Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Cœur de guerrière
Résumé du livre
Titre
À propos de l'autrice
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Épilogue
Copyright
Fiancée au Highlander
Résumé du livre
Titre
À propos de l’autrice
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Copyright
Résumé du livre
Titre
À propos de l'autrice
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Épilogue
Copyright
L’éveil de la passion
Résumé du livre
Titre
À propos de l'autrice
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Copyright
Résumé du livre
Titre
À propos de l’autrice
Note de l’autrice
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Copyright
Captive du Viking
Résumé du livre
Titre
À propos de l'autrice
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Épilogue
Copyright
Ils attendirent que la nuit tombe, que les hommes aient mangé et bu
jusqu’à plus soif et qu’un profond silence se fasse dans le camp.
Le dos courbé pour ne pas se faire repérer, Svea suivit Ash qui était en
train de se faufiler au milieu des arbres. Le cœur au bord des lèvres, ils
contournèrent ensuite les tentes d’où s’échappaient parfois des ronflements
sonores.
Ils atteignirent enfin l’endroit où les bandits avaient attaché leurs
chevaux. Si quelqu’un les repérait, ils seraient probablement capturés et
tout espoir serait alors réduit à néant. Ils ne pourraient pas aller chercher
l’aide dont ils avaient besoin. Échouer était inenvisageable. Le roi et ses
hommes comptaient sur eux.
Alors qu’ils s’approchaient des chevaux, certains se mirent à pousser de
petits hennissements et d’autres à claquer légèrement leurs sabots sur le sol.
Svea lança un regard apeuré en direction de son compagnon d’infortune et
retint son souffle. Il lui indiqua du bout du menton un étalon noir. Ils se
glissèrent aussitôt de part et d’autre du cheval. Ash s’empara de sa bride
tout en lui caressant le museau tandis que Svea lui détachait rapidement sa
longe.
Elle avait les jambes en coton. Comment Ash faisait-il pour paraître si
calme et plein d’assurance ?
— Les dames d’abord, murmura-t-il, lui faisant signe de monter tout en
maintenant le cheval en position.
Alors qu’elle enfourchait le cheval, Ash lui agrippa le coude pour
l’aider à se hisser. Pourquoi s’entêtait-il à la toucher dès qu’il en avait
l’occasion ? Chaque fois qu’il le faisait, une onde de chaleur la parcourait
sans qu’elle comprenne ce qui lui arrivait. Ce n’était pas désagréable, mais
elle ne tenait pas à éprouver ce genre de sensation avec lui. Elle avait beau
s’en défendre, c’était de loin l’homme le plus viril qu’elle ait rencontré
jusqu’alors.
Toutes les parties de son corps qui avaient été en contact avec le sien
lorsqu’il l’avait plaquée contre lui un peu plus tôt la brûlaient encore.
Lorsqu’il l’avait enveloppée dans ses bras musclés, elle n’avait pu lui
opposer la moindre résistance. Ce que ses amis étaient en train d’endurer
l’avait à la fois effrayée et mise en colère, mais les petits frissons qui lui
avaient parcouru le dos lorsque Ash le lui avait frictionné l’avaient terrifiée
tout autant. Le pire, c’était sans doute lorsqu’il lui avait tendrement caressé
les cheveux. L’espace d’un instant, elle s’était laissée aller contre lui,
heureuse de trouver un peu de réconfort. Cela l’avait ensuite horrifiée.
Elle savait comment fonctionnait l’attirance entre un homme et une
femme. Elle y avait assisté bien des fois parmi les siens à Kald. Même si, de
son côté, elle n’en avait jamais fait l’expérience. Elle pensait réellement ce
qu’elle avait dit à Ash un peu plus tôt : elle n’avait pas besoin d’un homme
dans sa vie. Elle était heureuse telle qu’elle était. Du moins était-elle aussi
heureuse qu’elle pensait pouvoir l’être après ce qu’elle avait traversé. Elle
avait pris la décision de ne jamais se marier. Jamais elle ne ressentirait ce
que les autres hommes et femmes ressentaient les uns envers les autres. Elle
ne connaîtrait jamais cette attirance et l’avait accepté. Jusqu’à présent, tout
au moins.
Qu’elle soit ébranlée n’avait rien d’étonnant, cela dit. On avait d’abord
commencé par leur tendre une embuscade, ses amis s’étaient ensuite fait
rouer de coups et voilà qu’Ash et elle étaient en train de contourner le camp
de leurs ennemis sur la pointe des pieds, faisant tout leur possible pour ne
pas être découverts. Elle savait également que la simple présence de
l’homme à ses côtés expliquait en grande partie les sentiments confus qui
l’agitaient. Rien que la main qu’il venait de poser négligemment sur son
mollet pour l’aider à se stabiliser sur le cheval la perturbait davantage
qu’elle ne l’aurait désiré.
Ash lui prit doucement la longe des mains, et le simple frôlement de ses
doigts sur les siens la fit frémir. Il guida le cheval à l’écart des autres.
Pourvu que cela n’occasionne aucun grabuge ! Si un seul hennissement
venait déchirer le silence de la nuit, tout serait fini pour eux. Ash serait sans
doute tué sur-le-champ. Quant à elle, elle n’osait imaginer ce que ces brutes
lui feraient…
Une sueur froide vint lui glacer le front. Même si elle savait qu’on la
considérait comme une femme particulièrement forte, et elle espérait
toujours que ce fantasme collectif deviendrait un jour réalité, elle doutait
que la peur qui la tenaillait finisse par disparaître et que les maudits
souvenirs qui la hantaient encore ne l’affectent plus à l’avenir. Elle en
parlait rarement et se contentait de les enfouir au plus profond de sa
mémoire. Elle ne tenait pas à déranger son frère avec les pensées sombres
qui l’envahissaient parfois. Elle préférait mille fois faire bonne figure.
C’était bien mieux ainsi.
— Et vous ? demanda-t-elle dans un murmure. Vous avez également
besoin d’un cheval.
— Chut, dit-il, pressant un doigt sur ses lèvres.
La distance qu’ils parcoururent avant d’atteindre les sous-bois parut
durer une éternité. Ils étaient en sécurité, à présent. Elle respira alors plus
librement et relâcha un peu la pression dans ses épaules. Ils ne s’étaient pas
fait capturer.
— Avancez-vous un peu. Je vais monter.
— Comment ?
— Bougez-vous, ordonna Ash.
Le soulagement avait été de courte durée. Un vent de panique s’empara
d’elle tout à coup. Avait-il réellement l’intention de monter derrière elle ?
Elle baissa la tête, les yeux emplis d’effroi. Même si Ash avait un physique
impressionnant, le cheval semblait suffisamment puissant pour pouvoir les
porter tous les deux. Mais ce n’était pas ce qui l’inquiétait.
— Pourquoi n’avons-nous pris qu’un seul cheval ? Pourquoi n’en
avons-nous pas pris deux ? demanda-t-elle, la gorge serrée.
Quelle idiote ! Il avait sans doute vu son regard effrayé et entendu
l’inquiétude qui pointait dans sa voix. Elle ne voulait pas lui montrer qu’elle
avait peur.
— Parce que cela risquait d’attirer l’attention. Peut-être ne
remarqueront-ils pas tout de suite l’absence d’un cheval, mais deux… Je ne
veux pas prendre le risque que des hommes se lancent à nos trousses. Allez,
Svea, faites-moi un peu de place.
Il enfourcha alors le cheval derrière elle sans crier gare. Elle laissa
échapper un cri étranglé de protestation lorsqu’elle sentit ses cuisses se
coller aux siennes et ses bras l’envelopper. Il n’allait pas recommencer !
Il lui prit les rênes des mains, d’un geste à la fois doux et ferme. Elle ne
lui opposa aucune résistance et le laissa prendre le contrôle. Cela valait bien
la peine de lui avoir tenu tête jusque-là ! Où se trouvait donc la bravade
qu’elle s’efforçait d’incarner lorsqu’elle en avait le plus besoin ?
Elle ferma un bref instant les paupières et expira lentement pour essayer
de garder son calme. Mais son esprit ne pensait qu’à une chose : le torse
d’Ash plaqué contre son dos, ses cuisses pressées contre les siennes alors
qu’il donnait des coups d’éperon au cheval. Elle se fit alors la plus petite
possible.
— Essayez de vous détendre, dit-il.
Se détendre ? Mais comment aurait-elle pu ? Elle percevait chaque
mouvement de son corps. Elle sentait les muscles tendus de ses cuisses qui
lui frôlaient les jambes, ses bras puissants qui l’enveloppaient. Sans parler
de son entrejambe plaqué contre ses fesses… Scandalisée par la situation,
elle se recroquevilla davantage encore sur elle-même.
Sa compagnie ne l’avait pas trop incommodée pendant la journée alors
qu’ils se frayaient un chemin au milieu des ronces. Ils avaient suivi le
convoi en prenant mille précautions pour ne pas se faire repérer, chacun
dans ses propres pensées. La situation n’avait plus rien de comparable. À
présent, ils étaient dans la pénombre, pressés l’un contre l’autre, et cela lui
mit les nerfs en pelote. Elle avait l’impression de partager quelque chose
d’intime avec lui. À son corps défendant. Elle aurait donné cher pour se
soustraire à son contact physique, le faire tomber de cheval et s’enfuir au
galop le plus loin possible.
En temps ordinaire, elle faisait toujours en sorte de ne pas se retrouver
seule en compagnie d’un homme. Et elle s’arrangeait également pour rester
à bonne distance des hommes lorsque ceux-ci étaient en groupe. Même si
ces derniers étaient simplement en train de bavarder. Elle pensait en
permanence à sa sécurité. Ce qu’elle était en train de vivre était en quelque
sorte son pire cauchemar.
— Que se passe-t-il, Svea ? demanda-t-il tout à coup d’une voix grave
qui lui chatouilla l’oreille.
— Rien du tout, répondit-elle en secouant farouchement la tête.
— En êtes-vous sûre ? murmura-t-il. Vous me faites penser à une petite
araignée recroquevillée en train de faire la morte.
Sa remarque la fit tressauter. Une tout autre image lui vint alors à
l’esprit. Celle d’une mouche piégée dans une toile d’araignée.
Comment aurait-elle pu se sentir à l’aise alors qu’elle était entravée par
deux bras terriblement puissants ?
— Je n’aime pas que l’on me touche, si vous voulez tout savoir. C’est
valable pour tout le monde. Mais encore plus pour un Saxon ou une brute
de votre espèce.
Cet homme l’agaçait au plus haut point. Elle aurait donné cher pour
annihiler à jamais les sentiments contradictoires qu’elle éprouvait à son
égard. Le moindre contact physique avec une personne de sexe masculin la
pétrifiait. Alors pourquoi son corps s’embrasait-il dès qu’Ash la touchait ?
Le trouble qu’elle ressentait était terriblement embarrassant. Comment
était-elle censée réagir pour contrecarrer les sensations à la fois nouvelles et
terrifiantes auxquelles elle était en proie ? Pour l’heure, elle se contentait
de les repousser et de prétendre que celles-ci n’existaient pas.
Elle l’entendit soupirer tout à coup.
— Vous êtes en sécurité avec moi, Svea, je vous assure. Votre allure
garçonne et votre comportement farouche ne sont pas particulièrement
séduisants, croyez-moi !
— Vous m’en voyez ravie dans ce cas, répliqua-t-elle d’une voix
rageuse.
Elle aurait juré qu’un large sourire venait de se dessiner sur les lèvres
d’Ash – mais elle ne prit pas la peine de se retourner pour vérifier. À quoi
jouait-il ? S’amusait-il simplement à la taquiner ? Elle faisait tout ce qui
était en son pouvoir pour qu’on la considère comme une guerrière, au même
titre que les hommes de Kald, mais pas cette fois, aussi ridicule que cela
puisse paraître. Le commentaire désobligeant qu’il venait de lui faire l’avait
blessée. Ne la trouvait-il pas attirante ? Pas même un peu ? Et pourquoi
diable cela l’affectait-il ainsi ? C’était pourtant une bonne chose qu’elle ne
lui plaise pas !
Déconcertée par le tumulte intérieur qui menaçait de l’envahir, Svea
s’efforça de rester concentrée sur le chemin faiblement éclairé par un
croissant de lune, se répétant en boucle qu’elle allait s’en sortir. Elle devait
coûte que coûte protéger son peuple. Et si cette proximité physique avec un
Saxon était le prix à payer, eh bien, elle devait l’accepter. Cet homme était
terriblement séduisant, voilà peut-être ce qui l’effrayait. Mais de quoi avait-
elle peur au juste ? S’il avait eu de mauvaises intentions à son égard, cela
aurait fait bien longtemps qu’il s’en serait pris à elle. Et elle devait bien
reconnaître qu’il n’avait commis aucune maladresse à son égard. Bien au
contraire. Il lui avait sauvé la vie. Et il s’était fait du souci pour sa sécurité.
Il avait même essayé de lui soigner sa blessure à la tempe. Pourquoi aurait-
il cherché à lui faire du mal à présent ? Il s’était montré tellement
prévenant ! Et il ne la trouvait pas féminine pour un sou, par-dessus le
marché…
Elle pensa tout à coup à sa mère et eut un pincement au cœur. Si celle-ci
avait toujours été de ce monde, elle aurait pu lui apprendre tant de choses…
Pourquoi ce genre de réflexion venait-elle l’assaillir à un moment pareil ?
C’était sans doute les vieux souvenirs qu’elle avait partagés avec Ash un
peu plus tôt qui faisaient remonter d’anciennes émotions à la surface. Elle
n’avait eu que son père et son frère pour la guider dans l’existence, et même
si elle reconnaissait la chance qu’elle avait d’avoir pu tisser un lien aussi
fort avec eux, elle savait également que personne ne remplacerait jamais
une mère. Cette dernière aurait pu la conseiller sur la façon dont une dame
devait s’habiller. Elle lui aurait également parlé des hommes, bons ou
mauvais, et lui aurait expliqué comment ceux-ci se comportaient. Nul doute
que tous ces conseils lui auraient été fort utiles.
Un bref instant, Svea se remémora ce qui lui était arrivé à Termarth. Ce
jour funeste avait marqué sa vie à jamais. Et l’absence de sa mère s’était fait
sentir plus douloureusement encore. Elle aurait tant aimé la revoir ne serait-
ce qu’une seule fois pour enfouir son visage dans son cou. Elle se serait
alors sentie en sécurité. C’était exactement ce qui lui était arrivé quand Ash
l’avait pressée contre lui quelques heures plus tôt. Svea aurait tant aimé
savoir ce que sa mère aurait pensé d’elle. Aurait-elle été remplie de fierté en
voyant la jeune femme qu’elle était devenue ?
Cela faisait un long moment qu’ils ne s’étaient pas adressé une seule
parole et ce silence devint trop pesant tout à coup. Il fallait absolument
qu’elle se détache de son souffle chaud qui venait lui chatouiller le cou et de
ses bras qui lui enserraient la taille.
— Je n’aime pas les araignées, de toute façon.
C’était la première chose qui lui était venue à l’esprit. En entendant les
mots ridicules qu’elle venait de prononcer résonner dans la forêt endormie,
elle fit la grimace. Pourquoi avait-elle remis ce sujet de conversation sur le
tapis ?
— Ah bon ?
Le ton un peu badin qu’il venait une nouvelle fois d’employer la
troubla.
— Ne me dites pas que vous avez peur des araignées ? ajouta-t-il,
intrigué.
— Pas exactement. Mais je déteste tout ce qui donne l’illusion d’être
quelque chose qu’il n’est pas en réalité. Je trouve cela effrayant.
Les mains d’Ash se contractèrent légèrement sur les rênes. Comme par
réflexe. C’était presque imperceptible, mais cela n’avait pas échappé à la
vigilance de Svea. Elle l’avait offensé d’une manière ou d’une autre, elle en
eut soudain la certitude. C’était absurde ! Ash avait la peau dure. Et elle
doutait fort de pouvoir l’affecter par une parole ou une autre. Il s’était
pourtant raidi, c’était évident.
Puis, sans mot dire, il fit brusquement ralentir le cheval. Une fois
l’animal complètement immobile, il descendit de selle, reprit les rênes et
mena la monture à travers la zone de fougères qu’ils étaient en train de
traverser.
— Que faites-vous ?
Avait-elle commis un impair ? Et pourquoi la douce chaleur de son
corps lui manquait-elle à présent ? Tout cela était totalement absurde.
— Je vous laisse un peu respirer. C’est bien ce que vous vouliez ?
Maintenant que nous sommes relativement loin du camp, nous pouvons
nous permettre de prendre davantage notre temps. Je sentais bien que vous
n’étiez pas à l’aise avec moi sur le cheval.
Il lui sembla l’entendre marmonner dans sa barbe qu’il avait lui aussi
besoin d’un peu d’espace.
Décidément, elle n’était pas au bout de ses surprises ! Pourquoi Ash se
montrait-il aussi conciliant avec elle ? Il ne se comportait pas comme les
autres Saxons. Eux faisaient ce que bon leur chantait avec les femmes. Mais
il y avait plus étonnant encore. Non seulement elle avait fini par s’habituer
à sa proximité physique – sans doute parce qu’il n’avait pas cherché à en
tirer profit –, mais Ash avait à peine mis pied à terre qu’elle regrettait déjà
de ne plus le sentir tout près d’elle. Ce n’était pas tout : manifestement, il
prenait en considération les sentiments qu’elle éprouvait avant les siens.
Que cela signifiait-il ? S’était-elle complètement trompée à son sujet ? Elle
eut mauvaise conscience tout à coup.
— Nous avons marché une bonne partie de la journée, cela ne vous a-t-
il pas fatigué ? demanda-t-elle.
— J’ai l’habitude d’être debout pendant de longues périodes. Ne vous
inquiétez pas pour moi… À moins que vous ne souhaitiez que je remonte à
cheval ? dit-il en se tournant vers elle, un sourire ironique aux lèvres.
Elle fit non de la tête avec une véhémence qui la surprit. Bien sûr que
non !
— Vous n’êtes pas obligé de tenir les rênes, vous savez. Je suis
parfaitement capable de diriger un cheval, dit-elle d’un ton sec.
— Je le sais bien. Quand allez-vous enfin cesser de penser que je
cherche à vous contrôler, Svea ? Je veux simplement assurer votre
protection.
Elle déglutit avec peine. De toute évidence, elle s’y prenait très mal
avec lui.
— Je suis désolée, reprit-elle, la gorge serrée. J’ai l’impression d’être
totalement submergée par mes émotions. Mon frère est parti depuis moins
d’une journée et tout va de travers. J’ai laissé ses hommes se faire prendre
en otage et qui sait ce qui se passe en ce moment à Kald ! La forteresse est
actuellement sous ma garde. Je crois que je les ai tous laissés tomber.
Elle savait bien qu’elle n’aurait pas dû tenir de tels propos. Surtout pas
devant Ash. Cela renvoyait une image de faiblesse. Mais elle avait parlé
sans réfléchir, exposant librement sa vulnérabilité, ses inquiétudes et ses
peurs. Elle n’avait pas l’habitude de se confier ainsi, mais, curieusement, les
mots étaient sortis de sa bouche avec un naturel qui la laissa pantoise.
Ash avait sans doute raison. Elle était peut-être imprudente et
irrationnelle. Elle se mettait trop facilement en colère et commettait alors de
terribles erreurs de jugement. Ce n’était pas la première fois que son
tempérament explosif lui causait des ennuis. Mais au fond, elle restait
persuadée que l’attaque – verbale ou physique – était encore la meilleure
défense.
Elle repensa alors à toutes les occasions où des hommes lui avaient
adressé une remarque anodine en la croisant. Peut-être lui envoyaient-ils
simplement des compliments sans penser à mal ? Elle avait pourtant
chaque fois réagi de manière excessive. Il lui était même arrivé de dégainer
son épée ! Brand avait dû faire de son mieux pour essayer de la calmer…
Parfois, des hommes lui proposaient de lui offrir un verre. Et la première
chose qui lui venait alors à l’esprit, c’était qu’ils cherchaient à l’enivrer.
Elle refusait donc avec toute l’agressivité dont elle était capable. Un jour,
alors qu’elle se promenait dans les bois, elle était tombée sur un homme qui
se trouvait là par hasard. Convaincue qu’il s’agissait de légitime défense,
elle lui avait aussitôt sauté dessus ! Elle avait compris plus tard que le
pauvre bougre n’avait pas même remarqué sa présence… avant qu’elle
l’agresse.
Était-elle cette femme écervelée dont Ash avait parlé dans un moment
d’agacement ? S’ils survivaient à ce bourbier dans lequel ils étaient enlisés
jusqu’au cou, elle essayerait de changer cette facette de sa personnalité. Elle
s’en faisait le serment.
Ash immobilisa le cheval une nouvelle fois et tourna la tête dans sa
direction, le regard doux.
— Ne vous torturez pas ainsi, Svea. Vous ne pouviez pas empêcher ce
qui est arrivé. Vous vous êtes bien battue et vous faites tout ce qui est en
votre pouvoir pour aller secourir vos hommes.
Puis il se remit à avancer.
— Je ne sais pas si cela peut vous rassurer, reprit-il, mais je ressens
exactement la même chose que vous. Je n’arrête pas de penser à ce qui s’est
passé. Je n’aurais pas dû laisser mes hommes boire autant, pour
commencer. Je savais que nous avions un long trajet à faire le lendemain. Et
je n’aurais jamais dû accepter que vous nous accompagniez jusqu’à la
lisière de la forêt. Même si vous êtes un très bon guide.
Svea n’en crut pas ses oreilles. Ash prenait la pleine responsabilité de ce
chaos ! Non seulement les hommes ne reconnaissaient que rarement leurs
erreurs, mais Ash n’était en outre probablement pas du genre à exprimer
facilement ses émotions. Cela lui plut. Il fallait une certaine force de
caractère pour être capable d’admettre ses torts. Même si dans le cas
présent, elle ne voyait pas vraiment ce qu’il pouvait se reprocher. Il s’était
merveilleusement bien battu et avait fait preuve d’un courage peu commun.
Qu’aurait-il pu faire de plus pour protéger ses hommes ?
— Un très bon guide ? Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où nous
nous trouvons, dit-elle en partant d’un petit rire amer. Et vous ?
— Ne vous inquiétez pas. Je connais cette forêt, il y a un petit bosquet
non loin d’ici. On pourra s’y réfugier. C’est difficile à trouver pour ceux qui
ne connaissent pas cet endroit, encore plus dans la pénombre. Nous
pourrons nous y arrêter pour la nuit. Je doute que quiconque puisse nous y
découvrir. Nous devrions y être en sécurité.
Svea reprit les rênes, augmenta légèrement la pression et le pas du
cheval se fit moins assuré tout à coup.
— Vous voulez vraiment passer la nuit là-bas ?
Il leva la tête dans sa direction.
— Que se passe-t-il ? Ne me dites pas que vous n’avez jamais dormi à
la belle étoile ?
— Si, bien des fois. Mais jamais en présence d’un homme saxon. Et il
est hors de question que je déroge à cette règle de conduite.
Elle y tenait d’autant plus qu’en présence de cet homme-là, son corps
ne cessait de réagir anormalement. Il mettait ses pensées et ses sentiments
sens dessus dessous et cela la faisait paniquer. Et la troublait.
— Nous devrions pousser plus avant, proposa-t-elle d’une voix haut
perchée qui la surprit. Si nous poursuivons notre route, nous pourrons peut-
être atteindre Braewood aux premières lueurs du jour ?
— Poursuivre notre chemin dans la pénombre alors que nous sommes
complètement exténués et voyons à peine où nous mettons les pieds serait
de la pure folie. J’ai promis de ne plus vous toucher, si c’est cela qui vous
tracasse. Je tiendrai parole, croyez-moi. Je ne vous ferai pas de mal, Svea.
Essayez de me faire confiance.
Il lui demandait l’impossible. Il ne savait pas les horreurs qu’on lui
avait fait subir. Et elle n’avait pas l’intention de lui en parler. Jamais plus
elle ne ferait confiance à un homme. Encore moins à un Saxon. Pas après ce
que Lord Crowe lui avait fait.
Lorsque Svea ouvrit les yeux le lendemain matin, il lui fallut quelques
secondes pour reconnaître le visage endormi à quelques centimètres du sien.
Jamais elle n’aurait cru trouver le sommeil dans de telles conditions ! Puis,
elle s’aperçut tout à coup que sa main reposait sur l’imposante poitrine
d’Ashford Stanton ! Horrifiée, elle enleva instinctivement son bras. Elle lui
avait demandé de ne pas s’approcher d’elle et lui avait clairement fait
comprendre qu’il ne devait la toucher sous aucun prétexte, et elle s’était
littéralement étalée sur lui ! Elle n’aurait su décrire l’état de consternation
dans lequel elle se trouvait. Ash dormait toujours. Elle avait de la chance. Il
n’apprendrait jamais qu’elle s’était laissée aller au cours de la nuit.
Elle s’assit en prenant garde de ne pas le réveiller puis se passa la main
dans les cheveux pour remettre un peu d’ordre dans sa coiffure. Elle se
frotta ensuite le visage encore tout ensommeillé et se réjouit de voir le soleil
matinal percer à travers les feuilles des arbres. C’était un très bel endroit. À
l’abri des regards. Ash avait eu raison sur ce point, elle voulait bien en
convenir. Si quelqu’un s’était lancé à leur poursuite, il aurait sans doute eu
toutes les peines du monde à leur mettre la main dessus. Quant à savoir
comment Ash était parvenu à retrouver ce lieu en pleine nuit, c’était une
autre histoire.
Elle l’observa alors avec une certaine curiosité. En voyant sa poitrine se
soulever à intervalles réguliers, elle en profita pour étudier avec attention
les traits de ce beau visage qui lui parut étonnamment familier. Sa mâchoire
anguleuse et son front volontaire lui semblèrent quelque peu adoucis par le
sommeil. Elle remarqua alors ses cheveux en bataille qui lui retombaient
sur les épaules. Lui qui était toujours impeccablement coiffé… Elle
esquissa un sourire en songeant qu’il avait suffi d’une journée en sa
compagnie pour qu’il perde un peu de sa superbe !
Ash avait pris la bonne décision, en définitive. Après la journée qu’ils
avaient vécue la veille, ils avaient besoin de se requinquer un peu. Elle se
sentait tellement mieux après ces quelques heures de sommeil ! Même si
elle ne comprenait toujours pas comment elle était parvenue à s’endormir
en présence d’un homme, saxon de surcroît. Un redoutable guerrier qu’elle
connaissait à peine. C’était plutôt encourageant, à bien y songer. Peut-être
allait-elle enfin se libérer de son passé. C’était difficile à expliquer, mais
lorsqu’elle s’était couchée à même le sol, totalement exténuée, elle avait eu
l’intime conviction qu’elle pouvait lui faire confiance. Elle ne s’était pas
trompée. Il avait tenu parole. Il s’était conformé à sa demande et ne l’avait
pas touchée. Elle lui en était tellement reconnaissante.
Elle posa à nouveau les yeux sur lui et observa ses nombreuses
cicatrices. Certaines semblaient superficielles, d’autres plus profondes.
Comment s’était-il fait chacune d’entre elles ? Qu’avait-il enduré ? À
quelles douleurs ces blessures le renvoyaient-elles ? Quelles batailles avait-
il menées ? Ash n’était pas du genre à s’épancher sur sa vie personnelle et
se montrait plus prolixe lorsqu’il s’agissait d’analyser les faits et gestes de
ses semblables. Quelles cicatrices émotionnelles dissimulait-il derrière cette
façade impassible ? Par expérience, elle savait que ces dernières étaient
généralement plus profondes que les cicatrices physiques.
Mais le dilemme qui l’agitait à présent était tout autre. Fallait-il ou non
le réveiller afin de reprendre la route au plus vite ? Elle n’était pas pressée
de partir, à vrai dire. Elle eut même tout à coup terriblement envie de
s’allonger près de lui pour se réchauffer un peu. L’attirerait-il alors tout
contre lui ? Lui passerait-il tendrement la main dans les cheveux comme il
l’avait fait la veille ? Troublée, elle sentit son pouls s’accélérer
sensiblement.
Et que se passerait-il si tout ce qu’elle venait d’imaginer se réalisait ? À
cette pensée, une douce chaleur vint aussitôt lui embraser le bas-ventre. Les
pensées qui se mirent à tournoyer dans sa tête l’effrayèrent. C’était la
première fois qu’elle éprouvait de telles sensations. L’idée qu’un homme
puisse la toucher lui répugnait, d’ordinaire. Ce qui n’était guère étonnant
après ce qu’elle avait subi à Termarth.
— Le spectacle vous plaît-il ? demanda brusquement Ash d’une voix
nonchalante, les yeux à peine entrouverts.
Svea sursauta en entendant sa voix grave. Mortifiée, elle demeura
silencieuse un instant. Comment allait-elle justifier son comportement
quelque peu déplacé ?
— Pas le moins du monde, répondit-elle d’un ton sec.
Les joues en feu, elle se détourna aussitôt, feignant un dégoût qu’elle
était loin de ressentir.
— Vous aviez un insecte sur le visage, reprit-elle d’un ton détaché. Je
me demandais simplement s’il fallait l’écraser ou prendre le risque qu’il
vous pique.
Il grimaça en retour.
— Je suis heureux d’avoir évité un réveil aussi violent. Mais, dites-moi,
avez-vous bien dormi ? demanda-t-il en s’attachant soigneusement les
cheveux, à peine assis.
Pourquoi accordait-il une telle attention à son apparence physique ? Ce
n’était pas la première fois qu’elle remarquait ce côté un peu
perfectionniste. Sa présentation impeccable semblait être devenue une
seconde nature. Elle le trouvait pourtant bien plus séduisant les cheveux
dénoués. Lorsqu’il se détendait un peu, elle l’appréciait davantage.
— Pas vraiment, répondit-elle, laconique.
Un large sourire vint alors lui étirer les lèvres. Qu’avait-elle dit de
drôle ?
— Ce soir, vous dormirez dans un lit plus confortable à Braewood.
Cette perspective ne la mit pas véritablement à l’aise. Loin de ses
repères habituels, elle se sentit un peu perdue tout à coup. Son frère
organisait souvent des réceptions à Kald. Elle était alors très fière de
préparer de bons petits plats aux villageois ou aux éventuels voyageurs, et
de s’assurer que la grande salle de la forteresse leur offrait tout le confort
nécessaire. Elle aimait s’occuper des autres. Elle tenait cela de sa mère.
Avant sa disparition tragique, même si Svea n’était alors encore qu’une
petite fille, elle aidait toujours celle-ci à préparer le repas du soir.
Confectionner un festin et s’occuper au mieux de ses invités était une façon
comme une autre de garder le souvenir de sa mère bien vivant.
Mais il ne s’agissait pas de cela, cette fois. Svea n’avait encore jamais
été invitée nulle part. Et encore moins dans une forteresse saxonne. Elle
n’avait pas la moindre idée de ce qui l’attendait. Saurait-elle se comporter
comme une telle situation l’exigeait ? Cette simple pensée lui noua aussitôt
l’estomac.
Ils reprirent la route d’un commun accord. Lorsqu’ils émergèrent enfin
de la forêt dense où ils avaient trouvé refuge, Svea s’émerveilla devant la
beauté des paysages vallonnés qu’ils traversèrent. De magnifiques couleurs
automnales les entouraient de toutes parts. Ash avait une nouvelle fois
insisté pour qu’elle monte à cheval. Lui marchait à ses côtés. Il était plus
bavard que la veille, ce qui la réjouit. Cela la rendait nerveuse lorsqu’il était
taciturne. Elle se demandait chaque fois s’il lui cachait quelque chose. Par
chance, il était plutôt d’humeur enjouée. Il lui posa d’innombrables
questions sur Kald et sur sa famille. Comme s’il cherchait à mieux la
comprendre. L’attention avec laquelle il l’écouta la surprit tout autant.
Cela fit passer le temps plus vite et lui permit d’oublier son estomac qui
commençait à crier famine. Ils s’étaient contentés de baies pour le dîner
ainsi que pour le petit déjeuner. Un bon repas n’aurait pas été de refus.
Elle lui raconta qu’à Kald, on lui avait confié l’entraînement au combat
des hommes et des femmes qui le souhaitaient. Elle lui parla du plaisir
qu’elle prenait à pêcher et à chasser. Elle lui expliqua également que même
si elle aimait faire preuve d’une certaine créativité, elle n’était pas très
douée pour les travaux d’aiguille. En cela, elle se différenciait de la plupart
des femmes qu’elle côtoyait. Elle s’empressa d’ajouter qu’on la félicitait en
revanche pour ses talents de cuisinière et pour sa gestion du fort au
quotidien.
Cette discussion à bâtons rompus l’empêcha de laisser son esprit
vagabonder vers des sujets embarrassants. Comme le corps athlétique
d’Ash par exemple. Comment faisait-il pour marcher au rythme du cheval
avec une telle facilité ? Elle fit également de son mieux pour éviter de
penser au sourire diabolique qu’il lui avait adressé un peu plus tôt lorsqu’il
l’avait surprise en train de l’observer. Elle devait absolument se raccrocher
à la colère qu’elle ressentait jusqu’alors à son encontre. C’était bien plus
facile à faire que de reconnaître l’impensable.
Car tout laissait à penser qu’elle commençait… à l’apprécier.
Cette pensée avait quelque chose d’effrayant. De terrifiant, même. Son
frère excepté, elle n’avait encore jamais apprécié la compagnie d’un
homme. Alors pourquoi cela arrivait-il avec un Saxon ? Et pourquoi cet
homme en particulier ?
En voyant Ash s’immobiliser brusquement, elle chassa les questions
sans réponses qui la taraudaient. Braewood était en vue. Ils n’allaient plus
tarder à fouler les terres qui appartenaient au père d’Ash. Ils s’arrêtèrent
quelques instants au bord d’un ruisseau pour laisser le cheval étancher sa
soif, puis firent une nouvelle halte au sommet d’une colline pour admirer la
mer qui scintillait au loin. Ils approchaient enfin du but. Svea aurait dû s’en
réjouir. Pourtant, en entendant Ash lui donner une foule d’informations sur
la forteresse dont il hériterait bientôt, sa nervosité augmenta encore d’un
cran. Un détail retint malgré tout favorablement son attention. Braewood
surplombait une immense plage. Quelle bonne nouvelle ! L’océan avait
toujours eu un effet apaisant sur elle.
Après l’agression dont elle avait été victime à Termarth bien des années
auparavant, elle s’était lavée dans la mer pour se débarrasser de la souillure
et de la honte qui ne semblaient plus vouloir la quitter. C’était la première
chose qu’elle avait faite en rentrant chez elle. Elle était restée longtemps
dans l’eau. Elle se sentait si sale… Il lui semblait impossible d’enlever les
marques que ces brutes avaient laissées sur son corps. Le froid ne l’en avait
nullement dissuadée.
Comme elle refusait de le rejoindre sur la plage, Brand était finalement
venu la chercher. Une fois hors de l’eau, il l’avait enveloppée de fourrures
et l’avait installée devant un bon feu dans la grande salle. Son frère était
toujours aux petits soins avec elle. Cela ne l’avait pas empêchée de
recommencer dès le lendemain. Nager en mer chaque jour devint une
source inestimable de réconfort. Tant que son corps était immergé, elle se
sentait propre. Presque pure. C’était également le seul moyen de garder une
certaine proximité avec sa mère qui se trouvait quelque part dans les
profondeurs de l’océan.
Svea étouffa un soupir. Comment allait-elle être reçue à Braewood ?
Elle aurait sans doute besoin de puiser de la force dans l’océan. Ash
n’avait-il pas lui-même reconnu que son peuple ne s’entendait pas
particulièrement avec les Danois ?
— Je vous promets que vous serez en sécurité là-bas. Vous serez
également placée sous ma protection, dit Ash comme s’il percevait
l’appréhension qui l’étreignait.
Un bruit assourdissant fit brusquement vibrer le sol du champ où ils se
trouvaient. Ils tournèrent aussitôt la tête de concert en direction du vacarme
qui venait de les interrompre. En voyant un groupe d’hommes lourdement
armés sur la crête de la colline qui leur faisait face, Svea sentit son sang se
glacer. Ils dévalaient la pente en direction de la vallée, telle une nuée de
fourmis géantes. Ils fonçaient droit sur eux ! Ash et elle étaient à
découvert. Ils n’avaient nulle part où se cacher.
Ash la fit descendre de cheval sans lui laisser le temps de réfléchir à ce
qu’il convenait de faire. Il la pressa tout contre lui. Elle se retrouva prise en
étau entre le cheval et l’homme dont elle dépendait à présent entièrement.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, murmura-t-il.
En un éclair, il tendit la main vers le cercle doré qu’elle portait autour
du front et s’en saisit.
— Qu’est-ce que vous… ?
Il écrasa le kransen avec force et le modela pour en faire des menottes
de fortune qu’il lui passa prestement aux poignets.
— Ce sont des soldats saxons. Je le vois à leur armure. À en juger par la
direction qu’ils ont prise, leur vitesse et toutes les lances qu’ils ont
emportées, une seule explication me vient à l’esprit : ils vont très
certainement rejoindre les hommes de Crowe. Ceux-là mêmes qui s’en sont
pris au roi et à nos guerriers.
Non ! Les Saxons n’allaient pas tarder à les encercler. Et elle savait
parfaitement de quoi ils étaient capables. Son cœur se mit à cogner plus fort
contre sa poitrine. Ils n’allaient tout de même pas échouer si près du but ?
S’ils ne parvenaient pas à lever le fyrd, tout ce qu’ils avaient fait jusqu’alors
n’aurait servi à rien.
Elle secoua vigoureusement la tête comme pour se réveiller d’un
mauvais rêve. Il suffisait pourtant de voir la mine sombre qu’arborait Ash
pour comprendre à quel point la situation était critique. Tout son être refusa
en bloc de se retrouver une nouvelle fois dans une telle situation. C’était
exactement ce qui l’avait motivée à s’entraîner si durement au combat. Les
efforts auxquels elle avait consenti n’avaient pas été vains. Elle était une
excellente guerrière, désormais. Pourtant, malgré l’abnégation dont elle
avait fait preuve, les dieux semblaient se moquer ouvertement d’elle.
Pourquoi estimaient-ils nécessaire de lui faire revivre un tel traumatisme ?
À quoi bon raviver une nouvelle fois ces souvenirs douloureux ?
— Pourquoi ne leur dites-vous pas qui vous êtes ? Vous êtes saxon,
après tout.
— Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète ! Rien qu’à la couleur de
vos cheveux et de vos yeux, sans parler des inscriptions incrustées dans
votre peau, ils sauront que vous êtes danoise, dit-il d’un ton passablement
agacé.
Il détacha ensuite rapidement les nattes qu’elle s’était enroulées sur le
dessus de la tête. Ces cheveux retombèrent lourdement dans son cou. Elle
comprit alors où il voulait en venir. Les entrelacements qui marquaient la
peau de son cou étaient à présent dissimulés sous sa chevelure tressée.
— Vous n’êtes pas mon alliée, compris ? Il vaudrait mieux que l’on
vous prenne pour ma propriété, dit-il en désignant du menton les fers
improvisés qu’il venait de lui confectionner.
Svea déglutit avec peine. Tout cela ne lui disait rien qui vaille.
— Donnez-moi votre épée, ajouta-t-il.
— Non, protesta-t-elle en posant fermement la main sur le pommeau de
son arme.
L’épée qui avait appartenu à sa mère était son unique moyen de défense.
S’il fallait combattre, elle le ferait. Au péril de sa vie.
— C’est moi qui assure votre protection à présent, gronda-t-il. Je fais
cela pour votre bien, je vous prie de me croire. Je ne veux pas vous faire
peur, Svea, mais ce n’est vraiment pas le moment d’argumenter.
Elle se renfrogna aussitôt, la main fermement serrée sur le pommeau de
son épée. En entendant le bruit sourd des sabots claquer sur le sol qui se mit
alors à trembler sous ses pieds, elle sut que leurs ennemis n’allaient plus
tarder à fondre sur eux.
— Svea, la pressa-t-il en s’approchant d’elle, vous êtes une femme
incroyablement belle. Dès que ces hommes vous verront, ils rêveront de
poser les mains sur vous. Je ne supporterais pas que vous vous retrouviez
dans une situation pareille. Et vous ?
Svea eut l’impression qu’il venait de dire tout haut ses craintes les plus
profondes. Son corps entier se mit à frissonner de terreur. Elle faisait
pourtant de son mieux pour ne pas attirer le regard des hommes. Cela
fonctionnait plutôt bien d’ordinaire. Ash n’en était-il pas la meilleure
preuve ? Il venait néanmoins de lui avouer qu’il la trouvait belle. Aucun
homme n’avait osé lui tenir ce genre de propos jusqu’alors. Sans doute par
peur de se faire rouer de coups. Ash était peut-être différent des autres…
Il posa alors sa main chaude sur la sienne pour la persuader de lâcher
son épée.
— Donnez-moi votre arme. Maintenant.
Svea capitula. Avait-elle le choix ?
— Mettez ceci, dit-il en lui tendant sa cape. Enveloppez-vous dedans au
maximum et pensez à vous couvrir la tête. N’attirez l’attention sous aucun
prétexte.
Elle se sentit tout à coup comme un petit enfant sans défense et jugea
inutile d’élever la moindre protestation. Ash lui glissa rapidement sa cape
en laine sur les épaules. Il semblait en proie à une vive inquiétude. Ce
n’était pas de bon augure. Les battements de son cœur affolé lui
confirmèrent la gravité de la situation.
Ash eut à peine le temps de la pousser derrière lui que le groupe
d’hommes lourdement armés leur tomba dessus.
— Restez derrière moi. Gardez la tête baissée. Et surtout, ne dites pas
un mot, lui murmura-t-il.
Les hommes les encerclèrent en un temps record. Svea sentit aussitôt
des gouttes de sueur froide lui perler le long du dos. Elle avait déjà vécu
cette scène et aurait donné cher pour disparaître comme par magie.
— Bien le bonjour ! lança un homme à l’air menaçant, le souffle court.
Il ôta son casque à cimier et lissa aussitôt ses cheveux gris d’un geste de
la main. Il ressemblait à un paon. Il les dévisagea alors des pieds à la tête.
Svea retint son souffle. Ash portait une armure saxonne. Cet homme l’avait
sans doute remarqué à présent. S’il n’était pas complètement idiot, il avait
également compris que le guerrier qui se trouvait devant lui possédait un
certain statut puisqu’il possédait une esclave.
— À vous également ! dit Ash d’une voix forte.
Svea remarqua qu’il s’était abstenu de poser la main sur son épée. Sans
doute pour éviter d’enflammer inutilement les esprits. Il se tenait droit
comme un I en revanche, et bombait imperceptiblement le torse. Svea ne fut
pas dupe pour autant. Elle le connaissait à présent. Les muscles de son cou
étaient extrêmement tendus. Ash dégainerait sans doute son épée en une
fraction de seconde si la situation l’exigeait.
L’homme qui s’était avancé vers eux – probablement le chef –
concentra alors son regard sur son épée, qu’il faisait tournoyer de sa main
droite, comme si la lame acérée de son arme était un gage quelconque de
virilité. Quelle scène ridicule ! Svea se retint de lever les yeux au ciel.
— Nous cherchons un camp saxon établi dans la forêt d’Alderbury.
Êtes-vous passés par là ?
Ash acquiesça.
— En effet, nous avons vu le camp dont vous parlez. Vous êtes dans la
bonne direction. Si vous gardez ce cap, vous êtes sûrs de tomber dessus.
L’homme les dévisagea alors, les yeux plissés.
— Vous êtes forcément au courant de ce qui se passe, dans ce cas. Les
soldats de Calhourn rallient des hommes pour marcher sur Termarth. Les
gens en ont assez des lubies du roi. Voilà maintenant qu’il fraternise avec
les Danois ! Vous ne voulez pas vous joindre à nous ?
Svea réprima un petit soupir de soulagement. Par chance, Ash avait eu
la présence d’esprit de déchirer le tabard qui marquait son allégeance au roi.
Il n’était pas comme la plupart des hommes, qui se précipitaient tête baissée
en comptant uniquement sur leur force physique. Lui préférait réfléchir. Il
n’avait peut-être pas tort en définitive. Elle avait beaucoup à apprendre de
lui.
Ash inclina alors négligemment la tête.
— Je vais sans doute le faire. Mais je dois d’abord régler une affaire
personnelle.
Sa voix n’avait pas tremblé, comme s’il contrôlait parfaitement la
situation. Et il s’était contenté d’une réponse évasive. Elle savait bien qu’il
essayait de calmer le jeu et d’éviter l’escalade. Mais comment s’y prenait-il
pour parvenir à dissimuler la colère qui le tenaillait sans nul doute ? Elle se
débattait avec ce sentiment depuis des années, déversant son ressentiment
sur tous les hommes qu’elle rencontrait, particulièrement ceux qu’elle
croisait sur le champ de bataille. L’aisance avec laquelle Ash dissimulait ses
émotions la questionna. Que cachait-il donc derrière son apparence
austère ?
— Les lords saxons recevront des terres, de l’or et une partie du butin
dès que la bataille sera remportée, si cela peut vous aider à prendre votre
décision. En parlant de butin, on dirait que vous en avez déjà gagné un…
Un sourire narquois aux lèvres, l’homme fixa alors Ash du regard. Puis
il posa ses yeux de fouine sur Svea et s’attarda longuement sur chaque
partie de son corps. Un sentiment de terreur incontrôlable monta en elle.
Quant à Ash, il serra les poings et un muscle se mit à tressauter sur sa
mâchoire.
— Nous avons reçu l’ordre de tuer tous ceux qui s’opposeraient à notre
cause. Alors si vous n’êtes pas de notre côté, c’est que vous êtes contre
nous ! Je pourrais fermer les yeux, bien entendu. Mais cela a évidemment
un coût…
Ash prit une profonde inspiration.
— Je ne suis pas du genre à négocier. Et même si je l’étais, je n’ai pas
d’argent sur moi. Je voyage léger, comme vous pouvez le constater.
— Je ne partage pas votre point de vue. Vous possédez au contraire
toutes les richesses du monde ! Je suis sûr que mes hommes sont du même
avis. Après deux jours de voyage à dos de cheval, nous pourrions nous
octroyer un petit divertissement. Je vais vous dire ce que l’on va faire. Vous
allez nous laisser cette jolie petite esclave et nous vous laisserons partir.
Svea serra les dents. En temps normal, elle aurait déjà dégainé son épée
et se serait ruée sur ses adversaires. Mais elle n’était pas seule, cette fois. Si
elle déclenchait les hostilités, Ash n’aurait d’autre choix que de lui prêter
main-forte. Elle n’avait pas d’épée, du reste.
Ash lui attrapa soudain la main sans ménagement, les doigts serrés
autour de l’entrave qu’il avait lui-même fabriquée quelques instants plus
tôt. Le souffle coupé, elle le regarda sans comprendre.
— Quoi ? Cette chose ?
Il lui souleva alors le poignet comme pour prouver qu’elle lui
appartenait.
— Cette fille est à moi. C’est une bonne travailleuse. Et
malheureusement pour vous, messeigneurs, elle n’est pas à vendre.
Les lèvres de l’homme se retroussèrent aussitôt en un rictus féroce.
— Tout a un prix, mon bon soldat. Ce n’est qu’une sauvage, par-dessus
le marché. Elle ne vaut certainement pas la peine de vous faire trancher la
tête.
Livide, Svea s’avança vers lui en titubant.
— Donnez-moi une épée et je vous démembrerai tous les deux, lança-t-
elle d’un ton cinglant.
Elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle qui prétendait vouloir changer…
— Silence ! hurlèrent Ash et le chef saxon à l’unisson.
— Cette fille m’appartient, répéta Ash. Si vous la voulez, il faudra
d’abord vous mesurer à moi. Voilà ce que je vous propose. Un combat loyal
entre vous et moi. Une arme chacun. Vaut-elle la peine de vous faire
trancher la tête ?
Svea sentit son estomac se contracter. Pourquoi en arrivait-on
systématiquement à de telles extrémités ? Y était-elle pour quelque chose ?
Était-ce simplement dû à son apparence physique ?
— Le vainqueur remporte la fille et continuera tranquillement sa route,
ajouta Ash.
Non ! Son pire cauchemar était sur le point de devenir réalité. Ils
jouaient gros. Si Ash perdait, elle perdrait absolument tout. Sa santé
mentale. Lui.
— Entendu, dit l’homme d’un ton goguenard.
Ses guerriers se mirent à l’acclamer bruyamment, comme s’ils avaient
cruellement manqué de divertissement au cours de leur voyage. Elle ne
comprendrait jamais quel plaisir on pouvait prendre à regarder deux
hommes se battre à mort. De toute évidence, ces idiots pensaient que leur
chef avait toutes les chances de gagner.
Alors qu’elle réfléchissait à toute vitesse à un moyen de s’extirper de
cette effroyable situation, elle comprit tout à coup qu’il était trop tard. Les
hommes s’écartaient déjà pour agrandir le cercle. Le sort en était jeté.
Comment en était-elle arrivée là une nouvelle fois ? Pourquoi les hommes
la considéraient-ils comme leur propriété ? À leurs yeux, elle n’était qu’une
chose qu’ils pensaient pouvoir négocier comme bon leur semblait et dont ils
pouvaient faire ce qui leur chantait.
Le chef saxon descendit de cheval et ôta sa cape d’un coup d’épaule.
Ash, quant à lui, sortit son épée de son fourreau et se mit à rouler
doucement des épaules pour préparer ses muscles au combat.
— Ash, murmura-t-elle, ne faites pas ça, je vous en prie. Vous devriez
peut-être me livrer à ces brigands, ajouta-t-elle, la bouche sèche.
Elle ne savait que trop ce que ces brutes lui feraient endurer, mais si
cela permettait de sauver ses hommes, elle était prête à ce sacrifice. Ash
devait à tout prix rester vivant pour pouvoir mettre à exécution le plan
qu’ils avaient échafaudé.
Ce dernier lui décocha alors un regard éberlué. Il s’avança vers elle et
lui caressa doucement la joue du bout du doigt.
— Jamais.
— Vous devez rentrer chez vous pour lever le fyrd. Pensez au roi. Vous
l’avez dit vous-même. Nous sommes son seul espoir. S’il vous arrive
quelque chose…
Son visage sombre laissait rarement transparaître les sentiments qui
l’animaient. Mais au léger plissement de son front, elle comprit qu’il peinait
à contenir la colère qui l’accablait.
— Si je meurs au combat, dites-vous que je mourrai pour une noble
cause, dit-il en plongeant les yeux dans les siens. Svea, écoutez-moi
attentivement. Si je ne remporte pas ce duel, prenez vos jambes à votre cou.
Courez le plus vite possible jusqu’aux bois que vous voyez en contrebas et
trouvez un endroit où vous cacher. Et ne vous retournez pas, murmura-t-il.
Vous me le promettez ?
Les larmes aux yeux, elle se contenta d’acquiescer doucement. Que lui
arrivait-il donc ? Elle ne pleurait presque jamais. Et encore moins en
présence d’un homme. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’il devait
absolument remporter ce combat. Et rester en vie.
Ash se tourna alors vers son adversaire, qui lui porta le premier coup
sans attendre. Manifestement, cette brute ne respectait aucune règle. Ash se
mit à saigner au niveau du menton. Rien de grave, fort heureusement. Juste
une nouvelle cicatrice, songea-t-elle, le cœur serré.
— Prépare-toi à avoir un nouveau maître, ma jolie, lança le chef saxon
en lui jetant un regard concupiscent.
Svea recula aussitôt d’un pas, les bras fermement plaqués contre sa
poitrine. Une terrible nausée lui monta au bord des lèvres. L’enchaînement
des événements depuis son départ de Kald avait quelque chose d’insensé.
Dire que la veille encore, elle souhaitait bon voyage à son frère et se
réjouissait de raccompagner les Saxons jusqu’à l’orée du bois en se répétant
que c’était la dernière fois qu’elle voyait l’insupportable Lord Stanton…
En l’espace d’une journée, tout semblait sens dessus dessous. Les
Saxons se faisaient la guerre. Ils s’en étaient également pris aux Danois. Le
roi avait été capturé. Et l’homme qu’elle méprisait naguère au plus haut
point était à présent en train de combattre pour elle, au péril de sa vie.
Ash parut horripilé par le manque de respect dont son adversaire avait
fait preuve en le prenant par surprise. Il fonça sur son assaillant en poussant
un cri hargneux qu’elle ne lui avait encore jamais entendu. Ses mouvements
étaient d’une fluidité et d’une rapidité déconcertantes. Il donnait
l’impression de connaître par avance les coups que son adversaire allait lui
porter et parait chaque attaque avec une aisance qui la laissa pantoise. Par
contraste, le chef saxon combattait de manière désordonnée et semblait
prendre plaisir à porter des coups bas dès que l’occasion se présentait à lui.
Même si elle tressaillait chaque fois que leurs lames se croisaient, Svea
reprit espoir. De toute évidence, le chef saxon ne faisait pas le poids face à
Ash. Ce dernier combattait avec une brutalité et un courage qui lui
rappelèrent tout à coup ses compagnons d’armes. À bien y réfléchir, il se
battait comme un véritable Viking. Cette ressemblance la frappa davantage
encore lorsque ses cheveux se dénouèrent brusquement sous la violence des
coups. Quel redoutable guerrier ! Dans d’autres circonstances, elle aurait
sans doute trouvé ce combat spectaculaire. Mais c’était son propre destin
qui était en jeu, cette fois. Elle se serait volontiers enfoui le visage dans les
flancs du cheval, à vrai dire. Mais elle n’en avait pas le droit. Elle devait
rester attentive et prendre la décision qui s’imposait si les choses tournaient
mal.
Le combat s’intensifia encore et le fracas des épées qui
s’entrechoquaient devint plus assourdissant. En voyant le chef saxon
entailler Ash au niveau de la taille, Svea laissa échapper un petit cri. Mais
Ash n’avait pas dit son dernier mot. Ignorant la blessure qui venait de lui
être infligée, il se rua sur son adversaire. Svea et les soldats saxons
poussèrent simultanément un petit cri de surprise. Elle voyait bien que les
deux hommes commençaient à s’épuiser. Ash parviendrait-il à rassembler
les forces qui lui restaient pour sortir victorieux de ce combat ? Il porta
soudain un coup d’une brutalité invraisemblable à son adversaire qui en
tomba à la renverse, lâchant son épée dans sa chute. Svea ne put alors
détourner les yeux du visage empli d’effroi de ce dernier.
Les yeux écarquillés, les soldats saxons retinrent leur souffle. Ils
savaient que leur chef n’allait plus tarder à rejoindre le royaume des morts.
Svea sentit son cœur s’alléger un peu. Après les terribles menaces que cette
brute avait proférées à son encontre, elle n’allait pas s’apitoyer sur son
sort !
Le chef saxon fit alors un effort désespéré pour tenter de recouvrer son
épée, mais Ash lui assena aussitôt un violent coup de pied en plein torse qui
le plaqua au sol, avant de lui planter la pointe de son épée sur le menton.
— Qui êtes-vous ? demanda l’homme d’une voix étranglée.
— Je suis Lord Stanton de Braewood.
Des cris de surprise étouffés se firent entendre.
— Lord Stanton ? Je ne savais pas à qui j’avais affaire, hoqueta-t-il
d’une voix tremblante.
Svea n’en crut pas ses oreilles. Elle connaissait Ash de réputation mais
était loin d’imaginer qu’il puisse inspirer une telle crainte chez de parfaits
inconnus.
— À l’avenir, vous devriez peut-être demander à qui vous parlez avant
de menacer un homme, répliqua Ash d’un ton autoritaire. Et vous êtes ?
— Nous sommes des cavaliers de Rainhill, milord. Je suis Ealderman
Elrick. Nous sommes alliés à la forteresse de Braewood, milord. Nous
avons conclu ce pacte avec votre père.
Ash se renfrogna davantage encore.
— Des alliés, dites-vous ? Vous devriez alors savoir qu’on ne se
comporte pas ainsi face à l’un de ses semblables. Homme ou femme. Et
qu’importe son appartenance.
Svea sentit son cœur cogner un peu plus fort contre sa poitrine. Son
frère avait mille fois raison. De toute évidence, Ash était un homme d’une
grande bonté.
— Mais ce n’est qu’une païenne, milord.
Ash enfonça légèrement la pointe de son épée dans la peau de l’homme
qui grimaça aussitôt de douleur.
— Tout le monde mérite d’être traité avec respect. Comprenez-vous ce
que je vous dis ?
— Oui, milord.
— Disparaissez tous de ma vue, à présent. Avant que je fasse quelque
chose que je pourrais amèrement regretter.
Ash replaça aussitôt son épée dans son fourreau et ôta son pied du torse
de l’homme qui ne demanda pas son reste. Il roula sur le sol puis détala à
toutes jambes en direction de son cheval.
Une fois les hommes disparus derrière la colline, Ash tenta de retrouver
son calme. Il inspira profondément à plusieurs reprises pour essayer de
dissiper la colère qu’il ressentait à l’encontre de ces hommes. Comment
ceux-ci pouvaient-ils s’octroyer le droit d’agir comme bon leur semblait ?
De prendre ce dont ils avaient envie sans en assumer les conséquences ?
Il secoua la tête. Cela était malheureusement très courant. Il connaissait
un grand nombre de Saxons qui estimaient être dans leur bon droit
lorsqu’ils s’en prenaient aux Danoises et les traitaient comme de vulgaires
marchandises. Leur conduite le remplit d’un sentiment de dégoût et d’une
rage indescriptibles. Le respect et l’admiration que Svea lui inspirait ne
firent qu’accentuer son malaise et son incompréhension.
Une intense fatigue s’empara de lui tout à coup. Rien d’étonnant. Il
avait tout donné. Il ne le regrettait pas. Si c’était à refaire, il
recommencerait aussitôt.
— Vous allez bien ? demanda-t-il, se tournant vers Svea tout en
s’épongeant le front.
Lorsqu’il avait vu ces hommes s’approcher d’eux, une idée fixe s’était
aussitôt emparée de lui. Il devait à tout à prix assurer la sécurité de Svea. Et
lorsque cet Elrick l’avait reluquée d’un air libidineux, son sang n’avait fait
qu’un tour. Jamais il n’oublierait le sentiment d’horreur qui avait déformé
les traits de son joli minois. Sa vulnérabilité lui avait déchiré le cœur.
Jamais il ne se pardonnerait l’inconscience dont il avait fait preuve en la
laissant quitter Kald pour les accompagner jusqu’à la lisière de la forêt. En
entendant le dénommé Elrick évoquer l’éventualité de devenir « le nouveau
maître » de Svea, il avait immédiatement vu rouge et eu envie de
l’embrocher sur-le-champ. Imaginer une seule seconde qu’un homme
puisse poser les mains sur elle lui était intolérable.
— Moi ? Je vais bien, répondit-elle d’une voix tremblante. Et vous ?
Il se pressa le menton.
— Ça va guérir tout seul.
Mais alors qu’il se dirigeait à grands pas vers elle, il ressentit une
douleur si vive dans le ventre qu’il grimaça. Il n’avait pourtant rien
remarqué jusqu’alors.
— Vous êtes blessé. L’entaille est-elle profonde ? Laissez-moi regarder.
— Ce n’est rien. J’ai connu bien pire.
— Laissez-moi y jeter un coup d’œil. Asseyez-vous là, dit-elle en
désignant un pan légèrement éboulé dans le mur de clôture.
À peine s’était-il débarrassé de sa lourde cotte de mailles qu’il aperçut
une importante tache de sang sur sa tunique. Un juron lui échappa. Svea
s’agenouilla devant lui tandis qu’il ôtait avec précaution son vêtement. Il
avait une vilaine blessure au-dessus de la hanche droite. L’espace d’un
instant, la douleur lui coupa le souffle.
Elle lança un bref regard en direction de la balafre que l’autre imbécile
lui avait infligée. Pourquoi avait-elle aussi rapidement détourné le regard ?
La vue du sang l’impressionnait-elle ? Peut-être n’avait-elle encore jamais
eu l’occasion de voir le corps d’un homme ? Ses joues cramoisies le firent
pencher pour sa dernière supposition.
Elle se mit alors à fouiller le sol du bout du pied. Que cherchait-elle
donc ? Il ferait recoudre cette entaille dès leur arrivée à Braewood.
— Que faites-vous ? Vous avez faim ? Vous cherchez d’autres baies ?
— Ah non, plus de baies, je vous en prie ! répondit-elle en écarquillant
les yeux. Je cherche du millepertuis.
— Du millepertuis ? Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une plante. Je vais d’abord essayer de nettoyer votre blessure,
mais il faudrait soulager un peu la douleur.
— Je supporte la douleur sans problème, répliqua-t-il, perplexe.
Elle continua malgré tout à farfouiller dans les fourrés. Son visage
s’illumina tout à coup.
— Ah, en voilà !
Elle écrasa alors des feuilles entre ses doigts et les ajouta à l’eau de sa
gourde qu’elle lui tendit aussitôt.
— Tenez, buvez.
— Qui me dit que vous ne voulez pas m’empoisonner ? murmura-t-il,
un sourire entendu sur les lèvres.
Il en but une gorgée et ajouta :
— Je pense que l’idée pourrait vous tenter.
— Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ? demanda-t-elle
d’un ton désapprobateur.
— Il me semble que vous avez récemment évoqué la possibilité de me
démembrer.
Elle prit alors un air coupable.
— Et je crois que vous m’en voulez toujours de m’être interposé le jour
où vous cherchiez à vous venger de Lord Crowe, ajouta-t-il.
— Je ne veux pas votre mort pour autant.
— Dieu merci ! Vu mon état, je ne serais sans doute pas de taille à vous
combattre. Ah, j’oubliais, marmonna-t-il, votre épée. Tenez !
Le visage de Svea se détendit soudain et un large sourire vint étirer ses
lèvres si joliment dessinées. Il le lui rendit aussitôt et ne put détacher son
regard du sien pendant un long instant.
— Cette épée appartenait à ma mère.
— Elle est très belle.
— J’aurais très bien pu me mesurer à lui, vous savez.
— J’en ai parfaitement conscience, dit-il en haussant les épaules.
Elle versa ensuite un peu d’eau sur le coin de sa cape, souleva sa
tunique et se mit à lui nettoyer sa plaie à l’aide du tissu mouillé. Ses doigts
tremblaient légèrement. Transpercé par une vive douleur qu’il n’avait
nullement anticipée, il blêmit.
— Ça risque de piquer un long moment, avertit-elle en se mordant la
lèvre. Je suis désolée.
Elle tapota doucement la plaie. Il se pencha légèrement en arrière pour
lui permettre d’accéder plus facilement à sa blessure. Elle était si proche de
lui à présent qu’il sentit à nouveau les effluves de son parfum enivrant de
pétales de rose.
— Ash, vous auriez pu me livrer à ces hommes et sauver votre peau. Je
pensais que la protection rapprochée du roi était votre priorité. Pourquoi ne
m’avez-vous pas abandonnée à mon sort ?
— Sans doute pour la même raison qui m’a poussé à vous sauver hier
sur le champ de bataille plutôt que de porter secours au roi. Appelons cela
l’instinct…
Elle s’assit alors sur ses talons et cessa de lui nettoyer sa plaie.
— Je pensais que les circonstances étaient seules responsables de la
situation.
Il se contenta de hausser les épaules sans la quitter du regard. Ses yeux
tombèrent alors sur le kransen écrasé qui enserrait encore l’un de ses
poignets. Il lui attrapa aussitôt le bras pour lui enlever ce qui restait des
entraves qu’il avait façonnées à la hâte, puis, prenant son courage à deux
mains – peut-être parce qu’il venait de lui sauver la vie pour la deuxième
fois –, il ne relâcha pas son emprise et fit glisser ses doigts sur les marques
qu’elles avaient laissées sur sa peau.
— Je me disais que cela devait vous gêner et pouvait même
éventuellement vous blesser, précisa-t-il pour justifier son geste. Je suis
désolé d’avoir abîmé votre kransen.
Il savait que ces anneaux de métal que portaient les jeunes femmes
danoises symbolisaient leur virginité et que ceux-ci étaient remplacés par
une couronne le jour de leurs noces. Il se sentit tout à coup terriblement
coupable de l’avoir endommagé.
— Ne vous en faites pas, dit-elle d’une voix douce, je n’y tenais pas
particulièrement. Je vous remercie sincèrement de m’avoir sauvée des
griffes de ces brutes, Ash.
— Je n’ai fait que mon devoir.
— Je ne partage pas votre avis. Bien des hommes auraient pris la
poudre d’escampette. Du reste, il me semblait vous avoir entendu dire que
vous n’approuviez pas ceux qui se font justice eux-mêmes ?
Elle sourit, répétant les paroles qu’il lui avait tenues deux jours plus tôt
lors du banquet nuptial.
Il lui lâcha alors les poignets à regret. Tandis qu’elle se remettait à la
tâche, il prit une profonde inspiration pour juguler l’inconfort ressenti.
— Et comment expliquez-vous l’étrange réaction que tous ces hommes
ont eue lorsque vous leur avez dit qui vous étiez ? demanda-t-elle sans
lever les yeux vers lui. Pourquoi ont-ils eu ce mouvement de recul, Ash ?
— Vous avez donc eu la même impression… Je ne me l’explique pas
vraiment. Mais quelque chose me dit que nous trouverons une réponse à
cette question dès notre arrivée à Braewood.
Qu’est-ce que son père avait bien pu fabriquer pendant son absence ?
Quel trouble parvenait-il encore à semer depuis la chambre où il était
alité ?
— Je vous ai observé tout à l’heure. Vous ne savez peut-être pas à quel
point vous ressemblez aux Danois lorsque vous combattez. On dirait que
vous n’avez peur de rien. Comment cela se fait-il ?
Il la regarda attentivement. Pensait-elle réellement ce qu’elle venait de
dire ? Si seulement elle connaissait la vérité. Elle était loin de se douter
qu’il était terrifié par sa véritable identité. Comment réagirait son entourage
s’il découvrait tout ? Cela le hantait depuis toujours. Il pensait sans cesse
aux dommages que son secret pourrait causer s’il était divulgué. Son
honneur ne s’en remettrait probablement pas. Était-il le monstre que ses
parents voyaient en lui ? Tous les Danois n’étaient pas des bêtes, loin de là.
Chaque instant passé en compagnie de Svea le lui confirmait. Cela lui
faisait un bien fou, d’ailleurs. Elle lui faisait un bien fou…
— Ce que vous venez de dire n’est pas tout à fait exact, dit-il d’un ton
malicieux. Je dois vous avouer quelque chose, Svea. J’ai très peur de la
pluie !
— De la pluie ?
— Oui, acquiesça-t-il en agitant sa chevelure dénouée, parce que cela
fait boucler mes cheveux.
Il feignit alors de frissonner de tout son long.
Elle le dévisagea un long moment, l’air incrédule. Puis elle éclata d’un
rire cristallin qui le subjugua aussitôt. Cette femme finirait par lui faire
perdre la tête.
— Je ne m’attendais pas à ce que vous plaisantiez à un moment pareil.
Vous, qui plus est !
— Moi, qui plus est ? répéta-t-il en levant un sourcil interrogateur.
Elle haussa les épaules et parut gênée tout à coup.
— Je vous pensais terriblement ennuyeux. Pour ne pas dire hautain… Je
vous croyais dépourvu de tout sens de l’humour, pour être honnête.
— Je suis devenu expert dans l’art de la dissimulation, dit-il d’un ton
badin.
Elle était loin de se douter de toutes les choses qu’il dissimulait, à vrai
dire.
— Puisque nous avons abordé le sujet des cheveux, reprit-il en
enroulant une de ses mèches autour de son doigt, je ne me souvenais pas
que les vôtres étaient aussi blonds ! Ils ont presque la couleur de l’argent.
Curieusement, elle se laissa faire.
— C’est le savon à base de soude qui les éclaircit, précisa-t-elle d’une
voix rauque.
— Cela fonctionne-t-il également sur les cheveux des hommes ? Je me
disais que ce serait peut-être une bonne idée de changer de style.
— J’aimerais beaucoup voir cela ! dit-elle en éclatant une nouvelle fois
de rire.
Il lui lissa alors les cheveux sur les épaules, plus enhardi que jamais, lui
effleurant même le cou du bout des doigts pour découvrir le motif entrelacé
qui serpentait sur sa clavicule. Elle avait la peau chaude et incroyablement
douce…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
Le dessin qui était peint à l’encre noire sur sa peau ressemblait à un
frêne gigantesque aux larges racines et aux multiples ramifications. C’était
magnifique. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Cela faisait des jours, des
semaines, même, qu’il mourait d’envie de regarder ce motif d’un peu plus
près.
— Yggdrasil. C’est ainsi que l’on désigne l’arbre de vie chez les
Vikings. Il a de très nombreuses significations. Je l’ai choisi parce qu’il
symbolise l’épanouissement. Cet arbre est un des rares capables d’encaisser
des coups sans pour autant plier ou se rompre.
— Je l’aime bien.
— Je l’ai fait moi-même. Au départ, je peignais des motifs sur ma peau
afin de trouver l’apaisement. Puis peu à peu, je me suis mise à apprécier le
côté créatif de la chose. Des connaissances m’ont ensuite demandé de faire
de même sur leur corps. Des motifs liés à leurs croyances ou à leur
personnalité.
Il hocha la tête, lui prit doucement le poignet puis lui remonta
légèrement la manche pour découvrir les autres dessins qui lui recouvraient
la peau.
— Et celui-ci ? Que signifie-t-il ?
— C’est le heaume de Awe. Il protège ceux qui le portent contre l’abus
de pouvoir. Il m’aide également à apprivoiser ma peur.
Son sourire s’effaça brutalement.
— Quelqu’un vous a-t-il fait du mal, Svea ? demanda-t-il en gardant le
poignet de celle-ci au creux de sa main.
— Oui… Disons que j’ai vécu une très mauvaise expérience. Il y a bien
longtemps déjà.
Il se mit à caresser sa peau délicate du bout du pouce. Avec respect.
— Quel genre de mauvaise expérience ?
Elle leva la tête et planta ses yeux dans les siens.
— La pire qui soit.
L’estomac totalement retourné, il tendit l’autre main vers sa joue, qu’il
lui caressa avec une infinie douceur.
— C’était Crowe ?
— Oui.
Il étouffa un juron et sentit monter en lui une rage incommensurable.
— Vous avez raison. J’aurais dû vous laisser le tuer lorsque vous en
aviez l’occasion.
L’espace d’un instant, elle parut choquée de l’entendre concéder qu’elle
avait raison. Puis brusquement, elle tendit le cou et l’embrassa. Un baiser
sur la joue si doux et si spontané qu’il les prit tous les deux par surprise. Il
eut l’impression qu’elle le remerciait. Comme s’il était enfin de son côté. Et
la comprenait.
Elle parut extrêmement troublée tout à coup. Elle se leva d’un bond et
fit quelques pas de côté.
Ash n’était pas en reste. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses
esprits et songer à remettre sa tunique en place. Peut-être l’avait-elle
embrassé pour chasser les sombres pensées qui avaient surgi à l’évocation
de son passé ?
Son baiser était-il contagieux ? Ash avait à son tour terriblement envie
de l’embrasser et de lui montrer que tous les hommes ne se comportaient
pas comme des brutes. Imaginait-elle seulement les douces caresses qu’il
pourrait lui prodiguer si elle se laissait un peu aller ?
Une énorme goutte de pluie vint soudain s’écraser sur le sommet de son
crâne.
— Formidable ! lança-t-il en se passant la main dans les cheveux. Va
pour les boucles, ajouta-t-il pour détendre un peu l’atmosphère.
Elle lui adressa un petit sourire complice.
— Vous sentez-vous un peu mieux ? demanda-t-elle en désignant sa
blessure du menton.
— Oui. On peut dire que vous faites des miracles.
Chapitre 4
Svea aurait dû protester. Elle aurait dû rester dans la cour avec les autres
Danois et tirer un trait sur tout ce qui s’était passé. Mais dès qu’il avait
entrelacé ses doigts aux siens, sa volonté avait plié. Elle s’était laissé faire
et l’avait suivi à l’intérieur.
Sa curiosité était piquée, elle devait bien le reconnaître. En visitant la
demeure où Ash était né, peut-être le comprendrait-elle davantage ? La
forteresse était encore plus imposante qu’elle ne l’avait imaginée. Les murs
d’enceinte en pierre étaient si hauts qu’aucun homme ne pouvait les
franchir ou les escalader. Quant au donjon qui s’élevait dans les nuages
chargés de pluie, il semblait terriblement menaçant. Les trois tourelles en
ruine qui le jouxtaient, probablement ravagées par un incendie, y étaient
sans doute pour beaucoup.
La bonne flambée qui crépitait dans l’immense cheminée de la grande
salle lui rappela aussitôt la salle commune de Kald, avec ses bancs et ses
peaux de bêtes disséminées un peu partout. L’atmosphère chaleureuse qui
semblait y régner la surprit. Enjolivait-elle les choses, perturbée par la
douce chaleur de la main de son hôte qui tenait toujours fermement la
sienne ? Même si cela lui coûtait un peu de l’admettre, Ash avait parfois un
côté très rassurant. Un sourire radieux aux lèvres, une femme plutôt
corpulente s’élança alors vers eux. Ash lui lâcha discrètement la main. Leur
proximité physique lui manqua aussitôt.
— Milord, vous êtes revenu ! Quelle agréable surprise ! Bonté divine,
mais dans quel état êtes-vous ! Êtes-vous blessé ? Que s’est-il passé ?
— Nous avons fait un voyage plutôt mouvementé, Ellette. Je vous
présente, Svea, une amie de Kald.
Svea et Ellette se saluèrent d’un simple signe de tête. Svea sentit les
yeux de la femme s’attarder un instant sur sa tenue de guerrière quelque peu
malmenée. C’était sans doute quelqu’un à qui rien n’échappait.
— Si nous pouvions nous laver et manger un petit morceau, ce ne serait
pas de refus. Quant aux gens qui viennent d’arriver, ils sont littéralement
affamés. Auriez-vous l’obligeance de leur faire porter un chaudron de
potage bien chaud ?
— Certainement, milord.
— Je suppose que mon père sait déjà que je suis rentré ? Notre arrivée
n’est probablement pas passée inaperçue.
— Oui, il est au courant. Et il n’est pas tout à fait ravi des décisions que
vous avez prises, milord, je préfère vous prévenir.
Ash acquiesça, un sourire contrit sur les lèvres.
— C’est bien ce que je pensais.
Il se tourna alors en direction de Svea.
— Par quoi voulez-vous commencer ? Vous laver ou manger ?
Svea n’en crut pas ses oreilles. Ash prenait généralement toutes les
décisions sans la concerter ! Les yeux surpris qu’Ellette ouvrit à son tour
lui confirmèrent que tout cela n’avait rien d’habituel.
— J’aimerais d’abord me laver, si cela est possible.
Elle mourait d’envie d’ôter son épaisse cotte de mailles et de se
débarrasser de son pantalon détrempé.
— Ellette, pourriez-vous lui préparer une chambre ainsi que des
vêtements propres ?
— Bien entendu. Suivez-moi, Svea, je vous en prie. Puis-je vous
appeler par votre prénom ?
Svea hocha la tête en guise d’assentiment puis suivit Ellette d’un pas
hésitant en direction d’un escalier en spirale. Quand retrouverait-elle Ash ?
C’était plutôt curieux, mais elle ressentit tout à coup une certaine
appréhension à l’idée de le perdre de vue. Il s’était comporté comme un
véritable chef en entrant dans la cour du château. Non seulement les
instructions qu’il avait données étaient d’une grande clarté, mais l’autorité
dont il avait fait preuve avait également suscité le respect et l’admiration de
tous. C’était du moins ce qui lui avait semblé.
— Je vous verrai un peu plus tard, dit-il en lui adressant un large
sourire.
Elles n’avaient pas gravi deux marches qu’il les interrompit à nouveau.
— Ellette ?
— Milord ?
— Où est-il ?
La femme désigna aussitôt du menton une petite pièce sur la droite.
— Là…
Ellette guida Svea jusqu’à l’extrémité d’un couloir particulièrement
étroit puis ouvrit une petite porte sur la droite. En voyant la taille de la
chambre qui lui était proposée, Svea écarquilla les yeux. Elle était si vaste
comparée à celle qu’elle occupait à Kald ! Un grand lit couvert de
fourrures trônait au beau milieu de la pièce. Elle remarqua également une
petite table ainsi que la barrique dans laquelle elle allait sans doute prendre
son bain. Un seau d’eau fumante dans chaque main, deux servantes
entrèrent en trombe dans la chambre. Ellette vint aussitôt à leur secours et
toutes les trois remplirent alors la barrique avec précaution sans répandre la
moindre goutte d’eau sur le sol.
— Je peux peut-être vous aider, dit-elle timidement.
— Vous n’y pensez pas ! s’écria Ellette.
Terriblement mal à l’aise, Svea se mit à se dandiner d’un pied sur
l’autre dans l’encadrement de la porte. Elle n’avait pas l’habitude d’être
servie comme une princesse.
Lorsque la porte se referma sur Ellette et les deux servantes, elle laissa
échapper un petit soupir de soulagement. Enfin seule ! Voilà des jours que
ce n’était pas arrivé. Elle observa la pièce dans ses moindres détails sans
oser s’avancer plus avant. Le lit semblait pourtant très confortable et lui
tendait littéralement les bras. Elle mourait d’envie de s’y allonger et de
permettre à ses membres fatigués de se détendre un peu, mais elle ne put s’y
résoudre. Ses vêtements étaient trempés et risquaient de mouiller le lit. Elle
savait ce qu’il lui restait à faire. Elle détacha rapidement ses nattes puis ôta
ses vêtements sales qu’elle laissa retomber lourdement par terre.
Elle hésita quelques secondes avant d’enjamber timidement la barrique.
À Kald, c’était dans la mer qu’elle se baignait. Elle aimait tant sentir les
vagues glacées lui fouetter le corps. C’était tellement revigorant ! Une tout
autre expérience l’attendait. Enhardie par la douce chaleur qui l’enveloppa
tout à coup, elle s’assit tout au fond de la barrique. L’eau chaude se mit à
clapoter contre sa peau. Quelle sensation merveilleuse… Ses muscles
endoloris se relâchèrent peu à peu.
La tête posée en arrière, le visage émergeant à peine de l’eau, elle se
laissa emporter par l’incroyable détente que ce bain chaud lui procura. Ash
était-il en train de se laver dans sa chambre lui aussi ? Elle songea alors à
l’entaille qui lui avait été infligée à la taille. Pourvu qu’elle cicatrise bien.
Elle n’avait pas l’air trop profonde. Il fallait juste la garder parfaitement
propre.
Elle se remémora une nouvelle fois le courage dont il avait fait preuve
depuis qu’ils avaient quitté Kald. Cet homme était incroyable. Ses pensées
s’attardèrent alors sur son corps d’athlète. Du moins sur ce qu’elle en avait
entraperçu lorsqu’il avait soulevé sa tunique pour lui permettre de soigner
sa plaie. Il donnait l’impression d’avoir été sculpté dans la pierre. Elle
n’oublierait pas de sitôt la peau lisse et hâlée de son abdomen qui recouvrait
ses muscles saillants. Ces mêmes muscles sur lesquels elle s’était pressée
lors de leur long trajet à cheval…
Même si elle avait longuement parlementé avec lui dans l’espoir qu’il
accepte de monter à cheval et de la laisser marcher à ses côtés, elle
admettait à présent qu’elle avait beaucoup aimé voyager au creux de ses
bras. Elle avait éprouvé un tel sentiment de sécurité !
Elle ne se reconnaissait plus. Comment s’y était-il pris pour réussir en
l’espace de quelques jours à briser les défenses dont elle s’entourait depuis
toujours ?
Elle songea alors au sourire narquois qu’il lui avait adressé le matin
même lorsqu’elle l’avait cru endormi et s’extasiait sur ses cheveux
ébouriffés.
Une douce chaleur se diffusa une nouvelle fois dans son bas-ventre.
Cette nouvelle sensation la laissa interdite. Pourquoi lui faisait-il un tel
effet ?
Elle s’empara du savon qui avait été déposé à son intention et le fit
lentement glisser sur ses seins. Ses mamelons durcirent aussitôt. Elle se lava
ensuite le ventre, puis le bas-ventre et eut tout à coup terriblement envie
d’explorer les étranges petits picotements qui s’intensifiaient peu à peu. Elle
fit alors lentement glisser ses doigts entre ses jambes en pensant à lui.
D’incroyables ondes de désir l’envahirent aussitôt. Ses doigts s’enfoncèrent
ensuite dans son sexe.
Ash… Elle aurait voulu qu’il lui caresse à nouveau les épaules ou les
cheveux comme il l’avait fait dans la forêt. Elle pressa alors un doigt sur le
minuscule renflement qui sembla palpiter tout à coup. La tête totalement
rejetée en arrière, elle ouvrit davantage les cuisses puis se prodigua des
caresses plus appuyées, se délectant des vagues de plaisir qui se mirent à lui
inonder le corps. Elle accéléra doucement la cadence alors qu’un flot
d’images se déversait dans sa tête. Ses cuisses pressées contre les siennes.
Ses fesses qui lui frôlaient l’entrejambe. Ses grands yeux noirs fixés sur
elle…
Un petit coup frappé à la porte la tira brusquement de ses rêveries.
Sous le choc, elle se redressa brusquement. Que diable était-elle en train
de fabriquer ?
Les joues rougies, le cœur battant, elle s’essuya le visage du revers de la
main.
— Oui, dit-elle d’une voix étouffée.
— Ce n’est que moi, Svea.
C’était Ellette.
— Je vous apporte des vêtements propres. Est-ce que je peux entrer ?
Svea replia instinctivement ses genoux contre sa poitrine. Elle n’avait
pas l’habitude de se montrer nue et était extrêmement pudique. À Kald, elle
s’assurait toujours qu’il n’y ait personne à des milles à la ronde avant de se
baigner en mer.
— Oui.
Ellette entra dans la chambre et déposa une robe sur le lit. À peine
avait-elle pénétré dans la pièce qu’elle avait aussitôt détourné le regard.
Cette femme transpirait la gentillesse et la bonté.
— Voilà pour vous, ma belle. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez
besoin de quoi que ce soit. Vous pourrez descendre lorsque vous serez prête.
Ellette n’avait pas sitôt refermé la porte derrière elle que Svea bondit
hors de l’eau. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Depuis quand s’enflammait-elle
ainsi et se mettait-elle à rêver d’un homme ? Un Saxon, pour couronner le
tout !
Elle trouva un peigne sur la petite table et se coiffa les cheveux avec
une certaine rudesse, consternée par sa conduite éhontée. Jusqu’alors, elle
avait toujours considéré son corps comme quelque chose qu’il fallait nourrir
et dont elle se servait pour faire la démonstration de sa force, rien d’autre.
Son corps avait été utilisé par des brutes sans son consentement et elle
n’oublierait jamais le mal que ces hommes lui avaient fait. Que son corps
puisse lui procurer le moindre plaisir ne lui était simplement jamais venu à
l’esprit. C’était la première fois qu’elle se caressait ainsi. Jusque-là, elle
n’en avait pas éprouvé le désir.
Le disque de métal poli qui se trouvait sur la table lui fut bien utile pour
se tresser de nouvelles nattes. À Kald, il lui fallait nécessairement une
bassine remplie d’eau pour pouvoir observer son reflet. Il lui faudrait s’en
procurer un avant de rentrer chez elle. Lorsqu’elle aperçut ses joues rosies
et ses yeux brillants, elle se reconnut à peine. Qui était donc cette femme ?
Soulevant délicatement la robe en soie violette qui lui avait été
apportée, elle admira la douceur du tissu et fit glisser ses doigts le long des
coutures admirablement réalisées. Elle enfila sans peine le jupon, puis la
tunique brodée qui s’ajusta parfaitement à sa morphologie. Elle n’avait
encore jamais porté de vêtements aussi sophistiqués. Ils étaient si beaux !
Elle caressa un instant l’idée de remettre sa tunique et ses chausses en laine,
mais elle ne les trouva nulle part. Ellette les avait sans doute ramassées pour
les faire laver. Laissant échapper un profond soupir, elle rassembla le tissu
soyeux au niveau de sa taille à l’aide d’une ceinture dorée, puis observa son
reflet dans le cercle de métal brillant.
D’ordinaire, elle évitait les vêtements qui soulignaient son décolleté ou
marquaient sa taille. Elle avait fait une seule exception pour les noces de
son frère. Anne le lui avait expressément demandé et Brand l’avait ensuite
suppliée de porter une jolie robe pour faire plaisir à son épouse. Elle
masquait généralement ses formes sous des vêtements d’inspiration
masculine qu’elle se confectionnait elle-même. Mais elle n’était pas très
douée en couture, il fallait bien le reconnaître.
Elle passa nerveusement les mains dans les plis de sa robe. Que
penserait Ash en la voyant vêtue de la sorte ? Et pourquoi cela lui
importait-il ?
Alors qu’elle descendait avec précaution l’escalier en spirale, elle sentit
une inquiétude sourde monter en elle. Ne pas savoir ce qui l’attendait en bas
lui mit les nerfs en pelote. Allait-elle dîner en tête à tête avec Ash ? Ou
prendraient-ils au contraire leur repas en compagnie des Danois dans la
grande salle ? C’était ainsi que les choses se seraient passées à Kald. Tout
le monde se retrouvait pour le repas du soir. C’était l’occasion de prendre
des nouvelles et de se raconter sa journée. Braewood semblait d’un calme
étonnant en comparaison.
À peine eut-elle posé le pied sur la dernière marche de l’escalier qu’elle
entendit des éclats de voix. Elle s’immobilisa aussitôt et tendit l’oreille.
C’était Ash et un homme à la voix grave qu’elle ne connaissait pas. Elle
recula de quelques pas pour ne pas être vue.
— Eh bien, elle n’est plus là, que je sache ! Et ce n’est plus elle qui
décide ! hurla Ash avant de claquer la porte derrière lui et de s’élancer dans
le couloir.
Elle le vit se passer la main dans sa chevelure mouillée avant de rentrer
en trombe dans la grande salle en étouffant des jurons.
C’était la première fois qu’elle l’entendait élever ainsi la voix. Il était
toujours si calme et si mesuré ! Qu’est-ce qui l’avait mis dans une colère
pareille ? Ou plutôt qui, aurait-elle dû dire. Son père, sans nul doute.
Pourquoi ne parvenaient-ils pas à s’entendre ? Elle, elle aurait donné cher
pour passer ne serait-ce qu’une journée en compagnie du sien. Il lui
manquait tellement ! La peine s’était quelque peu émoussée au fil du temps
– Brand l’y avait aidée –, mais elle n’oublierait jamais quel homme
formidable il avait été. Ash ne voyait-il pas son père de la même manière ?
Et pour quelle raison lui en voulait-il, dans ce cas ?
Elle attendit quelques instants avant de sortir de sa cachette et de
pénétrer dans la grande salle. Ash était assis devant la cheminée centrale et
se réchauffait les mains devant les flammes, visiblement perdu dans ses
pensées. Une très grande table en bois qui pouvait accueillir une trentaine
de personnes avait été dressée pour deux. De toute évidence, la personne
avec laquelle Ash s’était disputé ne se joindrait pas à eux.
Un dîner en tête à tête ? Ce n’était pas plus mal. Elle le voulait rien que
pour elle.
Penser à la nourriture qui allait bientôt leur être servie lui fit gargouiller
l’estomac tout à coup. Ash leva aussitôt la tête en l’entendant. En voyant
son visage s’illuminer, Svea sentit son cœur cogner fort contre sa poitrine.
Ses yeux sombres se plantèrent alors dans les siens puis la dévisagèrent
sans scrupule de pied en cap. Svea reconnut d’emblée l’onde de chaleur qui
se répandit dans son bas-ventre.
Elle se remémora les sensations délicieuses qu’elle avait éprouvées en
prenant son bain et ne put réprimer un long frisson. Que ressentirait-elle si
c’était Ash qui glissait ses doigts en elle ? Les joues de Svea
s’enflammèrent à cette pensée érotique. Quel sort lui avait-il jeté ? Elle
n’avait encore jamais imaginé de telles scènes ! Ash lui donnait envie de
connaître des plaisirs qu’elle ne partagerait probablement jamais avec lui.
En temps normal, elle n’aurait pas porté la robe ajustée qu’elle avait
revêtue et aurait rapidement détourné le regard. Pourtant, malgré tous ses
efforts, elle ne put s’y résoudre. De toute évidence, Ash exerçait un étrange
pouvoir sur elle. Il avait soigneusement tiré ses cheveux noirs en arrière et
s’était taillé la barbe. Débarrassé de son armure, habillé de vêtements
propres qui lui sculptaient le corps, il était d’une beauté à couper le souffle.
Cette prestance désinvolte la fascina. L’hypnotisa, même.
Rompant le sortilège qu’il lui avait lancé un instant plus tôt, il se leva et
s’avança vers elle pour l’accueillir.
— Svea, vous êtes…
— Habillée en femme ? acheva-t-elle, se privant volontairement du
compliment qu’il avait au bout des lèvres.
— Vous m’ôtez les mots de la bouche, murmura-t-il en lui lançant un
sourire diabolique.
— Je dois reconnaître que je n’ai pas l’habitude de revêtir des habits
aussi raffinés.
— Ils vous vont très bien.
Il la dévisagea une nouvelle fois de la tête aux pieds mais,
curieusement, elle ne s’en offusqua pas. D’ordinaire, elle faisait pourtant
tout ce qui était en son pouvoir pour éviter le regard des hommes.
— À ravir, même, ajouta-t-il quelques secondes plus tard.
Alors que ses yeux la détaillaient de manière possessive, les paroles
qu’il avait prononcées lors de l’altercation avec les Saxons lui revinrent
alors en mémoire avec un certain plaisir. « Cette fille est à moi. »
— À qui appartiennent ces vêtements ? demanda-t-elle d’une voix
rauque.
— C’est ma mère qui les portait.
— Je suis honorée, dans ce cas, dit-elle en lissant sa jupe. Elle avait très
bon goût.
À ses mots, il fronça les sourcils. Avait-elle commis un impair en
parlant de sa mère ?
— Et si nous passions à table ? annonça-t-il brusquement. J’ai
l’impression que votre estomac crie famine !
En le voyant tirer un banc en bois pour l’inviter à s’asseoir, elle ne put
s’empêcher de sourire. Les hommes ne se donnaient généralement pas cette
peine.
À peine furent-ils installés de part et d’autre de la table que la porte
s’ouvrit brusquement. C’était Ellette qui leur apportait du pain et un bol de
ragoût agrémenté de légumes. Comme il sentait bon !
— Mangez, je vous en prie.
Svea hocha la tête mais ne toucha pas à la nourriture pour autant.
Comment pouvait-elle avoir l’estomac noué alors qu’elle était affamée
quelques instants plus tôt ? Assise face à cet homme très séduisant dans
cette immense salle ornée de trophées de chasse, de boucliers et éclairée par
un nombre incalculable de bougies – sans parler de tous les barils de bière
empilés contre les murs –, elle se sentit terriblement nerveuse. Tout lui
sembla irréel tout à coup. Les émotions qui l’agitaient lui avaient sans doute
détraqué l’appétit.
— Où sont les autres ? demanda-t-elle. À Kald, la grande salle est
pleine de monde tous les soirs.
— La plupart des habitants mangeront un peu plus tard. Ils sont tous
aux champs à l’heure qu’il est. C’est la période des moissons. D’autres sont
sur les remparts ou dans leurs fermes. Nous ne festoyons guère ici. Mon
père n’est pas du genre à réunir du monde autour de sa table.
— C’est son droit le plus strict, mais cela ne le dérange-t-il pas d’avoir
une aussi grande salle sans l’utiliser ? Et vous, êtes-vous heureux d’être
rentré chez vous ?
— D’une certaine manière, dit-il en jouant avec sa nourriture. Que
pensez-vous de la forteresse de mon père, Svea ?
— Elle est très impressionnante.
— Mais pas très accueillante, n’est-ce pas ? C’est bien ce que je
croyais… Nous sommes seuls, vous pouvez exprimer votre point de vue en
toute sincérité, ajouta-t-il en faisant la grimace.
— Je ne partage pas votre point de vue, Ash. Ellette s’est montrée
charmante avec moi. Trop gentille, même. Mais il est vrai que le château
semble bien vide.
Elle eut soudain un pincement au cœur en pensant à Kald et à ses amis.
La forteresse de Braewood était immense, mais la plupart des gens n’y
entraient pas et restaient à l’extérieur. Quelque chose ne tournait pas rond.
Une image lui vint soudain à l’esprit, celle d’un corps auquel il aurait
manqué l’essentiel : un cœur qui battait.
— Les choses ont toujours été ainsi, dit-il d’un ton désabusé.
— Ne désirez-vous pas les faire changer ?
En voyant son visage s’assombrir, elle regretta de ne pas avoir choisi
ses mots avec davantage de précaution.
— C’est mon père qui prend les décisions ici. Malgré la maladie qui le
ronge un peu plus chaque jour, il reste le maître de ces lieux.
— C’est pourtant vous qui avez pris la décision de laisser les Danois
entrer, aujourd’hui.
— Il se pourrait que je regrette mon intervention.
— Vous ne pouviez tout de même pas laisser ces gens mourir de froid
devant les portes de la forteresse ! Vous savez bien que l’hiver va bientôt
s’abattre sur la région. Ils étaient affamés et parfois blessés. Vous avez pris
la bonne décision, Ash, croyez-moi.
— Mon père n’est pas de cet avis ! Il n’a pas supporté que j’aille à
l’encontre des ordres qu’il avait donnés.
C’était donc bien avec son père qu’elle l’avait entendu se disputer avant
le dîner.
Ellette vint débarrasser la table quelques minutes plus tard. Par
habitude, Svea se leva pour l’aider à rassembler la vaisselle.
Ash l’observa d’un regard amusé.
— Ça va aller, Svea, je vais m’en charger, assura Ellette. Asseyez-vous.
— Vous m’intriguez, dit-il en lui adressant un petit sourire moqueur.
Allez-vous une fois encore vous essuyer la bouche du revers de la main ?
Ou jouiez-vous simplement un rôle le jour des noces de votre frère ?
Svea sentit ses joues s’empourprer. Elle n’était pas fière de la manière
dont elle s’était comportée ce jour-là. Une question la tarauda tout à coup.
Si elle lui manquait une nouvelle fois de respect, cesserait-il de la regarder
avec ces yeux fiévreux ? Elle était divisée sur le sujet. D’un côté, elle se
réjouissait du jeu de séduction qui s’était progressivement installé entre eux,
mais d’un autre, il lui arrivait d’avoir envie de prendre ses jambes à son
cou.
Les bras chargés d’une belle tarte encore fumante, Ellette revint à point
nommé dans la grande salle, rompant ainsi la tension qui s’était dressée
entre eux.
— La meilleure tarte aux mûres de Braewood, milord ! J’espère que
vous allez vous régaler.
Encore des mûres ! Svea écarquilla les yeux sous l’effet de la surprise.
— Bon appétit, dit Ellette en servant une large part à Ash.
— Merci, Ellette. Elle a l’air délicieuse, déclara-t-il, les yeux rivés sur
la tarte.
— Les mûres ont été cueillies ce matin même.
En voyant Ash se pincer les lèvres, Svea ne sut que penser. Trouvait-il
lui aussi la situation très cocasse ?
— Régalez-vous, dit Ellette en lui servant à son tour une bonne part
avant de sortir d’un pas pressé.
À peine avait-elle refermé la porte derrière elle qu’il planta les yeux
dans les siens et partit d’un petit rire nerveux. Un rire terriblement
contagieux. Un fou rire incontrôlable les secoua alors tous les deux.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Ellette quelques instants plus
tard en apportant une carafe d’eau.
Cette remarque ne fit qu’empirer les choses.
Svea sentit des larmes lui couler le long des joues. Elle avait sans doute
besoin de se libérer un peu des tensions accumulées ces derniers jours.
Cette histoire de tarte ne pouvait pas mieux tomber. Même si elle ne
mangerait peut-être plus jamais de mûres après la quantité de baies qu’elle
avait avalée en l’espace de quelques heures pour calmer son estomac
affamé !
Le sourire aux lèvres, Ash parut se détendre tout à fait. Elle lui rendit
aussitôt son sourire. C’était un si bel homme. Et il l’avait traitée avec une
telle gentillesse. Elle avait honte de la façon dont elle lui avait parlé pendant
le repas de noces. Elle lui avait tellement manqué de respect. Et lui, il lui
avait sauvé la vie. À deux reprises ! L’existence réservait bien des
surprises. Voilà qu’elle plaisantait avec celui qu’elle considérait encore
comme son ennemi juré quelques jours plus tôt.
L’embuscade lui revint alors en tête. Submergée par un terrible
sentiment de culpabilité, elle but une bonne gorgée pour se calmer.
Comment pouvait-elle rire à gorge déployée alors que ses amis étaient
actuellement en proie à de terribles souffrances ?
— J’ai demandé à Ellette de s’occuper de vous pendant mon absence,
indiqua-t-il en se penchant vers elle, l’air grave tout à coup.
— Votre absence ?
Cette information lui passa aussitôt l’envie de plaisanter. Il était hors de
question qu’elle reste seule à Braewood.
— Je vais me rendre dans tous les bourgs environnants. Leurs chefs
m’ont promis de me fournir des hommes si le roi ou si Braewood en avait
besoin un jour. Les soldats partis de Rainhill que nous avons croisés en
route sont passés ici. Mon père les a nourris et a accepté d’envoyer des
hommes pour apporter son soutien à Crowe. Inutile de vous dire que cette
histoire risque de se retourner contre nous.
Svea en eut le souffle coupé.
— Vous parlez des hommes qui ont essayé de vous tuer ?
Il pinça les lèvres.
— Exactement. Mon père et moi nous sommes copieusement querellés
à ce propos. Je ne laisserai pas Braewood s’associer avec ceux qui
combattent la Couronne. Ou les Danois.
Ses mots lui redonnèrent un peu espoir. Ash semblait malgré tout
préoccupé par la réputation de Braewood. Et même si cette forteresse
appartenait encore à son père, il était prêt à se battre pour faire avancer les
mentalités.
— Je comprends mieux pourquoi ces brutes ont frémi lorsque vous leur
avez annoncé qui vous étiez. Ils se doutaient bien que vous vous opposeriez
à votre père dès votre arrivée à Braewood. Ils savent sans doute également
que vous êtes le bras droit du roi et qu’ils pourraient être pendus pour
trahison.
— En effet.
Il recula soudain le banc sur lequel il était assis et se leva lentement.
— Il est temps pour moi d’aller rallier les troupes. J’espère pouvoir
réparer les dommages que mon père a créés avec nos alliés en soutenant
ceux qui se sont injustement soulevés contre le roi.
— Maintenant ?
La détermination dont il faisait preuve pour tenter de secourir leurs
hommes lui fit chaud au cœur.
— J’ai bien conscience qu’il nous reste peu de temps pour intervenir.
— Je viens avec vous, dans ce cas, déclara-t-elle en se levant à son tour.
Je vais me changer.
— Non, pas cette fois, dit-il avec brusquerie.
— Mais…
— Svea, je suis désolé, mais cela n’aidera probablement pas notre
cause, ajouta-t-il en lui lançant un regard plein de sous-entendus.
— Vous refusez que je vienne avec vous ?
Une douleur inattendue vint alors lui transpercer le cœur. S’était-elle
trompée sur toute la ligne ?
— Je pensais que nous étions dans le même bateau, dit-elle d’une voix
dépitée.
— Nous le sommes, Svea ! Mais la situation est délicate, vous en
conviendrez avec moi. Si je me montre en votre compagnie, cela pourrait
singulièrement influencer l’opinion de ceux que je veux convaincre, voire
altérer les décisions qu’ils pourraient prendre. Je sais bien que cela ne
devrait avoir aucune importance, mais c’est malheureusement ainsi que les
choses risquent de se passer. Les hommes que je veux rallier à notre cause
doivent absolument comprendre qu’il s’agit d’une guerre entre Saxons.
Vous me trouvez sans doute un peu abrupt avec vous, mais j’aimerais que
vous compreniez que le contexte est particulier.
Elle hocha la tête pour lui signifier que ses explications lui convenaient.
Elle savait bien qu’être vu en compagnie d’une Danoise pourrait en rebuter
plus d’un. N’avait-elle pas réagi ainsi lorsque Kald s’était aligné sur
Termarth ? Elle lui était reconnaissante de lui divulguer ce qu’il avait en
tête, de l’y associer même, mais en vérité, elle ne voulait tout simplement
pas qu’il s’en aille. Se retrouver seule dans cette forteresse saxonne la
terrifiait.
— Du reste, je me sentirais bien mieux en vous sachant en sécurité ici,
ajouta-t-il d’une voix douce.
Il contourna la table et prit sa main dans la sienne.
— Quant à désirer vous avoir à mes côtés, je pense que vous savez
désormais au fond de vous que tel est bien le cas…
Svea sentit sa gorge se nouer sous le coup de l’émotion. Elle entrouvrit
alors les lèvres pour parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Il lui prit le menton entre ses doigts.
— Je serai de retour demain. Avant la tombée de la nuit, avec un peu de
chance.
— Vous n’avez même pas pris le temps de laisser votre blessure
cicatriser un peu, dit-elle dans un murmure.
Il se pencha vers elle pour lui déposer un tendre baiser sur le front, une
main négligemment posée sur son dos, ce qui la fit aussitôt frissonner.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, Svea.
Il se trompait lourdement. Elle allait se ronger les sangs pendant toute
son absence.
À son retour, Ash trouva Svea recroquevillée sur elle-même. Elle s’était
endormie près du feu. Le cœur serré, il écarta tendrement les magnifiques
boucles blondes qui lui retombaient sur la joue afin de contempler son
visage. Elle lui avait terriblement manqué. Il ne s’était pourtant absenté que
deux jours. Il était rentré aussi vite que possible pour revenir auprès d’elle,
allant jusqu’à promettre des rations supplémentaires de nourriture et
d’hydromel à ses hommes pour qu’ils acceptent de voyager alors que le
soleil s’était déjà couché.
Il était allé jusqu’à s’imaginer que Svea restait pour toujours à
Braewood. Que ressentirait-il alors ? Cela lui donnerait sans doute l’envie
de s’installer dans la forteresse de son père. Comme ce serait bon de la
retrouver chaque fois qu’il devait s’absenter ! Savoir que cette femme
formidable l’attendait était le stimulant le plus puissant qu’il connaisse…
Mais à quoi bon caresser ce doux rêve qui ne pourrait probablement jamais
se réaliser ?
Secouant la tête pour recouvrer ses esprits, il s’agenouilla et lui frotta
légèrement l’épaule pour la réveiller.
— Svea.
Elle remua un peu mais ne se réveilla pas pour autant. Il en profita pour
effleurer le motif noir qui était peint dans son cou. Les entrelacs complexes
des racines de ce très bel arbre le fascinaient. À vrai dire, tout en elle le
fascinait.
Puis elle ouvrit doucement ses grands yeux bleus et lorsqu’elle l’aperçut
enfin, ses lèvres s’étirèrent en un sourire si envoûtant que le cœur d’Ash se
mit à battre furieusement contre sa poitrine.
— Vous êtes revenu, dit-elle avec langueur tout en se relevant en
position assise, je commençais à m’inquiéter.
Il lui adressa un sourire.
— Vous vous êtes inquiétée pour moi ? Je vous avais dit de ne pas vous
faire de souci.
Elle se contenta de hausser les épaules, le visage encore tout
ensommeillé.
— Qu’ont dit les habitants des bourgs où vous vous êtes rendus ?
— Ils nous ont promis de se joindre à nous demain matin. Puis nous
nous rendrons ensemble à Termarth.
— C’est merveilleux ! s’écria-t-elle en lui jetant les bras autour de la
taille. Je vous remercie infiniment, Ash.
Sous l’effet de la surprise, il sentit son corps se tendre comme un arc.
Elle ne lui avait encore jamais manifesté aussi chaleureusement son
affection ou sa gratitude. Hormis le doux baiser qu’elle lui avait déposé sur
la joue auquel il pensait continuellement. Lui faire plaisir faisait de lui le
plus heureux des hommes. Si seulement le succès qu’il venait de remporter
en parvenant à rallier des troupes pouvait la convaincre des bonnes
intentions qu’il avait à son égard ! Il passa les bras autour d’elle et l’attira
brièvement contre lui.
— Pensez-vous que Lord Cecil et ses hommes sont arrivés à
destination ? demanda-t-elle en se dégageant doucement de son étreinte.
— J’espère que non. Voyager avec un tel convoi prend du temps, vous
savez. N’oubliez pas que les prisonniers se déplacent à pied. Nous avons
fait tout ce qui était en notre pouvoir, Svea. Je vous promets que nous irons
leur porter secours. Essayez de ne pas vous faire trop de souci à ce sujet…
— Dites-moi, Ash, qui va se joindre à nous exactement ?
— Ealdorman Buckley d’Earlington, Lord Crompton de Bartham et
Lord Fiske de Bellton. Ce sont des lords respectés de tous et de formidables
combattants. Ils m’ont également promis de rallier une trentaine d’hommes
chacun au minimum.
Svea acquiesça.
— Ellette m’a vaguement parlé de cet Earlington hier soir. Elle m’a dit
que vous étiez en quelque sorte… lié à cette famille.
Sa voix avait tremblé légèrement et ses yeux s’étaient troublés. Ash
sentit sa gorge se serrer. De toute évidence, les deux femmes avaient
beaucoup discuté pendant son absence. Ellette lui avait-elle parlé de Lady
Edith ? Svea avait-elle connaissance des espoirs que son père nourrissait au
sujet de cette jeune femme ? Ash avait été clair avec lui. Il n’accepterait
jamais ce mariage arrangé. Mais Svea était-elle jalouse malgré tout ?
— Ce n’est pas parce que mon père désire ardemment quelque chose
que cette chose va se produire pour autant. Vous m’avez manqué, Svea,
murmura-t-il en lui caressant doucement la joue. Je vous ai rapporté un petit
quelque chose.
Elle se redressa pour avoir le dos bien droit et il se retourna alors pour
ramasser la fleur qu’il avait déposée sur le sol. Une fleur à très longue tige.
Énorme. D’un magnifique jaune vif. Comme un soleil.
Le visage de Svea s’illumina aussitôt.
— Elle est très belle ! Je n’avais encore jamais vu de fleur aussi
ravissante.
— Je m’en doutais. J’ai tout de suite pensé à vous en la voyant. Vous
pouvez en manger les graines, du reste. Je sais que vous êtes toujours
affamée !
— Merci, dit-elle en riant.
— Vous avez un petit creux ? demanda-t-il tout à coup. Moi, j’ai une
faim de loup !
Elle hocha la tête.
— Venez avec moi dans ce cas.
Il lui attrapa la main, se réjouit qu’elle le laisse entrelacer ses doigts aux
siens, et l’emmena en direction du garde-manger. Il était tard. Tout le
monde était couché. Personne ne viendrait les déranger. Il avait tellement
envie de passer un peu de temps seul avec elle !
À peine avait-il ouvert la porte qu’il la poussa en riant dans la pièce
remplie de victuailles avant d’observer attentivement les différents plats et
pots posés sur les étagères.
— De quoi avez-vous envie ? Voyons voir… Nous avons du fromage,
de la soupe et du ragoût. À moins que nous ne préférions des tartines de
pain au miel ?
— Quelle bonne idée ! Tout sauf des mûres…
La simple évocation des baies dont ils s’étaient gavés au beau milieu de
la forêt pour remplir leur estomac vide les fit sourire tous les deux.
Il lui lâcha la main à regret pour saisir le pot de miel qu’il déposa
ensuite sur la table. Puis il retira le tissu qui enveloppait une miche de pain
fraîche et en coupa plusieurs tranches sur lesquelles il versa le liquide
ambré dont ils allaient se délecter. Svea se hissa sur la table pour s’y
asseoir, jambes pendantes, puis le remercia lorsqu’il lui fit passer sa tranche
de pain.
— Dites-moi, qu’ai-je manqué pendant mon absence ? demanda-t-il
avant de mordre à pleines dents dans sa tartine. Comment avez-vous passé
vos journées ?
— J’ai passé un bon moment en compagnie des Danois. Je tenais à faire
leur connaissance. Ce sont vraiment des gens charmants, Ash. Ils vous sont
tellement reconnaissants de les avoir laissés entrer !
Il hocha doucement la tête.
— Pour tout dire, je craignais qu’on ne les ait chassés en dehors du
château pendant mon absence. Je suis bien content qu’ils puissent reprendre
des forces. Je me demande si mon père n’est pas plus mal en point qu’il ne
veut bien le laisser paraître. En temps normal, il n’aurait jamais cédé aussi
facilement.
— Il n’a pas montré le bout de son nez depuis mon arrivée et je n’ai rien
entendu de spécial à son sujet. Je me suis beaucoup promenée sur la plage
et j’ai un peu exploré la forteresse. Je dois vous avouer que je suis tombée
sur la bibliothèque de votre père, ajouta-t-elle d’un air coupable.
Il fronça aussitôt les sourcils et posa ce qui restait de sa tranche de pain
sur la table.
— Et ?
— Je dois vous préciser que je ne sais pas lire. Les mots n’avaient donc
aucun sens pour moi, mais je ne peux pas en dire autant des illustrations…
Elle le fixa alors du regard, des questions plein ses grands yeux bleus.
Le courage lui manqua. Il n’avait pas envie d’évoquer ce sujet douloureux.
L’espace d’une nuit, il préférait ne pas s’appesantir une nouvelle fois sur ce
passé qui le hantait. Rien ne devait contrarier la bonne humeur qu’il
éprouvait en la retrouvant enfin.
— Mon père est très créatif, dit-il d’un ton dédaigneux. Je pourrais
peut-être vous dénicher un livre aux pages vierges. Vous pourriez y dessiner
vos propres motifs. J’aimerais beaucoup les voir. La plage vous a-t-elle
plu ?
— Oui, beaucoup. Elle est tellement belle ! Je ne sais pas comment
vous faites pour vivre loin de ce merveilleux endroit.
D’habitude, il n’avait aucun mal à rester loin de Braewood. Mais la
présence de Svea avait totalement modifié sa perception des lieux.
— Ellette s’est-elle occupée de vous comme je le lui avais demandé ?
— Oui. J’espère que vous ne lui en tiendrez pas grief, mais j’ai fini par
la convaincre de me laisser participer à certaines tâches domestiques. J’ai
travaillé aux champs et me suis occupée des animaux. J’ai également
participé à la préparation des repas. J’avais vraiment besoin de me changer
les idées.
S’était-elle inquiétée à son sujet pendant son absence ? Car de son côté,
il n’avait cessé de penser à elle. Une chose était sûre : Svea ne cessait de le
surprendre. Alors qu’elle avait tout le loisir de se reposer un peu et de
récupérer des forces après le voyage épuisant et très mouvementé qu’ils
avaient fait ensemble, elle avait spontanément proposé son aide aux
habitants de Braewood ! Dire qu’elle avait travaillé aux champs et même
prêté main-forte en cuisine…
— Qu’avez-vous préparé ?
— J’ai fait de la soupe, du pain, et plein d’autres choses encore. Cela
m’a beaucoup plu ! Je cuisine depuis ma plus tendre enfance. Cela me
détend.
Il se rapprocha d’elle et s’étonna une nouvelle fois de la force
d’attraction qu’elle exerçait sur lui. L’attirance qu’il éprouvait envers elle
s’était manifestée dès leur première rencontre à Kald alors qu’elle faisait
tournoyer une énorme épée au-dessus de sa tête, et elle n’avait cessé de
croître depuis lors. Il n’aurait su l’expliquer, mais il avait le sentiment qu’un
fil invisible les reliait. Son seul désir était de la faire sourire. Il aimait
également quand elle y parvenait à son tour avec lui. Ce qui n’était pas
donné à tout le monde.
Il plongea son index dans la farine étalée sur la table puis lui effleura le
bout du nez.
— Vous m’avez tellement manqué, Svea. Et moi, vous ai-je manqué ?
Elle s’essuya le nez du dos de la main en lui adressant un sourire amusé.
— Je dois reconnaître que j’ai trouvé cela curieux de me retrouver ici
sans vous avoir à mes côtés.
Puis, sans crier gare, elle plongea à son tour la main dans la farine et lui
en jeta un peu au visage, une lueur de malice dans les yeux.
— Est-ce une façon toute personnelle de me dire que je vous ai bel et
bien manqué ? demanda-t-il en riant doucement.
Elle se pencha légèrement en arrière pour mieux le voir et se moqua
gentiment de sa barbe couverte de farine.
— Vous allez me le payer, lança-t-il en prenant une pleine poignée de
farine.
— Ne faites pas ça ! s’écria-t-elle en descendant d’un bond de la table.
Il lui lança la farine en pleine figure. Elle poussa aussitôt un petit cri
perçant tout en cherchant à se protéger derrière la table.
Voilà bien longtemps qu’il ne s’était pas autant amusé ! S’amuser ? Il
ne savait même pas ce que cela signifiait, à dire vrai. Plus jeune, il voyait
bien les autres enfants jouer ensemble, mais il ne participait jamais à leurs
jeux puisqu’il n’était pas le bienvenu parmi eux. Une fois adulte, il avait fait
preuve du plus grand sérieux en toutes circonstances. Mais aussi surprenant
que cela puisse paraître, Svea lui donnait envie de s’affranchir de cette
sempiternelle retenue. Comme il se sentait vivant auprès d’elle !
Elle tenta de lui échapper en contournant la table, mais il parvint de
justesse à la rattraper. Il la saisit aussitôt par la taille et lui déversa dans les
cheveux la farine qu’il lui restait au creux de la main. En voyant son visage
effaré, il ne put retenir un grand éclat de rire. Ils se regardèrent un long
moment dans les yeux, avant de se laisser gagner tous les deux par un fou
rire incontrôlable qui leur secoua tout le corps.
— Que diable se passe-t-il ici ?
Ils tournèrent aussitôt la tête vers l’encadrement de la porte pour voir à
qui appartenait la voix grave qui les avait stoppés net. Ellette ! Vêtue d’une
simple chemise de nuit, une lampe à huile à la main, elle avait l’air
passablement fâchée d’avoir été tirée du lit.
— Je suis vraiment désolée, Ellette, dit Svea en se redressant. Nous
allons tout nettoyer, je vous le promets.
— Assurez-vous de laisser cette pièce dans l’état où vous l’avez
trouvée, signifia celle-ci d’une voix bougonne. Et évitez de réveiller Lord
Aethelbard si vous ne voulez pas d’ennuis, ajouta-t-elle en tournant les
talons.
Svea se mordit la lèvre inférieure, sans doute pour ne pas pouffer de rire
à nouveau.
— Nous ferions mieux de nous rendre un peu plus présentables, admit
Ash en riant de plus belle.
Ellette pouvait bien les réprimander autant qu’elle le désirait, il s’en
moquait complètement. Sans doute aurait-il dû s’inquiéter des commérages
qui ne manqueraient pas de se répandre au sujet de la relation qu’il
entretenait avec Svea, mais, curieusement, cela ne lui faisait ni chaud ni
froid. Ils pouvaient bien s’imaginer ce qu’ils voulaient…
— Venez avec moi, dit-il sur un coup de tête.
Il la saisit alors par le bras pour l’entraîner vers une porte dérobée qui se
trouvait à l’arrière de la forteresse. Puis il lui prit la main et s’élança avec
elle sur le chemin escarpé qui descendait vers la plage faiblement éclairée
par le clair de lune.
— Alors, qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-il en lui donnant un petit
coup de coude pour la taquiner.
— Mais de quoi parlez-vous ?
Il lui désigna d’un hochement de menton la mer d’huile qui s’étendait
devant eux.
— Cela me paraît pourtant évident, dit-il en riant. Une baignade
nocturne, voilà ce que je vous propose.
— Comment ?
En entendant Svea partir d’un petit rire nerveux, le doute s’insinua en
lui. Ne lui faisait-elle pas confiance ?
— Je croyais que vous saviez bien nager, renchérit-il pour l’encourager
à accepter.
— C’est bien le cas. Je dois même vous avouer que j’ai très envie de
nager depuis mon arrivée ici, mais je n’étais pas certaine que cette pratique
soit de mise à Braewood. À Kald, nous nous baignons très souvent.
— Eh bien, vous serez heureuse d’apprendre qu’il en est de même ici.
— Même à une heure aussi tardive ?
Il se contenta de hausser les épaules.
— Nous devons absolument nous débarrasser de toute cette farine, ne
croyez-vous pas ? Personne ne peut nous voir à une heure pareille. Nous
avons la plage rien que pour nous !
À peine eurent-ils posé un pied sur le sable qu’il se déchaussa puis
s’empressa d’ôter sa tunique. Mais en voyant les yeux écarquillés de Svea
posés sur son large torse, il se figea. Pourquoi paraissait-elle aussi troublée
tout à coup ? La mettait-il mal à l’aise ? C’était bien la dernière chose qu’il
désirait. Ne s’amusaient-ils pas comme des fous tous les deux ? Du reste,
ils avaient grand besoin de se laver. Son corps couvert de cicatrices la
rebutait-il ?
— Je risque de couler si je nage avec cette robe sur le dos, dit-elle alors
en détournant brusquement le regard.
Ash se détendit un peu. De toute évidence, elle n’était pas opposée à la
petite baignade qu’il lui proposait.
Il l’observa alors de la tête aux pieds. Il était bien obligé de lui donner
raison. Cette robe l’empêcherait de nager correctement. Elle pouvait se
baigner nue, bien entendu, mais quelque chose lui disait qu’elle ne serait
pas de cet avis.
— Tenez, lui dit-il en lui passant la tunique qu’il venait d’ôter.
Elle s’en empara aussitôt et la serra fermement contre sa poitrine tout en
paraissant peser le pour et le contre. Sans doute avait-elle besoin d’être
rassurée sur ses intentions.
— C’est juste une baignade, Svea.
— Tournez-vous dans ce cas, pria-t-elle d’un ton qui ne souffrait pas la
contradiction.
Il avait donc vu juste. Svea relevait le défi. Elle n’était pas du genre à se
défiler.
Même s’ils étaient plongés dans l’obscurité et ne distinguaient pas
grand-chose, il fit exactement ce qu’elle lui demandait. Il l’entendit se
débattre avec sa robe qui retomba lourdement sur le sable quelques minutes
plus tard. Le bas-ventre d’Ash réagit aussitôt. Il aurait donné cher pour la
prendre nue dans ses bras. Il devait absolument calmer ses ardeurs. Ne lui
avait-il pas affirmé qu’il s’agissait simplement d’une baignade ? Il était un
homme d’honneur et tenait toujours parole.
Il savait également que Svea avait besoin de temps. Il ne fallait surtout
pas la brusquer. Il ne savait pas exactement ce que Crowe lui avait fait, ni à
quel point cette histoire l’avait affectée. Rien que d’imaginer cet homme
poser les mains sur elle le rendait malade. À voir la façon dont Svea se
comportait en présence des hommes, ce misérable avait dû lui infliger de
sérieux sévices, songea Ash. Il devait faire preuve de patience. Elle ne lui
accorderait pas facilement sa confiance. Et encore moins sur un plan
physique.
— Prête ! s’écria-t-elle avant de s’élancer en direction de l’eau sans lui
laisser le temps de réagir.
La tunique qu’il lui avait prêtée lui couvrait à peine le haut des cuisses,
ce qui renforça encore le désir qu’elle lui inspirait. Il la suivit aussitôt en
riant. Il l’aurait suivie au bout du monde. En sa compagnie, il se sentait plus
léger et terriblement vivant, comme si tous les fardeaux qui l’accablaient en
temps normal s’étaient évaporés comme par enchantement. Elle le
divertissait et remplissait un vide dans son existence. Le lien d’amitié qu’ils
étaient en train de nouer l’exaltait. C’était sans doute davantage que de
l’amitié, pour être honnête. Mais il n’avait jamais eu d’amis et, pour
l’instant, il s’en contenterait.
Lorsqu’elle s’immergea tout à coup dans l’eau glacée, il retint son
souffle. Quelle femme ! Elle n’avait pas pris la peine de se mouiller la
nuque ni même le haut du corps. Il la rejoignit aussi vite qu’il le put et vit
ses yeux hésiter dans la pénombre. Son pantalon trempé lui collait aux
jambes. D’ordinaire, il nageait nu, mais il ne s’était pas complètement
déshabillé pour ne pas l’effrayer.
Lorsque l’eau de mer commença à clapoter contre sa blessure, il prit
une profonde inspiration.
— Vous allez bien ? lui demanda-t-elle.
— J’avais complètement oublié mon entaille, mais elle vient de se
rappeler à moi.
— Espérons que l’eau salée vous fera du bien.
L’entendre se préoccuper de sa santé le ravit. Il n’avait pas l’habitude
qu’on s’intéresse à lui. Encore moins qu’on lui manifeste de la gentillesse.
Incapable de résister plus longtemps, il plongea la tête sous l’eau pour
nager plus profondément, ce qui lui permit de relâcher le stress et les
tensions de la journée. Il émergea à ses côtés quelques secondes plus tard
pour reprendre de l’air dans ses poumons. Elle prit une grande inspiration à
son tour et l’imita. Ils nagèrent côte à côte un long moment. La force
physique de Svea l’impressionnait. Elle fendait les vagues avec une aisance
déconcertante et le suivait sans la moindre difficulté. C’était une excellente
nageuse. Décidément, elle avait plus d’une corde à son arc.
Alors qu’ils refaisaient surface tous les deux, elle lui adressa tout à coup
un large sourire qui lui fit chaud au cœur.
— J’adore l’océan, s’exclama-t-elle d’une voix enjouée. Je m’y sens si
petite et si insignifiante ! À Kald, lorsque j’ai passé une mauvaise journée,
je vais nager pour me vider la tête. Cela m’aide beaucoup à mettre les
choses en perspective. Cela m’a également aidée à acquérir de la force
physique. La mer a fait de moi une meilleure guerrière.
Il hocha la tête en silence. Il n’aimait pas l’entendre parler des
mauvaises journées qu’elle pouvait passer. Étaient-elles si nombreuses ?
— Vous ne serez jamais insignifiante pour personne, Svea, dit-il
doucement. Mais je comprends ce que vous voulez dire. Autrefois, il
m’arrivait souvent de venir me baigner ici après m’être disputé avec mon
père, pour essayer de chasser mes soucis.
L’air grave tout à coup, Svea fit un mouvement de brasse dans sa
direction. Elle posa la main sur son bras. Ses doigts étaient si froids…
— Pourquoi ne vous entendez-vous pas avec votre père ? Ellette m’a
dit qu’il s’était montré cruel envers vous lorsque vous étiez plus jeune.
— Je crois qu’il a fait de son mieux, dit-il en haussant
imperceptiblement les épaules.
Elle ôta sa main glacée de son bras et le dévisagea sans rien dire.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
Ce n’était un secret pour personne qu’Ellette avait la langue bien
pendue. Qu’avait-elle donc raconté à Svea ?
— C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Dès qu’on évoque votre père,
j’ai l’impression que vous cherchez à esquiver le sujet, fit-elle remarquer en
secouant la tête.
Elle n’avait pas tort : il n’avait aucune envie d’en parler avec elle. Cela
risquait de gâcher l’ambiance. À quoi bon raconter les histoires larmoyantes
qui avaient jalonné son existence ? Le terrible secret qui l’opposait à son
père lui avait suffisamment causé de tort. Il n’en parlait jamais à personne et
préférait garder cela pour lui.
— Je n’ai tout simplement pas grand-chose à en dire, murmura-t-il.
Il préférait changer de sujet et aborder quelque chose de moins
personnel. Revisiter son passé n’était nullement sa priorité du moment.
— Je ne vous crois pas, lança-t-elle d’un ton glacial. Reconnaissez au
moins que vous ne jouez pas franc-jeu avec moi. Vous me pressez
constamment de questions, Ash. Sur ma famille, mes croyances, le lieu d’où
je viens. Vous cherchez en permanence à en savoir davantage sur moi. Mais
vous n’avez jamais la courtoisie de me rendre la pareille. Même lorsque je
vous pose des questions. Vous ne me racontez rien. Comment pourrais-je
me faire une idée de l’homme que vous êtes ?
Un fol espoir s’empara de lui. Elle désirait en apprendre davantage sur
sa personne ! Mais une vive douleur vint aussitôt après lui vriller le cœur. Il
se frotta la poitrine comme par réflexe. Ce qu’elle venait de dire à son
propos était très juste, il voulait bien l’admettre. Il verrouillait fermement
ses pensées intimes et son histoire personnelle. Mais s’il ne pouvait se
résoudre à lui révéler cette part de lui-même, c’était parce qu’il craignait
d’altérer les sentiments qu’elle éprouvait peut-être pour lui. Tout portait à
croire qu’elle aussi commençait à l’apprécier, et en divulguant la vérité, il
risquait de mettre à mal leur amitié naissante. Il ne l’aurait pas supporté.
Un silence pesant s’ensuivit. Seul le bruit des vagues qui venaient
s’échouer sur le rivage, mêlé à celui de leurs respirations saccadées, vint
troubler le silence. Ne pouvait-elle oublier l’espace d’une soirée les
questions qui la taraudaient à son sujet ? Elle semblait au contraire attendre
qu’il lui donne les réponses qu’elle espérait, voire qu’il lui fournisse des
explications détaillées. Elle lui en demandait beaucoup trop. Il ne tenait pas
à lui avouer qui il était vraiment.
Elle lui lança une nouvelle fois un regard exaspéré. Comme il restait de
marbre, elle leva les bras en l’air et se mit à remonter en direction de la
plage.
— Svea, je pensais que vous vous amusiez bien. Où allez-vous ?
— Je sors de l’eau. Il fait bien trop froid pour moi. Et encore, je suis
bien en dessous de la réalité, ajouta-t-elle. Il fait un froid glacial.
Ce dernier mot lui transperça le cœur. Lui était-il destiné ? Il savait
pourtant qu’elle avait raison. Il ne se laissait pas approcher sur un plan
personnel tout en souhaitant ardemment un rapprochement physique avec
elle. C’était à la fois incompréhensible pour elle et terriblement injuste. De
toute évidence, ce n’était pas ainsi qu’il la séduirait. Ne comprenait-elle pas
qu’il n’avait pas l’habitude d’évoquer son histoire familiale ? Les gens ne
s’y intéressaient pas vraiment en général et cela lui convenait parfaitement.
Personne – pas même le roi – ne connaissait sa vie en détail. Il était
indépendant et n’avait de compte à rendre à personne. S’il se confiait à elle,
elle connaîtrait alors son secret et pourrait avoir sur lui une emprise qui ne
lui plaisait guère.
Troublé, il sortit de l’eau à son tour en toute hâte pour essayer de la
rattraper. Elle marchait à grandes enjambées. La tunique lui collait à la peau
et l’eau lui dégoulinait sur les cuisses. Le cœur serré, il l’attrapa par le bras
et la fit pivoter sur ses talons pour l’obliger à le regarder en face.
— Svea, attendez.
— Je vous ai confié tant de choses à mon sujet, Ash. Que me reprochez-
vous donc ? Pourquoi estimez-vous que je suis indigne d’apprendre à
mieux vous connaître ?
— J’ai compris la leçon, Svea, assura-t-il en secouant ses cheveux
mouillés. Que désirez-vous savoir au juste ?
— Ce que vous voudrez bien me confier, dit-elle dans un premier
temps.
Comme il la regardait d’un air éberlué, elle ajouta :
— Je veux tout savoir, Ash. Ce qui s’est passé ici, pour commencer.
Qu’est-il arrivé aux tours de la forteresse ? Dans quelles circonstances ont-
elles été ravagées par le feu ? Pourquoi votre père a-t-il fait édifier des
fortifications aussi hautes ? Cela frise le ridicule, vous savez ? Pour quelle
raison ne vous entendez-vous pas avec lui ? Pourquoi vous a-t-il envoyé en
pension lorsque vous n’étiez encore qu’un enfant ?
Elle s’interrompit un instant pour reprendre son souffle.
— J’aimerais également savoir pourquoi vous vivez à Termarth.
Braewood est pourtant un très bel endroit. Quels sont vos projets, Ash ?
Quels espoirs nourrissez-vous pour l’avenir ?
— Ce sera tout ? demanda-t-il d’un ton sarcastique.
Agacé par cette avalanche de questions, il se passa la main dans les
cheveux.
— Non ! J’ai une foule d’autres questions à vous poser, reprit-elle avec
le plus grand sérieux. Qu’avez-vous l’intention de faire lorsque toute cette
histoire sera terminée ? Retournerez-vous à Termarth une fois que vous
aurez secouru le roi ?
— Je doute qu’il accepte de me reprendre à son service, dit-il en partant
d’un petit rire amer.
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai prêté serment, Svea. J’ai juré d’assurer la protection du roi, au
péril de ma vie, et je l’ai complètement laissé tomber…
— Ce n’est pas vrai. Vous ne l’avez pas laissé tomber. Pas encore, du
moins.
— C’est pourtant exactement ce que j’ai fait, Svea, rétorqua-t-il en
s’avançant vers elle. Ce n’était pas le roi que j’avais envie de protéger.
Sinon, ce serait lui qui se tiendrait actuellement à mes côtés. Pas vous.
Il la vit déglutir avec peine. La vérité était-elle si difficile à entendre ?
Il se passa une nouvelle fois la main dans les cheveux pour dégager une
mèche qui lui barrait le visage.
— Et c’est la même raison qui m’a poussé à combattre ces hommes
hier. Puisque vous y tenez, je vais vous confier quelque chose de personnel.
Je ne supporte pas l’idée qu’un homme puisse vous toucher, Svea. À moins
que je ne sois cet homme, bien entendu. Et maintenant, si vous m’y
autorisez, j’ai très envie de vous embrasser.
Elle le dévisagea de ses grands yeux bleus et elle lui parut plus belle que
jamais. En la voyant se mettre à trembler, il ne sut que penser. Était-ce en
raison du froid ou des paroles qu’il venait de prononcer ? Elle ne bougea
pas d’un centimètre. Comme elle ne semblait pas s’y opposer, il s’approcha
encore un peu. Son torse lui effleurait presque la poitrine à présent.
— Svea, dites-moi quelque chose.
— C’est que je n’ai encore jamais fait cela, bredouilla-t-elle.
Ash lui prit doucement le visage entre les mains et lui caressa les
commissures des lèvres du bout des pouces. Puis il pressa son corps contre
le sien. Un étrange frisson d’excitation monta aussitôt en elle.
— Tout va bien, Svea. Laissez-moi vous guider…
Ses yeux de braise rivés aux siens, il la regarda un long moment,
comme pour lui donner le temps de refuser sa proposition. Elle se mit à
trembler de la tête aux pieds sans pouvoir se maîtriser. Mais malgré
l’appréhension qui l’étreignait jusqu’au vertige, elle comprit qu’elle était
prête. Elle avait tellement envie que cet homme lui donne son premier
baiser !
Doucement, respectueusement, il pencha la tête et approcha son visage
du sien. Lorsqu’il posa enfin ses lèvres sur les siennes, elle ferma les
paupières et s’abandonna à la magie de l’instant. Sa peau fraîche et
légèrement salée contrastait avec la chaleur de sa bouche. Il entremêla sa
langue à la sienne et les délicieux picotements de plaisir qui montèrent en
elle lui coupèrent le souffle.
Ses jambes se mirent à chanceler et il lui passa alors un bras autour de
la taille pour la serrer tout contre lui. Sa langue soyeuse se fit brusquement
plus gourmande et roula sur la sienne comme les vagues déchaînées de
l’océan. Svea sentit son corps s’enflammer comme une torche et ses orteils
se recroqueviller dans le sable. Ash lui caressa ensuite la peau extrêmement
sensible du cou puis descendit vers sa gorge, ce qui provoqua aussitôt une
onde de désir qui la laissa pantelante.
Jamais elle n’aurait imaginé qu’un baiser puisse lui procurer des
sensations aussi vertigineuses et lui donner envie de s’offrir davantage
encore à lui. Ash avait-il lu dans ses pensées ? Il laissa tout à coup sa main
glisser vers sa poitrine, puis lui enveloppa voluptueusement un sein. Le
cœur de Svea s’emballa et elle émit un petit gémissement malgré elle. Elle
s’était pourtant promis de ne jamais plus laisser un homme la toucher. Alors
pourquoi son corps semblait-il exiger davantage de caresses encore ? Ash
pressa doucement son téton dressé à travers la tunique mouillée, puis le
taquina plus franchement tout en lui capturant à nouveau la bouche sous des
baisers brûlants. Elle renversa la tête en arrière et laissa échapper un petit
grognement de plaisir.
Il détacha lentement ses lèvres des siennes pour les poser au creux de
son cou, tout en lui murmurant qu’elle était d’une beauté époustouflante.
Alors que sa langue se promenait langoureusement sur sa peau, Svea sentit
une délicieuse moiteur entre ses cuisses.
Elle se remémora alors le baiser qu’elle lui avait donné après avoir
soigné sa blessure. Ash lui avait assuré qu’elle avait fait des miracles.
C’était exactement ce qu’elle ressentait à présent. En l’embrassant avec une
telle fougue, Ash lui donnait la confiance qui lui faisait défaut jusqu’alors.
L’avait-il guérie à son tour ? Comme il reprenait son souffle, elle pressa
fermement ses lèvres contre les siennes pour leur prouver à tous les deux
qu’elle consentait pleinement à ce baiser et en désirait bien plus encore.
Pourquoi ne s’abandonnerait-elle pas au désir qui la submergeait ? À
peine avait-elle posé une main timide sur son torse qu’elle fit glisser ses
doigts sur ses muscles saillants, avant de les enrouler autour de son cou et
plonger dans sa chevelure mouillée. Elle se pressa alors tout contre lui et
l’embrassa avec gourmandise.
Il laissa aussitôt échapper un soupir de plaisir. Comme s’il perdait le
contrôle tout à coup. Au comble du ravissement, elle intensifia encore son
baiser. Elle y était finalement parvenue ! La détermination à toute épreuve
dont il était d’ordinaire si fier était en train de se fendiller. Forte de cette
victoire, elle se mit à onduler des hanches contre lui tout en se cabrant.
Resterait-il longtemps de marbre face à cette provocation ?
Sa réaction ne se fit pas attendre. Il se colla littéralement à elle, plaqua
ses deux mains sur ses fesses qu’il se mit à pétrir vigoureusement, et elle
sentit alors son sexe érigé contre son ventre alors que les doigts d’Ash
s’immisçaient à présent sous sa tunique pour lui caresser l’arrière des
cuisses. Tandis que ses mains avides remontaient vers son intimité, elle se
mit à paniquer.
— Arrêtez !
Elle le repoussa violemment pour se dégager de son étreinte. Il n’était
pas question de le laisser faire une chose pareille ! La soudaineté de sa
réaction les surprit tous les deux.
Les joues rougies, les cheveux en désordre et le cœur battant à tout
rompre, elle ne put se résoudre à le regarder dans les yeux. Une honte
indicible s’empara aussitôt d’elle. Elle lui devait sans doute des explications
mais ne trouva pas la force de lui parler des effroyables souvenirs qui lui
étaient brutalement revenus à l’esprit. Elle ramassa sa robe en toute hâte et
s’enfuit en courant sans se retourner.
Chapitre 6
La bataille qu’ils avaient livrée la veille était sans doute la pire de son
existence, mais la victoire qu’ils avaient remportée ne diminuait en rien le
mépris qu’il éprouvait envers lui-même. Perdu dans ses pensées, Ash
traversait la cour dévastée du château dans l’intention de parler à Svea.
De nombreux habitants de Termarth le félicitèrent sur son passage et
louèrent le courage dont il avait fait preuve. Victoire ! Victoire ! Ils
n’avaient que ce mot à la bouche. Il hocha la tête en guise de remerciement
et refréna l’envie de leur hurler qu’il ne voyait pas de quelle victoire ils
voulaient parler. Contrairement à tous ceux qu’ils croisaient depuis la mort
des frères Crowe, il n’avait nullement l’étoffe d’un vainqueur. Loin de là.
Ne comprenaient-ils pas qu’il avait au contraire été vaincu ?
Le roi était au courant de la situation, désormais. Ash lui avait confié
qu’il se sentait rongé par la culpabilité depuis qu’ils avaient été pris en
embuscade après leur départ de Kald et qu’il ne se pardonnerait jamais de
ne pas lui avoir porté secours. N’était-ce pas sa mission première ? Contre
toute attente, le roi Eallesborough n’avait rien voulu entendre et l’avait
même couvert de louanges. Ash savait qu’il ne méritait nullement ses
égards. Cette faveur injustifiée avait même davantage renforcé sa
détermination. Il devait quitter Termarth au plus vite et affronter le destin
qui lui était promis à Braewood.
Quel incroyable gâchis ! Il ne pouvait pourtant s’en prendre qu’à lui-
même. S’il n’avait pas eu la bêtise de succomber au désir que Svea lui
inspirait depuis leur première rencontre, rien de tout cela ne serait arrivé.
S’il s’était concentré sur son serment d’allégeance à la Couronne au lieu de
chercher à l’impressionner, les brigands qui leur avaient tendu un véritable
guet-apens n’auraient peut-être jamais intercepté leur convoi. Et s’il avait
été un peu plus rapide à lever le fyrd, ses hommes ne se seraient peut-être
pas fait massacrer. Et qui sait, il aurait pu sauver aussi les Danois. Mais il
avait préféré séduire une jolie guerrière. Il était même parvenu à la
convaincre de lui accorder sa confiance alors qu’elle avait une peur bleue
des hommes qui tentaient de s’approcher d’elle. Cela ne l’avait pas
empêché de la laisser tomber elle aussi juste après.
Mais ce n’était peut-être pas le pire. Dorénavant, tout le monde savait
qu’il leur avait menti.
Ses origines lui gâchaient l’existence depuis toujours. Combien de fois
s’était-il demandé ce qui se produirait si le roi venait à apprendre le secret
qui entourait sa naissance ? Lui aurait-il repris les terres qu’il lui avait
accordées ? Sans parler de son titre honorifique et de sa fierté… Ash s’était
longtemps figuré que s’il laissait la vérité éclater, l’honneur de sa famille
serait irrémédiablement entaché. Enfant, il avait désespérément recherché le
regard approbateur de ses parents, mais ces derniers l’avaient rejeté avec
une constance qui avait bien failli le rendre fou. Son père et sa mère
pouvaient être fiers d’eux : les graines de la honte qu’ils avaient semées en
lui s’étaient si bien épanouies qu’elles avaient donné un arbre d’une
envergure stupéfiante.
Mais lorsqu’il s’était retrouvé torse nu la veille, exposant à la vue de
tous les motifs vikings que Svea lui avait incrustés dans la peau, c’était
comme si cet arbre avait brutalement perdu toutes ses feuilles. Du sang
danois lui coulait dans les veines et il ne lui était plus possible de le
dissimuler plus longtemps. La vérité avait enfin éclaté. Il s’en réjouissait. Il
se sentait un peu plus léger à l’idée de cesser de porter ce terrible secret.
Toutes ces années de faux-semblants l’avaient épuisé. Le temps était venu
d’assumer qui il était.
Le roi avait écouté son histoire avec la plus grande attention.
Exactement comme Svea l’avait fait à Braewood. Ash avait alors attendu la
sentence qui lui serait infligée, mais le souverain s’était contenté de passer
longuement sa main dans sa barbe avant de lui dire qu’il comprenait la
situation. Il lui avait simplement demandé quel clan Ash choisirait s’il
devait prendre parti entre les Saxons et les Danois. Ash n’avait pas hésité
un instant. Il privilégierait le clan qui ferait son possible pour maintenir la
paix.
Ash avait ensuite annoncé au roi qu’il allait quitter ses fonctions.
Comment ses hommes pourraient-ils le respecter s’il avait honte de lui-
même ? Plus personne ne lui accorderait sa confiance. Quant à se faire de
nouveaux alliés, c’était désormais chose impossible. Jamais il ne se
pardonnerait ce qui était arrivé. Par ses actes, il avait tout perdu. Son
amour-propre. Ses hommes. Et la femme qu’il aimait.
Il perdrait bientôt son père également. Voilà pourquoi il avait pris la
décision de rentrer chez lui. Il devait reprendre son existence là où elle avait
commencé. En divulguant son secret, il délestait enfin son père de ce
fardeau. Cela l’aiderait sans doute à aplanir les différends qui les
opposaient. Le temps était compté désormais. Il savait à présent qu’il devait
poser les fondations qui lui permettraient de bâtir un futur dont il serait fier.
Puisant dans ses dernières réserves pour trouver le courage dont il avait
besoin, il franchit les quelques mètres qui le séparaient encore de Svea. Lui
dire qu’il partait était un tel déchirement ! Il lui devait bien cela. Il s’était
promis de bien faire les choses cette fois. Même si cela risquait de
l’anéantir.
Lorsqu’elle leva la tête dans sa direction, elle n’afficha pas le sourire
qu’il espérait encore. Le regard glacial qu’elle lui lança acheva de le
déstabiliser. Non seulement elle le méprisait, mais elle ne lui accorderait pas
son pardon. Tout était bel et bien fini.
— Vous partez.
Ce n’était pas une question mais une affirmation. Et elle avait parlé
d’une voix monocorde et dénuée de la moindre émotion.
Même si elle s’était retroussé les manches pour s’activer plus à son aise,
la robe qu’elle portait lui allait à ravir. Quelle femme incroyable… Toujours
prête à aider son prochain. Et d’une beauté à couper le souffle. Cesserait-il
un jour de la désirer follement ? Le désir éperdu qu’elle lui inspirait l’avait
submergé au premier regard. Il avait pourtant fait de son mieux pour
combattre les sentiments qu’il éprouvait envers elle. Mais la résolution qu’il
avait prise n’y avait rien changé. Il n’était pas de taille. Il en connaissait la
raison désormais. Il l’aimait. Il l’aimerait toujours. Mais les événements de
ces derniers jours exigeaient de lui ce sacrifice. Il devait partir.
— Oui, je rentre à Braewood. J’ai décidé d’assumer mes obligations
familiales. Il est grand temps que je prenne les responsabilités qui
m’incombent vis-à-vis de mon peuple.
Elle se contenta de hocher la tête tout en continuant à ramasser les
débris qu’elle entassait dans un tonneau, comme si ce qu’il était en train de
lui dire lui importait peu, comme s’il lui était à nouveau totalement
indifférent. Son cœur de pierre le terrassa. Il aurait donné cher pour qu’elle
s’avance vers lui, se jette dans ses bras et lui murmure des mots gentils
comme elle l’avait fait l’autre soir. Cela lui aurait sans doute redonné un
peu de courage. Pourquoi ne le suppliait-elle pas de ne pas partir ? De ne
pas la quitter ? Ne comprenait-elle pas qu’elle avait encore le pouvoir de le
faire fléchir ?
Mais elle garda le silence. Exactement comme il l’avait prévu.
Contrairement à la promesse qu’il lui avait faite, il n’avait pas sauvé ses
hommes. Et il avait bien failli la perdre elle aussi. Il s’était pourtant juré de
la protéger. Par ailleurs, pourquoi s’était-elle mesurée seule aux frères
Crowe ? De toute évidence, elle n’avait pas confiance en lui.
Un silence pesant s’installa entre eux. Décontenancé, il se mit à frotter
le bout de sa botte contre le sol.
— Combien de temps comptez-vous rester à Termarth ? demanda-t-il
brusquement.
Quelle question idiote ! Il eut aussitôt envie de rentrer sous terre.
— Quelques jours tout au plus. Brand veut rentrer le plus vite possible à
Kald. Il a hâte de retrouver Anne.
À peine avait-elle prononcé le nom de son frère que celui-ci apparut
comme par magie devant eux, ce qui fit un peu baisser la tension.
— Vous rentrez à Braewood, Lord Stanton ?
— Oui.
Ash et Brand s’agrippèrent alors par les coudes avec ferveur.
— Je vous souhaite un bon voyage de retour, dans ce cas, dit Brand. Ce
fut un honneur de combattre à vos côtés. Je voulais également vous
remercier d’avoir pris soin de ma sœur en mon absence. Et de l’avoir
protégée.
À ces mots, Ash déglutit tant bien que mal. Non seulement il n’avait pas
très bien assuré la protection de Svea, mais il l’avait couchée dans son lit
afin d’assouvir ses plus bas instincts. Regarder Brand droit dans les yeux lui
parut insurmontable, tout à coup. Ils avaient certes combattu côte à côte,
mais il y avait une différence notable entre eux. Brand savait qui il était et
ce qu’il défendait. Ash s’était quant à lui perdu quelque part en chemin. Il
ne savait plus vraiment où était sa place. L’avait-il seulement jamais su ?
Svea lui avait fait entrevoir des pans inconnus de sa personnalité. Mais la
route était encore longue. Et avec elle, il avait tout gâché.
— Il faudra venir nous rendre visite, dit Brand en les regardant à tour de
rôle.
Ash hocha poliment la tête. Ils savaient tous que cela ne se produirait
jamais.
— J’ai demandé à mes hommes de rester ici quelque temps pour aider
le roi à reconstruire Termarth, lança-t-il, ne sachant pas trop quoi dire tout à
coup.
Il se sentit soudain terriblement honteux à l’idée d’abandonner le roi au
moment où celui-ci avait tant besoin de lui.
Lorsque ses hommes reviendraient s’installer dans la forteresse de son
père, peut-être pourraient-ils alors l’aider à reconstruire Braewood et à lui
redonner sa gloire d’antan ?
C’était sans doute la dernière occasion de parler à Svea seul à seule.
Mais comme elle ne semblait nullement disposée à discuter avec lui, il ne
lui restait plus qu’à mettre un terme à cette conversation.
— Je vous remercie de nous avoir aidés à reconquérir le château et à
porter secours au roi, Brand, assura-t-il d’une voix solennelle. J’ai peine à
croire que vos noces avec la princesse ont été célébrées il y a moins d’une
semaine, ajouta-t-il en secouant la tête. Il s’est passé tant de choses en
l’espace de quelques jours ! J’espère que vous pourrez rapidement
reprendre votre lune de miel. Comme j’aimerais pouvoir remonter le temps
et changer le cours des choses… Je suis sincèrement désolé de ce qui est
arrivé à vos hommes. Je sais que c’est une énorme perte pour vous. Je vous
présente en toute humilité mes excuses les plus profondes pour le rôle que
j’ai pu jouer dans cette tragédie.
— N’y pensez plus, je vous en prie. Nous avons tous fait de notre
mieux, dit Brand.
En voyant Svea lui tourner le dos pour se remettre à déblayer les
gravats, Ash sentit tout à coup une douleur intolérable lui oppresser la
poitrine. Elle ne lui ferait donc pas ses adieux. Jamais il n’avait autant
souffert.
Il salua Brand d’un signe de tête puis tourna les talons. Svea venait de
sortir de son existence pour toujours. La vie aurait-elle encore un sens ?
Chapitre 10
Les yeux rivés sur les eaux limpides de l’océan qui bordait Braewood,
Ash se tenait devant le gigantesque tumulus où reposait désormais son père,
feu Lord Aethelbard. Il avait revêtu ses plus beaux habits pour l’occasion. Il
portait néanmoins ses longs cheveux noirs détachés et n’avait pas taillé sa
barbe depuis bien longtemps. Tant pis si c’était contraire aux codes que son
père avait tenté de lui inculquer. Avec le temps, Ash avait fini par accepter
qu’il n’était pas toujours possible de lui faire plaisir.
La gorge serrée sous le coup de l’émotion, il trouva un peu de réconfort
à l’idée que ses parents étaient enfin réunis pour l’éternité. L’observaient-ils
depuis les cieux ? Étaient-ils fiers de l’homme qu’il était devenu ? Il ne le
saurait probablement jamais. Peu lui importait, au fond. L’essentiel, c’était
le regard qu’il portait sur le chemin qu’il avait parcouru. Ne pouvait-il pas
en être fier ?
En révélant l’histoire de ses origines au roi le lendemain de leur victoire
contre les frères Crowe, Ash avait ressenti un immense soulagement.
Désormais, il n’avait plus à trembler à l’idée que son père révèle son secret
au plus grand nombre, et ce dernier n’avait plus eu le pouvoir de jouer avec
ses nerfs en affirmant qu’il allait mettre ses menaces à exécution. Ash avait
également éprouvé un incroyable sentiment de liberté. Il ne devait plus
dissimuler sa véritable identité. Les gens le voyaient dorénavant tel qu’il
était en réalité. Il avait parfois l’impression que ses chaînes s’étaient enfin
brisées. Il s’était préparé à être rejeté mais, curieusement, ce n’était pas
ainsi que les choses s’étaient passées. En apprenant la vérité, les habitants
de Braewood s’étaient au contraire immédiatement ralliés à lui. Le soutien
indéfectible qu’ils lui avaient apporté l’avait beaucoup encouragé à
s’accepter. Grâce à eux, il commençait même à apprécier l’homme qu’il
était devenu.
Il ne regrettait pas d’être rentré à Braewood pour être aux côtés de son
père alors que les jours de ce dernier étaient comptés. Il avait accompli son
devoir et cela lui donnait à présent une force inestimable. Même s’ils
n’avaient jamais été proches, Ash avait fait de son mieux pour apaiser les
inquiétudes qui tourmentaient encore son père. Il ne comptait plus les
concessions qu’il avait faites pour satisfaire ses exigences, à dire vrai. À
une exception près…
L’enterrement avait été particulièrement lugubre. Seuls le prêtre et
quelques membres de la maisonnée y avaient assisté. Ash avait hâte à
présent de retourner au château pour le banquet qu’il avait organisé en
l’honneur de celui qui avait dirigé Braewood pendant tant d’années.
C’était peut-être la dernière nuit qu’il passerait dans la forteresse. Tout
cela lui parut étrange tout à coup. Comme si la boucle était désormais
bouclée. Il était le fruit d’un viol, il avait eu une enfance malheureuse au
sein d’un monastère où on le martyrisait, et lorsqu’il était revenu au château
à l’âge adulte, conforme à l’image que ses parents attendaient de lui, ces
derniers lui avaient une nouvelle fois réservé un mauvais accueil.
Pourtant, lorsqu’il était rentré à Braewood après son départ précipité de
Termarth, il n’avait pas ressenti l’aversion que ce lieu lui inspirait autrefois.
Jusqu’alors, les immenses palissades et les murailles qui entouraient la
forteresse lui avaient donné l’impression de le retenir prisonnier ou de le
maintenir en exil. Quant aux tourelles en partie calcinées, elles
symbolisaient naguère à ses yeux la noirceur de son âme. Mais ce jour-là,
lorsqu’il avait posé son regard sur elles, le cœur gonflé d’espoir, il s’était
senti investi d’une toute nouvelle détermination. Le moment était venu de
reconstruire Braewood. Ne devait-il pas enfin tourner la page ?
Même si sa naissance était entourée d’un effroyable climat de violence,
Braewood n’en demeurait pas moins la demeure de ses ancêtres. Sa
demeure. Et n’était-ce pas dans l’enceinte de ces murs qu’il avait trouvé
l’amour et le réconfort ? Jamais il n’oublierait la nuit enfiévrée qu’il avait
passée avec Svea. Leur histoire avait certes été de courte durée, mais les
souvenirs qu’il en avait l’accompagnaient chaque jour.
Il ne savait pas quelle décision les vieux sages prendraient d’ici
quelques heures, mais il accepterait son destin de bonne grâce. Qui allaient-
ils choisir pour succéder à son père ? Peut-être qu’ils lui retireraient ses
prérogatives, mais cela ne l’affecterait pas particulièrement. Il était en paix
désormais. Ce qui devait advenir adviendrait.
Il était sûr d’une chose, néanmoins. Qu’il soit ou non reconduit dans ses
fonctions, il irait rapidement rendre visite à Svea. Il tenait à reconnaître ses
torts et à s’excuser auprès d’elle. L’apaisement, voilà ce qu’il recherchait. Il
ne pouvait pas rester dans l’état d’agitation dans lequel il se trouvait depuis
qu’ils s’étaient quittés sans même se faire leurs adieux. Il fallait absolument
qu’il la revoie. Pour essayer de se réconcilier avec elle. Qu’avait-il à
perdre ?
— Nous allons faire une petite surprise à maman, mon trésor, dit Ash à
Bearn qui s’accrocha tendrement à son cou.
Svea s’interrompit aussitôt. Elle se trouvait dans la pièce où les
chroniques de Braewood étaient entreposées. Désormais, c’était elle qui
illustrait les grands livres chargés de retracer l’histoire de la forteresse. Ash
lui fit aussitôt remarquer que la vignette sur laquelle elle travaillait
ressemblait beaucoup aux motifs qu’elle lui avait récemment peints sur le
corps. Il loua une nouvelle fois son incroyable talent.
Les chroniques de Braewood avaient bien changé depuis qu’elle s’en
occupait. Elles ne regorgeaient plus de batailles sanguinaires ou d’images
sombres et inquiétantes. Elles racontaient à présent l’histoire d’un héros
magnifique qui avait su gagner le cœur d’une guerrière danoise un peu
sauvage. Et également d’un petit garçon aux yeux noirs et aux cheveux qui
bouclaient sur les pointes, particulièrement par temps de pluie. Un petit
garçon plein de vie qui avait constamment le sourire aux lèvres.
Ash lui répétait sans cesse que leur enfant était sa plus grande œuvre
d’art, mais elle secouait chaque fois la tête pour exprimer son désaccord.
C’était à lui que revenait cet honneur.
Lorsque Bearn l’aperçut enfin, il tendit les bras vers elle en souriant.
Svea se précipita à leur rencontre et les serra tous les deux contre elle.
— Vous avez l’odeur de la mer, tous les deux, remarqua-t-elle
doucement.
— Nous avons fait de grandes forteresses de sable sur la plage, dit Ash
en couvant Bearn des yeux.
— Il va bientôt devenir comme son père !
Elle songea alors au merveilleux campement qu’il avait construit à
Braewood.
— Bearn va créer de grandes choses, murmura-t-elle. Qui sait, vous les
ferez peut-être ensemble ?
— Je l’espère, dit Ash en esquissant un sourire. Ellette va donner son
bain à Bearn. Il fait très beau. Une soirée idéale pour une petite promenade,
tu ne trouves pas ?
— D’accord. Laisse-moi juste quelques instants, le temps de finir.
Le soleil commençait à décliner à l’horizon et teintait le ciel de
magnifiques nuances de rose et d’orange. Alors qu’elle se dirigeait
naturellement en direction du sentier qu’ils empruntaient d’ordinaire pour
aller se promener sur la plage ou prendre un bain de minuit, Ash lui prit
doucement la main pour l’emmener vers un autre chemin. Ils marchèrent
une bonne dizaine de minutes lorsque, n’y tenant plus, elle demanda :
— Où allons-nous ?
— J’ai fait quelque chose pour toi.
Elle leva la tête vers lui, un large sourire aux lèvres. Elle était tellement
impatiente !
— De quoi s’agit-il ?
— Viens par ici, je vais te montrer, dit-il en l’entraînant derrière un
muret de pierres qui dissimulait un champ.
Elle en eut aussitôt le souffle coupé.
Devant elle s’étalait un champ rempli de centaines de magnifiques
fleurs de tournesol, tels des visages heureux tournés vers eux alors que le
soleil rougeoyait au lointain. Cela avait dû lui demander des heures pour
planter toutes ces graines ! Sans parler du temps qu’il avait fallu pour les
cultiver. Au beau milieu de toutes ces fleurs, elle remarqua alors un très
vieil arbre de toute beauté. La réplique exacte de celui qu’elle s’était peint
dans le cou.
— Quelle splendeur ! s’exclama-t-elle sans pouvoir détacher son regard
de ces centaines de soleils.
— Ce champ est à ton image, Svea. Je voulais que tu comprennes ce
que je ressens lorsque je te regarde.
Elle se tourna vers lui, les yeux emplis de larmes.
— Je les ai regardés pousser, ajouta-t-il. Cela paraît à peine croyable,
mais ces fleurs se tournent naturellement vers le soleil.
— Comme je le fais en me tournant vers toi ?
Tout sourire, il lui prit la main et l’emmena en direction d’un petit
sentier qui traversait le champ de fleurs jusqu’au pied de l’arbre géant où il
avait disposé une couverture ainsi que des coupelles remplies de mûres.
— Je me disais que cela te plairait sans doute de célébrer l’anniversaire
de notre rencontre.
Ils s’allongèrent sous les branches de l’arbre multiséculaire. Aveuglée
par la lumière du soleil qui filtrait à travers les feuilles, elle ferma les
paupières. Ash lui déposa dans la bouche de délicieuses baies dont il lécha
le jus qui lui coulait sur les lèvres.
— Ash, cet arbre ressemble à celui que j’ai peint dans mon cou. C’est
l’arbre de vie.
— Je sais.
— Comment l’as-tu trouvé ?
— Lorsque je suis rentré à Braewood après la bataille de Termarth, je
suis venu ici pour réfléchir. Je suis tombé sur ce très vieil arbre et j’ai
compris la raison pour laquelle j’avais toujours ressenti une telle attirance
envers toi, dit-il en faisant glisser ses doigts sur le motif qui lui ornait le
cou. J’ai pris conscience que nous étions liés l’un à l’autre et que tu étais le
point d’attache que je cherchais.
Il lui fit alors passionnément l’amour, et tandis qu’il l’amenait à
l’apogée du plaisir, Svea eut le sentiment que la nouvelle graine qu’il venait
de semer en elle deviendrait à son tour un merveilleux soleil qui
illuminerait leur vie. Ils donneraient naissance à des générations et des
générations de sang-mêlé. Danois et saxons. Quel mélange admirable cela
ferait… Il suffisait de regarder Bearn !
Alors qu’elle flottait encore dans un état de plénitude absolue, Svea
observa d’un regard empli de tendresse le vieil arbre qui les surplombait.
Elle lui envia ses innombrables racines qui s’enfonçaient profondément
dans la terre et toutes ses ramifications qui s’élevaient majestueusement
vers le ciel. Que de souvenirs il devait avoir ! Quel héritage laisseraient-ils,
Ash et elle, en quittant ce monde ? Il y avait certes les chroniques qu’elle
peaufinait à l’intention des générations futures. Mais là n’était pas le plus
important, songea-t-elle en plongeant les yeux dans ceux de l’homme
qu’elle aimait plus que tout au monde. Leurs descendants seraient tous le
fruit de l’amour, et c’était sans doute le plus bel héritage qu’ils pouvaient
laisser derrière eux.
Vous avez aimé ce livre ? Découvrez très bientôt
L’esclave du Viking, le nouveau roman de Caitlin Crews, dans votre
collection Les Historiques.
TITRE ORIGINAL : ESCAPING WITH HER SAXON ENEMY
Traduction française : Géraldine PART
© 2022, Sarah Rodi.
© 2023, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-9024-5
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE
Leur vieil ennemi était arrivé avec les brumes de la fin de l’été.
Le brouillard s’était d’abord formé dans l’estuaire puis avait remonté le
fleuve en recouvrant ses berges le long desquelles les troupes d’Alexander
Campbell avaient progressé sans être vues.
Surpris par l’ennemi, la moitié des hommes du clan MacMillan avaient
été tués avant même qu’un cri d’alarme n’eût retenti dans le silence
inquiétant. Lorsque le brouillard s’était levé, des hommes d’armes ainsi que
des villageois gisaient au sol et, ce qui était pire que tout, le chef du clan
figurait parmi eux.
Ross MacMillan, haletant de colère et de dépit, contemplait ce spectacle
dramatique depuis les remparts du château fort alors qu’il réfléchissait aux
choix qui lui restaient dans son intérêt et celui du clan.
La réputation d’Alexander Campbell n’était plus à faire depuis qu’il
avait sévi dans la région, vingt ans plus tôt, semant la désolation partout où
il passait. Exilé en raison de ses crimes, on n’avait plus entendu parler de
lui et personne n’avait imaginé qu’il oserait revenir dans ces parages. Or,
aujourd’hui, ils payaient tous pour leur entêtement à croire à l’impossible.
— Ross !
Ce dernier se retourna en reconnaissant la voix de Fergus, son frère
cadet.
— Le conseil des anciens est levé. Ils t’attendent dans la grande salle.
Ross acquiesça de la tête.
— Accepteras-tu ? demanda Fergus.
— Oui, s’ils me le proposent.
— Ce ne serait que logique. Tu es le parent mâle de Cormac le plus âgé
et tu commandes déjà ses hommes. Tous ceux, d’ailleurs, qui auraient pu
s’opposer à ta nomination n’attendent plus que d’être inhumés
chrétiennement.
L’attitude de Fergus ne manquait pas d’étonner Ross. Son jeune frère,
en effet, n’avait pas pour habitude d’exprimer ses pensées qu’il gardait pour
lui-même.
— J’accepterai, répéta Ross avec plus de fermeté.
Ils descendirent l’étroit escalier reliant le rempart à la haute cour où
Fergus s’arrêta un instant avant de reprendre sa marche au côté de son frère.
Ce dernier avait conscience qu’une question le préoccupait, mais, étant
donné les événements dramatiques de la journée et les dangers prévisibles
qui pesaient sur eux, Ross ne pouvait connaître la raison particulière qui
taraudait son frère.
— Plus rien ne sera pareil, fit remarquer celui-ci.
— C’est vrai…
Ross, qui était habitué à ce que Fergus tournât autour du pot avant d’en
venir au sujet essentiel, attendit qu’il posât sa question.
— Que vas-tu faire ? demanda-t-il enfin. Ou, plutôt, qu’allons-nous
faire ?
Bien que l’un et l’autre eussent joui de l’estime de leur oncle et eussent
conscience qu’ils pouvaient être appelés à lui succéder à la tête du clan, ils
ne s’étaient pas préparés à se retrouver aussi brutalement responsables de
son destin.
Ils pensaient, en effet, qu’un jour ou l’autre il aurait un héritier, mais il
était mort avant d’être père. En raison de l’absence de cet héritier, Ross
comprenait l’immense tâche qui l’attendait. Il lui faudrait rassembler leurs
alliés, organiser leur peuple et gérer au mieux leurs ressources, protéger,
enfin, leur clan en assumant pleinement son rôle de chef.
— Nous ferons notre devoir, Fergus, répondit-il en regardant son frère
dans les yeux. J’aurai besoin de ton aide et de ta coopération.
— Je ne te refuse jamais mon aide. Je te jurerai foi et hommage quand
tu seras élu chef de notre clan.
Ross ne pouvait pas tenir rigueur à son jeune frère s’il ne mesurait pas
toutes les responsabilités incombant à leur nouvelle situation. Il le suivit
sans mot dire à travers la cour en direction du donjon. En chemin, ils étaient
retardés par ceux qui interrogeaient Ross, lui demandaient des conseils ou
recevaient un ordre de sa part. Ils pénétrèrent dans le donjon et entrèrent
dans la grande salle où venait de s’achever le conseil des anciens.
— Il faudra se marier, Fergus, dit à mi-voix Ross.
Fergus, qui croyait que son frère ne parlait que pour lui, acquiesça de la
tête en souriant.
— Je serai ton témoin, répondit-il.
— Et moi le tien.
Fergus regarda Ross d’un air interloqué. Or, comme ce dernier avançait
d’un pas à l’intérieur de la salle, il le retint par le bras.
— Que dis-tu ?
— Nous sommes très affaiblis. Notre seule chance de nous en sortir et
de vaincre enfin les Campbell exige que nous nouions de nouvelles
alliances.
— Oui, je le sais.
— Eh bien réfléchis-y, mon frère. Toi et notre sœur, Elspeth, devez vous
concentrer sur l’élargissement de nos alliances de façon à avoir le soutien
d’autres clans à l’occasion des prochaines batailles que nous livrerons.
Ross, tout comme les anciens, avait immédiatement compris que les
jumeaux comme lui-même seraient sujets à des propositions de la part des
clans les plus proches. Les contrats de mariage stipuleraient les conditions
des relations entre clans, notamment l’assistance militaire, le soutien
matériel, les traités d’alliance.
Autant de conditions nécessaires s’ils voulaient avoir un espoir de se
débarrasser de leur ennemi qui, hélas, était de retour et plus redoutable que
jamais. Vu les circonstances, il était entendu qu’aucun d’eux trois n’aurait
vraiment la possibilité de choisir son conjoint.
Quand le sens des paroles de Ross devint clair dans l’esprit de Fergus, il
écarquilla les yeux d’un air effaré, mais son frère, pensant qu’il était l’objet
de l’appréhension propre à tout homme confronté au mariage, ne s’en
inquiéta pas. Fergus, d’ailleurs, finit par hausser les épaules.
— Le mariage, murmura-t-il d’une voix inquiète.
— Oui, le mariage pour nous deux et pour Elspeth.
— Je suis heureux, monseigneur, que vous deveniez le chef du clan et
soyez en mesure de présider au destin de notre sœur, lança Fergus d’un ton
ironique en s’inclinant devant son frère.
Lorsqu’il entendit prononcer son nom, Ross fit le serment de servir son
clan jusqu’à la mort comme le protocole le lui imposait. La question du
mariage viendrait plus tard. Il espérait seulement qu’il ne serait pas obligé
de désigner un mari à sa sœur.
Au cours des semaines qui suivirent, comme il s’y était attendu, aucun
d’eux ne se montra satisfait de la décision qui avait été prise au sujet de
leurs fiancés respectifs. L’un des anciens essaya de rassurer Ross en lui
expliquant que les mariages arrangés étaient le plus souvent couronnés de
succès, mais, vu la réaction de sa sœur et, surtout, de son frère devant la
personne qu’on leur avait présentée, leur futur mariage ne laissait rien
augurer de bon. Ross était le seul qui n’avait pas encore rencontré sa
fiancée et qui n’en connaissait même pas le nom. Or, il ne savait s’il devait
s’en réjouir ou, plutôt, prendre au sérieux l’appréhension qui ne cessait de
l’étreindre.
Seule l’arrivée de sa promise mettrait un terme à ses doutes.
Chapitre 1
En moins d’une heure, elle avait cessé d’être la jeune fille qui avait,
enfin, trouvé la paix et un certain bonheur pour devenir une mariée déguisée
dans le seul but de satisfaire aux projets de son père.
Lilidh ne s’était pas montrée loquace en l’aidant à revêtir des vêtements
d’une beauté et d’une finesse telles qu’elle n’en avait pas porté depuis
longtemps. Elle devait, en outre, se draper dans un plaid de façon à
dissimuler son bras gauche qui restait inerte.
Après avoir habillé sa sœur, Lilidh se fit aider par une servante pour
parfaire sa propre tenue, mais quand elle fut fin prête et que la domestique
se retira, elle fut prise à partie par Ilysa qui se mit à la questionner.
— Dis-moi la vérité, Lilidh !
Comme cette dernière faisait mine de ne pas l’entendre et s’appliquait,
maintenant, à dissimuler ses boucles blondes sous une coiffe, elle répéta en
haussant le ton :
— Dis-moi la vérité !
— Les MacMillan ont sollicité père pour une alliance entre nos deux
clans, répondit Lilidh. Au début il n’était pas très enclin à accepter puis
d’autres messagers sont arrivés, et, soudain, il a donné son accord au
mariage avec le nouveau chef du clan.
— Quand cette décision a-t-elle été prise ?
Sur l’île d’Iona, Ilysa ne recevait presque aucune nouvelle de l’Écosse.
La supérieure, lorsqu’elle recevait des nouvelles de l’extérieur, ne partageait
que quelques informations avec la communauté et, elle-même, privée de
relations suivies avec sa famille et les membres de son clan, restait dans
l’ignorance d’à peu près tout ce qui se passait chez les siens.
— Je ne sais plus… , répondit Lilidh en haussant les épaules. Il doit y
avoir quelques mois. Je ne prête pas beaucoup d’attention aux intrigues de
père.
Elle mentait ! Ilysa n’en avait aucun doute. Depuis la mort de leur mère,
Lilidh n’avait pas seulement tenu compte de tout ce que faisait ou décidait
leur père, mais elle s’était efforcée d’être sa fille la plus dévouée. Croyait-
elle vraiment que sa mémoire s’était évaporée au cours de ces trois années ?
— Certains te croiraient peut-être, Lilidh, mais je n’ai pas tout oublié de
notre passé commun. Dis-moi la vérité ! Qu’as-tu fait quand tu as appris la
décision de père ?
Sans attendre la réponse de sa sœur, Ilysa reprit :
— Tu as suggéré que ce soit moi, n’est-ce pas ?
Un silence pesant retomba sur la chambre. Après un moment qui sembla
une éternité à Ilysa, Lilidh laissa échapper un soupir.
— Je ne suis pas prête pour le mariage, dit-elle. Et toi, mieux que
quiconque, tu devrais te souvenir que depuis toujours je répète que je veux
épouser Graeme MacLean.
Le cœur d’Ilysa se serra en entendant sa sœur évoquer le fils du chef du
clan du même nom, celui auquel elle avait été destinée.
Juste après une visite à Dunyvaig, cependant, où il l’avait vue pour la
première fois, il avait rencontré Lilidh et son choix s’était porté sur elle. Il
n’avait fallu que quelques semaines pour qu’Ilysa fût bannie à Iona et la
question du mariage entre Graeme et Lilidh avait fait l’objet d’une
négociation qui, trois ans plus tard, durait encore.
Ilysa n’avait pas de tendresse particulière pour Graeme ni n’avait le
désir de se marier. Ce qui lui déplaisait, c’était la complète indifférence de
sa sœur pour les autres ou quoi que ce fût qui ne se rapportât pas à elle.
Ilysa l’avait appris très tôt alors même qu’elle espérait que ce ne fût pas la
vraie nature de sa sœur.
— Alors que tu n’es même pas fiancée, dit Ilysa, scandalisée, tu as
suggéré à père de me donner en mariage afin de consolider ses alliances ?
Lilidh lui tourna le dos et s’éloigna de quelques pas, donnant par cette
attitude une réponse qu’elle n’avait pas le courage de formuler.
Dans un mouvement d’exaspération, Ilysa la rejoignit et lui arracha de
la main le voile qu’elle avait gardé.
— Ilysa…
— J’en ai assez entendu, fit celle-ci en désignant la porte. Je vais finir
de me préparer toute seule. Nous nous retrouverons pour la cérémonie.
Lilidh ouvrit la bouche pour exprimer son désaccord mais aucun son ne
franchit le seuil de ses lèvres. Renonçant à tenter de convaincre sa sœur, elle
se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit. Au moment de sortir, elle se retourna
pour prononcer ces quelques mots :
— Je suis désolée, Ilysa. Vraiment désolée. Je te supplie de me
pardonner.
Ilysa ne reprit sa respiration que lorsque la porte se fut refermée. À
travers les paroles et l’expression de Lilidh, elle comprenait qu’elle ne la
verrait pas à la cérémonie.
Elle ne lui avait pas tout dit. Leur père avait dû se livrer à toutes sortes
de manœuvres pour obtenir ce qu’il voulait. Or, il y parvenait toujours quels
que fussent les dommages collatéraux. Une part d’elle-même comprenait
que sa sœur ne faisait qu’assurer sa survie, mais cela n’effaçait pas la
douleur que lui procurait son indifférence à son égard.
Seule, enfin, Ilysa paracheva sa tenue, disposant son voile sur sa coiffe
de façon à avoir la moitié du visage dissimulée puis elle jeta sur son épaule
droite une bande de tissu qui lui permettait de garder son bras gauche en
écharpe de façon à ne pas le blesser ni à souffrir de son poids.
Quand elle fut prête, elle se tourna vers la porte mais échoua dans sa
tentative d’en soulever le loquet. Sa main valide tremblait si sévèrement
qu’elle ne parvenait pas à resserrer les doigts autour de la clenche.
Elle éprouva, soudain, un besoin irrésistible de courir, s’échapper, fuir
au plus vite ce lieu et sa famille. Pendant trois ans, elle avait vécu en paix,
sans éprouver aucune crainte et dans la perspective de donner toute sa vie à
Dieu et, à présent, elle en était réduite à lutter pour sa survie dans un
contexte familial menaçant.
La façon dont son estomac s’était noué et l’oppression sur sa poitrine lui
faisaient clairement comprendre qu’elle n’y parviendrait pas et elle fut
tentée de rester terrée dans sa chambre. Mais, en fin de compte, lorsqu’elle
prit conscience que son retard provoquerait l’arrivée intempestive de son
père, elle trouva la force de dominer son émotion et d’ouvrir la porte.
Elle ne prit conscience que ce mariage ne ressemblait à aucun autre
qu’au moment où elle pénétra dans la grande salle. En relevant brièvement
son voile pour se diriger, elle constata qu’en dehors de son père ainsi que
ses plus proches conseillers et vassaux en armes, se trouvaient dans la salle
deux hommes qu’elle n’avait jamais vus et un prêtre n’attendant que
d’officier.
En dehors d’eux, la salle était vide. Aucune famille ni aucun ami n’avait
été convié. Même les serviteurs semblaient absents.
Ilysa traversa la salle, marchant d’un pas incertain sur les grandes dalles
recouvrant le sol et s’arrêta au pied des marches conduisant à l’estrade
placée sous le dais.
— Te voilà enfin, lui dit son père en lui prenant le bras pour l’inviter à
reculer de quelques pas. Nous n’attendions que toi pour commencer la
cérémonie.
À l’emplacement où elle se trouvait, à moins qu’elle ne soulevât son
voile, elle ne pouvait rien voir de plus que les pieds de ceux qui se
trouvaient devant elle.
Le prêtre, qu’elle ne connaissait pas, commença la célébration en latin
puis, s’adressant aux futurs mariés, il passa au gaélique.
— Ross, fils de Donald MacMillan et Margaret MacLean, consentez-
vous à épouser Ilysa MacDonnell ?
Ilysa, le cœur battant, attendait que son futur mari fît entendre sa voix.
Elle brûlait d’envie d’arracher son voile et découvrir son visage, mais elle
se l’interdit. À quoi ressemblait-il et quel son sa voix aurait-elle ? Serait-il
violent comme son père ? S’il était devenu récemment le chef de son clan,
fallait-il comprendre qu’il avait un certain âge ? Était-il veuf ou avait-il
répudié sa femme ?
Toutes ces questions lui traversaient l’esprit en attendant que son fiancé
donnât sa réponse. L’émotion d’Ilysa redoubla quand il vint se placer près
d’elle, du côté opposé de son père, et qu’elle entendit le frottement de sa
jambe contre l’étoffe de son surcot.
— Moi, Dougal MacMillan, cousin du chef de notre clan que je
représente aujourd’hui à sa demande et au nom duquel j’ai autorité pour
parler, j’accepte sans restriction de prendre pour femme la jeune fille ici
présente.
Après avoir entendu le nom de l’homme, Ilysa n’accorda presque plus
aucune attention à la cérémonie de mariage. L’homme qu’elle devait
épouser n’était pas là le jour de leur mariage ! Il en avait envoyé un autre
pour le représenter ! Mais, lui-même, où se trouvait-il ?
— Lilidh Ilysa MacDonnell, commença le prêtre. Votre père nous a
donné son autorisation pour que ce mariage soit célébré et il ne vous reste
plus qu’à exprimer votre propre consentement.
Troublée par l’ordre dans lequel le prêtre avait dit ses prénoms, Ilysa ne
l’écoutait plus. Leur père avait eu l’idée saugrenue de donner les mêmes
prénoms à ses filles, mais dans un ordre différent. Or, le prêtre venait
d’inverser ceux d’Ilysa.
— Écoute ce que l’on te dit ! fit MacDonnell en baissant le ton de façon
de n’être entendu que de sa fille tandis qu’il lui serrait le bras dans sa
poigne d’acier.
— Oui, j’y consens, lança-t-elle d’un ton exaspéré.
Il importait peu qu’elle ne voulût pas de ce mariage ou qu’elle nourrît
encore les rêves d’une jeune fille autorisée à choisir le mari qu’elle aimait.
La seule chose qui comptait à ses yeux, c’était d’échapper à la mort et cela
impliquait qu’elle obéît à son père.
Quand elle fut invitée de nouveau à prendre la parole, elle le fit si vite
que la pression de la main de son père se fit plus légère et la cérémonie se
poursuivit, scellant à jamais son sort.
Tout fut terminé trop tôt et elle resta dans l’attente de ce qui allait venir
après. Sans doute, à l’occasion d’un mariage habituel, un banquet prenait-il
place après la cérémonie et se prolongeait toute la journée, voire plusieurs
jours de suite. Et puis il était suivi, bien sûr, de la nuit de noces…
Mais dans le cas de celui-ci que se passerait-il ? Elle ne savait à quoi
s’attendre.
Soudain, son père l’entraîna vers une table où était disposé un
parchemin et il lui mit une plume dans la main. Le moment était venu
d’apposer sa signature sur le registre.
— Tu apposeras ta propre signature, murmura-t-il. N’essaie pas d’imiter
celle de ta sœur.
Un bruit de pas indiqua à Ilysa que le représentant de son futur époux
approchait de nouveau d’elle. Elle entendit le grattement de la plume sur le
parchemin, puis la présence insistante de son père à ses côtés la pressa de
relever son voile et signer à son tour. Dès qu’elle eut terminé, son père lui
reprit la plume de la main et l’entraîna à l’écart de la table.
— C’est votre tour, mon Père, fit Dougal MacMillan en s’adressant au
chapelain.
Le bruit de la plume contre le parchemin se fit entendre une dernière
fois, puis Ilysa sut que son destin était définitivement scellé. Son rêve d’une
vie de contemplation et au service des autres était révolu.
— Êtes-vous satisfait, messire Dougal ? demanda le père d’Ilysa.
— Oui, messire. Et je suis certain que le chef de mon clan, Ross
MacMillan, le sera autant que moi quand les vivres et l’aide militaire que
vous avez proposé de nous fournir arriveront à Sween.
Dougal s’éclaircit la voix avant de poursuivre :
— Et, bien sûr, votre fille.
Ilysa se dit en son for intérieur que le représentant de son mari ne devait
pas être un mauvais bougre puisqu’il s’efforçait de laisser entendre qu’elle
avait une aussi grande valeur que l’aide que son père s’était engagé à livrer
aux MacMillan.
Les rares personnes réunies pour la cérémonie commencèrent de se
disperser et Ilysa, exaspérée par le silence qui régnait dans la salle,
prononça, enfin, le nom de celui qui avait représenté son mari.
— Êtes-vous ici, messire Dougal ?
— Oui, ma dame, répondit ce dernier en venant vers Ilysa. Que puis-je
pour vous ?
Sa gentillesse était perceptible dans le ton de sa voix. Aussi fut-elle
tentée de relever son voile pour voir son visage. Un toussotement de son
père, dans son dos, lui rappela, cependant, qu’elle ne devait pas lui désobéir.
— Je ne sais pas ce qu’on attend de moi maintenant, dit-elle.
— Nous lèverons l’ancre demain, à l’aube, quand la marée sera haute,
et nous voguerons jusqu’au château de Sween où vous ferez connaissance
de votre mari.
— Pourquoi n’est-il pas venu ici ?
— Lilidh…
Le ton de la voix de son père ne laissait place à aucune contestation. Il
persistait à laisser croire qu’elle était sa sœur. Et de crainte qu’elle ne
rétorquât qu’elle s’appelait Ilysa, il reprit :
— N’oublie pas que tu devras obéir à ton mari et le respecter.
Puis, s’adressant à Dougal, il poursuivit :
— C’est une entêtée. Il ne faut pas hésiter à la remettre à sa place. Il
faudra la conduire avec une main ferme.
Ilysa fut blessée jusqu’au plus profond de son âme en entendant son
propre père donner licence à son futur mari de la frapper et la maltraiter.
Elle eut envie d’exprimer sa révolte par un cri furieux, mais elle avait tant
éprouvé les colères de son père qu’elle trouvât en elle la force de garder le
silence.
— Votre mari, ma dame, a été retenu à Sween en raison des travaux de
réparation du donjon qu’il supervise, dit Dougal. Ne voyez en rien dans son
absence un manque de respect à votre égard.
Ilysa, rassurée par cette remarque, acquiesça d’un signe de tête.
— Retourne dans ta chambre et prépare tes affaires, dit son père. Je te
ferai porter de quoi dîner. L’important est que tu sois prête pour embarquer
dès les premières lueurs du jour.
— Messire ? fit Dougal MacMillan.
Voyant que ce dernier s’adressait à son père, Ilysa ne bougea pas.
— Il n’y a aucune raison de priver votre fille du banquet qui devrait se
tenir à la suite de son mariage. Les circonstances dans lesquelles il s’est
déroulé, certes, sont particulières, mais en aucun cas il ne faudrait que la
mariée en pâtît…
Il s’arrêta si brusquement de parler qu’Ilysa crut qu’il était devenu,
soudain, muet par la volonté divine. Sans doute son père l’avait-il terrassé
du regard. Curieuse de savoir ce qui s’était vraiment passé, Ilysa commença
de soulever discrètement le coin de son voile quand son père le rabattit sur
son visage.
— Retourne tout de suite dans ta chambre ! lança-t-il en la poussant
vers la tour d’escalier.
Puis, s’adressant à Dougal, il reprit :
— Aussi longtemps qu’elle demeure sous mon toit, ma fille se trouve
sous mon autorité. Nous serons sur le quai à l’aube.
Ilysa s’arrêta sur le seuil de la porte conduisant à l’escalier à vis et se
retourna vers son père. Prenant le risque de lancer un regard vers les deux
hommes, elle souleva le bord de son voile alors que Dougal MacMillan
traversait la grande salle dans la direction opposée à la sienne. À sa
démarche, elle comprit qu’il était particulièrement courroucé, mais il s’était
bien gardé de contredire son père. Personne ne s’était jamais permis de
s’opposer à ses décisions.
Elle ne le savait que trop bien, et ce n’étaient pas trois ans d’exil qui le
lui avaient fait oublier. D’ailleurs, aussi furieuse fût-elle d’avoir été mariée
sous un faux nom au chef des MacMillan, elle n’avait pas osé contrecarrer
le projet de son père et était restée silencieuse.
Ross MacMillan ne tarderait pas à savoir qu’on l’avait trompé. Il restait,
maintenant, à savoir si les avantages accompagnant ce mariage seraient
suffisamment importants pour lui faire accepter une telle alliance.
Comme la traversée de Dunyvaig à Sween prenait moins d’un jour, elle
ne tarderait pas à avoir la réponse.
Chapitre 2
Pendant le banquet qui suivit l’arrivée d’Ilysa, Ross, assis à côté d’elle à
la table d’honneur, s’interrogeait sur certains aspects surprenants concernant
l’escorte de sa jeune épouse. Elle était arrivée, en effet, en compagnie d’un
représentant de son clan, qui avait, d’ailleurs, tardé à se faire connaître, et
entourée de plusieurs hommes d’armes pour assurer sa protection. Mais, à
la grande surprise de Ross, aucune servante n’avait fait la traversée avec
elle.
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas accompagnée d’une
servante ? demanda-t-il au début du repas.
— Je viens de sortir du couvent et ne suis arrivée qu’hier soir à
Dunyvaig.
— Les religieuses n’ont aucune servante, si je comprends bien ?
Elle hésita un instant, lançant un regard en direction du représentant de
son père avant de répondre :
— Puisque vous semblez vouloir connaître la vérité, messire, j’ai été au
service des religieuses, mais c’est un aspect de ma vie à Iona que mon père
ignore.
Ross laissa tomber son couteau qui heurta bruyamment la table. Une
jeune fille issue de la noblesse ne pouvait pas être réduite à l’état de
servante, se dit-il en son for intérieur en reprenant son couteau sous les
regards étonnés des convives.
— Je vous ai choqué, messire ? fit-elle en souriant tandis qu’elle portait
sa coupe à ses lèvres.
Il ne put détacher le regard de sa bouche généreusement ourlée qu’il
crut sentir au contact de sa propre chair.
— Oui, reconnut-il enfin en buvant une longue gorgée d’ale.
Peut-être éteindrait-elle le désir qui s’était emparé soudainement de lui
tel un feu ardent.
— Je n’en ai jamais parlé à mon père car je pense que cela lui aurait
déplu.
Ilysa était manifestement intelligente, pensa-t-il. Mais à quel degré ?
— Étiez-vous au courant de ses intentions ? demanda-t-il à mi-voix
pour n’être pas entendu des autres convives.
La jeune fille, visiblement troublée par sa question, s’étrangla en
avalant son ale et se mit à tousser. Tous les regards se tournèrent vers elle
alors que Ross lui donnait une puis deux et, enfin, trois tapes dans le dos.
À la dernière, qui eut un effet positif, il sentit sous ses doigts le bandage
qui permettait de stabiliser son bras gauche. Baissant les yeux sur son
surcot, il ne le distingua pas sous l’étoffe du vêtement.
— Ça va mieux ? demanda-t-il en la voyant reprendre son souffle.
— Oui, messire, répondit-elle.
Elle leva la main et remit en place son voile de manière à ce qu’il
enveloppât parfaitement son visage en forme de cœur. Ses cheveux étaient-
ils de la même couleur que celle de ses sourcils ? s’interrogea Ross.
Il ne savait d’où lui était venue cette interrogation, mais il était, au fond,
assez normal d’éprouver de la curiosité concernant une femme dont on
venait juste de faire la connaissance et, même, d’épouser.
Ilysa, à cet instant, tira de sa main droite sur la cape qui lui recouvrait
les épaules et n’était pas descendue à gauche. Le geste, qui n’était pas des
plus aisés, surprit Ross et il prit conscience qu’il ne l’avait vue utiliser
qu’une seule main, l’autre restant dissimulée sous ses vêtements.
— Il me semble qu’il y a beaucoup de questions dont il convient que
nous parlions ensemble, ma dame, dit-il en se levant.
Il se tourna et fit un signe à son intendant :
— Gillean !
Quand ce dernier se fut approché, il le présenta à Ilysa et ajouta :
— Conduisez dame Ilysa à sa chambre et faites en sorte qu’elle ait tout
ce qu’elle vous demandera. Si elle n’est pas trop fatiguée par la traversée,
peut-être lui serait-il agréable de faire le tour du château.
Avant de se retirer pour aller vérifier l’avancement des réfections sur le
chemin de ronde, Ross s’adressa une dernière fois à son intendant :
— Dame Ilysa aura besoin d’une servante qui lui soit personnellement
attachée. Veillez à lui trouver quelqu’un.
Gillean acquiesça et Ross traversa la salle en direction de la tour
d’escalier située à l’opposé du dais. Il allait atteindre la porte y donnant
accès quand, soudain, le représentant de Iain MacDonnell lui barra le
passage.
Un instant à peine après, Munro s’interposa entre les deux hommes.
— Je voudrais vous parler, messire, dit l’homme alors que Munro faisait
obstacle entre lui et Ross.
Après avoir dévisagé le capitaine des gardes, il ajouta :
— En privé, s’il vous plaît.
— Comment vous appelez-vous ? demanda Ross.
— Eachann.
D’un signe de tête, Ross fit comprendre à Munro qu’il n’était plus
nécessaire de s’interposer entre lui et son interlocuteur.
Le capitaine s’écarta et vint se placer à côté de son seigneur.
— Eh bien, Eachann, vous pouvez me parler en toute liberté en
présence du capitaine de mes gardes.
— Messire, il s’agit d’une question personnelle…
— Parlez, je vous en prie ! Mon temps est compté.
— Messire MacDonnell m’a prié de rester ici jusqu’à ce que le mariage
ait été consommé et que la preuve en ait été apportée. Il m’est interdit de
vous livrer l’ensemble des biens constituant la dot de dame Ilysa tant que je
n’aurai pas eu satisfaction à ce sujet. De même pour les hommes d’armes
que nous devons vous envoyer en renfort. Ils ne quitteront Dunyvaig qu’à
cette condition.
Munro ne put réprimer un juron, manifestant la frustration que son
maître éprouvait mais ne pouvait exprimer. Aucun son, d’ailleurs, ne
franchit le seuil des lèvres de Ross, et son capitaine, qui attendait un ordre
de sa part, dut se contenter d’un signe de tête lui indiquant que l’entrevue
était arrivée à son terme.
Ross, suivi de Munro, s’engagea dans la tour d’escalier, laissant sur
place le représentant de Iain MacDonnell. La requête qu’il venait
d’exprimer n’était-elle qu’une demande supplémentaire ou avait-elle un
caractère d’insulte ?
Iain MacDonnell tenait-il à savoir si sa fille était ou non vierge ? Cela
paraissait invraisemblable. Ne cherchait-il pas plutôt à obliger Ross à la
garder pour femme dès l’instant où il l’aurait possédée et quand bien même
lui aurait-il découvert des défauts qu’il pourrait considérer comme
rédhibitoires et constituant un dol manifeste ?
S’il avait eu l’intention de la répudier, cependant, il l’aurait fait dès qu’il
avait pris connaissance de la machination de Iain MacDonnell. Il était déjà
trop tard pour réagir à l’offense qui lui avait été faite. Or, la consommation
du mariage ne serait qu’une étape de plus dans l’emprisonnement conjugal
qu’il venait d’entreprendre.
Il demanderait des comptes au père d’Ilysa quand son clan serait hors de
danger. En attendant, il se contenterait de demander une explication à son
épouse puis consommerait le mariage avec elle.
L’affrontement avec Iain MacDonnell ne pourrait avoir lieu que quand il
aurait un peu plus d’éléments au sujet de sa femme. Si sa réputation
souffrait quelque temps de ce mariage, c’était sans importance. Ce qui
comptait, c’était de pouvoir restaurer son château grâce à la dot de son
épouse et de protéger ses terres ainsi que son peuple.
Bien que très anxieuse, Ilysa s’était endormie dans la large chaise au
haut dossier de sa chambre…
Elle s’éveilla, soudain, scrutant l’obscurité autour d’elle et, ne sachant
où elle était, resta un moment dans la confusion. Tandis qu’elle tendait
l’oreille pour entendre quelque bruit qui l’aurait informée, un rayon de lune
pénétra dans la chambre par la fissure d’un volet et elle comprit qu’elle
avait dormi de longues heures sur ce siège de bois inconfortable.
La mémoire lui revenait…
Elle était au château de Sween, dans la chambre où l’avait conduite
Gillean, l’intendant de messire Ross MacMillan. qui avait fait en sorte
qu’elle se sentît accueillie. Il s’y était, d’ailleurs, si bien pris qu’il avait
même réussi à la faire sourire. Mais il n’avait pas échappé à Ilysa qu’à
travers toutes sortes de remarques et de réflexions, il était arrivé à en
apprendre un peu sur elle.
Il l’avait interrogée avec tact, certes, lui précisant à chaque fois qu’il lui
importait d’avoir sa réponse pour mieux satisfaire ses attentes, mais Ilysa
n’avait aucun doute qu’il aurait été capable de soutirer des renseignements
même de la mère supérieure du couvent d’Iona.
Or la mère Euphémia avait elle-même un art incomparable d’extirper la
vérité des jeunes nonnes soit par ses questions habiles, soit par son regard
transperçant qui déliait toutes les langues.
Un sourire se forma sur les lèvres d’Ilysa en pensant à sa relation avec
la supérieure, qui de tendue s’était transformée en une réelle amitié.
Dans la mesure où elle marchait avec difficulté, mère Euphémia ne
refusait pas l’aide de l’une ou l’autre des sœurs. Or, c’était devenu une
habitude pour Ilysa de l’assister pour se déplacer. Bien que d’une piété
irréprochable, la supérieure avait un sens aigu de l’humour qui s’accordait à
merveille avec la tournure d’esprit de la jeune converse. Les moments les
plus durs qu’Ilysa avait connus au couvent avaient été ainsi beaucoup plus
faciles à supporter pour elle.
Enfin, elle devait convenir que l’intendant, à présent, en savait
beaucoup trop sur elle et il était à craindre que les commérages n’aillent bon
train dès le lendemain matin. Elle avait, en effet, des goûts et des habitudes
qui différaient considérablement de ceux des autres jeunes femmes issues
de la noblesse et cela pouvait surprendre, voire choquer.
Elle se passait, en premier lieu, d’une servante ; savait lire et écrire dans
plusieurs langues ; et, bien qu’elle ne fût pas en mesure de broder ni de
coudre – elle n’en avait pas donné la raison à l’intendant –, elle remplissait
parfaitement toutes les autres tâches d’une maîtresse de maison.
Elle avait refusé de prendre un bain mais avait demandé qu’on lui
apportât de l’eau chaude pour se préparer dans l’attente de son mari. Elle ne
s’en était pas servie, cependant, et l’eau, glacée, maintenant, attendait dans
la cruche. Quant au feu dans l’âtre, il s’était éteint depuis longtemps. Tout
ce qu’elle avait voulu faire avant l’arrivée de Ross MacMillan était sorti de
son esprit au moment où, s’étant assise sur la chaise en bois, elle s’était
assoupie.
Une expression de satisfaction parut sur son visage alors qu’elle prenait
conscience que c’était l’un de ses dons de réussir à s’endormir ainsi
n’importe où qu’elle se trouvât. Cette aptitude, d’ailleurs, lui avait été d’un
grand recours au couvent où les nuits étaient courtes. Chaque fois que la
fatigue la gagnait et que rien ne s’y opposait, elle s’autorisait un petit
somme.
Cette fois, elle regrettait seulement de ne pas avoir pensé à disposer un
coussin sur le siège pour le rendre plus confortable avant de s’y asseoir. Elle
avait les membres raides et douloureux. Aussi changea-t-elle de position
avant de se décider à en sortir.
Elle laissa échapper un gémissement rauque et bien peu féminin. Elle
qui était habituée au travail dur n’avait pas supporté ces derniers jours où
elle avait passé tout son temps assise ou debout à ne rien faire
Peut-être qu’après que cette nuit serait passée, elle trouverait le moyen
de faire quelques travaux. Bien que l’intendant lui eût clairement fait
comprendre que servantes et serviteurs seraient à ses ordres et exécuteraient
tout ce qu’elle leur demanderait, elle ne pouvait concevoir de passer ses
journées à ne rien faire.
Elle était à mi-chemin à travers la chambre quand une vive douleur au
dos la fit se courber et pousser de nouveau un cri.
— Un bain chaud aurait pu vous faire du bien, ma dame, fit la voix de
Ross MacMillan.
Ilysa, qui ne l’avait ni vu ni entendu entrer dans la chambre, retint son
souffle en se tournant vers lui. La crampe, cependant, qu’elle venait de
ressentir ne cessa pas et elle perdit l’équilibre. Si Ross n’avait pas été aussi
rapide, elle serait tombée à terre, mais ses bras l’avaient enlacée et lui
avaient permis de ne point s’affaler.
Elle était sur le point de le remercier quand elle s’aperçut qu’il
continuait de la tenir. Il avait saisi son bras gauche privé presque
entièrement de sensation, si bien qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’il la
soutenait toujours.
Elle vit qu’il regardait son épaule et cherchait à comprendre à quoi
servait le bandage qu’il avait senti sous son surcot. Lorsqu’il souleva le
bord de son étole, elle le laissa faire. S’ils finissaient dans le même lit, cette
nuit, il la verrait entièrement. Alors, à quoi bon repousser le moment où il
découvrirait son infirmité ?
— Puis-je poursuivre ? demanda-t-il de sa voix grave et masculine.
Il lui demandait la permission de la dévêtir ? s’interrogea en son for
intérieur Ilysa, perdue dans ses rêveries.
D’un signe de tête, elle lui fit comprendre qu’elle ne s’y opposait pas. Il
souleva alors entièrement l’étole et fit apparaître ses épaules.
Il se tenait tout près d’elle et, à la faveur du flambeau qu’il avait apporté
et posé sur une crédence, elle distinguait sa chevelure mouillée qu’il venait
de laver, un parfum suave de savon émanant de lui. Elle respirait cette odeur
fraîche de plantes aromatiques qu’elle essayait de reconnaître, luttant ainsi
efficacement contre l’appréhension qui grandissait en elle du fait de sa
proximité. La chaleur de son corps, cependant, qui se communiquait au
sien, faisait naître en elle une sensation rassurante de bien-être.
Ross jeta l’étole sur le lit puis, faisant le tour d’Ilysa, examina le
bandage qui lui maintenait le bras gauche contre le corps. Sous la manche
de sa robe son bras était atrophié, mais elle espérait qu’il ne la relèverait
pas.
Loin de commettre ce geste, cependant, il recula d’un pas et l’observa
des pieds à la tête. La façon dont il fronçait les sourcils trahissait sa
perplexité, mais Ilysa se préparait à subir ce qu’il avait certainement
l’intention de faire, c’est-à-dire soulever sa manche et révéler ce qu’elle
aurait voulu lui cacher.
Fermant les yeux pour n’être pas témoin de sa déception, elle retint sa
respiration et attendit le geste fatal…
— Lorsque vous êtes arrivée, couverte comme vous l’étiez, dit-il, je
m’attendais à ce que le défaut que la rumeur a répandu à votre sujet se
trouvât sous votre voile.
Il parlait avec une telle douceur que ses mots qui, en d’autres
circonstances, faisaient si mal à Ilysa avaient sur elle un effet
singulièrement atténué.
— Or, il n’en est rien, reprit-il en touchant délicatement du bout des
doigts la joue d’Ilysa. C’est même tout le contraire. Le voile ne dissimulait
rien d’autre qu’une pure beauté.
Il descendit les doigts vers le bas de son visage, sous le menton et le
long du cou… Allait-il poursuivre ? Porterait-il la main sur d’autres parties
de son corps ?
Alors qu’elle commençait à vibrer sous ses caresses et se sentait prête à
s’y abandonner, il rompit brutalement le charme qui venait de s’établir entre
eux par ces paroles :
— Mais tout le monde ignorait que Iain MacDonnell avait caché sa
cadette sous l’épaisseur de tous ces vêtements.
— Messire, je vous assure…
— Est-ce que je me trompe, ma dame ? demanda-t-il en laissant
retomber sa main le long de son corps. En intervertissant vos prénoms et
grâce à quelques couches d’étoffes, votre père a réussi à conserver son
trésor de fille et à me leurrer avec sa…
Ross se tut un instant et Ilysa se prépara à entendre les mots fatidiques
qui avaient toujours servi à la décrire, mais ce ne fut pas ceux que son mari
prononça.
— Avec sa cadette qu’il avait bannie en l’envoyant dans un monastère !
ajouta-t-il.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle fut surprise qu’il fût aussi près d’elle.
Elle ne l’avait pas entendu se rapprocher. Il était tout contre elle, si bien
qu’elle dut lever les yeux pour croiser son regard. Les traits acérés de son
visage contredisaient la douceur de sa voix alors que sa barbe naissante
assombrissait ses joues et sa mâchoire.
Elle ne s’était jamais trouvée dans une situation aussi intime avec aucun
homme. Même avec son père qui, d’ailleurs, ne l’avait jamais serrée dans
ses bras. Or, aucun de ses hommes n’aurait osé venir aussi près de la fille de
leur chef.
Quant au couvent, il ne s’y trouvait que des femmes. Les frères vivaient
dans un bâtiment annexe et les convers étaient occupés à l’extérieur aux
durs travaux des champs.
En dépit de la proximité de Ross et de sa grande taille, supérieure
encore à celle de son père, Ilysa ne ressentait aucune crainte. Elle aurait dû,
pourtant, être effrayée. Il ne fallait jamais sous-estimer la menace que
représentait un homme blessé dans son amour-propre. Or, sa présence ici au
lieu de celle de sa sœur aînée était une injure considérable faite au maître
des lieux. On le prenait pour un idiot, à moins qu’il ne fût informé des
intentions de son père.
— Je suis bien cette cadette, reconnut Ilysa.
— Celle dont les sœurs abusaient en s’en servant de domestique ?
— En effet.
— Celle qui cache sa beauté et son infirmité ?
Il y eut un silence.
Ilysa savait qu’elle n’avait qu’une réponse à lui donner et il s’agissait de
lui montrer son bras atrophié.
Sans détacher un instant son regard du sien, elle retira le seul voile
qu’elle portait encore sur la tête puis elle se mit à défaire sa coiffe. Comme
il levait la main pour l’aider, elle fit non de la tête, arrêtant aussitôt son
geste. Elle se débarrassa enfin de la coiffe et observa la réaction de Ross
alors que sa chevelure libre lui apparaissait.
Il n’eut pas l’expression à laquelle elle s’était attendue. Un vague
sourire flottait sur ses lèvres tandis qu’il ouvrait tout grand les yeux. Elle ne
lisait aucune réprobation sur son visage, mais plutôt le contraire, comme s’il
approuvait cette coiffure.
Et elle décelait aussi autre chose… N’était-ce pas une lueur de désir qui
brillait dans son regard ?
Ilysa remua la tête pour libérer complètement les boucles d’or de ses
cheveux et glissa les doigts dans leur masse soyeuse. Elle détestait ses
cheveux lorsqu’ils étaient longs, mais la taille qu’ils avaient atteinte
maintenant, trois ans après qu’ils avaient été tondus, était très seyante et, en
plus, elle n’en sentait pas le poids. Ce qui était fort agréable.
À présent, elle devait exposer son infirmité et, cette fois, elle en était
certaine, il ne sourirait pas. Cependant, la voyant porter la main sur son
bandage pour le défaire, il fit énergiquement non de la tête.
— Avez-vous prononcé vos vœux ?
S’il posait cette question, cela signifiait qu’il pensait que seul son père
était responsable du stratagème organisé pour le duper. Il lui était agréable,
d’une certaine manière, qu’il ne se laissât pas tromper sans réagir, même
s’il ne l’avait pas répudiée dès qu’il avait eu connaissance de la supercherie
dont il avait été la victime.
— Je n’ai dit oui qu’à vous, répondit-elle.
Il laissa échapper un son qui oscillait entre le contentement et le
gémissement, mais il semblait, néanmoins, sincèrement satisfait de sa
réponse.
— Aviez-vous eu l’intention de prononcer vos vœux au sein de la
communauté d’Iona ?
Sans attendre la réaction d’Ilysa, il marcha jusqu’à l’âtre et remua les
cendres à l’aide d’un tison pour faire apparaître les dernières braises avant
d’y jeter du menu bois. La jeune fille ne prit la parole que lorsqu’il s’arrêta
et lui lança un regard par-dessus l’épaule.
— Je n’avais pas l’intention de quitter le couvent, répondit-elle, mais je
n’avais pas envie, non plus, de prononcer mes vœux.
Elle avait espéré pouvoir y rester toute sa vie et prié pour que cela
advînt, mais elle n’était pas assez niaise pour croire que son père, un jour ou
l’autre, ne l’utiliserait pas pour servir ses intérêts.
— Quand avez-vous été informée de son projet ? demanda-t-il en se
redressant après avoir déposé de la tourbe dans le feu.
— Une heure avant de me rendre à la cérémonie de mariage.
Elle fut parcourue par un frisson en pensant qu’elle était effectivement
mariée à cet homme, ce chef de clan à la carrure impressionnante, qui se
tenait devant elle et qu’elle se mit à scruter dans tous les détails comme lui-
même l’avait fait avec elle. Les flammes qui, à présent, dansaient dans la
cheminée donnaient à ses cheveux auburn parsemés de roux une couleur
d’incendie.
— Venez, dit-il.
Ilysa cligna des paupières comme si elle n’avait pas bien entendu.
— Venez près du feu, jeune fille. Réchauffez-vous ici en attendant que
la chaleur se répande dans votre chambre.
Bien qu’elle eût quelque appréhension, elle alla se placer près de lui car
elle avait froid et qu’elle n’avait aucune envie de se rasseoir. Au premier
pas, cependant, elle ressentit une vive douleur dans les membres et le dos.
Le souvenir de la vieille sœur Margaret s’imposa à elle et un sourire se
forma sur ses lèvres.
— Pourquoi souriez-vous ? demanda-t-il en faisant un pas de côté pour
lui permettre de s’approcher au plus près du feu.
— J’ai eu un élancement dans les reins et ma façon de me déplacer m’a
fait penser à une vieille religieuse d’Iona qui pouvait à peine marcher. Je
vous en aurai fait la démonstration qui prête à rire.
Après un moment de silence, Ross, dont l’expression s’était assombrie,
reprit :
— Si je comprends bien, votre père vous a fait revenir d’Iona et vous a
informée de son intention de me leurrer juste avant la cérémonie de mariage
à laquelle me représentait Dougal. Est-ce bien cela ?
— Non ! s’écria Ilysa en s’écartant de lui. Enfin, oui… , mais je veux
dire qu’il m’a simplement annoncé que j’allais vous épouser et ne m’a pas
demandé mon avis. J’avais cru qu’il m’avait oubliée sur mon île et que je ne
serais jamais dans l’obligation de me marier. La seule contribution que j’ai
pu apporter à son stratagème, c’est de m’être voilé le visage comme il me
l’avait demandé. J’ai cru que c’était pour cacher…
— Vos cheveux ?
— Exactement… Jusqu’au moment où le prêtre a énuméré mes
prénoms dans l’ordre inverse de celui de mon baptême, j’ai été dans
l’ignorance de la supercherie.
— Mais quand vous avez compris que vous aviez pris la place de votre
sœur, pourquoi n’avez-vous pas interrompu la cérémonie ? Vous auriez pu
en informer Dougal.
Ross MacMillan parlait avec calme et gravité, attitude dans laquelle,
d’ailleurs, il avait accueilli les explications d’Ilysa, mais sa remarque ne
manqua pas d’exaspérer cette dernière qui se retint de hurler de rage.
Croyait-il qu’il était facile de s’opposer aux volontés de Iain MacDonnell
ou de désobéir à ses ordres ? Ceux qui avaient l’outrecuidance de le faire le
payaient de leur vie.
— Allez au diable ! s’écria-t-elle en retenant ses larmes. Cherchez-vous
à me prouver que je suis faible ?
Elle s’éloigna de lui en reprenant :
— Eh bien, oui, je le confesse, messire. Je suis une faible femme qui n’a
pas osé contrarier les désirs de son père.
À cet instant, elle aurait voulu avoir un objet à la main pour le lui lancer
à la face, mais, comme elle n’en disposait pas, elle se contenta de mots.
— Et vous, messire ? Quand vous avez découvert sa supercherie, vous
êtes-vous dressé contre lui pour dénoncer sa malhonnêteté ?
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Le sang avait
reflué du visage de Ross MacMillan qui serrait les poings.
Il n’avait aucune raison de la croire ni de lui trouver des excuses. Elle
l’avait déçu, un point c’est tout. En gardant le silence, elle avait collaboré à
la machination de son père. Elle ne pouvait le contester et aurait dû en faire
amende honorable. Son accès d’humeur, cependant, sa perte de contrôle…
Étaient-ils pardonnables ?
Qu’avait-elle fait ?
La seule attitude qui lui semblait acceptable pour compenser un tel
accès de rage était la soumission, comme elle s’y était contrainte maintes
fois dans ses relations avec son père. Elle se laissa ainsi tomber sur les
genoux et inclina la tête en priant en son for intérieur pour qu’il se satisfît
de cette marque de déférence.
Elle attendit ainsi une réaction positive de sa part ou le premier coup…
Ross était venu la retrouver pour consommer le mariage, elle n’en avait
aucun doute. Il avait fait préparer un bain pour elle afin qu’elle pût se
réchauffer et se détendre puis il l’invitait à aller se blottir dans un lit douillet
tandis qu’un feu nourri ronflait dans la cheminée. Elle n’avait pas connu ce
luxe depuis trois ans.
Elle se glissa dans l’eau fumante et sentit rapidement le bienfait de la
chaleur qui pénétrait son corps. On était à la fin de l’été et les journées
étaient assez chaudes pour que les nuits fussent encore douces.
Elle se pencha hors du baquet et prit un savon dont elle se frotta les
épaules et le bras gauche puis, inclinant la tête en arrière, elle ferma les
yeux et savoura la chaleur de l’eau tandis que mille questions tournaient
dans sa tête au sujet de son mari.
Elle voyait en lui quelques ressemblances avec son père quant au
caractère assuré, l’autorité et la force ainsi que l’intelligence, mais il n’était
certainement pas aussi violent ni dur avec les autres comme, d’ailleurs, il le
lui avait clairement laissé entendre.
Pour un homme aussi puissant que lui, il avait singulièrement bien réagi
à la duperie dont il avait fait l’objet. Il était incroyable, par exemple, qu’elle
pût se baigner en paix et se détendre alors qu’il était venu dans la chambre
pour faire d’elle sa femme. Un autre que lui aurait assouvi son désir sans se
préoccuper de savoir si elle était ou non prête à se donner à lui.
Le fait qu’il se fût ainsi maîtrisé plaidait en sa faveur et donnait à
comprendre qu’il ne manquait pas d’intelligence. Elle avait compris, en
effet, qu’il attendait le bon moment pour faire d’elle sa femme.
Ce qui l’en avait convaincue, c’était l’échange que Ross avait eu dans la
grande salle, à la fin du repas, avec le représentant de son père. Iain
MacDonnell, manifestement, voulait que leur mariage fût incontestable, et
pour s’en assurer il fallait qu’il fût consommé. Or, c’était sur ce sujet
qu’avait dû porter la conversation entre les deux hommes.
Ilysa se laissa aller en arrière, mouilla ses cheveux puis se redressa. La
difficulté serait de se les laver puis de sortir du bain. Elle aurait pu se faire
aider par une servante, comme l’avait suggéré Ross, mais elle aurait été
témoin de son infirmité.
Or, Ross avait agi avec elle comme si elle n’en avait aucune. Il était
hors de question qu’il en fût informé via les commérages qui ne
manqueraient pas de se répandre si une domestique du château la voyait
nue.
Du savon ayant pénétré dans ses yeux, elle tendit la main pour prendre
un linge qu’elle plongea dans l’eau afin de s’essuyer le visage, mais quand
elle rouvrit les yeux, elle aperçut Ross dans la partie la moins éclairée de la
pièce, qui l’observait. Aucun mot n’avait été échangé entre eux, mais elle
comprit spontanément qu’il ne la toucherait pas si elle se refusait à lui.
Que ferait-elle, d’ailleurs ? Allait-elle s’abandonner à lui ou lui
opposerait-elle un non ferme et irrévocable ?
Il quitta la place qu’il occupait près d’un mur et se rapprocha d’elle en
contournant le baquet si bien qu’il se retrouvait derrière elle.
Elle fut d’abord la proie d’une certaine appréhension, mais, contre toute
attente, cette réticence initiale fut progressivement remplacée par la
curiosité et l’impatience.
Après l’expérience qu’elle avait eue avec Graeme MacLean qui avait
très mal réagi devant son bras mal formé et avait tourné aussitôt ses regards
vers sa sœur aînée, elle avait renoncé à l’idée du mariage, de même qu’à
l’amour.
Elle n’aurait jamais osé imaginer qu’elle pût vivre ce qu’elle vivait en
ce moment. Une nuit de noces…
Or, de fait, son mari se tenait près d’elle alors qu’elle était nue dans son
bain, entièrement offerte à sa contemplation.
Elle ne bougeait pas, mais éprouvait une profonde gêne et aurait voulu
se couvrir. Personne, jamais, ne l’avait vue ainsi, ni servante, ni sœur…
Au frottement de ses vêtements contre le baquet, elle comprit que Ross
venait de s’agenouiller derrière elle.
Son souffle dans son cou la fit frissonner…
La pointe de ses seins spontanément se tendit alors que s’éveillait le bas
de son ventre dans l’attente du prochain geste de son mari. Si elle était
incapable de comprendre ce qui se passait, son corps, lui, s’adaptait tout
naturellement.
— Renversez la tête en arrière, Ilysa, et fermez les yeux.
Elle sentit couler sur ses cheveux et son visage de l’eau chaude qui
chassait le savon qui s’y trouvait encore.
— Penchez-vous en avant.
Elle lui obéit et laissa échapper un soupir quand elle sentit sa main lui
savonner le dos et les épaules. Quand il eut fini, il prit un broc d’eau chaude
et la rinça de nouveau.
La délicatesse de ses gestes et la douceur de sa voix éveillaient en elle
l’attente d’autre chose. Plus ses attentions se multipliaient, plus elle avait
envie de sentir ses mains sur son corps, se livrer à ses caresses…
Il se plaça sur le côté du baquet et Ilysa prit conscience que son
infirmité ne pourrait plus échapper à son regard. Elle ferma les yeux, retint
sa respiration et attendit… Un homme comme lui, qui avait participé à des
batailles sanglantes et vu des corps atrophiés, ne devrait pas être troublé par
l’état de son bras, mais si c’était le cas, comment réagirait-il ?
Elle avait posé le bras droit sur le bord du baquet pour se maintenir dans
la position assise, mais Ross le lui prit et le savonna de l’épaule à
l’extrémité des doigts avant de le rincer avec l’eau du bain.
Maintenant…
Elle rouvrit les yeux et rencontra son regard. Sans jamais quitter des
yeux son visage, il descendit la main dans le bain et lui prit délicatement le
bras gauche qu’il souleva pour le sortir hors de l’eau et le savonner comme
il l’avait fait avec le bras droit puis il le replongea dans l’eau avec la même
attention. À aucun moment, il n’avait détaché le regard de celui d’Ilysa.
Il le baissa, enfin, et l’arrêta sur sa poitrine qui était au-dessus du niveau
de l’eau, donnant l’impression d’attendre ses caresses. Ilysa se laissa glisser
au fond du baquet, mais au contact de l’eau chaude ses mamelons se
redressèrent, créant une émotion visible sur le visage de Ross. Le désir s’y
lisait si clairement qu’Ilysa fut parcourue d’un frisson.
Ross prit le savon et le passa doucement sur les seins de la jeune fille,
qui ouvrit la bouche pour protester sans qu’aucun son n’en sortît. Il
décrivait des cercles avec la paume de sa main, passant et repassant sur les
pointes tendues et avides de caresses.
Dépassée par les événements, Ilysa aurait voulu tout arrêter mais son
corps la trahissait et semblait insatiable.
Ross insista avec le pouce et l’index sur un mamelon, si bien que la
respiration d’Ilysa s’accéléra et qu’elle cambra les reins, exposant ainsi son
corps et trahissant la force de son désir. À partir de ce moment, elle sut
qu’elle ne contrôlait plus rien.
Il s’agenouilla devant le baquet et poursuivit ses exquises tortures
jusqu’au moment où Ilysa laissa échapper un gémissement et se cambra de
nouveau, pressant sa poitrine contre ses mains comme pour l’encourager à
poursuivre.
— Est-ce que je devrais arrêter ? demanda Ross d’une voix rauque
altérée par le désir alors qu’il cessait ses caresses.
— Vous le feriez ?
Il sourit en guise de réponse et ses belles lèvres s’étirèrent d’une
manière tentatrice.
— Non, n’arrêtez pas, murmura-t-elle.
Il la regarda intensément, s’attardant sur sa poitrine dont les mamelons
se dressaient entre les bulles de savon. Puis, recueillant l’eau dans le creux
de ses mains, il acheva de la rincer…
Les deux heures qui suivirent furent employées à attendre que le bain
fût prêt et à choisir les vêtements qu’elle désirerait porter. À un moment, au
plus fort de l’activité alors que les servantes se succédaient avec des brocs
d’eau chaude, on lui présenta un plateau où se trouvait un bol de porridge
fumant, une tranche de pain beurrée, un morceau de fromage et une grande
tasse en faïence contenant une boisson dont l’arôme lui mettait l’eau à la
bouche.
Ilysa n’en revenait pas. Jamais au couvent on ne lui avait donné à
manger une nourriture aussi appétissante et elle n’était non plus jamais
entourée par une telle effervescence. Si on était en retard pour un repas, on
jeûnait jusqu’au prochain. Le fait qu’on lui apportât son petit déjeuner dans
sa chambre était pour elle d’un confort presque choquant.
Elle comprenait mieux, maintenant, pourquoi son mari lui avait choisi
Gavina pour servante. C’était une femme simple et directe aux manières
effrontées qui n’hésitait pas à donner des ordres à ses supérieurs. Sans doute
présumait-il que sa femme était plus habituée à écouter des ordres qu’à
décider pour elle-même. Ce en quoi il n’avait pas tort.
Comment lui expliquer qu’elle avait été parfaite ? Qu’il n’aurait rien pu
exiger de plus de sa part ? Qu’elle lui avait donné un indicible plaisir en le
laissant la caresser, la toucher et la prendre comme il l’avait fait.
Il s’assit sur le tabouret près de l’âtre et finit par enfiler ses bottes.
Comment expliquer quelque chose qu’il ne comprenait pas lui-même ?
Son intention de la tenir aussi éloignée que possible de sa vie
quotidienne n’avait eu de sens que lorsqu’il l’avait formulée. À ce moment-
là, il était encore dans la perspective de ne pas se marier. Ilysa n’était pas,
en tout cas, la femme à laquelle il avait rêvé ni qu’il avait désiré épouser. En
vérité, il n’était pas prêt à se marier tant que les anciens ne lui forçaient pas
la main. Mais c’était, en fin de compte, Alexander Campbell qui l’y avait
contraint.
Or, bien qu’Ilysa représentât tout ce que n’importe quel homme n’aurait
pas voulu épouser, elle le comblait littéralement. Au cours des derniers
jours où il l’avait observée à la dérobée, son désir pour elle n’avait pas
diminué, au contraire…
— Est-ce que je vous ai déplu, messire ? demanda-t-elle d’une voix
douce qui trahissait son émotion.
Assise dans le lit, elle le regardait dans l’attente de sa réponse.
— Aucunement, répondit-il en laissant échapper un soupir. Ce n’est pas
pour ça…
Il se tut puis, désignant le lit :
— Je ne pensais pas que nous le ferions.
Un froncement de sourcils assombrit l’expression de son visage
jusqu’au moment où il s’effaça et qu’elle acquiesça d’un signe de tête avant
de détourner le regard. Tirant les couvertures sur ses épaules, elle se laissa
glisser dans le lit. Puisque son mari ne voulait pas la réchauffer en dormant
près d’elle, elle compenserait en se blottissant sous sa courtepointe.
— Si je comprends bien, messire, votre maîtresse n’était pas libre, ce
soir.
— Ma maîtresse ? fit-il en se levant.
— Je comprends que vous puissiez trouver votre plaisir dans les bras
d’une femme affranchie.
Abasourdi par la supposition d’Ilysa, il ne répondit rien.
— Il est vrai, reprit-elle, que, comme le disent vos gens, vous avez
épousé une bonne sœur.
— Comment osent-ils ?
— Cela ne me vexe pas, messire, car ce n’est que la pure vérité.
Elle ouvrit la bouche dans l’intention de poursuivre, mais il jura entre
ses dents et s’approcha si près du lit qu’elle dut lever les yeux pour le
regarder.
— Qui parle ainsi ? Qui colporte ce genre de propos ?
— Ceux qui ne me traitent pas de bonne sœur murmurent à voix basse
sur mon passage le nom de mon père, répondit-elle en haussant les épaules.
C’est sans importance. Je suis ce que je suis.
— Vous êtes la femme de Ross MacMillan.
Un certain malaise le gagna alors qu’il prononçait ces derniers mots. Ce
sentiment d’inconfort ne fut qu’accentué par la façon dont Ilysa releva un
sourcil.
— Une femme dont vous ne voudriez pas, dit-elle.
Il lança un regard vers le lit et releva à son tour un sourcil.
— Je crois que vous savez que ce n’est pas vrai.
— Certes, fit-elle en acquiesçant lentement de la tête. Même une femme
dont on ne veut pas peut présenter certains avantages. Du moins, lorsque
celle qu’on désire vraiment n’est pas disponible.
Ross crut entendre un accent de jalousie ou une sorte de ressentiment
dans la voix d’Ilysa. Devait-il la dissuader de ce qu’elle s’était mis en tête
ou laisser cette illusion planer entre eux ?
Non, ce serait l’attitude qu’aurait adoptée le père d’Ilysa et, peut-être
aussi, son propre oncle.
— Je n’ai pas de maîtresse, répondit-il fermement.
Une expression incrédule passa dans le regard de la jeune femme et il
en fut surpris.
— Dans ce cas, je ne comprends pas, fit-elle dans un soupir.
— Je ne vous mens pas, Ilysa, répondit Ross qui voulait que les choses
fussent claires entre eux, mais je dois consacrer tout mon temps et toute
mon attention à la défense du clan, de façon à ne pas me laisser dépasser
par les événements quand cela tournera mal.
— Du moins on ne pourra pas vous y reprendre deux fois et vous
proposer de nouveau la femme qui ne vous convient pas.
Cela resterait toujours son plus grand échec. Aussi ne servait-il à rien
d’argumenter avec elle. Il avait besoin, cependant, de lui dire la véritable
raison pour laquelle il l’avait acceptée comme femme : ne pas irriter son
père !
— Je ferais n’importe quoi pour protéger mon clan, dit-il. Après la mort
de mon oncle, j’ai été choisi pour lui succéder.
Il s’assit au bord du lit et laissa son regard errer sur la chambre qui était
devenue glaciale.
— Je serais prêt à tout subir également pour assurer la protection de
mon frère et de ma sœur.
— Je ne savais pas que vous en aviez.
— Votre père ne vous avait rien dit à mon sujet avant de vous présenter
à Dougal ?
— Absolument rien, messire. Seule ma sœur m’a dit que vous veniez de
devenir le chef de votre clan. Je vous avoue que j’avais éprouvé un certain
soulagement quand j’ai vu pour la première fois Dougal.
— Pourquoi ?
— Ayant cru qu’il s’agissait de vous, mes craintes d’être mariée à un
vieil homme se sont dissipées.
Qu’importe qu’elle eût été opposée à ce mariage ou simplement
ignorante de ce qui se tramait dans son dos, il ne pardonnait pas à son père
d’avoir ainsi disposé d’elle et éprouvait un irrésistible désir de le lui faire
payer.
Il ferma les yeux un instant en imaginant la scène quand il entendit Ilysa
se rapprocher de lui dans son dos.
— Où sont votre frère et votre sœur ?
— Fergus s’est marié avec la fille de l’un de nos alliés, et Elspeth
séjourne, en ce moment, dans un couvent près des terres de son promis.
Il faisait attention à ce qu’il disait car il ne voulait pas confier tous ses
secrets à Ilysa qui restait la fille de Iain MacDonnell et dont il ignorait si
elle n’avait pas eu un rôle à jouer dans la machination que ce dernier avait
montée.
Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’il se remémorait la réaction
de sa sœur et de son frère devant la décision qu’il venait de prendre. Fergus
l’avait compris. Comme lui, il faisait passer leurs responsabilités et leurs
devoirs avant leurs plaisirs.
Quant à Elspeth, il ne doutait pas que lorsqu’elle se serait remise de son
émotion, elle rejoindrait leur position. En attendant, l’abbaye où elle
séjournait était le lieu idéal pour assurer sa sécurité et lui donner le temps
de comprendre qu’il n’avait pas choisi de la fiancer pour la punir.
Fergus avait fini par accepter de se marier même si, au début, ça n’avait
pas été facile de le convaincre étant donné son passé avec la veuve de
Nevin Barron.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ? demanda-t-elle en lui mettant la main
dans le dos.
Jamais encore elle ne l’avait touché ainsi, et la sensation de sa main
douce et légère contre sa peau était délicieuse. Il préféra, cependant,
l’ignorer et répondre à sa question.
— Je pensais à Elspeth, fit-il. Elle peut se transformer en diablesse
quand elle veut absolument quelque chose.
— Elle refuse de se marier avec le prétendant que vous lui avez trouvé ?
demanda Ilysa en retirant sa main.
— Fergus comme Elspeth avaient toujours espéré se marier selon leur
choix, répondit-il, conscient que sa main n’était plus dans son dos. C’était
différent pour moi. Nous savions, certes, que notre oncle aurait son mot à
dire même pour les plus jeunes, mais ces derniers pensaient quand même
exercer leur choix. Je dois vous préciser que notre oncle était devenu notre
tuteur après que notre père eut été tué par Alexander Campbell. Moi-même,
d’ailleurs, en tant que son successeur à la tête du clan, je ne m’attendais
pas…
— À épouser une fille comme moi ?
Elle avait fait cette remarque avec humour, mais on devinait sa fragilité
au ton de sa voix.
— Je ne m’attendais pas à occuper cette fonction, répondit-il
laconiquement.
Elle acquiesça, mais il voyait très bien qu’elle ne le croyait pas.
— Après son veuvage, mon oncle avait eu l’intention de se remarier très
vite. Il avait même envisagé d’épouser votre sœur bien qu’il n’eût engagé
aucune négociation avec votre père à ce sujet.
— Était-il très âgé ?
— Il n’était pas particulièrement jeune mais pas vieux au point que vous
imaginez. Il pouvait encore être père et engendrer un héritier. C’est
pourquoi je n’avais jamais pensé me retrouver, un jour, à la tête de tous ces
territoires.
Il décrivit un cercle avec les mains englobant l’ensemble des terres des
MacMillan.
Ils gardèrent un instant le silence, Ross se concentrant sur les dangers
imminents qui allaient fondre sur eux et dont la survie du clan dépendait de
l’issue.
Il s’assit plus confortablement sur le lit et s’adossa au mur, prenant
conscience qu’il n’avait aucunement envie de sortir de la chambre d’Ilysa.
— Glissez-vous sous vos couvertures, dit-il. Le froid revient.
À l’expression du regard de sa femme et la façon dont elle releva le
menton, exposant le gracieux dessin de sa poitrine, il lui sembla qu’elle
voulait s’exprimer, mais elle fit non imperceptiblement de la tête.
Ross l’aurait à peine remarqué si ses boucles blondes n’avaient pas eu
un léger balancement. De toute façon, elle souleva les couvertures pour la
énième fois et se glissa au-dessous jusqu’au menton.
Le silence semblait s’être définitivement imposé dans la chambre quand
elle chuchota une question au sujet de sa famille.
Elle en posa une autre puis une troisième jusqu’à ce que sa voix devînt
presque inaudible. Lorsque sa respiration lente et régulière lui annonça
qu’elle était endormie, Ross descendit du lit et remit ses bottes. La fraîcheur
le fit se rapprocher de l’âtre où il remua les cendres pour faire apparaître les
braises et déposa petit bois et bûches.
Il attendit que le feu reprît tout en se disant en son for intérieur qu’il ne
serait pas nécessaire de le relancer s’il passait la nuit auprès de sa femme.
Refoulant tout regret et la tentation de retourner dans le lit se lover
contre elle, il ramassa son plaid et le jeta sur son épaule avant de se diriger
vers la porte et sortir.
Au moment d’entrer dans sa propre chambre à l’autre extrémité de la
galerie, il croisa Gavina.
Elle se mit à sourire bien qu’il lui fît énergiquement non de la tête. La
servante avait pris Ilysa sous sa protection et verrait dans la visite que
venait de lui rendre son mari une signification plus grande qu’elle ne le
méritait et, même, ne le mériterait jamais.
— Pas un mot ! murmura-t-il.
— Je ne me permettrais pas, messire, répondit Gavina avec une pointe
d’humour dans la voix.
Ross entra dans sa chambre et retira ses bottes derrière la porte. Il ne
doutait pas de la loyauté de sa cousine et qu’elle garderait le silence, mais
elle ne se priverait pas de le tourmenter.
Il jeta un regard vers les volets clos de la fenêtre. Le soleil ne tarderait
pas à se lever. Il ne lui restait que peu de temps pour prendre du repos.
Aussi se coucha-t-il sans attendre, heureux de s’étirer dans son lit.
Il ne retournerait pas auprès de sa femme. Il ne regrettait pas ce moment
de détente qu’il avait passé avec elle, mais il ne devait pas se répéter.
Il n’en était pas question ! Il ne le permettrait pas !
Un peu plus tard, quand elle constata qu’elle ne pouvait plus être utile à
personne, elle monta dans sa chambre où elle fit sa toilette. Elle venait de la
terminer et remettait sa coiffe en place quand elle entendit la voix de
Gavina.
— Ma dame ? fit cette dernière en entrant dans la chambre. L’intendant
m’envoie vous chercher. Il voudrait avoir votre avis.
Ilysa eut presque le souffle coupé en entendant ces mots. Gillean avait
été le dernier à accepter sa présence à Sween. Il avait pris l’habitude de ne
jamais répondre à ses questions et chaque fois qu’elle cherchait à le
rencontrer, il prétextait d’être trop occupé et disparaissait.
Depuis quelques jours, toutefois, elle avait l’impression qu’il la
regardait moins froidement.
Ce changement d’attitude, en fin de compte, correspondait à l’assiduité
que son seigneur montrait dans ses visites nocturnes à son épouse.
À cette pensée, un frisson courut dans le dos d’Ilysa. Si c’était vraiment
le cas et que le comportement de Gillean fût réellement lié aux attentions
que lui montrait son mari, n’y avait-il pas d’autres exemples similaires
parmi les résidents du château ?
Elle regarda un moment dans le vide tandis qu’elle tentait de dénombrer
dans sa tête ceux qui avaient eu un changement radical de comportement à
son égard. En y réfléchissant bien, il apparaissait que c’était le cas de
plusieurs aînés du clan ainsi que de quelques cousins de Ross.
Ilysa tourna, enfin, son attention vers Gavina et lui fit signe de la
conduire auprès de l’intendant.
La servante savait mieux que quiconque quand son seigneur avait
commencé d’honorer quotidiennement sa femme, mais Ilysa ne pouvait
imaginer un instant qu’elle partageât ce secret avec d’autres.
Elle avait appris, d’ailleurs, des détails très personnels sur sa vie et ne
les avait confiés à personne d’autre. Ilysa en avait pour preuve qu’aucun des
domestiques n’y avait fait allusion. Il est vrai que Ross, au cours de la
journée, n’avait pas changé d’attitude à son égard. Il n’y avait donc pas de
certitude au sujet de l’intendant qui n’avait pas nécessairement changé de
comportement à son égard du seul fait que son mari partageait sa couche
tous les soirs.
Ilysa suivit Gavina jusqu’à la salle des gardes située sous la grande
salle. Elles traversèrent la vaste pièce voûtée jusqu’à une petite porte auprès
de laquelle se trouvait Gillean.
— Je vous remercie de votre célérité, ma dame, dit-il.
Sans donner aucune explication, il se retourna vers la porte et souleva
un grand anneau fixé à sa ceinture auquel pendaient plusieurs clés. Il en
choisit une, mais, avant de l’introduire dans la serrure, frappa à la porte en
prononçant un nom.
— Gavina ? fit Ilysa à mi-voix.
Comme la servante ne lui répondait pas, elle leva les yeux sur
l’intendant.
— Qu’est-ce que cela veut dire, Gillean ?
Ce dernier évita son regard et, après avoir introduit la clé dans la
serrure, la tourna.
— Entrez, ma dame, je vous en prie, dit-il en poussant la porte. Nous
parlerons à l’intérieur.
Elle resserra son plaid autour de ses épaules et entra dans la chambre en
priant en son for intérieur qu’elle pût faire face à qui que ce fût qui s’y
trouvât.
Heureusement, Gavina l’y suivit et elle en éprouva un certain réconfort.
Quand Gillean, qui la précédait, s’écarta, elle découvrit l’étroite pièce avec,
dans un coin, une paillasse.
Un homme y était étendu.
Elle fit quelques pas dans sa direction quand quelqu’un alluma une
lampe à huile. Aussitôt les traits de l’homme lui apparurent et elle fut la
proie d’une terrible angoisse.
C’était Ross, immobile et inconscient, qui gisait devant elle.
Chapitre 9
Ils étaient arrivés trop tard ! Entre le moment où les trois conseillers de
Ross s’étaient rangés à l’opinion d’Ilysa qui exigeait d’eux qu’ils aillent
quérir frère Kevin, et celui, le lendemain, où ils s’étaient présentés chez lui,
il n’y était plus.
Désireux de ne pas faire de bruit autour de sa disparition, ils s’étaient
contentés de fouiller sa chambre et de le chercher dans tous les endroits
qu’il fréquentait avant de se rendre à l’évidence : il avait quitté Sween !
Peut-être avait-il compris qu’Ilysa l’avait reconnu, elle qui avait cru
qu’il ne l’avait pas vue. Quelles que fussent les raisons de son départ,
c’était, à présent, sans importance.
En fin de compte, après d’autres discussions et échanges d’arguments,
Munro avait accepté de laisser Gavina aller chercher la vieille guérisseuse
du village qui venait en aide aux villageois pour mille et une raisons.
Dans la mesure où les problèmes propres aux femmes n’intéressaient
pas le frère, Morag était appelée à leur chevet.
Aussi, après avoir banni les hommes de la chambre, Ilysa l’attendait-
elle.
Quelques instants plus tard, Morag suivit Gavina à l’intérieur de la
chambre et, quand elle la vit, fit un signe de la tête à l’adresse d’Ilysa.
Son regard, cependant, se porta aussitôt après sur Ross étendu dans le
lit.
— Ce n’est pas pour la dame, n’est-ce pas, que vous m’avez fait venir ?
fit-elle, Mais bien pour messire MacMillan ?
— En effet, répondit Ilysa, mais si l’on vous interroge, vous direz que
vous êtes venue ici pour moi.
Elle avait prononcé ces mots sur un ton grave et ferme pour faire
comprendre à la femme qu’elle devait lui obéir, mais elle comprit qu’elle
avait échoué quand celle-ci se mit à glousser en passant devant elle pour
aller observer le blessé.
Elle s’approcha du lit en boitant et se pencha sur Ross.
— Que s’est-il passé ? s’enquit-elle.
— Personne ne le sait. Il a été trouvé dans cet état.
— N’est-il jamais sorti de son coma ? demanda Morag en passant la
main sur la joue de Ross.
Elle souleva son bras avant de le laisser retomber, puis ses paupières
afin d’observer ses yeux.
— Non, répondit-elle. Il ne s’est réveillé à aucun moment et il n’a
jamais fait le moindre geste. De même qu’il n’a émis aucun son. Nous
l’avons ausculté et ne lui avons trouvé qu’une grosse bosse à l’arrière du
crâne.
Ilysa s’écarta et laissa Gavina et Morag déplacer Ross pour permettre à
la guérisseuse de mieux l’observer.
Pendant les minutes qui suivirent, elle le palpa, lui souleva les membres
un à un tout en posant à Ilysa des questions à son sujet, mais quand elle lui
pinça fortement l’avant-bras, cette dernière eut le souffle coupé.
— Hmm… , murmura la vieille femme, n’ayant obtenu aucune réaction.
Elle se pencha sur son visage et le frappa sur les deux joues en
s’écriant :
— Messire ! Vous m’entendez ? Il faut revenir avec nous !
Voyant qu’elle était sur le point d’intervenir, Gavina retint Ilysa et la
força à reculer d’un pas.
— Laissez-la faire, ma dame ! dit-elle à mi-voix.
— Messire ! reprit Morag. Fergus a besoin de vous !
Une nouvelle claque résonna dans la chambre tandis que Gavina ne
desserrait pas son étreinte autour du poignet de sa maîtresse qui, de guerre
lasse, ne cherchait plus qu’à voir si Ross avait la moindre réaction.
Malheureusement, rien ne se passait.
Une autre claque encore mais, cette fois, Morag ne prononça pas le nom
d’un parent de Ross.
— Messire ! Ilysa est en danger !
Si la jeune femme ne l’avait pas observé aussi attentivement, elle
n’aurait pas remarqué le léger changement dans sa respiration.
Elle vit, d’ailleurs, Morag placer à cet instant une main sur sa poitrine et
en conclut qu’elle avait dû faire la même observation qu’elle.
Ilysa retint son souffle alors qu’elle ne quittait pas des yeux Ross dans
l’attente d’une réaction de sa part. Mais elle tardait à venir. Aussi, après un
certain temps sans changement apparent, la vieille femme s’écarta-t-elle du
lit.
— Le coup qu’il a reçu à la tête l’a plongé dans ce profond sommeil.
Elle plissa les yeux en regardant Ilysa quand elle ajouta :
— Il a réagi quand j’ai dit votre nom.
Un sourire survint sur les lèvres de Morag alors qu’elle poursuivait en
se tournant vers Gavina :
— Il a ouï son nom.
La servante sourit à son tour avec le même air entendu que la
guérisseuse, comme si elles partageaient un secret.
— Pensez-vous qu’il va revenir à lui ?
La question resta suspendue entre les deux femmes dans le silence de la
chambre troublé seulement par les crépitements irréguliers du feu de tourbe.
— Oui, ma dame, je le crois, répondit enfin la guérisseuse.
Ilysa ne put retenir un sanglot tant son contentement était grand.
— Allons, allons, ma petite, murmura la vieille femme en tapotant la
main d’Ilysa. Tout ira bien, mais il vous faut du courage.
— Qu’est-ce que je peux faire pour lui ?
— Rien d’autre que ce que vous faites déjà. Gardez-le bien au chaud,
entourez-le d’amour et donnez-lui le temps de se remettre.
— Combien de temps cela va-t-il prendre ?
— C’est à notre Seigneur d’en décider.
Morag s’approcha du panier qu’elle avait apporté et fouilla à l’intérieur.
— Vous imprégnerez un linge humide de ce baume et le lui appliquerez
sur le crâne. Cela diminuera l’ampleur de la bosse.
— Merci, Morag.
Ilysa regarda la guérisseuse échanger quelques mots à mi-voix avec
Gavina avant de s’orienter vers la porte.
— Je vous demande encore une fois de garder secret la présence ici de
votre chef, dit-elle avant que la vieille femme ne sortît de la chambre.
— Oui, ma dame. J’ai été appelée à votre chevet parce que vous
souffriez de la migraine.
La façon dont elle souriait laissait entendre qu’elle en savait davantage
mais gardait le secret pour elle-même.
— Je reste ici, Gavina, dit Ilysa, congédiant sa servante d’un geste de la
tête.
Les deux femmes sortirent de la chambre et, dès qu’elle fut seule, Ilysa
s’empressa de prendre un linge propre, le plonger dans l’eau fraîche puis,
après l’avoir essoré et plié en quatre, de l’imprégner de l’onguent que lui
avait donné Morag.
Elle se pencha sur Ross et glissa le linge sous sa tête.
Le silence enveloppait de nouveau la chambre où n’étaient audibles que
l’infime respiration de Ross et le murmure du feu.
Ilysa reprit sa place sur la chaise et appuya la tête contre le haut dossier.
La nuit tomba et avec elle le désespoir l’envahit. Bientôt, elle se pencha
en avant et reposa la tête sur le bord du lit où elle donna libre cours à son
angoisse et ses larmes.
Épuisée par le manque de sommeil et les soucis, elle ferma les yeux et
s’endormit.
— Non, Ronald, il faut d’abord que nous vérifiions notre stock d’ale
avant que…
— Avant que nous ne subissions un nouvel assaut, ma dame, compléta
le cuisinier. Bien sûr, et le stock de farine également.
Quatre domestiques s’approchèrent d’Ilysa qui marchait avec
l’intendant à son côté. Elle avait le trousseau de clés pendu à sa ceinture et
Gillean, s’il ne lui faisait pas encore entièrement confiance, n’en donnait, en
tout cas, aucun signe apparent. Il n’avait manifesté, d’ailleurs, aucune
réticence, la veille, quand son seigneur avait décidé de confier les clés à
Ilysa.
Elle n’en revenait pas de se trouver dans cette position de châtelaine. À
aucun moment, elle n’avait cru pouvoir se faire accepter par son mari que
son père avait dupé, et s’était plutôt attendue à mourir de sa main qu’à
devenir véritablement sa femme.
Or, elle était là, le trousseau de clés à la ceinture, en train de diriger ses
gens dans ce contexte dangereux où, à tout moment, Sween pouvait être
soumis à un assaut.
En s’approchant d’un garde-manger dont elle avait déjà la clé à la main,
manifestant par ce geste sa position de châtelaine, elle réprima une envie de
rire de bonheur accompagnée d’un ruissellement de larmes.
Les trois ans passés au couvent, où elle n’avait cessé de se rendre utile à
sa communauté, l’avaient préparée à cette nouvelle fonction de maîtresse de
maison. Et pourtant, lorsqu’elle vivait encore à Iona, elle n’avait aucun
espoir de se voir un jour mariée. Le refus dont elle avait fait l’objet de la
part de Graeme MacLean l’avait définitivement guérie de tout rêve de
mariage.
Le changement radical de destin dont, à présent, elle faisait l’objet lui
mettait le cœur en gaieté de telle façon que les domestiques qui
l’accompagnaient en étaient témoins.
Alors qu’ils suivaient Gillean en direction d’un grenier contenant
d’autres vivres, Ilysa ne pouvait effacer de ses lèvres le sourire béat qui s’y
était formé.
Rien ne pouvait diminuer son enthousiasme tandis qu’elle s’assurait
avec l’intendant qu’ils avaient assez de réserves pour soutenir un siège au
cas où, comme le redoutait Ross, le prochain assaut des Campbell les
obligerait à se retirer avec les villageois derrière les murs du château.
Comme si le fait de penser en permanence à son mari avait le don de le
faire apparaître, il se dressa, soudain, devant elle, dans l’embrasure du
grenier où elle se rendait.
Son regard se porta spontanément sur son fichu et il remua la tête en
signe de désapprobation. La flamme qui brillait dans son regard, cependant,
démentait qu’il fût fâché de lui voir porter cette coiffe même si, chaque fois
qu’il la croisait, il lui en faisait le reproche.
— Gillean, dit-il, en s’adossant au chambranle de la porte voûtée.
J’aimerais parler seul à seul avec dame Ilysa.
L’intendant acquiesça en inclinant la tête et se retira. Ilysa avait à demi
retiré son fichu quand il lui fit signe de s’arrêter puis, d’un pas lent et
mesuré, il marcha jusqu’à elle.
Quand il ne fut plus qu’à un pas d’elle, elle sentit sa respiration
s’arrêter.
— Avez-vous peur de moi, ma femme ? murmura-t-il en lui soulevant le
menton du bout du doigt. Êtes-vous craintive à cause de ma réaction à votre
constante désobéissance ? Je vois qu’en dépit de tout ce que je vous ai dit,
vous continuez de porter votre fichu.
— Je reconnais que je le suis, confessa-t-elle.
Par ces simples mots, elle révélait la peur sous-jacente qui régnait en
elle. Même si Ross n’avait jamais levé la main sur elle ni, même, haussé le
ton, elle avait été si souvent terrorisée par son père qu’elle ne pouvait se
départir de son aspect d’animal craintif.
— Je suis toujours inquiète, reprit-elle, parce que je n’arrive pas à
savoir si vous plaisantez et faites semblant d’être courroucé par ma façon de
me coiffer ou si vous êtes simplement fâché parce que je ne vous ai pas
obéi.
Dès qu’elle eut fini de parler, il avança d’un pas et l’enlaça. Leurs corps
vinrent au contact l’un de l’autre et elle s’abandonna contre lui, se laissant
envahir par sa chaleur et sa force.
— Je vais arrêter de vous taquiner, dit-il. Mais vous savez, Ilysa, que je
ne vous ferai jamais de mal. J’ai pris l’engagement devant Dieu et les
hommes de vous protéger et je ne faillirai pas à mon devoir.
Il lui souleva le menton et déposa un tendre baiser sur ses lèvres. Ce
simple geste fit naître chez elle une très forte envie d’autre chose.
— Il faut que vous sachiez, ma femme, que votre père a perdu tout
pouvoir sur vous. Or, il croyait m’avoir roulé en me faisant épouser la
cadette de ses filles, mais c’est tout le contraire. Il m’a fait le plus précieux
des cadeaux. Il a été assez sot pour ne pas vous apprécier à votre juste
valeur, et, maintenant, c’est moi qui ai l’immense privilège de vous avoir
pour épouse.
Son sexe se pressait contre le ventre d’Ilysa qui réagissait de tous ses
sens. Les pointes de ses seins s’étaient redressées et elle sentait une
vibration à la jonction de ses cuisses.
Ross avait glissé les doigts dans ses cheveux et elle comprit qu’il lui
avait retiré son fichu. Son sexe ferme contre elle ne laissait d’enflammer
son désir et lorsqu’il s’empara de ses lèvres, immisçant la langue dans sa
bouche, elle laissa échapper un gémissement.
Impatiente de l’accueillir en elle, elle joua avec sa langue qu’elle titillait
de l’extrémité de la sienne.
— J’ai envie de toi, dit-il dans un souffle alors qu’il lui soulevait sa
robe.
Elle renversa la tête en arrière en riant d’un rire de gorge envoûtant.
— Vous avez fait une dévergondée de votre nonne de femme, messire,
murmura-t-elle.
Pour toute réponse, il glissa la main entre ses jambes et palpa ses chairs.
— Si je comprends bien, dit-il en la pénétrant d’un doigt, j’ai beaucoup
de chance.
Elle lui saisit les épaules pour ne pas perdre l’équilibre, mais, lorsqu’il
s’arrêta de la masser et laissa retomber sa robe, elle ne put se retenir de
protester :
— N’arrêtez pas, messire ! Je vous en supplie… C’est si bon…
Il bloqua la porte à l’aide d’une caisse puis, soulevant Ilysa, la déposa
sur un tonneau contre l’un des murs. La couchant sur le dos, il lui souleva
les genoux et fit reposer ses pieds contre sa poitrine.
— J’aime que tu me supplies, Ilysa, dit-il d’un ton grave et sensuel qui
transmit des frissons à la jeune femme.
Il releva de nouveau sa robe, découvrant ses jambes jusqu’au haut des
cuisses ainsi que ses hanches, et se mit à la caresser en remontant de plus en
plus près de sa féminité. Habituée, maintenant, à ses caresses, elle s’y
abandonnait dans une totale confiance.
— Je vous en prie… , murmura-t-elle quand il introduisit ses doigts en
elle, la caressant subtilement.
Elle ne put ajouter un mot au moment où il posa ses jambes sur ses
épaules, lui saisit les hanches et l’attira vers lui en pressant les lèvres là où,
un instant plus tôt, se trouvaient ses doigts.
Étourdie de plaisir, elle lui prit la tête entre les mains et le maintint dans
cette position alors qu’il la torturait d’une délicieuse manière avec ses
lèvres et sa langue.
La sensation de plaisir augmenta, soudain, dans une proportion qu’Ilysa
n’avait encore jamais connue entre ses bras et, après quelques mouvements
de la langue et des lèvres de Ross, elle se livra à la vague voluptueuse qui
l’emportait dans un tourbillon.
Elle était à peine remise de sa merveilleuse expérience, qu’il la tira vers
lui jusqu’au bord du tonneau et la pénétra, ravivant aussitôt le plaisir dont
elle vibrait encore.
Le soupir qui s’échappa de ses lèvres était autant lié à la satisfaction
qu’elle éprouvait qu’à l’anticipation de ce qui l’attendait.
Elle ouvrit les yeux tout grands quand il vint plus profondément en elle
et ne les referma plus alors qu’il allait et venait avec une force croissante.
Lui soutenant la nuque, il s’empara de ses lèvres et une indicible jouissance
parcourut le corps et les membres de la jeune femme alors qu’il s’élevait
progressivement vers le sommet de sa satisfaction où il répandit sa semence
en elle.
La tête appuyée à sa poitrine, elle attendit que se calmât la tempête des
sens qu’entre eux ils avaient déchaînée.
— Ça va ? demanda-t-il après un moment en l’embrassant doucement
sur le front.
Des larmes remplirent les yeux d’Ilysa avant qu’elle ne pût prononcer
un mot.
Chaque fois qu’il s’unissait à elle, il s’enquérait de ce qu’elle avait
ressenti et était très soucieux de savoir qu’elle allait bien. Et il témoignait
de cette attention quelle qu’eût été la nature de leur relation, tendre et
voluptueuse ou fougueuse et déchaînée.
Il s’inquiétait toujours en premier de son plaisir et s’assurait après
qu’elle n’avait souffert d’aucun inconfort.
Comblée de tendresse, elle retint ses larmes et, enfin, acquiesça d’un
signe de tête.
Quand il l’aida à descendre du tonneau, elle rabattit sa robe et replaça
son châle sur ses épaules.
— Vous n’avez plus mal à la tête ? demanda-t-elle. Comme vous n’êtes
pas venu me voir, hier soir, j’ai pensé que peut-être…
Elle s’interrompit, ne sachant pas comment expliquer ce qu’elle avait
ressenti en se retrouvant seule dans son lit.
— Je ne suis pas venu ? fit-il, interloqué.
Devant son expression à la fois navrée et confuse, Ilysa conclut qu’il
devait trop souffrir de la tête pour lui témoigner son amour et, sans doute,
n’était-il pas encore débarrassé de la douleur qui l’accablait depuis qu’il
avait reçu le coup à l’arrière du crâne.
Il se tourna vers la porte et déplaça la caisse puis, comme il levait les
yeux sur Ilysa, elle sentit le sang lui monter aux joues. Même après s’être
donnée à lui, elle ne pouvait parler de leurs relations intimes sans rougir.
— Je n’arrive pas à croire que tu rougisses après que tu m’as laissé te
posséder ainsi, sur un vulgaire tonneau. Avec tes cheveux en bataille, tes
vêtements en désordre et tes lèvres gonflées, tu es si belle et désirable… Si
je ne me retenais pas, je passerais mes journées entre tes bras.
Il s’interrompit et en souriant lui passa la main dans les cheveux.
— On a l’impression que vous sortez de notre lit après une folle nuit
d’amour, reprit-il, recourant de nouveau au vouvoiement pour lui rappeler
qu’elle n’en restait pas moins châtelaine de Sween. Décidément, ma chère
épouse dévergondée autant qu’innocente, vous me plaisez terriblement.
Il lui effleura les lèvres d’un baiser et, l’instant d’après, il avait disparu.
Demeurée seule, elle se baissa pour ramasser son fichu et, le dos tourné
à la porte restée ouverte après le départ de Ross, le remit en place.
Elle avait les bras levés et disposait ses boucles sous le carré de tissu
quand deux mains la saisirent à la taille et elle se sentit tirée en arrière.
Elle savait que c’était lui. Elle connaissait trop bien la manière dont il la
touchait pour ne pas le reconnaître et elle n’avait aucune envie de lui
résister. S’il souhaitait reprendre ce qu’ils venaient d’achever, elle y était
plus que consentante.
— Que faites-vous, messire ?
Elle se sentait bien et rassurée dans ses bras, mais, en dépit de son
propre désir qui semblait n’être jamais rassasié, elle se demandait si elle
n’aurait pas dû refuser qu’il la réclamât ainsi à n’importe quelle heure de la
journée et dans des endroits aussi incongrus.
Peut-être devrait-elle établir des limites et n’accepter ces privautés que
dans le sanctuaire de sa chambre. Ils n’étaient plus de tout jeunes mariés
fous de bonheur qui jouissaient de leurs premières heures de vie commune.
Non. Leur mariage, d’ailleurs, avait été arrangé dans le cadre d’une alliance
entre clans. Et, en outre, elle était une mariée pas comme les autres.
Mais en fait, au fond d’elle-même, elle n’avait aucune envie de se
refuser à lui quelles que fussent les circonstances où il réclamait son
attention. Elle se sentait plus vivante que jamais entre ses bras. Que ce fût
dans l’espace privé de leur chambre ou dans un autre lieu, il lui témoignait
toujours la même attention pleine de délicatesse.
Aussi appréciait-elle largement autant leurs rencontres sauvages, plus en
tout cas qu’elle ne l’aurait pensé ou, peut-être, qu’elle ne l’aurait dû.
Elle aimait être avec lui, sentir ses mains sur son corps, ses baisers, son
contact… Tout en lui la comblait de bonheur.
— J’étais venu vous dire que je vous voulais à table, ce soir, pour le
souper, mais en vous voyant, j’ai eu si fortement envie de vous que je n’ai
pas pu résister.
Il laissa courir ses mains sur son corps avant de l’inviter à se tourner
vers lui.
— Seriez-vous soumis à la tyrannie de vos bourses, messire ? demanda-
t-elle d’un air espiègle en rougissant.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Comment
pouvait-elle parler ainsi, elle qui avait passé trois ans de sa vie dans un
couvent ?
Ross, cependant, ne pouvait plus s’arrêter de rire et sa liesse se
communiquait à Ilysa qui se sentait encore plus proche de lui.
— Vous me rejoindrez à table, reprit-il d’une voix autoritaire cette fois.
Il attendit qu’elle eût acquiescé avant de la relâcher.
— Vous pouvez porter ce sacré fichu si vous en ressentez l’obligation.
— Je crois qu’ils étaient trois, dit Ross comme s’il sortait d’un rêve. Et
l’une des voix m’était familière.
Il se frotta l’arrière de la tête, qui ne cessait de le faire souffrir.
— Elle venait de derrière ces buissons, reprit-il en se tournant vers le
feuillage secoué par les bourrasques.
Il écoutait les bruissements qu’ils produisaient en espérant que les
paroles qu’il avait entendues se présenteraient à son esprit.
— Ne te souviens-tu de rien d’autre ? fit Dougal en scrutant le sol à la
recherche d’une trace que les soudards auraient pu laisser. Ne les as-tu au
moins aperçus ?
Ross fit non de la tête.
— Non. J’ai entendu deux fois « MacMillan » puis j’ai reçu un coup sur
la tête.
— Frère Kevin a dû retrouver certains membres de son clan au bord de
l’eau et tu les as surpris alors qu’ils se croyaient tranquilles, suggéra
Dougal. Mais c’est étrange que des MacDonnell viennent aborder notre
rivage peu après que nous avons subi un assaut des Campbell.
Ross resta silencieux. Il n’était pas nécessaire de répondre à son cousin
car tous deux pensaient la même chose. Ils ne s’étaient, en fin de compte,
pas trompés en pressentant que ce mariage arrangé cachait un loup. Il n’y
avait, d’ailleurs, rien de surprenant qu’il comportât une supercherie de plus
car Iain MacDonnell était coutumier du fait.
— Il faut donc nous préparer à un double assaut, déclara Ross.
— La disparition de frère Kevin juste après que tu as été victime de
cette agression ne peut être une simple coïncidence. Particulièrement après
que dame Ilysa nous a dit l’avoir surpris en compagnie de deux autres
hommes.
Dougal se redressa et brisa la branche qu’il avait ramassée.
— Tu penses qu’il a compris qu’elle l’avait reconnu ? demanda Ross.
— Oui. Et je crois que le frère n’était pas devenu notre guérisseur pour
rien, répondit Dougal en remontant vers le château. Tout est calculé quand
Iain MacDonnell est de la partie.
— Crois-tu qu’il ait eu une idée derrière la tête en me donnant sa fille
pour femme ? fit Ross, exprimant, enfin, ce qui le tourmentait le plus.
Dougal s’arrêta de marcher et le regarda dans les yeux, faisant naître
spontanément cette question dans l’esprit de Ross : son cousin le lui dirait-il
s’il soupçonnait qu’Ilysa était d’une manière ou d’une autre impliquée dans
le projet de son père ?
— J’ai été témoin de sa réaction lorsque nous l’avons conduite auprès
de toi et qu’elle t’a découvert inanimé, répondit Dougal. Je puis t’assurer
que son émotion n’était pas feinte et que l’affection qu’elle te porte ne l’est
pas non plus. Sache qu’elle t’a veillé nuit et jour avec une incomparable
dévotion. Je ne décèle vraiment rien dans son comportement qui pût révéler
une quelconque hypocrisie à ton égard.
Ross acquiesça de la tête. Il ne voulait rien croire d’autre que ce que lui
affirmait son cousin. Il commençait de prendre conscience, en effet, qu’il
attendait beaucoup plus de son mariage avec Ilysa quelles qu’eussent été les
circonstances dans lesquelles il avait eu lieu.
— Viens, dit-il à son cousin. Ilysa, ce soir, dîne avec nous.
Dougal, qui avait constaté que la jeune femme n’avait jamais assisté à
aucun souper depuis son arrivée à Sween, eut une expression de surprise.
— Comment as-tu réussi à l’y convaincre ?
Ross garda le silence jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au pied du
donjon.
— Je lui ai donné l’ordre de dîner avec nous, répondit-il enfin. Or,
comme toute femme attentive aux désirs de son mari, elle m’obéit.
Il plaisantait mais ne pensait pas que sa remarque fût drôle au point de
déclencher l’hilarité de Dougal.
— À ta place, si tu as encore des soupçons, je ne mangerai rien de ce
qu’elle me présente, dit ce dernier entre deux fous rires. Un conseil d’ami :
ne partage pas son tranchoir !
Chapitre 12
Les jours qui suivirent où, chaque matin, elle se réveillait lovée contre
lui puis l’accompagnait dans tous ses efforts pour assurer la défense de son
clan furent les plus beaux qu’elle eût jamais vécus. Ils étaient même plus
merveilleux que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
Ross prenait tous ses conseils au sérieux et ne mettait jamais en cause sa
participation à telle ou telle discussion sur l’organisation de leur défense.
Quand les espions envoyés par Ross revinrent en annonçant que de
nombreux vaisseaux chargés d’hommes d’armes s’étaient rassemblés au sud
du loch, Ilysa comprit que le moment était venu de constater si leurs
préparations, dont de nombreuses avaient été inspirées par elle, se
révéleraient ou non efficaces.
Ils sauraient, aussi, bientôt, s’ils étaient assez nombreux pour défendre
Sween et si le clan de Ross, leur clan, continuerait de vivre ou serait
anéanti.
La lutte effrénée qu’ils menaient pour être prêts au moment de l’assaut
n’avait de cesse de les rapprocher l’un de l’autre. Avec la contribution de
tous les villageois et les habitants du château qui donnaient le meilleur
d’eux-mêmes, Ilysa avait l’espoir que leurs efforts seraient couronnés de
succès. Ultimement, elle faisait des vœux pour que son père leur procurât le
soutien qu’il leur avait promis et qu’ainsi les MacMillan parviennent à
défaire leur ennemi.
Et après, elle l’espérait, la vie reprendrait pour toujours dans le bonheur.
Ross et elle resteraient à jamais unis.
— Nous sommes aussi prêts qu’on puisse l’être, dit Munro.
À côté de Ross sur les remparts de Sween, le capitaine exprimait sa
confiance sans exagération et, d’ailleurs, Dougal et Innis acquiescèrent à sa
remarque.
— J’aimerais presque…
Ross ne termina pas sa phrase car en vérité il ne désirait pas ce qu’il
était sur le point de dire.
— J’aimerais que nous ne soyons pas en train d’attendre désœuvrés
sans savoir quand nous aurons à nous battre, reprit Munro qui exprimait par
ces mots la pensée de son chef. Je voudrais que ce soit nous qui ayons
l’initiative du combat.
— C’est précisément ce que je voulais dire sans me le permettre, fit
Ross.
Il regarda successivement chacun des hommes et reprit :
— Nous pensons tous la même chose, mais avec nos forces divisées en
deux, l’autre moitié se trouvant avec Fergus, il serait risqué de s’aventurer
hors de Sween.
— Je le sais, Ross, dit Munro, mais je suis impatient de faire payer aux
Campbell le mal qu’ils nous ont fait.
— Moi aussi, Munro, mais puisque nous savons qu’ils approchent, il est
plus raisonnable de les attendre derrière nos murs comme le fait Fergus à
Barron.
— Les derniers de nos hommes seront de retour ce soir, n’est-ce pas ?
dit Dougal.
— Oui, au coucher du soleil, répondit Innis.
— Grâce à ces dernières informations, nous aurons une vision plus
complète de leurs intentions et pourrons nous y opposer, dit Ross.
— Dame Ilysa n’est pas là ? fit Innis.
Ross croisa son regard inquisiteur et fit oui de la tête.
— Ne devrions-nous pas en profiter pour aborder certains sujets ?
— Non, Innis, il n’y a rien à discuter, répondit sèchement Ross. Nous
savons tous que le père de ma femme est le plus grand inconnu dans cette
affaire. Le fait qu’Ilysa ait été envoyée ici plutôt que sa sœur montre
clairement qu’il poursuit un objectif indépendamment des ambitions des
Campbell.
Ilysa, hélas, était un élément plus important qu’il ne l’aurait voulu de ce
jeu obscur que menait Iain MacDonnell, mais elle n’était tout de même
qu’un pion entre les mains de ce dernier comme tous ceux qui dépendaient
de lui ou étaient simplement en lien avec lui. Sa présence ici, cependant, et
les actions qu’elle y menait rendaient difficile de discerner le rôle qu’elle
jouait sur l’échiquier de son père.
Le rusé MacDonnell, en effet, ne l’aurait pas substituée à sa sœur sans
raison. Ross avait la certitude que son but n’était pas uniquement de
l’humilier en lui faisant jouer le rôle de l’idiot.
— Dame Ilysa s’est révélée digne de confiance, n’est-ce pas, Ross ? fit
Dougal. Regarde tout ce qu’elle a accompli ici.
Ross leva la main pour arrêter son cousin.
— Il ne s’agit pas de ma femme. Les agissements de son père ne
concernent que ce dernier.
Ross posa la main sur l’épaule de son cousin, qui était devenu le plus
acharné protecteur d’Ilysa depuis qu’elle était arrivée à Sween.
— Elle fait partie, cependant, de son plan, reprit Ross. Plan dans lequel
elle joue un rôle que lui seul et personne d’autre semble comprendre.
— Que faut-il faire des hommes d’armes du clan MacDonnell qui
séjournent ici ? demanda Munro.
— Continue à leur confier des tâches à l’extérieur des remparts. Se
plaignent-ils de dormir au village ? Et y a-t-il eu de nouveaux incidents
avec les nôtres ?
— Non. Quoi qu’on leur demande, ils semblent satisfaits. En dehors de
l’incident qui avait été signalé, il ne s’est plus rien reproduit. Le forgeron,
toutefois, brûle de se battre avec l’un des leurs.
Munro haussa les épaules en prononçant ces derniers mots tandis que
Ross croisait les bras sur la poitrine en remuant la tête en signe de
dénégation.
Il connaissait la source de tous ces problèmes. Elle se trouvait, en effet,
dans l’irrespect que les MacDonnell témoignaient à sa femme. L’un d’eux
ayant été insultant à l’égard d’Ilysa en présence du forgeron, celui-ci, dont
la fille avait été protégée par Ilysa lors de l’assaut des Campbell, ne le lui
pardonnait pas.
— Tenez-les séparés, répondit Ross. Lorsque nous en aurons fini, je
réglerai cette question. Le MacDonnell paiera pour ce qu’il a dit.
Alors que les hommes se séparaient, Dougal fit signe à Ross qu’il
voulait lui parler. Il attendit que les autres se fussent suffisamment éloignés
pour commencer :
— Est-ce que les espions que tu as envoyés à Dunyvaig avaient pour
mission d’enquêter sur Ilysa ?
— Oui, de même que ceux qui sont allés à Iona.
Dougal ne put cacher son étonnement.
— Quand as-tu pris la décision d’en savoir plus sur elle ?
— Dès le matin de son arrivée. En fait, lorsque j’ai su qu’elle n’était pas
la fiancée que j’attendais. Je ne savais rien d’elle. Deux de nos hommes ont
suivi Eachann qui retournait à Dunyvaig puis, quelques jours plus tard, j’ai
envoyé quelqu’un à Iona.
— Tu as envoyé un espion au couvent ? fit Dougal d’un air moqueur.
— Non. J’ai suivi le conseil Elspeth et y ai envoyé une femme.
Dougal remua la tête d’un air incrédule qui ne fit que convaincre un peu
plus Ross qu’il avait eu raison de suivre le conseil de sa sœur. Elspeth, en
effet, s’était toujours plainte de ne pas être prise au sérieux et de se voir
interdire la plupart des missions que les hommes accomplissaient.
Dans son cas, il s’agissait de combattre et se défendre elle-même
comme n’importe quel homme d’armes. Il ne s’agissait pas de ça en
l’occurrence, mais en réfléchissant à la meilleure façon de rencontrer la
mère supérieure et d’obtenir son aide, il était apparu à Ross qu’une femme
serait la mieux placée.
— C’est elle en personne, d’ailleurs, que j’aurais mandée de se rendre à
Iona si elle avait été encore là, reprit-il.
Elspeth aurait été enchantée d’accomplir cette mission mais elle avait
déjà rejoint l’abbaye près de la maison de son promis, où elle attendait leur
mariage.
— Il y a déjà plusieurs semaines que tu es marié… La femme que tu as
envoyée là-bas en est-elle revenue ?
— Bien sûr. Elle s’est entretenue avec la mère supérieure et n’a fait que
confirmer ce que je savais déjà par la rumeur ou par Ilysa elle-même. La
supérieure lui a dit qu’elle n’avait pas été informée de l’intention de Iain
MacDonnell de reprendre sa fille. Ses hommes, d’ailleurs, sont arrivés de
nuit et sont allés chercher Ilysa dans sa chambre alors qu’elle dormait. Les
sœurs ont été terrifiées, mais aucune n’a été violentée.
— Tu crois donc tout ce que te dit ta femme ?
— Oui, sans hésitation. En dépit de son père en qui je n’ai aucune
confiance. Je la crois absolument étrangère à toutes ses machinations.
Dougal parut rassuré quelles que fussent ses préoccupations, et leur
conversation se poursuivit sur d’autres questions, notamment sur certaines
plaintes émises par des fermiers.
Un peu plus tard, Dougal lança un regard par-dessus l’épaule de Ross.
— Regarde ! fit-il en pointant le doigt vers le sud.
Ross se retourna et vit un navire approcher de leur rivage. Poussé par le
vent du nord, il avançait rapidement. Une bannière aux couleurs du clan
MacDonnell battait sauvagement dans les bourrasques en haut du mât.
— C’est intéressant qu’il nous envoie du monde juste avant que nos
espions n’arrivent, remarqua Ross en se dirigeant vers l’escalier conduisant
à la cour. Viens ! Nous allons accueillir nos visiteurs.
Ils trouvèrent Munro à la porte d’entrée du château où il les avait
devancés.
— Je suppose que dame Ilysa est descendue au village avec Morag ? fit
Ross cherchant des yeux sa femme.
— Morag ? dit Munro en haussant les épaules. Ne me demande pas, je
ne sais pas, mais si elles sont ensemble, il est vraisemblable qu’elles
discutent des vertus des herbes et plantes diverses.
Ross ne s’inquiétait pas. Il savait que sa femme retournerait au donjon
dès qu’elle apprendrait qu’ils avaient reçu de la visite. Aucun messager
n’avait annoncé ces visiteurs si bien que Ross ne pouvait se douter de qui il
s’agissait. Des émissaires de Iain MacDonnell seraient-ils à bord de
l’embarcation ou s’y trouverait-il lui-même ?
Par prudence, des gardes s’alignèrent de part et d’autre de l’entrée du
château tandis que Ross, encadré d’Innis et de Munro, s’avançait vers le
quai.
Un petit groupe d’hommes descendit du navire et s’avança vers lui. De
grande taille, ces hommes d’armes encadraient une femme.
Vêtue d’un grand manteau dont la capuche lui couvrait la tête, on ne
voyait d’elle que le visage et le regard. Or, Ross crut reconnaître les yeux
d’Ilysa.
Elle avança seule jusqu’à Ross, à l’exception d’un homme qui restait à
son côté.
Ross avait deviné de qui il s’agissait avant même que l’homme n’eût
annoncé le nom de la jeune femme.
— Dame Lilidh MacDonnell, dit-il. Fille aînée de messire Iain
MacDonnell.
Celle qui aurait dû être son épouse fit une gracieuse révérence avant de
se redresser et rejeter en arrière le capuchon de son manteau qui tomba sur
ses épaules.
— Messire, dit-elle en croisant le regard de Ross.
Puis, sans la moindre pudeur, elle se mit à l’observer de la tête aux pieds
en s’arrêtant sur le milieu de son corps.
— Soyez la bienvenue à Sween, ma dame, dit Ross. Votre sœur ne m’a
pas averti de votre visite.
— Elle l’ignore. C’est mon père qui a souhaité que je vous rende visite
car nous n’avons reçu aucunes nouvelles d’Ilysa depuis qu’elle vit ici.
— Je ne doute pas qu’elle soit touchée par votre démarche.
— Où est-elle ?
Une certaine inflexion dans le ton de voix de la jeune femme et son
attitude révélaient très clairement qu’elle avait beau s’enquérir d’elle, elle
était tout à fait indifférente au sort de sa sœur.
— Ma femme est à ses affaires, répondit laconiquement Ross.
Le choc qu’il lut sur le visage de Lilidh MacDonnell était assez
révélateur de ce à quoi elle et son père s’étaient attendus. À aucun moment
ils n’avaient pensé qu’il reconnaîtrait Ilysa comme sa femme légitime.
— Venez, dit-il. Vous pourrez attendre son retour à l’intérieur.
Selon l’usage, il présenta le dos de la main à la jeune femme qui y plaça
la sienne. Il remarqua à cet instant un étrange échange de regards entre elle
et l’homme qui se tenait à son côté avant que ce dernier ne reculât d’un pas
puis qu’il les suivît.
Parfaitement exercée à l’art de la conversation la jeune femme ne cessa
de parler tandis qu’ils marchaient en direction du donjon. À aucun moment,
elle ne ralentit son débit, si bien qu’il était impossible à Ross de lui poser la
moindre question.
Ils approchaient du donjon quand il entendit un bruit de pas derrière
eux. Aussitôt, il s’arrêta avec Lilidh MacDonnell et se retourna.
Ilysa, suivie de Gavina tout essoufflée, venait vers eux à grands pas. Sa
robe était recouverte d’un tablier et elle portait sur la hanche droite un
panier rempli de plantes médicinales. Le visage coloré par l’effort et les
rires, les boucles dorées de ses cheveux flottant dans la lumière du soleil,
elle respirait le bonheur et la jeunesse.
Cependant, l’instant d’après, ce spectacle merveilleux s’évanouit sous
les yeux de Ross. Ilysa, en découvrant que sa sœur était au bras de son mari,
se transfigura presque immédiatement. Et elle n’avait pas fini de se
décomposer…
Au moment où l’homme qui avait accompagné sa sœur lui montra son
visage, elle pâlit et se figea, le fixant de ses yeux effarés comme si un
spectre venait de lui apparaître.
Le temps sembla s’arrêter…
Ross, qui n’avait d’yeux que pour sa femme, la vit danser d’un pied sur
l’autre comme si elle perdait l’équilibre. Il allait s’élancer vers elle quand il
prit conscience que sa sœur avait la main posée sur la sienne.
— Qu’avez-vous fait à ma sœur, messire ? fit Lilidh MacDonnell sur un
ton accusateur.
Elle ne put retenir un rire bref et glaçant qui surprit désagréablement
Ross.
— Vous l’avez réduite à l’état de servante, ce qui, d’ailleurs, était déjà
son cas à Iona.
La lumière s’éteignit dans le regard d’Ilysa, de même que s’était
évanoui son sourire, et la jeune nonne qu’il avait vue débarquer à Sween
réapparut, soudain, comme sous l’effet d’un sortilège.
La façon dont son estomac se noua lui dit qu’il ne reverrait jamais plus
la femme qu’il avait tant aimée.
Chapitre 14
Elle ne pouvait rien faire d’autre que regarder, immobile, la scène qui se
présentait à elle.
De voir sa sœur au côté de Ross, la main sur la sienne, lui avait coupé le
souffle. Grande et belle, Lilidh était la femme parfaite pour Ross. Or, c’était
celle qu’il avait cru épouser !
Mais si elle était profondément choquée de voir sa sœur dont elle
n’attendait pas la visite, elle l’était encore plus par la présence à son côté de
l’homme qui tournait, à présent, le visage vers elle.
Graeme MacLean !
Celui auquel elle avait été promise et qui l’avait refusée !
Or, c’était à la suite de ce rejet qu’elle avait été envoyée à Iona de façon
à ne pas gâter le bonheur de Lilidh qui, dans la foulée, avait été fiancée à
Graeme MacLean.
Dépourvu de caractère, il était aux ordres de leur père et jouait elle ne
savait quel rôle dans son stratagème. Mais si ce n’était qu’un personnage
fantoche, il n’en avait pas moins le pouvoir de blesser Ilysa qu’il regardait,
à présent, avec un vague dégoût mêlé de pitié comme lorsqu’elle lui avait
laissé voir son bras atrophié.
Son regard exprimait, toutefois, une nuance supplémentaire. Au-delà du
mépris, elle lisait dans ses yeux bruns un sentiment peut-être encore plus
insultant : le soulagement.
Celui de ne pas avoir été forcé de l’épouser, trois ans plus tôt, comme il
avait cru que ce serait le cas.
Il lui lança, soudain, un regard critique qu’elle prit, cette fois, pour sa
tenue et ses cheveux libres qui avaient l’outrecuidance de rivaliser avec la
blondeur de sa fiancée.
En réaction à la remarque désagréable de Lilidh au sujet d’Ilysa, Ross
lui avait laissé tomber la main et avait eu un mouvement d’empathie vers sa
femme avant de se tourner vers Gillean avec lequel il échangea quelques
mots à mi-voix.
L’intendant acquiesça de la tête et fit signe à Lilidh et MacLean de le
suivre, laissant Ross seul en présence d’Ilysa qui avait envie de se jeter dans
ses bras tout autant que de fuir et disparaître à jamais.
Il avait suffi qu’elle revît sa sœur et Graeme pour que l’assurance
qu’elle croyait avoir acquise s’évanouît en un instant. Toute la satisfaction
et la joie qu’elle avait éprouvées en devenant l’épouse de Ross s’étaient
dispersées comme emportées par le vent.
En voyant Ross combler l’espace qui le séparait d’Ilysa, Gavina, qui
était restée en retrait, s’empressa de débarrasser sa maîtresse de son panier,
dit quelques mots à son mari et se dirigea vers le donjon.
Debout près d’elle, Ross ne disait pas un mot, se contentant de la
regarder avec tendresse.
Après un certain temps, consciente que c’était à elle de parler et,
d’ailleurs, désireuse de lui demander la permission de séjourner ailleurs
qu’au château tant que Lilidh et Graeme s’y trouveraient, elle commença :
— Je vous supplie de…
— Tu n’as pas à me supplier, Ilysa, l’interrompit Ross spontanément.
Quoi que tu désires ou aies besoin est déjà à toi.
— Je…
Elle leva la main pour tirer sur l’étole qu’elle ne portait pas et Ross en
profita pour lui prendre la main.
— Dis-moi qui est cet homme, dit-il en lui enlaçant la taille de son bras
libre tandis qu’il commençait de se diriger avec elle vers le donjon.
— Je ne peux pas, Ross, fit-elle, sa voix s’étranglant dans sa gorge.
— Reprends ta respiration, ma chérie, dit-il avec une autorité empreinte
de compassion. Expire, maintenant, lentement…
Or, tout en parlant, ils continuaient de marcher ensemble.
— L’homme, répondit-elle enfin, c’est Graeme MacLean.
— Il appartient au clan qui soutient le couvent d’Iona ? La supérieure
en est une MacLean, n’est-ce pas ?
Ilysa glissa, mais il la retint de tomber. Ralentissant alors leur pas, il
demanda :
— Peux-tu me dire ce qu’il est pour toi ?
Tout en marchant très lentement, il se dirigea vers la cuisine de façon à
entrer au château sans prendre le risque de croiser Lilidh et Graeme. Quand
ils eurent franchi le seuil de la porte, il conduisit Ilysa directement à un
endroit où personne ne les verrait ni ne les entendrait.
Ils restèrent un moment en silence, Ilysa jouissant de la présence de
Ross qui la tenait dans ses bras. Elle savait qu’il ne la tiendrait plus ainsi
après qu’elle lui aurait révélé l’objet de sa honte. Or, il lui était d’autant
plus difficile de le faire qu’elle avait été particulièrement heureuse au cours
des derniers jours.
Dès qu’elle aurait parlé, elle le savait, il n’en serait plus rien.
— Graeme était… Nous étions promis l’un à l’autre.
— Quand ?
— Il y a un peu plus de trois ans.
— Tu l’aimais ?
Entre toutes les questions auxquelles elle s’était attendue de sa part, elle
n’avait jamais envisagé celle-là.
— Ilysa, réponds-moi. L’as-tu aimé ?
Elle croyait reconnaître l’accent de la jalousie dans le ton de sa voix,
mais cela ne se pouvait pas.
— Je ne l’avais jamais rencontré. Lilidh, par contre, l’avait vu et elle me
l’avait décrit.
— Seigneur ! murmura Ross.
— Eh oui… Or, elle a décidé qu’elle le voulait pour elle. Elle n’a pas eu
de peine à en convaincre mon père.
Il lui importait peu que leur père eût eu d’autres projets pour elle dont,
en particulier, une union avec un homme d’un bien plus haut rang. Lilidh,
en effet, avait obtenu ce qu’elle voulait en usant de son charme et de son
habileté. Leur père n’y avait vu que du feu.
— Et Graeme ? Comment a-t-il réagi ?
Ilysa prit une longue respiration et expira lentement en appuyant la tête
à la poitrine de Ross tandis qu’elle cherchait les mots pour lui répondre.
— Qu’a-t-il fait, Ilysa ?
Il y avait presque de la menace dans sa voix et, Dieu lui pardonne, elle
en aimait le son.
— Nous avons marché le long du loch et il a vu mon bras.
— Tu ne me dis pas tout. Vas-y. Je veux savoir le reste de l’histoire.
— Lilidh était avec nous… À un moment, j’ai trébuché…
Elle n’avait pas oublié la façon dont elle avait été poussée dans le dos et
qui l’avait fait tomber à terre.
— Il s’est penché pour m’aider à me relever et mon bras est sorti de son
écharpe…
— Et il l’a vu. Tu ne t’en es pas rendu compte ?
— Non. Je ne sens presque pas mon bras. S’il sort de l’écharpe, je ne
m’en aperçois pas toujours. De retour au donjon, Graeme MacMillan a
déclaré à qui voulait l’entendre qu’il n’épouserait pas une femme avec un
bras atrophié, que se marier avec moi serait, d’ailleurs, mentir devant Dieu
et les hommes et que, de toute façon, il serait incapable de consommer le
mariage…
— Suffit, amour, fit-il en lui passant la main dans les cheveux. Tu en as
assez dit.
— Avant cet incident, mon père n’avait jamais parlé en public de mon
problème. Et dans ma famille, on n’en parlait presque jamais. La
réprobation de Graeme, cependant, l’a obligé à annuler les fiançailles et à
m’envoyer à Iona.
Elle s’écarta de Ross, qui la laissa aller, et, ravalant ses larmes, elle
s’éclaircit la voix.
— Cela s’est en fin de compte révélé comme un avantage d’entrer au
couvent, même si ni moi ni mon père, sur le moment, n’en avions
conscience.
La main tremblante, elle retira son tablier, effaça les plis de sa robe et
remit en place son bras gauche.
— Où vas-tu ? fit-il alors qu’elle venait de lui tourner le dos.
Il la saisit à l’épaule et l’obligea à se retourner vers lui.
— Vous avez des invités, répondit-elle en baissant la tête. Je ne veux
pas…
— Tu es dame Ilysa MacMillan, femme du chef du clan du même nom.
Et tu n’as pas à faire ce que tu ne veux pas faire. Ne te fatigue pas à te
montrer aimable avec ta sœur et ce Graeme MacLean. Laisse Gillean
s’occuper d’eux.
Le besoin de se cacher, à présent, la submergeait. Elle serait capable, le
lendemain, d’affronter leurs visiteurs, mais maintenant, son seul désir était
de fuir.
— Je voudrais regagner ma chambre, dit-elle.
Il ouvrit la bouche pour contester ce choix, mais réprima aussitôt les
paroles qu’il allait prononcer et se contenta d’acquiescer.
— Rejoins-moi plus tard dans ma chambre, lança-t-il alors qu’elle avait
déjà fait un pas en direction de la cuisine.
— Je crains de n’être trop nerveuse, cette nuit, messire. Je vous verrai
demain matin.
Les traits de son visage tressaillirent comme si par sa réponse elle
l’avait souffleté, mais il n’insista pas et n’ajouta plus rien.
Surprise qu’il ne se fût pas révolté, Ilysa sentit son cœur se briser alors
qu’elle s’éloignait de lui.
À l’heure où le souper fut servi dans la grande salle, Ilysa était épuisée à
un point qu’il ne lui était jamais arrivé même après de longues journées de
travail, une pauvre nourriture et l’assiduité à la prière monastique.
Chaque fois que sa sœur avait ouvert la bouche, ç’avait été pour
prononcer des paroles insultantes à l’égard des personnes ou de moquerie
au sujet des objets qui se présentaient à son regard.
Elle s’était révélée plus manipulatrice que jamais, feignant d’être en
colère contre Ross en raison de la façon dont, selon elle, il traitait Ilysa en la
diminuant et l’humiliant, notamment en la faisant travailler au milieu de ses
gens. Qui plus est, Dieu lui pardonne, au village !
Or, chaque fois qu’Ilysa prenait la défense de son mari, Lilidh
démontait son argumentation, lui faisant valoir qu’elle lui prêtait des
attentions à son égard qu’il n’avait jamais eues.
Dougal avait fini par avoir pitié d’Ilysa et avait pour ainsi dire forcé sa
sœur à l’accompagner pour voir les nouvelles granges qui avaient été bâties
à la lisière du village.
Ilysa lui avait été vivement reconnaissante de la libérer de sa vipère de
sœur, mais celle-ci ne croyait pas à la nécessité d’être proche de ceux que
l’on gouvernait et n’avait de cesse de la séparer de ses gens. Aussi le répit
d’Ilysa fut-il de courte durée, sa sœur réapparaissant, soudain, pour lui
demander de visiter le donjon dans le détail.
Heureusement, Graeme MacLean ne les accompagnait pas, sinon c’eût
été insupportable.
Ilysa avait cru que c’était la volonté de Lilidh de ne pas se faire
accompagner de son promis, mais il n’était pas dans la grande salle quand
elles en étaient sorties. Or, Dougal, après s’être vu confier la responsabilité
de faire visiter Sween à Lilidh MacDonnell, n’avait pas voulu l’envoyer
chercher.
Après que la visite avait été achevée, Ilysa n’avait eu d’autre désir que
de trouver un coin tranquille, à l’abri des regards, et d’y attendre le départ
de sa sœur ou, du moins, qu’elle se décidât à lui dire, enfin, la vraie raison
pour laquelle elle était venue à Sween.
Il était très étrange, en effet, que leur père l’envoyât ici, maintenant,
alors que le danger planait, les Campbell pouvant, à tout instant, surgir du
fond du loch et se lancer à l’assaut du château.
La réponse à cette question, cependant, était évidente, pour quiconque
avait entendu ne serait-ce que les rumeurs concernant Iain MacDonnell. Il
avait un but. Or, aussi longtemps que ce but ne serait pas connu, Ilysa
craignait que sa sœur ne restât ici dans l’intention d’y fomenter des
troubles.
Tout au long de la journée, elle avait essayé de lui arracher quelque
confidence, mais c’était surtout Lilidh qui la questionnait. Elle cherchait à
obtenir des informations sur certains aspects de la richesse de Ross et sa
position dans des domaines précis. Elle avait interrogé également Ilysa sur
les clans qui les entouraient et la distance qui les séparait de leurs
différentes places fortes.
Elle l’avait questionnée sur bien d’autres sujets, mais toujours d’une
manière détachée qui pouvait laisser entendre à celui qui ne la connaissait
pas ni son père que ces questions n’étaient que le fruit d’une innocente
curiosité.
Ilysa traversa la cuisine où s’affairaient marmitons et servantes et, après
avoir prié Ronald de lui faire apporter de quoi dîner dans sa chambre,
emprunta l’escalier à vis conduisant aux niveaux supérieurs. Elle voulait
d’abord et avant tout gagner ses appartements sans se faire remarquer. Or,
dès qu’elle y arriva, elle se laissa tomber sur sa chaise et attendit qu’on lui
apportât son repas.
Il faisait nuit quand elle s’éveilla et entendit son estomac crier misère.
Elle avait une faim de loup. Rien d’étonnant puisqu’elle n’avait rien avalé
depuis le matin où, d’ailleurs, elle n’avait fait que picorer.
— Je croyais que vous mangiez régulièrement, ma femme.
La voix venait du coin le plus sombre de la chambre qu’elle scruta pour
tenter d’y distinguer qui s’y trouvait. Effort inutile car elle avait reconnu le
timbre de Ross. Et puis qui d’autre que lui se permettrait, au cœur de la
nuit, d’entrer ainsi dans sa chambre.
— J’ai donné, pourtant, des ordres à Ronald pour qu’il s’assure que
vous vous alimentiez correctement, reprit-il.
Il frotta un silex avec du métal et alluma la lampe à huile sur la table. La
lumière se répandit dans la chambre, et Ilysa, qui venait de se tourner sur sa
chaise, aperçut le plateau avec les victuailles ainsi qu’une petite marmite au
milieu des braises presque éteintes.
Ronald et l’une ou l’autre des servantes qu’il avait envoyées avait fait le
nécessaire pour qu’elle pût souper.
— Il semblerait que Ronald obéisse scrupuleusement à vos ordres,
messire.
— Et il apparaît que vous restez fidèle à votre habitude de vous
endormir sur cette chaise.
Il vint jusqu’à elle et elle se retint de se jeter dans ses bras.
— Combien de temps avez-vous passé assise sur cette chaise ?
À la façon dont son regard se plissa, elle comprit qu’il considérait avec
dédain la coiffe dont elle s’était couvert les cheveux.
Elle eut envie de la retirer puis décida d’attendre qu’il le fît lui-même, le
délai ayant ceci de délectable qu’il lui donnait l’occasion de permettre ou de
refuser à Ross de lui dénuder les cheveux. Elle n’en avait, d’ailleurs, pas
toujours conscience car il avait acquis une incomparable dextérité dans l’art
de le faire.
— Pourquoi êtes-vous venu me voir ? demanda-t-elle sans savoir
pourquoi elle posait cette question.
Elle aurait voulu que tout entre eux fût rétabli comme avant l’arrivée de
sa sœur. Elle savait qu’elle avait encore toujours autant envie de lui être
agréable et que son propre désir restait inchangé, mais l’arrivée de sa sœur
lui rappelait que le monde extérieur revenait toujours à un moment ou un
autre bouleverser votre vie.
— Je ne permettrai pas cela, Ilysa, dit Ross en posant les mains sur les
épaules de la jeune femme. Je n’accepterai pas que vous me quittiez alors
que vous vivez encore sous mon toit.
— Je ne vous quitte pas, rétorqua-t-elle.
— C’est l’impression que vous avez, mais la mienne est inverse. À
partir du moment où vous avez vu votre sœur à mon bras et que vos odieux
souvenirs ont resurgi de votre mémoire, vous avez commencé de vous
éloigner de moi.
Il se pencha sur elle et sans prévenir la souleva dans ses bras.
— Je ne le veux pas, Ilysa.
Il traversa la chambre avec elle et sortit dans la galerie. Ilysa, qui avait
les yeux levés sur lui, ne vit pas sa sœur qui se tenait là, bouche bée, en
train de les regarder.
— Dormez bien, dame Lilidh, dit Ross en passant devant elle.
Ilysa, en découvrant sa présence et l’expression de son visage, eut envie
d’éclater de rire, mais elle appuya la tête contre la poitrine de son mari et
garda le silence alors qu’il l’emmenait dans sa chambre.
Il l’y déposa sur son lit puis retourna dans la chambre d’Ilysa pour y
prendre le souper auquel elle n’avait pas même goûté.
— Je ne voudrais pas que ta sœur raconte à tout le monde que je ne te
nourris pas.
— Je ne pense pas qu’elle soit assez aveugle pour imaginer cela,
messire.
— Sacrebleu ! Si vous continuez à m’appeler ainsi, je vais devoir vous
infliger un châtiment qui vous en fera passer l’envie.
L’emportement de Ross fit naître un sourire sur le visage d’Ilysa. Son
attitude laissait à penser que ce n’était pas uniquement pour satisfaire un
besoin naturel qu’il l’avait emportée dans sa chambre, mais parce qu’il était
vraiment insatisfait quand il était séparé d’elle.
— Commencez par manger, dit-il. Votre estomac ne cesse de
gargouiller.
Dès qu’elle eût soulevé le couvercle de la petite marmite, elle ne put
s’arrêter de plonger sa cuillère dans le ragoût qui était un véritable délice.
Ross s’assit à la table devant elle et lui donna le pain déjà coupé en
morceaux pour qu’elle pût saucer l’épaisse sauce. Trop vite, la marmite se
trouva vide et le pain entièrement consommé.
— Entendez-vous les petits bruits que vous faites quand vous vous
délectez ? demanda-t-il, le regard baissé sur les lèvres d’Ilysa.
— C’est tellement bon, parfois, que je ne peux pas m’empêcher de
manifester mon plaisir. Après trois années de nourriture sans goût et
insuffisante, je ne peux pas ne pas exprimer mon contentement de manger
des mets aussi bons et en aussi grande quantité.
— Je m’en réjouis, Ilysa. D’autant plus, d’ailleurs, qu’en vous régalant
vous produisez de petits gémissements identiques à ceux que vous faites
quand mes lèvres sont sur votre féminité et que je vous donne du plaisir.
Le corps d’Ilysa s’enflamma en entendant ces mots. La région la plus
intime de sa personne brûlait du désir de sentir les caresses de sa langue, ces
baisers indécents et si exquis…
Un sourire espiègle venait d’apparaître sur le visage de Ross qui savait
très bien quel effet ses paroles avaient sur elle.
— La dernière fois que ma bouche était là, reprit-il en baissant les yeux
sur le ventre d’Ilysa, tu as laissé échapper un long gémissement qui m’a
donné une terrible envie de toi.
Elle serra ses jambes l’une contre l’autre, et la pression qu’elle exerça
sur leur jonction augmenta encore l’impatience de son désir.
— Fais-moi entendre le son de ta voix quand tu t’abandonnes à mes
caresses, dit-il dans un murmure.
Sans même qu’elle en eût le contrôle, sa gorge exhala un petit
gémissement qui fit naître en elle un frisson d’impatience.
Ross ne put résister plus longtemps. Il fit le tour de la chaise où elle
était assise et se laissa tomber sur les genoux devant elle. Il mourait d’envie
d’elle. Et elle était tout autant en émoi que lui, à tel point qu’elle désirait
plus que tout qu’il soulevât sa robe. Elle posa, d’ailleurs, les talons sur le
rebord de la chaise pour lui faciliter la tâche, mais il ne fit pas ce qu’elle
attendait de lui.
Se redressant, il porta les mains à son visage au lieu de les glisser sous
sa robe et lui saisir les hanches puis glissa les doigts dans ses cheveux,
l’attirant vers lui pour lui effleurer les lèvres d’un baiser d’abord tendre et
doux pour devenir de plus en plus ardent, augmentant ainsi le désir d’Ilysa
qui aurait voulu que cela ne cessât jamais…
Mais au lieu de poursuivre, Ross, soudain, interrompit leur baiser et
s’assit sur les talons.
— J’ai envie de toi, Ilysa, murmura-t-il.
— Eh bien, prenez-moi.
— Mais je veux plus que ton corps. Je veux que tu sois vraiment ma
femme et qu’il n’y ait plus de secrets, d’incertitudes ou de doutes qui nous
séparent.
La requête de Ross, qui n’aurait dû que la réjouir, éveilla en elle,
paradoxalement, un sentiment de danger. Elle sentait qu’une menace planait
sur eux. Quelque chose sur laquelle elle n’avait aucun contrôle et qui allait
fondre sur eux dans très peu de temps…
— Je sais que tu vis dans la crainte d’être humiliée, reprit-il. Tu as peur
constamment que quelqu’un voie ta difformité et t’en fasse honte comme
l’ont fait ta sœur et Graeme.
Il se leva et, prenant Ilysa par les mains, l’invita à en faire autant.
— Mais je veux que tu me fasses confiance et saches qu’avec moi ça ne
t’arrivera jamais. Tu es mon épouse chérie sur laquelle je veille. Je te
protégerai toujours de tes ennemis, de ceux qui te dénigrent pour ça…
Il désigna du doigt son bras gauche.
— Ou pour tes cheveux ou toute autre raison que pourraient trouver
pour te diminuer ton horrible sœur ou ton père.
— Ross…
Elle ne savait que dire.
Après un instant, toutefois, elle lui posa la question qu’elle lui avait déjà
posée.
— Que voulez-vous de moi ?
— La vérité.
— Vous en savez plus que n’importe qui à mon sujet, dit-elle.
— Raconte-moi comment tu t’es retrouvée ainsi.
— Vous le savez, répondit-elle en fronçant les sourcils.
— Je n’ai vu ton bras que la première nuit que tu as passée à Sween.
C’était pendant ton bain. J’y ai très peu fait attention. Les autres fois, il y
avait peu de lumière. Nous nous unissions à la clarté d’un feu, les flammes
dansant dans l’âtre allongeant les ombres de nos corps enlacés.
Il avança la main et la passa le long du bras atrophié d’Ilysa.
— Vous voudriez le voir ?
— Oui… Parce qu’il l’a vu…
Ilysa battit des paupières d’un air d’incompréhension.
— Vous n’êtes pas jaloux de lui ?
— Non, il ne s’agit pas de ça, mais cela a trait aux secrets qui peuvent
être utilisés contre moi ou, plutôt, contre nous. Si notre ennemi a
connaissance de secrets que j’ignore, cela est dangereux, Ilysa.
Il laissa échapper un soupir avant de reprendre :
— Je sais que ton père se livre à un jeu majeur. Le fait que tu aies été
substituée à ta sœur n’est pas un hasard.
— Certainement pas, mais je n’arrive toujours pas à comprendre
pourquoi il a fait cela.
— Parce qu’il veut t’utiliser contre moi.
Un silence gêné s’installa entre eux.
— Comment pourrait-il faire ça ? Je ne suis qu’une MacDonnell au
milieu de centaines de MacMillan. De plus, je n’ai aucun ami ici. Je
dépends entièrement de vous et n’ai que ce que vous me donnez. De quelle
manière pourrais-je être utilisée contre vous ?
— Tu pourrais transmettre, par exemple, à ton père le nom de tous ceux
qui habitent ici, tant au château qu’au village. Tu pourrais même renseigner
ton père sur le nombre d’hommes d’armes que compte la garnison de
Sween et si nous sommes en capacité de soutenir un long siège.
— Oh ! fit Ilysa, outrée.
— Si c’était ton père, mon vrai ennemi, et non Iain Campbell, il aurait
mis dans les murs de Sween le plus parfait espion.
— Mais je suis aussi prisonnière ici que je l’étais à Iona ou, même, chez
moi. D’ailleurs, comment pourrais-je accomplir ma mission puisque tout le
monde m’observe. Et puis je n’ai quitté le château et le village qu’une seule
fois. Or, c’était à cheval avec vous.
Le souvenir de cette belle journée, elle n’y pouvait rien, submergeait,
soudain, sa pensée.
— Franchement, si j’étais l’espionne de mon père, comment pourrais-je
lui transmettre les informations que j’aurais rassemblées ?
Ilysa, pour laquelle la réponse à cette question tombait sous le sens,
ferma les yeux alors que son esprit s’éclairait petit à petit et ce qu’elle
entrevoyait était une telle révélation qu’elle retint son souffle.
Le frère Kevin qui disparaissait après que Ross était retrouvé inanimé !
Lilidh qui arrivait de façon inopinée sans avoir été conviée et qui posait
mille questions…
Graeme, lui-même, pouvait se rendre utile en tant qu’observateur en
obtenant des informations auprès des hommes d’armes du clan MacDonnell
alors que ni elle ni sa sœur ne pouvaient, en tant que femmes, s’entretenir
avec eux.
Elle rouvrit les yeux et croisa le regard de Ross qui risquait de perdre
gros car elle servait involontairement les intérêts de son père.
Bien qu’elle n’en eût jamais eu conscience et qu’elle se fût toujours
opposée, autrefois, à toute proposition de soutien des projets de son père
quels qu’ils fussent, elle n’en apparaissait pas moins comme l’une de ses
armes dans son entreprise actuelle de trahison.
— Vous croyez que je suis à son service ? Vous croyez que je serais
capable de le servir après tout ce que nous…
Elle n’eut pas besoin de finir.
— Sincèrement, c’est exactement ce que j’ai soupçonné quand j’ai
constaté que je t’avais épousée à la place de ta sœur, avoua Ross.
En entendant ces mots, Ilysa se laissa tomber sur sa chaise. Elle gardait
le souvenir de son attitude respectueuse et gentille des premiers instants
puis de la façon dont il s’était éloigné d’elle au cours des jours qui avaient
suivi.
S’il gardait ses distances, cependant, il ne la quittait pas des yeux ou
déléguait quelqu’un pour veiller sur elle à sa place. Elle avait remarqué, en
effet, qu’elle était toujours suivie ou observée par quelqu’un. Gavina,
d’ailleurs, n’avait-elle pas été choisie par son mari pour assumer ce rôle ?
— Et maintenant ? fit-elle. Que croyez-vous à mon sujet ?
— Je n’ai aucun doute à ton sujet. Je sais que tu n’es pas au service de
ton père.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Un sourire se dessina sur les lèvres de Ross, adoucissant son expression
qui, jusque-là, avait été sévère.
— La découverte que je t’aimais plus que je ne l’aurais dû.
Il haussa les épaules avant de reprendre :
— Mais je suis entré ainsi dans le plan de ton père qui avait pour but
que je t’aime assez pour te faire confiance. Or, pis que tout, je suis tombé
vraiment amoureux de toi en dépit de mes craintes.
Il s’agenouilla de nouveau devant elle en prononçant :
— Tu es mon cheval de Troie, mon amour.
Chapitre 16
Ross savait que sa femme était assez instruite pour connaître l’Iliade.
Or, on apprend dans l’œuvre d’Homère que les Grecs, pour conquérir Troie,
avaient fabriqué un cheval en bois dans lequel se cachaient des soldats. La
curiosité des Troyens pour ce cheval amené sous leurs remparts les
conduisit à l’introduire dans leur cité. Là, les soldats dissimulés dans le
ventre de la structure en sortirent de nuit pour ouvrir les portes de la ville et
y faire entrer les soldats grecs amassés au dehors.
Un simple cadeau avait donc conduit à la destruction de Troie.
Or, comme Iain MacDonnell l’avait prévu, son innocente de fille,
terrifiée et mutilée, conduirait à l’anéantissement du clan MacMillan parce
que son chef était trop faible et incompétent.
— Je ne comprends pas en quoi je puis représenter un danger pour vous,
dit Ilysa, le visage décomposé par ce qu’elle venait d’apprendre.
— Bien que cela soit resté plus ou moins un secret, mon oncle ne
voulait pas que je lui succède à la tête du clan. C’est pourquoi, il a voulu se
marier afin d’avoir des héritiers.
— Vous étiez, néanmoins, son plus proche parent de sexe masculin.
— Certes, mais le fils de son frère qu’il méprisait et considérait trop
faible pour le remplacer.
Ross se releva, prit le pichet d’ale sur la table et en remplit deux coupes.
— Il avait fait le serment d’avoir un fils pour me reléguer à ma place.
— Le ciel, cependant, ne l’a pas écouté.
— Non. Ses efforts pour avoir cet enfant n’ont été suivis que de la mort
de sa femme.
Ross revoyait la malheureuse Sorcha, pâle et mourante sur son lit, alors
que l’accouchement se déroulait de la plus dramatique manière.
— Il était en quête d’une autre épouse, reprit Ross, quand les Campbell
ont voulu se rendre maîtres de Sween.
— Lilidh, disiez-vous, aurait pu devenir sa femme.
— En effet, mais, en fin de compte, certains désaccords ont empêché
que l’union se fasse.
Ross ignorait ce qui avait réellement entraîné le retrait de Iain
MacDonnell. Son oncle l’avait-il offensé d’une manière ou d’une autre ? Il
ne connaîtrait sans doute jamais la raison de l’échec de ces négociations.
— Je ne comprends pas, Ross, pourquoi votre oncle refusait de vous
considérer comme son héritier.
— Il voyait mon manque de brutalité comme une marque de faiblesse
qui ne convenait pas à un homme appelé à devenir le chef d’un clan.
Ross détourna le regard comme s’il ne pouvait supporter celui de la
jeune femme en reprenant :
— Sa méthode consistait à terroriser ses sujets et user de l’autorité que
cela lui conférait.
— Exactement comme mon père.
— Oui, c’est vrai…
Ce n’était pas la seule raison pour laquelle son oncle faisait tout pour
qu’il ne devînt jamais chef du clan MacMillan. Or, il allait le dire à Ilysa car
il voulait avoir sa confiance et son amour.
— La rupture entre mon oncle et moi est plus profonde, dit-il en se
dirigeant vers l’âtre.
Il remua les braises et ajouta du bois avant de reprendre :
— Nous n’étions pas d’accord au sujet de nos ennemis et de nos alliés.
Le clan que je considérais comme ami, il le voyait comme ennemi et
réciproquement. Or, comme certains de nos anciens penchaient en ma
faveur, cela rendait mon oncle fou.
— Mais en quoi tout cela fait-il de moi le cheval de Troie qui menace la
sécurité du clan MacMillan ?
— Ton père t’a envoyée à Sween à la place de ta sœur pour tester ma
réaction. Si j’avais réagi comme lui-même l’aurait fait, il aurait eu un bon
prétexte pour me faire la guerre car je t’aurais frappée, jetée en prison et,
peut-être, fait exécuter.
Ross sourit en remuant la tête d’un air incrédule.
— Mais lorsque ton père a appris que tu étais en parfaite santé et,
même, rayonnante, il en a conclu qu’il ne s’était pas trompé à mon sujet.
Il se tourna vers la cheminée et regarda les flammes grandir alors que le
feu repartait. Absorbé dans sa contemplation, il ne s’aperçut qu’elle l’avait
rejoint que lorsqu’elle lui enlaça la taille et appuya la joue contre son dos.
— Pourquoi n’avez-vous pas agi à mon égard comme l’aurait fait mon
père ou votre oncle ? Et, même, la plupart des hommes ?
— Je ne supportais pas l’expression de terreur que je lisais dans ton
regard lorsque je m’approchais de toi. Quand, après avoir témoigné d’une
certaine audace, tu t’es recroquevillée au sol dans l’attente d’être battue,
j’en étais malade.
— On vous considère donc comme un sous-homme parce que vous êtes
capable de vous dominer et ne pas frapper ceux qui auraient eu le malheur
de vous déplaire ?
— Oui… Grâce au moins à frère Kevin, ton père sait que je ne cède pas
à la colère. Il s’attendait, je pense, à ce que je te frappe, ce qui l’aurait
autorisé à exercer son pouvoir contre moi. Mais lorsque je t’ai acceptée
ainsi que son or au lieu d’entrer dans une terrible rage, il a découvert ma
faiblesse. La fille dont il se disait qu’elle ne comptait pour rien et pouvait
être utilisée comme instrument pour m’évaluer était toujours en vie et bien
portante. Pire encore, j’en avais découvert la valeur et ne me plaignais en
rien de l’avoir pour femme.
Il se retourna et la prit dans ses bras.
— Vous avez toujours fait passer les membres de votre famille et de
votre clan avant vous, Ross, dit-elle. Votre seul souci est de préparer vos
gens à faire face victorieusement au danger qui les menace. Vous n’avez
d’autre souci que de les protéger et les sauver. Quel meilleur chef peut-on
trouver que celui qui est d’abord préoccupé par l’intérêt de son clan ?
Ross baissa la tête et posa la joue sur les cheveux d’Ilysa.
— Je dois te faire encore une confession, ma chérie, murmura-t-il. Si je
ne t’ai pas rejetée, c’est parce que j’avais envie de te garder. Je n’ai pas été
long à découvrir tes qualités, la finesse de ton esprit, ta gentillesse et ton
dévouement. Alors, bien sûr, j’ai voulu t’avoir auprès de moi.
— Et maintenant que tu as rencontré ma sœur, tu prends conscience que
je t’ai sauvé de ses griffes…
Ilysa, qui venait de s’apercevoir qu’elle avait tutoyé Ross, s’interrompit.
Il la regarda avec tendresse, manifestement indifférent à la personne à
laquelle elle s’adressait à lui, et demanda :
— Est-ce Dougal qui t’a dit ça ?
— Non. Pourquoi ? Il t’a dit la même chose ?
— Oui, en effet…
Ross eut un air pensif en reprenant :
— J’ai oublié de mentionner ta gaieté. C’est l’une des raisons aussi pour
lesquelles j’ai eu envie de te garder. Tu me communiques ta joie.
Elle s’écarta de lui, et la gravité de son expression dissuada Ross de la
retenir. Il comprit aussitôt ce qu’elle avait l’intention de faire. Elle voulait
se montrer à lui d’une manière inédite à ses yeux. Elle allait lui faire le don
d’elle-même.
Elle marcha jusqu’à l’âtre puis se retourna, retirant son étole qu’elle
lança vers le lit avant de libérer son bras gauche de l’écharpe qui le
soutenait. Elle défit ensuite les lacets de sa robe, qui tomba au sol.
En chemise, elle n’avait peut-être pas conscience que les flammes
derrière elle révélaient sa silhouette visible à travers le tissu de lin. Il
connaissait son corps par le menu, même ce qu’elle allait lui montrer
maintenant, mais, cette fois, elle le ferait de façon délibérée.
Elle allait lui exposer sa plus parfaite faiblesse en prenant le risque qu’il
la rejetât tout en ayant l’assurance qu’il ne le ferait pas. Il avait vu les
défauts de son bras, la première nuit où il l’avait rejointe alors qu’elle se
baignait, mais à la vue de sa jolie poitrine et du triangle sombre à la
jonction de ses cuisses il avait été proprement captivé.
Les petits soupirs et gémissements qu’elle laissait involontairement
échapper alors qu’il l’observait avaient éveillé en lui le besoin irrépressible
de la posséder.
— Dites-moi précisément comment cela est arrivé, dit-il en s’avançant
sur elle.
— C’est un accident, répondit-elle d’une voix mal assurée.
Il eut alors la certitude qu’elle lui mentait ou qu’elle ne lui disait pas
toute la vérité.
— Votre père était-il impliqué dans cet accident ?
Elle le regarda avec hésitation avant de détourner les yeux.
— Le bâtard, marmonna Ross entre ses dents.
Elle avait dû l’entendre car elle réprima une sorte de sanglot.
— Calme-toi, ma chérie, dit-il.
Elle reprit sa respiration et expira lentement avant de répondre enfin :
— J’avais environ dix ans quand mon père fit cadeau d’un cheval à ma
sœur. C’était une belle jument, pleine de vie et d’un tempérament facile.
Un sourire éclaira son visage alors qu’elle se remémorait l’animal.
— Je l’aimais comme si elle m’avait été offerte et je m’en occupais
comme personne car Lilidh avait horreur de se salir les mains.
— Cela ne me surprend pas.
— Un jour, alors que je la montais le long de la plage, j’ai éprouvé un
bonheur que je ne saurais décrire.
— C’était une joie parfaite ?
— Oui… Une joie indicible…
Elle se tut un instant avant de reprendre, la voix altérée par l’émotion :
— Après ma promenade, je suis retournée aux écuries où régnait une
vive agitation, chacun cherchant le cheval de Lilidh qui avait disparu.
— Tu étais partie sans prévenir ?
— Oui. Or, à cette époque, je n’avais pas le droit de sortir seule du
château. Mon père était furieux, d’abord parce qu’il a cru que le cheval
avait été volé et ensuite parce que j’avais eu le toupet de le monter sans en
parler à personne.
« Dans sa colère, il m’a attrapée par le bras et m’a fait tomber à terre,
mais il a tiré si fort que j’en ai eu l’épaule déboîtée… »
Elle se retint de pleurer et dut ravaler plusieurs fois sa salive avant de
poursuivre :
— Il s’était mis à hurler des insultes et à me menacer. Or, la jument était
jeune. Elle a pris peur, s’est cabrée et son sabot est retombé sur mon épaule.
À l’expression de son visage, il mesurait à quel point l’évocation de cet
accident était douloureuse et il regrettait de l’avoir interrogée à ce sujet.
— Arrête, Ilysa, je t’en prie. Je n’aurais pas dû te parler de ça.
— Si, Ross. Il faut que tu comprennes ce qui m’est arrivé. Je ne veux
pas que Graeme et ma sœur ni d’autres membres de ma famille en sachent
plus sur moi que toi.
Comme elle levait la main pour dénuder son épaule blessée, elle reprit
dans l’intention de le rassurer :
— Je n’en souffre plus, maintenant, sauf, exceptionnellement, lorsque le
temps est très humide.
Elle lui présentait son bras qui lui faisait honte et Ross, bien qu’il fût
tenté de regarder ailleurs la beauté de son corps, s’obligea à considérer ce
bras atrophié.
Il s’approcha plus près d’elle et, en voyant ses paupières gonflées de
larmes, eut envie d’y presser les lèvres pour les boire, mais il savait qu’elle
n’était pas encore prête pour ce genre d’expérience.
L’os de son bras ayant été dissocié de l’épaule avant que le sabot du
cheval ne s’abattît sur celle-ci, il n’avait plus aucune chance de reprendre sa
place. Aussi le bras était-il condamné à pendre le long du corps et paraissait
plus long que le bras droit.
Des cicatrices le sillonnaient mais malgré tout ce qu’il avait enduré, il
n’était en rien abîmé comme les membres de certains soldats que Ross avait
vus sur le champ de bataille.
Il baissa les yeux sur l’avant-bras, qui paraissait retourné et ne pas se
trouver dans une position normale.
— Est-ce le sabot du cheval qui a provoqué aussi ce déplacement de
l’os ? demanda-t-il.
— Non. Cela est arrivé deux ans plus tard à l’occasion d’un autre
accident.
— N’est-ce pas un autre accident qui paraissait être le résultat d’un acte
délibéré ?
Elle acquiesça discrètement de la tête.
— Encore ton père, n’est-ce pas ?
— Non, Lilidh.
— Ta sœur ?
— Oui. J’étais assise sur un banc pendant le souper, et Lilidh, qui est
arrivée en courant, a glissé et est tombée sur mon bras. Je l’ai entendu
craquer et j’ai compris aussitôt qu’il était cassé.
Horrifié, Ross fit entendre une sorte de rugissement.
— Tu fais le même bruit qu’un ours, remarqua Ilysa en riant.
— Vraiment ?
— Oui.
— C’est que je n’aime pas ta famille, Ilysa. Je veux que Lilidh quitte au
plus vite le château ainsi que son Graeme et les hommes d’armes de ton
père.
— Tu continues de rugir, fit-elle en tendant la main pour la presser
contre sa poitrine. J’ai reçu ces blessures il y a des années, Ross, et j’ai
appris à vivre avec elles.
— J’aimerais pouvoir t’aider à en guérir ou, du moins, à t’en venger.
— Quel bien cela nous ferait-il ? Tant pour toi et ton clan que pour
moi ? N’y pense plus.
Ce n’était pas les paroles qu’il voulait entendre. À ses yeux, Ilysa devait
être vengée, mais puisqu’elle avait eu le courage de lui montrer son
infirmité, il saisit la chance de lui toucher le bras. Il laissa sa main glisser
doucement le long de l’épaule et du bras jusqu’au coude puis il suivit
l’avant-bras déformé jusqu’à la main.
— Tu ne sens rien ?
Elle fit non de la tête.
Ross pressa les lèvres contre l’épaule d’Ilysa.
— Sens-tu quelque chose, cette fois ?
Elle fit de nouveau non de la tête.
Ross souleva la main et le bras d’Ilysa tandis qu’il suivait avec les
lèvres le même chemin que celui de ses doigts. Soudain, elle frissonna.
— Et là ? fit-il en s’arrêtant.
— C’est très étrange, répondit-elle. Ma peau ne ressent ni tes caresses ni
tes baisers, mais le reste de mon corps y réagit et brûle d’impatience de les
sentir à son tour.
— Dis-moi simplement ce que tu veux, mon amour. Si ton bras ne peut
jouir de mes attentions, dis-moi où tu veux que je les concentre.
Il embrassa de nouveau son épaule, un peu plus haut, là où la sensation
commençait et la mordilla doucement.
— Ici, fit-elle en désignant la courbe de son cou, là où il avait laissé un
suçon quelques nuits plus tôt.
Ross y appuya les lèvres, suçant la peau d’Ilysa jusqu’à ce qu’elle se
mît à cambrer les reins.
— Et ici, murmura-t-elle en effleurant la pointe durcie de son sein.
Ross, qui adorait batifoler avec la poitrine de sa femme, saisit le
mamelon dans sa bouche et exerça sur lui toutes sortes de caresses avec ses
lèvres et sa langue. L’excitation était trop forte. Les jambes d’Ilysa se
dérobèrent sous elle et il dut la soulever dans ses bras et la porter jusqu’à
leur lit.
La jeune femme sensuelle et sûre d’elle-même, qui s’était effacée
devant sa sœur, était de retour. Celle qui réclamait toute son attention et qui
éprouvait un immense plaisir entre ses bras.
Ross défit sa ceinture, fit tomber ses chausses et retira sa chemise. Nu et
en érection devant Ilysa, qui fut traversée d’un frisson d’impatience, il lui
souleva les hanches et la rapprocha du bord du lit.
Elle s’ouvrait à lui, s’offrant en totale confiance. Agenouillé, vibrant de
désir, il ajusta sa position et vint en elle…
Ilysa, qui avait été prise de haut-le-cœur au moment où Ross était sorti
de la chambre, rendit à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle n’eût plus rien
dans l’estomac. Elle continuait, néanmoins, à avoir des spasmes douloureux
jusqu’à ce que seule de la bile lui remplît la bouche.
À genoux, le corps plié au-dessus d’un pot de chambre, elle se tordait
de douleur…
Gavina n’entra pas dans la chambre comme une servante humble et
effacée, au contraire, on eût dit un ange vengeur tel l’archange saint Michel
se déchaînant contre le démon quand elle ouvrit violemment la porte,
l’envoyant claquer contre le mur.
Le garde essaya de l’arrêter, mais elle le repoussa avec autorité. La
scène était si cocasse qu’Ilysa aurait souri si elle ne s’était pas sentie aussi
mal.
— Mon Dieu, ma dame ! fit Gavina. Vous avez une mine épouvantable.
Se penchant sur Ilysa, elle reprit :
— Ne restez pas à terre… Levez-vous…
Ilysa fut prise, à cet instant, d’une douloureuse envie de rendre, mais les
mains rassurantes de Gavina lui soutenaient les épaules et cette dernière
avait pris soin de lui relever les cheveux.
Lorsque les convulsions qui la secouaient cessèrent, Gavina s’écarta
d’elle pour revenir avec une cuvette, un bol d’eau et une serviette.
— Rincez votre bouche et essuyez votre visage avec ça.
Quand elle eut fini, Gavina s’inclina pour l’aider à se relever et la
conduisit jusqu’au lit où Lilidh était étendue et ne montrait aucune intention
de s’en aller. Or, Ilysa n’avait pas la force de disputer sa couche à sa sœur.
— La chaise, Gavina, dit-elle.
— Allons, ma dame ! fit la servante en s’adressant à Lilidh. Sortez de ce
lit ou je vais vous en faire sortir !
Que Gavina parlât sérieusement ou non, sa menace fut suivie d’effet, et
Lilidh descendit du lit plus vite qu’Ilysa ne l’aurait cru possible.
— Vous n’avez pas dormi de la nuit, n’est-ce pas, ma dame, dit la
servante en soutenant Ilysa tandis qu’elle l’aidait à se dévêtir.
— Non, très peu…
— À cause du combat, bien sûr, et aussi, sans doute, de vos dissensions
avec messire Ross.
Tout en parlant, Gavina réussit à lui retirer ses vêtements et l’aida à
s’étendre sur le lit.
— Ce n’est pas étonnant que votre estomac se rebelle.
— Si elle a des nausées, intervint Lilidh, c’est parce qu’elle est
enceinte.
— C’est vrai, ma dame ? Vous attendez un bébé ? fit Gavina le visage
éclairé par un large sourire. C’est messire qui va être content.
— Je ne suis pas certaine d’être enceinte. Je n’ai pas toujours des règles
à intervalles réguliers.
Des larmes lui gonflèrent les paupières quand elle reprit :
— Non, messire Ross ne sera pas content.
— Il arrive que les menstruations soient décalées, fit remarquer Gavina
qui évitait prudemment d’interroger sa maîtresse sur les raisons du
mécontentement de son mari, mais, dans votre cas, elles le seraient
sérieusement car vous n’avez pas eu vos règles depuis que vous êtes arrivée
à Sween.
— C’est ce que j’essaie de lui faire comprendre, dit Lilidh.
— Ma dame, fit Gavina en se retournant, pourrions-nous avoir la paix ?
Ilysa, qui était trop épuisée et misérable pour écouter sa sœur ou se
disputer avec elle, acquiesça de la tête.
Confortée par sa réaction, Gavina alla ouvrir la porte, appela l’un des
gardes et lui donna des instructions. Si l’homme était sur le point de lui
objecter certaine considération, il suffit qu’il regardât vers Ilysa pour
changer d’opinion et faire un signe oui de la tête.
Sans qu’un autre mot ne fût ajouté, il entra dans la chambre, saisit
Lilidh par le bras et la tira hors de la chambre.
— Fais attention, Gavina, de ne pas déplaire à ton seigneur.
— C’est lui qui m’a prié d’aller m’occuper de vous, ma dame. Alors je
ne me fais pas de soucis à ce sujet.
Gavina étendit une couverture sur la courtepointe pour qu’Ilysa eût bien
chaud et celle-ci sentit venir bien vite le sommeil.
Peut-être se réveillerait-elle après avoir dormi pour constater qu’elle
avait fait un cauchemar et que rien de ce qui la tracassait n’était vrai ? Peut-
être comprendrait-elle qu’elle n’avait fait que rêver la tourmente où elle
était plongée en ce moment ?
L’obscurité descendait sur elle alors que le sommeil la gagnait…
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle aperçut d’abord Lilidh, assise sur une
chaise, qui fixait du regard Gavina occupée à un travail de couture sur
l’autre chaise.
— Depuis combien de temps est-ce que je dors ? demanda-t-elle,
attirant l’attention des deux femmes.
— Quelques heures, ma dame, répondit Gavina en reposant son
ouvrage.
Elle prit un petit panier à ses pieds et se leva.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle en s’approchant du
chevet du lit.
— Mieux, répondit Ilysa après un instant de réflexion.
Elle ne ressentait plus de douleurs à l’estomac et ses nausées avaient
cessé. Le sommeil lui avait incontestablement fait du bien, mais elle avait
l’impression qu’il lui faudrait encore une nuit complète de repos pour se
sentir tout à fait bien.
— Vous vous remettriez plus vite si vous preniez une ou deux gorgées
de ces potions, dit la servante en présentant deux flacons à sa maîtresse.
Ilysa était habituée aux préparations de la sœur Agnès du couvent
d’Iona, qui avaient un goût épouvantable. Aussi fut-elle heureusement
surprise en découvrant l’agréable parfum de celles que lui présentait
Gavina.
— Elles vont apaiser vos douleurs à l’estomac, commenta cette dernière
tandis qu’Ilysa buvait quelques gorgées desdites potions. N’en prenez pas
trop. Vous verrez si elles vous conviennent.
Gavina replaça les préparations dans leur panier puis aida Ilysa à
s’asseoir.
— Si vous éprouvez quelque désir de manger, dit la servante en
présentant un morceau de miche à sa maîtresse, prenez un peu de ce pain.
Ça ne vous fera pas de mal.
Des soupirs et des murmures aux accents exaspérés ou ironiques
rappelèrent à Ilysa qu’après une courte éclipse sa sœur était revenue dans sa
chambre et qu’elle avait sans doute quelque chose à dire. Cependant, bien
qu’elle fût en quelque sorte remise de son indisposition, Ilysa ne se sentait
pas la force ni la patience de se confronter à elle.
Avec un entêtement inébranlable, Lilidh, de sa voix gutturale, continuait
de faire des commentaires sur tout ce que proposait ou disait Gavina ainsi
que sur les réponses d’Ilysa.
Au moment précis où cette dernière allait demander à Gavina de la jeter
dehors une bonne fois pour toutes, une clameur s’éleva sous sa fenêtre.
— Que se passe-t-il, Gavina ?
La servante se rendit à la fenêtre et se pencha à l’extérieur pour essayer
de comprendre la raison de ce tumulte.
— C’est votre mari, ma dame ! Il est à cheval.
Elle observa encore un moment avant de dire :
— Il se dirige vers la porte… Ça y est ! Il l’a franchie !
Ilysa réussit à s’asseoir au bord du lit puis à s’en extraire pour rejoindre
Gavina à la fenêtre.
Le soleil brillait dans le ciel et lui brûlait les yeux. Elle se protégea de la
main et réussit à apercevoir Ross qui précédait une petite troupe de huit à
neuf cavaliers à travers la place du village. La porte du château se referma
et elle vit Munro donner des ordres aux gardes en faction sur les remparts.
— Où peut-il bien aller ? La campagne ne peut pas être encore sûre.
Elle n’attendait aucune réponse à ses interrogations, mais le silence,
soudain, de sa sœur la dérangeait plus que ses sarcasmes. Elle tourna le
regard vers elle et son inquiétude grandit en voyant son air suffisant qui
semblait proclamer qu’elle en savait plus quelle sur ce départ précipité de
Ross. Elle avait déjà vu cette expression sur le visage de sa sœur et savait
que c’était une manière de la défier. En ce sens que si elle voulait en savoir
davantage, elle n’avait qu’à l’interroger.
Avec la présence de Gavina, cependant, elle n’apprendrait rien. Il fallait
trouver le moyen de l’éloigner. Comme la servante plaçait son plaid sur ses
épaules, il vint à l’esprit d’Ilysa de lui demander ce qui devrait
immanquablement la faire quitter la chambre.
— J’ai faim, Gavina.
— Je vais vous chercher à manger tout de suite.
Puis, se tournant vers la sœur de sa maîtresse, elle demanda :
— Avez-vous besoin de quelque chose, ma dame ?
Le besoin de fuir la présence de Lilidh se devinait à la façon dont
Gavina s’empressa de sortir de la chambre sans même attendre sa réponse.
Restée à la fenêtre, Ilysa observa Ross et son escorte jusqu’à ce qu’ils
disparussent. Elle rassembla alors ses esprits, car elle en aurait besoin pour
affronter sa sœur, et alla prendre place sur la chaise qu’avait occupée
Gavina.
Quand elle se sentit prête, elle prit la parole :
— Te souviens-tu, Lilidh, avec quelle ferveur tu m’as demandé pardon
le matin de mon mariage à Dunyvaig ? Si tu ne m’avais pas trahie dans le
passé et, apparemment, encore aujourd’hui, j’aurais peut-être cru à tes
paroles, mais, à présent, c’est impossible.
Ilysa eut envie de sourire devant la réaction de Lilidh qui découvrait que
sa jeune sœur n’était pas tout à fait l’idiote qu’elle avait imaginée.
— Ross n’avait pas tort au moins à ce sujet, reprit Ilysa. Tu es bien la
fille de notre père.
— Père a toujours dit que tu n’étais pas sa fille, répondit Lilidh d’un ton
grinçant. Pour lui tu es trop faible pour l’être.
— Je ne pense pas que nous aurions eu une petite sœur si ce que tu dis
était vrai. Père aurait tué notre mère s’il avait été convaincu qu’elle le
trompait.
Ilysa se tut et observa un moment sa sœur en silence avant de
demander :
— Que fait-on, maintenant que Ross a survécu et que je suis en
disgrâce ?
— Tu l’as vraiment vu partir à cheval ?
Ilysa fit oui de la tête. Elle voulait connaître les intentions de leur père
et, pour cela, elle était tout de même prête, s’il le fallait, à se faire passer
pour une imbécile aux yeux de sa sœur.
— Oui, il est bien vivant. Je viens de le voir de mes propres yeux.
— Mais où va-t-il, maintenant, sœurette ? demanda Lilidh en se levant
de sa chaise.
Elle fit le tour de la pièce en marchant avec désinvolture et en obligeant
Ilysa à tourner la tête pour la suivre du regard.
— Tu ne le sais pas ? reprit Lilidh d’un ton ironique. Eh bien, je vais te
le dire, moi. Au lieu de rester en sécurité derrière les remparts de ce
château, il est allé s’exposer à tous les dangers pour rencontrer Calum
Campbell. Or, n’importe quoi peut lui arriver en dehors de Sween.
À cet instant, Ilysa prit conscience avec effarement que les hommes
d’armes envoyés par son père en renforts avaient été logés au village, donc
à l’extérieur des murs.
— Pourquoi père chercherait-il à faire mourir Ross avant de s’être
assuré que je porte son enfant ?
— Tu aurais dû me demander pourquoi Graeme m’avait accompagnée
ici. Tu aurais eu ta réponse, mais tu n’es guère curieuse.
— Non, je ne le suis pas, en tout cas pas de ce que fait, dit ou pense cet
homme. J’aurais voulu ne plus jamais le revoir.
Lilidh eut un petit rire cruel.
— Tu ne comprends pas où je veux en venir, n’est-ce pas, sœurette ? Et
pourtant, après tout ce qui s’est passé entre vous…
Elle se mit à rire de nouveau, d’un long rire sardonique.
— Eh bien, ma sœur chérie, prépare-toi à le découvrir et à en apprendre
beaucoup plus sur lui que tu n’en as jamais su car, vois-tu, Graeme
MacLean va devenir ton nouveau mari et protecteur, que tu portes ou non
un enfant de Ross.
Inconsciemment, Ilysa baissa la main sur son ventre, un ventre bien
plat, comme si elle cherchait à y détecter la présence d’une nouvelle vie.
— Je ne pense pas être enceinte, fit-elle.
Lilidh rejoignit sa sœur et posa la main sur son ventre qu’elle palpa
pour vérifier si elle sentait la moindre présence d’une future progéniture.
— Tu le seras, je te l’assure, avant de ressortir de cette chambre. Si ce
n’est par l’infâme semence de MacMillan, ce sera grâce à Graeme qui fera
en sorte que tu le deviennes bel et bien. De toute façon, que tu aies été
engrossée par l’un ou que tu le sois par l’autre est sans importance. Père
revendiquera la possession de Sween et de ses terres au nom de ton enfant.
— Jamais ! s’écria Ilysa. Je ne permettrai jamais que vous dépossédiez
Ross de ses biens.
— Tu es plus que jamais pitoyable. Ton Ross t’a déclaré dans cette
même chambre que tu étais sortie de sa vie. Quel genre de femme es-tu
pour t’inquiéter de son sort alors qu’il se moque éperdument de ce qui
t’arrive ?
— Je ne comprends pas, répondit Ilysa. Tu désires être la femme de
Graeme depuis des années, n’est-ce pas ? Et il t’a choisie après que tu t’es
arrangée pour qu’il voie mon bras gauche.
Lilidh écarta d’un geste de la main les arguments de sa sœur.
— Il n’a jamais été qu’un instrument à mon service, sœurette. Après ton
départ à Iona, j’ai découvert sa vraie nature…
— Tu veux dire que tu ne réussirais pas à le manipuler aussi aisément
que les autres ?
— Non, mais j’ai découvert à quel point il était faible et qu’au fond je
préférais l’employer comme un outil entre mes mains que de l’avoir pour
mari et partager sa couche.
Ces considérations sur Graeme n’intéressaient pas Ilysa qui n’était
préoccupée que par le danger que courait Ross. Elle l’aimait et voulait tout
faire pour le protéger contre les agissements meurtriers de son père.
— Dis-moi, Lilidh : quel intérêt trouves-tu à participer à ces
machinations voulues par notre père alors que tu ne veux plus de Graeme ?
À peine eut-elle terminé de parler qu’Ilysa se leva et, dressée devant sa
sœur, la confronta :
— Qu’est-ce que père t’a promis ?
— À la différence de toi, il me laisse faire ce que je veux ! hurla Lilidh.
Je choisirai librement mon mari ! Je ne serai pas obligée de me donner à un
vieux baron qui me réduirait en esclavage en disposant de moi selon son
bon vouloir. Non, je déciderai moi-même de celui que j’épouserai.
Ce fut le tour d’Ilysa d’éclater de rire, et le visage rouge et courroucé de
sa sœur, furieuse qu’elle se moquât d’elle, ne la fit pas s’arrêter.
— Allons, Lilidh, ne dis pas n’importe quoi. Pourtant, tu connais père
mieux que quiconque. Il t’a élevée comme son propre fils puisque notre
mère ne lui en a pas donné ni, d’ailleurs, ses différentes maîtresses. Mais ta
proximité avec lui ne doit pas t’illusionner sur ses sentiments à ton égard. Il
te donnera en mariage à n’importe qui, pourvu que cela serve ses intérêts.
Un instant, Ilysa crut que ses paroles avaient affecté sa sœur, qu’elles
l’avaient aidée à comprendre la vraie nature de leur père et que personne
n’était à l’abri de ses projets néfastes.
Elle ne s’était pas attendue, en tout cas, à sa réaction. Rien, en effet,
n’aurait pu lui laisser prévoir que Lilidh se jetterait sur elle en poussant un
cri féroce.
Le choc fut si violent qu’elle tomba à la renverse et ne put amortir la
chute avec son bras valide.
Profitant de son étourdissement, Lilidh lui assena plusieurs coups de
poing au visage, et elle aurait sans doute continué à la frapper si, soudain,
Gavina n’était pas revenue à la chambre avec un plateau de victuailles.
— Ma dame ! s’écria-t-elle en posant le plateau sur une table. Angus !
Viens tout de suite !
Avec l’assistance du garde, elle aida Ilysa à se relever, et alors qu’ils la
conduisaient au lit ils s’aperçurent que Lilidh prenait la direction de la
porte.
Ilysa, qui avait remarqué aussi la manœuvre de sa sœur, s’écria :
— Angus ! Vite ! Retenez-la !
En deux pas, il eut rejoint Lilidh et la saisit sous les aisselles.
— Mon mari m’a dit de la faire mettre aux fers si c’était nécessaire.
Arrangez-vous pour qu’elle ne puisse plus nous fausser compagnie.
C’était le moment où jamais, pensa Ilysa. Il fallait absolument qu’elle
allât trouver Munro pour l’informer du danger dans lequel se trouvait Ross.
La porte étant restée ouverte et le deuxième garde ayant pénétré dans la
chambre pour aider Angus à maîtriser Lilidh, elle se précipita dans la
galerie et, de là, dans la tour d’escalier.
L’un des gardes s’élança à sa poursuite, mais elle avait assez d’avance
pour atteindre la grande salle sans être rejointe. Les cris qu’il poussait
derrière elle, cependant, ameutèrent d’autres gardes si bien que lorsqu’elle
sortit en courant dans la haute cour, elle fut rapidement entourée et
maîtrisée.
Chapitre 19
Ross congédia les deux gardes qui avaient été mis en faction devant la
porte de la chapelle. Il ne voulait aucun témoin et, surtout, que personne
n’entendît la conversation qu’il allait avoir avec sa femme.
Il resta un moment devant l’entrée de la chapelle à chercher les mots
qu’il lui dirait, et lorsqu’il leva la main pour appuyer sur la clenche, il ne
savait toujours pas exactement dans quels termes il allait lui parler.
Il poussa, enfin, la porte et, après l’avoir refermée derrière lui, avança
de quelques pas à l’intérieur de l’édifice sans y voir Ilysa.
Était-ce une nouvelle ruse de Gavina pour lui faire bien comprendre son
point de vue que de le faire venir ici où, visiblement, Ilysa ne se trouvait
pas ?
Un bruit de respiration derrière lui, toutefois, l’alerta d’une présence !
Ce ne pouvait être que sa femme, son épouse bien-aimée…
Rassuré, il attendit un moment pour se donner le temps de rassembler
ses esprits avant de se retourner.
Lorsqu’il fit, enfin, volte-face, ni l’un ni l’autre, dans les premiers
instants, ne parla. Ross se contentait de la regarder avec insistance,
constatant la marque rouge au bas de son visage et la façon dont elle tirait
sur son étole.
Ses yeux, qu’elle ouvrait tout grands et qui exprimaient autant la peur
que la confusion, serrèrent le cœur de Ross qui avança d’un pas. Voyant
qu’elle faisait le même pas en sens inverse, il eut l’impression qu’une dague
lui perçait le côté.
C’était là son œuvre !
De la femme qu’il avait prétendu aimer, il avait fait une fiancée
hésitante et craintive telle qu’elle s’était présentée à lui quelques semaines
plus tôt. En la voyant ainsi, il comprenait qu’elle ne pourrait plus jamais lui
faire confiance. Elle ne croirait plus en sa parole et ne le considérerait plus
digne de son amour.
— Vous n’êtes pas tombé dans l’embuscade ? demanda-t-elle, soudain,
d’une voix altérée par la souffrance.
— Si…
Il restait immobile comme s’il eût craint qu’en avançant vers elle il ne
provoquât sa fuite.
— Mais Munro est arrivé à temps, reprit-il.
— Ah, j’en suis heureuse, fit-elle dans un murmure.
En quête toujours du mot juste, il se dirigea vers l’autel et regarda
danser la flamme de la bougie qui y était disposée. Le père Liam s’assurait
qu’il y eût toujours une bougie allumée en raison de la présence d’hosties
consacrées dans le tabernacle. La flamme vacillante avertissait celui qui
entrait dans la chapelle de la présence réelle du Seigneur.
— Je ne suis pas entré dans la chapelle depuis la mort de ma mère, dit-
il.
Après un silence, il ajouta :
— Mes parents ne s’y sont pas mariés. Ils ont échangé leurs vœux au
nord de nos terres où nous avons une autre chapelle. Par contre, à sa mort,
ma mère a été veillée ici avant d’être enterrée.
Il se tut de nouveau avant de poursuivre à mi-voix :
— Ils n’étaient pas comme nous… Ils se sont connus tout jeunes et se
sont aimés de longues années avant leur mariage qui a eu lieu malgré
l’opposition de certains.
Comme Ross restait silencieux dans l’attente de sa réaction, Ilysa
demanda :
— Pourquoi ?
— Mon père était le chef du clan et vivait au château alors que ma mère
était une simple villageoise. Ses parents auraient voulu qu’il épousât une
jeune fille d’un rang plus élevé.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Ross alors qu’il évoquait le
souvenir de ses parents.
— Mon père et mon oncle étaient des jumeaux. Or, mon oncle s’est
opposé au mariage de mon père tout comme mes grands-parents.
Ross laissa échapper un soupir alors qu’il faisait le tour de l’autel puis,
tourné vers Ilysa, y appuya les poings.
— Ils s’aimaient lorsqu’ils se sont mariés, reprit-il.
— Ce n’était pas comme nous.
— Non, mais même si vous êtes différente de ma mère, vous lui
ressemblez par bien des côtés. Vous avez, comme elle, le sens de l’humour,
un cœur tendre et vous êtes, en outre, capable d’une grande résilience.
Ilysa avait commencé de remonter l’allée centrale en direction de
l’autel.
— J’ai été injuste avec vous, Ilysa. J’ai très mal agi en raison de mon
arrogance et de mon manque de confiance envers vous.
Il voyait la flamme de la bougie se refléter dans les larmes qui
inondaient les yeux d’Ilysa.
— Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa, murmura-t-il.
Il voulait lui faire clairement comprendre qu’elle n’y était pour rien s’ils
en étaient arrivés à cette situation. C’était entièrement de sa faute et il le
proclamait à travers ces paroles tirées de la liturgie catholique.
— Vous n’y êtes strictement pour rien, lui dit-il. Et n’hésitez pas à
revenir sur votre promesse ou, plutôt, votre engagement pris sous la
pression insistante de votre père. Je ne vous demanderai que de rester ici, au
château de Sween, jusqu’à ce que mes affaires avec votre père soient
entièrement réglées.
— Que voulez-vous dire ? fit Ilysa en rejoignant Ross à l’autel, où elle
aussi posa la main.
— Ce n’est pas fini entre nous. Nous aurons d’autres batailles à livrer.
Calum, qui n’était pas au rendez-vous, sinon il serait mort, a rejoint son
père avec ses hommes et ils marchent en ce moment vers le château de
Barron pour y mettre le siège. Je vous aurais volontiers raccompagnée au
couvent d’Iona, mais je ne puis garantir que votre père ne vienne de
nouveau vous y enlever au cœur de la nuit.
— Ross, je…
— Vous êtes libre de faire comme il vous plaît. J’ai envoyé, ce soir,
votre sœur et ce bâtard de MacLean dans une maison forte à quelque
distance d’ici. Vous n’aurez donc plus le désagrément de les croiser. En
attendant que nous prenions une décision vous concernant, reposez-vous et
reprenez des forces.
Les cernes profonds qu’elle présentait attestaient de sa fatigue. Les
derniers jours l’avaient visiblement épuisée.
Il s’apprêtait à sortir de la chapelle et la laisser de nouveau seule quand
il prit conscience qu’il ne lui avait rien dit de précis qui pût la conforter.
— Lorsque les Campbell auront été entièrement défaits, je prendrai des
dispositions pour obtenir une annulation de notre mariage.
— Une annulation ? Mais nous avons…
Qu’elle rougît encore à toute référence à leur vie amoureuse surprenait
Ross.
— Je trouverai un moyen, Ilysa, même si je devais corrompre des gens
d’Église. Quand notre mariage sera annulé, vous pourrez vivre où bon vous
semblera et vous remarier si vous en avez le désir. De toute façon, je vais
prendre des dispositions vous concernant, si bien que vous n’aurez jamais à
faire ce qui ne vous convient pas.
Il marcha vers la porte mais, avant de sortir, il se retourna vers elle pour
la regarder une dernière fois.
— Je suis vraiment désolé, Ilysa, de vous avoir refusé ma confiance.
— Et si je suis enceinte ? fit-elle d’une petite voix altérée par l’émotion.
Il resta interloqué alors que se formait dans son esprit l’image de la
jeune femme en train d’accoucher. Il avait menacé sa sœur lorsqu’elle avait
invoqué cette éventualité, mais il n’en restait pas moins qu’il était fort
possible qu’elle attendît un enfant et il ne ferait alors aucun doute qu’il en
fût le père.
— Si vous portez un enfant, nous en reparlerons quand vous en aurez la
certitude. N’ayez crainte, Ilysa, je ne vous obligerai pas à mettre fin à votre
grossesse.
Sur ces mots, il se retira sans l’avoir suppliée ni même lui avoir
demandé pardon, mais, telle qu’il la voyait, il avait la conviction que cela
ne servirait en rien leur amour, au contraire même.
Tout en s’éloignant à pas lents et silencieux de la chapelle, il tendait
l’oreille au cas où Ilysa éclaterait en sanglots ou serait l’objet, soudain,
d’une révolte. Il se précipiterait alors pour se jeter à ses pieds, mais un
silence profond enveloppait ce niveau du donjon et, le cœur lourd, il
remonta dans sa chambre.
Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa.
— C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute, répétait-il
en gravissant les marches de l’escalier de granit.
Ilysa, de son côté, attendit, debout, que le bruit feutré des pas de Ross se
fût évanoui avant de se rasseoir.
Quand il avait commencé de parler, elle avait craint que ses paroles ne
lui broient le cœur encore plus cruellement qu’il ne l’avait déjà fait, mais il
avait fini tout de même par reconnaître sa culpabilité. En se reprochant
d’avoir mis en doute sa parole et l’amour qu’elle lui portait, il lui avait
donné quelque réconfort et apporté un certain soulagement.
Elle avait compris, cependant, qu’elle ne serait plus pour très longtemps
sa femme. Il était clair, en effet, qu’il avait renoncé à elle, à son corps, son
cœur et son âme.
Un rire triste la secoua. Comme si c’était si simple de renoncer à
l’amour ! C’était d’autant plus navrant qu’elle était certaine qu’il ne savait
pas lui-même pourquoi il agissait ainsi. Au cours des longues heures où elle
avait prié pour qu’il revînt sain et sauf, elle avait eu tout le temps de
réfléchir à sa vraie nature d’homme, de mari et de chef de clan. Or, elle
croyait le connaître bien.
Il était un aspect de sa personne dont, en tout cas, elle était sûre : il
l’aimait, peut-être autant qu’elle l’aimait elle-même, c’est-à-dire d’une
manière totale et inconditionnelle. C’était, d’ailleurs, l’assurance de cet
amour qui tempérait le jugement qu’elle portait sur lui et lui permettait de le
pardonner pour le mal qu’il lui faisait.
Leur dernière nuit d’amour avait augmenté sa perspicacité et sa capacité
à comprendre les raisons qui se trouvaient derrière ses actions dans tous les
domaines. Depuis ces moments de folie sensuelle, il lui semblait qu’elle le
comprenait mieux, même s’il ne se comprenait pas lui-même.
Il avait raison au moins sur un point : elle avait besoin de temps pour se
remettre de l’épreuve des derniers jours et de la douleur qu’elle avait
éprouvée du fait de sa trahison. Il fallait aussi que fussent écartés les
dangers qui ne cessaient de les cerner et que les effets du complot fomenté
par son père et sa sœur diminuent jusqu’à disparaître.
Elle laissa échapper un long soupir. Elle était épuisée en raison du
manque de sommeil et souffrait de tous ses membres du fait d’avoir passé
autant d’heures d’abord assise sur la chaise de sa chambre puis sur ce banc
de pierre, humide et glacé. Ses douleurs trouvaient aussi leur source dans la
chute qu’elle avait faite au moment où sa sœur l’avait violemment agressée
ainsi que dans les coups qu’elle lui avait portés.
Pour le moment, elle allait surtout se soucier d’elle-même afin,
lorsqu’elle aurait entièrement récupéré, d’avoir les idées plus claires sur ses
propres désirs et de décider si elle se pliait ou non à ses volontés.
Forte de cette résolution, elle sortit de la chapelle et monta les marches
qui la séparaient du niveau de la grande salle qu’elle traversa en silence.
Elle allait s’engager dans la tour d’escalier quad elle aperçut Morag dans un
angle de la salle.
Des paillasses y avaient été disposées sur lesquelles étaient étendus des
hommes d’armes blessés à l’occasion de l’assaut des Campbell ou de
l’embuscade tendue par les MacDonnell. Or, Morag les soignait avec ses
divers baumes et onguents.
Ilysa avait traversé si rapidement la salle, le matin même, pour tenter de
rejoindre Munro, qu’elle n’avait pas remarqué leur présence.
— Ma dame, fit Morag en se levant du tabouret sur lequel elle était
assise.
— Je vous en prie, Morag. Restez assise et continuez à vous occuper de
ces malheureux.
Elle examina la charpie, les tissus et autres matériels étalés autour des
paillasses pour s’assurer qu’il ne manquait rien.
— N’avez-vous besoin de rien d’autre ? Je peux vous aider si…
— Non, ma dame, interrompit Morag. Comme je l’ai dit à votre mari,
vu votre état de fatigue et tout ce que vous avez vécu, la dernière chose que
vous devriez faire, c’est de vous occuper des autres.
Ross, depuis son retour, lui aurait-il parlé ?
Choquée par cette information, Ilysa regarda la vieille femme en
fronçant les sourcils. L’expression de cette dernière l’invitait à la
questionner davantage.
— Il faut d’abord vous occuper de vous, ma dame, fit Morag avec un
sourire plein de douceur.
C’était exactement la personne dont elle avait besoin pour des conseils
au sujet de tant de sujets qui la préoccupaient, pensa Ilysa. Des questions
qu’elle ne maîtrisait pas et qui étaient déterminantes pour sa vie future.
— Pourriez-vous venir me voir, demain matin, si vous en avez le
temps ? demanda-t-elle. Je voudrais parler avec vous de certains
problèmes…
— Des problèmes propres aux femmes ?
Le ton taquin de la guérisseuse montrait qu’elle n’avait pas oublié la
dernière raison pour laquelle Ilysa l’avait fait venir à son chevet.
— Entendu, ma dame. Je viendrai vous trouver demain matin.
Ilysa acquiesça et ouvrit la porte donnant accès à l’escalier.
— Ma dame ?
Ilysa se retourna vers la vieille femme.
— J’ai fait porter une potion dans votre chambre qui devrait diminuer
vos maux de ventre et vous aider à dormir.
À peine entrée dans sa chambre, elle retira ses vêtements et monta dans
le lit.
Dès qu’elle eut fermé les yeux, elle ne vit plus que Ross, séparé d’elle
par l’autel, et, en sombrant dans le sommeil, elle l’entendit répéter : Mea
culpa, mea culpa, mea maxima culpa…
Elle lui avait pardonné bien avant son retour au château. Pour le faire,
elle n’avait pas eu besoin d’attendre qu’il la cherchât partout et qu’il
reconnût, enfin, sa culpabilité devant elle.
La supérieure du couvent enseignait aux novices que pardonner était la
chose la plus aisée quand quelqu’un avait mal agi à votre égard, le plus
difficile était d’oublier.
Ilysa, quant à elle, pensait que la prieure aurait dû pousser plus loin sa
réflexion. Selon elle, oublier ne demandait pas plus d’efforts que pardonner,
en revanche la difficulté se trouvait dans le travail de reconstruction, c’est-
à-dire dans l’art de rétablir les relations dans l’état où elles étaient avant
l’incident.
En ce qui la concernait, elle s’y attacherait dès le lendemain.
Quand ils eurent assouvi leur désir, elle se lova contre lui, leurs jambes
entrecroisées, et s’endormit. Toute la nuit, il la tint serrée dans ses bras.
Elle dormait d’un sommeil profond, si profond, d’ailleurs, qu’elle ne
s’était jamais aperçue qu’il était venu la voir la nuit qui avait succédé à son
réveil après qu’on l’avait trouvé inconscient sur la grève.
Il s’était rendu en silence dans la chambre d’Ilysa et était monté dans
son lit où, jusqu’à l’aube, il l’avait tenue dans ses bras. Les quelques coups
frappés à la porte par une servante, l’avaient obligé à se lever, mais Ilysa ne
s’était aperçue de rien.
Cette fois encore, on frappait à la porte et il savait qu’elle ne se
réveillerait pas.
Il se dégagea doucement d’elle, remonta la courtepointe sur ses épaules
et descendit du lit pour aller voir qui troublait leur intimité.
Il enfila sa chemise puis marcha jusqu’à la porte dont il tira le verrou
avant d’en soulever le loquet.
— Messire, fit le garde de nuit. Le capitaine m’a chargé de vous
transmettre ceci.
Ross prit la liasse de parchemins puis, ayant refermé la porte derrière
lui, marcha jusqu’à la fenêtre dont il ouvrit les volets.
— Qui t’écrit ? demanda Ilysa en le voyant lire.
Étonné qu’elle se fût déjà réveillée, Ross reprit sa lecture à voix haute,
mais il n’arrivait toujours pas à croire le message tracé sous ses yeux.
— Fergus.
Il revint vers le lit et tendit le parchemin à Ilysa.
Alors qu’elle prenait connaissance du message, il se mit à rassembler
ses vêtements. Il allait être obligé de la quitter beaucoup plus tôt qu’il ne
l’avait espéré.
— Vas-tu y aller ? demanda-t-elle en sortant à son tour du lit.
— Oui, bien sûr, puisqu’il me le demande.
— Cela ne laisse rien présager de bon.
— Non, en effet. Je préfère m’attendre au pire, ainsi je ne serai pas
déçu.
— Fais ton devoir, Ross. Je t’attendrai ici.
— C’est promis ? demanda-t-il en prenant la main qu’elle lui tendait et
qu’il porta à ses lèvres.
— Oui, promis, murmura-t-elle d’une voix remplie de tendresse.
Elle ne sut résister à l’envie de passer les bras autour de son cou et, se
dressant sur la pointe des pieds, de presser les lèvres contre les siennes.
Ross, qui redoutait de faiblir s’il la serrait dans ses bras, ne put se
retenir cependant de laisser courir ses mains le long de son dos nu et de les
arrêter sur la rondeur exquise de ses fesses.
— C’est promis, promis, répétait-elle comme une prière.
Elle appuyait les seins contre sa poitrine et, inconsciemment, remuait
sensuellement les hanches.
Ross, qui sentait ce mouvement sous ses mains, comprit que s’il se
prolongeait il ne pourrait plus se contenir et qu’il finirait par soulever Ilysa
dans ses bras pour l’étendre sur leur lit.
Combien de temps seraient-ils séparés ? Il l’ignorait, mais, suivant les
circonstances, il serait peut-être plusieurs semaines auprès de Fergus. Cette
pensée l’attristait terriblement, et à peine se fut-elle formée dans son esprit
qu’il l’en chassa.
Rassemblant son courage, il interrompit leur baiser et prit le visage
d’Ilysa entre ses mains.
— Je dois partir, mon amour, car si je reste un instant de plus, je ne
partirai jamais.
— C’est mon plus vif désir, mon amour, répondit-elle, mais je sais que
je ne dois pas te détourner de ton devoir et je ne le veux pas non plus.
Après lui avoir effleuré une dernière fois les lèvres d’un baiser, elle
trouva le courage de dénouer les mains de derrière sa nuque.
— Partez, messire, dit-elle. Défendez l’honneur de votre clan, et que
Dieu vous garde.
Sans la quitter un instant des yeux, il recula jusqu’à la porte puis, d’un
mouvement rapide, l’ouvrit et sortit.
Le silence retomba sur la chambre et Ilysa ravala les larmes qui
menaçaient d’inonder son visage. Non, elle ne pleurerait pas. Elle avait
trouvé le bonheur auprès de Ross, un bonheur indéfectible, et elle savait
qu’il reviendrait auprès d’elle et la serrerait de nouveau dans ses bras avec
le même amour intact.
Leur amour, en effet, sortait plus fort encore des épreuves qu’ils avaient
traversées. Quand la paix serait revenue, et cela ne tarderait pas à arriver,
elle en était certaine, ils seraient libres de savourer cette joie immense dont
ils étaient remplis dès qu’ils se trouvaient réunis, que ce fût au milieu des
membres de leur clan ou dans l’intimité de leur chambre.
Certes, c’était là que leur bonheur atteignait un paroxysme
indescriptible et il tardait déjà à Ilysa de sentir la chaleur du corps de Ross
étendu sur le sien.
Le son d’une trompe saluant le départ du chef propulsa Ilysa à la
fenêtre.
Il allait franchir la porte d’entrée du château à la tête d’une troupe
nombreuse de cavaliers et tournait la tête vers le donjon. Il la cherchait des
yeux…
Elle était nue, mais qu’importe ! Saisissant un voile blanc qui gisait à
ses pieds, elle se pencha à l’extérieur de la fenêtre et l’agita devant elle.
Ainsi Ross la verrait encore même lorsqu’il serait sorti du village et elle
cacherait sa poitrine à la vue des habitants du château.
Ross, quant à lui, la tête remplie du souvenir de sa femme, avait pris la
direction de l’est. Plusieurs fois il se retourna pour tenter d’apercevoir sa
bien-aimée qui était toujours à la fenêtre et scrutait les collines
environnantes pour tenter de le suivre des yeux le plus longtemps possible.
Quand il atteignit le tournant que formait le chemin d’où l’on voyait
pour la dernière ou la première fois Sween, suivant que l’on s’en éloignait
ou que l’on s’y rendait, il arrêta son cheval ainsi que la colonne derrière lui
et resta un long moment en contemplation devant les tours du château qui se
dressaient au-dessus des eaux du loch.
Il prononça une prière à mi-voix pour que Dieu lui accordât de revenir
sain et sauf auprès d’Ilysa puis pressa les flancs de son destrier et partit au
trot en direction du château de Barron…
De son côté, Ilysa, qui entre-temps avait passé rapidement sa robe et
couru à la chapelle, s’agenouilla devant l’autel, au moment même où Ross
posait une dernière fois les yeux sur Sween, et s’abîma dans la prière…
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE
Ce ne fut que plus tard, alors qu’elle était allongée dans son lit et
écoutait ses sœurs ronfler près d’elle, qu’elle comprit que Sir Theodore
n’avait pas répondu à sa question. Avait-il tenté d’espionner ses parents ?
Bien sûr, il n’avait aucune raison de faire une telle chose, mais il n’avait pas
affirmé le contraire. Il s’était contenté d’éluder le sujet.
Elle allait devoir le traquer pour obtenir la vérité, cette fois. Tout en
laissant le sommeil l’emporter, elle se persuada encore que la chaleur qui
l’envahissait peu à peu était due aux températures étouffantes de la journée
et pas à la perspective de parler de nouveau à Sir Theodore.
Durant les jours qui suivirent, Medea se coula lentement dans un rythme
plaisant. Certes, elle devait encore subir d’interminables conversations sans
intérêt dans la grande salle du château, mais elle parvenait à les ponctuer de
petits rayons de lumière. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle s’échappait du
carcan familial pour discuter avec Sir Theodore. Se promener dans le palais
à ses côtés était bien plus distrayant qu’assister aux efforts d’entremetteuse
de sa mère !
Celle-ci semblait pourtant avoir accompli l’impossible en attirant
Alewyn Monceaux dans leur petit groupe. Cependant, bien qu’il restât
toujours poli, Medea ne le croyait pas intéressé par ses sœurs. Il ne souriait
jamais comme le faisait Sir Theodore avec elle.
Peu à peu, elle commençait à considérer son compagnon de promenade
comme un ami. Il était amusant, gentil, sans jamais lui donner l’impression
que sa présence l’agaçait. Parfois, il semblait même la chercher des yeux
dans la foule, de loin, et cette impression la faisait toujours frissonner.
Malgré tout le temps qu’ils passaient ensemble, elle ne trouva hélas pas
le courage de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres. Et, comme il
n’aborda pas non plus le sujet, Medea laissa les choses en suspens.
Chapitre 4
Theo remua sur le banc et étendit ses jambes devant lui. Cela ne lui
apporta pas plus de soulagement que les trois premières fois. Près de lui,
Alewyn fronçait les sourcils, aussi malheureux que lui – et pour les mêmes
raisons. Cet espace confiné était peut-être même encore plus inconfortable
pour lui, le seul homme de la cour plus grand que Theo.
On les avait conduits dans les appartements de Benedictus dès qu’ils
eurent fini de fouiller le château, à l’aube. Les deux amis avaient fini par
succomber à l’attrait du banc maudit… À présent, les jambes de Theo
étaient à la fois courbatues et fatiguées. Il avait aussi tellement faim qu’il
aurait pu manger un sanglier entier. Et tout cela, pour ne pas obtenir le
moindre résultat.
La fouille que ses compagnons et lui avaient menée durant la nuit
n’avait servi à rien. On n’avait découvert ni preuves ni indices concernant
l’assassin de John Ward.
Les quatre chevaliers avaient soulevé le problème dans tous les sens,
sans trouver de réponse plausible. Un homme avait été poignardé à mort
dans l’enceinte du château, et personne n’avait rien vu. Savoir que les
chevaliers du roi étaient aussi ignorants que le reste de la cour n’améliorait
pas le moral de Benedictus – et il ne se faisait pas prier pour déverser sa
colère sur les deux hommes assis en face de lui, à présent.
— Cela a forcément un lien avec la France, s’exclama-t-il, accoudé sur
la table et les sourcils froncés. Nous savons que John était un sympathisant
de Philippe de Valois. S’est-il laissé entraîner dans une affaire trop grave
pour lui ? Il n’était pas connu pour son intelligence, après tout…
— À moins qu’il ait simplement été tué par l’amant de sa femme,
riposta Alewyn.
Theo poussa un soupir et laissa tomber sa tête dans ses mains.
— As-tu quelque chose à ajouter ? lui demanda Benedictus avec un
calme glacial qui ne présageait rien de bon.
Il arrivait clairement à bout de patience et, si Theo avait été plus sage, il
aurait tenu sa langue. Mais la sagesse n’avait jamais été une de ses qualités.
— Je n’ai rien à dire, répondit-il. Mais il me semble que nous tournons
en rond depuis des heures sans parvenir au moindre résultat. Rien ne nous
prouve que Mary et son amant, Lyconett, aient fait autre chose que préparer
leur prochain rendez-vous. Aucun d’entre eux n’est assez futé pour
commanditer un meurtre. À mon avis, John était ravi de savoir que sa
femme avait un autre homme dans sa vie : cela lui évitait de devoir
s’occuper d’elle. Sur ce point, je suis de ton avis, Benedictus. Cette affaire
doit être liée à nos ennuis avec la France.
Leur capitaine se leva brusquement, d’un air décidé.
— Si je devais nommer des suspects, mon choix se porterait sur Suval
ou Gobert. Peut-être même sont-ils de mèche.
Theo serra le poing malgré lui.
— Je n’ai rien découvert qui puisse suggérer un complot de la part de
Suval. Il cherche juste à marier ses filles. Cet homme est inoffensif.
Sa conviction n’était pas uniquement due au caractère plaisant et
distrayant de Medea. Il n’avait réellement trouvé aucune preuve de
duplicité, chez le baron. Il aurait certes aimé le voir s’intéresser de plus près
à l’intelligence exceptionnelle de sa deuxième fille, mais négliger un enfant
n’était pas un crime.
— Ils doivent être ravis d’avoir su t’attirer dans leurs filets, pour celle
du milieu, gloussa Alewyn.
C’était la première fois que l’un d’entre eux se permettait de sourire
depuis la découverte du corps de John.
Theo sentit immédiatement ses joues s’empourprer.
— Je ne m’intéresse pas à Medea !
— Non ? Alors, pourquoi dansais-tu avec elle, hier soir ? Il ne
s’agissait plus d’espionner sa famille : tu lui faisais la cour. Bientôt, nous te
surprendrons en train de rédiger des vers mielleux…
— J’ai eu pitié d’elle, c’est tout. Elle n’a aucun ami et sa mère est une
harpie.
Alewyn sourit de plus belle.
— Ton frère a passé beaucoup de temps avec les Suval, lui aussi, reprit
Theo en se tournant vers Benedictus, bien décidé à changer de sujet. Il a
peut-être recueilli des informations utiles.
Il n’avait aucune envie d’attirer toute l’attention sur lui.
— Il semblerait que j’aie été battu de vitesse par le jeune Redgrave,
soupira Alewyn d’un air grave sans pour autant cacher son amusement. Je
crois que la plus jeune des sœurs Suval est très attachée à lui, tandis que
Grimald est clairement sur le point de demander la main de l’aînée. J’avoue
qu’il s’agit d’une prise de choix pour notre ambitieuse baronne. En
conséquence, les Suval ne recherchent plus ma compagnie ; ce qui te laisse
le mieux placé de nous deux pour poursuivre cette piste avec discrétion,
Theodore.
Ce vieux filou était-il obligé de paraître si heureux de ce retournement
de situation ?
— Nous nous éloignons de l’affaire, coupa son frère sèchement. La
jeune Medea semble t’apprécier, Theodore, et tu vas continuer à te servir de
son amitié pour approcher son père, quoi qu’il en coûte. Si tu dois la
charmer, danser avec elle ou lui écrire des poèmes pour cela, fais-le. La
situation va finir par nous échapper et nous devons à tout prix reprendre le
contrôle.
Theo soupira. À côté de lui, Alewyn rayonnait.
— Je vous le répète : rien n’indique que Suval soit un conspirateur. Je
sais que son neveu est le duc d’Orange et que celui-ci possède de vastes
domaines dans le sud de la France, mais je ne vois pas en quoi ce lien de
parenté pourrait être utile au baron.
— Si une guerre se déclare, rien n’empêcherait le duc de profiter de la
confusion pour s’emparer de nouvelles terres. Cela s’est déjà vu. Dans ce
cas, le baron Suval serait en première ligne pour profiter de ses prises.
— Ce ne sont que des pensées en l’air, Benedictus. Le duc n’a jamais
clairement dit qu’il voulait agrandir son territoire, et même s’il le faisait, il a
un héritier. Aucune de ses victoires n’enrichirait le père de Medea.
— Si le neveu devient plus puissant, l’oncle le sera aussi. C’est bien
assez pour convaincre Suval de pousser à la guerre, Theodore. Ne te laisse
pas aveugler par ton attirance pour sa fille.
Theo serra les poings.
— Je ne suis pas attiré par elle ! Certes, elle a de jolis yeux, mais ses
cheveux sont aussi gracieux que de la laine de mouton !
— De jolis yeux, hein ? murmura Alewyn. Pour quelqu’un qui n’est
pas intéressé, tu sembles avoir bien remarqué les détails de son visage…
Benedictus, lui, ne parut pas amusé par les plaisanteries de son frère.
— Dois-je vous rappeler qu’un homme a été assassiné dans nos murs et
que nous sommes sur le point d’entrer en guerre avec notre voisin ? Ce
n’est pas le moment de vous laisser séduire ou de rire ! Je vous ai tous les
deux choisis pour entrer dans le corps des chevaliers du roi, l’élite de ce
royaume, alors que de nombreux autres guerriers feraient tout pour obtenir
vos places. Ne me faites pas regretter ma décision.
— Pardonne-nous, mon frère, répondit Alewyn en baissant les yeux sur
ses bottes.
Sa contrition ne convainquit pas Theo un seul instant. Dès qu’ils
auraient quitté le bureau, son ami reviendrait sans doute à la charge et le
presserait de questions au sujet de sa nouvelle amie.
Pour sa part, il ne ressentit pas le besoin de s’excuser. Pourquoi s’en
serait-il voulu d’une attirance imaginaire entre Medea et lui ? De toute
manière, plus il clamerait son indifférence, plus Alewyn insisterait ; et
après sa pathétique tentative pour flatter la jeune femme, la veille, il ne
s’attendait pas à ce qu’elle recherche de nouveau sa compagnie. S’il
parvenait à rester discret, cette affaire finirait par s’éteindre d’elle-même –
et le plus tôt serait le mieux, en ce qui le concernait…
— Nous devons examiner le cas de Gobert de plus près, déclara
Alewyn.
— Le roi de France est peut-être son cousin, mais tout le monde sait
qu’il le déteste, répondit Theo en gigotant de nouveau sur le banc.
Son corps entier se plaignait et il n’allait pas tenir encore bien
longtemps avant de se lever…
— Je l’ai observé, à la cour. Il prend soin de se rapprocher de toutes les
personnes influentes. D’après moi, c’est un candidat très crédible… Si
jamais son cousin était renversé, il pourrait obtenir d’importantes terres en
France, voire même prétendre à la succession. Il a donc tout intérêt à
provoquer une guerre. Nous savons qu’il a déjà tenté d’attiser les braises du
conflit. Il…
— Nous ne savons pas, rectifia Benedictus. Nous avons de forts
soupçons, ce qui n’est pas la même chose. Je suis d’accord sur le fait qu’il
soit notre premier suspect ; néanmoins, nous ne pouvons négliger aucune
piste sans avoir de preuve concrète qui nous en détournerait. Tu n’es jamais
aussi têtu, Theodore. Pourquoi tiens-tu tant à défendre Suval ? Est-ce à
cause de la fille ?
Alewyn sourit de nouveau, sans se soucier du regard noir que lui lança
Theo.
— Non, ce n’est pas à cause d’elle. Je refuse seulement de perdre mon
temps à espionner un vieux fou dont le seul crime est d’avoir trois filles à
marier.
— Prouver l’innocence d’un homme n’est pas une perte de temps, mon
ami.
Theo bondit enfin du banc infernal, à bout de patience.
— Dans ce cas, reprenons les recherches et découvrons cette fameuse
preuve. Plus vite nous pourrons écarter les Suval de cette histoire, plus vite
nous pourrons nous mettre en quête du vrai meurtrier.
S’il admirait beaucoup son capitaine, Theo était souvent frustré par la
lenteur du chevalier à prendre la moindre décision. Ils venaient de passer
des heures à discuter des différentes facettes du problème et à soupçonner
un homme innocent, alors que l’assassin restait libre de prévoir sa
prochaine attaque. Le roi lui-même pouvait être en danger, et ses gardes
d’élite étaient assis là, en train de répéter en boucle les mêmes arguments…
— Je sais que tu t’inquiètes, Theodore, mais j’ai doublé la garde dans
toute l’enceinte du château et William est resté auprès du roi, répliqua
Benedictus avec une douceur et une gentillesse surprenantes, vu la
situation. Tu sais que nul n’est de taille à le vaincre.
Cet homme avait décidément un don pour lire les pensées de Theo, par
moments.
— Je suis sûr que Will remplira sa mission, répondit-il simplement.
William était le quatrième membre de leur corps, et le meilleur ami de
Theo.
— Tout comme je ne doute pas de l’efficacité de nos gardes, mais je
dois retourner à la cour dès que possible, pour étudier les réactions après le
drame de cette nuit, ajouta-t-il.
Benedictus acquiesça, enfin.
— Parfait. Vas-y, Theodore, et viens me rapporter la moindre de tes
découvertes.
Theo s’étira consciencieusement. Bien sûr qu’il répéterait tout ce qu’il
apprendrait à ses compagnons : cela allait sans dire ! Il préféra cependant
ne pas faire cette remarque à voix haute, trop content de recevoir enfin la
permission de quitter le bureau étouffant. Il ne put s’empêcher d’adresser un
regard compatissant à Alewyn en sortant. Celui-ci n’en avait pas encore fini
avec Benedictus…
Tous trois savaient que Theo était le plus doué pour lire le
comportement des gens et découvrir tout ce qui se cachait sous leurs
masques. Son ami, lui, savait se servir de sa silhouette de géant pour
intimider les soldats rebelles. En fait, chacun des quatre amis avait ses
propres talents, ce qui faisait d’eux un groupe équilibré, complémentaire et
d’une redoutable efficacité.
Une fois dans le couloir, Theo descendit très vite jusqu’à la grande salle.
Toute sa vie, il avait vécu à l’écart des gens. Petit, déjà, il avait vu ses frères
profiter des largesses de leur père, qui ne leur refusait jamais rien. Il n’avait
pas immédiatement compris ce qui le rendait si différent d’eux, ce qui
l’empêchait de profiter des mêmes avantages ou d’attirer sur lui l’attention
du baron.
Il avait passé des années à l’observer pour trouver ce qui pourrait le
pousser à l’aimer comme il aimait ses frères. À sept ans, il déchiffrait déjà
mieux ses émotions que quiconque – et cela lui avait épargné de
nombreuses corrections –, mais il ne savait toujours pas ce qu’il avait bien
pu faire pour que cet homme le haïsse à ce point.
Des années plus tard, il avait enfin compris qu’il n’aurait rien pu faire
pour que le baron l’accepte enfin. Aux yeux du vieil homme, il n’était tout
simplement pas son fils. Il était trop grand, trop chevelu… Trop similaire au
maître d’écurie du château. Comme la mère de Theo était morte en le
mettant au monde, il n’avait jamais eu l’occasion de découvrir la vérité au
sujet de sa naissance. D’ailleurs, le maître d’écurie n’avait pas manifesté le
moindre intérêt pour lui non plus. Bref, il était impossible de savoir si les
rumeurs le concernant étaient fondées ou pas.
Theo avait donc passé des années à tenter de se convaincre que l’avis de
sa famille lui importait peu. Il n’avait pas revu les siens depuis bien
longtemps et espérait enfin s’être libéré de ce poids. Son père était mort et
son frère aîné, après avoir hérité du titre, n’avait jamais tenté de combler le
gouffre entre eux. De toute façon, Theo n’était pas certain de vouloir se
réconcilier avec lui. Le peu d’amour fraternel qu’il ressentait encore pour
lui s’était envolé le jour où le jeune baron avait épousé la femme qu’il
aimait…
Theo espérait donc ne jamais devoir affronter à nouveau le rejet des
siens. Il n’était pas certain de pouvoir mieux y réagir que pendant son
enfance – et de toute manière, quelle importance cela aurait-il ?
En dépit des inquiétudes de Benedictus et des moqueries perpétuelles
d’Alewyn, Theo considérait ces hommes comme sa vraie famille. Ils
l’avaient recueilli lorsque personne ne voulait prendre soin de lui et lui
avaient offert leur affection, leur soutien – tout ce qu’il n’avait jamais
obtenu de son père. Il aurait été prêt à mourir pour eux, et inversement.
Il trouva la grande salle bruissante de murmures excités, lorsqu’il passa
la porte. Les courtisans n’aimaient rien davantage que le scandale…
De manière générale, Theo savait se faufiler au milieu des groupes sans
se faire remarquer, mais ce jour-là tout le monde parut pressé de lui parler.
Il était le premier chevalier du roi à se montrer en public depuis le meurtre.
Très vite, il comprit pourquoi Benedictus avait insisté pour qu’ils restent
cachés dans son bureau après leur fouille – une adhésion qu’il garderait
évidemment pour lui ! Laisser son supérieur penser qu’il pouvait avoir eu
raison risquait de le rendre encore plus insupportable et pédant.
Theo dut donc prendre son mal en patience, accaparé par tous ceux qui
tenaient à lui exposer leurs soupçons concernant l’identité de l’assassin.
— Ce sont les Français, murmura un vieillard en s’agrippant avec force
à sa manche. Ils vont venir ici et tous nous égorger dans notre sommeil !
Plusieurs personnes hochèrent la tête d’un air convaincu.
Theo fit de son mieux pour ne pas lever les yeux au ciel. Aucun soldat
français n’aurait pu pénétrer dans l’enceinte et tuer John sans se faire
remarquer. Il tenta de rassurer les gens, de leur démontrer que cette rumeur
était nécessairement fausse ; mais il comprit bientôt que ce n’était pas ce
que l’on attendait de lui. Ces gens étaient assoiffés de danger et
d’excitation. Ils voulaient se sentir menacés par l’ennemi du royaume, ne
serait-ce que pour oublier la monotonie de leurs existences. Theo aurait
presque été curieux de voir leurs réactions, si l’armée française avait
soudain abattu la grande porte pour envahir le château. Sans doute qu’une
bonne partie de ceux qui poussaient le roi à déclarer la guerre s’enfuirait en
courant…
— Nous devrions prendre les armes et leur prouver qu’on ne peut se
moquer de nous impunément ! Une rapide et cuisante défaite devrait les
décourager de venir ici pour tuer nos compagnons, poursuivait le vieil
homme sans lâcher le bras de Theo.
Theo se mordit la lèvre pour s’empêcher de lui rappeler qu’il n’irait pas
se battre, à son âge. Il n’avait sans doute jamais tenu une épée de sa vie !
Non, s’il devait y avoir une guerre, seuls les jeunes soldats et chevaliers
seraient sacrifiés, au grand soulagement des seigneurs confortablement
protégés par leurs hauts remparts.
Enfin, il parvint à décrocher de sa manche les doigts osseux et pointus
de l’homme et à poursuivre sa déambulation. Hélas, il ne put observer les
gens tranquillement, comme il aimait le faire. On épiait le moindre de ses
mouvements avec fièvre. S’attendait-on à ce qu’il démasque les coupables
ici, en public ?
Il s’adossa à un pilier et poussa un profond soupir. C’était sans espoir.
Autant se retirer et revenir le lendemain, quand une part de l’excitation
serait retombée.
Il allait se rendre utile en relevant Will auprès du roi pour lui permettre
de se reposer quelques heures. Sa femme apprécierait sans doute de pouvoir
passer un peu de temps avec lui.
Il embrassa une dernière fois la salle du regard et vit les Suval. Toute la
famille était tassée dans un coin, abandonnée par les amis de la veille qui
craignaient probablement de voir leurs racines françaises déteindre sur eux.
Sans doute feraient-ils mieux de rester dans leurs appartements et de ne
reparaître que lorsque la situation se serait calmée, songea Theo. Il fut
d’ailleurs surpris que l’ambitieuse baronne n’y ait pas encore songé…
Se tenant un peu à l’écart de ses parents, Medea était seule. Une bouffée
de colère monta à la gorge de Theo. Pourquoi sa famille ne prenait-elle pas
mieux soin d’elle ? Elle était voûtée, les yeux au sol. Sa tristesse était
évidente, même à une telle distance, et Theo fut tenté de se précipiter pour
la serrer dans ses bras. Il voulait qu’elle sache qu’une personne, au moins,
la remarquait.
Hélas, il avait étouffé leur amitié naissante, la veille, en tentant
maladroitement de la séduire. De toute évidence, elle n’avait pas apprécié
cela et il se sentit encore rougir de honte en se souvenant de la fuite de la
jeune femme. Il s’était alors juré de garder ses distances, autant que sa
mission le lui permettrait.
Il appréciait pourtant sa compagnie. Medea était étrange, amusante,
mais sa réaction après leur danse avait donné à Theo l’impression d’être
stupide – et il n’aimait pas cela ! Benedictus tenait à ce qu’il entretienne
leurs liens et il pourrait aisément le faire sans devenir trop intime avec elle.
Il l’espérait, en tout cas. Quelque chose, chez cette femme, avait le don de
le troubler…
Elle leva soudain les yeux et le cœur de Theo bondit lorsqu’elle croisa
son regard. Elle était très pâle, les lèvres pincées comme pour réprimer une
grande douleur. Ce spectacle suffit à le convaincre qu’il ne pouvait pas
quitter la grande salle. Pas encore. Pas tant qu’il ignorerait ce qui la rendait
aussi malheureuse.
Il se redressa et s’approcha d’elle, mais un discret mouvement de tête de
sa part le poussa à s’arrêter. Elle jeta un coup d’œil en direction de la porte,
puis le regarda de nouveau. Voulait-elle qu’ils se retrouvent ailleurs, loin
des regards ? Theo indiqua la porte d’un signe du menton et haussa un
sourcil interrogateur. Elle acquiesça. Il attendit encore quelques instants,
mais Medea se contenta de le regarder avec insistance, sans bouger.
Enfin, il soupira et sortit. Si jamais ses cernes étaient causés par un
simple souci futile, il serait toutefois rassuré et pourrait la laisser. Lui parler
en privé lui donnerait au moins une chance de s’excuser pour son
comportement de la veille. Ensuite, il reprendrait tranquillement son
enquête. De toute manière, Benedictus n’avait-il pas insisté pour qu’il passe
plus de temps avec elle ? Il ne faisait que suivre ses ordres.
Il se dirigea donc vers la porte, encore ralenti par quelques personnes.
Néanmoins, maintenant que l’on avait compris qu’il ne prophétiserait pas
l’invasion française, on le laissait enfin en paix.
Il s’arrêta dans le hall. Le brouhaha de la foule résonnait encore dans
son dos, aussi agressif que le bourdonnement d’un essaim de guêpes. Il
décida d’attendre quelques minutes puis de partir si Medea ne le rejoignait
pas très vite. Il avait tant à faire !
En fin de compte, il eut à peine le temps de reprendre son souffle avant
qu’elle vienne se camper à ses côtés, les bras croisés et le dos rond.
— Medea…
Elle redressa la tête et Theo sentit son cœur se serrer douloureusement.
Elle était si blanche. Ses grands yeux luisaient de larmes retenues.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle fit un petit bruit étranglé, entre le couinement et le gémissement,
avant de pincer les lèvres de nouveau. Elle secoua la tête, sans un mot.
— Voulez-vous marcher un peu dehors ? proposa Theo d’une voix
calme qui camouflait son inquiétude croissante.
Depuis leur rencontre, Medea semblait supporter bravement les
critiques de sa mère, donc ce changement de comportement soudain ne
venait sans doute pas de là. Sa douleur semblait bien plus profonde. Avait-il
eu tort de croire en l’innocence du baron ? Avait-elle appris que son père
était impliqué dans de sombres complots ? Était-il lié au meurtre de John ?
L’estomac de Theo se noua. Pour la première fois de sa vie, il aurait préféré
ne jamais connaître la vérité. La simple idée qu’une de ses découvertes
puisse éteindre ainsi les regards de cette femme le rendait malade.
Elle accepta sa suggestion d’un hochement de tête mais ne bougea pas.
Il lui prit le bras avec douceur et l’entraîna hors du bâtiment. Elle tremblait
sous ses doigts et une nouvelle bouffée de colère monta à la gorge de Theo.
Quelque chose ou quelqu’un lui avait fait beaucoup de mal. La personne
responsable allait le payer très cher, fût-ce l’un de ses parents.
Medea cligna plusieurs fois des yeux en débouchant au soleil. Theo
tenta de l’entraîner à l’ombre des remparts, mais elle se crispa et refusa
d’avancer davantage.
— Je préfère rester dans la lumière, murmura-t-elle en jetant un regard
angoissé vers les hauts murs.
Il ne protesta pas. Elle paraissait plus petite, ce jour-là, le sommet de sa
tête atteignant à peine l’épaule de Theo. Lors de leurs précédentes
rencontres, sa personnalité avait créé une aura lumineuse autour d’elle, la
faisant paraître plus grande qu’en réalité. Mais son humeur du jour la
rendait minuscule, vulnérable. Prenant conscience qu’il crispait son poing
libre, Theo fit de son mieux pour se détendre.
— Dites-moi ce qui ne va pas.
Elle tressaillit.
— Est-ce votre mère ? Votre père ?
— Non…
— Medea, je ne demande qu’à vous aider, mais je dois savoir ce qui se
passe.
Elle leva enfin les yeux vers lui. Une mèche s’était échappée de sa
tresse et, sans réfléchir, Theo l’enroula autour de son doigt pour la glisser
derrière son oreille.
— Je vous en supplie, parlez-moi.
Il sourit, dans l’espoir d’apparaître moins menaçant, mais il se
connaissait suffisamment pour deviner que ce ne serait pas si simple. Si sa
silhouette ne suffisait pas à intimider ses interlocuteurs, son visage couturé
de cicatrices achevait généralement le travail…
— Puis-je vous faire confiance ? souffla-t-elle, si faiblement qu’il en
eut mal pour elle.
Non, elle n’aurait pas dû avoir foi en lui.
S’il était vrai qu’il n’aurait jamais porté la main sur elle et était prêt à
affronter quiconque la menacerait, elle ne devait pas se fier à lui pour quoi
que ce soit d’autre. Dans le cas où son père se serait rendu coupable d’un
crime – même mineur – de nature à menacer la Couronne ou aider les
Français, alors elle ne pouvait absolument pas lui faire confiance !
Theo serait dès lors contraint de lui faire plus de mal qu’elle l’imaginait,
sans le vouloir…
Il avait fait vœu de protéger le roi et cette obligation passait avant tout.
Si Medea s’apprêtait à lui avouer un secret au sujet du baron Suval, son
honneur voudrait qu’il trahisse les confidences de la jeune femme. Il était
donc face à un dilemme : s’en aller ou lui mentir.
— Vous pouvez me parler librement, répondit-il en cachant ses mains
dans son dos pour qu’elle ne surprenne pas leur tremblement.
Elle hocha la tête, puis baissa les yeux, soudain concentrée sur ses
doigts crispés. Enfin, elle prit une profonde inspiration.
— J’ai vu quelque chose, hier soir.
Theo ne dit rien. Son corps entier se tendit. Ce n’était pas du tout l’aveu
auquel il s’attendait.
— Il y avait deux hommes. J’avais chaud… Ils se disputaient. Le soleil
bas était trop aveuglant pour que je les reconnaisse, mais j’ai tout entendu.
Elle se secoua, le souffle court.
— Pardon, je m’égare. Tout cela doit vous paraître absurde… Je suis
désolée.
— Prenez votre temps, murmura Theo.
Il avait à peine envie d’entendre la suite. Elle n’avait tout de même pas
pu surprendre une conversation liée au meurtre ? Aucune jeune femme
aussi innocente qu’elle n’aurait dû se retrouver confrontée à une scène
d’une telle brutalité. Il continua à la regarder, remarquant que son souffle
s’accélérait.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir raconter…
Soudain, des cris éclatèrent au sein du groupe de gardes le plus proche
et Medea sursauta comme si on venait de la frapper.
— Nous ne pouvons pas parler ici, déclara Theo avant de reprendre son
bras pour l’entraîner un peu plus loin et contourner l’angle du mur.
Ils pénétrèrent de nouveau dans le château, par une porte discrète.
Heureusement pour eux, personne ne les vit ensemble. De toute manière,
nul n’aurait fait le moindre commentaire à leur sujet : Medea n’était pas
encore assez connue à la cour pour qu’on l’identifie d’un regard.
Néanmoins, Theo préférait ne pas devoir répondre à des questions
indiscrètes ou la défendre face à des commentaires déplacés.
Il gravit une volée de marches, poussa une porte et entra dans la petite
pièce ensoleillée, mais Medea se figea sur le seuil.
— Où sommes-nous ?
Theo s’éclaircit la voix, gêné.
— Dans ma chambre.
Tout à coup, il se sentit stupide. Il avait entraîné une jeune femme
célibataire dans ses appartements privés. À quoi pensait-il donc ?
Mais au lieu de paraître terrifiée, Medea sembla retrouver son énergie
coutumière. Elle s’avança, examina la table et les quelques possessions de
Theo. Elle laissa ses doigts glisser sur le bois d’une commode. Il ravala sa
salive, de plus en plus mal à l’aise. Jamais encore il n’avait amené de
femme ici et la voir effleurer ses affaires de sa main délicate le rendait
étrangement nerveux.
Enfin, elle s’arrêta au centre de la pièce et se tourna vers lui.
— Vous avez de la chance d’avoir votre propre chambre, remarqua-t-
elle. Et votre lit…
Elle rougit en prononçant ce dernier mot et son visage prit une
expression comique, pendant quelques instants. Néanmoins, Theo préféra
ne pas la taquiner et se détourna pour s’empêcher de sourire devant son air
mortifié. Il devait la rassurer, pas l’embarrasser.
— Oui, je suis heureux ici, répondit-il, mais je ne me considère pas
spécialement comme chanceux. J’ai dû travailler très dur pour obtenir ma
place dans le corps des chevaliers du roi, vous savez.
— Bien sûr…
Elle serra les mains devant elle, dans les plis de sa robe, comme si elle
faisait de son mieux pour paraître aussi innocente et vertueuse que possible.
Une fois de plus, Theo dut se faire violence pour ne pas sourire.
— Vous n’avez rien à craindre de moi, demoiselle Medea, déclara-t-il
pour la tranquilliser.
Hélas, elle rougit de plus belle.
— Je ne m’inquiète pas pour ma sécurité en votre compagnie, Sir
Theodore. Je pense sincèrement que vous êtes un homme honnête.
Elle s’interrompit un instant, puis reprit :
— Tout à l’heure, vous m’appeliez Medea et non demoiselle Medea. Je
crois que j’aimerais que vous continuiez…
Il acquiesça, s’autorisant enfin un petit sourire.
— Mes amis m’appellent Theo et je pense que nous nous connaissons
assez bien, maintenant, pour que vous puissiez faire de même.
Elle acquiesça à son tour, visiblement plus détendue – et Theo fut
heureux d’avoir su la mettre à l’aise. Néanmoins, il ne devait pas oublier la
raison pour laquelle ils étaient venus s’enfermer dans sa chambre. Elle avait
un aveu important à lui faire ; il en aurait mis sa main au feu.
— Peut-être allez-vous pouvoir m’expliquer ce qui ne va pas, à présent,
dit-il pour l’encourager à se confier.
Medea soupira et prit sa tête entre ses mains.
— C’était tellement atroce. Je n’arrive pas à me débarrasser de cette
image.
— Racontez-moi ce qui s’est passé.
Elle se redressa et soutint le regard de Theo. Il sentit de nouveau
l’angoisse monter en lui. Certes, il appréciait de voir l’énergie de Medea
revenir, mais savoir qu’elle avait peut-être été témoin d’un crime aussi
grave le révoltait. Qu’avait-elle donc vu, cette nuit-là ?
— Nous dansions, commença-t-elle, puis j’ai quitté la grande salle.
Elle se détourna un instant.
Theo lui-même rougit de honte au souvenir de leur soirée et il
s’approcha de la table pour remuer son bol, sa cruche d’eau, sans autre
objectif que dissimuler son embarras croissant.
— Oui, je m’en souviens, lança-t-il pour couper court à ce passage de
l’histoire. Que s’est-il passé ensuite ?
— Il faisait très chaud et je me suis glissée près du mur pour profiter de
l’ombre plus fraîche. Lorsque je me suis rendu compte que je m’étais
éloignée des jardins de la reine, j’ai voulu faire demi-tour et c’est là que j’ai
entendu deux personnes se disputer vivement. Je ne savais pas d’où
venaient les voix.
— Hommes ou femmes ? demanda Theo, qui tenait à n’omettre aucun
détail.
— C’étaient deux hommes. Je ne sais pas quel était l’objet de leur
querelle, mais l’un d’entre eux semblait pressé de parler de quelque chose à
Sir Benedictus. Il disait qu’il n’avait pas d’autre choix.
Malgré lui, Theo se mit à tapoter frénétiquement sur le plateau de la
table du bout des doigts. Un sombre pressentiment l’envahissait.
— Poursuivez.
Medea prit une inspiration mal assurée.
— L’autre homme insistait pour que rien ne parvienne aux oreilles de
votre capitaine. Il était à la fois autoritaire et étrangement calme. Pour être
honnête, il me faisait un peu peur. C’est alors qu’il… qu’il a…
Theo ne prit pas le temps de réfléchir à ce qu’il faisait. En un éclair, il
traversa la chambre et serra la jeune femme dans ses bras. Il s’attendit à ce
qu’elle résiste, voire le repousse, mais elle se laissa aller et l’enlaça aussi.
D’aussi près, il sentit son discret parfum de lavande…
Elle était si petite contre lui et semblait pourtant faite pour se couler
dans le creux de ses bras – presque comme si leurs corps avaient été
façonnés pour se correspondre.
Ses courbes se pressèrent contre lui et Theo dut se rappeler qu’il
cherchait simplement à la réconforter, rien de plus. Hélas, cela n’empêcha
pas sa chair de s’échauffer, traversée par un flot de désir inattendu. Il jeta un
coup d’œil au lit, malgré lui. Il n’avait aucun mal à imaginer Medea
allongée là, sous lui, à voir leurs membres entremêlés ou à entendre ses
gémissements de plaisir. Cette image fut si nette qu’il faillit s’oublier et dut
se faire violence pour réprimer son envie soudaine de l’embrasser. Il se
détourna pour qu’elle ne sente pas sa réaction involontaire. Lui-même ne
comprenait pas la puissance inattendue de cette pulsion. Après tout, il ne
trouvait pas cette femme belle, alors…
— Tout s’est passé si vite, murmura-t-elle tout contre son torse. J’ai vu
l’homme s’écrouler au sol comme un tas de chiffons, et son assassin ne s’en
est même pas préoccupé. Il a pris son temps pour s’assurer que sa victime
était bien morte et s’est éloigné tranquillement comme si prendre une vie
n’avait aucune importance !
Elle frissonna et Theo la serra un peu plus fort contre lui. En un éclair,
son désir s’était calmé. Quelle scène affreuse, pour des yeux si innocents…
Medea devait avoir été terrifiée.
— Quelqu’un sait-il que vous étiez là ?
Il la sentit faire non de la tête dans le creux de son épaule.
— Tant mieux, reprit-il. Pensez-vous pouvoir me décrire le meurtrier ?
Son apparence ? Sa taille ? Ses vêtements ? La moindre particularité qui
pourrait nous permettre de l’identifier ?
— Je ne pense pas. Le soleil bas m’aveuglait et je ne voyais que des
silhouettes sombres. La seule chose qui m’a frappée est le calme glaçant de
sa voix. Jamais encore je n’avais entendu quelqu’un parler ainsi.
— N’avez-vous pas retenu d’autre détail ? Avait-il quelque chose de
familier ?
Theo retint son souffle, attendant la réponse de la jeune femme.
— Non, rien, répondit-elle après avoir réfléchi un instant. Je suis sûre
de ne jamais l’avoir croisé auparavant. Il était grand, mais pas autant que
vous ; du moins m’a-t-il semblé. Lorsqu’il est parti, je me suis enfuie à
toutes jambes. Je crains de ne pas être très courageuse…
— Vous avez bien fait. Vous n’auriez pas pu aider la victime, et tenter
d’affronter cet assassin vous aurait seulement mise en danger. Vous avez eu
raison de venir m’en parler, Medea.
Elle se laissa un peu plus aller contre lui et ses muscles parurent se
détendre.
— Je ne savais pas comment réagir. J’étais si inquiète ! Savez-vous qui
peut être l’assassin ?
— Nous n’avons pas encore découvert son identité, je le crains, admit
Theo, mais avec votre aide, j’ai bon espoir de le démasquer.
— Mon aide ?
Medea se redressa légèrement et leva les yeux vers lui.
Ses très longs cils étaient presque dorés, plus clairs que ses cheveux
indomptables. Sa peau commençait à reprendre ses couleurs et jamais
encore Theo n’avait trouvé ses lèvres plus attirantes. Il la lâcha très vite et
recula, de peur de perdre le contrôle de ses mouvements. Elle avait foi en
lui et cela l’obligeait à agir en homme d’honneur. Ce n’était pas le moment
de céder à ses pulsions. Contrairement à ce que son esprit ne cessait de lui
répéter, il pouvait survivre sans embrasser cette femme.
— Vous vouliez devenir espionne, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Je vous
offre une chance de découvrir la réalité de cette vie.
Theo avait prononcé ces mots en plaisantant à moitié, plus pour la
distraire que par conviction. Benedictus n’autoriserait jamais une femme à
participer à leurs activités – même si, parfois, une perspective féminine
aurait pu leur être très utile…
Il tentait simplement d’éveiller l’intelligence de Medea, de lui permettre
d’imaginer qu’elle devenait l’une d’entre eux. Cela lui permettrait sans
doute d’oublier le meurtre dont elle avait été témoin, pendant quelques
heures. Dès qu’il vit ses lèvres s’étirer et ses yeux pétiller d’excitation,
Theo comprit qu’il avait vu juste.
— Pensez-vous réellement que je puisse vous aider ? murmura-t-elle.
— J’en suis convaincu. Nous devons aller voir Benedictus pour lui
répéter tout ce que vous venez de me dire. Ensuite, advienne que pourra.
Avec un peu de chance, songea Theo, on enverrait rapidement la jeune
femme dans son couvent, en sécurité. Cela risquait en effet d’arriver plus
vite qu’elle ne le pensait, mais Theo préféra ne pas le lui dire. Pas encore.
Pour l’instant, il allait la laisser profiter de son aventure. Il allait tout
faire pour qu’elle se sente importante dans cette affaire, jusqu’à ce qu’on
n’ait plus besoin de ses services. C’était bien le moins qu’il puisse lui
accorder, étant donné qu’il lui avait menti sur presque tous les sujets depuis
leur rencontre…
Chapitre 6
Une brise matinale légère fit voleter les cheveux de Medea, pourtant
bien emprisonnés dans leur tresse, lorsqu’elle se faufila hors du château, le
lendemain.
Le soleil venait à peine de se lever, mais la cour était déjà pleine
d’artisans et de domestiques occupés à leurs premières tâches de la journée.
Personne ne fit attention à elle tandis qu’elle rejoignait l’écurie. C’était
logique. Pourquoi l’aurait-on remarquée ? Il n’y avait absolument rien
d’exceptionnel, chez elle. Elle n’était pas un membre de la famille royale, ni
même une riche courtisane. Elle n’était personne et, en ce jour particulier,
Medea en fut ravie.
Elle avait enfilé la robe dans l’ourlet de laquelle elle avait dissimulé ses
maigres économies mais n’avait emporté aucun bagage. Il faisait déjà chaud
et elle ne voulait pas attirer l’attention sur elle en s’encombrant d’épaisseurs
de vêtements inutiles. Si jamais la nuit devait être fraîche ou inconfortable,
elle y survivrait. Dès le lendemain, elle serait en sécurité au couvent.
Sa détermination vacilla un instant lorsqu’elle pénétra dans le bâtiment
et vit un garçon à peine sorti de l’enfance la saluer.
— Bonjour, demoiselle Medea, dit-il d’une voix étrange, tantôt aiguë,
tantôt grave.
Oui, il était encore si jeune !
Il se dandinait d’un pied sur l’autre, nerveusement, comme s’il avait eu
besoin de trouver les commodités. Medea commença à craindre d’avoir à le
protéger sur la route, et non l’inverse.
— Bonjour.
Hubert ravala sa salive. Sa pomme d’Adam dansa un instant le long de
sa gorge.
— Votre cheval, mademoiselle.
Il lui indiqua d’un geste une vieille carne à peine capable de tenir sur
ses pattes. Medea fit de son mieux pour masquer sa déception. Leur voyage
ne serait ni rapide ni réellement sûr, si elle devait monter cette malheureuse
bête jusqu’au couvent…
Elle se mit néanmoins en selle, grimaçant lorsqu’une douleur sourde se
réveilla au niveau de ses fesses, lui rappelant les adieux avec Theo et le
dernier éclat de rire qu’ils avaient partagé. Son cœur se serra. Elle aurait
tant voulu que leur conversation s’achève différemment ! Bien sûr, elle
s’apprêtait à mener une longue vie de piété et de solitude ; mais elle aurait
tant aimé que son ami l’embrasse une dernière fois avant. Cela aurait été un
si doux souvenir à chérir durant les années à venir, dans l’austère cellule
monacale qui allait devenir son foyer…
Medea se retourna vers le jeune garçon. Il se tenait toujours près d’elle,
sans faire le moindre mouvement en direction de son propre cheval. Son
regard nerveux passait d’elle à la porte de l’écurie. Un frisson désagréable
traversa soudain Medea, sans qu’elle sache pourquoi.
— Y allons-nous, Hubert ?
— Oui, mademoiselle.
Hélas, il ne bougea toujours pas.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle, inquiète.
— Je…
— Allez-vous quelque part, Medea ?
Le cœur de Medea s’arrêta. Elle connaissait cette voix – et elle n’avait
aucune envie de l’entendre !
Elle se retourna lentement sur sa selle. Gobert était campé à l’entrée du
bâtiment, grande ombre menaçante dans le soleil levant. Derrière elle,
Medea entendit le garçon couiner des excuses timides, mais elle ne l’écouta
pas. Elle était tombée dans un piège !
Tout était terminé. Sa tentative de fuite avait échoué… et elle n’avait
même pas quitté le château.
— Je vais vous éviter d’avoir à me mentir, Medea, reprit Gobert. Hubert
m’a confié que vous désiriez vous rendre au couvent de St. Helena pour y
prendre le voile et je suis venu vous dire que cela n’arrivera pas. Vous allez
me suivre jusqu’au château, bien sagement, et vous passerez la journée dans
mes appartements, loin de toute tentation. Demain, à la première heure,
nous nous marierons comme je l’ai prévu. À présent, attendez un instant
que je m’occupe de votre précieuse escorte.
Terrifiée, Medea se retourna vers le garçon et cria :
— Courez !
Mais il était déjà trop tard. Gobert marchait sur lui, lui coupant toute
retraite.
Au dernier moment, Medea se détourna. Il n’eut même pas un cri
lorsque son assaillant fondit sur lui. Ce garçon l’avait peut-être trahie, mais
elle ne désirait pas sa mort. Hélas, qu’aurait-elle pu faire pour le sauver ?
D’un autre côté, cela lui offrait une chance inespérée de s’échapper dans
la cour animée. Elle talonna la vieille jument avec fièvre.
Malheureusement, l’animal était aussi fatigué et placide qu’elle l’avait
cru et fit à peine un pas. Medea sentit la main de Gobert se refermer comme
un étau autour de sa cheville avant même d’avoir atteint la porte.
— Je ne voulais pas que notre nouvelle vie débute ainsi, lança-t-il, mais
vous ne me laissez pas le choix…
Il la tira brutalement de sa selle.
Une douleur violente jaillit à l’arrière de sa tête, puis ce fut le silence.
Autour d’elle, le monde plongea dans l’obscurité.
Theo fit de son mieux pour se concentrer sur ce que disait Benedictus.
À présent que Medea avait confirmé la culpabilité de Gobert, plusieurs
éléments de l’énigme se mettaient en place. Des jours durant, il avait eu
l’impression d’être pris dans une complexe toile d’araignée et voilà qu’il
commençait enfin à la démêler lentement, pour remonter à sa source.
Depuis la veille, il avait procédé à quelques arrestations discrètes,
enfermant tous ceux qui causaient des problèmes à la cour dans leurs
appartements plutôt que dans les geôles, afin de ne pas éveiller les soupçons
de Gobert. Plus ces hommes se confiaient, plus l’intelligence de l’assassin
qu’il traquait se dévoilait sous ses yeux. Gobert avait travaillé dur pour
préparer une guerre afin de servir ses propres intérêts. Il avait séduit de
nombreux barons influents en leur brossant l’image d’une victoire facile
contre la France – leur plus grand ennemi. Sa stratégie commençait à porter
ses fruits et, si les chevaliers du roi n’y mettaient pas très vite un terme, tous
les nobles du royaume risquaient de s’unir pour contraindre Edward à
déclencher les hostilités.
Il était essentiel pour Theo de tenir son rôle. Il devait continuer à
protéger le roi des attaques et des mauvaises influences. C’était le vœu qu’il
avait fait en rejoignant ce corps d’élite et l’honneur exigeait qu’il
accomplisse son devoir.
Il jeta un rapide coup d’œil en direction de la fenêtre. Le soleil
illuminait peu à peu les murs du château. Bientôt, le jour serait pleinement
là et Medea devait déjà avoir quitté Windsor. Bientôt, elle entamerait sa
nouvelle vie au couvent de St. Helena.
Il n’aurait jamais dû ressentir une telle souffrance à cette idée… Il
n’était pas amoureux d’elle, alors pourquoi son cœur se fissurait-il à ce
point ? Il se massa le torse, tentant pour la millième fois sans doute
d’apaiser cette douleur lancinante. Hélas, cela ne fonctionnait pas.
Se sentait-il coupable ? Il avait promis à la jeune femme de l’escorter
lui-même jusqu’à son sanctuaire, mais il l’avait confiée sans hésiter à la
garde d’un jeune écuyer inexpérimenté. Bien sûr, Hubert et elle allaient
voyager de jour, comme de modestes pèlerins. Ils ne paraîtraient pas riches
et ne risquaient pas d’attiser la convoitise des bandits de grand chemin.
Mais l’idée qu’ils puissent tomber dans une embuscade sans pouvoir se
défendre le troublait. Et cela n’expliquait pas non plus l’étrange sensation
de vide qui emplissait sa poitrine.
Était-ce parce qu’ils ne s’étaient pas fait de réels adieux ? La veille,
lorsqu’il l’avait serrée dans ses bras, il avait été tellement préoccupé par
l’envie de l’embrasser qu’il n’avait pas réussi à trouver les mots justes pour
lui dire au revoir. Il avait ensuite voulu descendre à sa rencontre, tôt ce
matin-là, mais son devoir l’avait maintenu occupé à l’heure où il était
convenu qu’elle rejoigne Hubert.
Benedictus avait sans doute fait exprès de lui confier l’interrogatoire
d’un suspect à cette heure indue pour l’empêcher de la revoir. L’homme
n’avait d’ailleurs rien révélé de nouveau.
De toute manière, qu’aurait-il pu dire à Medea, s’il l’avait croisée ? Lui
aurait-il demandé de rester ? Theo tenta de se convaincre du contraire.
Windsor n’était plus un endroit sûr pour elle et l’obliger à demeurer ici
aurait été égoïste. Elle était la première personne avec laquelle il avait
réussi à se lier, en dehors de ses compagnons d’armes. Il appréciait sa
compagnie, avait passé des jours à guetter la moindre occasion de lui
parler ; mais il ne désirait pas l’épouser et, sans la protection de son nom,
elle aurait été la victime des ambitions de ses parents, un pion dans leur
quête de pouvoir. Si elle n’était pas partie pour son couvent, elle aurait été
contrainte de se marier tôt ou tard, et à un autre que lui. Jamais elle n’aurait
été sienne…
Hélas, quelle que soit la cause de sa douleur, Theo n’était pas certain de
pouvoir l’atténuer.
— Je suis désolé, Theodore.
Il leva la tête, tiré de ses sombres pensées. Il était tellement préoccupé
par le souvenir de Medea qu’il avait manqué un grand bout de la
conversation. À présent qu’elle était partie, les choses finiraient peut-être
par rentrer dans l’ordre. C’était bien le seul aspect positif de toute cette
triste histoire.
— Pardon, Ben ?
Son capitaine fronça les sourcils et Theo sourit intérieurement.
Benedictus n’aimait pas entendre ce surnom familier – et c’était exactement
ce pourquoi il l’employait, par moments.
— Je sais à quel point tu t’es attaché aux Suval et j’ai conscience que tu
ne les as jamais crus coupables de quoi que ce soit ; mais nous avons
trouvé de nombreuses preuves les liant de près au complot de Gobert…
Theo se redressa, choqué.
— Quoi ? Je ne te crois pas !
Il jeta un coup d’œil à Will et Alewyn. Tous deux le dévisageaient avec
une empathie qui le mit immédiatement mal à l’aise.
— Vous vous trompez et celui qui a prétendu une telle chose vous a
menti, reprit-il. Les Suval ne sont que des idiots ambitieux et trop naïfs, pas
des criminels. Ils ne sont pas assez intelligents pour conspirer contre le roi
et connaissent à peine Gobert.
— Theodore…
Sa mâchoire se crispa malgré lui.
— Combien de fois devrai-je te le répéter, Ben ? C’est Theo, pas
Theodore. Je déteste mon prénom.
Il lui rappelait douloureusement les remontrances du baron de
Grenville. Celui-ci employait toujours son nom complet, chargeant chaque
syllabe d’un mépris cuisant, et Theo faisait de son mieux pour oublier cela.
Hélas, dès qu’on prononçait ce prénom, les souvenirs lui remontaient à la
gorge.
— Theo, calme-toi, dit Will en posant la main sur son bras. C’est moi
qui ai découvert cela. Ne t’en prends pas à Benedictus, même si tu es déçu.
Nous sommes tous fatigués et…
— Cesse de me traiter comme un enfant, coupa Theo en s’arrachant à
lui.
Son ami, son protégé n’avait-il donc pas pensé à l’informer de ses
avancées avant d’aller répéter ce qu’il avait appris à leur capitaine ? Si on
lui en avait laissé le temps, Theo aurait pu sans peine réfuter les preuves
apportées par ce témoin supposé. Mais on le plaçait devant le fait accompli,
et il n’aimait pas cela.
— Theo, reprit Benedictus en s’accoudant sur son bureau, je comprends
la pression que tu dois subir, en ce moment. Nous en sommes tous victimes.
Aucun d’entre nous ne veut d’un conflit ouvert entre la France et
l’Angleterre. Nous sommes prêts à tout pour l’empêcher. Malheureusement,
tes sentiments pour cette femme rendent la situation encore plus
compliquée pour toi…
— Je n’ai aucun sentiment !
Theo s’agrippa au rebord du banc, sans se soucier de la morsure du bois
brut sur ses paumes. Il avait du mal à tenir en place. Il aurait aimé pouvoir
bondir dans la pièce, se défouler en arrachant les détestables tentures du
mur et en les jetant au feu. Oui, sa rage exigeait qu’il détruise quelque
chose !
— Disons que tu t’es attaché à elle, dans ce cas, reprit son capitaine
d’un ton conciliant qui ne fit qu’aggraver la colère de Theo. William,
répète-lui ce que tu m’as dit.
Will s’éclaircit la voix. Theo n’osa pas le regarder. Il le considérait
comme son petit frère et ne l’aurait jamais placé dans une position aussi
intenable. Si les rôles avaient été inversés, il lui aurait parlé en privé avant
d’aller trouver Benedictus.
Son esprit rationnel lui répéta que Will et lui avaient travaillé dur toute
la nuit, qu’ils n’avaient pas eu le temps de se voir – et encore moins de
discuter de leurs découvertes. Il le fit taire. Il n’avait aucune envie de se
montrer rationnel, pour le moment.
— Comme nous le savions déjà, commença Will, les Suval sont parents
du duc d’Orange. Cependant, nous ignorions à quel point ce lien était fort.
Il semblerait donc qu’ils soient restés en contact étroit depuis des années,
contrairement à ce que prétend le baron. Le duc est le neveu de Suval, mais
il a à peu près son âge. Jusqu’à présent, nous pensions que son fils et
héritier était encore de ce monde…
Le cœur de Theo se serra en entendant ces mots, mais il n’interrompit
pas son ami.
— Hier soir, j’ai appris que celui-ci avait été tué accidentellement, il y a
trois mois. Sa mort fait de Suval le dernier héritier mâle de la famille. Tout
cela s’est passé à peu près au moment où le baron a décidé de venir à la
cour pour marier ses filles.
— Ce n’est pas une preuve, répondit Theo avec le plus grand calme, en
dépit du flot d’émotions qui s’agitait en lui. Si ça se trouve, Suval ignore
encore qu’il pourrait hériter d’un duché français. En tout cas, il n’agit pas
comme un homme auquel reviendra bientôt une grande part du territoire
ennemi.
Certes, il se raccrochait à des brindilles, il n’avait aucun argument
tangible à apporter ; mais il sentait au fond de lui que Suval n’était pas
coupable. Et il savait qu’il avait rarement tort, dans ce genre de cas. Il avait
passé tant de journées à observer cet homme, à écouter Medea lui parler de
sa famille. Non, le baron n’était certainement pas assez rusé pour envisager
son avenir au-delà des quelques prochains mois.
Surprenant le regard empreint de compassion de Will, Theo sentit son
sang se figer dans ses veines. Ses talents étaient-ils en train de s’émousser ?
Refusait-il de voir les preuves que l’on plaçait sous ses yeux simplement
parce qu’il tenait à Medea ? S’il avait tort, cela voudrait dire qu’il avait
perdu de précieuses journées à clamer haut et fort l’innocence de cet
homme…
Pris de panique, il se remémora tout ce qu’il savait de lui, puis secoua
fermement la tête. Le baron était innocent. Il en aurait mis sa main à couper.
Rien de ce que ses amis prétendaient n’avait de sens. L’homme qu’il avait
espionné travaillait dur pour paraître plus anglais, pour consolider sa place à
la cour, pas pour se rapprocher de ses racines françaises.
— Continue, William, reprit Benedictus.
Will grimaça de plus belle. Theo comprit soudain que son ami n’avait
aucune envie de lui apporter de mauvaises nouvelles. Cela ne calma pas sa
colère, mais il sentit qu’il finirait par lui pardonner… un jour. Will ne faisait
pas cela de gaieté de cœur. Il ne voulait pas le blesser. Après tout, ils étaient
plus proches l’un de l’autre que des autres chevaliers du roi et Will essayait
simplement d’honorer ses vœux. Tout comme Theo, il devait à tout prix
protéger le roi.
— Il y a quelques années, poursuivit-il, le duc s’est opposé à Philippe
de Valois. Celui-ci lui a retiré une importante partie de ses terres en guise de
punition, prétendant que son grand âge ne lui permettait plus de diriger un
si vaste domaine. Il a promis de reverser les bénéfices à son propriétaire.
À la vérité, ces terres sont tenues en otage pour contraindre le duc à obéir à
son souverain et aucune pièce d’or ne lui a été rendue. D’ailleurs, le duc
n’est pas vieux et pouvait sans peine s’occuper de son domaine sans la
tutelle du roi. D’après mon contact, si Edward parvient à renverser Philippe,
le neveu de Suval pourrait retrouver son rang.
— Viens-en au fait ! gronda Theo, lassé par cette leçon d’histoire.
Will prit une profonde inspiration.
— Suval a passé un accord avec Gobert. Il le soutiendra dans ses efforts
pour déclencher une guerre et, lorsque Philippe sera vaincu, Gobert rendra
ses terres au duc. Quand Suval héritera, il deviendra l’un des hommes les
plus fortunés du continent.
Theo secoua obstinément la tête.
— Je ne peux y croire. Cela va à l’encontre de tout ce que Suval a tenté
d’accomplir, ces derniers temps. Il fait tout son possible pour s’attirer les
grâces d’hommes loyaux envers la couronne d’Angleterre. De plus, tu l’as
dit toi-même : il a le même âge que le duc d’Orange et rien ne prouve que
celui-ci décédera avant lui. Il n’aura sans doute pas le temps de profiter de
son héritage. Honnêtement, je ne vois pas ce qu’il pourrait retirer d’une
telle trahison.
Will le regarda, plein d’empathie.
— Comme tu le sais, il a promis à Gobert la main de Medea. Ce que
nous avons appris cette nuit, c’est que cet accord garantit à leurs
descendants le contrôle du duché d’Orange.
Le cœur de Theo s’arrêta, puis se remit à battre furieusement. Un flot de
bile lui monta à la gorge en imaginant Medea porter l’enfant de Gobert. Il
dut fermer les yeux et attendre que sa nausée redescende d’elle-même.
Néanmoins, présentée de cette manière, l’affaire paraissait soudain plus
logique. Cela ne lui plaisait peut-être pas, mais il devait bien l’admettre…
En tout cas, cela justifiait le rôle que Suval pourrait être amené à jouer dans
cette conspiration. Il avait négocié une alliance avec Gobert, se servant de
Medea comme d’une monnaie d’échange. Certes, ses projets allaient être
mis à l’arrêt maintenant que sa fille avait quitté le château, seulement…
Tout à coup, la porte du bureau s’ouvrit à la volée. Les quatre chevaliers
se levèrent d’un bond, l’épée au poing, pour accueillir l’intrus – un gamin
blond, maigre, qui tremblait de la tête aux pieds.
— Repos, ordonna Benedictus à ses hommes.
Theo rengaina son arme, mais garda une main sur la garde. Ses
compagnons firent de même.
— Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda leur capitaine.
— C’est… c’est… mon frère.
— Qui est ton frère ? lança Theo.
— H-H-Hubert.
Un coup sur le crâne n’aurait pas pu assommer Theo davantage. Hubert
avait été chargé d’escorter Medea jusqu’au couvent de St. Helena. Il ne
devait même plus être dans l’enceinte du château, à l’heure qu’il était ! Et
son frère n’aurait pas dû non plus se trouver là, pâle comme un linge et les
yeux écarquillés.
— Que s’est-il passé ?
De grosses larmes roulèrent sur les joues du garçon, qui renifla
bruyamment.
— J’ai trouvé son corps, Sir Theodore. Derrière les écuries…
Theo bondit vers la porte, sans vérifier que les autres le suivaient. Il
passa devant le gamin effaré et descendit le couloir en courant. L’air lui
manquait. Ses poumons se mirent à brûler. Hubert ne pouvait pas être là ! Il
était déjà loin, sur les routes, pour protéger Medea !
Une petite foule s’était déjà rassemblée dans la cour, massée dans un
coin d’ombre près des écuries.
— Écartez-vous ! hurla Theo en poussant ceux qui ne le laissaient pas
passer assez vite. Cette affaire concerne les chevaliers du roi. Retournez
travailler !
Ceux qui le connaissaient s’en allèrent rapidement, tandis que quelques
curieux morbides s’attardaient pour le voir pénétrer dans l’allée sombre.
Son souffle s’accéléra plus encore lorsqu’il reconnut la silhouette de
l’écuyer, allongé par terre et déjà raide. Oui, c’était bien le jeune Hubert et
ses yeux, tournés vers le ciel, ne voyaient plus… Quel gâchis ! La mort de
quelqu’un d’aussi jeune lui serrait toujours autant le cœur, en dépit de son
expérience des combats.
Theo s’agenouilla lentement et contempla le corps en silence. Lorsque
ses frères d’armes le rejoignirent, il ne releva même pas la tête, sentant leur
présence dans son dos plus qu’il ne les entendit.
Enfin, la gorge nouée, il se redressa et se tourna vers eux.
— Tout cela est ta faute, dit-il à Benedictus, sans se soucier des
conséquences néfastes que ses paroles pourraient avoir. Hubert n’avait pas
assez d’expérience pour accomplir cette mission. Tu as ignoré le danger que
courait Medea. Tu as bradé sa sécurité parce que cela t’arrangeait. Tu sais
pourtant que Gobert est un homme dangereux et tu aurais dû lui offrir toute
la protection dont elle avait besoin. Si elle finit blessée à cause de ta
négligence, je ne te le pardonnerai jamais.
Tout en parlant, Theo fit quelques pas en direction de son capitaine.
Benedictus recula. Bien. Il avait raison de le craindre. Le monde entier
aurait dû avoir peur de lui. Il allait retrouver la jeune femme quoi qu’il en
coûte, même s’il devait pour cela détruire le château pierre par pierre !
Il poussa ses amis hors de sa route et se mit à courir en direction de la
grande porte. Il allait commencer ses recherches dans les appartements de
Gobert, puis retournerait toutes les chambres, une à une. Il ne s’accorderait
aucun répit tant qu’il ne saurait pas Medea saine et sauve.
— Theo… Theo, appela une voix dans son dos.
Quelqu’un le suivait de près, mais il ne prit pas la peine de vérifier de
qui il s’agissait. Il allait déchiqueter Gobert à grands coups d’épée !
Soudain, une grande main se referma sur son bras et l’obligea à
s’arrêter.
— Theo.
Il se tourna vers son assaillant, prêt à poignarder quiconque se mettrait
en travers de son chemin, puis reconnut la haute silhouette d’Alewyn.
Celui-ci était sans doute le seul homme de la cour assez fort pour le retenir,
en cet instant. Pourvu qu’il n’essaye pas de l’empêcher d’avoir sa
vengeance. Alewyn était son ami, et Theo n’avait aucune envie de lui faire
du mal.
— Qu’y a-t-il ? cracha-t-il. Je te préviens, mon contrôle ne tient qu’à
un fil…
— Tu dois te calmer, Theo. Ce n’est pas ta tête qui commande, en ce
moment, mais ton cœur. Ne te jette pas dans la gueule du loup sans
réfléchir.
Theo s’arracha brutalement à son étreinte.
— Benedictus…
— Mon frère essaye simplement de faire ce qui est juste, coupa Alewyn
avec douceur. Nous avons fait vœu de protéger le roi et notre pays, Theo. Je
sais que tu n’as pas envie de l’entendre, mais notre mission est plus
importante que demoiselle Medea, en ce moment.
Theo avait du mal à respirer. Sa poitrine se serrait douloureusement à
chaque fois qu’il tentait de reprendre son souffle.
— Je lui ai promis de veiller sur elle, de la défendre. Que vaut mon
serment de fidélité, si je ne suis même pas capable de tenir parole sur ce
point ?
Il recula d’un pas, toisant son ami avec rage.
— Fais ce que tu as à faire. Moi, je vais retrouver Medea.
— Si jamais tu mets la main sur Gobert, ne le tue pas, le prévint
Alewyn. Nous devons l’interroger d’abord. Nous ignorons encore s’il est
l’instigateur du complot ou si d’autres traîtres nous guettent dans l’ombre…
— Je vais essayer, répondit Theo pour éluder la question.
Il ne pouvait certainement pas faire une telle promesse à son ami. Plus
vite Gobert serait éliminé de la surface de la terre, mieux cela vaudrait à son
avis. Pour l’instant, la seule inquiétude qu’il avait – et qui surpassait tout le
reste – concernait la sécurité de Medea.
Alewyn parut se satisfaire de sa réponse et ne tenta pas de le retenir
davantage.
— Que Dieu t’accompagne.
Theo tourna les talons sans un mot et reprit le chemin du château. Il
espérait bien que Dieu était de son côté, en effet, car pour l’instant,
personne d’autre ne semblait prêt à l’épauler…
Chapitre 15
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE
Cornouailles, 1890
Impossible. Il n’y avait pas d’autre mot. Toute cette situation n’avait
pas pu se produire. C’était impossible. Cette femme était impossible !
Dès qu’il entendit le cliquetis de la porte se refermant derrière elle,
Theo se recoucha et lutta avec les draps et la courtepointe, s’efforçant de
remettre un semblant d’ordre dans sa literie. Il ignorait où était passée sa
chemise de nuit, dont il avait dû se débarrasser pendant son sommeil agité,
mais il était inutile de la chercher à cette heure.
Il tira sur le fouillis de tissu pour tenter de se couvrir sans cesser de
maudire entre ses dents cette odieuse et exaspérante Lady Iris. Pour qui se
prenait-elle pour s’inviter ainsi dans sa chambre ? La dernière chose dont il
avait besoin était qu’une femme envahissante décide qu’il était son devoir
de sauver ce pauvre et malheureux aveugle.
Existait-il personne plus agaçante ? Il en doutait fort. Et alors qu’il lui
exprimait, d’une façon qu’il jugeait fort mesurée, ses objections à la trouver
dans sa chambre, voilà qu’elle lui répondait d’un ton offensé et hautain !
À quoi diable s’était-elle attendue ? À ce qu’il l’abreuve d’une gratitude
éternelle ? Il n’était pas un enfant et ne laisserait jamais une soi-disant âme
charitable l’infantiliser de la sorte. Il tira à nouveau sur le nœud de draps.
Cette femme était complètement folle ! Il avait simplement fait un
cauchemar, par Dieu ! Ce n’était guère le premier et ce ne serait
certainement pas le dernier. Comme si cela méritait qu’elle se mette dans
tous ses états !
Il vira sur le côté et de vagues souvenirs de son cauchemar lui revinrent
en mémoire, des flammes dansant à la périphérie de sa conscience. C’était
un rêve familier, qui avait souvent refait surface au cours des six années
passées, mais ce soir, il semblait s’accompagner d’autre chose. D’une
sensation différente. Plus douce et plus tendre. Comme les caresses d’une
femme, ses baisers délicats, son corps souple.
L’avait-elle touché ? Caressé son visage et son torse ? Ou son esprit
enfiévré avait-il imaginé tout cela ? Ça ne pouvait être qu’un songe, car il
avait également l’impression que quelqu’un avait déposé un baiser sur son
front. C’était impossible. Personne n’oserait jamais l’embrasser là, sur ces
hideuses cicatrices qui le défiguraient.
Maudite soit cette femme ! Elle n’allait tout de même pas se mettre à
envahir ses rêves aussi ? Il se rassit brusquement et frappa son oreiller avec
hargne, autant pour lui redonner sa forme que pour soulager une partie de sa
colère. Il ne voulait pas de son aide, il n’avait pas besoin de son aide, pas
plus que de ses caresses et de ses baisers, même imaginaires. Il ne savait
que trop bien à quel point il serait dangereux de laisser une jolie jeune
femme comme Iris Springfeld entrer dans sa vie. Il savait à quel point il
serait aisé de succomber à ses charmes. Et s’il devait bien admettre qu’il
était tentant de reproduire cette erreur, le prix à payer par la suite serait bien
trop élevé. Non, il refusait de revivre cela.
Il s’en sortait très bien tout seul. Certes, il faisait des cauchemars de
temps en temps. Et alors ? Il était parfaitement capable de surmonter cela
sans qu’elle vienne le materner. Il avait perdu le compte du nombre de nuits
où il s’était réveillé en sursaut, tremblant et agité, ses draps en bataille, tout
son corps trempé de sueur. C’était habituel. De simples rêves avec lesquels
il avait appris à vivre, à sa façon et sans l’aide de personne.
Theo se retourna et ses narines se trouvèrent soudain submergées par le
parfum de Lady Iris, encore présent sur son oreiller et ses couvertures.
Maudite, maudite soit cette femme ! Même lorsqu’elle n’était plus là, il ne
parvenait pas à lui échapper. Il huma profondément le tissu. Fleur d’oranger
et eau de rose. Malgré lui, Theo dut bien admettre que son odeur avait
quelque chose de réconfortant.
Au lieu de tourner le dos à cette fragrance, il continua à l’inhaler
lentement. À chaque inspiration, son souffle s’apaisait, sa colère se
dissipait. Petit à petit, il se laissa tomber dans les bras de Morphée, cette
fois baigné d’une sensation chaleureuse, celle d’une douce étreinte, teintée
de guérison et d’amour. La caresse du soleil inondant la pièce par la fenêtre
sans rideau tira Theo d’un repos réparateur. Il s’étira dans son lit, plus
détendu qu’il ne l’avait été depuis des années. C’était un agréable
changement, de profiter enfin d’une bonne nuit de sommeil, et Theo se
demanda ce qui l’avait induit.
Il demeura allongé un moment, repassant dans son esprit tout ce qui
s’était produit la veille et cette nuit, chaque nouveau souvenir élaguant
davantage son calme jusqu’à ce que sa sérénité se soit totalement évaporée
et que cette rage si coutumière l’ait à nouveau englouti.
Théo était souvent en proie à la colère, mais ce matin-là, elle trouva une
coupable toute désignée : Iris Springfeld. Cette commère envahissante et
bavarde avec ses incessants gloussements.
Et qui séjournait encore sous son toit ! Il allait devoir l’affronter une
fois de plus. Si seulement cette femme n’avait été qu’agaçante, mais elle
avait aussi été témoin de ses instants les plus vulnérables.
Il détestait songer qu’elle avait assisté à ses terreurs nocturnes. Imaginer
que quelqu’un puisse le considérer comme faible, en particulier une
jouvencelle, et en particulier Lady Iris Springfeld, le rendait malade. Il était
furieux qu’elle ait cru qu’il eût besoin d’aide, simplement parce qu’il faisait
des cauchemars. Il n’avait besoin de personne et surtout pas d’un petit
rayon de soleil envahissant qui pensait pouvoir tout arranger avec quelques
caresses et paroles de réconfort.
Theo repoussa ses draps, dont les nœuds lui jetèrent davantage de
souvenirs insultants au visage, comme le piteux état dans lequel elle l’avait
découvert cette nuit. Sa colère frémissant toujours en lui, Theo se dirigea
vers la fenêtre et l’ouvrit d’un coup sec dans l’espoir que l’air frais et
matinal lui permettrait de garder la tête froide. Le vent était enfin tombé, la
tempête disparue. Les oiseaux chantaient gaiement dans les arbres et la
brise portait la délicieuse odeur de l’herbe et des feuilles mouillées.
Plus rien désormais ne pourrait l’empêcher de sortir cette intruse de sa
vie et de la renvoyer chez elle pour de bon.
Parfait.
Se détournant de la fenêtre, Theo s’enveloppa dans sa robe de chambre
et tira la cloche de service de son valet. Il attendit son arrivée en faisant les
cent pas dans la pièce.
Elle allait enfin s’en aller, mais malheureusement, il n’aurait d’autre
choix que de la croiser une dernière fois avant son départ. La politesse
exigeait qu’il lui présente ses adieux, mais ensuite, il s’en laverait les mains.
Miss Springfeld disparaîtrait de son existence, de même que ses manières
envahissantes et ses viles intentions de le réconforter.
Il se figea soudain. Quelle mouche le piquait ? Pourquoi était-il aussi
furieux contre elle ? Les actions de la jeune femme justifiaient-elles une
condamnation si sévère ?
Il inspira profondément avant de souffler lentement. Se montrait-il
injuste ? Ou pire, se comportait-il comme un véritable mufle ? Après tout,
que lui avait-elle réellement fait ? Elle avait entendu ses cris au milieu de la
nuit et s’était précipitée à son secours.
Ses intentions, bien que peu judicieuses, avaient été honorables. Et,
même si toute cette situation l’avait terriblement fâché, il lui fallait
reconnaître qu’elle avait fait preuve de courage. Elle qui s’était retrouvée
par la force des choses à dormir dans l’étrange demeure d’un parfait
inconnu n’avait pas hésité à intervenir lorsqu’elle l’avait cru en danger. Et il
avait récompensé sa bravoure par des remarques acerbes et furieuses.
Serrant les mâchoires, il se remit à arpenter la pièce. Maudite soit cette
femme ! Voilà qu’il allait devoir se rabaisser une fois de plus devant elle et
lui présenter des excuses pour son comportement.
Soit. Le plus vite il se serait débarrassé de cette corvée, mieux il se
porterait. Elle pourrait ensuite repartir et le laisser vivre en paix.
Son valet arriva avec une aiguière pleine d’eau et son matériel de
rasage. Theo s’assit et James fit courir le blaireau chargé de savon sur ses
joues et son menton. Il fulminait toujours tandis que son domestique
aiguisait le rasoir sur une longue lanière en cuir.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle pénètre dans sa chambre et lui complique
autant la vie ? Ne lui avait-on donc jamais appris qu’une jeune femme
célibataire n’était pas censée s’inviter dans les quartiers d’un homme, et ce
en aucune circonstance ? Ne réalisait-elle pas à quel point une telle action
aurait pu la compromettre ? Si quelqu’un découvrait ce qui s’était passé
cette nuit, sa famille serait en droit d’exiger leur mariage. Sa colère enfla à
nouveau.
Ces importantes considérations avaient-elles seulement effleuré son
esprit étroit ? À moins qu’elle ne se soit crue en sécurité parce qu’elle était
entrée dans sa chambre ?
Oui, c’était sûrement ce qu’elle s’était dit. Même si Theo avait été
suffisamment cruel pour la compromettre, aucun parent n’aurait insisté pour
qu’un homme comme lui épouse leur fille. Il inclina la tête en arrière tandis
que son valet glissait la lame acérée sur ses joues et son cou et se
contraignit au calme.
Il était grand temps de chasser Lady Iris Springfeld de ses pensées. Il ne
gaspillerait pas une minute de plus à songer à une femme qui lui faisait
bouillir le sang. Surtout pas quand un rasoir aiguisé courait si près de sa
jugulaire.
Sa respiration toujours lente et profonde, il s’efforça de ne plus laisser
cette petite diablesse s’imposer à son esprit avec ses rires, ses bavardages
insouciants et son comportement inconvenant.
Quand son valet plaça finalement une serviette chaude sur son visage,
Theo poussa un soupir de soulagement. Il avait survécu à cette séance de
rasage sans une seule estafilade, en dépit de son agitation intérieure. Même
s’il devait admettre que cette victoire reposait davantage sur le talent de
James que sur sa propre capacité à écarter Lady Iris de ses pensées. Et
maintenant, il allait devoir supporter sa compagnie quelques heures de plus
et faire de son mieux pour masquer son agacement, un exploit qui requerrait
un degré de retenue que Theo n’était pas certain de posséder.
— Lady Iris est-elle levée ? demanda-t-il à son valet lorsque ce dernier
eut retiré la serviette chaude.
— Oui, milord. Je crois que la jeune lady s’est réveillée très tôt.
— Bien.
— Et elle porte désormais sa propre toilette, nettoyée et séchée.
Theo perçut l’amusement dans la voix du domestique. Sans doute
Charles l’avait-il informé que Lady Iris avait été contrainte de finir la soirée
avec les vêtements du comte.
— Et où se trouve-t-elle à présent ? s’enquit-il tandis que James
choisissait un costume dans son armoire.
— La dernière fois que je l’ai vue, elle était dans la salle du petit
déjeuner, répondit le valet en tendant le pantalon et la chemise à Theo.
— Et le cocher a-t-il bien reçu l’instruction de la ramener chez elle dès
qu’elle sera prête à partir ?
— Oui, milord.
Theo hocha la tête. Il ne lui restait plus qu’à lui présenter rapidement
ses excuses, la laisser prendre congé, la pousser dans sa voiture et c’en
serait terminé. Sa vie reviendrait enfin à la normale.
James l’aida à enfiler sa veste et, quand ce dernier l’eut brossé jusqu’à
atteindre un degré de perfection qu’il estimait satisfaisant, Theo quitta ses
quartiers et emprunta le chemin qu’il connaissait par cœur.
Il avait fait en sorte que les trajets qu’il effectuait le plus souvent soient
libres de tout obstacle. Là où le reste de la maison comportait toute une
panoplie de décorations et de babioles que ses ancêtres avaient amassée au
fil du temps, le couloir menant à sa chambre était aussi spartiate qu’une
cellule de moine.
Il avait également ordonné à son personnel de n’huiler aucun gond ni
aucune serrure. Cela permettait à Theo de savoir quand la porte s’ouvrait
pour laisser entrer quelqu’un. Ces petits agencements offraient à Theo
l’assurance nécessaire pour qu’il puisse se déplacer librement dans sa
propre demeure. Il ne jouissait guère de cet avantage dehors, où n’importe
quel obstacle pouvait le faire trébucher et attirer l’attention sur son
infirmité.
Il agrippa fermement la rambarde. Pourtant, même dans ce sanctuaire,
la jouvencelle l’avait vu dans ses pires états. C’était pour cela qu’il évitait la
société. Pour cela qu’il se coupait du monde. Parce qu’il ne supportait pas
qu’elle, ou quiconque d’ailleurs, le considère avec pitié.
La main toujours sur la rambarde, il descendit l’escalier en comptant les
marches jusqu’au rez-de-chaussée. Puis il compta à nouveau les pas qui le
séparaient de la salle du petit déjeuner.
Il atteignit la porte, serra les dents et se figea, le poing étroitement
refermé sur la poignée. Puis, avec un soupir résigné, il poussa le vantail,
déterminé à en finir le plus rapidement et le moins douloureusement
possible.
Chapitre 7
Theo n’aurait jamais cru cela possible, mais la mère était encore pire
que la fille. Elle faisait preuve d’un enthousiasme encore plus acharné,
semblait totalement incapable de saisir que sa progéniture et elle n’étaient
pas les bienvenues dans sa demeure et voilà que cette petite matrone
ridiculement joyeuse le considérait comme un prétendant potentiel pour sa
fille.
Au moins, cette dernière n’avait pas nourri de telles aspirations, à en
juger par la façon dont elle s’était agitée sur son siège, son silence gêné
ponctué de soupirs et de gémissement désapprobateurs. C’était un point en
faveur de Lady Iris. Il était heureux de constater qu’elle n’était pas une de
ces chasseuses d’époux fortunés.
Si accepter de participer à un dîner chez les Walberton lui permettait de
se débarrasser définitivement d’elles, la meilleure chose à faire était, hélas,
de tolérer cette épreuve avec le sourire. Il doutait d’être capable de sourire,
mais il devrait au moins tolérer. Theo était prêt à tout endurer pour
retrouver la paix. Maintenant que la matrone avait obtenu ce qu’elle
souhaitait, il déploya toute la patience qu’il lui restait pour attendre
fébrilement leur départ.
Mais celui-ci ne vint pas.
— Oh ! vous n’avez pas bu votre thé et il doit être froid, à présent,
gazouilla Lady Springfeld. Nous devrions demander qu’on vous en apporte
un autre.
— C’est inutile. Je n’avais de toute façon pas très envie d’un thé, la
coupa-t-il en s’empêchant d’ajouter : Je ne voulais pas non plus de votre
visite. Plus vite vous partirez, mieux cela vaudra.
Le bruissement d’un jupon lui apprit qu’il allait enfin être exaucé. Merci
Seigneur. Il se leva et tendit la main vers sa cloche pour demander à Charles
de les escorter vers la sortie, mais il trouva l’emplacement vide. L’instant
d’après, un tintement résonna. Sa clochette.
Cette femme infernale avait traversé la pièce et dérobé sa cloche sur la
table. Elle n’avait pas décidé de partir, mais de prendre le contrôle de son
personnel.
Charles apparut aussitôt :
— Vous m’avez appelé, milord ?
— Non, Charles, c’est moi, répondit la matrone avant qu’il n’ait le
temps d’ouvrir la bouche. Le thé du comte est froid. Pourriez-vous lui
apporter une autre tasse, je vous prie ?
— Bien, milady. Apparemment, Charles avait décidé qu’il était
désormais aux ordres de cette intruse.
— Lord Greystone a dit qu’il ne voulait pas de thé, lui rappela Lady Iris
d’une voix douce, mais impatiente.
Une remarque pertinente. Que sa mère ignora totalement. Au lieu de
cela, cette dernière se contenta de retraverser la pièce dans un froissement
de soie et de revenir s’asseoir. De toute évidence, Lady Iris et lui-même
avaient désormais une chose en commun : leur agacement face aux
manières grossières de la matrone. Non, en vérité, ils en avaient deux. Ils
tenaient tous deux à ce que cette visite prenne fin le plus tôt possible.
À moins que ce ne soit trois ? Ni l’un ni l’autre ne souhaitait d’un mariage.
Theo n’avait que peu d’influence sur les deux premiers points, mais il
ne comptait pas renoncer au troisième. Lady Springfeld ne le convaincrait
pas de se passer la corde au cou ! Theo ne comprenait même pas sa
motivation. Si Lady Iris était aussi populaire que la matrone le proclamait,
pourquoi tenait-elle tant à lier sa fille à un homme comme lui ? Certes, il
jouissait d’une fortune et d’un titre, mais dans les qualités qu’une mère
escomptait lorsqu’elle cherchait un mari pour sa progéniture, la cécité et
une hideuse balafre constituaient d’ordinaire des arguments rédhibitoires.
Mais peu importait ce qui se tramait dans l’esprit dérangé de
Lady Springfeld. Il n’épouserait jamais sa fille.
Theo se laissa aller contre son dossier. Il se résigna à tolérer un peu plus
longtemps la compagnie de ces deux ladies et s’efforça d’ignorer les
jacasseries guillerettes de la matrone.
Charles arriva avec une nouvelle théière dont il ne voulait pas,
débarrassa sa tasse froide et la remplaça par une nouvelle, bien chaude, que
Theo ne toucherait pas davantage. Des remerciements murmurés et le
cliquetis des tasses et des cuillères lui apprirent que ces dames s’étaient
également resservies. Theo ravala un soupir irrité.
— Votre famille est-elle installée depuis longtemps dans ce comté ?
l’interrogea Lady Springfeld.
Une question polie, mais que n’importe quel membre de l’aristocratie
aurait perçue comme intéressée, provenant de la mère d’une jeune femme
célibataire. En réalité, elle lui demandait : Votre lignée est-elle ancienne ?
Votre rang est-il bien établi parmi la noblesse ? Et qu’est-ce que notre
famille gagnera en s’unissant à la vôtre ?
— Depuis assez longtemps, répondit vaguement Theo, bien décidé à ne
pas l’encourager en lui expliquant que son arbre généalogique remontait
encore plus loin que l’époque des Tudor.
Un arbre qui prendrait fin avec lui. Il n’avait aucune intention d’imposer
un monde comme celui-ci à des enfants innocents. Non, ses cousins
hériteraient du domaine et Theo s’en moquait royalement.
— Et vous semblez posséder des terres vastes et d’une beauté
remarquable, je dois dire, poursuivit la matrone.
Theo se contenta d’acquiescer. Allait-elle lui demander de consulter ses
comptes afin d’estimer sa valeur financière ?
— Nous avons profité d’une si délicieuse promenade en venant ici,
n’est-ce pas, Iris ?
— Oh ! absolument, répondit Lady Iris. Et peut-être devrions-nous
prendre congé et rentrer retrouver les Walberton, à présent ? Je suis certaine
que le comte a beaucoup à faire et que nous avons déjà suffisamment abusé
de son temps.
Quelle jeune demoiselle infiniment sensée ! Elle aussi avait remarqué la
futilité des efforts de Lady Springfeld pour encourager une alliance entre
eux. D’ailleurs, sans doute était-elle horrifiée à l’idée que sa mère s’évertue
à la marier à un homme comme lui. Les souvenirs de la nuit dernière
submergèrent aussitôt l’esprit de Theo, qui s’agita dans son fauteuil, mal à
l’aise. C’était évident. Comment aurait-elle pu vouloir l’épouser ? Quelle
femme rationnelle s’enticherait d’un homme qui hurlait dans son sommeil,
un homme qu’elle pensait devoir rassurer comme un enfant ? Mais
Lady Iris n’avait probablement pas transmis cette information à sa mère.
Dans le cas contraire, la matrone n’aurait sans doute pas été si impatiente de
faire de lui son gendre.
— Je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps, opina-t-il dans
l’espoir que Lady Springfeld saisirait ce sous-entendu si peu subtil et le
laisserait enfin en paix.
Mais non, cette dernière continua de lui poser une interminable liste de
questions sur l’histoire de la demeure et des environs et parvint à chaque
occasion possible à glisser un commentaire élogieux sur la beauté et les
talents de sa fille.
Theo répondait à chaque fois de façon très succincte. Quant aux
remarques sur le charme de Lady Iris, il préférait ne rien dire du tout. Il se
moquait bien de son apparence. Pourquoi y aurait-il songé ? Il était aveugle,
par Dieu ! Sa mère n’avait tout de même pas pu passer à côté d’une telle
évidence ! Lady Iris pouvait bien ressembler à une gargouille, il ne le
saurait et ne s’en soucierait jamais. En vérité, cela aurait peut-être augmenté
son estime pour la demoiselle bien plus que sa prétendue beauté.
Il savait d’expérience combien les belles femmes étaient volages et
égoïstes, à user de leurs attraits pour promouvoir leur place dans la société.
Même s’il devait bien admettre que Lady Iris ne correspondait guère à cette
description. Comme sa mère l’avait répété, elle était douce, aimable, bien
élevée et, il le reconnaissait à contrecœur, possédait un caractère que
beaucoup trouveraient charmant. Si elle jouissait également d’un physique
harmonieux et d’une généreuse dot, comme l’avait sous-entendu la
matrone, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne soit pas déjà mariée à
son avantage. Peut-être y avait-il quelque chose de rebutant chez Lady Iris
qu’il ne pouvait voir, littéralement ou figurativement ?
Finalement, après une interminable discussion à sens unique,
Lady Springfeld commença à parler de rentrer au domaine des Walberton.
Theo bondit sur ses pieds avant qu’elle n’ait le temps de changer d’avis :
— J’espère que la promenade du retour sera agréable, déclara-t-il.
Et j’espère que vous allez partir maintenant pour ne jamais revenir.
— Oh ! sans le moindre doute ! s’exclama la joviale Lady Springfeld.
Et nous serons impatientes de vous voir ce soir, n’est-ce pas, Iris ?
— Certainement. Je suis aussi impatiente de participer à cette soirée que
le comte, lança Lady Iris, ce qui faillit arracher un sourire à Theo.
— Je doute que cela soit possible, préféra-t-il répondre en s’inclinant.
À ce soir, dans ce cas. Lady Springfeld. Lady Iris.
Avec une immense satisfaction, il fit retentir la cloche et Charles vint
escorter ces dames hors de la pièce.
Ses visiteuses se dirigèrent vers la sortie dans une fanfare de frous-
frous, suivies par ce traître de Max, qui revint tristement vers son maître
quand Theo claqua des doigts. Lorsque la porte se referma, Theo s’écroula
dans son fauteuil, soulagé de se retrouver enfin seul. Il ne lui restait plus
qu’à subir une fastidieuse soirée en société et sa vie reprendrait son cours,
aussi calme et paisible qu’elle l’avait été avant que l’éternellement
rayonnante Lady Iris et son infernale de mère envahissent son existence.
Cela faisait très longtemps que Theo n’avait plus endossé l’un de ses
costumes d’apparat. Par le passé, il avait pris plaisir à s’adonner au rituel
des préparatifs, impatient de profiter des joies de ces événements.
Mais plus maintenant. Devoir se raser une seconde fois aujourd’hui et
revêtir une tenue de soirée était une farce qu’il s’était épargnée depuis
six ans et à présent, il ne pouvait s’empêcher de songer que tout ceci était
bien plus d’efforts qu’il n’en valait la peine. Maudite femme. Et sa maudite
fille. Plus vite cette détestable soirée prendrait fin, mieux il se porterait. Il
aurait tant préféré passer ce temps devant le feu avec son fidèle compagnon,
Max. Du moins, son fidèle compagnon la plupart du temps. Lorsque le
chien était en compagnie de Lady Iris, il en oubliait immédiatement qui et
ce qu’il était : un noble et fier lévrier irlandais et non un petit bichon de
salon appelé Maxou-Max.
— Maxou-Max… sérieusement.
— Je vous demande pardon, milord ? demanda son valet.
Theo fut choqué d’avoir exprimé sa frustration à haute voix. Ces
femmes n’avaient décidément pas leur pareil pour lui mettre les nerfs en
pelote.
— J’aimerais que quelqu’un sorte promener Max ce soir, pendant que je
serai… occupé ailleurs, dit-il pour masquer son embarras.
— Entendu, milord, répondit James en continuant de brosser la veste de
Theo. Je suis heureux de vous dire, monsieur, que ce costume vous va
toujours à la perfection, ajouta-t-il.
Theo devina au son de sa voix que James s’était reculé d’un pas pour
admirer son travail. Il était également certain que son valet avait souri en
prononçant ces mots. Pourquoi diable souriait-il ? Pourquoi devrait-il se
soucier de la façon dont son maître s’habillait ? Il n’était tout de même pas
tombé lui aussi sous le charme de Lady Iris, comme Max ? Ou était-il
simplement satisfait de savoir que Theo sortait après toutes ces années ?
Quoi qu’il en soit, James devrait se contenter de cette unique soirée, car
passé cette nuit, Theo ne remettrait plus jamais les pieds en société et, avec
un peu de chance, il ne reverrait jamais Lady Iris ni son horrible mère.
Six ans plus tôt, il avait tourné le dos à une vie de faste, d’élégants
dîners, de bals, de pièces de théâtre et autres frivolités. Une vie qui, en fin
de compte, ne lui avait apporté que douleur et déception. Il serra les dents et
s’efforça de repousser les souvenirs de son existence avant l’accident. Il
vivait alors dans une bulle d’illusions, avec des gens qu’il avait seulement
cru connaître, avant de découvrir toute la froideur que pouvaient dissimuler
un joli visage et un sourire enchanteur.
Non, il ne retournerait pas à ce monde de faux-semblants. Ses voisins
avaient accepté son isolement… il ne lui restait qu’à faire passer le message
à ces deux intruses si frustrantes. Elles devaient comprendre que cette
soirée était une aberration, et une exception à ne jamais reproduire.
Son valet attacha soigneusement le nœud papillon de Theo.
— Je retrouve l’ancien comte de Greystone, monsieur, déclara James, si
je puis me permettre cette remarque.
Theo était tenté de lui répondre que non, il ne pouvait se le permettre,
mais il savait que l’homme s’était exprimé avec bienveillance. Ce n’était
guère la faute de James si Theo se trouvait si mal disposé, mais de celle de
Lady Iris, de sa mère et de ce maudit dîner.
— Merci, James, ce sera tout, préféra-t-il conclure, pressé de donner
congé au valet et à son indésirable bonne humeur.
James lui tendit sa canne, son haut-de-forme et ses gants, puis il
s’éclipsa. Theo compta les pas jusqu’à la porte, puis le long du couloir, puis
les marches de l’escalier jusqu’à l’entrée. Il se servit du bruit que faisaient
les chevaux en s’ébrouant pour localiser sa voiture, refusa l’aide de son
cocher d’un geste de la main et grimpa dans le véhicule. Puis, avec un
soupir profondément exaspéré que personne n’entendrait, il s’assit et frappa
le toit du carrosse de sa canne pour signaler au domestique qu’il était prêt à
partir.
Theo utilisait rarement sa canne. Il connaissait sa demeure comme le
fond de sa poche, de même que le domaine et les environs, ce qui lui
permettait de s’orienter aisément. Mais il ne s’était pas rendu chez les
Walberton depuis son accident et aurait besoin de cet outil ce soir. Theo
avait été un visiteur régulier quand il jouissait encore de la vue, la
disposition des pièces lui était donc familière, mais il avait appris dans la
douleur que, lorsqu’il sortait de son propre cadre de vie, des dizaines
d’obstacles pouvaient le faire trébucher. Et il n’avait aucune intention de se
donner en spectacle ce soir, du moins pas plus que nécessaire. Il savait qu’il
ne pourrait manquer d’attirer l’attention sur lui et sur son infirmité en se
déplaçant dans la maison à l’aide de sa canne.
Maudit dîner.
Il refusait que ses voisins le traitent avec pitié ou s’adressent à lui avec
condescendance et il ne tenait surtout pas à subir l’indignité de les entendre
se précipiter au secours du pauvre invalide. Il ne leur permettrait pas d’être
navrés pour lui, de le juger ou de se considérer comme ses supérieurs.
Les dents toujours serrées, les muscles tendus, il maudit une dernière
fois Lady Springfeld de lui infliger pareille torture.
Chapitre 11
Lady Iris faisait les cent pas devant le hall d’entrée en balayant des yeux
l’allée de gravier dans l’attente de la voiture de Lord Greystone. Elle n’était
pas anxieuse à l’idée de le revoir, évidemment. Elle ne craignait pas non
plus que le comte se retrouve en difficulté dans cette maison méconnue.
Elle était certaine qu’il s’en sortirait prodigieusement. Après tout, il
semblait capable de tout surmonter… tout, sauf peut-être la détermination
de sa mère.
Mais au moins la matrone était-elle parvenue à le faire quitter son
manoir, un véritable exploit que personne n’avait pu accomplir jusque-là,
d’après Lady Walberton. Cette dernière avait exprimé sans ambages son
admiration envers Lady Springfeld pour avoir réussi là où tant avaient
échoué avant elle. Le comte avait été le réceptacle d’innombrables
invitations provenant des Walberton et de ses autres voisins, mais il les
avait toutes refusées.
Lady Springfeld, d’ordinaire si douce, joviale et amicale, pouvait se
transformer en formidable adversaire lorsqu’elle prenait une décision. Et
pour une raison qu’Iris ne comprenait pas, elle s’était mis en tête que
Lord Greystone ferait un excellent époux pour sa fille. La matrone ne s’était
pourtant jamais montrée si déterminée à la marier. Jusqu’à présent, elle
avait été heureuse de laisser la nature suivre son cours en espérant qu’Iris
rencontrerait un homme décent avant qu’il ne soit trop tard. Alors pourquoi
lui ? Iris n’avait pas l’ombre d’une explication, mais sa mère n’avait guère
fait preuve de subtilité devant lui. Cette visite était devenue si gênante !
Et c’était pour cette raison, et seulement celle-là, qu’Iris attendait
anxieusement l’arrivée du comte. Elle tenait à l’informer au plus tôt que
toute cette histoire de mariage était entièrement l’idée de sa mère. Avec
autant de tact que possible, elle lui assurerait qu’il n’avait rien à craindre
d’elle. Tout comme lui, elle n’éprouvait aucun intérêt à une alliance entre
eux.
Il avait très clairement laissé entendre qu’il ne voulait pas d’elle, même
si Lady Springfeld avait manqué ou ignoré toutes ses allusions. Et Iris
n’avait pas l’intention d’épouser un homme reclus et grincheux qui estimait
que rire et s’amuser étaient des activités trop vulgaires pour lui.
Elle s’immobilisa un instant et observa à nouveau l’allée. Serait-il en
retard ? Allait-il seulement se présenter au dîner ? La main d’Iris s’envola
jusqu’à sa poitrine, où son cœur venait de bondir de façon si particulière.
C’était une possibilité qu’elle n’avait même pas envisagée jusqu’à présent.
Et s’il n’avait accepté que pour mettre un terme aux instances de sa mère ?
Peut-être n’avait-il jamais eu l’intention de réellement se plier à ses
exigences ? Pouvait-il vraiment se montrer aussi insidieux ? Hélas, Iris le
soupçonnait d’en être parfaitement capable ; après tout, l’impolitesse était
sa spécialité.
Il était inutile de l’attendre, s’il ne prenait même pas la peine de venir.
Iris tourna la tête vers le perron qui menait au hall d’entrée. Tout ceci n’était
qu’une perte de temps. Elle s’était angoissée pour rien. Évidemment qu’il
ne viendrait pas !
Avec un soupir résigné, elle remonta les marches, mais ne put
s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil en direction de l’allée avant de
pénétrer dans le manoir. Ce fut alors qu’elle le vit. Sa voiture s’engageait
tout juste sur la petite route.
Comme une enfant surexcitée, Iris dévala l’escalier dans l’autre sens et
agita sa main au-dessus de sa tête avant de se rappeler qu’il ne pouvait pas
la voir. Dieu merci, songea-t-elle, puis elle se morigéna intérieurement de
faire preuve de si peu de charité. Il était aveugle et le fait qu’il ne puisse pas
la voir se rendre ridiculiser n’aurait pas dû la soulager.
L’équipage à deux chevaux s’arrêta au pied du perron. Iris lissa sa robe
de soie bois de rose, celle qu’elle avait spécialement choisie parce que tout
le monde aimait déclarer qu’elle mettait son joli teint en valeur, et tapota sa
coiffure pour s’assurer qu’aucune mèche folle ne s’était échappée. Quelle
mouche la piquait ? Lord Greystone était peut-être le seul homme ici qui se
moquait bien de son apparence. Elle tapota à nouveau ses cheveux.
— Bonsoir, monsieur le comte, lança-t-elle lorsque le valet en livrée
ouvrit la porte du carrosse et abaissa le marchepied. Je suis ravie que vous
ayez décidé de venir malgré tout. Si vous vous étiez défilé, ma mère
m’aurait probablement traînée jusque chez vous pour une autre visite des
plus embarrassantes. Et ni vous ni moi n’aurions souhaité cela, je le crains.
N’êtes-vous pas d’accord ? Je suis sûre que si.
Elle gloussa d’un ton léger, mortifiée d’ânonner ainsi devant lui. Le
comte lui avait pourtant très clairement fait comprendre, lorsqu’elle avait
séjourné chez lui, qu’il détestait quand elle jacassait de la sorte, mais Iris
peinait à rester silencieuse en temps normal et ses jaspinages empiraient dès
qu’elle était en proie à la fébrilité. Or Lord Greystone la rendait
terriblement nerveuse, malgré tous ses efforts pour se convaincre du
contraire.
— Mais je devais absolument vous parler avant que vous n’entriez dans
la maison, s’empressa-t-elle d’ajouter. Je tenais à ce que vous sachiez que
rien de tout ceci n’était mon idée, mais entièrement celle de ma mère.
Alors… je vous en prie, ne croyez pas que j’aie pu manquer de tact au point
de vous infliger cette épreuve.
Elle le dévisagea dans l’attente de sa réaction, mais il resta muet. Il se
contenta de descendre les marches de la voiture en les tapotant du bout de
sa canne à la poignée argentée pour se repérer.
Iris tournait autour de lui, incapable de décider que faire ou que dire, à
présent.
— Vous pouvez prendre mon bras, si vous le souhaitez, proposa-t-elle
soudain en tendant sa main dans sa direction.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Je n’en doute pas. Toutefois, ce serait courtois, répondit Iris, quelque
peu offensée.
Elle n’avait jamais vu aucune femme offrir son bras ; la moindre des
politesses, pour un gentilhomme, aurait été de l’accepter gracieusement.
Le comte se figea, puis tendit roidement le bras vers elle. Iris glissa sa
main gantée dessous avant de la poser sur la sienne. Depuis son entrée dans
la société, elle avait marché au bras d’une pléthore d’hommes, mais pour
une raison qui lui échappait, ce geste si commun prenait une tout autre
dimension, beaucoup plus intime, avec Lord Greystone. Une fois de plus,
tout son corps se mit à réagir, comme si sa peau fourmillait de papillons. Et
ce frisson familier qui la bouleversait tant surgit de nouveau des tréfonds de
son être et se répandit dans tous ses membres. Iris frémit de la tête aux
pieds. Son cœur tressauta également dans sa poitrine, comme il l’avait fait
de si nombreuses fois lorsqu’elle avait passé la soirée avec lui. Tout ceci
n’aurait pas dû se produire. Le comte n’était qu’un homme comme un autre,
après tout, qui plus est un homme qu’elle n’appréciait pas particulièrement.
Il n’y avait aucune raison qu’elle se mette à trembler et à s’agiter
simplement parce qu’elle avait pris son bras.
Peut-être était-ce à cause de ce qu’ils avaient partagé lors de cette soirée
à Greystone, ou parce qu’elle savait que sa mère espérait les fiancer. Dans
tous les cas, Iris s’en trouvait tout étourdie… et terriblement consciente de
la proximité de son puissant corps masculin.
Ils grimpèrent lentement le perron, sa canne tapotant le chemin devant
lui. Lorsqu’ils atteignirent le sommet, un valet de pied s’inclina et ouvrit les
larges portes qui conduisaient à un vestibule brillamment éclairé.
— Tous les invités sont déjà dans le salon. Ils prennent quelques verres
avant le dîner, expliqua-t-elle lorsqu’ils pénétrèrent dans le hall.
— Tous les invités ? répéta-t-il.
Il s’immobilisa et pencha légèrement la tête :
— L’on m’avait pourtant donné l’impression que cette soirée
n’impliquerait que vous, Lady Springfeld et Lord et Lady Walberton. Votre
mère n’avait-elle pas affirmé que les autres convives partiraient dans la
journée ?
— Elle a dit que la plupart des convives partiraient. Il n’en reste qu’une
poignée et Lady Walberton a décidé d’inviter également quelques-unes de
ses connaissances de la région. Je crois que nous serons une vingtaine
présents à ce dîner.
Il serra plus étroitement sa canne et inspira profondément.
— Ils sont tous très aimables, ajouta aussitôt Iris dans l’espoir de le
rassurer. Et je serai là, de même que ma mère. Il n’y a pas de quoi vous
inquiéter.
— Je ne suis pas inquiet, rétorqua-t-il avec humeur. Je n’apprécie
simplement pas être dupé. Votre mère avait laissé entendre que nous
dînerions en petit groupe et en toute intimité.
— Oh. Je crains que ma mère considère vingt convives comme un petit
groupe.
Le comte expira bruyamment.
— Qu’il en soit ainsi, conclut-il d’un ton maussade et solennel en
avançant d’un pas.
Iris plaça sa deuxième main par-dessus la sienne pour lui intimer de
s’arrêter.
— Je… je voulais également vous avertir.
— M’avertir ?
— Euh… oui. Pour je ne sais quelle raison, ma mère s’est mis en tête
que vous feriez un bon époux pour moi, elle risque donc d’être un peu…
Oh ! je suis navrée… je n’ai réellement rien fait pour l’encourager en ce
sens.
Le comte ôta la paume d’Iris de la sienne :
— Oui, j’ai parfaitement conscience des attentes de votre mère.
— Mais pour être tout à fait franche, il n’y a qu’elle qui désire une telle
issue. Je ne souhaite pas vous épouser.
La main d’Iris bondit jusqu’à sa bouche lorsqu’elle réalisa comment sa
phrase pouvait être interprétée :
— Non pas que je trouve quoi que ce soit à redire sur votre personne.
C’est juste que nous ne sommes pas… enfin… vous voyez… hem…
Iris espérait une réponse, n’importe quoi, pour la tirer de cette nouvelle
bévue. Il resta muet. Attendait-il délibérément qu’elle s’enterre plus
profondément ?
— Bref, je voulais simplement vous recommander d’ignorer ma mère,
ajouta-t-elle d’une voix timide.
— J’en avais bien l’intention, rétorqua-t-il sèchement en repartant.
— Parfait.
Elle opina rapidement, les joues brûlantes de honte de s’être à nouveau
ridiculisée devant Theo Crighton et de s’être montrée aussi déloyale envers
sa propre mère. Après tout, Lady Springfeld n’avait toujours agi que dans le
but d’assurer le bonheur de ses enfants. Ses efforts actuels étaient juste
terriblement malavisés.
Ils atteignirent le salon et un valet de pied leur ouvrit la porte. Les
invités, tous rassemblés dans la vaste pièce, bavardaient tranquillement et
trinquaient gaiement.
Dès l’instant où Theo et Iris pénétrèrent dans la salle, les conversations
polies se dissipèrent, laissant place à un silence de mort quand chacun
pivota pour dévisager le comte. Iris les foudroya du regard, choquée par
leur terrible manque de savoir-vivre. Elle se tourna vers Lord Greystone,
fourrageant son cerveau à la recherche d’une parole susceptible d’atténuer
l’indélicatesse de la situation, mais aucune ne lui vint. Elle était trop
scandalisée par la grossièreté des invités et bien trop navrée pour l’homme à
son bras.
— Quoi que vous portiez ce soir, Lady Iris, vous semblez avoir laissé
tous les autres convives pantois.
Son commentaire, prononcé à voix basse, n’était destiné qu’à elle. Iris
écarquilla les yeux et le dévisagea avec curiosité, s’efforçant de déchiffrer
son expression. Venait-il de faire une plaisanterie ? Pour autant qu’elle
sache, le comte ne plaisantait jamais. Ne riait jamais. Et sa posture ne
semblait guère suggérer une brusque humeur badine. Son menton était
incliné vers le plafond et, s’il n’avait pas été aveugle, elle aurait
immédiatement pensé qu’il toisait les invités d’un air hautain.
Mais non, c’était forcément une plaisanterie. Et il avait raison, la
meilleure façon de surmonter cette épreuve était d’en faire peu de cas.
— Allons, ma mère vous en avait pourtant fait l’interminable éloge : je
suis une beauté rare et exquise à laquelle nul homme ne saurait résister,
répondit-elle avec un rire quelque peu forcé.
— En plus d’être charmante, d’un naturel doux, d’avoir la fibre
maternelle et une capacité innée à s’occuper efficacement de la gestion
d’une maisonnée, si ma mémoire est exacte, dit-il.
— Vous oubliez mes extraordinaires talents pour la broderie et
l’aquarelle, renchérit-elle, son rire de plus en plus authentique.
— Ah, comment les oublier ? Votre mère s’est assurée que je les grave
dans ma tête en me répétant la longue liste de vos accomplissements, encore
et encore. Liste à laquelle nous pourrons désormais ajouter votre
charismatique présence, apte à réduire au silence toute une salle d’invités.
— Que voulez-vous ? Je suis unique en mon genre, gloussa Iris,
soulagée de constater que les convives avaient repris leurs conversations
tranquilles, même si une poignée d’entre eux continuait de dévisager le
comte, certains plus discrètement que d’autres.
Lady Walberton et la mère d’Iris surgirent soudain de la petite foule,
traversèrent la pièce jusqu’à l’embrasure de la porte et les rejoignirent, des
sourires enthousiastes illuminant leurs visages.
— Je suis si heureuse que vous ayez accepté mon invitation, monsieur
le comte, déclara Lady Springfeld.
— Quant à moi, je suis tout simplement ravie de vous revoir, ajouta
Lady Walberton.
Lord Greystone demeura muet un instant et Iris crut qu’il allait
rétorquer qu’on ne lui avait guère laissé le choix et que le salon des
Walberton était le dernier endroit sur Terre où il désirait se trouver en cet
instant. Mais au lieu de cela, il inclina poliment la tête.
— Je suis certaine que vous êtes impatient de rencontrer nos invités et
de retrouver certains de vos vieux amis, reprit Lady Walberton. Iris, auriez-
vous, je vous prie, l’amabilité de présenter le comte à nos convives ? J’ai…
d’autres tâches qui m’attendent.
La bonne lady adressa un regard complice à la mère d’Iris, qui lui
répondit d’un sourire conspirateur.
— Cela ne sera pas nécessaire, intervint Lord Greystone, catégorique.
— Oh ! mais si, contra Lady Springfeld d’un ton jovial, mais laissant
entendre qu’elle n’accepterait aucune objection.
Puis elle se tourna vers Iris et lui signala d’un geste d’obéir à son
hôtesse, avant d’aller se mêler à un groupe de femmes mûres près de la
cheminée ornée. Pendant ce temps, Lady Walberton entraînait le valet de
pied le plus proche à l’écart, comme si elle avait quelque chose de vital à lui
expliquer, mais sans quitter des yeux Iris et le comte.
— Je crains que vous ne deviez choisir entre moi, ma mère ou
Lady Walberton, lui chuchota Iris avec amusement.
Il haussa les sourcils :
— Et je suppose que vous vous considérez comme le moindre de ces
trois maux ?
— Moi ? Non. Mais quelque chose me dit que vous, oui.
Lady Walberton semble elle aussi d’humeur à jouer les entremetteuses. Si
vous ne désirez pas passer la soirée à entendre une nouvelle litanie vantant
mes mérites de potentielle épouse, je pense que vous feriez mieux de me
laisser faire les présentations.
Il souffla d’une façon pouvant donner l’impression qu’il pouffait, puis
acquiesça. Iris saisit à nouveau son bras et le conduisit à travers le vaste
salon jusqu’au rassemblement de convives.
— Lord Hamilton, puis-je vous présenter Theo Crighton, le comte de…
?
— Theo et moi sommes de vieux amis, la coupa son interlocuteur.
Comme il est bon de vous revoir, Greystone !
Theo inclina la tête :
— Lord Hamilton.
Puis il prit le bras d’Iris pour lui signaler qu’il souhaitait passer à la
suite. La jeune femme adressa un regard navré au gentilhomme surpris,
mais entraîna le comte vers le prochain groupe.
— Puis-je vous présenter Lord et Lady Smythe ?
Le couple sourit à Theo, qui se contenta d’opiner.
— Theo, mon garçon, s’exclama Lord Smythe. Nous ne vous avions
plus vu depuis des lustres ! Où étiez-vous passé, toutes ces années ?
— Mon domaine m’a beaucoup accaparé. À présent, si vous voulez
bien m’excuser, il me semble que d’autres attendent des présentations.
Et il reproduisit le même schéma avec chaque personne qu’ils
rencontrèrent. Le comte faisait preuve d’un peu plus de politesse avec ceux
qu’il ne connaissait pas qu’avec ses anciens amis, lesquels durent se
contenter d’un salut froid et d’une réplique brusque. Nombreux furent ceux
qui tentèrent d’engager la discussion ou de renouer le contact, mais il les
repoussa tous, souvent avec à peine moins qu’une réponse monosyllabique.
Lord Greystone leur faisait comprendre très clairement que, même s’il
participait exceptionnellement à cette soirée en société, il n’avait aucune
intention de se montrer sociable. Theo et Iris revinrent bientôt à leur point
de départ et la jeune femme songea qu’il s’agissait sans doute du tour de
présentations le plus rapide auquel elle ait jamais pris part. Puis, finalement,
ils se tinrent à l’écart du reste des invités.
— Bien, voilà une formalité en moins ! murmura-t-elle avec
amusement. Je suppose qu’à présent, vous êtes libre de demeurer dans votre
coin à jeter des regards noirs à toute l’assemblée.
Le comte lui jeta un regard noir :
— Je ne jette pas de regards noirs.
Iris ne put s’empêcher de sourire.
— Dans ce cas, dites-moi : comment appelle-t-on cela lorsqu’une
personne se tient à l’écart dans une pièce bondée et fronce les sourcils en
observant les gens comme s’il leur souhaitait les pires malheurs possible ?
— Je n’appellerais pas cela « jeter des regards noirs » contra-t-il.
Le regard acéré d’Iris remarqua le léger tressaillement au coin de ses
lèvres. S’apprêtait-il à sourire ? Mais non, ses sourcils étaient toujours aussi
froncés.
— Je n’éprouve simplement aucun intérêt à entretenir ces bavardages de
politesse et je ne compte absolument pas répondre à leurs questions quant à
mes activités de ces dernières années. Hélas, il semble que seul ce sujet les
passionne.
— Peut-être se soucient-ils juste de votre bien-être ?
— Balivernes. Ce n’est que de l’indiscrétion déguisée.
Le soupçon de sourire avait disparu de son visage et il était à présent bel
et bien en train de jeter des regards noirs.
— Lorsque je m’enquiers de la santé des invités ou de leurs activités,
c’est uniquement parce que je m’intéresse à eux et souhaite leur bonheur. Et
non pour assouvir une quelconque curiosité malsaine.
— C’est votre façon de faire, mais guère celle de tous.
Iris ignorait si elle devait se sentir flattée que le comte l’ait distinguée
des autres, ou frustrée qu’il se montre aussi injuste envers eux. C’était ce
mépris d’autrui qui l’avait poussé à vivre en reclus et Iris n’en comprenait
pas la raison. Toutes les personnes présentes paraissaient sincèrement ravies
de le retrouver. Iris soupçonnait même leur réaction impolie à leur arrivée
de n’avoir été en réalité qu’une réponse surprise au choc de le voir
participer à un événement social.
— Mais vous êtes enfin sorti de chez vous. Ne devriez-vous pas en
profiter pour au moins tenter de discuter avec certains des invités ? suggéra-
t-elle.
— Je parle avec vous, non ? Vous faites partie des invités, il me
semble ?
Peut-être ne l’avait-il pas tant distinguée des autres que cela,
finalement… Il venait de la catégoriser comme l’une des invités et, à en
juger par sa façon de leur jeter des regards noirs, cela n’avait rien d’un
compliment.
— Certes. Enfin, demeurer en votre compagnie devrait au moins avoir
le mérite de satisfaire ma mère, répondit-elle d’un ton diverti. Et je sais à
quel point vous aimez la satisfaire.
Il souffla à nouveau et cette fois, Iris était presque, presque certaine
qu’il avait pouffé d’amusement.
— Ce qui satisferait le plus votre mère serait de vous voir convoler.
Aussi peut-être devriez-vous éviter de perdre votre temps avec moi ? N’y a-
t-il aucun autre homme dans cette pièce que vous pourriez captiver avec
votre charme et votre beauté ?
Il avait une façon bien à lui de parler du charme et de la beauté, comme
s’il s’agissait des pires qualités qu’une femme puisse posséder.
Les yeux d’Iris tombèrent sur Lord Pratley, un homme qui saisissait la
moindre occasion de faire l’éloge de ses talents, fussent-ils réels ou fictifs.
Si Lord Pratley mentionnait son charme et sa beauté, ses compliments ne lui
donneraient certainement pas l’impression d’être des insultes. Ce dernier
croisa son regard et leva son verre avec un sourire. Iris réprima un soupir,
mais lui répondit d’un signe de tête poli.
— Non, je crains qu’il n’y ait personne ici qui soit capable de
m’apprécier comme vous le faites, rétorqua-t-elle sans prendre la peine de
masquer l’espièglerie dans sa voix.
— Je doute fort que cela soit vrai.
Elle leva les yeux vers lui. L’avait-il crue sérieuse ? Et sa réponse était-
elle une insulte ou un compliment ? Il était si difficile d’en être certaine,
avec lui. Iris se tourna de nouveau vers la pièce bondée. Il était
probablement plus sûr de partir du principe que tout ce qu’il disait était une
rebuffade.
— Même si vous disiez vrai, il n’y a personne ici qui éveille en moi le
moindre intérêt matrimonial. Vous êtes donc un interlocuteur comme un
autre.
— Vous m’en voyez flatté. Je suppose que cette franchise impertinente
fait partie de ce que votre mère m’a décrit comme un « délicieux sens de la
courtoisie » ?
C’était encore une insulte, mais Iris éclata de rire.
— Je dois admettre qu’il est agréable de pouvoir parler avec quelqu’un
qui se moque bien que je me montre excessivement polie ou aimable,
répondit-elle avant de brusquement réaliser combien cette affirmation était
vraie.
Depuis sa présentation en société, cinq ans plus tôt, elle avait été
contrainte d’endosser le rôle de la jolie jouvencelle au caractère doux et aux
manières impeccables. Au fond, c’était ce que tout le monde attendait d’une
débutante. Elle portait ce masque depuis si longtemps qu’il avait fini par
faire partie d’elle. Mais lorsqu’elle était avec le comte de Greystone, une
autre facette de sa personnalité prenait le pas. Tout ceci était tellement
intrigant.
— D’ailleurs, vous devriez vous méfier, renchérit-elle. Si vous discutez
avec moi toute la soirée, vous ne tarderez pas à me voir devenir
parfaitement grossière.
Elle prenait un immense plaisir à leurs joutes verbales.
— Et alors vous vous en mordrez fichtrement les doigts ! ajouta-t-elle.
Oh oui, c’était follement divertissant ! Quand avait-elle prononcé le mot
« fichtrement » pour la dernière fois ? Jamais. La réponse était aussi simple
que cela. Elle fut presque tentée de le répéter, plus fort, juste pour s’amuser.
— J’en trépigne d’impatience, approuva le comte de son ton pince-sans-
rire. J’espère alors que vous ferez preuve de la même courtoisie envers moi
et m’autoriserez à me montrer tout aussi grossier avec vous.
Iris gloussa :
— Je n’ai guère réussi à vous en empêcher jusqu’ici, il me semble.
Seigneur. Il venait de le faire. Pour de vrai. Il souriait. Et, par Dieu, quel
sourire ! Il aurait dû sourire bien plus souvent. Iris le dévisagea,
complètement fascinée. Ses lèvres pleines s’étaient écartées pour révéler
une rangée de dents blanches parfaitement alignée. Des pattes d’oie
apparurent aux coins de ses yeux, preuve qu’il avait autrefois beaucoup
souri. Et… oh, Seigneur, il possédait même une petite fossette ! Qui aurait
pu imaginer que le maussade et taciturne comte de Greystone puisse arborer
quelque chose d’aussi adorable qu’une fossette à la joue gauche ?
Une vague de chaleur submergea Iris et elle éprouva le pressant besoin
de l’étreindre, tant ce sourire la rendait heureuse. Puis, plus vite qu’elle était
apparue, cette divine expression s’évanouit, comme un rêve se dissipe au
réveil, et Lord Greystone recommença à froncer les sourcils. C’était comme
s’il s’était surpris en train de faire quelque chose d’interdit. Mais il était
trop tard. Iris l’avait vu et elle ne pourrait jamais l’oublier. Elle savait à
présent qu’il pouvait sourire et peut-être rire. Et elle comptait bien tout
mettre en œuvre pour le faire sourire et rire à nouveau, le plus tôt et le plus
souvent possible.
Iris fouilla l’assemblée à la recherche d’une idée de causerie
divertissante, mais rien ne lui vint. Les conversations dans le salon avaient
repris leur cours, même si les fréquents coups d’œil lancés dans leur
direction suggéraient que le comte demeurait un important sujet de
discussion.
Avant qu’Iris puisse songer à quoi que ce soit susceptible d’amuser son
compagnon, un étrange silence s’abattit une nouvelle fois sur la petite foule
et toutes les têtes se tournèrent vers la porte ouverte. Iris suivit les regards et
aperçut Lady Estelle qui pénétrait dans la pièce en compagnie de
Lord Thaddeus Redcliffe. Tous les yeux revinrent petit à petit vers le comte,
puis se braquèrent de nouveau sur le couple, comme s’ils observaient une
partie de tennis très lente.
Que diable se passe-t-il ? s’étonna Iris. Pourquoi l’arrivée de
Lady Estelle et de Lord Redcliffe provoquait-elle la même réaction que
l’apparition de Theo Crighton un peu plus tôt ? Ils comptaient parmi les
invités des Walberton depuis le début de la semaine et connaissaient la
plupart des personnes présentes. Leur entrée n’avait jamais engendré une
telle réaction auparavant.
Lady Redcliffe était particulièrement éblouissante, ce soir, mais elle
l’était toujours. Elle était indiscutablement la plus belle femme qu’Iris ait
jamais vue, avec ses fascinants iris pervenche, son épaisse chevelure noire,
sa peau de porcelaine et sa haute et élégante silhouette. Elle était
l’incarnation du charme et de la grâce.
Et malgré la réaction quelque peu surprenante des autres convives, la
lady leur sourit comme s’il était normal que sa présence soit accueillie par
un silence abasourdi. Elle parcourut la pièce d’un regard majestueux et ses
yeux s’arrêtèrent sur Theo et Iris.
— Apparemment, nous ne sommes pas les seuls à provoquer un vif
émoi, murmura Iris. Ou, du moins, je ne suis pas la seule à laisser les invités
pantois.
Le comte inclina la tête vers elle comme pour lui demander une
explication, mais avant qu’elle ne puisse songer à une façon amusante de
décrire l’extravagante entrée des Redcliffe, elle vit Lady Redcliffe
chuchoter quelque chose à son époux, puis glisser gracieusement à travers
le salon dans leur direction.
— Lady Iris, la salua-t-elle avec une courte révérence.
Puis elle tourna toute son attention vers le comte et son beau sourire se
fit soudain encore plus radieux.
— Theo, ronronna-t-elle d’une voix pleine d’affection. J’ignorais que
vous seriez là ce soir.
Chaque parole de Lady Redcliffe semblait drainer davantage de couleur
des joues de Lord Greystone. Iris le sentit se raidir davantage chaque
seconde. Elle le vit serrer les dents si férocement que les muscles de sa
mâchoire en devenaient blancs.
— C’est si merveilleux de vous revoir, continua Lady Redcliffe comme
si la réaction choquée du comte et son absence de réponse ne la
concernaient pas une seconde. Tant de choses ont changé depuis notre
dernière entrevue. Nous devrions rattraper le temps perdu, un de ces jours.
Mais pardonnez-moi, mon époux me fait signe de le rejoindre. À plus tard.
Et sur ce, elle traversa une fois de plus la pièce avec grâce, tous les
regards braqués sur elle, y compris celui d’Iris. À une exception près. Le
comte de Greystone était toujours figé et sous le choc, le menton levé, les
poings serrés.
Le cœur d’Iris battait furieusement dans sa poitrine et elle examina à
nouveau l’homme austère à ses côtés et la splendide femme qui bavardait
avec son mari en souriant comme si rien d’incongru ne venait de se
produire.
De toute évidence, ces deux-là partageaient un lourd passé, une histoire
que tous les invités connaissaient. Lady Redcliffe était-elle la raison pour
laquelle le comte vivait reclus dans son château ? Était-ce par sa faute qu’il
se montrait aussi hostile envers tout le monde ? Avait-il un jour aimé
Lady Redcliffe ? Et l’aimait-elle toujours en retour ?
Un étau froid et sournois se referma sur la poitrine d’Iris, si bien qu’elle
peina soudain à reprendre son souffle. Elle tâcha de se convaincre que sa
détresse était liée à celle du comte, rien de plus. Qu’elle n’éprouvait qu’une
forte empathie face à la souffrance de quelqu’un d’autre. Mais c’était un
mensonge et elle le savait.
Et même si elle rechignait à l’admettre, sa réaction était personnelle et
ressemblait fort étrangement à de la jalousie.
Chapitre 12
Theo avait du mal à respirer. Il luttait de toutes ses forces pour préserver
son équanimité. Il ne laisserait personne deviner combien la présence
d’Estelle le bouleversait. Ni les invités, ni Estelle, ni son époux, ni
Lady Iris Springfeld. Mais il savait déjà qu’il avait échoué avec cette
dernière. Il pouvait la sentir le dévisager. Quelle émotion trahissait donc son
visage ? De la pitié ? De la curiosité ? De l’amusement ? Non,
probablement pas de l’amusement. Quoi qu’il puisse reprocher à Lady Iris,
il était à présent certain qu’elle n’était pas le genre de femmes à se divertir
du malheur d’autrui.
— Lady Estelle est… une vieille connaissance, finit-il par déclarer dans
le but de couper court aux questions indiscrètes que la demoiselle ne
manquerait pas de lui poser. Mais nos chemins se sont séparés il y a bien
longtemps et nous ne nous étions plus croisés depuis lors.
Il espéra avoir répondu avec suffisamment de brusquerie pour dissiper
tout sentiment de pitié qu’elle aurait pu éprouver à son encontre.
— Elle est plus qu’une vieille connaissance, pour vous, j’ai
l’impression.
Lady Iris s’était exprimée avec une sobriété inhabituelle, sa voix dénuée
de la moindre note de gaieté. De toute évidence, la présence d’Estelle
l’avait elle aussi affectée. Peut-être ressentait-elle de la pitié pour lui malgré
tout.
Theo haussa les épaules avec une nonchalance exagérée :
— Peut-être, mais c’était il y a longtemps, avant qu’elle épouse le
comte de Redcliffe.
Il serra les dents, anticipant le bombardement de questions qui ne
manquerait pas de suivre et qu’il lui faudrait dévier avec son acerbité
coutumière. Il ne s’étendrait pas sur la manière dont Estelle l’avait détruit,
elle qui avait été l’amour de sa vie avant de lui tourner le dos au moment où
il avait eu le plus besoin d’elle. Il n’expliquerait pas à Lady Iris qu’Estelle
lui avait enseigné de la plus terrible des façons combien l’amour était un
sentiment volage et fourbe.
Mais elle ne lui posa aucune question.
Bien. Pour une fois, elle demeurait silencieuse.
Theo patienta. Elle allait bien trouver un commentaire à faire, non ? Elle
était rarement muette et jamais aussi longtemps. D’ordinaire, il devait
supplier le Seigneur pour qu’elle cesse ses interminables jacasseries… mais
en cet instant, c’était exactement ce dont il avait besoin. N’importe quelle
interaction aurait été préférable au silence troublé qui s’était instauré entre
eux. Il était prêt à tout pour distraire ses pensées d’Estelle et de son époux.
Theo attendit encore, certain qu’elle finirait par prononcer une parole,
une taquinerie ou l’une de ses plaisanteries, mais Lady Iris ne fit aucun
commentaire.
— Je suis navrée si cette situation vous a affecté, murmura-t-elle au
bout d’un long moment. Lorsque ma mère vous a convié, je ne doute pas
qu’elle ignorait totalement que la présence de l’un des invités de
Lady Walberton pourrait constituer une source d’embarras pour vous.
— L’identité des convives de Lady Walberton me laisse parfaitement
indifférent, contra-t-il.
C’était un mensonge, et Lady Iris le savait, mais Theo ne tenait pas à
discuter de sa réaction à la présence d’Estelle avec elle ni avec quiconque.
Hélas, sa rebuffade fit retomber un pesant silence. D’ordinaire, cela ne
le dérangeait pas, mais ce soir, tout était différent.
— Lady Redcliffe et moi avons été fiancés, finit-il par avouer, surpris
d’être le premier à briser cet embarrassant mutisme et plus étonné encore de
s’être mis à parler du sujet qu’il s’était juré de taire : sa réaction à la
présence d’Estelle.
— Je vois, murmura-t-elle.
Cette fois, elle allait lui poser des questions, c’était certain. Faire un
commentaire, donner son avis. Mais non, elle ne dit rien. Allait-elle
vraiment se contenter d’un simple « je vois » ?
— Mais c’était il y a très longtemps, répéta-t-il malgré lui.
Il n’allait tout de même pas voler le rôle de Lady Iris et se mettre à
ânonner de façon incontrôlable ?
— Elle est très belle, murmura Iris d’un ton toujours affreusement terne.
— Oui, elle l’était, et je ne doute pas qu’elle le soit encore. Mais cela
est désormais fort peu pertinent pour moi, vous ne croyez pas ?
— Oui, je suppose que vous avez raison. Si vous souhaitez…
Il l’entendit inspirer profondément.
— Si vous souhaitez aller la retrouver pour discuter avec elle, je vous en
prie, faites à votre guise. Rien ne vous oblige à demeurer avec moi.
— Votre compagnie me convient parfaitement.
Theo fronça les sourcils en prenant brusquement conscience qu’il y
avait une part de vérité dans cette affirmation. Malgré sa répugnance à
participer à ce dîner, la présence de Lady Iris à ses côtés ne le dérangeait
pas.
— Mais si vous souhaitez vous mêler à l’assistance, allez-y, je ne vous
retiens pas, reprit-il.
— Non.
Elle s’interrompit avant d’ajouter :
— J’ai passé toute la semaine en compagnie de cette même assemblée.
La plupart ont séjourné ici et j’ai croisé les autres aux nombreux bals et
soirées organisés au cours des cinq dernières saisons.
Sa voix retrouvait peu à peu son entrain coutumier.
— Je doute que nous ayons grand-chose de nouveau à nous apprendre.
Theo soupçonnait son entrain d’être quelque peu forcé, mais il en
éprouvait de la gratitude. Il ne tenait pas à songer à Estelle Redcliffe plus
que nécessaire et souhaitait vivement que Lady Iris regagne sa gaieté
naturelle. Il avait perçu son évidente détresse et cela le contrariait. Theo
interrompit le fil de ses pensées pour analyser cette surprenante réaction.
Pourquoi ce soudain intérêt pour l’humeur de Lady Iris ? Jusqu’à présent, la
seule chose qu’il avait désirée était qu’elle le laisse en paix. Mais voilà qu’il
prenait plaisir à sa compagnie ?
— Je possède donc l’attrait de la nouveauté ? répondit-il avec dérision
avant qu’il ne puisse étudier ce changement d’avis de trop près.
Elle émit un léger gloussement et Theo dut reconnaître qu’il était
heureux de l’entendre rire.
— D’une certaine manière, je suppose. Vous êtes si différent de toutes
les autres personnes ici.
Elle s’interrompit brusquement :
— Je veux dire… je ne pensais pas…
Il tapota son avant-bras pour la rassurer :
— Je sais ce que vous vouliez dire.
Il laissa sa main s’attarder. Le bras de la jeune femme était nu au-dessus
de ses gants, sa peau douce et souple. Un désir presque irrésistible de faire
glisser son index jusqu’à ses épaules pour découvrir si elles étaient nues
elles aussi le submergea brutalement.
Il retira précipitamment sa main, comme s’il l’avait approchée trop près
d’une flamme vive. Que diable lui arrivait-il ? Peut-être s’était-il résigné à
la présence de Lady Iris et à son opiniâtre gaieté naturelle, peut-être même
en était-il venu à en apprécier les mérites, du moins lorsqu’il avait besoin
d’une distraction pour écarter Estelle de ses pensées, mais cela n’irait pas
plus loin. Il n’éprouvait aucun désir pour Lady Iris, aucune attirance, et il
n’avait aucune intention d’encourager sa mère dans ses projets
d’épousailles. Il devait absolument éviter de la toucher d’une façon qui
aurait pu être prise pour de l’affection.
Maintenant que Theo connaissait un peu mieux Lady Iris, il n’avait plus
guère d’objections à émettre sur son caractère. Elle n’avait à son sens aucun
réel défaut, à moins de considérer des dispositions aimables et une tendance
au bavardage comme des imperfections. Theo était certain que la plupart
des hommes seraient heureux de faire d’elle leur femme. Mais pas lui. Theo
ne voulait personne. Il tourna la tête dans la direction qu’avait prise Estelle
lorsqu’elle s’était éloignée de lui. Il ne voudrait plus jamais personne.
Et Lady Iris méritait bien mieux que lui. Il ne pouvait décemment la
laisser s’enterrer dans un mariage sans amour avec un invalide dont le cœur
demeurait ridiculement sous le joug d’une autre femme. Une femme qui lui
avait pourtant fait comprendre de la façon la plus crue qu’elle ne voulait pas
de lui. Lady Iris méritait un homme capable de l’aimer sans retenue, de tout
son être. Et Theo n’était pas cet homme.
Chapitre 13
L’on fit retentir le gong pour le dîner et Lady Iris glissa son bras au
creux de celui de Theo, ce qui le surprit.
— Je ne vous offre pas mon aide, le gourmanda-t-elle d’une voix douce
comme pour l’empêcher d’émettre une objection. Je vous demande
simplement de vous comporter en gentilhomme et de m’escorter à table.
— J’en serais honoré, répondit-il en inclinant la tête.
Il n’avait jamais souhaité offenser Lady Iris, ni la première fois où elle
avait pris son bras ni cette fois-ci. Et elle avait raison. Lui offrir son bras
n’était que pure politesse, mais il devait bien admettre que cela faisait très
longtemps qu’il n’avait pas ressenti le besoin de se montrer poli avec
quelqu’un. Pas depuis sa dernière sortie en société… et à son grand
étonnement, il se trouvait quelque peu rouillé. Toutefois, Lady Iris se
méprenait sur la raison de sa surprise. Certes, il refusait catégoriquement
qu’on le considère comme une personne requérant une assistance, mais sa
réticence face au geste de Lady Iris n’avait rien à voir avec cela. Il ne tenait
simplement pas à revivre la déconcertante réaction qui l’avait envahi en
posant ses doigts sur la peau nue de la jeune femme.
Les convives formèrent une file de couples et quittèrent le salon en
cortège, longeant un couloir pour gagner la salle à manger. Lady Iris le
mena jusqu’à leurs chaises et Theo fut heureux d’apprendre qu’ils seraient
voisins de table. Sans doute sa mère avait-elle arrangé cela elle-même.
Theo inclina la tête et se concentra, tendant attentivement l’oreille
jusqu’à distinguer la voix doucereuse d’Estelle à l’autre bout de la table.
Elle bavardait gaiement, probablement avec son époux.
Il sentit sa gorge se nouer douloureusement. Pourquoi s’infligeait-il
cela ? Il n’avait guère besoin d’un cruel rappel que son ancienne fiancée
était désormais heureuse en ménage. L’agonie qu’elle lui avait fait subir ne
signifiait rien aux yeux d’Estelle. Elle avait continué sa vie comme si de
rien n’était en l’abandonnant derrière elle, comme un bibelot dont on se
débarrasse avant d’en oublier l’existence.
S’il tenait à survivre à ce maudit dîner, il devrait s’efforcer d’ignorer la
présence d’Estelle.
Saisissant sa serviette, il la déplia d’un geste rageur avant d’en agripper
férocement les bords pour la déposer sur ses genoux, le tout en se
contraignant à occulter le son de sa voix de son esprit.
Mais c’était impossible. C’était comme si tous ses sens étaient
concentrés sur Estelle. Le tintement cristallin de son rire retentit par-dessus
la cacophonie des conversations et Theo tressaillit. Autrefois, ce rire lui
avait apporté tant de joie. Aujourd’hui, il le transperçait comme une lance.
— Je suis tellement navrée que vous deviez endurer cela, murmura
Lady Iris. J’ignore ce qu’il s’est passé entre vous exactement et je ne
m’attends pas à ce que vous m’en parliez, mais je peux voir combien cette
situation vous est douloureuse et j’éprouve une réelle affliction de vous
savoir contraint de participer à ce dîner.
Il secoua la tête :
— Ne vous en préoccupez pas.
— Je vous prie de bien vouloir croire, monsieur, que ma mère n’est pas
une femme cruelle. Elle ne se conduirait jamais sciemment d’une façon
susceptible de blesser quelqu’un et elle ne vous aurait jamais invité si elle
avait su quelle détresse cela vous infligerait.
Theo aurait pu lui faire remarquer que Lady Springfeld l’avait menacé
de lui imposer un incessant flux de visiteurs sur son domaine s’il refusait de
participer à ce dîner, mais Lady Iris cherchait seulement à se montrer
aimable et éprouvait visiblement des remords quant aux actions de sa mère.
— Vous n’avez rien à vous reprocher.
Et sa réponse n’était pas mue par de la simple politesse. Lady Iris n’était
pas responsable de ce fiasco. Elle n’était pas responsable de la présence
d’Estelle. Et, Theo devait bien l’admettre, demeurer à ses côtés avait au
moins le mérite de rendre cette épreuve insoutenable presque supportable. Il
avait l’impression d’avoir quelqu’un dans son camp et se sentait redevable
envers Lady Iris.
Peut-être l’avait-il sous-estimée, finalement ? Il l’avait prise pour une
écervelée volubile et perpétuellement pétulante, mais elle était bien plus que
cela… Elle avait fait preuve de courage lorsqu’ils étaient entrés dans le
salon et il constatait à présent qu’elle avait également bon cœur. Sans
oublier qu’elle s’était retenue de l’interroger sur sa réaction à la présence
d’Estelle. Theo s’était attendu à ce que sa curiosité l’emporte sur son
jugement. Il s’était persuadé qu’elle chercherait a minima à lui extraire
quelques révélations en lui posant des questions détournées, mais elle avait
tenu sa langue. Il savait par expérience combien les jeunes femmes aimaient
les commérages. Se pouvait-il que Lady Iris soit une exception ?
Encore une chose pour laquelle il aurait certainement dû s’excuser. Il
l’avait injustement méjugée lorsqu’elle était entrée dans sa vie, trempée,
mais pleine d’entrain. Oui, Lady Iris n’était décidément pas aussi
superficielle qu’il l’avait imaginé de prime abord.
Au premier service, elle conversa poliment avec lui comme le voulait
l’étiquette. Theo s’efforça de lui répondre avec autant de cordialité ; après
tout, comme il l’avait déjà reconnu, rien de tout ceci n’était la faute de
Lady Iris. En vérité, elle lui donnait fréquemment l’impression de prendre
ses intérêts à cœur, quelque chose qui ne lui était pas arrivé depuis
longtemps. Il se demanda même si qui que ce soit s’était un jour tant soucié
de son bien-être.
Aussi, le moins qu’il puisse faire en retour était de se montrer aimable
et bien élevé, même s’il ne rêvait que de quitter ce maudit dîner pour se
réfugier dans son sanctuaire, loin de ces gens et loin d’Estelle, qui ne lui
rappelaient que trop vivement tout ce qu’il avait perdu.
Au deuxième service, comme l’exigeait la politesse, Lady Iris se tourna
vers son autre voisin de table, Lord Pratley, tandis que Theo acquiesçait
cordialement à tous les commentaires sur la météo et les temps forts de la
saison que lui marmonnait la matrone à sa gauche, les sujets de prédilection
des dames de la haute société.
La voix grave de Lord Pratley ne tarda pas à recouvrir leurs murmures
bienséants. L’homme discutait avec Lady Iris… si l’on pouvait décemment
qualifier cela de discussion. Theo n’entendait qu’un interminable
dithyrambe. Pratley trouvait Lady Iris splendide ce soir, sa robe rose flattait
merveilleusement son teint, teint qu’il comparait à l’aurore des roses
blanches, ses yeux bleus scintillaient comme des saphirs et sa magnifique
chevelure blonde ressemblait à du beurre riche et crémeux.
À chacun de ses compliments, Lady Iris le remerciait poliment, d’une
voix presque lasse. L’homme ne voyait-il pas que sa flagornerie avait l’effet
inverse de celui qu’il escomptait ? Que la dame qu’il galantisait n’appréciait
guère son empressement obséquieux ? Cette absence de vanité était une
autre des admirables qualités de Lady Iris ; elle n’était vraisemblablement
que peu sensible aux louanges, contrairement à la majorité de la gent
féminine.
Sur cet aspect, elle était aussi radicalement différente d’Estelle que
deux femmes pouvaient l’être. Son ancienne fiancée ne se lassait jamais
d’être adulée. À l’époque, il avait flatté son orgueil à la moindre occasion.
S’était-il conduit de façon aussi pitoyable que Lord Pratley en encensant
Estelle ? Il n’en avait guère eu l’impression, sur le moment. Il n’avait eu
conscience que d’une chose : il était alors fiancé à la femme la plus
éblouissante qu’il ait jamais vue, une femme que tous les autres hommes
désiraient et lui enviaient. Il ne s’était jamais fatigué d’entendre les autres
vanter sa beauté, pas plus que de le faire lui-même.
Theo reconnaissait à présent que, parfois, il s’était conduit comme s’il
s’enorgueillissait d’être le propriétaire d’un objet précieux et convoité,
comme si les compliments lui avaient été adressés à lui, comme si Estelle
avait incarné à elle seule sa capacité à s’attirer les attentions d’une femme
que tant d’autres rêvaient d’épouser. Il s’était comporté comme un imbécile
arrogant et s’était persuadé qu’être fiancé à une telle déesse était un gage de
sa masculinité. Il s’était délecté de la jalousie de ses pairs, avait éprouvé
une fierté hautaine chaque fois qu’Estelle avait pris son bras. Tant de
suffisance lui paraissait aujourd’hui mesquine et vaine.
Malgré tout, il avait aimé Estelle, profondément, et en dépit de tout ce
qui s’était passé entre eux, cet amour ne l’avait jamais quitté.
La voix nasillarde et sonore de Lord Pratley coupa le fil de ses pensées.
Ce dernier parlait maintenant des lèvres de Lady Iris, qu’il comparait à des
boutons de rose, à un vin millésimé et à des fraises mûres. Puis il loua à
nouveau ses yeux. Apparemment, même des saphirs scintillants ne
rendaient pas suffisamment honneur à la splendeur de ses iris, car
Lord Pratley assimilait à présent leur couleur à celle d’un ciel d’été, des
bleuets et de la bourrache.
De la bourrache ? Cette plante était-elle seulement bleue ? Theo n’en
avait pas la moindre idée. Au lieu de l’encourager dans ses flatteries,
comme Estelle l’aurait fait, Lady Iris tenta de détourner la conversation en
interrogeant Lord Pratley sur son futur voyage en Norvège dédié à la pêche.
Et tandis que ce dernier s’enthousiasmait sur la quantité de saumons qu’il
comptait attraper, le lieu où il séjournerait et les aventures que ses amis et
lui espéraient vivre, Lady Iris murmura des réponses aimables et
intéressées. Theo se demanda alors quelle expression il aurait lue sur son
visage. De l’ennui ? Ses réponses étaient polies, mais elles manquaient
d’une réelle exaltation. Mais peut-être jugeait-elle la compagnie du vicomte
plaisante ?
— Quel dommage que vous ne puissiez pas nous accompagner,
poursuivit Lord Pratley. Mais peut-être l’année prochaine ?
L’homme s’esclaffa bruyamment, noyant la réaction de Lady Iris. Les
poings de Theo se refermèrent plus étroitement sur son couteau et sa
fourchette. L’audace de cet homme ! Supposait-il qu’il aurait épousé
Lady Iris avant la saison de pêche de l’année prochaine ? La jeune femme
n’avait jamais parlé de Lord Pratley comme de son promis. Sa mère lui
avait répété que Lady Iris recevait de nombreuses offres de mariage chaque
année, et les tentatives maladroites de Pratley pour la courtiser semblaient
suggérer que la jouvencelle avait effectivement fait au moins une conquête
cette année. Même si elle ne paraissait pas particulièrement intéressée.
Theo se demanda pourquoi. Pourquoi cette demoiselle n’était-elle pas
intéressée par une alliance avec Pratley ? Theo le considérait comme un
imbécile, mais il n’en demeurait pas moins un bon parti pour n’importe
quelle jeune femme célibataire. Il était issu d’une lignée distinguée,
possédait un important domaine et de gros revenus et, a priori, toutes ses
facultés. Pourquoi Lady Springfeld se concentrait-elle sur Theo lorsque
Lady Iris s’était déjà attiré les faveurs d’un gentilhomme jouissant des
mêmes qualités que lui ? Voire meilleures, puis qu’il n’était pas infirme.
Mais la véritable question qui le taraudait était : pourquoi s’en souciait-
il ? Lady Iris n’était qu’une connaissance, elle ne signifiait rien à ses yeux.
Sa mère le considérait peut-être comme un époux potentiel, mais ni lui ni
Lady Iris ne désiraient une telle union. Pourquoi aurait-il dû se préoccuper
de la relation que Lady Iris entretenait avec Lord Pratley ? Non, c’était
simplement l’impertinence de l’homme qui lui faisait bouillir les sangs.
— Monsieur, puis-je ôter votre assiette ? Le prochain service va
commencer, murmura un valet de pied non loin de son oreille, interrompant
ses pensées.
Theo lâcha les couverts qu’il avait si férocement serrés dans ses poings
et s’appuya contre le dossier de sa chaise tandis que les domestiques
s’affairaient autour de lui.
— Oh ! du saumon. Quel délice, c’est mon mets préféré, chantonna
Lady Iris de sa voix rayonnante.
— Quelle chance, vous pourrez en pêcher autant que vous le
souhaiterez lors de la prochaine saison, n’est-ce pas ? répondit-il d’un ton
bien plus sec qu’il ne l’avait escompté. J’ai cru comprendre que vous
aimiez la pêche ?
— Étiez-vous en train d’espionner ma conversation avec Lord Pratley ?
le taquina-t-elle en retour.
— Difficile de ne pas entendre Pratley jaser à cette distance, rétorqua-t-
il vivement pour masquer son embarras de s’être adonné à une activité
risquant de suggérer qu’il s’intéressait aux relations de Lady Iris avec les
autres hommes.
— Eh bien, pour répondre à votre question, j’ignore ou non si j’aime la
pêche puisque je ne l’ai jamais pratiquée.
Theo faillit répliquer que cela faisait d’elle une perle rare parmi les
jeunes femmes. Après tout, la pêche aux bons partis était l’un des sports
favoris des jouvencelles de son âge. Et malheureusement, il avait fait
l’erreur de mordre un jour à l’appât lancé par une jolie fille. Les hommes
pouvaient se conduire si bêtement, parfois. Tout comme Pratley, Theo
s’était jadis pris pour le pêcheur avant de se retrouver talentueusement
ferré, tel un saumon sans défense.
— Peut-être pourrez-vous le découvrir une fois que vous aurez épousé
Pratley et qu’il vous aura emmenée en Norvège ? répliqua-t-il d’un ton
incisif.
Quelle mouche le piquait ? Lady Iris pouvait bien se marier avec Pratley
ou avec n’importe quel autre âne de son espèce, en quoi cela le regardait-
il ? La pression de cette soirée l’affectait sans doute plus qu’il ne l’avait
imaginé. Il était impatient d’en finir avec ce dîner et de pouvoir rentrer chez
lui. En attendant de prendre la tangente, il devrait maîtriser son humeur et
se comporter de façon plus placide.
Lady Iris gloussa avec légèreté, mais ne fit aucun commentaire. Mais
pourquoi avait-il escompté qu’elle lui parle d’un quelconque arrangement
avec Lord Pratley ? Il n’avait pas plus le droit de l’interroger au sujet de
Pratley qu’elle n’en avait de le questionner sur Estelle. Il devait d’ailleurs
bien admettre qu’elle avait fait preuve de bien plus de retenue que lui dans
ce domaine.
— Mangez. Il ne faudrait pas que votre plat refroidisse, grommela-t-il
pour dissimuler sa gêne.
Il leva son verre de vin et fut satisfait de constater, au poids du récipient,
que le valet de pied l’avait resservi.
— Eh bien, il s’agit d’une mousse de saumon, je ne crains donc pas
qu’elle refroidisse.
Elle gloussa une nouvelle fois. Cette femme riait-elle de tout ?
— Et vous feriez mieux de boire votre vin. Il court autant de risques de
refroidir.
— À vos ordres, milady, grogna Theo en avalant une longue gorgée.
Theo se montrait terriblement injuste avec elle et il en avait conscience.
Ce n’était nullement sa faute si Pratley nourrissait des intentions à son
égard, après tout. Et il se moquait bien de savoir si son admiration était
réciproque. Il devait absolument se calmer et cesser de se comporter comme
un rustre. Mieux valait reprendre une discussion polie, comme le
gentilhomme civilisé qu’il avait un jour été.
Il fourragea dans son cerveau à la recherche d’une banalité bienséante à
prononcer, mais rien ne vint. Autrefois, il avait été un expert des
conversations triviales, capable d’utiliser une pléthore de mots
grandiloquents pour n’exprimer presque rien. Un talent qu’il avait
développé en participant à d’innombrables bals et fêtes comme celle-ci.
Mais il en avait perdu l’habitude et ne parvenait pas à trouver quoi dire.
Avant qu’il puisse songer à une remarque pleine d’esprit ou à une
observation intelligente, le carillon clair du rire d’Estelle s’éleva dans la
pièce, occultant les murmures polis des autres invités. Lady Iris parut
l’entendre également, car le raclement de ses couverts dans son assiette
cessa aussitôt. Theo ignorait toutefois en quoi la joie d’Estelle pouvait bien
affecter Lady Iris. Tout comme il ignorait en quoi les présomptions de
Pratley sur son mariage avec Lady Iris pouvaient bien l’affecter, lui. Le rire
badin d’Estelle retentit une fois de plus, lui cisaillant la poitrine, et Theo
sentit tous ses muscles se tendre.
Il saisit son verre, le porta à ses lèvres et fut agacé de découvrir qu’il
était vide. Tapotant la coupe du doigt, il signala au domestique le plus
proche qu’il désirait du vin, maintenant. L’homme se pencha aussitôt par-
dessus son épaule pour le servir.
Theo le finit d’un trait, puis il s’efforça d’apaiser son esprit et de
détendre son corps. Il savait d’expérience qu’aucune quantité d’alcool ne
suffirait à anesthésier sa peine, mais il était prêt à réessayer ce soir, juste au
cas où.
Elle était encore là. Theo s’était attendu à ce qu’elle se drape dans sa
dignité et fuie sans demander son reste, convaincu qu’elle n’oserait plus
jamais mettre les pieds chez lui. Mais elle était encore là. Aucune femme ne
devait laisser un homme se tenir aussi près d’elle et lui saisir le bras avec
une telle possessivité, comme il l’avait fait. Elle qui semblait tant se soucier
de l’étiquette aurait au moins dû protester ! Mais elle ne le voyait toujours
pas comme une menace. Elle ne le considérait toujours pas comme un
homme. Maudite soit-elle ! Comment osait-elle le traiter de cette façon,
comme un enfant inoffensif ?
Finalement, elle n’était pas différente d’Estelle ni de toutes les
personnes présentes au dîner, la veille, qui s’étaient adressées à lui avec tant
de condescendance. Si Lady Iris ne sortait pas rapidement de chez lui, elle
allait bientôt découvrir à quel point elle avait tort de le voir comme un
homme diminué simplement à cause de sa cécité.
Ils étaient si proches qu’il pouvait presque la sentir contre lui. Il
percevait la chaleur de son corps et son parfum de fleur d’oranger et d’eau
de rose emplissait ses narines.
C’était une odeur enivrante. Il inspira profondément, laissant cette
fragrance submerger ses sens. C’était l’arôme qui l’avait tiré de son dernier
cauchemar, cette nuit où elle était entrée dans sa chambre pour le prendre
dans ses bras comme un enfant apeuré. Elle avait même reconnu avoir
reproduit les gestes exacts que sa mère avait utilisés pour la réconforter
lorsqu’elle était petite. Car c’était ainsi qu’elle le voyait, comme un
garçonnet à câliner…
Il expira bruyamment pour se libérer de l’emprise ardente de son
parfum et se concentrer sur sa colère.
Peu importait ce qu’elle pensait de lui, Theo était toujours un homme,
bon sang ! Un homme que l’on avait admiré, autrefois. Un homme qui avait
incarné le meilleur de la haute société. Et malgré son accident, il ne
laisserait personne le traiter comme un invalide, surtout pas
Lady Iris Springfeld. Si elle ne faisait pas bientôt demi-tour, elle
découvrirait qu’il n’avait rien d’un gamin inoffensif et qu’un innocent câlin
était la dernière chose qu’il avait en tête.
— Dois-je donc en déduire que c’est chez vous une habitude ? gronda-t-
il, satisfait d’avoir parlé d’un ton chargé d’une bonne dose de menace.
— Une habitude ?
Il perçut la trépidation de sa voix. Bien. Elle commençait enfin à
comprendre qu’elle avait commis une grave erreur en se présentant chez un
homme, sans chaperon.
— De réprimander les gentilshommes.
— Oh ! non, mais…
Il pouvait entendre sa respiration saccadée. Elle avait peur de lui. Il
faillit lui lâcher le bras, frappé de honte en réalisant ce qu’il était en train de
faire. Il n’avait jamais traité une femme ainsi. C’était inacceptable, à ses
yeux.
— Non, ce n’est pas une habitude, mais j’ai choisi de faire une
exception dans votre cas, répondit-elle.
Ses paroles le transpercèrent comme des lances. Il était une exception. Il
était différent des autres hommes. Un enfant à réconforter ou à réprimander
selon son bon vouloir. Theo raffermit sa poigne autour de son avant-bras. Il
allait lui montrer la folie de sa méprise.
— Et pourquoi ce traitement si particulier ?
Allez-y, dites-le, maudite femme ! Parce que je suis un infirme.
— Eh bien, parce que…
Elle inspira profondément et expira lentement.
— Je n’en sais rien. Je suppose que j’ai dû faire erreur.
Il tendit la main et saisit le menton de la demoiselle entre ses doigts,
l’incitant à lever la tête vers lui.
— Une grave erreur. Et vous en avez commis une autre aujourd’hui.
Elle déglutit :
— Vraiment ?
Sa voix n’était plus qu’un murmure haletant.
— Comme je vous l’ai dit, une jeune femme de bonne famille ne doit
jamais rendre visite à un homme toute seule.
Il attendit qu’elle plaisante à nouveau, qu’elle glousse pour lui faire
comprendre qu’elle le voyait, lui, comme une plaisanterie.
— À moins que sa réputation ne lui importe guère.
Lady Iris demeurait muette, mais il pouvait encore entendre sa
respiration, forte et rapide. Elle n’était toujours pas partie, n’avait même pas
cherché à protester. Elle ne le considérait toujours pas comme un homme,
comme un danger pour sa réputation. Très bien, il allait devoir lui montrer
combien elle se fourvoyait.
— Les jeunes femmes n’entrent jamais seules dans la maison d’un
homme à moins d’être en quête de ceci…
Il posa une main dans le creux de son dos et l’attira contre lui.
— On ne pourrait me faire aucun reproche d’avoir cru que vous étiez
venue pour cela.
Theo l’entendit pousser une exclamation de surprise juste avant de
capturer ses lèvres des siennes. Il l’avait amplement mise en garde, mais
elle avait refusé de le prendre au sérieux. À présent, elle allait découvrir à
quel point elle avait eu tort de ne pas le considérer comme un homme. Et il
ne comptait pas l’embrasser galamment. Il voulait lui donner une leçon, lui
apprendre qu’elle n’avait aucun droit de jouer avec lui, de s’apitoyer sur lui,
de chercher à le protéger. De sa langue, il écarta les lèvres de la jeune
femme et plongea en elle, goûtant sa bouche, sondant ses douces
profondeurs pour mieux s’en délecter. La paume de Theo caressa sa taille
fine avant de l’attirer plus près, de serrer sa délicate poitrine contre son
torse, ses tendres cuisses contre ses jambes. Si Lady Iris avait douté de sa
virilité, elle pouvait à présent la sentir, dure et pressante contre son bassin.
Il intensifia leur baiser, certain que la demoiselle ne tarderait pas à se
débattre et à le repousser. Bientôt, elle ferait exactement ce qu’il avait
prévu… elle le giflerait et fuirait sa demeure.
Mais Lady Iris n’eut aucune de ces réactions. Au lieu de cela, son corps
jusque-là rigide s’alanguit brusquement, se moulant contre le sien, et elle lui
rendit son baiser avec ferveur.
Theo était perplexe. Lady Iris désirait-elle ses attentions ?
Tandis que son esprit s’efforçait d’analyser ce surprenant
comportement, le reste de sa personne s’adapta instinctivement à cette
étreinte. Sa main descendit lentement le long de son dos, savourant chacune
de ses courbes, se délectant de la sensualité avec laquelle elle répondait à
ses caresses. Elle écarta davantage les lèvres, comme pour l’accueillir, le
tenter, l’aguicher. C’était plus que Theo ne pouvait supporter. Elle voulait
qu’il l’embrasse et, en cet instant, il la désirait à en perdre la tête.
Mais tout ceci n’était pas correct. Il aurait dû s’arrêter.
Il le savait, mais il en était incapable.
Theo laissa ses deux mains glisser jusqu’à la cambrure féminine de son
dos, puis plus bas pour saisir ses fesses rondes et tendres et les presser
ardemment contre lui. Il mourait d’envie qu’elle le délivre de ce désir
palpitant qui le consumait.
Mais elle avait forcément constaté l’effet qu’elle avait sur lui, à
présent… Elle pouvait fatalement sentir la roideur de son membre poussant
urgemment contre son ventre. Elle allait reprendre le contrôle et le rebuter.
Mais Lady Iris ne semblait ni choquée ni horrifiée par la situation. Bien au
contraire, elle arqua le dos et son bassin roula lentement contre le sien,
attisant encore le désir que Theo éprouvait pour elle.
Il ne put retenir un grognement. Il était désormais complètement perdu,
incapable de penser, de raisonner… seulement capable d’agir. Sa bouche
abandonna les lèvres de la jeune femme et traça un sillon d’ardents baisers
jusqu’à son cou, y nichant son visage pour mieux se délecter de l’arôme
suave de sa peau soyeuse.
Lady Iris bascula la tête en arrière avec un gémissement mélodieux.
Cette femme allait le rendre fou ! Il voulait la faire sienne. Maintenant. Sans
douceur, il saisit les pans de sa blouse et les libéra de la jupe, glissant
lentement une paume sous le lin pour caresser ce buste si sensuel. Theo prit
tout son temps ; ses mains remontèrent le long du corset jusqu’au tissu
délicat de sa chemise. Il pouvait sentir le cœur de la jeune femme battre
férocement, sa respiration saccadée agiter sa poitrine…
Theo s’interrompit et attendit qu’elle proteste, qu’elle le repousse. Mais
au lieu de cela, la demoiselle se pressa plus fort contre lui et referma les
doigts sur le col de sa veste comme pour se stabiliser. Theo enveloppa l’un
de ses seins de sa paume chaude toujours couverte de la fragile dentelle.
Lady Iris émit une exclamation surprise. Il se figea, ôtant aussitôt sa main.
Allait-elle enfin lui demander d’arrêter ? Allait-elle enfin s’écarter et partir
en courant ?
Mais non, la jeune femme saisit la main de Theo et la reposa sur son
sein. Un nouveau gémissement s’échappa des lèvres de Lady Iris, qui
semblait peiner à reprendre son souffle. Elle venait de lui donner la
permission d’agir à sa guise et chaque pouce de son être suppliait Theo
d’accepter cette invitation. Il agrippa la délicate chemise sous la blouse et la
tira brutalement vers le bas. Un bouton sauta, mais la merveilleuse poitrine
de Lady Iris était désormais nue et toute à lui.
Il referma les mains sur ces tendres monts et les massa lascivement,
fasciné de les voir remplir si parfaitement ses paumes. Les pointes roses
durcirent lorsqu’il les caressa du pouce et Theo en éprouva une vive
satisfaction.
Il chercha sa bouche, la trouva et l’embrassa avec une fougue proche du
désespoir. Lady Iris lui rendit son baiser avec une passion tout aussi
débridée. Elle plongea ses doigts dans les cheveux de Theo et le tint
fermement contre elle, comme si elle craignait qu’il disparaisse.
Timidement, elle glissa sa langue entre les lèvres de Theo, son exploration
chaque seconde plus audacieuse.
Theo intensifia ses caresses, pinçant délicatement les pointes roses
dressées. La demoiselle rompit leur baiser pour pousser un petit cri de
plaisir avant de poser la tête sur son épaule. Chacune des attentions de Theo
semblait exacerber les réactions de la jeune femme, qui gémissait de plus en
plus bruyamment. Elle venait de balayer ses derniers doutes. Cette femme
voulait ses attentions. Elle ne le traitait pas avec compassion, mais avec
passion. Elle se comportait comme une femme ivre de désir pour un
homme. Cette petite fleur n’attendait que d’être cueillie et Theo savait que
rien ne pourrait l’empêcher de la faire sienne, ici et maintenant.
Il referma ses mains sur ses seins et les pressa sensuellement, caressant
les pointes roses plus fort et plus vite jusqu’à ce que la jeune femme se
tortille de plaisir.
Elle aussi était perdue dans l’instant, dans ces merveilleuses sensations,
incapable de réfléchir. Rien ne l’empêchait à présent de la soulever
brusquement, de l’asseoir sur la table, de lui écarter les cuisses et de la
posséder. Et à sa respiration haletante, à sa peau fiévreuse et à la façon dont
elle se mouvait lascivement contre lui, Theo savait que c’était également ce
qu’elle désirait. Quant à lui, ce dont il mourait d’envie, ce que tout son
corps exigeait de lui, était de plonger en elle sauvagement et de la prendre
jusqu’à soulager enfin ce besoin primaire de ne plus faire qu’un avec elle.
Theo avait voulu lui enseigner qu’il était bel et bien un homme et devait
être traité comme tel et non comme un enfant. Il avait voulu lui montrer
qu’elle était inconsciente de croire qu’elle ne risquait rien en lui rendant
visite sans chaperon, simplement parce qu’il était aveugle. Et c’était
exactement ce qu’il faisait. Il lui prouvait qu’il était toujours un homme.
Elle était sienne. Il pouvait mettre sa menace à exécution.
Il pouvait la déshonorer.
La déshonorer.
Ces mots lui fendirent le crâne et dissipèrent le brouillard qui
obscurcissait son esprit. Qu’était-il en train de faire ? Il était sur le point de
la déshonorer. Elle ne méritait pas cela. Comme s’il s’était soudain brûlé les
mains, il s’arracha brusquement à leur étreinte et recula d’un pas. Il se
comportait comme le plus vil des suborneurs ! Lady Iris était une jeune
femme douce, charmante et innocente et il s’apprêtait à la déshonorer. Elle
qui lui avait prouvé qu’elle le considérait comme un homme digne de son
désir !
— Vous devriez vous en aller, gronda-t-il d’une voix si rauque qu’il
peinait à la reconnaître. Réajustez votre toilette et partez.
S’amusait-il ? Theo n’en était pas certain. Cela faisait si longtemps qu’il
ne s’était pas amusé qu’il en avait presque oublié ce que l’on ressentait.
Tout ce qu’il pouvait affirmer, c’était que cette fête n’était pas aussi terrible
qu’il l’avait imaginé, mais comme il s’était attendu à quelque chose de
parfaitement intolérable, cela ne voulait pas dire grand-chose.
— Bien, vous êtes là, retentit soudain la voix de la redoutée matrone,
qui semblait avoir jailli à côté de lui tel un oiseau de mauvais augure.
Chaque fois que cette femme apparaissait, Theo se retrouvait contraint
et forcé de faire quelque chose qui le dérangeait.
— Nous allons bientôt décerner les prix. Vous êtes attendu sur le
podium.
Theo hocha la tête. Pas de mauvaise surprise, finalement. Elle l’avait
prévenu plus tôt que cette tâche indésirable lui incomberait, il s’y était donc
préparé.
— Oh ! et vous devrez également faire un petit discours, ajouta
Lady Springfeld.
Ah, la voilà, la mauvaise surprise.
Theo acquiesça avec un sourire résigné ; après tout, il savait que les
exigences de Lady Springfeld n’étaient guère négociables et qu’il était
inutile de tenter de marchander avec pareille maître chanteuse. Acceptant
son sort avec autant de dignité qu’il le pouvait, Theo prit le bras de
Lady Iris et la laissa le conduire jusqu’au podium. Le brouhaha ambiant lui
indiqua que la foule avait commencé à se rassembler.
Quand le silence retomba, il s’avança.
— J’aimerais vous souhaiter à tous la bienvenue sur mon domaine ;
j’espère que vous passez une agréable journée.
En dépit du fait que j’ai dû héberger cette fête sous la menace et que je
suis impatient que vous repartiez tous, ajouta-t-il intérieurement.
— J’ai pu goûter à de délicieux mets, aujourd’hui, et je sais de source
sûre que les légumes, les fleurs et les confections de nos artisans sont tous
absolument remarquables.
Sauf que je ne peux pas les voir.
— Je pense pouvoir affirmer avec assurance que les produits de cette
partie des Cornouailles sont les meilleurs du comté. Et comme les
Cornouailles sont le meilleur comté d’Angleterre, cela signifie que nos
produits sont les meilleurs de toutes les îles britanniques.
La foule accueillit cette déclaration exagérément généreuse par des
acclamations enjouées et des cris d’approbation.
— Chacun d’entre vous ici mérite d’être félicité pour ses brillants
efforts, mais hélas tout le monde ne peut remporter un prix. Passons donc à
la remise de ces coupes et rubans.
— Et nous sommes tous drôlement heureux de vous revoir, milord !
lança une voix anonyme.
Plusieurs hommes renchérirent :
— Bien dit ! Bravo !
Et finalement, toute la foule se mit à l’acclamer et à l’applaudir.
— J’ai l’impression que vous leur avez manqué, monsieur le comte,
intervint Lady Springfeld tandis que Theo écoutait bouche bée la
surprenante joie des spectateurs.
Quand les dernières clameurs s’éteignirent, l’on décerna les prix, les
heureux festivaliers repartirent et les chapiteaux furent démontés. Theo
s’était attendu à ce que cela marque la fin de la journée. Il avait payé sa
rançon à la vile matrone. À présent, Lady Springfeld et Lady Iris pouvaient
elles aussi s’en aller et le laisser en paix. Mais non. Apparemment,
Lady Walberton et les membres du comité d’organisation devaient
impérativement dresser le bilan de la fête immédiatement, dans sa demeure.
— Oh ! mais nous n’aurons pas besoin de vous, déclara
Lady Springfeld, au grand soulagement de Theo. Lady Iris et vous-même
pouvez vous retirer dans votre salon pendant que nous tenons notre réunion
dans la salle bleue.
Elle traversa le vestibule en compagnie des autres dames, qui parlaient
toutes en même temps. Theo se retrouva seul avec Lady Iris dans l’entrée.
Comme vous êtes généreuse, songea amèrement Theo, de me dire quelle
pièce de ma propre demeure je puis utiliser.
Mais il était vain de se lutter ; il se contenta de prendre le bras de
Lady Iris et de se replier dans la salle qu’on lui avait assignée. La porte se
referma derrière eux dans un léger claquement et Theo commença à
s’interroger sur les motivations de Lady Springfeld. Pensait-elle qu’en
laissant Theo seule avec Lady Iris, il serait incapable de se contenir, qu’il
finirait inévitablement par l’embrasser et se retrouverait une nouvelle fois à
la merci de la matrone ?
Eh bien, elle se trompait ! Il était parfaitement capable de se comporter
avec la plus grande bienséance… comment osait-elle croire le contraire ?
Ne lui en avait-il pas fourni la preuve céans ? Il avait passé la journée avec
Lady Iris à son bras, envoûté par son délicieux parfum de fleur d’oranger et
d’eau de rose, douloureusement conscient de son corps chaud si près du
sien, et pourtant il s’était conduit en tout temps comme le parfait
gentilhomme qu’il était. L’incident qui s’était produit quelques semaines
plus tôt était son unique encoche sur une ardoise vide de fautes. Et cela ne
faisait pas de lui une sorte de bête primaire !
Il mena Lady Iris jusqu’à l’endroit où il savait que les fauteuils avaient
été placés.
— Cette journée fut un exceptionnel succès ! Tellement que je
soupçonne Lady Walberton d’espérer tenir une nouvelle édition du festival
à Greystone tous les ans, déclara la jeune femme d’un ton taquin en
s’écroulant sur son siège.
Theo s’installa dans le fauteuil voisin. Il faudrait lui passer sur le corps,
voulut-il répondre, mais il ne souhaitait pas gâcher la joie de Lady Iris. Ce
n’était guère sa faute si sa mère dissimulait un esprit perfide sous des
extérieurs gais et aimables.
— Hmm, préféra-t-il marmonner pour ne pas se mouiller.
— Je constate que ce projet vous enchante, gloussa-t-elle avec
amusement.
Quelqu’un frappa timidement à la porte avant de faire lentement pivoter
le vantail dans un long grincement.
— Pardonnez-moi, milady, Lady Springfeld m’envoie. Je vais m’asseoir
là-bas, dans le coin, si cela vous convient ?
Ainsi, Lady Springfeld le considérait bel et bien comme une bête que
l’on ne pouvait laisser seule en compagnie de sa fille. Sans doute
s’attendait-elle à ce que Theo tente de séduire Lady Iris dès l’instant où ils
se retrouveraient en tête à tête ? C’était pour cela qu’elle leur envoyait un
chaperon pour les surveiller.
— Merci, Annette. Oui, ce sera très bien, acquiesça Lady Iris à
l’intention de sa femme de chambre. Avez-vous passé une journée
agréable ?
— Oh oui, merci ! C’était absolument merveilleux, répondit la petite
voix enthousiaste depuis l’autre bout de la pièce.
Theo s’efforça de réprimer son irritation face à la présence de la
domestique. Après tout, les convenances l’exigeaient. Cela ne signifiait pas
forcément que Lady Springfeld ne lui faisait pas confiance. Mais il ne
pouvait nier qu’au plus profond de lui, il avait attendu avec impatience, et
non sans plaisir, de passer un peu de temps seul avec Lady Iris, même
brièvement. Il n’avait pas eu l’intention de l’embrasser à nouveau, mais la
présence de la jeune femme ne lui était pas totalement odieuse et il
commençait à s’habituer à ses rires et bavardages incessants. Au moins,
avec un chaperon dans la pièce, Lady Springfeld ne pourrait l’accuser de
prendre des libertés avec sa fille. Dieu merci. Il préférait ne pas imaginer
quelle nouvelle promesse elle lui extorquerait s’il embrassait à nouveau la
demoiselle… organiser la prochaine saison de chasse, un bal masqué et
peut-être une ou deux fêtes de fin de semaine ?
Lady Iris se tortilla sur sa chaise pour se tourner vers sa camériste et le
délicat froissement de ses bas en soie frottant l’un contre l’autre assaillit les
oreilles de Theo. Il s’agita dans son fauteuil, mal à l’aise. Il devait
absolument éviter de penser aux longues jambes de Lady Iris enveloppées
dans de la soie ou à toute autre partie de son corps souple et tendre qu’il
avait eu le plaisir de toucher.
Tandis que la jeune femme poursuivait sa discussion avec la
chambrière, Theo se redressa et toussota pour déloger une étrange boule qui
obstruait sa gorge. Il ne devait pas non plus songer à leur baiser, à ses mains
caressant ses courbes. Se conduire ainsi lui avait déjà attiré bien assez de
problèmes… et il ne tenait pas à compliquer sa vie davantage. Mais
l’espace d’un instant, il se demanda si organiser une saison de chasse ou un
bal pour gagner le droit d’embrasser à nouveau Lady Iris serait une si
mauvaise transaction.
À quoi diable pensait-il ? Aussi tentant que cela lui parût, le prix était
bien trop élevé. Il n’avait aucune intention d’embrasser à nouveau
Lady Iris. Tout comme il n’avait pas eu l’intention de l’embrasser la
première fois qu’il l’avait prise dans ses bras. Il ne comprenait toujours pas
comment c’était arrivé, mais tout s’était passé très vite et ne devrait jamais
se reproduire.
La porte grinça à nouveau et Charles entra, cette fois, Dieu merci, sans
tintement de grelots. Il fut suivi par un Max épuisé qui, après avoir reçu les
attentions enjouées qu’il attendait de la part de Lady Iris, s’écroula aux
pieds de Theo et se mit presque aussitôt à ronfler.
— Dois-je servir du thé, monsieur ? s’enquit Charles. Et la cuisinière
demande si vous aimeriez quelques scones. Apparemment, elle est
impatiente de tester une nouvelle recette.
— Non ! s’exclamèrent Theo et Lady Iris à l’unisson, avant d’éclater de
rire devant leurs réactions identiques.
— Merci, Charles, mais non, répondit Theo avec un peu plus de sérieux.
Mais je vous invite à servir des scones et du thé à la femme de chambre de
Lady Iris, ainsi qu’au comité d’organisation.
— Votre danse Morris était pleine de gaieté, Charles ! ajouta Lady Iris.
N’est-ce pas, Annette ?
— Oh ! oui, c’était très impressionnant, renchérit la camériste depuis
l’autre extrémité de la pièce, d’un ton étrangement timide. La plus belle
danse que j’aie jamais vue. Et vous étiez tellement élégant dans votre
costume !
Charles et Annette étaient-ils en train de coqueter ? Lady Iris jouait-elle
les entremetteuses avec leurs domestiques ? Tout ceci devenait bien trop
informel au goût de Theo.
— Ce sera tout, Charles, déclara-t-il d’un ton qui, il l’espérait, ferait
comprendre à chacun présent qu’il ne tolérerait pas un tel niveau de
familiarité.
— Très bien, monsieur. Je reviens dans un instant avec le thé pour la
femme de chambre.
— Peut-être Annette souhaiterait-elle prendre son thé dans l’aile des
domestiques ? suggéra Lady Iris. Vous pourrez me rejoindre une fois votre
boisson terminée, Annette. Je suis certaine que vous n’en aurez pas pour
longtemps, et Charles laissera la porte ouverte par souci des convenances.
Lady Iris conspirait-elle avec sa mère ? Essayaient-elles toutes deux de
le piéger ? Theo savait qu’il aurait dû émettre une objection. Même avec la
porte ouverte et même si la camériste n’était absente qu’un bref instant,
Theo risquait toujours de se retrouver dans une situation compromettante
dont Lady Springfeld pourrait se servir pour le faire chanter.
Mais il demeura muet tandis que la femme de chambre quittait la pièce
en compagnie de Charles. Quelle mouche le piquait ? Était-il en train de
perdre son instinct de survie ?
— Ne vous inquiétez pas, gloussa Lady Iris. Je sais que ma mère vous a
menacé pour obtenir que vous hébergiez ce festival, mais ce n’est pas une
femme vindicative. Elle ne vous forcerait jamais à faire quelque chose qui
vous causerait un tort réel.
Était-elle sérieuse ? Ce festival avait causé un tort indiscutable à sa
tranquillité et à sa sérénité. Il n’y aurait jamais consenti si elle ne l’avait pas
contraint.
— Oh ! n’ayez pas l’air si offensé, ajouta-t-elle. Vous savez que vous
vous êtes amusé, aujourd’hui. Et héberger un festival n’est-il pas infiniment
préférable au mariage avec moi ?
— Je… eh bien, je…
Theo ignorait quoi dire. Elle avait raison : il ne voulait pas l’épouser.
Mais cela ne signifiait pas qu’obtenir la main de Lady Iris était un destin
abject que tout homme souhaiterait s’épargner. C’était un destin que lui
souhaitait s’épargner et pas seulement avec Lady Iris, mais avec toutes les
femmes.
— Détendez-vous. Je vous taquine. Mais mère ne vous aurait jamais
imposé un mariage entre nous. Pouvez-vous réellement imaginer mon
adorable mère pousser quelqu’un à agir contre son gré ?
— Elle m’a fait héberger cette fête, lui rappela-t-il avec brusquerie,
retrouvant enfin sa voix.
— Oui, et vous avez passé un après-midi agréable, n’est-ce pas ?
Allons, admettez-le.
Theo exhala bruyamment.
— Avouez que vous vous êtes amusé. Je le sais, continua-t-elle d’un ton
taquin.
— Oh ! fort bien. Oui. Ce n’était pas aussi terrible que je l’avais
imaginé.
— Et ?
— Et, oui, il m’est arrivé par moments de trouver cela plaisant.
— Vous voyez, ce n’était pas si difficile à reconnaître, gloussa-t-elle.
Il voulut la réprimander pour son ton taquin, mais se contenta de
sourire. Elle avait raison. Cela ne lui avait rien coûté de l’admettre.
— Je suppose que le verre de vin de sureau de Marthe m’a permis de
me détendre.
— Le verre ? rit-elle.
Il haussa les épaules :
— D’accord, les verres. Je compte commander un tonneau ou deux de
ce délicieux vin pour m’aider à supporter le festival de l’an prochain.
Qu’était-il en train de raconter ? Il n’aurait même pas dû plaisanter sur
ce sujet. Il n’avait aucune intention d’héberger une nouvelle fête.
Visiblement, le vin de sureau l’affectait plus qu’il ne l’avait imaginé.
— Je suis certaine que les habitants des environs seraient ravis que vous
acceptiez de recommencer l’an prochain. Ils étaient tous tellement heureux
de vous revoir. De toute évidence, vous leur aviez beaucoup manqué.
Theo balaya l’idée d’un grognement.
— Je suis le comte de la région. Quel autre accueil auraient-ils pu me
faire ?
Elle baissa la voix :
— Vous n’êtes pas obligé de réagir ainsi, vous savez.
— Comment cela ?
— Vous repoussez votre entourage. Tout le monde était sincèrement
heureux de vous retrouver, aussi bien au festival qu’au dîner, l’autre soir. Et
j’ai vu combien vous vous êtes amusé, aujourd’hui, ce qui prouve que vous
n’avez plus besoin de vous cacher.
— Je sais parfaitement que je n’ai pas besoin de me cacher, répondit-il,
d’un ton plus véhément qu’il ne l’avait souhaité. Je me tiens à l’écart par
choix. Vous pouvez bien appeler cela comme vous voulez.
— Mais vous étiez si heureux, je vous ai vu sourire et même rire. Je ne
crois pas que votre ancienne façon de vivre vous satisfasse vraiment,
poursuivit-elle d’une voix grave, qui n’avait plus rien de taquin.
— Balivernes.
Il s’attendit à ce qu’elle lui oppose un barrage d’arguments pour contrer
son affirmation, mais elle ne dit rien. Elle ne lui rappela pas une fois de plus
combien il s’était amusé aujourd’hui. Sur ce point, elle avait étonnamment
raison. Une fois que le choc de voir tant de gens sur ses terres s’était
estompé, il avait aimé rencontrer à nouveau les roturiers des environs. Et,
bien malgré lui, il avait trouvé leur accueil chaleureux très réconfortant,
comme s’ils lui vouaient une affection sincère.
— Bon, très bien. J’ai passé une journée divertissante, mais cela ne veut
pas dire que je compte changer ma façon de vivre. Comme je vous l’ai dit,
je suis parfaitement heureux ainsi.
— Hmm, se contenta-t-elle de répondre.
Il attendit l’inévitable leçon de morale. Elle allait lui opposer que s’il
était si heureux que cela, pourquoi se montrait-il aussi irritable ? Il crut
même qu’elle allait l’insulter en lui rappelant que se cacher était le
comportement d’un lâche. Mais non, Lady Iris demeura inhabituellement
muette.
— Bon, très bien, dit-il à nouveau pour répondre aux questions qu’elle
n’avait pas posées. Peut-être ne suis-je pas entièrement heureux. Mais j’ai
choisi de vivre ainsi, fin de la discussion.
Elle ne dit rien. Theo tapota l’accoudoir du bout des doigts. Le silence
de la jeune femme faisait croître son irritation de seconde en seconde. Il
savait qu’elle était toujours là. Il pouvait entendre sa douce respiration,
humer son enivrant parfum, alors pourquoi ne répondait-elle pas ? Après
tout, les bavardages incessants étaient sa spécialité. Pourquoi ne se mettait-
elle pas à jacasser à propos de la météo ou à s’extasier devant Maxou-
Max… n’importe quel sujet de discussion aurait été préférable à cette
condamnation muette de son style de vie.
— Bon, très bien, répéta-t-il pour meubler le silence. Je me suis conduit
comme un lâche. C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Que je me suis
caché chez moi parce que j’étais incapable d’affronter le monde extérieur ?
Que j’ai battu en retraite après mon échec ?
— Vous n’êtes pas un lâche ! répondit-elle aussitôt d’un ton presque
indigné. Après ce que vous avez fait, personne ne pourrait vous considérer
comme quelqu’un qui manque de courage.
Theo souffla du nez avec agacement.
— Je ne vous parle pas de l’incendie. Cette nuit-là, j’ai fait ce que
n’importe quel homme aurait fait à ma place. Je vous parle de la façon dont
j’ai vécu depuis mon accident.
— Moi aussi, répliqua-t-elle. Votre univers tel que vous le connaissiez
s’est écroulé autour de vous, après ce terrible accident. Vous avez fait ce
qu’il fallait pour vous protéger. Ce n’était pas de la lâcheté, mais de la
survie.
Que diable racontait-elle ? Pour se protéger ? De quoi ? De qui ? Du
monde ? De ces gens au festival qui paraissaient ravis de me revoir ?
D’Estelle ?
Balivernes. Il n’avait pas peur d’eux. Il n’avait peur de rien.
Theo planta les ongles dans les accoudoirs de son fauteuil, son irritation
se muant en colère sourde. Ou croyait-elle qu’il cherchait à se protéger
d’elle ? De la potentielle douleur que lui causerait son rejet ? De la crainte
d’être à nouveau éconduit ? C’était encore plus stupide ! Il ne voulait pas
d’elle. Il ne voulait d’aucune femme dans sa vie et il n’appréciait pas du
tout la tournure que prenait cette discussion.
— Vous avez été blessé, poursuivit-elle. Il est naturel de souhaiter
s’isoler pour se rétablir.
Ne cesserait-elle donc jamais de raconter des absurdités ? Il avait envie
de hurler contre elle d’une façon très éloignée du comportement d’un
gentilhomme. Il était temps de couper court à ses suppositions ridicules, de
lui rappeler qu’elle n’avait aucun droit de lui parler de cette façon… Après
tout, elle ne signifiait rien à ses yeux.
— Dois-je vous faire remarquer, Lady Iris, que vous outrepassez ce qui
est considéré comme une conduite appropriée de la part d’une jeune femme
lorsqu’elle est en compagnie d’un gentilhomme ? grogna-t-il, les dents
serrées. Vous vous êtes présentée chez moi deux fois sans y avoir été
invitée, la dernière dans l’objectif de me réprimander pour une faute
d’étiquette que je n’avais pas commise. Et voilà que vous vous octroyez le
droit de remettre en question la façon dont je choisis de vivre ma vie.
Quand il eut terminé sa tirade, Lady Iris éclata d’un rire bien plus
sonore qu’il n’était généralement acceptable en société. Ce n’était guère la
réaction que Theo avait espérée.
— Et dois-je vous faire remarquer, milord, que ledit gentilhomme a
peut-être perdu le droit de dire à ladite jeune femme quel comportement est
convenable ou non depuis qu’il l’a embrassée à lui en couper le souffle et
glissé sa main sous sa blouse ?
Theo se figea sur sa chaise. Comment pouvait-elle parler de ce qui
s’était passé entre eux si librement, comme s’il s’agissait d’un simple sujet
de taquinerie ? La plupart des demoiselles auraient été trop contrites pour y
faire allusion, alors en plaisanter ! Il espérait seulement que personne ne les
écoutait depuis le couloir.
— Estimez-vous que ce bref instant d’intimité que nous avons partagé
vous donne le droit de critiquer ma façon de vivre ? gronda-t-il d’un ton
menaçant.
Le froissement attrayant de la soie attira son attention lorsqu’elle s’agita
sur sa chaise. Il s’efforça de ne pas se laisser distraire, se concentrant sur les
paroles agaçantes qu’elle venait de proférer.
— Il est tout naturel de se renfermer lorsqu’on a besoin de guérir, mais
ce n’est plus nécessaire, à présent. Vous devriez sortir profiter du monde.
Renouer avec les gens des environs. Vous étiez heureux, autrefois, il n’y a
aucune raison pour que vous ne puissiez l’être à nouveau… mais cela
n’arrivera pas si vous continuez de vous tapir entre ces murs.
— Je suppose que vous allez ensuite m’encourager à me marier, à
fonder une famille, à faire partie de la communauté ?
— Serait-ce si terrible ? demanda-t-elle avec douceur.
Theo demeura silencieux un moment, incapable de formuler toutes les
raisons pour lesquelles ce serait effectivement terrible. C’était tout ce qu’il
avait désiré autrefois, mais plus aujourd’hui. Et si la petite Lady Iris se
faisait des illusions dans ce sens, il comptait bien les anéantir
immédiatement :
— Pire que terrible. Je n’ai aucune intention d’épouser qui que ce soit.
Jamais. Et j’apprécierais que vous gardiez vos avis pour vous. Certes, nous
avons partagé un court instant d’intimité, mais cela ne vous donne aucun
droit de remettre mes choix en question, pas plus que moi les vôtres.
— Vous avez raison, acquiesça-t-elle avec douceur.
Theo savait qu’il se montrait froid et cruel, et il en ressentait une
violente culpabilité, mais il ne pouvait tolérer qu’elle exige de lui qu’il
bouleverse toute son existence uniquement parce qu’elle n’approuvait pas
ses décisions.
— Ce ne sont pas mes affaires, reconnut-elle sans une once de jovialité.
Je suppose que je ressemble un peu à ma mère. Je veux seulement que tout
le monde soit heureux.
Theo grogna :
— Et, comme votre mère, vous aimez interférer dans la vie des autres.
— Oui, vous avez sans doute raison, admit-elle d’un ton factuel, comme
si l’insulte la laissait de marbre. Mais uniquement lorsque nous pensons
agir pour le mieux.
Il ne put que répondre par un second grondement mécontent.
— Et nous voulons vraiment ce qu’il y a de mieux pour vous,
poursuivit-elle en adoptant ce ton apaisant et affectueux, comme si elle
parlait à un petit garçon. Mais Theo n’était pas un enfant et il ne laisserait
personne s’adresser à lui ainsi !
— Vous m’avez fait chanter, m’avez forcé à ouvrir ma demeure au tout-
venant, contraint à assister à un dîner où j’ai dû endurer… alors que je vous
avais pourtant clairement dit que je ne souhaitais pas m’y rendre. Si c’est
ainsi que votre mère et vous croyez aider les gens, je détesterais voir
comment vous vous comportez quand vous avez une dent contre un pauvre
bougre.
— Le dîner était une erreur, j’en conviens, mais une erreur totalement
fortuite.
Le souvenir d’Estelle en train de glousser et de coqueter avec son époux
à quelques mètres de lui surgit brusquement dans l’esprit de Theo. Une
erreur. Ce dîner n’avait pas été une erreur, mais un véritable désastre, tout
comme chacun de ses contacts avec le monde extérieur depuis que Lady Iris
avait envahi sa vie avec sa gaieté excessive et son horripilant besoin de
fourrer son nez partout. Cette femme qui croyait qu’il suffisait de rire d’un
problème pour le résoudre ! Elle ne réglerait pas toutes les crises sur Terre
en les tournant à la plaisanterie. Elle ne le pousserait pas à changer en le
forçant à participer à un stupide dîner ou à un festival ridicule.
— Et j’ai bien conscience que je ne devrais pas donner aussi
ouvertement mon opinion, poursuivit Lady Iris en s’agitant sur son fauteuil.
— Cela ne vous a pourtant pas empêchée de le faire.
Il s’enfonça dans son siège, prêt à entendre sa prochaine théorie
grotesque.
— Je sais que Lady Redcliffe vous a blessé, affirma-t-elle. Mais vous ne
devriez pas continuer de vous punir pour la façon dont elle vous a traité.
Rien de tout ceci n’était votre faute. Vous méritez d’être heureux et de vivre
pleinement.
Theo eut l’impression qu’un étau gelé se refermait sur sa poitrine,
coinçant son souffle dans sa gorge.
— Vous avez raison, répondit-il, les dents si serrées qu’il en avait mal à
la mâchoire. Vous ne devriez pas donner votre opinion aussi ouvertement et
j’apprécierais si, à l’avenir, vous vous absteniez de le faire.
— Je voulais simplement…
— Oh ! oui, simplement ! siffla-t-il avec hargne. Vous croyez toujours
que tout est simple ! Qu’il vous suffira de glousser pour tout arranger,
rendre tout le monde heureux et faire de ce monde un endroit radieux ! la
coupa-t-il avant qu’elle ne puisse prononcer un autre conseil ou jugement
malavisé dont il ne voulait pas.
— Non ! Je disais juste…
— Maintenant que vous avez fini de me dire comment je devrais vivre
ma vie et ce que je devrais ressentir, je pense que vous feriez mieux de
partir et de rejoindre la couvée de femmes qui a envahi mon salon bleu.
Avant qu’elle puisse prononcer une parole de plus, Theo saisit sa
clochette et la fit retentir de toutes ses forces.
— Vous avez sonné, monsieur, demanda Charles avec une touche
d’ironie, étant donné que Théo était encore en train d’agiter la cloche
vigoureusement.
— Oui, Charles, tonna-t-il en replaçant la clochette sur la table dans un
claquement catégorique. Lady Iris s’en va. Maintenant. Veuillez l’escorter
jusqu’au salon bleu. Il est plus que temps pour toutes ces dames de prendre
congé.
— Bien, monsieur.
Theo entendit Max japper de plaisir lorsque Lady Iris lui caressa la tête.
Elle dit adieu au chien, mais n’étendit pas la courtoisie au comte. Quand la
porte se referma derrière elle, Max émit un couinement sonore.
— Oh ! ne commence pas, gronda-t-il l’animal. Tu étais parfaitement
heureux avant qu’elle entre dans notre vie. Tu n’as pas besoin d’elle, alors
oublie-la.
Max s’allongea à ses pieds, mais continua à gémir tristement.
Chapitre 20
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE
1734
Alors que sa demi-sœur Marie, fille aînée de James II, régnait sur
l’Angleterre avec son époux Guillaume d’Orange, James Edward Stuart,
connu sous le nom du Prétendant, ou du Chevalier de Saint-George, reprit
les revendications de son père, lequel avait invariablement échoué dans ses
tentatives pour recouvrer son trône.
James Edward Stuart fut proclamé par ses soutiens roi James III
d’Angleterre et d’Irlande et VIII d’Écosse, et reconnu roi par Louis XIV à
la mort de son père.
Il ne parvint cependant pas à régner, ce qui déchaîna la colère de ses
partisans. Connus sous le nom de Jacobites, soutenus par la France et
l’Espagne, ceux-ci étaient essentiellement implantés en Irlande et dans les
Highlands d’Écosse, où se déroulèrent plusieurs révoltes.
L’avènement au trône de George Ier de Hanovre donna lieu à un nouveau
soulèvement. Comme toutes les autres, cette tentative de restauration
échoua, et James Edward Stuart se réfugia à Rome.
Considérant comme des usurpateurs tous les rois et les reines qui se
succédèrent au trône, les Jacobites continuèrent à les combattre très
activement.
Ce fut ainsi que, après la découverte d’un complot visant à enlever la
famille royale, Andrew Brody fut arrêté avec les autres opposants à la
monarchie en place, et pendu à Carlisle, une ville anglaise située à une
quinzaine de kilomètres au sud de l’Écosse.
Son corps fut ramené chez lui à Glasgow dans une simple caisse en
bois.
Afin d’éviter à son épouse et à sa jeune enfant la vision horrible de son
visage déformé par la rigidité cadavérique, le couvercle resta cloué.
Mary, sa femme, devint folle de chagrin.
Inconsolable, elle pleura jour et nuit, refusa de s’alimenter, et tomba
gravement malade.
Deux semaines après, leur fille de sept ans, Henrietta, pensant que sa
mère était peut-être sortie faire un tour dans le jardin, partit à sa recherche.
Ne la trouvant pas, elle décida de regagner la maison. Mais, pour une
raison qu’elle ne comprit pas totalement elle-même, la fillette s’arrêta et
regarda du côté de la rivière, dont la surface bleutée scintillait au soleil, de
l’autre côté de la barrière clôturant le jardin.
Située non loin de l’université de Glasgow, fondée en 1451 sous
Jacques II d’Écosse, leur maison était bâtie à proximité de la rivière Kelvin,
un affluent du fleuve Clyde, et il n’y avait que quelques pas à faire pour
atteindre sa rive.
Après un moment d’indécision, Henrietta commença à marcher dans
cette direction.
Peut-être était-ce pour satisfaire une sensation de nostalgie, pour se
rappeler des temps plus heureux, quand la rivière était un endroit magique,
où elle allait se promener l’été en famille, attentive au clapotis de l’eau, au
pépiement des oiseaux, à la brise tiède qui, en soufflant, déplaçait des
odeurs de fleurs et d’herbe fraîchement fauchée.
Ou peut-être était-ce quelque chose de plus sombre, comme un funeste
pressentiment, qui l’incitait à aller y voir de plus près.
Quoi qu’il en soit, elle s’avança jusqu’à la berge. Et ce fut alors qu’elle
vit le corps d’une femme flotter sur le ventre, ses cheveux formant un halo
ondoyant à la surface de l’eau.
Il s’agissait de sa mère.
L’estomac d’Henrietta se révulsa, et elle hurla « maman », avant de
s’approcher, espérant qu’il ne soit pas trop tard, mais sachant que c’était le
cas.
Pivotant sur les talons, elle courut vers le jardin, où elle savait qu’elle
trouverait le jardinier en train de ratisser les feuilles mortes.
— Aidez-moi ! cria-t-elle. Ma mère… Elle est dans la rivière. Je ne sais
pas quoi faire. Aidez-moi ! Je vous en supplie, aidez-moi !
Le jardinier, un homme dans la force de l’âge et à la silhouette de géant,
jeta son râteau et courut vers la rivière, suivi de près par la fillette.
En voyant le corps, il évalua rapidement la situation.
Sans perdre un instant, il entra dans l’eau, il tira sa maîtresse jusqu’à la
terre ferme et la retourna sur le dos. Puis il observa la silhouette inerte, le
visage si blanc mais toujours magnifique dans la mort.
Pauvre femme, songea-t-il. Il fallait qu’elle ait atteint le fond du
désespoir pour commettre un tel acte.
Se sentant totalement démuni, il regarda la fillette. Elle se tenait comme
une petite statue de glace, les yeux écarquillés et emplis d’horreur, et il
pouvait ressentir la détresse qui lui broyait l’âme.
Ce second décès, si tôt après celui de son père, en fut trop pour l’enfant.
Elle commença à paniquer.
Elle ne voulait plus vivre là.
Elle ne voulait plus avoir peur en permanence de la mort.
Le frère de son père, oncle Matthew, vint et la prit dans ses bras.
Il secouait la tête, en proie au désespoir, les yeux brillants de larmes. Il
essaya de lui fournir des explications. Tout ceci s’était produit parce que
son père était un Jacobite.
Henrietta ne savait pas ce que cela signifiait, et oncle Matthew essaya
de le lui expliquer. Elle ne comprit pas tout, si ce n’est que les Jacobites
avaient causé la mort de son père et de sa mère.
1745
Suivi de son épouse, Claudia, Jeremy Lucas pénétra d’un pas décidé
dans le hall et se dirigea vers le salon, où Henrietta feuilletait sa
correspondance, principalement des lettres de condoléances lui ayant été
adressées par les amis de ses tuteurs.
À l’instant où il entra dans la pièce, l’atmosphère s’alourdit. Grand,
mince et vêtu à la dernière mode, il se déplaçait avec cette arrogance que
confèrent le pouvoir et l’argent, comme si le monde lui appartenait.
C’était un personnage populaire et très recherché en ville, et il pouvait
être charmant quand la situation le demandait. Mais Henrietta savait
combien en réalité il était froid et calculateur.
Par ailleurs, il avait la fâcheuse tendance de se présenter à la maison
sans prévenir, la dernière fois remontant au lendemain de l’accident.
Toutefois, il n’avait pas jugé utile de venir aux funérailles, qui s’étaient
déroulées à peine vingt-quatre heures auparavant.
Henrietta se leva, lissant du plat de la main sa jupe noire tandis qu’elle
se tournait vers lui.
Jeremy, elle le savait, éprouvait un vif ressentiment à son égard, et
n’avait jamais fait le moindre effort pour le dissimuler.
— Jeremy ! Je ne vous attendais pas. Néanmoins, vous êtes le bienvenu.
La courtoisie d’Henrietta était sans doute quelque peu forcée mais, de
toute évidence, Jeremy n’en avait cure. Campé tel un coq de combat sur le
tapis oriental, les yeux brillants d’avidité, il passait en revue tous les objets
précieux qu’il convoitait depuis des années.
— Cela me semble tout à fait normal, rétorqua-t-il avec arrogance,
puisqu’il s’agit de ma maison.
Le visage crispé, tandis qu’elle s’efforçait de retenir une repartie
sarcastique, Henrietta s’arma de courage en songeant à ce qui l’attendait.
Pour avoir déjà eu affaire à cet homme par le passé, elle savait que ce ne
serait pas plaisant.
Elle lança un regard à Rose, qui s’était postée dans l’embrasure de la
porte, et affichait une expression pensive.
— Tout va bien, miss Brody ? demanda la domestique, non sans jeter
des coups d’œil nerveux aux visiteurs.
— Oui, merci Rose.
La jeune femme recula, mais resta en vue. Sa loyauté envers sa
maîtresse demeurait aussi forte qu’au jour où elle était venue vivre chez le
baron Lucas, et elle avait depuis fort longtemps prouvé que l’on pouvait lui
accorder toute confiance en des temps troublés.
— Apportez-nous des rafraîchissements, voulez-vous, Rose ?
La domestique esquissa une révérence et s’en alla prestement.
Le salon offrait suffisamment d’intimité pour une conversation privée,
cependant les domestiques étaient raisonnablement proches pour
qu’Henrietta ne se sente pas menacée.
Le simple fait de penser une chose pareille, c’est-à-dire qu’elle puisse
courir un danger dans sa propre maison, montrait à quel point elle se méfiait
de Jeremy.
— Ces domestiques sont terriblement irrespectueux ! C’est
inadmissible, l’informa Jeremy.
Il s’assit lourdement dans un fauteuil et étendit ses longues jambes
devant lui, une lueur malfaisante éclairant son regard bleu pâle tandis qu’il
observait Henrietta avec insolence.
— Mais peu importe. Je ne suis pas venu discuter de quelque chose qui
peut aisément se remplacer.
Henrietta se crispa, tous ses sens en alerte.
— Se remplacer ? De quoi parlez-vous ?
— Des domestiques, on en trouve treize à la douzaine. Étant donné que
je vais m’installer ici, ils ont intérêt à savoir rester à leur place s’ils veulent
que je les garde.
— Vous avez parfaitement raison, Jeremy, pérora Claudia, de sa voix de
fausset. Vous devez leur montrer dès le début comment vous entendez faire
fonctionner la maisonnée, et leur faire comprendre que vous ne tolérerez
aucun manquement.
Henrietta reporta son attention sur l’épouse de Jeremy, en prenant sur
elle de ne rien laisser transparaître de son mépris.
Au cours de ses précédentes visites, Claudia n’avait pas caché combien
elle était affligée par les flamboyants cheveux roux d’Henrietta.
N’éprouvant aucune vergogne à qualifier tous les Écossais d’arriérés, elle se
permettait également de traiter Henrietta de païenne, un terme que
beaucoup d’Anglais de confession protestante employaient à l’encontre des
catholiques romains. Pas une fois son mari ne l’avait reprise, mais il
partageait sans doute cette opinion, et se délectait probablement de
l’humiliation d’Henrietta.
Fidèle à elle-même, Claudia était vêtue avec ostentation, et faisait
largement étalage de ses généreux atouts. Poudrée à l’excès, elle arborait
plus de fard que ne le recommandait le bon goût. Ses cheveux bruns étaient
rassemblés en un volumineux chignon bouclé, et sa joue s’ornait d’une
mouche de velours noir.
Le nez levé de façon dédaigneuse, son regard noisette empli d’hostilité,
Claudia grimaça un sourire, avant d’ôter ses gants et de les déposer
négligemment sur une console.
Puis elle se mit à déambuler à travers la pièce, ses jupons bruissant dans
son sillage, et laissa glisser ses doigts parfaitement manucurés sur les
surfaces cirées, s’attardant ici sur une figurine, là sur un livre…
— Si vous êtes venu me parler du testament, dit Henrietta, en essayant
de masquer l’aversion que lui inspirait Jeremy, le notaire vient demain.
— J’en connais le contenu, Henrietta. J’ai déjà appelé Braithwaite.
Comme vous le savez, il est le notaire de notre famille depuis plus de dix
ans.
— Il a été absent ces deux dernières années. Je crois qu’il se trouvait en
Amérique.
— Je ne l’ignore pas, répliqua Jeremy, visiblement agacé par
l’interruption. Mais il est rentré récemment, et il a recueilli les dernières
volontés de mon oncle…
— Qu’il vous aurait, dites-vous déjà communiquées. À l’évidence, il
doit y avoir une erreur, et votre oncle ne vous a pas informé…
— Calmez-vous ! ordonna Jeremy d’un ton sec.
Il se leva et la toisa sévèrement, sa longue et molle silhouette frémissant
tel un serpent prêt à frapper.
— Ce que vous avez à dire ne m’intéresse pas. Mon oncle a conservé
une copie du testament dans son bureau, et je la trouverai quand je passerai
en revue ses papiers, ce que j’ai l’intention de faire ce soir même.
Levant l’index d’un geste menaçant, il s’avança d’un pas vers Henrietta.
— Comprenez bien que tout me revient : la maison, l’argent… Tout. Et
j’ai l’intention d’en prendre possession immédiatement.
L’inquiétude commença à gagner Henrietta.
Pas une fois elle n’avait abordé ce sujet avec ses bienfaiteurs. En réalité,
elle n’avait jamais eu aucune raison de le faire, n’étant pas de nature vénale,
et leur faisant entière confiance.
Mais peut-être n’y avait-il pas lieu de se mettre martel en tête. Elle
savait que ses tuteurs se souciaient d’elle, et qu’ils auraient fait en sorte
qu’elle ne se retrouve pas dans le dénuement après leur décès.
« Oui, bien sûr », se dit-elle, passablement rassérénée. Il était
impossible qu’ils aient négligé la question, même si elle-même n’y avait
jamais songé.
Ses espoirs retombèrent lorsque Jeremy reprit la parole, avec un petit
sourire satisfait.
— Vous n’êtes pas mentionnée. Comment pouvez-vous croire que ma
tante et mon oncle vous aient laissé quelque chose ? Vous ne faisiez pas
partie de la famille. Vous n’étiez rien pour eux.
— Jeremy a raison, approuva Claudia de sa voix désagréablement
aiguë.
Interceptant le regard dédaigneux d’Henrietta, elle s’enflamma.
— Et ne me regardez pas comme ça ! Jeremy va effacer cette mimique
condescendante en vous envoyant empaqueter vos effets.
Du regard, elle chercha l’approbation de son mari, qui haussa
mollement les épaules.
— N’est-ce pas, mon cher ? insista-t-elle.
— Mais oui, ma douce.
Claudia n’en avait pas encore terminé de cracher son venin. Le regard
mauvais, elle se mit à éructer :
— Vous vous croyez meilleure que moi, n’est-ce pas, espèce de sorcière
écossaise ? Eh bien, vous vous trompez, ma pauvre fille. Vous n’êtes même
pas digne de nettoyer mes chaussures !
Bien qu’offensée par les paroles de Claudia, Henrietta s’intima l’ordre
de rester calme.
Certes, elle était blessée, vulnérable, à la merci de ces deux monstres,
mais ce serait faire trop d’honneur à cette femme que d’alimenter un
sentiment de supériorité que sa basse extraction ne justifiait en rien.
— Permettez-moi de ne pas partager votre opinion, dit-elle avec un petit
sourire.
Doublement éprouvée par l’épreuve qu’elle vivait, après la perte de ses
tuteurs, et par la cruauté de Jeremy, Henrietta pouvait au moins
s’enorgueillir d’avoir conservé son sens de la repartie.
— Et, reprit-elle, contrairement à ce que vous sous-entendez, je
n’espérais certainement rien qui ait de la valeur. Après avoir perdu mes
parents, et m’être retrouvée seule au monde, j’ai été extrêmement
reconnaissante à vos proches de m’accueillir dans leur maison.
Sa voix se brisa discrètement sur la fin de la phrase.
— J’étais très dévouée à votre tante et à votre oncle, et je sais qu’ils se
sont attachés à moi au fil des années.
— Il est certain que vous avez su y faire, avec vos manigances,
commenta Claudia, avec un ricanement mauvais.
Henrietta fit mine de ne pas avoir entendu et poursuivit, s’adressant
toujours à Jeremy :
— Votre oncle était particulièrement méthodique dans ses affaires, et je
ne puis croire qu’il n’ait pas pris de dispositions pour moi, ne serait-ce que
pour me permettre de libérer la maison avant que vous en preniez
possession.
Jeremy eut un sourire narquois.
— Eh bien, ce n’est pas le cas, répliqua-t-il.
À l’évidence, il se délectait de la remettre à sa place, mais Henrietta
parvint à garder son calme.
— Je suppose qu’ils en avaient assez de vous voir rêver du jour où vous
prendriez possession de la maison, et qu’ils avaient l’espoir de vous marier
avant leur décès, afin que vous ne puissiez spolier leur héritier légal, ajouta-
t-il.
Henrietta ne s’en laissa pas compter, et le toisa fièrement.
— Vous parlez de vous, j’imagine.
Le regard de Jeremy se posa sur elle.
— Pour qui vous prenez-vous ? demanda-t-il, avec une petite moue
dégoûtée. Une lady ?
— Si vous connaissiez vraiment votre tante et votre oncle, vous ne me
parleriez pas sur ce ton, et vous ne m’accuseriez pas de méfaits inexistants.
Le baron et la baronne Lucas étaient bons et attentionnés, et n’auraient pas
permis que je sois mise dehors aussi aisément.
— C’est pourtant le cas. Je possède cette maison, à présent. Je suis le
maître ici et, dès qu’il aura été fait lecture du testament, je veux que vous
partiez.
Henrietta avait à présent la certitude que Jeremy ignorait que son oncle
avait modifié ses dispositions testamentaires, mais également changé de
notaire.
Insatisfait de la façon dont Me Braithwaite conduisait ses affaires,
l’homme n’étant guère connu pour sa discrétion, le baron Lucas avait en
effet porté son choix sur Me Goodwin, un notaire de la ville, dont la probité,
le bon sens et l’empathie avaient fait leurs preuves.
Henrietta ne pouvait manquer de s’étonner que Me Braithwaite, qui était
un ami proche de Jeremy, ne l’en ait pas informé. Sans doute y était-il tenu
sur le plan légal ? À moins qu’il n’ait quelque chose à y gagner ?
Elle faillit le dire elle-même à Jeremy, mais quand elle vit la façon dont
il la toisait à nouveau, lui faisant silencieusement comprendre qu’il la
mettrait dehors sur-le-champ si elle s’avisait de le contrarier davantage, elle
resta muette.
Jeremy, devinant probablement sa peur, et ressentant sans doute alors un
regain de pouvoir, eut un ricanement cruel qui glaça le sang d’Henrietta.
— Vous, jeune demoiselle, reprit-il, en lui agitant l’index sous le nez,
cela fait bien trop longtemps que vous vivez aux crochets de cette famille,
en profitant de la naïveté de ma tante et de mon oncle pour mener grand
train.
Impressionnée malgré elle, Henrietta fit un effort surhumain pour ne
rien laisser paraître, tandis que Jeremy poursuivait :
— Vous croyez sans doute que cela vous est dû, mais vous n’êtes pas à
la hauteur de vos ambitions. Quoi qu’il en soit, c’en est assez ! Veuillez
faire vos bagages et vous tenir prête à partir dès que Braithwaite nous aura
donné lecture du testament.
— Bien dit, Jeremy ! Vous l’avez remise à sa place, dit Claudia d’un ton
mauvais.
Caressant du bout des doigts un épais rideau de damas, elle observa
d’abord le chandelier de cristal, puis le tapis turc sous ses pieds, avant de
poursuivre :
— Ce n’est qu’une moins-que-rien, une mendiante. Elle n’est pas de
notre monde. Il était temps que quelqu’un la remette à sa place.
C’était pour Henrietta le comble de l’ironie. Claudia n’était-elle pas
elle-même une théâtreuse que Jeremy avait ramassée à Drury Lane ?
Elle se serait volontiers esclaffée si la situation n’avait pas été aussi
sérieuse.
Jeremy laissa son regard s’attarder sur Henrietta, notant ses magnifiques
cheveux cuivrés, sa longue et nerveuse silhouette, sa taille fine, et les
rondeurs que ne parvenait pas à dissimuler sa tenue de deuil.
Certes, il avait l’intention d’exercer sa vengeance sur la protégée de son
oncle, et le fier port de tête de l’orpheline, doublé d’un regard de défi, ne
faisait que l’y encourager.
Cependant, il devait bien admettre que Claudia souffrait mal la
comparaison avec cette farouche et fraîche beauté. Pour tout dire, il y avait
longtemps que Claudia n’affolait plus ses sens. Et sa vulgarité, amusante
lorsqu’elle était une jeune artiste de théâtre, gouailleuse et insolente,
commençait à l’agacer prodigieusement. Elle était même du plus mauvais
effet dans les cercles huppés qu’il fréquentait.
Alors que cette ardente Écossaise… Oui, décidément, il se verrait bien
lui conter fleurette…
— Vous ne pouvez pas faire ça, dit Henrietta. Je vous supplie de
reconsidérer votre décision.
Il afficha une petite moue pensive.
— Je suppose que je pourrais me laisser fléchir… Mais c’est donnant,
donnant.
— Ne commencez pas à marchander avec elle, protesta Claudia. Elle
s’en va, et voilà tout !
Indifférent à l’interruption de sa femme, Jeremy contemplait avec
fascination le décolleté d’Henrietta.
— Je suppose que nous pourrions trouver un terrain d’entente,
poursuivit-il d’un ton lourd de sous-entendus.
Simon fut tenté de dire au jeune garçon qu’il exagérait, mais admit qu’il
serait plus avisé d’en savoir davantage sur le sujet avant de trancher de
façon péremptoire.
Devant l’expression inquiète de l’enfant, il se radoucit. Le pauvre petit
ne devait pas avoir plus de quinze ans, et n’avait sans doute pas reçu
beaucoup d’affection. Il lui faisait penser à un petit animal sauvage guettant
l’approche d’un féroce prédateur.
Contre toute attente, sa curiosité à l’égard de l’infortuné garçon
commençait à prendre de l’ampleur.
— As-tu un nom ?
Le garçon grimaça d’un air embarrassé, et regarda autour de lui.
— Tu as bien un nom, n’est-ce pas ? insista Simon, d’un ton
sarcastique.
Le garçon hocha la tête à contrecœur.
— Henry, dit-il. Je m’appelle Henry.
Voilà !
C’était son premier mensonge, et elle ne s’en sortait pas si mal.
Fixant le visage de l’homme, Henrietta l’étudia autant qu’il lui était
possible sous le clair de lune.
Elle l’avait entendu dire qu’il se rendait en Écosse…
L’espoir la submergea.
Il était en mission, une mission dangereuse à en croire ce qu’elle avait
entendu, et ne devait pas être trop regardant en matière de formalités. Pour
elle, cela signifiait la sécurité, tout en représentant une chance inespérée.
S’il acceptait de l’emmener, elle était prête à lui rendre tous les services
qu’il pourrait demander, dans une mesure raisonnable, cela allait sans dire.
Sa décision prise, et bien que craignant un rejet, Henrietta s’exhorta à
poursuivre. Sa marge de manœuvre était étroite, et elle n’avait d’autre choix
que d’avancer. Cette première étape franchie, il n’était plus question de
faire machine arrière, et elle devait trouver le courage de prononcer les mots
qu’elle avait répétés dans sa tête.
— Puisque vous allez en Écosse, voulez-vous m’emmener ?
Elle n’avait rien à perdre à faire cette demande, étant donné l’aspect
désespéré de sa situation. Cependant, sa propre audace la stupéfiait.
Serrant les bras autour d’elle, comme si elle puisait dans ce geste un
réconfort, elle s’arma de courage en attendant le refus qui n’allait
probablement pas tarder à lui être opposé.
Simon la fixa longuement et laissa échapper un soupir.
— Non.
Il secoua la tête.
— Absolument pas.
— Mais pourquoi ?
— Parce que c’est une mauvaise idée.
— Pas du tout !
— Si ! Je suis peut-être disposé à te laisser filer, mais je n’ai pas
l’intention de jouer les nourrices pour un garnement au mauvais caractère.
Ne s’en laissant pas compter, Henrietta fit un pas vers lui, le menton
fièrement levé.
— J’ai passé l’âge d’avoir besoin d’une nourrice. Je peux prendre soin
de moi. Vous allez en Écosse, de toute façon, je vous ai entendu le dire. Au
moins, si vous m’emmenez, vous serez sûr que votre secret est en sécurité.
Il plissa les yeux.
— Ça ressemble à du chantage.
Elle esquissa un sourire.
— Ce n’est pas le cas, pourtant. Mais je comprends que vous puissiez le
penser.
Son sourire se ternit.
— Je sais que vous pourriez tous être pendus pour les propos que vous
avez tenus, mais je me moque de qui vous êtes et de ce que vous projetez de
faire. Tout ce que je sais, c’est que j’ai plus de chances d’arriver sain et sauf
en Écosse si je ne voyage pas seul.
Le soleil n’était pas encore levé quand Henrietta fut brutalement tirée
du sommeil par des coups violents frappés à sa porte.
Les yeux à demi fermés, elle enfila ses vêtements et ses bottes, et alla
ouvrir.
— Il est tard ! déclara Simon, sur un ton de reproche. Dépêche-toi de
venir déjeuner, pour que nous puissions prendre la route.
Henrietta le suivit sans rien dire, chaque pas lui provoquant des
douleurs dans tout le corps, conséquence de la chevauchée de la veille.
Le déjeuner avalé à la hâte, ils reprirent leur périple.
Le ciel était couvert, mais il ne pleuvait pas, et vers midi le soleil se mit
à taper fort sur leurs têtes.
Henrietta sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya le visage et la
nuque.
Elle changea de position sur la selle pour essayer de soulager son
inconfort.
La journée était exactement identique à la précédente, et à celle d’avant.
À part les arrêts occasionnels pour manger et étancher leur soif, Simon ne
lui laissait aucun répit. Elle ne s’en plaignait pas, cependant, car elle était
déterminée à lui prouver qu’elle pouvait suivre la cadence.
Bien qu’elle puisât de l’assurance dans le fait qu’il n’avait toujours pas
deviné son secret, elle se demanda s’il était incapable de voir au-delà de la
saleté sur son visage et de ses vêtements mal taillés, puisque c’était sur cela
qu’il ne cessait de la critiquer.
Bien sûr, il ne pouvait pas savoir, quand il la menaçait de la plonger
dans la rivière pour la nettoyer, l’effort que cela lui demandait de salir
chaque jour son visage et ses cheveux.
Aussi mal à l’aise qu’elle fût dans son déguisement de garçon, elle était
incapable de s’en débarrasser.
Plus ils progressaient vers le nord, plus les routes devenaient calmes.
On était au beau milieu de l’après-midi, et ils s’arrêtèrent près d’une
rivière, pour manger le pain et le fromage qu’ils avaient achetés dans le
dernier village qu’ils avaient traversé, une pittoresque bourgade jalonnée de
charmants cottages aux abords fleuris.
Profitant de cette pause inespérée, Henrietta s’offrit le luxe d’ôter ses
bottes et de tremper ses pieds dans l’eau fraîche.
Avec un soupir de satisfaction, elle ferma les yeux et offrit son visage au
soleil, attentive au clapotis de l’eau, aux stridulations des insectes dans les
hautes herbes, à la caresse légère de la brise tiède et parfumée.
Le visage crispé par une expression sévère, Simon ignora les mains qui
frappaient les siennes et essayaient de les repousser, et finit par ouvrir la
chemise.
À peine dissimulée par une fine et transparente camisole de batiste,
apparut la pâle rondeur d’un sein.
Son regard se figea, tandis que son esprit refusait la réalité. Puis les
fenêtres de sa compréhension s’ouvrirent tout à coup, comme sous l’effet
d’une violente bourrasque.
Horrifié, il eut un mouvement de recul.
Le garçon… son compagnon de voyage qu’il avait pris pour un
garçon… n’était finalement pas un garçon.
Comment avait-il pu se laisser abuser ainsi ?
Était-il fou ?
Était-il aveugle ?
Et cependant, il était bien excusable. « Henry » ou quel que soit son
prénom, avait gardé son chapeau baissé sur son visage presque en
permanence. Il avait caché sa silhouette sous des nippes informes et modifié
le son de sa voix.
Quant à lui, il n’avait aucune raison d’imaginer que « il » était « elle ».
Non, vraiment il n’avait pas de reproche à se faire.
En deux enjambées, il fut de nouveau auprès d’elle, conscient que son
visage se tordait de fureur et que ses yeux lançaient des éclairs.
Lorsqu’elle voulut rabattre les pans de la chemise sur sa poitrine, il lui
saisit rudement le poignet, lui arrachant un cri de douleur.
— Lâchez-moi ! protesta-t-elle en se débattant. Je vous en prie, Simon.
La rage bouillonnait en lui tel un acide corrosif, détruisant les
sentiments d’affection qu’il avait développés pour le jeune garçon, qui
s’avérait finalement être une fille… ou plutôt une jeune femme.
— Allez-vous vous calmer, fichue petite traîtresse ? siffla-t-il entre ses
dents serrées.
Comme elle n’obtempérait pas, il augmenta la pression de ses doigts sur
les os délicats de son poignet.
— Lâchez-moi, répéta-t-elle d’un ton plus suppliant que la première
fois. Vous me faites mal.
— Tenez-vous tranquille, alors.
Penché au-dessus d’elle, il avait conscience de son attitude menaçante,
mais quelque chose s’était détruit en lui, et il était incapable de contrôler ses
émotions.
Lentement, elle se calma, et Simon desserra son emprise. Mais, sous
l’effet de l’intense frustration qu’il ressentait à avoir été dupé ainsi, son
regard demeurait sévère.
Ce garçon, ou plutôt cette fille, méritait une bonne leçon.
— C’est mieux, dit-il. Mais je crois qu’il est temps de parler. À quoi
jouez-vous, que diable ? Qu’avez-vous à dire pour expliquer ce subterfuge ?
Malgré lui, Simon sentit sa colère s’apaiser, tandis que son cœur
s’ouvrait à l’écoute des paroles plaintives de la jeune fille.
Elle avait raison. S’il avait eu connaissance de la vérité, il n’aurait pas
toléré la situation, et lui aurait ordonné de rentrer chez elle.
Il la dévisagea, soudain sur ses gardes.
— Quel âge avez-vous ?
— Dix-huit ans.
Il laissa échapper un soupir de soulagement.
— Je craignais que vous ne soyez beaucoup plus jeune. Eh bien, jeune
lady, je ne sais pas qui vous êtes, mais je ne suis pas stupide au point
d’ignorer qu’une jeune femme respectable ne sort pas de chez elle sans être
dûment chaperonnée.
Il vit Henrietta détourner les yeux avec embarras.
— J’en conclus que, soit vous n’êtes pas respectable — ce dont je
doute, étant donné la délicatesse de vos manières et le raffinement de votre
langage — soit vous traversez une cruelle épreuve. J’avoue n’avoir aucune
idée de ce qui vous a fait quitter votre demeure et adopter une telle tenue.
Peut-être auriez-vous l’obligeance de m’expliquer ce que vous faisiez seule
sur la lande cette fameuse nuit ?
— Pour votre gouverne, sachez que j’ai été mise à la porte de chez moi.
Mes tuteurs sont décédés, et je n’ai nulle part où aller. Hormis chez mon
oncle paternel, qui vit près d’Inverness, ainsi que je vous l’ai dit.
Rongé par la curiosité, Simon avait envie de savoir qui l’avait forcée à
fuir sa maison et à se faire passer pour un garçon. Mais il sentait combien
elle répugnait à s’expliquer.
Il n’était pas insensible non plus à son épuisement et à sa vulnérabilité,
et la galanterie commandait qu’il la ménage.
Par ailleurs, il savait d’expérience qu’elle avait besoin d’une personne
en qui avoir confiance, pas d’un inquisiteur cherchant à lui extirper ses
secrets.
La pensée que cette naïve jeune femme aurait pu, n’eût été sa présence
providentielle, entreprendre seule ce long périple l’effarait
rétrospectivement. À l’évidence, elle n’avait aucune idée de ce à quoi elle
s’exposait quand elle avait décidé de se lancer dans cette aventure.
Ôtant sa cape humide, il la déposa sur le dossier d’une chaise, où Annie
la récupéra, en laissant entendre un petit claquement de langue
désapprobateur.
Lorsqu’il se tourna à nouveau vers Henrietta, elle s’était levée, et
tanguait sur ses pieds, l’air hébété.
Étouffant un juron entre ses dents, il se précipita vers elle et l’aida à se
recoucher, surpris de constater combien elle était fine et délicate. Ses traits
étaient tirés, et sous ses yeux des ombres mauves donnaient à ses joues une
apparence creusée.
À dire vrai, la vision passablement pitoyable qu’elle offrait eut raison de
ce qu’il lui restait de colère.
— Maintenant que vous savez que je ne suis pas un garçon, je vous
supplie de ne pas me jeter dehors. Je ne peux pas faire demi-tour.
La voix était basse, mais Simon perçut quand même la peur qui
l’altérait.
Il savait qu’elle était terrorisée. Ses mains étaient croisées sur son
estomac, comme si elle était en prière, et sa frêle silhouette tremblait.
Comment aurait-il pu lui tourner le dos ?
— N’ayez pas peur, dit-il enfin.
Elle sursauta, comme s’il l’avait frappée.
— Peur ?
Elle riait à présent, d’un petit rire contenu, mais distinctement
sarcastique.
— Vous ne savez pas ce qu’est la peur, milord.
— Erreur, mon garçon… Je veux dire, miss. Je connais la peur. Elle
m’accompagne chaque jour, et son ombre pèse sur mon épaule depuis trop
longtemps. Oui, je la connais, et je sais que vous l’éprouvez.
Il marqua une courte pause.
— Je n’en connais pas la cause mais sachez que vous n’avez aucune
raison d’avoir peur de moi.
Elle soutint son regard, et Simon crut lire un apaisement dans ses yeux
verts.
— Merci. Mais, je vous en prie, Simon, j’ai besoin de sommeil.
— Vous vous sentirez mieux après un bain et un bon repas.
Il se tourna vers la gouvernante.
— Veuillez vous en occuper, s’il vous plaît, Annie.
Prenant le menton d’Henrietta entre ses doigts, il se pencha pour
observer de plus près la blessure qu’elle avait à la tempe.
— Il n’y a pas à s’inquiéter. Ce n’est qu’une égratignure, et ce sera
bientôt guéri. Mais vous allez avoir un bleu pendant quelques jours.
Il se redressa, avant d’ajouter :
— Je vais me changer, et je reviens. En attendant, ne bougez pas. C’est
compris ?
Elle plissa le front, comme s’il lui demandait un effort surhumain, puis
elle finit par hocher la tête et remonta le plaid sur ses frêles épaules.
Un peu plus tôt, ayant réussi à ôter ses vêtements avec l’aide d’Annie,
et à grimper dans le baquet sans tomber, Henrietta s’était plongée dans l’eau
avec un profond soupir, et s’était offert le luxe de se détendre quelques
minutes dans l’eau chaude.
Puis elle s’était longuement savonné le corps et les cheveux, avec le
sentiment d’évacuer tous les désagréments de son voyage et de se purifier.
Enfin, elle avait reposé sa tête contre la partie haute du baquet, celui-ci
étant juste assez long pour qu’elle étende ses jambes, et avait contemplé
d’un air absent les flammes qui dansaient dans l’âtre, jusqu’à ce que ses
paupières se ferment et qu’elle s’endorme.
N’ayant d’autre idée en tête que de l’aider, Simon était quelque peu
agacé par l’entêtement que mettait Henrietta à lui rappeler ce qui était
approprié et ce qui ne l’était pas.
— Vous avez besoin d’un endroit où séjourner et que l’on prenne soin
de vous, lui rappela-t-il, d’un ton passablement sentencieux. Je n’ai pas
l’intention d’abuser de vous, ainsi que vous semblez le penser. Croyez-moi,
Henrietta, si j’avais l’intention d’offenser votre vertu, je ne commencerais
pas par vos parties douloureuses.
Il posa les yeux sur sa poitrine, comme pour préciser l’endroit par où il
commencerait, puis, presque aussitôt, les releva pour croiser le regard
interloqué d’Henrietta.
— Je vous assure, Simon, que ma vertu n’était pas ce que j’avais en
tête, protesta-t-elle. Et je n’ai pas besoin de massage.
— Si vous changez d’avis, je serai ravi de vous rendre service — sans
compromettre votre vertu.
— Non, merci. Et maintenant, allez-vous-en. Je suis sûre que vous en
avez assez vu pour satisfaire votre curiosité.
Les mains sur les hanches, il s’avança lentement vers elle, torturé par
l’envie d’en voir davantage.
— Il se trouve que vous êtes tout à fait charmante à contempler, et que
mes yeux ne s’en lassent pas.
Simon continuait à la détailler sans vergogne mais, comprenant les
mérites de la retenue, il n’avança pas davantage.
Avant cet instant, il n’avait pas compris toute l’étendue de sa beauté, à
la fois sauvage et délicate. Les courts cheveux cuivrés encadraient un
visage à la peau laiteuse, les lèvres étaient pleines et sensuelles, les traits
aussi exquis que s’ils avaient été sculptés dans le marbre le plus fin. Mais,
ce qui frappait le plus chez elle, c’était son innocence. Bien que son
étincelant regard vert, frangé de cils épais, ne manquât ni de franchise ni
d’insolence, la fraîcheur de son esprit était la première impression qui s’en
dégageait.
Elle était le genre de femme devant laquelle un homme ressentait le
besoin de se mettre à genoux… ou de fuir comme un beau diable.
Henrietta battit des paupières et ouvrit lentement les yeux, éblouie par le
soleil qui inondait la chambre de lumière.
Les lourdes tentures de velours bleu avaient été tirées pour permettre à
la lumière de pénétrer son univers. Un feu nourri pétillait dans l’âtre,
apportant chaleur et bien-être.
Henrietta se redressa et tapota les oreillers pour s’installer plus
confortablement.
Un bruit de vaisselle se fit entendre de l’autre côté de la porte, et elle
remonta prestement le drap sous son menton.
Annie entra avec un plateau. Un large sourire illumina son visage quand
elle vit que l’occupante du lit était assise.
— Oh ! je vois que vous êtes réveillée.
L’amitié dans sa voix était aussi notable que la chaleur dans son regard
et son sourire.
— Sa Seigneurie a pensé que vous seriez fatiguée après le voyage et
votre calvaire sous l’orage, hier. Par conséquent, il a demandé que nous
vous laissions dormir.
— Sa Seigneurie étant Lord Tremain ?
— C’est cela même, miss.
Annie déposa le plateau sur la table et ôta la cloche qui maintenait le
repas au chaud, révélant un pichet de thé, une assiette d’œufs au bacon, du
pain frais, et du beurre jaune et crémeux.
— Vous m’avez tout l’air d’une jeune lady qui a grand besoin d’un
solide petit déjeuner, déclara la gouvernante d’un ton encourageant. Vous
n’avez rien mangé depuis que vous êtes arrivée. Allez-y, piochez dedans et
profitez-en.
— Avec plaisir, Annie. Ça semble délicieux, et je dois avouer que je
suis affamée.
— Eh bien, mangez donc. Je vais vous faire apporter de l’eau chaude
pour votre toilette, et j’ai déjà déposé les effets que le maître a choisis pour
vous.
— Mais… Que sont devenus les vêtements que je portais à mon
arrivée ?
— Ils sont à la lingerie, miss.
— Je vois, murmura prudemment Henrietta, tout en jetant un regard
incertain à la tenue féminine déposée sur une chaise. Je… Je préférerais
porter mes propres affaires, si cela ne vous dérange pas, Annie.
La gouvernante eut une moue embarrassée.
— Oh ! non, miss. Le maître a particulièrement insisté pour que vous
vous habilliez comme une lady. Quand vous aurez terminé de déjeuner et de
faire votre toilette, je viendrai vous aider.
— Merci, dit Henrietta. Je porterai donc cette tenue en attendant que
mes propres vêtements soient secs.
— C’est bien, décréta Annie, avant de se retirer, toujours en souriant.
Rien à cet instant n’était plus évident pour Henrietta que ces yeux qui
enregistraient immédiatement chaque détail de son apparence.
— Merci pour les vêtements, dit-elle. À qui sont-ils ?
— À ma mère. Mais ne vous inquiétez pas. Je sais qu’elle serait
heureuse que vous les portiez.
Il déplaça deux chaises près de l’âtre.
— Venez vous asseoir. Il faut que nous parlions.
Elle lui obéit en silence et s’assit maladroitement sur le bord du siège.
Il haussa un sourcil, en une mimique interrogative.
— Comment allez-vous ce matin ? Mieux, j’espère.
Il s’assit en face d’elle et croisa nonchalamment les jambes.
— Oui, beaucoup mieux.
Tandis qu’il hochait la tête, Henrietta se demanda pourquoi il adoptait
cette attitude froide et détachée avec elle.
Était-il possible qu’il ait honte de la façon dont il s’était conduit avec
elle la veille ?
Ou bien fallait-il penser que le désir qu’il ressentait à son égard était si
grand qu’il redoutait de se tenir trop près d’elle ?
En dépit des complications que cela engendrerait, elle se prit à espérer
qu’il s’agissait de la seconde hypothèse. Mais la façon dont il la fixait ne lui
laissait guère d’espoir.
Elle chercha son regard.
— Vous voulez me parler, Simon ? Je crois que je sais de quoi il s’agit.
Je soupçonne que vous regrettez de vous être encombré de moi, et que vous
avez envie que je débarrasse la place.
Henrietta espérait que ces paroles provoqueraient une réaction mais,
hormis un durcissement de son regard, et le tressautement d’un muscle dans
sa mâchoire, Simon n’en eut aucune.
— Ce qui est fait est fait, et je dois décider de l’action la plus sensée à
suivre. Une chose est certaine : vous ne pouvez pas continuer le voyage
seule, et je ne peux pas vous emmener.
— Que proposez-vous ?
— Bien que je ne sache rien de vous, répondit Simon, j’ai conscience de
la responsabilité qui m’incombe. C’est pourquoi je pense qu’il serait
préférable que vous demeuriez quelque temps à Barradine.
La détermination qui vibrait dans sa voix indiquait que sa décision était
déjà prise, mais Henrietta ne l’entendait pas ainsi.
Elle le dévisagea longuement avant de déclarer :
— Je n’en ferai rien. Vous m’avez certes offert votre protection pendant
le voyage, et je vous en suis reconnaissante, mais cela ne vous donne pas le
droit de prendre des décisions à ma place.
— Telle n’est pas mon intention, protesta Simon.
— Peu importe ! Je ne souhaite pas dépendre de vous ni d’aucun
homme. Je suis parfaitement capable de me débrouiller seule.
— Seigneur, Henrietta, je ne vous propose pas de devenir ma maîtresse.
Je me sentais simplement obligé…
Elle l’interrompit froidement.
— Ne le soyez pas. Vous ne me devez rien, et je n’accepterai rien de
vous. Vous n’avez pas à vous sentir responsable de moi. J’ai entrepris ce
voyage en sachant à quoi je m’exposais. La suite m’appartient.
Avec la cordiale politesse d’un invité sur le départ, elle ajouta :
— Je vous remercie pour votre protection depuis notre rencontre, et
pour votre hospitalité. J’ai apprécié votre compagnie, cependant, je dois
continuer ma route vers le nord.
Il y eut soudain dans le regard de Simon une douceur inattendue.
Surprise par ce changement d’expression, Henrietta ouvrit la bouche
pour dire quelque chose, mais il la prit de cours.
— Vous ne pouvez partir seule, Henrietta. Réfléchissez aux risques que
vous courez. Les soldats du gouvernement sont déployés un peu partout.
Vous n’arriverez jamais à destination.
Détachant les yeux du visage de Simon, Henrietta se tourna vers la
cheminée et observa les flammes qui dansaient dans l’âtre.
Son cœur et son esprit lui semblaient vides, et elle était glacée
jusqu’aux os.
À cet instant, alors qu’elle était désespérée à l’idée de le quitter, elle
devait s’interroger sur la raison de cette réaction, et découvrir ce qu’il y
avait vraiment au fond de son cœur.
— Si, il le faut, répliqua-t-elle.
— Vous avez été prise à partie par des ruffians dès votre premier arrêt,
espèce de petite sotte. N’avez-vous pas réalisé ce qu’ils avaient en tête ? À
leurs yeux, vous étiez un garçon possédant un cheval de qualité. Ils auraient
pu vous égorger pour voler votre monture. Et je ne parle même pas de ce
qu’ils auraient pu faire s’ils avaient découvert votre véritable sexe.
Il eut un soupir d’agacement.
— Ne croyez-vous pas que j’ai déjà assez de soucis sans avoir à perdre
mon temps à protéger une jeune femme ?
Henrietta se crispa sous l’outrage.
— Je ne vous ai jamais retardé, et je n’ai pas l’intention de changer
d’attitude à présent que vous avez découvert que je suis une femme. Mais,
si ma féminité vous dérange, acceptez dans ce cas que nous fassions route à
part.
— Bon sang ! Henrietta ! s’exclama-t-il avec rudesse.
Se levant d’un bond, il se passa les doigts dans les cheveux et soupira
de frustration.
— Vous êtes encore plus têtue en femme qu’en jeune garçon.
— C’est dû à mes origines écossaises, répondit-elle, non sans une
certaine fierté. Ce tempérament de fer finit toujours par prendre le dessus
malgré mes efforts pour le tempérer.
Il la toisa.
— Je le crois bien volontiers.
Laissant passer un instant de silence, il se radoucit.
— Mais je ressens intensément le poids de votre détresse actuelle,
reprit-il. Et j’admets que j’en suis responsable en grande partie. Je vous ai
conduite jusqu’ici avec les meilleures intentions du monde, et parce que je
pensais que vous aviez grand besoin de mon attention et de ma protection.
— Et je vous en suis reconnaissante. Mais, encore une fois, rien ne vous
oblige à me prendre en charge.
Simon balaya cette remarque d’un mouvement de main.
— Il n’est pas question que je vous abandonne maintenant. Si la bataille
que nous évoquions devient réalité, si les choses tournent mal pour nous et
que les Anglais nous recherchent, croyez-vous que je vous laisserai à leur
merci, tel l’agneau sacrificiel ?
Sa voix se radoucit, et son regard bleu se fit plus vibrant.
— Ne me connaissez-vous pas mieux que ça ?
Simon observait Henrietta, qui se tenait assise toute raide, son délicat
profil obstinément incliné pour lui dissimuler ses pensées.
Une fois encore, il s’interrogeait sur la vie qu’elle avait connue avant, et
sur les raisons qui l’avaient forcée à prendre la route.
Tournant la tête, elle croisa son regard, et il se perdit dans les
profondeurs de ses yeux verts semblables à des eaux tropicales. Il aurait pu
y plonger et ne jamais remonter à la surface.
S’exhortant à la raison, il tourna la tête et regarda ailleurs.
Et cependant, il ne pouvait s’empêcher de penser à la bravoure de cette
jeune femme. Il n’en avait jamais connu de semblable et, ce qui le choquait
le plus, c’est qu’elle semblait capable de bouleverser sa vie.
Henrietta eut la bonne grâce de paraître contrite.
— Je vous connais relativement bien, dit-elle. Mais j’ai pensé que…
peut-être… vous voudriez vous débarrasser de moi maintenant que nous
avons atteint l’Écosse.
Simon reprit place sur son siège.
On sentait flotter dans l’air une étrange exaltation. Le salon d’apparat
semblait soudain plus petit. La pièce était pourtant impressionnante, avec
son haut plafond à caissons, ses boiseries de chêne sombre, sa cheminée en
bois sculpté surmonté d’un trumeau orné des armoiries de la famille, ses
tentures de brocart précieux, et son élégant mobilier. Et pourtant, ainsi
baigné de la lumière chatoyante du feu qui pétillait dans l’âtre, le salon, où
régnait un silence feutré, semblait être devenu un monde à part qui
n’appartenait qu’à eux.
— J’ai omis de vous présenter mes condoléances pour la perte de vos
tuteurs, dit-il. Veuillez excuser ce manquement à la bonne éducation.
— Je vous en prie, dit gracieusement Henrietta. Je suis certaine qu’ils
vous seraient très obligés de m’avoir offert votre protection.
Il soupira.
— Vous ne m’avez toujours pas expliqué ce qui vous a poussée à
entreprendre ce dangereux voyage. Je sais que cela ne me regarde
aucunement, mais je sens que vous avez des ennuis, et je pense qu’il vous
serait profitable d’en parler à quelqu’un. Dites-moi pourquoi vous fuyez
ainsi, et je pourrai peut-être vous aider.
Elle lui glissa un regard hésitant.
— N’avez-vous pas assez de souci avec l’arrivée du prince Charles pour
vous encombrer encore des miens ?
— Ce n’est pas faux, mais il se trouve que mon expérience pourrait
vous être de quelque utilité.
Il marqua un temps d’hésitation.
— Voyez-vous, j’ai eu l’occasion de découvrir que la fuite était souvent
une mauvaise idée.
Henrietta le dévisagea avec surprise.
— Essayez-vous de me faire comprendre que vous vous seriez sauvé de
chez vous ?
Il hocha la tête en souriant.
— Un jour, alors que j’avais cinq ans, j’ai mis des vêtements et un peu
de nourriture dans un sac, et je suis parti pour Édimbourg. On m’avait dit
que c’était une grande ville, avec un château perché sur un rocher, et je
voulais voir cela par moi-même. Je ne suis pas allé loin avant que mon père
me rattrape. À ce moment-là, j’avais très froid et très faim, et je regrettais
ma stupidité. Alors, croyez-moi, je ne le recommanderais pas.
Henrietta lui lança un regard hésitant, et il devina, à ses mains
nerveusement serrées l’une contre l’autre, son agitation intérieure.
— Vous pouvez parler librement, dit-il. Cela ne résoudra peut-être rien,
mais vous vous sentirez mieux.
Henrietta se leva, non sans une certaine brusquerie.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
— Je ne le suis pas, mais ça ne peut pas faire de mal.
Les yeux rivés sur Henrietta, Simon ne perdait pas une miette de ses
révélations.
Quand elle avait expliqué, d’une voix brisée, que la mort de ses tuteurs
n’était pas due à un accident, comme tout le monde l’avait cru, mais que
Jeremy en était responsable, il avait senti son cœur se serrer.
Tandis qu’il assimilait peu à peu toute l’étendue de ce qu’elle avait
enduré, prenant conscience de la peur et de l’horreur rivées en elle depuis
cette nuit, mais aussi du courage qu’il lui avait fallu pour prendre la
décision d’entamer ce dangereux voyage, il n’avait qu’une envie, celle de se
précipiter vers elle et de la prendre dans ses bras.
Mais il ne pouvait rien faire d’autre que de continuer à l’écouter, les
poings serrés de rage contenue.
— À cette époque, dit-elle, ni Jeremy ni Me Braithwaite ne savaient que
le baron Lucas avait rédigé un nouveau testament. Me Braithwaite était à
l’étranger à ce moment-là, et venait tout juste de rentrer à Londres quand la
tragédie s’est produite. J’ai découvert la vérité sur la mort de mes tuteurs en
surprenant la conversation entre Jeremy et sa femme. Craignant pour ma
propre vie, je savais que je devais m’enfuir. C’était une question de survie.
À présent, Jeremy a sans doute découvert que je sais tout, et il me tuera dès
qu’il en aura l’opportunité.
— Si j’ai bien compris, vous avez en votre possession une copie du
dernier testament en date ?
— Oui, je l’ai avec moi.
— L’avez-vous lu ?
Elle hocha la tête, les yeux rivés sur ses mains.
— Je l’ai fait avant de partir. Je croyais que le baron Lucas avait tout
laissé à Jeremy, qui était son seul et unique héritier. C’était le cas dans le
premier testament que le baron a rédigé avant qu’il devienne mon tuteur.
Mais il en a établi un autre quand il a changé de notaire. À part quelques
tableaux et babioles sans importance légués à Jeremy, il me laisse tout.
— Cela a dû vous faire un choc.
— En effet, je n’en croyais pas mes yeux. Craignant des représailles de
la part de Jeremy, j’étais terrorisée. C’est alors que j’ai pensé à mon oncle.
Je savais qu’il serait de bon conseil sur la suite à donner à cette triste
affaire.
— Me Goodwin n’aurait-il pas pu vous aider ?
— J’y ai pensé, mais je connais Jeremy. Il est plus rusé qu’un renard. Il
comptait sur l’argent de son oncle pour le sauver de la prison, eu égard à ses
dettes, et il devait absolument trouver un moyen de le récupérer.
— Certes, mais comment ?
— Eh bien, j’y ai beaucoup songé. Soit il aurait trouvé un moyen de
circonvenir Me Goodwin, ou peut-être même de le faire taire à jamais, soit il
aurait obtenu de devenir mon tuteur. Il m’aurait ensuite affaiblie en me
faisant prendre de puissantes potions, et m’aurait obligée à signer un
testament en sa faveur. Puis, sans le moindre scrupule, il se serait débarrassé
de moi.
— Sait-il que vous vous êtes rendue en Écosse ?
— Non, mais j’imagine qu’il aura enquêté auprès des amis de son oncle
et de sa tante, et qu’il aura ainsi appris que j’ai un oncle en Écosse. Il aura
aussi réalisé que j’ai pris mon cheval.
Elle soupira.
— Mon seul espoir est qu’il ne m’ait pas crue assez courageuse pour
entreprendre seule ce long voyage.
— Se pourrait-il qu’il vous ait suivie jusqu’ici ?
— Peut-être. En tout cas, il faut bien qu’il me retrouve pour résoudre ce
problème de testament. J’imagine qu’il doit être passablement désespéré à
l’heure qu’il est.
Elle se leva et fit quelques pas.
— J’ai bien évalué toute l’étendue du problème avant de partir. Jeremy
possède suffisamment d’influence dans la haute société pour représenter un
danger, et je sais combien il est tenace quand il veut quelque chose. Il ne me
laissera jamais en paix.
— Dans l’éventualité où il entreprendrait le voyage jusqu’en Écosse,
nous devons organiser votre sécurité. Il vous faut une protection
substantielle.
— Que suggérez-vous ?
— Que vous restiez ici. Puisque personne ne sait que nous nous
connaissons, il est fort improbable qu’il se présente ici. Vous serez en
sécurité au manoir Barradine. Je peux vous l’assurer, Henrietta.
— En sécurité, mais prisonnière.
— Soyez raisonnable, Henrietta. Il n’y a pas d’autre solution.
Elle se campa devant lui, tout son corps raide de colère, tandis qu’une
étincelle de rébellion passait dans ses yeux.
— Je ne resterai pas ici. Comment osez-vous envisager de
m’abandonner pendant des semaines dans cet endroit isolé ? Vous n’avez
aucune autorité sur moi, Simon. Je dois partir, et je partirai.
— Il n’en est pas question ! décréta-t-il avec arrogance. Je ne le
permettrai pas.
— Je ne crois pas avoir besoin de votre permission, répliqua Henrietta,
en le toisant d’un air de défi.
Médusé, Simon resta quelques instants à la dévisager.
Il était rare qu’un homme adulte ose le défier, et voilà pourtant que ce
petit bout de femme s’y risquait. S’il n’avait pas été aussi agacé par sa
réaction, sans doute aurait-il félicité Henrietta pour son courage.
— Je dois aller retrouver mon oncle, ajouta-t-elle. Si vous refusez de
m’accompagner pendant une partie du trajet, alors je partirai seule de mon
côté.
Simon avait conscience qu’Henrietta était furieuse contre lui parce qu’il
essayait d’ordonnancer sa vie, et qu’elle bouillonnait d’envie de lui lancer à
la tête une tirade bien sentie.
Quelle détermination, quelle fierté chez elle ! Elle n’était déjà pas
banale quand elle était déguisée en garçon, faisant montre d’un caractère
bien trempé, mais il ne s’attendait pas à une telle détermination chez une
jeune femme d’une si exquise beauté.
Ce qui l’embarrassait, en outre, c’était la certitude qu’il avait d’avoir
affaire à une innocente totalement inexpérimentée.
La pensée qu’elle s’engage seule dans ce long périple vers Inverness le
glaçait d’effroi. Elle n’avait pas la moindre idée de ce à quoi elle s’exposait.
Et cependant, l’idée de la prendre sous son aile lui semblait totalement
absurde. Pourtant, c’était bien le rôle qu’il allait être forcé à jouer.
— Je vous remercie pour votre offre de demeurer chez vous, ajouta
Henrietta, d’un ton radouci, mais je ne veux pas être une charge pour vous.
Je préfère donc m’en tenir à mon projet initial, et me rendre à Inverness.
Simon se pencha en avant, le visage sévère.
— Écoutez-moi, Henrietta, vous…
— N’essayez pas de me convaincre de renoncer.
— Bon sang ! gronda-t-il. Vous allez m’écouter !
Il laissa échapper un soupir de frustration.
— Vous êtes une vraie tête de mule, Henrietta, mais je ne vous
abandonnerai pas.
— Si vous allez à Perth, je pourrai chevaucher avec vous jusque-là.
Il lui lança un regard surpris.
— Perth ? Comment… ?
Puis il comprit et hocha la tête.
— Des voisins sont venus me voir tout à l’heure, vous avez dû nous
entendre parler.
— Oui, mais ce n’était pas mon intention.
— C’est sans doute ce que vous vous êtes dit quand la curiosité vous a
emportée à Hampstead Heath. Un jour, cela vous créera des ennuis. Depuis
quand n’avez-vous pas vu votre oncle ?
— La dernière fois, j’avais sept ans.
— Dans ce cas, il doit s’imaginer que vous êtes toujours une petite fille.
Il sera sans nul doute étonné quand il vous verra.
— Ainsi, vous acceptez de m’emmener à Perth ?
Simon soupira, ne connaissant que trop bien ses propres limites.
Étant donné qu’il n’avait pas réussi la nuit précédente à bannir Henrietta
de ses pensées, il savait qu’il allait devoir affronter des jours de torture
aiguë s’il autorisait cette adorable, gracieuse, et extrêmement attirante jeune
femme à l’accompagner.
Et cependant, s’il la laissait à Barradine, il savait qu’elle lui emboîterait
le pas à la seconde où il aurait quitté la propriété.
— Ai-je le choix ? répondit-il.
Après quelques instants de silence, il ajouta :
— Si je dois vous emmener à Perth, me direz-vous au moins votre
nom ?
— Vous le savez. Je vous l’ai dit.
— Vous m’avez donné votre prénom. Ce que je voudrais connaître,
c’est votre nom de famille.
Henrietta hésita.
Il fallait qu’elle soit prudente. Mais il n’y avait sans doute aucun danger
à révéler son nom à Simon.
— C’est Brody. Mon nom complet est Henrietta Maria Brody.
Simon la regardait comme s’il soupesait chacun de ses mots.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
— Ce nom m’est familier, mais je ne…
Il se tut, et parut songeur.
— À moins que…
Soudain, il blêmit.
— Brody ? C’est un nom écossais ?
— Oui.
Le regard de Simon se riva au sien.
— Êtes-vous catholique ?
— Oui.
— Encore une chose que vous cachez.
— En effet, car il est dangereux d’être catholique par les temps qui
courent.
— C’est exact. Eh bien, c’est une surprise. Mais je m’étonne, après ce
que vous avez entendu sur la lande, que vous ayez choisi de me le cacher. Je
n’aurais pas cru que vous souteniez les Jacobites.
— Ce n’est pas le cas ! répondit-elle sèchement. Je hais les Jacobites et
le mal qu’ils ont fait à mon père.
— Qui était ?
À la façon dont il la regardait, Henrietta eut l’impression qu’il
connaissait déjà la réponse.
— Andrew Brody. C’était un actif défenseur des Jacobites.
Elle frissonna en se remémorant la mort brutale de son père.
— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?
— Je n’avais aucune raison de vous le dire. Pourquoi l’aurais-je fait ?
Une brise légère entrait par les fenêtres ouvertes, rafraîchissant la pièce.
Les gentlemen se levèrent d’un même élan, adressant à Henrietta des
signes de tête courtois, mais elle perçut néanmoins leur curiosité. Ils étaient
tous habillés dans des teintes passe-partout de gris et de marron, à
l’exception de l’un d’eux qui portait un kilt de chasse en tartan bleu et vert.
— Miss Lucas, ces gentlemen sont mes voisins. Ils sont venus
m’entretenir d’affaires locales. Messieurs, je vous présente Miss Lucas, qui
est venue rendre visite à ma mère. Comme vous le savez, elle est
actuellement en visite chez des amis à Paris, mais Miss Lucas l’ignorait. Si
la prochaine arrivée du prince Charles en Écosse devait soulever certaines
hostilités, Miss Lucas en serait la première affectée, car elle avait pour
projet de se rendre chez un proche parent dans le Nord.
— Vraiment ? demanda un homme à l’apparence sévère. Et pensez-vous
qu’il soit sage pour une jeune lady de voyager en ces temps agités ?
— J’en prends le risque, répondit-elle d’un ton léger, en priant pour
qu’on ne l’interroge pas sur sa destination.
— Miss Lucas, je suis positivement honoré de faire votre connaissance,
dit un élégant gentleman du nom de Ian Frobisher.
Puis il lança un regard amusé à son hôte.
— Dis-moi, Simon, avais-tu l’intention de garder cette ravissante
demoiselle pour toi seul ?
Simon rit de bon cœur.
— C’est à Miss Lucas de décider. Elle est la bienvenue à Barradine
aussi longtemps qu’elle le souhaite, et je n’ai rien contre la compagnie
féminine, comme tu le sais, Ian. Néanmoins, je pense que, avec
l’agrandissement récent de ta famille, tu as d’autres sujets de préoccupation
que ma vie personnelle. Il me semble que tu as prénommé ta petite dernière
Alice ?
Frobisher eut un bref hochement de tête.
— Eh bien, je te souhaite beaucoup de courage, car je ne doute pas
qu’elle sera aussi turbulente que ses frères.
Tandis que l’assemblée ricanait, Henrietta entra de bonne grâce dans le
jeu de Simon.
— Lord Tremain est un ami de ma famille, et un homme d’honneur. Je
ne vais donc pas le priver tout de suite de ma compagnie.
— Méfiez-vous, Miss Lucas, insista Ian. Simon s’entiche vite et se lasse
aussi vite des jeunes dames. Mais je suis prêt à vous tenir lieu de chevalier
servant.
— Je doute que ta femme soit d’accord, dit un autre des hommes, en lui
assenant une claque dans le dos, ce qui ne manqua pas de faire rire à
nouveau l’assemblée.
— Déjeunerez-vous avec nous, Miss Lucas ? proposa Simon.
— Non, je vous remercie. J’ai déjà mangé.
— Un thé, peut-être ?
— Oui… Oui, j’apprécierais beaucoup. Mais je ne voudrais pas
m’immiscer dans votre conversation. Je suis certaine que ces gentlemen et
vous avez beaucoup de choses à vous dire.
— Rien que vous ne puissiez entendre.
— Dans ce cas, je vais m’asseoir ici, dit-elle, en se dirigeant vers une
petite table près de la fenêtre.
Annie déposa une tasse de thé devant elle et sortit, la laissant écouter la
conversation.
Tandis que les voix flottaient vers elle, Henrietta sirota son thé, en
écoutant son hôte s’exprimer avec conviction. Loin de l’ennuyer, ces
échanges la fascinaient. Simon était aussi intelligent et enthousiaste que son
père, et sans doute même aurait-il pu lui en remontrer.
Il était vraiment l’homme le plus impressionnant qu’elle eût jamais
rencontré. Il y avait une fierté indéniable ciselée dans son magnifique
visage, de la détermination dans la façon de tenir son menton, de
l’intelligence dans chacun de ses traits. Il émanait de lui une force, une aura
de puissance, qui n’avait rien à voir avec sa silhouette musculeuse.
Il était aussi un homme du monde, riche d’une multitude d’expériences,
et cela ne pouvait manquer de l’intriguer et de la troubler tout à la fois.
Glissant un regard discret vers son profil, elle sentit son cœur
s’emballer.
Aussitôt, elle tenta de se raisonner. Simon Tremain n’était rien pour
elle, et il en serait toujours ainsi.
Tout ce qui comptait, c’était qu’elle arrive saine et sauve chez son
oncle.
Elle ne devait pas s’autoriser à succomber au charme de Simon. Il était
jacobite, comme son père, et il ne pouvait en résulter pour ses proches que
de la douleur. Si elle se laissait aller à éprouver des sentiments pour lui, il
lui briserait le cœur, tout comme sa mère avait eu le cœur brisé par la mort
de son père.
Elle devait absolument écouter ce que lui dictait son bon sens, et faire
en sorte que cela ne lui arrive pas.
Soudain agacée par la pression que Charles Stuart faisait subir à des
hommes tels que Simon à travers toute l’Écosse, Henrietta se détourna, les
épaules crispées.
— Je déteste cette situation, et je serais ravie que Charles Stuart
reprenne un bateau pour la France. Si vous voulez une confidence, l’aperçu
que vos amis et vous m’avez donné, cette nuit-là sur la lande, de ce que sont
les communications secrètes et les réunions clandestines m’a rebutée. Pour
moi, c’était un autre monde, auquel j’avais tourné le dos depuis longtemps.
— Êtes-vous vraiment sûre d’en être sortie ?
— Absolument ! Il y aura un conflit, c’est inévitable, mais je ne veux
pas avoir de rôle à y jouer. Je ne peux oublier les malheurs qui se sont
abattus sur ma famille à cause des Jacobites. Toute ma vie a été détruite par
les activités clandestines de mon père. Je serais déraisonnable de m’associer
avec eux… ou avec vous.
— Mais vous l’avez déjà fait. Et puis, vous savez, Henrietta, je ne suis
pas un traître.
— Dites cela au roi George. Quoi qu’il en soit, si un conflit doit éclater,
qu’il éclate, et qu’on en finisse.
— C’est pourquoi j’aimerais vous convaincre de rester à Barradine. Ça
me rassurerait de savoir que vous êtes parfaitement en sécurité.
— Je ne peux pas. J’ai moi aussi des choses à faire qui n’ont rien à voir
avec votre prince. Quand partons-nous pour Perth ?
— Demain matin.
Simon posa les mains sur ses épaules et la regarda intensément dans les
yeux.
— Et si je vous disais que je veux que vous restiez ici ?
Sa voix était devenue plus rauque, et il y avait une telle intensité dans
son regard qu’Henrietta sentit son cœur s’accélérer.
Simon était un homme séduisant, et plus elle passait de temps avec lui,
plus elle l’appréciait. Beaucoup plus qu’elle n’était disposée à l’admettre.
Elle secoua la tête.
— Je ne peux pas.
— Restez, insista-t-il.
— Non, Simon.
Elle fut surprise de la difficulté qu’il y avait pour elle à prononcer ces
mots, d’autant que le regret dans les yeux de Simon était sincère.
Elle pressa une main sur ses lèvres, fermant un instant les yeux face à
une étrange sensation de perte.
Simon fit un pas en arrière en laissant échapper un soupir, mais son
regard ne quitta pas celui d’Henrietta.
— Vous me pardonnerez si, pour le temps qu’il nous reste à passer à
Barradine, j’utilise mon pouvoir de persuasion pour vous faire changer
d’avis.
— Comme il vous plaira. Mais je ne suis guère influençable. Et mon
propre pouvoir de persuasion n’est pas négligeable non plus.
Simon esquissa un sourire.
— Il est certain que vous avez fait des merveilles sur mes voisins, ce
matin. Ils ne parvenaient pas à détacher les yeux de votre visage pendant
tout le repas.
— Vous exagérez !
— Non, je vous assure. Il est étonnant de voir l’effet qu’une femme
belle et talentueuse peut avoir sur les hommes. Avant longtemps, ils vous
mangeront dans la main. Et il n’est pas impossible que vous brisiez
quelques cœurs. Comme ça a été le cas pour moi quand je vous ai vue dans
votre bain.
— Ce soir-là, je vous aurais volontiers réduit en pièces pour votre
audace, répliqua Henrietta, non sans une certaine férocité dans l’intonation.
Simon rit de bon cœur.
— Je vois que vous ne manquez pas d’esprit. C’est très bien. Vous en
aurez grand besoin dans vos futurs échanges avec moi. Mais vous risquez
vite de vous sentir dépassée. D’autres femmes avant vous ont échoué.
Henrietta haussa les sourcils.
— Je pense avoir évalué de façon précise votre caractère, milord, dit-
elle d’un ton empli de confiance.
Malheureusement, elle n’avait pas conscience qu’elle était déjà tombée
sous le charme d’un séducteur aguerri, de tels hommes dépassant l’étendue
de son expérience.
— Il se trouve que vous êtes la plus charmante des diversions,
Henrietta. Au point que je serais tout disposé à attendre un peu plus
longtemps avant de rejoindre le prince, si cela nous permet de mieux faire
connaissance.
Surprise par l’étrange lueur qui s’était allumée dans les yeux de Simon,
Henrietta fit un pas en arrière. Mais il lui prit le bras et la ramena vers lui.
Momentanément surprise par la force de son assaut, elle resta plaquée
contre lui sans réagir. Il la dominait de sa haute et large stature, lui
masquant le ciel et son environnement, et la laissant en proie à un sentiment
d’impuissance.
Le regard qui la fixait était bien difficile à soutenir tant il était intense.
Et surtout, une lueur indéchiffrable y vibrait, qu’elle n’avait jamais vue
auparavant, et qui l’effrayait.
— Lâchez-moi, Simon, murmura-t-elle. Je crois que nous ferions mieux
de rentrer.
— Pourquoi ? Ne vous détournez pas de moi.
Sa voix s’était faite cajoleuse, et Henrietta sentit une étrange langueur
l’envahir.
— J’ai connu beaucoup de femmes, Henrietta, et vécu quantité
d’expériences, mais jamais personne n’a titillé mon imagination comme
vous le faites.
Du bout des doigts, il lui caressa le menton.
— Vous êtes une tentatrice, d’autant plus dangereuse que votre
innocence ne vous permet pas de comprendre ce que vous provoquez. C’est
un calvaire pour moi de vous voir chaque jour, de savoir que vous êtes à
portée de mes bras chaque nuit, et de ne pas pouvoir vous toucher comme
j’en ai envie.
Les yeux fixés sur ses lèvres tremblantes, il ajouta :
— Je veux vous embrasser, et je sais que vous trouverez cela plaisant.
Le cœur battant à tout rompre, Henrietta eut du mal à trouver son
souffle pour répondre :
— Je ne le crois pas.
— Comment pouvez-vous en être sûre avant d’avoir essayé ?
La panique l’envahit, mais elle était dans l’incapacité de s’échapper.
— Je vous en prie, Simon. Laissez-moi.
— Pas question !
Le visage de Simon était incliné au-dessus du sien, son regard
intensément plongé dans le sien, la chaleur de son souffle caressant sa peau.
Elle savait qu’il allait l’embrasser sous peu, et elle tremblait car c’était
pour elle la première fois.
Hypnotisée, elle attendit que les lèvres de Simon se posent sur les
siennes, chaudes et conquérantes.
Au début, elle chercha à résister aux mains expertes qui caressaient son
dos, aux lèvres qui cherchaient à forcer les siennes. Mais elle fut bientôt
balayée par une onde puissante et irrésistible.
Pour la première fois, elle réalisa à quel point elle avait envie d’être
dans ses bras depuis les premiers jours de leur rencontre. Ce fut donc de
toute son âme qu’elle répondit à cette soif dévorante qu’elle sentait dans le
baiser de Simon.
Un flot d’impressions contradictoires l’envahit, fait de surprise,
d’excitation et de peur. Puis une douce langueur l’enveloppa, tandis qu’une
sensation de plaisir inédite se diffusait en elle, tel un bouton de rose
s’ouvrant en une magnifique fleur.
Elle sentit la fermeté virile du corps pressé contre le sien, et une vague
de chaleur courut dans ses veines.
Simon rejeta la tête en arrière puis plongea son regard intense dans le
sien, pendant de longues et délicieuses secondes. Puis soudain il écrasa
sauvagement sa bouche sur la sienne. L’étreinte, presque brutale, n’avait
rien à voir avec le baiser précédent.
Cette fois, il n’y avait plus la moindre tendresse, mais une exigence qui
fit comprendre à Henrietta que tout cela n’avait été qu’une stratégie de la
part de Simon pour parvenir à ses fins.
Elle essaya de se libérer du cercle de ses bras, mais elle se découvrit
sans aucune volonté.
Les yeux fermés, toute peur oubliée, elle s’abandonna à la caresse de
ses lèvres, chaudes et douces, qui s’aventuraient le long de son cou,
glissaient vers le renflement de sa poitrine en partie dénudée au-dessus du
corsage de sa robe.
Le temps cessa alors d’exister, et rien de ce qui s’était passé avant n’eut
plus d’importance pour elle. Son corps vibrait d’un besoin délicieux, et elle
sombrait dans un océan de plaisir.
Lorsque Simon mit fin à leur baiser et s’écarta, Henrietta fut déçue.
L’intensité de cette étreinte la laissait sous le choc. Désormais, sa vie se
diviserait en deux parties : avant et après les baisers de Simon.
Elle ouvrit les yeux et vit qu’il l’observait d’un air ironique.
— Vous êtes insatiable, Henrietta. Insatiable, et incapable de vous
protéger de vos propres désirs. Vous êtes jeune et inexpérimentée en matière
d’amour, et cependant votre corps semble très bien savoir comment
répondre.
Brutalement ramenée à la réalité, Henrietta battit des paupières.
Comment avait-elle pu si facilement, et sans aucune vergogne, plier devant
les exigences de Simon ?
— Eh bien, demanda-t-elle, en contenant difficilement sa colère, était-
ce cela que vous vouliez ?
— C’était bien plus que ce que j’espérais. Mais vous devez me
pardonner, Henrietta. Je me suis quelque peu laissé emporter par votre
beauté.
L’amusement qui faisait pétiller le regard de Simon fut plus qu’elle n’en
pouvait supporter.
— Comment osez-vous ? s’écria-t-elle.
Peut-être exagérait-elle un rien sa colère pour dissimuler sa confusion et
le flot d’impressions contradictoires qui livraient bataille en elle.
— Comment osez-vous profiter de moi alors que je me trouve au
comble de la vulnérabilité ? Sachez que je ne suis pas une fille de petite
vertu que l’on peut molester selon son bon vouloir.
Les paupières étrécies, elle le regarda d’un air soupçonneux.
— À moins qu’il ne soit dans vos habitudes de vous en prendre aux
femmes respectables. Si… Si j’étais un homme, je vous ferais sortir et vous
provoquerais en duel.
Simon soupira, un sourire nonchalant étirant sa bouche magnifique.
— Et moi qui pensais que vous aviez envie de m’embrasser.
— Ce n’était absolument pas le cas.
— Dans ce cas, sans doute devriez-vous faire davantage d’efforts pour
avoir l’air d’une lady. Sachez qu’une dame de qualité résiste davantage
quand un gentleman veut l’embrasser.
— Et trouvez-vous normal qu’un gentleman se comporte aussi
grossièrement avec une lady ? répliqua Henrietta avec acrimonie. Je trouve
qu’Henry, en dépit des menaces pesant sur sa personne, était traité avec plus
de respect que cela. J’en viendrais presque à regretter de ne plus être
déguisée en garçon.
— Ce serait dommage, car je préfère, et de loin, votre apparence
actuelle.
Son visage était si proche qu’Henrietta n’avait aucune difficulté à en
discerner les moindres détails, et le sourire narquois que Simon arborait
réveillait de brûlants souvenirs du baiser qui, bien que troublant, était des
plus dérangeants.
Un frisson la parcourut et réduisit à néant ses efforts pour paraître
irritée.
Elle tourna la tête pour dissimuler la soudaine coloration de ses joues et,
ne supportant plus ce sourire insolent qui lui donnait l’envie de le gifler,
s’enfuit vers la maison.
Poursuivie par le rire de Simon, elle ne put s’empêcher de songer à ses
lèvres habiles, à ses mains possessives, et aux troublantes sensations
qu’elles avaient éveillées en elle.
Il fallait absolument éradiquer ce qui s’était passé entre eux, maintenant
et pour toujours. Les risques étaient trop grands.
Mais cette humiliante sensation de faiblesse persista, même lorsqu’elle
se fut réfugiée dans le sanctuaire de sa chambre.
Henrietta avait envie de nier, mais elle ne pouvait pas mentir à Simon.
Il avait raison. Le souvenir brûlant de ce baiser flottait toujours entre
eux, et c’était devenu pour elle une source d’angoisse.
— Je n’ai pas oublié. Comment le pourrais-je ? dit-elle, sur la
défensive.
— Je comprends que vous deviez aller retrouver votre oncle, et je dois
moi-même rejoindre le prince Charles. Mais vous pourriez rester ici encore
quelque temps.
Il parlait de cette voix enjôleuse qui la charmait tant, et elle ne put
retenir un frisson en songeant à la caresse de ses lèvres, dont elle ressentait
un tel besoin à cet instant même.
Levant la tête vers lui, elle vit qu’il la regardait d’un air interrogateur et
beaucoup trop personnel, presque possessif.
Elle en fut grandement troublée. Et cependant, sa vie était beaucoup
trop compliquée, et elle n’avait aucune intention d’être émotionnellement
liée à lui.
Par ces temps incertains, elle ne pouvait pas se le permettre.
— Non, Simon. Votre offre est certes généreuse, mais je ne peux
l’accepter. Je dois être prudente et ne pas oublier qui vous êtes et pourquoi
je suis venue en Écosse.
Elle devint songeuse, l’observant avec la plus grande attention.
— Je ne veux pas tomber amoureuse de vous.
L’expression de Simon se fit grave.
— Je n’ai pas l’intention de vous y inciter.
— Je suis soulagée.
— Pourquoi ?
— Parce que cela ne mènerait à rien.
Henrietta décida de faire preuve de franchise. Cependant, elle ne put se
résoudre à croiser ce regard d’azur qui la troublait tant.
— J’admets que je suis attirée par vous, et il m’est très difficile de vous
résister. D’autant que vous pouvez vous montrer extrêmement persuasif.
Mais je crois que vous savez pourquoi je dois partir.
Enfin, elle osa relever la tête.
— Je ne veux pas que vous vous sentiez rejeté, méprisé, ou quoi que ce
soit de cet ordre. Vous êtes très spécial à mes yeux. Je vous apprécie et vous
respecte beaucoup. Vous comprenez, n’est-ce pas ?
— J’essaye.
— Je ne peux oublier que vous êtes un Jacobite, sur le point de prendre
les armes contre les protestants, contre le roi. Vous me faites penser à mon
père, et au malheur que son adhésion à la cause a apporté dans la vie de ma
mère et la mienne. Je ne veux pas revivre ça. Je ne crois pas que je pourrais
le supporter.
Craignant d’avoir heurté l’amour-propre de Simon, elle tint à préciser :
— Vous devez me pardonner si je vous semble ingrate, mais comprenez
que je me sentirais mal à l’aise si je restais ici. Je vous suis déjà
suffisamment redevable de m’avoir accompagnée jusqu’en Écosse, de
m’avoir hébergée ici… Et pour ces vêtements que vous m’avez
généreusement donnés.
— Redevable ? Quelle femme étrange vous faites, Henrietta. Quoi qu’il
en soit, je ne souhaite aucunement que vous vous sentiez redevable de quoi
que ce soit.
— Très bien. Mais je dois vraiment vous remercier de m’avoir laissée
faire le voyage avec vous jusqu’en Écosse.
— Ce fut un plaisir pour moi. Votre franchise est rafraîchissante, et
j’admire votre fierté et votre courage.
Il parut hésiter quelques instants, avant de reprendre :
— J’ai envie de vous prendre dans mes bras, de vous embrasser à
nouveau, mais vous avez raison. Vous êtes bien avisée de me résister, et je
comprends très bien vos raisons. Qu’ai-je à vous offrir ? Rien que moi, et
une vie pour le moins précaire.
Henrietta s’autorisa un sourire de satisfaction.
— Bien. Nous sommes enfin d’accord.
Henrietta était intensément consciente de ce corps viril penché au-
dessus d’elle, si grand et si fort.
Mais, au-delà de son physique impressionnant, c’était aussi un homme
courageux, déterminé, capable d’affronter toutes les épreuves. Il avait fait
preuve des plus nobles qualités en prenant galamment soin d’elle, et en la
soulageant de tous tracas pendant deux semaines.
Cette combinaison de sérieux et de charme commençait à devenir
dangereusement attirante.
Lorsqu’une boule d’émotion monta dans sa gorge et que les larmes
commencèrent à brouiller sa vision, elle fut surprise de voir qu’elle pouvait
perdre tout contrôle simplement parce que quelqu’un avait fait preuve d’un
peu de gentillesse envers elle.
Ce fut sous un ciel d’un bleu lumineux et sans nuages que Simon et
Henrietta entamèrent leur voyage.
Sur les recommandations de Simon, Henrietta avait laissé son cheval à
Barradine, et montait un puissant et râblé poney highland, dont la race était
connue pour sa capacité à parcourir de longues distances sur les terrains les
plus difficiles.
La campagne était sauvage et désolée, comme dans les souvenirs
d’Henrietta. Rejetant la tête en arrière, elle offrit son visage à la caresse du
soleil, et respira profondément l’air chargé d’odeurs de bruyère. Deux buses
volaient haut au-dessus de leurs têtes, tandis qu’un peu plus loin des
martins-pêcheurs piquaient vers un étang pour y chasser leur repas.
Henrietta était très jeune quand elle avait quitté l’Écosse, mais en
retrouvant les monts Cheviot et les troupeaux de moutons à tête noire, elle
eut soudain conscience que ce pays lui avait profondément manqué, et se
sentit extraordinairement réconfortée en retrouvant les images familières de
son enfance.
Tandis qu’ils cheminaient sur des voies empruntées depuis des siècles,
Henrietta éprouvait un sentiment de sécurité en compagnie de Simon.
L’homme et sa monture, aussi impressionnants de force et de beauté
sauvage l’un que l’autre, semblaient ne former qu’un. Un pistolet à la
ceinture et une épée fixée à sa selle, Simon paraissait invincible, et même le
plus audacieux des voleurs ne s’y serait pas frotté.
Ayant vécu ici toute sa vie, Simon connaissait bien la région et ne
manquait pas de signaler à Henrietta les endroits remarquables, à propos
desquels il fourmillait d’anecdotes.
Ils atteignirent enfin Édimbourg, la capitale de l’Écosse, dominée par la
présence massive de son château érigé sur un promontoire rocheux.
Ils se retrouvèrent bientôt sur le Royal Mile, la rue pavée montant de
Holyrood House vers le château. Les longues journées d’été s’achevaient, et
des lampes avaient été allumées derrière les fenêtres.
La ville était peuplée jusqu’à la suffocation, et il y régnait une puanteur
insoutenable. Au bord de la nausée, Henrietta s’étonna que Simon n’en
paraisse pas affecté.
— Vous finirez par vous y habituer, dit-il avec un petit sourire moqueur.
— J’en doute, protesta Henrietta, en secouant vigoureusement la tête.
J’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer.
— Il faut un temps d’adaptation de quelques jours, mais je vous
promets que vous n’y ferez bientôt plus attention. Il se passe tellement de
choses intéressantes à Édimbourg qu’on cesse vite de se préoccuper de
l’odeur et de la crasse ambiantes.
Henrietta n’en était pas convaincue.
Conservant son mouchoir sur son nez tandis qu’ils continuaient à
chevaucher, elle observa les bâtiments qui se dressaient de part et d’autre, et
eut l’impression d’être enfermée dans une boîte.
Toute la ville était envahie par l’armée des Highlands, et les hommes
paraissaient nerveux. Quant aux femmes, elles baissaient la tête et
surveillaient leurs enfants.
Un mélange d’excitation et d’appréhension flottait dans l’air. Dans bien
des foyers, on avait exhumé les armes cachées depuis 1715. Les chefs de
clans, Glengarry, Ranald et McDonald, pour n’en citer que quelques-uns,
avaient tous déclaré leur loyauté au prince Charles, engageant leur vie et
leur réputation.
Impatient de rejoindre les officiers supérieurs, Simon ne perdit pas de
temps à louer des chambres. Situées dans une ruelle de Canongate, elles
étaient fort heureusement spacieuses et assez confortables.
— Reposez-vous, dit-il à Henrietta. Vous semblez épuisée.
— Et vous ? demanda-t-elle, en se passant la main dans les cheveux.
— Je vais au poste de commandement pour me renseigner. Mais au vu
de la situation, je m’inquiète pour votre sécurité. Veillez bien à verrouiller
votre porte quand je serai parti.
Exprimant son plaisir par des soupirs fiévreux, Henrietta avait rejeté la
tête en arrière, tandis qu’un incendie consumait son corps.
Même ses rêveries les plus osées ne l’avaient pas préparée à cela. Les
mains de Simon, puissantes et diaboliquement habiles, étaient partout à la
fois : sur ses seins, dont la pointe se dressait comme un bourgeon prêt à
éclore, sur son ventre et ses hanches, le long de ses jambes et à la jonction
entre ses cuisses…
Avec hardiesse et imagination, il la guida vers un monde de sensations
enivrantes, un univers dont elle n’aurait jamais soupçonné l’existence.
Tandis qu’il la renversait sous lui, un frisson de joie anticipée la traversa
à l’idée qu’elle allait bientôt lui appartenir totalement. Mais, lorsque son
sexe durci fit sa première intrusion contre la barrière de sa virginité, elle
cria de surprise et de peur.
Heureusement, la joie exaltante que Simon sut faire naître en elle, par
les assauts redoublés de ses reins puissants, ne tarda pas à effacer tout
inconfort.
La tête vide de toute pensée, grisée par l’idée que leurs corps ne
formaient plus qu’un, elle se laissa emporter par le courant impétueux du
plaisir qui, vague après vague, les conduisit tous deux vers les rivages de
l’extase.
Tandis qu’elle perdait tout contrôle, et que son univers semblait
exploser comme un bouquet de lumière intense, elle ne put retenir une
larme à l’idée qu’ils seraient désormais unis pour toujours dans leur chair et
dans leur cœur.
Sur le moment, le monde qui les entourait ne les inquiéta pas. Mais, au
fil de la nuit, la tristesse assombrit le regard d’Henrietta, sans doute à l’idée
de ce qui allait suivre.
Quand elle s’endormit, Simon eut la possibilité de l’observer tout à
loisir et, le sommeil ayant fait tomber son masque, il put voir, dans la
couleur cuivrée de ses cheveux, dans la forme délicate de son menton et le
doux renflement de ses lèvres, la femme qu’elle était vraiment.
Cette femme-là, il pourrait l’avoir, et cette pensée le bouleversait.
Elle ouvrit soudain les yeux, et il se demanda si c’était l’insistance avec
laquelle il la contemplait qui l’avait sortie de son sommeil.
Ils s’observèrent en silence, chacun cherchant à déchiffrer les attentes et
les souhaits de l’autre. Et dans cet échange qui fit battre leur cœur plus fort,
un lien très spécial se noua, que rien ni personne ne pourrait jamais rompre.
Quand vint l’aube, diffusant une lumière grise dans la chambre, Simon
observa sa compagne endormie.
La tête d’Henrietta reposait sur son épaule, et elle était blottie contre lui
comme si elle recherchait sa chaleur. Un sein pressait contre son bras, et il
dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas y refermer la paume, de
crainte de la réveiller.
Respirant son parfum grisant, il la regarda dormir un moment, détaillant
chacun de ses traits, et les mémorisant dans son esprit.
Un soupir s’échappa des lèvres entrouvertes d’Henrietta.
Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient aimés, il était envahi par le
remords. Il n’aurait pas dû lui faire l’amour, négligeant délibérément les
conséquences qu’elle devrait affronter si un coup fatal l’emportait et qu’elle
se retrouvait à porter un enfant.
Les jours suivants, Henrietta vit peu son oncle. Quand il n’était pas
plongé dans ses livres, il sortait se promener à cheval, ou allait à la chasse
avec ses voisins, dont les plus proches résidaient à deux miles du cottage.
Des nouvelles leur parvinrent, selon lesquelles Charles Stuart et ses
fervents soutiens highlanders, grisés par leur succès à Prestonpans, se
préparaient à marcher sur l’Angleterre, et même à se rendre à Londres pour
réclamer les terres de son père.
Certains chefs de clans écossais n’étaient pas aussi enthousiastes et
essayaient de l’en dissuader. Car si les hommes affluaient du nord pour le
soutenir, il n’y avait guère de soutien au sud.
Mais le prince traitait par le mépris les réticences des lords jacobites et
des chefs de clans, et faisait la sourde oreille.
— Oncle Matthew ?
Henrietta entra d’un pas décidé dans le cottage, suivie par Simon. Sans
grande surprise, elle trouva son oncle dans son bureau.
— Voici Lord Simon Tremain, le gentleman dont je vous ai parlé.
Nous… Nous venons juste de nous rencontrer sur la lande.
Matthew posa le livre qu’il était en train de lire et se leva, avec une
lenteur qui ajoutait encore à sa dignité. Puis il reporta son attention sur
l’étranger à la haute stature qui accompagnait sa nièce.
L’implacable autorité dans la contenance de l’homme l’impressionna.
Quand Henrietta lui avait expliqué qu’elle avait voyagé seule avec cet
homme, il s’était gardé de faire un commentaire, de peur de trahir son
inquiétude.
Le sujet le préoccupait grandement, car il se demandait ce que Lord
Tremain avait en tête. Il aurait aimé avoir plus d’informations à son sujet,
mais Henrietta n’avait pas voulu lui en parler. Elle s’était bornée à lui dire
qu’il était un Jacobite et soutenait la demande de restitution de son trône du
roi James.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, Lord Tremain. Et je dois
vous remercier d’avoir veillé sur ma nièce.
Henrietta esquissa un sourire triste, tandis que, une fois encore, les
souvenirs affluaient pour la tourmenter.
Tant d’obstacles se dressaient entre eux. Mais elle savait que le
principal venait d’elle-même. Ne pouvait-elle mettre de côté son aversion
pour la cause afin de sauver leur amour ?
Une fois de plus lui vint la tentation, si puissante qu’elle en était
presque impossible à ignorer, de baisser les armes, de se jeter dans les bras
de cet homme, et de se laisser emporter sans plus se poser de questions.
Elle avait tellement besoin de lui, de sa force, de la protection qu’il lui
apportait… Et cependant, elle avait tellement souffert que sa fierté la
retenait encore.
Le pire était qu’elle ne pouvait pas réellement blâmer Simon. Si on se
plaçait de son point de vue, ses décisions étaient légitimes.
Mais elle ne pouvait pas non plus renier ses propres principes.
Levant la tête, elle chercha courageusement le regard de son amant.
— À plusieurs reprises, je vous ai expliqué pourquoi cette rébellion me
rebute. Rien n’a changé. La question de votre implication auprès du prince
Charles reste ma première inquiétude. Ce sujet sera toujours une source de
conflit entre nous, et un jour il finira sans doute par nous séparer.
C’était dit simplement, sans animosité, un simple constat des faits.
Cependant, Simon ne le prit pas ainsi.
— Vous êtes injuste, dit-il. Il me semble que vous avez pris votre
décision sous le coup de l’émotion, ce qui peut se comprendre, mais je vous
implore de la reconsidérer.
Une expression de tristesse assombrit le regard d’Henrietta.
— Vous connaissez peut-être mon corps, Simon, mais vous avez
beaucoup à apprendre sur ma personne.
Sa voix était étonnamment calme.
— Je vous connais comme amante et comme femme. Je n’ai pas
l’intention de renoncer, Henrietta. Peu importent les reproches que vous
avez à me faire, je vous veux pour épouse.
Henrietta voulut l’interrompre, mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Je comprends qu’il faut d’abord régler le sujet de mon allégeance au
prince Charles. Mais soyez assurée que c’est votre vie et votre sécurité qui
m’importent en premier lieu, et naturellement aussi votre bonheur. Je
n’aurai de cesse de faire en sorte que nous ayons un avenir commun.
Tandis qu’elle le regardait, les émotions d’Henrietta étaient à leur
comble, et elle ne parvenait pas à trouver un juste équilibre dans ses
pensées.
Ce que souhaitait son cœur allait à l’encontre de ce qu’elle considérait
comme honorable.
— Ne songez pas à faire de moi votre femme, Simon. Je ne le peux pas
et ne le veux pas.
La déception et la tristesse dans le regard de Simon lui brisèrent le cœur.
Il eut un geste vers elle, mais se ravisa et s’inclina légèrement, sans un
mot.
Puis il traversa le hall en quelques enjambées, ouvrit la porte et s’en
alla.
Le cœur brisé, Henrietta le suivit, s’arrêta sur le seuil, et le regarda
enfourcher son cheval.
— Au revoir, Simon. Que Dieu vous accompagne et vous protège.
Un muscle se contracta à la commissure de ses lèvres, et il regarda au
loin.
Le fossé entre eux, un instant comblé lors de leurs retrouvailles, venait
de se creuser à nouveau, et cette fois sans doute de façon irrémédiable.
Elle savait très bien quel but il poursuivait quand il lui avait
sauvagement fait l’amour sur la lande. Il voulait annihiler sa volonté, son
esprit et son âme, et faire naître en elle une faim éternelle de cette extase
dévastatrice qu’il lui avait fait connaître.
Mais elle ne se laisserait pas ensorceler par une quelconque rêverie
romantique. Elle lui avait dit qu’ils ne pouvaient pas être ensemble, et elle
ne reviendrait pas sur cette décision.
Et bientôt, elle retournerait à Londres, où elle renouerait le fil brisé de
sa vie.
Le prince William, duc de Cumberland et fils cadet du roi George II, fut
désigné pour mettre un terme à la rébellion jacobite.
Rappelé des Flandres, alors que le prince Charles, ne recevant qu’un
soutien limité de la part des Jacobites anglais, avait décidé de retourner en
Écosse, le duc de Cumberland se lança aux trousses de son ennemi.
Lorsque les Highlanders prirent Carlisle en décembre, le duc retourna à
Londres où on se préparait à une possible invasion des Français. Son
remplaçant en Écosse, Henry Hawley, fut battu à Falkirk en février.
L’invasion française n’ayant finalement pas eu lieu, le duc de
Cumberland revint en Écosse, et décida d’attendre la fin de l’hiver à
Aberdeen, où il en profita pour faire entraîner ses troupes en vue de l’étape
suivante du conflit. En avril, il fit route vers Inverness.
Matthew et Henrietta ne quittèrent pas le cottage. Le temps froid et
humide avait transformé les voies en marécages, et des groupes d’hommes
arpentaient la lande d’un pas décidé, la tête baissée pour lutter contre le
vent.
L’oncle et la nièce n’avaient donc pas d’autre choix que de reporter leur
voyage à Londres, particulièrement à cette époque de l’année, où la nuit
tombait vite, et durant laquelle les chutes de neige étaient fréquentes.
Ils étaient complètement isolés du monde, comme si le cottage était une
sorte d’île au beau milieu d’une mer inconnue. Ils apprirent cependant que
la bataille de Falkirk avait été un succès pour les Écossais.
Tout le monde ignorait où était actuellement l’armée écossaise. D’après
les rumeurs, elle se trouverait dans le Nord, mais ne serait pas en position
de force. Le temps avait été mauvais, les rations limitées, les désertions de
plus en plus nombreuses et à présent les hommes étaient épuisés et affamés.
Finalement, Matthew et Henrietta apprirent que l’armée écossaise se
déplaçait vers Drummossie Moor, à cinq miles au nord-est d’Inverness. Et
ils attendirent.
Le 16 avril, il y eut du bruit à l’est, et Henrietta songea d’abord que
c’était l’orage. Puis elle comprit qu’il s’agissait de quelque chose de bien
plus sinistre que ça. Les lointains coups de feu évoquaient l’apocalypse.
Elle n’avait pas eu de nouvelles de Simon depuis qu’il avait quitté le
cottage en décembre, mais elle ne s’y attendait pas non plus.
Le cœur lourd elle écouta les échos lointains de la bataille. En songeant
que Simon devait se trouver en première ligne, elle fit une prière pour qu’il
ne lui arrive rien.
L’armée jacobite fut finalement débordée à Culloden, et la ville se rendit
à la force des fusiliers de Cumberland.
La bataille fut rapide et sanglante, et ne dura pas plus d’une heure. Les
clans furent décimés et l’armée jacobite battit lamentablement en retraite.
Matthew prit le tisonnier, et remua les braises du feu qu’il avait étouffé
avant d’aller se coucher. Quand une flamme naquit, il souleva le chandelier
sur le manteau de la cheminée, et alluma les bougies.
— Je vais regarder, dit-il, en se penchant sur le blessé. Je ne peux pas te
laisser accomplir une telle tâche. Tu n’as aucune expérience médicale. Je
vais cependant avoir besoin de ton aide. Il me faut de l’eau bouillante, des
torchons propres, et un couteau.
Henrietta hocha la tête, et Matthew reporta son attention sur Simon. Il
écarta la cape et vit que le devant de la chemise était entièrement rougi. Il
l’ouvrit avec précaution, et grimaça en découvrant la blessure, dont
jaillissait du sang à chaque respiration.
Prenant les tissus que lui tendait Henrietta, il les pressa sur la plaie, en
se demandant s’il parviendrait à arrêter l’hémorragie. Puis, tout doucement,
il glissa une main sous le dos de Simon, pour vérifier l’étendue des dégâts,
et sentit une humidité poisseuse.
Il soupira de soulagement.
— Je n’aurai pas besoin du couteau, Henrietta. La balle est ressortie
toute seule. Et comme la blessure est du côté droit, son cœur n’est pas
menacé. En revanche, l’hémorragie pourrait s’avérer fatale.
Tandis que son oncle officiait, Henrietta comprit qu’elle n’avait jamais
pris la pleine conscience de ce qu’elle ressentait pour Simon.
Jusqu’à ce qu’elle le voie ainsi impuissant et vulnérable. Il avait
toujours été si fort, si capable.
C’était un tourment pour elle de ne pas pouvoir le toucher avec
tendresse et lui dire qu’elle l’aimait.
— Il ne peut pas rester dans la maison, déclara Matthew, après qu’il eut
nettoyé et bandé la plaie, et réussit à revêtir Simon d’une de ses chemises de
nuit. Les Dragons recherchent certainement ceux qui ont survécu à la
bataille. Ils ne tarderont pas à venir frapper ici. Nous devons le déplacer.
— Mais que pouvons-nous faire ? demanda-t-elle d’un ton désespéré.
Où peut-il aller ?
— Dans la grotte.
Elle le dévisagea avec stupeur.
— Quelle grotte ?
— Dans les rochers, derrière la maison.
— J’ignorais son existence. Est-elle grande ?
— Pas tellement. Mais suffisamment quand même pour cacher un
homme. Elle a déjà été utilisée à cet effet après que Cromwell eut battu les
royalistes à Dunbar. Personne ne pensera à venir y chercher Simon. Laisse-
moi m’en occuper. Je vais y aller et la rendre un peu plus habitable.
Les jours suivants, Simon lutta contre une forte fièvre et fut très agité.
Henrietta et son oncle le veillèrent à tour de rôle.
En l’écoutant gémir et en le regardant se tourner en tous sens entre les
draps trempés de sueur, Henrietta avait le cœur déchiré.
Si seulement elle avait pu appeler un médecin.
Mais en ces temps particulièrement troublés, elle ne voulait pas prendre
ce risque. Le médecin insisterait pour connaître son identité, et
l’information pourrait remonter jusqu’aux Dragons. Ils viendraient et
emmèneraient Simon. Son oncle et elle connaîtraient sans doute le même
sort.
Seule avec Simon, elle contempla tristement son visage. Des cercles
noirs creusaient le dessous de ses yeux, et quand ils les ouvraient de temps
en temps, il semblait ne rien voir. Ses yeux bleus avaient perdu leur éclat,
son visage était crispé, et sa peau brûlante au toucher.
Elle prit une de ses mains entre ses paumes fraîches. Lorsqu’il gémit,
elle la relâcha et, saisissant une serviette qui trempait dans l’eau fraîche,
elle lui baigna le visage et le cou, en espérant que cela ferait baisser sa
fièvre.
— Que pouvons-nous faire ? demanda-t-elle à son oncle, quand celui-ci
vint la relever. La fièvre ne semble pas baisser.
— Il est entre les mains de Dieu, déclara Matthew avec renoncement.
— Oui, je crois que vous avez raison.
Henrietta continua à veiller sur lui, ravagée de chagrin tandis qu’elle le
regardait lutter contre ses démons.
Les heures s’écoulèrent avec une lenteur éprouvante. Sachant combien
elles étaient décisives, Henrietta pria, parla à Simon, rafraîchit son visage…
Elle voulait qu’il se batte pour vivre, qu’il ouvre les yeux et la regarde,
que sa bouche si belle lui sourie.
Finalement, l’épuisement eut raison d’elle, et elle s’endormit, le visage
baigné de larmes, assise à côté de l’homme qu’elle aimait plus que tout.
Chapitre 8
Vint enfin le jour où Simon put se lever. Il était faible et vacillant tandis
qu’il accomplissait ses premiers pas.
Matthew venait le matin, l’aidait à se lever, puis le laissait faire seul le
tour de la grotte. La première fois, la douleur dans son torse et son dos fut si
forte qu’il faillit perdre connaissance.
Peu à peu, sa force revint, mais il se fatiguait vite, et s’endormait dès
qu’il avait regagné son lit.
Finalement, il commença à se laver et s’habiller seul, et vécut comme
un véritable triomphe le fait de prendre un bain, quand il fut autorisé à se
rendre dans la maison.
Les patrouilles anglaises n’étant jamais loin, il ne quittait pas la grotte
sans que Matthew soit venu lui dire que tout allait bien. Il s’échappait alors
comme un fantôme de sa tanière de roche, et gagnait le cottage.
Moira ne venant plus, Matthew se rendait régulièrement à Inverness en
carriole, afin d’acheter des provisions et de prendre des nouvelles.
Ce jour-là, Matthew était donc parti, et Simon se trouvait seul dans la
maison. Tandis qu’il s’aspergeait d’eau et se savonnait vigoureusement les
reins, il sentit disparaître l’angoisse du confinement.
À cet instant, il se sentait libéré de son corps blessé, de ses pensées
moroses. C’était comme s’il se découvrait à nouveau vivant.
Quand l’eau commença à refroidir, il sortit précautionneusement du
baquet et commença à se sécher.
Henrietta entra, tenant entre ses bras un grand panier de linge qu’elle
avait mis à sécher plus tôt.
Elle écarquilla les yeux quand elle vit Simon, et eut du mal à retrouver
son souffle. Son corps était toujours aussi superbe qu’avant, ses épaules
aussi larges, ses hanches aussi étroites. En résumé, il était un splendide
spécimen d’homme.
Elle sentit son propre corps s’embraser, tandis qu’elle laissait courir ses
yeux sur sa nudité. Relevant la tête, elle croisa le regard narquois de Simon.
Embarrassée d’avoir été surprise en train de l’observer, elle rougit
violemment, et s’empressa de s’excuser.
— Oh ! j’avais oublié que vous vous… J’aurais dû faire le tour pour
aller à la lingerie. Veuillez m’excuser.
Il lui adressa un sourire en coin.
— Je n’aurais peut-être pas dû mettre autant d’empressement à sortir du
bain. Vous auriez pu me frictionner le dos.
— Je pense que vous êtes capable de vous débrouiller tout seul.
Gênée, elle traversa la pièce pour se rendre à la lingerie. Lorsqu’elle lui
changeait ses pansements, il était faible, et nullement en condition de la
submerger de son désir amoureux. Mais à présent qu’il était presque
complètement remis, il lui semblait plus dangereux que jamais, et elle avait
peur qu’il ne la poursuive à nouveaux de ses assiduités.
Quand elle s’était donnée à lui, tout son être s’était enflammé. Ses
mains sur son corps, ses lèvres sur les siennes, sa force de persuasion
avaient contribué à sa chute.
Elle n’avait pas été capable de résister à son ardeur, et sa fierté avait
cédé sous l’attaque délibérée de Simon sur ses sens. Il lui avait fait
découvrir l’extase en sachant parfaitement ce qu’il lui faisait, et désormais
elle ne cesserait de se languir de ce moment.
Simon la rattrapa, lui prit le panier, le posa par terre, et l’attira contre
lui.
— Je vous en prie, Simon, ne faites pas ça. Je ne peux pas.
La repoussant à bout de bras, il la regarda intensément.
— Dans ce cas, mentez-moi, Henrietta. Dites que vous ne m’aimez pas.
Henrietta ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit, et elle resta à
fixer Simon, irrémédiablement prise dans la toile d’araignée de ses propres
désirs.
Elle avait déjà péché deux fois, par le corps et par l’esprit. Mais en dépit
de la culpabilité qui la rongeait, elle savait qu’elle irait vers lui encore et
encore, sans que rien puisse tarir le besoin envahissant qu’elle avait de cet
homme.
Lentement, il inclina la tête et posa les lèvres sur les siennes. Elle ne lui
opposa aucune résistance, ouvrant au contraire la bouche pour lui offrir la
possibilité d’un baiser plus appuyé.
Bientôt, elle perdit la notion du temps dans le cercle de ses bras. C’était
comme s’ils ne s’étaient jamais séparés.
Les baisers de Simon étaient puissants et tendres à la fois. Enfiévrée par
le contact de son corps nu contre le sien, elle les lui rendit avec une ferveur
qui la surprit.
Rejetant la tête en arrière, Simon sourit et lui caressa la joue du bout des
doigts.
— Je vous veux, dit-il d’une voix enrouée. Ici, et maintenant.
Pour toute réponse, elle lui effleura les lèvres d’un baiser.
— Je vous veux aussi, Simon. Mais pas ici.
Il hocha la tête.
— À l’étage. Dans votre lit.
Sans un mot, sachant qu’elle avait perdu la bataille, Henrietta lui prit la
main et le guida vers l’escalier, puis jusqu’à sa chambre.
Une fois que la porte se fut refermée sur eux, elle se sentit soudain
intimidée, sachant ce qui allait se passer.
Simon perçut sa nervosité, et lui sourit.
— Je suis le seul à avoir le droit de grelotter, ou bien pensez-vous ôter
vos vêtements prochainement ?
Elle rit.
— Aidez-moi.
Délicatement, il commença à la déshabiller avec des gestes aussi
attentifs que la plus dévouée des femmes de chambre.
Lorsque enfin elle fut nue devant lui, il détailla chaque parcelle de son
corps.
— Vous êtes toujours aussi belle que dans mon souvenir. Et même plus
encore. Si belle que j’en souffre quand je vous regarde.
— Flatteur, murmura-t-elle.
— Non. Je n’ai nul besoin de vous flatter.
Fermant les yeux, Henrietta s’étendit sur le lit et le sentit s’enfoncer
sous elle tandis que Simon la couvrait de son corps.
— Votre oncle ? demanda-t-il, tandis qu’il picorait son cou de tendres
petits baisers.
— Il ne sera pas de retour avant des heures. Mais…
Elle tourna la tête.
Simon lui prit le menton et l’obligea à tourner le visage vers lui.
— Regardez-moi, Henrietta, dit-il d’une voix basse et caressante. Qu’y
a-t-il ? Avez-vous peur que je vous fasse mal ?
Lentement, elle ouvrit les yeux et le fixa.
— Est-ce cela ?
Elle secoua la tête.
— Alors, qu’est-ce donc ?
— Je… J’ai honte de ce que nous avons fait… De ce que nous allons
faire à nouveau.
— Il n’est pas dans mon intention de vous forcer.
— Je sais.
Elle prit une profonde inspiration.
— Mais j’y ai longuement réfléchi. J’ai essayé de lutter, et j’ai
misérablement échoué. Alors, tant pis. Même si mon âme doit être damnée,
cela m’est égal. Je vous veux, Simon… Tant que vous êtes avec moi. Et
pour aussi longtemps que cela durera.
À nouveau, leurs bouches se joignirent en une chaude communion,
dévorées par une passion brûlante.
Prononçant des paroles enfiévrées, Simon parcourut son corps de
baisers qui firent basculer l’univers d’Henrietta dans un chaos de
sensations.
Penché sur sa poitrine, il la parcourut de baisers tendres et langoureux,
tandis que ses mains exploraient son corps, et l’embrasait par de troublantes
caresses dans les régions les plus secrètes de sa féminité.
Transporté de plaisir, le corps en feu, Henrietta se soulevait
voluptueusement, accentuant par les mouvements de son ventre les caresses
de Simon.
C’était tellement merveilleux de l’avoir là avec elle, d’être dans ses
bras, de l’aimer et d’être aimée de lui.
Il y avait si longtemps qu’elle brûlait de connaître à nouveau cette
exaltation du corps, ce bonheur d’être enlacée avec force, et ce désir violent
qui l’avait entraînée à accomplir des gestes d’une audace dont elle se
croyait incapable.
Couvrant de caresses ce corps tout entier tendu vers elle, elle explora les
cicatrices de batailles antérieures, la puissance des muscles et la fermeté de
la peau. Puis, ne pouvant plus attendre, elle cambra le dos et s’ouvrit à lui,
impatiente de le sentir en elle.
Henrietta regarda avec effroi Jeremy pivoter sur les talons en entendant
du bruit dans son dos.
Aussitôt, l’infâme personnage dirigea son arme vers Simon. Il ne devait
certainement pas s’attendre à ce que son oncle et elle aient de la compagnie.
Simon s’était figé. Tout son corps s’était tendu à l’extrême. Mais elle le
connaissait suffisamment pour savoir qu’il bouillait d’une furieuse énergie,
et qu’il était prêt à entrer en action.
Elle lui lança un regard alarmé.
— Prenez garde, Simon. C’est Jeremy Lucas, l’homme dont je vous ai
parlé.
Plus tard, quand le cheval fut sellé et qu’il ne resta plus rien d’autre à
faire que se dire au revoir, Simon observa le visage livide d’Henrietta et ses
grands yeux assombris par l’appréhension. Il la prit alors dans ses bras et
déposa un baiser sur son front.
— Nous devons y faire face, Henrietta.
Sa voix s’amenuisa jusqu’au murmure, et ses bras se refermèrent autour
d’elle.
— Si vous attendez un enfant, ce sera peut-être tout ce qu’il restera de
moi. Je vous demande de faire en sorte qu’il ne lui arrive rien. Je vais vous
donner l’adresse où ma mère réside à Paris. Allez la voir. Me le promettez-
vous ?
Il ne fut pas possible à Henrietta de répondre tout de suite, tant les
larmes lui obstruaient la gorge. Elle reprit son souffle, sachant qu’elle
devait être forte pour tous les deux. Finalement, elle dit :
— Il n’y a pas d’enfant, Simon, ce qui est aussi bien.
S’arrachant à ses bras, elle recula de quelques pas et leva la tête vers lui.
— Rien n’a changé, dit-elle. À cause de ce que vous êtes, nous ne
pouvons pas être ensemble.
— Mais si, bien sûr. À condition que je survive à cela. Soyez honnête
avec vous-même et admettez-le. Nous sommes pris dans quelque chose qui
ne peut aisément s’effacer, et je sais que ni la distance ni le temps
n’affaibliront nos sentiments.
Henrietta secoua la tête avec une infinie tristesse.
— Je n’oublierai jamais la souffrance que mon père nous a causée à ma
mère et à moi, en raison de son entêtement à soutenir cette vaine cause
Stuart. Et vous faites preuve de la même obstination. Je ne peux pas et ne
veux pas vivre de cette façon. De toute façon, ma vie est à Londres.
— Et qu’allez-vous y faire, Henriette ? Devenir une adepte des
réceptions mondaines, et épouser un beau célibataire incapable de vous
résister ?
— Probablement. Mais, j’avoue que je n’ai guère eu le temps d’y
penser. Je dois d’abord rencontrer Christopher Goodwin et lui apprendre ce
que Jeremy à fait à son père, puis je mettrai mes affaires en ordre.
Simon prit la route la plus directe vers la côte ouest, contournant les
lochs, suivant des chemins truffés d’embûches à travers des marécages, et
traversant des forêts infestées de hors-la-loi.
Torturé par l’épuisement, les crampes et la douleur de sa blessure au
torse, il s’en réjouissait néanmoins car cela l’empêchait de penser à
Henrietta. La sensation de perte était encore fraîche, et laissait en lui un
vide atroce.
Plus d’une fois, il faillit croiser des Redcoats, qui menaient des battues à
travers les forêts, et parvint à leur échapper grâce à la vivacité de ses
réactions.
En entrant dans les Highlands de l’Ouest, à Fort Augustus, il rencontra
des Jacobites qui faisaient route vers la France, et continua le voyage avec
eux.
Ils embarquèrent pour les Hébrides, où Simon retrouva le prince
Charles. Poursuivis par les soutiens du gouvernement, et les fermiers locaux
qui espéraient toucher la prime de trente mille livres en livrant le prince aux
autorités, ils passèrent d’une île à l’autre.
Finalement, une frégate française leur permit de quitter l’Écosse pour la
France, où ils accostèrent en septembre 1746.
Henrietta était étendue sur son lit, dans la pénombre. La nuit était
silencieuse et humide. En entendant la pendule sonner 2 heures, elle se leva
et alla à la fenêtre.
La lune et les étoiles illuminaient le jardin, qu’elle observa d’un regard
absent.
Depuis le départ de Simon, elle avait été incapable d’apaiser la
confusion qui régnait dans son esprit, de calmer la tempête d’émotions que
Simon avait éveillée en elle.
Il lui avait fait connaître le désir et le plaisir, lui avait appris à ressentir,
mais il l’avait aussi mise en colère, et l’avait obligée à penser et penser
encore. Lorsqu’il était parti, il avait laissé un vide dans sa vie que rien ni
personne ne pouvait combler.
Avec un soupir, elle se retourna et observa la chambre, notant les
ravissants objets qu’elle chérissait depuis des années. Mais il s’agissait de
possessions matérielles et, bien qu’elle eût tendrement aimé ses tuteurs, elle
ne pouvait s’empêcher de penser que cette maison ne lui appartenait pas.
Tout cela n’avait aucune valeur, comparé à Simon. Cet homme qu’elle
aimait. Cet homme irremplaçable. Cet homme qui signifiait tout pour elle.
Elle le voulait, songea-t-elle avec désespoir.
Pourquoi n’avait-elle pas réalisé plus tôt la profondeur de son amour
pour lui ?
Pourquoi n’était-elle pas partie avec lui ?
Elle était tellement aveuglée par ses ressentiments, tellement déterminée
à ne pas être mêlée à la rébellion, qu’elle avait perdu l’homme qu’elle
aimait.
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce roman a déjà été publié en 2018
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE
Dans ses romans, Michelle Styles nous fait découvrir sa passion pour
l’Histoire grâce à des récits qui mêlent avec art véracité historique et souffle
romanesque. D’origine américaine, elle vit actuellement en Angleterre, où
elle partage son temps entre sa famille et l’écriture de ses romans.
Chapitre 1
Annis pinça les lèvres tandis qu’elle essayait de garder la tête immobile
pendant que sa servante lui tressait les cheveux. Qu’avait-elle donc espéré ?
Que son oncle, l’abbé du prieuré de Saint Cuthbert, lui donnerait les
moyens financiers de tenir tête à son beau-père ? La seule solution qu’il lui
avait proposée était d’entrer dans les ordres, où sa dot, affirmait-il, lui
permettrait de mener une vie décente.
— Madame, cela prendra moins de temps si vous penchez légèrement la
tête de ce côté.
Replongeant dans ses pensées, Annis se mit à fixer le mur de
l’hôtellerie de Saint Cuthbert orné d’une fresque représentant Marie
agenouillée au pied de la croix.
Venir ici avait été une erreur. La conversation de la veille au soir
résonnait encore dans son esprit. Son oncle avait refusé d’écouter ses
arguments. Comment avait-elle pu s’imaginer qu’il en irait autrement ?
Dès le lendemain, dès que la marée basse aurait dégagé le passage, elle
quitterait le monastère et l’île. Elle n’avait d’autre choix que de retourner à
Birdoswald, sur le fleuve Irthing, à l’ouest de la Northumbrie. Et d’affronter
seule son destin.
— Cela vous convient-il, madame ?
Sa nouvelle chambrière, Mildreth, avait achevé de la coiffer et lui
tendait maintenant un petit miroir. Annis jeta un bref regard à son reflet. La
masse rebelle de ses boucles brunes avait été disciplinée en deux nattes de
chaque côté de son visage. Elle considérait ses cheveux comme sa plus
belle parure, — peut-être la seule qui fût digne d’intérêt. Pour elle, ses
cheveux étaient le symbole de la révolte qui l’habitait.
Elle constata une fois de plus que Mildreth ne manquait pas de
compétence. Elle continuait néanmoins à se méfier de la servante,
persuadée qu’elle était du côté du père de son défunt mari. Dès son retour
sur les terres familiales, à la mort de son époux, son beau-père avait en effet
exigé le remplacement de tous les domestiques de la maison. Elle n’avait
alors aucune raison de rester dans la famille de Selwyn. Elle n’avait pas
d’enfants et sa belle-sœur ne l’avait jamais appréciée. Aussi était-elle
rentrée chez elle dans l’espoir d’y trouver un foyer plus accueillant. C’était
à ce moment-là qu’elle avait découvert que son beau-père régnait désormais
en maître sur le domaine ancestral de sa famille.
— Nous allons bientôt préparer vos fiançailles.
— Si Dieu le veut… , repartit Annis en reposant le miroir sur la
coiffeuse et en s’efforçant de garder un visage impassible.
En réalité, elle ne souhaitait pas plus épouser le fils de son beau-père,
l’odieux Eadgar aux mains poisseuses et aux manières plus poisseuses
encore, qu’elle n’avait l’intention de se retirer dans un couvent ainsi que le
lui avait suggéré son oncle.
— Il faudra bien vous marier un jour, ajouta Mildreth. Et il est vrai
qu’Eadgar est un bon parti…
La bonne s’interrompit soudain. L’air confus et désemparé, elle semblait
en proie à un débat intérieur. Enfin, elle poursuivit :
— Maîtresse, je ne puis continuer à vous mentir. Avec le temps, j’ai fini
par m’attacher à vous. Il faut que vous sachiez la vérité… Eadgar est en fait
un horrible individu. Toutes les autres servantes ont peur de se retrouver
seules avec lui. Mais, je vous en supplie, gardez cette confidence pour
vous !
Annis serra la main de Mildreth. Une légère rougeur colorait ses joues,
la rendant presque jolie. L’aveu de la domestique procurait à Annis un
réconfort certain. Son voyage jusqu’à Lindisfarne n’avait pas été vain,
finalement : elle venait de se découvrir une alliée.
— Je vois, murmura-t-elle, que nous avons la même opinion du
personnage.
— Les autres m’ont prévenue que vous étiez bonne, madame, et elles
avaient raison.
— De toute façon, reprit Annis en rajustant le col de sa robe, il est
encore trop tôt pour parler de remariage. Je viens à peine d’enterrer mon
époux et je n’ai toujours pas fini de porter son deuil. Je suis venue ici pour
solliciter l’avis de mon oncle, et maintenant qu’il me l’a donné, je n’ai plus
qu’à m’en retourner chez moi.
— Comme vous voudrez, madame.
Un carillon affolé retentit soudain dans la pièce, empêchant toute
discussion. Annis se raidit de la tête aux pieds.
— C’est le tocsin ! s’écria Mildreth en se tordant les mains. C’est
horrible ! Nous allons être violées, massacrées !
Annis s’obligea à respirer calmement. Paniquer ne servirait à rien. En
dépit du vacarme, elle s’efforça donc de garder son sang-froid.
— Violées ? Massacrées ? répéta-t-elle à sa servante. Enfin, Mildreth,
réfléchis un peu ! Qui oserait attaquer cet endroit ?
Cependant elle avait beau parler d’une voix posée, elle ne savait qui au
juste, d’elle-même ou de sa domestique, elle essayait ainsi de rassurer.
— On sonne peut-être les cloches pour une autre raison, ajouta-t-elle. Il
se peut qu’un pèlerin ait été surpris par la marée alors qu’il essayait de
gagner l’île.
Mildreth esquissa un sourire tremblant avant de voûter les épaules,
comme pour échapper au tintement persistant des cloches. Annis pria le ciel
que son interprétation soit exacte. Elle ne pouvait croire que la raison de
cette alerte soit plus grave que cela. Qui risquerait en effet la damnation
éternelle en profanant l’un des sites les plus sacrés et les plus réputés de la
Northumbrie, sinon de toute l’Europe ?
La sûreté du lieu était d’ailleurs la raison pour laquelle sa famille avait
choisi de confier son trésor aux moines plutôt que de le garder enfermé dans
les coffres du domaine, imitant en cela la grande majorité des propriétaires
terriens de la Northumbrie. Pour eux, c’était là un moyen aussi simple
qu’efficace d’assurer la protection de leurs fonds.
Brusquement, le tocsin cessa, laissant place à un silence inquiétant.
— Tu vois bien ! s’exclama Annis d’une voix qui résonna entre les
parois de bois de la pièce. Ce n’était sans doute pas grand-chose. Un moine
a dû paniquer en voyant un navire dériver vers l’île. Mon oncle m’a
prévenue que certains novices s’excitaient parfois pour un rien. Si problème
il y avait, il a dû être résolu.
— Puisque vous le dites, madame, concéda Mildreth en hochant la tête.
Elle n’en gardait pas moins un air si lugubre qu’Annis lui serra de
nouveau la main.
— Tout va bien se passer, Mildreth. Nous sommes dans la maison de
Dieu. Il veillera sur nous.
— Il y a eu des présages, madame, répliqua la servante dans un souffle.
L’un des moines dit avoir aperçu des dragons qui volaient devant la lune.
Des feux étranges se seraient allumés dans la nuit et des tornades seraient
apparues dans le ciel. Il paraît que nous allons être punis pour nos péchés.
On en parlait encore en cuisine, l’autre jour.
— Tout cela n’est que fariboles pour effrayer les jeunes servantes,
rétorqua Annis en se forçant à rire. Je suis sûre que d’ici les moissons, plus
personne ne s’en souviendra.
Sur ce, elle se leva et alla d’un pas vif se poster devant la petite fenêtre
qui surplombait la mer. La veille elle y avait admiré le paysage de sable
jaune d’or et d’eau étincelante qui entourait le prieuré. Sur l’onde ne
voguaient alors que quelques bateaux de pêche. Il en allait tout autrement
aujourd’hui.
— Il se peut que je me sois trompée, Mildreth. Nous allons finalement
avoir de la compagnie, annonça Annis en s’efforçant de maîtriser le début
de panique qui altérait sa voix.
Attention aux conclusions hâtives, se sermonna-t-elle. Son oncle le lui
avait souvent répété depuis son arrivée ici : elle avait le caractère bien trop
vif et l’imagination bien trop débridée.
Comme la veille, les vagues étincelaient sous les premiers rayons du
soleil. La mer, cependant, n’était plus vide. Trois navires à la proue en
forme de serpent, aux garde-corps soulignés de boucliers ronds et aux
voiles rayées de rouge et de blanc oscillaient sur les flots. L’un d’entre eux
avait accosté, suivi de près par les deux autres.
Des guerriers débarquèrent du premier drakkar et pataugèrent jusqu’au
rivage. Ils portaient des pantalons et des cottes de mailles, des casques
métalliques et des boucliers ronds. Ils avaient un air sauvage. Ils étaient
tous habillés de manière différente. C’étaient des païens. Des barbares. Des
pillards.
Elle se pencha pour mieux les regarder. Leur chef avait des cheveux
sombres qui lui tombaient jusqu’aux épaules et une barbe de plusieurs
jours. Un motif compliqué représentant un serpent aux prises avec un
monstre décorait son bouclier. La troupe disparate qui l’escortait comportait
aussi bien une sorte d’homme des bois à la barbe et aux cheveux fous
qu’une réplique de lui-même en plus mince et en plus blond. Il leva la tête
vers la fenêtre devant laquelle elle se tenait. Pendant une fraction de
seconde, son regard d’un bleu intense se riva dans le sien et un bref sourire
effleura ses lèvres avant qu’il ne ramène son attention sur le groupe qui se
hâtait de sortir du monastère. Elle porta une main à sa gorge.
L’avait-il vue ?
Son oncle marchait en tête de la délégation, haute silhouette de blanc
vêtue, plus petit que le chef des nouveaux venus mais respirant l’assurance
et l’autorité. Elle eut un demi-sourire. Elle avait eu tort de s’inquiéter. Les
capacités de diplomate de son oncle étaient renommées dans toute la
Northumbrie et la Mercie. Elle était certaine qu’il saurait dompter ces
sauvages en un instant.
Il leur présenta sa main pour qu’ils l’embrassent, ainsi que l’exigeait la
tradition. Le seigneur de guerre païen l’ignora et, après une sèche
inclinaison de la tête, lui tendit une tablette.
Son oncle blêmit et saisit les tablettes d’une main tremblante.
Que pouvaient donc vouloir ces barbares ?
Haakon n’avait pas prévu que la journée se passerait ainsi. Ils étaient
venus en paix, pour faire du commerce, pas pour mener une guerre.
Il considéra la bataille, ou plutôt le massacre, qui se déroulait autour de
lui. Déjà des flammes léchaient nombre de bâtiments. Il savait que
Lindisfarne était un centre culturel réputé, mais il n’avait pas le pouvoir de
le sauver. L’abbé, pensa-t-il, aurait dû mieux tenir ses troupes. Il avait perdu
à la fois un guerrier de valeur et un ami cher, et cela à cause d’un moine
déchaîné. L’abbé s’attendait-il donc à ce qu’il reste passif devant un acte de
violence aussi gratuit ?
— Bjorn avait raison, Haakon ! s’exclama Thrand depuis le seuil du
monastère.
Il était échevelé mais paraissait indemne et tirait derrière lui un coffre
débordant de calices étincelants et de crucifix ornés de joyaux.
— Le monastère croule sous l’or et les bijoux, annonça-t-il. Tu n’en
croirais pas tes yeux. Tu as eu bien raison de nous amener jusqu’ici pour
récupérer l’argent que nous devait le Scot.
— Brûle donc les bâtiments, répliqua Haakon. C’est un raid comme les
autres, Thrand. Rassemble le maximum de butin. Nous aurons de quoi
donner une belle fête à notre retour à la maison.
Il refusait d’éprouver la moindre compassion à l’égard de leurs
victimes. Il n’y aurait pas de place pour eux au Walhalla que leur Dieu
réservait aux guerriers. Eux, ils ne méritaient pas ce titre. Des enfants
auraient mieux su manier l’épée. Avec de tels guerriers, le prieuré était sans
défense.
— Attention, derrière toi ! le prévint son demi-frère.
Plusieurs gardes à la carrure massive s’avançaient vers lui. Thrand fut
sur eux le premier. Les lames s’entrechoquèrent. Ces soldats-ci étaient
visiblement plus aguerris, songea Haakon tout en rendant coup pour coup. Il
envoya un de ses adversaires au sol tandis que Thrand terrassait les autres.
— Tu vaux presque un berserker en férocité, Thrand.
L’interpellé leva son épée.
— Tuer ne me procure aucun plaisir, Haakon. Tu le sais bien. C’est là
toute la différence entre Bjorn et moi.
— A propos, l’as-tu vu ?
— Pas depuis le début du combat. Ces moines étaient vraiment stupides
de croire qu’ils pourraient nous attaquer avec leurs canifs sans que nous
défendions notre honneur.
— J’aurais préféré que Bjorn attende mes ordres.
— C’est toi qui as tenu à ce qu’il débarque avec nous, lui rappela
Thrand avec un haussement d’épaules. Bjorn est un homme dangereux,
aussi bien pour ses amis que pour ses ennemis, quand il est atteint de folie
meurtrière.
— Jamais il ne s’en prendrait à un membre du felag. Nous sommes tous
unis par un pacte de sang.
— Peut-être, mais il paraît qu’il aurait déjà commis un parjure, il y a
deux étés de cela. Maintenant, je n’ai jamais vraiment prêté foi à cette
rumeur, ajouta Thrand avant de se remettre à tirer le coffre. De toute façon,
c’est toi le chef de cette expédition et je n’ai aucune envie de te disputer ce
titre. Bjorn est sous ta responsabilité.
Haakon se frotta la nuque, acquiesçant par son silence aux paroles de
son demi-frère. Bjorn représentait effectivement une menace pour tout le
monde, y compris pour lui-même. Il ne lui restait donc plus qu’à retrouver
le berserker pour l’arracher au délire sanglant qui avait pris possession de
lui. Car, bien qu’ils se soient mutuellement juré loyauté et fidélité, il savait
de quoi Bjorn était capable lorsque la soif de sang l’obsédait.
— Bjorn ! s’écria-t-il. Bjorn, la victoire est à nous ! Il est temps de se
partager le butin !
— Haakon Haroldson !
Le cri de détresse avait échappé à Annis alors qu’elle se débattait sous
les doigts fureteurs du viking. Le chef des barbares l’avait pourtant
prévenue de ce risque, mais elle avait préféré ne pas tenir compte de son
avertissement. Elle s’en repentait maintenant et, si elle était en colère contre
son agresseur, elle s’en voulait peut-être encore plus à elle-même. En
croyant agir au mieux, elle s’était montrée inconséquente. Et il était
désormais trop tard pour le regretter.
Le guerrier finit par lui empoigner les cheveux qu’il tordit d’un coup
sec du poignet, lui infligeant une douleur qui la contraignit à l’immobilité.
De l’autre main il brandissait une épée. A sa vue, elle sentit son cœur
manquer un battement et le sang quitter ses membres.
Elle avait eu une occasion de s’échapper et l’avait bêtement gâchée. Un
goût amer lui emplit la bouche.
Se sentant sur le point de défaillir, elle se força à redresser l’échine. Elle
n’avait pas réussi à survivre jusqu’à présent pour périr sous la main de cet
homme.
Elle lança son pied en avant et parvint à lui heurter le tibia. Etouffant un
juron, il relâcha ses cheveux. Elle en profita pour reculer d’un bond.
Aussitôt, le guerrier leva la main sur elle. Elle esquiva le coup tout en
tordant le buste pour prendre la fuite.
Son jeune agresseur fut alors subitement tiré en arrière, laissant place à
Haakon dont le visage était assombri par une fureur noire.
— Vous a-t-il blessée ? s’enquit-il en la prenant doucement par le
coude.
— Non, non, ça va, répondit-elle en secouant la tête, alors même qu’elle
commençait à frémir comme une feuille.
Elle s’enveloppa de ses bras, mais les tremblements ne voulaient point
s’arrêter.
Les yeux de Haakon étincelaient de colère. Il avait revêtu son casque de
combat. Ce n’était plus son sauveur qui lui faisait face, mais le chef de
guerre qu’elle avait entraperçu sur la plage un peu plus tôt.
Elle déglutit avec peine, s’efforçant de retrouver son calme tandis
qu’une vague de lassitude la submergeait. Elle aurait aimé pouvoir
s’étendre sur le sol et ne plus jamais avoir à se relever. Ce mauvais rêve
devait cesser. Il lui fallait impérativement se réveiller. Son existence n’était
pas censée prendre un tour pareil. Sa vie, jusqu’alors, suivait un train réglé,
planifié, et voilà qu’il ne lui en restait plus rien. Plus rien du tout.
Une nouvelle houle de fatigue douloureuse l’envahit, lui engourdissant
les membres. Elle réfléchirait aux horreurs dont elle avait été témoin plus
tard ; pour l’instant, elle ne désirait qu’une seule chose : que tout cela cesse.
Ses paupières devinrent plus lourdes que du plomb ; ses yeux se fermaient
malgré elle. Se laissant tomber à terre, elle ramena ses jambes contre sa
poitrine, et s’adossa aux jambes de Haakon. Sa méfiance envers ce dernier
s’était envolée. Elle s’en remettait à lui pour la sauver de nouveau.
Haakon réprima son envie de la secouer pour l’obliger à se redresser.
Il l’avait conduite jusqu’à un endroit sûr où il lui aurait suffi d’attendre
sagement leur départ pour pouvoir ensuite aller retrouver les siens et ne
garder qu’une belle frayeur de toute cette mésaventure. Mais non, il avait
fallu qu’elle lui désobéisse et qu’elle revienne au monastère ! Odin l’avait
mise sur son chemin de nouveau, juste à temps pour empêcher Thrand de
commettre l’irréparable.
Il ne pouvait croire qu’elle soit à ce point inconsciente du danger. Ses
hommes n’avaient que peu de respect pour les femmes de l’ennemi. Au
pire, ils les tuaient, au mieux ils en faisaient leurs prisonnières.
— Cette dame est sous ma protection, Thrand, lança-t-il à son demi-
frère tout en changeant de position pour que la concernée soit fermement
calée contre ses jambes. Et je n’ai absolument pas le désir de t’expédier au
Walhalla avant l’heure.
— Ta protection ? répéta Thrand avant de hausser les épaules. Je l’ai
trouvée en train d’errer toute seule. Tu devrais garder un œil sur tes prises
de guerre.
— Ivar m’a averti que tu avais des ennuis, reprit Haakon en feignant
d’ignorer la pique. Il craignait que tu n’aies besoin d’assistance.
— Bah, ce n’était rien, répondit son demi-frère. Juste un moine de
Northumbrie qui refusait de se laisser emmener.
Il se courba pour ramasser son arme.
— La prochaine fois, ajouta-t-il, surveille mieux tes captives. Il y a pas
mal des nôtres qui traînent dans le coin avec la fièvre dans le sang.
— A propos, quelles sont nos pertes ? s’enquit Haakon en se passant
une main dans les cheveux. Je veux dire : pas sur la plage, mais ici, au
monastère.
Dans une bataille de ce genre, il s’attendait à voir beaucoup d’hommes
rejoindre le Walhalla. Et la plus pénible des responsabilités qui lui
incombaient était assurément d’informer de ces décès les épouses, fiancées
et familles concernées à son retour à Viken, afin qu’elles puissent élever
une pierre gravée à la mémoire de leurs chers disparus.
— La plupart d’entre nous n’ont reçu que quelques bleus et entailles.
Seuls six sont gravement blessés, l’informa Thrand avant de s’interrompre
brusquement en fronçant les sourcils. Et puis Bjorn manque à l’appel. Mais
bon, tu sais comment il est quand la folie des berserkers le prend. Tu es le
seul qu’il écoute dans ces moments-là. Il finira bien par revenir avant qu’on
ait fini de charger l’or dans les bateaux, des trésors plein les bras et sa hache
rouge de sang. Par tous les dieux, ce raid a été un franc succès !
— Bjorn est mort, lâcha alors Haakon en défiant Thrand du regard.
— Mort ? Mais comment ? Les soldats du monastère n’avaient rien de
guerriers ! Un gamin avec une épée de bois se serait mieux défendu
qu’eux ! s’exclama Thrand, ahuri. Bjorn ne craignait personne. D’ailleurs,
as-tu oublié la prophétie de l’augure à son sujet — que nul homme ne le
tuerait ?
— Elle a effectivement dû me sortir de l’esprit quand il s’est jeté sur
moi, repartit Haakon avec un humour glacial. Sa rage meurtrière était telle
qu’il ne m’a même pas reconnu. Nous nous sommes affrontés dans
l’hôtellerie. Son corps y est toujours, s’il n’a pas été brûlé par l’incendie.
Thrand siffla entre ses dents.
— Et dire que c’est toi qui as insisté pour qu’il fasse partie de ce
voyage… Il appartient à un clan puissant, tu le sais.
Haakon baissa les yeux sur la femme effondrée à ses pieds. Elle avait
penché la tête et fronçait les sourcils comme si elle essayait de suivre leur
conversation. Ses cheveux sombres frisaient au niveau de ses tempes et sa
robe portait les traces du combat. Il se refusait néanmoins à confier la vérité
à son demi-frère. Il avait donné sa parole. S’il ne tenait pas sa langue,
beaucoup exigeraient sa mort en échange de celle du berserker. Or, il lui
devait la vie. Et il avait la ferme intention de continuer à la protéger, qu’elle
le veuille ou non.
— Qu’ils me défient donc si ça leur chante, rétorqua-t-il en empoignant
le pommeau de son épée.
Thrand leva les mains en signe de conciliation.
— Tu es un guerrier légendaire, mon frère. Et Mord-Jambe, ta lame
fidèle, ne l’est pas moins.
— Elle ne m’a jamais failli jusqu’à présent.
— Te rends-tu compte de l’ampleur que ta réputation va prendre,
maintenant que tu as défait Bjorn en combat singulier ? Cela dit, cet exploit
va aussi te coûter un wergild de taille.
Haakon considéra de nouveau la jeune femme assise contre lui, se
demandant comment Thrand réagirait s’il apprenait que le vainqueur du
berserker n’était autre que cette créature à l’apparence si fragile.
— J’étais trop occupé à parer ses coups pour songer à la compensation
que me réclamerait sa famille. Ou au châtiment que voudraient m’infliger
ses amis. Je doute que, de son côté, il ait accordé la moindre pensée au
tribut qu’il vous devrait, à toi et à notre mère, au cas où il réussirait à
m’occire.
— Sois persuadé que je lui aurais demandé une fortune, mon frère. Tu
as tellement fait pour la famille, lui assura Thrand avant de hausser de
nouveau les épaules. Maintenant, je dois t’avouer que je ne suis pas
mécontent que tu aies tué Bjorn. Et si sa famille n’est pas satisfaite par ce
que tu lui proposeras, elle n’aura qu’à s’en plaindre à Thorkell. Après tout,
il faut bien qu’il justifie sa couronne et la portion de nos biens qu’elle lui
rapporte.
Quoique prononcées avec désinvolture, ces paroles n’en causèrent pas
moins un certain malaise à Haakon. Malaise qu’il mit aussitôt sur le compte
de la fatigue, car il avait toute confiance en son demi-frère.
— Je ne manque jamais à aucune de mes obligations, se contenta-t-il de
lui répondre en ployant le buste.
Thrand rougit.
— Et cette femme ? s’enquit-il. Que comptes-tu faire d’elle ? Certains
risquent de te la disputer, surtout si elle est de nouveau surprise loin de toi.
Tu as d’ailleurs de la chance que ce soit moi et non un autre membre du
felag qui sois tombé sur elle.
Haakon se renfrogna et regarda encore une fois la jeune femme. Elle
n’avait pas bougé depuis qu’il l’avait sauvée des mains de Thrand.
Il avait cru avoir assuré sa sécurité en la laissant au milieu des rochers, à
l’abri de la curiosité de ses compagnons d’armes. Malheureusement, Thrand
l’avait vue et l’avait entendue s’exprimer en latin. Il y avait fort à parier
qu’il en tirerait la même conclusion que lui, à savoir qu’ils avaient affaire à
une dame de haute naissance susceptible d’être échangée contre une
substantielle rançon. En outre, dans l’état où elle se trouvait, elle serait une
proie pour tous les guerriers.
Oui, se dit-il avec une grimace amère, leur victoire était totale. Et
malheur aux femmes de ceux qui avaient tâté de leur épée. Elles allaient
connaître un sort qu’il ne souhaiterait pas à son pire ennemi. En
conséquence, et puisqu’il avait juré de protéger celle-ci, il n’avait d’autre
choix que de la ramener avec lui et, une fois à Viken, de transmettre une
demande de rançon à sa famille par l’intermédiaire de ses relations à la cour
de Charlemagne.
— C’est à moi et à moi seul qu’il revient de décider de son sort,
décréta-t-il. Elle est à moi, désormais.
— Je te prie une nouvelle fois de m’excuser, Haakon, murmura Thrand
en s’inclinant. J’ignorais à qui elle appartenait.
— Eh bien, maintenant, tu le sais. Et, par le sang que nous partageons,
je te somme de ne pas l’oublier. Ne convoite plus mon bien, mon frère.
— Je ne t’ai jamais jalousé, Haakon. Je n’ai pas l’ambition de ma mère.
Ne m’accable pas de ses défauts.
Puis, s’étant redressé, Thrand repartit en direction des drakkars.
Haakon attendit qu’il se fût éloigné pour reporter son attention sur la
jeune femme. Celle-ci n’avait toujours pas changé de position. Se penchant
vers elle, il lui subtilisa son couteau.
— Confisqué. Et que cela vous serve de leçon.
Elle se releva aussitôt, le regard étincelant de fureur, et voulut lui
reprendre l’arme. Il se contenta de la ranger dans sa propre ceinture.
— De quel droit me volez-vous cette dague ? s’emporta-t-elle. Rendez-
la-moi !
— Je vous avais certifié que vous ne risquiez rien dans les rochers. Vous
ne m’avez pas écouté.
— Il fallait que je cherche ma servante… , protesta-t-elle en écartant
une mèche de cheveux bruns qui lui était retombée sur les yeux. Vous
savez, la femme qui vous a fait trébucher.
— Et vous l’avez retrouvée ? demanda-t-il en veillant à garder un ton
neutre. Où est-elle maintenant ? A-t-elle été enlevée par l’un de mes
hommes ?
— Elle est morte, avoua-t-elle, le visage soudain ravagé par une
immense tristesse. Le toit de la porcherie s’est effondré sur elle.
— J’en suis désolé.
— Je lui avais recommandé d’aller m’attendre là-bas. Je lui avais juré
qu’elle y serait en sécurité… J’ai commis une erreur en venant ici, c’est
vrai, mais je n’avais pas le choix.
Elle se couvrit le visage de ses mains.
— Me comprenez-vous ? Allez-vous me rendre ma liberté… comme
tout à l’heure ?
Haakon refréna l’envie soudaine de la soulever dans ses bras.
— Vous êtes dorénavant ma prisonnière. Lindisfarne n’est plus un
endroit sûr pour vous. Ni pour personne.
Elle ne bougea pas. Elle le dévisageait en silence avec une expression
ravagée. En dépit de la chaleur dispensée par l’incendie, elle frissonnait
légèrement, le corps secoué de convulsions. Ses lèvres avaient viré au bleu.
Malgré tout, elle gardait la tête droite et ne semblait plus aussi abattue
qu’auparavant.
Il lui couvrit les épaules de sa cape et l’agrafa sous son menton.
Annis eut l’impression d’être clouée au sol par le poids du vêtement.
Elle aurait aimé s’enfuir ventre à terre, mais sa confrontation avec l’autre
guerrier l’avait rendue prudente. Et puis la cape gardait encore un peu de la
tiédeur du corps de son sauveur, lui rappelant le baiser qu’ils avaient
partagé. Elle l’enveloppait aussi de son odeur, qui n’était pas déplaisante.
Elle tirait de cet ensemble de sensations une impression d’intimité qu’elle
n’avait jamais connue jusqu’alors. Ce n’était pas son défunt mari, en tout
cas, qui aurait eu cette attention…
A cette pensée, elle voulut se débarrasser du vêtement. Elle n’avait
aucun droit de la porter. L’épingle de l’agrafe lui piqua l’index qu’elle porta
à ses lèvres avec un petit cri de douleur.
— Gardez-la donc, lui conseilla Haakon sur un ton sans appel.
Qu’était-elle au juste à ses yeux ? s’interrogea-t-elle. Un guerrier
n’aurait jamais eu de tels égards envers une simple captive. Sans compter
qu’il ne lui avait pas lié les poignets, alors que les moines que ses hommes
avaient faits prisonniers et dont elle avait aperçu un groupe sur la plage
étaient tous ligotés, sans exception.
Il ne cherchait pas non plus à l’humilier — du moins, pas encore.
Elle laissa retomber ses mains.
— Je vous trouve un air bien buté, Walkyrie, remarqua-t-il.
— Tout brûle autour de moi et je suis votre captive, lui rappela-t-elle
tandis qu’une bande de Nordiques passaient devant eux en s’esclaffant, les
bras chargés de calices, de morceaux de croix et de bouteilles d’hydromel.
Ma vie et mon monde ne seront plus jamais les mêmes.
— Tout change, vous savez, repartit-il en la prenant par les épaules.
Réjouissez-vous plutôt d’être indemne et de voir le soleil se lever demain
matin.
Elle aurait dû s’écarter, mais son corps refusait de lui obéir. Dans cet
univers totalement bouleversé où elle évoluait désormais, Haakon
représentait son seul point d’ancrage. La chaleur qui émanait de ses mains
se diffusait dans tout son être. Son visage était si proche du sien qu’il lui
aurait suffi de lever la tête pour l’embrasser. Elle ferma les paupières pour
mieux savourer la sentation. Elle aurait bien aimé, aussi, reposer sa tête sur
son torse. Devait-elle en avoir honte ? S’en sentir coupable ?
Elle se força enfin à rouvrir les yeux et à reculer avant de se remettre à
dégrafer la broche.
— J’ai assez chaud comme ça, déclara-t-elle en le toisant. Vous allez
avoir plus besoin de ce manteau que moi.
— Gardez-le, vous dis-je. Il montrera aux autres membres du felag à qui
vous appartenez et vous évitera d’être importunée, aussi bien ici que sur le
bateau. Je ne souhaite nullement avoir à combattre encore une fois l’un de
mes compagnons d’armes à cause de vous.
Un frisson la parcourut. Montrer à qui elle appartenait ? Elle avait
jusqu’à présent évité de songer à la réalité de sa condition. Or, il venait de la
formuler avec la plus parfaite clarté : elle était son esclave, son bien, sa
chose. Pourquoi donc l’avait-il sauvée ? Elle aurait été mille fois plus
inspirée de s’échapper alors qu’il luttait avec la bête à la hache. Comment
pouvait-elle se montrer aussi égoïste ? se sermonna-t-elle. La pauvre
Mildreth, elle, n’avait pas eu le choix. Son sort était-il à envier ?
Non, elle voulait vivre. Et elle était prête à tout pour cela.
— Je ne saisis pas bien certains des termes que vous employez, dit-elle,
autant pour ne plus avoir à penser à sa situation que pour se donner le temps
d’imaginer une solution. Felag, par exemple, ne signifie rien pour moi.
— Nombre de vos mots m’étaient également étrangers quand j’ai
commencé à commercer avec vos compatriotes, répliqua-t-il avec un mince
sourire. Au fait, vous ne m’avez toujours pas dit votre nom. Vais-je devoir
vous en choisir un ? J’ai deviné que vous étiez de haute naissance dès les
premiers mots que vous avez prononcés à l’hôtellerie. Quelle fille de serf
saurait s’exprimer aussi aisément en latin ?
Elle baissa les yeux, la gorge serrée. Elle n’avait aucune envie de renier
son nom.
— Annis, murmura-t-elle. Annis de Birdoswald, sur le fleuve Irthing.
Mon père était le comte de Birdoswald.
— Dès que nous serons en sécurité, je rassurerai les vôtres sur votre
sort, Annis de Birdoswald.
Elle serra les poings à en avoir mal. Elle savait ce que recouvraient ces
termes : une demande de rançon.
— Quand les avertirez-vous ? s’enquit-elle, consciente de son
impuissance.
Les rapts étaient courants en ces temps troublés. Selwyn lui-même avait
dû être libéré par deux fois, la première d’une cave scot et la seconde d’une
geôle en Mercie. On s’y attendait, on le prévoyait, on économisait en
conséquence. Le problème, dans son cas, c’était que la majeure partie des
biens de sa famille se trouvaient justement dans les coffres que les
Nordiques étaient en train d’embarquer sur leurs navires.
Les siens accéderaient-ils aux exigences de ses ravisseurs ou se
résigneraient-ils à sa disparition ? Après tout, cela affermirait la mainmise
de son beau-père sur Birdoswald. Mais peut-être restait-il en lui quelques
vestiges d’honneur et de sens du devoir…
— En temps utile et lorsque je serai en position de force, repartit
Haakon, le visage fermé et le regard dur.
Elle hocha la tête, comprenant que les pillards n’allaient pas s’attarder
sur l’île. Ils étaient trop peu nombreux pour la défendre contre un assaut des
Northumbriens. D’autant que ce ne seraient pas seulement ces derniers
qu’ils auraient sur le dos quand la nouvelle de leur raid serait connue, mais
l’Angleterre tout entière. Non, se répéta-t-elle, leur intérêt était de repartir
au plus vite. Et de l’emmener avec eux dans leurs contrées septentrionales
pour y attendre une rançon qui n’arriverait probablement jamais.
— Qu’est-ce qu’un felag ? insista-t-elle, pour s’arracher à ses lugubres
ruminations.
— Une confrérie de négociants. Mes compagnons et moi-même avons
mêlé nos sangs avant d’embarquer pour ce voyage, en signe de loyauté
inconditionnelle, et chacun de nous recevra une part des profits à proportion
de sa contribution de départ.
En d’autres termes, songea-t-elle, vu le succès de leur raid sur
Lindisfarne, leur fortune à tous était assurée. Elle s’abstint toutefois
d’émettre tout haut cette remarque et pinça les lèvres pour réprimer sa
colère.
— Une fois que nous serons revenus à Viken, quand les comptes auront
été réglés, les vôtres seront prévenus de votre présence chez nous, déclara
Haakon en posant une main sur son épaule.
— Les comptes ?
— Nous sommes venus ici pour vendre de l’ambre, des fourrures, de la
stéatite et notre tournée se déroulait à merveille jusqu’à notre rencontre
avec le Scot… Mais elle se révèle finalement des plus profitables, ajouta-t-
il en souriant. Dorénavant, tous les Northumbriens sauront ce qu’il en coûte
de vouloir nous tromper. Nous avons gagné leur respect.
— Vous vous apercevrez un jour que mes compatriotes sont des
guerriers autrement plus coriaces que les moines que vous avez massacrés
aujourd’hui, répliqua Annis. Lindisfarne était un lieu saint et un centre
d’enseignement réputé. Les Northumbriens ont la mémoire longue, vous
savez.
A ces mots, un bref éclair de contrariété passa dans le regard bleu du
viking, mais ce fut là sa seule réaction notable.
— Votre religion n’est pas la nôtre. Nous, nous vénérons les Aesir,
comme Odin et Thor.
— L’Europe entière vous condamnera. Vous ne trouverez plus personne
pour acheter vos produits.
— Le commerce est roi, Annis, articula-t-il avec un sourire
condescendant. Nos fourrures et notre ambre intéresseront toujours nos
clients, demain comme hier. Ce raid aujourd’hui leur apprendra simplement
à se montrer plus honnêtes dans leurs rapports avec les pays Nordiques.
Elle s’enveloppa de ses bras et, sans rien ajouter, contempla l’église
mourante dont les dernières braises s’envolaient dans le ciel. Elle refusait
de pleurer. Elle abhorrait ces barbares mécréants. Si seulement Haakon ne
lui avait pas retiré son couteau, elle le lui aurait planté dans le dos. Et avec
joie encore.
Elle détourna la tête et baissa les yeux sur sa robe tachée. En vérité, elle
avait parfaitement conscience de se mentir à elle-même. Elle ne souhaitait
pas la mort de ce guerrier-ci, malgré tout ce qu’elle pouvait lui reprocher.
Ne l’avait-il pas sauvée ? Et par deux fois ?
Elle fut tirée de ses pensées par le son de sa voix rauque.
— Vous allez garder cette cape et me suivre si vous tenez à la vie.
— Où m’emmenez-vous ? l’interrogea-t-elle, irritée par le tremblement
qui altérait sa voix.
— Auprès des autres prisonniers, puisque vous semblez si déterminée à
les rejoindre.
— Qui d’autre avez-vous capturé ?
Elle repensa à la noble compagnie de moines qui peuplait naguère cet
endroit. Ceux-ci passaient la majeure partie de leurs journées à enluminer
des livres saints. Combien de temps allaient-ils résister aux affres de la
captivité ?
— Les hommes valides et tous les responsables de la communauté
encore vivants, répondit Haakon. Je les rendrai à leur pape en échange
d’une rançon.
— Je prie le ciel qu’il la paie.
— Le vent commence à tourner, nota-t-il, indifférent à sa remarque.
Nous avons ce que nous sommes venus chercher. Je dois aller m’occuper
des bateaux.
Il se dirigea vers la plage.
— Et ne vous avisez pas de vous débarrasser de ce manteau, ajouta-t-il
sans se retourner. C’est votre sauf-conduit pour Viken. Dites-vous bien que
certains de mes frères d’armes pourraient trouver regrettable de ne pouvoir
embarquer un ou deux coffres de butin supplémentaires à votre place. Et ne
vous lamentez pas trop, Annis de Birdoswald. C’est à moi que vous
appartenez désormais. Il est des sorts moins enviables.
— Oui, murmura-t-elle lui emboîtant le pas. Je sais.
— Thrand vient de m’apprendre que tu as trouvé une femme, déclara le
jaarl Vikar, vieil ami et pair de Haakon, en rejoignant ce dernier à la proue
du drakkar.
— En effet, admit sobrement Haakon en détournant les yeux des
coffrets remplis de pièces d’argent et d’or qui s’entassaient à bord de leur
bateau.
Le principal problème, songeait-il, serait de ramener toutes ces
richesses à Viken sur Le Serpent d’Or. Même dans ses rêves les plus fous, il
n’aurait jamais imaginé qu’un raid puisse être aussi profitable. D’autant
qu’ils n’avaient nullement l’intention, au départ, de piller le monastère. Il
allait falloir répartir soigneusement la charge sur le navire…
— Nous avions pourtant convenu de ne pas prendre de captives cette
fois-ci, lui rappela Vikar. Elles ne rapportent pas assez.
Serrant les dents, Haakon se redressa de toute sa taille, irrité d’avoir à se
justifier.
— Les circonstances ont changé.
— D’après Thrand, ce ne serait qu’une petite souillon qu’il aurait
surprise derrière les cuisines du monastère.
— Mon demi-frère parle beaucoup et souvent avec pertinence, mais il
lui arrive aussi de raconter n’importe quoi.
Pourquoi diable Thrand n’avait-il pas tenu sa langue ? Il n’avait aucune
raison d’aller se plaindre à un autre jaarl. Ce voyage, même sans le raid sur
Lindisfarne, avait déjà procuré à son demi-frère de quoi s’acheter un
domaine en propre à son retour chez eux et donner ainsi à sa mère la
possibilité de quitter enfin la maison de son beau-fils. Haakon s’en
réjouissait d’ailleurs : il y avait trop longtemps à son goût que cette femme
assoiffée de prestige et d’honneurs régentait la ferme qu’il avait héritée de
son père, et cela sans jamais chercher à cacher le dépit que lui inspirait son
statut d’aîné.
— Ma prisonnière, poursuivit-il, est la fille d’un seigneur de
Northumbrie et, à ce titre, représente beaucoup d’argent.
— Tu n’as donc pas l’intention de la prendre dans ton lit ?
— Je n’y ai pas encore réfléchi, lâcha-t-il en mentant avec aplomb.
Il jeta un coup d’œil vers Annis qui se tenait en retrait sur le pont, le
port altier et le regard fier. Une légère brise plaqua une mèche de cheveux
sur ses lèvres, qu’elle repoussa d’un geste nerveux. Il frémissait encore au
souvenir du contact de son corps souple contre le sien. Oui, se promit-il, un
jour il la posséderait, mais ce serait de son plein gré qu’elle s’unirait alors à
lui — et dans un cadre approprié, un endroit calme et confortable où il
pourrait profiter d’elle à loisir.
— Sa famille paiera-t-elle au moins sa rançon ? s’enquit Vikar.
— Je le crois… Allons, fais-moi confiance, mon vieux compagnon.
Vikar le considérait en silence, le visage fermé et les bras croisés.
Haakon soutint son regard, jusqu’à ce que les traits de son ami se détendent
enfin et qu’il arbore un large sourire. Se penchant en avant, Vikar lui donna
une vigoureuse tape sur l’épaule.
— Te faire confiance ? répéta-t-il. Mais je serais prêt à te suivre jusque
dans l’antre du serpent Midgard, assuré d’en revenir avec une pleine
cargaison d’or !
Haakon en éprouva un vif soulagement. L’appui de Vikar dissuaderait
les autres de remettre ouvertement en cause sa décision d’emmener Annis
avec eux au lieu de la violer et de l’abandonner sur place. Car s’il ne
souhaitait pas de conflit ouvert avec ses frères d’armes, il n’avait pas non
plus l’intention de manquer à son devoir et de cesser d’accorder à Annis la
protection qu’elle avait méritée en le sauvant de la folie meurtrière de
Bjorn.
Toujours préoccupé par la répartition de la cargaison sur le bateau, il
s’était décidé à repositionner lui-même quelques coffres pour les ramener
vers le centre du pont, quand il sentit que Vikar, qui n’avait pas bougé,
l’observait avec une expression soucieuse. Il se redressa et dévisagea son
ami et pair d’un air interrogateur.
— Une dernière chose, Haakon, finit par articuler ce dernier. Ce que
claironne ton demi-frère depuis son retour du monastère est-il vrai ? As-tu
réellement réussi à surpasser Bjorn en combat singulier ?
— Bjorn est mort et j’étais à ce moment-là le seul guerrier présent sur
les lieux. Je paierai à sa famille une compensation appropriée. Mais ne te
méprends pas, Vikar : c’est lui qui, le premier, a levé son épée sur moi. Je
ne suis pas un parjure.
Vikar hocha la tête, apparemment satisfait.
— Thorkell n’en attendrait pas moins de toi.
— J’honore toujours mes obligations, Vikar…
Assise sur le pont, Annis posa sa tête contre le bastingage du long
navire. Seulement une douzaine de moines avait embarqué sur les drakkars
et elle redoutait d’apprendre qu’il n’y avait pas eu d’autres survivants.
Mieux valait ne plus repenser à l’atmosphère à la fois recueillie et sereine
qui régnait naguère à Lindisfarne ni au nombre d’hommes et de femmes qui
avaient péri sous les coups de ces barbares. Tout son être se révulsait à cette
idée.
Elle aurait sans doute dû se lever pour jeter un dernier coup d’œil à l’île,
mais ses jambes refusaient de la porter. Peut-être était-ce mieux ainsi,
songea-t-elle en se rappelant le spectacle désolant des ruines fumantes du
monastère qu’elle avait contemplé avec ses compagnons de captivité tandis
qu’ils marchaient sur la plage en direction des navires. Un des moines avait
alors tenté de s’échapper avant d’être rattrapé et aussitôt passé par les
armes, ce qui avait dissuadé tous les autres de l’imiter.
Une clameur s’éleva soudain du drakkar.
— Viken ! Viken ! Viken !
— Que crient-ils donc ? demanda l’un des moines dans un
chuchotement étouffé.
— Viken — c’est le nom de leur pays, répondit-elle, heureuse de cette
diversion.
— Bah, répliqua un deuxième religieux au visage vérolé, ces gredins
impies n’ont pas de patrie. Ils ont profané la maison du Seigneur. Leur âme
endurera la damnation éternelle.
Elle reconnut en ce dernier Aelfric, un des favoris de son oncle.
Comment avait-il réussi à survivre au massacre sur la grève ? Il leva un
poing vers le ciel enténébré pour appeler la malédiction divine sur les
envahisseurs
— C’est à Dieu d’en décider, rétorqua un troisième avant d’émettre un
hoquet de douleur.
Elle se redressa aussitôt pour s’agenouiller devant lui. Il était encore
tout jeune.
— Je peux vous aider ?
Il lui agrippa les mains.
— Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. N’oubliez jamais
la Northumbrie.
Puis il ferma les yeux et une expression apaisée passa sur son visage.
Pendant ce temps, les vikings achevaient de rembarquer en riant et en
plaisantant, manifestement enchantés de leur journée. Annis, elle, ne
pouvait s’empêcher de songer à toutes les vies qu’ils avaient détruites.
Elle avisa Haakon et son demi-frère assis sur un banc de nage non loin
d’elle. Après quelques minutes, ils empoignèrent la rame qui se trouvait
devant eux, bientôt imités par les autres, et le bateau commença à glisser sur
l’eau, les éloignant de la côte de Northumbrie et de la vie qu’elle avait
connue jusqu’alors.
Une larme coula sur sa joue sans qu’elle ne se soucie de l’essuyer.
« Un jour, je regagnerai ma liberté, se jura-t-elle en serrant les poings.
Je ne resterai pas l’esclave des vikings jusqu’à la fin de mon existence. »
Chapitre 4
Annis essayait de se concentrer sur son fuseau. Elle avait rejoint les
autres femmes dans la grand-salle sitôt après sa conversation avec Haakon.
Les avertissements voilés de ce dernier avaient achevé de la persuader que
les nouveaux venus étaient dangereux. Plusieurs d’entre eux s’étaient
rassemblés non loin d’elle pour jouer avec Thrand à un jeu de dés qui lui
disait vaguement quelque chose et, chaque fois qu’ils lui lançaient un coup
d’œil, aussi indifférent fût-il, elle ne pouvait réprimer un frisson.
Comme elle s’efforçait de ne penser qu’au fil soyeux qui sortait d’entre
ses doigts, un cri s’éleva du groupe de joueurs.
— Tu as triché ! vociférait Thrand qui s’était redressé d’un bond.
C’était mon tour ! Tu as triché !
L’interpellé, un guerrier Bjornson, se leva à son tour et bientôt tous
deux en vinrent aux mains. Ils frôlèrent le feu dans leur lutte. Effrayée, elle
aurait voulu les prévenir de prendre garde, mais tous ses muscles étaient
comme tétanisés.
Il y eut soudain un bruit de grésillement, accompagné d’un remugle
écœurant de viande grillée.
— Il a plaqué Thrand sur les braises ! hurla Guthrun. Vite ! Arrêtez-le !
Un troisième guerrier vint séparer les deux joueurs.
— J’apporte le beurre ! lança Ingrid en se ruant vers la cuisine.
— Non, mon onguent est préférable, repartit Annis en rattrapant son
amie par la manche. Je m’en suis souvent servie… à la maison.
Ingrid se balançait maintenant d’un pied sur l’autre tandis que les
piaillements alarmés de Tove et de Guthrun remplissaient la salle.
— Ce sont les cicatrices que je redoute, avoua Ingrid avant de porter
une main à sa bouche, le visage défait. Oh ! quelle odeur épouvantable ! Va
vite prendre ton remède !
— Il va avoir besoin d’un médicament autrement plus puissant que le
beurre s’il veut que son corps ne garde pas trop de souvenirs de ses
brûlures, approuva Annis avant d’aller fouiller dans ses affaires pour en
revenir avec l’onguent.
La salle résonnait toujours de cris et de vociférations et l’un des bancs
avait été renversé. Tove et Guthrun se couvraient le visage avec le bas de
leur tunique. Plusieurs hommes immobilisaient le guerrier Bjornson, tandis
qu’un autre groupe entourait Thrand, prostré à terre.
Annis se dirigea droit vers lui. La moitié de son visage était rouge vif et
l’un de ses yeux était clos. Elle joua des coudes pour écarter les curieux
avant de se pencher vers le blessé.
— Laissez-moi l’examiner. Je peux peut-être l’aider.
— Que se passe-t-il ici ? s’enquit alors Haakon en fendant la foule. Que
signifie toute cette agitation dans mon manoir ? J’ai entendu vos hurlements
depuis le fjord où je souhaitais bon voyage à Vikar et Ivar.
— Thrand a eu un différend avec l’un des membres du clan de Bjorn au
sujet d’une partie de tafl, expliqua un de ses guerriers tandis que le demi-
frère de Haakon essayait de se redresser en position assise. Thrand s’est
emporté, mais l’autre avait triché.
Haakon tiqua en avisant la figure de ce dernier. Son demi-frère avait de
la chance d’être encore conscient, estima-t-il. Il avait déjà vu des hommes
mourir à la suite de telles brûlures. Tout ce qu’il restait à espérer, désormais,
c’était qu’il récupère au moins l’usage de son œil. Quant à sa carrière de
combattant, elle était fort probablement terminée.
La coïncidence était tout de même troublante, songea-t-il. Ce devait être
Sigfrid qui avait provoqué cette échauffourée. Mais dans quel but ?
Le guerrier Bjornson se débattait entre les mains de ceux qui le
retenaient, tout en traitant Thrand de menteur et de voleur et en maudissant
ce manoir ainsi que la « vermine » qui y logeaient.
— Suffit ! s’emporta finalement Haakon d’une voix de stentor.
Le silence retomba aussitôt sur l’assemblée, seulement troublé par les
sanglots de Guthrun.
— Ramenez-le à Sigfrid, ordonna Haakon à ses hommes en désignant le
guerrier étranger. A lui de s’occuper de son cas. Cette dispute était puérile,
mais il a fallu qu’elle dégénère en accident. C’est inadmissible et si Thrand
ne guérit pas, cela ne restera pas sans conséquences.
L’homme fut expulsé de la salle, jurant dans sa barbe.
Haakon se retourna vers son demi-frère.
— Je croyais t’avoir recommandé de rester calme.
— C’est… c’est vrai, bafouilla Thrand en parlant du coin de la bouche,
mais je ne voyais pas le mal qu’il… qu’il y avait à jouer avec eux une petite
partie de tafl… surtout après tout ce que nous avions enduré.
Il esquissa un sourire qui se transforma en grimace. L’un de ses yeux
était fermé et ses cheveux étaient roussis de ce coté-là.
— Apparemment, c’était mal avisé, murmura Haakon en posant une
main sur son épaule encore valide. La prochaine fois, suis mes conseils à la
lettre. Je n’ai pas pour habitude de les dispenser à la légère.
— Tu m’en reparleras plus tard, d’accord ? repartit Thrand en se
rallongeant sur le sol de terre battue avant de porter ses doigts à son visage,
comme s’il voulait empêcher la peau de s’en détacher. Pour l’instant, je
voudrais que l’on fasse cesser cette douleur.
— Je crois que j’ai de quoi l’aider, intervint Annis. J’ai souvent eu
l’occasion de constater les effets de ce remède à Birdoswald.
Baissant les yeux, Haakon vit Annis, accroupie près de son demi-frère,
un petit pot à la main. Il fut d’abord ému par sa sollicitude, puis il se rendit
compte que plusieurs des hommes de Sigfrid s’étaient attardés dans la salle
et s’empressa aussitôt de refouler ce sentiment, jugeant inutilement
dangereux de leur révéler son attachement pour la captive.
— Que faites-vous ici, Annis ? l’interrogea-t-il. Manquez-vous donc de
travail en cuisine ?
— J’ai quelque expérience dans le domaine des brûlures. Ma grand-
mère m’a appris des recettes d’onguents qu’elle tenait elle-même de sa
propre grand-mère, qui était celte, répondit Annis tout en écartant la main
de Thrand de son visage pour étudier ses blessures.
Elles étaient graves, mais elle en avait vu de pires, l’année dernière,
quand leur cuisine de Birdoswald avait pris feu et que le cuisinier de
Selwyn s’était gravement brûlé en tentant de sauver sa précieuse réserve de
sel.
Mieux valait ne pas songer au ton sur lequel Haakon venait de
s’adresser à elle et se concentrer sur sa tâche afin d’épargner à Thrand des
séquelles permanentes. Elle se savait capable d’y parvenir. Grâce à ses
soins, le cuisinier de Birdoswald n’avait gardé de son intrépide initiative
que quelques minuscules cicatrices au niveau des mains.
— Cet onguent-ci, reprit-elle, peut opérer des miracles. J’en ai été
témoin par le passé et il n’y aucune raison pour qu’il ne s’avère pas aussi
efficace sur Thrand.
Elle se tut et se mordit la lèvre dans l’attente de la réaction de Haakon,
priant le ciel pour qu’il se fie à elle. Certes, elle n’appréciait pas trop
Thrand, mais elle ne voulait pas non plus qu’il continue à souffrir de la
sorte. Surtout, elle tenait à mettre en œuvre ses dons de guérisseuse même
si, en l’occurrence, son patient était un Viking.
— Aura-t-il besoin d’autre chose ? s’enquit enfin Haakon.
— Oui : du repos et du calme pendant quelques jours, jusqu’à ce que sa
peau commence à se reformer. L’onguent y contribuera. Après quoi je lui
appliquerai un cataplasme de miel protégé par un carré de lin. Il est tout à
fait possible qu’il ne lui reste ensuite que deux ou trois cicatrices à peine
visibles.
Tout en énumérant ces différents points sur le bout de ses doigts, Annis
avait la désagréable impression d’oublier quelque chose. Elle s’exhorta à
réfléchir posément et méticuleusement, sachant combien la panique pouvait
être cause d’erreur, et fouilla dans sa mémoire pour se rappeler les
enseignements de son aïeule.
— L’hydromel devrait également l’aider à surmonter sa douleur,
marmonna-t-elle.
Thrand se mit brusquement à gémir.
— Oh ! mon visage ! Mon pauvre visage ! Je vais être défiguré !
— Allons, l’apaisa Haakon, tu sais bien que toutes les femmes adorent
les guerriers blessés au combat. Les balafres sont réputées pour accroître le
charisme d’un homme. N’est-ce pas, Annis ?
— Absolument, approuva-t-elle avec vivacité, sans pouvoir néanmoins
s’empêcher de repenser au réseau de cicatrices qui sillonnait le dos de ce
dernier. Je vous en prie, permettez que j’étale d’abord cet onguent sur ses
brûlures. Cela risque de le piquer un peu, mais ça le soulagera ensuite.
— Et on se passera de tes plaisanteries, mon frère, ajouta Thrand. Je te
rappelle que je souffre.
— Dommage, Thrand, car il serait peut-être temps que tu commences à
écouter un peu les autres, repartit Haakon avant de donner son assentiment
à Annis d’un hochement de tête. Bon, très bien, Annis, je vous fais
confiance. Mais sachez que je vous tiendrai pour personnellement
responsable de son bien-être.
Ses mains tremblaient un peu lorsqu’elle recueillit sur ses doigts la
première noisette d’onguent.
— Qu’entendez-vous par là ? répliqua-t-elle.
— Si vous êtes certaine d’être en mesure de le soigner avec ce remède,
je tiens à ce que vous veilliez sur lui jusqu’à sa guérison. Pour cela, vous
pourrez vous installer dans l’arrière-cuisine. Ce sera plus tranquille qu’ici.
Je tiens à ce que mon frère se remette au mieux de ce regrettable incident.
— Mon onguent le guérira, vous verrez, lui certifia-t-elle tout en étalant
la pommade avec une infinie douceur sur le visage du blessé. C’est
beaucoup plus efficace que le beurre.
Haakon demeura silencieux tandis que Thrand se laissait faire, l’air
presque apaisé. Seuls quelques petits cris lui échappaient de temps à autre.
Les pieds écartés, Haakon observait Annis. Ses cheveux frisottaient au
niveau de sa nuque, soulignant la finesse de son cou. Il ne laissait pas
d’admirer la détermination et le courage de sa captive. Elle avait conscience
des risques qu’elle prenait ainsi, c’était clair, mais en même temps elle
n’hésitait pas à se compromettre pour aider autrui. Elle ne ressemblait
décidément à aucune des femmes qu’il avait connues auparavant. Et il
ignorait s’il devait s’en réjouir ou s’en inquiéter.
— Mais, Haakon, qu’est-ce qui te prend ? l’interpella soudain Guthrun
avec sècheresse avant de lui agripper le coude et de poursuivre dans un
chuchotement rauque et tendu. Je suis parfaitement capable de m’occuper
de mon fils toute seule. Je vais convoquer l’oracle pour qu’elle interprète
les présages et nous dise comment nous concilier la bienveillance des dieux.
— Pourquoi pas ? concéda Haakon. En attendant, autant laisser agir la
Northumbrienne.
Il s’interrompit pour soupirer et se pincer l’arête du nez.
— Ses recommandations semblent inspirées par le bon sens et je crains
que ce soit justement le bon sens qui ait le plus manqué à tout le monde
dans cette affligeante mésaventure. Par ailleurs, je vous signale que nous
n’avons pas d’autre guérisseuse à portée de main.
— Je savais que tu étais une brute sans cœur, repartit Guthrun tout en
s’essuyant les yeux du coin de sa tunique. N’as-tu donc aucun respect pour
la peine d’une mère ? Comment pouvais-je deviner qu’on en arriverait là
quand j’ai suggéré une partie de tafl ? Enfin quoi, ce n’est qu’un jeu ! Je
pensais justement désamorcer les hostilités, pas les susciter.
Haakon lui désigna du menton les hommes de Sigfrid et ceux du felag
qui traînaient à l’autre bout de la grand-salle. L’ambiance festive qui régnait
jusqu’alors dans le manoir avait pris un tour sinistre. S’il n’y prenait garde,
se dit-il, la situation allait dégénérer en guerre ouverte. Il était d’ailleurs
bien embarrassé que le guerrier de Sigfrid ait choisi son demi-frère comme
victime pour susciter un esclandre. On pouvait difficilement ne pas
considérer cela comme un affront délibéré.
Combien de temps encore pourrait-il ignorer ces provocations ?
Combien de temps faudrait-il à Sigfrid avant de s’en prendre directement à
lui ? Ou de le blesser plus cruellement encore en visant quelque autre
cible ? s’interrogea-t-il avec angoisse, ses yeux retombant malgré lui sur les
cheveux bouclés d’Annis. Il aurait dû prévoir que le Bjornson chercherait à
le pousser à la faute pour pouvoir proclamer ensuite qu’il avait abusé de sa
force et de son autorité à l’encontre de ses invités. Il avait sous-estimé sa
fourberie.
— Vous allez continuer à veiller sur nos hôtes, ordonna-t-il à sa belle-
mère. Je ne veux pas qu’on aille prétendre que je manque aux règles
élémentaires de l’hospitalité.
Guthrun pâlit sous la semonce. Haakon dut reconnaître en lui-même
qu’elle avait l’air réellement éprouvée par l’accident de son fils. Il ne
parvenait toutefois à se défaire de l’idée qu’elle était pour quelque chose
dans l’arrivée inopinée du frère de Bjorn — même s’il ne doutait pas de sa
dévotion envers sa progéniture et qu’il était persuadé qu’elle ne mettrait
jamais volontairement Thrand en danger.
— Vous n’êtes pas d’une grande utilité ici, Guthrun, ajouta-t-il sur un
ton plus doux. Pleurer et vous tordre ainsi les mains ne soigneront pas votre
fils. S’il y a le moindre changement dans son état, je vous le ferai
immédiatement savoir.
Le regard de sa belle-mère alla du groupe de guerriers se morfondant à
l’autre bout de la salle à son fils. Il comprit qu’elle était partagée entre ses
élans de mère aimante et ses devoirs d’hôtesse.
— Allons, mère, cessez de vous lamenter ainsi, intervint Thrand. Ce
n’est qu’une brûlure. Et puis je sens que la potion de la Northumbrienne me
soulage déjà.
Haakon remarqua qu’Annis avait relevé la tête vers lui pour le supplier
du regard de lui donner l’autorisation de continuer à soigner son demi-frère.
— Peut-être, grommela Guthrun à contrecœur, mais si jamais quelque
chose t’arrive, mon fils…
Laissant sa phrase en suspens, elle replanta ses ongles dans le bras de
Haakon et murmura à son oreille.
— … J’exigerai le droit de punir la prisonnière, acheva-t-elle dans un
souffle.
— Il ne lui arrivera rien de fâcheux, je vous en donne ma parole,
répliqua Haakon avant de se redresser et de détacher ses doigts un à un.
— Tu m’as ramené mon enfant sain et sauf, les bras chargés de trésors
et tu es le maître ici, reprit-elle tout en tirant sur sa tunique pour la lisser.
Comment la faible femme que je suis pourrait-elle s’opposer à toi ? Il faut
bien que je te fasse confiance.
— Exactement, approuva-t-il sur un ton amer.
Les curieux se dispersèrent peu à peu et, bientôt, la salle résonnait du
brouhaha des conversations et du cliquetis des osselets comme si rien ne
s’était passé. Annis se remit à déposer l’onguent sur le visage de Thrand en
prenant soin de bien le faire pénétrer dans la peau… et d’éviter le regard de
Haakon.
— Connaissez-vous le motif du différend ? demanda-t-elle à la fin pour
rompre le silence.
— J’ai cru comprendre que tout s’était passé très vite, articula Haakon
avec circonspection. Je crois que mon demi-frère devrait surtout apprendre
à mieux se contrôler.
Ayant fini d’appliquer la pommade, Annis s’assit sur ses talons en
soupirant.
— Cela aurait pu être pire, déclara-t-elle. Si les flammes l’avaient
atteint un tout petit peu plus sur la droite, il aurait perdu son œil. Mais là, je
pense qu’il devrait pouvoir recouvrer la vue.
— J’aimerais que vous ne quittiez pas son chevet, ajouta Haakon en
posant une main sur son épaule. Comme ça, vous serez tous les deux plus
en sécurité.
— Tous les deux ? répéta-t-elle en sursautant. Mais personne ne m’a
menacée, moi !
— Je ne suis pas entièrement certain que ce qui est arrivé à Thrand soit
un simple accident, Annis, et je tiens en conséquence à ce que vous ne le
quittiez pas des yeux. Par ailleurs, mieux vaut que vous sachiez que vous
plaisez beaucoup à Sigfrid et qu’il m’a déjà proposé par deux fois de vous
acheter.
Annis porta une main à sa gorge. Elle n’allait pas pleurer, se dit-elle. Il
était hors de question qu’elle pleure.
Haakon la dévisageait avec un haussement de sourcils, attendant
manifestement sa réponse.
Que croyait-il donc ? se demanda-t-elle avec humeur. Qu’elle était
disposée à devenir la concubine du briseur de crânes ? A moins qu’il ne
souhaite l’entendre avouer qu’elle le désirait, lui et lui seul, et que, contre
toute raison, elle brûlait d’envie de sentir encore une fois ses lèvres contre
les siennes… Or c’était exclu. Jamais elle ne pourrait admettre tout haut une
chose pareille.
Elle s’essuya les mains avec un coin de sa tunique et se redressa.
— N’avez-vous pas envoyé un message me concernant à
Charlemagne ? lui rappela-t-elle d’une voix qu’elle s’efforça de rendre
calme et posée.
— Si, en effet, reconnut-il en s’inclinant. J’en ai du reste informé
Sigfrid, afin qu’il comprenne bien qu’il m’était impossible de prendre son
offre en considération avant de savoir combien les vôtres étaient prêts à
verser pour votre libération.
Naturellement, cette réponse ne dissipa guère le malaise d’Annis qui
déglutit avec peine, se sentant seule au monde, abandonnée de tous.
Chapitre 7
Annis se pencha pour plonger ses doigts dans l’onde fraîche du lac.
Aelfric l’avait mise en colère. Et, malgré son aversion pour le
comportement du moine, elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour lui.
Aussi, quand Ingrid était finalement venue la rejoindre en cuisine et, lui
trouvant une petite mine, lui avait suggéré d’aller prendre l’air, avait-elle
saisi cette occasion pour venir se promener au bord de l’eau.
Elle inspira profondément et avisa un tortillon de fumée qui s’échappait
de la hutte édifiée sur la rive. Qui donc avait besoin d’une suée à cette
heure ? s’interrogea-t-elle. Elle mit sa main en visière mais ne distingua
aucun nageur dans le lac. Elle en fut quelque peu déçue. Elle ôta ses
chaussures pour tremper ses orteils.
— Je me demandais quand vous reviendriez.
Elle pivota sur elle-même. Haakon se tenait juste derrière elle. Sa
chemise de lin fin collait par endroits à son torse, moulant des pectoraux
qu’elle avait déjà pu admirer auparavant, comme s’il venait juste de se
rhabiller après un bain.
— Je dois admettre que le lac mérite le détour.
Haakon rejeta la tête en arrière et s’esclaffa d’un rire sonore qui se
répercuta dans le bassin formé par le lac.
— Rien n’est-il donc capable de vous décontenancer, Annis ?
— Si, certaines choses, avoua-t-elle tout en regardant deux canards
passer au milieu de l’étendue liquide, apparemment insoucieux de leur
présence.
Bien qu’elle semblât sereine, voire froide extérieurement, elle était
agitée et bouillonnante à l’intérieur.
— Et ces choses, seriez-vous disposée à m’en parler ? Ou aurai-je à les
découvrir par moi-même ?
— Il vous faudra les deviner.
— Vraiment ?
Haakon posa les mains sur ses épaules. Elle eut aussitôt l’impression de
se noyer dans le bleu de ses yeux.
— Pourquoi êtes-vous ici, Annis ?
Gagnée par l’affolement, elle resta muette, captivée par les gouttelettes
qui coulaient sur le cou du Viking, fascinée par le dessin décidément parfait
de ses lèvres.
— Il… Il faisait trop chaud dans la cuisine, finit-elle par articuler. Et
puis Ingrid était en train de s’occuper de Thrand. J’ai eu peur de les
déranger.
— Tiens donc ? Je ne m’étais pas aperçu qu’Ingrid et mon frère étaient
si proches l’un de l’autre.
Annis haussa les épaules, troublée malgré elle par la vapeur qui
s’échappait du corps de Haakon.
— Pour quelle autre raison aurais-je pu venir ici ?
— Oh ! je serais capable de vous en citer plusieurs ! repartit-il, son
regard se perdant sur le lac. J’ai appris qu’il était dangereux de vous sous-
estimer.
— Mais je ne vous dis que la stricte vérité. J’étouffais dans la cuisine.
— Et vous avez encore chaud ?
Détournant le regard, elle se passa une main dans les cheveux, ne
sachant trop comment répondre à cette question sans mentir. Au vrai, la
tiédeur qui émanait de Haakon lui paraissait encore plus torride que
l’atmosphère de la cuisine.
— J’arrive à respirer.
— Mais vous n’êtes pas encore tout à fait à votre aise.
Sans lui laisser le temps de réfléchir, il la souleva dans les airs pour la
porter jusqu’au bord de l’eau.
— Haakon ! Qu’est-ce qui vous prend ? s’écria-t-elle en battant des
pieds et des mains.
Le Viking poursuivait sa progression imperturbablement. Sa puissance
était confirmée, en tout cas. Elle sentait ses muscles onduler contre sa peau,
attisant le désir qui brulait en elle. Elle était si proche de lui qu’il lui aurait
suffi de tendre légèrement la tête pour poser ses lèvres sur les gouttes d’eau
qui recouvraient son cou.
— Restez donc tranquille si vous ne voulez pas rameuter tout le monde,
grommela-t-il.
Il était désormais immergé jusqu’aux genoux et le bas de la chemise
d’Annis touchait la surface du lac. Mais qu’avait-il donc en tête ?
— Reposez-moi immédiatement ! lui ordonna-t-elle.
— A vos ordres, madame.
Et il la lâcha. Elle fut un instant engloutie par les eaux avant d’émerger
en écartant ses cheveux de ses yeux.
— Vous l’avez fait exprès !
— Vous m’avez dit que vous aviez chaud, que vous manquiez d’air. J’ai
pensé que ça vous rafraîchirait, expliqua-t-il avec un sourire effronté.
— Je nage très mal.
— Je ne vous aurais pas permis de vous noyer, répliqua-t-il en
redevenant sérieux. Et puis ce n’est pas si profond que ça, ici. Regardez :
vous avez le buste hors du lac… Alors, vous vous sentez mieux,
maintenant ?
— Il y a tout de même une différence entre se rafraîchir et se mouiller,
lui fit remarquer Annis. Vous me semblez un peu congestionné, vous aussi.
Et elle le poussa de toutes ses forces. Il tomba en arrière et heurta la
surface du lac avec un bruit sec. L’instant d’après, il s’était remis debout
avec une grâce féline. L’eau plaquait désormais sa chemise contre son torse,
dessinant chacun de ses muscles avec précision. La scène de la veille
envahit l’esprit d’Annis. Les yeux de Haakon s’étaient assombris et elle
sursauta brusquement en comprenant que sa propre chemise devait être
aussi transparente que la sienne.
— Ça, grommela-t-il, vous allez me le payer.
Il lui lança une giclée d’eau qui la recouvrit entièrement. Elle laissa
échapper un petit rire avant de l’arroser à son tour. Elle qui avait voulu se
rafraîchir…
— Je ne vous en demandais pas autant ! s’exclama-t-elle.Oh ! je suis
trempée ! gémit-elle en levant les bras. J’ai l’air d’une souris mouillée.
— Non. Vous avez l’air… , murmura-t-il en se rapprochant.
— De quoi ? questionna-t-elle d’une toute petite voix qu’elle ne
reconnut pas.
Elle était comme figée sur place. Les prunelles de Haakon avaient
changé de couleur, prenant une nuance grise qui reflétait celle du lac et leur
donnait une profondeur vertigineuse.
Il la prit dans ses bras et déposa des baisers dans son cou. Ses lèvres
étaient fraîche comme l’eau, sa langue chaude de passion. De la pointe, il
suivit les contours de sa bouche, doucement, tendrement, lui donnant à
goûter un baiser différent encore que ceux qu’ils avaient échangé
jusqu’alors. Au banquet il avait voulu lui signifier son emprise et la
revendiquer aux yeux de tous comme sienne ; maintenant elle le sentait en
position de demandeur. Avec délicatesse, il posa ses mains sur ses joues et,
comme elle demeurait immobile, attendant la suite, il s’enhardit à plaquer
ses lèvres sur les siennes.
Le baiser devint une lente et longue exploration mutuelle. Profonde.
Intense. Tantôt fiévreuse, tantôt plus apaisée.
Stimulée par cette sensualité, Annis en voulu plus. Elle émit un sourd
gémissement et tendit les bras vers Haakon, caressant sa tête, ses épaules,
l’immobilisant enfin pour mieux presser son ventre et ses seins contre son
torse dur et puissant.
Comme encouragé par ce geste, il glissa ses mains vers le bas de son
dos et, lui saisissant les fesses, la colla plus étroitement encore contre lui.
Percevant son excitation à travers le tissu fin de son pantalon, elle frémit
légèrement.
Haakon releva la tête et, tendant la main vers elle, repoussa une mèche
de cheveux de son visage. Son torse se soulevait par à-coups, moulant sa
chemise sur ses muscles ; il respirait laborieusement, comme s’il venait de
traverser le lac à la nage.
— Nous devrions nous trouver un endroit plus chaud.
— Pas au manoir, répliqua Annis en se remettant à couvrir ses lèvres de
baisers.
Elle ne voulait pas revenir dans la grand-salle pour exhiber leur intimité
devant tout le monde. Ce que Haakon et elle étaient en train de partager ne
regardait personne d’autre qu’eux-mêmes. Cependant, il avait raison : ils ne
pouvaient demeurer ici plus longtemps, à s’étreindre de la sorte dans les
eaux du lac.
Il secoua la tête.
— Je connais un autre endroit. Vous pourrez vous y sécher.
Dans un sursaut, elle pensa qu’il aurait été préférable de protester, de
fuir loin de lui, mais elle avait trop envie de ses caresses, de ses baisers pour
se risquer à gâcher ce moment. Elle se contenta d’acquiescer
silencieusement.
Il la souleva de nouveau pour lui faire traverser le lac. Cette fois-ci, elle
resta immobile, savourant la puissance des bras qui la transportaient.
Ayant ouvert d’un coup de pied la porte de la petite hutte, il y entra avec
elle et la déposa à terre, la laissant glisser tout le long de son corps.
— Il n’y a que moi qui viens ici, lui expliqua-t-il. Je chauffe moi-même
les pierres au feu avant d’aller me baigner. C’est pour mon seul usage.
Personne ne nous dérangera.
L’air chaud de la cabane s’abattit sur les épaules d’Annis. La pièce
sentait la fumée et la vapeur. Elle posa une main sur la paroi de bois et
perçut la chaleur emmagasinée dans le matériau. Des bancs aux pieds trapus
s’alignaient le long du mur, encerclant un tas de pierres.
La bouche sèche, elle prit soudain conscience de l’énormité de l’acte
qu’elle s’apprêtait à commettre. Elle allait prendre une suée avec un païen.
Les bonnes chrétiennes ne fréquentaient même pas ce genre d’individus. A
fortiori, elles ne leur prodiguaient pas non plus de baisers passionnés.
Elle déglutit avec peine, avec l’impression d’avoir reçu un seau d’eau
glacée. Elle avait déjà accompli tant de choses qu’une femme de bien
n’était pas censée faire ! songea-t-elle. D’ailleurs une femme de bien serait
d’ores et déjà morte. Elle était mauvaise, voilà tout. Mauvaise.
Elle se recula en serrant contre son torse les pans entrouverts de sa
chemise en lin. Elle avait beau chercher un motif valable pour justifier sa
conduite, elle n’en trouvait aucun.
Haakon devina ses réticences. Alors que l’instant d’avant il percevait en
elle une fièvre égale à la sienne, il la voyait maintenant hésiter, le regard
trouble et soucieux.
De quoi pouvait-elle donc s’inquiéter ?
En tout cas, il n’était pas près de la laisser repartir. Tout son corps la
réclamait avec une intensité presque douloureuse. Il avait passé presque
toute la nuit à repenser à leur partie de tafl. Il la désirait aussi consentante et
détendue qu’elle l’avait été ce soir-là.
— Restez, lui souffla-t-il en lui effleurant l’épaule.
— Il faut… Je dois… Du travail m’attend, bredouilla-t-elle. Les
blessures de Thrand…
Sans achever sa phrase, elle voulut le contourner. Il lui bloqua le
passage, s’interposant entre elle et la porte.
— Est-ce votre manière de jouer la coquette ?
— Non… Non, pas du tout, protesta-t-elle à mi-voix en baissant les
yeux sur ses mains.
Elle avait l’air si fragile. Si vulnérable. Si désirable.
Il était résolu à satisfaire sans plus tarder les élans de sa chair. Il ne la
forcerait pas, mais lui montrerait tout le plaisir qu’elle pouvait partager avec
lui. Il avait bien senti sa réaction dans le lac. Et il l’aurait volontiers prise
sur place s’il n’avait craint les cancans de la domesticité. Or, ses liaisons ne
concernaient personne d’autre que lui.
Il devinait qu’un désir semblable au sien couvait au fond d’Annis,
minant ses réticences. Il lui fallait simplement l’empêcher de réfléchir.
Se penchant vers elle, il fit courir ses lèvres sur la peau blanche de son
cou. Elle laissa échapper un mince soupir.
— Vous allez adorer ça, Annis.
— Ai-je le choix ? s’enquit-elle en le regardant avec ses grands yeux
sombres, les lèvres gonflées de désir.
— Non, répondit-il laconiquement avant de la serrer de nouveau dans
ses bras pour l’embrasser.
Elle s’offrit sans résister à son baiser. Il savoura sa bouche, sa saveur
obscure et moite, sa douceur qui semblait secrètement promettre d’autres
plaisirs plus violents et plus âpres.
Il prolongea ce préliminaire avec une lenteur patiente, jusqu’à ce qu’elle
fonde encore une fois contre lui, écrasant ses seins contre son torse, et
qu’avec un nouveau soupir frémissant elle noue ses mains sur sa nuque.
Désormais, elle était à lui…
Il lui caressa l’épaule, plaquant le tissu humide de sa chemise contre sa
peau.
— Mieux vaut vous sécher, non ? Je ne veux pas que vous attrapiez
froid.
— Vous aviez raison, murmura-t-elle d’une voix rauque. C’est différent.
Cela ne ressemble à rien de ce que j’ai connu… avec mon mari.
Il prit sa chemise par l’ourlet et la fit passer par-dessus sa tête, tout en la
tenant fermement par la taille.
— Nous n’allons pas nous presser, Annis. C’est vous qui donnerez le
rythme. Concentrez-vous sur vos sensations, sur celles que vous me
procurez.
Il posa ses mains sur son corps nu et la saisit de nouveau par les fesses.
Elle ne le repoussa pas.
— Vous aussi, vous êtes trempé, lui fit-elle remarquer.
— Chaque chose en son temps.
Il pencha la tête pour déposer d’ardents baisers sur son cou et la
naissance de ses seins.
— Que… Que faites-vous ? hoqueta-t-elle au contact voluptueux de sa
bouche grande ouverte.
— Eh bien, je vous sèche, repartit-il calmement. Saviez-vous que vous
avez le goût du miel et des fleurs des champs ?
Elle gémit légèrement tandis qu’il léchait le bout de ses seins. Sous les
assauts de sa langue, ses mamelons durcirent promptement. Ses caresses lui
prodiguaient de langoureuses sensations, allumant bientôt comme un feu au
creux de son ventre. De nouveau, elle eut l’impression d’être ivre. Ce
brasier s’étendait peu à peu à tous ses membres, éveillant en elle une
excitation qui lui était inconnue. Elle tendit les bras pour plonger ses mains
dans la chevelure de Haakon dont les lèvres avaient quitté sa poitrine pour
descendre plus bas encore, ses mains accompagnant le mouvement dans son
dos. Lorsque sa langue toucha son nombril, elle gémit encore une fois,
convaincue que ses jambes allaient la lâcher.
Saisie par un désir d’une force impitoyable, elle s’accrocha à la chemise
humide de son partenaire. Celui-ci l’étendit alors sur le sol pavé de galets
plats. La chaleur de l’étuve l’enveloppa, recouvrant sa peau d’une soyeuse
moiteur.
La dominant, Haakon commença à se déshabiller lentement, révélant
peu à peu les muscles luisants de son torse. Puis il se débarrassa de son
pantalon qu’il déposa sur le tas de pierres brûlantes. De près, il semblait
encore plus magnifique que lorsqu’elle l’avait surpris à sa sortie du lac. Le
peu de jour qui filtrait par les interstices de la porte jetait un camaïeu de
reflets et d’ombres sur les reliefs et les méplats de ses membres puissants.
Annis posa une main sur sa chair tiède. Quelques gouttelettes d’eau la
parsemaient encore. Elle les cueillit du bout des doigts pour les porter à ses
lèvres. Elles avaient une saveur fraîche, rehaussée par un indéfinissable
parfum qu’elle savait n’appartenir qu’à lui.
Ce qu’elle vivait là, avec Haakon, ne ressemblait à rien de ce qu’elle
avait connu auparavant. Du temps de son mariage, son mari se contentait de
prendre son plaisir en grognant avant de tomber de sommeil et de la laisser
insatisfaite. A cette époque-là, déjà, elle se disait que l’amour ne devait pas
se résumer qu’à cela, car autrement pourquoi ses servantes auraient-elles
tant aimé se confier les exploits de leurs amants avec des sourires et des
mines comblées, alors qu’elle-même ne retirait que souffrance et frustration
de ces trop brefs moments d’intimité ? Elle savait désormais qu’elle avait
deviné juste. Et se rendait compte que si elle n’était pas heureuse au lit,
jadis, ce n’était pas sa faute, mais bel et bien celle de sa brute de mari.
Attrapant le visage de Haakon entre ses mains, elle l’attira vers elle.
Elle sentit tout son corps entrer en contact avec le sien, sa chair tendre
accueillant la rudesse de ses membres virils. Elle avait maintenant envie de
parfaire cette initiation jusqu’au bout, de rattraper le temps perdu.
Elle fit courir ses paumes sur son dos, percevant tour à tour le grain
serré de sa peau et le réseau de cicatrices qui la striait.
— Haakon…
Il posa un doigt sur ses lèvres.
— Chut ! Laisse-moi juste te montrer tout ce qu’un homme et une
femme peuvent partager.
Et sa bouche reprit sa descente vers son ventre, jusqu’à atteindre les
boucles soyeuses de son intimité. Annis avait besoin de tout savoir, de tout
expérimenter. D’elle-même, elle arqua ses reins pour s’ouvrir plus
largement encore à ses caresses, aux baisers frais de ses lèvres contre la
moiteur incandescente de son désir.
Bientôt, plus rien n’exista autour d’elle que le contact de la langue de
Haakon dans les replis de sa féminité.
Mais cela ne lui suffisait toujours pas. Un brasier vorace la consumait.
Elle voulait s’unir à lui. Aussi, plantant ses doigts dans ses épaules, le
força-t-elle à remonter vers elle.
— Du calme, du calme, murmura-t-il en se positionnant au-dessus
d’elle.
Il la pénétra lentement. Il entra en elle, puis se retira. Pantelante, elle
cambrait le dos pour mieux l’accueillir.
Puis, avec une assurance soudaine, elle se mit à aller et venir contre lui.
Prudemment d’abord, de plus en plus vite ensuite. Il s’accorda à son rythme
tandis qu’elle s’accrochait à lui. Elle désirait le percevoir au plus profond de
son corps et se donna à lui sans plus aucune retenue jusqu’à ce qu’enfin un
tremblement interne la soulève, lui arrachant un cri qui provenait du plus
profond de son être.
Annis frissonna. Etendue sur la paille, elle était entourée par l’obscurité,
à peine dissipée par la faible clarté qui filtrait par les fissures des parois de
bois. Elle avait entendu les traqueurs rentrer avec les chiens quelques
instants auparavant. Ils parlaient bas et les bêtes semblaient calmes : ils
n’avaient pas dû retrouver Aelfric.
Et personne n’était venu la libérer.
Comment en était-elle arrivée là ? Elle avait le cou enserré dans un
collier qui la grattait et les mains liées dans le dos par une corde grossière
dont le frottement lui enflammait la peau. On ne pouvait guère choir plus
bas, songea-t-elle, sinon dans la tombe. Jamais elle n’aurait imaginé, elle, la
fière héritière, être un jour retenue prisonnière dans une pareille bauge !
Epouser Eadgar lui paraissait presque préférable en cet instant.
Elle eut un rire amer. Elle avait fait confiance à un Viking. Elle avait
couché avec lui, de son plein gré. Elle avait jugé Haakon différent des
autres, parce qu’il parlait latin et elle avait été témoin de sa gentillesse et de
son humanité.
Un sanglot étouffé s’échappa de ses lèvres.
Elle avait fini par ne plus se soucier de la rançon exigée par le Viking,
espérant envers et contre tout qu’elle arriverait à le persuader de lui rendre
sa liberté. Après tout, elle lui avait sauvé la vie, non ? Et voilà comment il
la remerciait !
Elle se rendait bien compte, maintenant, qu’elle s’était trompée du tout
au tout et qu’il lui fallait définitivement renoncer à son ancienne vie. Elle
avait été marquée comme esclave et le resterait sans doute jusqu’à la fin de
ses jours.
A moins, bien évidemment, qu’elle ne trouve un moyen de s’échapper à
son tour… Cette idée lui fit battre le cœur un peu plus vite. Au fond, se dit-
elle, Aelfric avait raison, même si elle répugnait à l’admettre. La fuite était
la seule issue qu’il leur restait.
Mais comment procéder ? Et, une fois loin du manoir, comment
retourner en Northumbrie ?
Elle donna un coup de pied rageur dans la paille. Désormais, ses
geôliers surveilleraient chacun de ses faits et gestes affaiblissant d’autant
plus ses chances de s’échapper.
Ce qui l’accablait le plus, dans toute cette histoire, c’était la froide
indifférence avait laquelle Haakon l’avait jugée et condamnée, l’expression
impassible de son visage quand Guthrun lui avait coupé les cheveux et la
rudesse avec laquelle il l’avait poussée dans cette cabane de planches. Elle
avait même cru lire une sorte de reproche dans ses yeux — comme si c’était
elle qui l’avait trahi !
Elle remua les bras et roula sur le côté pour désengourdir ses muscles.
Dans son mouvement, sa main droite heurta un objet pointu et rugueux. La
tête d’un clou qui dépassait du mur ! Elle s’immobilisa aussitôt pour tâter
l’objet. Il n’était pas très grand mais n’en représentait pas moins une chance
inespérée de se débarrasser de ses liens. Elle se mit immédiatement à
l’ouvrage, frottant la corde sur la protubérance métallique.
Bientôt ses muscles la lancèrent de nouveau. L’air, autour d’elle, était
lourd et moite. De petites mouches, attirées par sa sueur, ne cessaient de
voleter devant son nez et sa bouche. Faute de mieux, elle se frottait
régulièrement le visage contre son épaule pour les chasser, désespérant de
parvenir à user ses liens sur le clou qui lui semblait maintenant être plus une
malédiction qu’une aubaine.
Malgré tout, elle redoubla d’efforts et, soudain, à sa grande surprise, la
corde lâcha d’un coup. Elle ramena devant elles ses poignets endoloris pour
les masser et faire circuler le sang dans ses doigts ankylosés.
Elle porta ensuite une main au collier qui lui encerclait toujours le cou
et tenta de l’arracher. Les cheveux courts ne la gênaient pas ; au contraire,
ça lui rafraîchissait la nuque. Mais ce symbole d’une condition infâmante,
jamais elle ne le tolérerait ! Elle était née libre et noble. Rien ne justifiait à
ses yeux un pareil traitement.
Elle décida de partir dans la même direction qu’Aelfric, en espérant que
le moine avait vu juste. De toute façon, elle n’avait pas trop le choix.
Elle se précipita vers la porte de la cahute. Comme elle le craignait,
Haakon avait pris soin de la verrouiller. Elle étouffa un juron. On ne pouvait
nier au Viking son efficacité, pensa-t-elle avec aigreur.
Son cou et ses bras la faisaient atrocement souffrir, mais ce n’était rien
en comparaison de la douleur que lui avait infligée Haakon en refusant
d’écouter ses explications. Il lui semblait pourtant évident que, si elle avait
été coupable du larcin, elle n’aurait eu aucun intérêt à dissimuler la croix
dans son lit. Mais non : le Viking avait préféré rester sourd à ces arguments
de bon sens.
— Annis ? l’appela soudain Ingrid à voix basse derrière la porte. Tu es
réveillée ?
Annis s’empressa de regagner l’endroit où elle gisait un peu plus tôt et
de ramener les poings dans son dos. Que voulait donc la servante ? Annis
avait cru que celle-ci était son amie, mais elle n’avait même pas levé le petit
doigt pour l’aider. Elle savait pourtant qu’elle ne s’était jamais approchée
du coffre à linge.
— Je suis là, Ingrid, dans le fond, répondit-elle. Que veux-tu ?
— Je t’ai apporté de la nourriture. Désolée d’avoir mis si longtemps à
venir mais, tu comprends, j’ai dû attendre que les autres aient commencé à
manger.
Ingrid apparut sur le seuil de la porcherie, tenant à la main une écuelle
garnie d’une tranche de pain et d’un morceau de fromage.
— Comme tu disais que tu avais donné ton petit déjeuner à… Aelfric,
j’ai pensé que tu risquais d’avoir faim.
Elle avait prononcé le nom du moine avec un léger tremblement dans la
voix qui intrigua Annis. Celle-ci n’avait pas songé, sur le coup, à interroger
le moine sur la raison de sa présence au manoir, ce matin-là, mais elle
commençait à se demander si la domestique n’était pas justement la femme
qui avait soutenu Aelfric, comme celui-ci s’en était vanté auprès de ses
frères.
Cela lui donna une idée : Ingrid pouvait également lui être utile. Si
seulement elle parvenait à l’attirer un peu plus près… Jadis, c’était avec la
plus parfaite répugnance qu’elle avait suivi les leçons de lutte que lui
prodiguait son père afin de la préparer à se défendre elle-même, se hérissant
à l’idée de devoir un jour effectuer une prise sur un adversaire ou lui rendre
coup pour coup. Or, il lui fallait désormais rameuter le peu de souvenirs qui
pouvaient lui rester de ces séances d’entraînement. Et les mettre en
pratique.
— Et comment veux-tu que je mange avec les mains liées dans le dos ?
fit-elle remarquer à la servante sur un ton las et résigné.
Ingrid s’avança vers elle avant de déposer l’écuelle par terre.
Malheureusement, elle n’était pas encore assez près. Annis pouvait à peine
distinguer l’expression de son visage.
— Je suis navrée, Annis. Je sais que tu dois souffrir, mais je ne peux pas
te détacher, murmura la domestique en secouant la tête. Haakon serait
furieux. Je crois bien ne l’avoir jamais vu aussi en colère depuis que je suis
ici. Il crie après tout le monde. Il a même effrayé les chats qui ont renversé
la baratte en voulant se cacher derrière.
— Bien fait, grommela Annis.
— Il fait ça pour protéger le domaine. Il est notre chef, tu comprends ?
Il est obligé de punir ceux qui commettent des fautes, expliqua Ingrid en
écarquillant les yeux. Ça doit être pareil chez toi, non ?
— Sauf que moi, je suis innocente. Tu sais d’ailleurs mieux que
personne que je n’ai jamais ouvert ni encore moins fouillé le coffre à linge,
puisque tu ne m’en as jamais donné la clé et que Guthrun ne l’a confiée
qu’à toi et à Tove, rétorqua Annis avec humeur en se retenant à grand-peine
de bondir sur Ingrid.
Elle s’efforça de calmer son irritation. Le moment n’était pas encore
venu d’user de la force.
— Allons, reprit-elle d’une voix plus douce, tu vois bien que je ne peux
pas prendre la nourriture. Elle est trop loin.
La servante la considéra en se mordant la lèvre.
— J’ai déjà pris beaucoup de risques en venant te l’apporter, dit-elle.
— Je ne te demande pas de me délier les mains, mais juste de me
rapprocher l’écuelle. Je ne mords pas, tu sais, ajouta Annis avec un petit rire
destiné à achever d’endormir la méfiance de la domestique.
Celle-ci s’avança de nouveau.
Annis attendit le moment favorable, les muscles relâchés et le souffle
régulier, comme le lui avait appris son père. Plus près, un peu plus près…
Finalement Ingrid ne fut plus qu’à un pas d’elle. Elle reposa l’écuelle,
presque sous son nez et se mit aussitôt à reculer. Juste à l’instant où elle
soulevait son pied pour faire un pas en arrière, déséquilibrée, Annis lui
sauta dessus et la fit choir dans la paille.
La servante couina de surprise avant d’essayer de lui griffer le visage.
Cette férocité inattendue dissipa les dernières hésitations d’Annis qui lui
attrapa un poignet puis l’autre. Malheureusement, la domestique était
robuste et, d’une détente des reins, l’envoya rouler sur le côté. Elle allait se
redresser quand Annis, prenant appui sur le mur pour rebondir, lui donna un
violent coup de tête dans l’estomac. Ingrid tomba à genoux en se tenant le
ventre, bouche bée d’étonnement et de suffocation. Annis en profita pour la
renverser en arrière et s’asseoir sur sa poitrine en lui immobilisant les
épaules sous ses genoux. Elle plaqua ensuite une main sur sa bouche pour
l’empêcher de donner l’alerte et marqua un temps pour reprendre son
souffle.
— J’ai des questions à te poser, articula-t-elle enfin. Tu vas y répondre
par des signes de tête. Tu m’as bien comprise ?
Aucune réponse ne venant, elle secoua la servante de sa main libre.
Celle-ci se hâta d’opiner du chef.
— Je ne te veux aucun mal, ajouta Annis, mais je ne partirai pas d’ici
sans savoir la vérité.
Elle rapprocha son visage de celui de la domestique.
— C’est toi qui as ouvert le coffre, n’est-ce pas ? Et cela pour permettre
à Aelfric de fouiller dedans. La femme qui l’aidait au manoir, c’était toi,
hein ?
Ingrid cilla. Une larme roula sur sa joue. Annis s’empêcha de ressentir
la moindre pitié. La servante était responsable de son malheur. Alors qu’elle
avait la possibilité de la disculper, elle avait gardé le silence et laissé
Haakon la punir.
Elle la secoua encore une fois, plus rudement.
— Allons, réponds-moi !
Ingrid hocha de nouveau la tête avant de marmonner quelque chose
contre la paume d’Annis. Celle-ci crut comprendre qu’elle rejetait tous les
torts sur le moine, lui reprochant de l’avoir séduite. Annis eut une moue
dégoûtée. Et dire qu’elle avait fait confiance à cette femme…
— Voilà qui t’apprendra à te fier à des inconnus, lui lança-t-elle avec un
rire amer. J’imagine toutefois que tu ne t’attendais pas à ce qu’il dérobe le
collier de Guthrun…
Ingrid secoua la tête avec véhémence. Une idée traversa alors l’esprit
d’Annis.
— Mais, dis-moi, murmura-t-elle, il avait besoin d’être seul avec toi
pour commettre son forfait. N’est-ce pas lui, par hasard, qui t’aurait suggéré
de me conseiller de sortir me promener ?
La domestique détourna les yeux en se remettant à pleurer. Annis n’eut
pas besoin d’autre réponse.
Elle n’avait plus désormais qu’une envie : quitter au plus vite ces lieux
où l’on ne respectait ni l’amour ni l’amitié. Elle força Ingrid à la regarder
dans les yeux.
— Est-ce que la porcherie est gardée ? la questionna-t-elle.
Nouvelle dénégation. Annis n’avait plus aucune raison de la croire,
mais comme la servante l’avait appelée de l’extérieur, elle supposait que
nulle sentinelle n’avait été postée à proximité.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers la porte qu’Ingrid
avait laissée ouverte. Le soleil brillait encore et il était difficile de savoir
l’heure qu’il était, mais à entendre le tintement des écuelles en provenance
du manoir, il était facile de deviner que la maisonnée s’était d’ores et déjà
attablée pour le dîner. En d’autres termes, il ne devait plus y avoir grand-
monde dans la cour. Et puis son intuition lui soufflait que Haakon avait jugé
ses liens suffisants pour la retenir et qu’il n’avait pas estimé nécessaire de
se priver d’un de ses guerriers pour lui confier sa surveillance.
Ingrid interrompit ses réflexions en se remettant à geindre.
— Désolée, lui dit-elle, mais je dois prendre quelques précautions avant
de te quitter.
Avec des gestes prestes et sûrs, elle arracha le fichu de la domestique
pour le lui fourrer dans la bouche, puis se servit du reste de la corde pour lui
ligoter les poignets dans le dos. Après quoi, elle donna un coup de pied
dans le clou qui s’arracha du mur et ramassa ce dernier pour le jeter plus
tard dans la cour, loin d’Ingrid.
Elle s’écarta enfin de la servante et s’approcha de l’entrée de la
porcherie afin d’inspecter les environs. N’apercevant âme qui vive, elle
ferma les yeux pour réciter une courte prière et, après avoir pris une
profonde inspiration, elle sortit au soleil et courut se réfugier dans l’écurie.
Les chevaux l’accueillirent en hennissant doucement. Annis préféra ne
pas se risquer à en seller un, de peur qu’il ne s’effarouche et n’alerte ses
maîtres. Elle ne pouvait compter que sur ses pieds pour la porter. Et sur le
mince espoir qui la soutenait encore.
Un rire bas lui parvint. C’était la voix de Tove. Un grognement mâle lui
répondit. Annis se figea en avisant, dans le fond de l’écurie, le couple qui
s’étreignait sur la paille. Elle recula lentement. Le sang battait si fort à ses
oreilles qu’elle craignait que les autres l’entendent.
Par chance, elle ne fit aucune autre rencontre jusqu’au bord du lac. Elle
s’arrêta près de l’étuve pour reprendre sa respiration. Elle avait réussi, se
dit-elle en posant une main sur les parois désormais froides de la hutte.
Elle ne tarda pas à repartir et atteignit bientôt l’embouchure du ruisseau
qui alimentait le lac, en bordure de la forêt de pins. Elle s’engagea dans
l’eau pour tromper le flair des chiens et, une fois à l’intérieur des bois,
revint plusieurs fois sur ses traces pour achever de brouiller sa piste.
Elle prit ensuite résolument la direction du sud et finit par découvrir un
chemin de terre qui se dirigeait vers les montagnes. Son cœur se mit à battre
plus fort. Elle était presque sûre d’avoir trouvé la route dont lui avait parlé
Aelfric, celle qui menait tout droit à la cour de Thorkell.
Elle s’y engagea en prenant soin de rester près des arbres, afin de
pouvoir se réfugier dans le sous-bois au moindre danger.
Après quelques tournants, le chemin se fit moins sinueux. Devant elle,
la route se perdait dans des lointains vaporeux dont jaillissaient des cimes
aux pics enneigés. Elle exulta : elle avait gagné ! Elle était parvenue à
s’échapper.
Une nouvelle vie s’offrait à elle.
— Concentre-toi donc, Haakon ! C’est à toi de jouer et ton roi n’est pas
loin d’être cerné.
Haakon releva la tête vers son frère. Thrand était assis contre tout un tas
de fourrures et d’oreillers. Fress et Kisa ronronnaient béatement au pied de
son lit. Son demi-frère avait beau avoir la tête à moitié bandée, il semblait y
voir plus clair que jamais, son œil valide brillant même d’une lueur
malicieuse.
Loin de distraire ses pensées d’Annis, comme Haakon l’avait espéré,
cette partie de tafl avait au contraire alimenté sa gêne et sa confusion en lui
rappelant à quel point la jeune femme s’était montrée habile à ce jeu. Tant
et si bien qu’une question le travaillait maintenant : comment quelqu’un
d’aussi manifestement intelligent avait-il pu commettre la grossière erreur
de dissimuler le fruit d’un de ses larcins dans son propre lit ?
— Cela ne tient pas debout, énonça-t-il tout en effectuant sur le plateau
un mouvement qui ruina l’offensive de Thrand.
— Ah bon ? repartit ce dernier, dépité. Tu viens pourtant de réussir à
sauver ton roi.
— Je ne te parle pas de ça… Annis n’est pas bête, quand même.
Pourquoi irait-elle cacher sa croix là où elle pouvait être sûre qu’on
fouillerait en premier ?
— Bah, si je comprenais les femmes, je serais un homme riche, répliqua
Thrand. Prends Ingrid, par exemple. Avant notre départ, je la sentais prête à
s’offrir à moi au moindre signe de ma part et voilà qu’à notre retour, alors
qu’on rentre pourtant avec la soute pleine d’or et d’argent, elle me bat
froid ! Et tout ça parce que j’ai lancé quelques œillades à Tove. Et puis voilà
que, tantôt, elle se met à pleurer comme une fontaine en me changeant mes
pansements, émue sans doute par mes blessures. Bon, que je me dis, elle ne
va pas tarder à revenir me dorloter comme jadis — mais non ! Disparue,
envolée !
— Elle pleurait ? répéta Haakon avec un haussement de sourcils.
Pourquoi donc ? Tes plaies ne sont presque déjà plus qu’un mauvais
souvenir. Annis est une guérisseuse de talent. Son onguent est un vrai
remède miracle. Je doute même qu’il te reste la moindre cicatrice… Non,
décidément, la réaction d’Ingrid ne se justifie pas. A mon avis, mon frère,
ce n’est pas sur toi qu’elle pleurait.
— Avec un physique comme le mien ? répliqua Thrand, un sourire
moqueur aux lèvres en croisant les mains sous sa nuque. C’est toi qui te
trompes, mon frère.
— Pourquoi te délaisserait-elle, alors ?
Un sombre pressentiment agita subitement Haakon. Avait-il commis
une erreur ? Avait-il accusé — et condamné — la mauvaise femme ? Avait-
il donc sauté sur le premier prétexte venu pour se défier d’Annis ?
Elle ne cessait de hanter son esprit et ses rêves. Il savait qu’il avait
envie d’elle et que cette envie était loin, très loin d’avoir été comblée par
leurs étreintes au bord du lac. Or, l’intensité même de ce sentiment
l’effrayait. Il lui donnait l’impression d’être vulnérable. Comme son père…
Il ne se rappelait que trop bien le chagrin de ce dernier à la mort de sa
mère et la terrible facilité avec laquelle sa cruelle belle-mère avait soumis
son fier géniteur à sa volonté. Il s’était alors juré de ne jamais tomber dans
ce piège à son tour.
Mais cela lui était arrivé quand même. Il s’était épris d’une femme à en
perdre la raison et, quand l’heure était venue de la défendre, ses vieilles
peurs avaient repris le dessus, troublant son jugement sans même qu’il en
ait conscience.
Il avait pensé, sur le coup, avoir une vision claire de la situation : Annis
était venue au lac le séduire et lui offrir son corps dans le seul but de couvrir
la fuite du moine défroqué. Or, cette interprétation, il s’en rendait compte
maintenant, ne reposait sur rien de solide — sinon sur son refus farouche
d’être le jouet du sexe faible. Le refus, songea-t-il en se raidissant soudain,
le cœur battant la chamade, de ressembler à son père.
— Sais-tu où Ingrid a pu partir ? s’enquit-il.
— Aucune idée, repartit Thrand avec un geste désinvolte de la main.
Guthrun a dû lui donner du travail dehors, je suppose.
Haakon émit un grognement avant de reporter son attention sur le
plateau de tafl. Il était certain qu’il lui manquait une clé pour connaître le
fin mot de cette histoire… Il se mit à tapoter sa bouche de ses doigts en
fronçant furieusement les sourcils, plus perplexe que jamais.
— Tu sais, reprit son demi-frère tout en jouant, une chose m’étonne,
quand même. Pourquoi le moine n’a-t-il pas emmené Annis avec lui ? Enfin
quoi, ce n’est pas un laideron, cette fille, et puis on n’est pas trop de deux
pour se risquer à travers un pays qu’on ne connaît pas — surtout un pays
comme le nôtre.
— Les autres moines sont restés aussi, objecta Haakon tout en
s’efforçant de ne plus songer au regard vert, plein d’amertume, que lui avait
lancé Annis.
— N’empêche qu’Annis a parlé à Aelfric…
Thrand s’interrompit soudain et parut réfléchir.
— Maintenant que j’y songe, remarque, ils n’avaient pas trop l’air de
s’entendre, tous les deux. Si ça se trouve, peut-être même qu’elle essayait
de le dissuader de s’enfuir.
Haakon se redressa lentement pour le foudroyer du regard.
— Aurais-tu l’obligeance d’être un peu plus précis ? articula-t-il d’une
voix d’un calme mortel.
Thrand ne parut même pas remarquer ce brusque changement de ton.
— Tu sais, je ne connais pas le latin et je ne suis pas certain…
— Rapporte-moi simplement ce que tu as entendu.
Thrand soupira.
— Eh bien, reprit-il sur un ton ennuyé, il me semble qu’il lui a crié
dessus et qu’elle l’a envoyé sur les roses. Après quoi il est sorti et je crois
m’être un peu assoupi. Je me suis réveillé juste au moment où Ingrid
conseillait à Annis d’aller prendre l’air et lui promettait de changer mes
bandages à sa place.
— Et pourquoi ne pas m’avoir raconté ça plus tôt ?
— Tu connais ma mère. Elle cherchait juste un prétexte pour punir
Annis. Je n’ai pas voulu me mêler de tout ça.
Tenté d’étrangler son demi-frère, Haakon changea de position sur son
tabouret.
— Et le coffre à linge ? Et la croix qu’on a retrouvée dans la fourrure
d’Annis ?
Thrand s’effondra contre les oreillers et, joignant les mains, leva les
yeux vers le plafond.
— Je dois reconnaître, admit-il, que cela m’a chagriné aussi. En fait,
chaque fois qu’Annis changeait mes bandages, elle devait attendre
qu’Ingrid aille lui chercher la clé du coffre. Je suis pratiquement certain
qu’elle n’y a jamais touché elle-même.
C’en fut assez pour Haakon, déjà taraudé par les remords. L’air de la
cuisine lui parut d’un coup étouffant, irrespirable. Il lui fallait des réponses,
et vite. Il se leva d’un bond et se dirigea vers la porte.
— Mais où vas-tu comme ça ? s’étonna son demi-frère. Nous n’avons
pas fini la partie !
— Je vais faire le tour de la cour pour vérifier que tout va bien.
— Haakon ? le héla Thrand alors qu’il franchissait le seuil. Transmets
mes salutations à Annis, veux-tu ? Son onguent est un véritable cadeau des
dieux.
Haakon étouffa un juron et claqua le battant avec une rage à peine
contrôlée.
Annis avait mal aux pieds. Ses bottes trempées lui pinçaient les orteils.
Depuis combien de temps boitillait-elle ainsi sur ce chemin, elle n’aurait su
le dire. Elle avait cessé depuis un bon moment de compter les arbres du bas-
côté, les virages ou encore les endroits où la route, traversée par un
ruisseau, devenait boueuse. A un moment, elle avait dû effectuer un détour
pour éviter une ferme dont s’échappaient les aboiements d’un chien
solitaire et les vagissements d’un bébé.
A cette époque de l’année, le soleil bougeait relativement peu dans le
ciel et le même jeu d’ombre et de lumière régnait sur le paysage en fin de
soirée qu’en milieu de journée.
Le hurlement d’un loup déchira soudain le silence, la faisant frémir de
peur. Elle pressa le pas, se mettant presque à courir, et jeta un regard par-
dessus son épaule. Mais il n’y avait rien derrière elle, à part l’immensité des
bois.
Pourtant, elle avait parfois l’impression de surprendre une ombre furtive
se déplaçant dans l’obscurité des sous-bois. Il lui semblait que quelqu’un,
ou quelque chose, progressait avec elle, à l’abri des fourrés, la dépassant et
s’arrêtant tour à tour.
Cette impression devint bientôt une certitude.
Elle était suivie. Traquée.
Un nouveau hurlement retentit, suivi d’un craquement de branche
brisée. Les bruits se rapprochaient. Annis se figea sur place, le cœur battant
à tout rompre.
Mais elle se força bientôt à repartir. S’arrêter, pensa-t-elle, c’était
renoncer. S’arrêter, c’était mourir.
Désormais, elle n’avait plus qu’un seul but : survivre.
A la nuit tombée, Annis abandonna la piste qui se perdait dans les bois
pour s’enfoncer dans un bosquet de bouleaux et de mélèzes, à la recherche
d’un abri pour la nuit. Ses jambes étaient engourdies par la marche forcée
qu’elle s’était imposée et ses poignets tuméfiés portaient encore les traces
douloureuses de la corde qui l’avait retenue prisonnière.
Il lui tardait de pouvoir s’étendre pour se reposer. Elle espérait dormir
d’un sommeil sans rêves, sans être hantée par le souvenir d’un ténébreux
Viking aux larges épaules et à la chevelure sombre aussi prodigue de baisers
et de caresses qu’indigne de confiance.
Les hurlements persistants des loups lui tapaient sur les nerfs. Le mieux
aurait été de trouver un refuge en hauteur ou, encore mieux, d’allumer un
feu. Mais elle ne transportait ni silex, ni pierre à feu ni amadou.
Elle pressa ses doigts sur ses yeux en s’exhortant au calme. Paniquer ne
servirait qu’à aggraver la situation, ainsi qu’elle avait eu l’occasion de
l’apprendre à Lindisfarne.
Elle s’en voulait maintenant de s’être s’échappée sans couteau ni vivres.
Elle n’avait même pas pris la peine de s’interroger sur la durée probable du
trajet. A présent, son estomac criait famine et, malgré la tiédeur du soleil,
elle était secouée de frissons. Elle redoutait la fraîcheur qui allait bientôt
régner dans la forêt.
Malheureusement, elle n’avait pas vraiment eu le choix.
Si elle était restée au manoir, elle aurait fini par y dépérir aussi
— d’humiliation. Au moins, elle avait retrouvé sa fierté. Et puis, si Haakon
lui infligeait une pareille punition pour un forfait qu’elle n’avait pas
commis, elle préférait ne pas envisager sa réaction lorsqu’il s’apercevrait
que la famille de son otage n’était pas près de payer sa rançon.
De toute façon, songea-t-elle, il avait tort : rien n’était pire que la
captivité.
Ses genoux se remirent à trembler. Elle s’obligea à marcher encore,
pour mettre toujours plus de distance entre elle et la prétendue protection
que son ravisseur se targuait de lui offrir.
Elle palpa ses cheveux bouclés. Cette nouvelle coupe ne lui déplaisait
pas, finalement, et elle se sentait la tête plus légère ainsi. Pourtant, elle avait
été si fière de sa longue chevelure. Son oncle s’était renfrogné lorsqu’elle
lui avait lancé par plaisanterie que la nécessité de la couper la dissuaderait
sans doute à jamais d’entrer dans un couvent. Il lui avait alors reproché sa
coquetterie. Que dirait-il en la voyant maintenant ? Qu’elle avait mérité ce
châtiment pour n’avoir su jadis contenter son mari ? Car il n’avait pas
manqué de lui imputer la responsabilité des incartades de Selwyn — même
si, au fond, ce qu’il lui reprochait surtout, c’était de n’avoir su persuader ce
dernier de donner plus à l’Eglise.
Bah, songea-t-elle, ses cheveux finiraient bien par repousser. Ce n’était
pas si cher payé pour avoir découvert la vérité : Haakon était taillé dans la
même étoffe que Selwyn. Comme lui, il était intraitable et incapable
d’écouter les autres.
Une tige de mûrier lui érafla le mollet avant de se prendre dans l’ourlet
de sa chemise. Elle tomba à genoux au milieu d’un parterre de digitales et
entreprit de se libérer de la ronce. Même la végétation essayait de la retenir
prisonnière… Soudain, un bruissement perça le silence. Annis
s’immobilisa, aux aguets.
Dans la pénombre qui envahissait peu à peu les bois, elle aperçut une
paire d’yeux jaunes, des crocs luisant de salive et une truffe noire. Elle
recula lentement, la bouche sèche. Elle percevait maintenant, tout autour
d’elle, le tapotement de pattes griffues sur le sol. Elle cilla. La vision
disparut et les bruits cessèrent.
Son imagination lui jouait-elle donc des tours ?
Elle se redressa en s’essuyant les mains sur le devant de sa tunique. Oui,
pensa-t-elle, elle avait dû avoir une hallucination. Les loups avaient peur
des hommes, normalement. Dès qu’ils en voyaient un, ils couraient se
cacher.
Elle décida de chanter pour lutter contre la fatigue et se donner du
courage. Sa voix lui parut faible, comme perdue dans l’immensité sauvage
qui l’environnait. Ce qui ne l’empêcha pas, une fois sa chanson terminée,
d’en entamer une autre — une chanson que son mari et ses copains aimaient
brailler aux petites heures de la nuit lorsqu’ils étaient soûls. Tout en
beuglant à son tour les couplets égrillards, elle reprit son chemin en écrasant
plantes et herbes sous ses pieds.
Un nouveau craquement la fit taire. Fourrés et buissons alentour lui
parurent frémir, comme s’ils dissimulaient des bêtes. Il fallait à tout prix
qu’elle trouve un abri pour la nuit… et vite.
Elle frôla une branche dont les aiguilles lui chatouillèrent l’épaule.
Relevant la tête, elle avisa un mélèze qui semblait accessible et
suffisamment solide pour supporter son poids.
Elle hésita un instant. Comment pourrait-elle trouver le sommeil en
équilibre dans un arbre ? Une ombre traversa alors son champ de vision et,
balayant ses craintes, elle s’empressa de grimper sur le tronc à l’écorce
glissante.
Bien lui en prit : elle venait à peine d’accéder à l’une des branches que
déjà, un loup se précipitait vers elle en grondant, les babines retroussées et
les yeux injectés de sang. Elle eut à peine le temps de retirer ses pieds. Les
mâchoires de l’animal claquèrent dans le vide. Affolée, elle poursuivit sa
progression à toute allure et ne s’arrêta que lorsque la densité des épines
l’empêcha de monter plus haut.
Elle jeta alors un coup d’œil en bas et fut prise de vertige. Elle ferma les
yeux pour se reprendre, non sans apercevoir auparavant le loup assis au
pied de l’arbre, la tête rejetée en arrière, qui poussait un long gémissement
de frustration.
— Allons, lui cria-t-elle, va-t’en, maintenant ! Tu n’arriveras pas à me
rejoindre ici, de toute façon. Alors pars te chercher une autre proie,
d’accord ?
Elle rouvrit les paupières. A sa grande surprise, l’animal s’était redressé
et semblait vouloir s’éloigner. Elle poussa un soupir de soulagement et posa
sa tête contre le tronc du mélèze.
Mais la bête, loin de renoncer, s’était simplement mise à tourner autour
de l’arbre. Les jambes tremblant d’épuisement, Annis comprit qu’elle
n’allait pouvoir demeurer perchée ici indéfiniment. Elle n’était pas un
oiseau ni un écureuil. Elle devrait se chercher un abri plus confortable et
plus sûr.
Ce fut alors qu’elle prit conscience que deux autres loups avaient rejoint
le premier, comme en réponse à son appel.
Ils s’assirent tous les trois par terre, se préparant visiblement à un long
siège au pied de l’arbre. De temps à autre, l’un d’eux levait un regard jaune
vers elle cependant qu’au-dessus du mélèze, déjà, tournait une bande de
corbeaux qui croassaient bruyamment.
Annis étreignit plus étroitement le tronc de l’arbre, au bord du
désespoir, tandis que les loups, en bas, entonnaient un nouveau concert de
hurlements affamés.
En entendant les cris des loups, Haakon se raidit sur son cheval. Ces
plaintes étaient capables de donner le frisson au guerrier le plus aguerri, car
c’était le cri de ralliement de toute une meute en chasse.
Dressant les oreilles, Floki renifla l’air un instant avant d’émettre un
grondement sourd.
— Oui, je sais, murmura Haakon. La meute entière court les bois. C’est
l’époque où il lui faut nourrir ses petits. Malheur à qui croisera son chemin.
Il inspira profondément, plus soucieux que jamais, se demandant
jusqu’où, au juste, Annis avait pu s’éloigner.
Après être parti à sa recherche, il ne doutait plus de l’habileté et de la
détermination de la jeune femme.
Il l’avait gravement sous-estimée. En fait, se corrigea-t-il avec un
grognement dégoûté, son orgueil et sa peur de s’engager l’avaient rendu
complètement aveugle et sourd aux qualités réelles d’Annis.
Hélas ! il doutait fort qu’elle ait eu conscience du danger auquel elle
s’exposait en fuyant ainsi l’abri du manoir. Avait-elle au moins emporté de
quoi se couvrir, de quoi manger ou faire du feu ?
Après avoir perdu sa trace un moment, Floki parut la retrouver au-delà
du lac, sur le chemin de terre qui s’ouvrait en amont du ruisseau alimentant
l’étendue d’eau. Par chance, songea Haakon, la fugitive était tombée sur
une route digne de ce nom, au lieu de partir à l’aventure dans les sous-bois.
D’ordinaire, ours et loups, même affamés, évitaient les voies de
communication tracées par l’homme. Mis à part un ou deux endroits où
mélèzes et pins formaient comme une voûte obscure au-dessus du chemin,
Annis serait en sécurité tant qu’elle resterait sur ce sentier. Toutefois, il
n’était sûr de rien : une meute de loups chassant pour sa progéniture
devenait une horde de bêtes affamées sans peur ni scrupule.
Comme pour confirmer ses craintes, les loups hurlèrent de plus belle
— à croire qu’ils étaient tombés sur une proie de choix et appelaient leurs
congénères à la curée.
Floki pressa encore l’allure et cessa de zigzaguer d’un bord du chemin à
l’autre pour filer comme une flèche. Haakon talonna les flancs de sa
monture qui partit au galop.
Le chien avait-il repéré la trace d’Annis ? Et si c’était elle, arriveraient-
ils à temps ?
Plus tard, beaucoup plus tard, Annis s’éveilla sous le regard de Haakon
qui la contemplait. Ils étaient toujours liés l’un à l’autre et son amant la
considérait avec une expression singulière tout en caressant tendrement les
boucles de cheveux qui lui encadraient le front.
Elle prononça son nom et le prit par la nuque. Cela suffit à réveiller
l’ardeur de Haakon. Il la désirait pour elle-même, comprit-elle alors, et non
pour ce qu’elle pouvait apporter à leur relation.
Arquant les reins, elle noua ses jambes autour de sa taille pour mieux
l’accueillir en elle et ferma les yeux sous l’afflux du plaisir.
— Dès notre retour au manoir, tu deviendras officiellement ma
concubine, lui annonça-t-il dans le creux de l’oreille.
Elle rouvrit aussitôt les paupières et le dévisagea avec des yeux ronds
avant de se soulever et de se rasseoir.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Annis ? Comprends-tu au moins ce que je te propose ? repartit
Haakon sans chercher à la retenir contre lui. Je veux que tu sois ma
compagne en titre. Tu dormiras dans mon lit.
— Oui, je comprends, articula-t-elle dans un soupir frémissant, mais
tout cela est si rapide, si… si soudain.
— Croyais-tu que j’allais me contenter de te posséder et t’abandonner
ensuite à ton sort ?
— Comme la dernière fois ? s’enquit-elle avec un rire tremblant.
— Annis, je ne veux plus que tu subisses ce que tu as vécu. Il y va de ta
dignité et c’est pour cela que je tiens à te reconnaître formellement comme
membre de mon entourage.
— En d’autres termes, mon honorabilité sera garantie par mon statut de
maîtresse et de concubine. C’est pour le moins… inattendu.
— C’est toi qui as commencé à me séduire, lui rappela-t-il.
— C’est vrai, mais…
— Où est le problème ? s’enquit-il enfin. Tu n’as pourtant pas l’air de
détester mes caresses.
Lui saisissant le mollet, il fit remonter sa main le long de sa cuisse, ce
qui déclencha immédiatement un nouvel incendie dans son ventre.
— J’ai déposé ma semence en toi, Annis, continua-t-il. Et par deux fois.
Les enfants sont une responsabilité, et je n’ai pas pour habitude de faillir à
mes obligations.
Elle en resta bouche bée. Des enfants… Elle n’y avait même pas songé !
Elle se leva et s’écarta de lui, les yeux fixés sur l’une des parois de la
hutte. Jusqu’à présent, il ne lui était même pas venu à l’esprit d’envisager
un avenir commun avec Haakon. Leurs rapports se déroulaient pour elle
dans le seul moment présent.
— J’ai bien conscience qu’il s’agit d’un privilège que tu m’accordes,
reprit-elle. Tove et les autres m’ont expliqué la différence existant entre une
concubine en titre et une simple compagne de lit. Je partagerai ta couche et
tu donneras ton nom à tous les enfants que nous aurons ensemble.
— Et ils bénéficieront ensuite de l’éducation réservée aux fils et filles
de jaarl. Car il ne sera pas dit que je me serai soustrait à mes devoirs envers
toi.
Annis porta les mains à ses joues en s’efforçant d’ignorer le froid
glacial qui l’avait soudain envahie.
— Quand ma rançon arrivera, je veux être libre de nouveau et pouvoir
prendre mes enfants avec moi.
Haakon laissa retomber sa main et se recula à son tour. Ses prunelles
bleues lançaient des éclairs.
— Nous en reparlerons le moment venu.
Non. Il fallait mettre tout ça au clair une bonne fois pour toutes. Elle se
rendait bien compte que son avenir en dépendait et elle tenait à ne plus se
sentir menacée par Guthrun à son retour au manoir.
Quant aux enfants, comme Haakon venait de le suggérer, ils pourraient
toujours en rediscuter plus tard.
Si son ventre n’avait jamais porté les fruits de ses étreintes avec
Selwyn, elle connaissait au village de Birdoswald au moins trois garçons et
une fille qui avaient les yeux et le nez de son défunt mari — ce qui était sa
faute et non la sienne, ainsi qu’il le lui avait maintes fois répété avant de
mourir.
Elle repoussa ces tristes souvenirs dans le fond de sa mémoire, préférant
ne pas penser à d’éventuels enfants pour l’instant. Des enfants qui, elle le
pressentait, seraient un obstacle à son départ autrement plus insurmontable
que son ancien statut d’otage.
— Annis ? Tu as l’air songeur. Et tu ne m’as toujours pas donné ta
réponse.
— Je ne sais pas… , fit-elle en s’efforçant de sourire.
Jamais cela ne lui coûta autant. Et de fait, avait-elle vraiment de quoi se
réjouir, elle la fille de bonne famille, après avoir eu le malheur d’épouser un
incorrigible coureur de jupons, de se voir octroyer le statut de concubine ?
Elle se rappelait la méchanceté que lui avait adressée la dernière maîtresse
de Selwyn : nul homme, lui avait-elle lancé, n’accepterait de coucher avec
elle pour rien. Son seul attrait résidait dans sa dot. Annis savait bien qu’elle
cherchait seulement à la blesser, mais la pique n’en comportait pas moins
une parcelle de vérité et elle ne pouvait s’empêcher de se demander
combien de temps durerait l’affection de Haakon à son égard.
Mieux valait ne pas y songer, se dit-elle. Selwyn était mort et Haakon
n’était pas Selwyn. Le passé était le passé et le futur demeurait
fondamentalement imprévisible. Seul comptait le présent.
Elle ferma les yeux, les oreilles bourdonnantes et l’estomac nauséeux,
regrettant que tout ceci ne soit pas un rêve.
— Annis ? répéta Haakon.
Elle rouvrit d’un coup les paupières. Son amant et seigneur exigeait une
réponse. Sur-le-champ.
Elle doutait que sa décision, quelle qu’elle soit, lui procure une position
plus confortable au manoir que celle qu’elle avait endurée lorsqu’elle était
enfermée dans la porcherie. Mais avait-elle le choix ?
Elle déglutit avec peine, consciente d’avoir donné à Haakon toutes les
raisons de croire qu’elle briguait cet honneur. Elle l’avait séduit. Elle devait
maintenant en assumer les conséquences.
Les murs de la cabane lui parurent se resserrer sur elle. Haakon la
dominait de toute sa taille.
— Ta réponse, Annis.
Elle se pencha vers lui et, prenant son visage entre ses mains, refoula
crânement ses dernières hésitations.
— Oui, j’accepte d’être ta concubine.
Chapitre 13
Annis rabattit son capuchon pour s’éponger le front. Après lui avoir fait
traverser la grand-salle, Haakon l’avait rapidement emmenée jusqu’à la
chambre de la reine, une main constamment posée sur la garde son épée, le
regard en perpétuel mouvement.
— Tu es prête, Walkyrie ? s’enquit-il quand ils parvinrent à la porte des
appartements d’Asa.
— Autant que je puis l’être, répondit-elle, quelque peu réconfortée,
malgré tout, d’entendre Haakon l’appeler par son surnom.
Ce n’était qu’un détail, mais il lui confirmait qu’il croyait en elle et
qu’il lui offrait un soutien sans faille. Elle espérait seulement ne pas
décevoir ses attentes et être capable de sauver la vie de Thorkell.
— Et je te promets de rien tenter de hasardeux, ajouta-t-elle.
— Tant mieux.
— Mais cela n’exclut pas que je prenne des risques quand même, si je
le juge utile.
— C’est à toi de voir, répondit-il laconiquement.
Il avait prononcé ces derniers mots avec le plus parfait sérieux, sans les
ponctuer d’un sourire ni même d’un regard à son adresse. Annis comprit
qu’il devait penser aux conséquences d’un éventuel décès du souverain.
Elle-même ne l’envisageait pas sans frémir.
Haakon posa alors une main sur son épaule, comme pour raffermir sa
détermination. Elle leva la tête vers lui pour lui adresser un sourire
tremblant qu’il lui rendit en serrant ses doigts sur son épaule.
— Bien, reprit-il. Ne t’éloigne jamais de moi ni de la reine. Et remonte
ton capuchon. Tu ne te découvriras qu’à l’intérieur de la chambre d’Asa.
Elle hocha la tête, émerveillée que le simple contact de la main de son
amant ait suffi à la calmer : le frisson qui la secouait un peu plus tôt s’était
réduit à une trémulation sourde dans le creux de son estomac.
Une fois qu’elle eut fait tout ce qu’elle pouvait, elle se recula et essuya
la sueur qui lui couvrait le front. Il lui avait fallu toute sa dextérité et son
obstination pour forcer le roi à avaler le charbon. Maintenant celui-ci
respirait plus calmement et présentait un teint moins cireux.
— Comment va-t-il ? demanda Asa en se penchant vers lui.
Bien que Haakon lui ait instamment conseillé de sortir, elle avait tenu à
rester pour assister Annis, obéissant à ses ordres sans broncher et lui
apportant cuvettes et linges avec empressement.
— Il se repose, lui répondit-elle en joignant les mains. La crise est
passée, je pense. Il ne reste plus désormais qu’à attendre. Il va dormir
pendant longtemps, du moins je l’espère. En tout cas, s’il survit à cette nuit-
ci, il sera définitivement tiré d’affaire.
— Il s’en sortira. C’est un battant.
— Je vois ça.
A ces mots, Thorkell ouvrit les yeux et posa un regard franc sur Asa.
— C’est toi, ma mie. La lumière autour de toi est partie, articula-t-il
d’une voix lasse mais ferme.
Avec un cri de soulagement, la reine enfouit son visage contre sa
poitrine. Au bout d’un moment, Annis la prit doucement par les épaules.
— Laissez-le sommeiller. Il n’a plus rien à craindre, dorénavant.
La reine prit les mains d’Annis entre ses doigts glacés.
— Merci, Annis, mais je crois pouvoir m’occuper de lui moi-même.
Nous sommes sauvés, tous les deux.
Annis se sentit soudain accablée par une immense fatigue. Tout ce
qu’elle désirait, désormais, c’était retourner dans les appartements de
Haakon pour y sombrer dans les bras de Morphée. Elle n’osait cependant
quitter tout de suite son patient. Elle regarda autour d’elle, mais n’aperçut
Haakon nulle part. Le Viking était parti sans même lui dire au revoir. Elle
soupira, se reprochant sa naïveté. Haakon avait d’autres problèmes à
résoudre de son côté.
— C’est Haakon que tu cherches ainsi des yeux ? Tu l’aimes, n’est-ce
pas ?
Annis sentit son estomac se contracter. Elle crut pendant un instant que
cette voix sortait de son propre esprit. Portant une main à son front, elle
chercha une réponse acceptable. Elle aurait aimé pouvoir tout nier en bloc,
mais se sentait incapable de lui mentir.
Elle se tourna vers Asa et sursauta. La reine la dévisageait avec un air
entendu.
— Est-ce donc si évident que cela ? lui demanda-t-elle enfin. Je croyais
pourtant bien le cacher.
— Ce n’est pas difficile à deviner pour qui sait lire les signes, repartit
Asa en lui tendant la main. Soyons amies, veux-tu ? Tu as sauvé mon mari.
Nous te devons la vie tous les deux. Reste donc me parler un peu. Voilà
longtemps que je n’ai eu l’occasion d’ouvrir mon cœur à personne. Et,
rassure-toi, Haakon ne sait rien. Les hommes sont singulièrement aveugles
en ce domaine.
Annis hocha brièvement la tête, désemparée. Si Asa avait découvert son
penchant pour Haakon, se dit-elle, ce dernier ne tarderait pas non plus à la
percer à jour et leurs rapports en seraient aussitôt altérés — car ils n’étaient
pas censés s’attacher de la sorte l’un à l’autre.
— Je serai heureuse de discuter avec vous… avec toi, repartit-elle en
retirant ses mains pour s’asseoir à côté de la reine, sur le banc qui faisait
face aux braises luisantes du foyer.
— Je sais que tu as sauvé mon mari pour protéger Haakon.
— Je l’ai fait parce que je déteste voir mon prochain souffrir.
— Peu importe : tu as accepté de le soigner alors que tu avais
conscience de prendre toi-même d’énormes risques. Tu aurais pu arguer de
ton statut d’otage pour refuser de m’aider, et je doute que tu aurais répondu
à mon appel si tu n’avais estimé que la vie de Haakon était en danger. Mon
sort à moi t’indifférait.
Annis eut un petit haussement d’épaules.
— Je n’avais pas le choix de toute façon. Et l’amour ne m’a pas privée
de cervelle. Je ne suis pas une oie blanche.
— Je n’ai jamais rien prétendu de tel, répliqua Asa en la fixant avec
dureté avant de se mettre à tapoter ses lèvres du bout de l’index. Je suis
même certaine que tu es une personne très réfléchie et que, de ce point de
vue-là, tu n’es pas loin de me ressembler.
Annis avait du mal à soutenir le regard intense de la souveraine. Elle se
leva pour ranger un peu la chambre et s’occuper les mains, ramassant une
cuvette par-ci, un bol par-là, qu’elle déposait aussitôt ailleurs. La reine ne la
quittait pas des yeux.
Elle était consternée d’apprendre qu’elle était aussi transparente. Certes,
Haakon n’avait pas encore su sonder son cœur, mais combien d’autres y
étaient déjà parvenus ? Elle s’enorgueillissait jusqu’à présent de son
habileté à dissimuler ses émotions ; or, voici qu’en quelques heures à peine
cette femme avait réussi à deviner ses sentiments les plus secrets.
— Les jaarls n’épousent jamais leurs captives, ajouta Asa dans un
murmure qui se perdit dans les profondeurs de la chambre mais qui retentit
dans l’esprit d’Annis tel un tocsin. Ce sont des hommes importants qui se
marient pour d’autres raisons que le plaisir.
Annis reposa d’une main tremblante le broc qu’elle tenait à la main.
— Aucun de nous deux n’a jamais parlé de mariage, protesta-t-elle. Pas
plus moi-même que Haakon.
— Mais tu dois comprendre, j’imagine, la nécessité pour lui de se
trouver un parti, énonça Asa en se levant d’un mouvement souple et fluide
pour se rapprocher d’elle. Thorkell n’aura de cesse de le voir uni à une
compagne digne de lui. C’est désormais le jaarl le plus riche de tout le
royaume et s’il survit au Storting, ce qui est désormais fort probable, il sera
dans son intérêt d’écouter son roi. Il serait bon que tu m’aides à l’en
persuader.
— Je ne vois pas comment je pourrais influer sur son choix d’une
épouse, répliqua Annis en s’obligeant à garder une voix posée, alors qu’en
vérité elle était tendue comme la corde d’un arc et n’avait qu’une seule
envie : fuir cette conversation, quitter cette pièce — ou bien alors hurler de
rage et de frustration.
Elle serra les poings, s’exhortant au calme. Comment Asa, toute reine
qu’elle fût, osait-elle la prier d’aider Haakon à prendre femme ?
— Vraiment ? riposta cette dernière avec froideur en se redressant de
toute sa taille. Tu ne saurais pourtant le retenir indéfiniment près de toi.
— Je sais, admit Annis d’une toute petite voix qui lui fit horreur.
Vous… Tu ne m’apprends rien.
— Alors tu es en mesure de concevoir aussi que Haakon ne puisse se
permettre de défier Thorkell et qu’il doit écouter la voix de la raison.
— Sauf le respect que je te dois, Asa, je doute fort qu’il ait jamais
l’intention de se rebeller contre ton mari. Et je me permets de te rappeler
que je ne suis qu’une prisonnière.
— Penses-tu que ta rançon va bientôt arriver ?
Annis haussa les épaules en essayant d’adopter une expression
détachée. Elle ne comprenait plus trop où la reine voulait en venir. Allait-
elle donc être forcée d’avouer aussi les craintes qu’elle pouvait nourrir à ce
sujet ?
— Cela dépend du temps que prennent les nouvelles pour atteindre la
Northumbrie. Sache cependant que je ne suis pas sans fortune personnelle.
— Et la personne qui gère en ton nom cette fortune, questionna Asa en
inclinant la tête, crois-tu qu’elle sera disposée à en distraire une part pour
payer ton retour chez les tiens ?
Annis sursauta, estomaquée par la perspicacité de la souveraine.
— Serais-tu donc une voyante ?
Asa lâcha un petit rire argentin.
— Mettons que j’ai réussi à survivre jusqu’à aujourd’hui et que cela
exige autant de sang-froid que de discernement, surtout de la part d’une
femme. Mais revenons à toi, poursuivit-elle en se penchant vers elle.
Pourquoi donc te trouvais-tu à Lindisfarne ? Tu n’es pourtant pas une
nonne.
— J’étais venue voir mon oncle, qui était l’abbé du prieuré, pour quérir
son opinion à propos… à propos de fiançailles.
— Et que t’a-t-il dit ?
— D’entrer dans un couvent, répondit Annis avec mépris.
— Idée qui n’a pas eu l’air de te plaire, constata Asa avec un sourire.
Pas plus que tu n’avais l’intention, je suppose, d’épouser l’homme que
t’avait choisi ta famille.
Annis baissa les yeux sur ses mains.
— Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire à mon retour chez moi…
Si jamais je rentre chez moi.
— Ce serait la meilleure solution pour toi, repartit Asa avant de glisser
un doigt sous son menton pour lui redresser la tête. Tu ne trouveras ici que
déception et peine de cœur. Crois-moi. Je connais Haakon depuis
longtemps.
Annis opina en silence, abattue, en proie à un soudain accès de
nostalgie. Rester auprès du Viking serait en effet malavisé, songea-t-elle.
Elle ne pourrait supporter de voir ce dernier se lasser d’elle et, quand bien
même il lui demeurerait attaché, elle refusait de le disputer à sa future
épouse. Elle savait combien les incartades d’un mari pouvaient être
pénibles. Elle ne souhaitait à personne ce genre d’humiliation, pas même à
celle qui lui ravirait Haakon.
— Que dois-je faire ? s’enquit-elle en désespoir de cause.
— Laisse-moi y réfléchir, répondit Asa en posant une main fraîche sur
sa manche. D’ici là, cette conversation restera entre nous, d’accord ? Et
n’oublie pas : le roi et moi te devons la vie. Et les souverains de Viken
honorent toujours leurs dettes.
Annis hocha de nouveau la tête. De toute manière, elle n’avait
nullement le désir de rapporter cet entretien à Haakon. Les paroles de la
souveraine l’avaient démoralisée et, même si elle comprenait bien que cette
dernière cherchait à la protéger à son tour, elle n’en éprouvait pas moins un
cuisant sentiment d’échec.
— Thorkell est sur la voie de la guérison, déclara Haakon alors que les
premières lueurs de l’aube apparaissaient dans le ciel. Asa va être soulagée
d’apprendre que tu as réussi à sauver sa jolie petite tête.
Annis détourna les yeux de la mer. Elle était venue se réfugier dans
cette galerie attenante à la chambre du roi après sa conversation avec la
reine, pour méditer et décider de son avenir. Cette dernière lui avait promis
de ne pas trahir son secret, mais Annis craignait dorénavant que ses
sentiments pour Haakon ne soient que trop visibles sur son visage et se
demandait avec anxiété comment elle allait pouvoir continuer à dissimuler
les élans de son cœur.
— Il a bien meilleure mine, en effet, acquiesça-t-elle sur un ton
soigneusement neutre, et sa respiration est redevenue régulière.
— Toi, en revanche, tu as l’air éreinté. Tu tiens à peine debout, répliqua
Haakon en venant se camper derrière elle pour lui masser la nuque.
Annis eut le plus grand mal à ne pas s’adosser contre son torse. Elle
aurait tant aimé pouvoir puiser dans sa force !
— Que la reine et sa cohorte de servantes s’occupent donc de notre roi,
ajouta-t-il. Je te ramène dans nos appartements.
— Pour dormir ? s’enquit-elle en se retournant vers lui, ses paupières se
fermant malgré elle.
— Pour dormir, oui, et rien d’autre, lui promit-il en fixant ses traits tirés
avec une expression soucieuse, conscient de tout ce qu’il lui devait. Après,
évidemment, quand tu te seras reposée, nous pourrons toujours envisager la
question de la détente sous un autre angle…
Elle lui adressa un sourire triste. Il fronça les sourcils, étonné par son
manque d’enthousiasme.
— Qu’y a-t-il, Annis ?
— Oh, rien ! Je suis fatiguée, c’est tout. Et quand je suis dans cet état-
là, je ne maîtrise plus l’expression de mon visage.
Elle posa une main sur sa joue.
— Mais je serai ravie de m’allonger à côté de toi, même si je crains de
ne pas être très… active.
— J’aimerais aussi que nous parlions un peu, tous les deux, ajouta-t-il
en se retenant de plaquer sa main contre sa joue pour prolonger ce contact
tendre.
Il avait besoin d’elle, il en prenait de plus en plus conscience. Elle
n’avait pas hésité à risquer sa propre vie pour sauver Thorkell et le protéger
ainsi lui-même. Elle lui devenait aussi indispensable que l’air qu’il respirait.
Il refusait de la voir quitter un jour sa vie et espérait de tout son être que,
lorsque sa rançon arriverait, il saurait la persuader de demeurer malgré tout
au manoir, près de lui.
— Oui, oui, si tu veux, acquiesça-t-elle d’une voix ensommeillée avant
d’enfouir enfin son visage contre son épaule.
Elle jouissait sans vergogne de la tiédeur du corps de Haakon, craignant
au fond d’elle-même de vivre leurs derniers instants d’intimité. Elle ne
savait au juste combien de temps il lui faudrait pour se lasser d’elle ou pour
se dégoter une épouse digne de son rang, mais elle trouvait d’ores et déjà ce
délai beaucoup trop court.
— Fais-moi l’amour comme si c’était la fin du monde, murmura-t-elle
alors.
— Je doute que tu sois assez en forme pour ça, répliqua-t-il avec un
petit rire.
Il frémit néanmoins, les sens embrasés, incapable de contenir la violente
réaction de son corps à l’appel d’Annis.
La prenant par la taille, il la guida par des couloirs latéraux jusque dans
leurs appartements.
Le feu dans leur chambre n’était plus que cendres, mais sa chair à lui
brûlait d’une flamme éclatante. Néanmoins, il hésitait encore à assouvir son
envie d’Annis, estimant que celle-ci avait vraiment besoin de se reposer.
Il la coucha sur les fourrures du lit. Elle tendit ses bras vers lui.
— Haakon… , murmura-t-elle.
Mais déjà ses yeux se fermaient et elle s’assoupit doucement.
Il sourit et, s’allongeant près d’elle, la serra précautionneusement contre
lui pour la bercer.
— Dors bien, ma Walkyrie.
Chapitre 16
HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce roman a déjà été publié en 2018
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
RETROUVEZ TOUTES NOS ACTUALITÉS
ET EXCLUSIVITÉS SUR
www.harlequin.fr
Ebooks, promotions, avis des lectrices,
lecture en ligne gratuite,
infos sur les auteurs, jeux concours…
et bien d'autres surprises vous attendent !