre champêtre, pour y élever ses chevaux ! Hélas, il était mort avant de voir
naître le premier poulain de son élevage... Et Julia ne pouvait se résoudre à détruire le rêve
de son mari disparu. Elle louait ses pâtures à son voisin, lord Philip Kingsley, et avait déjà
dû vendre plusieurs de ses chevaux. Il ne lui restait presque plus rien du peu d’argent que lui
avait laissé Thomas, et moins encore de la somme que leur avait léguée l’oncle de celui-ci
en même temps que la ferme. Cependant, elle se refusait à donner aux anciennes relations de
son mari la satisfaction de la voir abandonner le train de vie qu’il affectionnait. Où irait-elle
vivre, d’ailleurs, vendait-elle Foxwood ? Chez sa cousine Harriet ? Et que deviendraient son
fidèle Eduardo, sa chère Barbara ? Elle pouvait difficilement les emmener avec elle.

— Vous rêvez, ma chère ?

Julia sursauta, regarda, d’un air absent, le visiteur qui se tenait sur le seuil, et contint à
grand-peine un soupir agacé. Elle ne souhaitait voir personne, et l’homme qui lui faisait face
encore moins que tout autre. Elle se leva, pourtant, pour l’accueillir.

— Oh, George, je ne vous attendais pas... Je vous croyais à Maldon.

Lord George Kingsley s’avança dans la pièce. De taille moyenne, le cheveu sombre, le
visage étroit, il était comme à son habitude vêtu avec recherche, et portait, entre autres
accessoires remarquables, une lavallière artistement nouée autour de son cou.

— Vous n’êtes pas heureuse de me voir ? dit-il d’une voix suave. Je devais, en effet,
quitter Londres aujourd’hui pour Maldon, mais mon très cher père en a décidé autrement...
U semble qu’il y ait une ou deux affaires à Amberton qui ne puissent être réglées sans mon
concours. Je m’imaginais que notre intendant était bien assez compétent pour gérer ce genre
de choses, mais l’auteur de mes jours n’est pas de cet avis, et m’a aimablement fait prévenir
qu’il me couperait les vivres si je ne lui obéissais pas. J’aurais eu mauvaise grâce à refuser,
moins par piété filiale que parce que mes créanciers se font particulièrement... insistants, ces
temps-ci...

Julia compris ce que recouvrait ces belles paroles : George était, comme à l’accoutumée,
criblé de dettes — il avait la passion du jeu, ou plutôt celle-ci le possédait. Mais pourquoi
fallait-il qu’il profite, pour venir la voir, de l’un de ses rares séjours à Amberton ? Il
préférait, et de loin, Maldon, où son yacht privé était amarré, non loin de son charmant
cottage.

— Je vois..., dit Julia d’un ton qui n’engageait à rien.

— Mon irascible père m’a également enjoint de venir prendre de vos nouvelles, le vieil
hypocrite !

— Vous lui direz que je vais bien, repartit Julia, légèrement agacée. Voulez-vous boire
quelque chose ?

Elle espérait fort qu’il déclinerait cette offre.

— Un verre de vin clairet, peut-être... nulle nourriture solide, surtout... J’aurai bien trop
peur de me casser les dents sur les préparations de votre gouvernante !

Mme Mobley fit justement son entrée, considéra George Kingsley avec une méfiance non
dissimulée et ressortit dès que Julia lui eût demandé d’apporter à celui-ci ce qu’il désirait. Il
la suivit un instant des yeux et soupira en s’installant dans un fauteuil :

— J’ai toujours l’impression que cette femme va me lancer mon verre au visage, plutôt
que de me le servir... Je n’ai jamais compris pourquoi vous persistiez à vous entourer de
domestiques à l’air aussi rébarbatif... Je n’ai du reste jamais compris non plus pourquoi vous
vous entêtiez à vivre dans cette endroit sinistre...

— Il faut croire que je ne le trouve pas tellement sinistre, moi, répondit Julia en jetant des
coups d’œil anxieux à la porte.

Elle espérait que Mme Mobley s’était souvenue qu’elle devait enfermer lord Thayne dans sa
chambre. La seule pensée qu’il pût apparaître comme Georges était dans la maison lui
donnait des palpitations.

— Je présume que l’on s’habitue à tout, même à ce trou perdu, laissa tomber Kingsley. Je
déduis aussi de vos paroles que vous n’êtes pas prête à accepter notre offre, et à nous vendre
Foxwood ?

— Non, il n’en est pas question !

Elle faillit bondir en entendant des pas — mais ce n’était que Barbara Mobley qui revenait
avec un verre de clairet et une assiette de gâteaux. Julia pria le ciel que George le vide d’un
trait et s’en aille ; mais il n’en fit rien. Au contraire, visiblement désireux d’un brin de
conversation, il avala une petite gorgée et se cala dans son fauteuil.

— Eh bien, ma chère, dit-il dans un soupir, que devenez-vous depuis que nous ne nous
sommes vus ?

Pourquoi donc la regardait-il ainsi ? Elle eut un sourire bref.

— Rien de bien notable... Que raconte-on à Londres ?

— Bah, toujours les mêmes ragots... Le plus récent est intéressant, toutefois. Figurez-vous
que le vicomte de Thayne a disparu sans laisser de traces.

— Le... le vicomte de Thayne ?

— Oui, le petit-fils de lord Monteville. Il avait rendez-vous chez son grand-père, et voilà
qu’il n’y a pas paru... Le soir même, c’était à un dîner à Norwood, que l’on notait son
absence. Vous imaginez si les langues allaient bon train... Un véritable roman, surtout qu’il a
été vu pour la dernière fois chez cette chère Thérèse Blanchot...

— Ah... ah oui ?

Dieu du ciel, était-il possible que quelqu’un l’ait reconnue, r l’autre soir, chez Thérèse ?
George ne paraissait pas l’insinuer, et il lui contait l’anecdote de sa manière habituelle, sans
plus de sous-entendus.

— Peut-être a-t-il décidé d’échapper quelque temps aux obligations de la vie mondaine,
dit-elle du ton le plus détaché qu’il lui fut possible.
— Peut-être, mais sa voiture l’attendait dans une rue adjacente, et le cocher jure que son
maître ne lui a jamais dit qu’il n’aurait plus besoin de ses services, cette nuit-là... Mais vous
ne savez pas encore le plus croustillant de l’histoire... on l’a vu quitter la Maison Blanchot
au bras d’une mystérieuse dame...

Aux cents coups, Julia crut bon d’imiter un rire léger, [ amusé et guère concerné.

— Une mystérieuse dame, dites-vous ? Mon Dieu, comme E c’est excitant ! On jurerait un
de ces romans à la mode. Mais la réalité est probablement plus prosaïque : il aura voulu se
mettre au vert avec sa conquête, et il aura loué un fiacre, pour plus de discrétion...

— Ma chère amie, laissez-moi vous dire que l’on ne fait pas faux bond à lord Monteville
sous prétexte d’une échappée sentimentale, à moins d’être fou à lier...

— Non, sans doute, si ce qu’on dit de lui est vrai...

La froideur et la sévérité du très influent comte de Monteville étaient légendaires. Julia


tremblait à la pensée des représailles qu’il pourrait exercer contre elle, s’il apprenait qu’elle
avait enlevé son héritier.

— Non, reprit George Kingsley, et c’est bien pourquoi ce scénario charmant est tout à fait
invraisemblable. Vous n’avez jamais rencontré lord Monteville, ma chère ? J’en suis surpris,
car mon bonnet de nuit de père et lui sont très amis.

Julia crut que le sol allait se dérober sous ses pieds. Lord Monteville fréquentait Philip
Kingsley, son plus proche voisin ! La situation se gâtait de minute en minute.

— Ah ? Je... je l’ignorais, balbutia-t-elle, en tâchant de dissimuler l’effroyable panique


dans laquelle cette nouvelle venait de la plonger.

— Ce n’est pas vraiment un homme avec qui on peut plaisanter. Si jamais Thayne a été
enlevé, Dieu prenne pitié de ses malheureux ravisseurs...

Julia, manquant défaillir, ne répondit plus cette fois que par un soupir. George termina son
verre et le reposa sur la table.

— Bien, soupira-t-il à son tour, je crois que je ne peux plus décemment faire attendre tous
les croquants qui attendent mes pauvres lumières pour résoudre leurs sordides affaires de
fermage et de prix au quintal. La vie du gentilhomme campagnard n’est, décidément, qu’un
long calvaire !

Il se leva et s’approcha de Julia.

— Mais dites-moi, ma chère, vous n’êtes pas bien ? Vous avez l’air bizarre, et vous êtes
toute pâle...

— Vous trouvez ? dit-elle vivement en se levant à son tour. Je dois être un peu fatiguée,
c’est tout !
Le jeune aristocrate se pencha au-dessus d’elle pour un baise-main des plus académiques.

— Vous vous surmenez, mon cher cœur. Je le savais ! Cette maudite vie à la campagne,
soi-disant si saine, nous tuera tous ! Il faut absolument que vous veniez dîner un de ces
soirs. Amberton est aussi gai qu’un caveau de famille, mais nous avons tout de même un
cuisinier acceptable... Ah, à propos, votre amie, ma douce et bonne tante Sophia, vous fait
dire que vous êtes toujours la bienvenue chez elle, à Londres...

Enfin, au bout de ce qui parut à Julia une éternité, il prit ses gants et son chapeau et se
dirigea vers la porte. Lorsqu’il l’ouvrit, il se trouva nez à nez avec la chèvre Betty —
laquelle le regarda de ses doux yeux bordés de longs cils. Impavide, George se tourna vers
Julia.

— Ma chère, si vous m’en croyez, il faut vraiment que vous vendiez cet endroit... une
maison où le bétail écoute aux portes ne fera jamais une résidence convenable pour une
personne de votre qualité...

Le fantasque jeune lord quitta la pièce où Betty le remplaça bientôt, déambulant entre les
meubles ; elle repéra bien vite les gâteaux que George avait dédaignés.

Sans un regard pour l’animal, Julia se laissa tomber dans un fauteuil, le cerveau empli de
tumulte. Et si, malgré tout, George l’avait remarquée, ce soir-là, chez Thérèse — car il était
présent, bien qu’il n’y ait pas fait allusion ? Mais non, si c’était le cas, il n’aurait pas
manqué de lui envoyer des piques, et de poser des questions insidieuses...

Beaucoup plus inquiétant était le fait, qu’elle ignorait jusqu’alors, que Philip Kingsley et
lord Monteville fussent des intimes. Lord Kingsley père avait de l’affection pour elle, et ne
manquait jamais de venir dîner à Foxwood lorsqu’il était à la campagne, et ce malgré la
cuisine... déconcertante de Mme Mobley. Qu’arriverait-il, si ce soir-là, justement, lord
Thayne s’échappait de sa chambre et faisait irruption, au cours du dîner ? Comment
expliquer sa présence ? Fallait-il droguer son prisonnier et l’enfermer à double tour ? C’était
tout de même par trop barbare...

A bien considérer, il ne l’était pas moins de laisser la famille du jeune vicomte dans
l’angoisse, à l’imaginer retenu par des malfaiteurs, voire assassiné. Mieux valait le relâcher
le plus rapidement possible. Mais s’en irait-il en lui laissant la bague, et ce, même si elle lui
rendait la liberté ?

D’une main nerveuse, Julia triturait la chaîne d’or et le médaillon qui pendaient à son cou.
Elle y avait également accroché la chevalière, en se disant qu’il s’agissait après tout de
l’endroit le plus sûr où elle put garder celle-ci. Là au moins, Nicholas ne viendrait pas la
chercher... enfin, il fallait l’espérer... L’idée même qu’il put y porter la main la faisait rougir.

Il fallait bel et bien qu’il s’en aille...

Mais sans la bague.


Nicholas bascula ses jambes hors du lit et se mit sur ses pieds. Il vacillait bien encore un
peu, et la tête lui tournait toujours, changeait-il de position un peu trop vivement, mais son
bras allait incontestablement mieux.

Pour l’heure, lady Carrington n’avait nul besoin de le savoir. Qu’elle le croie donc impotent,
incapable d’agir et de se défendre ! Il eut un sourire moqueur. Elle n’avait pas cherché à le
voir de toute la journée, et avait préféré lui dépêcher ses deux « sbires », Eduardo et
Barbara...

Nicholas, lui, projetait de lui parler dès le lendemain, afin de négocier son départ.

Il avait passé une bonne partie de la journée à observer ses allées et venues, par la fenêtre de
sa chambre, qui donnait sur l’arrière de la maison. Le soir tombait, à présent ; et on pouvait
encore voir la masse sombre de l’écurie. Il avait pu noter, avec intérêt, que lady Carrington
y avait passé un long moment. Elle restait chaque jour au moins une heure auprès de ses
chevaux, ainsi que le lui avait complaisamment appris Mme Mobley.

Demain, il se glisserait dans l’écurie, lui aussi, et la rejoindrait. Il lui faudrait pour cela
échapper à la surveillance de ses deux cerbères ; mais il avait remarqué que l’un et l’autre
négligeaient fréquemment de garder sa porte. Quant à celle-ci, sa serrure était si vieille et si
usée qu’il était douteux qu’elle résistât à un coup d’épaule bien appliqué. Une fois dans
l’écurie, il persuaderait Julia, d’une façon ou d’une autre, de lui restituer la bague et de lui
prêter un cheval. Il lui faudrait également une paire de bottes, à moins qu’il ne puisse, d’ici
là, remettre la main sur les siennes. Puis il s’en irait.

Il entendit un léger bruit derrière son épaule et se retourna, croyant se trouver face à
Eduardo. C’était Julia. Il ressentit, à sa grande surprise, une bouffée de plaisir à la voir,
comme s’il avait attendu sa visite avec impatience toute la journée. Il refréna toutefois bien
vite ce sentiment incongru.

— Ainsi donc, ironisa-t-il, vous avez tout de même daigné venir me voir !

— Oui, il fallait que je vous parle.

Il vit qu’elle mordillait un peu nerveusement sa lèvre inférieure, et qu’elle cherchait ses
mots.

— Comment... comment allez-vous, ce soir ? s’enquit-elle finalement.

— Mieux !

— Mais pourquoi êtes-vous debout ? Ne devriez-vous pas être au lit ?

— Certainement pas. De quoi voulez-vous me parler ? Avez-vous décidé d’accepter mes


avances ?
Du diable s’il saurait comment se comporter avec naturel, si d’aventure elle disait oui...

— Comment osez-vous encore ! s’indigna Julia. Je devrais vous faire fouetter par Eduardo
! Sachez que j’avais complètement oublié vos propositions ridicules !

— Voyez-vous ça ! répliqua-t-il, l’air d’en douter. Alors, que voulez-vous ?

— Vous faut-il toujours vous montrer aussi brutal ?

— Suis-je brutal ? N’inversons pas les rôles, lady Carrington, je suis l’otage, et vous la
geôlière. Dois-je observer un quelconque protocole, pour m’adresser à vous ?

Julia parut décontenancée par cette remarque. La voix changée, et radoucie, elle reprit :

— Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

— Après vous !

Il lui désigna une simple chaise paillée, à son chevet, et elle s’y assit timidement, comme
une écolière. Nicholas, lui, remonta sur le lit et s’adossa au mur avec assurance, en la
regardant bien en face.

— Bien. De quoi s’agit-il ?

— J’ai résolu de vous laisser partir.

Il ne s’attendait certes pas à cela...

— Mais... pourquoi ?

— Eh bien, mais... parce que je ne peux pas vous garder ici indéfiniment, n’est-ce pas ?

— Je croyais devoir me résigner, si je persistais à ne pas vouloir vous dire ce que je sais, à
passer le reste de ma vie dans cette petite chambre, à subsister de viandes mal cuites et de
légumes carbonisés, sous la garde de deux domestiques revêches... et avec de temps en
temps, j’allais l’oublier, le réconfort de votre lumineuse présence !

— Je n’ai jamais eu de tels projets, lui dit-elle, plutôt sèchement, en semblant retrouver
toute sa combativité. Vous pourrez partir dès demain.

— Pourquoi avez-vous si subitement changé d’avis ? La visite de George Kingsley vous


aurait-elle donné à réfléchir ?

Les yeux de Julia s’agrandirent de surprise.

— Comment savez-vous...?

— Votre délicieuse Mme Mobley me l’a rapporté. Il paraît que les rumeurs sur ma
disparition vont bon train...

Mortifiée par l’indiscrétion de sa gouvernante, qu’elle assimilait à une trahison, Julia se


raidit.

— Elle n’avait pas à vous le dire !

— Et pourquoi non ? Il s’agit de ma vie, après tout !

— Elle n’avait pas, de toute façon, à écouter notre conversation.

— Elle craint que ce bon George ne menace votre vertu. C’est du moins l’excuse qu’elle
s’est trouvée pour écouter aux portes...

— C’est ridicule ! George ne se permettrait pas de...

Elle s’interrompit, les lèvres serrées, puis reprit :

— Cette conversation est idiote ! Mais oui, si vous voulez le savoir, j’ai changé mes plans
après qu’il m’eut parlé. Je ne veux pas que votre famille s’inquiète plus longtemps de votre
sort... Vous pouvez donc partir.

— Vous avez également décidé de me rendre ma bague ?

— Non pas ! répondit-elle en portant la main à son cou.

— Dans ce cas, je ne pars plus !

S’adossant plus confortablement à ses oreillers, il la regarda d’un air de tranquille défi.

— Mais vous ne pouvez pas rester ici !

— Et pourquoi non ? Comment m’en empêcherez-vous ? En me faisant jeter dehors ?


Dans mon état, je pourrai difficilement rentrer à Londres à pied. Vous plairait-il d’avoir ma
mort sur la conscience ? A moins que suivant votre douce habitude, vous ne décidiez de
m’enlever de nouveau... mais pour me ramener chez moi, cette fois ? Je vous avertis que
dans ce cas, je me verrai dans l’obligation de vous traîner devant les tribunaux !

— Mais vous devrez alors assumer publiquement le ridicule d’avoir été enlevé par une
femme. Je doute fort que vous courriez ce risque !

Le sourire de Nicholas se fit plus provocant encore.

— Milady, lui dit-il d’une voix suave, quand nous nous connaîtrons mieux, vous saurez
que l’opinion des autres m’est de peu d’importance...

Tout en parlant, il la dévisageait d’une façon qui la fit rougir.


— Et puis qui sait, ajouta-t-il, je pourrai même faire des jaloux !

— Je ne vois vraiment pas pourquoi !

— Ah non ? Ignorez-vous donc que vous êtes une femme ravissante, lady Carrington ?

Julia rougit de plus belle.

— Voilà une remarque stupide et déplacée, milord. Pourquoi les hommes ont-ils la manie
de ne rien voir d’autre d’une femme que son apparence physique ?

— Constater que vous êtes ravissante n’a rien de stupide, c’est une simple évidence.

— Ce n’est pas ce que...

Julia se tut, à court d’arguments, et reprit, le front buté :

— Revenons s’il vous plaît à notre problème.

— Je crains que nous ne soyons dans une impasse. Vous voulez que je parte, et moi, je ne
veux pas m’en aller sans ma bague. La situation est donc bloquée, à moins que vous ne me
demandiez à Eduardo de me jeter dehors.

— Encore une fois, ne soyez pas grotesque ! Comment ferais-je une chose pareille ?... et
moi qui croyais que vous souhaitiez ardemment partir ! ajouta-t-elle, visiblement
décontenancée.

Pour augmenter son trouble, il lui dédia son sourire le plus délibérément moqueur.

— Bah, rien d’urgent ne m’appelle à Londres, et puis voyez-vous, cet enlèvement est
l’aventure la plus excitante qui me soit arrivée depuis bien longtemps...

Avec un pincement au cœur, il s’aperçut qu’il venait de dire la vérité. Jusqu’à ce que Julia
fasse brutalement irruption dans sa vie, celle-ci n’avait été que routine et mornes
distractions...

Elle le regardait nonobstant avec l’air de douter franchement de ses paroles.

— J’ai peine à croire, dit Julia d’un ton sarcastique, que l’on puisse trouver excitant d’être
embarqué de force dans un fiacre, avec le canon d’un pistolet sur la tempe ! Vous avez été
assommé, traîné sur des routes remplies d’ornières, un brigand vous a tiré dessus, et pour
finir, vous avez été amené ici, et forcé d’ingurgiter la cuisine de ma pauvre Barbara ! Vous
devez être fou ! Pourquoi ne saisissez-vous pas cette chance ? Eduardo vous ramènera à
Londres.

— Et vous ? Pourquoi renoncez-vous à savoir où je me suis procuré la bague ? Cette


information ne vous intéresse donc plus ?
Julia se mordit derechef la lèvre.

— Si, mais... Ah, pourquoi donc rendez-vous les choses si difficiles ?

A son grand déplaisir, Nicholas s’aperçut qu’elle était toute prête à éclater en sanglots. Il
avait une jeune sœur, et ne connaissait que trop bien les symptômes de la crise de larmes,
chez une femme.

— Ah non, rouspéta-t-il, je vous en prie !

— Quoi donc ?

Les yeux brûlants et les sanglots déjà dans la gorge, elle évita son regard. Elle paraissait si
fragile et vulnérable que Nicholas ressentit l’envie impérieuse, mais pour lui imbécile et
déraisonnable, de la prendre dans ses bras pour la consoler.

— Ne pleurez pas !

— Mais je ne pleure pas ! Je ne me laisse jamais aller à ce genre de... faiblesse ! Et encore
moins devant un étranger. Je vais vous laisser, à présent... en espérant que vous serez
raisonnable, et que vous réfléchirez à ma proposition.

Elle se leva très vivement de sa chaise en manquant la renverser au passage, et s’élança vers
la porte. Resté seul, Nicholas retomba sur son oreiller. Voilà qu’il faisait pleurer
l’indomptable lady Carrington ! Il voulait bien être pendu s’il en avait jamais eu l’intention !

S’il avait en lui la moindre parcelle de bon sens, il devait quitter cette maison au plus vite. Il
ne souhaitait pas s’attacher trop à l’adorable Julia ; du reste, il était bien peu probable
qu’elle éprouve jamais autre chose que de l’aversion à son égard ; son désir de le voir quitter
Foxwood au plus vite ne le disait que trop. N’était-elle pas prête, pour qu’il s’en aille, à
renoncer aux informations qu’il aurait pu lui fournir ?

Mais elle avait toujours la bague, et Nicholas ne pouvait pas la lui abandonner.

5
« Au moins, il ne m’a plus fait de propositions ! »

Ce fut la première pensée qu’eut Julia à son réveil, le lendemain matin. La deuxième fut de
constater qu’il pleuvait, et qu’il y avait une fuite dans la toiture. Puis elle entendit une couse
précipitée, suivi d’un affreux juron. Aussitôt, elle bondit hors du lit, sans prendre garde à la
froideur du plancher sous ses pieds nus. Betty devait de nouveau être entrée dans la maison.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle se dirige, avec un instinct très sûr, droit vers la chambre de
lord Thayne ?

La chèvre se tenait en effet au pied du lit de celui-ci, et le regardait avec sa curiosité


habituelle.

Lui, l’air un peu hagard, s’était redressé sur ses oreillers. Le drap et les couvertures avaient
glissé, révélant son torse nu. Il se tourna vers Julia lorsque celle-ci parut sur le seuil.

— Il y a une chèvre dans ma chambre, lui dit-il dit, l’air de rêver tout éveillé.

— Oui, répondit Julia, embarrassée, c’est Betty.

— Betty ?

— Il lui arrive parfois d’entrer dans la maison.

« Parfois » était un délicat euphémisme : il n’y avait pas un jour que la bête ne s’y
promenât.

— Voudriez-vous suggérer à... Betty d’aller visiter une autre chambre ? J’apprécie
modérément de voir une chèvre à mon chevet, dès mon réveil...

— Bien sûr... je... je suis désolée...

Julia s’approcha de Betty, qui tenait entre ses dents ce qui ressemblait fort à l’un des
bandages propres que l’on gardait dans la table de nuit de Nicholas.

— Betty ! Veux-tu lâcher ça-tout de suite ! gronda-t-elle en saisissant le bout de tissu.

Mais Betty, malgré son regard très doux était, comme toutes ses semblables, avait une
volonté de fer, et elle tint bon.

On entendit un craquement et le pansement se déchira.

— Peut-être, dit Nicholas, pourriez-vous vous servir de ce bandage comme d’une laisse,
pour la faire sortir d’ici ?

Il y avait un brin d’amusement dans sa voix. Julia noua le pansement autour du cou de Betty
et, sans oser regarder le vicomte, traîna hors de la chambre l’animal réticent, dont les sabots
résonnaient sur le plancher. Passant par sa propre chambre pour enfiler des pantoufles, elle
l’entraîna ensuite dans la cuisine, dont la porte donnant sur le jardin avait été ouverte, sans
doute par une rafale de vent. Sans doute aussi était-ce par cet accès que Betty s’était
introduite dans la maison.

Julia poussa l’animal dehors et Betty lui lança un regard de douloureux reproche, comme si
sa maîtresse n’avait pas de cœur, pour la chasser ainsi sous la pluie. C’était bien la peine de
l’avoir recueillie sous son toit, lorsqu’elle n’était qu’une toute petite chevrette orpheline...

— Tu as un box très confortable et rien qu’à toi dans l’écurie, tu n’as qu’à y aller ! Et la
prochaine fois, s’il te plaît, ne va pas déranger lord Thayne...

Celui-ci trouvait déjà vraisemblablement son hôtesse bien assez folle comme cela. Laisser
sa chèvre errer à sa guise dans la maison ne passait certes pas pour raisonnable !

La jeune femme regarda Betty traverser le jardin au petit trot, avant de refermer la porte.
Celle-ci fermait mal, et elle dut employer toute sa force pour la repousser à fond, et
enclencher derechef son loquet. Cela fait, elle était à bout de souffle, et c’est alors-
seulement qu’elle se souvint que son toit fuyait. Avec un soupir, elle se mit en quête d’un
grand pot, pour recueillir la pluie. Comme par un fait exprès, chaque fois que l’on avait
remarqué et réparé un trou dans cette maudite toiture, une forte averse survenait, et en
révélait un nouveau.

— Vous avez souvent du bétail ferrant, dans vos chambres d’amis ?

Julia sursauta et se retourna vivement en portant instinctivement la main à son cou. Nicholas
se tenait sur le seuil de la cuisine.

— Que... que faites vous ici ?

— J’étais venu voir si je pouvais vous aider à expulser cette chère Betty. J’avais faim,
aussi...

— Faim ?

Elle le regardait, le cœur battant. Il était un peu à l’étroit dans une chemise et une culotte qui
avaient appartenu à Thomas, et qui moulaient de fort près sa puissante musculature. Son
bras blessé reposait dans un bandeau, et l’ombre de sa barbe matinale lui donnait un air un
peu sauvage, assez éloigné de l’aristocrate raffiné qu’il était. Pleine de confusion, Julia
réalisa soudain qu’elle était elle-même en chemise de nuit, ses cheveux lâchés sur ses
épaules, et ses pieds nus dans des pantoufles. La chemise de nuit était toutefois ample et très
sage, et elle avait jeté un châle par-dessus, dont elle ramenait à présent nerveusement les
pans sur elle.

— Le ragoût d’hier soir n’était guère engageant et j’y ai à peine touché. Quelle viande
était-ce donc ? On eût dit de vieux morceaux de cuir !

— Ma pauvre Barbara fait ce qu’elle peut. Je vous en prie, ne lui faites aucun reproche,
elle en aurait le cœur brisé !
— Dieu m’en préserve. Où est-elle d’ailleurs, et son acolyte ?

— Ils dorment encore, je suppose. Le jour n’est pas encore levé...

— Et ils laissent leur maîtresse affronter seule les chèvres errantes, les toitures qui fuient
et les prisonniers récalcitrants ?

— Ils travaillent dur, tous les deux, répliqua froidement Julia. Si vous avez faim, asseyez-
vous, et gardez vos peu indulgentes réflexions pour vous !

Apparemment dompté, il vint à la grande table et s’assit sur un tabouret de bois. Mais le
mouvement qu’il fit lui arracha une grimace douloureuse.

— Pourquoi donc vous êtes-vous levé ? lui reprocha Julia. On voit bien que vous n’êtes
pas assez en forme pour cela !

— Je ne me suis jamais senti mieux, répondit-il d’un ton plutôt abrupt.

— Eh bien, j’en doute ! repartit-elle de même.

Cette dispute-là était stérile, ni l’un ni l’autre ne voulut la poursuivre.

— Que désirez-vous manger ? Il y a du pain, du fromage, et du jambon.

— Le pain et le fromage iront très bien. Je me méfie du jambon...

Julia se dirigea vers le garde-manger, coupa des tranches de pain et de fromage, qu’elle
disposa sur une assiette, puis revint les lui apporter.

— Voulez-vous une boisson chaude ?

Il la regarda posément, en détaillant chacun des traits de son visage, puis son regard
descendit sur le col fermé de sa chemise de nuit.

— Quelle délicieuse maîtresse de maison, ironisa-t-il. Vous avez donc toutes les vertus ?

Julia s’empourpra violemment.

— Je n’ai pas ce bonheur, et ne me faites plus de réflexions de ce genre, si vous ne voulez


pas que je retire la nourriture que j’ai déposée sur cette table. Je vous en conjure également,
n’allez pas me faire remarquer que je suis pas décemment vêtue !

Nicholas arborait à présent un sourire tout à fait réjoui.

— Vous feriez cela ? Vous m’ôteriez le pain de la bouche ? Vous me terrifiez, milady !

Elle se détourna, prodigieusement agacée par son hilarité provocante.


— Désirez-vous autre chose, milord ?

— Oui. Asseyez-vous donc.

— Je...

— J’ai quelque chose à vous dire.

Le cœur de Julia se mit à battre plus vite. Elle avala sa salive avec difficulté et se força à le
regarder bien en face. Il n’allait tout de même pas renouveler ses ridicules et indécentes
propositions ?

— Je tiens à vous présenter mes excuses, pour vous avoir fait pleurer, hier soir...

Désarçonnée, Julia se défendit en hâte :

— Mais... non... vous ne m’avez pas fait pleurer !

— Vous vous êtes pourtant précipitée hors de ma chambre, et on aurait bien dit...

— J’étais... j’étais fatiguée, voilà tout...

— Et vous vous êtes ruée dans votre chambre, tant vous étiez pressée de vous mettre au lit
?

— Mais non, je...

Elle se sentait parfaitement ridicule, sous son regard pénétrant. De tous les hommes qu’elle
aurait pu enlever, pourquoi avait-il fallu qu’elle en choisisse un qui semblait lire en elle à
livre ouvert ? Il fallait, de toute urgence, détourner le cours de cette embarrassante
conversation.

— Je vous ai demandé si vous vouliez boire quelque chose. Je peux faire du café, si vous
le désirez...

Sans crier gare, Nicholas prit sa main — et elle frémit sous la sienne.

— Ne vous enfuyez pas cette fois encore, lui dit-il doucement. Je ne vais pas vous manger.
Acceptez-vous mes excuses pour vous avoir, disons... quelque peu fait sortir de vos gonds,
hier soir ?

Il était très près d’elle, bien trop près. Julia pouvait plonger au fond de ses yeux qui n’étaient
plus du tout ni froids, ni indifférents, et un instant, il n’y eut plus rien au monde, que lui... et
puis le regard de Nicholas s’assombrit, tout à coup, et il lâcha sa main. Elle recula d’un pas
et balbutia :

— Oui, je... oui, naturellement.


Du diable si elle se souvenait à quoi elle pouvait bien faire allusion.

Elle lui fit du café, en s’efforçant de recouvrer son calme, mais sans parvenir à renouer le fil
d’une conversation normale et à peu près détendue. Se trouver seule avec lui dans cette
cuisine obscure, avec la pluie qui résonnait sur les toits, créait entre eux comme une intimité
nouvelle qui la rendait nerveuse. Elle l’observa à la dérobée. Une mèche tombait sur son
front, lui donnant l’air de l’adolescent qu’il avait dû être, il n’y avait pas si longtemps —
comme le souvenir de quelque chose de fugace et de vulnérable, et Julia pensa soudain que,
jeune fille, elle aurait pu tomber amoureuse de ce garçon-là.

Déconcertée par cette idée, elle baissa les yeux. Même une simple sympathie n’était pas de
mise, entre eux. Ils étaient à couteaux tirés.

— Que faites-vous, ici ?

— Pardon ?

— Je veux dire, sur ces terres. Les cultivez-vous ?

— Non, la plus grande partie est louée au père de George... je veux dire à lord Philip
Kingsley... je garde seulement quelques pâtures pour mes chevaux, bien que George... enfin,
bien que l’on me conseille de les mettre en culture, car ce sont de très bonnes terres, fussent-
elles embroussaillées.

Après ce qui s’était passé la veille au soir, elle ne tenait pas à ce que le nom de George
Kingsley revienne trop souvent dans la conversation.

— Mais vous, vous ne souhaitez pas que ces terres soient cultivées, dirait-on ?

— Non, c’est vrai. Je voudrais les conserver comme elles sont. Il y a un vieux cottage en
ruine, très romantique, qui abrite une famille de renards, des mûriers, une jolie vue sur la
campagne environnante... J’aime aller y méditer, ou y rêver. Si je les louais, je pourrais
toujours y accéder, bien sûr, mais tout serait défriché. Ce ne serait plus pareil...

— C’est tout de même une ferme plutôt isolée ; comment en êtes-vous venue à vous
installer ici ?

Le regard de Julia se perdit au loin, par la fenêtre.

— Foxwood était l’endroit où mon mari voulait vivre, et nulle part ailleurs. Il le préférait à
son Hampshire natal, et il y venait déjà lorsqu’il était enfant, pour passer ses vacances chez
son oncle, à qui la ferme appartenait. Quand celui-ci mourut, il légua Foxwood à Thomas, et
quand Thomas mourut, j’en héritai...

— Je comprends... Parlez-moi de votre famille à vous...

Elle fut un peu surprise de sa curiosité.


— Mon père est mort quand j’avais six ans, répondit-elle néanmoins, et ma mère quand
j’en avais treize. Eduardo et Barbara — c’est le prénom de Mme Mobley — sont ma seule
famille, à présent.

— Et votre belle-famille ?

— Oh, ils désapprouvaient notre mariage, comme d’ailleurs mon beau-père, je veux dire
le second mari de ma mère, et mes cousins. Nous avons rompu tous contacts avec les uns
comme avec les autres...

— Personne pour vous aider, alors ?

— M’aider à quoi ? dit Julia, avec un sourire un peu triste.

— Eh bien, quand on a passé une nuit ou deux dans cette maison, on ne peut manquer de
s’apercevoir qu’elle a un urgent besoin de réparations. Je ne sais combien vous rapporte la
location de vos terres, mais il est clair que cela ne suffit pas à entretenir ne serait-ce que
votre toit... Votre mari ne vous a-t-il pas laissé de quoi maintenir cette ferme à flot ?

Julia le foudroya du regard.

— Je ne sache pas que ce point vous regarde, milord. Un hôte devrait normalement
s’abstenir de ce genre de commentaires !

— Me voilà donc promu, répliqua Nicholas sans se laisser démonter, du statut d’otage à
celui, ô combien plus enviable, d’hôte de ces lieux ?

Sans répondre directement à cette remarque ironique, elle laissa tomber :

— Vous êtes libre de partir, et vous le savez...

— Pas tant que vous ne m’aurez pas rendu ma bague !

— Ce n’est pas votre bague !

— Je ne suis pas de cet avis. Elle est en ma possession depuis deux ans, et je considère
qu’elle est mienne, d’autant que vous ne m’avez fourni aucune preuve de ce que, vous, vous
avancez !

— Cette chevalière appartenait à mon mari, je la lui avais offerte !

— Mais comment pouvez-vous être sûre qu’il s’agit bien de la même ? Qui vous dit qu’il
n’en existait pas de répliques ? Vous avez vu vous-même que l’inscription ne s’y trouvait
pas...

— Elle a été grattée, vous dis-je ! Êtes-vous donc toujours aussi entêté ?

— Vous ne l’êtes pas moins, ma chère. Il y a pu y avoir une inscription, je ne le nie pas,
mais je n’en vois aucune !

— Pouvez-vous au moins me dire, au nom du ciel, comment vous l’avez eue ?

— Je ne le ferai pas tant que vous ne m’aurez pas rendu la bague, ou, au moins, embrassé.

Si l’arrogant sourire qu’il arborait la faisait presque défaillir, mais elle n’allait certes pas lui
permettre de s’en aviser. Avec un sourire non moins provocant que le sien, elle repartit :

— Ainsi, vous refusez toujours de vous montrer raisonnable ? C’est bien, milord, profitez
donc encore longtemps de mon hospitalité dans cette chambrette au confort si Spartiate

— et des talents si singuliers de ma cuisinière !

Avec toute la dignité que lui permettait sa chemise de nuit en pilou et son châle de grosse
laine, elle se dirigea vers la porte, où la voix tranquille de Nicholas l’arrêta.

— Je vous remercie, c’est en effet mon intention.

— Vous m’excuserez, mais j’ai trop à faire pour continuer à bavarder avec vous. Arrangez-
vous à votre guise, et si vous avez besoin de quelque chose, Mme Mobley est à votre entière
disposition.

— Cela, je n’en suis pas si sûr ! répliqua-t-il narquoisement.

Julia lui décocha un dernier regard assassin, puis quitta la pièce sans de retourner.

Lorsqu’elle fut habillée, Julia descendit travailler dans son cabinet. Barbara avait laissé, bien
en vue sur le bureau, un plateau avec des toasts, du beurre et du café. La pluie avait cessé,
et, les nuages semblaient se disperser pour laisser place à un vaste ciel bleu. Julia s’assit
dans son fauteuil et regarda, par la fenêtre, les allées trop souvent laissées à l’abandon et à la
prolifération des mauvaises herbes. On pouvait d’ailleurs voir Betty en brouter avec
application les envahissantes graminées. « Allons, songea Julia avec humour, il y a donc
bien, dans cette ferme, quelqu’un qui a encore un peu de temps à consacrer au jardin ! »

Elle se versa une tasse de café et soupira. Pour l’heure, le jardinage était bien, c’est vrai, le
moindre de ses soucis, le plus lourd étant celui-ci : qu’allait-elle faire de ce fanfaron de
Thayne ? Au lieu d’accepter avec gratitude son offre de lui rendre la liberté, voilà qu’il
refusait de quitter les lieux tant qu’elle ne lui aurait pas rendu « sa » bague.

Comment Julia aurait-elle pu s’y résoudre ?

Pensivement, elle porta la main, au bout de sa chaîne, sur la chevalière. Elle l’avait trouvée
chez un joaillier de Madrid, et sa beauté, son évident caractère ancien l’avaient
immédiatement attirée. La réputation de « charme magique », et de « gage d’amour éternel »
qui était, paraît-il, attachée à cette bague, et que le marchand lui avait, bien sûr,
complaisamment rapportée, l’avait également intriguée, même si tout cela n’était sans doute
que sornettes destinées à appâter le client.

Elle l’avait acquise après un bref marchandage et offerte à Thomas, que la bague avait tout
autant envoûtée — jusqu’au jour de sa mort...

Pas question, de la rendre, donc. Mais alors, comment faire avouer à lord Thayne dans
quelles circonstances ce bijou était parvenu entre ses mains ? Elle ne pouvait tout de même
pas lui braquer, de nouveau, le canon d’un pistolet sur la poitrine ! Elle le connaissait à
présent assez, d’ailleurs, pour deviner sa réponse : il la regarderait en arborant son sourire le
plus sardonique et lui dirait : « Mais tirez donc, ma chère, si vous l’osez ! » Sûr de lui,
comme à son ordinaire...

Ou bien encore, elle pouvait l’embrasser...

Toute rougissante, Julia chassa cette éventualité... déraisonnable. Plus que jamais, depuis la
scène de ce matin, elle pressentait que le soi-disant... intérêt de lord Thayne pour elle n’était
qu’une feinte, risquée avant tout pour la désarçonner, lui faire perdre son sang-froid et
mieux la désarmer. Une bonne stratégie, digne d’une partie de cartes ou d’échecs, serait de
le forcer à démasquer son bluff, en feignant d’accepter sa... proposition. Mais, se dit Julia en
s’empourprant de plus belle, que se passerait-il s’il « suivait » son offre et réclamait le
baiser ?

Elle se leva et se campa devant la fenêtre. Il fallait aussi penser aux tourments des parents et
des amis du jeune aristocrate. Rien ne pouvait justifier qu’on leur laissât croire qu’il était
mort ou grièvement blessé. Pourquoi, au nom du ciel, n’avait-elle pas songé à cela, avant de
l’enlever ? Hélas, elle ne pouvait alors penser à rien d’autre qu’à son besoin désespéré de
savoir qui avait tué son mari. Le vicomte de Thayne n’avait été qu’un « moyen » pour tenter
d’y parvenir, et non un être véritable, fait de chair et de sang, et pour qui ceux qui l’aimaient
pouvaient trembler.

Il restait à Julia, un moyen, toutefois, de résoudre ses problèmes de conscience...

Une demi-heure plus tard, elle se mit en quête d’Eduardo et le trouva dans la grange. Il
écouta sa requête avec attention, le visage impassible, puis posa sa fourche contre le mur.

— Donc, résuma-t-il, il ne veut pas s’en aller sans sa bague... et je présume que vous ne
voulez pas la lui rendre ?

— Non, sauf s’il me dit tout ce qu’il sait, et même comme cela, je ne suis pas sûre d’en
avoir le courage.

L’homme eut une moue dubitative.

— Dans ce cas, laissa-t-il tomber, je crains qu’il que ne vous faille vous préparer à ce qu’il
demeure longtemps parmi nous !... Bon, ronchonna-t-il au bout d’un moment, je ferai ce que
vous me demandez... mais croyez-vous qu’il souhaite que sa famille soit mise au courant de
ce qui lui arrive ? Car je suppose que vous ne l’avez pas consulté ?
L’opinion de lord Thayne importait peu à Julia, en effet.

— Non, expliqua-t-elle, mais je pense que ses proches ont le droit de savoir. Je sais trop ce
qu’est l’inquiétude, j’ai trop souffert des mystérieuses disparitions de Thomas, lorsqu’il me
quittait pour accomplir vos missions secrètes. Je ne saurai infliger ce calvaire à quiconque.

— Je comprends. Mais êtes-vous sûre que vous pourrez, sans danger, rester seule avec lui,
pendant les quelques heures que durera mon absence ?

— Pour sûr ; et puis je ne serai pas seule, il y a Barbara. Du reste,-je ne crois pas qu’il soit
assez remis pour pouvoir constituer une réelle menace.

— Ça, je n’en suis pas aussi certain que vous, grommela Eduardo. Enfin ! Je selle Isabella
et je pars tout de suite. Au moins, il ne pleut plus et la route doit être à près praticable...

Bientôt, en le regardant s’éloigner, Julia se demanda avec appréhension si elle avait pris la
bonne décision...

Quelque heures plus tard encore, elle se redressait, et s’appuyait sur sa bêche pour
contempler le carré de jardin le plus proche de la cuisine, qu’elle venait de défricher pour y
planter, comme chaque année, ses légumes. D’ordinaire, elle faisait appeler, au village, le
jeune Joe Partridge, pour lui confier ce travail ; mais cette fois, il lui semblait que sa rage et
sa frustration pourraient trouver, dans le maniement des outils, un exutoire des plus
salutaires. Elle avait négligé de mettre des gants et sa vieille robe était irrémédiablement
souillée de boue, mais au moins avait-elle pu agir, même s’il ne s’agissait que d’accomplir
une tâche banale et de peu d’importance, et ne s’était-elle pas laissé dévorer par la crainte et
le sentiment de sa culpabilité.

Julia balaya machinalement d’une main salie son front en sueur, ce qui eut pour effet d’y
laisser une trace boueuse. Le chat Wellington, qui avait observé ses efforts du vieux banc de
bois où il prenait le soleil, vint se frotter à ses jambes ; Betty, grimpée sur le tas d’herbes
que Julia venait d’arracher, regardait fixement un point situé derrière celle-ci. Elle poussa
soudain un bêlement d’alerte. Intriguée, Julia se retourna. Elle ne vit rien, mais perçut,
derrière la haie, une sorte de bruissement, comme si quelqu’un s’éloignait précipitamment
dans l’allée herbeuse. En quelques pas, elle passa à son tour derrière les fusains qui avaient
pu dissimuler celui ou celle qui venait de s’enfuir.

Personne.

C’était bien étrange. Avait-elle de la visite ? Barbara l’aurait certainement prévenue, si


c’était le cas. Ou bien se pouvait-il que ce fût lord Thayne ? Mais alors pourquoi se serait-il
caché pour l’observer ?

Une goutte de pluie tombée sur son visage la fit frissonner et elle leva les yeux au ciel. Les
nuages s’étaient amoncelés, de nouveau. Sous l’averse qui commençait, elle se rua vers la
porte de la cuisine, Wellington et Betty à sa suite. Elle empêcha la chèvre d’entrer, tandis
que le chat se faufilait entre ses jambes.
Rouleau à pâtisserie en main, Barbara étalait une pâte sur la grande table et la regarda
s’approcher d’un œil désapprobateur.

— Mon Dieu, dans quel état vous êtes-vous mise, vous êtes couverte de boue ! Allez vite
vous changer avant de tacher les fauteuils, et surtout avant que lord Thayne vous voie ainsi !
Il n’est pas convenable, pour une lady, de jardiner elle-même !

Julia était à peu près persuadée qu’elle était déjà à un niveau bien trop bas dans l’estime du
vicomte pour qu’il pût être de la moindre incidence qu’il la vît en souillon, et elle était
d’ailleurs préoccupée par tout autre chose.

— Étiez-vous dans le jardin, il y a quelques instants, Barbara ?

— Certainement pas, répondit celle-ci en garnissant de pâte un moule à tarte. Je suis


comme ce chat, je déteste la pluie !

— Et lord Thayne, est-il sorti ?

— Lui ? Je crois qu’il est dans le petit salon. Je ne pense pas qu’il ait très envie de se
promener dehors en bas de fil, et Eduardo a caché ses bottes !

— Il a fait ça ?

— Pourquoi, lui demanda la gouvernante, inquiète, vous avez vu quelqu’un, dehors ?

— Une impression, j’ai dû me tromper... je crois que vous avez raison, ajouta-t-elle en
lorgnant sa robe, il vaut mieux que j’aille me changer.

D’abord elle allait vérifier si lord Thayne était toujours dans le petit salon. Et s’il avait
malgré tout décidé de s’enfuir, fût-ce sans ses bottes ? C’était bien peu probable, mais il lui
fallait en avoir le cœur net.

Le chat Wellington sur ses talons, elle prit au pas de course le chemin du petit salon.

Nicholas venait jute de s’assoupir quand quelque chose de lourd et de mouillé sauta sur sa
poitrine. Il rouvrit incontinent les yeux et se redressa comme il le put sur son sofa. La «
chose » tomba alors au sol avec un miaulement indigné, et Nicholas ressentit une violente
douleur dans son bras blessé, comme celui-ci heurtait accidentellement son siège. Après
l’inévitable et court vertige qui s’ensuivit, ses yeux se dessillèrent, et il vit, avec
étonnement, un chat jaune assis sur le tapis, devant lui. Puis il leva les yeux, et aperçut, avec
encore plus de surprise, lady Carrington qui le regardait.

— Avez-vous donc pour habitude de réveiller vos invités en leur envoyant, chaque fois, un
animal différent ? s’enquit-il, toujours sarcastique.

Puis il l’observa plus attentivement. Elle portait une robe d’un vieux rose passé, couverte de
taches de boue. Elle en avait également une traînée sur le visage, et ses beaux cheveux
bruns, lâchés, retombaient sur ses épaules. Si elle n’avait rien de la sophistication des dames
qu’il pouvait fréquenter à Londres, il la trouva cependant absolument charmante. Troublé et
agacé par cette impression, il s’en tira, comme à son habitude, par une remarque ironique :

— Qu’avez-vous fait, au nom du ciel ? Labouré vos champs vous-même ?

Elle fronça un sourcil indigné.

— J’ai jardiné ! On ne peut pas toujours s’alanguir sur un sofa !

Les coins de la bouche de Nicholas se relevèrent en un sourire moqueur.

— Toutes mes excuses !

Il voulut se lever, mais ce mouvement trop soudain lui fit tourner la tête et il dut se rasseoir.

Julia courut à lui.

— Que se passe-t-il ? Vous vous sentez mal ?

— Ce n’est rien, j’ai encore une sorte de vertige chaque fois que je me lève ou que je
m’assieds un peu trop vivement...

— Et votre bras, vous fait-il toujours souffrir ? Laissez-moi l’examiner...

Elle s’était assise tout près de lui, sa jambe contre la sienne. Cela le fit frissonner.

— Mon bras va très bien !

— Vous êtes très pâle. Pourquoi donc êtes-vous descendu ? Vous devriez vous reposer.

Il sourit derechef.

— N’est-ce pas vous qui vouliez me jeter sur les routes, sans plus attendre ?

— J’avais tort, je le reconnais. Vous n’êtes certainement pas assez valide pour aller où que
ce soit...

Les yeux de Julia étaient d’un brun pailleté d’or et de vert... Pourquoi s’inquiétait-elle autant
pour lui ? Certes, elle devait craindre de le voir mourir chez elle... Puis son regard erra un
instant sur l’ovale du visage de la jeune femme...

— Vous avez de la boue sur la joue, lui dit-il en souriant.

— Oh !

Elle rosit puis reprit :

— Je vais appeler Barbara, et nous allons vous aider à vous remettre au lit.
— Pas tout de suite.

— Alors, laissez-moi regarder votre bras, ici.

— Pourquoi faire ?

— J’ai peur que la blessure ne se soit infectée.

— Et comment le saurez-vous ?

— J’ai une certaine habitude... et notamment des atteintes par balle...

— Ah oui ?

Elle le regardait avec un curieux mélange d’agacement et d’inquiétude.

— Je vous promets de ne pas vous faire mal, si c’est ce qui vous fait souci..., lui dit-elle
plus gentiment.

— Allons, laissez-vous faire, milord, lui intima Barbara Mobley depuis le seuil du salon,
ou bien nous devrons nous mettre à deux pour vous soigner !

— Grands Dieux !

Du diable s’il souhaitait se retrouver quasiment à leur merci, à toutes les deux, tel un
poupon sans défense... Non pas que l’idée en fût déplaisante, mais Mme Mobley avait l’air
d’une institutrice toute prête à vous tirer les oreilles. Quant à Julia, elle ne paraissait pas
disposée à opérer avec beaucoup plus de douceur...

Nicholas se laissa aller contre le dossier du sofa, et le chat sauta sur les coussins pour venir
contre lui.

— C’est bon, capitula le vicomte, examinez mon bras, si vous ne pouvez vraiment pas
vous en empêcher !

— Peuh, répliqua Julia, l’air un peu pincé, c’est pour votre bien !

— C’est aussi pour mon bien que vous m’avez enlevé, sans doute ? répondit Nicholas du
tac au tac.

— Ce n’est pas moi, en tous cas, qui vous ai tiré dessus. Je vais retirer votre chemise...

— Non !

— Voyons, il n’y a pas de quoi être gêné, milord, le gour-manda Mme Mobley. Nous
avons déjà vu, toutes les deux, un homme torse nu !
« Elle ne semble pas, songea Nicholas, en avoir gardé un excellent souvenir, à en juger par
son ton désabusé... »

S’il refusait de coopérer, ces deux furies risquaient bien de mettre sa chemise en lambeaux.

— Très bien, dit-il en dardant sur Julia un œil glacial. Vous pouvez me la retirer. Mais
j’aimerais que l’on nous laissât seuls, et ceci vaut également pour le chat ! Où donc est
Mackenzie, bon Dieu ?

Il eut la surprise de voir Julia devenir rouge comme une pivoine.

— Je l’ai envoyé faire une course à Londres, expliqua-t-elle, embarrassée.

Puis elle se tourna vers Barbara.

— Voudriez-vous m’apporter des bandages propres, et de l’eau ?

— Je vous laisse, milord, dit Barbara Mobley en gagnant la porte. Veuillez conserver une
attitude irréprochable envers milady !

Nicholas soupira. La gouvernante s’imaginait-elle qu’il se conduirait comme un animal, dès


qu’il aurait retiré sa chemise ?

Il fut moins sûr de sa maîtrise de soi, quand Julia vint s’asseoir près de lui, et que ses doigts
gracieux détachèrent les premiers boutons de son col. Elle évitait consciencieusement de
croiser son regard et se concentrait sur sa tâche, lui offrant un délicieux point de vue sur sa
nuque. Elle fit glisser la chemise de lin de son épaule, puis de son bras, dans un geste si
sensuel qu’il en oublia d’avoir mal. C’était de son entrejambe, à présent, que lui venait un
sentiment d’inconfort... Il ferma les yeux pour tenter de recouvrer un peu d’empire sur lui-
même.

— Que vous est-il arrivé ?

La voix inquiète de Julia les lui fit rouvrir. Elle contemplait la cicatrice qui barrait sa
poitrine.

— Ah, ça ! J’ai été blessé... en duel.

— Oh, je suis navrée !

— Vous n’avez pas à l’être. Je méritais amplement cette blessure.

— Personne ne mérite d’être blessé.

— Permettez-moi d’en douter ! Peut-être pourriez-vous... poursuivre vos soins ?

— Je vais vous faire mal si je vais trop vite.


Elle commença à défaire le bandage de son bras, tandis qu’il fermait de nouveau les yeux et
s’efforçait de ne plus penser à la suavité de son parfum, à la fièvre que lui communiquaient
ses mains sur sa peau. Il aurait été tenté de la basculer sur le sofa, et...

— On dirait que c’est enflammé...

Nicholas rouvrit les yeux.

— Quoi donc ?

— Votre blessure.

— Ma blessure ? répéta-t-il, un peu hagard.

— Vous avez de la fièvre n’est-ce pas ?

L’air inquiet, elle posa une main fraîche sur son front.

— Oh oui, vous êtes tout chaud...

— Ah bon ?

Lui regardait sa bouche. C’était peut-être vrai, après tout. Peut-être avait-il la fièvre...

— Vous êtes adorable !

Julia se recula comme s’il l’avait giflée.

— Pardon ?

— Vous êtes une femme adorable.

Elle s’assombrit.

— J’espère que vous n’allez pas renouveler vos propositions ridicules, dit-elle avec
sévérité. Je n’ai guère de temps pour ce genre de sottises.

— Non ?

— Non. Dès que Barbara sera revenue, nous nettoierons votre blessure et referons votre
pansement.

Son timbre était glacial, et elle s’était ostensiblement écartée.

Ainsi, elle lui battait froid ? Nicholas, comme aiguillonné par l’attitude pourtant peu
engageante de Julia, eut soudain une irrépressible envie de pousser le jeu un peu plus loin.
La regardant droit dans les yeux, il déclara, la voix rauque :
— Je suis sûr que vous embrasser doit être une expérience inoubliable. Surtout, ce serait
pour mes douleurs, vous qui vous vous en souciez temps, le meilleur des baumes !

— Ah, vraiment ?

La lueur d’agacement et de colère qui animait son regard fit place à un éclair de malignité.

— Très bien !

— Euh... très bien, quoi ?

— Très bien, je vais vous embrasser !

Un petit sourire triomphant s’affichait sur le visage de Julia, comme si celle-ci était certaine
que Nicholas allait se démonter, et arrêter là son petit jeu.

Or il n’en avait nullement l’intention et brûlait, au contraire, de savoir jusqu’où elle irait.

— Pourquoi... avez-vous changé d’avis ?

Elle ouvrit grands ses yeux et feignit l’innocence.

— Mais... pour que votre bras aille mieux, bien sûr, et aussi... pour les renseignements que
vous avez promis de me donner, si je vous embrassais...

Il sourit, l’air du loup s’apprêtant à dévorer l’agneau.

— Alors, venez plus près, adorable lady ! Vous ne pouvez pas m’embrasser à cette
distance...

Il y eut un court moment de flottement, et presque de la panique dans les yeux de Julia ;
Nicholas redouta une seconde qu’elle aille prendre ses jambes à son cou ; puis elle se
pencha brusquement, effleura ses lèvres avec les siennes et, tout aussi rapidement, s’écarta
de lui. Mais le désir, impérieux et brutal, avait eu le temps d’embraser Nicholas, comme une
flamme vive l’eût fait d’une brassée de paille sèche.

Sa seule consolation était que la jeune lady, le souffle court, n’avait pas l’air moins troublée
que lui. 11 se sentait furieux qu’elle ait relevé son défi, et plus furieux encore, contre lui-
même, de la désirer aussi fort.

— Je crois que vous avez maintenant... des choses à me dire, milord, dit-elle en évitant
soigneusement de croiser son regard.

— Ce n’est pas exactement, repartit-il, la voix étrangement grave, le genre de baiser que
j’espérais...

Cette fois, elle le regarda bien en face, et ses yeux étaient comme des poignards.
— Je vous ai embrassé. Allez-vous manquer à votre parole ? Vous m’avez promis, par
deux fois, que si je le faisais, vous me diriez comment la bague de mon mari est parvenue
entre vos mains. Et vous n’avez pas, que je sache, spécifié de quelle manière je devais m’y
prendre.

Il la considéra un instant, puis éclata d’un rire bref.

— Vous avez raison, admit-il, je n’ai rien spécifié de tel. Eh bien, ma chère lady
Carrington, je vais vous dire ce que vous souhaitez savoir, mais je dois vous prévenir que
c’est bien peu de...

— Eh bien, eh bien, voilà qui est diablement intéressant ! intervint soudain une voix sur le
pas de la porte.

— Oh, non ! soupira Julia.

Blanche comme un linge, la jeune femme se leva vivement du sofa. Nicholas tourna la tête à
son tour et étouffa un soupir de dépit : George Kingsley se tenait sur le seuil du petit salon,
observant la scène avec un sourire sarcastique.

— Eh bien mon cher Thayne, vous n’avez pas l’air d’avoir été assassiné, dirait-on ?

— On le dirait, en effet, répliqua sèchement Nicholas.

— Il faut donc croire que l’inconsolable lady Julia Carrington aura su... retenir l’attention
du ténébreux lord Thayne.

— Ne vous fiez pas aux apparences, Kingsley, dit Nicholas un peu plus haut, ce n’est pas
ce que vous croyez !

— Ah non ? dit George Kingsley d’un ton faussement candide en lorgnant éloquemment
le torse nu de Nicholas.

— George, intervint Julia, vous vous trompez du tout au tout. Lord Thayne a été blessé...
par un bandit de grand chemin. Il a pu se réfugier ici, et nous l’avons recueilli. J’étais
justement en train d’examiner sa blessure... je craignais une inflammation...

— Oh, je vois ! Quelle chance extraordinaire qu’il ait justement été blessé non loin de
Foxwood, où il a pu se traîner et s’abandonner à vos soins... diligents...

Le ton incisif et plein de sous-entendus de l’importun montrait trop bien qu’il ne croyait pas
un mot de l’explication fournie par Julia. Nicholas sentait le désir refluer, remplacé par une
sourde rage contre l’intrus.

— J’espère que vous avez, pour vous présenter ici, fulmina-t-il, d’autres motifs que celui
d’insulter lady Carrington ?

— L’ai-je insultée ? riposta George Kingsley. Je n’ai fait qu’énoncer une évidence...
— Eh bien, gardez-la pour vous !

George se tourna vers une Julia pétrifiée.

— Ma chère, lui dit-il, il semblerait que vous vous soyez trouvé un protecteur !

Julia parut s’éveiller d’un rêve.

— Je vous en prie, George, cessez vos insinuations. Lord Thayne n’est pas mon protecteur
!

— Oh, mais je l’entendais au sens chevaleresque, cela va de soi ! se récria Kingsley. Un


défenseur de votre honneur, comme un chevalier servant, comme cette bonne Mme Mobley,
tenez, qui nous écoute, sur le pas de la porte...

— Eh bien, lord George, dit tranquillement celle-ci en revenant dans le salon, encore à
semer le trouble et la zizanie dans cette maison ?

— Comme elle est charmante ! Pas du tout... Je partais pour mon cher Maldon, et je
voulais saluer lady Julia. Jugez de ma surprise, en m’avisant que lord Thayne était l’hôte de
Foxwood... Sa famille sera soulagée d’apprendre qu’il n’est pas mort. Enfin... quand vous
jugerez opportun de la faire prévenir, bien entendu !

— J’ose espérer que vous n’aurez pas l’indiscrétion de l’en informer vous-même ? dit
Nicholas, toujours sur le même ton de défi.

— Moi ? Mais mon bon, je suis une tombe, tout le monde vous le dira ! J’imagine que,
quelles qu’elles puissent être, vous avez vos raisons de vous trouver ici... Quant à vous, ma
chère Julia, j’espère que vous savez que je reste à votre disposition, et qu’en cas de besoin,
vous pouvez toujours me faire appeler...

— Je vous remercie, George, dit Julia avec un sourire contraint.

Lord Kingsley se dirigea vers la porte ; avant de la franchir, il se retourna vers Nicholas.

— Je ne serais toutefois pas trop long, si j’étais vous, à déclarer franchement mes
intentions, lui dit-il avec une sévérité qui ne lui était guère habituelle. Votre grand-père nous
a demandé de l’aider à retrouver votre trace. De plus — vous l’ignorez peut-être —, feu lord
Carrington était le filleul de mon père. Ce qui fait que je considère Julia comme un membre
de ma famille. Ne l’oubliez pas...

Nicholas attendit que George Kingsley eut quitté la maison pour rependre la parole.

— Pourquoi ne pas m’avoir dit que lord Philip était votre parrain ?

— Pourquoi vouliez-vous que cela me vienne à l’esprit ? Du reste, il n’est pas mon parrain
; il était celui de mon mari...
— Mais vous saviez, n’est-ce pas, que mon grand-père et lui sont bons amis ?

A son grand dam, Julia se sentit rougir violemment.

— George me l’a appris hier, lors de sa visite. Est-ce si grave ?

Nicholas réprima un juron.

— Ça l’est, n’en doutez pas. Il n’y a que peu de chances que mon grand-père continue
d’ignorer que je suis sous votre toit. Et peu de chances également que toute l’Angleterre ne
le sache bientôt, puisque George Kingsley m’a vu ici !

— Il fallait y penser avant de quitter votre chambre !

— Comment aurais-je pu deviner que Kingsley avait ses entrées chez vous ?

— Il n’a pas ses entrées chez moi, comme vous dites. Il vient en ami, et en voisin... et
puis, est-il donc si important, après tout, que votre grand-père ignore que vous êtes sous
mon toit ?

— Absolument. Mon grand-père possède, par ailleurs, le don d’extirper la vérité ou


qu’elle se trouve, et plus encore si on essaie de la lui cacher. Espérons qu’il ne saura jamais
comment j’ai été amené à Foxwood...

Julia pâlit si affreusement que le jeune vicomte craignit qu’elle s’évanouisse. Il s’en voulut
beaucoup.

— Je vous demande pardon, grommela-t-il, j’ai été brutal.

— Vous en avez le droit, j’imagine, répondit Julia d’une toute petite voix, étant ici contre
votre volonté. Si vous le permettez, milord, je vais me retirer. Mme Mobley finira de panser
vos blessures...

Sur ces mots, elle quitta la pièce.

Cette fois, Nicholas jura sourdement. Lorsqu’il se retourna, ce fut pour voir Mme Mobley et
le chat qui le fixaient, l’œil désapprobateur.

— Eh bien ? dit-il, le sourcil levé, et déjà dressé sur ses ergots.

— Si vous voulez bien vous rasseoir, milord, repartit la gouvernante d’un ton neutre, mais
glacial.

Il se rassit. Mme Mobley vint près de lui et entreprit de nettoyer doucement sa plaie. Il
frémit quelque peu, et grimaça sous la douleur. Bientôt, il laissa tomber :

— Je vous assure que je n’avais pas l’intention d’offenser milady...


Mme Mobley interrompit son travail et leva les yeux vers lui.

— Peut-être devriez-vous vous demander, milord, quelles sont exactement vos intentions...

Julia se leva de son fauteuil près du feu. Si elle restait plus longtemps dans le confort
douillet du petit salon, elle n’aurait pas le courage d’accomplir ce qu’elle avait résolu de
faire... L’horloge indiquait 8 h 30 du soir ; il n’était plus temps de tergiverser.

Elle avait décidé de rendre la bague à lord Thayne. Celui-ci, n’aurait donc bientôt plus
aucune raison de rester à Foxwood.

Elle porta pensivement la main à sa chaîne de cou. Le bijou, qui y était attaché, lui parut
familier, et étranger tout à la fois. Elle l’avait porté tout contre sa peau, toute la journée, et
pourtant la bague n’avait pas rendu, dans sa mémoire, le souvenir de Thomas plus présent.
Peut-être parce qu’un autre homme l’avait portée... Il lui semblait, curieusement, que lord
Thayne avait laissé comme son empreinte dans l’anneau ; et que la chevalière lui était à
présent associée indéfectiblement, comme elle l’avait été à son mari.

Il ne pouvait plus demeurer à la ferme, pas après ce qui s’était passé cet après-midi. Chaque
fois qu’elle pensait au baiser qu’elle lui avait donné, Julia aurait voulu mourir de honte.
Comment avait-elle pu faire une chose pareille ? Bien sûr, c’était l’arrogance du jeune lord,
sa façon provocante de la mettre au défi qui l’y avait incitée. Cela avait été une sorte de
mouvement de folie. Mais le plus troublant, le plus honteux, c’est qu’elle avait été
bouleversée par le goût de ses lèvres sous les siennes, et torturée par le désir de prolonger
leur baiser. Dieu merci, elle y avait résisté. Si jamais George les avait vu s’embrasser... Le
visage de Julia s’empourpra à cette seule idée. Il était bien assez regrettable qu’il ait pu voir
lord Thayne torse nu sur le sofa, et elle auprès de lui. Elle n’osait imaginer ce qu’il aurait
pensé en les voyant échanger un baiser, lui qui prenait toujours un plaisir presque pervers à
imaginer des situations compromettantes. Julia revoyait son œil amusé lorsqu’elle avait
balbutié son histoire de bandit de grand chemin. Il était clair qu’il n’en avait pas cru un mot.
Et pourtant c’était, au moins partiellement, la vérité i L’arrivée de Barbara, avec ses
bandages et sa bassine, avait heureusement ajouté quelque crédit à son récit. Enfin, et bien
qu’il ait assuré à lord Thayne qu’il garderait le silence, Julia redoutait ses indiscrétions :
George Kingsley goûtait par trop les commérages...

Tout se liguait pour la convaincre de ne pas garder plus longtemps le vicomte de Thayne
sous son toit. Il était bien trop attirant, et dangereux. Elle n’avait nul besoin d’un tel homme
dans sa vie.

Elle frappa doucement à sa porte, espérant, contre toute logique, qu’il fût déjà endormi... Or
elle l’entendit lui crier d’entrer. Elle pénétra dans la chambre et le trouva au lit, adossé à ses
oreillers.

— Je ne pensais pas que vous viendriez... converser avec moi, ce soir, lui dit-il comme
pour s’excuser de la recevoir ainsi.

— Il faut que je vous parle..., commença Julia.


Son estomac se nouait, et elle fit quelques pas dans la chambre pour tenter de se calmer.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Nicholas en se redressant sur son lit.

— Je... j’ai décidé de vous rendre la bague.

Il la regarda un long moment, sans rien dire, puis demanda simplement :

— Pourquoi ?

— Je ne peux pas vous garder ici. Les événements de l’après-midi...

— L’apparition de Kingsley vous a troublée à ce point ? A moins que ce soit à cause de...

— Peu importe, répliqua-t-elle en détournant le regard. J’ai eu grand tort de vous enlever ;
ma seule excuse était mon désespoir. Je pensais vous amener à faire ce que je voudrais,
mais... je n’y ai pas réussi. Pire, par ma faute, vous avez été blessé... Je crois vous avoir
causé un grand tort, et ne puis vous blâmer d’être très en colère contre moi...

Julia serra dans sa main la bague qui pendait toujours à son cou.

— Ce n’est après tout qu’un objet, continua-t-elle. Je devais m’imaginer que cette
chevalière allait, en quelque sorte, me rendre un peu de mon mari... Il n’en est rien, bien sûr,
et c’était stupide de le croire. Elle n’est plus à son doigt depuis si longtemps qu’elle a
perdu... toute trace de lui. A présent, elle est imprégnée... de vous.

La comprenait-il bien ? Il l’écoutait, quoiqu’il en soit, avec beaucoup d’attention.

— Mais je veux toujours, conclut-elle, et plus que tout, retrouver l’assassin de Thomas.

— Je n’ai pas eu le temps de remplir ma part de notre contrat et de vous dire ce que je
sais. C’est hélas, comme vous allez le voir, bien peu...

Il s’interrompit un instant et son regard se perdit au loin, par la fenêtre, comme s’il tentait
d’interroger un passé douloureux. Les rideaux n’avaient pas encore été tirés et des trombes
d’eau s’abattaient sur les vitres. Il contempla la pluie, sans vraiment paraître la voir, puis se
tourna vers Julia.

— Cette bague m’a été offerte par une dame qui est morte peu après.

Immobile, Julia ne le quittait pas des yeux.

— Oh, murmura-t-elle, je... je suis désolée !

— Je ne gagerais point que vous le resterez quand vous saurez toute l’histoire !

Sa bouche se tordit en un pli amer.


— ... Elle était mariée, à un autre...

L’évidente douleur avec laquelle il prononça ces mots empêcha Julia, si jamais elle en avait
été tentée, de porter un jugement moral.

Les yeux de nouveau dans le vague, le jeune lord poursuivit :

— Elle avait trouvé la bague dans la boutique d’un bijoutier, à Sheffield. C’est tout ce que
je sais...

La déception qu’éprouva Julia de voir ainsi tourner court l’explication qu’elle espérait se
teinta de compassion. Les mots que Nicholas n’avait pas voulu prononcer résonnaient dans
le silence, plus fort que s’il les avait criés : il avait aimé cette femme, et à présent elle était
morte. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce qu’il ait été si réticent à lui abandonner la
bague. Peut-être celle-ci était-elle tout ce qui lui restait de son amour disparu...

— Je suis vraiment désolée, répéta-t-elle, profondément émue.

Pauvre, pauvre lord Thayne. « Au moins, songeait Julia, Thomas et moi avons pu vivre
ensemble, et même si ce fut trop bref, ce fut une union complète, une fusion de tous les
instants... »

Elle détacha le fermoir de son collier pour en retirer la chevalière.

— La voici, milord, murmura-t-elle en la déposant au creux de la main du vicomte.


Reprenez-là, elle est à vous.

Nicholas considéra rêveusement le bijou, puis Julia.

— Je n’ai guère pu vous aider à avancer dans vos recherches, lui dit-il. Vous n’êtes
nullement obligée de me la rendre.

— Oh, mais vous m’avez indiqué une piste précieuse ! Je vais me rendre à Sheffield, avec
un dessin très précis de la bague, que j’ai pu relever... Peut-être le bijoutier se rappellera-t-il
quelque chose ?

Elle s’efforçait de paraître plus optimiste qu’elle ne l’était en réalité. Malgré le caractère
unique de la bague, il y avait peu de chances que quiconque se souvienne de sa provenance,
après tout ce temps.

Nicholas regardait toujours Julia, la main ouverte, sans paraître vouloir reprendre la
chevalière, ou la glisser à son doigt. Ce fut elle qui, de la sienne, lui fit refermer sa main, en
lui disant :

— Elle est vôtre, j’en suis convaincue, à présent...

Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, Nicholas semblait ne savoir que dire, ni
quelle contenance adopter.

— Je pensais qu’Eduardo serait de retour ce soir, reprit la jeune femme. Il a dû être


retardé... Quoi qu’il en soit, dès qu’il rentrera, je le prierai de vous ramener à Londres. Votre
famille sera si heureuse de vous retrouver...

Le regard pénétrant, changé, de Nicholas, la troublait. Pour une fois, il n’essayait ni de


l’intimider, ni de la mettre en rage.

— Et c’est tout ? dit-il.

— Je vous demande pardon ?

— Vous me renvoyez chez moi, comme ça, sans regrets ?

— Que voulez-vous dire ? Je suppose que vous êtes pressé de quitter Foxwood, et vous
avez ce que vous vouliez...

— Croyez-vous ? Et vous, ajouta-t-il en la scrutant toujours, avez-vous eu ce que vous


vouliez ?

Elle hésita.

— Oui... enfin, non. Je ne sais toujours pas qui a tué mon mari.

— Dieu fasse que cette douloureuse question soit élucidée, alors, lui dit-il gentiment.

— Merci. J’ai bien besoin, en effet, qu’on me souhaite bonne chance... elle hésita derechef,
puis : ... Je vous laisse, milord... bientôt, vous pourrez passer la nuit sans plus craindre qu’il
pleuve sur votre lit !

— Oui...

Une expression plutôt triste passa sur le visage de lord Thayne et il ferma les yeux. Julia le
regarda quelques secondes, puis elle quitta la chambre en refermant tout doucement la porte
derrière elle.

Quelques heures plus tard, Julia n’avait toujours pas trouvé le sommeil, et son cœur battait à
tout rompre. Avait-elle entendu des pas, ou bien n’était-ce que le produit d’une imagination
fébrile ? A moins qu’Eduardo ne soit finalement rentré...

Elle s’assit dans son lit en entourant ses genoux de ses bras. La pluie tambourinait toujours
sur les fenêtre, et peut-être était-ce la tempête qui...

Au même moment, les vieux planchers de la maison craquèrent de nouveau, et elle ne douta
plus qu’il s’agissait bien de pas. Rejetant vivement ses couvertures de laine, elle bondit hors
du lit, comme un diable de sa boîte.

Se ruant vers la porte, elle l’ouvrit brusquement. Le couloir était plongé dans l’obscurité.
Elle appela, dans un chuchotement :

— Eduardo ?

Pour toute réponse, elle perçut un petit trot précipité. Ouf ! Ce n’était que la chèvre Betty,
qui s’était une fois de plus glissée dans l’une des chambres du fond !

Elle aurait dû faire sortir l’animal, et renvoyer Betty dans l’écurie ; mais la pluie faisait rage
au-dehors, la jeune femme avait froid, et envie de regagner son lit au plus vite. Tout ce
qu’elle espérait, c’était que la chèvre se tiendrait à l’écart de la chambre de lord Thayne...

Julia rebroussait déjà chemin quand elle entendit un bruit derrière elle. Avant qu’elle n’ait
pu réagir, une ombre fondait sur elle. Une large et forte main se plaqua sur sa bouche, et
Julia se trouva immobilisée contre un corps robuste, qui sentait la sueur. Elle se débattit,
essaya de frapper de ses talons les tibias de son agresseur, et celui-ci grogna d’une voix
menaçante.

— Ne criez pas, ou je serai obligé de cogner, et fort ! La bague... il me la faut !

En même temps, il écartait sa main de la bouche de Julia, afin de lui permettre de répondre.

— Je... je ne l’ai pas !

— Allez la chercher !

— Je...

Tout à coup, les murs résonnèrent d’une galopade effrénée, accompagnée d’un bêlement de
colère.

— Bon Dieu, qu’est-ce que... ?

Les mains de son agresseur s’ouvrirent soudain et il la projeta contre le mur, qu’elle heurta
durement de la tête. Après la douleur fulgurante, et avant le trou de noir où elle tombait,
Julia eut juste le temps d’ouïr un nouveau bêlement furieux.
6

Quelque chose de froid et d’humide vint baigner son visage. Elle voulut remuer un peu la
tête ; la douleur la fit geindre. Elle entendit alors un bêlement familier.

— Betty ?

— Mais pousse-toi donc, bon Dieu !

La voix grave qu’elle venait d’entendre n’était certes pas celle de Betty.

— Julia, vous m’entendez ?

Était-ce lord Thayne, qui était penché au-dessus d’elle ? Ce n’était tout de même pas lui qui
avait bêlé... Et elle, que faisait-elle donc, étendue par terre de tout son long ?

Elle se força à ouvrir les yeux ; bientôt, sa vue redevint nette. Elle reconnut le visage inquiet
de Nicholas, et, tout à côté, le museau de Betty, qui la regardait avec, dans ses doux yeux
bordés de longs cils, une expression qui ressemblait à de l’inquiétude.

— Alors, Betty est bien là..., murmura-t-elle.

— Pour ça, oui... bon Dieu d’entêtée, tu vas te pousser, oui ?

— Pas la peine d’être désagréable !

— Je parle à votre... animal de compagnie... Pouvez-vous vous asseoir ?

— Oui... je... je crois !

Elle dut toutefois faire un effort pour cela, et surmonter la douleur qui lui broyait le crâne
dès qu’elle bougeait.

Nicholas entoura ses épaules de ses bras, et Julia dut reposer un instant sa tête contre la
poitrine du jeune lord. Elle pouvait entendre le rythme lent et régulier de son cœur, sous le
lin grossier de sa chemise.

— C’est très bien, je vais vous ramener dans votre chambre.

Avant que Julia ait pu protester, elle se sentit soulevée dans les airs.

— Oh, mais il ne faut pas ! Votre blessure...

— Ma blessure va très bien...


En quelques enjambées, il la porta jusqu’à son lit et l’y déposa. Elle grimaça légèrement
quand sa tête se posa sur l’oreiller.

— Julia... dit doucement le vicomte, en s’installant avec précaution auprès d’elle, au bord
du lit.

Il était si près qu’elle pouvait voir l’ombre de sa barbe naissante, autour de sa bouche ferme
et bien dessinée. Il l’appelait par son prénom... Peut-être rêvait-elle ?

— Bon Dieu, Julia, m’entendez-vous ?

Tiens, non, elle ne rêvait pas, après tout...

— Vous vous adressez encore à moi de façon désagréable, milord !

— Oui, nom d’un chien, répliqua-t-il, et ce sera pire encore si vous ne me répondez pas !
Que diable faisiez-vous dans ce couloir ? J’ai entendu votre chèvre faire un raffut à réveiller
un mort, et quand je suis sorti pour voir ce qui se passait, je vous ai vue étendue et sans
connaissance. Vous avez une grosse bosse... êtes-vous tombée ?

— Non...

Elle tentait de se remémorer chaque détail de la courte scène qui s’était déroulée dans le
couloir.

— J’ai entendu des pas, expliqua-t-elle, j’ai pensé que c’était peut-être Eduardo qui rentrait
et je suis allée voir... et puis, j’ai entendu Betty...

— Et ensuite ?

— Ensuite ? J’ai été... quelqu’un m’a attaqué par-derrière... un homme...

Nicholas eut l’air stupéfait.

— Vous... vous en êtes sûre ?

— Oui, il voulait la bague... et puis Betty est... intervenue. Je suppose qu’elle l’a...
chargé... toujours est-il qu’en me lâchant, il m’a projetée contre le mur ; j’ai dû le heurter de
la tête...

Elle évitait de le regarder, un peu confuse...

— Cela paraît invraisemblable, je le sais, s’excusa-t-elle d’une toute petite voix.

— Pas du tout ! se récria le jeune lord. Avez-vous une idée de qui était votre agresseur ?

— Je ne l’ai pas vraiment vu, mais ni sa voix ni rien de lui ne m’a semblé familier...
Nicholas se leva.

— Où est la chambre de Mme Mobley ? Je vais lui dire de venir s’occuper de vous...

Julia s’assit dans son lit, soudain très inquiète de l’air décidé qu’avait le jeune vicomte.

— C’est la dernière, au bout du couloir, mais où allez-vous ?

— Je sors !

— Oh non, je vous en supplie, il ne. faut pas ! Je ne veux pas que vous soyez blessé de
nouveau !

Il la regarda avec un sourire très doux.

— Ne vous inquiétez pas, je ne le serai pas !

Il était déjà à la porte.

— Mais vous n’êtes pas suffisamment habillé, lui fit remarquer Julia, essayant
désespérément de le retenir.

Il n’allait pas affronter le froid de la nuit avec sa seule chemise ! Elle lorgna également ses
pieds.

— Vous n’avez pas même de chaussures ! implora-t-elle.

Il s’arrêta sur le seuil et son sourire s’élargit davantage.

— Rassurez-vous, ma chère : j’ai retrouvé mes bottes !

Nicholas se redressa, quittant la position confortable qu’il avait adoptée, contre le mur du
couloir, lorsque le Dr Bothwell, sa trousse à la main, sortit de la chambre de Julia.

— Eh bien, s’enquit-il, comment va lady Carrington ?

Le médecin, homme de haute taille, le toisa sévèrement.

Bien que Bothwell ne se déprît pas d’une politesse un peu hautaine, Nicholas sentait bien
qu’il n’approuvait guère sa présence à Foxwood, et qu’il n’accordait pas non plus grand
crédit à l’histoire de sa blessure par un bandit de grand chemin. Toutefois, quoiqu’il pût
penser, le praticien garda ses réflexions pour lui.

— Elle a une vilaine bosse à la tête ; mais tant qu’elle ne présente pas de symptômes plus
inquiétants, nous pouvons l’estimer hors de danger. Elle doit rester au calme, et garder la
chambre un jour ou deux. Il faut également lui éviter les contrariétés, ajouta-t-il en fixant
Nicholas d’un œil plutôt peu amène.
— Ce sera fait, répondit le jeune lord — sans chaleur particulière, lui non plus.

— Je me permets d’insister ; ce serait tout à fait contre-indiqué.

Il s’interrompit, visiblement embarrassé.

— Elle m’a demandé de jeter un coup d’œil à votre bras, avant que je quitte ces lieux...

— Mon bras ? Mais...

— Elle s’inquiète beaucoup de votre blessure, depuis que vous l’avez portée dans son lit.
Or, l’inquiétude, pour elle, est...

— ... Néfaste ! Je vous entends... Très bien, docteur, s’il le faut !...

De mauvaise grâce, il tendit son bras. En dépit de « l’exercice » auquel il s’était livré la
veille, l’inflammation s’était quasiment résorbée, et le Dr Bothwell estima Nicholas en état
de voyager, dès qu’il le souhaiterait. Les vertiges dont il souffrait n’étaient pas rares, après
le choc d’une blessure par balle, et puisque ceux-ci n’allaient pas jusqu’à la perte de
conscience, il était vraisemblable qu’ils iraient en diminuant, avant de disparaître tout à fait.

Mme Mobley entra dans la chambre où les deux hommes s’étaient retirés pour l’examen.
Elle garda le silence jusqu’à ce que le médecin fût sorti.

— Ainsi donc, milord vous nous quittez bientôt ? demanda-t-elle alors.

En refermant les derniers boutons de sa chemise, Nicholas se tourna vers elle et lui sourit
largement.

— Je le croyais, madame Mobley. Finalement, non !

Barbara Mobley lui rendit son sourire d’un air entendu.

— Je m’en doutais, milord. Vous pouvez aller la voir, maintenant. Elle vous attend...

Julia reposait sur son lit, sa tête appuyée sur plusieurs oreillers, les yeux clos. Le chat
Wellington ronronnait à ses pieds. Nicholas crut d’abord qu’elle dormait ; à son approche,
elle ouvrit les yeux.

— Comment vous sentez-vous, milady ?

Son visage était pâle et ses cheveux épars nimbaient son oreiller d’un nuage châtain. Elle
paraissait fragile et très jeune, ainsi, et Nicholas aurait voulu tenir sous sa main l’homme qui
avait osé lui faire du mai.

— Le Dr Bothwell m’assure que je survivrai... Et vous, votre bras ?


— Il va bien, je survivrai, moi aussi...

— J’en suis heureuse, murmura-t-elle en le fixant de son regard clair. Merci d’être venu à
mon secours, et aussi de vous être lancé à la poursuite de mon agresseur, en pleine nuit, et
sous la pluie...

— Ne me remerciez pas, puisque je ne suis pas parvenu à le rattraper...

— Mais vous l’avez tenté... Vous vous êtes montré très brave !

— Mais non, marmonna-t-il, gêné par ces démonstrations de gratitude.

— Mais si !

Elle sourit, puis détourna un instant les yeux.

— Eduardo ne va sûrement pas tarder à rentrer. Je suppose que vous souhaitez retourner à
Londres aussi vite que possible ?

— Non.

— Non ?

Une expression de grande surprise parut sur le visage de Julia.

— Non, je ne vous quitterai pas avant d’être sûr que vous êtes bien en sécurité, et que les
événements de cette nuit ne risquent plus de se répéter.

— L’homme ne reviendra certainement pas... Et quand Eduardo sera là, je serai en sécurité.

— Je n’en suis hélas pas si sûr. On sait visiblement que je suis ici, et on vous soupçonne
d’avoir repris la bague. Songez que votre agresseur a eu l’audace de venir vous attaquer
chez vous, au milieu de la nuit. Et les bandits de grand chemin, les avez-vous oubliés ?

— Pensez-vous que ces deux attaques soient liées ?

— Certes oui !

— Oh, mon Dieu !

Julia devint plus pâle encore.

« Bon sang, se dit Nicholas, je fais exactement ce que le médecin m’a recommandé
d’éviter : je l’inquiète... »

— Ne vous tourmentez pas, reprit-il d’une voix ferme, cela n’arrivera plus. Je m’y
engage !
— Vous êtes très aimable de me dire cela, mais vous n’êtes en rien concerné. Vous n’êtes
pas responsable de ce qui m’arrive.

Embarrassée, Julia gardait les yeux baissés sur son couvre-lit.

— J’ai été partie prenante dès l’instant où vous m’avez fait monter de force dans votre
voiture.

Une lueur de colère passa dans le regard de Julia.

— Je crois vous avoir dégagé de toute obligation à mon égard, articula-t-elle sèchement.
De toute manière, vous avez repris la bague, je suis donc hors de danger.

— Ça, vous n’en savez rien, ma chère !

— Cessez donc de m’appeler « ma chère », avec cet air horripilant !

Quelle mouche la piquait donc ? Malgré sa faiblesse, elle le regardait comme si elle allait
d’un instant à l’autre lui lancer un objet à la tête. Il allait falloir battre en retraite, avant de
devoir faire face à sa ire, ainsi qu’à celle du Dr Bothwell et de Mme Mobley, réunis en une
seule, et vibrante, désapprobation !

Justement, la gouvernante entrait dans la chambre, avec un air de panique sur le visage.

— Vous feriez bien de descendre, milord, lui dit-elle. Eduardo est de retour, et il n’est pas
seul... Votre grand-père est avec lui !

— Oh non ! soupira Julia.

Cette nouvelle fit à Nicholas l’effet d’un coup de poing.

— Mon grand-père est ici ?

— Oui, milord, lord Monteville... il vous attend...

Nicholas s’arrêta sur le seuil du salon en apercevant la mince, sévère et familière silhouette,
qui, debout devant la fenêtre, regardait la chèvre Betty folâtrer sur les pelouses. Il avait
vaguement espéré que la gouvernante de Julia s’était méprise ; il n’en était rien, bien sûr...

Lord Monteville se retourna à l’entrée de son petit-fils. A plus de soixante-quinze ans, sa


présence était toujours aussi intimidante, et aussi glaciale.

Ne sachant trop à quoi s’attendre, Nicholas hasarda un timide :

— Grand-père... je ne savais pas que vous étiez là...


Le comte le jaugea, sans se départir de sa sévérité.

— Croyais-tu que je n’allais me pas soucier de ta santé, quand on me dit que tu as été
blessé ? Me penses-tu insensible ?

Il ne laissa pas à Nicholas la moindre chance de répondre et enchaîna :

— ... Comment va lady Carrington ? Mme Mobley m’a dit qu’elle avait été blessée, elle
aussi...

— Elle va mieux, à présent.

— Que lui est-il arrivé ?

— Elle a été agressée...

La stupeur fit s’arrondir les yeux du vieux lord.

— Je crois que tu ferais mieux de me dire ce qui se passe ici, mon garçon ! dit-il en
s’avançant vers lui, puis, d’un ton radouci : Tu n’as pas l’air tout à fait remis. Assieds-toi...

Nicholas se dirigea vers le sofa où il s’était assoupi la veille et, comme s’il n’attendait que
ce signal, le gros chat jaune sauta sur les coussins pour l’y rejoindre. Nicholas voulut
l’éloigner ; mais le chat ne l’entendait pas de cette oreille, et il monta sur ses genoux, où il
se mit à ronronner. Ne voulant pas se donner le ridicule de lutter avec l’animal, Nicholas le
laissa faire.

— Je vais bien, grand-père. Je me soucie plutôt de l’état de lady Carrington...

— Je vois. Sais-tu pourquoi elle a été agressée ?

— L’homme voulait une bague...

— Une bague ? Quelle bague ?

— Une très vieille chevalière, avec un rubis en son centre...

— N’est-ce pas celle que tu portes depuis deux ans ?

— ... Si.

— Cette même bague qui appartenait à feu lord Carrington ?

Nicholas en resta bouche bée de surprise.

— Mais... comment savez-vous cela, grand-père ?

— Philip Kingsley était avec moi, lorsque MacKenzie est venu m’apporter le mot de lady
Carrington.

Le mot ? Quel mot ? Julia avait écrit un mot à son grand-père ? Cela dépassait
l’entendement de Nicholas. Lui qui croyait qu’elle voulait garder secret tout ce qui touchait
à son enquête... Elle ignorait décidément tout du caractère de lord Monteville, sinon elle
aurait su qu’une telle missive n’allait pas manquer de l’attirer à Foxwood !

— Lady Carrington, continua le vieil aristocrate, a eu la délicate attention de ne pas laisser


notre famille dans l’inquiétude. Elle m’a informé que tu n’étais pas mort, mais que tu avais
été blessé par un bandit de grand chemin, et que tu te reposais chez elle. J’avoue que je
serais curieux de savoir pourquoi tu as quitté Londres aussi précipitamment, en abandonnant
ta voiture et ton cocher en pleine rue. Cela n’est guère dans tes habitudes, que je sache ?

— Je ne suis malheureusement pas autorisé... à satisfaire votre curiosité, bredouilla


Nicholas, qui pouvait difficilement avouer à son grand-père que Julia l’avait enlevé.

— Ah ?

Lord Monteville se pencha et regarda son petit-fils de l’air inquisiteur qui avait convaincu
nombre des interlocuteurs de l’austère vieillard de ne rien lui dissimuler plus longtemps.
Mais Nicholas connaissait assez son grand-père pour pouvoir esquiver, au moins pour un
temps, son autorité.

— Figure-toi, dit lord Monteville, que Mackenzie et Philip Kingsley de Stanton sont de
veilles connaissances...

— Ah bon ?

Philip Kingsley, marquis de Stanton, était l’une des figures importantes du Home Office, et
l’un des plus vieux amis de son grand-père. Il était bien étonnant qu’Eduardo et lui fussent
de « vieilles connaissances ».

— Lord Carrington et MacKenzie ont tous les deux travaillé sous les ordres de Philip.
C’étaient de bons et loyaux agents de la Couronne Britannique.

— Vous voulez dire... que MacKenzie était un espion, lui aussi ?

— Si tu veux... nous n’aimons pas ce mot... Quand lord et lady Carrington sont rentrés en
Angleterre, Eduardo Mackenzie les accompagnait, de même que Mme Mobley.

— Ne me dites pas qu’elle est une esp... un agent, elle aussi ?

Un léger sourire passa sur les lèvres de lord Monteville.

— Un agent occasionnel... de même que Thérèse Blanchot. L’une des « couvertures » de


lord Carrington était de passer pour un joueur passionné. Nombre des renseignements qu’il
nous transmettait transitaient par la maison de jeu que Mme Blanchot tenait alors, à
Bruxelles.
Ceci expliquait pourquoi Thérèse avait remarqué la bague au doigt de Nicholas, et prévenu
Julia. Comment Nicholas s’était-il retrouvé au centre de toute cette intrigue ?

— Mais vous, grand-père, comment êtes-vous au courant de tout ceci ?

Lord Monteville ne répondit pas directement, et préféra renouer le fil de son histoire.

— Le meurtre de lord Carrington semble avoir eu le vol pour mobile, et parmi les objets
qu’on a dérobés sur son cadavre, figurait une bague... celle-là même, sans doute, que voulait
l’agresseur de sa veuve, et que tu portes à ton doigt...

Cette partie du récit était devenue familière à Nicholas.

— Peut-être, poursuivit lord Monteville, cette bague explique-t-elle que vos routes se
soient croisées, à lady Carrington et à toi...

Nicholas sentait bien qu’il ne pourrait, très longtemps, cacher toute la vérité à son incisif
grand-père. Il se lança.

— En fait, j’ai rencontré lady Carrington chez Thérèse Blanchot, et elle m’a enlevé quand
nous sommes partis de la maison de jeu, dit-il simplement. Elle m’a fait monter dans sa
voiture sous la menace d’une arme à feu. Elle voulait récupérer sa bague...

Il eut ainsi la petite satisfaction d’étonner lord Monteville. Celui-ci le regardait d’un œil
rond.

— Enlevé ? Mais pourquoi ne s’est-elle pas contentée de te dérober discrètement le


bijou ?

— Elle voulait aussi que je lui dise comment je me l’étais procurée.

— Et tu avais, j’imagine, quelque réticence à la contenter ?

— Au début, oui. J’étais un peu sur la défensive...

— Et le bandit de grand chemin ? Existe-t-il, ou bien est-ce lady Carrington qui t’as tiré
dessus ?

— Oh non, elle n’a jamais voulu tirer sur moi ! Quoique j’admette lui en avoir donné
l’envie, une fois ou deux...

Lord Monteville eut une grimace.

— Que vous a-t-il dérobé ?

— Curieusement, rien. Lui et son complice ont été mis en fuite... Ils étaient probablement
surtout intéressés par la bague, et ce n’étaient sûrement pas des détrousseurs aguerris... Ils
ont pris leurs jambes à leur cou sans se faire prier...

— Mais non sans t’avoir tiré dessus, toutefois...

— C’est vrai...

Nicholas ne tenait pas à expliquer les circonstances exactes de l’incident.

Lord Monteville le considéra un instant de son regard pénétrant.

— As-tu finalement révélé à lady Carrington comment cette chevalière était entrée en ta
possession ?

— Oui, hier, après qu’elle m’eut rendu la bague. Elle me l’avait prise, et refusait de me la
rendre si je ne m’exécutais pas.

Le comte le regardait toujours, l’air à demi convaincu. Si Nicholas en était troublé, il


continua de s’expliquer.

— Je ne sais pas s’il s’agit bien de la bague que possédait son mari ; l’inscription qui se
trouvait à l’intérieur a été grattée...

Il n’ignorait pas qu’en prononçant ces mots, il paraissait douter de la parole d’une lady, et
d’une pauvre veuve de surcroît, ce qui était indélicat, voire grossier ; mais il répugnait à dire
à son grand-père comment Mary lui avait offert ce bijou.

— Je présume, dit celui-ci, que tu t’apprêtais à regagner Londres, puisque tu as récupéré ta


chevalière ?

— En effet, d’autant que lady Carrington m’avait clairement laissé entendre qu’elle
souhaitait être débarrassée de moi au plus vite...

— Et à présent ?

Nicolas serra brièvement les mâchoires.

— A présent, il y a eu l’agression de la nuit dernière, et je ne me résous pas à la laisser


sous la seule protection de Mackenzie.

— C’est une pensée qui t’honore, mais tu n’auras pas à le faire. Philip est en route pour
venir la chercher. Nous avons pensé qu’il valait mieux qu’elle ne reste pas dans cette ferme
isolée et qu’elle vienne s’établir à Londres, chez lady Simons.

L’hôtel particulier londonien de la sœur de lord Philip Kingsley était en effet un abri sûr.
Ainsi, Nicholas se trouvait déchargé de ses responsabilités envers Julia, et pouvait retourner
à tout ce qui faisait habituellement sa vie.

Mais ! d’où venait qu’il trouvait, tout à coup, cette perspective tellement morne ?
7

Julia ouvrit les yeux comme Barbara entrait dans sa chambre, pour enlever le plateau qu’elle
avait à peine touché.

— Il faut manger plus que ça ! gronda la bonne Mme Mobley.

— Je n’ai pas faim...

Bien que le poulet qu’avait préparé la gouvernante fût, ce soir-là, d’une tendreté
exceptionnelle, l’estomac de Julia s’était noué, dès que celle-ci avait saisi sa fourchette.

— ... Mais c’est délicieux ! s’empressa-t-elle d’ajouter.

— Eh bien, alors, mangez, sinon vous ne pourrez pas reconstituer vos forces ! dit Barbara
en s’emparant du plateau. Le chat sera à la fête, ce soir encore... Ah, que je n’oublie pas de
vous dire que lord Monteville voudrait venir vous voir, si vous êtes en état de le recevoir...

— Oh, mon Dieu !

Julia sentit son estomac se nouer de plus belle.

— Je ne crois pas qu’il veuille vous manger, lui non plus, remarqua la gouvernante. Il m’a
paru fort civil...

— Parce qu’il ne sait pas encore que j’ai enlevé son petit-fils !

— Il ne le sait pas, vous croyez ? Je n’en suis pas aussi sûre que vous... En tout cas, il
vous demande l’hospitalité pour cette nuit...

— Oh non, ce n’est pas vrai ! s’exclama Julia, prête à défaillir.

Elle n’aurait pas juré que la ferme possédât encore une seule chambre dont le plafond fût
étanche. Pourquoi le célèbre et distingué lord Monteville ne ramenait-il pas incontinent son
petit-fils en ville ? Pourquoi souhaitait-il passer la nuit dans cette vieille masure humide ?

Sur le seuil de la chambre, Barbara Mobley se retourna vers sa maîtresse.

— Je vous l’envoie ?
— Comment... maintenant ?

— Eh bien oui !

— Je...

Mais Barbara était déjà sortie, sans attendre la réponse. Le cœur battant la chamade, Julia
s’adossa à ses oreillers. Quand elle perçut des pas, et le timbre grave de voix masculines, il
lui fallut toute sa force d’âme pour ne pas plonger sous la couverture...

La porte s’ouvrit et Nicholas entra tout d’abord dans la chambre, suivi par un septuagénaire
élancé, au cheveux d’un gris argenté.

Elle regarda avec surprise Nicholas, qui vint se placer à son chevet. Quoiqu’il n’ait pu
prendre le temps de se raser, le jeune lord arborait une culotte bien coupée, une élégante
cravate bleue sur sa chemise et de fines chaussures de cuir.

— Dieu, vous êtes habillé ! remarqua absurdement Julia, qui se serait ensuite volontiers
giflée, pour avoir proféré une telle incongruité.

Nicholas rougit légèrement.

— Euh... mon grand-père m’a apporté quelques pièces de vêtement...

— Bien sûr ! balbutia-t-elle, le visage cramoisi.

Elle se sentait plus honteuse encore sous le regard scrutateur, et supposait-elle, peu
indulgent, de lord Monteville.

— Comment vous sentez-vous, milady ? s’enquit ce dernier d’une voix égale.

— Mieux, je vous remercie, milord...

Lord Monteville vint se placer à côté de son petit-fils. Les deux hommes ne pouvaient guère
dissimuler leur lien de parenté : même haute silhouette, même nez aquilin, même lueur de
froide intelligence dans l’œil. Julia était très intimidée.

— Peut-être pourrais-tu nous présenter ? suggéra Monteville, avec un rien d’agacement


dans la voix.

Nicholas, qui s’était absorbé dans la contemplation de Julia, sursauta.

— Euh... certainement ! Lady Carrington, puis-je vous présenter mon grand-père, lord
Monteville... Lady Carrington.

Julia dut plonger son regard dans les yeux vifs du vieil homme, qui rappelaient tant ceux de
Nicholas.
— Je suis très heureuse de faire votre connaissance, milord... Je vous prie de me
pardonner de vous recevoir dans cette chambre, mais le médecin ne m’autoriserait pas, je le
crains, à descendre dans le salon...

— C’est bien naturel, milady, étant donné les... circonstances, répondit sobrement lord
Monteville. Puis il ajouta, souriant aimablement : et moi je vous remercie d’avoir pris soin
de mon petit-fils, après qu’il a été blessé.

Rien, dans son expression, ne permettait de deviner s’il était ou non au courant de toute
l’histoire. En se sentant très hypocrite, Julia répondit :

— Vous êtes très aimable ; je n’y ai eu aucun mérite...

— Je ne suis pas de cet avis, milady, répliqua nettement lord Monteville. Puis plus
doucement : j’ai été désolé d’apprendre que l’on vous avait agressée. Je crains que vous et
mon petit-fils ayez dû traverser d’assez pénibles épreuves...

— Oh, moi je n’ai eu qu’une vilaine bosse et une grosse frayeur, milord, repartit Julia dans
un élan d’honnêteté. Ce n’est rien à côté de ce qu’a subi lord Thayne. Il a été blessé en...

Elle s’interrompit brusquement, consciente d’être à deux doigts d’en dire trop...

— Oui ?

Le sourcil levé, lord Monteville l’encourageait à poursuivre.

— En essayant de... de me...

Nicholas intervint, un léger sourire aux lèvres.

— Ne vous inquiétez pas... mon grand-père sait tout.

Le regard de Julia alla de l’un à l’autre.

— T... tout ?

— Sachez que, toujours en raison des... circonstances, je ne vous blâme pas d’avoir enlevé
mon petit-fils, déclara calmement lord Monteville. Il m’a tout raconté, en effet...

— Oh, mon Dieu, soupira Julia, confuse, en fermant brièvement les yeux. Je suis désolée...

— Ma chère, vous n’avez aucune raison de l’être...

Il avait l’air plutôt amusé de sa confusion.

— Mais je vous en prie, reprit-il, racontez-moi comment il a été blessé. Il n’a guère été
prolixe sur ce point...
— Je n’avais pas de raison de l’être, marmonna Nicholas.

Julia commença son récit sans oser regarder ce dernier.

— Eh bien, le bandit me visait lorsque lord Thayne s’est jeté sur moi pour me pousser
hors d’atteinte, et c’est ainsi qu’il a reçu la balle qui m’était destinée. J’avais un pistolet, et
c’est en le voyant que le brigand fit feu. C’est donc par ma faute que lord Thayne fut
blessé...

— Mais pas du tout ! grogna celui-ci.

— Je dirai plutôt, pour ma part, rectifia lord Monteville, qu’il a été blessé en défendant
votre vie...

Julia n’en crut pas ses yeux : à ces mots, Nicholas se mit à rougir, comme un petit garçon à
qui l’on ferait un grand compliment. Très vite nonobstant, il reprit sa contenance habituelle
et laissa tomber :

— N’importe qui en aurait fait autant !

— Il me faut changer de sujet, dit alors lord Monteville, pour vous prévenir que notre ami
commun, lord Philip Kingsley, a annoncé son arrivée...

Nicholas, peut-être pour dissimuler son embarras, était allé se camper devant la fenêtre.

— Est-ce que Philip sait... tout ceci ? interrogea Julia, le souffle court.

— Pas... exactement tout, mais il sait que Nicholas était présent. Philip était avec moi
lorsque Mackenzie m’a apporté votre message. Il s’est naturellement inquiété pour vous... et
pour mon petit-fils...

Julia maudit silencieusement cette coïncidence. Comment, par ailleurs, avait-elle pu croire
une seule seconde que Philip pourrait rester bien longtemps à l’écart de tout ceci ?

— Croyez-vous que nous devions... tout lui dire ?

— Plus ou moins, je le crains. Étant donné l’agression dont vous avez été victime, je ne
crois pas que nous pourrons lui en dissimuler... tout le contexte. Mais ne vous faites aucun
souci et reposez-vous. Nous en jugerons en temps utile...

Si Julia acquiesça, ces mots résonnèrent à ses oreilles comme un rappel de ceux qui avait été
prononcés quand son mari avait trouvé la mort. Il lui fallut tout son courage pour ne pas
éclater en sanglots à ce seul souvenir, dès que Nicholas et son grand-père eurent quitté sa
chambre. Elle regardait, sans le voir, le mur qui faisait face à son lit en se souvenant que, là
aussi, on lui avait enjoint de rester tranquille, de se reposer, et de rester avec Sophia, tandis
que Philip et George Kingsley s’occupaient de tout...
On avait tué Thomas pour lui dérober ce qu’il avait sur lui, avaient-ils tous conclu, un peu
vite ; or si le vol avait été le seul mobile de son assassinat, pourquoi sa bague faisait-elle
toujours l’objet de tant de convoitises ? Le ou les inconnus qui désiraient la récupérer
craignaient-ils que ce bijou puisse aider à retrouver leur piste ? Quels secrets, peut-être plus
graves encore, étaient-ils attachés à cette chevalière ?

Épuisée, l’esprit en tumulte, la jeune femme ferma les yeux. Elle n’était sûre que d’une
seule chose : c’était qu’elle ne ferait confiance désormais à personne d’autre qu’à elle-même
pour découvrir la vérité.

Lord Philip Kingsley de Stanton arriva à Foxwood le jour suivant, au milieu de la matinée.
Bientôt, lord Monteville apprit à son ami tout ce qu’il avait à savoir. Lord Philip l’avait
écouté avec attention, impassible, quoique toutefois légèrement étonné lorsque lord
Monteville avait mentionné l’enlèvement de Nicholas par Julia. Puis il avait demandé à voir
la bague, et le jeune lord avait retiré celle-ci de son doigt pour la lui montrer.

Lord Philip Kingsley passa le doigt sur le bijou et laissa tomber :

— C’est très certainement la même bague... Julia... je veux dire lady Carrington, l’a-t-elle
examinée ?

— Oui, repartit Nicholas. Elle l’a même eue en sa possession quelques temps, avant de me
la rendre.

— Il est très surprenant qu’elle vous l’ait rendue.

Nicholas rougit légèrement.

— Je... l’ai exigé...

Une fugitive lueur d’amusement parut sur le visage de lord Philip.

— Et vous-même, comment cette bague est-elle entrée en votre possession ?

— Elle m’a été offerte. Mais je ne sais que peu de choses sur sa provenance, à part qu’elle
a été achetée à Sheffield, il y a deux ans...

Lord Philip le considéra avec curiosité.

— C’est une pièce tout à fait unique, dit-il lentement, l’air faussement dégagé, et je ne me
souviens pas vous l’avoir vue au doigt, auparavant...

— Je n’en suis pas surpris... je l’ai très peu portée jusqu’à récemment...

Quelques semaines, en fait... au moment du deuxième anniversaire de la mort de Mary...

— Il y a quelques jours, ajouta lord Monteville, Nicholas a été approché par quelqu’un qui
souhaitait lui racheter la bague...
Le regard de lord Philip Kingsley flamboya un instant.

— Qui ?

— Un certain Grayson, je crois, mais ce n’était qu’un intermédiaire, et l’acheteur


souhaitait rester anonyme.

— Reconnaîtriez-vous cet homme, si vous le revoyiez ?

— Je le gage !

— Cela pourra peut-être se révéler utile...

Lord Philip marcha jusqu’à le cheminée.

— Le meurtre de Thomas Carrington, poursuivit-il, pour autant que nous le sachions, a eu


le vol pour mobile. Thomas était alors impliqué dans une affaire de quelque importance,
pour le compte du Home Office, et, curieusement, il a été tué alors qu’il venait de quitter la
Maison Blanchot... Nul n’a pu établir de lien entre cette affaire et le meurtre. Toutefois, il est
assez troublant, si le vol est le seul mobile, qu’on ne lui ait rien dérobé d’autre que sa
chevalière, alors qu’il avait plusieurs autres objets de valeur sur lui.

— C’est donc bien cette bague, en effet, que l’on voulait, remarqua lord Monteville.

— Sans doute, acquiesça lord Philip. Il est vrai qu’elle est très ancienne et de grande
valeur. Je dois dire que je ne pensais pas la revoir un jour... J’imaginais qu’elle avait été
vendue en secret — à un collectionneur, par exemple...

— Ce qui est certain, c’est qu’à présent, quelqu’un veut cette bague, dit Nicholas, et que
ce quelqu’un n’a pas hésité pour cela à agresser lady Carrington dans sa maison, et sans
doute aussi à attaquer sa voiture... Cependant je ne comprends pas pourquoi l’assassin de
lord Carrington, après s’être défait de cette bague une première fois, chercherait maintenant
à la récupérer par tous les moyens...

— Il est possible que ce ne soit pas lui qui l’ait vendue au bijoutier de Sheffield, dit lord
Monteville, et que cela se soit fait contre son gré. Il est possible également qu’il y ait, sur le
bijou, un ou plusieurs détails qui permettraient d’identifier ce meurtrier...

— En effet, approuva lord Philip. Je suppose que Julia entend remonter la piste de cette
chevalière jusqu’à Sheffield... Je regrette simplement, ajouta-t-il en scrutant avec acuité le
visage de Nicholas, qu’elle ne se soit pas d’abord adressée à moi, avant de choisir la
solution radicale et désespérée de vous enlever.

Nicholas eut un bref sourire.

— Ce fut en fait une expérience assez passionnante, je dois le reconnaître... Que voulez-
vous de moi, lord Philip ? J’avoue que je tiens beaucoup à cette bague... tout comme lady
Carrington.

Il ne désirait pas, bien sûr, expliquer pourquoi il y tenait tant.

— Vous avez raison, dit lord Kingsley, elle y tient énormément. Mais j’aimerais que vous
conserviez ce bijou, et je vais vous dire pourquoi : je voudrais que vous agissiez comme une
sorte... d’appât. Tôt ou tard, l’émissaire de votre acheteur va chercher à reprendre contact
avec vous...

— Un appât, dites-vous ?

— Oui, et cela pourrait se révéler dangereux, je dois vous en avertir. Si votre acheteur
potentiel est bien le meurtrier de Thomas, il n’aura vraisemblablement aucun scrupule à tuer
de nouveau...

Nicholas se redressa fièrement.

— Merci de l’avertissement, mais je ne suis pas d’une nature impressionnable, et je saurai


me protéger.

Le souvenir de Julia gisant inanimée sur le plancher du couloir de l’étage le galvanisait,


comme de penser à son mari, assassiné par un mystérieux inconnu... Nul doute que si sa
chère Mary avait, elle aussi, été victime d’un assassinat, il n’aurait eu de cesse d’en
retrouver l’auteur afin qu’il soit puni ; il eût pu aller pour cela jusqu’à se rendre coupable
d’un enlèvement, lui aussi.

— C’est bien, lord Philip, dit-il d’une voix ferme, je serai votre appât.

A sa grande surprise, une vive émotion, visiblement sincère, parut sur le visage du marquis
de Stanton.

— Je vous en remercie du fond du cœur, mon garçon. Thomas, vous le savez peut-être,
était mon filleul...

Son œil devint vague, un long moment, puis revint se poser sur Nicholas.

— J’aimerais que Julia reste étrangère à notre accord, et je sollicite également votre aide
dans ce but. Je crains fort qu’elle ne soit décidée à enquêter seule. Si vous vous impliquez
dans l’affaire, j’ai tendance à croire qu’elle sera plus volontiers encline à laisser celle-ci
entre nos mains...

Nicholas fut très surpris de cette affirmation. Il était à son avis bien plus probable qu’elle lui
arracherait les yeux dès qu’elle l’apprendrait...
Julia regarda Philip Kingsley entrer dans le petit boudoir attenant à sa chambre. Elle avait,
non sans mal, convaincu Barbara qu’elle était assez remise pour quitter son lit, et avait passé
la matinée dans un fauteuil, près de la fenêtre.

Bien que ses jambes fussent encore un peu flageolantes, elle se leva pour accueillir son
visiteur.

— Philip ! Je suis heureuse de vous voir...

— Moi aussi, ma chère...

Il vint vers elle. Dans sa prime cinquantaine, c’était toujours un très bel homme, à la
chevelure encore sombre, bien que légèrement clairsemée.

— Mais il faut que je vous fasse des reproches, la gronda-t-il doucement. Pourquoi n’être
pas venue me voir, plutôt que d’échafauder ce plan absurde ?

Julia se sentit soulagée. Philip semblait plutôt compréhensif, et ses reproches promettaient
d’être tout à fait mesurés. Elle s’assit et tenta de s’expliquer.

— Je n’aurais jamais imaginé que tout serait si... difficile. Mais ne comprenez-vous pas ?
J’en suis certaine à présent, le meurtre de Thomas n’a pas eu le vol pour seul mobile.
Autrement comment expliquer que l’on cherche à récupérer sa bague par tous les moyens ?

— C’est bien pourquoi je vais devoir vous ramener à Londres avec moi...

— Me ramener à Londres ? se récria-t-elle, visiblement peu séduite par cette perspective,


mais pourquoi ?

— D’abord, pour vous protéger...

— Je ne risque rien, voyons ! « On » veut la bague, et je ne l’ai plus !

— Nous ne savons pas exactement ce qu’« on » veut... et je ne veux pas vous laisser
courir le risque d’une nouvelle agression. Vous serez plus en sécurité en ville, auprès de
Sophia.

— J’adore Sophia, vous le savez, mais je ne veux pas rentrer à Londres — pas maintenant,
en tout cas...

— J’ai bien peur que vous n’ayez pas le choix. Si quelque chose devait vous arriver, je ne
me le pardonnerais jamais, et Sophia non plus. Il y a également autre chose... Nicholas a
passé plusieurs nuits ici, sous votre toit. On peut espérer que rien n’en transpirera, mais dans
le cas contraire, je préférerais que vous soyez à Londres, chez ma sœur, pour faire face au
scandale...

— Nous n’étions pas seuls ! Barbara, et Eduardo...


— Ma chère, si nous savons vous et moi à quel point ils vous sont précieux et fidèles, au
regard de la société ce ne sont que des domestiques... ils ne remplacent pas des parents... ou
un mari.

— Je ne vois pas ce qu’on pourrait bien insinuer ! Et puis nul n’est au courant de sa
présence ici... à part le Dr Bothwell, qui est d’une discrétion absolue, et... et George...

... Dont on ne pouvait guère dire autant. A la mention du nom de son fils, Philip se
rembrunit.

— George sait que Nicholas est ici ? Diable, voilà qui est bien ennuyeux. J’imagine que
vous n’avez pas pu le lui dissimuler... Enfin, espérons qu’il saura tenir sa langue...

Il resta un moment silencieux, puis reprit :

— Vous n’avez pas l’air bien du tout. J’ai peur que toute cette affaire vous mine ; vous
devriez vraiment laisser Sophia s’occuper de vous et vous changer les idées... fréquenter un
peu les Soirées, les bals, plutôt que de vous enterrer à Foxwood.

— Je ne veux pas de mondanités, je veux découvrir qui a tué Thomas !

— Je le veux aussi, et comme vous, j’espère qu’en découvrant le commanditaire des


agressions dont vous avez été victime, nous saurons qui est son assassin. Mais nous avons
affaire à un ou à des adversaires déterminés et redoutables. C’est pourquoi je ne puis vous
laisser les affronter seule.

— Mais, Philip, il y a bien quelque chose que je puisse faire ?

— Certainement ! D’abord, prendre soin de vous et de votre santé...

Il s’approcha et lui caressa fugitivement la joue.

— Et aussi ne pas vous laisser obnubiler par tout ceci... A propos, Nicholas a accepté de
nous aider...

La surprise fit tressaillir Julia.

— Nicholas ? Lord Thayne ?

Philip Kingsley sourit de sa réaction.

— Oui. Il a été approché par un homme qui souhaitait acquérir sa bague, et avec un peu de
chance, cet homme le contactera de nouveau.

— C’est impossible ! Je ne veux pas qu’il soit impliqué dans toute cette affaire !

Lord Philip la regarda posément.


— Ma chère, en enlevant lord Thayne, vous l’avez, de fait, mêlé à cette « affaire ». Vous
ne pouvez plus revenir en arrière, et lui non plus...

C’était précisément, du point de vue de Julia, ce qui rendait l’implication de Nicholas


tellement intolérable : il n’avait pas le choix. Elle l’avait précipité à sa suite dans un
tourbillon que nul ne maîtrisait plus.

Nicholas tapa doucement à la porte du boudoir de Julia, et attendit sa réponse avant d’entrer.

Elle était assise dans une méridienne, près de la fenêtre, et caressait le gros chat jaune qui
ronronnait sur ses genoux. Encore vêtue d’une de ses très chastes chemises de nuit, elle
avait drapé un gros châle de laine sur ses épaules.

— Lord Thayne ? Oh, je... je ne vous attendais pas !

Il eut un sourire bref.

— Déçue ? Vous attendiez quelqu’un d’autre ?

— Pas du tout, mais je croyais que c’était Barbara, elle devait...

Elle s’interrompit et sourit à son tour.

— Enfin, je suis heureuse que vous soyez venu. Il y a quelque chose dont nous devons
parler, vous et moi.

Au ton qu’elle employait, Nicholas pressentit que la discussion allait être vive. Lord Philip
n’avait pas perdu de temps...

Julia souleva le chat de ses genoux, le reposa à terre — l’animal lui lança un regard de
reproche avant de se détourner et de s’absorber dans sa toilette — et se leva de son siège.

— Je vous en prie, restez assise !

— Je préfère être debout !

Nicholas vint se planter devant elle, et constata qu’elle était encore très pâle.

— Allons, rasseyez-vous donc, lui dit-il, vous pourrez tout aussi bien me faire vos
reproches confortablement installée dans cette méridienne, que plantée là, devant moi !

Elle le dévisagea, l’air outragé.

— Mais...

— Vous êtes blême... Asseyez-vous, s’il vous plaît...


Après une courte hésitation, Julia retourna à sa méridienne et désigna un fauteuil au
vicomte.

— Si vous voulez vous asseoir aussi, milord...

— Merci.

Nicholas préféra s’adosser au mur, à côté de la fenêtre — et aussitôt, prit l’offensive.

— Évitons les préambules. Je devine ce que vous allez me dire. Lord Kingsley vous a
avertie que j’avais accepté de l’aider dans son enquête, et vous préféreriez que je ne m’en
mêle pas, c’est bien cela ? Eh bien, je suis au regret de vous dire que je suis fermement
décidé à lui apporter mon concours.

Julia le dévisagea, en proie, de toute évidence, à une grande agitation intérieure.

— J’ai peine à comprendre ce qui vous motive. Je pensais que vous seriez satisfait de vous
laver les mains de toute cette histoire. Je présume que Philip vous a convaincu en vous
disant qu’en vous enlevant, je vous avait de fait impliqué dans nos recherches... Je trouve
cela très injuste pour vous. Vous ne demandiez rien à personne, et il est très choquant que
l’on se permette d’abuser ainsi de votre bonne volonté... et de vos sentiments
chevaleresques. De plus... cela pourrait être dangereux, et je ne veux pas que vous courriez
de risques pour moi.

Nicholas fut un temps désarçonné. Il s’attendait à beaucoup d’arguments, certainement pas à


celui-là.

— Je ne crois pas, hasarda-t-il pour la rassurer, que cela soit tellement dangereux...

— Bien sûr que si ! Quelqu’un s’est introduit ici pour voler la bague... ce même homme
pourrait bien vous tuer, pour s’en emparer !

— Je prendrai mes précautions.

— Non, je veux pas que ce souci envahisse votre existence. Je voudrais... que vous puissiez
retourner à votre vie... d’avant, comme si rien de tout cela n’était jamais arrivé.

Nicholas sourit derechef.

— J’ai bien peur que cela soit impossible... Il y a ma blessure au bras, et il y a... la bague...
Mais vous vous trompez, ce n’est pas lord Philip Kingsley qui m’a convaincu de m’engager
à vos côtés. J’imagine que je l’étais déjà, en fait, sans le savoir, dès l’instant où j’ai décidé
de porter cette chevalière à mon doigt... Aussi longtemps que ce bijou sera en ma
possession, je n’aurai pas le choix...

— Ah, je n’aurais jamais dû vous la rendre ! J’aurais dû la garder, et attendre, moi aussi,
que quelqu’un m’approche pour la récupérer.
— Quelqu’un vous a bel et bien approchée, répliqua-t-il avec ironie, et ce ne fut guère
plaisant. La fois suivante, vous n’auriez peut-être pas même eu Betty pour vous défendre !

Les traits de Julia étaient graves, marqués par la contrariété ; Nicholas aurait aimé la prendre
dans ses bras et effacer tous ses malheurs. Cela aurait risqué de les emporter tous deux très
loin, ce qui n’était guère raisonnable. Cependant, tout le corps de Nicholas était en feu, à la
seule pensée des courbes si douces de Julia...

Il passa nerveusement une main dans ses cheveux, et soupira.

— J’étais venu vous dire au revoir. Mon grand-père et moi partons pour Londres, dans
moins d’une heure.

— Vous partez ?

Elle semblait surprise, comme si elle n’avait jamais pu s’imaginer que cela se produirait un
jour.

— N’est-ce pas ce que vous souhaitiez ?

— Non... enfin, oui. Mais je ne pensais pas que cela se produirait aussi vite... Bien sûr,
vous devez être impatient de retrouver Londres, et vos habitudes...

Impatient, Nicholas ne l’était guère, et la perspective de retrouver sa vie courante lui


semblait soudain bien terne. Oui, bizarrement, il regretterait Foxwood — et, avec un
pincement au cœur, il se rendit compte que, pour la première fois depuis deux ans, il n’avait
pas eu le fantôme de Mary pour seul compagnon. C’était là un sentiment bien étrange, dont
il n’aurait su dire s’il était réconfortant ou désespérant.

Julia délaissa sa méridienne et vint vers lui.

— N’y a-t-il aucun moyen de vous convaincre, avant que vous quittiez cette maison, que
vous n’avez nulle obligation envers moi...

Pourquoi donc, au nom du ciel, le regardait-elle ainsi ? Comme si elle s’inquiétait pour lui,
comme si lui, Nicholas, avait... de l’importance à ses yeux. Cette impression le troublait, et
il se sentit tout à coup très vulnérable. Il repoussa cette idée, en se disant que c’était
impossible.

— Tout ira bien, marmonna-t-il.

— Je l’espère !

Julia le gratifia d’un sourire timide en lui tendant la main.

— Eh bien... au revoir, alors...


Il prit cette main dans la sienne. Elle était douce, tiède et délicate. Il plongea alors ses yeux
dans les siens — et comprit que sans elle, il serait perdu.

— Au revoir, articula-t-il avec difficulté en lâchant sa main. Peut-être nous verrons-nous à


Londres...

— Peut-être. Je vous souhaite un bon voyage...

— Vous, voulez dire : sans mauvaises rencontres ?

Elle sourit et tout à coup, sans plus réfléchir, Nicholas se pencha vers elle et l’embrassa
passionnément.

— Au revoir, Julia.

Puis il tourna les talons, faillit marcher sur le chat jaune, qui était venu se fourrer dans ses
jambes, et s’en fut.

La gorge serrée, Julia lissa la fine mousseline verte de sa robe de bal. Pourquoi était-elle
donc toujours aussi nerveuse ? Elle allait à une soirée dansante, non à une exécution capitale
! La raison en était sans doute que c’était sa première vraie sortie dans le monde depuis la
mort de son mari. Cette nuit-là, d’ailleurs, la nuit fatale, elle assistait à un bal, également,
avec Thomas... Elle attrapa, sur la coiffeuse, son éventail. Mieux valait ne plus y penser,
surtout ici, dans la chambre qu’elle occupait chez Sophia ; cela ne ferait que lui rendre la
soirée qui s’annonçait plus odieuse encore. Elle aurait bien voulu décliner cette invitation,
mais Sophia avait tellement insisté...

— Ma chère, lui avait-elle dit, maintenant que je t’ai enfin auprès de moi, à Londres, il
n’est pas question que je te laisse te cacher plus longtemps ; et puisque ta pauvre tête va
bien mieux, je ne vois pas pour quelle raison tu ne pourrais pas assister au bal de Lucy
Bathurst.

Il était inutile de discuter avec Sophia. Elle n’avait laissé à personne le soin de commander,
chez son couturier, la robe de bal que porterait Julia. Celle-ci avait bien vu que protester ne
servirait qu’à peiner son amie. Sophia avait toujours été très bonne pour elle, et l’avait prise
sous son aile peu après son mariage avec Thomas. La jeune femme avait fini par considérer
Sophia comme la sœur aînée qu’elle n’avait pas eue, et qui lui avait tant manqué, quand elle
était enfant.

— Julia ? Tu es prête ?

Sophia passait justement la tête par l’entrebâillement de la porte. Elle ne tarda pas du reste à
entrer, de sa démarche gracieuse.

— Oh mon Dieu, s’extasia-t-elle, tu es superbe ! Je savais que ce vert t’irait à ravir.

— C’est plutôt toi qui es splendide ! repartit Julia avec chaleur.

Avec sa belle et soyeuse chevelure blonde, et son visage très fin, nul n’aurait pu deviner les
trente et un ans de Sophia. Elle était devenue veuve à dix-huit ans, après un bref mariage
avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle.

— Merci ! Tu es toujours anxieuse ? Il n’y a aucune raison à cela, et je te promets de


rester toute la soirée auprès de toi. Sauf lorsque tu danseras, bien sûr !

Julia éclata de rire.

— Mais non, Sophia, je me sens très bien ! J’ai seulement... un peu d’appréhension. Il y a
si longtemps que je n’ai pas assisté à un bal. Je crois que je ne saurai même plus tenir une
conversation mondaine !

— Tu n’auras qu’à sourire...

— De quoi avoir l’air d’une parfaite demeurée !

— Peut-être, mais aimable, et c’est l’essentiel !

Sophia coula en direction de son amie un bref regard de côté.

— Nicholas sera là, ce soir, reprit-elle d’un air faussement détaché.

Julia faillit lâcher son éventail.

— Ah... ah oui ?

Depuis six jours qu’elle était à Londres, elle ne l’avait pas seulement aperçu. Qu’il n’ait pas
cherché à la voir n’avait, se disait-elle, rien d’étonnant. Qui irait rendre une visite de
courtoisie à quelqu’un qui vous avait enlevé, quelque jours auparavant ? Mais sans qu’elle
voulut se l’avouer, Julia avait bel et bien espéré cette visite, et son cœur avait battu chaque
fois qu’elle avait deviné au loin, dans la rue, la silhouette d’un homme de haute taille aux
épaules carrées...
— Son bras doit aller beaucoup mieux, à présent, dit-elle d’une voix qu’elle espérait
désinvolte.

Elle avait, jusque-là, soigneusement évité de prononcer son nom, bien qu’il eût été, par
exemple, parfaitement admissible de s’enquérir si quelqu’un avait approché lord Thayne au
sujet de la bague.

Elle ne voulait pas que Sophia puisse croire qu’elle s’intéressait à lui, ce qui d’ailleurs, elle
en était sûre, n’était pas le cas, tout comme lui-même ne s’intéressait pas à elle, malgré leur
bref mais si intense baiser, juste avant son départ, et la vague indication qu’ils pourraient se
revoir à Londres. Peut-être entendait-il la chasser de ses pensées, tout comme elle essayait
elle-même de ne plus penser à lui. Cependant, et aux moments les plus inattendus, surgissait
brusquement en elle le souvenir de son sourire, et aussi de cet air de vulnérabilité qui se
lisait parfois sur son visage. Ces images fugitives mettaient Julia mal à l’aise. Elle ne voulait
penser à personne d’autre qu’à Thomas...

Elle réalisa soudain que Sophia était en train de lui parler.

— Oh, pardonne-moi, lui dit-elle, je pensais à autre chose...

— Je vois cela... Je te disais simplement que le bras de Nicholas était presque guéri...

Sophia eut une brève hésitation.

— J’espère, finit-elle par lui dire, que cela ne t’ennuie pas de le rencontrer à cette soirée...
J’imagine que cela peut être embarrassant pour toi, mais je suis sûre que, le premier moment
de gêne dissipé, il se conduira en parfait gentleman.

Julia eut un petit sourire, légèrement triste.

— Alors, je te promets de me conduire, moi aussi, comme une dame respectable. Je ne lui
braquerai pas un pistolet sur la poitrine pour l’obliger à m’inviter à danser !

Sophia rit de bon cœur.

— Je ne te soupçonnais pas de manigancer ce genre de coup d’éclat, répliqua-t-elle,


encore que le spectacle devrait valoir le coup d’œil !

Elle prit, sur le lit, la cape de soie de Julia.

— Y allons-nous ? George ne va plus tarder...

Elle fronça son joli petit nez et ajouta :

— Pourvu qu’il se conduise bien, celui-là, et qu’il n’aille pas se lancer dans une de ses
frasques... je sais bien qu’il est mon neveu, mais je le trouve réellement impossible !
Lorsque Arthur, son frère, a été nommé en Italie, j’ai cru naïvement que George allait suivre
ses traces... Hélas, George n’en fait qu’à sa tête ! Parfois, je le comprends, car il ne doit pas
être facile d’avoir pour frère aîné un tel parangon de vertus ! Mais le plus souvent, j’aurais
envie de l’étrangler de mes propres mains !

Julia rit et prit la cape que lui tendait Sophia.

— J’ai souvent ressenti exactement la même envie. Bah ! quand George se montre par
trop insupportable, j’essaie de me souvenir qu’il peut être très gentil, quand il le veut...
Thomas, du reste, disait la même chose que toi : vivre dans l’ombre perpétuelle d’Arthur
doit être bien difficile.

C’était, de la part de Julia, un délicat euphémisme ; car ce que Thomas disait, en réalité,
c’était qu’avoir un frère comme le sien conduirait n’importe qui, par réaction, au vice et à
l’oisiveté ; or il était difficile de rapporter ces propos, sans les censurer un peu, à la propre
tante d’Arthur !

— Enfin, soupira celle-ci, espérons qu’il saura se tenir ! Et ne nous inquiétons pas trop. Ce
n’est qu’un bal, après tout, et il est rare qu’une soirée de ce genre réserve beaucoup
d’imprévus...

Deux heures plus tard, Julia se tenait dans un coin de la salle, tentant vainement de détendre
ses orteils compressés par les fins souliers de satin qu’elle portait. Ses pieds en feu lui
rappelaient cruellement que, si elle était capable de parcourir des kilomètres de campagne
dans de vieilles demi-bottes usées, elle avait perdu, depuis longtemps, l’habitude des
escarpins.

Sophia semblait connaître chacun des invités et ni elle, ni Julia, n’avaient manqué de
cavaliers depuis le début de la soirée.

A cet instant même, Sophia dansait une gavotte avec un distingué gentleman au front
légèrement dégarni, qui, à en juger par l’expression ravie qu’il arborait, appréciait beaucoup
sa délicieuse cavalière. Une vague de nostalgie envahit le cœur de Julia : c’était ainsi que
Thomas la regardait, la première fois qu’ils avaient dansé ensemble. Elle venait de quitter le
collège de jeunes filles pour revenir vivre chez son beau-père, et elle avait été invitée à une
soirée chez des voisins. Thomas lui avait demandé une danse, et dès qu’elle avait vu ce
grand garçon aux yeux si vifs et si rieurs, elle en était tombée amoureuse. A sa grande
surprise, elle s’était aperçue par la suite qu’elle lui inspirait de semblables sentiments.

— Vous amusez-vous, chère voisine ?

Surprise, Julia tourna la tête. George Kingsley était à côté d’elle. Il portait, sous un habit
bleu nuit, un gilet brodé d’un jaune particulièrement vif, et son col dur était si haut que l’on
se demandait comment il pouvait s’autoriser le moindre mouvement du cou.

— Beaucoup, lui répondit-elle poliment. Et vous ?

Elle l’avait à peine vu, depuis le commencement du bal.


Il lui avait demandé la première danse, puis avait disparu dans un salon où on jouait gros
jeu.

— Moi, m’amuser ? Vous n’y pensez pas, douce amie, de quoi aurais-je l’air ?

George tenait à la main un pince-nez au travers duquel il promenait à la ronde un regard las,
lorsqu’il s’arrêta soudain, fixant la mezzanine.

— Tiens, tiens, voilà qui est intéressant... votre hôte de Foxwood vient d’arriver...

— Pardon ?

— Mais oui, voyons, l’énigmatique lord Thayne... Il est là-haut...

Le cœur de Julia fit un bond dans sa poitrine. Elle évita cependant de regarder trop
franchement vers la mezzanine.

— Ah oui ? dit-elle en priant pour que sa voix ne tremble pas.

Pendant la première heure du bal, elle avait été sur des charbons ardents, s’attendant à
chaque instant à voir surgir Nicholas. Ne le voyant décidément pas arriver, elle commençait
à peine à se détendre, tout en se sentant inexplicablement déçue.

— Voulez-vous, reprit George avec un petit sourire, que j’aille lui dire que vous êtes là, et
que vous souhaiteriez qu’il vous invite à danser ?

Julia le foudroya aussitôt de son regard le plus furieux.

— Je vous le défends bien, par exemple, et si jamais vous passez outre, je ne vous
adresserai plus la parole de toute mon existence !

Pas le moins du monde impressionné, George jouait toujours avec son lorgnon.

— Dois-je comprendre que votre hôte ne vous a pas laissé un excellent souvenir ?
Pourtant, à vous voir tendrement penchée sur son bras blessé...

— George, si vous ne vous taisez pas tout de suite, je crois que je vais abîmer
irrémédiablement votre bel habit...

— Mon Dieu, ma chère, vous feriez ça ? s’exclama-t-il, l’air comiquement épouvanté.


Jamais je n’aurais cru que vous fussiez prête à de telles extrémités... C’est bon, mes lèvres
sont closes !

— Je vous en sais gré.

— Je crois que je n’ai plus, pour échapper à votre fureur, qu’à me réfugier dans le salon de
jeu... si vous voulez m’excuser...
Il s’inclina et tourna les talons. Julia le regarda s’éloigner et s’avisa, le cœur battant, qu’il ne
se dirigeait pas vers le salon de jeu, mais bien vers l’escalier de la mezzanine, dont il monta
prestement les marches. Elle dut se forcer à continuer de le suivre des yeux. Pas de doute, il
rejoignait lord Thayne... lequel se tenait appuyé contre un mur, avec sur le visage son air
habituel d’ennui distingué. Le cœur de Julia s’emballa plus encore lorsque George
s’approcha de lui et lui murmura quelques mots à l’oreille. Mortifiée, la jeune femme
détourna les yeux, espérant que Nicholas n’avait pas vu qu’elle le regardait. Puis, les
rouvrant, elle découvrit qu’il n’était plus à la même place. Il ne venait toutefois pas
directement dans sa direction : il s’était arrêté au passage pour échanger quelques mots avec
lady Bathurst.

Julia faillit pousser un cri de soulagement. Elle n’eût pas supporté que lord Thayne vînt à
elle, pas si George en était l’instigateur...

Après avoir profité d’une pause, les musiciens accordaient leurs instruments. Une nouvelle
danse allait commencer. Julia voulut aller retrouver Sophia ; la cherchant de tous côtés, elle
prit le chemin du salon où l’on jouait aux cartes, et fut arrêtée par un groupe compact de
jeunes femmes en pleine conversation, qu’elle dut contourner. Elle entendit alors appeler
son nom et se retourna.

C’était lady Bathurst qui venait d’attirer ainsi son attention, l’air étrangement excitée. A côté
d’elle se trouvait lord Thayne.

Interdite, Julia se tenait très raide sans presque comprendre les mots que lui adressait
aimablement lady Bathurst.

— Ma chère lady Carrington, il y a près de moi un gentleman qui souhaiterait faire votre
connaissance, et aussi que vous vouliez bien lui accorder cette danse...

— Ah... ah oui ? bredouilla Julia.

Elle jeta à la dérobée un regard en direction de Nicholas. Combien il était séduisant dans son
élégant habit de soirée ! Mais il y avait dans ses yeux comme une lueur moqueuse qui
l’agaça prodigieusement...

— Mais oui, il me l’a demandé, dit la maîtresse des lieux en souriant de plus belle... Lady
Carrington, permettez-moi de vous présenter lord Thayne.

Elle paraissait ravie de jouer les entremetteuses.

— Comment allez-vous, lord Thayne ? déclara Julia le plus froidement qu’elle put, et en
lui tendant sa main comme à regret.

Il la prit dans la sienne. Le contact de ses doigts la brûla à travers la soie de son gant. Il
s’inclina — mais, au lieu de lâcher sa main, il la garda effrontément, tandis que son regard
plongeait au fond de ses yeux clairs.

— Je suis très heureux de faire votre connaissance, lady Carrington, et j’espère que vous
voudrez bien m’accorder cette valse...

Sans répondre, elle lui retira vivement sa main.

Il leva ironiquement un sourcil, à sa façon familière qui irritait tant Julia, et lui murmura,
tout bas :

— Cette invitation vous laisse sans voix, dirait-on...

Julia ouvrit la bouche, comme pour parler — et la referma aussitôt.

Le regard intrigué de lady Bathurst allait de l’un à l’autre dans son visage plutôt rond, et elle
parut soulagée quand l’orchestre attaqua les premières mesures de la valse.

— Je vous laisse, leur dit-elle, amusez-vous bien !

Sur un sourire, elle s’évanouit dans la foule des invités.

Thayne regarda Julia.

— Je crois qu’il faut danser, maintenant, ma chère, lui dit-il d’un air de conspirateur en lui
offrant son bras.

Elle ignora superbement son geste.

— Je n’ai nulle envie de danser, et je ne suis pas « votre chère ».

— Non ?

Il laissa retomber négligemment son bras, et sa bouche se déforma en un pli ironique.


Pourquoi, au nom du ciel, se demanda Julia, avait-elle eu le plus mince désir de le revoir ?

— On est pourtant venu m’avertir que vous désiriez danser avec moi. Ce n’est pas très
aimable à vous de me repousser, quand je me suis donné la peine de trouver une
introduction... convenable à cette nouvelle rencontre.

— Qui vous a dit ça, qui ?

— George Kingsley.

— Je le savais... je vais l’étrangler de mes propres mains !

— Plus tard.-Pour l’heure, dansons, on nous regarde, et lady Bathurst va croire que nous
nous querellons, ce qui serait scandaleux... et inexact, n’est-ce pas ?

A contrecœur, Julia dut se laisser guider vers la piste, et avant qu’elle ait pu protester, la
main droite de Nicholas vint se poser fermement au creux de ses reins, tandis que sa main
gauche venait soutenir la sienne. Le rubis de la chevalière espagnole flamboyait toujours à
son annulaire. Il l’entraîna au rythme de la musique et très vite, elle lui marcha sur le pied.
Julia rougit violemment en fixant le nœud de cravate immaculé de Nicholas.

— Je vous demande pardon, murmura-t-elle, confuse, je n’ai pas valsé depuis plus de trois
ans.

— Vous avez alors surpassé mon propre record ; moi, il y a deux ans et demi que je n’ai
pas dansé...

Il assura son équilibre et lui fit retrouver le bon rythme.

— Pourquoi alors, s’enquit-elle avec un peu d’agacement, ne pas avoir invité quelqu’un
dont l’expérience est plus récente ? Et puis, ajouta-t-elle, je n’ai jamais dit à George de vous
demander quoi que ce soit !

— Je le sais bien !

— Pourquoi avoir voulu quand même danser avec moi, dans ce cas ?

— Pourquoi donc parlez-vous à ma cravate ? Il est plutôt déconcertant de tenir une


conversation avec le haut de votre crâne !

— Je vais assurément vous marcher de nouveau sur les pieds, si je vous regarde.

— Ça ne sera pas, dit-il en s’esclaffant, la première avanie à laquelle vous me soumettrez !


Je devrais y survivre !

L’amusement sincère qu’elle percevait dans la voix de Nicholas la surprit. Elle le considéra
avec étonnement et vit ses yeux briller de joie et de plaisir. Cette lueur inopinée transformait
complètement son visage, effaçant toute la sécheresse ironique que celui-ci arborait le plus
souvent, et elle réalisa alors à quel point il pouvait être charmant.

Avalant sa salive avec peine, elle répondit :

— Je n’en doute pas... et... comment va votre bras ?

— Beaucoup mieux !

Les coins de sa bouche se relevèrent derechef.

— Vous voyez, dit-il, nous faisons des progrès ; voilà plusieurs secondes que nous ne
sommes pas chamaillés...

Était-il possible qu’il flirte avec elle ? Cette impression était si inattendue, si déroutante, que
Julia en resta ahurie. Elle chercha quelque chose à dire, en vain.

— Je vous ai invitée parce que je désirais avoir des nouvelles de Foxwood. J’espère que
Mme Mobley va bien, ainsi que Betty et le chat...
Il la déroutait de plus en plus.

— Barbara va bien, Wellington et Betty aussi. Mais pour ce qui est de Wellington, je crois
que vous lui manquez. Il s’assied devant la porte de votre... enfin, de la chambre que vous
occupiez, et il miaule désespérément...

Cette fois, Nicholas sourit franchement.

— Sans doute attend-il une autre victime, pour lui sauter sur la poitrine...

— Peut-être...

Julia se surprit à lui rendre son sourire... Subitement, l’expression de Nicholas changea. Ses
yeux s’assombrirent, avec une si évidente lueur de désir, de soif d’elle, que Julia en eut le
souffle coupé. Sa main tremblait dans la sienne et un instant, elle ne sut plus où elle se
trouvait. Il n’y avait plus que lui au monde...

La musique s’arrêta. Il lâcha sa main et sa taille et elle se retrouva tout à coup dans cette
salle de bal, au milieu d’étrangers... Elle cligna des yeux, comme s’éveillant d’un rêve, puis
regarda Nicholas : il paraissait tout aussi égaré qu’elle-même. Il s’éclaircit la gorge, et lui dit
d’un ton plutôt abrupt :

— Je crois que je dois à présent vous ramener à Sophia.

— Oui.

Elle prit le bras qu’il lui présentait, en tâchant que le contact physique entre eux fût aussi
léger que possible. Julia se sentait ébranlée, comme si quelque chose avait changé en elle, à
jamais.

Sophia était en compagnie d’un jeune couple qu’elle ne connaissait pas, et à la vue duquel
Nicholas se raidit.

— Mon cousin et sa femme, dit lord Thayne, comme Julia l’interrogeait du regard. Je ne
doute pas qu’ils voudront faire votre connaissance... Je dois vous avertir en effet qu’ils
savent que j’ai séjourné à Foxwood. L’explication officielle est que je me suis réfugié chez
vous après avoir échappé à un bandit de grand chemin.

Avant qu’elle eût pu répondre, ils les avaient rejoints. Sophia observait Julia avec un petit
sourire en coin, et salua chaleureusement Nicholas avant de présenter le couple à son amie.

Adam Henslowe était un homme au visage plaisant, qui devait avoir environ vingt-cinq ans.
Son épouse, Jessica, paraissait plus jeune que lui de quelques années ; elle était très jolie,
avec de magnifiques cheveux bruns et des yeux très expressifs.

M. Henslowe se pencha sur la main de Julia en la dévisageant avec une curiosité non
dissimulée.
— Nous sommes ravis, lui dit-il, de rencontrer la dame qui a sauvé notre cousin...

Julia eut la désagréable sensation qu’elle rougissait.

— Je n’ai rien fait du tout, vraiment...

— Ah non ? dit M. Henslowe en jetant, le sourcil levé, un bref regard à Nicholas. Ce n’est
pas ce que je me suis laissé dire... son bras a vite guéri, grâce à vos soins diligents...

— Je ne crois pas que Nicholas ait été un patient bien docile, intervint Jessica. Les
hommes sont si pénibles lorsqu’ils sont malades ou blessés ! Mais peut-être après tout n’a-t-
il pas été si détestable, puisque vous avez bien voulu valser avec lui...

— Je n’ai pas à me plaindre de lui, compte tenu des circonstances, répondit Julia.

Pourquoi se sentait-elle obligée de le défendre devant sa propre famille ? Il est vrai qu’il lui
avait sauvé la vie... et qu’elle l’avait enlevé, ce qui faisait deux excellentes raisons...

— Ah oui ? s’étonna Jessica Henslowe en les regardant alternativement, l’un et l’autre,


d’un air éloquent. Je crois que j’aurais beaucoup de choses passionnantes à raconter à Sarah,
dans ma lettre de demain...

Nicholas lui décocha un regard peu amène.

— Je doute fort que tout cela l’intéresse, observa-t-il assez sèchement.

— Oh, je suis sûre que si, n’est-ce pas, Adam ? dit Jessica, les yeux brillant d’excitation.

— Dans l’intérêt de la paix universelle, je garderai mon opinion pour moi ! Venez, ma
chérie, reprit-il, allons danser avant d’embarrasser davantage lady Carrington, ou de
mécontenter notre cousin...

Jessica Henslowe sourit à Julia.

— J’espère que nous nous reverrons bientôt. Peut-être nous rendrez-vous visite, avec
Sophia ?

Ladite Sophia saisit la balle au bond.

— Mais pourquoi pas ? Ce sera volontiers, n’est-ce pas Julia ?

— Oui, j’en serai ravie !

La jeune femme se sentait en fait assez mal à l’aise — surtout lorsqu’elle sentit le regard de
Nicholas sur elle. Il n’était pas certain qu’il la vît d’un bon œil fréquenter le ban et l’arrière-
ban de sa famille...
Les Henslowe les saluèrent et s’en furent ; Sophia se tourna alors vers le vicomte.

— J’espère que nous nous reverrons bientôt, vous aussi, Nicholas... vous savez que vous
êtes toujours le bienvenu. Je gage que Julia le pense aussi. N’est-ce pas, Julia ?

Celle-ci dut se forcer à croiser le regard de Nicholas.

— Bien sûr, dit-elle timidement.

Il la regarda intensément un long moment, et un lent sourire vint éclairer son visage.

— Dans ce cas, je serai ravi, moi aussi, de venir vous voir.

Il s’inclina.

— Bonne soirée... Sophia... Lady Carrington...

Sur ces mots, il s’éloigna.

— Eh bien, j’avais tort de m’inquiéter ! murmura Sophia, médusée. Non seulement il


demande à t’être présenté, mais en plus, il valse avec toi ! Je n’arrive pas à me souvenir
depuis quand je ne l’avais plus vu danser...

— Depuis deux ans et demi, répondit machinalement Julia... Mais il ne l’a fait que parce
que ce gredin de George le lui a demandé. Pour me faire enrager...

— George voulait te faire enrager ? C’est bien son genre...

— Non, je voulais dire : lord Thayne a voulu me faire enrager.

Julia se sentait trop épuisée nerveusement pour pouvoir fournir d’autres explications. Mais
Sophia éclata de rire.

— Alors, là, ma chère tu me permettras d’en douter ! Je crois, au contraire, que tu ne lui es
pas du tout indifférente...

C’était bien là la dernière chose que Julia voulait entendre. Si seulement elle avait eu un peu
de bon sens, elle eût évité comme la peste le jeune lord. La vérité, l’horrible vérité était
qu’elle le trouvait terriblement attirant. Si elle avait d’abord cru que cela était dû à l’intimité
forcée qui avait été la leur à Foxwood, elle devait se rendre à l’évidence : cette attirance
était tout aussi puissante dans cette salle de bal, ici, en plein Londres — voire plus.

Et le comble était qu’elle n’avait pas même songé à lui demander si le mystérieux acheteur
de la bague s’était de nouveau manifesté !

Beaucoup plus tard dans la soirée, George Kingsley traînait au cabaret White’s quand il fut
apostrophé par Carleton Wentworth, un jeune homme aux allures languissantes de dandy.
— Cher vieux machin, lui dit-il, il paraît que vous revenez de cette sauterie chez les
Bathurst ? Bunty, ici présent, y était aussi, et il a proposé un pari qui devrait vous allécher...

George se dirigea nonchalamment vers leur table.

— Un pari ? Et que peut-on bien parier sur le bal des Bathurst, Bunty ?

Bunty, également connu sous le nom de l’honorable William Buntford, lui tendit mollement
la main.

— Vu Thayne danser avec votre voisine... danse jamais avec personne, jamais...

— Je vois, dit George. C’est exact, il ne danse jamais. Lady Carrington non plus, vous le
noterez... Et alors ?

— Lui souriait, poursuivit Bunty, toujours laconique. Sourit jamais, non plus...

— J’en déduis que l’événement est assez rare pour être qualifié de remarquable ?

— Précisément, dit Wentworth. C’est pourquoi, vieille branche, si on pariait... qu’elle va


devenir sa maîtresse ?

— Fort bien...

George parut réfléchir un instant, puis reprit :

— Mais j’irai même plus loin : parions qu’il va l’épouser !

— L’épouser ? Thayne ? Seriez-vous prêt à braver la prison pour dettes ? Je doute fort que
votre père accepte de couvrir un tel enjeu, malgré toute sa fortune...

George lui sourit aimablement.

— Là, vous vous trompez, vieille canaille ! Le vieux ferait n’importe quoi pour éviter que
le scandale ne vienne souiller son nom. Voir son dernier rejeton au cachot en serait un,
indubitablement... il risquerait même, quelle horreur ! de rejaillir sur mon merveilleux
frère ! Mais voyez-vous, de toute façon, je ne risque rien... car je suis absolument sûr de
l’emporter !
9

Lord Philip Kingsley de Stanton rendit visite à sa sœur Sophia et à Julia le jour suivant, et
cette dernière en oublia, pour un temps, toutes ses pensées au sujet de Nicholas. On
l’introduisit dans le salon, où les deux amies étudiaient ensemble le plus récent numéro de la
revue de mode La Belle Assemblée.

Sophia lui offrit du thé, qu’il refusa, puis il s’assit dans un fauteuil, près du canapé. Comme
à son habitude, il ne perdit pas de temps en préliminaires ; et, se tournant vers Julia, il lui
déclara tout de go :

— Je rentre tout juste de Sheffield, et je suis au regret de vous dire que je n’y ai rien
découvert d’intéressant.

La déception s’empara de la malheureuse veuve.

— Rien du tout ? s’enquit-elle. Le joaillier ne se souvient pas même de l’avoir vendue ?

— Pas même... il est âgé, malade et sa mémoire défaille. Son fils a repris le commerce il y
a plus d’un an, et nous n’avons trouvé aucune archive qui nous permettrait de situer ne
serait-ce que la date à laquelle cette bague a été acquise. A vrai dire, personne dans la
boutique ne se souvient d’avoir seulement vu ce bijou.

Les traits de lord Philip étaient graves et marqués par la déception,, à l’instar de ceux de
Julia. Ayant poussé un profond soupir, il continua :

— Je suis navré, ma chère... je sais à quel point vous espériez que cette piste nous
permettrait de confondre le meurtrier. Je ne voudrais pas me montrer cruel, mais je crois que
nous devons envisager cette possibilité : nous ne saurons peut-être jamais qui a tué
Thomas...

— Non... Je ne saurais jamais m’y résoudre...

Julia détourna le regard, se refusant à laisser couler ses larmes. Puis elle avala sa salive avec
difficulté, et se tourna derechef vers lord Philip.

— Il nous reste lord Thayne, dit-elle, malgré tout pleine d’espoir. Vous disiez vous-même
que l’homme qui voulait lui acheter la bague l’approcherait peut-être de nouveau...

— C’est possible, mais cet acheteur n’est peut-être, après tout, qu’un amateur de belles
choses, désireux d’acquérir un bijou rare et de grande valeur. Je commence à craindre que
l’assassinat de Thomas ne soit que ce que depuis le début, il semblait être : un crime
crapuleux.

Un simple crime crapuleux ? Julia ne pouvait l’admettre.

— Si tel est le cas, plaida-t-elle, pourquoi quelqu’un s’est-il introduit chez moi pour exiger
la bague ? Je ne puis croire que ce fait-là soit sans rapport avec la mort de Thomas !

Cette fois, lord Philip parut très embarrassé et évita son regard.

— Écoutez, Julia, vous avez reçu un coup sur la tête... Peut-être cet homme vous a-t-il
simplement demandé où vous cachiez vos bijoux, et avec le choc, vous avez cru...

— Je sais ce que j’ai entendu !

Elle se leva, au comble de la détresse.

— Je vous l’ai déjà demandé, et pardonnez-moi si j’insiste, Philip, mais je vous supplie de
me dire dans quelle affaire, précisément, Thomas était impliqué. Il était très préoccupé alors,
je m’en souviens très bien...

Lord Philip se leva à son tour.

— Vous savez, mieux que quiconque, que je n’ai pas le droit de vous révéler une telle
information. Je ne puis que répéter ce que je vous ai déjà dit : les missions que Thomas
effectuait pour le compte de la Couronne et son assassinat ne sont absolument pas liés.

Elle le regardait, impuissante, et toutes les frustrations, tous les chagrins accumulés depuis
trois ans remontaient à la surface.

— Alors il faudra que je me rende moi-même à Sheffield. J’enquêterai... je questionnerai...


il doit bien y avoir un moyen...

— C’est inutile, et peut-être dangereux. De plus, que voudriez-vous donc découvrir que je
n’ai pu trouver moi-même ?

— Il doit bien y avoir quelque chose à faire, insista-t-elle, des sanglots dans la voix.
Comprenez-moi, Philip, je n’en puis plus d’attendre, toujours et toujours. Vous n’imaginez
pas le calvaire que j’endure. Vous, au moins, vous pouvez agir, mais moi, je ne puis
qu’attendre, et attendre encore...

— Je le sais.

Il pinça les lèvres. Il était patent qu’elle l’avait froissé.

— Je continuerai mon enquête, laissa-t-il tomber, puisque vous y tenez. Mais jamais,
quoique vous puissiez dire, je ne vous laisserai vous mettre en danger. J’ai promis à Thomas
de veiller sur vous, et n’ai pas l’intention de manquer à ma parole.
Il avait sur le visage cette expression fermée qu’elle avait appris à connaître, au cours des
années. Jamais il ne l’autoriserait à agir seule. Et ici, dans la maison de sa sœur, il était
presque impossible de s’opposer à ses volontés...

Sophia, qui avait jusque-là gardé le silence, se leva et posa sa main sur le bras de son amie.

— Je suis terriblement désolée, ma chérie, mais... Julia... tu sais que s’il devait t’arriver
quelque chose, nous ne nous le pardonnerions jamais... et je suis persuadée que Philip fait
tout son possible...

— Bien sûr !

Si Julia esquissa un faible sourire, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir victime d’une
cruelle injustice — tout en se reprochant de réagir ainsi, car Philip et sa sœur étaient bien les
deux dernières personnes au monde à lui vouloir du mal...

Cependant, elle se refusait viscéralement à abandonner ses recherches. Ce soir-là, après


qu’elle eut dîné avec Philip et Sophia, et que la servante l’eut aidé à se déshabiller pour la
nuit, elle vint s’asseoir au petit bureau, sous la fenêtre de sa chambre. Les rideaux étaient
ouverts et la pâle clarté de la lune envahissait la pièce. Julia appuya sa tête sur sa main et se
mit à réfléchir.

Le soir du drame, après le bal, Thomas l’avait ramenée à la maison. Puis il l’avait quittée
pour se rendre chez Thérèse, ce qui ne lui était pas habituel à cette heure de la nuit, même si
Thérèse était son relais d’information. Il n’avait dit à Julia que très peu de choses sur ce qui
l’amenait à ressortir à pareille heure, mais elle avait toutefois pu saisir qu’il se rendait à un
rendez-vous particulièrement important ; il était clair, du reste, qu’il était très préoccupé :
elle l’avait bien vu à son sourire crispé et à ses yeux, qui reflétaient toute son inquiétude.
Cela faisait plusieurs semaines, déjà, qu’elle essayait de savoir quel secret se cachait
derrière ce voile dans ses yeux ; il avait toujours esquivé ses questions.

A présent, elle regrettait vivement de s’être laissé abuser par ses propos et ses baisers
rassurants. Mais le passé était le passé...

Elle se leva et vint s’appuyer contre la fenêtre. Thérèse avait été longuement interrogée,
après le meurtre, par les hommes de Philip. Or, aussi surprenant que cela puisse paraître,
Julia, elle, toute à l’horreur de son deuil, ne lui avait jamais demandé ce qu’elle savait de la
dernière nuit de la vie de Thomas. La douleur était alors trop forte, insupportable... Le temps
avait fait son œuvre, et Julia se sentait à présent assez solide pour interroger Thérèse, et ainsi
tenter de découvrir avec qui Thomas avait rendez-vous cette nuit-là.

Elle lui rendit visite dès le lendemain. Bien que Thérèse fût une tenancière de maison de jeu,
Sophia était heureuse de voir Julia rendre visite à une vieille amie, et elle lui prêta très
volontiers son attelage pour se rendre à la « Maison Blanchot ».

Thérèse l’accueillit dans son bureau, une petite pièce située au troisième étage, et se leva
pour l’embrasser.
— Ma chère Julia, je n’en croyais pas mes oreilles, lorsque André m’a dit que vous étiez
là...

Elle se recula pour mieux la regarder.

— ... Vous avez un teint magnifique ! J’avais entendu dire que vous étiez à Londres...

— Oui...

Julia lui sourit. La tenancière portait une robe bleu sombre plutôt stricte et ses cheveux
étaient tirés en arrière. Cette mise assez sévère n’altérait toutefois en rien son étonnante
beauté.

— Et lord Thayne est rentré, lui aussi.

Le cœur de Julia fit un bond dans sa poitrine, à la seule mention de ce nom.

— Oui, balbutia-t-elle, oui, je... je crois !

— Moi, je crois que vous en êtes sûre, cachottière, repartit Thérèse en souriant, puisque
vous avez valsé avec lui, l’autre soir !

— Ah, vous... vous êtes au courant ?

— Mais, ma chère, tout Londres l’est ! Asseyez-vous, je vais demander qu’on nous
apporte des rafraîchissements. Et puis vous me parlerez de Nicholas... Je suis dévorée de
curiosité depuis que vous êtes partis tous les deux, l’autre soir... ou peut-être devrais-je
dire... que vous l’avez forcé à partir avec vous !

Comme Julia se troublait fortement, Thérèse la rassura d’un sourire.

— Ne vous inquiétez pas, je doute que quiconque se soit aperçu de quoi que ce soit. Mais
qu’avez-vous fait exactement, avec lui, durant ces cinq jours ?

Le récit de Julia amusa beaucoup la tenancière, à l’exception de l’épisode des bandits de


grand chemin et de celui de l’agression nocturne.

— Ma chère, vous feriez mourir de jalousie la moitié des femmes de cette ville ! Plus
d’une aurait tenté de... prendre avantage de la présence du ténébreux lord Thayne,
momentanément sans défense, sous son toit !

— Il n’était pas vraiment sans défense...

Thérèse rit de plus belle.

— Oui, je sais. Il est plutôt... difficile, n’est-ce pas ?


— Certes. Mais ce n’est pas de lord Thayne, que je suis venue vous parler. C’est de
Thomas.

Julia prit une profonde inspiration.

— Cette nuit-là, la nuit où il a été tué, il devait rencontrer quelqu’un. Savez-vous qui,
Thérèse, ou pouvez-vous m’apprendre quoi que ce soit qui se rapporte à cette nuit-là ?

Thérèse se rembrunit.

— J’ai déjà dit à Philip ce que je savais, de même que tout mon personnel. L’avez-vous
interrogé ?

— Il ne veut rien me dire. Mais je sais, moi, que Thomas était préoccupé, probablement à
cause de la mission qu’il remplissait alors. A ce sujet aussi, du reste, Philip refuse de
répondre à mes questions.

— Cela ne me surprend pas.

Thérèse se leva de son siège et se dirigea vers son bureau. Décrochant du mur un trousseau
de clés, elle ouvrit un tiroir, et en tira une liasse de papiers.

— Après que Philip m’eut interrogée, j’ai noté mes observations par écrit, ainsi que celles
de mes gens. Je pensais que Philip, ou d’autres, reviendraient me questionner, et que je
devrais alors être à même de décrire très précisément ce que j’avais vu cette nuit-là. Mais
personne n’est venu. Un peu plus tard, j’ai appris que l’enquête était close, et retenue la
thèse du crime crapuleux. Je n’en ai pas moins conservé toutes mes notes... les voici, vous
pouvez les prendre, si vous le désirez...

— Je vous en remercie, Thérèse. Je vous les rendrai dès que je les aurai lues.

Julia prit la liasse de papiers et fut surprise de constater que sa main tremblait. Elle leva les
yeux vers Thérèse.

— Est-ce que... vous êtes du même avis que Philip ? s’enquit-elle anxieusement. Vous
pensez, vous aussi, qu’il s’agit d’un simple crime crapuleux ?

— Je... je ne sais pas, répondit Thérèse avec hésitation. Je me le demande... surtout à


présent, avec la réapparition de la bague...

— Vous n’êtes donc pas convaincue, vous non plus...

Julia examinait les feuillets couverts d’une élégante écriture cursive. Comme en toute chose,
Thérèse, dans son rapport, avait procédé avec ordre, et méthode. La première page était la
liste des clients qui avaient fréquenté la Maison Blanchot, le soir du meurtre ; puis venaient
les témoignages des croupiers et des domestiques. Julia, éberluée, s’arrêta sur l’un des noms
de la liste.
— George Kingsley ? George était là ? Je croyais qu’il partait alors pour Maldon...

— Il est bien venu, mais très peu de temps, et il est reparti presque tout de suite...

— Il ne m’en a jamais rien dit ! S’est-il entretenu... avec Thomas ?

— Pas que je sache.

Julia reporta son attention sur la liasse de papiers.

— Et Robert Haslett ? C’était l’un des bons amis de mon mari. Lui aussi travaillait avec
Philip. Hélas, il a, depuis, quitté l’Angleterre...

— Il est rentré, depuis bien six mois, maintenant. En fait, c’est même l’un de mes
meilleurs clients.

— Il faudra que je lui parle. Il sait peut-être quelque chose...

Une profonde ride se creusa entre les sourcils de Thérèse.

— Ma chère, avança-t-elle avec prudence, pensez-vous que ce soit bien raisonnable ? Je


vous aiderai autant que je le pourrai, mais j’ai bien peur que vous soyez de nouveau déçue...
et meurtrie...

Julia se leva de son siège, en serrant la liasse de papiers contre sa poitrine.

— Je ne puis guère être meurtrie davantage que je ne le suis déjà. Je dois découvrir ce qui
préoccupait tant Thomas le soir de sa mort. Ce n’est peut-être qu’un détail sans importance.
Je l’admettrai, si c’est le cas... Mais je ne peux plus reculer.

— Soyez tout de même prudente, insista Thérèse. Vous avez déjà été blessée une fois, à
cause de la bague. Il y a quelqu’un, quelque part, qui semble avoir intérêt à ce qu’on ne
réveille pas le passé. Je ne crois pas que Thomas voudrait vous voir courir tant de risques...
même en sa mémoire !

— C’est pour moi que je le fais, répliqua calmement Julia. Pour mon propre équilibre,
pour trouver enfin la paix..:

Mais elle savait, bien sûr, que Thérèse, tout comme Philip, avaient raison. Thomas eût
préféré mille fois que son assassin coure encore, pourvu qu’elle fût, elle, en sécurité.

— Donc, dit Thérèse après un instant de réflexion, vous voulez rencontrer Robert Haslett.
Je sais qu’il sera là ce soir. Pourrez-vous vous libérer ?

— Oui.

Si Julia avait répondu sans hésiter, elle sentit soudain une vague de culpabilité l’envahir.
Elle était en effet de nouveau invitée, le soir même, à un autre bal, avec Sophia. Elle
détestait l’idée de devoir mentir à son amie ; mais elle savait que celle-ci ne verrait pas d’un
bon œil une nouvelle visite, et nocturne, cette fois, chez Thérèse. Philip pourrait même en
être averti... Or, elle voulait agir seule, et dans la plus complète discrétion.

Julia revint chez Thérèse peu après 21 heures. Elle avait finalement opté pour une excuse
qui était une demi-vérité, ou plutôt un demi-mensonge : un vieil ami de Thomas était censé
l’avoir invitée à dîner. Si l’invitation était une pure fiction, au moins Haslett était-il
réellement un vieil ami de son défunt mari. Sophia avait trouvé un peu étrange ce dîner
arrangé à la toute dernière minute ; elle n’en avait cependant rien dit, et Julia avait donc pü
se rendre libre. « Un dîner intime, avait simplement remarqué son amie, cela te fatiguera
moins qu’un bal. » Touchée par la gentillesse de Sophia, Julia avait été à deux doigts de tout
lui révéler, surtout quand elle lui avait offert d’utiliser de nouveau sa voiture. Elle refusa
pourtant son offre, lui assurant que ses amis lui enverraient la leur. Et il y eut bien en effet
un élégant attelage qui vint se présenter à 20 h 15 devant l’hôtel particulier de Sophia —
mais il appartenait à Thérèse Blanchot.

Bien qu’elle n’eût pas, cette fois, l’intention d’enlever qui que ce soit, Julia se sentait
l’estomac particulièrement noué, lorsque André, le majordome de Thérèse, vint lui ouvrir la
porte.

— Madame vous attend dans le grand salon, milady.

— Merci, André.

Elle entra dans le vestibule et se dirigea vers l’escalier, le grand salon se trouvant au premier
étage de la maison. Sur le palier, elle s’assura que son masque tenait bien sur son visage ;
puis elle pénétra dans la grande salle.

Celle-ci était déjà bondée, et la plupart des clients, ce soir, étaient des hommes. Si elle avait
dû dénicher sans aide Robert Haslett au milieu de cette foule, cela lui aurait certainement
pris des heures... Elle aperçut finalement Thérèse près d’une table de pharaon.

Très consciente d’attirer plus d’un regard curieux, Julia traversa la pièce. Thérèse ne la vit
s’approcher que lorsqu’elle fut tout près d’elle.

— Il est arrivé, lui murmura la tenancière. Je lui ai dit que vous teniez absolument à lui
parler, et il a accepté de vous rencontrer. Vous le trouverez dans l’un des petits salons.
Voulez-vous que Hayes vous y conduise ?

— Oui, s’il vous plaît.

Thérèse fit signe à un laquais en livrée à la carrure massive, et lui souffla quelques mots à
l’oreille. Bientôt, Julia suivait le laquais dans le couloir, jusqu’à la porte de l’un des petits
salons. C’était précisément celui où, quelques jours auparavant, elle avait fait la
connaissance de Nicholas. Cette coïncidence ne lui parut pas d’un excellent augure...

— Le monsieur est assis à la table du coin, lui dit le laquais.


— Je vous remercie !

Elle allait s’avancer ; elle sursauta tout à coup vivement ; une main se posait sur son bras.

— Prépareriez-vous un nouvel enlèvement, lady Carrington ?

Se tournant vers celui qui l’apostrophait, elle se trouva face au sourire ironique de Nicholas.

— Vous ? Que faites-vous ici ?

— Ne serait-ce pas plutôt à moi de vous le demander, chère amie ? Ou dois-je comprendre
que les soirées passées auprès de lady Sophia ne sont pas assez... épicées à votre goût ?

Ce soir, Julia ne ressentait plus rien du charme étrange qui s’était emparé d’elle lorsqu’elle
valsait dans les bras du jeune lord. Elle lui lança un regard furibond, avant de réaliser que
cette manifestation d’humeur était vraisemblablement grandement atténuée par le masque
qu’elle portait.

— Cela ne vous regarde pas. Voudriez-vous me laisser, je vous prie ? Je dois rencontrer
quelqu’un.

— Haslett ?

— Oui, laissez-moi donc passer...

— Dites-moi d’abord ce que vous mijotez...

Son visage était grave et il paraissait à Julia aussi redoutable que le soir où elle l’avait
enlevé. Un frisson de peur se mit à courir le long de son échine. S’il se mettait à faire du
scandale, en l’empêchant de passer ? Il ne fallait pas qu’elle manque son entrevue avec
Haslett...

— S’il vous plaît, le supplia-t-elle, laissez-moi... Haslett était un ami de mon mari et je
dois absolument lui parler.

Il la regarda un long moment au fond des yeux ; Julia eût juré qu’il pouvait voir chacun de
ses traits à travers son masque.

— Très bien, dit-il enfin, plutôt sèchement.

— Julia ?

Ils se retournèrent tous deux. Robert Haslett s’était levé de sa table de jeu et venait vers eux.

— Dois-je vous demander une explication, lord Thayne ? dit-il d’un ton de politesse
glacée. Vous donnez à tous ceux qui vous regardent l’impression d’importuner lady
Carrington...
— J’essayais seulement de m’assurer de sa sécurité, répondit Nicholas tout aussi
fraîchement.

— Elle ne court aucun risque en ma compagnie.

— Dans le cas contraire, sachez que je devrais vous en demander raison.

La menace proférée par lord Thayne fit frissonner Julia.

— Je connais Robert depuis des années, expliqua-t-elle, tentant d’apaiser la tension entre
les deux hommes. Tout ira bien.

A ces mots, Nicholas parut se renfrogner, et ses sourcils se froncèrent.

— Je vois, laissa-t-il tomber. N’hésitez pas à m’appeler, en cas de besoin.

Sur ces mots, il s’éloigna.

Robert lança un rapide regard à Julia, une lueur intriguée dans ses yeux bleus. Mais il ne
pipa mot de l’incident et lui tendit la main.

— Venez vous asseoir, milady !

Il la guida jusqu’à sa table, où il s’assit à côté d’elle.

— Je suis heureux de vous revoir, Julia. Si l’on peut dire toutefois que je vous revois...
avec ce masque !

Elle lui sourit.

— Moi aussi, je suis heureuse de vous revoir, Robert.

Il n’avait que très peu changé, si ce n’était que ses cheveux sombres s’étaient mêlés de plus
de fils d’argent. Julia ne l’avait pas revu depuis l’enterrement de Thomas : il était parti pour
l’Autriche peu de temps après. Quoique Robert Haslett ne fût pas beau, son visage ouvert
respirait l’intelligence, ce qui le rendait très attirant.

— J’espère que vous allez bien, depuis tout ce temps, lui dit-elle gentiment.

Une ombre passa dans les yeux d’Haslett.

— Je le présume... il fit une pause, puis ajouta : J’ai perdu ma femme, il y a un peu plus
d’un an.

Navrée, Julia mit sa main sur la sienne. Elle ignorait qu’il fût marié.

— Je suis désolée...
— Je vous remercie. Moi aussi, je suis désolé... et c’est bien de désolation qu’il s’agit.
C’est ce qu’est devenu ma vie... une totale désolation.

Sa voix se brisa légèrement.

— ... Aujourd’hui, c’était notre anniversaire de mariage...

— Ah ?

Julia hésita.

— Alors peut-être n’est-ce pas le jour le mieux choisi... je veux dire... vous préféreriez
sans doute rester seul...

— Seul ? Ah non, seul, non, soupira-t-il avec un sourire triste. Je suis content, au
contraire, que vous veniez me distraire de mes pensées. Que puis-je faire pour vous, Julia ?
J'imagine qu’il s’agit d’une affaire grave, pour que vous vouliez me rencontrer ici...

Julia se pencha vers lui pour répondre.

— En effet. Il s’agit de Thomas. Je sais que vous étiez ici même, la nuit où il a été tué.
Savez-vous s’il y était venu... pour rencontrer quelqu’un ?

— S’il a rencontré qui que ce soit, je ne l’ai pas su. Nous avons joué quelques mains
ensemble, et il a parlé avec beaucoup de monde... Je ne me souviens pas de l’avoir vu en
conversation particulière avec quiconque.

Une fois de plus, le découragement s’abattit sur les épaules de Julia. Elle continua toutefois
bravement ses questions.

— Il y a autre chose. Tous les jours précédents, il était visiblement préoccupé... Je savais
qu’il était en mission pour le compte du gouvernement, et je me demandais ce qui pouvait
bien l’obséder ainsi. Avez-vous... une idée de ce qui le tourmentait ?

Robert la regarda fixement,

— Puis-je vous demander... dans quel but vous me posez cette question ?

— Parce que certains événements, survenus récemment, me portent à croire que sa mort
n’a pas eu le vol comme seul mobile.

— Ah oui ? dit-il lentement. C’est étrange, j’ai souvent eu le même sentiment. L’enquête
officielle a conclu au crime crapuleux, pourtant...

— Robert, savez-vous ce qui inquiétait mon mari ?

— Je ne vois pas pourquoi je vous le cacherais... il soupçonnait qu’il y avait un traître au


sein du Home office... quelqu’un qui livrait des secrets militaires aux Français. Hélas, il a
emporté ses soupçons dans la tombe, et il n’y a plus eu aucune enquête sur ce point.

Un peu plus tard dans la soirée, Hayes, le laquais à la carrure massive, vint chuchoter à
l’oreille de Nicholas :

— Lady Carrington s’apprête à partir, milord...

— C’est bien, merci.

Lord Thayne se leva de la table de dés.

— Mais vous n’avez pas encore misé ! protesta le jeune lord Lawton.

— Tout à l’heure ! grommela Nicholas sans se retourner.

Il traversa le grand salon, puis descendit l’escalier, vers le vestibule.

André, le majordome, venait de faire entrer trois jeunes dandys. Il se pencha vers Nicholas.

— Milady est dans l’antichambre, milord...

Nicholas le remercia d’un signe de tête et se dirigea vers la petite pièce qu’il lui indiquait.
Toujours masquée, Julia était assise sur un sofa, ses mains serrées sur son réticule. En
entendant Nicholas approcher, elle leva les yeux — et se mit prestement debout.

— Que faites-vous encore ici ?

— Je vais vous ramener chez Sophia.

— Trop aimable ! Mais Thérèse me prête son attelage.

— Décommandez-le, et dites à Thérèse que je vous raccompagne. Je tiens à m’assurer que


vous rentrerez saine et sauve.

— Je ne vois pas ce que vous pouvez redouter, milord.

Il se campa face à elle.

— Ah non ? Seriez-vous donc naïve, milady — voire inconsciente ?

— Ni l’une ni l’autre !

— Alors à quel jeu jouez-vous ? Je doute même que Philip et Sophia soient au courant de
votre présence ici, ce soir.

— Je ne joue à aucun jeu !


Nicholas avait du mal à contrôler la colère qui bouillonnait en lui depuis qu’il avait vu Julia
en compagnie de Haslett. Il se refusait encore à admettre qu’il était tout simplement jaloux...

— Est-ce ainsi, s’exclama-t-il, furieux, que vous honorez l’hospitalité que vous a accordée
votre amie Sophia ? En lui racontant que vous êtes invitée à dîner chez un vieil ami, quand
vous voulez vous encanailler dans un tripot ?

— Modérez vos paroles, monsieur ! Je ne m’encanaille pas le moins du monde et il est


ridicule d’appeler cet endroit un tripot ! Quant à Sophia, sachez qu’elle est la dernière
personne au monde à qui je voudrais mentir... mais il le fallait !

Elle se troubla, et sa bouche se mit à trembler.

— Je vous en prie, l’implora-t-elle, changeant brusquement de ton, je ne tiens pas du tout


à me quereller avec vous... je vous accompagne, puisque vous insistez...

Puisqu’elle capitulait, la colère de Nicholas retomba aussi vite qu’elle était apparue.

— Expliquez-moi ce qui vous arrive...

— Rien de mal, ni aucun danger...

— Qu’est-ce qui vous trouble ainsi, alors ?

— Rien... Tout !... s’il vous plaît, allons-nous-en d’ici !

Le vicomte prit l’étole de fourrure de Julia sur le canapé, et elle le laissa la lui poser sur les
épaules.

— Venez. J’ai fait demander ma voiture. Le cocher doit nous attendre.

Ils s’installèrent en silence, l’un en face de l’autre, sur les sièges capitonnés. Puis le cocher
referma la portière, et fit claquer ses rênes. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs minutes,
comme l’attelage parcourait les rues de Londres plongées dans la pénombre, que Nicholas
hasarda :

— Vous pouvez ôter votre masque, à présent...

Les mains de Julia s’activèrent un instant sur la cordelette, et le masque tomba. Les contours
du beau visage de la jeune femme n’en étaient pas moins malaisément discernables dans
l’obscurité.

— Que s’est-il passé exactement, ce soir ? s’enquit doucement Nicholas.

— Robert Haslett m’a confié que mon mari soupçonnait un ou des membres du Home
Office de livrer des secrets militaires aux Français. Il essayait de découvrir l’identité du ou
des coupables.
— En a-t-il eu le temps ?

— Non, sa mort à interrompu toutes les recherches. Ses supérieurs ont estimé que ses
soupçons étaient infondés, et il est vrai qu’aucun indice réel n’est venu les corroborer. Mais
je crois, moi, que l’enquête personnelle qu’il menait a été la cause véritable de son
assassinat.

— Vous ne saviez pas, avant ce soir, que votre mari nourrissait ces soupçons ?

— A l’époque, je savais, bien sûr, qu’il travaillait pour Philip, et j’avais remarqué qu’il
était préoccupé. Mais rien de plus, et Philip n’a jamais voulu me fournir d’explication. Il
m’a seulement assuré que tout cela n’avait aucun rapport avec sa mort.

« C’est exactement, songea Nicholas, ce qu’il nous a dit, aussi, à mon grand-père et à
moi...»

— Avez-vous l’intention de lui faire part de ce que vous avez découvert ?

— A dire vrai, j’hésite à le faire ! Il est rentré hier de Sheffield, sans y avoir rien appris.
Cela l’a conforté dans son opinion que Thomas a été victime d’un crime crapuleux. Il
voudrait m’en convaincre...

La voix de Julia était extrêmement lasse.

— Peut-être veut-il vous protéger ?

— Je ne désire pas être protégée, pas si cela signifie que la vérité doit m’être dissimulée.

Nicholas ne semblait pas l’approuver.

— Pensez-vous réellement qu’il vous cacherait la vérité ?

— Très franchement, je ne ne sais plus ce que je dois penser...

Le fiacre tourna dans Berkeley Square. Toute cette affaire mettait Nicholas mal à l’aise, et il
n’aimait guère la tournure que prenaient les événements. En particulier, il s’inquiétait de
voir Julia mener sa propre enquête. Il se pencha vers elle, chercha ses yeux, et lui dit du ton
le plus persuasif qu’il put trouver :

— Vous en avez assez fait. N’allez pas plus loin.

Au même instant, l’attelage s’immobilisait sous un réverbère qui éclaira de son halo
l’expression butée de Julia secouant la tête.

— Pas question d’abandonner maintenant...

— Cela pourrait se révéler très dangereux. Laissez-moi vous aider, au moins !


— Non, je ne puis me permettre de vous impliquer plus avant dans tout ceci.

Il s’esclaffa.

— Ma chère, que vous le vouliez ou non, et même que je le veuille ou non, je suis bel et
bien impliqué dans cette affaire. Je ne vais certainement pas laisser quiconque briser votre
joli cou !

— Ah, je vois bien que je n’aurais jamais dû vous dire ce que j’avais découvert ce soir.

— Si vous ne l’aviez pas fait, je vous aurais menacée de révéler à Sophia où vous étiez...

— Mais c’est du chantage !

Il lui adressa son sourire le plus sarcastique.

— Absolument ! Et soyez sûre que je n’hésiterai pas à user de ce moyen, si cela s’avère
nécessaire.

Le cocher ouvrit la portière. Nicholas descendit le premier, puis tendit la main à Julia.
Bientôt, ils montaient tous deux les quelques marches qui menaient à la porte de Sophia.

— Nous parlerons de tout cela demain, lui dit-il — en nous promenant ensemble en
calèche dans Hyde Park, par exemple.

— Je ne veux pas me promener avec vous dans Hyde Park, ni en calèche, ni autrement !

— Bien sûr que si ! répliqua-t-il aimablement. Sans quoi je devrais faire part à votre amie
Sophia du plaisir que j’ai eu à vous rencontrer chez Thérèse.

Elle lui décocha un regard furibond, et il en fut curieusement plutôt rasséréné. Il préférait la
voir ainsi que sous les airs désespérés qu’elle lui avait montrés jusqu’alors. Un domestique
ouvrit la porte. Relevant un menton dédaigneux, Julia passa le seuil sans se retourner.

Caché dans un coin d’ombre, Brunton regarda l’attelage de lord Thayne s’éloigner de l’hôtel
particulier de lady Sophia Simons.

On l’avait envoyé suivre et surveiller Thayne, et il avait vu lady Carrington quitter la


Maison Blanchot avec le jeune lord. Ce coup-ci, c’était elle qui était montée dans sa voiture
à lui, et sans qu’il fût besoin de l’attacher pour cela... C’était presque dommage. Voir la jolie
lady ficelée comme un saucisson n’aurait pas déplu au ruffian... Il poussa son cheval et
sortit de l’ombre. Quoi qu’il en soit, le patron le paierait bien pour ces informations...

— Désirez-vous autre chose, milord ?


— Non... non, merci.

Nicholas attendit que son valet de chambre l’eut laissé seul et marcha pensivement vers un
fauteuil, au chevet de son lit, ou il s’assit. Il doutait, de toute façon, pouvoir trouver tout de
suite le sommeil. Le front plissé par la réflexion, il passa en revue les événements de la
soirée et les confidences de Julia. Se pouvait-il vraiment que Philip eût quelque chose à
cacher ? Il semblait à Nicholas que Philip avait durement et sincèrement ressenti la mort de
lord Carrington, son filleul.

Sans doute, et très simplement, voulait-il protéger Julia ; il était toutefois troublant qu’il
repousse systématiquement la thèse du lien entre la mort de l’agent britannique et l’enquête
personnelle que celui-ci menait pour découvrir un possible traître au sein du Home office.

La mine de Nicholas s’allongea plus encore ; il pensait chacun des mots qu’il avait dits à
Julia, et ne la laisserait plus poursuivre seule ses investigations. Celles-ci lui tenaient tant à
cœur qu’elle n’avait pas hésité à l’enlever, dans l’espoir d’obtenir des informations. Il
tremblait à l’idée de ce qu’elle pourrait bien imaginer, à l’avenir, pour en obtenir d’autres.
Pour l’empêcher de commettre de nouvelles folies, il irait jusqu’à l’enlever à son tour, s’il le
fallait !

Comment lui, Nicholas Chandler, vicomte de Thayne, avait-il pu se laisser entraîner dans
toute cette histoire ?

A son retour à Londres, il avait voulu effacer jusqu’au souvenir de Julia Carrington. Mais
lorsqu’il l’avait vue au bal des Bathurst, perdue dans la foule et feignant de ne pas la
remarquer, ses belles résolutions s’étaient effondrées.

En fait, l’amusante petite machination qu’avait ourdie George Kingsley pour le pousser à
inviter Julia à danser n’avait eu que très peu d’influence sur sa décision, et si, au départ, il
avait seulement voulu flirter un peu avec la jeune comtesse, sans nulle conséquence, il
voyait bien qu’il ne pouvait plus, à présent, la chasser de son esprit.

Quand il avait retrouvé son regard si expressif, ses yeux noisette, sa bouche sensuelle, la
tendre cambrure de son dos, il avait su à quel point il la désirait. Il avait envie d’elle comme
d’aucune femme auparavant — Mary exceptée.

Nonobstant, il n’était pas amoureux d’elle, et ne le serait jamais. Elle était, d’ailleurs, tout
aussi inaccessible qu’avait pu l’être Mary. Seul un fou n’aurait pu s’apercevoir qu’elle
aimait toujours son mari défunt, tout comme lui-même, Nicholas, aimait toujours Mary.

Que faire alors ? En raison des dangers qu’elle courait, il n’était plus question de vouloir
éviter Julia, et la bague qu’il portait était le constant rappel de cette simple évidence. Cette
chevalière qu’il n’avait plus portée pendant longtemps, car elle lui paraissait alors le
symbole de son échec à protéger Mary... Il ne laisserait pas ce maudit bijou devenir, cette
fois, celui de son incapacité à protéger Julia.
10

A la fenêtre du salon, Julia observait avec une impatience qui l’agaçait elle-même la petite
place qui s’étendait devant l’hôtel particulier. Nicholas allait arriver d’un instant à l’autre.
Se maudissant de tramer ainsi à la fenêtre, elle s’en détourna soudain, pour rencontrer le
regard de Sophia, et son petit sourire entendu.

— Ne t’inquiète pas, je suis sûre qu’il ne va pas tarder !

— Mais je ne m’inquiète pas ! J’aimerais même qu’il ait changé d’avis...

— Ça, ça m’étonnerait ! s’esclaffa Sophia. Mais si tu ne voulais pas te promener avec lui.
pourquoi alors avoir accepté de l’accompagner ?

— Il m’y a obligée.

Cela, au moins, était l’exacte vérité. Car Julia supportait mal de devoir mentir à son amie.
Les affectueuses questions de celle-ci à propos de son supposé dîner de la veille l’avaient
beaucoup embarrassée.

— Non... c’est vrai ? Mais tu l’as littéralement envoûté, alors !

— Ne dis pas de bêtises...

Sophia éclata de rire derechef.

— Pauvre Julia ! Au fait, de quoi te plains-tu ? Tu vas pouvoir étrenner ton caraco neuf et
ta capeline. Tu es si jolie, ainsi parée !

En effet, on venait de livrer, de chez le couturier, un ravissant caraco aux rubans violets,
avec sa capeline assortie. Sophia avait insisté pour commander ces fanfreluches et Julia,
d’abord réticente, avait dû admettre qu’il était bien agréable d’avoir de nouveaux vêtements.
D’ordinaire, elle s’abstenait de suivre de trop près la mode, tant par souci d’économie que
parce que les occasions de s’habiller étaient bien rares à Foxwood.

Elle sursauta presque quand elle entendit le pas de Nicholas ; bientôt, il fut dans la pièce.
Sophia vint à sa rencontre.

— Quel plaisir de vous voir ici, Nicholas...

— Mais tout le plaisir est pour moi...

Il se courba au-dessus de la main de Sophia, puis releva les yeux.


— ... Lady Carrington...

— Bonjour, lord Thayne, repartit Julia d’un ton froid, en essayant de ne pas trop
remarquer à quel point il était élégant dans sa veste de drap parfaitement coupée, et sa
culotte de cheval.

Si son expression était ironique, il ne répliqua rien. Ayant échangé quelques plaisanteries
avec Sophia, il se tourna vers Julia.

— Êtes-vous prête ?

— Je le suis depuis bien trois quarts d’heure, répliqua-t-elle du tac au tac.

Elle était bien décidée à lui rappeler qu’elle ne le suivait pas de son plein gré.

— Vous m’en voyez très, très flatté ! dit Nicholas sans se démonter.

Le regard de Sophia allait de l’un à l’autre, mi-figue, mi-raisin.

— J’espère que vous allez vous amuser, tous les deux, leur dit-elle, un peu inquiète.

Julia se sentit une fois de plus coupable. Elle savait que Sophia appréciait beaucoup
Nicholas, et du reste, ni lui ni elle n’étaient à la source de ses malheurs. Elle sourit à son
amie.

— J’en suis sûre !

Ils descendirent l’escalier et sortirent dans la rue. Le cabriolet de Nicholas, tiré par deux
chevaux bais qu’il menait lui-même, attendait sur le pavé. Il l’aida à monter, s’installa
auprès d’elle, et donna une brève impulsion sur les guides. Ils n’échangèrent pas un mot tant
que l’attelage n’eut pas quitté la petite place, puis Nicholas demanda, simplement :

— Êtes-vous installée confortablement ?

— Oui, très !

Elle était ravie de ces premières minutes. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas circulé
ainsi, en voiture découverte, et c’était si plaisant ! Elle gratifia le vicomte d’un sourire
timide — ce qui le stupéfia.

— Vous semblez tout à coup bien satisfaite, remarqua-t-il. J’en déduis que Sophia n’a pas
découvert vos activités d’hier soir...

L’espace d’un instant Julia avait oublié pourquoi elle se trouvait là. Elle revint sur terre.

— Non, elle n’a rien découvert...


— Je ne comprends pas... Vous semblez en être presque peinée...

— Je regrette beaucoup d’avoir à lui mentir. Mais elle se ferait tant de souci, si elle
apprenait ce que j’ai entrepris...

— Qu’est-ce qui vous a poussée à rencontrer Haslett, hier soir ?

— Thomas a été assassiné peu après qu’il eut quitté la Maison Blanchot, et Thérèse m’a
obligeamment fourni une liste de ceux de ses clients qui étaient chez elle, ce soir-là, ainsi
que ses observations écrites, et celles de son personnel, sur les événements de la soirée. Le
nom de Robert était sur la liste. Or, c’était un bon ami de Thomas, et je me suis dit qu’il
savait peut-être quelque chose — ce qui s’est révélé exact...

Ils approchaient de l’entrée de Hyde Park, et le flot de calèches et de cavaliers qui prenaient
le même chemin qu’eux contraignit Nicholas à retenir ses chevaux.

— Qu’allez-vous faire, à présent ? demanda-t-il sans quitter l’attelage des yeux.

— Interrogez certains autres clients qui...

— Non.

— Comment cela, non, milord ?

— C’est trop dangereux. Vous me donnerez votre liste, et je prendrai les contacts
nécessaires.

— Je ne pense pas que...

— Ce sera mieux, croyez-m’en. D’abord, je connais sans doute pas mal de ceux dont les
noms se trouvent sur cette liste, et un autre point, ma chère, parle en ma faveur : je suis un
homme, et comme tel, j’ai accès à des lieux... où vous ne sauriez vous montrer sans ruiner
votre réputation. Vous devriez, de surcroît, continuer à tromper cette bonne Sophia, et
risquer par là même de la décevoir cruellement... Est-ce cela que vous souhaitez ?

— Vous savez bien que non.

Il avait raison, bien sûr. Nul ne s’étonnerait de la présence de Nicholas dans quelque maison
de jeu que ce soit, et en temps que membre de quelques-uns des clubs les plus fermés de
Londres — et d’abord fermés aux femmes — il n’aurait aucun mal à « faire le tour » des
noms inscrits sur la liste de

Thérèse, et à entrer en contact avec leurs possesseurs. Julia M'était longuement demandé,
avec une certaine angoisse, comment elle allait bien, elle, pouvoir s’y prendre sans
dommage pour son honneur. Mais elle détestait l’idée de devoir remettre cette mission entre
les mains de Nicholas, et ce qui était encore plus troublant, elle ignorait pour quelles raisons
précises il désirait lui apporter son aide.
— Alors, c’est d’accord, vous me remettrez cette liste ?

— Je n’ai pas encore dit oui, je...

Elle fut interrompue par une voix moqueuse.

— Mais que vois-je ? D’abord une valse, et maintenant un tête-à-tête en calèche ? Devons-
nous nous attendre à une prochaine annonce dans le carnet mondain ?

Éberluée, la jeune femme considéra le cavalier qui venait de faire ce commentaire ironique,
monté sur un bel alezan qu’il maintenait à la hauteur de la calèche. Ce n’était autre George
Kingsley.

Pris par leur conversation, Nicholas et elle avaient momentanément perdu tout contact avec
le monde qui les entourait.

— Bonjour Kingsley, dit lord Thayne sans relever le sarcasme.

— Bonjour, bonjour, mon cher Thayne, et à vous aussi, cela va de soi, douce Julia.

Il leva son éternel face-à-main.

— Je n’en crois pas mes yeux : une nouvelle capeline ? Très seyante, du reste, et
infiniment à la mode. Vous êtes aussi ravissante qu’adorable — n’est-il pas vrai, Thayne ?

— George, balbutia Julia, qui eût aimé se cacher dans un trou de souris, voulez-vous bien
vous taire !

— Ma chère, j’ai simplement sollicité l’avis de lord Thayne sur votre tenue. Car je suis sûr
qu’il en a un...

— Même si c’est le cas, il n’est pas obligé de l’exposer en place publique.

— Et pourquoi donc ? En portant ces jolies choses, n’escomptiez-vous pas être


remarquée ? et remarquée par les hommes, d’abord ?

Julia ne désirait plus tant que ça disparaître dans un trou de souris : elle avait bien plutôt, à
présent, des envies de meurtre.

— Vous vous trompez du tout au tout, dit-elle, les dents serrées, et je ne tiens pas à
connaître l’opinion de lord Thayne sur ma tenue.

Nicholas se tourna vivement vers elle, un coin de sa bouche relevé dans un de ses sourires
sardoniques.

— Non ? Pourtant Kingsley n’a pas tort, vous savez, j’ai effectivement un avis : la
capeline vous va à ravir, et vous êtes incroyablement ravissante.
— Rien ne vous oblige à dire cela, dit Julia, très raide.

— Me taxeriez-vous d’hypocrisie ?

— Pas du tout, répliqua-t-elle vivement, soudain rougissante. Ah, je vous en prie,


changeons de conversation : les vêtements que je porte sont un sujet tout à fait futile, et sans
intérêt...

— Ce n’est pas mon avis, dit George, mais je ne me disputerai pas plus avant avec vous
sur ce point. Voici la délicieuse Jessica Henslowe, qui vous a vue, et brûle certainement de
bavarder avec vous. Je m’enfuis donc à bride abattue !

Joignant le geste à la parole, George fit tourner la tête de son cheval et s’éloigna au petit
trot.

Trois jeunes femmes montant en amazone s’approchaient, en effet. L’une des cavalières se
détacha du groupe et trotta vers la calèche, en agitant la main.

— Nicholas !

C’était bien Jessica, l’épouse de son cousin Adam Henslowe. Nicholas immobilisa son
attelage, et sa cousine tira sur les rênes de sa monture, une délicate jument grise. Cette
dernière fit un -brusque écart ; sa cavalière la maîtrisa avec une élégante sûreté.

— Bonjour, lady Carrington, s’exclama-t-elle. Quelle joie de vous revoir !

Julia rendit son sourire à la jeune femme, incapable de résister à sa cordialité si évidemment
sincère.

— Moi aussi, j’en suis ravie ! Mon Dieu, quelle magnifique jument ne montez-vous pas !

— Merci ! C’est le premier cadeau qu’Adam m’ait fait après notre mariage. Elle s’appelle
Sultana. N’est-ce pas qu’elle est belle ?

Avec un sourire espiègle, elle se tourna vers Nicholas.

— Je sais ce que je vais pouvoir écrire à Sarah, mon cher Nick... c’est la première fois que
je vous vois au parc, dans votre calèche, à l’heure la plus courue pour la promenade... Sarah
sera très étonnée !

— Je ne savais pas que ma présence au parc fut un tel événement ! grommela lord Thayne.

— Tout dépend de la rareté, voire de la singularité de l’événement en question... repartit


Jessica, toujours aussi souriante.

Elle se tourna vers Julia.

— Je suis d’autant plus heureuse de vous voir que je voudrais vous inviter, lady Simons et
vous, à un petit pique-nique que nous donnons dans quelques jours. Cela se passera dans le
parc de notre propriété de Richmond, tout près de Londres... Bien entendu, vous recevrez
toutes deux un carton très bientôt, mais le délai étant un peu court, je me réjouis d’avoir
cette occasion de vous transmettre l’invitation de vive voix...

— Un pique-nique ? Quelle charmante idée ! Avec grand plaisir, bien sûr !

Julia se sentait de plus en plus séduite par la personnalité de la charmante jeune femme,
qu’elle connaissait pourtant à peine.

— Ah, je suis si contente que vous acceptiez ! Nicholas sera là, lui aussi !

— Première nouvelle ! maugréa celui-ci.

— Oh ! qu’il est grognon ! En tout cas, c’est une invitation ferme. Ne me faites pas faux
bond !

Et, tournant bride, la souriante cavalière rejoignit ses amies. Nicholas poussa ses chevaux ;
les allées du parc étaient maintenant encombrées de cavaliers, d’attelages rivalisant de
distinction, et aussi de nombreux piétons. La calèche n’avançait plus qu’à un train
d’escargot.

— Votre cousine est vraiment charmante, dit Julia au bout d’un moment, et paraît très
gentille.

— Elle est très gentille, en effet, répondit Nicholas, sombre et laconique.

— Sarah est votre sœur, je suppose ?

Les traits de Nicholas se détendirent un peu.

— Oui. Elle vit dans le Kent. Son mari est le frère de Jessica.

— Je comprends.

— Jessica semble aimer beaucoup votre sœur.

Devant eux, deux cabriolets s’étaient arrêtés côte à côte, et leurs occupants bavardaient
joyeusement d’une voiture à l’autre. Nicholas dut attendre qu’ils aient terminé pour pouvoir
avancer.

— Oui. Elles se considèrent mutuellement comme de vraies sœurs.

— C’est magnifique ! soupira Julia avec envie.

Toute sa vie, elle avait regretté de n’avoir eu ni frère, ni sœur. Or Thomas lui aussi avait été
un enfant unique, ce qui luit qu’elle n’avait pas même pu appartenir, par alliance, à une
fratrie.
— Ils ont vraiment beaucoup de chance, ajouta-t-elle, et vous aussi !

Finalement, les deux cabriolets se séparèrent et libérèrent In chemin.

— Je le pense aussi, dit Nicholas en faisant claquer ses guides. N’avez-vous pas au moins
des cousins, avec qui vous miriez grandi ?

— Hélas non, mes cousins étaient tous beaucoup plus âgés que moi, et mon beau-père
n’avaient pas d’amis qui eussent des enfants. Ce n’est que lorsque je suis allée à l’école que
J'ai enfin pu avoir des compagnes de jeu. Et puis, plus tard, quand j’ai été mariée, il y a eu
Sophia...

Elle sourit.

— ... Elle a toujours été une sœur pour moi, comme pour Thomas.

— Vous avez tout de même eu beaucoup de chance, alors, de pouvoir la rencontrer...

— Oui... oui, c’est vrai...

Il la regarda un instant, l’air impénétrable, puis laissa tomber :

— Je crois que je ferai mieux de vous ramener à Berkeley Square.

Ils n’échangèrent plus un mot, jusqu’à ce que la calèche N’immobilise devant l’hôtel
particulier de Sophia. Nicholas sauta à terre et tendit la main à Julia pour l’aider à
descendre.

— Pourrez-vous, lui dit-il après l’avoir lâchée, me faire passer aujourd’hui-même tous les
papiers dont nous avons parlé ?

— Oui...

Elle le regarda un instant, bien en face, et lui demanda :

— Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi voulez-vous m’aider ? Après tout ce que je vous
ai fait, vous devriez plutôt me fuir...

— Parce que si l’on vous faisait du mal, je ne me le pardonnerais jamais !

En d’autres circonstances, et s’ils avaient été prononcés par un autre, elle aurait vu dans ces
quelques mots une déclaration d’amour. Pourtant, elle avait l’étrange impression que ce
n’était pas d’elle que Nicholas parlait ainsi, mais d’une autre femme...

Le mot l’attendait dans sa chambre. Après que Nicholas l’eut ramenée, elle y était montée
directement afin de se changer. Elle devait en effet dîner tôt avec Sophia et Philip, puis se
rendre à un bal, chez lord et lady Middleton.
Elle retirait ses gants devant sa coiffeuse lorsqu’elle vit le bout de papier plié. Elle n’en
reconnut pas l’écriture grossière. Le message était bref et sans ambiguïté.

« On sait que vous étiez chez Thérèse. Mêlez-vous de ce qui vous regarde, sinon... »

Julia demeura un instant interdite, puis une vague de terreur l’envahit.

Quelqu’un l’avait reconnue, malgré son masque. Et ce quelqu’un savait qu’elle n’était pas
venue chez Thérèse pour y pratiquer un quelconque jeu de hasard.

Mais qui ? Qui avait pu la reconnaître ? Elle tenta de procéder par éliminations successives.
Qui, ce soir-là, connaissait sa véritable identité ? D’abord, bien sûr, Thérèse, Robert et
Nicholas. Puis, André et ce laquais du nom de Hayes. Hayes n’était chez Thérèse que depuis
un an, et n’avait jamais rencontré Thomas. André, en revanche, servait la tenancière depuis
de longues années ; mais il lui était d’une fidélité totale et avait toujours montré la plus
parfaite discrétion.

Il était impensable que Thérèse ou Robert eussent pu révéler à quiconque son identité, et il
en était de même pour Nicholas, malgré ses menaces de ne rien cacher à Sophia de la
présence de son amie dans la maison de jeu.

Or il y avait quelqu’un, quelque part, qui savait, sur la mort de Thomas, quelque chose qu’il
ne voulait pas que Julia puisse apprendre...

Elle se laissa tomber sur son lit, les jambes tremblantes. Ce billet était clair : « on » voulait
lui faire peur, l’avertir de ne pas pousser plus avant ses recherches.

Il y avait peu de chances que l’auteur de ces quelques mots se satisfasse de voir Nicholas
reprendre l’enquête à sa place. Elle avait déjà été agressée ; que se passerait-il si celui qui
lui avait écrit décidait de mettre à exécution ses menaces implicites ?

Il lui fallait expliquer à Nicholas, sans retard, qu’elle ne pouvait décidément accepter son
aide, et le mettre ainsi hors de danger.

Sans prendre le temps de retirer son caraco, ni même sa capeline, elle s’assit à son petit
bureau et prit, dans un tiroir, une feuille de papier.

Le bal des Middleton battait déjà son plein quand Nicholas y fit son entrée. Il n’avait pas eu,
au départ, l’intention d'honorer de sa présence, comme il était écrit sur les cartons
d’invitation, cette soirée donnée en l’honneur de la seconde fille de lord et lady Middleton ;
mais le mot que lui avait envoyé Julia dans la soirée l’avait fait changer promptement
d’avis.

Il s’arrêta un instant sur le seuil de la salle de bal, où un rapide tour d’horizon ne lui permit
pas d’apercevoir la jeune femme.

Une joyeuse gavotte déployait ses figures sur le parquet, lequel était bordé de sièges sur
lesquels faisaient tapisserie les invitées qui n’avaient pu trouver un cavalier, ainsi que leurs
chaperons.

Le sourcil froncé, Nicholas remarqua la présence de Sophia, ce qui signifiait que Julia
n’était certainement pas loin, à moins, songea-t-il soudain avec inquiétude, qu’elle ait
encore fait faux bond à son amie pour se lancer seule dans de nouvelles investigations. Il lui
ferait regretter, si tel était le cas, de ne pas suivre ses avis...

Il s’avançait déjà vers Sophia lorsqu’il aperçut enfin Julia, de l’autre côté de la salle. Elle
était avec George Kingsley, non loin des grandes portes-fenêtres qui donnaient sur la
terrasse, et lui tournait le dos. Comme si un sixième sens l’avait prévenu de l’approche de
Nicholas, Kingsley leva les yeux vers lui, puis glissa quelques mots à l’oreille de Julia et
l’entraîna au-dehors.

Nicholas étouffa un juron entre ses dents. A quoi jouait donc ce damné imbécile ? La
musique s’arrêta alors et les danseurs se dispersèrent en tous sens, empêchant
momentanément le vicomte de passer.

— Lord Thayne !

Lady Middleton avançait vers lui, traversant la foule comme un navire de haut rang fend les
flots. Nicholas retint de justesse un grognement de dépit. Outre le fait qu’elle fût une langue
de vipère réputée, lady Middleton était perpétuellement en quête d’un beau parti pour
chacune de ses filles.

— Quel honneur de vous avoir ici ! s’exclama-t-elle théâtralement. Mais... mon Dieu,
votre pauvre bras, j’espère qu’il va mieux ? Nous avons été tellement choqués d’apprendre
ce qui vous était arrivé...

Un peu déconcerté, Nicholas la regarda avec surprise.

— Euh... je vous demande pardon ?

— Mais oui, cette attaque perpétrée par un bandit de grand chemin ! Quelle chance,
d’avoir pu, malgré tout, trouver un refuge accueillant !... Maintenant, ajouta-t-elle en agitant
son doigt sous le nez de Nicholas, nous aimerions bien savoir qui est la mystérieuse dame
qui a pansé vos blessures...

Lord Thayne en fut horrifié. Comment la cancanière lady était-elle au courant de cela ? Ni
par son grand-père, ni par Philip, et encore moins par Julia ! Restait George Kingsley.
Nicholas se tourna vers les porte-fenêtres, ruminant le projet d’étrangler l’indiscret de ses
propres mains.

Au bout d’un assez long moment passé à nourrir ce genre de réflexions, il revint sur terre, et
s’avisa que lady Middleton le dévisageait avec curiosité.

— Je crains qu’il n’y ait aucune... mystérieuse dame, déclara-t-il.


— Ah non ?

Elle lui souriait d’un air à la fois incrédule et entendu.

— Évidemment... je comprends ! Mais laissez-moi vous trouver une cavalière... ma Lydia


sera ravie de danser avec vous...

Nicholas regarda de nouveau la porte-fenêtre. Julia et Kingsley n’avaient toujours pas


reparu.

— Je crains... que cette danse me soit déjà retenue, lady Middleton...

— La prochaine, alors ?

— C’est cela, la prochaine, répondit-il machinalement.

— Magnifique ! exulta lady Middleton.

Nicholas parvint enfin à se libérer. Incontinent, il se rua sur la terrasse. A la lumière des
lampions, on y voyait quelques

couples, ainsi qu’un groupe d’hommes plongés dans une discussion animée. Sans doute
Julia et Kingsley étaient-ils dans le jardin... Le jeune lord dégringola précipitamment les
quelques marches qui y menaient. Il y avait bien là un couple, dans le fond, mais les
cheveux de la dame étaient trop sombres pour que ce fût Julia. Soudain, sur sa droite, il
entendit les inflexions inimitables de George.

— Ma chère Julia, connaissez-vous ce vers ancien, que le poète eût pu écrire en pensant à
vous ? « Venez au jardin, je voudrais que mes roses vous voient... »

— George, je vous abandonne aux mains des aliénistes, répliqua Julia d’un ton exaspéré.
Si tant est qu’ils puissent vous soigner !

Ils étaient assis sur un banc, sous un jeune arbre en pot. En voyant approcher Nicholas, Julia
voulut se lever ; George la retint d’une main ferme.

Nicholas les regardait, les mâchoires serrées, et Julia se recroquevilla sur son banc, avec, sur
ses traits pâlis, une expression où se mêlaient la honte et l’appréhension. George, lui,
souriait, l’air faraud. Il lâcha la main de Julia et s’exclama :

— Tiens, voici votre chevalier servant !... et juste à temps pour vous protéger de mes
avances aussi viles qu’éhontées...

Nicholas le foudroya du regard.

— Que veut dire ceci ? Alliez-vous... ?

— Je le crains ! Le clair de lune, vous savez, et le...


— Mais pas du tout, s’indigna Julia, furieuse, en sautant sur ses pieds. Il me racontait des
histoires sans queue ni tête, et voilà que pour finir, il y a à peine un instant, il m’a pris la
main en refusant de la lâcher et m’a adressé ce compliment stupide !

— Je vois...

Selon toutes les apparences, George Kingsley s’amusait beaucoup. Mais du diable si
Nicholas comprenait pourquoi. Il ne comprenait pas non plus pourquoi il répandait partout
l’histoire de l’attaque des bandits de grand chemin.

— Je pense, Kingsley, qu’il est grand temps que vous et moi ayons une petite explication,
dit-il d’un ton glacial.

— Non ! Je vous en prie, non ! s’écria Julia, qui paraissait au bord de l’évanouissement.
George, à première vue, peut passer pour un doux original, mais c’est un escrimeur
redoutable, et il vous mettra en morceaux ! Surtout avec votre bras, qui n’est pas encore
remis !

Interloqué, Nicholas se retourna vers elle.

— Mais de quoi parlez-vous ? Rassurez-vous, je ne vais pas le provoquer en duel... du


moins... pas pour le moment !

George se leva dans un mouvement paresseux.

— Cette petite comédie fut très plaisante, commenta-t-il, îl part cette histoire de « doux
original », qui me semble un cruel manque de tact...

Se tournant vers Nicholas, il ajouta :

— Faites-moi signe quand vous voudrez cette petite explication, mon vieux... je suis à
votre disposition !

Puis il disparut dans l’ombre, comme par enchantement.

Fuyant le regard noir de Nicholas, Julia murmura à son tour :

— Je crois que je ferais mieux de rentrer, moi aussi.

Mais il se campa devant elle.

— Un instant ; je crois que vous me devez également quelques explications...

— Et pourquoi donc ? se renfrogna-t-elle. S’il s’agit de cet incident grotesque, je...

— Non, il s’agit surtout du mot que vous m’avez envoyé, pour me signifier de ne plus
chercher à vous aider dans vos recherches.
— Je... j’ai décidé de ne pas vous demander votre aide...

— Vous n’avez rien à me demander, c’est moi qui vous l’offre. Pourquoi la refusez-vous ?

— Après réflexion, j’ai compris que Philip avait raison, et qu’il n’y avait plus rien à
découvrir sur les circonstances de la mort de Thomas.

Il la dévisagea longtemps de ses yeux perçants, puis déclara :

— Non, je veux la vraie raison.

— Je viens de vous la donner.

— Il a dû s’écouler approximativement une heure entre le moment où je vous ai déposée à


la porte de Sophia, et celui où j’ai reçu votre mot. Que vous est-il arrivé dans cet intervalle ?
Rappelez-vous que je peux encore révéler à vos amis votre escapade de l’autre soir...

— Très bien, je vais vous dire la vérité. J’ai trouvé un papier sur ma coiffeuse, après vous
avoir quitté, qui m’enjoignait de... de cesser mes recherches... L’expéditeur savait que j’étais
chez Thérèse, l’autre soir.

— Avez-vous toujours ce papier ?

— Oui.

— Alors, remettez-le-moi, avec les autres...

— Non... je... je ne peux pas ! Je ne veux pas que vous soyez mêlé à tout ça ! J’ai trop
peur que vous soyez de nouveau blessé, ou même pire...

— Vous vous inquiétez donc pour moi ?

— Bien sûr ! Je viens de vous le dire, vous avez déjà été blessé à cause de moi. Je ne veux
pas qu’il vous arrive encore quelque chose de plus grave, par ma faute...

— Et vous craigniez aussi que Kingsley me mette en pièces...

— Eh bien oui, cela serait... par ma faute, également !

Il pouvait voir ses grands yeux, sous la pâle clarté de la lune.

— Je ne crois pas, conclut-elle, qu’il soit très sage de trop lier votre destin au mien.

— Non, sans doute pas..., murmura-t-il, la voix étrangement rauque.

Il s’avança d’un pas vers elle, ce qui la fit reculer d’autant.


— ... Mais comme je vous l’ai déjà dit, je suis déjà trop impliqué dans cette affaire pour
pouvoir reculer.

— Je n’en crois rien, insista-t-elle, le souffle court. Vous pouvez, dès maintenant, oublier
toute cette histoire.

— Je ne le pense pas... je ne puis vous abandonner...

Son regard s’attardait sur les lèvres de Julia. Les yeux de celles-ci s’agrandirent encore,
comme Nicholas se penchait vers elle. Il allait l’embrasser, c’était fou, c’était...

— Lord Thayne !

... C’était la voix offusquée de lady Middleton. Le regard intrigué et désapprobateur de la


maîtresse de maison se posa sur Julia.

— Bonsoir, lady Carrington !

— Bonsoir, lady Middleton. Nous... nous allions rentrer, justement..., dit Julia sur le ton
qu’eût employé une fillette surprise les doigts dans une jatte de confiture.

Lady Middleton la regardait toujours sans aménité.

— Notre cher George m’a dit que je trouverai lord Thayne ici. Il est retenu pour la
prochaine danse...

Le ton de sa voix semblait sous-entendre que Julia avait attiré Nicholas dans le jardin, et ce
dans le seul but de le soustraire à ses manœuvres matrimoniales.

Nicholas se souvint brutalement, quoique assez vaguement, avoir accepté de danser avec
l’une des jeunes filles de la maison. Grands Dieux ! Du diable s’il avait envie de se
retrouver entre les bras potelés de ce pot de colle de Lydia Middleton !

Julia lança dans sa direction un rapide coup d’œil.

— Oui, s’empressa-t-elle d’expliquer. Lord Thayne me disait justement qu’il était retenu.
Aussi allions-nous revenir sur nos pas...

Lady Middleton parut quelque peu rassérénée.

— Très bien, répondit-elle, l’air triomphant. Vous ne verrez donc pas d’inconvénient à ce
que je vous l’enlève ?

— Pas le moindre ! Je vous le disais, j’allais rentrer moi-même...

Nicholas n’avait d’autre choix que de s’exécuter. Il jeta un dernier regard au sourire crispé
de Julia, puis suivit lady Middleton entre les plantes en pots de la terrasse. Il aurait pu, sans
doute, remercier secrètement celle-ci d’avoir interrompu un moment de pure folie ; mais il
l’aurait plus volontiers étranglée pour sa déplorable façon d’intervenir au meilleur
moment...

11

L’espoir, nourri par Julia, que Nicholas renoncerait à se soucier de la liste et du rapport de
Thérèse, vola en éclats lorsqu’il se présenta chez Sophia, au moment où les deux jeunes
femmes prenaient leur petit déjeuner dans la bibliothèque dont les fenêtres surplombaient le
jardin. Quand le majordome l’introduisit dans la pièce, il apparut vêtu d’un superbe habit
bleu sombre et d’une culotte claire ; ses bottes de cuir fin impeccablement cirées brillaient
comme des miroirs.

Le cœur de Julia battit plus vite à la vue de sa silhouette à la prestance si masculine, et elle
ne savait plus exactement si cette émotion était due à autre chose qu’à la simple nervosité.

Sophia lui sourit.

— Bonjour, Nicholas. Voulez-vous vous joindre à nous ?

Il lui sourit à son tour et secoua la tête.

— Merci, je me suis déjà sustenté. Et ma visite n’est pas simplement une visite de
politesse : lady Carrington doit... me remettre quelque chose...

Étonnée, Sophia regarda son amie.

— Veux-tu faire chercher... ce que tu dois donner à lord Thayne, Julia ?

— Non ! répliqua vivement celle-ci. Je préfère... aller le chercher moi-même.

Elle lança un regard furieux à Nicholas, qui arqua en réponse un sourcil interrogateur.
Comment osait-il venir lui réclamer les documents devant Sophia ? Elle se leva et
s’approcha de lui.

— Puis-je vous parler en particulier, lord Thayne ? dit-elle tout bas.


— Bien sûr !

Mais il ne bougea pas.

— Dans le couloir, je vous prie...

— Certainement ; dès que vous m’aurez remis les documents.

Il était clair qu’il ne céderait pas. Consciente du regard curieux de Sophia posé sur elle, Julia
tourna les talons et sortit de la pièce. Comment avait-elle pu penser une seule seconde qu’il
l’écouterait ? Il était aussi têtu que l’avait été Thomas, voire plus encore.

Les documents se trouvaient dans l’armoire de sa chambre, sur l’étagère du haut. Elle avait
déjà annoté la liste des clients de Thérèse, marquant les noms de ceux qui pouvaient avoir
été en rapport avec son mari. Elle se saisit de cette liste et remit les autres documents à leur
place. Puis elle se tint un instant immobile, serrant la liste sur sa poitrine. Elle hésitait à
redescendre et à la remettre au vicomte. Mais quel autre choix avait-elle ? Si elle ne revenait
pas avec ce qu’il demandait, il la poursuivrait probablement jusque dans sa chambre. Elle
pouvait toujours affirmer qu’elle l’avait perdue, mais il ne la croirait probablement pas...

Elle revint à regret dans la bibliothèque. Il y était seul, près de la haute fenêtre, et
contemplait le jardin. A son entrée, il se retourna.

— Eh bien ?

— Écoutez, je vous le répète, je ne veux pas que vous vous impliquiez dans tout ceci...

— Oui, je le sais, vous me l’avez déjà expliqué hier soir.

Il fit un pas vers elle, et, à ces mots, Julia revécut, par la pensée, les moments qu’ils avaient
passés la veille dans le jardin des Middleton. Elle ne put s’empêcher de regarder lu bouche
de Nicholas, et son cœur se mit à battre à tout rompre. Avait-il, alors, été à deux doigts de
l’embrasser ? Et pourquoi pensait-elle à cela, tout à coup ? Elle s’évertua à se ressaisir, et il
tendit sa main.

— Donnez-moi ce papier...

Elle lorgna la chevalière qui luisait à son annulaire, et semblait avoir toujours orné ce long
doigt. Julia sentit une boule se former dans sa gorge. Elle lui remit la liste sans oser croiser
son regard. Il la prit et fit la grimace.

— C’est tout ?

— J’ai gardé le rapport de Thérèse, et ceux de ses employés... Il n’y avait rien de très
intéressant..., mais vous avez là la liste des clients de la soirée. J’ai déjà coché les noms de
ceux qui connaissaient Thomas.
— Je vois...

Il la regarda intensément, un long moment, puis il revint au document.

Tandis qu’il parcourait celui-ci, Julia pouvait sans crainte détailler son visage : ses hautes et
larges pommettes, et ses yeux en amande... Ses cheveux bruns aux reflets d’or, épais et
soyeux, qui bouclaient légèrement sur son front, sur ses tempes et dans son cou. Elle se
souvint comme ils étaient doux nous ses mains, ces cheveux, la nuit de l’enlèvement...

Il leva les yeux de la feuille de papier.

— Je vais commencer par les noms que vous avez cochés.

— Oui ? répondit-elle, distraite.

— Quelque chose ne va pas ?

— Je vous demande pardon ?

— Vous me regardez fixement.

— Oh ! Oh, je...

Julia sentait ses joues s’embraser, et elle chercha désespérément une échappatoire.

— Je... votre bras ! Je pensais à votre bras... est-il... parfaitement cicatrisé, à présent ?

— Mon bras ? Je vous parlais, moi, de la liste...

— Oui, mais enfin, je... je m’inquiétais...

Il l’enveloppa de son regard, un petit sourire charmeur au coin de sa bouche.

— Vous feriez-vous encore du souci pour moi ? Ma chère, si vous continuez ainsi, je vais
finir par croire que je ne vous suis pas tout à fait indifférent !

Sa voix était moqueuse, douloureusement moqueuse à l’oreille de Julia.

— Il n’y a pas là matière à plaisanterie, dit-elle avec amertume.

Aussitôt, elle eût voulu se mordre la langue, pour avoir prononcé ces mots. Pourquoi ne pas
lui avoir répondu sur le même ton badin et persifleur ?

Mais le regard de Nicholas avait changé. La voix un peu enrouée, il répliqua :

— Je ne plaisantais pas ! Je vous le demande sincèrement : je ne vous suis donc pas...


indifférent ?
Effrayée, Julia battit en retraite.

— Je... c’est-à-dire... je ne veux pas qu’il vous arrive quelque chose à cause de moi !

— Je comprends. En somme, vous ne voulez pas avoir ma mort sur la conscience ?

— Oui... non... je ne veux pas que vous mouriez... enfin, je ne veux rien de ce genre...

Elle ne savait plus ce qu’elle disait. Le visage de Nicholas se ferma quelque peu.

— Il est gratifiant de penser que vous ne me placez pas, dans votre estime, à un échelon
beaucoup plus bas que le reste de l’humanité, remarqua-t-il. Enfin, j’en déduis que vous ne
me haïssez pas vraiment...

— Moi ? répondit Julia, stupéfaite. Mais pourquoi vous fuirais-je ? C’est plutôt moi qui
devrais supposer que vous me haïssez !

Ce fut au tour de Nicholas d’être surpris. Il fronça les sourcils.

— Pourquoi diable voudriez-vous que je vous haïsse ?

— Mais... pour vous avoir enlevé !

Il parut tomber des nues.

— Quel rapport cela a-t-il ? Non je ne vous hais pas... pas du tout !

— Eh bien... moi non plus !

Il la regarda et éclata soudain de rire.

— Bon ! voilà qui est clair ! Je suis heureux d’apprendre que vous ne me détestez pas !

— Je ne vous ai jamais détesté...

Elle lui sourit à son tour, prise d’un accès de timidité qu'elle ne s’expliquait pas.

— Oui, j’en suis heureux, répéta-t-il, presque dans un murmure.

Son visage changeait, de nouveau. Il n’y avait plus trace de badinage, d’ironie dans ses
yeux. Le souffle court et le cœur battant, Julia ne pouvait plus en détacher les siens. Ses
lèvres N’entrouvrirent, comme pour anticiper son baiser...

Ce fut lui qui baissa les yeux le premier.

— Je... je dois vous laisser, à présent.

Le ton était plutôt abrupt, la voix rauque. Julia détourna les yeux, les joues en feu. Elle
espérait qu’il n’avait pas remarqué la réaction de désir qu’elle avait eue à son égard. De la
pure lubricité !

Après son départ, elle se laissa tomber dans un fauteuil, les mains sur ses joues toujours
rouges. Elle devait être folle... Sinon, comment expliquer la véritable obsession qui
s’emparait de son esprit ? Oui, une obsession... et une irrésistible attraction. Comme si...
comme si elle était en train de nourrir de tendres sentiments envers lui.

Mais cette éventualité serait terrible et jamais, non, jamais, elle ne le permettrait. Ce n’était
qu’une aberration, née des circonstances, de leur commune solitude, et de leur
rapprochement forcé. Cette aberration pouvait même, peut-être, expliquer qu’il éprouve, à
son encontre, de semblables penchants...

Le mieux était de l’éviter autant que possible, de n’avoir avec lui que des relations limitées
au strict nécessaire. Elle se montrerait polie, bien sûr, afin que les conventions sociales
fussent respectées — et d’ailleurs, pourquoi aurait-elle agi autrement ? En tous cas, elle ne
devait plus jamais rester seule avec lui. Elle avait trop peur... non de lui, mais d’elle-même
et de ses désirs.

Le lendemain soir, Nicholas était assis dans l’un des salons de la Maison Blanchot, en face
de l’honorable Edward Palmerston, lequel chauffait dans sa main son quatrième cognac de
la soirée. Nicholas doutait fortement de pouvoir tirer grand-chose de lui. Les souvenirs que
Palmerston gardait de cette fameuse nuit étaient tous vagues et imprécis. Sans doute devait-
il se trouver, à ce moment-là, dans le même état d’hébétude alcoolique qu’aujourd’hui.

Toute cette affaire était décidément difficile. Interroger des témoins à propos d’un
événement survenu trois ans auparavant, et auquel ils n’avaient pas, en fait, directement
assisté, se révélait bien improductif. Pour l’heure, ses questions n’avaient produit aucun
résultat tangible. Il se leva en soupirant et Palmerston, quant à lui, souleva à demi une
paupière lourde.

— Vous nous quittez déjà ? dit-il d’une voix pâteuse.

— J’ai un rendez-vous, au White’s...

Il devait en effet y rencontrer son cousin Adam.

Une lueur passa dans les yeux de Palmerston.

— Pendant que vous y êtes, jetez donc un coup d’œil à leur registre des paris. Ça devrait
vous intéresser...

Puis il retomba pesamment contre le dossier de son fauteuil.

Il était d’usage, au cabaret White’s, que les parieurs Inscrivent sur un registre spécial l’objet
de leurs enjeux. La lecture pouvait en être amusante, car les paris les plus divers, voire les
plus incongrus étaient lancés là. Mais il y avait bien longtemps que Nicholas avait perdu
toute curiosité pour ce fumeux registre, et ne l’avait plus parcouru...
Il laissa Palmerston en compagnie de son cinquième verre, cl quitta la pièce. Dans le grand
salon, Thérèse se leva de la table de jeu qu’elle présidait pour venir à sa rencontre.

— Comment va Julia ? lui demanda-t-elle à mi-voix en posant sa main sur son bras.

— Bien !

— Ah, tant mieux ! Je suis soulagée que vous puissiez lui apporter votre aide. Je ne la
voyais pas s’en sortir toute seule...

— Vous savez donc... ? s’étonna Nicholas.

— Bien sûr !

Elle lâcha son bras, et poursuivit, l’air complice :

— Vos questions sur la mort de Thomas sont un secret de polichinelle ; et la rumeur veut
que vous cherchiez ainsi à démontrer votre affection envers Julia...

Il haussa les épaules, mais parut tout de même surpris.

— Je vois, dit Thérèse en souriant, que vous êtes trop occupé pour prêter l’oreille aux
ragots. Il y en a un autre qui vous concerne et qui doit être à l’origine du premier : on fait
des gorges chaudes à propos de votre héroïque blessure, et surtout de l’origine de vos
soins...

— Oui, celui-là, je l’ai entendu... c’est probablement Kingsley qui l’aura propagé.

— Probablement... il y a aussi, commença Thérèse avec un peu d’hésitation, une histoire


de livre des paris, au White’s... cela vous concernerait, Julia et vous... je n’en sais pas plus,
mais vous devriez bien vérifier.

Nicholas jura sourdement entre ses dents. De tels ragots, et plus encore s’il y en avait une
trace écrite, étaient redoutables ; ils pouvaient faire voler en pièces une réputation jusque-là
irréprochable. On paraissait ne plus s’interroger sur l’identité de la mystérieuse dame qui
l’avait soigné, mais identifier clairement Julia.

— Cela ne va pas lui plaire..., dit-il, pensif.

C’était un euphémisme.

— Non, j’ai bien peur que non.

Thérèse reprit soudain le bras de Nicholas et lui dit, bien en face :

— Je ne veux pas qu’elle souffre, Nicholas... pas de nouveau, pas encore... elle ne le
mérite pas. Il n’y a pas meilleur cœur que le sien sur la terre.
— Je n’ai pas du tout l’intention de la faire souffrir, repartit-il, ni de permettre à quiconque
de lui faire du mal.

Chez White’s, la mention manuscrite, sur le livre des paris, le mit en rage :

« Parieurs : lord G. Kingsley contre W. Buntford.

» pour un montant de...

» Enjeu : Que lord Thayne épousera lady C. avant deux mois écoulés. »

Adam lisait par-dessus l’épaule de son cousin.

— Quelle mouche a piqué Kingsley, s’exclama-t-il, pour qu’il aille se lancer dans un tel
pari ?

— Une pulsion de mort, répondit sourdement Nicholas. Il me provoque !

Adam, très effrayé, serra son bras.

— Tu es fou ! Ne parle pas ainsi ! Tu pourrais déclencher un terrible scandale, et une


haine mortelle entre vos deux familles !

Une fois prononcés, ces mots planèrent longtemps dans le silence, comme une menace.

— Tu as raison, reconnut enfin Nicholas, plein d’amertume. Il n’y a rien que je puisse
faire !

Adam lâcha son bras,

— Refrène ta colère, lui dit-il encore. Si Kingsley mérite bien, en effet, de payer cher pour
cette offense, tu ne peux pas te permettre d’exposer lady Carrington au risque d’un éclat
public.

— Non, elle en serait outragée et désespérée... et ce serait pire encore si elle savait qui est
l’imbécile qui a lancé ce pari. Sachant que c’est l’une de ses connaissances, elle trouverait le
moyen de s’en accuser !

Il eut soudain conscience qu’Adam le regardait curieusement, ce qui l’agaça.

— Eh bien ?

— J’étais en train de me demander ce qui avait poussé Kingsley à croire que tu pourrais
avoir le dessein de conduire lady Carrington à l’église...
— Je n’en ai pas la moindre idée, grommela Nicholas. Sans doute le simple fait que j’aie
passé cinq jours sous son toit, je suppose...

Il omettait délibérément de mentionner la petite scène qu’avait surprise Kingsley, lorsque


Julia le soignait dans le petit salon, mais Adam n’avait pas besoin de connaître ce détail, que
Nicholas jugeait, d’ailleurs, de peu d’importance.

— C’est tout ? On vous voit souvent ensemble, pourtant...

— Et alors ? je ne sache pas que cela doive forcément impliquer...

— Kingsley, lui, a l’air de le penser... Que vas tu faire, à présent ? Lui va sûrement
s’employer à la réussite de son pari.

— Je ne compte pas vraiment l’y aider... dorénavant, j’éviterai lady Carrington autant que
possible...

A ces mots, Adam parut soucieux.

— Cela signifie-t-il nous ne te verrons pas à Richmond, demain ? Tu sais que lady Simons
et lady Carrington ont toutes deux accepté l’invitation de Jessica ? Et je dois te prévenir que
ma tendre épouse sera enragée contre toi si tu ne viens pas... elle ne manquera pas, ajouta-t-
il avec un sourire, de l’écrire à Sarah !

Nicholas grogna. Pourquoi fallait-il qu’il fût toujours, ainsi, pris au piège ? Bah ! il aimait
beaucoup la gentille Jessica, et ne voulait pas lui causer la moindre contrariété. C’est bon, il
irait à ce pique-nique ; mais il se tiendrait aussi loin de Julia que la politesse le lui
permettrait.

Julia et Sophia arrivèrent à Richmond peu avant midi. La maison de campagne des
Henslowe n’était pas très grande, mais elle était magnifiquement située, au cœur d’un grand
parc arboré. Elle avait été construite, en brique, environ un demi-siècle plus tôt, et on y
accédait par une longue allée sinueuse.

Comme Philip avait dû s’excuser, retenu ailleurs par une de ses nombreuses et très discrètes
activités, George s’était chargé d’escorter les dames. Le temps était parfait pour un pique-
nique : il faisait très doux et le ciel était presque entièrement bleu. Un valet les conduisit
vers une large pelouse, à l’arrière de la maison, où se pressaient une foule d’invités. Sur de
longues tables, des domestiques s’affairaient à disposer quantités de plateaux bien garnis.

Jessica se détacha d’un groupe de dames pour les accueillir. Elle portait une ravissante robe
de mousseline blanche, retenue à la taille par une fine ceinture d’un vert sombre,
parfaitement assortie aux rubans de sa capeline, et son sourire était éclatant.

— Je suis si heureuse, leur dit-elle, que vous ayez pu venir vous joindre à nous ! Mon
Dieu que vous êtes donc jolies et élégantes, toutes les deux !
— Moins que vous, ma chère, moins que vous ! s’empressa de répondre Sophia avec un
grand sourire.

Jessica se tourna vers Julia.

— Nicholas est déjà arrivé. Mais, ajouta-t-elle avec une amusante petite grimace, je crains
bien que ces messieurs ne nous délaissent au profit des jolies truites de notre rivière...

— Les hommes restent toujours de grands enfants, repartit Julia sur un ton dont elle força
quelque peu la légèreté. Laissons-les s’amuser entre...

— Julia ?

Elle se retourna pour voir qui l’interpellait. C’était Robert Haslett.

— Oh, Robert, quel plaisir de vous voir ! s’exclama-t-elle.

Il lui sourit, en faisant naître des rides d’expression autour de ses yeux.

— Tout le plaisir est pour moi !

Jessica les regardait tous deux, l’air ravi.

— Je ne savais pas que vous vous connaissiez...

— Nous sommes de vieux amis, expliqua Robert. Par contre, je ne crois pas avoir déjà eu
le plaisir de rencontrer milady, dit-il d’une voix lente en se tournant vers Sophia.

Cette dernière lui sourit aimablement.

— Non, en effet...

Julia fit rapidement les présentations. En se penchant au-dessus de la main tendue de


Sophia, Robert dit d’un ton pénétré :

— J’ignorais que lord Philip eût une aussi jolie sœur...

— Et moi, répondit Sophia en rougissant légèrement, j’ignorais que vous connaissiez mon
frère.

De nouveaux invités s’annonçaient et Jessica dut s’excuser pour aller les accueillir.

— Voudriez-vous que j’aille chercher des sièges ? proposa alors Robert. J’ai vu qu’on en
avait disposés ça et là sous les arbres... A moins naturellement que vous préfériez vous
asseoir sur l’herbe...

— Oh oui, dit Sophia presque timidement. C’est tellement plus agréable de s’asseoir sur le
gazon... c’est tout le charme des pique-niques...
— Je suis tout à fait de votre avis, approuva Robert en souriant.

Ils s’installèrent à l’ombre d’un chêne majestueux. Bientôt, Robert et Sophia bavardaient
comme s’ils étaient de vieux amis. En voyant le visage plutôt austère de Robert s’éclairer
lorsqu’il regardait son amie, Julia comprit que le fidèle compagnon de son mari était déjà
sous le charme. On pouvait difficilement l’en blâmer, tant le bleu de la robe que portait
Sophia rivalisait en profondeur avec celui de ses yeux, et N’accordait à son teint de
porcelaine. Julia en eut au cœur comme un pincement d’envie.

Non pas qu’elle eût aimé garder Robert pour elle. Elle l’aimait beaucoup, et depuis
longtemps, mais comme une amie. Et s’il y avait deux êtres sur terre qui méritaient de
retrouver le bonheur, c’étaient bien Sophia et Robert. D’où lui venait donc, alors, l’étrange
mélancolie qu’elle éprouvait ? Elle n’avait certes aucune envie de tomber de nouveau
amoureuse. Tout cela était mort en elle en même temps que Thomas ; son cœur reposait six
pieds sous terre.

— Julia, est-ce que tout va bien ? s’inquiéta Sophia. Tu parais bien songeuse...

— Tout va bien... je réfléchissais...

Elle se força à sourire, et à secouer la chape de mélancolie qui s’était abattue sur elle.

Sophia se détendit et sourit à son amie avec, tout à coup, un brin de malice dans son regard.

— Tiens, j’aperçois Nicholas, là-bas, dit-elle d’un air faussement innocent.

— Ah oui ? répondit Julia en s’efforçant de conserver une attitude aussi dégagée que
possible...

Pourquoi donc la terre entière était-elle persuadée qu’elle s’intéressait à lui ? Jessica,
d’abord, et maintenant Sophia !

— Tu le vois ? Il est près des tables.

— Oui, c’est bien...

Julia gardait les yeux obstinément baissés vers le gazon. Sophia la considérait
narquoisement, et c’est à cet instant précis qu’Adam, réclamant l’attention de tous, annonça
qu’il était temps de passer au buffet. Incontinent, Robert bondit sur ses pieds, et s’offrit à
aller garnir l’assiette de ces dames.

Sophia le regarda s’éloigner, puis se tourna vers Julia.

— Te serais-tu querellée avec Nicholas ?

S’attendant plutôt que son amie l’interroge à propos de Robert; Julia fut décontenancée.
— Mais... non... pourquoi me demandes-tu ça ?

— Parce qu’il te lance des regards noirs.

— Je me demande bien pourquoi ! Nous ne nous connaissons pas assez pour avoir un
quelconque motif de querelle.

Sophia se leva.

— Tu ne verras pas d’objection, donc, à ce que je l’invite à s’asseoir avec nous ?

— Euh... Sophia, je...

Sans attendre sa réponse, son amie gagna le buffet.

Sans doute Julia pouvait-elle se lever à son tour et s’éloigner. Or cela aurait été une attitude
bien ostentatoire... Du reste, où serait-elle allée s’asseoir ? A part Jessica et son mari, elle ne
connaissait presque personne... Il y avait bien George, assis plus loin au milieu d’un groupe
de jeunes dandys. Mais il n’était pas question de le rejoindre et de s’exposer à ses éternelles
plaisanteries !

Peut-être Nicholas allait-il décliner l’invitation espiègle de Sophia ? Il y avait bien, parmi
les autres invités, une douzaine de personnes qu’il connaissait. Elle risqua un regard fugace
vers le buffet et pâlit : Nicholas s’avançait dans sa direction, deux assiettes pleines à la
main. Elle se réfugia précipitamment de l’autre côté de l’arbre qui abritait leur groupe, et se
sentit parfaitement ridicule : Après tout, peut-être Nicholas ne venait-il même pas vers elle...

Les espoirs de Julia s’envolèrent quand les longues et robustes jambes du jeune lord,
moulées dans une culotte de peau et de hautes bottes de cuir, vinrent s’arrêter à la hauteur de
ses yeux, qu’elle gardait obstinément baissés.

— Bonjour, lady Carrington.

Il fallut bien se résigner à le regarder en face.

— Bonjour, lord Thayne.

Il avait sur son visage une expression froide et taciturne qui ne présageait rien de bon.

— Sophia m’a demandé de vous apporter une assiette.

— Comme c’est aimable à vous ! dit-elle d’une voix faible.

— Elle m’a également invité à me joindre à vous...

— Je vous en prie, installez-vous.

Qu’aurait-elle pu lui dire d’autre ?


Il s’assit sur l’herbe avec une aisance étonnante, pour quelqu’un qui tenait deux assiettes
garnies à la main. Sophia songea qu’à sa place, elle eût certainement tout renversé. Il lui en
tendit une.

— Voici...

— Merci...

Elle s’aperçut alors que sur l’assiette qu’il lui avait donnée n’empilait un véritable
amoncellement de pinces de homards, de poulet et de salade. Même s’il était vrai que Julia
avait faim et ne manquait pas d’appétit, elle pouvait difficilement avaler toute cette
nourriture...

— Peut-être n’aimez-vous pas les pinces de homards ? s’enquit-il.

— Si, mais... enfin... croyez-vous vraiment que je puisse manger tout ça ?

Il parut soudain très gêné.

— Je... je suis vraiment désolé... je n’ai pas l’habitude d’apporter une assiette à une dame.
Je ne voulais pas que vous restiez sur votre faim.

— Il n’y a aucun risque !

Nicholas s’adossa contre le tronc de l’arbre et posa son assiette entre ses jambes.

— J’ai vu qu’Haslett était ici, dit-il d’un ton neutre. J’imagine que vous êtes contente de le
voir ?

— Mais... oui, bien sûr !

— L’avez-vous fréquemment côtoyé, depuis la mort de votre mari ?

— Non.

Où voulait-il en venir ? s’étonna-t-elle. Et pourquoi évitait-il de la regarder en face ?

— L’autre soir, chez Thérèse, reprit-elle néanmoins, était la première fois que je le
revoyais depuis le meurtre.

— Et auparavant, vous le connaissiez bien ?

— Oui... Pourquoi me demandez-vous cela ? Vous pensez qu’il pourrait être impliqué de
quelque manière dans cet assassinat ?

— Non.
La réponse était brève et sans équivoque.

— Alors, pourquoi ces questions ?

Il haussa les épaules.

— Parce que je vous ai vue tenir brièvement sa main, chez Thérèse...

Il n’en dit pas plus, et porta sa fourchette à sa bouche d’un air renfrogné. De surprise, Julia
faillit lâcher la sienne. Il l’avait donc épiée ? Et pourquoi se permettait-il de faire allusion à
ce simple geste de réconfort ?

— Puisque vous voulez le savoir, lui dit-elle, glaciale, il venait de m’annoncer qu’il avait
perdu sa femme. J’ai mis ma main sur la sienne afin de lui témoigner mon affectueuse
sympathie.

— Je... hum... je vous prie de m’excuser...

Si Nicholas garda le silence un moment, il ne put bientôt s’empêcher de lui demander :

— Tenez-vous toujours la main des hommes à qui vous voulez... témoigner votre
sympathie ?

— Non... et cela ne vous regarde pas !

— Tiendriez-vous aussi la mienne, s’il s’avérait que j’avais besoin de réconfort ?

Julia, qui n’en croyait pas ses oreilles, le considéra, bouche bée.

— Je... je vous demande pardon ?

— Je voudrais savoir jusqu’à quel point peut s’étendre votre sympathie... à mon égard.

A sa grande honte, Julia sentit ses joues s’embraser.

— Cette conversation est ridicule, lord Thayne. Auriez-vous bu ?

Où étaient donc passés Sophia et Robert ?

— Non... je n’ai pas encore bu...

Le vicomte reposa sa fourchette et enchaîna, changeant brutalement de sujet :

— J’ai commencé mes recherches.

Il était vraiment déconcertant ! Julia resta sans réaction l’espace d’une demi-seconde, puis :

— Oh, oui, vos recherches ! Avez-vous découvert quelque chose ?


Nicholas allait ouvrir la bouche, mais un regard jeté pardessus son épaule le dissuada de
poursuivre.

— Sophia et Haslett reviennent, expliqua-t-il, brièvement.

Ils n’eurent plus l’occasion de se parler en tête à tête. Robert s’assit à côté de Julia, et
Sophia, de Nicholas. Peu après, ils furent rejoints par d’autres invités. A un moment, Robert
regarda l’assiette de Julia.

— Vous n’avez pas beaucoup mangé, remarqua-t-il.

— En fait, l’assiette était très pleine, repartit-elle en étouffant un petit rire.

Robert Haslett demeura silencieux un instant, puis reprit à voix basse :

— Avez-vous pu apprendre quelque chose, au sujet de la mort de Thomas ?

— Non, pas vraiment.

Devait-elle lui confier que Nicholas enquêtait de son côté ? Elle résolut de n’en rien faire.
Elle craignait que cette confidence ne complique inutilement les choses.

— Je serais heureux de vous aider, si je le puis, lui dit-il, sincère.

Elle eut un sourire reconnaissant.

— Merci, Robert...

— ... Vous savez, je n’aime pas beaucoup l’idée de vous voir mener vos recherches toute
seule, comme l’autre soir, chez Thérèse...

Voilà qu’il parlait comme Nicholas, et comme, en fait, tous les hommes qu’elle connaissait.
Elle lorgna le jeune lord et vit que celui-ci la regardait, l’air sévère, comme si elle était en
train de se conduire mal. Avait-il entendu les quelques mots qu’elle venait d’échanger avec
Robert ?

Elle se hâta de revenir à ce dernier.

— Je ne fais rien de dangereux, se défendit-elle. Racontez-moi plutôt depuis quand vous


êtes en Angleterre, et si vous avez trouvé le pays changé, après toutes ces années passées à
l’étranger...

Il s’exécuta, et ils passèrent le reste du déjeuner à deviser agréablement, Sophia s’étant


bientôt jointe à eux. Julia coulait de fréquents regards vers Nicholas, qui semblait flirter
avec lady Serena Lyndon, la fille du comte de Mooreland, une jeune personne ravissante,
aux yeux pétillant de malice et de passion, bien trop pétillants, d’ailleurs, de l’avis de Julia,
pour une jeune fille d’à peine vingt ans...
Elle tenta bien de les ignorer délibérément, mais se surprit à lancer des coups d’œil de plus
en plus fréquents dans leur direction ; et elle eut le déplaisir de voir Nicholas sourire aux
reparties de lady Serena. Julia aurait voulu pouvoir lui l<-ter son assiette au visage.
Comment pouvait-il distribuer dos sourires à cette péronnelle, tout en lui décochant, à elle,
tics regards en biais ?

Mais aussi de quel droit, après tout, réagissait-elle ainsi ?

Elle qui n’avait fait que semer le désordre et la confusion dans la vie du jeune lord...

Et ne lui avait-il pas laissé entendre que son désir de la protéger n’était rien d’autre qu’une
sorte de tribut au souvenir de la femme qu’il avait aimée ?

Julia essaya d’avaler encore quelques bouchées, puis repoussa son assiette. Robert et Sophia
discutaient entre eux, oublieux du monde qui les entourait. Elle se leva.

— Je vais aller marcher un peu...

— Voulez-vous que nous vous accompagnions ? offrit Robert.

Julia sourit et secoua la tête.

— Alors que vous êtes si bien sous cet arbre ? Non, non... et puis, je ne vais pas bien
loin...

En traversant la pelouse, elle aperçut George au milieu de sa cour habituelle de joyeux


drilles, et pressa le pas, espérant qu’il ne la suivrait pas. Elle n’était décidément pas
d’humeur, aujourd’hui, à souffrir ses incessantes saillies.

Un étroit sentier suivait la rivière. Elle s’y engagea en flânant, heureuse de sentir la chaleur
du soleil sur ses bras.

Le modeste cours d’eau, ombragé de grands arbres et cerné de buissons, était coupé par une
petite cascade, qui se déversait, entre des rochers, dans un bassin naturel. Julia s’arrêta pour
contempler ce charmant paysage, et n’entendit plus que le léger grondement de l’eau vive,
et le chant des oiseaux. Elle s’avisa alors qu’elle était allée beaucoup plus loin qu’elle n’en
avait eu l’intention.

A regret, elle voulut rebrousser chemin. Dieu du ciel ! Nicholas se tenait juste derrière elle,
les bras croisés sur sa poitrine.

— Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il, toujours aussi peu amène.

— Milord, répliqua-t-elle fraîchement, il me semble que cela se voit... je me promène, ne


vous déplaise...

— Ce que je vois, moi, c’est que vous êtes seule l


— Eh bien, je ne le suis plus, dit-elle avec un sourire de défi, puisque vous êtes là !

— Je suis là depuis moins d’une minute, dit-il d’un ton légèrement exaspéré, comme si
Julia abusait de sa patience. Avant cela, vous étiez bel et bien seule, ma chère ; si quelqu’un
était venu vous agresser, nul homme n’aurait été là pour vous défendre.

Elle n’avait pas pensé à cela ; elle était toutefois bien trop fière pour le laisser savourer son
triomphe.

— M’agresser ? A un pique-nique à la campagne, chez des amis ? Oh, voyons, c’est


ridicule, lord Thayne !

Il la prit rudement par le bras, lés sourcils froncés.

— Qui peut savoir ?

— Et qu’en savez-vous, vous-même ? D’ailleurs, en quoi ma sécurité vous concerne-t-


elle, milord ?

Elle ne savait pas exactement pourquoi elle l’apostrophait ainsi, mais depuis qu’elle l’avait
vu sourire à la jeune lady Serena, elle brûlait de lui manifester sa mauvaise humeur.

— En quoi elle me concerne, répéta-t-il, visiblement furieux. Vous voulez le savoir ?

Il fit un pas vers elle, le visage sombre et décidé, et malgré elle, Julia recula d’un pas, dos à
la rivière.

— Julia ! Non, ne bougez pas ! s’écria Nicholas.

C’était déjà trop tard. L’instant d’après, le pied de la jeune femme butait sur une racine, et
elle dégringolait le long de la berge. Elle tomba dans la retenue d’eau en une gerbe
d’éclaboussures, et coula au fond avant de pouvoir remonter à la surface d’une vigoureuse
poussée des jambes. Elle ouvrit la bouche, et aspira une goulée d’air avec une ardeur
désespérée. Si son pied glissa sur les rochers couverts d’algues, elle put agripper une racine
aérienne ; elle vit alors que Nicholas était entré dans l’eau pour se porter à son secours. Julia
sentit qu’il passait un bras sous son aisselle et saisissait son bras gauche, l’attirant contre sa
poitrine. Il la porta ensuite sur l’herbe tendre de la berge, où il s’écroula, à bout de souffle,
sur le dos, Julia étendue sur lui, la tête dans son cou.

— Est-ce que ça va ? dit-il, haletant. Mon Dieu, vous auriez pu vous noyer !

— Je... sais... nager, articula-t-elle avec difficulté.

Elle était trempée et hors d’haleine, et ne parvenait à penser à rien d’autre qu’au grain de la
peau de Nicholas, à ses mèches de cheveux plaquées par l’eau, à sa bouche si près de la
sienne. Elle se retourna, sans le quitter des yeux. Ses yeux comme éclaboussés d’or qui, en
cet instant, s’assombrissaient brusquement... Julia retint son souffle. Lorsque la main de son
compagnon se glissa dans ses cheveux et qu’il l’attira à lui, elle se rendit compte qu’elle
avait perdu sa capeline.

Elle ferma les yeux. Les lèvres de Nicholas effleuraient les siennes dans la plus douce des
caresses. Sa chaleur masculine irradiait à travers ses vêtements trempés. Il la serrait contre
lui, et elle était grisée par la robustesse de son corps...

Alors, et tout naturellement, les lèvres de Julia s’ouvrirent, et elle accueillit avec ferveur la
langue qui pénétrait sa bouche — son goût mâle et encore inédit. Une douce chaleur se mit à
rayonner du plus profond d’elle-même, et elle reconnut les signes évidents et troublants du
désir. Ce fut soudain comme si une sonnette d’alarme retentissait dans son crâne. Qu’allait-
elle faire ? Qu’allait-il advenir ?

Elle ouvrit grands les yeux et s’écarta vivement. Il la regarda, décontenancé.

— Je... je ferais mieux de me lever ! murmura-t-elle.

Il la lâcha. Très gênée, elle roula sur le côté, puis s’assit sur l’herbe. La réalité du moment,
peu plaisante, reprenait ses droits, et effaçait toute le grâce fugitive de leur baiser. Sa robe
était trempée et souillée de boue, ses cheveux dénoués collaient à son dos. Elle évoquait
quelque chaton tombé dans une lessiveuse...

Nicholas vint s’asseoir auprès d’elle. Un coup s’œil furtif lui apprit qu’il n’était pas plus
présentable qu’elle ne l’était elle-même.

— Je suis désolée...

— De quoi ?

— A cause de moi, vous êtes tout trempé... vos vêtements seront bons à jeter, j’en ai peur...

— Le baiser que nous venons d’échanger à été bien plus dévastateur encore...

— Le... baiser ?

— Oui, le baiser. Vous voyez de quoi je veux parler, je pense ? Quand nos lèvres se sont
jointes, et que...

— Je vous en prie, ne... Je ne tiens pas à en discuter...

Elle osa le regarder en face, cette fois. Il avait toujours son air ironique. Non, elle ne voulait
pas en parler. Il était déjà assez catastrophique qu’une telle chose ait pu se produire. Et,
secrètement, elle craignait plus que tout voir son propre désir se rallumer...

Il la regarda un long moment, puis se releva dans un mouvement souple.

— Très bien ! Il lui tendit la main. Revenons à la civilisation...


Il l’aida à se relever. Elle voulut alors lâcher sa main, mais il la retint fermement.

— Un mot, encore... Avez-vous vraiment cru, tout à l’heure, que j’allais vous faire violence
?

— Co... comment ?

— Quand vous êtes tombée à l’eau, vous reculiez devant moi... Il eut un rire bref... Vous
n’avez quand même pas cru... que j’allais lever la main sur vous ou...

Son rire sonnait faux ; il paraissait étonné, et même peiné. Un bref instant, Julia put deviner
toute la vulnérabilité qu’il dissimulait d’ordinaire, si soigneusement, sous ses airs ténébreux
et distants.

— Oh non ! répondit-elle vivement. C’est juste que sur le moment, vous paraissiez si
féroce... non pas que j’ai eu vraiment peur de vous, mais... enfin, j’ai reculé, et mon pied a
glissé.

Impulsivement, elle posa sa main sur son bras.

— Je ne crois pas, dit-elle avec douceur, que vous voudriez me faire du mal...

Il se raidit imperceptiblement et fixa la main de Julia.

— Non, repartit-il, la gorge serrée, je ne veux pas vous faire du mal.

— Alors, ne vous blâmez pas de ma chute. Ce fut un accident.

Il releva la tête.

— Diriez-vous aussi que le baiser en était un ?

— Oui, je le crois.

Nicholas eut un léger sourire.

— Vous le croyez, mais vous n’en êtes pas sûre. Peut-être devrions-nous vérifier...

Le cœur de Julia s’emballa.

— Je crois que ce serait... dangereux.

— Sans doute. Mais vous êtes une femme dangereuse, savez-vous ?

Délicatement, il posa sa main sur le cou de Julia et se pencha à sa rencontre. Elle ferma les
yeux. Ses lèvres se posèrent sur celles de la jeune femme, puis soudainement, il se recula en
étouffant un juron.
Désarçonnée, Julia ouvrit les yeux. Nicholas l’avait lâchée et regardait, l’œil sombre,
quelque chose derrière elle. Le cœur battant, d’appréhension cette fois, elle se retourna.
George Kingsley et lady Serena se tenaient dans le chemin qui longeait la rivière. Ils étaient
suivis de près par Adam Henslowe.

George arborait un sourire sardonique.

— Tiens, tiens, s’exclama-t-il, quand je disais qu’il y avait du mariage dans l’air...

Nicholas se déplaça de façon à dissimuler partiellement Julia.

— Elle est tombée à l’eau, dit-il, glacial.

— Et vous l’embrassiez pour la ranimer, sans doute ? dit George d’un air badin.

Nicholas marcha vers lui, une lueur assassine dans le regard. Julia, pétrifiée, était incapable
du moindre mouvement.

Adam retint son cousin par le bras.

— Nick... Lady Carrington a froid... ramenons-la vite à la maison !

Nicholas s’arrêta net, sans cesser de dévisager farouchement George. Celui-ci avait
abandonné son éternel demi-sourire dédaigneux et lui rendait son regard avec calme et
détermination. Adam s’avança rapidement vers Julia, retira sa jaquette et la lui posa sur les
épaules.

— Venez, Jessica va vous prêter des vêtements secs...

— Merci !

Elle tremblait, en effet, mais sa chute dans l’eau froide n’était pas seule en cause.

Ils revinrent vers le perron en silence. Adam soutenait Julia, et semblait s’interposer entre
elle et Nicholas, que Julia n’osait regarder. George et Serena les suivaient à quelques pas.
Quand ils débouchèrent sur la pelouse, Sophia courut vers eux, les yeux agrandis par
l’inquiétude.

— Julia ! Que vous est-il...?

— Je suis tombée à l’eau. Lord Thayne m’en a sortie...

Sophia se tourna vers lui.

— Nicholas ? Dieu soit loué, vous étiez là ! Mais comment est-ce arrivé ?

— Je... je suis une telle idiote, tenta d’expliquer Julia, j’ai glissé...
Malgré la jaquette sur ses épaules, elle se remit à trembler.

Tous les autres invités s’étaient assemblés autour d’eux, et ce n’était que murmures de
sympathie apitoyée et d’effroi.

Jessica prit le bras de la pauvre Julia.

— Venez vous changer et vous réchauffer dans la maison.

Une heure plus tard, Julia était assise dans une chaise longue du boudoir de Jessica,
emmitouflée dans un plaid, une tasse de thé chaud à portée de la main. Sa nouvelle amie
s’était occupée d’elle avec beaucoup de gentillesse et de prévenances, lui envoyant sa
propre chambrière pour l’aider à se déshabiller et à se laver. Pendant ce temps, Jessica
s’était chargée elle-même de lui trouver des vêtements.

Puis elle la laissa seule, lui enjoignant de prendre un peu de repos avant de rejoindre les
autres invités. L’esprit survolté de Julia se refusait à tout apaisement — sourd au calme de
ce boudoir, au cœur d’une maison de campagne.

Comment avait-elle pu se montrer aussi stupide ? Certes en tombant à l’eau, mais aussi et
surtout en laissant Nicholas l’embrasser ? Tout était entièrement sa faute : elle ne s’était pas
seulement laissé embrasser, elle y avait participé, et de tout son cœur. Pour couronner le
tout, on l’avait surprise dans ses bras ! Chaque fois qu’elle y songeait, elle aurait voulu
rentrer sous terre. Si Adam avait affecté de ne rien remarquer, la lueur amusée dans les yeux
de George, ainsi que ses réflexions, avaient été tout à fait éloquentes. Quant à lady Serena,
pouvait-on espérer qu’elle ait la discrétion de tenir sa langue ? Ce n’était, après tout, qu’un
début de baiser, plutôt furtif et discret... pas comme le précédent. S’ils étaient arrivés
quelques instants plus tôt...

Bah ! il n’y avait rien là de très scandaleux : elle n’était plus mariée, et lui ne l’était pas. Elle
n’était pas une vierge rougissante, mais une veuve, dont le temps de deuil officiel était passé
depuis longtemps. Tout bien considéré, l’incident n’aurait peut-être aucune suite, et se
diluerait, pour ainsi dire, dans l’indifférence générale...

Elle priait avec ferveur pour qu’il en soit ainsi.

Adam pénétra dans son cabinet de toilette comme Nicholas rentrait les pans de sa chemise
dans une culotte noire, vêtements prêtés par son cousin. Il s’y sentait un peu à l’étroit, ayant
les épaules plus larges et les jambes plus longues que lui, mais au moins tout cela était-il
sec.

— Tu as tout de même une allure un peu plus civilisée, ainsi, remarqua Adam.

— Tu m’excuseras, répliqua Nicholas, il n’était pas dans mes projets de me baigner...

— Je gage que cela n’entrait pas non plus dans ceux de lady Carrington.

Nicholas lui lança un regard de côté.


— Comment va-t-elle ?

Il ne pourrait guère la blâmer si elle décidait de ne plus jamais lui adresser la parole. Quelle
que soit la façon dont on tournait la question, il s’était conduit comme un malotru. Il mettait
sa réaction sur le compte de la jalousie, aussi sauvage qu’inattendue, qui s’était emparée de
lui lorsqu’il avait vu Julia être l’objet des attentions de Haslett. Aussi, quand il avait senti
son corps contre le sien, et qu’il s’était penché au-dessus de son adorable visage, avait-il été
incapable de résister à ses pulsions...

Enfin, comme si cela n’était pas encore assez, il l’avait embrassée de nouveau, plus ou
moins, par surprise, et avait été à deux doigts de se battre avec Kingsley.

— Elle est dans son boudoir, répondit Adam. Je dois dire qu’elle prend les choses avec
beaucoup de cran, si l’on considère qu’elle aurait pu se noyer, et qu’elle a été surprise
ensuite dans une situation plutôt compromettante...

Pour sa plus grande confusion, Nicholas sentit qu’il rougissait tel un adolescent. Pour
recouvrer un peu sa contenance, il émit un petit rire sans joie.

— Elle va probablement me faire savoir que je ne dois plus jamais me présenter devant
elle !

— Mmm... ça, j’en doute..., marmonna discrètement Adam.

12

Sophia reposa sa tasse de thé et regarda Julia, assise en face d’elle au petit déjeuner.

— Je ne voudrais pas être indiscrète, mais se serait-il passé quelque chose entre Nicholas
et toi... je veux dire, avant ou après que tu sois tombée à l’eau ?

Son amie leva les yeux de ses toasts, auxquels elle n’avait pas encore touché.

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Tu as l’air tellement... absente, depuis hier. Et Nicholas également. De plus, quand, une
fois changés, vous êtes revenus parmi nous, vous avez semblé vous éviter soigneusement,
l’un et l’autre... Sophia fit une petite grimace d’excuse avant de continuer : J’ai bien peur de
ne pas avoir été la seule à m’en apercevoir. Vous êtes-vous disputés ?

— Non, non, nous ne nous sommes pas disputés...

« Si seulement, songea-t-elle, il ne s’était agi de rien de plus que cela ! »

— Tu en es bien sûre ? insista Sophia. Il avait l’air si furieux lorsqu’il s’est aperçu que tu
étais partie te promener toute seule, et il a filé si vite sur tes traces, que j’ai craint qu’il ne te
fasse une scène extrêmement violente. Si c’est le cas, Julia, je te jure bien qu’il le
regrettera !

Julia fut surprise par la véhémence qui vibrait dans la voix de son amie. Elle paraissait si
décidée qu’il valait mieux lui avouer la vérité... Elle aurait été capable d’aller arracher les
yeux de Nicholas.

— Il m’a embrassée.

— Oh, mon Dieu !

Sophia sourit malicieusement.

— Je me demandais quand il se déciderait...

— Sophia !

— Écoute, il était évident qu’il en mourait d’envie depuis un bon moment...

Elle rit encore en regardant son amie avec une gaieté mêlée d’indulgence.

— Je ne crois pas, en tous cas, que cela justifie que vous soyez ainsi à couteaux tirés, tous
les deux...

Julia soupira.

— C’est que ce n’est pas tout...

Mieux valait tout dire avant que l’affaire ne vienne aux oreilles de Sophia par une autre
voie.

— ... George, lady Serena et M. Henslowe nous ont vus.

— Oh... est-ce que...

Sophia hésita, puis poursuivit doucement :

— Était-ce un baiser très passionné... tu me comprends ? Très démonstratif ?


— Démonstratif ? Euh... non, pas particulièrement...

— Alors, ce n’est pas si grave !

— Attends... George a fait une ses stupides remarques, à propos de mariage, et j’ai bien
cru que Nie... que lord Thayne .illait le frapper. M. Henslowe l’a retenu de justesse, ce que
lady Serena avait l’air de regretter...

— Doux Jésus ! Veux-tu que j’en parle à Philip ? Il saura calmer George. Naturellement,
pour cette jeune dinde de lady Serena, je ne peux rien te promettre...

— Oh non, je t’en prie, ne dis rien à Philip !

Julia trouvait déjà que celui-ci prenait bien trop à cœur la promesse faite à Thomas de la
protéger. De plus, elle ne souhaitait pas que le profond fossé d’incompréhension entre les
Kingsley père et fils se creusât, par sa faute, encore davantage. Et enfin, elle ne voulait pas
créer de tension entre Philip et Nicholas.

— Mais pourtant...

— Je t’en prie. Je suis certaine que tout ira bien ! Je ne veux pas que Philip se fasse du
souci à ce sujet.

Elle souriait, se voulant rassurante. Sophia soupira.

— Si c’est ce que tu souhaites... et... il n’y a eu qu’un seul baiser ?

— N... non, il y en a eu un autre.

— Sans témoins, celui-là ?

— Oui.

— Et... plus démonstratif ?

Julia rougit jusqu’aux oreilles.

— Oui. Mais je crois que c’était... une impulsion incontrôlée, un moment d’égarement.

— Ah... et ça t’a plu ?

— Sophia !

— Oui, je suppose que ça t’a plu, puisqu’il y en a eu un autre. Et j’ai l’impression qu’il
embrasse très bien. Je me trompe ?

— Je... non, c’est vrai, je suppose... tu sais, je n’ai pas beaucoup d’expérience... à part
Thomas...

Elle songea, pleine de confusion, qu’elle n’aurait jamais cru, après lui, pouvoir désirer les
baisers d’un autre homme.

— Donc, cela t’a plu ?

A quoi bon mentir ? Sophia s’était souvent amusée de sa totale inaptitude à la moindre
dissimulation.

— Je me le reproche terriblement.

— Il y a trois ans que Thomas est mort, Julia, tu as le droit de goûter les baisers d’un autre
homme, et de les aimer...

— Je ne veux pas les aimer, murmura Julia.

Elle eut un pauvre sourire.

— J’ai bien réfléchi. J’entends bien ne plus le revoir, tant que je serai à Londres.

— Euh... je ne voudrais pas te contrarier, mais je crois que ce sera difficile. Lord
Monteville nous invite dans sa loge à l’Opéra, ce soir... et Nicholas sera là, lui aussi.

Après le petit déjeuner, Sophia s’installa à son petit bureau, dans un coin de la bibliothèque,
afin de rédiger son courrier. Julia se mit à la fenêtre et regarda pensivement la rue. Le ciel
était sombre et menaçant. A l’exception du petit square, au centre de la place, ce n’étaient
que murs gris, à perte de vue. Une vague de nostalgie l’envahit et elle songea à Foxwood.
Son refuge champêtre lui manquait terriblement. Combien de temps devrait-elle encore
rester dans la capitale ? Sa recherche désespérée du meurtrier de son mari se heurtait à
d’infinis obstacles, et l’avait liée à Nicholas par des liens aussi embarrassants
qu’inextricables. Et puis, si Philip avait raison, après tout ? Si le meurtre de Thomas n’était
rien d’autre qu’un crime crapuleux ?

Restait-il un espoir d’en savoir plus, une seule piste, fût-elle plus ténue qu’un cheveu ?

Il lui fallait trouver la réponse à cette question avant de pouvoir seulement penser à quitter
Londres. Et y parvenir seule, sans devoir compter sur Nicholas. Non, elle devait chercher à
l’éviter. Surtout après ce qui s’était passé la veille. Tout cela était parfaitement ridicule, et
elle ne pouvait continuer à se tourmenter ainsi pour un baiser qui ne signifiait rien, ni pour
elle, ni pour lui. Il était évident qu’il aimait toujours cette femme qu’il avait perdue,
pareillement qu’elle-même aimait toujours Thomas. Comme elle l’avait dit à Sophia, Il n’y
avait rien eu de plus entre eux, hier, qu’un moment d’égarement.

Nicholas venait de franchir la porte du White’s lorsque lord Philip Kingsley l’aborda.

— Il faut que je vous parle, déclara-t-il sans autre préambule.


— Certes ! J’ignorais que vous fussiez de retour en ville...

— Je suis rentré hier soir.

A voir l’expression contrariée qu’arborait Philip, Nicholas se douta que leur conversation ne
serait guère plaisante. Avait-il déjà eu vent de la « débâcle » du pique-nique ?

Philip, que le jeune lord suivit jusqu’à une table retirée, attendit qu’ils fussent assis, et qu’un
serveur fut venu prendre leurs commandes, pour parler.

— On prétend que vous enquêtez sur la mort de Thomas Carrington, est-ce exact ?

— Je me suis livré à quelques recherches à ce sujet, en effet.

Philip se rembrunit.

— Pourquoi ?

— C’est que... Lady Carrington...

— Elle vous a fait part de ses soupçons ?

— Précisément, et j’ai pensé qu’il n’était pas bon qu’elle aille interroger à peu près
n’importe qui, dans des endroits parfois assez mal famés.

— ... Alors vous lui avez offert d’enquêter à sa place. Je comprends...

Philip se recula au fond de son siège.

— C’était très généreux de votre part, mais bien inutile. Je suppose que vous n’avez rien
découvert d’intéressant ?

— Vous supposez bien.

Le seul renseignement de quelque utilité avait été confié à Julia par Haslett. Philip le
connaissait déjà.

— Je m’en doutais... trois ans, voyez-vous, c’est long, pour des témoignages...

— Pourtant, remarqua Nicholas, vous n’avez pas pu convaincre lady Carrington


d’abandonner ses recherches ?

Philip fronça les sourcils.

— Non, admit-il. Ah, je regrette bien qu’elle ait vu votre bague ! Cela lui a procuré de
faux espoirs. Je crois cependant qu’il vaut mieux que vous poursuiviez vos investigations.
Peut-être ainsi Julia sera-t-elle assez satisfaite pour ne plus tenter de se renseigner de son
côté. Et il faut espérer qu’avec le temps, elle abandonnera tout à fait ses recherches...
— Peut-être...

Cette conversation mettait Nicholas mal à l’aise, sans qu’il sache exactement pourquoi.
Philip changea ensuite de sujet, et ils ne parlèrent plus de Julia. Apparemment, aucune des
autres rumeurs les concernant, elle et lui, n’était parvenue aux oreilles de lord Kingsley, bien
que ce soit certainement George qui les avaient propagées...

Si Philip quitta le cabaret un peu plus d’une heure plus tard, la gêne que ressentait Nicholas
ne disparut pas avec son départ. Il avait prévu d’aller voir les chevaux d’une écurie que l’on
vendait aux enchères ; il y renonça, et dirigea ses pas vers Grosvenor Square.

Le secrétaire de son grand-père travaillait dans la bibliothèque de l’Hôtel de Monteville.


C’était un jeune homme blond aux yeux vifs, qui se leva pour l’accueillir.

— Bonjour, lord Thayne, dit-il en retirant ses lunettes. Que puis-je faire pour vous ?

— Mon cher Colton, commença Nicholas, mon grand-père m’a souvent dit que vous étiez
à ma disposition, en cas de besoin...

Le jeune secrétaire acquiesça.

— C’est exact, milord, il Ta dit devant moi, à plusieurs reprises...

— Eh bien, mon cher, j’aurai une importante tâche à vous confier...

Nicholas n’était pas bien sûr que son grand-père incluait, parmi les services que son
secrétaire pouvait lui rendre, une mission obligeant celui-ci à s’absenter de Londres pour
quelques jours. Bah ! la fin justifiait les moyens...

13

Philip accompagna sa sœur et Julia au King’s Theatre. Julia appréhendait beaucoup que lord
Kingsley lui fit des remontrances au sujet des incidents survenus au pique-nique ; il ne
devait pas en avoir été informé, car il n’en souffla mot. Elle commença alors à à se détendre.
Peut-être George et lady Serena n’en parleraient-ils pas non plus, après tout... Mais tandis
qu’ils traversaient les rues de Londres pour se rendre à la représentation, l’angoisse la saisit
de nouveau, pour une tout autre raison.
Elle allait revoir Nicholas et pourrait difficilement, avec lui, faire comme si rien ne s’était
passé.

Les rues adjacentes au théâtre étaient encombrés par de nombreux attelages, et il durent
patienter un long moment avant que leur voiture parvienne enfin devant l’entrée, et qu’ils
puissent en descendre.

Julia n’était jamais allée au King’s Theatre auparavant, et elle fut étonnée par la foule qui se
pressait au foyer, ainsi que par la sophistication de la mise des spectateurs. Sophia lui avait
d’ailleurs appris qu’on n’y admettait personne qui ne fût en tenue de soirée.

Elle s’arrêta pour laisser passer une dame d’un certain âge accompagnée de deux plus
jeunes, toutes couvertes de bijoux et de soieries, puis réalisa avec effroi qu’elle avait perdu

Sophia et Philip dans le flot humain qui remplissait le foyer, les couloirs et les escaliers. La
panique la saisit l’espace d’un instant ; elle se calma en se disant qu’ils l’attendaient sans
doute un peu plus loin et qu’au pire, on pourrait toujours lui indiquer la loge de lord
Monteville.

Quelqu’un toucha son bras, et elle se retourna vivement. Nicholas se tenait devant elle.

— Il semble que vous ayez perdu vos amis, lui dit-il d’un ton neutre.

— Oh ! Je...

Le soulagement de ne plus être seule dans la foule se mélangeait en elle à une douzaine
d’émotions diverses et moins facilement identifiables. Tout de noir vêtu, à l’exception de la
blancheur étincelante de son jabot et de son gilet, le jeune vicomte était incroyablement
élégant.

Elle avait la gorge sèche et s’exclama étourdiment :

— Mais... que faites-vous ici ?

Il eut un sourire bref.

— La même chose que vous, je crois... je me prépare à assister à une représentation


d’opéra...

— Ah oui, bien sûr... excusez-moi... vous avez raison, j’ai perdu Sophia et Philip...

Le réconfort que sa seule présence apportait à Julia était tel qu’elle lui rendit son sourire
sans arrière-pensée.

Il lui tendit son bras.

— Vous avez de la chance, lui dit-il gentiment ; il se trouve que je sais comment les
rejoindre. Nous devons, souvenez-vous, passer la soirée tous ensemble...

— Oui...

Elle prit son bras.

— Merci... Vous n’imaginez pas dans quel état je me trouvais. C’est sans doute stupide,
mais...

Elle s’arrêta net, un peu honteuse de bavarder ainsi librement avec lui.

— Oui?

Il lui souriait gentiment et, malgré la foule, elle eut le gentiment qu'ils étaient seuls au
monde. Le joyeux brouhaha qui l’entourait n’était plus qu’un murmure lointain...

Il y avait, dans les yeux de Nicholas, une incroyable lueur, dont elle ne parvenait pas à se
détacher. Au prix d’un effort surhumain, elle articula :

— Je... je me suis sentie perdue...

Il sourit encore.

— Ici ? Eh bien, vous ne l’êtes pas... vous êtes même en parfaite sécurité...

Elle lui rendit son sourire.

— Oui.

C’était vrai, elle le savait, mieux, elle le sentait, au plus profond de son cœur.

Une voix théâtrale et affectée retentit à côté d’eux.

— ... Et, bras dessus, bras dessous, ils défiaient superbement tous les colporteurs de ragots
!

— Bonsoir, Kingsley..., marmonna Nicholas.

George les regardait, son éternel sourire goguenard aux lèvres.

— Je crois que nous ferions mieux de rejoindre la loge, à présent, dit encore sombrement
Nicholas.

Le charme étrange qui s’était installé entre eux était rompu ; ce fut soudain comme si le
soleil disparaissait derrière de lourds nuages.

Ils se dirigèrent vers le grand escalier, suivis de George, qui ne paraissait pas se soucier de
n’être pas vraiment le bienvenu. Son bavardage — un déluge de commentaires acerbes sur
la tenue ou le physique de tous ceux qu’ils croisaient —, contrastant avec le silence pesant
dans lequel

Nicholas s’enfermait, achevait de mettre à vifs les nerfs de la jeune femme.

Bien qu’elle fût tout de même assez excitée à l’idée d’assister à une représentation dans la
loge de lord Monteville, Julia était près de se trouver mal lorsqu’elle rejoignit enfin celle-ci.
Elle fut un peu soulagée de constater que Sophia et Philip y avaient déjà pris leurs aises,
ainsi que le comte.

Julia quitta le bras de Nicholas, et Sophia lui sourit.

— J’espère que tu ne m’en voudras pas, mais peu après t’avoir perdue de vue, je t’ai
aperçue avec lord Thayne, et je me suis dit qu’il saurait te conduire ici.

— Moi aussi, s’exclama George, je les ai trouvés dans le foyer, et j’ai bien cru qu’ils
allaient y passer toute la soirée, les yeux dans les yeux... alors je vous les ai amenés.

Philip jeta sur son fils un regard désapprobateur.

— Peut-être serais-tu mieux avisé de garder ce genre de réflexions pour toi, lui dit-il.

— Je le pourrais, riposta George, impavide, mais d’autres n’hésiteraient sûrement pas à en


faire des gorges chaudes. Je voulais protéger Julia de ce genre de commérages...

— Ces commérages étant sans objet, lady Carrington n’a que faire de votre protection !

Nicholas venait de laisser tomber ces mots d’un air de suprême indifférence. Mais tout, dans
son attitude, évoquait un tigre prêt à bondir.

— Sans objet, vraiment ? murmura George.

Nicholas fit un pas en avant.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

Julia s’immobilisa, le sang battant à ses tempes. La scène possédait toute l’horreur d’un
cauchemar récurrent. Ce n’étaient pas possible ! Les deux hommes n’allaient pas se
provoquer en duel devant leurs parents, leurs amis, et toute la bonne société londonienne ?

— Je crains que vous n’oubliiez, tous deux, les bonnes manières que vos familles ont tenté
de vous inculquer, dit lord Monteville, d’une voix ferme. Lady Carrington aimerait s’asseoir
et vous lui bloquez le passage, ainsi plantés en travers de la porte !... Milady, me feriez-vous
l’honneur, ainsi que le grand plaisir, de prendre place auprès de moi ?

La fermeté et le calme de ces paroles refroidit incontinent les ardeurs pugilistes de George et
du vicomte.
— Je vous prie de m’excuser, murmura ce dernier, très raide, en s’écartant.

Sans le regarder, Julia vint prendre place à côté du comte. A son vif déplaisir, elle nota que
ses mains tremblaient. George se courba en un spectaculaire salut.

— Ce fut un échange bref, mais passionnant, comme toujours ! Excellente soirée à tous !

Sur ces mots, il disparut dans le couloir. Julia, toujours effarée, n’osait croiser le regard de
quiconque.

— Ma chère, lui dit affablement lord Monteville, il n’y a rien dans tout cela, croyez-m’en,
qui mérite que vous vous en souciez...

Julia lui lança un rapide regard désolé.

— Je suis navrée, milord, balbutia-t-elle. Terriblement navrée...

— Pourquoi ça, mon petit ? Ce n’est pas vous, n’est-ce pas, qui avez provoqué cet
incident entre mon petit-fils et lord George ?

— Non, mais je...

— ... Alors il n’y a rien que vous puissiez vous reprocher. Je vous suggère de chasser tout
cela de votre esprit et de profiter au mieux du spectacle.

Il lui parlait avec gentillesse, mais aussi avec persuasion. Elle hasarda un sourire.

— Je vais essayer !

— Bravo ! Étiez-vous déjà venue au King’s Theatre ?

— Non, milord, jamais !

Julia s’efforça de modeler son attitude sur celle du comte, et d’avoir avec lui une
conversation cordiale et polie, comme si rien ne s’était passé. Maisr quand la représentation
eut commencé, elle comprit qu’elle ne pourrait se concentrer sur le spectacle comme elle
l’aurait voulu. Les voix, l’orchestre, pourtant brillants, ne lui parvinrent qu’en un écho très
affadi... Puis se fut l’entracte, et la loge se remplit soudain de visiteurs. Julia se vit alors,
comme on peut se dédoubler en rêve, sourire et tenter de répondre avec pertinence aux
remarques qu’on lui faisait. Cet effort l’épuisa... Lady Middleton entra, accompagnée de sa
fille aînée, et toutes deux fondirent sur Nicholas comme l’aigle sur sa proie, l’acculant
littéralement dans un coin de la loge comme pour lui couper toute possibilité de retraite.
L’arrivée de Robert Haslett fournit à Julia un dérivatif agréable, et elle prit plaisir à bavarder
avec lui et avec Sophia. Mais elle croisa à un moment le regard de Nicholas ; et celui-ci la
regardait avec une très sombre expression sur ses traits. Qu’avait-il donc, encore ?

Elle eut la surprise toutefois, en regagnant sa place à la fin de l’entracte, de le voir s’asseoir
à côté d’elle. A telle enseigne qu’il se crut obligé d’expliquer :
— Je ne fais que m’asseoir... ce n’est pas une tentative d’enlèvement !

— Je m’en doute...

— C’est que... voyez-vous, je ne voudrais pas que la remarque de Kingsley, tout à l’heure,
vous cause le moindre souci...

— Je n’y pense même plus... je ne m’y suis pas attardée...

— Non ?

Il avait l’air d’en douter.

— Non ! Ne pensez-vous pas que nous ferions mieux de suivre l’action, sur la scène ?

Elle se sentait inexplicablement agacée, et puis, bien qu’ils parlassent tout bas, elle redoutait
qu’on les entendît.

— A vous dire le vrai, je n’ai pas eu l’impression que vous suiviez bien attentivement le
premier acte !

— Comment le savez-vous ?

— Parce que je vous observais.

— N’étiez-vous pas censé regarder la scène, plutôt ?

— Vous m’intéressez bien plus que cet opéra !

Elle se sentit rougir, malgré elle.

— Vous vous trompez, murmura-t-elle, je ne suis pas si intéressante !

Et elle fixa la scène, déterminée à ne plus répondre à •ucune de ses sollicitations. A son
grand soulagement, il ne prononça plus un mot.

Toujours aussi rouge — cela devait faire ton sur ton, avec le velours de la loge —, elle
s’évertua à ne plus détourner son regard du plateau. Mais son esprit était ailleurs... Etait-il
donc possible que lord Thayne se mît ainsi à flirter avec elle ?

Non, elle ne pouvait le croire.

Nicholas, lui, ne pouvait détacher ses yeux du subtil profil de Julia. Apparemment, elle était
si absorbée par l’action qu’elle ne se sentait pas observée. Seule sa main, qui tremblait sur
son réticule, trahissait son trouble.

Lentement, il tourna son regard vers le cadre de scène, où une soprano interprétait un aria
vibrant de passion.

Pourquoi s’acharnait-il ainsi à se quereller avec elle ?

Par Dieu, il savait bien pourquoi : c’était sa façon de dissimuler, et d’abord de se dissimuler,
le désir qu’elle lui inspirait.

Le désir fou de se jeter sur Julia, de l’emporter dans ses bras, et de lui faire l’amour jusqu’à
en perdre la raison..

Oui, mais ensuite ? Elle n’était guère le genre de femmes dont on faisait une maîtresse. Les
quelques liaisons qu’il avait eues depuis Mary, avec des femmes qui ne désiraient de lui que
son corps et quelques cadeaux — des bijoux de prix, par exemple —, ne l’avaient guère
préparé à l’éventualité de connaître de nouveau, un jour, une relation plus complète. Trois
ans plus tôt, avant Mary, avant que son monde ne s’écroule, il aurait pu, peut-être, tenter de
la séduire avec, en cas de réussite, très peu de remords. Mais c’était avant, avant qu’il
n’apprenne, en en payant le prix fort, que l’on ne pouvait badiner bien longtemps avec les
sentiments des autres, dans la poursuite d’un égoïste plaisir. Ni avec les siens propres,
d’ailleurs...

Avec un léger temps de retard, il s’avisa que l’assistance applaudissait. Est-ce que par
hasard cet interminable mélodrame était terminé ? Oui, puisque la musique s’était tue, et
que les chanteurs étaient réunis à l’avant-scène, pour le salut...

Les invités quittèrent ensuite la loge, afin d’aller reprendre leurs voitures. Les couloirs, les
escaliers et le foyer du théâtre étaient de nouveau bondés, et le brouhaha rendait toute
conversation difficile. Bien que Nicholas eût résolu, comme on sait, d’éviter Julia autant que
possible, la constatation qu’elle était à l’évidence dans les mêmes dispositions à son égard
ne lui apportait guère de satisfactions. Comme ils arrivaient sur le trottoir, devant la longue
file de calèches qui attendaient leurs propriétaires, il la vit qui se tenait tout près de son amie
Sophia.

C’est pourquoi, lorsqu’elle perdit l’équilibre, il ne put la rattraper.

Elle était tombée entre deux attelages ; les chevaux apeurés, le cabraient. Sophia se mit à
hurler et, sans se soucier des sabots redoutables, Nicholas s’élança, terrifié à l’idée que les
puissantes bêtes eussent pu piétiner Julia.

Elle avait chu face contre terre. Nicholas vit vaguement, du coin de l’œil, Robert Haslett se
jeter à la tête des chevaux, pour les calmer ; puis il se pencha vers Julia et la souleva dans
ses bras pour la soustraire au danger. Elle était très pfile, et battait des paupières en le
regardant.

— Oh, mon Dieu ! soupira-t-elle d’une voix plaintive en le reconnaissant.

— Ne parlez pas, lui dit-il, puis, assez absurdement, il ajouta : avez-vous mal ?

Elle sourit faiblement.


— Comment vous répondre, si je ne peux parler ? Reposez-moi à terre, milord, je vous en
conjure !

— Non, pas question !

La foule des curieux grossissait autour d’eux. Sophia, très pâle elle aussi, dut, pour
s’approcher, pousser un homme de haute taille. Quelqu’un toucha l’épaule de Nicholas.
C’était Robert Haslett, manifestement aussi ébranlé qu’il l’était lui-même.

— Peut-être pourriez-vous porter Julia dans ma voiture ? lui dit-il. C’est la plus proche...

Sa voiture ? Nicholas n’avait aucune envie de voir Haslett emmener Julia. Il allait refuser
quand il entendit la voix de Sophia :

— Oh, comme c’est aimable à vous, Robert ! N’est-ce pas, Nicholas ?

Haslett se pencha à l’oreille de ce dernier.

— Je ne pense pas que l’instant soit bien choisi pour laisser vos sentiments personnels
l’emporter sur votre bon sens, renchérit-il avec une pointe d’ironie.

Nicholas dut en convenir. Il porta donc Julia jusqu’à la voiture de Robert, et l’installa avec
mille précautions sur le siège capitonné.

Elle paraissait aussi pâle, aussi sans défense que cette fameuse nuit où elle avait été blessée,
à Foxwood. Un impérieux désir de la protéger s’était emparé du vicomte...

— Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-il, et sa propre voix lui parut étrangement
brutale.

— Je vais bien. J’ai seulement horriblement honte... c’est tellement grotesque ! Tomber
ainsi, face contre terre, au beau milieu de Londres...

Il réprima à grand-peine l’envie de caresser sa joue.

— Il ne faut pas vous inquiéter de cela...

— Comment va-t-elle ?

C’était Philip qui venait aux nouvelles. Nicholas se tourna vers lui.

— Aussi bien que possible, je pense...

— Dieu soit loué !

Lord Philip Kingsley arborait une expression fort sombre. Nicholas s’avisa alors d’un fait
auquel il n’avait pas prêté attention jusque-là : ni Philip ni son grand-père ne semblaient
s’être trouvés près de Julia au moment de l’accident.

Philip parut hésiter un instant, puis il parla d’une voix étrangement basse et rauque :

— Plusieurs témoins affirment qu’elle n’est pas tombée toute seule, mais qu’elle a été
poussée, juste devant les chevaux...

Ces mots furent pour Nicholas comme un coup de tonnerre. Instinctivement, son esprit
chercha à en repousser les terrifiantes implications.

— Comment peuvent-ils alléguer une chose pareille ? Il y avait tant de monde ! Peut-être
a-t-elle seulement trébuché...

14

Nicholas venait juste de quitter sa banque, le lendemain matin, quand par chance il aperçut
Ernest Grayson. Celui-ci descendait l’escalier qui menait chez Fisk and Fisk, de l’autre côté
de la rue, et il avait l’air furtif ce ceux qui viennent de rendre visite à un prêteur sur gages.
Nicholas le reconnut parfaitement ; c’était bien le louche intermédiaire qui l’avait approché
pour négocier le rachat de sa bague. Il avait la même mine anonyme, la même tenue passe-
partout que le jour où il avait abordé le vicomte pour la première fois. Lui aussi l’avait
reconnu. Il se figea un instant sur place, puis repartit en accélérant le pas. Nicholas se faufila
entre deux fiacres et rattrapa le très discret Grayson comme il allait tourner le coin de la rue.

Lorsqu’il lui mit la main sur l’épaule, l’homme se retourna et devint incontinent pâle
comme un linge. Nicholas lui décocha un sourire assassin.

— Je désespérais de vous retrouver un jour !

Ce qui était remarquable, chez cet homme-là, c’était précisément que rien en lui ne l’était.
Âgé d’une trentaine d’année, il avait la mise et les manières du plus effacé des employés de
bureau.

— Ah oui, milord ? lui répondit-il avec méfiance. Pourtant, j’avais l’impression que vous
ne souhaitiez pas prolonger notre entretien...
— J’ai changé d’avis, répliqua Nicholas qui se voulait rassurant, et il faut que je vous
parle...

Grayson lui lança un regard d’homme traqué.

— C’est que je ne sais pas si l’offre tient toujours, milord, il faut que je consulte mon
client... maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai un rendez-vous urgent.

Il descendit du trottoir pour traverser la rue ; Nicholas lui emboîta le pas.

— Quel est donc le nom de votre mystérieux client ? J’aimerais traiter directement avec
lui, finalement...

Grayson regardait droit devant lui.

— Je ne peux pas vous le dire.

— Vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas ?

Grayson hésita une fraction de seconde.

— Euh... les deux !

— Eh si je vous payais grassement pour cela ?

— Non, milord, n’insistez pas, je vous en prie...

— Ils ne sont pas réputés pour leur patience, chez Fisk, quand il s’agit de récupérer
l’argent qu’ils ont prêté... Je vous offre de payer ce que vous leur devez...

Grayson avala sa salive avec difficulté, et lança un regard par-dessus son épaule, comme s’il
craignait de voir apparaître les frères Fisk, un mandat du tribunal à la main.

— Je... nous ne pouvons pas en parler ici, milord...

— Très bien ! Allons chez vous !

— Oh non, milord, non ! J’aurais bien trop peur que nous soyons suivis. Non... ce soir, à
Vauxhall... je vais à une petite soirée intime, quatre messieurs et trois dames... nous
viendrons en bateau, et nous aurons un salon privé...

Nicholas ne tenait pas particulièrement à ce que l’homme lui décrive sa soirée par le menu.
Il coupa court.

— A 11 heures, au bout de la grande promenade, et ne vous avisez pas de me faire faux


bond, Grayson, sinon...
— Bien sûr, milord, bien sûr !

L’homme disparut dans la foule, et Nicholas le regarda s’éloigner.

Si ce cloporte manquait à sa parole et ne se trouvait pas à leur rendez-vous, il le retrouverait,


dût-il, pour cela, écumer le fond de l’enfer. Depuis la veille, il désirait, plus que tout au
monde, mettre la main sur l’homme qui avait osé attenter à la vie de Julia. Celui-là, il le
jurait, aller payer, et très cher.

L’esprit en tumulte, il marcha vers sa voiture. La colère qui le trempait comme une arme se
mêlait d’un terrible sentiment de culpabilité. Julia avait été légèrement blessée au visage. Il
n’avait pas su la protéger. Il avait failli à sa mission la plus impérieuse, la plus sacrée...
Désormais il ne faillirait plus.

— Bonjour à vous, lord George !

George Kingsley poussa son cheval pour se mettre à la hauteur du phaéton dans lequel
avaient pris place lady Serena Lyndon et sa cousine, une veuve du nom d’Harriett Winslett.
George feignit la surprise, sourit et s’inclina sur ses étriers.

Il s’était en fait délibérément placé sur le passage de lady Serena, dont il connaissait les
habitudes de promenade dans le parc. Il était temps pour lui de passer à l’offensive.

Malgré son jeune âge, Serena Lyndon était une colporteuse de ragots dont la réputation —
détestable — n’était plus à faire : seule son immense fortune, et le fait que ses indiscrétions
étaient le plus souvent étayées d’un solide fond de vérité, avaient pu empêcher que la jeune
lady ne fût mise au ban de la société.

Son plus charmant sourire sur le visage, George se pencha, pour mieux voir, sous la capote
du phaéton.

— Mais ne serait-ce pas deux des plus jolies fleurs de l’Angleterre ? s’écria-t-il, lyrique
autant mielleux. Lady Serena, madame Winslett, je suis ravi de vous voir !

Mme Winslett lui adressa un sourire anxieux. C’était une femme timide, perpétuellement
effarouchée parles « audaces » de sa cousine — comme par exemple de mener seule son joli
et rapide phaéton, ainsi que, plus généralement, par toute manifestation un peu outrée. Lady
Serena, en revanche, accueillit le madrigal de George comme un compliment allant de soi.

— Moi aussi, je suis particulièrement ravie de vous voir, lord George, lui dit-elle avec une
mine de conspiratrice.

— Ah, oui ?

— Oui... Elle se pencha un peu en avant. Comme nous tous, j’ai été bouleversée par ce qui
est arrivé à cette pauvre lady Carrington. Quand on pense qu’elle est l’hôte de votre tante
Sophia ! J’espère qu’elle va mieux, après ce terrible accident. J’ai la chair de poule, rien que
d’y penser : être poussée sous les pas des chevaux...
— Dieu merci, elle s’en tire à peu près sans dommage, grâce à l’action héroïque de lord
Thayne, qui l’a soustraite au danger...

Comme George l’espérait, la seule mention du nom de Thayne fit briller les yeux de Serena.

— Oui, se hâta-t-elle de surenchérir, quelle chance qu’il se soit trouvé là ! Comme la


veille, du reste, au bord de cette rivière... mais dites-moi, il ne la lâche donc jamais d’une
semelle ?

— Oui, dit benoîtement George, il est vrai qu’il est souvent, et très opportunément, auprès
d’elle, mais étant donné les circonstances...

— Les circonstances ? quelles circonstances ?

Les yeux de Serena s’agrandissaient d’excitation.

— Ah, je crains d’en avoir trop dit ! s’exclama George, d’hypocrites regrets plein la voix.
Tant pis ! Disons... qu’il lui est extraordinairement reconnaissant... à cause de l’affaire des
bandits de grand chemin, vous savez... Or parfois, une grande reconnaissance mène... à
d’autres sentiments. Mais, pour l’heure, rien d’officiel, bien entendu... N’en soufflez mot à
personne !

— Soyez sans crainte, repartit Serena, toute honte bue, je suis une tombe !

Et, pensive, elle s’adossa de nouveau au siège capitonné du phaéton. George ne doutait pas
qu’elle savourait par avance le plaisir qu’elle aurait à faire largement circuler ce potin.

A présent que le ver était dans le fruit, il était inutile de s’attarder : George tourna encore
deux ou trois compliments en l’honneur des deux femmes, puis prit congé.

Il était bien tranquille : ce dernier ragot, plus deux ou trois autres discrets coups de pouce,
mèneraient tout droit Julia et lord Thayne vers l’autel.

Quant à lui, il empocherait, au passage, une jolie somme...

Nicholas, furieux et inquiet, marchait de long en large. Cela faisait dix bonnes minutes qu’il
se trouvait au point de rendez-vous, et toujours aucune trace de Grayson ! Il aurait bien dû
prendre le maraud par la peau du cou, et le forcer à l’amener jusqu’à sa tanière, plutôt que
de croire qu’il allait tenir parole !

Il résolut d’attendre patiemment un quart d’heure, puis de commencer sa traque.

Il avait, par précaution, minutieusement préparé celle-ci. Les Fisk n’ayant fait aucune
difficulté pour lui transmettre l’adresse d’un débiteur dont par ailleurs ils se méfiaient
beaucoup, il avait envoyé un de ses domestiques vérifier que Grayson habitait bien à
l’endroit indiqué. Il l’avait même fait suivre, par le même domestique, un homme de toute
confiance, et avait su ainsi que Grayson s’était bien rendu à sa soirée, dans une taverne
louche. Mais un peu plus tard, il en était sorti, s’évanouissant dans la nuit au nez et à la
barbe de son espion.

Quoiqu’il en soit, ce maudit Grayson n’arrivait toujours pas. Nicholas voulut s’éloigner un
peu du point de rendez-vous, dans l’espoir qu’il viendrait par un itinéraire imprévu. Il
n’avait pas fait dix pas qu’il entendit des pas derrière lui. Il se retourna, la main déjà sur la
crosse de son pistolet ; quand soudain le coup arriva d’un côté où il ne l’attendait pas, et il
s’écroula au sol, sans un bruit.

La femme de chambre venait juste de quitter Julia après l’avoir aidée à s’habiller, que
Sophia, la mine épouvantée, pénétrait dans la chambre de son amie.

Julia faillit pousser un cri d’angoisse.

— Sophia ? Que se passe-t-il ? Tu es malade ?

— Non... ce n’est pas moi. Philip vient de passer. Il m’a dit... Oh mon Dieu, c’est trop
affreux... Nicholas... il est blessé !

— Nicholas est blessé ?

Julia se figea.

— Il a été attaqué, la nuit dernière, à Vauxhall..., ajouta Sophia.

Le sang battait aux tempes de Julia.

— Est-il... est-il gravement... ?

— Oh, ma chérie, il faut que tu t’assoies... viens...

— Non, non, je vais bien, mais je t’en prie, dis-m’en plus... est-il conscient ?

— Oh mon Dieu, soupira Sophia, voilà que je t’inquiète plus encore, au lieu de te rassurer !
Il est conscient, oui, et avec seulement une vilaine bosse. Le médecin dit que tout ira bien !

— Dieu soit loué ! Julia s’assit sur son lit. Mais qu’allait-il donc faire à Vauxhall ?

— Il y avait rendez-vous avec un certain M. Grayson...

— Grayson ! répéta Julia en fixant son amie, les yeux ronds. Mais c’est le nom de l’homme
qui voulait acheter la bague, du moins... de son intermédiaire !

— Oui, mais il n’est pas venu au rendez-vous...

Toujours sous le choc, Sophia s’interrompit un instant, vint s’asseoir à côté de son amie et
entoura ses épaules de son bras.
— Ce n’est pas tout, hélas... pendant que Nicholas était inconscient, on lui a dérobé la
bague...

L’espace d’un instant, Julia parut ne plus savoir de quoi son amie pouvait bien lui parler,
puis elle eut une grimace écœurée.

— Oh cette bague !

— Je suis tellement navrée. Je sais qu’elle comptait tellement pour toi — et voilà qu’elle
est perdue, de nouveau !

— Non, Sophia, non... cette bague ne compte plus !

Julia se leva d’un bond.

— J’en viens presque à croire qu’elle était vraiment maudite ! Il faut que je voies
Nicholas. M’accompagneras-tu ?

Sophia serra avec effusion les main de Julia dans les siennes.

— Bien sûr ! Tout de suite, si tu veux !

15

— Je ne vois pas pourquoi je devrai passer toute la journée allongé, comme un invalide !
J’ai une bosse sur la tête, pas une jambe coupée !

— Quoiqu’il en soit, mon garçon, tu restera au calme aujourd’hui, je t’en réponds !

Nicholas écoutait son grand-père, l’air renfrogné. Celui-ci ajouta :

— Peut-être, une autre fois, nous feras-tu l’honneur de nous exposer tes plans, avant de
courir à des rendez-vous avec des personnes suspectes, et particulièrement dans des endroits
déserts...

— Je n’en ai pas eu le temps..., grommela Nicholas.

Un regard à sa main gauche lui fit tordre la bouche en un pli amer. Le trait plus pâle à la
base de son annulaire, là où se trouvait la bague avant qu’on la lui vole, lui rappelait
cruellement qu’il avait de nouveau failli à sa mission.

— Il fallait que je soutire des renseignements à ce Grayson, soupira-t-il, même s’il m’avait
fallu l’enlever pour cela.

— Rien ne prouve qu’il te les aurait fournis ! Tu as eu de la chance de ne pas être plus
sérieusement blessé, ou pire... Quant à ce Grayson, Philip saura lui mettre la main dessus.

Nicholas se laissa retomber sur les coussins du sofa où il était étendu et soupira encore. Au
moins avait-il pu convaincre son grand-père de l’installer dans la bibliothèque, et non pas de
le laisser confiné dans sa chambre, comme un petit garçon puni...

Un valet apparut à la porte.

— Lady Simons et lady Carrington, milord.

Nicholas se redressa et poussa un juron. Que diable Julia et Sophia venaient-elles faire ici ?
Dans l’état où il se trouvait, il ne voulait pas les voir, surtout Julia, et encore moins alors
qu’on lui avait pris la bague.

— Je ne reçois pas ! fulmina-t-il en direction du valet.

— Cette visite te fera beaucoup de bien, dit calmement lord Monteville. Faites entrer ces
dames...

Nicholas tint absolument à se lever et attendit près de la cheminée, bras croisés, que l’on
introduisît ses visiteuses. Lord Monteville les accueillit sur le pas de la porte.

— Nous sommes venues aussi vite que possible, dit Sophia. Comment va-t-il ?

— Vous pouvez me le demander directement, répliqua Nicholas, et il fit un pas, ignorant


la fulgurante douleur qui transperça alors son crâne. Je vais bien !

— Mais ne devriez-vous pas être au lit ? s’enquit Sophia, pleine de compassion. La


souffrance, sans doute...

— Je vous assure que tout est pour le mieux...

— Vous êtes si pâle... au moins, allongez-vous sur ce sofa...

— Je suis d’accord avec Sophia, intervint Julia, vous ne devriez pas être debout, après ce
que vous avez subi...

Nicholas tourna son regard vers elle. Dieu, qu’elle était belle, sous le large rebord de sa
capeline !

— Si je me souviens bien, milady, vous étiez vous-même lassée, il n’y a pas si longtemps,
de me voir étendu sur votre sofa...

Elle le regarda en souriant et entra dans son jeu.

— Mais vous êtes ici chez vous, milord, et pouvez faire ce qui vous plaît...

Il lui sourit à son tour.

— Touché ! Or mon plaisir, justement, est de rester debout... du moins tant que vous le
serez vous-même...

— Étant donné les circonstances, ces façons cérémonieuses ne sont-elles pas un peu
ridicules ?

Il ne répondit rien, se contentant de lui adresser un de ses habituels sourires sarcastiques.


Elle paraissait avoir envie de le frapper de ses petits poings — ce ne serait pas si
désagréable, après tout...

Lord Monteville les regardait, un petit sourire aux lèvres.

— Voudriez-vous tenir compagnie à mon petit-fils un moment, lady Carrington ? Je viens


d’acquérir un piano, que je compte offrir à ma petite-fille... Auriez-vous la gentillesse
d’essayer cet instrument, lady Simons, et de me dire ce que vous en pensez ?

— Mais j’en serai ravie ! dit Sophia, ignorant délibérément le regard courroucé que lui
lançait Julia.

Lord Monteville se tourna vers cette dernière.

— J’espère que vous pourrez persuader mon petit-fils de ménager ses forces...

— J’y tâcherai, milord, dit-elle avec un sourire contraint.

Nicholas considéra son grand-père en fronçant les sourcils. A quel jeu le vieux lord jouait-il
donc, en le laissant seul avec Julia ? Se pouvait-il qu’il désirât qu’elle et lui eussent une
explication ? Une réconciliation, peut-être...

— Au moins, asseyez-vous...

C’était Julia qui avait parlé, peu après que Sophia et lord Monteville eurent quitté la pièce.

— M’asseoir ?

— Oui, milord, je suis sûre que vous savez de quoi il s’agit. On plie les genoux et...

— Après vous !

Avec un air de défi, elle s’installa dans un inconfortable fauteuil Queen Anne, à haut dossier
droit. Il s’assit alors sur le sofa, et se tint ostensiblement très raide. Sa tête le faisait
atrocement souffrir ; mais il ne pouvait détacher ses yeux du visage de la jeune femme. La
pensée que lord Monteville pourrait bien approuver son mariage avec elle le rendait nerveux
et asséchait sa gorge. Même s’il savait que Julia, elle, ne l’accepterait jamais pour mari...
Mais son grand-père n’était pas homme à s’arrêter à cela, s’il jugeait ce mariage
souhaitable.

— Est-ce que tout va bien ? demanda Julia. Vous avez un air... étrange...

— Tout à fait bien...

— En êtes-vous sûr ? Vous êtes tout pâle...

La sollicitude de Julia le mettait mal à l’aise.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, dit-il d’un ton bref. Votre visite avait-elle un but
précis, lady Carrington ?

— Mais oui, répliqua-t-elle de même. J’étais venue m’assurer que vous n’étiez pas
gravement blessé. La rudesse habituelle de vos manières me montre bien qu’il n’en est rien !

— Je... je vous prie de m’excuser.

Il se remit debout et marcha jusqu’à la cheminée.

— Je dois d’ailleurs, également, vous présenter mes excuses pour une tout autre raison.
Je... je me suis fait dérober la bague de votre mari.

— Je sais, répondit tranquillement Julia. Sophia me l’a appris.

— Je ne puis dire à quel point j’en suis navré. Vous seriez en droit de m’arracher les
yeux !

A sa grande surprise, Julia sauta sur ses pieds et s’avança vers lui, son beau visage déformé
par la fureur.

— Pour votre gouverne, s’écria-t-elle, sachez que je me moque bien de cette bague ! Ce
qui me rend folle, c’est que vous soyez assez imprudent pour arranger un rendez-vous aussi
périlleux dans un endroit désert, et pour y aller seul, par-dessus le marché. Vous auriez pu
être tué !

Nicholas, bouche bée, la regarda s’approcher à quelques centimètres de son visage, et


continuer sa diatribe.

— Savez-vous seulement ce que j’aurais ressenti, moi, en apprenant que vous avez été
assassiné pour cette maudite bague ! Je suis heureuse qu’on vous l’ait prise ! Peut-être que
celui qui a mis la main dessus sera satisfait, enfin, et qu’il cessera de frapper les gens sur la
tête, ou de les pousser sous les roues des fiacres !
Elle le poussa, lui, d’un doigt pointé sur sa poitrine, et il dut, malgré lui, reculer d’un pas.

— Et pourquoi, continua-t-elle rageusement, pourquoi êtes-vous si entêté que vous refusez


même de vous asseoir ? Pourquoi les hommes sont-ils si souvent aussi stupides ?

Nicholas ne savait pas si elle allait l’étrangler ou éclater en sanglots.

— Je... je ne sais pas, balbutia-t-il. Mais il n’y a pas de quoi être si bouleversée !

Il l’avait pris par les épaules ; elle le regarda, et ses jolis yeux se remplirent de larmes.

— Bien sûr que si, il y a de quoi !

— Je vous en prie..., murmura Nicholas.

Il la pressa entre ses bras. Son corps lui paraissait délicat et délectable, contre le sien, et il
pencha sa tête contre la soie de ses cheveux.

— Je vous en conjure, ne pleurez pas...

Elle étouffa un sanglot, tourna la tête, mais ne chercha pas à se dégager. Il la serra alors plus
fort contre lui, et ce fut une erreur : car le désir de la réconforter se mua rapidement en un
désir d’une tout autre nature... celui, pour commencer, d’échanger un baiser aussi fougueux
que la dernière fois, au bord de la rivière.

Un bruit de pas dans le couloir le ramena brutalement à la réalité. Il n’allait pas se laisser
surprendre, et faire ainsi, peut-être, le jeu de son grand-père, ainsi que, plus sûrement, celui
de Kingsley. Il relâcha prestement Julia.

— Vous avez raison, dit-il, la voix subitement très rauque. Je ferais mieux de m’asseoir...

Il ne bougea pas, néanmoins.

— Oui...

Julia paraissait être prisonnière du même enchantement que lui. Elle avait les lèvres
entrouvertes et il faillit gémir tant était grande sa soif de les goûter.

— Julia...

— Ne... deviez-vous pas... vous asseoir ?

— Si... je suppose que si...

Le regard de Nicholas semblait ne plus devoir se détacher de la bouche de la jeune femme.

— Je sais que Sarah en sera enchantée...


C’était la voix de Sophia. Tout près, peut-être sur le pas de la porte...

Nicholas s’écarta précipitamment de Julia et se retourna. En fait, lord Monteville et Sophia


étaient déjà dans la pièce. L’expression de son grand-père était curieuse, et à son grand
embarras, Nicholas se sentit rougir jusqu’aux oreilles.

Julia, elle aussi, avait les joues en feu.

— Je... j’essayais de convaincre lord Thayne de se rasseoir..., expliqua-t-elle gauchement.

— Je vois... dit lord Monteville d’un air impénétrable.

Nicholas alla s’asseoir sur le sofa, et Julia, aussi loin de lui qu’il était possible. Le jeune lord
aurait aimé pouvoir jurer tout son soûl. Que lui arrivait-il donc ? Il ne s’était pas senti aussi
maladroit et aussi ridicule depuis le temps de ses amourettes d’adolescent. Même avec
Mary...

Cette pensée l’agaçait autant qu’elle le troublait, sans qu’il sache très bien pourquoi.

Julia se força à sourire comme Sophia la présentait à lady Catherine Reynolds, une
imposante douairière affligée d’un double-menton, d’un postérieur monumental et d’une
paire d’yeux gris, vifs et acérés.

Sophia et Julia venaient d’entrer dans le salon noir de monde de Mme Hawkesbury quand
lady Catherine les avait interceptées. Elle fixa Julia de son regard perçant et sans
indulgence, en lui disant :

— Ainsi donc, vous êtes cette jeune personne dont on parle tant ?

Julia s’en trouva fort perplexe, et le demeura tout le reste de la soirée. Que voulait dire cette
remarque plutôt venimeuse ? Elle était fatiguée de tout cela. C’était sa première sortie dans
le monde depuis l’accident dont elle avait été victime à l’Opéra, trois jours auparavant.
Était-ce à cet accident, une agression, en fait, que la grosse dame faisait allusion ? Elle lui
sourit néanmoins poliment.

— Je ne pense pas que ma mésaventure mérite tant de publicité, lady Catherine...

— Une mésaventure ! s’écria la douairière, qui caquetait plutôt qu’elle ne parlait. Mais ma
chère, on ne saurait qualifier de mésaventure ce qui peut amener un dénouement aussi
heureux... rien d’étonnant à ce que cela fasse du bruit... cela pourrait même devenir l’un des
événements de la saison !

Sophia et Julia se regardèrent. Elles ne semblaient pas mieux comprendre l’une que l’autre
de quoi lady Catherine Reynolds pouvait bien parler.

— Je crains de ne pas vous suivre, lady Catherine, commença Sophia. L’accident de lady
Carrington aurait pu avoir des conséquences très graves, et nous louons tous le ciel qu’elle
n’ait pas été plus sérieusement blessée...

— ... Grâce à lord Thayne, si je ne me trompe ! Mais je vois que vous souhaitez garder
toute l’affaire confidentielle... Je n’insisterai pas, bien qu’il fût un peu tard pour cela ! Enfin,
comme vous l’entendrez... Pourtant il n’y a rien de tel, croyez-moi, qu’une bonne annonce,
franche et officielle !

Après quelques échanges polis, les deux amies parvinrent à prendre congé de lady Catherine
et à se glisser dans le couloir, un peu moins encombré que ne l’était le salon.

— J’ai bien cru, soupira Sophia, que nous ne nous en sortirions jamais...

— Oui, moi aussi.

Julia chassa une mèche de son front écarlate et ajouta :

— Mais je n’ai toujours pas compris à quoi faisait allusion cette lady Catherine... Ce qui
est sûr, c’est qu’il ne s’agissait pas de mon accident devant le King’s Theatre !

— Non, sans doute pas...

Si Sophia s’efforçait de conserver un ton léger, elle paraissait contrariée.

— Enfin, conclut-elle, espérons que toute cette agitation sera retombée dans un jour ou
deux... Il faut que je trouve

Philip, pour lui dire que nous voulons partir. Puis-je te laisser seule ? Je ne serai pas longue.

— Bien sûr !

Julia regarda s’éloigner son amie en direction du salon, puis fit quelques pas, pour aller voir
de plus près le portrait d’un homme à la mine sévère sous sa perruque poudrée, et dans son
habit à l’ancienne mode. Sous le tableau, un buste de marbre, posé sur une sellette, semblait
la toiser de ses yeux morts... Ce buste et cette sellette présentaient l’intérêt de créer, contre
le mur, une sorte de renfoncement, ou plutôt d’écran derrière lequel nul ne faisait attention à
elle. Julia eut ainsi le loisir de réfléchir un instant. Elle ne pouvait repenser à sa visite à
l’hôtel de Monteville sans rougir. Qu’est-ce qui lui avait pris de se jeter ainsi à la tête — et
dans les bras — de Nicholas ? N’était-elle pas censée l’éviter ? Si elle n’avait pas été aussi
inquiète à son sujet, et aussi, s’il ne l’avait pas mise hors d’elle...

— Lady Carrington ?

Elle leva les yeux ; lady Serena Lyndon se tenait devant elle. Son cœur se mit à battre,
comme pour l’avertir de l’imminence d’un déplaisir. Elle n’avait nulle envie de bavarder
encore, et surtout pas avec l’indiscrète Serena... Mais que faire ?
— Bonsoir, lady Serena...

— Je voulais tant vous parler !

— Ah oui ?

Le ton de Julia était intentionnellement froid, et propre à décourager quiconque n’avait pas
l’endurance de la blonde commère.

— Mais oui ! Pour vous féliciter ! Je ne dirai pas un mot, je vous le jure, mais je voudrais
tant en avoir le cœur net : y aura-t-il bientôt une annonce officielle ?

Elle avait sur le visage un air à la fois rusé et stupide, que Julia regardait avec un mélange
d’incompréhension et d’agacement.

— Mais enfin ma chère, de quelle annonce parlez-vous ?

— Mais de celle de vos fiançailles avec lord Thayne, bien sûr !

16

Colton, le secrétaire de lord Monteville, que Nicholas avait envoyé en mission, revint à
Londres deux jours après l’agression dont ce dernier avait été victime à Vauxhall, et lui fit
son rapport le matin qui suivit son retour. Assis derrière le large bureau de son grand-père, le
jeune lord l’écoutait avec un malaise grandissant. Lorsque Colton eut terminé, Nicholas
fronça les sourcils.

— Vous me dites que le bijoutier... comment l’appelez-vous déjà ? Halford, le vieux


Halford, que l’on dit sénile, ne l’est pas tant que cela, et se souvient parfaitement de la
bague, c’est cela ?

— Oui, milord.

— Et vous, vous pensez qu’il a bien toute sa tête ?


— Mais oui, milord, il me rappelle mon propre grand-père qui, bien que grabataire et
malade de la goutte, avait l’esprit encore très vif. J’ai voulu confronter ses informations
avec ce que j’aurais pu trouver sur ses registres de l’époque..

— Et alors ?

— Hélas, milord, ces registres ont opportunément brûlé dans un incendie, il y a six mois...

Leurs mystérieux adversaires ne laissaient rien au hasard.

— Se souvenait-il bien de la personne qui lui avait vendu la chevalière ?

— Assez vaguement. Il se rappelait un monsieur à l’allure distingué qui lui avait raconté
que cette bague était magique et qu’elle avait toute une histoire. Il ne l’avait pas vraiment
cru, mais cela avait éveillé son intérêt... moins, toutefois que la beauté du bijou, et que son
caractère ancien.

— Vous a-t-il dit autre chose ? De quoi cet homme avait l’air, par exemple ?

— Malheureusement, milord, comme j’allais continuer à l’interroger, sa belle-fille est


entrée, et a paru très contrariée que je m’entretienne seul à seul avec le vieillard. Elle m’a
poliment mais fermement mis à la porte...

C’était là tout ce que l’habile Colton avait pu recueillir auprès du bijoutier de Sheffield.
Quand le secrétaire l’eut laissé seul, Nicholas vint se camper devant la fenêtre. Il y avait
dans toute cette histoire plusieurs éléments explosifs, et qui l’inquiétaient fortement.
D’abord, lord Philip Kingsley lui avait certifié que le bijoutier était sénile, ce qui était faux.
Philip l’avait-il lui-même rencontré, ou bien s’était-il seulement contenté des explications de
Halford fils ?

Certes, il pouvait lui en parler ; mais quelque chose lui disait de n’en rien faire. C’était
comme si la confiance que Nicholas entretenait envers le fidèle ami de son grand-père
s’amenuisait peu à peu...

Il revint devant le bureau et s’empara pensivement d’une pile de papiers. Si la seconde


agression perpétrée à l’encontre de Julia l’avait mis en fureur, celle qu’il avait dû subir lui-
même, jointe au vol de la bague, n’avait fait que l’animer d’une volonté farouche. Il allait
découvrir le meurtrier de Carrington et mettre fin à tout ceci...

Nicholas reposa la pile de papiers. La disparition du sieur Grayson n’avait pas entamé sa
détermination. Il avait vu très brièvement en lui un suspect possible, mais ce soupçon s’était
éteint aussi vite qu’il était apparu dans son esprit. Les manières du petit homme étaient bien
trop furtives et peureuses pour qu’il pût être le malfaiteur pugnace qui avait commis toutes
ces attaques brutales et préméditées.

Non, il fallait chercher quelqu’un à la psychologie moins sommaire que Grayson — un être
froid, intelligent et implacable...
Nicholas allait sans doute devoir se rendre lui-même à la bijouterie de Sheffield...

Lord Monteville entra alors, un journal à la main.

— Je pense, lui dit-il, que tu n’as pas encore lu le Post de ce matin ?

— Non, grand-père... Pourquoi ?

Monteville lui tendit le quotidien.

— Le troisième entrefilet, première colonne... cela devrait t’intéresser...

Nicholas jeta un coup d’œil sur la page imprimée.

— « Lady Mansfield doit commencer une tournée de visites amicales dans tout le
Lancashire... » C’est tout à fait fascinant, j’en conviens, mais je ne vois pas très bien en
quoi...

— Pas celui-là, voyons, le suivant !

L’attention de Nicholas revint se fixer sur le journal. Il se figea un instant à la lecture de


l’article désigné, puis releva lentement les yeux.

— Quel damné imbécile que ce Kingsley, murmura-t-il entre ses dents. Il devra m’en
rendre raison !

— Cela ne ferait qu’amplifier les rumeurs, sans même parler des autres conséquences. Je
te conseille vivement de garder ton sang-froid...

— Ah oui ? Avez-vous bien lu, grand-père ? « Les soins angéliques de lady Carrington
auprès de lord Thayne blessé, les auraient amenés, de fil en aiguille, à de plus tendres
sentiments, et l’on attend une annonce officielle d’un jour à l’autre. » Que puis-je bien faire,
après cela, sinon l’épouser ?

Lord Monteville le regarda droit dans les yeux.

— Cette perspective... matrimoniale te serait donc tellement insupportable ?

Nicholas eut un rire bref.

— Si j’ignorais que vous n’êtes pas homme à tremper dans ce genre de manigances, je
pourrais vous suspecter d’avoir fait vous-même publier cet article, afin de me forcer la main
!

— Je te remercie de ta confiance, répondit sèchement lord Monteville. Ces méthodes me


sont plutôt étrangères, en effet !

— Je vous demande pardon, grand-père... je ne voulais pas dire... je... J’ai eu l’impression,
ces derniers temps, que vous considériez que Ju... euh... que lady Carrington pourrait...

Il rougissait comme un écolier pris en faute, et évitait de soutenir le regard de son grand-
père. Celui-ci coupa court.

— ... Pourrait devenir la prochaine comtesse de Thayne ? Tu ne t’es pas trompé. Mais
seulement parce que je vous soupçonnais, l’un et l’autre, d’y être plutôt favorables...

Embarrassé, Nicholas se mit à faire les cent pas dans la pièce.

— Vous vous leurrez, grand-père. Lady Carrington préférerait être pendue plutôt que de
m’épouser, et d’ailleurs... je ne le souhaite pas, moi non plus...

— Le mariage te ferait beaucoup de bien...

— Je ne veux pas me marier, jamais !

— A cause de Mary ? Lord Monteville le regarda un long moment, puis lui dit très
doucement : Ne crois tu pas qu’il est temps... d’oublier ?

— Je ne peux pas.

La gorge serrée, Nicholas se mit à la fenêtre et regarda la rue.

— Il le faudra bien pourtant, répliqua, toujours aussi doucement, son grand-père, si tu


veux que ton mariage avec lady Carrington soit heureux. Car moi je crois, vois-tu, que c’est
ce que tu souhaites profondément, au fond de toi...

Nicholas considéra son grand-père, l’ombre d’un sourire sur ses lèvres.

— Ainsi donc, je devrai l’épouser ?

— Je le pense. Mais il faut d’abord faire cesser ces rumeurs et cette atmosphère de
scandale. Pour elle, comme pour toi...

— Je doute fort que ce projet puisse avoir l’assentiment de lady Carrington...

— Il faudra tenter de l’en convaincre, et, Dieu veuille, rapidement. Je ne crois point qu’elle
ait envie de demeurer à Londres. Philip, à mon humble avis, ne l’y retiendra pas bien
longtemps.

Nicholas se sentait un peu dans la peau d’un renard traqué par les chiens ; et quand un valet
vint annoncer que lord Philip Kingsley de Stanton attendait d’être reçu, il sut ce que devait
éprouver ce même renard, à l’instant de l’hallali.

Julia trouva Sophia dans le petit boudoir attenant à la chambre de celle-ci. Elle était assise à
son bureau, un monceau de lettres devant elle. Sophia leva à peine les yeux lorsque son
amie entra, et marmonna :

— Je suis décidément une piètre correspondante... tout ce courrier en retard...

Puis elle posa sa plume et demanda, à haute voix :

— Déjà debout ? Je ne crois pas, pourtant, que tu aies beaucoup dormi, cette nuit...

Julia s’assit dans une bergère, à côté du bureau.

— Bien que cela soit tentant, soupira-t-elle, je ne crois pas que cacher ma honte au fond
de mon lit puisse apporter la moindre solution à mes problèmes...

— Parfois, les problèmes se résolvent d’eux-mêmes, sans qu’il soit besoin de rien faire
pour cela...

Julia soupira encore plus fort.

— Je ne pense pas que ce sera le cas de celui-ci, et c’est pourquoi j’ai pris une décision...

— Laquelle ?

— Je vais quitter Londres.

— Oh, Julia, mais pourquoi ? s’écria Sophia, navrée.

— Oh, Sophia ! dit Julia en prenant la main de son amie, la voix tremblante d’émotion. Tu
es tellement bonne pour moi, et tu vas terriblement me manquer, mais je ne peux pas rester
ici plus longtemps, pas après ce qui s’est passé hier soir !

— Ah, cette lady Serena est une peste, une idiote et une vivante machine à débiter des
ragots !

— Mais elle n’a fait que me répéter stupidement ce que tout le monde doit rapporter
derrière notre dos... que lord Thayne et moi, sommes... sommes...

— Fiancés...

Ce seul mot fit rougir Julia comme une pivoine.

— Comment pourrais-je encore le regarder en face, après cela ? Et s’il allait croire que je
suis à l’origine de cette rumeur ?

Sophia, le menton dans sa main, écoutait son amie avec beaucoup d’intérêt.

— Je ne pense pas, objecta-t-elle, que Nicholas réagirait ainsi...

— Lui, peut-être pas, mais son grand-père ? Lord Monteville s’est montré charmant et
paternel envers moi, et comment je le remercie ? En ayant tout l’air d’attirer son petit-fils
dans un piège, afin de me faire épouser !

— C’est ton intention ?

— Mais bien sûr que non, voyons, Sophia ! On dirait que tu ne prends pas tout cela au
sérieux !

— Si... mais uniquement parce que je vois bien que cela te tourmente. En tout cas, je ne
crois pas que cette affaire justifie que tu t’enfuies de Londres !

— Mais si. C’est au contraire le seul moyen pour mettre fin à ces commérages. Si je quitte
la ville, on ne nous verra plus ensemble, lord Thayne et moi...

— Il n’est pas du tout certain que cela fera taire quiconque... cela pourrait même avoir
l’effet inverse, en excitant les imaginations. On expliquera ton absence par une querelle
d’amoureux, ou par le désir de démentir la rumeur jusqu’à ce que vous ayez vous-même
décidé du meilleur moment pour rendre vos fiançailles publiques...

— Sophia !

— Je te taquine, Julia, mais il n’en reste pas moins vrai que tu ne peux pas quitter Londres
; cela pourrait s’avérer dangereux...

— Maintenant que la bague a été volée, plus rien de fâcheux ne m’arrivera. Je suis
certaine que ce... que cette personne... ne désire rien d’autre.

Elle parlait avec plus de confiance qu’elle n’en éprouvait réellement. Car si la bague avait
été tout ce que recherchait son mystérieux agresseur, pourquoi donc celui-ci l’aurait-il
poussée sous les sabots des chevaux ? Il y avait là, certainement, plus qu’une simple
coïncidence.

Sophia, de toute façon, ne paraissait guère convaincue.

— Je crois, ma chérie, lui dit-elle doucement, que tu devrais d’abord en parler à Philip...

— Ma décision est déjà prise.

Peu importait ce que dirait Philip. Elle se doutait qu’il essaierait de la dissuader de rentrer à
Foxwood ; mais elle n’avait nulle intention, cette fois, de l’écouter.

Un valet apparut sur le pas de la porte.

— Mme Blanchot demande à s’entretenir avec lady Carrington.

— Thérèse ? murmura Julia, surprise.

La belle tenancière, pour appartenir au monde jugé scandaleux de la nuit et des jeux de
hasard, savait trop que pour nombre de londoniens de la bonne société, elle sentait quelque
peu le soufre ; et elle ne se serait jamais risquée à lui rendre visite chez son amie Sophia, si
elle n’avait eu pour cela une bonne, une excellente raison...

— Je descends, dit Julia.

— Non, dit fermement Sophia. Reçois-là plutôt ici !

Quand le valet se fut éloigné, elle ajouta :

— Tu seras mieux dans ce boudoir, et puis... j’ai toujours voulu faire la connaissance de la
célèbre Thérèse Blanchot...

La tenancière fit son entrée quelques instants plus tard, un journal plié sous le bras.

— Lady Simons, dit-elle à Sophia, je vous prie de bien vouloir m’excuser si j’ai dû forcer
votre porte, sans m’être annoncée au préalable, mais j’ai une nouvelle urgente à
communiquer à Julia...

— Je vous en prie, madame, faites ! répondit aimablement Sophia, Voulez-vous vous


asseoir ?

— Vous êtes très aimable, milady. C’est inutile, je serai brève... Julia, avez-vous lu le
Morning Post, ce matin ?

— N... non, pourquoi ?

— Je m’en doutais. Tenez, lisez...

Julia et Sophia se penchèrent ensemble au-dessus de la feuille imprimée. Sophia retint un cri
de surprise, et Julia s’écria plaintivement :

— Oh, mon Dieu, non !

Puis les deux amies se regardèrent, une expression d’incrédulité horrifiée sur leurs deux
visages.

— Je crois vraiment, murmura Julia, qu’il faut que je quitte Londres aussi vite que
possible...

Le valet réapparut à cet instant et annonça :

— Lord Philip Kingsley de Stanton demande à être reçu par lady Carrington.

Julia attendit debout que l’on introduise Philip dans le boudoir. Elle eût aimé pouvoir
compter sur la présence rassurante de Sophia, et même de Thérèse, auprès d’elle, mais il
avait expressément demandé à la voir seul à seule.
Elle se contraignit à sourire ; mais son cœur fit un bond lorsqu’il entra et qu’elle put voir ce
maudit journal sous son bras.

— Bonjour, Philip...

Il ne lui rendit pas son sourire.

— Bonjour, Julia... je vous en prie, asseyez-vous, j’ai une communication de grande


importance à vous faire...

Elle s’assit et répondit :

— Je suppose que c’est au sujet de cet article du Morning Post ? Quitter Londres, sans
délai, sera ma réponse.

— Je crains que ce ne soit une très mauvaise idée !

Il lui parlait fermement, comme à son habitude, et Julia savait qu’il n’attendait, de sa part,
aucune réplique. Elle se força tout de même à le regarder droit dans les yeux.

— C’est pourtant ce que je vais faire. J’ai bien réfléchi ; je ne puis rester ! Il est déjà bien
assez terrible que lord Thayne ait de nouveau été blessé par ma faute !

— Que vous quittiez Londres ne le protégera en rien, ni vous non plus, d’ailleurs !

— Je partirai demain.

— Vous n’en ferez rien !

Il se leva brusquement et vint se camper devant elle, avec dans les yeux une lueur mauvaise
qu’elle n’y avait vue que très rarement, et jamais, encore, dirigée contre elle-même. Il fallut
à Julia toute sa volonté pour ne pas se mettre à trembler de peur.

— Nicholas est dans l’antichambre, lui dit-il sans la quitter du regard. Il veut vous parler.
Vous l’écouterez. Et vous accepterez son offre...

— Son... offre ?

Comme dans un cauchemar, Julia se sentait submergée par une vague étouffante. Philip
marcha vers la porte et lui déclara par-dessus son épaule, avant de sortir :

— Vous l’accepterez ! Si vous voulez vraiment le protéger du scandale...

Ce bref entretien laissa Julia dans un état de choc. Non, jamais, auparavant, elle n’avait eu la
moindre dispute avec Philip, ni ne l’avait entendu lui parler sur ce ton. Elle se leva, les
jambes vacillantes...

C’était encore pire lorsqu’elle envisageait sa rencontre imminente avec Nicholas. Qu’allait-
elle pouvoir lui dire ? Il ne pouvait tout de même pas lui faire sérieusement une proposition
de mariage ? Car cette « offre » ne pouvait être que cela...

Elle se retourna si vivement, en entendant ses pas dans le couloir, qu’elle heurta violemment
le dossier d’une chaise. Puis son cœur eut un raté à la vue de l’expression de Nicholas : Il
avait tout l’air d’un condamné montant à l’échafaud.

— Je... je dois vous parler..., lui dit-il.

— Vraiment ? Je... je ne vois pas de quoi...

— Non ?

Il referma la porte derrière lui et s’avança vers elle sans jamais cesser de la regarder ; la
jeune femme n’eut pas un mouvement, malgré une impérieuse et lâche envie de fuir à toutes
jambes.

— Vous n’avez pas besoin... de me dire quoi que ce soit, milord, et je crois même... que
vous feriez mieux de vous en abstenir !

Il s’arrêta net.

— Vous préféreriez peut-être... une demande par écrit ?

— Me la chanteriez-vous que je ne l’agréerais pas !

— Il le faudra bien !

Il croisa les bras, la regardant toujours.

— Comment pouvez-vous en être si certain, milord ? Vous croyez-vous donc irrésistible ?

— Non, mais vous allez bel et bien m’épouser !

— Ah, vraiment !

Julia ne savait plus très bien si elle devait le frapper de ses deux poings ou bien éclater en
sanglots.

— Je n’ai jamais rien entendu de plus... de plus présomptueux ! Tout cela est absolument
risible. Vous n’allez quand pas m’épouser à cause de... d’un chiffon de papier, tout juste bon
à allumer le feu !

— Justement, si !

Il commençait visiblement à perdre patience.

— Bon sang, Julia, si nous ne nous marions pas, nos deux réputations seront perdues !
Nous n’avons pas le choix !

— Ah, je me moque bien de ma réputation, et jamais, jamais, vous m’entendez ?... je


n’épouserai un homme qui m’en fait la demande sur un ton aussi arrogant et aussi... brutal,
même s’il y est visiblement forcé !

A son grand désespoir, sa voix s’était mise à vibrer et à trembler. Elle avala sa salive et se
détourna. Plutôt mourir que de pleurer devant lui...

— Je vous demande pardon, murmura-t-il. On dirait que je ne suis décidément bon qu’à
vous faire pleurer...

Elle se tourna et le foudroya du regard.

— Vous ne m’avez pas fait pleurer !

— On vous dirait prête à fondre en larmes, cependant !

— C’est faux !

Il se rembrunit.

— Quel gâchis ! Je n’ai guère l’habitude des demandes en mariage... en fait, ajouta-t-il
amèrement, la première à qui j’en ai fait une, autrefois, ne l’a guère mieux reçue que vous...

Julia comprit soudain qu’il était probablement dans la même confusion d’esprit qu’elle-
même.

— Je suis désolée...

— Oh... il ne faut pas...

Il se rembrunit encore.

— Est-ce qu’il y a... quelqu’un d’autre ? Haslett, peut-être ?

— Robert ?

La question paraissait l’amuser. Nicholas leva un sourcil interrogateur.

— Eh bien, vous vous montrez toujours très... amicale, envers lui...

— Voyons, Robert est un vieil ami, et rien d’autre. Du reste, vous ne vous êtes pas avisé
qu’il a un gros penchant pour Sophia ?

— Ah oui ?

Était- il possible, comme il le semblait, que Nicholas fût soulagé de cette réponse ? Julia
n’eut guère le temps de s’interroger là-dessus, car il revenait déjà à son argument principal :

— Nous n’avons guère le choix...

Elle se sentait curieusement plus prise au piège par ces mots désabusés que par son
arrogance de tout à l’heure.

— Je ne veux plus jamais être mariée...

— Je sais cela... cela ne sera pas trop pénible, je vous le promets...

— Mais... Lord Monteville ? Il ne peut pas réellement approuver ce... enfin...

A la grande surprise de Julia, Nicholas parut plutôt amusé par cette question.

— Vous faites erreur sur ce point. Considérez plutôt les avantages : je dispose d’une...
honnête fortune, que je mets naturellement à votre disposition ; vous pourrez entreprendre la
réfection de votre ferme, par exemple...

Cette offre ne fit que la hérisser davantage.

— Je ne cours pas après votre fortune.

— Non... j’imagine..., mais ma fortune et mon nom sont tout ce que je puis vous offrir.
Songez-y : peut-être que la redoutable Mme Mobley, sans oublier la chèvre Betty, seraient
heureuses de dormir sous un toit sans fuites ?

Elle le dévisagea avec étonnement. Leurs yeux se rencontrèrent, et quelque chose, dans le
regard de Nicholas, coupa la souffle à Julia. Il s’avança vers elle, lui prit la main, ils se
regardèrent pendant ce qui semblait une éternité ; puis, tout à coup, Nicholas lâcha sa main
et se recula.

— Je... je viendrai vous voir demain.

Il était parti avant que Julia ait pu trouver quoi que ce soit à lui répondre.

Elle se laissa alors tomber sur la canapé et ferma les yeux.

Il était hors de question pour elle d’épouser Nicholas. C’était rigoureusement impossible. Et
pourtant, elle était bel et bien prise au piège du mariage. Un mariage sans amour...

Ma fortune et mon nom sont tout ce que je puis vous offrir...

— Non !

Elle rouvrit les yeux. Elle ne pouvait pas lui faire cela. Pas à lui ! Elle ne pouvait pas faire
cela, tout simplement... Elle allait quitter Londres, lui faudrait-il, pour y parvenir,
s’échapper à la faveur de la nuit !
17

George Kingsley alla frapper à la porte de l’hôtel particulier de Sophia. Il arrivait tout droit
d’une soirée musicale où celle-ci, le regard noir de reproche, lui avait appris que Julia était
restée à la maison avec une forte migraine. Le ton brusque et abrupt de sa tante ne lui disait
que trop qu’elle le tenait pour responsable des malheurs récents de son amie. En somme,
personne ne lui savait gré de ses machinations.

Cette histoire de migraine l’avait mis en alerte. Il allait en vérifier, par lui-même, la réalité.

Le majordome au visage rubicond lui ouvrit la porte, mais sa requête se heurta à un refus
sans nuance :

— Lady Carrington ne reçoit pas !

George n’était pas homme à se laisser éconduire aussi facilement. Il glissa un papier plié
dans la main du domestique.

— Remettez-lui donc ceci, mon ami. Elle décidera ensuite si elle veut me recevoir, ou
non...

Le majordome, qui répondait au nom de Williams, prit le papier entre deux doigts, avec une
répugnance non dissimulée, et laissa George attendre dans le vestibule, devant les mornes
portraits de famille que feu lord Simons avait affectionné tout particulièrement.

Quelques instants plus tard, Williams réapparut.

— Lady Carrington va vous recevoir dans le salon, milord.

Julia se tenait devant le manteau de la cheminée, et présentait tous les symptômes d’une
grande tension intérieure. George s’arrêta une seconde sur le seuil, détaillant les beaux
cheveux bruns, le délicat visage... et la tenue de voyage. Que dirait ce cher Thayne, songea-
t-il, s’il voyait sa douce « presque fiancée » prête à prendre ainsi la clé des champs ?

— Bonsoir, George...

Son salut avait à peu près autant de chaleur que l’accueil du majordome.

— Bonsoir, chère Julia.

— Vous avez un message pour moi de la part de Sophia ? s’enquit-elle, un air d’impatience
et d’ennui clairement peint sur son visage.
Il s’avança vers elle.

— Oui... elle s’inquiétait de votre indisposition et m’a envoyé m’assurer que vous n’aviez
pas besoin de consulter un médecin. Mais puisque je vous vois... habillée de pied en cap,
j’imagine que vous allez mieux ?

— Oui. Est-ce tout ? Je ne voudrais me montrer désagréable, mais en ce moment... je n’ai


pas la moindre envie de soutenir une conversation mondaine.

George regarda ostensiblement son costume et sourit.

— Je vois que vous êtes prête à prendre la route... peut-être voudrez-vous accepter mes
félicitations, avant votre départ ? Ce mariage sera assurément l’événement de la saison...

— Nous n’allons pas nous marier.

George leva un sourcil.

— Non ? J’aurais sans doute mal compris... Mon père m’a fait part aujourd’hui de la
bonne nouvelle. Peut-être n’en est-ce pas une, après tout... Donc, vous n’allez pas vous
marier... en avez-vous informé ce bon Thayne ?

Julia eut soudain l’air très misérable.

— Je vous en prie, George, il n’y a pas là matière à plaisanter. ..

— Excusez-moi... Bien... Qu’allez-vous faire à présent, ma chère ? Avez-vous besoin de


mon aide ?

Julia respira profondément.

— Oui... Je dois m’en aller d’ici. Emmenez-moi chez Thérèse. De là, je pourrais me
rendre à Foxwood.

— Chez Thérèse ? Mais ma chère Julia, je peux faire mieux que cela ! Laissez-moi vous
escorter jusqu’à votre ferme...

Elle parut troublée.

— C’est que... je voudrais partir tout de suite...

— Qu’à cela ne tienne... ma voiture nous attend.

— Mais je veux d’abord voir Thérèse...

— A votre guise ! Nous irons donc chez elle. Je suppose que vous emportez une malle ou
deux ?
— Une seule. Une toute petite valise... Elle hésita un instant, puis continua : Je ne veux
pas que l’on sache que je suis partie, ou le plus tard possible... je vais faire semblant de
monter me coucher, puis je redescendrai par l’escalier de service et me glisserai dans le
jardin, pour sortir par les écuries...

— Quelle ingéniosité ! s’extasia George. Quand serez-vous prête ?... dans une heure ?

Il songea que ce délai lui laisserait le temps d’aller chercher Thayne. A moins qu’il
n’emmène Julia chez Thérèse Blanchot, comme elle le souhaitait, ayant fait prévenir le
vicomte de chercher là sa fuyante fiancée...

— Oui. Dans une heure.

A l’évidence, la perspective de son départ ne la réjouissait point.

— Très bien, ma chère. Dans une heure, l’un de mes domestiques vous attendra à la porte
des écuries.

Les mains tremblantes, Julia sangla sa mallette en se faisant d’amers reproches. Dans quelle
folie s’était-elle encore laissé entraîner ? S’enfuir avec George ! « Eh ! je ne m’enfuis pas
vraiment avec lui, corrigea-t-elle. Il m’emmène simplement chez Thérèse Blanchot... »

Elle s’évertua à chasser son malaise. Bien sûr, George n’était pas le plus fiable des hommes,
mais elle se souvenait qu’il s’était montré gentil avec elle, à sa manière, au moment de la
mort de Thomas.

Elle irait donc chez Thérèse. Sans doute celle-ci pourrait-elle la cacher chez elle, le temps
qu’elle puisse envoyer chercher Eduardo...

Elle avait laissé un mot bien en vue afin de rassurer Sophia, lui disant une fois encore qu’il
n’y avait rien d’autre qu’elle pût faire, et que tout irait pour le mieux. Puis elle avait hésité
avant d’en rédiger un deuxième, qu’elle plaça à côté du premier. Nicholas serait
certainement furieux contre elle, mais il serait sans doute soulagé, aussi.

Elle prit sa mallette, sortit à pas de loup dans le couloir obscur et se glissa dans l’escalier de
service. La maison était silencieuse et elle ne rencontra personne jusqu’à la porte qui
donnait sur le jardin. Elle se dirigea vers les écuries. Bien qu’elle fût chaussée de souples
bottines, son pas lui parut lourd et bruyant sur le gravier de l’allée. Elle prit garde de
marcher dissimulée dans l’ombre des haies, en priant pour que personne ne la remarque.

Enfin, elle atteignit le mur d’enceinte et sa petite porte dérobée, juste à côté des stalles. Son
cœur battait la chamade et sa main tremblait de plus belle quand elle fit jouer le vieux pêne
rouillé, tira à elle le lourd battant, puis sortit dans la rue.

Une silhouette émergea soudain de l’ombre et Julia retint un cri.

— Lady Carrington ? dit l’homme, tout bas.


— Oui.

Julia écarquilla les yeux pour tenter de mieux voir, dans l’obscurité, celui qui l’avait
interpellée. Il paraissait plutôt âgé et n’avait pas l’air dangereux.

— Si vous voulez bien me suivre...

Elle acquiesça d’un signe de tête. Était-ce bien le valet mandé par George... ? Mais qui
d’autre aurait pu l’attendre ainsi, derrière l’hôtel particulier de Sophia ?

Une berline était garée un peu plus loin, dans la rue. L’homme se tourna vers Julia et lui
demanda courtoisement :

— Dois-je placer votre valise dans la malle, milady ?

— Je préfère la garder avec moi, merci.

Si l’intérieur de la voiture était plongé dans la pénombre, Julia put y deviner les contours
d’une silhouette. Elle appela doucement :

— George ?

— Montez, milady, la pressa l’homme qui l’avait amenée jusque-là.

Julia escalada le marchepied, et s’assit sur la banquette capitonnée. La portière se referma


vivement derrière elle ; alors, avec une panique grandissante, elle s’avisa que l’homme qui
se tenait dans l’encoignure portait un habit noir et des culottes ajustées, tandis que George, à
peine une heure auparavant, portait un habit brun sur un pantalon. Et puis, George n’avait
pas d’aussi larges épaules...

Les sabots des chevaux claquèrent, et la voiture s’ébranla sur le pavé luisant.

— Oh, non ! murmura Julia.

— Bonsoir, lady Carrington, dit calmement Nicholas.

— Vous ? Mais que faites-vous ici ?

Nicholas s’adossa confortablement sur la banquette et croisa les bras.

— Comme vous le voyez, je procède à votre enlèvement.

— Quoi ? Vous ne pouvez pas faire ça !

— Et pourquoi pas ? Cela ne rend la situation que plus palpitante, ne trouvez-vous pas ?

— Je ne comprends pas... Où est George ?


Nicholas haussa les épaules.

— Je ne sais pas... quelque part du côté de Bond Street, je suppose, encore qu’il me faille
vous avouer que je m’en contrefiche... Vous aviez le projet de vous en fuir avec lui ?

— Certainement pas avec lui ! Je voulais seulement qu’il m’aide...

— A quoi donc ? à vous enfuir de Londres, et à m’échapper ?

— Non !

— Alors, à vous glisser hors de chez Sophia à la faveur de la nuit ?

— Et vous-même, que faisiez-vous derrière ses écuries, sinon m’espionner ?

— Grand bien m’en a pris, répliqua Nicholas sans se démonter, puisque j’ai pu surprendre
vos petites manigances. Lorsque j’ai su que vous n’étiez pas à cette soirée avec Sophia, j’ai
voulu vous rendre visite. Et qui vois-je sur le pas de la porte ? George Kingsley ! J’ai
commencé à me poser quelques questions, et quand j’ai découvert que sa voiture l’attendait
à l’arrière de l’hôtel, et qu’un de ses domestiques faisait le guet, j’ai résolu d’en avoir le
cœur net et d’avoir une petite explication avec lui...

Julia le regarda cette fois d’un air inquiet.

— L’avez-vous... l’avez-vous blessé ou...

— Disons qu’il m’a opposé quelque résistance lorsque je l’ai informé que j’allais prendre
sa place. Il a aussi tenté de me faire croire, contre toute vraisemblance, qu’il avait l’intention
de m’avertir de vos plans...

— Mais pourquoi, au nom du ciel, pourquoi avez-vous fait cela ?

— Parce que je n’entends point vous laisser vous enfuir. Non pas, je vous prie de le croire,
à cause de cet article imbécile, mais parce que je crains que votre vie soit en danger. De
plus, je n’ai pas la moindre confiance en cette baudruche de Kingsley !

— Je vois, dit Julia, très calme et très digne, le regard fièrement tourné au-dehors, par la
portière. Je présume que vous allez me ramener chez Sophia, à présent ?

— Non !

Stupéfaite, elle revint vers lui, les yeux écarquillés.

— Mais où m’emmenez-vous, alors ?

Il la regarda à travers ses paupières mi-closes, le sourire aux lèvres.

— Je n’ai nullement l’intention de vous le dire... du moins pour l’heure.


— Vous ne pouvez pas me retenir contre ma volonté ! Un accent de panique perçait dans
sa voix. Je vous en supplie, milord, ramenez...

— Calmez-vous, que diable ! Croyez-vous que je vous veuille du mal ? Vous êtes en
parfaite sécurité, faites-moi confiance !

— Et comment le pourrais-je ? Je ne sais même pas où nous allons !

Elle se détourna, et il l’entendit étouffer un sanglot.

— Tenez, grommela-t-il, si vous n’avez pas même pris le temps d’emporter un mouchoir...

Il lui offrait le sien. Elle parut vouloir le refuser, puis s’en saisit finalement.

— Merci ! lui dit-elle d’une toute petite voix.

Nicholas grommela derechef. La colère qui l’avait saisi en apprenant qu’elle s’apprêtait à
s’enfuir avec George, ou du moins avec l’aide de celui-ci, faisait place, peu à peu, à une
appréciation plus juste de la situation. Sans doute, il avait dû beaucoup l’effrayer, mais du
diable s’il la laisserait s’enfuir, même si l’idée de l’épouser répugnait tellement à la jolie
lady Carrington qu’elle préférait prendre le large avec le premier Kingsley venu !

Julia s’éveilla doucement. Elle avait un début de crampe au bras, et sa tête reposait contre
un ferme capitonnage de cuir et de crins. Un instant, elle se demanda dans quel lit
étrangement remuant et inconfortable elle se trouvait — puis la mémoire lui revint. Elle était
dans la berline de Nicholas. Il l’avait enlevée, et elle n’avait aucune idée du lieu où il
pouvait bien l’emmener. Julia ouvrit complètement les yeux, et vit que l’étoffe rugueuse qui
la recouvrait était celle d’une cape d’homme. Puis elle tourna la tête et découvrit avec un
peu de surprise que le jour se levait, et qu’un pâle soleil brillait à travers les rideaux de la
portière.

Elle frissonna. Nicholas était appuyé dans l’autre coin de la voiture, les yeux clos, ses
longues jambes, dont les muscles saillaient sous le drap de la culotte, allongées devant lui.
C’était sa propre cape qu’il avait étendue sur elle.

A quel moment s’était-elle endormie ? Ses yeux s’étaient fermés tout seuls, malgré sa ferme
résolution de rester éveillée à tout prix...

Dans son sommeil, Nicholas paraissait beaucoup plus vulnérable. Une mèche de cheveux
tombait sur son front, lui donnant presque l’air d’un adolescent. Mais il n’y avait plus rien
d’enfantin dans la ligne carrée de sa mâchoire, ni dans sa bouche bien dessinée — autour de
laquelle avait poussé la dure barbe de la nuit. Plus rien non plus de la grâce fragile de
l’adolescence dans son corps délié et sculpté. Julia rougit soudain et détourna son regard :
en le détaillant ainsi à son insu elle avait l’impression, en quelque sorte, de se montrer par
trop indiscrète.
La berline lui sembla tout à coup comme une sorte de niche très intime — ainsi lui était
apparue la sienne lors du « rapt » de Nicholas —, et, comme cette nuit-là, elle en fut très
troublée. Les choses avaient bien changé, cependant. Il n’était plus bâillonné, les poings
liés. Julia était sa prisonnière, et elle connaissait à présent le goût de ses baisers, l’ivresse
d’être dans ses bras.

Il fallait qu’elle soit folle pour nourrir de telles pensées à propos d’un homme qui venait de
l’enlever ! Que ne songeait-elle, plutôt, à s’évader !

— Vous êtes éveillée ?

Elle sursauta presque et se tourna vers Nicholas. Il était toujours dans la même position,
jambes étendues, mais ses yeux étaient maintenant ouverts. Il la regardait, et son regard
rappelait à Julia celui de Thomas, lorsque celui-ci émergeait du sommeil et qu’il avait envie
de lui faire l’amour. Cette pensée la fit s’empourprer. Quelle dépravée elle faisait ! Pour
dissimuler sa gêne, elle écarta le rideau de la portière et observa la campagne environnante,
ses champs et ses haies bien taillées.

— Je suppose que vous ne voudrez pas me dire où nous sommes ?

— Non loin de Newmarket.

— Et que faisons-nous, s’il vous plaît, aux environs de Newmarket ?

— Monteville House est tout près d’ici.

— Monteville House ? Votre... maison de famille ? Mais pourquoi y allons-nous ?

— Parce que vous allez y séjourner pendant que moi, j’irai à Sheffield.

— Mais vous êtes fou, s’exclama Julia. Moi... dans ce lieu... Ce serait ajouter foi à tous les
ragots ! Que diront les gens ?

Nicholas haussa les épaules.

— Ils diront bien ce qu’ils voudront ! Je ne doute pas que mon grand-père trouvera une
explication plausible à votre présence dans nos murs. Une visite amicale, ou que sais-je...

— Votre grand-père est au courant de mon enlèvement ?

Il eut un bref sourire amusé.

— A l’heure qu’il est, certainement ! Je lui ai laissé un mot pour le prévenir...

— Un mot ?

— Mais oui ! Croyez-vous donc être la seule à pouvoir semer des bouts de papier derrière
vous ?

Julia tombait des nues. Comment Nicholas pouvait-il arborer sur le visage cet insupportable
air de contentement de soi ? Il l’emmenait donc dans le berceau de sa famille. Elle avait
imaginé toutes sortes de destinations possibles avant de se laisser gagner par la fatigue, mais
pas celle-ci !

— Ce... ce n’est pas possible... je n’ai rien emporté avec moi !

— Que contient donc votre mallette ?

— Mais presque rien ! Une chemise de nuit et une brosse à cheveux... voyons, c’est
ridicule ! Je n’ai pas de vêtements de rechange !

— La prochaine fois que vous voudrez vous enfuir avec un homme, il faudra prendre vos
précautions ! lui dit-il, suave et provocant à la fois.

— Je ne m’enfuyais pas avec un homme ! Je voulais rentrer à Foxwood, où j’ai tout ce


qu’il me faut. Je ne peux pas aller chez vous ainsi !

— J’ai bien peur que vous n’ayez guère d’autre choix... A la lueur dans son œil, Julia
comprit que Nicholas se divertissait fort de ses protestations véhémentes. Tout cela n’avait
aucun sens !

La honte, l’agacement et l’appréhension se partageaient toujours son esprit lorsque, au


détour d’un chemin, apparut un grand manoir campagnard.

— Voici Monteville House, dit simplement Nicholas. L’estomac noué, Julia commençait à
se demander s’il n’eût pas mieux valu que Nicholas entretînt à son égard d’inavouables
intentions et que, pour les satisfaire, il ne la conduisît dans un endroit tout à fait anonyme...

Si Mme Burton, la gouvernante, fut certainement choquée par l’arrivée de son jeune maître
à une heure aussi matinale, en compagnie d’une femme étrange qu’il avait couverte de sa
propre cape, elle n’en laissa rien paraître, pas plus qu’elle ne cilla quand Nicholas lui dit
qu’ils avaient voyagé une bonne partie de la nuit, et que lady Carrington avait besoin d’un
lit. Même la vision du seul petit bagage de Julia ne lui arracha pas un soupir. Elle escorta la
jeune femme à l’étage des chambres, lui ouvrit une porte, et s’effaça pour la laisser entrer.

Julia fut surprise par les proportions de la vaste pièce, et par la beauté de son ameublement.
Elle ne s’attendait pas, en cette vieille demeure, à tant d’élégance et de raffinement.

— C’est ravissant. Merci...

— Y a t-il autre chose que vous désiriez ? dit la gouvernante.

— Non, rien.

— Je vous envoie une femme de chambre. Bon repos, milady.


Restée seule, Julia se tint un moment immobile, avec au cœur un amer sentiment
d’impuissance et d’abandon. Puis elle s’avança vers le lit, retira sa courte pelisse et la posa
sur un fauteuil. Dans un miroir en pied, elle inspecta sa silhouette. A sa grande confusion,
elle s’avisa que ses cheveux étaient très emmêlés, et sa tenue de voyage toute froissée.
Quelle honte ! Elle avait l’impression d’être une fille des rues, ramassée dans le ruisseau.

Elle s’assit ensuite sur le lit. Qu’allait-elle faire, à présent ? Et, ce qui était beaucoup plus
inquiétant, qu’allait faire d’elle le vicomte ?

18

Quand Julia s’éveilla, la lumière du jour inondait largement la chambre. L’espace d’un
instant, elle se crut dans l’hôtel particulier de Sophia à Londres. Puis son esprit se dessilla.

Elle était au manoir de Monteville House. Elle s’assit, encore un peu désorientée par les
brumes du sommeil. D’après la hauteur du soleil, il devait être plus de midi.

Elle embrassa la chambre du regard. C’était une pièce à la décoration soignée et plutôt
féminine, dans des tons de bleu et de crème. Une grande aquarelle représentant un jardin
fleuri était accrochée à l’un des murs. Un petit bureau occupait un coin de la pièce, près
d’une fenêtre ; et de l’autre côté d’une cheminée au manteau de bois ouvragé, on trouvait
une jolie petite armoire.

C’était exactement la chambre dont Julia rêvait quand elle était enfant et que la sienne, chez
son beau-père, était une pièce au mobilier austère et aux murs nus — ou même après,
lorsqu’elle vivait avec son mari, lequel considérait qu’une chambre à coucher n’était rien de
plus qu’un endroit où dormir...

C’était la raison pour laquelle Foxwood, malgré tout son inconfort, l’avait immédiatement
séduite. Un vrai foyer, enfin ! Un lieu où même Thomas, l’éternel nomade, avait aimé poser
ses bagages.

Julia repoussa ses couvertures, sauta du lit, s’approcha de la fenêtre et en écarta les rideaux
de fine mousseline. Si le temps était incertain et le ciel mitigé, cela n’entamait en rien la
splendeur du jardin à l’anglaise qui s’étendait devant le manoir. Tout au fond, on apercevait
un petit lac, et sur la gauche, au-dessus de la cime des arbres, les toits des dépendances.
Comme il devait être agréable de vivre dans cette demeure élégante et cossue, au milieu de
ses arbres centenaires, de se réveiller dans cette chambre si accueillante et paisible, et de
pouvoir, de sa fenêtre, admirer un jardin qui n’avait rien d’un inextricable fouillis végétal !

Julia pouvait presque s’imaginer vivant ici, bien cachée...

L’entrée de Mme Burton la ramena brutalement à la réalité. La gouvernante avait à son bras
plusieurs robes ravissantes, sur des cintres. Elle regarda placidement Julia.

— Peut-être avez vous faim, milady ? J’ai pris la liberté de vous faire préparer un plateau,
qui va vous être monté bientôt. Je vous ai aussi apporté quelques robes. Elles appartenaient
à Mlle Sarah ; il me semble que vous avez à peu près sa taille... Elles pourront vous être
utiles, le temps que vos bagages arrivent.

— Merci ! balbutia Julia.

Ses bagages ? Qu’avait donc raconté Nicholas à ses domestiques ?

Elle regarda Mme Burton ouvrir largement les rideaux, puis Fanny, la femme de chambre,
vint apporter un plateau qu’elle déposa sur le bureau.

— Lorsque vous serez habillée, lord Thayne aimerait vous voir, milady, ajouta la
gouvernante. C’est-à-dire : après votre déjeuner, naturellement !

Obéissante, Julia s’assit devant ce dernier. C’était une collation tout à fait campagnarde :
d’appétissantes tranches de rôti froid, des petits pains tout chauds, et une corbeille de fraises
fraîchement cueillies. Sous l’œil de la gouvernante, Julia prit sa fourchette, son couteau, et
entama sa première tranche de rôti. Apparemment satisfaite, Mme Burton se retira.

Une heure plus tard, Fanny, la femme de chambre, avait aidé Julia à passer une robe couleur
crème un peu trop courte, néanmoins seyante. Son appréhension, qu’elle avait essayé
d’oublier, la saisit de nouveau lorsque Julia quitta le refuge de sa chambre. Elle suivit Mme
Burton dans le couloir, puis dans le vaste escalier en colimaçon, tapissé de portraits
d’ancêtres à l’air sévère, et enfin jusqu’à une porte du rez-de-chaussée. La gouvernante se
tourna alors vers elle et lui dit :

— C’est la bibliothèque. Lord Thayne vous y attend...

Julia la remercia et entra dans la grande pièce lambrissée de bois sombre, et entièrement
tapissée de livres. Nicholas se tenait face à la fenêtre, les mains derrière le dos. Il se tourna
en entendant ses pas, et vint à sa rencontre.

— J’espère que vous avez pu vous reposer, lui dit-il courtoisement.

— Tout à fait...

Elle le regarda, un peu anxieuse, et gênée de ne pas trop savoir quoi lui dire.
Il s’était rasé de frais, et avait changé sa tenue citadine pour une veste de chasse, des
culottes de peau et des bottes. Ce costume tout simple soulignait sa prestance masculine. On
sentait qu’il était chez lui, dans l’univers qui lui était le plus familier, et pour la première
fois depuis qu’il l’avait enlevée, Julia se sentit entièrement en son pouvoir.

— Tant mieux... asseyez-vous, je vous en prie...

Il lui indiqua une bergère, et Julia s’assit sur le bord du siège. Lui resta debout, ce qu’elle
considéra comme une manifestation abusive de supériorité.

— Ne voulez-vous pas vous asseoir ? dit-elle d’un ton sévère.

— Vous voulez que je m’assoie ?

— J’aimerais mieux... à vous voir ainsi, j’ai l’impression d’être une écolière prise en
faute, attendant la sanction dans le bureau de son directeur de conscience...

— Ah...

Avec une grimace, il se jucha sur le rebord du bureau.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entendais, milord, remarqua Julia. Vous n’êtes pas encore
assis à une hauteur acceptable.

— Préférez-vous que je vienne m’asseoir près de vous sur la bergère ? Je ne vais tout de
même pas m’installer derrière le bureau, et les autres sièges sont à l’autre bout de la pièce...

Pourquoi fallait-il toujours qu’il lui parle sur ce ton d’ironie exaspérant ?

— Vous voir derrière ce bureau ne me gênerait pas outre mesure, répondit sèchement
Julia.

— C’est que le fauteuil est un peu branlant...

Au moins cet échange absurde avait-il pour effet d’effacer le sentiment désagréable qu’elle
avait d’être totalement à sa merci...

Il lui sourit.

— Êtes-vous confortablement installée ?

— Oh oui ! Ma chambre est adorable et a une très jolie vue sur les jardins.

— C’était celle de ma sœur.

Julia parut surprise.


— Ah ? Mais... Je ne pense pas qu’il soit très convenable que j’y demeure, alors... Je ne
suis pas vraiment une invitée et il me parait déplacé...

Il la regardait avec son air d’amusement sarcastique, et elle ne put terminer sa phrase.

— Ma sœur serait ravie de vous voir occuper sa chambre. Et vous êtes bien mon invitée,
n’en doutez pas ! dans ce lieu par ailleurs idéal pour vous garder en sécurité...

— Pour me protéger de quoi ? s’indigna Julia. Je crains de ne pas saisir... La bague a été
volée, et c’était sans doute tout ce que voulait celui qui vous agressé. Même après que je l’ai
été moi-même, à Foxwood, je n’ai pas compris de quoi Philip et vous désiriez me protéger...
J’avais informé l’agresseur que vous aviez la bague. C’était pour vous qu’il fallait
s’inquiéter !

Nicholas garda le silence un moment.

— Plusieurs pans de cette affaire demeurent obscurs, dit-il enfin, et c’est pourquoi je
désire que vous ne couriez aucun risque...

— Mais enfin c’est ridicule ! Vous ne pouvez pas vous charger de ma sécurité !

— C’est pourtant bien mon intention ! Après tout, nous allons bientôt nous marier...

— Il n’en est pas question !

Pourquoi le cœur de Julia se mettait-il soudain à battre plus vite ?

— Il m’est pénible de vous contredire, mais nous allons bel et bien convoler en justes
noces. Nous publierons les bans dès mon retour de Sheffield.

Julia se leva d’un bond.

— Vous allez vous rendre à Sheffield ? Mais pourquoi ? Philip dit qu’il n’y a plus rien à y
découvrir...

— J’ai l’impression, moi, que le vieux bijoutier en sait plus long qu’il ne veut bien nous
dire...

— Mais... je... ne veux pas que vous y alliez !

— Pourquoi ? Cela pourrait nous mener à l’assassin de votre mari...

— Écoutez-moi, commença Julia. J’ai voulu, c’est vrai, et plus que tout au monde,
découvrir l’assassin de Thomas. Je serais allée moi-même pour cela jusqu’au meurtre ! Oui,
je voulais, de toutes mes forces, que le coupable soit puni. Lorsque je vous ai enlevé, je n’ai
pas pensé que je pouvais vous mettre en danger ; or, c’est précisément ce qui s’est passé. Par
deux fois, vous avez été blessé, à cause de moi. Je ne souffrirai pas que cela se reproduise
encore, même si, pour cela, on ne devait jamais retrouver l’assassin.
En la regardant intensément, il répondit :

— Il y a, tapi quelque part, un homme qui a déjà tué. Il vous a agressé par deux fois. Et
s’il frappait encore ? Nous ignorons toujours pourquoi vous avez reçu des menaces et
pourquoi on vous a poussée dans la rue. Je ne veux pas que vous soyez tuée parce que je
n’aurais pas fait tout ce qui était en mon pouvoir pour démasquer cet homme.

Elle le regarda, abasourdie par sa détermination et par sa véhémence.

— Vous resterez donc ici jusqu’à mon retour de Sheffield, acheva-t-il.

— Laissez-moi venir avec vous, au moins !

— C’est hors de question !

— Je l’exige !

Il la foudroya du regard.

— Non, dussé-je vous mettre aux fers !

Il se leva du bureau.

— J’ai demandé à ma cousine, lady Marleigh, de venir vous tenir compagnie. Elle vit à un
peu plus d’une lieue d’ici et sera là avant le dîner.

Julia ne repartit rien. La perspective de rencontrer l’une des parentes de Nicholas


l’intimidait.

— Quand partirez-vous ? demanda-t-elle seulement.

— Demain, si je le puis !

Il n’y avait rien de plus que Julia puisse faire pour le convaincre de ne pas se rendre à
Sheffield.

— Vous n’êtes pas prisonnière, dit-il, et je vous demande seulement de ne pas sortir sans
être accompagnée, fût-ce dans le parc, et d’éviter de vous trouver dehors à la nuit tombée.

Comme elle ne pipait mot, il poursuivit, avec un peu d’impatience dans la voix :

— Vous n’avez rien à craindre, les domestiques ont ordre de ne laisser pénétrer aucune
personne inconnue d’eux dans le domaine. J’ose espérer que vous ne commettrez aucune
folie...

— Je ne m’inquiète pas pour ma sécurité ! répliqua-t-elle très sèchement.


— Que me vaut alors, milady, cette mine renfrognée et ces œillades hostiles ?

Julia ne pouvait guère lui avouer qu’elle tremblait pour lui, qu’elle aurait voulu se jeter dans
ses bras et le supplier de ne pas partir, qu’elle se tourmenterait à chaque minute en le
sachant exposé à tous les dangers.

— C’est sans importance !

— Dites-moi, au moins, pourquoi vous me regardez ainsi...

— Je ne vous regarde pas ! s’écria-t-elle. Je suis simplement à bout de nerfs ! J’ai été
embarquée de force dans une berline, j’ai roulé toute la nuit, et si je ne suis pas prisonnière,
comme vous dites, cela y ressemble tout de même beaucoup ! Il y a là de quoi perdre un peu
son sang-froid, ce me semble !

Dans sa fureur et son inquiétude, Julia oubliait que c’était là précisément le régime qu’elle
avait elle-même fait subir à Nicholas, peu de temps auparavant.

— Vous allez avoir quelques jours pour vous reposer...

— J’en doute, milord. Je serai bien plutôt constamment sur le qui-vive, à redouter que l’on
vienne m’annoncer la nouvelle de votre mort !

Avec une étrange lueur dans le regard, il s’approcha d’elle.

— Vous vous inquiétez donc tant pour moi ? dit-il, la voix curieusement rauque.

— Mais... oui, bien sûr ! Comme je m’inquiéterais... pour... n’importe qui !

— Vraiment ?

Il s’approcha encore, et Julia se recula fébrilement contre le dossier de la bergère.

— J’en suis tout de même flatté, murmura-t-il. Surtout si cela implique que je vous
manque lorsque je suis absent, et que vous attendrez mon retour avec impatience...

Elle se força à soutenir son regard.

— J’attendrai votre retour avec impatience... mais seulement parce qu’alors, vous me
rendrez ma liberté !

Le sourire de Nicholas se fit taquin.

— Vous rendre votre liberté ? En êtes-vous bien sûre ? Et si je ne vous laissais plus jamais
repartir ? Ne sommes-nous pas promis l’un à l’autre ?

— Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi !


Elle avait prononcé ses mots sur un ton si amer, et elle regardait Nicholas avec des yeux si
brillants, que celui-ci perdit aussitôt toute envie de plaisanter.

— Bien, le manoir est à votre disposition. Je laisserai quelques instructions au régisseur de


mon grand-père ; n’hésitez pas à demander à Mme Burton tout ce dont vous pourriez avoir
besoin...

Il lui signifiait, à l’évidence, que leur entretien était clos. Elle le remercia d’une voix qu’elle
espérait ferme, et quitta la pièce avec toute la dignité dont elle était capable. Puis elle se
réfugia dans sa chambre et là, enfin seule, put éclater en sanglots — de longs, déchirants,
inutiles et grotesques sanglots de désespoir.

La cousine de Nicholas, lady Amelia Marleigh, arriva, comme prévu, peu avant le dîner.
Elle entra en trombe dans la bibliothèque, où le jeune lord était assis devant une pile de
documents attendant sa signature.

— Mon Dieu, Nicholas, s’exclama-t-elle en défaisant son manteau et en retirant son


bonnet de fourrure, libérant ainsi ses boucles blondes, que t’arrive-t-il donc ?

Elle s’approcha du bureau en retirant ses gants.

— ... Tu as une écriture de chat écorché, et je n’ai rien compris à ton message, sauf que tu
avais besoin d’un chaperon. Cela m’a laissée perplexe, et je me suis dit que j’avais dû me
tromper. Que diable ferais-tu d’un chaperon ?

Nicholas se leva et contourna le bureau.

— Tu ne t’es pas trompée, Amelia, j’ai bel et bien besoin d’un chaperon, pour une dame
qui va séjourner ici...

— Une dame ?

— Eh bien oui, une personne de sexe féminin, comme toi-même...

— Voudrais-tu cesser de jouer aux devinettes, dit Amelia en s’asseyant sur la bergère, et
m’expliquer de qui il s’agit ? Mais d’abord, que fais-tu à Monteville House ? Pourquoi n’es-
tu pas à Londres, à provoquer quelque nouveau scandale ? Il circule sur ton compte, et
jusque dans nos campagnes, de fascinantes rumeurs où il est question de bandits de grand
chemin, d’une dame compatissante qui se serait éprise de toi — quelle drôle d’idée ! —
simplement en te prodiguant ses soins... et que sais-je encore...

Elle s’arrêta soudain, et ses yeux s’agrandirent de surprise.

— Oh mon Dieu, non ! Cette dame... tu ne l’as quand même pas amenée ici ?

— Si ! Elle s’appelle lady Carrington.

— Lady Carrington ? Je ne la connais pas... Donc, tu es amoureux d’elle, tu l’as amenée à


Monteville House, et tu veux que je lui serve de chaperon jusqu’à ce que... jusqu’à ce que
quoi, au fait ?

Nicholas haussa les épaules.

— Je ne suis pas amoureux d’elle...

— Non ? Quel dommage ! Pourquoi est-elle ici, alors ?

— Je l’ai enlevée.

Amelia demeura un instant bouche bée de saisissement, puis éclata d’un rire cristallin.

— Ah, Nicholas, Nicholas, dit-elle entre deux spasmes, tu nous étonneras toujours ! Et
peut-on savoir pourquoi tu as enlevé une femme que tu prétends ne pas aimer ?

— Parce que je craignais pour sa sécurité, répliqua Nicholas, légèrement agacé, et aussi
parce qu’elle essayait de s’enfuir de Londres, pour m’échapper...

Il marcha nerveusement jusqu’à la fenêtre, puis se tourna de nouveau vers sa cousine.

— ... Ça m’a paru être la meilleure solution. Mais une fois arrivé ici, j’ai réalisé que...
enfin, qu’il n’était pas convenable de la garder au manoir sans un chaperon. Il y a déjà assez
de scandales autour nous... et comme tu es la seule personne aux alentours que la situation...
ne choquera peut-être pas...

— Je ne suis pas bien sûre que ce soit un compliment, mais je t’accorde le bénéfice du
doute...

— Il y a autre chose : nous sommes, sinon vraiment fiancés, du moins... engagés, dans un
projet de mariage...

Amelia allait de surprise en surprise. Elle mit un bon moment à se remettre de celle-là.

— Est-ce que... grand-père est au courant ? demanda-t-elle, à demi pétrifiée.

— Non seulement il est au courant, mais c’est même son idée ! Il sait également que je
l’ai enlevée.

— Grands Dieux !

Amelia s’effondra sur la bergère.

— Je pense avoir à peu près tout saisi, mais tout de même, pour plus de sûreté, voudrais-tu
recommencer toute cette histoire depuis le début ?

Le bruit de légers coups frappés à la porte de sa chambre tira Julia de ses pensées. Quoiqu’à
la vérité, assise près de la fenêtre depuis un long moment, elle essayait précisément, mais
sans succès, de faire le vide dans son esprit...

— Entrez, dit-elle en se levant de son fauteuil.

Une grande jeune femme blonde aux yeux malicieux, habillée à la dernière mode, fit son
entrée.

— Lady Carrington ? Je suis lady Amelia Marleigh, la cousine de Nicholas.

Julia s’était imaginé son chaperon sous les traits d’une personne d’âge mur, un peu austère,
et non sous ceux, charmants, de cette lumineuse et sophistiquée jeune personne.

— Je ne vous importune pas ? J’ai pensé que nous pourrions peut-être bavarder un peu,
avant le dîner.

— Mais bien sûr ! Voulez-vous vous asseoir ?

— Merci... je vous en prie, prenez cet autre fauteuil, et dites-moi un peu comment vous
vous sentez... Nicholas m’a un peu expliqué la situation, mais entre femmes, n’est-ce pas,
nous pouvons mieux nous comprendre...

— Mais... je vais bien..., répondit prudemment Julia.

Elle n’avait aucune idée de ce que Nicholas avait bien pu raconter à sa cousine.

Lady Marleigh dut lire dans ses pensées car elle expliqua :

— Mon cousin m’a raconté ce qui s’est passé la nuit dernière. Je sais que vous êtes ici
contre votre gré...

Elle eut une petite hésitation.

— ... J’espère qu’il n’a pas... qu’il ne vous a pas... enfin, qu’il ne s’est livré à aucune
violence ?

Julia la regarda un instant sans comprendre, puis se mit subitement à rougir.

— Oh ! Oh, non ! Non, il s’est conduit en gentleman. Et même, plutôt gentiment, je dois
le dire...

Ne l’avait-il pas enveloppée de sa cape afin qu’elle n’eût pas froid ?

Amelia sourit.

— Je ne pense pas qu’il pourrait toucher une femme sans son consentement, mais je
voulais me rassurer. Dites-moi, ma chère, pardonnez-moi cette question qui pourra vous
paraître idiote, mais... quel effet cela fait-il d’être enlevée ? Personnellement, je trouve
cela... tellement romantique !
— Eh bien, ce n’est pas comme cela que je l’ai ressenti, je l’avoue... J’étais très en colère
contre votre cousin ; il refusait de comprendre pourquoi j’avais voulu m’enf... quitter
Londres. Nous nous sommes disputés, j’ai refusé de continuer à lui parler, et... je me suis
endormie.

Un rire clair et sonore échappa à Amelia.

— Oui, décrit de cette manière, admit celle-ci, cela n’a rien de très excitant... Que vous
vous soyez disputée avec Nicholas n’a rien d’étonnant : il a un caractère de cochon ! Est-ce
qu’il vous a regardée avec son air sévère, comme ceci ?

Amelia fit une imitation crédible de son cousin et Julia pouffa malgré elle.

— Oui, il le fait toujours !

— Mais il n’a pourtant pas réussi à vous intimider... Splendide ! Jamais il n’épouserait
quelqu’un qui ne saurait pas lui tenir tête...

Le sourire de Julia s’effaça aussi vite qu’il était apparu.

— Nous n’allons pas nous marier, dit-elle tout bas.

— Non ? Et pourquoi ?

— Parce que nous ne le voulons pas, ni l’un ni l’autre. Tout cela est venu des rumeurs
stupides qui circulent sur notre compte, à Londres. Il se croit obligé de m’offrir le mariage,
mais je ne veux pas qu’il m’aliène sa vie entière, parce que c’est ma faute si nous nous
trouvons dans cette situation ridicule...

— Comment cela ? On m’a dit que vous l’aviez soigné, lorsqu’il a été blessé. Nul ne peut
vous reprocher cela...

— Oui, mais il avait été blessé à cause de moi !

Julia prit une profonde inspiration, et se lança :

— Vous comprenez, je l’avais enlevé, parce qu’il portait la bague de mon mari, que je
voulais lui reprendre. Mais, en route pour Foxwood, ma ferme, nous avons été attaqués par
des bandits de grand chemin. L’un deux a tiré sur moi parce que je ne voulais pas lui donner
mon pistolet, Nicholas s’est jeté en avant pour me protéger et il a reçu la balle qui m’était
destinée. Non, vraiment... tout est ma faute...

Amelia écouta ce récit bouche bée.

— Nicholas ne m’avait pas raconté tout cela, murmura-t-elle.

Puis, les yeux pétillant de gaieté :


— Doux Jésus, je commence à penser que vous êtes bel et bien faits l’un pour l’autre !

19

Julia s’arrêta avant de quitter le petit boudoir attenant à sa chambre. Elle se sentait comme
embarrassée d’elle-même. Amelia Marleigh avait insisté pour lui prêter une robe de soirée
d’une fine soie couleur saumon. C’était une robe à la ligne toute simple, mais avec un
décolleté plus profond que ceux qu’elle avait l’habitude de porter. Bien qu’Amelia fût plus
grande qu’elle de plusieurs centimètres, la petite Fanny, véritable fée de la couture, avait
rapidement remédié à cela, effectuant quelques reprises, de ci, de là, qui avaient permis
d’adapter la robe à la taille et aux douces formes de Julia.

La cousine de Nicholas avait également, avec un soin jaloux, veillé à l’ordonnancement de


sa coiffure. Julia n’avait pas été frisée ainsi depuis des lustres.

— Vous êtes splendide, lui dit Amelia, en jugeant d’un œil critique l’effet de son travail.
Mais, décidément, votre collier ne va pas... je vais vous prêter mes rubis...

— Oh, mais non..., protesta doucement Julia. Vous en avez déjà tellement fait...

— Pensez-vous !

En quelques gestes prestes, elle ouvrit le fermoir de son collier, et remplaça celui-ci par l’un
des siens, orné de diamants et de rubis.

Lorsque Julia se regarda de nouveau dans un miroir, elle faillit béer de surprise : l’image
qu’elle avait devant les yeux était celle d’une séductrice qui pouvait se fier à ses atouts.

Il n’y avait rien d’autre à faire, à présent, que descendre dans le salon. Nicholas y était seul,
superbe dans son habit noir et col à jabot.

Il leva les yeux à son entrée, et son expression de surprise émerveillée fit battre plus vite le
cœur de Julia. Elle se sentit rougir sous ce regard qui l’enveloppait et la détaillait, s’attardant
sur les rubis et les diamants qui paraient la naissance de ses seins. Enfin, le vicomte
s’avança vers elle.

— Bonsoir, lady Carrington...


— Bonsoir, lord Thayne...

— Que vous a donc fait Amelia ?

Sa voix était rauque.

— Mais, rien... elle m’a seulement prêté une robe, et un peu coiffée, aussi. Y voyez-vous
une objection ?

— Non... je le devrais peut-être...

Ses yeux s’assombrirent.

— Vous êtes très désirable, ainsi...

Le souffle coupé, elle murmura :

— Ce n’était pas mon intention...

— La vôtre, certainement pas, répliqua-t-il, un sourire cynique aux lèvres, mais celle
d’Amelia, sans aucun doute !

— Vous m’en voyez navrée !

Était-ce donc un si grand crime, que de s’apprêter un peu pour dîner ? Pire, il paraissait
croire que Julia s’était ainsi parée pour mieux l’attirer dans ses filets...

— Je crois que je vais aller admirer un peu le jardin, milord...

Et, se détournant, elle voulut gagner la fenêtre. Il la retint alors par le bras.

— Non ! Attendez...

Elle le foudroya du regard.

— Voudriez-vous me lâcher, je vous prie ?

Il obéit.

— Je ne voulais pas vous offenser... c’est juste que... vous êtes très belle !

L’expression embarrassée et confuse qu’il avait eue soudain fit tomber d’un coup toute la
colère de Julia.

— Est-ce un compliment, milord, ou un reproche ?

— Un... un compliment !
Amusée par son trouble, Julia ne put retenir un léger sourire.

— Mon Dieu, Julia, soupira Nicholas, je...

La voix d’Amelia résonna sur le seuil.

— Encore à vous chamailler, tous les deux ?

Puis son regard alla du visage de l’un à l’autre, et elle reprit :

— Ah... non... vous ne vous disputiez peut-être pas, après tout !

Enfin, après un regard ironique surtout destiné à Nicholas, elle conclut :

— ... Bien, me voilà prête à commencer mon rôle de chaperon ! Si du moins, vous en
voulez toujours un...

Distraite, Julia dut forcer quelque peu sa concentration pour répondre à une question
d’Amelia.

— Depuis quand je connais Sophia ? Euh... je l’ai rencontrée pour la première fois à
Vienne, il y a presque cinq ans de cela...

Puis elle eut vers son interlocutrice un regard d’excuse.

— Pardonnez-moi, vous devez me trouver bien absente... c’est que la fatigue me gagne...

Les deux femmes s’étaient retirées dans le boudoir de Julia, après le dîner.

— Je vous en prie, ne vous excusez pas, répondit Amelia. Mon cousin souffre visiblement
du même mal que vous : je ne crois pas qu’il ait entendu un traître mot de ce que je lui ai
raconté durant tout le dîner !

Elle tapota la main de Julia.

— Ne vous tourmentez pas... il y a un remède à cela, vous savez ! Il est seulement


dommage que Nicholas veuille toujours partir demain...

— Je ne voulais pas qu’il aille à Sheffield ! Je lui ai demandé de n’en rien faire, et il n’a
rien voulu entendre ! Peut-être que si vous, vous lui parliez...

— Moi ? Ce serait bien la première fois qu’il m’écouterait ! Il fera ce qu’il a décidé de
faire, soyez-en sûre...

— Mais il ne faut pas ! Je lui ai dit, déjà, qu’il n’était en rien responsable de tout ce qui
m’advient !
Bien qu’elle ne la connût que depuis quelques heures, Julia avait trouvé en Amelia une
confidente particulièrement attentive.

— Je crois, argua celle-ci, qu’il ressent le besoin de vous protéger. Il n’a pas pu sauver
Mary, et ne se l’est jamais pardonné. S’il vous arrivait quelque chose à votre tour, cela le
tuerait !

Julia se redressa sur le sofa où elles s’étaient toutes deux installées.

— Je ne savais pas... je sais très peu de choses sur cette Mary. Seulement... qu’il l’aime
toujours...

— Il vous l’a dit ?

— Non, mais c’est évident...

Amelia la fixa de ses yeux qui souriaient toujours.

— Peut-être, mais elle est morte, et à présent il est amoureux de vous !

Ces mots traversèrent Julia comme une onde de choc.

— Non... c’est impossible...

— Il l’est, pourtant ! Sans l’avoir voulu, peut-être, mais moi, je vous affirme qu’il l’est !
Est-ce si épouvantable ?

— Je ne veux pas qu’il le soit, dit Julia d’une toute petite voix. Je ne veux pas qu’on
m’aime, personne...

— Ne serait-ce pas plutôt que vous avez peur de l’aimer ? suggéra gentiment Amelia.

Julia détourna son regard.

— J’aime toujours Thomas.

— Mais il est mort, comme Mary. Vous ne pouvez pas plus vous laisser enterrer avec lui
que Nicholas avec son amour morte... Dieu sait pourtant qu’il a essayé, au cours de ces deux
dernières années ! J’espérais... nous avons tous espéré, lorsque sa sœur Sarah a épousé lord
Huntington, que Nicholas allait revenir à la vie. Mais ce ne fut pas le cas, bien que Sarah et
lord Huntington eussent finalement trouvé le bonheur, et que Huntington ne pût guère
blâmer Nicholas pour ce qui s’était passé...

Elle s’interrompit et s’enquit :

— Avez-vous seulement entendu parler de toute cette histoire ?

— Non, pas vraiment. Je sais tout juste que Mary était mariée, lorsqu’elle est morte.
— Quand elle a rencontré Nicholas, Mary était promise à lord Huntington ; lequel est le
frère de Jessica, que vous connaissez. La façon dont il a finalement épousé Sarah est une
histoire à elle toute seule...

Elle sourit, puis soupira.

— ... Nicholas et Mary s’aimaient déjà avant qu’elle soit promise à Huntington. Je ne sais
pas comment c’était arrivé, peut-être à leur insu, là encore... toujours est-il qu’ils se savaient
amoureux, l’un et l’autre. Mary ne voulut toutefois pas mécontenter sa famille, et elle
épousa Huntington. Or, quelques semaines après le mariage, n’y tenant plus, elle s’enfuit,
pour se réfugier chez sa nourrice. En route, elle tomba malade et dut s’aliter dans une
auberge. Elle fit prévenir Nicholas ; mais il arriva trop tard, et depuis, il s’accuse de sa mort,
certain, contre toute logique, qu’il aurait pu la sauver s’il était arrivé à temps !

La compassion débordait du cœur de Julia, pour Mary, mais surtout pour Nicholas qui,
comme elle, était condamné à vivre avec un fantôme.

— C’est affreux, dit-elle, je ne savais pas !

Amelia posa sa main sur son bras.

— Il a besoin de vous... là, tout de suite...

— Tout de suite ? Que voulez-vous dire ? Que puis-je faire ?

— Il doit être dans la bibliothèque, et il va se mettre à boire jusqu’à ce que l’alcool lui
procure enfin l’oubli. Vous pouvez empêcher cela. Car il s’entêtera à vouloir partir demain,
même s’il est ivre mort...

— Peut-être vaudrait-il mieux que ce soit vous qui...

— Il ne m’écoute pas. Il vaut mille fois mieux que ce soit vous.

Amelia se leva.

— D’ailleurs, je dois me retirer, je suis excessivement lasse. Vous comprenez, j’attends un


enfant...

— C’est vrai ? s’exclama Julia. Mais alors, ma chère, vous n’auriez même pas dû venir
jusqu’ici !

— Je m’en serais voulu... Nick avait besoin de moi... et puis, mon John est absent pour
quelques jours, et je m’ennuyais...

Impulsivement, Amelia embrassa Julia sur ses deux joues.

— Il est temps que vous alliez rejoindre l’ours dans son antre, lui dit-elle, et rappelez-
vous : il ne faut pas avoir peur de lui !

Le cœur en tumulte, Julia regarda Amelia prendre congé. Nicholas, amoureux d’elle ? Cela
ne se pouvait. Rien au cours du dîner de ce soir, par exemple, ne pouvait en donner le
moindre soupçon. Il n’avait parlé que très peu, répondant par monosyllabes, l’esprit
clairement ailleurs. Une fois ou deux, pourtant, Julia l’avait surpris lançant sur elle un
regard étrange — qui paraissait lourd de regrets, plutôt que de désir. Sous ce regard-là, Julia
s’était sentie vulnérable, et même un peu effrayée, sans bien savoir pourquoi.

Elle pensa à Mary, à cette expression de deuil, de perte qui passait parfois sur le visage de
Nicholas. Elle l’imagina dans la bibliothèque, essayant désespérément de noyer son chagrin
dans l’alcool... Elle avait connu elle aussi ce vide sans fond, ce besoin terrible d’apaiser sa
douleur, de quelque manière que ce fût...

Comment aurait-elle pu le laisser se débattre seul contre ses démons ?

Nicholas considéra d’un œil lourd de reproche la carafe de cognac qui lui faisait face, sur le
bureau d’acajou. Le breuvage ambré n’avait eu, pour l’heure, que peu d’effets sur son mal,
ce trouble insidieux qui lui broyait le cœur — ce lancinant besoin d’un être dont le visage
vous obsède.

Demander l’aide d’Amelia avait été une grosse erreur. Avec sa manie de former des couples
autour d’elle, sa cousine ne ferait qu’aviver ses plaies. Et puis, il y avait cette maudite robe,
qui recouvrait les formes de Julia plus étroitement qu’un gant — son décolleté qui révélait la
naissance crémeuse de ses seins... Il aurait voulu la prendre là, tout de suite, et la faire
totalement sienne, esprit, corps et âme...

Son désir fou de se perdre en elle, et avec elle, avait fait voler en éclats toutes les barrières
dont il avait voulu se cuirasser.

Il avait repris son verre en main et s’apprêtait à le porter à ses lèvres quand la porte s’ouvrit
et que Julia parut. De surprise, il faillit bien laisser choir le cognac à terre.

— Nicholas ?

Le simple fait de l’entendre prononcer son prénom le faisait trembler. Il se leva. Peut-être
était-il déjà ivre, après tout, et rêvait-il...

— Que faites-vous ici ?

Elle s’avança.

— Je vous cherchais, et Amelia m’a dit que vous deviez être ici.

Il y avait, dans sa voix, une trace de nervosité.

— Elle ne se trompait pas, la fine mouche ! Vous avez besoin de quelque chose ? Parce
que je suis occupé...

Bon sang, cette maudite robe, elle la portait encore !

— Occupé ? A quoi donc ?

Elle s’approchait toujours. La main de Nicholas se mit à trembler de plus belle, et sa bouche
s’assécha.

— A me soûler avec détermination et méthode, si vous tenez absolument à le savoir...

Une ride profonde se creusa sur le front de Julia.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dit-elle doucement. Vous serez très mal,
demain matin.

— C’est assez probable, mais on n’a rien sans rien, voyez-vous...

— Pourquoi buvez-vous ?

Sa compassion le fouaillait comme l’eût fait un poignard.

— Cela, ma chère, n’est nullement votre affaire..., grommela-t-il.

La compassion fit soudain place à une lueur de colère.

— Ce que vous comptez faire demain est bel bien mon affaire, en revanche, dit-elle, et si
vous avez la migraine et l’estomac retourné, je doute fort que vous puissiez vous rendre
utile...

Il se carra contre son siège, les bras croisés.

— Vous êtes venue uniquement pour tancer le vilain garnement, ou bien votre visite avait
un autre motif ?

Il se conduisait comme un imbécile, et le savait ; mais il n’avait d’autre choix, à moins de la


serrer passionnément dans ses bras...

Le regard à la fois peiné et courroucé qu’elle lui lança le pétrifia.

— Non, répliqua-t-elle, pas d’autre motif ! Si vous voulez le savoir, je suis venue
uniquement parce que votre cousine pensait que vous aviez peut-être besoin de moi. Mais je
vois bien qu’il n’en est rien ; cette bouteille vous suffit !

Elle tourna les talons — non sans que Nicholas ait eu le temps d’apercevoir l’expression de
chagrin qui tordait son visage. Avant qu’il ait pu dire un seul mot, elle avait claqué la porte.
Il regarda, l’air absent, le pan de bois qui s’était refermé sur elle. Julia était venue parce
qu’Amelia lui avait dit qu’il avait besoin d’elle, et elle le lui avait avoué. Une démarche et
un aveu qui lui avaient visiblement coûté... Sa conduite, à lui, avait été lamentable. Nicholas
marcha vers le bureau et prit son cognac, qu’il leva dans la lumière. Il contempla un instant
le liquide ambré, puis serra son poing si violemment que le verre en fut pulvérisé. Quelques
gouttes de sang virent souiller le plancher...

Julia retira les épingles de ses cheveux et les jeta avec colère sur la coiffeuse. Comment
avait-elle pu se laisser aller au point de lui avouer qu’elle savait qu’il avait besoin d’elle !
Mais elle avait été tellement peinée de son attitude froide et cynique, tellement furieuse
aussi, qu’elle lui avait lancé au visage les premiers mots qui lui passaient par la tête. A
présent, seule dans sa chambre, elle aurait voulu mourir, tant elle se sentait humiliée.

Quant au regard de Nicholas...

Il l’avait regardée comme si elle l’avait giflé. Allons, il n’était que trop clair, à voir ces
yeux-là, qu’elle était bien la dernière personne qu’il désirait avoir auprès de lui ! Tout ce
qu’elle espérait, c’était qu’il deviendrait bientôt bien trop ivre pour garder même le souvenir
qu’elle l’avait rejoint dans la bibliothèque. Toute sa colère l’abandonna comme se retire une
vague, et elle s’effondra sur la coiffeuse. En prétendant qu’il l’aimait, Amelia avait fait
fausse route, tout comme elle faisait fausse route en s’imaginant qu’elle-même n’osait pas
aimer Nicholas. Julia se releva en frissonnant. Elle avait toujours été si sûre qu’elle ne
connaîtrait jamais qu’un seul amour vrai, et que cet amour était mort avec Thomas, qu’elle
ne savait plus à quoi se raccrocher...

Elle tressaillit. On avait frappé. Était-ce Amelia qui venait aux nouvelles ? Que faire sinon
lui dire la vérité, à savoir qu’il ne voulait pas d’elle ?

Elle ouvrit la porte, et ce fut comme si son cœur s’arrêtait de battre. Nicholas se tenait sur le
seuil. Julia recula, manquant chanceler.

— Mais... que faites-vous ici ?.

— Puis-je entrer ? dit-il sans la quitter des yeux. Je me suis coupé...

Elle vit alors qu’il avait entouré son poing droit d’un mouchoir, dont la fine baptiste était
trempée de sang.

— Oh mon Dieu, s’exclama-t-elle, entrez vite ! Que vous est-il arrivé ?

— J’ai... cassé un verre.

Son regard était légèrement égaré, comme s’il ne comprenait pas très bien lui-même
comment un tel accident avait pu se produire.

— Venez plus près de la lumière ! Il faut que je puisse y jeter un coup d’œil.

Il la suivit docilement au chevet du lit et s’assit dans un fauteuil, près de la table de nuit où
brillait un chandelier. Elle s’agenouilla près de lui, prit sa main et défit délicatement son
bandage improvisé. Il y avait là plusieurs coupures, mais pas trop profondes, et qui ne
saignaient presque plus. Il ne faisait toutefois pas de doute qu’il avait besoin d’un vrai
pansement. Elle le regarda, au fond de ses yeux sombres, et lui sourit.

— Je crois pouvoir dire que vous survivrez, milord, mais nous devrions appeler Mme
Burton, afin qu’on nous apporte de quoi nettoyer et panser ces plaies...

Il pencha la tête vers elle.

— Tout à l’heure, dans la bibliothèque, vous m’avez appelé Nicholas...

Julia se sentit rosir. Ainsi donc, aucune chance qu’il oublie jamais l’incident !

— Je vais sonner Mme Burton...

Elle voulut relever ; il la retint fermement par la taille, et tenta de l’attirer contre lui.

— Ne partez pas, Julia, je vous en prie...

Elle pouvait sentir la forte odeur de cognac de son haleine.

— Votre main doit être soignée !

Elle se tortilla pour échapper à son étreinte.

— Plus tard !

Il ne quittait plus ses yeux, et les siens s’étrécissaient.

— Amelia ne se trompait pas, vous savez ? J’ai besoin de vous...

Elle ne savait trop comment répondre à son étrange attitude. Était-il ivre ? Pourtant son
regard n’était pas vague, ses mots nullement embarrassés. Une sensation délicieuse se
répandait au plus profond d’elle-même.

— Je suis certaine, hasarda-t-elle, que Mme Burton vous ferait ce pansement de la façon
la plus...

— Laissez donc Mme Burton où elle est...

Il se remit souplement debout et redressa Julia sur ses pieds. Puis il la lâcha et se recula
quelque peu, pour mieux la contempler. Son regard remonta longuement la ligne fuselée des
cuisses de Julia et la courbe de ses hanches, brilla en s’attardant sur le galbe de ses seins,
puis revint se fixer sur son visage. S’il ne l’avait pas touchée, elle avait l’impression que ses
mains la caressaient déjà, et il lui semblait que chaque centimètre de sa peau était en feu.

— Ce doit être à cause de cette robe, lui dit-il, comme s’il évoquait une fatalité, mais avec
le plus charmant, le plus enjôleur des sourires.

Puis il la prit dans ses bras.

Julia s’attendait certes à un assaut ; cependant, son baiser fut très doux. Il effleura d’abord
ses lèvres, et ses bras, autour d’elle, étaient si légers que c’était à peine si elle pouvait les
sentir. Il descendit couvrir son cou de petits baisers, ainsi que tout ce que la robe pouvait
dévoiler de ses seins. Puis, il remonta réclamer sa bouche, une fois encore...

La précision aérienne de ses baisers faillit rendre Julia folle d’excitation. Elle émit un soupir
qui aurait pu passer pour une protestation, mais pressa durement son corps contre celui de
Nicholas. Ses mains se crispèrent sur la soie serrée des cheveux de celui qui allait bientôt,
très bientôt sans doute, devenir son amant. Sa bouche s’entrouvrit, sa langue darda entre ses
lèvres à la recherche de la sienne...

Nicholas eut un grognement presque douloureux et leva la tête.

— J’ai envie de toi, besoin de toi, tellement fort..., murmura-t-il sourdement.

— Je sais.

— Et tu ne me repousses pas ?

— Non, pas ce soir...

Il eut un petit rire bref.

— Cette réponse devrait me laisser perplexe, m’inquiéter même, pour l’avenir..., mais ne
pensons qu’à ce soir... Ferons-nous l’amour, ma Julia ?

— Oui !

Un éclair de passion incendia alors les yeux du vicomte. Sans plus rien dire, il lui tendit sa
main, et elle y glissa la sienne.

— Nicholas...

Elle prononçait son nom et c’était déjà presque un soupir de plaisir.

Il la regarda, longtemps, puis la pressa contre lui avec un désir si furieux, si impérieux
qu’elle en eut le souffle coupé. Elle parut lutter, et il relâcha légèrement son étreinte ; mais
elle n’avait voulu se dégager un peu que pour mieux rejeter ses bras autour de son cou et
l’attirer à elle.
20

Julia ne sut jamais ce qui l’avait tirée du sommeil où elle était plongée, mais dès qu’elle fut
réveillée, elle eut la sensation qu’il se passait quelque chose d’anormal.

Le drap gardait encore la chaleur du corps de Nicholas. Julia s’assit dans le lit, les
couvertures glissant de ses épaules nues, et essaya d’accommoder sa vue à l’obscurité de la
chambre. Ce fut alors qu’elle l’aperçut.

Il avait remis sa culotte ajustée et sa chemise, et se tenait dans un fauteuil près de la fenêtre,
la tête dans ses mains.

Julia se leva. Ramassant le couvre-lit qui avait glissé sur le sol, elle s’en drapa, puis vint
s’agenouiller près du fauteuil.

— Nicholas ?

Il ne bougea pas. Posant doucement sa main sur la sienne, elle répéta :

— Nicholas ? Que se passe-t-il ?

Il releva la tête, mais sans la regarder.

— Tu devrais dormir, lui dit-il, la voix blanche.

Elle prit sa main dans les siennes.

— Mais je voudrais t’aider...

— Tu ne le peux pas. Retourne au lit, Julia.

— Est-ce que c’est à cause de... Mary ?

Il se raidit.

— Je suis au courant..., reprit-elle. Amelia m’a tout raconté.

Il la regarda, et malgré la pénombre, Julia se dit qu’elle n’avait jamais vu autant de détresse
dans les yeux d’un homme.

— Je doute qu’elle ait pu tout te raconter..., soupira-t-il.


— Elle m’a dit que tu te sentais responsable de sa mort...

— Je l’ai tuée.

Les mains de Julia se resserrèrent sur celle de Nicholas.

— Mais comment cela ? Je ne comprends pas...

— Lorsqu’elle s’est enfuie, elle était enceinte. Elle portait notre enfant. Et elle est morte
parce qu’elle ne pouvait supporter que son mari eût découvert qu’elle l’avait trompé, avant
leur mariage.

Sa douleur était terrible et presque palpable.

— Je suis tellement désolée pour toi, murmura Julia.

Elle passa sa main sur sa joue et se releva.

— ... Reviens au lit. Je voudrais te tenir dans mes bras...

Il se leva à son tour.

— Mais tu ne comprends pas...

— Je comprends que tu as perdu la femme que tu aimais, et ton enfant... que tu portes,
depuis, leur deuil dans ton cœur, et que c’est trop de douleur pour toi tout seul...

Sans plus bouger, il répondit d’une voix morne :

— Je me suis servi de toi. Je croyais que si nous faisions l’amour, cela effacerait, au moins
pour une nuit, mes maudits souvenirs. Au lieu de cela, j’ai ajouté cet acte égoïste à la longue
liste de mes péchés. Je suis navré.

Sa bouche se tordit en un pli amer.

— ... Tu mérites tellement mieux que cela !

— Si cela peut t’apaiser un peu, sache que moi aussi, je me suis servie de toi...

Julia ne put s’empêcher de sourire en voyant l’expression de surprise incrédule qu’arborait


Nicholas.

— Moi aussi, j’ai voulu oublier ma douleur pour une nuit, avec toi. Nous sommes quittes,
et tu peux, la conscience tranquille, effacer ce péché-là de ta liste.

— Tu es trop généreuse...
— C’est la vérité !

Elle reprit sa main.

— Viens te recoucher... viens dormir avec moi...

— Dormir ? Quand je dors, mes rêves me rappellent à l’ordre...

— Moi aussi... Souvent, je rêve que je ne peux pas atteindre Thomas... que je pourrais le
sauver de la mort, si j’arrivais à temps... et j’arrive toujours trop tard. Au réveil, une telle
impression de vide, et tant de chagrin m’oppressent que je crois que je ne pourrai pas le
supporter.

— Tu le supportes, pourtant...

— Bien sûr ! Tout comme toi...

Il la regarda sans parler, un moment, puis murmura :

— Tu as raison, nous devrions nous remettre au lit, et dormir, en espérant que nos démons
nous laisseront en paix pour le reste de la nuit...

Il la suivit jusqu’à leur couche. Elle attendit qu’il se fût déshabillé et glissé entre les draps,
pour venir à son tour tout contre lui. Il l’entoura alors de son bras et la tête de Julia vint
reposer sur la poitrine nue de son amant. Il demeurèrent ainsi sans plus bouger et peu à peu,
la respiration de Nicholas s’apaisa et se fit régulière. Julia sut alors qu’il s’était enfin
endormi. Elle le rejoignit bientôt dans le sommeil.

Quand elle s’éveilla de nouveau, il n’était plus là. Julia saisit l’oreiller et le serra contre elle.
La taie gardait toujours l’odeur de Nicholas... Elle se sentit bien seule.

Elle ferma les yeux, étreignant plus étroitement l’oreiller. Son corps était dur, ce qui lui
rappelait que ce qui s’était passé cette nuit n’était pas un rêve, comme le soulignait aussi le
fait qu’elle soit nue entre les draps...

Devait-elle le regretter ? Peut-être aurait-elle dû, mais il était indéniable qu’elle avait cédé à
Nicholas, en toute connaissance de cause, et avec bonheur. Ils s’étaient aimés avec passion
et fureur, et Julia savait parfaitement ce qu’elle faisait. Elle n’était plus une vierge innocente
qui ne sait rien des hommes...

Elle ne lui avait pas menti. En se donnant à lui, elle avait bien espéré remplir, fût-ce pour
une seule nuit, le vide affectif de sa propre vie, et le distraire, lui aussi, de ses fantômes ; ce
qu’elle n’avait pas prévu, en revanche, c’était le sentiment d’absolue plénitude qu’elle avait
connu entre ses bras, la communion des corps et des âmes, la sensation de n’être plus
qu’un...

Or c’était précisément cela qui la bouleversait, car jamais, même avec Thomas, elle ne
s’était sentie ainsi charnellement et spirituellement liée à un homme.
Elle s’assit sur le lit et constata avec surprise que le désordre créé par leur tumultueuse nuit
avait disparu. Sa robe, par exemple, qu’il avait jetée dans un coin après la lui avoir
fiévreusement retirée, était à présent soigneusement pliée sur le dossier d’une chaise, de
même que ses sous-vêtements, pourtant plus fébrilement arrachés encore. Quelqu’un était
déjà venu dans la chambre, à moins que ce soit Nicholas lui-même qui ait pris soin de
remettre un peu d’ordre, tandis qu’elle dormait encore. Cette pensée l’émut...

On frappa à la porte, et Amelia passa sa tête par l’entrebâillement.

— Vous êtes réveillée ? Je ne tiens pas à vous déranger, mais j’ai pensé que vous voudriez
le savoir : Nicholas est déjà parti.

— Ah ? J’espérais bien...

Elle s’interrompit et rougit fortement. Il lui était difficile d’avouer à sa nouvelle amie de
quelle façon elle avait songé donner à Nicholas l’envie de rester au manoir...

Elle s’aperçut qu’Amelia la regardait d’un air bizarre, et vit que le couvre-lit avait glissé,
révélant ses épaules nues. Embarrassée, elle ramena vivement le drap sur elle.

— Je comprends pourquoi mon frère avait l’air un peu fatigué, ce matin... et... même ainsi,
vous n’avez pas pu le convaincre de rester ?

Feindre de ne pas comprendre ce qu’Amelia sous-entendait aurait été des plus hypocrite.

— Il a quitté la chambre pendant que je dormais, expliqua Julia, le visage contrit, en se


mordant la lèvre, et sans oser affronter le regard de son « chaperon ». Je suis désolée... vous
devez me trouver terriblement sans-gêne et éhontée, de me conduire ainsi dans votre
demeure familiale... Je crois qu’il vaut mieux que je parte, je ne saurais...

Le sourcil distingué d’Amelia Marleigh se leva, en signe de surprise.

— Partir ? Mais je ne pourrais y consentir, ma chère Julia ! Nick me tuerait, et je crains


que mon pauvre mari ne soit bien triste, si une telle chose devait arriver !

Elle s’approcha, visiblement amusée par la situation.

— Quant à cette maison, depuis des siècles qu’elle a été construite, j’imagine qu’elle en a
vu d’autres...

— Mais, lord Monteville...

La lueur joyeuse qui s’était allumée dans l’œil d’Amelia flamboya de plus belle.

— J’ai bien peur que nous ne soyons pas une famille très conventionnelle. Notre grand-
père ne se formaliserait certainement pas de cet... incident nocturne. En revanche, je
soupçonne qu’il eût préféré que Nicholas reste au manoir, le temps que les choses... se
clarifient et s’apaisent, entre vous.

— Je crains, moi, dit Julia tristement, qu’il n’y ait plus rien à clarifier, ni à apaiser. Nous
sommes tous deux d’accord sur le fait qu’il ne s’agissait que d’une nuit de folie, et qu’il n’y
en aura pas d’autres...

— Des accords de ce genre peuvent être renégociés, laissa calmement tomber Amelia en
se dirigeant vers la porte. On voit cela tous les jours.

Elle jeta un coup d’œil vers la chaise, sur la robe couleur saumon.

— Je suis contente que vous en ayez fait bon usage...

Julia rougit comme une pivoine.

— Il m’a dit que c’était arrivé à cause de cette robe, marmonna-t-elle.

Amelia rit franchement.

— C’est bien ainsi que je l’entendais ! Je vais vous envoyer Fanny pour vous aider à vous
habiller. Ensuite, nous déciderons comment occuper notre temps jusqu’au retour de
Nicholas...

Amelia s’ingénia à divertir Julia, l’empêchant ainsi de trop s’inquiéter pour Nicholas. Après
le déjeuner, bien que Julia protestât que sa nouvelle amie, dans son état, n’aurait pas dû tant
se fatiguer, celle-ci la conduisit au bord du petit lac. Elles s’assirent sur le vieux banc de
bois et regardèrent les cygnes glisser sur l’eau calme, avec le vieux manoir en toile de fond.
C’était la première fois depuis bien longtemps que Julia éprouvait un tel sentiment de calme
et de paix intérieure.

A leur retour, elles virent un attelage arrêté devant l’antique demeure.

Amelia se figea et fronça les sourcils.

— Des visiteurs ? Nicholas ne m’en avait pas parlé... et je ne connais pas cette berline...

— Moi, si ! C’est celle de Sophia.

— Sophia ? Lady Simons ? Oh, très bien, alors !

Elles pénétrèrent dans le vaste hall et y virent deux malles et plusieurs valises. Julia
reconnut avec étonnement sa propre malle parmi ces bagages. Dans un coin, Sophia, vêtue
d’une très élégante robe de voyage, s’entretenait avec Mme Burton. Dès qu’elle vit son
amie, son visage s’éclaira et elle vint à elle, les bras ouverts.

— Ma chérie, je suis venue m’assurer que tout allait bien pour toi... Tout va bien, n’est-ce
pas ?
— Tout va bien, mais... Sophia, c’est un si long trajet, et quitter Londres au beau milieu de
la saison mondaine...

— Bah, Londres est bien triste sans toi, de toute façon...

Elle se tourna vers Amelia.

— Ma chère, pardonnez-moi de débarquer ainsi sans me faire annoncer, mais lorsque lord
Monteville a fait demander qu’on achemine jusqu’ici les bagages de Julia, j’ai pris la
décision de les accompagner !

Amelia lui sourit chaleureusement.

— Nous sommes ravies de vous avoir ici. Nicholas est en voyage pour quelques jours, et
nous aurons le manoir pour nous toutes seules.

Sophia parut curieusement soulagée.

— Ah, il est absent ?

Elle prit un ton de voix confidentiel.

— Peut-être cela vaut-il mieux... Philip a quitté Londres hier matin, et George a beaucoup
insisté pour me suivre.

— George est ici ?

Cette nouvelle mit Julia mal à son aise, et elle s’en voulut de réagir ainsi.

— Je suis là, en effet !

George traversa le hall de son pas à la nonchalance étudiée. Malgré l’inconfort du long
voyage en berline, son habit n’avait pas un seul faux pli, et le jeune dandy était aussi
soigneusement peigné qu’à son habitude. Julia se força à lui sourire.

— Bonjour, George...

— Bonjour, très chère Julia... Quittez donc cet air apeuré, je ne reste pas ; je compte
descendre à l’auberge du village. Je doute que le sens de l’hospitalité de lord Thayne
s’étende jusqu’à ma personne ! De fait, je préfère disparaître avant qu’il me découvre au
milieu de ses tableaux de famille...

— Ne vous inquiétez pas, dit Amelia, il est parti ce matin pour Sheffield...

Surpris, George se tourna vers elle, et ne répondit qu’au bout d’un instant, en riant :

— Quelle étrange idée ! Qui voudrait aller à Sheffield, sans y être contraint ?
Amelia faillit répondre quelque chose, mais un regard en direction de Julia l’en dissuada.

— Voulez-vous un rafraîchissement, lord George ? s’enquit-elle plutôt.

— Vous êtes très aimable, ma chère, mais dans mon intérêt comme peut-être dans le vôtre,
je dois décliner votre offre si charmante. Je vais plutôt me diriger vers l’auberge du cru...

Il tourna son regard énigmatique vers Julia.

— J’espère que vous ne m’en voulez pas si nos plans de l’autre soir se sont vus quelque
peu... contrariés.

— En effet, répondit sobrement Julia.

Il quitta le manoir quelques minutes plus tard. Sophia gratifia alors Julia et Amelia d’un
sourire d’excuse.

— Je n’ai pas pu le convaincre de rester à Londres. Je suis toutefois soulagée qu’il ait la
sagesse de ne pas vouloir se trouver sous le même toit que Nicholas... et je dois dire que,
venant de sa part, tant de retenue m’épate...

— Nicholas s’est querellé avec lord George ? demanda Amelia. A quel propos ?

— Je n’en sais trop rien, repartit Sophia, mais le fait est qu’ils semblent se détester
cordialement. Ils ont failli en venir aux mains, à l’Opéra, pour Julia !

— Sophia ! protesta celle-ci. Ça n’est pas vrai, ça n’était pas pour moi !

Les yeux d’Amelia pétillèrent de nouveau d’un éclat espiègle.

— Eh bien, remarqua-t-elle, voilà encore une saison londonienne que je regrette de


manquer ! Mais John déteste Londres, et nous n’y allons guère que quand nous y sommes
contraints. Cette année, il a trouvé l’argument rêvé : le voyage est trop fatiguant pour une
femme enceinte ! Enfin, pour ce qui est des froissements de plume entre Nicholas et lord
George, nous n’aurons pas à nous en soucier, puisque mon cousin est absent.

— Dieu merci, soupira Julia.

Car un nouvel incident entre les deux hommes était la dernière chose au monde dont elle
avait besoin. Nonobstant, en suivant Amelia et Sophia dans le salon, elle ne put se défendre
d’un bizarre sentiment d’inquiétude. Elle espérait de tout son cœur que Nicholas était sain et
sauf ; s’il devait lui arriver quelque chose, elle ne se le pardonnerait jamais.

Le lendemain du jour où il avait quitté Monteville House, Nicholas se trouvait dans le salon
des Halford, bijoutiers à Sheffield. Bien que la pièce ne fût pas très grande, elle était très
bien meublée, et Nicholas n’aurait pas imaginé que de simples commerçants, dans une petite
ville, fussent aussi visiblement à leur aise. Mme Halford, une femme osseuse aux dents
proéminentes, était même vêtue avec une certaine recherche. Pour l’heure, elle lissait
nerveusement le tissu de sa robe, manifestement intimidée d’avoir, dans son salon, un
visiteur de cette qualité.

— Asseyez-vous, je vous en prie, milord... désirez-vous un rafraîchissement ?

Nicholas resta debout.

— Non, je vous remercie, madame. Auriez-vous l’obligeance de faire savoir à votre beau-
père, M. Halford, que je souhaiterais m’entretenir quelques instants avec lui ?

— C’est qu’il est souffrant, milord...

— Ah ? Vous m’en voyez navré...

Nicholas considéra l’épouse du bijoutier en se demandant quelle tactique lui permettrait de


passer outre au barrage qu’elle lui opposait, et après une petite hésitation, il se lança.

— Je serais prêt à... monnayer cet entretien de façon... substantielle. Je devine que la tenue
d’un ménage comme le vôtre entraîne des frais... considérables...

Il avait visiblement touché juste, et Mme Halford saisit bien volontiers la perche qu’il lui
tendait.

— Vous n’imaginez pas à quel point, milord ! Mon mari non plus, du reste, n’a aucune
idée de la difficulté qu’il y a à mettre un rôti de bœuf sur la table, chaque dimanche, ni du
nombre de chandelles nécessaires à l’éclairage de six pièces ! Songez qu’il exige que l’on
fasse du feu tous les jours — sauf en plein été, naturellement ! Et il se moque que les robes
et les habits soient de plus en plus chers — vous pensez, presque les prix de Londres î Mais
enfin...

Elle se tut un instant, le visage fermé, puis laissa tomber du bout des lèvres :

— Mon mari n’aime pas que son père se fatigue...

— Je ne serai pas long, assura Nicholas. Monsieur votre mari n’aura pas besoin de le
savoir...

Elle le dévisagea avec une air de rapacité mal dissimulé.

— Pas plus d’un quart d’heure, soupira-t-elle. Je vais vous l’appeler...

Mme Halford se leva de son fauteuil — et poussa un cri, ou plutôt un glapissement, de


surprise, en voyant la frêle silhouette de son beau-père s’encadrer soudain dans la porte.
C’était un vieux monsieur en perruque, vêtu à la mode du siècle passé. En le voyant,
Nicholas se prit à espérer que l’esprit du vieillard, au moins, n’était pas définitivement
embrumé depuis les années 1790...

La main crispée sur son cœur, Mme Halford s’écria :


— Mais que faites-vous donc debout ? Vous m’avez fait une de ces peurs !

— Sally m’a dit qu’il y avait un lord dans la maison... j’ai pensé que c’était peut-être à
moi que l’on voulait parler...

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? dit l’hypocrite Mme Halford.

— Ce n’est tout de même pas pour vous, ma bru, que ce monsieur s’est dérangé... il a
sûrement mieux à faire ! Le dernier lord qui est venu ici ne venait pas pour vous, non plus,
mais pour Joshua !

L’œil pétillant, il reprit, à l’intention de Nicholas :

— Vous voulez me parler, n’est-ce pas ? Eh bien suivez-moi dans ma chambre, nous y
serons plus tranquilles...

— Père, tempêta Mme Halford, je ne vous laisserai pas emmener ce gentilhomme dans
votre chambre !

— Pas question de discuter assis sur vos maudits sièges à fanfreluches, il me font vomir !

Le vieillard entraîna Nicholas le long d’un corridor, vers une petite chambre, sur le seuil de
laquelle il s’effaça pour le laisser passer.

— Asseyez-vous ; le fauteuil droit, là, n’est pas mal...

Le style précieux et les fanfreluches dont parlait le vieillard, et qui semblaient si chères à
Mme Halford, n’avaient pas droit de cité chez son beau-père. Les tissus et les bois de ses
meubles étaient massifs, fonctionnels, et usés par le temps... Un bureau coincé entre une
armoire et une cheminée était jonché de papiers et de livres — lesquels couvraient aussi le
fauteuil que le vieillard avait désigné.

— Mettez donc tous ces bouquins de coté, l'encouragea M. Halford père.

Nicholas s’exécuta, et s’assit. Le vieux monsieur regarda un instant Nicholas, les yeux
pétillant de malice.

— Quel genre de lord êtes-vous donc, jeune homme ? s’enquit-il soudainement.

Nicholas ne put s’empêcher d’esquisser un sourire.

— Lord Thayne précisa-t-il.

— Ah, oui ! L’héritier de lord Monteville... eh bien, que puis-je faire pour vous ?

— Vous avez eu en votre possession une certaine bague cette bague-ci.


Nicholas sortit de sa poche un croquis qu’il avait réalisé d’après la chevalière, croquis que le
vieillard examina.

— La bague espagnole, oui, je m’en souviens... je ne risque pas de l’oublier, avec tous les
visiteurs qui sont venus me questionner à son sujet...

— Qui ? demanda vivement Nicholas. Qui est venu ?

— Il y a à peu près une semaine, j’ai reçu la visite d’un jeune homme qui avait l’air d’un
huissier, ou d’un secrétaire, peut-être. Il m’a dit que je lui rappelais son grand-père... Et
puis, il n’y a pas deux jours, celle d’une sorte de colosse à l’accent écossais. Celui-là, ma
belle-fille ne sait même pas qu’il est venu me voir !

Nicholas fronça les sourcils. Que diable Eduardo Mackenzie était-il venu faire ici ?

— Quelqu’un d’autre ?

— Personne, milord, à part vous... Si vous me disiez ce qui vous intéresse tous tellement,
dans cette bague ?

— L’homme qui vous l’a vendue l’a volée au doigt d’un homme assassiné, et il est
possible qu’il en soit également le meurtrier.

— Et vous, milord, quel rôle jouez-vous donc dans cette affaire ?

— Cette bague m’a été offerte en cadeau, après que vous l’avez revendue.

— Oui, à une jeune dame.

— C’est cela, répondit Nicholas, la gorge serrée.

— Brune, très belle, mais l’air terriblement triste. Elle avait vu la bague dans ma vitrine et
avait tout de suite été attirée par elle. J’en ai été surpris, car je ne pensais pas la vendre de si
tôt. C’était un bijou si particulier... J’ai demandé à cette jeune femme d’où elle venait ; elle
m’a seulement répondu qu’elle arrivait du nord de l’Angleterre... Ainsi donc, elle l’a achetée
pour vous l’offrir ?

— Oui. Elle est morte, à présent.

Nicholas eut la bouleversante surprise de pouvoir prononcer ses mots sans ressentir la
fulgurante douleur habituelle. Avait-il enfin trouvé l’apaisement ? Il n’osait trop y croire.

— Je suis désolé, dit M. Halford.

Puis, lorgnant la main gauche de Nicholas :

— Vous ne la portez plus ?


— Elle a été volée, de nouveau, peut-être par la ou par les mêmes personnes qui l’avaient
dérobée une première fois.

— Et vous souhaiteriez la récupérer ?

— Je voudrais découvrir qui a tué lord Carrington. Sa veuve est en grand danger.

— Je comprends... Je vais vous dire ce que je sais. L’ancien bijoutier n’ajouta pas à grand-
chose aux informations que Colton avait déjà collectées, si ce n’étaient quelques détails.
Mais, au moment de prendre congé, une idée traversa le cerveau de Nicholas.

— Tout à l’heure, en parlant avec votre belle-fille, vous avez mentionné la visite d’un lord
à Joshua... votre fils, je suppose ?

Le vieillard acquiesça.

— Savez-vous de qui il s’agissait ?

— Bien sûr ! Je ne m’explique toujours pas la présence d’un homme d’une telle valeur
dans ma maison. C’était lord Philip Kingsley de Stanton.

Avant que Nicholas ne quitte Sheffield, il lui restait une dernière personne à voir. Joshua
Halford voulut l’éconduire ; mais devant sa détermination, le bijoutier perdit contenance et
accepta finalement de lui parler.

Quand Nicholas quitta la bijouterie, il resta un instant immobile et songeur, sur le trottoir,
devant la vitrine. Le jeune Halford avait confirmé ses soupçons, et lui avait laissé entendre
qu’Eduardo Mackenzie, de son côté, était arrivé aux mêmes conclusions. Les pièces du
puzzle commençaient à se mettre en place avec une sinistre évidence. Deux passantes
dévisagèrent Nicholas avec curiosité, et il s’aperçut qu’il était planté comme un piquet, en
pleine rue, depuis plusieurs minutes... Il se remit en marche et se dirigea vers sa voiture.
Julia était en sécurité auprès d’Amelia, et il ne voulait pas reparaître devant elle avant
d’avoir confondu Philip Kingsley. Il espérait seulement pouvoir atteindre Londres avant
Mackenzie ; voir son fidèle Eduardo pendu pour le meurtre d’un pair du royaume serait un
coup par trop terrible pour Julia...

Nicholas, quant à lui, songeait au plaisir qu’il aurait à écraser son poing sur le visage de
Philip Kingsley.
21

Amelia leva les yeux de la missive qu’elle venait de recevoir. Quand un domestique l’avait
apportée, les trois dames étaient dans le salon, occupées à feuilleter ensemble le dernier
numéro de Ladies Gallery.

— Nicholas part pour Londres, expliqua Amelia en soupirant. A moins qu’il n’y soit
déjà... Je ne comprends décidément pas ce qui le pousse ainsi à aller et venir aux quatre
coins du pays !

— Tiens, s’étonna Sophia, pourquoi donc y retourne-t-il ?

Julia ne dit rien, mais elle ressentit une pointe d’amère déception. Nicholas était parti depuis
deux jours, et elle devait bien admettre qu’il lui manquait terriblement. Elle rêvait de ses
bras autour d’elle, de sa peau, de son odeur, et aurait tant voulu l’avoir là, tout près — même
si elle devait, pour cela, souffrir des regrets et des doutes qui le hantaient...

Elle se leva et se campa devant la fenêtre. Le ciel était bleu, et seuls quelques nuages y
flottaient paresseusement.

Il n’était pas aisé de devoir séjourner dans ce vieux manoir rempli de souvenirs, où tout lui
rappelait Nicholas. Son portrait, peint quelques années auparavant, ne trônait-il pas dans le
vaste hall ?

Amelia vint la rejoindre, et tenta de la consoler.

— Il va rentrer bientôt, j’en suis sûre. Il ne resterait pas loin de vous si ce n’était pas
indispensable...

Julia essaya de sourire.

— Non, sans doute... mais je dois avouer que je suis très inquiète...

— Je suis sûre qu’il va bien.

Amelia lui souriait en retour, avec beaucoup de compréhension et de persuasion.

— Sophia voudrait se promener au bord du lac, reprit-elle. Viendrez-vous avec nous ?

— Je préfère rester ici, si cela ne vous fait rien.

Amelia pressa amicalement sa main.


— Bien sûr que non !

Restée seule, Julia demeura longtemps devant la fenêtre, perdue dans ses pensées, jusqu’à
ce qu’un domestique vienne lui annoncer l’arrivée d’un visiteur. Elle réprima un mouvement
d’agacement, car ce visiteur n’était autre que George Kingsley.

— George, le gourmanda-t-elle lorsqu’il fut introduit, je ne pensais pas vous revoir ici. Je
croyais que vous aviez pris très sagement la décision de ne plus vous montrer à Monteville
House ?

Il sourit.

— Comme vous voyez, j’ai changé d’avis... Où sont donc les deux vestales qui vous
gardent jalousement ?

— En promenade.

— Et elles vous ont laissée seule ? Que dirait ce bon Thayne d’un tel laxisme ? Il n’est pas
là, n’est-ce pas ?

— Non, mais il va revenir. Désirez-vous boire quelque chose ?

— Pas maintenant.

Il s’avança vers elle. Mal à l’aise, Julia recula d’un pas et se retrouva acculée à la fenêtre.
Son effroi n’échappa point à George.

— Vous avez peur de moi, Julia ? Mais pourquoi ? Ne sommes-nous pas voisins depuis
toujours ?

— C’est que vous me pressez d’un peu trop près, dit-elle en s’efforçant de rester calme.
Voulez-vous vous asseoir ? A moins que vous ne vouliez aller rejoindre Sophia et Amelia ?
Elles sont au bord du lac...

George ne bougea pas d’un pouce.

— Non, c’est vous que je suis venu voir.

— Que... que voulez-vous dire ?

Il mit la main à sa poche et Julia, en un éclair, devina qu’il y dissimulait un pistolet.

— Vous allez venir avec moi !

— George !

— Nous allons descendre ensemble et je demanderai qu’on vous apporte votre cape. Vous
me suivrez alors jusqu’à ma berline. Si vous tentez de courir, de crier ou de prévenir
quiconque, de quelque manière que ce soit, je serai contraint de vous abattre, vous ou toute
personne qui se trouverait en travers de ma route. C’est bien compris ?

Elle opina du chef, trop effrayée pour prononcer un seul mot. Les yeux de George n’avaient
plus rien de leur expression de désinvolture ordinaire. Ils étaient froids et cruels, et Julia
sentait qu’il n’hésiterait pas, s’il le fallait, à mettre ses menaces à exécution. Comme dans
un rêve, elle le suivit dans le hall, et laissa un domestique lui poser une cape sur les épaules.
En quelques mots, George expliqua qu’il emmenait lady Carrington pour une courte
promenade en voiture, et qu’ils seraient tous deux très bientôt de retour.

Puis elle monta dans sa berline, et Gorge s’assit en face d’elle. L’attelage s’ébranla sur le
gravier de la cour.

— Pourquoi faites vous cela ? dit la jeune femme.

— Parce que j’ai besoin de la protection que vous m’assurerez, le temps que nous
atteignions Maldon, où m’attend mon yacht. Je dois passer sans encombre sur le continent...

— Je ne comprends pas...

— Non ? C’est pourtant simple ; je dois quitter le pays, et vite... Tant que vous serez avec
moi, nul me m’arrêtera. Ni Thayne, ni mon père ne voudront que je fasse couler votre
sang...

— Pourquoi faut-il que vous quittiez l’Angleterre ? demanda Julia.

Mais elle connaissait déjà la réponse.

— A cause de cette maudite bague ! Je ne pensais pas qu’elle referait surface... Sans elle,
j’étais tranquille pour le reste de mes jours. Mais, quand je l’ai vue au doigt de Thayne, j’ai
su que tôt ou tard, elle me dénoncerait. Il me restait un seul espoir : que Thayne et vous ne
vous rencontriez jamais... mais vous vous êtes rencontrés...

Julia le regarda, éberluée autant que terrifiée.

— Vous... c’est vous... vous avez tué Thomas !

— J’y ait été obligé. Il était sur le point de découvrir... ma source de revenus. Vendre des
secrets militaires à Napoléon Bonaparte a été extrêmement profitable, et absurdement facile.
J’ai bien peur d’avoir déçu tous ceux qui espéraient que mes fonctions subalternes au Home
office me maintiendraient dans le chemin du devoir et à l’abri des tentations... Ma seule
erreur a été de prendre cette bague. Voyez-vous, j’avais besoin aussi de l’argent de sa
vente...

Révoltée par tant de cynisme, Julia avait le cœur au bord des lèvres.

— Vous êtes un monstre ! s’écria-t-elle.


Le regard de George se troubla un peu.

— Un monstre ? Oui, j’imagine, pour les gens de votre sorte... Moi, je sais seulement que
j’ai le sens de la survie...

— Je mourrai, vous m’entendez, plutôt que de vous permettre de vous enfuir !

— C’est moi qui ai toutes les cartes en main, ma chère, lui susurra-t-il, démoniaque. Et je
doute fort que vous teniez tant que cela à mourir...

Nicholas faillit saisir au collet le majordome de Philip et le plaquer au mur.

— Comment cela, il est parti pour Maldon ?

— Mais... oui, milord, balbutia le malheureux, surpris de la véhémence du visiteur... Lord


Philip est parti ce matin, c’est tout ce que je peux vous dire...

Pourquoi diable Philip était-il parti pour Maldon ?

Nicholas dégringola les marches de l’entrée de l’hôtel particulier des Kingsley. George n’y
était probablement pas, lui non plus, et puis George ne lui serait d’aucune utilité...

Nicholas allait s’engouffrer dans sa berline, quand il entendit quelqu’un l’appeler.

— Psst... milord !

Il se retourna. C’était Eduardo Mackenzie.

— Que faites-vous ici ? grommela le jeune lord.

— La même chose que vous, j’aimerais dire deux mots à lord Philip Kingsley. Où est la
comtesse ?

— Au manoir de mon grand-père, en sécurité. Ma cousine est avec elle. Philip Kingsley
est parti pour Maldon.

— C’est bien regrettable, dit Eduardo, les sourcils froncés. Il a un yacht, là-bas, ou du
moins le jeune George en a un...

Il regarda Nicholas d’un air résolu et redoutable.

— Je crois, jeune monsieur, que vous et moi allons partir pour Maldon, et en vitesse !

**

Julia arpentait inlassablement la petite chambre où George l’avait enfermée à clé, dès leur
arrivée, la veille au soir, dans son cottage de Maldon. Une femme à l’air revêche, qui
refusait de lui parler, lui apportait ses repas. Julia était sûre que George avait persuadé cette
servante qu’il ne fallait pas croire un mot de ce qu’elle pourrait bien lui raconter.

Elle se hissa sur la pointe des pieds jusqu’à atteindre la lucarne. De là, elle pouvait
apercevoir au loin la tête de mât du yacht de son ravisseur. Cette vision lui nouait l’estomac.
Dieu merci, la marée n’avait pas été assez forte pour permettre au petit navire, amarré dans
une vasière, d’appareiller pour le continent dès la nuit précédente. Sans quoi, à l’heure qu’il
était, ils eussent été déjà hors des eaux anglaises...

Julia avait résolu de tout tenter pour ne pas s’embarquer avec George. Bien qu’elle ignorât
ce qu’il adviendrait d’elle, lorsqu’ils seraient en France, elle imaginait bien que son sort
n’aurait rien d’enviable. Même si Napoléon était à Sainte-Hélène, et l’Angleterre en paix
avec son ancienne ennemie, il faudrait probablement quelques jours pour que la recherche
s’organise et se poursuive sur le continent. Son ravisseur aurait eu entre-temps mille fois
l’occasion de se débarrasser d’elle...

Le cœur de Julia fit une embardée quand elle perçut le cliquetis de la serrure de la porte.
C’était George, le pistolet à la main.

— Ma chère, lui dit-il, il est temps de partir !

Comme elle ne bougeait pas, il la saisit brutalement par le bras.

— Allons, venez !

Il prit, sur une chaise, la cape qu’avait portée Julia à son départ de Monteville House, et la
lui jeta sur les épaules. La jeune femme le foudroya du regard.

— Je peux m’habiller seule ! lui rétorqua-t-elle fièrement.

— Du calme, lui intima-t-il en poussant le pistolet dans ses côtes à travers la cape, et en
avant !

Elle n’eut aucune occasion de s’enfuir, ni au sortir du cottage, ni en s’embarquant dans la


berline. Le trajet jusqu’au port fut très bref. Une fois sur le quai, George continua de la tenir
discrètement sous la menace de son arme. Il était très nerveux, Julia pouvait le voir à la
façon dont ses yeux s’agitaient sans cesse. Il y avait fort à craindre qu’il lui tirât
effectivement dessus, si jamais elle tentait de s’échapper.

Les genoux de la jeune femme faillirent se dérober sous elle à la vue du yacht. Si celui-ci
n’était pas très grand, il dépassait en taille tous les bateaux de pêche qui l’entouraient.

— Par ici...

George reprit son bras, et la poussa fermement vers le bord du quai. Il y avait bien quelques
pêcheurs, autour d’eux, mais aucun ne leur prêtait beaucoup d’attention.
— Je vous préviens, lui souffla George à l’oreille, au premier cri, au premier geste, je ferai
feu... sur vous ou sur n’importe qui !

Terrorisée, Julia parvint en bas de l’échelle de coupée. Si jamais elle devait tenter quelque
chose, il fallait que ce soit dans les minutes qui suivaient. Elle frissonna en regardant l’eau
grise et glauque. George la poussa vers la coupée.

— Laisse-la partir !

Le jeune lord se tourna vivement, l’arme à la hauteur de la taille. Son père, Philip Kingsley,
se tenait derrière lui, le menaçant d’un pistolet.

— Allons, George, lâche-la...

— Navré de vous désobéir...

— Je tirerai sur toi s’il le faut. George... rien ne m’arrêtera...

— ... Et notamment pas vos sentiments paternels, je sais... mais la peur du scandale vous
retiendra... Vous n’aurez qu’à raconter qu’il s’agit d’une escapade en amoureux !

Malgré toute l’ironie bravache de ses paroles, Julia devinait que George n’en menait pas
large. Sa main ne tremblait-elle pas sur son bras ?

— Cela suffit, George, répéta Philip d’une voix qui claquait comme un coup de fouet.
Lâche-la et je ferai en sorte que tu puisses passer en France.

— Elle m’est bien trop utile ! Venez, mon cher cœur, dit-il, lâchant brièvement sa main
pour la prendre fermement par la taille.

— Réfléchis bien, George, lui dit son père, la voix blanche et la bouche presque close. Je
te ferai poursuivre jusqu’en enfer. Tu n’auras ni trêve, ni repos...

— Oh non, vous n’en ferez rien, dit George en éclatant de rire. Vous me couvrirez, au
contraire, comme vous avez couvert tous mes agissements, depuis plus de trois ans !

— Philip, s’écria Julia, comment... vous... vous saviez ?

Philip n’osait pas affronter son regard.

— Julia, balbutia-t-il, je...

— Bien sûr qu’il savait, dit George dans un ricanement. Mais il voulait à tout prix protéger
l’honneur de la famille, et surtout la carrière d’Arthur, mon cher frère ! Il est temps que vous
sachiez tout ce qu’il a fait pour que vous ne découvriez jamais la vérité : l’attaque des
bandits de grand chemin, votre agression à Foxwood et celle du King’s Theatre. et enfin, les
tours et les détours de cette fripouille de Grayson... Tout cela, c’est son œuvre !
Pendant tout ce déballage, Julia n’avait pas quitté Philip des yeux. En elle, le dégoût et le
mépris le disputaient à la colère, prenant même le pas sur sa peur.

— Philip, dit-elle, la voix tremblante de rage, vous avez osé agresser Nicholas ?

— Ah non, se récria George, ça, ce n’est pas lui, c’est moi seul ! Lui, il a seulement
envoyé Grayson proposer de racheter la bague... Bon, cette conversation commence à être
pesante ! Venez...

Il lui reprit le bras et Julia se dégagea soudain en hurlant :

— Non, lâchez-moi !

La rage et l’horreur de la trahison décuplaient ses forces, faisant d’elle une véritable furie,
qui ne redoutait plus ni George, ni le pistolet de celui-ci.

— Comment avez-vous pu, vociféra-t-elle, comment avez-vous pu faire cela à Thomas ?

— Taisez-vous ! hurla George en lui saisissant le bras derechef.

Sans se retourner, Julia lança vivement son pied en arrière, heurtant durement de sa bottine
le tibia de son ravisseur. Simultanément, elle projeta son épaule afin de le déséquilibrer.
Surpris, George recula sur le bord du quai, et tomba lourdement dans le bassin. Hélas, il eut
le temps d’entraîner Julia dans sa chute...

Il la lâcha toutefois quand ils touchèrent l’eau, et se mit à gesticuler de façon désordonnée.
Il ne savait pas nager.

Empêtrée dans ses vêtements, Julia coula aussi, tout d’abord ; Dieu merci, elle avait eu la
présence d’esprit d’avaler une grande goulée d’air, et elle battit vigoureusement des bras et
des jambes pour remonter. Quand elle creva la surface de l’eau, et qu’elle put respirer de
nouveau, elle entendit vaguement des éclats de voix. Puis elle cria quand des mains solides
l’agrippèrent aux épaules...

— Mais ne me frappez pas, ma belle, j’essaie de vous tirer de là, voyons !

C’était Nicholas.

Julia était assise dans fauteuil que le jeune lord avait fait installer devant la cheminée de
l’auberge. Celle-ci était petite et modeste, mais ses propriétaires étaient de braves gens. Leur
fille avait même prêté à Julia une robe de mousseline et un gros châle. Malgré le feu qui
ronflait fort et les vêtements secs, Julia ne parvenait pas à se réchauffer.

Eduardo était allé chercher un médecin, lequel avait examiné la rescapée et conclu à un
simple choc nerveux. Il avait recommandé du repos, de la chaleur, et laissé une ordonnance.

Elle avait toujours un regard d’animal traqué lorsque Nicholas se pencha au-dessus d’elle.
— Il faut aller au lit, à présent !

— Je ne veux pas !

Il s’agenouilla à ses pieds.

— Julia, Eduardo est là, Je suis là, nous montons la garde. Personne ne vous fera plus de
mal...

— Je sais...

Mais son corps refusait de lui obéir. Elle restait immobile, les yeux perdus dans le vague,
comme la noyée qu’elle avait failli être...

Cependant elle ne protesta pas quand le jeune lord la souleva dans ses bras et l’emmena
jusqu’au lit, qu’on venait de chauffer, et que surmontait un gros édredon. Elle ne dit rien non
plus quand il fit descendre le long de ses mollets les gros bas de laine qu’on lui avait prêtés
pour qu’elle ait bien chaud. Julia prit les médicaments qu’on lui tendait et sombra bientôt
dans un sommeil sans rêves.

*
**

— Vous avez un visiteur !

Barbara était apparue sur le seuil du salon.

— C’est lord Monteville, reprit la gouvernante. Je crois que vous ne parviendrez pas à
l’éconduire comme les autres, celui-là !

Julia leva les yeux de son ouvrage. Depuis son enlèvement, ses mains tremblaient toujours,
et elle ne pouvait maîtriser ce tremblement qu’en tenant celles-ci constamment occupées. De
même, elle ne tenait plus en place et ne pouvait demeurer assise. Elle s’épuisait donc en
longues marches autour de Foxwood, quand elle ne travaillait pas au jardin. Pour la
première fois depuis des années, celui-ci était enfin entièrement débarrassé de ses mauvaises
herbes.

Il était vrai qu’elle avait refusé toutes les visites, même celles de Nicholas. Elle n’avait pas
vu ce dernier depuis qu’ils avaient quitté l’auberge de Maldon, et qu’Eduardo l’avait
ramenée à la ferme. Elle s’efforçait de ne plus penser à l’instant du départ, à cet air de
condamné à mort que Nicholas avait sur le visage, lorsqu’elle lui avait murmuré qu’il valait
mieux ne plus se voir.

— Dois-je le faire entrer ? s’enquit Barbara.

Julia ouvrit la bouche, mais déjà lord Monteville était sur le pas de la porte. Il s’avança et
prit sa main.
— Lady Carrington. lui dit-il, je suis venu voir par moi-même si vous alliez mieux...

— Oui... mieux... merci, repartit machinalement Julia.

Elle se tourna vers Barbara, se rappelant soudain confusément de ses devoirs d’hôtesse.

— Apportez donc quelques rafraîchissements à lord Monteville, s’il vous plaît... Voulez-
vous vous asseoir, milord ?

Il prit un fauteuil près du sofa où elle s’installa à son tour, et la dévisagea d’un œil
bienveillant.

— Je ne crois pas, moi, que vous alliez si bien que ça...

— Mais si, je vous assure !

— Vous avez refusé de voir tous ceux qui s’inquiètent pour vous...

Il fit une courte pause et demanda plus doucement encore :

— ... Pourquoi ?

Julia se raidit.

— Parce que... je me sens vide... j’ai du mal à éprouver, à présent... un quelconque


sentiment.

— Peut-être ne vous le permettez-vous pas ?

— Ou peut-être ne puis-je plus rien éprouver...

Elle se leva et alla vers la fenêtre.

— Par contre, j’ai envie de... casser, de détruire. Ainsi, j’ai imaginé que je brisais toute la
vaisselle de la maison. Parfois, aussi, j’ai envie de hurler, sans m’arrêter, et à d’autres
moments, j’ai terriblement peur de devenir folle...

Il sourit calmement.

— Je ne pense pas du tout que vous en preniez le chemin...

Il se leva et marcha jusqu’à la cheminée.

— Philip a été mon ami pendant plus de vingt ans, reprit-il, et je l’ai toujours considéré
comme l’un des hommes les plus brillants et le plus honorables que j’aie pu connaître. Je
savais, bien sûr, qu’il avait ses faiblesses : son inquiétude maladive de voir ternir son nom,
son affection exclusive pour son fils Arthur, dans lequel il voyait l’accomplissement de
toutes les vertus qu’il admirait, ou son indifférence coupable envers son autre fils, George,
qu’il a beaucoup méprisé.

Lord Monteville se tut un instant comme si la suite de ce qu’il avait à dire lui pesait tout
particulièrement.

— ... Toute ma vie, je me suis pris pour un fin connaisseur de la nature humaine, mais
Philip a fait voler en éclats tout ce que je croyais savoir. Je n’ai pas vu, ou pas voulu voir, à
quel point il était l’esclave de sa propre fierté, pas soupçonné que le désir de protéger son
nom l’amènerait à commettre tous ces crimes envers votre mari, et envers vous. Je ne savais
pas non plus à quel point George était dévoré par l’appât du gain. Pour tout cela, je vous
demande pardon...

Julia savait combien le vieil homme était fier et combien un tel aveu devait lui coûter. Pour
la première fois, elle réalisait qu’elle n’était pas la seule à avoir été trahie.

— Mais, milord, murmura-t-elle, vous n’avez pas besoin de me demander pardon...

— J’ai pourtant une autre confession à vous faire. Plus d’une fois, depuis ces événements,
j’ai souhaité passer une épée à travers le corps de Philip, pour tout le mal qu’il avait fait...

— C’est vrai ? J’ai eu la même envie, moi aussi, et j’en ai été effrayée... Même au moment
de la mort de Thomas, je n’ai pas eu autant de rage en moi.

Julia sentait que le vieux lord la comprenait parfaitement, sans porter de jugement sur elle,
et c’était soudain comme une lueur d’espoir au milieu de son tourment.

— Je n’éprouve plus aucun sentiment, dit-elle encore, et pourtant cela ne me manque pas.
Les sentiments font trop mal.

— Vous ne pouvez demeurer ainsi, toutefois, car vous faites souffrir ceux qui vous aiment.
Songez que, même sans cela, leur peine est bien assez grande ; George est mort, Sophia a
perdu son neveu, et si Philip est encore vivant, mieux vaudrait pour lui qu’il eût été tué, car
le déshonneur, qu’il redoutait tant, a irrémédiablement souillé son nom... Sophia, elle, craint
que vous ne la rejetiez, car elle est la sœur et la tante de ceux qui vous ont fait du mal. Et
puis il y a Amelia, qui s’accuse de votre enlèvement, parce qu’elle a permis à George
d’entrer au manoir. Enfin, il y a mon petit-fils...

Il s’approcha d’elle.

— Il est actuellement dans un état très proche du vôtre : complètement refermé sur lui-
même. Il est clair qu’il pense avoir failli : failli à vous protéger, failli à vous sauver, et qu’il
ne se le pardonne pas...

— Mais... c’est lui qui m’a sortie de l’eau !

— Sans doute, mais il vous avait laissée au manoir, croyant que vous y étiez en sécurité, et
c’est précisément là que George vous a trouvée. Si Nicholas vous a sauvée de la noyade, il
n’a pas pu vous épargner l’angoisse et le chagrin...

— Il ne faut pas qu’il se blâme pour cela, ce n’est pas sa faute !

— Il le croit nonobstant, et par-dessus tout, il pense vous avoir perdue à jamais, ce qui fait
qu’il n’a plus aucun appétit à vivre...

Julia, interdite, répéta :

— Perdue à jamais ?

— Il vous aime... il voudrait vous aider, mais vous ne le lui permettez pas. Comme vous-
même, il vit un enfer... dont je désespère qu’il puisse jamais sortir...

Les mots d’Amelia revinrent à la mémoire de Julia : « Si quelque chose devait vous arriver,
cela le tuerait. » Elle pensa à la douleur de Nicholas cette nuit, leur nuit, au manoir, et elle
sut alors que jamais, elle ne pourrait supporter de la savoir dans la peine.

Un sanglot s’étouffa dans sa gorge. Les yeux remplis de larmes, elle se tourna vers lord
Monteville.

— Que puis-je faire ?

— C’est à vous de le décider, mon petit. Mais je vous conseille de faire le premier pas,
d’aller vers lui. Car il est trop brisé et trop honteux pour tenter de reconquérir votre cœur...

Lord Monteville prit son chapeau ses gants, et ayant prodigué vœux et encouragements, s’en
fut.

Après son départ, Julia resta longtemps perdue dans ses pensées — tant et si bien que, sans
plus se contenir, elle pleura à chaudes larmes.
22

Deux jours plus tard, Julia attendait d’être reçue, dans le salon de l’hôtel londonien de son
amie Sophia. Assise, les mains nerveusement crispées sur ses genoux, elle se disait, avec
beaucoup de remords, qu’elle ne pourrait pas la blâmer si son amie refusait de la voir, car
elle l’avait traitée bien mal...

Mais très vite, elle entendit résonner dans le couloir un pas familier. Sophia s’arrêta un
instant sur le pas de la porte, et Julia put voir que lord Monteville ne lui avait pas menti ; les
yeux de son amie étaient rouges, et son visage marqué par le chagrin. Elle se leva, et Sophia
se précipita dans ses bras avec un cri de joie.

— Oh, Julia, c’est toi ! Si tu savais comme j’espérais que tu viendrais !

Et les deux femmes, dans les bras l’une de l’autre, pleurèrent longtemps, de soulagement,
sur leur amitié retrouvée.

Le jour suivant, Julia apprit de Sophia que Nicholas passait le plus clair de son temps
enfermé chez lui, et ne voulait voir personne. D’après Amelia, il n’avait pas fait un repas
décent, ni dormi une nuit entière depuis des jours. Julia en fut bouleversée.

— Il faut que je le vois, soupira-t-elle. Mais voudra-t-il m’ouvrir sa porte ?

— Au pire, vous la forcerez, conseilla fermement Sophia. Pense à la façon dont tu t’es
jouée de lui, à la sortie de chez Thérèse... entre parenthèses, le seul endroit qu’il fréquente
encore...

— Tu veux dire... qu’il faut que je l’enlève, de nouveau ? Souhaites-tu donc qu’il
m’étrangle de ses propres mains ?

— Tout vaut mieux que ce que vous êtes en train de vivre, l’un et l’autre... Tu pourrais le
ramener avec toi à Foxwood, et refuser de le relâcher avant qu’il ait écouté ce que tu as à lui
dire...

— C’est une idée, dit Julia, pensive, mais comment savoir quel soir il sera à la Maison
Blanchot ?

— Amelia est à Londres avec son mari. Avec son aide et celle de Thérèse, c’est bien le
diable si nous n’attirons pas Nicholas à la maison de jeu, le soir qui conviendra !

Julia ne trouva rien à redire, et Sophia reprit :

— ... Je reviens tout de suite, je vais chercher quelque chose...


Restée seule, Julia s’efforça de conserver toute sa résolution, et de ne pas écouter sa
prudence lui dire que ce nouveau rapt serait une folie. Bientôt, Sophia revint s’asseoir
auprès d’elle, un objet dans sa main fermée. Lorsqu’elle ouvrit ses doigts, Julia put voir, au
creux de sa paume, la bague espagnole. Elle regarda son amie.

— Mais... comment l’as tu eue ?

— Philip me l’a donnée pour toi, le lendemain de... enfin... de la mort de George. Je sais
que tu t’es demandé un moment si elle n’était pas maudite, mais ce bijou a été offert deux
fois par amour, et peut-être peut-il l’être encore ?

Elle prit la main de Julia et la lui referma sur la bague.

— Prends-la, s’il te plaît...

Si Julia ne dit pas un mot, elle ne rouvrit pas sa main.

Nicholas se pencha vers sa cousine, au-dessus de la table de jeu.

— Tu as perdu suffisamment d’argent comme cela ; et il vaut mieux que je te ramène


avant que ton mari s’aperçoive que tu n’es pas à la maison...

Sous son masque, Amelia eut un sourire malin.

— Il est à son club, et même s’il s’en apercevait, il ne te reprocherait rien : tu es d’une
humeur tellement massacrante que tu nous fait peur, à tous !

Nicholas eut un ricanement sans joie.

— Je n’ai pas remarqué que je te terrifiais particulièrement !

Sans relâche, Amelia l’avait harcelé pour qu’il la conduise chez Thérèse, le menaçant de s’y
rendre seule s’il refusait. Mais depuis le début de la soirée, étrangement, elle n’avait pas la
tête au jeu, et regardait en tous sens comme si elle cherchait quelqu’un. Si Nicholas n’avait
pas su pertinemment qu’elle adorait son mari, il l’eût soupçonnée d’y attendre un amant.

— Mais si, j’ai très peur de toi !

— Tu seras bientôt soulagée de mon effrayante et pesante présence ! Je quitte Londres


demain.

Amelia regarda fixement un point situé derrière l’épaule de Nicholas, et se remit à sourire.

— Je te le confirme, tu ne seras plus à Londres demain... Tiens, si j’essayais un peu le


pharaon, à présent ?

Elle se leva, et se perdit dans la foule des joueurs.


— Amelia, attends-moi, bon sang, je...

Il s’était levé pour la suivre, lorsque quelqu’un se glissa dans le fauteuil qu’il venait
d’abandonner. Surpris, il revint sur ses pas.

La femme, masquée, portait une robe couleur saumon et avait une jolie chevelure frisée.
L’espace d’un instant, Nicholas crut qu’il était victime d’une hallucination.

— Bonsoir, milord !

La voix était reconnaissable entre toutes. Médusé, Nicholas s’assit devant elle.

— Que diable faites-vous ici ?

— Je voudrais jouer une partie de cartes avec vous...

— Je n’ai pas envie de jouer. Vous m’avez fait savoir il y a peu, lady Carrington, et en
termes très clairs, que vous ne vouliez plus me revoir...

— Seriez-vous mauvais joueur, Nicholas ?

— Sans doute. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois aller rejoindre ma
cousine...

— Asseyez-vous, je vous l’ordonne !

Elle braquait un pistolet sur lui.

— Qu’est-ce encore que ce petit jeu ?

— Les cartes ! Veuillez les distribuer, s’il vous plaît...

— Et si je refuse, vous tirerez, c’est cela ?

— Sans hésiter !

— J’en doute fort.

Il la regarda, aiguillonné malgré lui par la curiosité, et se rappela le soir de leur première
rencontre. Elle paraissait aussi calme et résolue qu’elle l’était alors. Mais il avait appris à
connaître, depuis, la passion qui brûlait sous cette froide apparence...

— J’accepte, dit-il en s’asseyant. Même jeu que... notre premier soir, le piquet. Et l’enjeu ?

— Le même enjeu. Celui que vous voulez, celui que je veux...

Que diable voulait-elle ? Il la regarda en distribuant les cartes. Elle portait des gants, mais il
se souvenait de l’incroyable douceur de ses mains, sur sa peau. Puis elle se pencha pour
miser et ce mouvement lui révéla le merveilleux sillon, entre ses seins. Il se sentit frémir. Le
désir, de nouveau, s’emparait de lui...

Julia leva les yeux et rencontra son regard. Troublée, elle se mordit la lèvre et Nicholas sut
alors qu’elle n’était pas aussi calme qu’elle voulait le paraître. Elle ne cilla pas, toutefois...

— Commençons-nous ?

Il n’avait pas la tête au jeu, et ne fut pas surpris lorsqu’elle remporta la dernière manche.

— Vous avez gagné, soupira-t-il. Eh bien, qu’attendez-vous de moi ? Je n’ai plus de


bague. Je vous avais offert mon titre et ma fortune, mais vous n’en vouiez pas...

— En effet, murmura-t-elle, je me moque de votre titre et de votre fortune.

— Que voulez-vous, alors ? Que j’avoue ma défaite — et à quel point je vous désire ?
C’est vrai, je vous désire comme jamais je n’ai désiré personne au monde. Je n’aspire qu’à
sentir vos merveilleux seins sous mes paumes, vos interminables jambes contre les miennes,
et je brûle de vous faire l’amour jusqu’à ce que vous hurliez de plaisir. Êtes-vous satisfaite ?
Tirez donc sur moi, alors ! Ma vie n’a plus aucun sens et je m’en fiche !

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? La vie...

— Pas de sermon, s’il vous plaît, pas de sermon ! Contentez-vous de me dire ce que vous
voulez, et laissez-moi, par pitié !

— C’est vous que je veux ! Et si vous continuez à vous dénigrer ainsi, je crois que je vais
vraiment tirer sur vous !

Alors, vous allez vous lever et m’accompagner jusqu’à ma voiture. Nous partons.

— Mais... où ça ?

Stupéfait, il sentit le canon d’un second pistolet près de son épaule, et la silhouette massive
d’Eduardo Mackenzie se pencher à son oreille.

— Il faut être bien sage, jeune monsieur, et faire ce que vous dit Mme la Comtesse !

Julia observait Nicholas, assis dans un coin de la banquette capitonnée, ses longues jambes
étendues devant lui. Il n’avait fait aucune difficulté pour monter dans la berline et n’avait
pas dit un seul mot, même quand il avait aperçu, ensemble, John et Amelia Marleigh, et
qu’il avait compris qu’il était victime d’un tendre complot.

S’il avait les yeux fermés, Julia était certaine qu’il ne dormait pas. Sans doute était-il furieux
contre elle. Il lui avait avoué son désir, mais n’avait pas, pour autant, parlé d’amour. Et s’il
en était venu à la détester ?

A demi brisée par l’appréhension, elle se laissa aller contre la banquette. Bientôt, ils seraient
à Foxwood... Allons, à quoi bon rêver ? Il ne l’aimait pas. Il prendrait un peu de repos, s’il le
désirait, puis elle lui prêterait un cheval, pour qu’il puisse rentrer chez lui au plus vite.

Nicholas ne rouvrit les yeux que lorsque l’attelage fit halte devant la ferme.

— Au moins, cette fois, remarqua-t-il, il n’y a pas eu de bandits de grand chemin !

Eduardo ouvrit la portière et aida à Julia descendre de voiture. Ils marchèrent en silence vers
la ferme. Bien que Julia n’osât soutenir le regard de Nicholas, elle était consciente que lui la
regardait à la dérobée. Elle s’arrêta.

— Milord, commença-t-elle en se mordant les lèvres, sachez que vous serez libre de partir
dès que vous le souhaiterez, fût-ce demain à l’aube... Eduardo mettra un cheval à votre
disposition pour que vous puissiez regagner Londres au plus vite.

— C’est une manie, chez vous ! répliqua Nicholas, qui s’était également arrêté pour
l’écouter. Vous m’enlevez, m’emmenez dans votre repaire, puis vous n’avez de cesse de me
jeter dehors. Étranges manières, en vérité !

D’un pas tranquille, il se remit en marche vers la maison.

Une ombre furtive sortit des fourrés et vint se frotter à sa : jambe en ronronnant.

— Enfin, soupira Nicholas en se baissant pour caresser ; le chat, il y a tout de même une
créature accueillante dans cette maison ! Bonsoir, Wellington, mon ami...

Barbara Mobley lui ouvrit la porte et hocha la tête en le reconnaissant.

— Tiens ! Je me demandais quand vous reviendriez... Pas de bagages, comme d’habitude ?

— Chère madame Mobley, repartit-il avec flegme, un enlèvement avec bagages, ce n’est
plus un enlèvement, c’est un voyage d’agrément ! Respectons les usages du genre...

— Ah, bon, c’est donc ça ?

Barbara loucha vers Julia d’un air entendu et celle-ci se sentit rougir jusqu’aux oreilles.
Nicholas, lui, se dirigea incontinent vers l’escalier.

Les sourcils froncés, Barbara Mobley lui demanda :

— Où allez-vous comme ça, milord ? Aucune chambre n’a été préparée pour vous.

La main déjà sur la rampe, Nicholas répondit, toujours aussi calmement :

— La chambre de milady est toujours prête, j’imagine ?

Julia le considéra, éberluée.


— Mais, et moi, où dormirai-je ?

— Avec moi, si vous vouiez, ou bien sur le sofa du salon...

Le ton détaché avec lequel il avait prononcé ces mots donnait à Julia l’envie de lui lancer
quelque chose à la tête... ou bien d’éclater en sanglots. Elle se tourna vers Barbara en
s’exhortant à conserver son calme.

— Ce sera plutôt sur le sofa... Barbara, si vous voulez bien m’y apporter des couvertures
et un oreiller...

Elles gagnèrent le salon et la gouvernante adressa à Julia un regard charitable, en soupirant :

— Il est toujours aussi peu accommodant, dirait-on...

Julia déposa ses gants sur une table.

— Je ne peux l’en blâmer. Il est probablement très en colère contre moi...

— Je n’en jurerais pas, moi..., murmura Barbara en quittant la pièce.

Julia s’assit sur le sofa. Les rideaux n’avaient pas été tirés, et le clair de lune entrait
largement par les fenêtres à meneaux, nimbant le salon de sa pâle clarté... Bientôt, le chat
Wellington sautait sur les genoux de sa maîtresse ; et Julia entreprit de gratter sa tête, entre
ses oreilles. L’animal se remit à ronronner. La maison était calme et silencieuse. Le tic-tac
de l’horloge, combiné au ronron du chat, avait sur les nerfs à vif de la jeune femme un effet
étrangement apaisant. Si elle avait pu prolonger indéfiniment de tels moments, peut-être
aurait-elle pu se résigner à vivre sans Nicholas... Elle ferma les yeux, puis sentit quelque
chose d’incroyablement doux qui lui frôlait les lèvres.

— Julia ?

Elle rouvrit les yeux. Nicholas était agenouillé auprès d’elle.

— J’ai... j’ai besoin de savoir pourquoi tu m’as amené ici...

— Je sais, c’était une folie.

— Ce n’est pas une réponse...

Il chercha ses yeux dans la pénombre.

— Tout à l’heure, tu m’as dit : « C’est vous que je veux ! »

— Oui, et cela aussi, sans doute, est pure folie !

Il se releva.
— A Maldon, lorsque nous nous sommes séparés, j’ai pensé que je t’avais perdue, par ma
faute, et que si je ne voulais pas devenir fou, je ne devais plus jamais te revoir.

Julia se leva à son tour et vint vers lui.

— J’étais désemparée, et je ressentais un immense vide dans mon cœur. Je n’avais rien à
t’offrir et j’ai pensé que tu souffrirais moins de cette manière...

— Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

— Mon cœur n’est plus vide... et je me suis avoué à moi-même... que je t’aime.

Elle n’avait plus rien à perdre à le lui dire.

Il la regarda sans piper mot un bon moment, avant de laisser échapper un curieux rire à demi
étranglé.

— Veux-tu enfin m’épouser, alors ? s’enquit-il, plein d’espoir.

— Oui, si tu veux toujours de moi.

Il s’approcha encore et lui prit les mains.

— Oui, je veux de toi... je te veux, toi, et de toutes les façons possibles. Mais tu ne m’as
toujours pas dit pourquoi tu m’avais enlevé...

Elle rougit légèrement.

— Je voulais te parler et... peut-être, te séduire un peu..

Il eut un sourire espiègle.

— Ce n’est peut-être pas en dormant ici toute seule que tu y parviendras... mieux vaudrait
monter avec moi à l’étage.., si me séduire est toujours dans tes projets, bien entendu !

Au matin, Julia se leva avant Nicholas. Elle passa rapidement un peignoir, et descendit sur
la pointe des pieds. Lorsqu’elle revint dans la chambre, il ouvrait tout juste les yeux, et le
drap avait glissé de sa poitrine nue. Il parut désorienté, puis son regard se posa sur Julia et il
lui sourit.

— Quand je ne t’ai pas trouvée à côté de moi dans le lit, j’ai eu peur que cette nuit n’ait
été qu’un rêve. Où étais-tu ?

— Au salon, répondit Julia en s’asseyant à côté de lui. J’ai quelque chose à te donner.

Elle ouvrit sa main et lui tendit la bague. Nicholas contempla celle-ci, puis leva les yeux
vers Julia.
— Comment l’as tu récupérée ?

— Sophia me l’a rendue. Philip l’avait trouvée dans les affaires de George.

— Je n’aurais pas été étonné que tu t’en débarrasses sur-le-champ — que tu l’enterres, par
exemple...

— J’avoue y avoir pensé. Mais Sophia m’a fait remarquer que j’avais offert cette bague à
Thomas en gage d’amour, et que Mary te l’avait offerte dans la même intention... Et puis,
sans cette chevalière, je ne t’aurais peut-être jamais rencontré...

— C’est vrai.

Nicholas ne quittait pas Julia des yeux. Celle-ci eut une infime hésitation avant de reprendre
:

— Cependant... si tu penses que ce n’est pas à moi de te la rendre, parce que Mary te
l’avait donnée, je... je peux le comprendre.

— Peut-être ne devrais-je pas la porter, puisqu’elle était à Thomas... seulement, Mary et


Thomas sont morts, Julia, et nous, nous sommes vivants... j’ai cru longtemps que j’étais
mort avec Mary. Mais c’était faux.

Il prit le visage de Julia entre ses mains.

— Je suis vivant, et je t’aime.

— Moi aussi, je suis vivante... et moi aussi, je t’aime. La porteras-tu ?

— Oui, je la porterai.

Nicholas la regarda glisser à son doigt la fameuse chevalière. Puis il l’allongea sur le lit et,
le cœur empli de tendresse et de désir, il s’étendit contre elle...

A cet instant, deux chers fantômes s’éloignèrent doucement, pour, enfin, reposer en paix.

Fin

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