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SOMMAIRE

Cœur de guerrière

Résumé du livre

Titre

À propos de l'autrice

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Épilogue

Copyright
Fiancée au Highlander

Résumé du livre

Titre

À propos de l’autrice

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19
Chapitre 20

Chapitre 21

Copyright

La tentation d’un chevalier

Résumé du livre

Titre

À propos de l'autrice

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Épilogue
Copyright

L’éveil de la passion

Résumé du livre

Titre

À propos de l'autrice

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19
Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Copyright

Fascinée par le lord

Résumé du livre

Titre

À propos de l’autrice

Note de l’autrice

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Copyright

Captive du Viking

Résumé du livre
Titre

À propos de l'autrice

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Épilogue

Copyright

Les éditions Harlequin


À PROPOS DE L’AUTRICE

Sarah Rodi a toujours été une incorrigible romantique. Elle a grandi


avec les vieux films d’amour de son grand-père et en dévorant toutes les
romances de la bibliothèque de son quartier. Elle vit dans le village de
Cookham dans le Berkshire, où elle aime se promener le long de la Tamise
avec son mari, ses deux filles et leur chien.
Chapitre 1

Forteresse de Kald, automne 821

La mariée et ses proches se faisaient attendre.


Ashford Stanton prit une profonde inspiration pour calmer son
impatience, tout en se répétant que cela n’avait aucune importance. Un long
été s’était écoulé depuis qu’il l’avait rencontrée pour la première fois sur un
champ de bataille, une épée à la main. Et même si cette journée l’avait
affecté plus que de raison, rien ne justifiait à présent la contrariété que son
retard lui occasionnait. Pas même la chaleur inhabituelle qui régnait cet
après-midi-là.
Il parcourut la plage des yeux pour s’assurer une nouvelle fois que le roi
Eallesborough était en sécurité et que tout était parfaitement en ordre. Rien
d’anormal n’attira son attention. Ce n’était pas une journée ordinaire, il
fallait bien le reconnaître. L’excitation presque palpable qui flottait dans
l’air ne fit que confirmer son impression. L’événement qu’il s’apprêtait à
vivre ferait sans doute date dans l’histoire. Si seulement son père avait pu se
joindre à eux pour assister à la cérémonie ! Ses chroniques s’en seraient
ensuite fait l’écho.
Le soleil dardait si fort ses rayons sur le sable doré qu’Ash sentit des
gouttes de transpiration se former à la base de sa nuque. Il se passa la main
dans les cheveux pour tenter d’en discipliner les pointes. Comme il aurait
aimé aller se rafraîchir dans les vagues qui venaient mollement s’échouer
sur le rivage… C’était ce qu’il aurait fait à Braewood. Malheureusement, il
n’était ni dans la forteresse de son père, ni à Termarth dans le château du roi
saxon qu’il servait. Il devait garder en tête qu’il était en territoire ennemi.
Ce dont il se serait volontiers passé.
Ash s’était déjà rendu à Kald par deux fois pour effectuer une mission
de reconnaissance. Il avait ressenti le besoin de se familiariser avec la
configuration du terrain afin de ne rien laisser au hasard. Le paysage qui
l’entourait était d’une beauté époustouflante. Il ne savait plus où poser les
yeux, entre l’immensité bleue du ciel qui se confondait avec la mer, les
marais salants qui longeaient les dunes de sable et les baies qui étaient
d’une rare magnificence. Le merveilleux décor dans lequel il se trouvait
n’apaisa malgré tout en rien l’extrême tension de son corps. Il tourna la tête
en direction des falaises en surplomb où les Vikings avaient édifié
d’impressionnantes fortifications qui assuraient la protection des habitants,
puis il se concentra à nouveau sur le visage radieux des convives. Des
Danois pour la plupart.
Combien de temps allaient-ils encore attendre la mariée ? Ash se passa
nerveusement une main sur le visage. Il aurait donné cher pour se trouver
loin de là. Il s’était d’abord cherché mille et une excuses pour tenter de
justifier son impossibilité d’escorter le roi Eallesborough jusqu’à Kald pour
le mariage de sa fille, mais Ash avait finalement passé sous silence ses
réticences. Aucune raison n’aurait trouvé grâce aux yeux de son monarque.
C’était donc à contrecœur qu’il avait accompagné son souverain en
territoire viking, lui offrant la protection de son épée, comme à
l’accoutumée. Il allait bien entendu se tenir sur ses gardes et accomplir son
devoir. Mais il avait beau faire, il lui était impossible de se concentrer
exclusivement sur sa tâche.
Allait-il enfin se débarrasser de l’attirance quelque peu saugrenue qu’il
éprouvait envers cette jeune guerrière danoise ? Cela expliquait sans doute
la raison pour laquelle il trouvait l’attente des invités interminable. Il avait
besoin de se prouver qu’il ne ressentirait absolument rien en revoyant la
jeune femme qui l’avait si mystérieusement troublé lors de leur première
rencontre. Il s’était posté à l’extrémité d’une rangée afin de pouvoir garder
un œil sur les allées et venues de tout un chacun, mais, en vérité, une seule
personne l’intéressait.
Tout à coup, une musique tonitruante se fit entendre, annonçant
l’arrivée de celle que tout le monde attendait. Ash crut un instant se trouver
mal. Il devait à tout prix reprendre ses esprits. Il roula les épaules vers
l’arrière, arbora la mine impassible qu’il affichait en toutes circonstances et
se tourna lentement vers la jeune mariée.
En la voyant se diriger vers l’autel d’un pas lent et majestueux, Ash
sentit ses lèvres se tordre légèrement. Tout compte fait, c’était plutôt une
bonne chose que son père ne puisse assister à cette cérémonie en raison de
son état de santé. Cette scène l’aurait sans doute achevé. Qui aurait pu
imaginer un jour qu’une princesse saxonne épouserait un Viking afin de
garantir une paix durable entre leurs deux peuples ?
Il ne lui avait pas échappé que cette union improbable risquait de
changer la donne. Peut-être même sa vision du monde. Ash bannit aussitôt
cette idée de son esprit. Il valait mieux laisser certains secrets enterrés.
Ainsi, personne ne risquait d’en être affecté.
Durant toute son enfance, ses parents lui avaient raconté quantité
d’histoires au sujet des invasions vikings qui s’étaient régulièrement
abattues sur le territoire qu’ils occupaient. Ces barbares s’étaient emparés
de nombreux châteaux et monastères saxons, détruisant, violant et pillant
tout sur leur passage. Originaires de contrées lointaines, ils sillonnaient de
dangereux océans, débarquaient sans prévenir sur les plages et s’attaquaient
à la population locale qui vivait paisiblement sur la côte au sein de petits
campements, ne laissant que ruine et désolation derrière eux.
Ash avait lui-même été le témoin des conséquences tragiques de
quelques attaques vikings. Mais il était encore loin du compte. En réalité,
ces pillards avaient marqué son existence au fer rouge.
À cette pensée, un flot d’amertume vint lui brûler la gorge. Dès son plus
jeune âge, on lui avait appris à se méfier des Danois. Voire à les exécrer.
Cela n’avait néanmoins pas empêché son roi d’accepter une alliance avec le
clan viking qui s’était établi depuis quelque temps déjà à Kald. Au fil des
mois, Ash avait appris à respecter leur chef, Brand Ivarsson. De toute
évidence, c’était un homme de bon sens et il semblait désireux lui aussi
d’instaurer une paix durable. Pour autant, Ash ne comprenait pas comment
lui-même, un Saxon, pouvait ressentir une telle attirance envers une jeune
femme de ce clan. C’était tout bonnement inacceptable. Et indigne de sa
part. D’autant plus que les paroles que son père lui avait adressées lors de
son dernier passage à Braewood résonnaient encore dans sa tête.
« Choisis une femme de sang saxon, épouse-la et fais en sorte
d’engendrer très rapidement un héritier afin de protéger mes terres et ma
puissance. Fais exactement ce que je te dis de faire et je serai alors très fier
de t’appeler mon fils. »
Ash laissa échapper un petit soupir. Il cherchait l’approbation du vieil
homme depuis toujours et caressait l’espoir d’entendre enfin un mot gentil
de la part de ce dernier depuis sa plus tendre enfance, tel un chien errant
affamé qui attendrait avidement les restes qu’on voudrait bien lui jeter.
Depuis quelques mois, Ash n’avait pourtant nulle envie de se trouver une
maîtresse. Et encore moins une épouse. La responsable de cet incroyable
gâchis n’était autre que la jeune femme qui faisait battre son cœur bien
malgré lui.
Il porta alors son attention sur les jeunes filles qui entouraient la mariée
alors qu’elles remontaient l’allée centrale et se rapprochaient
inexorablement de lui. L’une d’entre elles attira soudain son regard.
Svea Ivarsson. La sœur du marié.
Alors que son pouls s’intensifiait légèrement, un désir irrépressible
s’empara de lui. Il lui était désormais impossible de détacher son regard de
cette déesse. Ses yeux se fixèrent d’abord sur la magnifique chevelure d’un
beau blond, peut-être un peu plus claire que dans ses souvenirs, qui lui
retombait en cascade jusqu’en bas du dos dans un assemblage complexe de
tresses, de boucles et de fleurs. Puis il porta son attention sur ses yeux. Ils
avaient la teinte de l’océan. Profonds, bleus et sauvages. Il eut brusquement
envie d’y plonger pour toujours. Quant à sa peau, elle lui parut aussi
soyeuse et pâle que le sable fin qu’elle foulait d’ordinaire de ses pieds nus.
Ses courbes élancées drapées dans la jolie robe ajustée qu’elle avait
revêtue pour l’occasion le firent frémir. Elle était vraiment d’une beauté
étourdissante. Et d’une force peu commune. Il avait eu l’occasion de la voir
manier l’épée et tenir un bouclier à bout de bras. Il n’était pas près d’oublier
cette vision, même s’il s’était efforcé de l’effacer de sa mémoire ces
derniers mois.
C’était la première fois qu’il voyait une femme manier la lame et cela
l’avait littéralement envoûté. Il ne s’en était toujours pas remis, pour être
tout à fait honnête. Il savait bien que cette Viking n’aurait pas dû susciter
une telle fascination chez lui. Mais malgré tous ses efforts, il n’était pas
parvenu à réduire à néant cette obsession ridicule.
Svea se trouvait à sa hauteur, à présent. Elle posa les yeux sur lui et
soudain, elle sembla remplir tout l’espace. Comment s’y prenait-elle pour le
déstabiliser ainsi ? Mais à peine eut-elle croisé son regard que ses traits se
durcirent brusquement. Puis elle détourna la tête avec un tel dédain qu’un
frisson d’horreur le parcourut.
Ash serra les poings. Svea ne le portait manifestement pas dans son
cœur. Elle ne s’en était jamais cachée, du reste. Cette aversion remontait à
leur toute première rencontre, lorsqu’il l’avait instamment pressée de
remettre son épée au fourreau alors qu’elle s’apprêtait à ôter la vie d’un
homme à terre.
Il allait devoir trouver rapidement un moyen de tenir à distance cette
attirance contre-nature. En attendant, il lui fallait reprendre le sang-froid
dont il ne se départait jamais en temps normal.
Comment oublier le combat qui avait opposé le frère de Svea Ivarsson à
Lord Crowe, un chef de mercenaires saxons ? Il avait été d’une telle
brutalité ! Pour une raison indéterminée, Svea avait brusquement fait
irruption alors que son frère avait nettement l’avantage sur son adversaire.
Ash était intervenu alors qu’elle s’apprêtait à transpercer Lord Crowe de
son épée et l’avait sommée de rester à l’écart.
À l’époque cependant, il ne disposait pas de toutes les informations
nécessaires pour comprendre ce qui se tramait sous ses yeux. En effet,
quelques années plus tôt, Crowe avait tué le père de Svea et de Brand
Ivarsson. Ash imaginait sans peine la douleur que Svea devait éprouver.
Après ce combat avec Brand, Crowe avait été mis en cellule à Termarth.
Mais Svea ne voyait manifestement pas les choses ainsi. Pour elle, le
châtiment que Crowe avait reçu n’était sans doute pas suffisant. Cela
expliquait-il pour autant qu’elle lui montre à ce point que sa présence
l’indisposait ? Le considérait-elle comme son ennemi ? Non seulement
parce qu’il connaissait Crowe, mais parce qu’il s’était interposé lorsqu’elle
avait cherché à prêter main-forte à son frère dans le combat qui l’opposait
au chef des mercenaires. Depuis lors, Ash avait plus d’une fois eu
l’occasion de s’apercevoir qu’elle faisait preuve d’une hostilité indéfectible
envers lui.
Durant toute la cérémonie, il eut la désagréable impression qu’elle lui
tournait ostensiblement le dos. À moins qu’il ne s’imagine des choses…
Peut-être prenait-il simplement tout cela trop à cœur ?

Le banquet nuptial battait son plein. Ash explora les environs à


plusieurs reprises pour s’assurer que tout allait bien, puis s’installa dans un
coin de la grande salle, à l’écart des Danois qui vociféraient à tout va. Les
soldats saxons n’étaient pas en reste… C’était à celui qui beuglerait le plus
fort. Ash ne put réprimer une grimace. Il ne laissait jamais ses hommes
participer à ce genre de festivités, en général. Mais le roi, qui était
d’humeur particulièrement joyeuse et célébrait le bonheur tout neuf de sa
fille, leur avait exceptionnellement accordé une nuit de relâche et leur avait
enjoint de s’amuser autant qu’ils le désiraient.
Ash ne voyait pas ce laisser-aller d’un bon œil. Par expérience, il savait
qu’il ne fallait jamais baisser la garde. Il n’imaginait pas, par ailleurs,
comment il aurait pu se détendre en si mauvaise compagnie. Sans compter
qu’il avait horreur des fêtes et préférait de loin rester seul. Cela s’expliquait
aisément. Jamais il n’avait assisté aux réunions familiales régulièrement
organisées à Braewood. Il avait de tout temps été tenu à l’écart. On lui avait
toujours fait comprendre qu’il n’était pas le bienvenu.
Dos au mur, il parcourut la grande salle d’un œil attentif. Il repéra
aussitôt Svea qui se faufilait parmi les invités, un pichet de bière à la main.
Le sourire aux lèvres, elle semblait particulièrement à l’aise parmi les siens
et prenait le temps d’échanger quelques mots avec chaque convive. Cela
éveilla aussitôt sa curiosité. La situation ne manquait pas d’une certaine
ironie. Son père venait de lui lancer un ultimatum en lui demandant
d’épouser au plus vite une jeune femme saxonne afin d’assurer la
descendance des Stanton, et lui, tout ce qu’il trouvait à faire, c’était de
regarder cette Viking avec de grands yeux enamourés. Décidément, il avait
faux sur toute la ligne. Non seulement elle était danoise, mais elle l’avait
détesté au premier regard. S’il s’avançait vers elle, elle lui trancherait
probablement la gorge avant même de lui laisser le temps d’ouvrir la
bouche. Fort heureusement, il n’avait nullement l’intention de commettre
une telle folie. Il fallait juste faire preuve d’un peu de patience. Cette soirée
terriblement ennuyeuse finirait bien par s’achever et il pourrait alors quitter
cet endroit le cœur léger. Rien ne laissait présager le fait qu’il croise à
nouveau la route de cette Viking.
En la voyant servir de la bière aux soldats saxons qu’il avait sous ses
ordres, Ash se redressa sur son siège. Elle se rapprochait dangereusement
de lui, à présent. Mal à l’aise, il s’empressa d’arborer un visage dénué de la
moindre expression.
Lorsqu’elle l’aperçut enfin, elle s’immobilisa brusquement. Elle parut
hésiter un instant à changer de direction. Peut-être même envisageait-elle de
lui passer devant en faisant mine de ne pas l’avoir vu ? Cela ne l’aurait
guère étonné. Les gens gardaient généralement leurs distances avec lui. Sa
réputation en impressionnait plus d’un, sans parler de son allure de colosse
qui inspirait d’ordinaire la frayeur. Il avait fini par s’en accommoder. Il lui
arrivait même de s’en féliciter. Pas cette fois, pourtant. Il ne tenait pas à la
voir s’enfuir à toutes jambes.
— Svea…
Ses lèvres s’étaient entrouvertes d’elles-mêmes.
Un instant, elle parut envisager d’ignorer sa requête, puis elle se ravisa.
Sans doute parce qu’une telle conduite aurait paru terriblement grossière
aux yeux des autres invités. N’ayant d’autre choix, elle finit par se tourner
dans sa direction. Lorsque ses beaux yeux bleus se posèrent sur lui,
l’estomac d’Ash se contracta douloureusement.
— Ah, Lord Stanton ! Désirez-vous boire quelque chose ? demanda-t-
elle en brandissant son pichet. Je ne pense pas vous avoir vu avaler la
moindre goutte d’alcool de toute la soirée, ajouta-t-elle d’un ton sec.
Ash ne put empêcher ses yeux de s’attarder sur les lèvres pulpeuses
d’un joli rose vif, même si le sourire de Svea s’était manifestement crispé
en le voyant.
Il lui adressa alors un bref sourire.
— Non, je vous remercie. Je suis ici par devoir et non par plaisir.
Ses yeux devinrent glacials et ses traits se tendirent aussitôt. De toute
évidence, elle appréciait aussi peu les Saxons que lui les Danois. Sans doute
donnait-elle simplement le change par respect pour son frère, tout comme
lui se conformait aux attentes du roi qu’il servait avec dévouement en toutes
circonstances ?
— La bière ne sert qu’à obscurcir le jugement, ne croyez-vous pas ?
— Ce qui ne serait guère tolérable, répliqua-t-elle d’un ton moqueur.
Mais nous savons tous que c’est votre précieux discernement qui nous tient
tous en bride.
Décontenancé par ce manque de respect manifeste, il se contenta de
froncer les sourcils. Où voulait-elle en venir avec ses propos insidieux ?
Les habitants de Termarth le tenaient tous en haute estime et il n’avait guère
l’habitude de voir son autorité contestée.
— Je suppose que vous faites référence à la façon dont j’ai appréhendé
le combat qui opposait votre frère à Lord Crowe, dit-il d’un ton neutre. Il
me semble pourtant qu’il était sage de vous exhorter à faire preuve de
clémence envers un homme déjà à genoux.
Elle cherchait sans doute à rejeter la faute sur quelqu’un.
Manifestement, il faisait l’affaire.
— Sage, dites-vous ? Voilà donc ce dont il s’agissait ? C’est étrange,
mais pour ma part, j’aurais volontiers qualifié votre intervention
d’ingérence… Crowe a assassiné mon père, Lord Stanton. Vous avez donc
pris parti pour mon ennemi et m’avez privée de la vengeance à laquelle
j’avais droit.
Il décela sans peine la colère sous-jacente qui bouillait en elle. Cette
personnalité explosive aurait dû lui faire prendre ses jambes à son cou,
mais, bien malgré lui, cela éveilla au contraire sa curiosité.
Il inclina donc légèrement la tête, comme s’il acquiesçait et partageait
son analyse de la situation.
— Je ne le savais pas, à l’époque.
— Cela change-t-il quoi que ce soit ? Vous seriez-vous comporté
différemment si vous aviez su que Crowe était un assassin ?
— Probablement pas. Je ne pense pas qu’il soit bon de se faire justice
soi-même. Vous avez fait preuve d’une telle imprudence…
À la lueur du feu, les yeux de Svea semblèrent lancer des éclairs.
Décidément, quelle femme têtue et terriblement impulsive ! Elle était
exactement le genre de personnes dont on lui avait toujours appris à se
méfier. Et à en juger par la façon dont son bas-ventre réagissait en sa
présence, elle représentait assurément un grand danger.
— J’ai attendu des années avant de prendre ma revanche. J’ai
l’impression d’avoir eu tout le temps nécessaire pour considérer la question,
répliqua-t-elle sèchement.
Il laissa échapper un petit soupir mais s’efforça de garder un ton égal.
— J’ai immédiatement fait enfermer cet homme et il dort en prison
depuis lors. J’estime que cette issue devrait tous deux nous satisfaire. Il me
semble pourtant que vous prenez soin de m’éviter chaque fois que nos
chemins se croisent. Cette impression est-elle erronée ?
Elle se contenta de hausser légèrement ses fines épaules bien dessinées.
Ash ne put s’empêcher de poser les yeux sur le tissu de sa robe qui galbait
les courbes généreuses de sa poitrine et il eut toutes les peines du monde à
détourner le regard.
— Vous avez une bien haute opinion de vous-même, Lord Stanton. Pour
vous ignorer, il faudrait déjà que j’aie remarqué votre présence.
Il serra la mâchoire. Le mépris dont elle faisait généralement preuve à
son égard l’irritait, mais ce n’était rien à côté de l’indifférence dont elle
venait de le gratifier. Cela lui était intolérable. Une main posée sur la
hanche, elle lui jeta alors un regard plein de défiance. Ash baissa aussitôt
les yeux et remarqua tout à coup un motif sombre finement ouvragé qui se
déployait de la clavicule de Svea jusqu’à la base de sa chevelure. Cela
ressemblait aux branches entrelacées d’un arbre. Il aperçut alors un autre
symbole sur son poignet, dont il ne comprit pas la signification. Une envie
irrépressible de l’examiner de plus près le saisit, mais il n’osa pas la
toucher. Tout semblait indiquer qu’elle préférait qu’il se tienne à bonne
distance.
— Certains vous acclament parce que vous êtes le plus proche
conseiller du roi, mais d’autres pensent au contraire qu’avec un père haut
placé comme le vôtre, il est plutôt facile de réussir dans la vie, ajouta-t-elle.
Il partit alors d’un petit rire dédaigneux pour lui signifier que ses
remarques acerbes ne l’atteignaient pas, mais en vérité cette attaque frontale
sur la position qu’il occupait le désarçonna. Il comprenait néanmoins ce qui
était en jeu. Elle était toujours habitée par la colère. Elle s’en prenait à lui et
cherchait à le blesser, tout comme il l’avait blessée en l’empêchant de
venger la mort de son père. Si seulement elle connaissait la vérité au sujet
de sa « situation privilégiée »… Elle n’imaginait sans doute pas un instant
qu’il avait dû se battre comme un beau diable pour se faire une place dans
ce monde, tout comme elle ne pouvait deviner qu’il avait été banni de la
demeure de ses parents alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon. Un
petit garçon non désiré. Et il avait à présent une autre bataille à mener s’il
voulait conserver son titre et son héritage. Sans parler de sa fierté.
— Peu importe, au fond. Nous sommes ici pour célébrer les noces de
mon frère et, malheureusement, il est de mon devoir de faire preuve de
courtoisie envers tous ses invités, vous y compris. Comme vous n’avez
visiblement pas envie de boire, je vais le faire pour vous. J’en ai tout à coup
grand besoin.
Elle s’empara alors d’une chope posée sur la table voisine et se versa
une bonne rasade de bière. Puis elle leva son verre, comme pour porter un
toast.
— Aux mariés ! s’écria-t-elle. J’espère que vous passerez une agréable
fin de soirée, ajouta-t-elle ensuite, sur un ton de connivence.
— J’en doute fort. Les mariages ne présentent pas le moindre intérêt à
mes yeux.
— Nous sommes au moins d’accord sur ce point, Lord Stanton. Skol !
lança-t-elle avant de boire sa chope de bière d’un seul trait.
Elle s’essuya la bouche du revers de la manche, comme si elle tenait à
se montrer un peu plus irrévérencieuse encore.
Incrédule, il la dévisagea sans mot dire. C’était bien la première fois
qu’il voyait une belle femme redoubler d’efforts pour altérer l’attrait que
son physique ne manquait pas de susciter. Cela l’intrigua.
— Vous avez remarquablement tenu votre rôle aujourd’hui, dit-il d’un
air entendu.
Il eut soudain terriblement envie de laisser ses yeux vagabonder sur les
courbes féminines du corps de Svea, mais il s’efforça de les garder fixés sur
le visage de celle-ci. Il savait à quel point il était important de se montrer
respectueux envers les femmes.
— Je vous trouvais ravissante il y a quelques instants encore.
C’était sorti tout seul. Le visage de Svea s’assombrit aussitôt et elle
émit un grognement dédaigneux dépourvu de la moindre élégance. Ash
regretta sur-le-champ ses propos déplacés. De toute évidence, il venait de
commettre une erreur qu’il regretterait tôt ou tard.
Elle reposa brusquement la chope vide sur la table.
— Décidément, vous avez le chic pour donner votre opinion à des gens
qui ne tiennent pas particulièrement à l’entendre, Lord Stanton. Sachez que
j’ai transpiré toute la journée comme un cochon sur le point d’être saigné.
Alors vous feriez mieux de garder vos compliments pour la jeune mariée.
Svea pivota sur ses talons sans attendre et s’éloigna d’un pas décidé, sa
robe bruissant sur ses chevilles nues. Il était une nouvelle fois
complètement décontenancé. Cette femme était si différente de toutes les
autres… Aucune ne se serait ouvertement moquée des compliments qui lui
étaient adressés. Aucune femme de sa connaissance ne vidait une chope de
bière d’un seul trait non plus, ni ne maniait l’épée comme un véritable
guerrier. Sans parler des motifs qui étaient dessinés sur sa peau. Et aucune
femme ne lui avait jamais parlé d’un ton aussi méprisant. Sa mère exceptée,
peut-être.
Svea ne semblait pas se préoccuper de ce que les gens pensaient d’elle.
Elle était totalement en accord avec elle-même. Comme il l’enviait ! Lui
dont l’existence était régie depuis toujours par l’honneur, la réputation de sa
famille et l’opinion des autres…
Pour quelle raison Svea l’avait-elle fui tout à coup ? N’avait-elle pas
supporté les reproches qu’il lui avait adressés ? À moins qu’elle n’ait pas
apprécié le compliment qu’il lui avait fait ? La colère qu’elle éprouvait à
son égard n’avait aucun fondement. Après tout, l’homme qui avait tué son
père avait été jeté en prison et privé de ses titres et de sa fortune. Ash s’en
était assuré en personne. Alors pourquoi manifestait-elle une telle hargne
envers lui ? Il aurait tant aimé qu’elle se comporte différemment. Cette
simple pensée raviva brusquement le désir qu’elle lui inspirait.
Terriblement mal à l’aise, il se tortilla sur son siège tout en l’observant à
la dérobée alors qu’elle servait à boire aux invités. Pourquoi donnait-elle
l’impression de se moquer ouvertement des conventions ? Et pourquoi
s’efforçait-elle de paraître la moins séduisante possible ? Curieusement,
cela avait l’effet inverse sur lui. Svea était de loin la femme la plus
désirable qu’il ait jamais rencontrée. Il prit une profonde inspiration, posa
les mains à plat sur la table et étendit les doigts au maximum avant de
planter ses bottes dans le sol. Il devait bien être capable de réduire ce désir à
néant, que diable ! Il suffisait d’avoir le contrôle sur ses émotions. Un
domaine qu’il ne connaissait que trop bien. Il était même devenu expert en
la matière au fil du temps.

Peu d’hommes l’intimidaient désormais. Mais lui, en revanche, y


parvenait aisément.
Tout ce que Svea savait, c’était que de tous les hommes autoritaires et
arrogants qu’elle avait rencontrés au cours de son existence, Lord Stanton
pouvait se targuer d’être le pire de tous !
Était-ce parce qu’il dominait tout le monde en raison de sa taille ? Ou
parce qu’il restait à l’écart des autres, l’air préoccupé, scrutant l’horizon
sans relâche et épiant les faits et gestes de tout un chacun ? Rien ne
semblait lui échapper. C’était du moins l’impression qu’il donnait. Il lui
faisait penser aux corbeaux du dieu Odin. Il voyait tout. Il savait tout. Il
cherchait également à passer inaperçu. Sur ce point cependant, son échec
était patent.
Comment aurait-il pu se fondre dans la masse, avec ses épaules
incroyablement larges et son corps à la fois robuste et puissant qui incarnait
la force à l’état pur ? Du reste, la façon dont il attachait ses cheveux noirs
plaqués en arrière et sa barbe soigneusement taillée qui accentuait les angles
vifs de son visage ne manquaient pas d’attirer l’attention. Il ne semblait pas
faire partie du même monde qu’eux. Elle se tenait toujours sur ses gardes en
sa présence et elle n’était manifestement pas la seule. Les hommes de Lord
Stanton se méfiaient également de lui. Ils le respectaient mais semblaient
comprendre qu’il valait mieux le laisser tranquille. Ils avaient sans doute
raison.
Svea préférait ne pas s’approcher de lui et avait même songé à faire la
sourde oreille lorsqu’il l’avait interpellée. Elle redoutait tellement de se
retrouver face à cet homme, de croiser son regard et d’entendre ses paroles
condescendantes. Elle était sur les nerfs en sa présence. Il donnait
l’impression de passer son temps à la juger. Dès leur première rencontre, il
avait fermement condamné la façon dont elle se comportait et depuis lors,
chaque fois qu’il posait ses yeux sombres sur elle, elle sentait qu’il
réprouvait absolument tout en elle.
Depuis la mort de ses parents, personne, hormis son frère, ne lui avait
adressé le moindre reproche. Comment Lord Stanton osait-il s’en prendre à
elle ? Même si elle savait que c’était ridicule, cela lui donnait envie de se
rebeller et de le provoquer afin de le faire réagir. Elle aurait donné cher pour
lui faire perdre le sang-froid dont il ne semblait jamais se départir.
Elle avait continué à servir de la bière aux invités jusqu’au beau milieu
de la nuit et s’était bien gardée de s’approcher une nouvelle fois de lui. Elle
n’avait néanmoins pas pu s’empêcher de penser à son regard réprobateur
qui la suivait partout où elle allait.
Lorsqu’il lui avait adressé un compliment sur son apparence, elle avait
ressenti un véritable choc. Cela avait également provoqué une étrange onde
de chaleur dans son ventre. Elle ne cherchait pourtant à susciter
l’admiration d’aucun homme, et la sienne encore moins que celle des
autres ! À Kald, les hommes évitaient de faire le moindre commentaire sur
son physique. Ils la considéraient comme l’une des leurs. Une fermière.
Une guerrière. Cela avait pris des années et lui avait demandé un travail
acharné pour parvenir à ce statut, mais à présent, elle imposait le respect et
ils la voyaient tous comme une simple camarade. Et c’était exactement ce
qu’elle désirait.
Quand l’aube arriva enfin, elle put se faufiler dehors et se soustraire à la
foule qui s’était entassée dans la grande salle surchauffée. Elle s’empressa
d’ôter sa tenue de mariage trop ajustée et pria intérieurement pour ne jamais
être amenée à porter cette robe à nouveau. Brand avait une dette envers elle
à présent. Elle enfila aussitôt une tunique brodée ainsi qu’un tabard en cuir
au-dessus de ses chausses en laine. Une tenue idéale pour monter à cheval,
et bien plus à son goût.
Alors qu’elle passait la ceinture autour de sa taille, elle se remémora les
commentaires désobligeants de Lord Stanton et ferma ses brassards et ses
bottes d’un geste vif et plein de colère. Elle n’en revenait toujours pas. De
quel droit lui avait-il reproché de s’être montrée imprudente en attaquant
Crowe lorsque celui-ci se mesurait à son frère ? Elle ajouta un peu de
peinture de guerre noire autour de ses yeux, espérant que son apparence
féroce suffirait à conjurer le regard critique du lord saxon.
Le soleil commençait à se lever, striant le ciel de ses rayons dorés, alors
que Svea galopait le long des falaises, suivant le drakkar qui appareillait
dans la rivière et n’allait pas tarder à rejoindre la pleine mer. Assise à
califourchon sur son cheval bien-aimé, le vent soufflant dans ses longs
cheveux, elle adressa un signe de la main à son frère et à sa jeune épouse
qui partaient en lune de miel. Elle avait chevauché à leurs côtés aussi
longtemps que cela avait été possible, et à présent, elle ne parvenait pas à
quitter du regard le navire qui rapetissait à l’horizon et allait bientôt
disparaître tout à fait.
Svea déglutit avec peine. Elle se réjouissait que Brand ait trouvé
l’amour et soit heureux, mais il lui manquerait terriblement. Et même si les
noces de son frère la réjouissaient, cela lui rappelait immanquablement
qu’elle ne pourrait jamais connaître un tel bonheur. Le destin en avait
décidé ainsi. Jamais elle ne se marierait. Lorsqu’elle avait vu les mains de
Brand se joindre à celles de la princesse durant la cérémonie nuptiale, elle
s’était répété une fois encore qu’elle ne pourrait jamais appartenir à un
homme. Elle resterait une guerrière et consacrerait son existence à assurer
la sécurité de Kald.
En épousant une princesse saxonne, Brand formait une alliance entre
Kald et Termarth, et assurait ainsi la protection de leurs terres et de leur
peuple. Svea s’interrogeait néanmoins régulièrement à ce sujet. Comment
pouvait-il aimer une femme issue de ce peuple ? Particulièrement après ce
qui était arrivé à leur père… Sans parler de ce qu’elle-même avait subi.
Jamais elle ne se sentirait à l’aise en présence de Saxons.
Même si les hommes du roi qui avaient assisté aux noces l’avaient
beaucoup inquiétée, elle n’en avait rien montré. Elle ne tenait pas à leur
faire ce plaisir. Elle avait peu à peu appris à masquer sa peur en arborant un
air nonchalant et méprisant, et jusqu’alors cela lui avait été très utile.
Alors que Svea indiquait à son cheval d’entamer la descente de la
falaise en direction de la forteresse, elle vit avec un certain soulagement que
la garde royale préparait les chevaux et s’apprêtait à quitter Kald. Bientôt
elle allait pouvoir respirer plus facilement.
Tandis qu’elle rentrait au petit galop dans la cour centrale, elle aperçut
une foule d’hommes en tenue de combat, ce qui l’obligea à ralentir l’allure
de sa monture, Max. Les soldats avaient tous les yeux vitreux et
paraissaient exténués. De toute évidence, ils avaient abusé de la délicieuse
bière fruitée qu’elle leur avait servie. Ils semblaient tous au ralenti.
L’impressionnant Lord Stanton était le seul à s’être abstenu de boire la
moindre goutte d’alcool. Lors des rares occasions où elle l’avait rencontré,
il s’était chaque fois montré maître de lui-même et n’avait, cette fois
encore, pas dérogé à cette règle. Il arborait comme toujours cet air supérieur
et détaché qu’elle exécrait plus que tout, mais comme son frère le
respectait, elle avait promis de refréner l’animosité qu’il lui inspirait et
s’était engagée à bien se conduire.
Alors qu’elle s’approchait du convoi, elle darda sur le lord saxon un
regard noir, prête à en découdre. Elle savait qu’il n’apprécierait pas ce
qu’elle s’apprêtait à dire.
— Votre Majesté, Lord Stanton, bonjour à vous deux. Mon frère m’a
demandé de vous escorter jusqu’à la lisière de la forêt afin de nous assurer
que vous prendrez le bon chemin. Nous avons eu une saison
particulièrement pluvieuse et les marécages sont encore plus dangereux
qu’à l’accoutumée. Nous avons même perdu quelques têtes de bétail. Je
vous montrerai comment les contourner.
Les sourcils froncés, Lord Stanton pressa ses genoux dans les flancs de
son cheval pour le faire légèrement avancer.
— Ne vous donnez pas cette peine, Svea. Je suis tout à fait capable de
retrouver le chemin qui nous ramènera chez nous sains et saufs.
— Je n’en doute pas, rétorqua-t-elle en haussant les épaules, mais j’en
ai fait la promesse à mon frère. Par ailleurs, je ne manquerai pas d’apprécier
cette sortie à cheval de bon matin.
Lord Stanton avait la même stature que les guerriers danois de son clan.
Malgré ce qu’elle lui avait lancé à la figure la veille au soir, sur la façon
dont il avait obtenu son poste de plus proche conseiller du roi, elle
comprenait sans mal que ses hommes lui accordent toute leur confiance.
Lorsqu’il était intervenu pour sauver la vie de Crowe, elle avait d’abord eu
envie de riposter et de le combattre, mais elle s’était souvenue qu’il avait la
réputation de gagner toutes les batailles qu’il menait, sans exception. Son
visage arborait une collection de cicatrices qui rivalisaient sans peine avec
celles des guerriers de Kald. Étaient-elles dues à des combats contre les
siens ? Mais, à la différence de son frère et des autres Vikings qu’elle
côtoyait, Lord Stanton était impeccablement vêtu et portait une cotte de
mailles étincelante, professant ainsi sa loyauté à la Couronne.
— Et qui assurera votre sécurité lorsque vous rebrousserez chemin ?
répliqua-t-il alors d’un ton brusque. Je ne peux pas vous laisser seule.
— Ne vous inquiétez pas, Lord Stanton. Deux de mes hommes vont se
joindre à nous et seront très heureux de me tenir compagnie au retour.
Un muscle tressauta presque imperceptiblement sur la joue de Lord
Stanton. Sans doute était-il irrité. Il avait l’habitude qu’on lui obéisse
aveuglément. Eh bien, ce ne serait pas le cas cette fois, il devrait s’y faire.
— Entendu. Si vous insistez, dit-il en lui jetant un regard noir.
— J’insiste.
Elle invita son cheval à faire demi-tour pour aller chercher ses hommes,
Kar et Sten. Elle se réjouit que ses frères d’armes l’accompagnent. Cela
renforçait sa confiance. Même si au cours des années, elle avait fait en sorte
de s’endurcir pour affronter des situations de ce genre, jamais elle ne
choisirait d’elle-même de s’entourer de tant d’hommes saxons. Cela la
remplit d’effroi rien que d’y penser.
— Fermez la marche, leur ordonna-t-elle.
Elle éperonna alors son cheval et prit la tête du convoi, tandis que les
soldats saxons quittaient la forteresse. Le soleil se leva rapidement dans le
ciel gris, dissipant les nuages au passage. Un frisson d’excitation parcourut
le dos de Svea. Ils feraient bientôt leurs adieux à leurs nouveaux alliés et
elle pourrait alors rentrer chez elle, le cœur léger, en empruntant le
magnifique chemin qui longeait le littoral.
Hormis quelques parties de chasse et de pêche, ainsi qu’un voyage à
Termarth qui avait définitivement changé le cours de sa vie alors qu’elle
n’était encore qu’une jeune fille, elle ne s’éloignait jamais de Kald. Ces
dernières années, le mur d’enceinte en bois avait été son sanctuaire. Un lieu
pour guérir. Un lieu où elle se sentait en sécurité. Et à présent qu’elle savait
de source sûre que son ennemi se trouvait derrière les barreaux, elle se
sentait enfin prête pour un peu d’aventure. Un peu de liberté. Elle en aurait
certainement grand besoin après une matinée en compagnie de Lord
Raisonnable !
Il chevauchait à ses côtés à l’avant du convoi, ce qui l’agaçait
prodigieusement. Comment aurait-elle pu se réjouir d’avoir une ombre qui
planait constamment sur elle ? Elle se sentait observée et cela la perturbait
plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle fit de son mieux pour apprécier le
paysage, mais la présence de Lord Stanton détournait chaque fois son
attention. Elle étouffait littéralement.
Elle jeta un regard à la dérobée dans sa direction et aperçut ses larges
mains tannées qui tenaient les rênes de sa monture, puis ses cuisses
puissantes qui contrôlaient parfaitement son cheval. Elle n’avait jamais vu
d’homme à l’apparence aussi soignée. Immaculée, même. Le soleil faisait
étinceler son armure aux reflets dorés, lui conférant l’apparence d’une sorte
de dieu. Cela avait quelque chose de fascinant. Elle eut soudain envie de lui
ébouriffer un peu les cheveux pour le décoiffer et voir comment il réagirait.
Pour tout dire, elle était troublée.
Elle se redressa un peu sur sa monture et tenta d’ignorer la présence
envahissante de Lord Stanton. Elle refusait de se laisser intimider par son
maintien impeccable.
— Vous montez bien à cheval, Svea, dit-il d’une voix profonde et
autoritaire. Je n’avais encore jamais vu une femme monter à califourchon.
Les femmes montent généralement en amazone.
— Dans ce cas, vous n’avez encore jamais rencontré de vraies femmes,
Lord Stanton.
— Je me rends compte à présent que vous avez de multiples talents.
Vous montez à cheval, vous buvez, vous savez vous battre. Vous donnez
même des ordres à vos hommes. Je suis impressionné.
— Je n’ai jamais eu l’intention de vous impressionner, répliqua-t-elle,
les yeux écarquillés.
Avec lui, elle ne savait jamais sur quel pied danser. Lui adressait-il
simplement des compliments ou se moquait-il ouvertement d’elle ? L’un
comme l’autre l’horripilait tout autant.
— Je me demandais juste ce que vous alliez faire après nous avoir
accompagnés, ajouta-t-il, ignorant sa remarque sarcastique.
Elle releva fièrement le menton.
— Mon frère m’a confié la forteresse de Kald pendant son absence et je
n’ai nullement l’intention de le décevoir.
En voyant sa surprise et sa mine effarée, elle fut ravie. C’était une
bonne chose. Elle avait tellement envie de le déconcerter.
— C’est une femme qui va diriger la forteresse ? Et les hommes n’y
voient rien à redire ?
— Je prendrai soin des habitants de Kald et assurerai leur sécurité. Nul
besoin d’un appendice supplémentaire pour accomplir cette tâche, ne
croyez-vous pas ?
Il plissa les yeux et la fixa durement. Il n’appréciait sans doute pas ses
paroles quelque peu abruptes.
— Ne dirigez-vous pas également votre propre forteresse ? poursuivit-
elle.
Il acquiesça d’un signe de tête.
— Il s’agit du bastion de mon père, pour être tout à fait précis.
Elle avait entendu parler de la garnison impressionnante de Braewood
ainsi que de la santé déclinante du vieux chef. Pourquoi diable Lord Stanton
passait-il son temps au service du roi au lieu de diriger son propre peuple ?
Elle avait entendu dire qu’il avait été banni, mais elle n’en avait pas
l’absolue certitude. Il s’agissait peut-être de simples rumeurs. Mais si sa
propre famille le voyait d’un mauvais œil, alors peut-être n’était-il pas celui
qu’il prétendait être.
— Je ne crains pas de me salir les mains, Lord Stanton. Et vous ?
Il ne répondit pas immédiatement, comme s’il choisissait avec soin les
mots qu’il allait prononcer.
— Moi non plus. Mais je ne suis pas pour autant du genre à jouer au
châtelain, répliqua-t-il. Le roi Eallesborough a besoin de mes services et je
me sens davantage à ma place sur le champ de bataille.
Elle comprit parfaitement son point de vue. Devoir se dépenser
physiquement pour pouvoir dormir la nuit, elle ne savait que trop bien ce
que cela signifiait. Malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de penser que le
sérieux et la pondération dont il faisait preuve dans la façon dont il
appréhendait les choses étaient en totale contradiction avec sa réputation de
fils prodigue et de guerrier impitoyable. Cet homme était une véritable
énigme.
Svea accentua la pression sur les rênes de son cheval alors qu’elle se
concentrait sur la traversée délicate des marécages. Lorsqu’elle aperçut
enfin au loin la lisière de la forêt, cela lui donna du courage. Leurs chemins
allaient bientôt se séparer. Après avoir franchi un passage où l’eau était
particulièrement profonde, elle planta vigoureusement les éperons dans les
flancs de sa monture pour l’encourager à accélérer son allure. Tandis qu’elle
sortait au galop de la boue épaisse où il était si facile de s’enliser, elle laissa
échapper un soupir de soulagement. Mais, alors qu’elle ne s’y attendait
nullement, son cheval se cabra et elle retomba lourdement sur sa selle.
— Doucement, dit-elle en caressant sa crinière pour l’apaiser. Qu’as-tu
entendu ? Un chevreuil ? Ou peut-être un renard ?
— À cette heure de la journée ? J’en doute, objecta Lord Stanton,
immobilisant son cheval à ses côtés. Vous devriez être davantage sur vos
gardes, Svea.
Il leva la main pour enjoindre à ses hommes de s’arrêter derrière eux,
tout en la regardant de biais. Svea prit sur elle pour ne pas laisser paraître
son agacement. Quelle condescendance ! Pour qui se prenait-il ?
Il redressa la tête, à l’écoute.
Les oreilles de Max se dressèrent à nouveau et ses naseaux se dilatèrent.
Son cheval venait de détecter un danger. Un sentiment de malaise l’envahit
alors. La main en visière sur le front pour se protéger du soleil, elle
parcourut l’horizon en plissant les yeux pour comprendre ce qui se passait.
— Max a senti quelque chose. Et il n’est pas du genre à s’effrayer
facilement… Il a un très bon instinct.
— Moi aussi. Je vais aller voir.
Lord Stanton descendit de cheval, fit quelques pas puis se tourna vers
elle.
— Attendez-moi ici, ordonna-t-il d’une voix grave, comme pour mieux
se faire comprendre.
Svea frissonna. Un trouble inhabituel s’empara d’elle. Elle se sentait
observée et eut tout à coup l’étrange impression d’attendre quelque chose.
Mais quoi au juste ? Elle inspecta une nouvelle fois les alentours. Hormis
les chevaux qui poussaient de petits hennissements et les hommes qui
murmuraient derrière eux, tout était calme. Trop calme.
Elle ne pouvait tout de même pas rester là à ne rien faire ! Elle sauta
aussitôt à terre afin de rejoindre Lord Stanton, le suivant alors qu’il
pataugeait dans le marécage.
Il se retourna brusquement et la fixa d’un regard sévère.
— Je vous ai dit de m’attendre.
— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.
Il pinça aussitôt les lèvres, comme pour s’empêcher de lui rétorquer
quelque chose, puis reprit sa progression d’un air déterminé, l’eau
jusqu’aux genoux. Quels mots avait-il ravalés ? Peut-être aurait-elle encore
préféré qu’il perde toute retenue et riposte sans refréner sa colère.
Il avançait d’un pas décidé. Elle le suivit en silence. Lorsqu’ils sortirent
enfin de l’autre côté du marécage, s’approchant doucement de l’orée du
bois, des nuées d’oiseaux s’envolèrent en piaillant des fougères au feuillage
vert foncé. Une sourde appréhension au creux de l’estomac, Svea posa la
main sur la poignée de son épée. Quelque chose n’allait pas.
Lord Stanton s’accroupit pour inspecter le sol.
— Regardez ! Il y a des empreintes de pas. En très grand nombre.
Quelqu’un est passé ici avant nous.
Les arbres s’agitèrent tout à coup et une multitude d’hommes jaillirent
de la forêt en poussant des hurlements, les prenant par surprise. Max se
cabra aussitôt en poussant un hennissement strident avant de partir au galop
en direction des plaines aux côtés du cheval apeuré de Lord Stanton.
— C’est une embuscade ! cria-t-il.
Une volée de flèches s’abattit sur eux. Il fallut quelques secondes à
Svea pour comprendre ce qui se passait. Ils étaient sous le feu d’une
attaque. Puis tout sombra dans le chaos.
Svea brandit son épée et son bouclier. Elle n’eut pas le temps de
réfléchir que déjà elle combattait un ennemi inconnu. De petits fragments
de bois se détachèrent de son bouclier alors que les coups pleuvaient de
toutes parts. Des vagues d’hommes à la carrure impressionnante se
précipitaient dans leur direction à travers les marécages.
Elle s’était retrouvée bien des fois au cœur d’une bataille et savait
parfaitement se défendre. Cela n’empêchait pas pour autant les douloureux
souvenirs de son passé de s’immiscer dans son esprit chaque fois qu’elle
devait se confronter à un ennemi de sexe masculin. Un réflexe
d’autodéfense l’incita à trouver la force dont elle avait besoin dans ses
émotions les plus sombres afin de surmonter la peur qui menaçait de
l’envahir. Elle allait montrer à ces crapules de quel bois elle se chauffait !
Ils regretteraient bientôt de les avoir attaqués.
Lord Stanton se battait à ses côtés, et, malgré l’urgence de la situation,
elle ne put s’empêcher de remarquer sa puissance et sa force. Il faisait
preuve d’une férocité sans pareille. Aucun guerrier ne faisait le poids face à
lui. Elle n’avait encore jamais vu un homme se battre avec une telle
précision et se réjouit tout à coup de sa présence à ses côtés.
La confusion était telle que seules des images fragmentées d’épées qui
s’entrechoquaient et de formidables gerbes d’eau qui les éclaboussaient lui
parvenaient. Elle repoussa un homme, puis un autre. Sa silhouette menue
lui conférait un avantage indéniable : elle était plus rapide que la plupart de
ses adversaires et se mouvait avec davantage d’agilité. Les hommes
écarquillaient souvent les yeux en s’apercevant qu’ils combattaient une
femme et Svea n’hésitait jamais à tirer profit de leur surprise et de leur
hésitation.
Que voulaient donc ces hommes ? Profitaient-ils de la situation qui
s’était présentée à eux ou s’agissait-il au contraire d’une attaque
minutieusement préparée parce qu’ils savaient que le convoi royal passait
par là ?
Dos à dos, Lord Stanton et elle progressaient peu à peu, repoussant bon
nombre de leurs assaillants. Puis, sans crier gare, un vrai colosse se rua vers
elle et lui assena au visage un coup de bouclier d’une telle violence qu’elle
en lâcha son épée et tomba à la renverse dans la boue. La surplombant, il
l’empêcha de se relever du sol détrempé.
— Hé, les gars, c’est une femme que j’ai fait tomber, dit-il en la
reluquant. Nous pourrions nous amuser un peu avec elle.
Non ! Ça n’allait pas recommencer !
Son cœur se mit à battre frénétiquement alors qu’une vague de terreur
s’emparait d’elle. De terribles souvenirs l’envahirent. Elle ne savait que
trop ce que cela signifiait d’être un jouet entre les mains des hommes.
Jamais elle ne permettrait qu’une telle situation se reproduise. Jamais.
Les yeux emplis d’effroi, elle croisa alors le regard inquiet de Lord
Stanton, qui se précipita aussitôt à son secours avec une souplesse et une
rapidité stupéfiantes. Clouée au sol sous le poids du colosse qui l’avait
assaillie, elle vit tout à coup l’homme chanceler sous la puissance du coup
que Lord Stanton venait de lui porter. C’était le moment ou jamais
d’intervenir. Sa force décuplée par la colère, elle se débattit comme un beau
diable et parvint enfin à se dégager alors que Lord Stanton tirait son
assaillant en arrière de toutes ses forces avant de lui régler définitivement
son compte.
Il l’aida aussitôt à se relever en la saisissant fermement par le coude tout
en prenant garde de ne pas la blesser.
— Vous allez bien ?
Elle n’en savait rien. Ce n’était pas tant cette embuscade qui la
bouleversait, car elle avait l’habitude de se battre, que les souvenirs qui
venaient de remonter tout à coup à la surface. En temps normal, elle tenait
ses peurs à distance. Mais à cet instant précis, elle avait les jambes qui
tremblaient et le souffle court. Et la main chaude que Lord Stanton avait
enroulée autour de son coude pour lui venir en aide ne fit qu’accroître son
trouble.
— Je vais bien, répondit-elle en mentant. Je suis prête à reprendre le
combat, ajouta-t-elle en se dégageant violemment de son emprise.
Puis elle se baissa pour ramasser son épée qui se trouvait à ses pieds.
— Non ! s’écria-t-il.
Il l’empoigna une nouvelle fois par le bras, sans ménagement cette fois,
et la tira en arrière.
— Svea, regardez.
Elle se retourna et s’aperçut qu’une étendue d’eau peu profonde s’étirait
désormais entre eux et leur convoi. Celui-ci était à présent assailli de toutes
parts par les brigands qui avaient surgi de la forêt pour les attaquer. En
voyant qu’ils étaient en train de rassembler des prisonniers parmi lesquels
figurait le roi en personne, elle prit peur. Sa consternation augmenta encore
d’un cran en voyant ses hommes – des amis loyaux qui faisaient d’ordinaire
preuve d’une force incomparable – déposer les armes.
— Dépêchez-vous. Suivez-moi. Par ici, indiqua Lord Stanton en
l’entraînant vers la lisière du bois afin de ne pas se faire repérer.
Elle se débattit aussitôt, incapable d’accepter la défaite. Chaque muscle
de son corps refusait de se replier alors que ses hommes avaient besoin
d’aide. Mais Lord Stanton était trop fort pour elle.
— Que faites-vous ? Nous devons aider le roi et nos hommes…
Elle tenta en vain de lui résister alors qu’il l’entraînait plus loin dans la
forêt dense. Elle fut subitement prise d’une rage incommensurable.
Comment ces soudards avaient-ils pu oser l’attaquer, la menacer ? Elle
n’allait pas se laisser faire ! Que mijotait Lord Stanton ? Pourquoi n’allait-
il pas les combattre ? Pourquoi remettait-il son épée dans son fourreau ?
Et pourquoi le simple contact de la main de cet homme sur son bras lui
brûlait-il la peau ?
— Arrêtez cela immédiatement ! grogna-t-il.
— Nous ne pouvons tout de même pas les abandonner ! dit-elle, tout en
faisant des efforts désespérés pour se dégager de son étreinte.
Ce n’était pas l’homme qui venait de combattre avec un courage sans
égal. Ce n’était pas l’homme dont son frère lui avait parlé. Un homme qui
n’avait peur de rien ni de personne.
— Nous ne pouvons pas abandonner comme cela. Il faut nous battre !
— C’est ce que nous ferons bientôt.
Svea lui jeta un regard interrogateur. Il desserra enfin la pression qu’il
exerçait sur son bras mais lui saisit alors fermement les deux épaules.
— J’ai bien l’intention de faire regretter à ces hommes leur attaque,
croyez-moi. Mais nous devons d’abord réfléchir à la stratégie que nous
aurons à adopter. Nos hommes sont encerclés. Si nous continuons à nous
battre, nous allons bientôt nous retrouver seuls face à une petite armée.
Elle ne savait pas précisément ce qui allégea peu à peu l’état de tension
extrême auquel elle était en proie, mais finit par s’en réjouir. Était-ce les
paroles que Lord Stanton venait de prononcer ? À moins que ce ne soit ses
mains chaudes qui la maintenaient fermement là où elle se trouvait ?
L’envie de se débattre pour aller en découdre se dissipa. Elle se dégagea en
douceur puis croisa les bras sous sa poitrine.
— Bon sang, vous avez bien failli vous faire tuer ! reprit-il d’une voix
sourde.
Il se passa la main dans les cheveux et replaça les mèches qui s’étaient
échappées du ruban qui les maintenait en place.
C’était bien le dernier de leurs soucis. N’avait-elle pas survécu ? Elle
s’était débarrassée de cinq ou six hommes avant d’être projetée au sol.
C’était du roi qu’ils auraient dû s’inquiéter à l’heure qu’il était ! Même si
elle devait bien reconnaître qu’elle ne se sentait plus au meilleur de sa
forme, à présent que la montée d’adrénaline s’était dissipée. Elle avait
perdu son cheval. Ses amis avaient été faits prisonniers. Elle avait été
attaquée ! Et c’était un Saxon qui lui avait sauvé la vie !
Elle tituba légèrement tout à coup et il l’empoigna une nouvelle fois par
le coude.
— Ne me touchez pas ! aboya-t-elle.
— Une femme telle que vous ne devrait pas combattre, Svea. Pour ces
hommes, vous serez toujours perçue comme une proie potentielle. Je vous
avais dit de ne pas venir !
Une colère noire s’empara aussitôt d’elle. Comment pouvait-il proférer
de telles inepties ?
— Je me bats aussi bien que tous les hommes qui sont sous vos ordres !
lança-t-elle en se dégageant d’un mouvement brusque.
« Une femme telle que vous ». Elle n’aimait guère les mots qu’il avait
employés. Que voulait-il dire exactement ? Remettait-il en cause sa
réputation ?
L’accès de fureur qui l’avait saisie se mua en un sentiment d’effroi.
D’instinct, elle passa le bout des doigts sur le kransen en métal qui lui
ceignait le front. Le symbole de sa virginité. Elle se sentait coupable
d’imposture en le portant. Mais elle était certaine que ni son frère ni sa
jeune épouse n’auraient jamais divulgué la moindre information à son
sujet… Pas à cet homme, tout au moins. Il avait certes été le garde
personnel de la princesse Anne avant qu’elle épouse Brand, mais à
l’époque, il était encore un étranger, pour ainsi dire.
Sentant qu’elle était sur le point de vaciller, elle s’adossa à un arbre.
Elle ne voulait surtout pas être perçue comme une proie. Jamais. Cette
description qu’il venait de faire d’elle résonna comme un avertissement.
Elle devait à tout prix s’éloigner de cet homme.
Mais Lord Stanton n’était visiblement pas de cet avis. Il se passa tout à
coup la main sur le visage, comme pour reprendre ses esprits, puis plia
légèrement les jambes pour se mettre à sa hauteur et la regarder droit dans
les yeux.
— Je suis désolé, dit-il calmement. Vous avez raison. Vous vous êtes
très bien battue, Svea. Je ne savais pas que les femmes pouvaient combattre
ainsi. Vous vous êtes aussi bien battue que chacun de mes hommes.
Elle acquiesça sans mot dire. Elle ne savait pas exactement quels propos
elle s’attendait à l’entendre émettre à son sujet, mais elle n’aurait jamais
imaginé qu’il puisse revenir sur ses paroles. Son corps tout entier se mit à
frissonner. Tout compte fait, elle préférait le Lord Stanton glacial et
désapprobateur plutôt que cet homme qui la regardait d’un air préoccupé et
venait de lui présenter des excuses d’une voix rauque et chaude. Cela la
troublait bien plus que les remarques désobligeantes qu’il lui adressait à
l’accoutumée.
— Où avez-vous appris à vous battre ainsi ? demanda-t-il tout à coup.
Svea fronça les sourcils. Désirait-il réellement faire la conversation en
un moment pareil ? Alors qu’ils auraient dû se battre ou échafauder un plan
pour aller délivrer leurs hommes ?
— C’est mon frère qui m’a appris à me battre, si vous voulez vraiment
le savoir.
Depuis le jour où son peuple avait débarqué sur cette île, les Saxons leur
avaient sans relâche livré bataille. Son clan était venu chercher une vie
meilleure et s’était rapidement enraciné. Malheureusement, ils avaient dû se
battre au péril de leur vie à bien des occasions pour pouvoir garder leurs
terres.
Depuis toute petite, elle s’était donné pour mission d’apprendre à se
servir de l’épée et du bouclier de sa mère. Elle avait juré de ne plus jamais
se retrouver sans défense ni dans une situation de grande vulnérabilité. Elle
avait alors demandé à Brand de l’entraîner pendant des heures, tous les
jours. Au départ, il la dominait complètement, mais peu à peu, elle avait
appris à être plus agile et plus incisive. Il lui avait enseigné l’art d’utiliser
son environnement à son avantage et montré comment accroître sa force
physique en nageant et en soulevant des objets suffisamment lourds.
Elle avait fini par vaincre certains hommes de Kald qui faisaient deux
fois son poids et étaient bien plus forts qu’elle, lors de combats
d’entraînement. Le jour où elle avait battu Brand, ce dernier l’avait prise
dans ses bras et l’avait fait tournoyer dans les airs, un sourire radieux aux
lèvres. Il était heureux qu’elle soit enfin prête.
— Il vous a bien formée. Mais vous vous mettez en danger en vous
battant ici contre tous ces hommes. Vous ne pouvez pas nier ce constat.
Il tendit la main vers elle et tenta de lui glisser une mèche de cheveux
derrière l’oreille. Elle se raidit aussitôt à son contact et eut un mouvement
de recul.
— Vous êtes blessée, murmura-t-il en désignant son front d’un signe de
tête.
Les sourcils froncés, elle porta la main à la tempe. Elle ne s’était pas
rendu compte qu’elle saignait. Décidément, elle ne comprenait pas cet
homme. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées entre le moment où il
l’avait réprimandée et celui où il semblait s’inquiéter de son sort.
— Je vais bien. Ce sont les autres qui m’inquiètent. Lord Stanton…
— Ashford, dit-il. C’est ainsi que je me prénomme. Vous pouvez
m’appeler Ash.
Ash. Cela lui allait bien. Elle déglutit avant de reprendre ses esprits.
— Nous ne pouvons pas les laisser…
— Bien sûr que non. Il n’en a jamais été question.
Il traversa la petite clairière devant eux et scruta les environs. Svea
laissa alors échapper un long soupir. Elle n’avait même pas eu conscience
d’avoir retenu son souffle tout du long.
— Qui sont ces hommes ? demanda-t-elle en secouant la tête. Que
veulent-ils ?
— Je ne sais pas. Je ne les avais jamais vus.
Il s’accroupit en silence, à l’affût, tel Fenrir, le loup géant au pelage noir
des dieux qu’elle vénérait, traquant ses proies tapi derrière un buisson.
Craignant sa force, les autres dieux l’avaient enchaîné. Peut-être aurait-elle
dû faire de même avec Ash…
— Ce sont des Saxons, n’est-ce pas ? Ils sont des vôtres.
Il choisit d’ignorer sa remarque acerbe.
— Peut-être pensaient-ils que nous transportions des trésors ? À moins
qu’ils ne veuillent s’en prendre au roi pour une raison ou pour une autre.
— Je pensais que vous étiez considéré comme le meilleur soldat
d’Eallesborough. Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation ?
Il braqua aussitôt son regard sur elle, les yeux plissés.
— Je suis effectivement son meilleur soldat. La preuve en est que je
suis toujours en vie pour aller le secourir, tout comme je vous ai secourue.
Elle détourna le regard. Elle n’avait aucun argument à lui opposer.
L’absurdité de la situation lui sauta au visage tout à coup. Comment en
était-elle arrivée à combattre aux côtés d’un soldat saxon, un soi-disant
allié, alors qu’il suffisait de le regarder pour comprendre le danger qu’il
représentait pour elle ? Mais il était doté d’une force physique incroyable,
et même si elle maniait extrêmement bien l’épée, elle savait qu’il la
vaincrait sans nul doute si elle le combattait. Comme Fenrir qui dévorait le
soleil…
— Alors, qu’allons-nous faire maintenant ?
Elle détourna le regard et arracha un morceau d’écorce sur un arbre
mort, comme si elle devait absolument s’occuper les mains et se concentrer
sur autre chose que cet homme qui envahissait tout l’espace.
— Je vais les suivre. Comprendre qui ils sont, ce qu’ils veulent. Je vais
m’assurer que rien de fâcheux n’arrive au roi.
Il parla d’une voix ferme et autoritaire. Puis il se dirigea dans sa
direction et s’agenouilla devant elle.
— Svea, je veux que vous retourniez chez vous. Kald est suffisamment
proche pour que vous vous y rendiez à pied. Vous pourrez sonner l’alarme
et attendre en sécurité que je règle cette affaire.
— Attendre ? Jamais ! Ce sont également mes hommes. Je viens avec
vous.
Avait-elle complètement perdu la tête ? Elle ne voulait pas se retrouver
seule avec cet homme. Elle avait juré de le détester. Elle ne le connaissait
pas et ne savait pas de quoi il était capable. Peut-être l’avait-il attirée au
beau milieu de la forêt dans le seul but de s’attaquer à elle ?
Le cœur battant, elle parcourut les alentours des yeux, cherchant un lieu
où elle pourrait s’enfuir en courant en cas de besoin. Elle n’avait jamais eu
peur de prendre des risques. Elle n’allait tout de même pas rester sagement
à attendre alors que ses hommes étaient en danger ! Que cela lui plaise ou
non, Lord Stanton – Ash – allait découvrir qu’elle était de la même trempe
que lui.
— C’est bien trop risqué, protesta-t-il en secouant énergiquement la
tête. Sans compter que je me déplacerai plus vite sans vous. Et puis, je ne
peux pas me porter garant de votre sécurité et…
Cela lui importait-il donc ?
— Je ne vous ai jamais demandé de me protéger ! l’interrompit-elle
d’une voix dure.
— Votre frère souhaiterait certainement que je fasse de mon mieux pour
assurer votre sécurité.
— Je suis capable de me défendre toute seule et Brand en est
parfaitement conscient. C’est lui-même qui me l’a appris. Du reste,
comment savoir ce qui se passe à Kald ? La forteresse a peut-être été
également attaquée.
Il la dévisagea alors de ses yeux sombres qui semblaient lancer des
éclairs. Sa dernière remarque parut néanmoins le faire hésiter. Il s’était sans
doute rendu compte de son erreur. Comment être certains qu’il ne s’agissait
pas d’une attaque sur deux fronts distincts ? Et si d’autres hommes les
avaient observés ce matin même à Kald lors de leur départ et avaient profité
de l’occasion pour s’emparer de la forteresse ?
Cette terrible éventualité la fit frissonner. Pourvu qu’il ne soit rien arrivé
depuis leur départ ! D’autant qu’elle était censée assurer la sécurité des
habitants de Kald pendant l’absence de son frère. Elle en avait la
responsabilité exclusive.
— D’accord, finit-il par concéder. Mais à une condition. À partir de
maintenant, vous ferez exactement ce que je vous dis…
— Et si ce n’est pas le cas ? demanda-t-elle en le défiant du regard, le
menton fièrement relevé.
Il fit un pas dans sa direction et se planta à quelques centimètres d’elle.
Son corps massif était terriblement intimidant. Elle retint son souffle. Un
vent de panique s’empara d’elle. Elle ressentit également cette chaleur très
particulière qui lui inondait le ventre en sa présence. Pourvu qu’il n’essaye
pas une nouvelle fois de la toucher !
— Ne me provoquez pas, Svea.
Elle l’avait vu se battre quelques minutes plus tôt et avait constaté de
ses yeux de quoi il était capable. Des coups violents. Mortels. Sous le vernis
civilisé qu’il offrait en société se cachait un guerrier impitoyable.
— Vous ne me faites pas peur, Ashford Stanton, vous savez.
Il lui adressa alors un petit sourire charmeur qui la désarçonna. Son
cœur se mit aussitôt à faire des ricochets dans sa poitrine. Peut-être parce
que c’était la première fois qu’elle le voyait sourire. Et quel sourire… Ses
jambes se mirent à trembler une nouvelle fois.
La vérité lui éclata en plein visage tout à coup. Elle lui mentait. Elle se
mentait à elle-même. C’était de loin l’homme le plus séduisant qu’elle ait
jamais rencontré et elle prit alors conscience de cette situation dramatique.
Personne ne savait où ils se trouvaient.
Ils étaient seuls dans la forêt.
Et tout à coup, cette réalité lui fit atrocement peur.
Chapitre 2

Alors qu’ils progressaient lentement dans les sous-bois, le dos courbé et


les jambes fléchies afin de ne pas attirer l’attention, Ash se maudit de ne pas
avoir davantage anticipé les choses. Ils suivaient le convoi de prisonniers
depuis un long moment et entendaient les insultes pleuvoir à l’encontre du
roi, des soldats, mais surtout des Danois.
Cela n’augurait rien de bon, Ash le savait bien. Au départ, il avait cru
qu’il s’agissait peut-être de voleurs de grand chemin qui avaient profité de
l’occasion qui leur était offerte, mais plus ils avançaient, plus il était clair
que ces malfrats avaient quelque chose en tête et savaient pertinemment où
ils allaient.
Comment avait-il pu laisser ses hommes boire autant la nuit
précédente ? Ils se seraient sans doute mieux battus s’ils avaient été en
pleine possession de leurs moyens. Mais il y avait pire encore. Pourquoi
avait-il accepté que Svea les escorte jusqu’à la lisière de la forêt ? S’il avait
fait preuve d’un peu plus de fermeté, à l’heure qu’il était, elle serait en
sécurité parmi les siens. En partant du principe que Kald n’avait pas subi
d’attaque de son côté, bien sûr… Mais en voyant Svea lui tenir tête le matin
même, dans son armure ajustée, avec ce regard déterminé qui semblait jeter
des éclairs, il avait fini par céder. C’était cet accès de faiblesse qui avait
conduit à ce désastre.
Cela faisait des heures qu’ils progressaient péniblement au milieu de
fougères de la taille d’un homme et pataugeaient dans la boue. Les
vêtements que Svea portait étaient trempés. C’était une rude épreuve qu’elle
endurait et il s’inquiétait pour elle. Il voyait bien qu’elle commençait à
faiblir. Jamais elle ne le reconnaîtrait, bien entendu. Elle était trop fière et
trop têtue. Chaque fois qu’il ralentissait pour l’attendre, elle repoussait ses
limites et le rattrapait, prenant mille précautions pour éviter de le frôler tout
en poursuivant sa route sans faire la moindre pause.
Cela l’exaspérait au plus haut point. Malgré ses jolies formes féminines,
qu’elle essayait en vain de dissimuler sous une épaisse cotte de mailles, elle
était plus forte que la plupart des femmes. Malgré tout, sa vulnérabilité
l’émouvait, lui perçant le cœur plus sûrement que l’épée la plus tranchante.
Svea était extrêmement tendue en sa présence. Il aurait fallu être
aveugle pour ne pas le remarquer. Les quelques fois où il avait voulu l’aider
à passer par-dessus des troncs d’arbres qui leur barraient le chemin, lui
attrapant le coude pour lui faciliter la tâche, elle s’était immédiatement
crispée à son contact et littéralement recroquevillée, comme un escargot
rentrant dans sa coquille. Elle évitait son regard et se tenait toujours à bonne
distance de lui, croisant régulièrement les bras sous sa poitrine comme pour
mettre une barrière entre eux. Sans parler de sa main constamment posée
sur la poignée de son épée.
Était-ce en prévision d’une nouvelle attaque ou lui faisait-il simplement
peur ? Cela ne l’aurait pas vraiment étonné. Sa carrure imposante inspirait
souvent la terreur.
L’adresse avec laquelle elle maniait l’épée l’avait momentanément
impressionné, tout comme la bravoure dont elle faisait preuve – jusqu’à ce
qu’elle manque de se faire tuer. Lorsqu’il avait vu cet homme la faire
tomber à la renverse en lui assenant un coup violent, puis peser de tout son
poids sur elle et faire des commentaires obscènes, son sang s’était glacé.
Cela n’avait fait que confirmer ce qu’il avait pressenti : une femme n’avait
rien à faire sur un champ de bataille. Encore moins une femme aussi belle.
Il ne voyait que trop la réaction qu’elle provoquait chez les hommes. Ces
derniers se comportaient parfois comme de véritables bêtes sauvages. Il
avait lui-même subi les conséquences de ce genre de comportement toute sa
vie.
Un besoin pressant de la protéger l’avait rendu malgré lui ivre de fureur.
Il avait perdu tout contrôle et, aveuglé par la rage, il avait définitivement
réglé leur compte à ces hommes. Il n’en éprouvait pas le moindre regret.
Mais il ne tenait pas spécialement à explorer plus avant cette part en lui.
Quel sang coulait donc dans ses veines pour qu’il réagisse ainsi ? La
détermination sans faille qu’il avait ressentie en voulant protéger Svea avait
tout balayé sur son passage. Il aurait peut-être sacrifié la sécurité du roi lui-
même pour la sauver. Pourtant, même s’il avait conscience d’avoir manqué
à ses devoirs, il ne se reprochait rien. Si la situation se présentait une
nouvelle fois, il ferait sans doute les mêmes choix.
Mais pourquoi tenait-il tant à la protéger ? Il ne voulait surtout pas
ressentir les émotions qui l’ébranlaient depuis quelque temps, pourtant. Un
homme de son rang ne pouvait appréciait une Danoise ! Cela ne ferait que
ruiner sa réputation. Seulement, il ne pouvait s’empêcher d’admirer la façon
dont elle avait réagi lors de l’attaque, le courage dont elle avait fait preuve,
se souciant davantage de la sécurité de ses hommes et celle des habitants de
Kald que des risques qu’elle courait elle-même.
C’était tout à son honneur, bien sûr. Mais totalement insensé ! Ils
étaient du même côté à présent. Elle devait apprendre à davantage se
préoccuper de sa propre sécurité. Tout cela était un peu curieux, à bien y
réfléchir, mais ils étaient désormais alliés et combattaient un ennemi
commun.
Après ce qui sembla durer une éternité, les assaillants et leurs
prisonniers exténués finirent par ralentir aux abords d’une clairière située au
beau milieu de la forêt. Ash plissa les yeux et comprit qu’il s’agissait en
réalité d’un campement provisoire où une trentaine d’hommes les
attendaient. Son cœur se serra. Jusque-là, il s’était efforcé de faire bonne
figure pour ne pas décourager Svea. Relativement confiant, il se disait
qu’ils pouvaient peut-être suivre le groupe et attendre qu’ils se reposent à la
nuit tombée avant de lancer une attaque. Mais le nombre de leurs ennemis
avait considérablement augmenté à présent. Alors que ces brutes ligotaient
tous les prisonniers, il devint clair qu’il était désormais quasiment
impossible de voler au secours du roi.
Par chance, Ash dénicha un endroit sous une voûte d’arbres au feuillage
roux où il pourrait s’abriter en compagnie de Svea. Ils avaient besoin de se
reposer à une distance respectable du campement tout en gardant un œil
vigilant sur ce qui s’y passait. Ce moment de répit tombait à point nommé.
Tremblante de froid, mais faisant de son mieux pour ne pas le montrer, Svea
s’assit avec précaution par terre et s’adossa à un arbre en prenant garde de
ne pas faire craquer les feuilles sous ses pieds. Il lui aurait volontiers
proposé de s’asseoir près de lui et de la réchauffer un peu, mais elle ne
l’aurait sans doute pas entendu ainsi. Il se contenta donc d’ôter son manteau
pour le lui poser sur les épaules.
— Tenez, dit-il à voix basse, vous en avez davantage besoin que moi.
Elle accepta non sans mauvaise grâce. Quand ses doigts frôlèrent les
siens, son cœur s’emballa. Cela devenait grotesque, à la fin. Qu’avait-elle
donc de particulier ? L’aurait-elle ensorcelé ?
Svea tendit la main en direction de la petite gourde en cuir enfouie sous
son armure et lorsqu’elle en prit une grosse lampée pour étancher sa soif,
Ash ne put s’empêcher de se passer la langue sur les lèvres. Elle parut
hésiter un instant, puis lui proposa sa gourde en prenant garde d’éviter tout
contact physique avec lui.
— Merci.
Elle n’avait plus rien en commun avec la jeune femme d’une beauté à
couper le souffle qui s’était dirigée vers lui avec nonchalance, la veille dans
la salle de réception, ses cheveux tressés rassemblés sur le sommet de son
crâne, avec quelques boucles qui lui retombaient en cascade dans le dos.
Son visage était à présent maculé de boue, sa tunique déchirée par endroits
à cause des ronces, et elle avait une méchante entaille à la tempe droite. Elle
n’en demeurait pas moins très attirante…
Elle ne se conformait jamais à ce qu’on attendait d’elle et cela lui
plaisait beaucoup. Et l’intriguait. Elle était vraiment unique en son genre.
Que ce soit par son allure ou son comportement. À l’avenir, il lui faudrait
combattre avec plus de force encore le trouble qu’elle instillait en lui.
Malgré la réticence que cela lui inspirait, il arracha l’écusson à l’effigie
de la Couronne qu’il portait sur son tabard. Il valait mieux dissimuler les
couleurs royales et ne pas se faire remarquer inutilement. Puis il déchira un
carré de l’étoffe qu’il fit tremper dans un ruisseau qui bouillonnait non loin
de là, le tordit, avant de s’agenouiller près de Svea et de le lui presser
doucement sur le front.
— Vous saignez toujours.
— Je vous ai déjà dit de ne pas me toucher ! s’exclama-t-elle en se
reculant brusquement. Je peux le faire moi-même, ajouta-t-elle en lui
arrachant le bout de tissu des mains, le nez froncé.
Ash poussa un soupir. Ils n’étaient pas si différents l’un de l’autre, tout
compte fait. Lui aussi s’arrangeait pour tenir les gens à distance. Mais
c’était pour leur bien qu’il agissait ainsi. Alors que Svea donnait plutôt
l’impression de chercher à se protéger. Les années passant, il s’était habitué
à rester à l’écart des autres, mais avec Svea, il trouvait cette distance
physique horripilante. Cela était sans doute insensé, mais il eut soudain
envie de la prendre dans ses bras pour la rassurer, la réconforter ; or elle
n’en avait manifestement aucune envie. Était-ce simplement son contact
physique qui la répugnait ou d’autres raisons expliquaient-elles son
dégoût ?
Puisqu’elle le repoussait, il alla remplir la gourde dans le ruisseau. À
quoi s’attendait-il donc ? Son visage peu commun et son immense carcasse
avaient toujours déstabilisé ceux qui le croisaient. En général, on
commençait par le dévisager avant de détourner rapidement le regard. Dès
son plus jeune âge, les habitants de Braewood lui avaient fait comprendre
qu’il n’était pas des leurs. On le couvrait d’insultes parce qu’il était plus
fort, plus rapide, plus grand… Il n’était jamais parvenu à s’intégrer. Même
s’ils n’en connaissaient pas les raisons, les autres sentaient qu’il était
différent et le traitaient comme un véritable étranger.
Combien de fois avait-il rêvé de se joindre aux enfants qui jouaient
joyeusement dans la cour de la forteresse ? Ces derniers semblaient si bien
dans leur peau ! Mais il avait toujours eu le sentiment d’avoir quelque
chose à cacher, aussi avait-il choisi de se tenir à l’écart. Rien n’avait changé
depuis lors. Il éprouvait toujours une grande culpabilité à être qui il était.
Mais il avait fini par accepter l’existence solitaire qu’il menait. Il était libre
et c’était tout ce qui comptait.
Il s’assit face à elle et étendit ses longues jambes le long des siennes,
prenant garde de ne pas la toucher.
— Ce ne sont clairement pas des voleurs. Mais pourquoi des Saxons
s’en prendraient-ils à leur propre roi ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Je n’en sais rien. Toutefois, je me demande si Eallesborough n’avait
pas pressenti l’éventualité d’une attaque de ce genre. Il a particulièrement
insisté pour que je l’accompagne. Dans notre royaume, beaucoup de gens
désapprouvent les noces de votre frère avec la princesse. Ils ne soutiennent
pas davantage l’alliance entre Termarth et Kald. Je ne vous cache pas que
cela a créé de profondes divisions parmi les Saxons.
— Et vous ?
— Moi ? Est-ce que j’approuve l’union entre les Danois et les
Saxons ?
Il haussa les épaules puis fit un geste dédaigneux de la main.
— Ce que je pense n’a que peu d’importance.
— Voilà qui est nouveau. Vous semblez pourtant avoir une opinion sur
tout…
Il pinça les lèvres. Il se targuait généralement de dire ce qu’il pensait
sans détour, excepté s’il s’agissait de son histoire familiale.
— J’aime beaucoup l’idée que Termarth devienne un lieu où tout le
monde serait le bienvenu, dit-il quelques instants plus tard.
Quant à savoir si les habitants l’accepteraient tel qu’il était si cette
utopie voyait le jour, c’était encore une autre histoire. Il fallait déjà qu’il
commence par s’accepter lui-même. Il admirait Brand et Anne pour avoir
osé révéler au grand jour les sentiments qu’ils éprouvaient l’un envers
l’autre sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on. Pour sa part, il n’était pas
certain d’en être capable un jour. Se retrouver au centre de l’attention lui
semblait tout bonnement impossible. Les blessures que les autres pouvaient
infliger à ceux qui ne leur ressemblaient pas ne cicatrisaient parfois jamais.
— J’ai assisté à tellement d’horreurs au cours de mon existence que je
peine maintenant à accorder ma confiance. Pour tout dire, j’ai un peu de
mal à croire que nos deux peuples puissent vivre en harmonie.
Ces derniers temps, on lui avait raconté la même histoire un nombre
incalculable de fois : des Vikings s’emparaient de terres saxonnes par la
force, s’y installaient et fondaient des colonies permanentes. Il savait que le
roi espérait que l’union entre Brand et la princesse apporterait davantage de
sécurité à son peuple et le prémunirait contre d’autres attaques. Mais
certains de ses sujets ne voyaient pas cela d’un bon œil. Ceux qui avaient
enduré des attaques éprouvaient encore une grande colère envers les
Danois. Quand ce n’était pas de la haine.
— Il nous est également difficile de vous faire confiance, répliqua Svea
d’un ton vif. Nous ne comptons plus les atrocités que votre peuple a
commises contre le mien.
— C’est une drôle de manière d’envisager les choses, ne trouvez-vous
pas ? C’est bien vous qui avez choisi de venir ici, grogna-t-il en soutenant
son regard. Sur nos terres.
— Quel autre choix avions-nous ? rétorqua-t-elle, furieuse tout à coup.
Nous n’avons pas suffisamment de terres cultivables dans les contrées dont
nous sommes originaires. C’était partir ou mourir de faim. Mon frère et moi
étions de très jeunes enfants lorsque mon père nous a fait embarquer sur un
bateau qui a traversé tout un océan afin de trouver un nouveau foyer.
Comprenez-vous le désespoir qui l’animait pour en arriver à une telle
extrémité ? Nous avons perdu ma mère au cours de la traversée. Ce n’était
certainement pas une décision prise à la légère…
Bouleversé par ce qu’elle venait de lui révéler, Ash éprouva soudain un
grand élan de compassion à son égard. Cela lui prit par ailleurs quelques
instants pour véritablement assimiler ce qu’elle venait de lui raconter.
— Je ne le savais pas, dit-il simplement.
Perdre sa mère aussi jeune l’avait sûrement beaucoup affectée. Comme
il la comprenait ! Le sentiment d’abandon le tenaillait depuis toujours.
Mais il y avait une différence de taille. Ses parents avaient délibérément
choisi de le délaisser. Ce n’était pas le cas de la mère de Svea. Elle s’était
noyée. Quelle tragédie !
— Il y a bien des choses que vous ne savez pas, reprit-elle alors. À mon
sujet ou à celui de mon peuple.
L’imaginer en train de mourir de faim alors qu’elle n’était qu’une petite
fille lui retourna l’estomac. Il avait lui-même connu la faim à plusieurs
reprises, et même si Svea semblait penser qu’il avait eu une enfance
privilégiée, c’était une expérience qu’il ne souhaitait à personne.
— Vous avez raison, concéda-t-il, la tête penchée sur le côté pour
montrer qu’il comprenait.
Il ne savait rien d’elle, en définitive. Et même s’il aurait dû s’en
défendre, il mourait d’envie qu’elle lui en dise plus sur elle et son peuple.
— Mais je suis disposé à en apprendre davantage, si vous le voulez. Vos
parents ont été confrontés à un choix difficile. Cela a dû être terrible pour
vous. Votre mère doit beaucoup vous manquer.
Il tendit alors le bras pour cueillir quelques mûres sur le roncier qui
s’élevait au-dessus de lui et lui en proposa.
— Vous avez faim à présent ?
Elle se pencha lentement vers lui et il lui en versa quelques-unes dans la
paume de la main, la frôlant au passage, et ce simple effleurement lui
déclencha aussitôt une myriade de frissons.
— Vous admettrez néanmoins que votre clan est minoritaire et que ses
motivations ne sont guère partagées. Beaucoup de Danois viennent ici en
quête de butins ou de trésors.
— Nous, nous sommes venus ici pour survivre. Nous avons risqué notre
vie pour nous établir ailleurs. Nous ne sommes pas ce que vous croyez.
Nous ne sommes pas comme ceux que vous décrivez. Kald n’était pas
habité lorsque nous avons débarqué sur ce rivage. Nous n’avons rien volé et
avons dû défendre notre forteresse à maintes reprises depuis notre
installation.
En son for intérieur, il savait déjà que ce qu’elle lui racontait était
l’exacte vérité. Le clan de Svea n’avait rien à voir avec les Vikings qui
avaient attaqué Braewood des années plus tôt et avaient provoqué des
dommages durables à la forteresse et à sa famille.
Malgré la haine qu’il éprouvait naturellement à l’encontre de ce peuple,
il n’était pas parvenu à éradiquer l’obsession qu’il avait pour les Vikings.
Lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, il s’était plus d’une fois immiscé dans
la pièce où son père écrivait ses chroniques, pour étudier ses écrits et ses
dessins à la lueur de la bougie, essayant de comprendre ce qui motivait ces
guerriers et de recueillir autant d’informations que possible sur son héritage.
Une fois, son père l’avait surpris, mais au lieu de lui passer un bras
chaleureux autour des épaules et de donner des explications à ses
interrogations, celui-ci lui avait donné dix coups de fouet avant de
l’enfermer à double tour dans sa chambre, plus seul et apeuré que jamais.
Il se posait tant de questions. Au sujet de Svea, de son peuple, sur le lieu
d’où ils venaient, sur leurs croyances… Cela le fascinait. Si elle lui
racontait davantage de choses, peut-être apprendrait-il une chose ou deux
sur lui-même. Et cela l’aiderait peut-être alors à accepter qui il était…
Il cueillit d’autres baies gorgées de jus et les enfonça dans sa bouche.
Leur goût sucré sur sa langue l’aida un peu à calmer son estomac qui criait
famine.
— Je suis d’accord avec le roi et votre frère. Nous devrions essayer de
faire la trêve, Danois et Saxons, essayer de devenir amis. Peut-être
devrions-nous commencer tous les deux ? proposa-t-il en lui adressant un
sourire rempli d’espoir.
Svea lui décocha un regard méprisant.
— Je ne suis pas sûre d’avoir envie de figurer sur la liste de vos amis.
On ne peut pas dire que vos connaissances soient très sympathiques.
Ash sentit son visage se décomposer. Elle revenait une nouvelle fois à la
charge. Son attitude hostile et son regard accusateur parlaient d’eux-mêmes.
Elle lui faisait penser aux cygnes au long cou qui glissaient
majestueusement sur la rivière à Termarth. Ils étaient à la fois gracieux et
très agiles, mais dès qu’on tentait de s’en approcher, ils se mettaient à siffler
et à battre des ailes. Svea était ainsi. Tout en agressivité. Elle ne semblait
pas disposée à laisser de côté leurs divergences.
Ash pencha la tête.
— Vous parlez une nouvelle fois de Lord Crowe.
Manifestement, elle ne pouvait s’empêcher de remettre le sujet sur le
tapis chaque fois que cela était possible.
— Dites-moi, lorsque vous chevauchiez à ses côtés, saviez-vous quel
genre d’homme il était ? Ce dont il était capable ?
Il soupira.
— Je ne savais pas qu’il avait tué votre père, si c’est à cela que vous
pensez. Et je n’en connais toujours pas la raison. D’après votre frère, il vous
aurait attaqués simplement parce que vous étiez danois ?
Elle acquiesça en se mordant la lèvre inférieure.
Lui avait-elle tout dit ? Lui dissimulait-elle quelque chose ? Il n’allait
pas prétendre qu’il appréciait son peuple. Pour autant, jamais il n’aurait
agressé qui que ce soit au simple motif que cette personne était danoise. Si
Crowe avait agi ainsi, ce qu’il avait fait était absolument abject.
— Je suis désolé. Pour votre père.
Il n’y avait pas songé jusqu’alors. La mort de ce dernier devait l’avoir
d’autant plus meurtrie qu’elle avait perdu sa mère très jeune.
— C’était un homme d’une grande bonté.
Il hocha la tête, puis, ressentant tout à coup le besoin de partager
quelque chose d’intime et de poursuivre la conversation qu’il avait engagée
avec elle, il ajouta :
— Ma mère est également décédée lorsque j’étais enfant, mais de
causes naturelles.
Le jour où il avait appris sa disparition avait été très étrange. Il n’avait
pas le souvenir d’avoir été bouleversé. Tout ce dont il se souvenait, c’était
la colère de son père à son encontre. Comme s’il avait été responsable de la
mort de sa mère, en quelque sorte. Il s’était donc tenu à l’écart. Ash aurait
aimé pouvoir la faire revenir. Mais il ne l’avait jamais vraiment connue.
Elle n’avait pas souhaité qu’ils soient proches. Le voir lui était
insupportable. Il en avait toujours été ainsi.
Il n’avait plus mis les pieds dans la demeure jusqu’à l’heure du dîner.
Puis la culpabilité avait commencé à le ronger et il s’était alors reproché de
ne pas éprouver la moindre émotion et de ne pas être affecté comme il
aurait dû l’être. Il s’était même demandé quel genre de personne il était.
Comment se faisait-il qu’il ne parvienne pas à verser une larme pour sa
mère qui venait de passer de vie à trépas ?
Il s’éclaircit la gorge.
— Mon père est en bien mauvaise santé, dit-il dans un souffle.
— Pourquoi ne vous trouvez-vous pas à son chevet ? Vous ne devez
pas être très proches…
— Nous ne l’avons jamais été, répondit-il en secouant la tête.
La relation qu’il entretenait avec son père était tout aussi tendue.
Lorsqu’il était rentré chez lui ce soir-là, on l’avait envoyé au lit sans manger
pour le punir de ne pas avoir témoigné de marques de respect envers sa
défunte mère. Et pour ne pas être resté aux côtés de son père qui avait bien
besoin de soutien dans cette épreuve. Ash l’aurait sans doute incommodé
par sa simple présence, mais à quoi bon remuer ainsi le passé ?
Ses parents ne l’avaient jamais aimé. Il comprenait leur point de vue.
Dès son plus jeune âge, son père lui avait raconté l’histoire qui avait
précédé sa naissance. Il ne les blâmait pas de l’avoir rejeté. C’était lui le
fautif. Il se sentit tout à coup coupable de ne pas être aux côtés de son père.
C’était là qu’il aurait dû se trouver. C’était du moins ce que pensait Svea.
Il haussa les épaules.
— Il ne voudrait pas de moi à son chevet, je peux vous le garantir.
— Avez-vous des frères et sœurs ?
— Non. J’aurais bien aimé.
Il aurait tellement aimé faire l’expérience des liens fraternels, comme
ceux que Svea entretenait avec Brand par exemple. Lui, tout ce qu’il avait
construit, c’était sa relation de confiance avec le roi et ses hommes, ce qui
signifiait qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour les secourir. S’il
avait eu un frère ou une sœur, ses parents n’auraient peut-être pas passé
leurs journées à scruter ses moindres faits et gestes. Et ce frère ou cette
sœur aurait pu poursuivre la lignée des Stanton. Mais tel n’était pas le cas.
Son père lui en avait confié la responsabilité et avait menacé de lui refuser
son héritage, de lui retirer son titre et ses terres, s’il ne se conformait pas à
ses exigences.
— Marié ?
Il lui décocha alors un regard surpris, comme si elle lisait dans ses
pensées.
— Non, répondit-il. Je vous ai dit que je n’aimais pas les mariages.
Il avait connu des femmes, bien entendu, mais il s’agissait uniquement
d’histoires sans lendemain. Il prenait toujours soin de mettre ses émotions
sous clé et de les cadenasser à double tour. Il ne dévoilait jamais sa véritable
personnalité. Pour le bien des femmes qu’il avait couchées dans son lit
autant que pour le sien.
Elle s’empourpra tout à coup et détourna le regard.
— Je me demandais simplement si c’était une mauvaise expérience qui
pouvait expliquer votre dégoût du mariage ou si vous n’appréciez pas
particulièrement les festivités de manière générale. Vous ne me donnez pas
l’impression d’être le genre d’homme à aimer faire la fête.
— Vraiment ? dit-il en haussant les sourcils. J’ai pris la décision il y a
fort longtemps de ne jamais me marier ni d’avoir d’enfants.
C’était mieux ainsi. Tout ce qu’il désirait, c’était trouver le chemin de
vie qui lui correspondait. Mais être né dans la famille Stanton lui
compliquait considérablement les choses.
Cela faisait des années qu’il n’avait pas eu de nouvelles de son père
quand il avait appris que celui-ci était tombé gravement malade et avait
besoin de lui. On l’avait rappelé à Braewood et son père avait exigé qu’il
épouse rapidement une femme saxonne pour assurer l’avenir de la famille.
Jusqu’alors, Ash avait refusé. Comment pourrait-il épouser une femme qui
ne le connaissait pas et ne savait rien à son sujet ? Ce serait terriblement
injuste envers elle. Il n’avait, de surcroît, encore jamais rencontré de femme
avec laquelle il aurait eu envie de partager ses secrets les plus intimes.
« C’est le moins que tu puisses faire ! » lui avait assené son père.
Ash savait à quel point il avait eu de la chance que ses parents ne le
rejettent pas tout à fait et ne se soient pas arrangés pour le faire disparaître.
Il n’était qu’un bâtard et c’était le sang d’un monstre qui coulait dans ses
veines. Rien que pour cela, il devait leur témoigner une extrême gratitude.
C’était peu dire qu’il avait passé son existence à essayer de gagner
l’affection de son père. Alors pourquoi ne se conformait-il pas à la demande
ultime que ce dernier lui avait faite ? Cela l’aurait rendu si fier. Son père
n’y était pas allé par quatre chemins : si Ash n’avait pas épousé une lady
saxonne le jour de son décès, celui-ci devrait renoncer à ses terres et à son
titre. Son père l’avait également menacé de révéler sa véritable identité, ce
qui mettrait à mal son honneur par la même occasion.
Mais s’il obéissait aux injonctions paternelles, il lui incomberait alors
de diriger Braewood. C’était une sacrée responsabilité. Il avait des
sentiments partagés à ce sujet. C’était certes sa demeure ancestrale et son
héritage, mais, pour autant, il n’y avait presque jamais séjourné lorsqu’il
était enfant. On l’avait envoyé en pension dans un monastère alors qu’il
n’était encore qu’un petit garçon. On l’avait soustrait à la vue de ses parents
pour ne pas leur causer de peine. C’était terrible de se sentir rejeté si
jeune ! On l’avait fouetté à coups de verges pour lui inculquer la lecture,
l’écriture et la prière quand d’autres prodiguaient amour et encouragements
pour alimenter la soif d’apprendre. Il en avait passé des heures à travailler,
le ventre vide…
Cette existence solitaire en captivité lui avait appris à vivre sans la
moindre affection et sans foyer où se réfugier. Il n’avait alors eu qu’une
seule idée en tête : s’échapper. À peine avait-il atteint l’âge requis qu’il
avait quitté cet endroit sordide. Il était brièvement retourné à Braewood,
mais il avait immédiatement compris qu’il ne serait jamais le bienvenu. Il
avait alors appris à se battre, à laisser libre cours à sa colère sur le champ de
bataille, et avait grimpé les échelons un à un.
Il s’était réjoui de la gloire qu’il tirait de ses victoires, recevant enfin les
accolades et les éloges qu’il avait désirés si ardemment lorsqu’il était
enfant. Il pouvait s’enorgueillir d’avoir été l’artisan de son propre succès en
devenant le guerrier le plus loyal du roi. Contrairement à ce que Svea
pensait, c’était grâce à son talent et non à la position de sa famille qu’il y
était parvenu.
Il parcourut les alentours des yeux. Il admira les grands arbres et écouta
le bruit apaisant du ruisseau qui coulait non loin de là. Il se sentait chez lui
en pleine nature. Ou sur le champ de bataille. Il détestait rester cloîtré dans
une forteresse. Quel intérêt aurait-il pu trouver à organiser des banquets ou
à donner des ordres à tout un chacun ? Il savait bien qu’il ne pourrait
éternellement faire patienter son père et qu’il devrait tôt ou tard se
conformer à ses exigences. Cela ne l’empêchait pas d’avoir le regard
constamment attiré par le visage de sa compagne d’infortune. Svea semblait
épuisée. Elle avait les paupières lourdes et les lèvres serrées. Elle n’en
demeurait pas moins d’une beauté à couper le souffle.
Elle évita son regard alors qu’elle s’enveloppait plus étroitement dans la
cape qu’il lui avait posée un peu plus tôt sur les épaules. Elle ne le lui avait
pas refusé. Elle n’attraperait pas la mort cette nuit. Cela lui faisait une
source d’inquiétude en moins.
— Cela vaut sans doute mieux que vous n’ayez pas l’intention de vous
marier. De toute façon, je doute qu’une femme accepte de vous épouser, fit-
elle d’un ton moqueur.
Il lui adressa aussitôt un large sourire.
— Vous êtes si glaçante, Svea. Est-ce pour cette raison que vous n’êtes
pas mariée de votre côté ?
Elle se tourna vivement dans sa direction, les yeux écarquillés.
— Je ne suis pas mariée parce que je n’en ai nullement envie. Je n’ai
pas besoin d’un homme pour me compléter et je ne supporterais sans doute
pas d’en avoir un qui me donne des ordres.
— Votre frère respecte-t-il votre choix pour le moins peu ordinaire ? Ne
désire-t-il pas vous arranger un mariage avec un homme de votre clan ?
— Non, dit-elle d’une voix furieuse. Mon frère ne me demanderait
jamais de faire quelque chose dont je n’ai pas envie !
Ash la crut sur parole. Il commençait même à se demander lequel de
leurs deux clans était le plus barbare, en fin de compte. Svea avait une
famille qui prenait soin d’elle et qui défendait ses intérêts. Quelle chance
elle avait ! Ce n’était pas ainsi que son père se comportait à son égard.
Un bruit de galop à l’approche du camp saxon attira son attention tout à
coup. Tous ses sens en éveil, il se leva d’un bond afin de regagner son poste
d’observation derrière une rangée d’arbres. Un homme à la calvitie
naissante et de carrure imposante venait de descendre de sa monture et
s’entretenait déjà avec les chefs.
Ash proféra un juron à voix basse.
— Que se passe-t-il ? demanda Svea.
Elle l’avait aussitôt rejoint, se tenant sur la pointe des pieds pour
essayer de mieux voir ce qui se tramait.
— Je sais qui est cet homme, dit Ash.
— Qui est-ce ?
Il désigna alors l’homme rougeaud au visage porcin.
— C’est le frère de Lord Crowe. Cecil. Il vit à Calhourn.
— Comment ? Oh non ! s’exclama-t-elle, le souffle coupé.
Il se tourna vers elle et la vit reculer, le teint livide.
Ash se mit à faire les cent pas, réfléchissant tout haut.
— Il ne s’agit pas de bandits de grand chemin qui ont attaqué au hasard.
Tout cela a été prémédité. En détail. Je comprends tout à présent. Ce sont
probablement les soldats de Calhourn qui ont pris le roi en otage. Pour aider
Cecil à secourir son frère.
— Vous voyez ! fulmina Svea, lui tournant nerveusement autour. Vous
auriez dû me laisser lui régler son compte lorsque l’occasion s’est
présentée. Rien de tout cela ne serait arrivé. Tout ceci est votre faute,
ajouta-t-elle en lui martelant la poitrine du bout du doigt.
Les sourcils froncés, il dirigea son regard vers l’endroit exact où elle
venait de lui planter son index, comme marqué au fer rouge. Elle avait peut-
être raison. Il aurait peut-être dû la laisser venger son père. Elle aurait sans
doute éprouvé moins de haine à son égard et le roi n’aurait probablement
pas été capturé.
Il porta à nouveau toute son attention sur les hommes afin d’évaluer la
situation. Qu’avaient-ils donc en tête ?
— Pensez-vous qu’ils vont demander un échange de prisonniers ?
Crowe contre le roi ? demanda Svea dans un murmure, consternée.
— C’est possible, acquiesça-t-il.
Il frissonna. C’était bien pire que ce qu’il avait imaginé au départ. Le
convoi allait sans doute se diriger vers Termarth. Avec le roi et quelques-
uns de ses meilleurs hommes pris en otages, le royaume était actuellement
en position de faiblesse.
— Il faut faire quelque chose, dit Svea. Je sais de quoi Crowe est
capable. Son frère est peut-être de la même trempe.
En voyant tout à coup des hommes saisir Kar et Sten et les pousser sans
ménagement devant leur chef, Ash serra les poings. Et quand, un sourire
moqueur aux lèvres, Cecil se remonta les manches, Ash sentit les poils se
dresser au creux de sa nuque. Cela n’augurait rien de bon.
— Ça, c’est pour mon frère, lança Cecil d’un ton hargneux.
Il serra le poing puis assena le premier coup, en pleine mâchoire. Le
teint blafard et le visage crispé, Svea posa la main sur le pommeau de son
épée. Ash savait qu’elle allait s’élancer d’un moment à l’autre pour secourir
ses hommes et mettre un terme à cette brutalité insensée.
Instinctivement, il lui attrapa fermement le bras et lui posa l’autre main
sur la bouche, l’attirant au passage contre lui.
— Svea, ne faites pas ça ! murmura-t-il.
À peine l’avait-il plaquée doucement contre lui pour l’empêcher de
commettre l’irréparable qu’il sentit le corps de Svea se raidir à son contact.
— Détournez le regard, lui ordonna-t-il.
Cecil était en train d’assener une rafale de coups de poing à l’ami de
Svea, par pur plaisir, tandis que les hommes qui s’étaient agglutinés autour
de lui riaient aux éclats.
Le Danois, les mains attachées dans le dos, fut bien incapable de se
défendre et tomba rapidement à genoux. Ash sentit son sang se glacer dans
ses veines. Cecil faisait preuve d’une lâcheté innommable. Comment osait-
il s’en prendre à un homme désarmé ?
De douloureux souvenirs lui revinrent alors en mémoire. Lorsqu’il
n’était encore qu’un petit garçon, il se faisait régulièrement taper dessus,
allongé sur le sol froid du monastère. Il en avait été terriblement choqué les
premières fois où cela s’était produit. Lorsqu’il était arrivé là-bas, même s’il
était dévasté par l’abandon de ses parents, il s’était pensé en sécurité. Ne
l’avait-on pas confié à des hommes de foi ? Comme il avait eu tort ! Il
n’oublierait jamais le sentiment de solitude qui l’étreignait toujours après
avoir été battu. Ce n’était pas tant la douleur que l’injustice qui lui était
insupportable. Tout le monde devrait avoir la possibilité de se défendre.
Svea se mit brusquement à se débattre comme un beau diable, essayant
de desserrer son étreinte, pestant contre sa paume de main, mais il la
maintint fermement contre lui.
— C’est bientôt fini, indiqua-t-il. Ne faites pas de bruit et ne commettez
aucune imprudence.
Cecil continua à donner des coups de pied au guerrier danois, mais Svea
finit par s’immobiliser. Son accès de fureur s’atténua un peu, mais à chaque
coup porté contre son ami, elle tressaillait. Ash lui frotta légèrement le dos
pour tenter de l’apaiser. Elle lui faisait penser à la jument sauvage qui
s’était un jour échappée des écuries de Braewood après avoir pris peur.
C’était à lui qu’on avait demandé de lui faire entendre raison. Il avait fini
par la retrouver et était parvenu à l’amener dans une prairie clôturée.
Après ce qui lui sembla une éternité, les coups cessèrent enfin de
pleuvoir sur le pauvre Kar qui resta allongé par terre, le corps meurtri.
— Ça va aller. C’est fini, à présent, murmura Ash en caressant
doucement les cheveux de Svea.
Il eut soudain l’impression qu’elle se laissait aller contre lui. Prenait-il
ses rêves pour la réalité ?
— Il est salement amoché, mais il vivra.
Svea le repoussa alors de ses deux mains et s’éloigna en chancelant tout
en le défiant du regard.
— Vous auriez dû me laisser lui porter secours ! fulmina-t-elle.
— Vous ? Contre tous ces hommes ? Vous avez perdu la tête, dit-il,
décontenancé.
Ash eut toutes les peines du monde à ne pas laisser sa propre contrariété
exploser. Non seulement il était furieux contre les Saxons pour leur
déchaînement de violence, mais il s’en voulait de ne pas pouvoir venir en
aide à Kar. Il était également en colère contre Svea pour les risques
inconsidérés qu’elle voulait prendre une nouvelle fois.
— Que cherchez-vous exactement, Svea ? demanda-t-il d’une voix
sourde. Vous souhaitez donc notre mort ? L’imprudence dont vous semblez
coutumière va finir par nous attirer des ennuis.
Il s’en voulait également beaucoup de la façon dont son corps répondait
au sien.
Il se réjouit de la voir s’éloigner de quelques pas supplémentaires.
— Je ne supporte pas de voir quelqu’un se faire molester sans que
personne intervienne. J’ai l’impression que cela ne vous fait ni chaud ni
froid. Je vois également que vous manquez du courage nécessaire pour
accomplir le devoir qui est le vôtre.
— Je sais parfaitement comment réagir en pareilles circonstances. Et la
première chose qu’il convient de faire, c’est de vous enseigner une leçon
d’obéissance, Svea. Vous êtes aussi irréfléchie qu’imprudente et cela vous
conduit à de terribles erreurs de jugement. Vous foncez tête baissée sans
songer aux conséquences de vos actes. Votre frère vous a peut-être appris à
vous battre, mais il aurait également dû vous enseigner la maîtrise de soi.
S’il y avait bien une chose qu’il avait apprise chez les moines qu’il avait
côtoyés au monastère, c’était à savoir endurer la douleur, à rester calme, à
savoir mobiliser sa colère pour devenir plus fort et à faire preuve de
retenue, de recul et de sang-froid. Tous les traits de caractère dont il
s’enorgueillissait à présent.
— Vous n’êtes pas mon chef, Ash. Et vous me voyez bien désolée de
devoir reconnaître que nous ne sommes pas parfaits comme vous ! lui jeta-
t-elle à la figure avant de s’effondrer, le visage désespéré.
Ash sentit son cœur se serrer.
— C’est sans espoir, ajouta-t-elle, se prenant la tête à deux mains. Ils
vont les tuer, n’est-ce pas ?
Ash s’agenouilla près d’elle, son accès de colère inhabituel se dissipant
déjà.
— Si leur objectif est de libérer Lord Crowe au plus vite, ils vont mettre
un maximum de chance de leur côté, dit-il doucement. Svea, s’ils avaient
vraiment l’intention de tuer vos hommes, je crois sincèrement qu’ils
l’auraient fait depuis longtemps.
— Le mal semble couler dans leurs veines, déclara-t-elle d’un ton amer.
Elle passa distraitement la main sur son brassard en métal.
Interdit, il la dévisagea en silence. Pensait-elle vraiment qu’une telle
chose soit possible ? Que la méchanceté était héréditaire ? Et si tel était le
cas, que cela signifiait-il pour son cas personnel ? Il espéra de toutes ses
forces que ce n’était qu’une vue de l’esprit. Car c’était de loin la chose qu’il
craignait le plus.
Il tendit alors la main pour lui prendre le menton entre le pouce et
l’index, l’invitant à poser ses beaux yeux bleus sur les siens.
— Il faut espérer qu’on les laissera un peu tranquilles à présent. Jusqu’à
leur arrivée à Termarth, tout au moins. Mais rien ne dit que ce soit leur
véritable destination. Cela pourrait nous laisser un peu de temps pour
essayer de lever des troupes.
— Que proposez-vous ?
— Rendons-nous à Braewood dès que possible et levons le fyrd.
— Le fyrd ? De quoi s’agit-il ?
— C’est une armée d’hommes libres prêts à se battre pour le roi. Nous
ne pouvons pas combattre les soldats de Calhourn seuls, ils sont bien trop
nombreux. Il faut absolument demander de l’aide.
— Il me semble que nous sommes plus proches de Kald. Pourquoi ne
pas y retourner et demander aux miens de nous prêter main-forte ?
Il soupira. Il aurait dû se douter qu’elle essayerait de le contrer sur ce
sujet.
— Ne voyez aucune offense dans ce que je vais vous dire, Svea, mais je
pense que c’est aux soldats saxons de régler cela, pas aux Danois.
Au fil des années, il avait constitué une armée pour protéger Braewood
et Termarth contre une invasion éventuelle des Vikings, et à présent il allait
faire appel à ces hommes pour venir au secours du roi… et de Vikings
tombés entre les mains de Saxons. Tout allait de travers. Et cela valait
également pour les sentiments qu’il éprouvait envers cette jeune femme au
tempérament de feu. Comment tout cela avait-il pu arriver ?
— Je pensais pourtant que nous étions désormais dans le même camp,
fit-elle remarquer d’un ton sarcastique. N’était-ce pas l’objectif de l’alliance
conclue entre mon frère et la princesse ?
Malgré tout, elle sembla accepter la proposition qu’il venait de lui faire.
Elle se leva brusquement et secoua ses vêtements pour en éliminer la
poussière.
— À quelle distance se trouve votre forteresse ?
— C’est celle de mon père, pas la mienne, rectifia-t-il. C’est à une
demi-journée de cheval, tout au plus. Mais pour ce faire, nous devons
d’abord voler un cheval.

Ils attendirent que la nuit tombe, que les hommes aient mangé et bu
jusqu’à plus soif et qu’un profond silence se fasse dans le camp.
Le dos courbé pour ne pas se faire repérer, Svea suivit Ash qui était en
train de se faufiler au milieu des arbres. Le cœur au bord des lèvres, ils
contournèrent ensuite les tentes d’où s’échappaient parfois des ronflements
sonores.
Ils atteignirent enfin l’endroit où les bandits avaient attaché leurs
chevaux. Si quelqu’un les repérait, ils seraient probablement capturés et
tout espoir serait alors réduit à néant. Ils ne pourraient pas aller chercher
l’aide dont ils avaient besoin. Échouer était inenvisageable. Le roi et ses
hommes comptaient sur eux.
Alors qu’ils s’approchaient des chevaux, certains se mirent à pousser de
petits hennissements et d’autres à claquer légèrement leurs sabots sur le sol.
Svea lança un regard apeuré en direction de son compagnon d’infortune et
retint son souffle. Il lui indiqua du bout du menton un étalon noir. Ils se
glissèrent aussitôt de part et d’autre du cheval. Ash s’empara de sa bride
tout en lui caressant le museau tandis que Svea lui détachait rapidement sa
longe.
Elle avait les jambes en coton. Comment Ash faisait-il pour paraître si
calme et plein d’assurance ?
— Les dames d’abord, murmura-t-il, lui faisant signe de monter tout en
maintenant le cheval en position.
Alors qu’elle enfourchait le cheval, Ash lui agrippa le coude pour
l’aider à se hisser. Pourquoi s’entêtait-il à la toucher dès qu’il en avait
l’occasion ? Chaque fois qu’il le faisait, une onde de chaleur la parcourait
sans qu’elle comprenne ce qui lui arrivait. Ce n’était pas désagréable, mais
elle ne tenait pas à éprouver ce genre de sensation avec lui. Elle avait beau
s’en défendre, c’était de loin l’homme le plus viril qu’elle ait rencontré
jusqu’alors.
Toutes les parties de son corps qui avaient été en contact avec le sien
lorsqu’il l’avait plaquée contre lui un peu plus tôt la brûlaient encore.
Lorsqu’il l’avait enveloppée dans ses bras musclés, elle n’avait pu lui
opposer la moindre résistance. Ce que ses amis étaient en train d’endurer
l’avait à la fois effrayée et mise en colère, mais les petits frissons qui lui
avaient parcouru le dos lorsque Ash le lui avait frictionné l’avaient terrifiée
tout autant. Le pire, c’était sans doute lorsqu’il lui avait tendrement caressé
les cheveux. L’espace d’un instant, elle s’était laissée aller contre lui,
heureuse de trouver un peu de réconfort. Cela l’avait ensuite horrifiée.
Elle savait comment fonctionnait l’attirance entre un homme et une
femme. Elle y avait assisté bien des fois parmi les siens à Kald. Même si, de
son côté, elle n’en avait jamais fait l’expérience. Elle pensait réellement ce
qu’elle avait dit à Ash un peu plus tôt : elle n’avait pas besoin d’un homme
dans sa vie. Elle était heureuse telle qu’elle était. Du moins était-elle aussi
heureuse qu’elle pensait pouvoir l’être après ce qu’elle avait traversé. Elle
avait pris la décision de ne jamais se marier. Jamais elle ne ressentirait ce
que les autres hommes et femmes ressentaient les uns envers les autres. Elle
ne connaîtrait jamais cette attirance et l’avait accepté. Jusqu’à présent, tout
au moins.
Qu’elle soit ébranlée n’avait rien d’étonnant, cela dit. On avait d’abord
commencé par leur tendre une embuscade, ses amis s’étaient ensuite fait
rouer de coups et voilà qu’Ash et elle étaient en train de contourner le camp
de leurs ennemis sur la pointe des pieds, faisant tout leur possible pour ne
pas être découverts. Elle savait également que la simple présence de
l’homme à ses côtés expliquait en grande partie les sentiments confus qui
l’agitaient. Rien que la main qu’il venait de poser négligemment sur son
mollet pour l’aider à se stabiliser sur le cheval la perturbait davantage
qu’elle ne l’aurait désiré.
Ash lui prit doucement la longe des mains, et le simple frôlement de ses
doigts sur les siens la fit frémir. Il guida le cheval à l’écart des autres.
Pourvu que cela n’occasionne aucun grabuge ! Si un seul hennissement
venait déchirer le silence de la nuit, tout serait fini pour eux. Ash serait sans
doute tué sur-le-champ. Quant à elle, elle n’osait imaginer ce que ces brutes
lui feraient…
Une sueur froide vint lui glacer le front. Même si elle savait qu’on la
considérait comme une femme particulièrement forte, et elle espérait
toujours que ce fantasme collectif deviendrait un jour réalité, elle doutait
que la peur qui la tenaillait finisse par disparaître et que les maudits
souvenirs qui la hantaient encore ne l’affectent plus à l’avenir. Elle en
parlait rarement et se contentait de les enfouir au plus profond de sa
mémoire. Elle ne tenait pas à déranger son frère avec les pensées sombres
qui l’envahissaient parfois. Elle préférait mille fois faire bonne figure.
C’était bien mieux ainsi.
— Et vous ? demanda-t-elle dans un murmure. Vous avez également
besoin d’un cheval.
— Chut, dit-il, pressant un doigt sur ses lèvres.
La distance qu’ils parcoururent avant d’atteindre les sous-bois parut
durer une éternité. Ils étaient en sécurité, à présent. Elle respira alors plus
librement et relâcha un peu la pression dans ses épaules. Ils ne s’étaient pas
fait capturer.
— Avancez-vous un peu. Je vais monter.
— Comment ?
— Bougez-vous, ordonna Ash.
Le soulagement avait été de courte durée. Un vent de panique s’empara
d’elle tout à coup. Avait-il réellement l’intention de monter derrière elle ?
Elle baissa la tête, les yeux emplis d’effroi. Même si Ash avait un physique
impressionnant, le cheval semblait suffisamment puissant pour pouvoir les
porter tous les deux. Mais ce n’était pas ce qui l’inquiétait.
— Pourquoi n’avons-nous pris qu’un seul cheval ? Pourquoi n’en
avons-nous pas pris deux ? demanda-t-elle, la gorge serrée.
Quelle idiote ! Il avait sans doute vu son regard effrayé et entendu
l’inquiétude qui pointait dans sa voix. Elle ne voulait pas lui montrer qu’elle
avait peur.
— Parce que cela risquait d’attirer l’attention. Peut-être ne
remarqueront-ils pas tout de suite l’absence d’un cheval, mais deux… Je ne
veux pas prendre le risque que des hommes se lancent à nos trousses. Allez,
Svea, faites-moi un peu de place.
Il enfourcha alors le cheval derrière elle sans crier gare. Elle laissa
échapper un cri étranglé de protestation lorsqu’elle sentit ses cuisses se
coller aux siennes et ses bras l’envelopper. Il n’allait pas recommencer !
Il lui prit les rênes des mains, d’un geste à la fois doux et ferme. Elle ne
lui opposa aucune résistance et le laissa prendre le contrôle. Cela valait bien
la peine de lui avoir tenu tête jusque-là ! Où se trouvait donc la bravade
qu’elle s’efforçait d’incarner lorsqu’elle en avait le plus besoin ?
Elle ferma un bref instant les paupières et expira lentement pour essayer
de garder son calme. Mais son esprit ne pensait qu’à une chose : le torse
d’Ash plaqué contre son dos, ses cuisses pressées contre les siennes alors
qu’il donnait des coups d’éperon au cheval. Elle se fit alors la plus petite
possible.
— Essayez de vous détendre, dit-il.
Se détendre ? Mais comment aurait-elle pu ? Elle percevait chaque
mouvement de son corps. Elle sentait les muscles tendus de ses cuisses qui
lui frôlaient les jambes, ses bras puissants qui l’enveloppaient. Sans parler
de son entrejambe plaqué contre ses fesses… Scandalisée par la situation,
elle se recroquevilla davantage encore sur elle-même.
Sa compagnie ne l’avait pas trop incommodée pendant la journée alors
qu’ils se frayaient un chemin au milieu des ronces. Ils avaient suivi le
convoi en prenant mille précautions pour ne pas se faire repérer, chacun
dans ses propres pensées. La situation n’avait plus rien de comparable. À
présent, ils étaient dans la pénombre, pressés l’un contre l’autre, et cela lui
mit les nerfs en pelote. Elle avait l’impression de partager quelque chose
d’intime avec lui. À son corps défendant. Elle aurait donné cher pour se
soustraire à son contact physique, le faire tomber de cheval et s’enfuir au
galop le plus loin possible.
En temps ordinaire, elle faisait toujours en sorte de ne pas se retrouver
seule en compagnie d’un homme. Et elle s’arrangeait également pour rester
à bonne distance des hommes lorsque ceux-ci étaient en groupe. Même si
ces derniers étaient simplement en train de bavarder. Elle pensait en
permanence à sa sécurité. Ce qu’elle était en train de vivre était en quelque
sorte son pire cauchemar.
— Que se passe-t-il, Svea ? demanda-t-il tout à coup d’une voix grave
qui lui chatouilla l’oreille.
— Rien du tout, répondit-elle en secouant farouchement la tête.
— En êtes-vous sûre ? murmura-t-il. Vous me faites penser à une petite
araignée recroquevillée en train de faire la morte.
Sa remarque la fit tressauter. Une tout autre image lui vint alors à
l’esprit. Celle d’une mouche piégée dans une toile d’araignée.
Comment aurait-elle pu se sentir à l’aise alors qu’elle était entravée par
deux bras terriblement puissants ?
— Je n’aime pas que l’on me touche, si vous voulez tout savoir. C’est
valable pour tout le monde. Mais encore plus pour un Saxon ou une brute
de votre espèce.
Cet homme l’agaçait au plus haut point. Elle aurait donné cher pour
annihiler à jamais les sentiments contradictoires qu’elle éprouvait à son
égard. Le moindre contact physique avec une personne de sexe masculin la
pétrifiait. Alors pourquoi son corps s’embrasait-il dès qu’Ash la touchait ?
Le trouble qu’elle ressentait était terriblement embarrassant. Comment
était-elle censée réagir pour contrecarrer les sensations à la fois nouvelles et
terrifiantes auxquelles elle était en proie ? Pour l’heure, elle se contentait
de les repousser et de prétendre que celles-ci n’existaient pas.
Elle l’entendit soupirer tout à coup.
— Vous êtes en sécurité avec moi, Svea, je vous assure. Votre allure
garçonne et votre comportement farouche ne sont pas particulièrement
séduisants, croyez-moi !
— Vous m’en voyez ravie dans ce cas, répliqua-t-elle d’une voix
rageuse.
Elle aurait juré qu’un large sourire venait de se dessiner sur les lèvres
d’Ash – mais elle ne prit pas la peine de se retourner pour vérifier. À quoi
jouait-il ? S’amusait-il simplement à la taquiner ? Elle faisait tout ce qui
était en son pouvoir pour qu’on la considère comme une guerrière, au même
titre que les hommes de Kald, mais pas cette fois, aussi ridicule que cela
puisse paraître. Le commentaire désobligeant qu’il venait de lui faire l’avait
blessée. Ne la trouvait-il pas attirante ? Pas même un peu ? Et pourquoi
diable cela l’affectait-il ainsi ? C’était pourtant une bonne chose qu’elle ne
lui plaise pas !
Déconcertée par le tumulte intérieur qui menaçait de l’envahir, Svea
s’efforça de rester concentrée sur le chemin faiblement éclairé par un
croissant de lune, se répétant en boucle qu’elle allait s’en sortir. Elle devait
coûte que coûte protéger son peuple. Et si cette proximité physique avec un
Saxon était le prix à payer, eh bien, elle devait l’accepter. Cet homme était
terriblement séduisant, voilà peut-être ce qui l’effrayait. Mais de quoi avait-
elle peur au juste ? S’il avait eu de mauvaises intentions à son égard, cela
aurait fait bien longtemps qu’il s’en serait pris à elle. Et elle devait bien
reconnaître qu’il n’avait commis aucune maladresse à son égard. Bien au
contraire. Il lui avait sauvé la vie. Et il s’était fait du souci pour sa sécurité.
Il avait même essayé de lui soigner sa blessure à la tempe. Pourquoi aurait-
il cherché à lui faire du mal à présent ? Il s’était montré tellement
prévenant ! Et il ne la trouvait pas féminine pour un sou, par-dessus le
marché…
Elle pensa tout à coup à sa mère et eut un pincement au cœur. Si celle-ci
avait toujours été de ce monde, elle aurait pu lui apprendre tant de choses…
Pourquoi ce genre de réflexion venait-elle l’assaillir à un moment pareil ?
C’était sans doute les vieux souvenirs qu’elle avait partagés avec Ash un
peu plus tôt qui faisaient remonter d’anciennes émotions à la surface. Elle
n’avait eu que son père et son frère pour la guider dans l’existence, et même
si elle reconnaissait la chance qu’elle avait d’avoir pu tisser un lien aussi
fort avec eux, elle savait également que personne ne remplacerait jamais
une mère. Cette dernière aurait pu la conseiller sur la façon dont une dame
devait s’habiller. Elle lui aurait également parlé des hommes, bons ou
mauvais, et lui aurait expliqué comment ceux-ci se comportaient. Nul doute
que tous ces conseils lui auraient été fort utiles.
Un bref instant, Svea se remémora ce qui lui était arrivé à Termarth. Ce
jour funeste avait marqué sa vie à jamais. Et l’absence de sa mère s’était fait
sentir plus douloureusement encore. Elle aurait tant aimé la revoir ne serait-
ce qu’une seule fois pour enfouir son visage dans son cou. Elle se serait
alors sentie en sécurité. C’était exactement ce qui lui était arrivé quand Ash
l’avait pressée contre lui quelques heures plus tôt. Svea aurait tant aimé
savoir ce que sa mère aurait pensé d’elle. Aurait-elle été remplie de fierté en
voyant la jeune femme qu’elle était devenue ?
Cela faisait un long moment qu’ils ne s’étaient pas adressé une seule
parole et ce silence devint trop pesant tout à coup. Il fallait absolument
qu’elle se détache de son souffle chaud qui venait lui chatouiller le cou et de
ses bras qui lui enserraient la taille.
— Je n’aime pas les araignées, de toute façon.
C’était la première chose qui lui était venue à l’esprit. En entendant les
mots ridicules qu’elle venait de prononcer résonner dans la forêt endormie,
elle fit la grimace. Pourquoi avait-elle remis ce sujet de conversation sur le
tapis ?
— Ah bon ?
Le ton un peu badin qu’il venait une nouvelle fois d’employer la
troubla.
— Ne me dites pas que vous avez peur des araignées ? ajouta-t-il,
intrigué.
— Pas exactement. Mais je déteste tout ce qui donne l’illusion d’être
quelque chose qu’il n’est pas en réalité. Je trouve cela effrayant.
Les mains d’Ash se contractèrent légèrement sur les rênes. Comme par
réflexe. C’était presque imperceptible, mais cela n’avait pas échappé à la
vigilance de Svea. Elle l’avait offensé d’une manière ou d’une autre, elle en
eut soudain la certitude. C’était absurde ! Ash avait la peau dure. Et elle
doutait fort de pouvoir l’affecter par une parole ou une autre. Il s’était
pourtant raidi, c’était évident.
Puis, sans mot dire, il fit brusquement ralentir le cheval. Une fois
l’animal complètement immobile, il descendit de selle, reprit les rênes et
mena la monture à travers la zone de fougères qu’ils étaient en train de
traverser.
— Que faites-vous ?
Avait-elle commis un impair ? Et pourquoi la douce chaleur de son
corps lui manquait-elle à présent ? Tout cela était totalement absurde.
— Je vous laisse un peu respirer. C’est bien ce que vous vouliez ?
Maintenant que nous sommes relativement loin du camp, nous pouvons
nous permettre de prendre davantage notre temps. Je sentais bien que vous
n’étiez pas à l’aise avec moi sur le cheval.
Il lui sembla l’entendre marmonner dans sa barbe qu’il avait lui aussi
besoin d’un peu d’espace.
Décidément, elle n’était pas au bout de ses surprises ! Pourquoi Ash se
montrait-il aussi conciliant avec elle ? Il ne se comportait pas comme les
autres Saxons. Eux faisaient ce que bon leur chantait avec les femmes. Mais
il y avait plus étonnant encore. Non seulement elle avait fini par s’habituer
à sa proximité physique – sans doute parce qu’il n’avait pas cherché à en
tirer profit –, mais Ash avait à peine mis pied à terre qu’elle regrettait déjà
de ne plus le sentir tout près d’elle. Ce n’était pas tout : manifestement, il
prenait en considération les sentiments qu’elle éprouvait avant les siens.
Que cela signifiait-il ? S’était-elle complètement trompée à son sujet ? Elle
eut mauvaise conscience tout à coup.
— Nous avons marché une bonne partie de la journée, cela ne vous a-t-
il pas fatigué ? demanda-t-elle.
— J’ai l’habitude d’être debout pendant de longues périodes. Ne vous
inquiétez pas pour moi… À moins que vous ne souhaitiez que je remonte à
cheval ? dit-il en se tournant vers elle, un sourire ironique aux lèvres.
Elle fit non de la tête avec une véhémence qui la surprit. Bien sûr que
non !
— Vous n’êtes pas obligé de tenir les rênes, vous savez. Je suis
parfaitement capable de diriger un cheval, dit-elle d’un ton sec.
— Je le sais bien. Quand allez-vous enfin cesser de penser que je
cherche à vous contrôler, Svea ? Je veux simplement assurer votre
protection.
Elle déglutit avec peine. De toute évidence, elle s’y prenait très mal
avec lui.
— Je suis désolée, reprit-elle, la gorge serrée. J’ai l’impression d’être
totalement submergée par mes émotions. Mon frère est parti depuis moins
d’une journée et tout va de travers. J’ai laissé ses hommes se faire prendre
en otage et qui sait ce qui se passe en ce moment à Kald ! La forteresse est
actuellement sous ma garde. Je crois que je les ai tous laissés tomber.
Elle savait bien qu’elle n’aurait pas dû tenir de tels propos. Surtout pas
devant Ash. Cela renvoyait une image de faiblesse. Mais elle avait parlé
sans réfléchir, exposant librement sa vulnérabilité, ses inquiétudes et ses
peurs. Elle n’avait pas l’habitude de se confier ainsi, mais, curieusement, les
mots étaient sortis de sa bouche avec un naturel qui la laissa pantoise.
Ash avait sans doute raison. Elle était peut-être imprudente et
irrationnelle. Elle se mettait trop facilement en colère et commettait alors de
terribles erreurs de jugement. Ce n’était pas la première fois que son
tempérament explosif lui causait des ennuis. Mais au fond, elle restait
persuadée que l’attaque – verbale ou physique – était encore la meilleure
défense.
Elle repensa alors à toutes les occasions où des hommes lui avaient
adressé une remarque anodine en la croisant. Peut-être lui envoyaient-ils
simplement des compliments sans penser à mal ? Elle avait pourtant
chaque fois réagi de manière excessive. Il lui était même arrivé de dégainer
son épée ! Brand avait dû faire de son mieux pour essayer de la calmer…
Parfois, des hommes lui proposaient de lui offrir un verre. Et la première
chose qui lui venait alors à l’esprit, c’était qu’ils cherchaient à l’enivrer.
Elle refusait donc avec toute l’agressivité dont elle était capable. Un jour,
alors qu’elle se promenait dans les bois, elle était tombée sur un homme qui
se trouvait là par hasard. Convaincue qu’il s’agissait de légitime défense,
elle lui avait aussitôt sauté dessus ! Elle avait compris plus tard que le
pauvre bougre n’avait pas même remarqué sa présence… avant qu’elle
l’agresse.
Était-elle cette femme écervelée dont Ash avait parlé dans un moment
d’agacement ? S’ils survivaient à ce bourbier dans lequel ils étaient enlisés
jusqu’au cou, elle essayerait de changer cette facette de sa personnalité. Elle
s’en faisait le serment.
Ash immobilisa le cheval une nouvelle fois et tourna la tête dans sa
direction, le regard doux.
— Ne vous torturez pas ainsi, Svea. Vous ne pouviez pas empêcher ce
qui est arrivé. Vous vous êtes bien battue et vous faites tout ce qui est en
votre pouvoir pour aller secourir vos hommes.
Puis il se remit à avancer.
— Je ne sais pas si cela peut vous rassurer, reprit-il, mais je ressens
exactement la même chose que vous. Je n’arrête pas de penser à ce qui s’est
passé. Je n’aurais pas dû laisser mes hommes boire autant, pour
commencer. Je savais que nous avions un long trajet à faire le lendemain. Et
je n’aurais jamais dû accepter que vous nous accompagniez jusqu’à la
lisière de la forêt. Même si vous êtes un très bon guide.
Svea n’en crut pas ses oreilles. Ash prenait la pleine responsabilité de ce
chaos ! Non seulement les hommes ne reconnaissaient que rarement leurs
erreurs, mais Ash n’était en outre probablement pas du genre à exprimer
facilement ses émotions. Cela lui plut. Il fallait une certaine force de
caractère pour être capable d’admettre ses torts. Même si dans le cas
présent, elle ne voyait pas vraiment ce qu’il pouvait se reprocher. Il s’était
merveilleusement bien battu et avait fait preuve d’un courage peu commun.
Qu’aurait-il pu faire de plus pour protéger ses hommes ?
— Un très bon guide ? Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où nous
nous trouvons, dit-elle en partant d’un petit rire amer. Et vous ?
— Ne vous inquiétez pas. Je connais cette forêt, il y a un petit bosquet
non loin d’ici. On pourra s’y réfugier. C’est difficile à trouver pour ceux qui
ne connaissent pas cet endroit, encore plus dans la pénombre. Nous
pourrons nous y arrêter pour la nuit. Je doute que quiconque puisse nous y
découvrir. Nous devrions y être en sécurité.
Svea reprit les rênes, augmenta légèrement la pression et le pas du
cheval se fit moins assuré tout à coup.
— Vous voulez vraiment passer la nuit là-bas ?
Il leva la tête dans sa direction.
— Que se passe-t-il ? Ne me dites pas que vous n’avez jamais dormi à
la belle étoile ?
— Si, bien des fois. Mais jamais en présence d’un homme saxon. Et il
est hors de question que je déroge à cette règle de conduite.
Elle y tenait d’autant plus qu’en présence de cet homme-là, son corps
ne cessait de réagir anormalement. Il mettait ses pensées et ses sentiments
sens dessus dessous et cela la faisait paniquer. Et la troublait.
— Nous devrions pousser plus avant, proposa-t-elle d’une voix haut
perchée qui la surprit. Si nous poursuivons notre route, nous pourrons peut-
être atteindre Braewood aux premières lueurs du jour ?
— Poursuivre notre chemin dans la pénombre alors que nous sommes
complètement exténués et voyons à peine où nous mettons les pieds serait
de la pure folie. J’ai promis de ne plus vous toucher, si c’est cela qui vous
tracasse. Je tiendrai parole, croyez-moi. Je ne vous ferai pas de mal, Svea.
Essayez de me faire confiance.
Il lui demandait l’impossible. Il ne savait pas les horreurs qu’on lui
avait fait subir. Et elle n’avait pas l’intention de lui en parler. Jamais plus
elle ne ferait confiance à un homme. Encore moins à un Saxon. Pas après ce
que Lord Crowe lui avait fait.

Le hululement perçant d’un hibou vint soudain déchirer le silence de la


nuit. Ash vit Svea frissonner malgré elle.
— Vous devriez essayer de vous reposer maintenant, Svea, suggéra-t-il
doucement.
Ils avaient poursuivi leur route en silence jusqu’au bosquet. Svea était
extrêmement nerveuse. À tel point qu’il l’avait laissée descendre de la
monture sans lui offrir son assistance lorsqu’il avait attaché le cheval à un
arbre. C’était pourtant ce qu’il aurait fait en temps normal, mais il avait
préféré rester en retrait. Elle lui avait clairement fait comprendre qu’il ne
devait la toucher sous aucun prétexte. Que lui était-il arrivé pour qu’elle
fuie ainsi le moindre contact physique ? Il eut soudain terriblement envie
de lui montrer qu’il pouvait être très agréable de se toucher. Mais elle ne le
lui permettrait pas. Et il lui avait demandé de lui faire confiance.
Il repensa avec plaisir aux petites conversations qu’ils avaient eues au
cours de la journée. Svea s’était même laissée aller à quelques confidences.
Ses paroles avaient malheureusement atteint leur cible – de manière
involontaire. Car n’avait-il pas prétendu être ce qu’il n’était pas depuis ses
plus jeunes années ? Il avait bien essayé d’être l’enfant que ses parents
désiraient. Au monastère, il avait également tenté d’adopter le
comportement que les moines attendaient de lui. Mais il ne s’était jamais
montré à la hauteur. Depuis qu’il était au service du roi, il se satisfaisait des
encouragements et des éloges de son souverain, mais, au fond, il savait qu’il
n’était jamais totalement lui-même et qu’il se mentait autant qu’il mentait
aux autres. Pourquoi cherchait-il à dissimuler cette partie sombre de sa
personnalité ? Et pourquoi s’attachait-il autant à l’opinion que les autres
avaient de lui ? Comme il aurait aimé ressembler à Svea sur ce point…
— Je ne comprends toujours pas pourquoi il est impératif à ce point de
faire une pause, dit-elle tout en se laissant tomber au pied d’un grand chêne,
ses bras fermement croisés sous sa poitrine.
Dans la pénombre, il était difficile de distinguer quoi que ce soit. Mais
rien qu’au son de sa voix, il comprit que l’idée de passer la nuit dans cet
endroit lui déplaisait au plus haut point.
— Vous vous sentirez mieux une fois reposée, expliqua-t-il. Essayez de
ne pas trop vous inquiéter pour nos amis respectifs. Nous irons leur porter
secours, Svea. Je ne vous laisserai pas tomber.
Il se sentait animé d’une détermination sans faille. Il les sauverait ! Par
amour-propre. Pour le roi et ses hommes. Pour son peuple. Ils comptaient
tous sur lui. Mais il le ferait avant tout pour elle. Elle aimait ses hommes et
il savait qu’elle ne connaîtrait pas de répit tant qu’ils ne les auraient pas
secourus.
— Demain sera un jour meilleur, ajouta-t-il.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
— Parce que cela ne pourrait sans doute pas être pire…
Il lui passa une nouvelle fois sa cape pour qu’elle ne prenne pas froid.
— N’en avez-vous pas besoin ? demanda-t-elle d’un ton hésitant,
réticente à l’idée d’accepter ce témoignage de gentillesse.
— Je n’ai pas froid, non. Ça ira très bien comme cela.
— Allez-vous vous reposer ?
— Peut-être. Je veux juste m’assurer que nous n’avons pas été suivis. Je
vais monter la garde un petit moment.
Elle se tourna et se retourna un peu, essayant de trouver une position
confortable, mais pour quelqu’un qui n’avait pas jugé utile de faire une
pause et qui s’inquiétait de se retrouver seule en sa compagnie, elle
s’endormit plutôt rapidement. Ash sourit. Il sut exactement quand elle avait
cessé de lutter contre l’épuisement en entendant sa respiration changer.
Celle-ci se fit plus profonde et plus régulière. Il savait qu’il ne devait pas la
toucher. Il le lui avait promis et il n’avait pas l’intention de revenir là-
dessus, mais après avoir inspecté les alentours une dernière fois, il s’installa
près d’elle, espérant que cette proximité physique les réchaufferait un peu
tous les deux. Le sol était froid, mais grâce aux premières feuilles mortes
qui recouvraient le sol, celui-ci n’était pas trop dur.
Ils repartiraient à l’aube et dès qu’ils arriveraient à bon port, Svea
pourrait dormir dans un bon lit chaud au sein de la forteresse. C’était le
temps des moissons à Braewood. Les hommes seraient aux champs, en train
de battre la récolte et de labourer, tandis que les femmes seraient sans doute
occupées à moudre le grain. Ces images du quotidien ne le réconfortèrent
nullement. Il ne se sentait pas chez lui à Braewood. Il n’avait pas de bons
souvenirs à se remémorer. Enfant, il avait bien entendu eu très envie d’y
vivre. Mais on s’était rapidement débarrassé de lui et on l’avait envoyé en
pension, à mille lieues de là. Maintenant qu’il était adulte, ce lieu ne
représentait rien pour lui. À tel point qu’il se demandait régulièrement
comment les gens réagiraient s’il venait à diriger la forteresse après le décès
de son père. Décamperaient-ils toujours en l’apercevant tout en
marmonnant des commentaires désobligeants, comme ils le faisaient
lorsqu’il était enfant ? Parviendrait-il à leur inspirer du respect ? Mais le
désirait-il seulement ? Aurait-il l’impression d’être un imposteur lorsqu’il
parcourrait les couloirs du château ?
Et comment son père réagirait-il en le voyant frapper à sa porte
accompagné d’une Danoise ? Nul besoin d’être devin pour savoir que ce
dernier ne verrait pas cela d’un bon œil. Svea ne recevrait certainement pas
un accueil très chaleureux. Lui non plus, par ailleurs. Son peuple détestait
les Danois depuis fort longtemps. Ils avaient certes de bonnes raisons de se
méfier d’eux. Mais les choses n’étaient pas aussi simples, Ash commençait
à le comprendre. On ne pouvait pas mettre tous les Danois dans le même
sac. Cela lui redonna de l’espoir. Svea était une femme des plus
intéressantes. Toujours prête à aider les autres. Elle faisait même passer leur
sécurité avant la sienne. Elle était forte, mais cela ne l’empêchait pas de
faire preuve d’une grande gentillesse. Les Saxons seraient-ils capables un
jour de la considérer pour ce qu’elle était vraiment ?
Elle était également d’une beauté à couper le souffle. Il savait que les
sentiments qu’il éprouvait à son égard allaient à l’encontre de ce qu’on
attendait d’un lord saxon. La tradition voulait qu’il épouse une lady de son
peuple, une jeune femme issue d’une famille respectable. Si quelqu’un
venait à découvrir qu’il était attiré par une Danoise, cela provoquerait
immédiatement des remous. Ils la verraient sans doute comme une vulgaire
sauvageonne. Ash secoua la tête. Il devait se conformer à ce que l’on
attendait de lui. Il l’avait toujours fait. Il n’y avait aucune raison de modifier
son comportement. Pour autant, il ne pouvait nier la réalité. Il commençait à
apprécier Svea. À beaucoup l’apprécier, même, pour être tout à fait précis.
Celle-ci roula tout à coup vers lui dans son sommeil, comme si elle
cherchait une position un peu plus confortable. Il distinguait à peine ses
traits dans la pénombre. Il scruta quelques instants ses pommettes hautes et
ses lèvres charnues. C’était de loin la femme la plus ravissante qu’il ait
jamais rencontrée. Il regrettait amèrement les inepties qu’il lui avait lancées
à la figure un peu plus tôt. Pourquoi lui avait-il dit qu’elle avait une allure
garçonne ? Pour la rassurer ? Ou pour se protéger ? Cela ne trompait
pourtant personne. Il avait tellement envie de la prendre dans ses bras !
Sentir ses courbes sensuelles se presser contre lui devait être un délice sans
pareil. Mais c’était impossible. Interdit, même. Elle était extrêmement
distante avec lui et ne lui avait pas adressé le moindre témoignage de
sympathie de toute la journée alors qu’il lui avait sauvé la vie.
Il se tourna sur le côté pour lui faire face. Malgré l’état d’épuisement
dans lequel il se trouvait, il sentit un intense désir lui vriller le bas-ventre.
Cela avait été une véritable torture de la tenir tout contre lui dans la forêt,
de la sentir se débattre puis de la laisser lui marteler furieusement la
poitrine, sans perdre la maîtrise de lui-même ! Sans parler du trajet à
cheval. Avec elle assise entre ses cuisses, tous deux pressés l’un contre
l’autre dans la pénombre, et son parfum de pétales de rose qui l’enivrait et
lui chatouillait les narines, il avait bien failli perdre la tête ! C’était la
première fois qu’il ressentait une telle attirance envers une femme. Il avait
même dû se résoudre à descendre de cheval pour recouvrer ses esprits…
Il n’avait pas uniquement envie de découvrir son corps, cependant. Il
aimait tellement discuter avec elle ! Il rêvait de l’entendre lui parler de son
passé. C’était bien simple, il souhaitait tout apprendre d’elle. À ses oreilles,
sa voix mélodieuse à l’accent chantant était la plus douce des musiques.
Mais il y avait plus inhabituel encore. D’où lui venait cette impatience à lui
confier ses pensées les plus intimes ? Lui qui ne révélait jamais rien de
personnel à quiconque !
Personne n’avait pris le temps de lui prêter une oreille attentive lorsqu’il
était enfant. Personne ne semblait avoir envie de lui parler ou de passer du
temps en sa compagnie. Lorsque la solitude devenait trop pesante, il se
réfugiait dans les écuries de Braewood où il trouvait un peu de réconfort
auprès des chevaux. Lorsqu’il avait finalement été envoyé au monastère, il
avait expressément demandé à s’occuper des quelques chevaux qui
permettaient aux moines de se rendre dans les villages voisins. Quand il
s’était enfin fait remarquer au champ de bataille, notamment pour la
bravoure dont il faisait preuve, des hommes avaient commencé à se
rapprocher de lui pour solliciter des conseils ou lui demander s’ils
pouvaient combattre à ses côtés. Ces hommes étaient dorénavant sous ses
ordres et le servaient avec un réel enthousiasme. Le roi lui-même l’invitait
régulièrement à évaluer les tenants et les aboutissants d’un certain nombre
de situations. Cela ne lui posait pas la moindre difficulté. L’impartialité face
aux problèmes était devenue une seconde nature au fil du temps. Mais la
notoriété dont il jouissait à présent était néanmoins fragile. Ses hommes le
respecteraient-ils toujours s’ils apprenaient la vérité à son sujet ? Il en
doutait fort. Ce qu’il ne comprenait pas, c’était ce besoin impérieux
d’exprimer tout à coup les sentiments qui l’animaient, ses espoirs ou ses
désirs. Il n’avait encore jamais fait cela. Il ne pouvait réellement
l’expliquer, mais il y avait quelque chose chez Svea qui l’incitait à baisser
un peu la garde. Était-ce lié à sa part d’ombre, à cette facette de sa
personnalité qu’il passait le plus clair de son temps à nier ou à réduire en
miettes ? Pourquoi était-il à ce point attiré par cette femme ? Parce qu’elle
était sa semblable ?
Svea étira un bras dans son sommeil. Ash comprit avec un certain effroi
que la main de la jeune femme allait inévitablement retomber sur sa
poitrine. Pétrifié, il ne bougea plus d’un centimètre. C’était une terrible
mise à l’épreuve qui s’imposait brusquement à lui. Une tentation à laquelle
il devait à tout prix résister… Elle était si proche à présent qu’il sentait les
effluves floraux dans ses cheveux. Il n’avait pas le droit de s’approcher
d’elle, il en était bien conscient. Cette torture allait-elle durer longtemps
encore ? Il était pourtant déterminé à ne jamais devenir le monstre que son
père et sa mère avaient toujours vu en lui. Pour l’heure, la seule chose qui
lui importait, c’était d’assurer la sécurité de Svea. C’était pour cela qu’il la
gardait auprès de lui. Tant que la situation demeurait aussi confuse, il valait
mieux qu’elle reste sous sa protection que de retourner à Kald.
Bonté divine !
Comment avait-il pu imaginer une seule seconde que ce serait une
bonne idée de s’arrêter dans un endroit pareil pour se reposer un peu ? Il
aurait dû écouter Svea ! L’entêtement dont il avait fait preuve lui coûtait
cher… Toujours endormie, elle pressa ses doigts si fort sur sa poitrine qu’il
ne put réprimer un petit grognement. Se réveillerait-elle s’il basculait sur le
côté ? Qu’en déduirait-elle alors ? Qu’il cherchait à abuser d’elle ? Mieux
valait encore rester immobile et espérer qu’elle finirait par ôter sa main
d’elle-même. Comment en était-il arrivé à une telle situation ? C’était
absurde, à la fin. Une rude bataille l’attendait. La survie du roi et des
hommes placés sous sa responsabilité dépendait entièrement de lui. Alors
comment son esprit pouvait-il ainsi se concentrer sur la femme qui se
trouvait à ses côtés ? Pourquoi occupait-elle la moindre de ses pensées ?
Ce n’était pas franchement le moment de jouer au joli cœur !
Ash s’étira doucement et ferma enfin ses paupières lourdes de sommeil.
La nuit risquait d’être longue.
Chapitre 3

Lorsque Svea ouvrit les yeux le lendemain matin, il lui fallut quelques
secondes pour reconnaître le visage endormi à quelques centimètres du sien.
Jamais elle n’aurait cru trouver le sommeil dans de telles conditions ! Puis,
elle s’aperçut tout à coup que sa main reposait sur l’imposante poitrine
d’Ashford Stanton ! Horrifiée, elle enleva instinctivement son bras. Elle lui
avait demandé de ne pas s’approcher d’elle et lui avait clairement fait
comprendre qu’il ne devait la toucher sous aucun prétexte, et elle s’était
littéralement étalée sur lui ! Elle n’aurait su décrire l’état de consternation
dans lequel elle se trouvait. Ash dormait toujours. Elle avait de la chance. Il
n’apprendrait jamais qu’elle s’était laissée aller au cours de la nuit.
Elle s’assit en prenant garde de ne pas le réveiller puis se passa la main
dans les cheveux pour remettre un peu d’ordre dans sa coiffure. Elle se
frotta ensuite le visage encore tout ensommeillé et se réjouit de voir le soleil
matinal percer à travers les feuilles des arbres. C’était un très bel endroit. À
l’abri des regards. Ash avait eu raison sur ce point, elle voulait bien en
convenir. Si quelqu’un s’était lancé à leur poursuite, il aurait sans doute eu
toutes les peines du monde à leur mettre la main dessus. Quant à savoir
comment Ash était parvenu à retrouver ce lieu en pleine nuit, c’était une
autre histoire.
Elle l’observa alors avec une certaine curiosité. En voyant sa poitrine se
soulever à intervalles réguliers, elle en profita pour étudier avec attention
les traits de ce beau visage qui lui parut étonnamment familier. Sa mâchoire
anguleuse et son front volontaire lui semblèrent quelque peu adoucis par le
sommeil. Elle remarqua alors ses cheveux en bataille qui lui retombaient
sur les épaules. Lui qui était toujours impeccablement coiffé… Elle
esquissa un sourire en songeant qu’il avait suffi d’une journée en sa
compagnie pour qu’il perde un peu de sa superbe !
Ash avait pris la bonne décision, en définitive. Après la journée qu’ils
avaient vécue la veille, ils avaient besoin de se requinquer un peu. Elle se
sentait tellement mieux après ces quelques heures de sommeil ! Même si
elle ne comprenait toujours pas comment elle était parvenue à s’endormir
en présence d’un homme, saxon de surcroît. Un redoutable guerrier qu’elle
connaissait à peine. C’était plutôt encourageant, à bien y songer. Peut-être
allait-elle enfin se libérer de son passé. C’était difficile à expliquer, mais
lorsqu’elle s’était couchée à même le sol, totalement exténuée, elle avait eu
l’intime conviction qu’elle pouvait lui faire confiance. Elle ne s’était pas
trompée. Il avait tenu parole. Il s’était conformé à sa demande et ne l’avait
pas touchée. Elle lui en était tellement reconnaissante.
Elle posa à nouveau les yeux sur lui et observa ses nombreuses
cicatrices. Certaines semblaient superficielles, d’autres plus profondes.
Comment s’était-il fait chacune d’entre elles ? Qu’avait-il enduré ? À
quelles douleurs ces blessures le renvoyaient-elles ? Quelles batailles avait-
il menées ? Ash n’était pas du genre à s’épancher sur sa vie personnelle et
se montrait plus prolixe lorsqu’il s’agissait d’analyser les faits et gestes de
ses semblables. Quelles cicatrices émotionnelles dissimulait-il derrière cette
façade impassible ? Par expérience, elle savait que ces dernières étaient
généralement plus profondes que les cicatrices physiques.
Mais le dilemme qui l’agitait à présent était tout autre. Fallait-il ou non
le réveiller afin de reprendre la route au plus vite ? Elle n’était pas pressée
de partir, à vrai dire. Elle eut même tout à coup terriblement envie de
s’allonger près de lui pour se réchauffer un peu. L’attirerait-il alors tout
contre lui ? Lui passerait-il tendrement la main dans les cheveux comme il
l’avait fait la veille ? Troublée, elle sentit son pouls s’accélérer
sensiblement.
Et que se passerait-il si tout ce qu’elle venait d’imaginer se réalisait ? À
cette pensée, une douce chaleur vint aussitôt lui embraser le bas-ventre. Les
pensées qui se mirent à tournoyer dans sa tête l’effrayèrent. C’était la
première fois qu’elle éprouvait de telles sensations. L’idée qu’un homme
puisse la toucher lui répugnait, d’ordinaire. Ce qui n’était guère étonnant
après ce qu’elle avait subi à Termarth.
— Le spectacle vous plaît-il ? demanda brusquement Ash d’une voix
nonchalante, les yeux à peine entrouverts.
Svea sursauta en entendant sa voix grave. Mortifiée, elle demeura
silencieuse un instant. Comment allait-elle justifier son comportement
quelque peu déplacé ?
— Pas le moins du monde, répondit-elle d’un ton sec.
Les joues en feu, elle se détourna aussitôt, feignant un dégoût qu’elle
était loin de ressentir.
— Vous aviez un insecte sur le visage, reprit-elle d’un ton détaché. Je
me demandais simplement s’il fallait l’écraser ou prendre le risque qu’il
vous pique.
Il grimaça en retour.
— Je suis heureux d’avoir évité un réveil aussi violent. Mais, dites-moi,
avez-vous bien dormi ? demanda-t-il en s’attachant soigneusement les
cheveux, à peine assis.
Pourquoi accordait-il une telle attention à son apparence physique ? Ce
n’était pas la première fois qu’elle remarquait ce côté un peu
perfectionniste. Sa présentation impeccable semblait être devenue une
seconde nature. Elle le trouvait pourtant bien plus séduisant les cheveux
dénoués. Lorsqu’il se détendait un peu, elle l’appréciait davantage.
— Pas vraiment, répondit-elle, laconique.
Un large sourire vint alors lui étirer les lèvres. Qu’avait-elle dit de
drôle ?
— Ce soir, vous dormirez dans un lit plus confortable à Braewood.
Cette perspective ne la mit pas véritablement à l’aise. Loin de ses
repères habituels, elle se sentit un peu perdue tout à coup. Son frère
organisait souvent des réceptions à Kald. Elle était alors très fière de
préparer de bons petits plats aux villageois ou aux éventuels voyageurs, et
de s’assurer que la grande salle de la forteresse leur offrait tout le confort
nécessaire. Elle aimait s’occuper des autres. Elle tenait cela de sa mère.
Avant sa disparition tragique, même si Svea n’était alors encore qu’une
petite fille, elle aidait toujours celle-ci à préparer le repas du soir.
Confectionner un festin et s’occuper au mieux de ses invités était une façon
comme une autre de garder le souvenir de sa mère bien vivant.
Mais il ne s’agissait pas de cela, cette fois. Svea n’avait encore jamais
été invitée nulle part. Et encore moins dans une forteresse saxonne. Elle
n’avait pas la moindre idée de ce qui l’attendait. Saurait-elle se comporter
comme une telle situation l’exigeait ? Cette simple pensée lui noua aussitôt
l’estomac.
Ils reprirent la route d’un commun accord. Lorsqu’ils émergèrent enfin
de la forêt dense où ils avaient trouvé refuge, Svea s’émerveilla devant la
beauté des paysages vallonnés qu’ils traversèrent. De magnifiques couleurs
automnales les entouraient de toutes parts. Ash avait une nouvelle fois
insisté pour qu’elle monte à cheval. Lui marchait à ses côtés. Il était plus
bavard que la veille, ce qui la réjouit. Cela la rendait nerveuse lorsqu’il était
taciturne. Elle se demandait chaque fois s’il lui cachait quelque chose. Par
chance, il était plutôt d’humeur enjouée. Il lui posa d’innombrables
questions sur Kald et sur sa famille. Comme s’il cherchait à mieux la
comprendre. L’attention avec laquelle il l’écouta la surprit tout autant.
Cela fit passer le temps plus vite et lui permit d’oublier son estomac qui
commençait à crier famine. Ils s’étaient contentés de baies pour le dîner
ainsi que pour le petit déjeuner. Un bon repas n’aurait pas été de refus.
Elle lui raconta qu’à Kald, on lui avait confié l’entraînement au combat
des hommes et des femmes qui le souhaitaient. Elle lui parla du plaisir
qu’elle prenait à pêcher et à chasser. Elle lui expliqua également que même
si elle aimait faire preuve d’une certaine créativité, elle n’était pas très
douée pour les travaux d’aiguille. En cela, elle se différenciait de la plupart
des femmes qu’elle côtoyait. Elle s’empressa d’ajouter qu’on la félicitait en
revanche pour ses talents de cuisinière et pour sa gestion du fort au
quotidien.
Cette discussion à bâtons rompus l’empêcha de laisser son esprit
vagabonder vers des sujets embarrassants. Comme le corps athlétique
d’Ash par exemple. Comment faisait-il pour marcher au rythme du cheval
avec une telle facilité ? Elle fit également de son mieux pour éviter de
penser au sourire diabolique qu’il lui avait adressé un peu plus tôt lorsqu’il
l’avait surprise en train de l’observer. Elle devait absolument se raccrocher
à la colère qu’elle ressentait jusqu’alors à son encontre. C’était bien plus
facile à faire que de reconnaître l’impensable.
Car tout laissait à penser qu’elle commençait… à l’apprécier.
Cette pensée avait quelque chose d’effrayant. De terrifiant, même. Son
frère excepté, elle n’avait encore jamais apprécié la compagnie d’un
homme. Alors pourquoi cela arrivait-il avec un Saxon ? Et pourquoi cet
homme en particulier ?
En voyant Ash s’immobiliser brusquement, elle chassa les questions
sans réponses qui la taraudaient. Braewood était en vue. Ils n’allaient plus
tarder à fouler les terres qui appartenaient au père d’Ash. Ils s’arrêtèrent
quelques instants au bord d’un ruisseau pour laisser le cheval étancher sa
soif, puis firent une nouvelle halte au sommet d’une colline pour admirer la
mer qui scintillait au loin. Ils approchaient enfin du but. Svea aurait dû s’en
réjouir. Pourtant, en entendant Ash lui donner une foule d’informations sur
la forteresse dont il hériterait bientôt, sa nervosité augmenta encore d’un
cran. Un détail retint malgré tout favorablement son attention. Braewood
surplombait une immense plage. Quelle bonne nouvelle ! L’océan avait
toujours eu un effet apaisant sur elle.
Après l’agression dont elle avait été victime à Termarth bien des années
auparavant, elle s’était lavée dans la mer pour se débarrasser de la souillure
et de la honte qui ne semblaient plus vouloir la quitter. C’était la première
chose qu’elle avait faite en rentrant chez elle. Elle était restée longtemps
dans l’eau. Elle se sentait si sale… Il lui semblait impossible d’enlever les
marques que ces brutes avaient laissées sur son corps. Le froid ne l’en avait
nullement dissuadée.
Comme elle refusait de le rejoindre sur la plage, Brand était finalement
venu la chercher. Une fois hors de l’eau, il l’avait enveloppée de fourrures
et l’avait installée devant un bon feu dans la grande salle. Son frère était
toujours aux petits soins avec elle. Cela ne l’avait pas empêchée de
recommencer dès le lendemain. Nager en mer chaque jour devint une
source inestimable de réconfort. Tant que son corps était immergé, elle se
sentait propre. Presque pure. C’était également le seul moyen de garder une
certaine proximité avec sa mère qui se trouvait quelque part dans les
profondeurs de l’océan.
Svea étouffa un soupir. Comment allait-elle être reçue à Braewood ?
Elle aurait sans doute besoin de puiser de la force dans l’océan. Ash
n’avait-il pas lui-même reconnu que son peuple ne s’entendait pas
particulièrement avec les Danois ?
— Je vous promets que vous serez en sécurité là-bas. Vous serez
également placée sous ma protection, dit Ash comme s’il percevait
l’appréhension qui l’étreignait.
Un bruit assourdissant fit brusquement vibrer le sol du champ où ils se
trouvaient. Ils tournèrent aussitôt la tête de concert en direction du vacarme
qui venait de les interrompre. En voyant un groupe d’hommes lourdement
armés sur la crête de la colline qui leur faisait face, Svea sentit son sang se
glacer. Ils dévalaient la pente en direction de la vallée, telle une nuée de
fourmis géantes. Ils fonçaient droit sur eux ! Ash et elle étaient à
découvert. Ils n’avaient nulle part où se cacher.
Ash la fit descendre de cheval sans lui laisser le temps de réfléchir à ce
qu’il convenait de faire. Il la pressa tout contre lui. Elle se retrouva prise en
étau entre le cheval et l’homme dont elle dépendait à présent entièrement.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, murmura-t-il.
En un éclair, il tendit la main vers le cercle doré qu’elle portait autour
du front et s’en saisit.
— Qu’est-ce que vous… ?
Il écrasa le kransen avec force et le modela pour en faire des menottes
de fortune qu’il lui passa prestement aux poignets.
— Ce sont des soldats saxons. Je le vois à leur armure. À en juger par la
direction qu’ils ont prise, leur vitesse et toutes les lances qu’ils ont
emportées, une seule explication me vient à l’esprit : ils vont très
certainement rejoindre les hommes de Crowe. Ceux-là mêmes qui s’en sont
pris au roi et à nos guerriers.
Non ! Les Saxons n’allaient pas tarder à les encercler. Et elle savait
parfaitement de quoi ils étaient capables. Son cœur se mit à cogner plus fort
contre sa poitrine. Ils n’allaient tout de même pas échouer si près du but ?
S’ils ne parvenaient pas à lever le fyrd, tout ce qu’ils avaient fait jusqu’alors
n’aurait servi à rien.
Elle secoua vigoureusement la tête comme pour se réveiller d’un
mauvais rêve. Il suffisait pourtant de voir la mine sombre qu’arborait Ash
pour comprendre à quel point la situation était critique. Tout son être refusa
en bloc de se retrouver une nouvelle fois dans une telle situation. C’était
exactement ce qui l’avait motivée à s’entraîner si durement au combat. Les
efforts auxquels elle avait consenti n’avaient pas été vains. Elle était une
excellente guerrière, désormais. Pourtant, malgré l’abnégation dont elle
avait fait preuve, les dieux semblaient se moquer ouvertement d’elle.
Pourquoi estimaient-ils nécessaire de lui faire revivre un tel traumatisme ?
À quoi bon raviver une nouvelle fois ces souvenirs douloureux ?
— Pourquoi ne leur dites-vous pas qui vous êtes ? Vous êtes saxon,
après tout.
— Ce n’est pas pour moi que je m’inquiète ! Rien qu’à la couleur de
vos cheveux et de vos yeux, sans parler des inscriptions incrustées dans
votre peau, ils sauront que vous êtes danoise, dit-il d’un ton passablement
agacé.
Il détacha ensuite rapidement les nattes qu’elle s’était enroulées sur le
dessus de la tête. Ces cheveux retombèrent lourdement dans son cou. Elle
comprit alors où il voulait en venir. Les entrelacements qui marquaient la
peau de son cou étaient à présent dissimulés sous sa chevelure tressée.
— Vous n’êtes pas mon alliée, compris ? Il vaudrait mieux que l’on
vous prenne pour ma propriété, dit-il en désignant du menton les fers
improvisés qu’il venait de lui confectionner.
Svea déglutit avec peine. Tout cela ne lui disait rien qui vaille.
— Donnez-moi votre épée, ajouta-t-il.
— Non, protesta-t-elle en posant fermement la main sur le pommeau de
son arme.
L’épée qui avait appartenu à sa mère était son unique moyen de défense.
S’il fallait combattre, elle le ferait. Au péril de sa vie.
— C’est moi qui assure votre protection à présent, gronda-t-il. Je fais
cela pour votre bien, je vous prie de me croire. Je ne veux pas vous faire
peur, Svea, mais ce n’est vraiment pas le moment d’argumenter.
Elle se renfrogna aussitôt, la main fermement serrée sur le pommeau de
son épée. En entendant le bruit sourd des sabots claquer sur le sol qui se mit
alors à trembler sous ses pieds, elle sut que leurs ennemis n’allaient plus
tarder à fondre sur eux.
— Svea, la pressa-t-il en s’approchant d’elle, vous êtes une femme
incroyablement belle. Dès que ces hommes vous verront, ils rêveront de
poser les mains sur vous. Je ne supporterais pas que vous vous retrouviez
dans une situation pareille. Et vous ?
Svea eut l’impression qu’il venait de dire tout haut ses craintes les plus
profondes. Son corps entier se mit à frissonner de terreur. Elle faisait
pourtant de son mieux pour ne pas attirer le regard des hommes. Cela
fonctionnait plutôt bien d’ordinaire. Ash n’en était-il pas la meilleure
preuve ? Il venait néanmoins de lui avouer qu’il la trouvait belle. Aucun
homme n’avait osé lui tenir ce genre de propos jusqu’alors. Sans doute par
peur de se faire rouer de coups. Ash était peut-être différent des autres…
Il posa alors sa main chaude sur la sienne pour la persuader de lâcher
son épée.
— Donnez-moi votre arme. Maintenant.
Svea capitula. Avait-elle le choix ?
— Mettez ceci, dit-il en lui tendant sa cape. Enveloppez-vous dedans au
maximum et pensez à vous couvrir la tête. N’attirez l’attention sous aucun
prétexte.
Elle se sentit tout à coup comme un petit enfant sans défense et jugea
inutile d’élever la moindre protestation. Ash lui glissa rapidement sa cape
en laine sur les épaules. Il semblait en proie à une vive inquiétude. Ce
n’était pas de bon augure. Les battements de son cœur affolé lui
confirmèrent la gravité de la situation.
Ash eut à peine le temps de la pousser derrière lui que le groupe
d’hommes lourdement armés leur tomba dessus.
— Restez derrière moi. Gardez la tête baissée. Et surtout, ne dites pas
un mot, lui murmura-t-il.
Les hommes les encerclèrent en un temps record. Svea sentit aussitôt
des gouttes de sueur froide lui perler le long du dos. Elle avait déjà vécu
cette scène et aurait donné cher pour disparaître comme par magie.
— Bien le bonjour ! lança un homme à l’air menaçant, le souffle court.
Il ôta son casque à cimier et lissa aussitôt ses cheveux gris d’un geste de
la main. Il ressemblait à un paon. Il les dévisagea alors des pieds à la tête.
Svea retint son souffle. Ash portait une armure saxonne. Cet homme l’avait
sans doute remarqué à présent. S’il n’était pas complètement idiot, il avait
également compris que le guerrier qui se trouvait devant lui possédait un
certain statut puisqu’il possédait une esclave.
— À vous également ! dit Ash d’une voix forte.
Svea remarqua qu’il s’était abstenu de poser la main sur son épée. Sans
doute pour éviter d’enflammer inutilement les esprits. Il se tenait droit
comme un I en revanche, et bombait imperceptiblement le torse. Svea ne fut
pas dupe pour autant. Elle le connaissait à présent. Les muscles de son cou
étaient extrêmement tendus. Ash dégainerait sans doute son épée en une
fraction de seconde si la situation l’exigeait.
L’homme qui s’était avancé vers eux – probablement le chef –
concentra alors son regard sur son épée, qu’il faisait tournoyer de sa main
droite, comme si la lame acérée de son arme était un gage quelconque de
virilité. Quelle scène ridicule ! Svea se retint de lever les yeux au ciel.
— Nous cherchons un camp saxon établi dans la forêt d’Alderbury.
Êtes-vous passés par là ?
Ash acquiesça.
— En effet, nous avons vu le camp dont vous parlez. Vous êtes dans la
bonne direction. Si vous gardez ce cap, vous êtes sûrs de tomber dessus.
L’homme les dévisagea alors, les yeux plissés.
— Vous êtes forcément au courant de ce qui se passe, dans ce cas. Les
soldats de Calhourn rallient des hommes pour marcher sur Termarth. Les
gens en ont assez des lubies du roi. Voilà maintenant qu’il fraternise avec
les Danois ! Vous ne voulez pas vous joindre à nous ?
Svea réprima un petit soupir de soulagement. Par chance, Ash avait eu
la présence d’esprit de déchirer le tabard qui marquait son allégeance au roi.
Il n’était pas comme la plupart des hommes, qui se précipitaient tête baissée
en comptant uniquement sur leur force physique. Lui préférait réfléchir. Il
n’avait peut-être pas tort en définitive. Elle avait beaucoup à apprendre de
lui.
Ash inclina alors négligemment la tête.
— Je vais sans doute le faire. Mais je dois d’abord régler une affaire
personnelle.
Sa voix n’avait pas tremblé, comme s’il contrôlait parfaitement la
situation. Et il s’était contenté d’une réponse évasive. Elle savait bien qu’il
essayait de calmer le jeu et d’éviter l’escalade. Mais comment s’y prenait-il
pour parvenir à dissimuler la colère qui le tenaillait sans nul doute ? Elle se
débattait avec ce sentiment depuis des années, déversant son ressentiment
sur tous les hommes qu’elle rencontrait, particulièrement ceux qu’elle
croisait sur le champ de bataille. L’aisance avec laquelle Ash dissimulait ses
émotions la questionna. Que cachait-il donc derrière son apparence
austère ?
— Les lords saxons recevront des terres, de l’or et une partie du butin
dès que la bataille sera remportée, si cela peut vous aider à prendre votre
décision. En parlant de butin, on dirait que vous en avez déjà gagné un…
Un sourire narquois aux lèvres, l’homme fixa alors Ash du regard. Puis
il posa ses yeux de fouine sur Svea et s’attarda longuement sur chaque
partie de son corps. Un sentiment de terreur incontrôlable monta en elle.
Quant à Ash, il serra les poings et un muscle se mit à tressauter sur sa
mâchoire.
— Nous avons reçu l’ordre de tuer tous ceux qui s’opposeraient à notre
cause. Alors si vous n’êtes pas de notre côté, c’est que vous êtes contre
nous ! Je pourrais fermer les yeux, bien entendu. Mais cela a évidemment
un coût…
Ash prit une profonde inspiration.
— Je ne suis pas du genre à négocier. Et même si je l’étais, je n’ai pas
d’argent sur moi. Je voyage léger, comme vous pouvez le constater.
— Je ne partage pas votre point de vue. Vous possédez au contraire
toutes les richesses du monde ! Je suis sûr que mes hommes sont du même
avis. Après deux jours de voyage à dos de cheval, nous pourrions nous
octroyer un petit divertissement. Je vais vous dire ce que l’on va faire. Vous
allez nous laisser cette jolie petite esclave et nous vous laisserons partir.
Svea serra les dents. En temps normal, elle aurait déjà dégainé son épée
et se serait ruée sur ses adversaires. Mais elle n’était pas seule, cette fois. Si
elle déclenchait les hostilités, Ash n’aurait d’autre choix que de lui prêter
main-forte. Elle n’avait pas d’épée, du reste.
Ash lui attrapa soudain la main sans ménagement, les doigts serrés
autour de l’entrave qu’il avait lui-même fabriquée quelques instants plus
tôt. Le souffle coupé, elle le regarda sans comprendre.
— Quoi ? Cette chose ?
Il lui souleva alors le poignet comme pour prouver qu’elle lui
appartenait.
— Cette fille est à moi. C’est une bonne travailleuse. Et
malheureusement pour vous, messeigneurs, elle n’est pas à vendre.
Les lèvres de l’homme se retroussèrent aussitôt en un rictus féroce.
— Tout a un prix, mon bon soldat. Ce n’est qu’une sauvage, par-dessus
le marché. Elle ne vaut certainement pas la peine de vous faire trancher la
tête.
Livide, Svea s’avança vers lui en titubant.
— Donnez-moi une épée et je vous démembrerai tous les deux, lança-t-
elle d’un ton cinglant.
Elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle qui prétendait vouloir changer…
— Silence ! hurlèrent Ash et le chef saxon à l’unisson.
— Cette fille m’appartient, répéta Ash. Si vous la voulez, il faudra
d’abord vous mesurer à moi. Voilà ce que je vous propose. Un combat loyal
entre vous et moi. Une arme chacun. Vaut-elle la peine de vous faire
trancher la tête ?
Svea sentit son estomac se contracter. Pourquoi en arrivait-on
systématiquement à de telles extrémités ? Y était-elle pour quelque chose ?
Était-ce simplement dû à son apparence physique ?
— Le vainqueur remporte la fille et continuera tranquillement sa route,
ajouta Ash.
Non ! Son pire cauchemar était sur le point de devenir réalité. Ils
jouaient gros. Si Ash perdait, elle perdrait absolument tout. Sa santé
mentale. Lui.
— Entendu, dit l’homme d’un ton goguenard.
Ses guerriers se mirent à l’acclamer bruyamment, comme s’ils avaient
cruellement manqué de divertissement au cours de leur voyage. Elle ne
comprendrait jamais quel plaisir on pouvait prendre à regarder deux
hommes se battre à mort. De toute évidence, ces idiots pensaient que leur
chef avait toutes les chances de gagner.
Alors qu’elle réfléchissait à toute vitesse à un moyen de s’extirper de
cette effroyable situation, elle comprit tout à coup qu’il était trop tard. Les
hommes s’écartaient déjà pour agrandir le cercle. Le sort en était jeté.
Comment en était-elle arrivée là une nouvelle fois ? Pourquoi les hommes
la considéraient-ils comme leur propriété ? À leurs yeux, elle n’était qu’une
chose qu’ils pensaient pouvoir négocier comme bon leur semblait et dont ils
pouvaient faire ce qui leur chantait.
Le chef saxon descendit de cheval et ôta sa cape d’un coup d’épaule.
Ash, quant à lui, sortit son épée de son fourreau et se mit à rouler
doucement des épaules pour préparer ses muscles au combat.
— Ash, murmura-t-elle, ne faites pas ça, je vous en prie. Vous devriez
peut-être me livrer à ces brigands, ajouta-t-elle, la bouche sèche.
Elle ne savait que trop ce que ces brutes lui feraient endurer, mais si
cela permettait de sauver ses hommes, elle était prête à ce sacrifice. Ash
devait à tout prix rester vivant pour pouvoir mettre à exécution le plan
qu’ils avaient échafaudé.
Ce dernier lui décocha alors un regard éberlué. Il s’avança vers elle et
lui caressa doucement la joue du bout du doigt.
— Jamais.
— Vous devez rentrer chez vous pour lever le fyrd. Pensez au roi. Vous
l’avez dit vous-même. Nous sommes son seul espoir. S’il vous arrive
quelque chose…
Son visage sombre laissait rarement transparaître les sentiments qui
l’animaient. Mais au léger plissement de son front, elle comprit qu’il peinait
à contenir la colère qui l’accablait.
— Si je meurs au combat, dites-vous que je mourrai pour une noble
cause, dit-il en plongeant les yeux dans les siens. Svea, écoutez-moi
attentivement. Si je ne remporte pas ce duel, prenez vos jambes à votre cou.
Courez le plus vite possible jusqu’aux bois que vous voyez en contrebas et
trouvez un endroit où vous cacher. Et ne vous retournez pas, murmura-t-il.
Vous me le promettez ?
Les larmes aux yeux, elle se contenta d’acquiescer doucement. Que lui
arrivait-il donc ? Elle ne pleurait presque jamais. Et encore moins en
présence d’un homme. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’il devait
absolument remporter ce combat. Et rester en vie.
Ash se tourna alors vers son adversaire, qui lui porta le premier coup
sans attendre. Manifestement, cette brute ne respectait aucune règle. Ash se
mit à saigner au niveau du menton. Rien de grave, fort heureusement. Juste
une nouvelle cicatrice, songea-t-elle, le cœur serré.
— Prépare-toi à avoir un nouveau maître, ma jolie, lança le chef saxon
en lui jetant un regard concupiscent.
Svea recula aussitôt d’un pas, les bras fermement plaqués contre sa
poitrine. Une terrible nausée lui monta au bord des lèvres. L’enchaînement
des événements depuis son départ de Kald avait quelque chose d’insensé.
Dire que la veille encore, elle souhaitait bon voyage à son frère et se
réjouissait de raccompagner les Saxons jusqu’à l’orée du bois en se répétant
que c’était la dernière fois qu’elle voyait l’insupportable Lord Stanton…
En l’espace d’une journée, tout semblait sens dessus dessous. Les
Saxons se faisaient la guerre. Ils s’en étaient également pris aux Danois. Le
roi avait été capturé. Et l’homme qu’elle méprisait naguère au plus haut
point était à présent en train de combattre pour elle, au péril de sa vie.
Ash parut horripilé par le manque de respect dont son adversaire avait
fait preuve en le prenant par surprise. Il fonça sur son assaillant en poussant
un cri hargneux qu’elle ne lui avait encore jamais entendu. Ses mouvements
étaient d’une fluidité et d’une rapidité déconcertantes. Il donnait
l’impression de connaître par avance les coups que son adversaire allait lui
porter et parait chaque attaque avec une aisance qui la laissa pantoise. Par
contraste, le chef saxon combattait de manière désordonnée et semblait
prendre plaisir à porter des coups bas dès que l’occasion se présentait à lui.
Même si elle tressaillait chaque fois que leurs lames se croisaient, Svea
reprit espoir. De toute évidence, le chef saxon ne faisait pas le poids face à
Ash. Ce dernier combattait avec une brutalité et un courage qui lui
rappelèrent tout à coup ses compagnons d’armes. À bien y réfléchir, il se
battait comme un véritable Viking. Cette ressemblance la frappa davantage
encore lorsque ses cheveux se dénouèrent brusquement sous la violence des
coups. Quel redoutable guerrier ! Dans d’autres circonstances, elle aurait
sans doute trouvé ce combat spectaculaire. Mais c’était son propre destin
qui était en jeu, cette fois. Elle se serait volontiers enfoui le visage dans les
flancs du cheval, à vrai dire. Mais elle n’en avait pas le droit. Elle devait
rester attentive et prendre la décision qui s’imposait si les choses tournaient
mal.
Le combat s’intensifia encore et le fracas des épées qui
s’entrechoquaient devint plus assourdissant. En voyant le chef saxon
entailler Ash au niveau de la taille, Svea laissa échapper un petit cri. Mais
Ash n’avait pas dit son dernier mot. Ignorant la blessure qui venait de lui
être infligée, il se rua sur son adversaire. Svea et les soldats saxons
poussèrent simultanément un petit cri de surprise. Elle voyait bien que les
deux hommes commençaient à s’épuiser. Ash parviendrait-il à rassembler
les forces qui lui restaient pour sortir victorieux de ce combat ? Il porta
soudain un coup d’une brutalité invraisemblable à son adversaire qui en
tomba à la renverse, lâchant son épée dans sa chute. Svea ne put alors
détourner les yeux du visage empli d’effroi de ce dernier.
Les yeux écarquillés, les soldats saxons retinrent leur souffle. Ils
savaient que leur chef n’allait plus tarder à rejoindre le royaume des morts.
Svea sentit son cœur s’alléger un peu. Après les terribles menaces que cette
brute avait proférées à son encontre, elle n’allait pas s’apitoyer sur son
sort !
Le chef saxon fit alors un effort désespéré pour tenter de recouvrer son
épée, mais Ash lui assena aussitôt un violent coup de pied en plein torse qui
le plaqua au sol, avant de lui planter la pointe de son épée sur le menton.
— Qui êtes-vous ? demanda l’homme d’une voix étranglée.
— Je suis Lord Stanton de Braewood.
Des cris de surprise étouffés se firent entendre.
— Lord Stanton ? Je ne savais pas à qui j’avais affaire, hoqueta-t-il
d’une voix tremblante.
Svea n’en crut pas ses oreilles. Elle connaissait Ash de réputation mais
était loin d’imaginer qu’il puisse inspirer une telle crainte chez de parfaits
inconnus.
— À l’avenir, vous devriez peut-être demander à qui vous parlez avant
de menacer un homme, répliqua Ash d’un ton autoritaire. Et vous êtes ?
— Nous sommes des cavaliers de Rainhill, milord. Je suis Ealderman
Elrick. Nous sommes alliés à la forteresse de Braewood, milord. Nous
avons conclu ce pacte avec votre père.
Ash se renfrogna davantage encore.
— Des alliés, dites-vous ? Vous devriez alors savoir qu’on ne se
comporte pas ainsi face à l’un de ses semblables. Homme ou femme. Et
qu’importe son appartenance.
Svea sentit son cœur cogner un peu plus fort contre sa poitrine. Son
frère avait mille fois raison. De toute évidence, Ash était un homme d’une
grande bonté.
— Mais ce n’est qu’une païenne, milord.
Ash enfonça légèrement la pointe de son épée dans la peau de l’homme
qui grimaça aussitôt de douleur.
— Tout le monde mérite d’être traité avec respect. Comprenez-vous ce
que je vous dis ?
— Oui, milord.
— Disparaissez tous de ma vue, à présent. Avant que je fasse quelque
chose que je pourrais amèrement regretter.
Ash replaça aussitôt son épée dans son fourreau et ôta son pied du torse
de l’homme qui ne demanda pas son reste. Il roula sur le sol puis détala à
toutes jambes en direction de son cheval.

Une fois les hommes disparus derrière la colline, Ash tenta de retrouver
son calme. Il inspira profondément à plusieurs reprises pour essayer de
dissiper la colère qu’il ressentait à l’encontre de ces hommes. Comment
ceux-ci pouvaient-ils s’octroyer le droit d’agir comme bon leur semblait ?
De prendre ce dont ils avaient envie sans en assumer les conséquences ?
Il secoua la tête. Cela était malheureusement très courant. Il connaissait
un grand nombre de Saxons qui estimaient être dans leur bon droit
lorsqu’ils s’en prenaient aux Danoises et les traitaient comme de vulgaires
marchandises. Leur conduite le remplit d’un sentiment de dégoût et d’une
rage indescriptibles. Le respect et l’admiration que Svea lui inspirait ne
firent qu’accentuer son malaise et son incompréhension.
Une intense fatigue s’empara de lui tout à coup. Rien d’étonnant. Il
avait tout donné. Il ne le regrettait pas. Si c’était à refaire, il
recommencerait aussitôt.
— Vous allez bien ? demanda-t-il, se tournant vers Svea tout en
s’épongeant le front.
Lorsqu’il avait vu ces hommes s’approcher d’eux, une idée fixe s’était
aussitôt emparée de lui. Il devait à tout à prix assurer la sécurité de Svea. Et
lorsque cet Elrick l’avait reluquée d’un air libidineux, son sang n’avait fait
qu’un tour. Jamais il n’oublierait le sentiment d’horreur qui avait déformé
les traits de son joli minois. Sa vulnérabilité lui avait déchiré le cœur.
Jamais il ne se pardonnerait l’inconscience dont il avait fait preuve en la
laissant quitter Kald pour les accompagner jusqu’à la lisière de la forêt. En
entendant le dénommé Elrick évoquer l’éventualité de devenir « le nouveau
maître » de Svea, il avait immédiatement vu rouge et eu envie de
l’embrocher sur-le-champ. Imaginer une seule seconde qu’un homme
puisse poser les mains sur elle lui était intolérable.
— Moi ? Je vais bien, répondit-elle d’une voix tremblante. Et vous ?
Il se pressa le menton.
— Ça va guérir tout seul.
Mais alors qu’il se dirigeait à grands pas vers elle, il ressentit une
douleur si vive dans le ventre qu’il grimaça. Il n’avait pourtant rien
remarqué jusqu’alors.
— Vous êtes blessé. L’entaille est-elle profonde ? Laissez-moi regarder.
— Ce n’est rien. J’ai connu bien pire.
— Laissez-moi y jeter un coup d’œil. Asseyez-vous là, dit-elle en
désignant un pan légèrement éboulé dans le mur de clôture.
À peine s’était-il débarrassé de sa lourde cotte de mailles qu’il aperçut
une importante tache de sang sur sa tunique. Un juron lui échappa. Svea
s’agenouilla devant lui tandis qu’il ôtait avec précaution son vêtement. Il
avait une vilaine blessure au-dessus de la hanche droite. L’espace d’un
instant, la douleur lui coupa le souffle.
Elle lança un bref regard en direction de la balafre que l’autre imbécile
lui avait infligée. Pourquoi avait-elle aussi rapidement détourné le regard ?
La vue du sang l’impressionnait-elle ? Peut-être n’avait-elle encore jamais
eu l’occasion de voir le corps d’un homme ? Ses joues cramoisies le firent
pencher pour sa dernière supposition.
Elle se mit alors à fouiller le sol du bout du pied. Que cherchait-elle
donc ? Il ferait recoudre cette entaille dès leur arrivée à Braewood.
— Que faites-vous ? Vous avez faim ? Vous cherchez d’autres baies ?
— Ah non, plus de baies, je vous en prie ! répondit-elle en écarquillant
les yeux. Je cherche du millepertuis.
— Du millepertuis ? Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une plante. Je vais d’abord essayer de nettoyer votre blessure,
mais il faudrait soulager un peu la douleur.
— Je supporte la douleur sans problème, répliqua-t-il, perplexe.
Elle continua malgré tout à farfouiller dans les fourrés. Son visage
s’illumina tout à coup.
— Ah, en voilà !
Elle écrasa alors des feuilles entre ses doigts et les ajouta à l’eau de sa
gourde qu’elle lui tendit aussitôt.
— Tenez, buvez.
— Qui me dit que vous ne voulez pas m’empoisonner ? murmura-t-il,
un sourire entendu sur les lèvres.
Il en but une gorgée et ajouta :
— Je pense que l’idée pourrait vous tenter.
— Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ? demanda-t-elle
d’un ton désapprobateur.
— Il me semble que vous avez récemment évoqué la possibilité de me
démembrer.
Elle prit alors un air coupable.
— Et je crois que vous m’en voulez toujours de m’être interposé le jour
où vous cherchiez à vous venger de Lord Crowe, ajouta-t-il.
— Je ne veux pas votre mort pour autant.
— Dieu merci ! Vu mon état, je ne serais sans doute pas de taille à vous
combattre. Ah, j’oubliais, marmonna-t-il, votre épée. Tenez !
Le visage de Svea se détendit soudain et un large sourire vint étirer ses
lèvres si joliment dessinées. Il le lui rendit aussitôt et ne put détacher son
regard du sien pendant un long instant.
— Cette épée appartenait à ma mère.
— Elle est très belle.
— J’aurais très bien pu me mesurer à lui, vous savez.
— J’en ai parfaitement conscience, dit-il en haussant les épaules.
Elle versa ensuite un peu d’eau sur le coin de sa cape, souleva sa
tunique et se mit à lui nettoyer sa plaie à l’aide du tissu mouillé. Ses doigts
tremblaient légèrement. Transpercé par une vive douleur qu’il n’avait
nullement anticipée, il blêmit.
— Ça risque de piquer un long moment, avertit-elle en se mordant la
lèvre. Je suis désolée.
Elle tapota doucement la plaie. Il se pencha légèrement en arrière pour
lui permettre d’accéder plus facilement à sa blessure. Elle était si proche de
lui à présent qu’il sentit à nouveau les effluves de son parfum enivrant de
pétales de rose.
— Ash, vous auriez pu me livrer à ces hommes et sauver votre peau. Je
pensais que la protection rapprochée du roi était votre priorité. Pourquoi ne
m’avez-vous pas abandonnée à mon sort ?
— Sans doute pour la même raison qui m’a poussé à vous sauver hier
sur le champ de bataille plutôt que de porter secours au roi. Appelons cela
l’instinct…
Elle s’assit alors sur ses talons et cessa de lui nettoyer sa plaie.
— Je pensais que les circonstances étaient seules responsables de la
situation.
Il se contenta de hausser les épaules sans la quitter du regard. Ses yeux
tombèrent alors sur le kransen écrasé qui enserrait encore l’un de ses
poignets. Il lui attrapa aussitôt le bras pour lui enlever ce qui restait des
entraves qu’il avait façonnées à la hâte, puis, prenant son courage à deux
mains – peut-être parce qu’il venait de lui sauver la vie pour la deuxième
fois –, il ne relâcha pas son emprise et fit glisser ses doigts sur les marques
qu’elles avaient laissées sur sa peau.
— Je me disais que cela devait vous gêner et pouvait même
éventuellement vous blesser, précisa-t-il pour justifier son geste. Je suis
désolé d’avoir abîmé votre kransen.
Il savait que ces anneaux de métal que portaient les jeunes femmes
danoises symbolisaient leur virginité et que ceux-ci étaient remplacés par
une couronne le jour de leurs noces. Il se sentit tout à coup terriblement
coupable de l’avoir endommagé.
— Ne vous en faites pas, dit-elle d’une voix douce, je n’y tenais pas
particulièrement. Je vous remercie sincèrement de m’avoir sauvée des
griffes de ces brutes, Ash.
— Je n’ai fait que mon devoir.
— Je ne partage pas votre avis. Bien des hommes auraient pris la
poudre d’escampette. Du reste, il me semblait vous avoir entendu dire que
vous n’approuviez pas ceux qui se font justice eux-mêmes ?
Elle sourit, répétant les paroles qu’il lui avait tenues deux jours plus tôt
lors du banquet nuptial.
Il lui lâcha alors les poignets à regret. Tandis qu’elle se remettait à la
tâche, il prit une profonde inspiration pour juguler l’inconfort ressenti.
— Et comment expliquez-vous l’étrange réaction que tous ces hommes
ont eue lorsque vous leur avez dit qui vous étiez ? demanda-t-elle sans
lever les yeux vers lui. Pourquoi ont-ils eu ce mouvement de recul, Ash ?
— Vous avez donc eu la même impression… Je ne me l’explique pas
vraiment. Mais quelque chose me dit que nous trouverons une réponse à
cette question dès notre arrivée à Braewood.
Qu’est-ce que son père avait bien pu fabriquer pendant son absence ?
Quel trouble parvenait-il encore à semer depuis la chambre où il était
alité ?
— Je vous ai observé tout à l’heure. Vous ne savez peut-être pas à quel
point vous ressemblez aux Danois lorsque vous combattez. On dirait que
vous n’avez peur de rien. Comment cela se fait-il ?
Il la regarda attentivement. Pensait-elle réellement ce qu’elle venait de
dire ? Si seulement elle connaissait la vérité. Elle était loin de se douter
qu’il était terrifié par sa véritable identité. Comment réagirait son entourage
s’il découvrait tout ? Cela le hantait depuis toujours. Il pensait sans cesse
aux dommages que son secret pourrait causer s’il était divulgué. Son
honneur ne s’en remettrait probablement pas. Était-il le monstre que ses
parents voyaient en lui ? Tous les Danois n’étaient pas des bêtes, loin de là.
Chaque instant passé en compagnie de Svea le lui confirmait. Cela lui
faisait un bien fou, d’ailleurs. Elle lui faisait un bien fou…
— Ce que vous venez de dire n’est pas tout à fait exact, dit-il d’un ton
malicieux. Je dois vous avouer quelque chose, Svea. J’ai très peur de la
pluie !
— De la pluie ?
— Oui, acquiesça-t-il en agitant sa chevelure dénouée, parce que cela
fait boucler mes cheveux.
Il feignit alors de frissonner de tout son long.
Elle le dévisagea un long moment, l’air incrédule. Puis elle éclata d’un
rire cristallin qui le subjugua aussitôt. Cette femme finirait par lui faire
perdre la tête.
— Je ne m’attendais pas à ce que vous plaisantiez à un moment pareil.
Vous, qui plus est !
— Moi, qui plus est ? répéta-t-il en levant un sourcil interrogateur.
Elle haussa les épaules et parut gênée tout à coup.
— Je vous pensais terriblement ennuyeux. Pour ne pas dire hautain… Je
vous croyais dépourvu de tout sens de l’humour, pour être honnête.
— Je suis devenu expert dans l’art de la dissimulation, dit-il d’un ton
badin.
Elle était loin de se douter de toutes les choses qu’il dissimulait, à vrai
dire.
— Puisque nous avons abordé le sujet des cheveux, reprit-il en
enroulant une de ses mèches autour de son doigt, je ne me souvenais pas
que les vôtres étaient aussi blonds ! Ils ont presque la couleur de l’argent.
Curieusement, elle se laissa faire.
— C’est le savon à base de soude qui les éclaircit, précisa-t-elle d’une
voix rauque.
— Cela fonctionne-t-il également sur les cheveux des hommes ? Je me
disais que ce serait peut-être une bonne idée de changer de style.
— J’aimerais beaucoup voir cela ! dit-elle en éclatant une nouvelle fois
de rire.
Il lui lissa alors les cheveux sur les épaules, plus enhardi que jamais, lui
effleurant même le cou du bout des doigts pour découvrir le motif entrelacé
qui serpentait sur sa clavicule. Elle avait la peau chaude et incroyablement
douce…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
Le dessin qui était peint à l’encre noire sur sa peau ressemblait à un
frêne gigantesque aux larges racines et aux multiples ramifications. C’était
magnifique. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Cela faisait des jours, des
semaines, même, qu’il mourait d’envie de regarder ce motif d’un peu plus
près.
— Yggdrasil. C’est ainsi que l’on désigne l’arbre de vie chez les
Vikings. Il a de très nombreuses significations. Je l’ai choisi parce qu’il
symbolise l’épanouissement. Cet arbre est un des rares capables d’encaisser
des coups sans pour autant plier ou se rompre.
— Je l’aime bien.
— Je l’ai fait moi-même. Au départ, je peignais des motifs sur ma peau
afin de trouver l’apaisement. Puis peu à peu, je me suis mise à apprécier le
côté créatif de la chose. Des connaissances m’ont ensuite demandé de faire
de même sur leur corps. Des motifs liés à leurs croyances ou à leur
personnalité.
Il hocha la tête, lui prit doucement le poignet puis lui remonta
légèrement la manche pour découvrir les autres dessins qui lui recouvraient
la peau.
— Et celui-ci ? Que signifie-t-il ?
— C’est le heaume de Awe. Il protège ceux qui le portent contre l’abus
de pouvoir. Il m’aide également à apprivoiser ma peur.
Son sourire s’effaça brutalement.
— Quelqu’un vous a-t-il fait du mal, Svea ? demanda-t-il en gardant le
poignet de celle-ci au creux de sa main.
— Oui… Disons que j’ai vécu une très mauvaise expérience. Il y a bien
longtemps déjà.
Il se mit à caresser sa peau délicate du bout du pouce. Avec respect.
— Quel genre de mauvaise expérience ?
Elle leva la tête et planta ses yeux dans les siens.
— La pire qui soit.
L’estomac totalement retourné, il tendit l’autre main vers sa joue, qu’il
lui caressa avec une infinie douceur.
— C’était Crowe ?
— Oui.
Il étouffa un juron et sentit monter en lui une rage incommensurable.
— Vous avez raison. J’aurais dû vous laisser le tuer lorsque vous en
aviez l’occasion.
L’espace d’un instant, elle parut choquée de l’entendre concéder qu’elle
avait raison. Puis brusquement, elle tendit le cou et l’embrassa. Un baiser
sur la joue si doux et si spontané qu’il les prit tous les deux par surprise. Il
eut l’impression qu’elle le remerciait. Comme s’il était enfin de son côté. Et
la comprenait.
Elle parut extrêmement troublée tout à coup. Elle se leva d’un bond et
fit quelques pas de côté.
Ash n’était pas en reste. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses
esprits et songer à remettre sa tunique en place. Peut-être l’avait-elle
embrassé pour chasser les sombres pensées qui avaient surgi à l’évocation
de son passé ?
Son baiser était-il contagieux ? Ash avait à son tour terriblement envie
de l’embrasser et de lui montrer que tous les hommes ne se comportaient
pas comme des brutes. Imaginait-elle seulement les douces caresses qu’il
pourrait lui prodiguer si elle se laissait un peu aller ?
Une énorme goutte de pluie vint soudain s’écraser sur le sommet de son
crâne.
— Formidable ! lança-t-il en se passant la main dans les cheveux. Va
pour les boucles, ajouta-t-il pour détendre un peu l’atmosphère.
Elle lui adressa un petit sourire complice.
— Vous sentez-vous un peu mieux ? demanda-t-elle en désignant sa
blessure du menton.
— Oui. On peut dire que vous faites des miracles.
Chapitre 4

Lorsqu’il aperçut la mer au loin, à travers le feuillage des arbres, Ash


ressentit un certain soulagement. Leur calvaire allait enfin prendre fin. Mais
en voyant tout à coup les trois tours noircies de la forteresse de Braewood
se dresser devant eux, il ne put réprimer une grimace. Devait-il considérer
le gros nuage noir chargé de pluie qui s’était formé au-dessus du château
comme une métaphore de sa propre existence ? Chaque fois qu’il posait les
yeux sur cette bâtisse, elle lui rappelait cruellement l’attaque qui avait
marqué à jamais ces lieux de son empreinte. Cette forteresse imparfaite était
le double de lui-même en quelque sorte. Elle était à la fois imposante et
traumatisée par les stigmates de son passé. Pourquoi personne ne s’était-il
donné la peine de la restaurer afin de lui redonner son lustre d’antan ?
Arguant qu’il était blessé, Svea lui avait suggéré à plusieurs reprises de
prendre sa place et de faire le trajet à cheval et elle à pied, mais il lui avait
chaque fois opposé un refus catégorique. Ils finirent néanmoins par trouver
un terrain d’entente. Cette fois, elle accepta de partager la monture pour
arriver plus rapidement à destination. Elle ne se recroquevilla pas sur elle-
même comme l’autre fois et ne vit aucun inconvénient à se retrouver au
creux de ses bras. Curieusement, malgré la pluie qui tombait à verse et leurs
vêtements complètement détrempés, il se mit à espérer que ce trajet durerait
toujours. Dès qu’ils franchiraient les portes de la forteresse, ils n’auraient
plus un instant de tranquillité. C’était peut-être la dernière fois qu’il la tenait
ainsi dans ses bras. Cette simple pensée lui mit le moral en berne.
Il ne connaissait certes pas les détails sordides de l’agression dont Svea
avait été victime, mais cela le rendait malade de savoir que Crowe lui avait
fait du mal. Cela expliquait en grande partie la façon dont elle se comportait
en présence des Saxons. Il comprenait également pourquoi elle arborait
constamment un air aussi revêche. Il avait tellement envie de la protéger à
présent. Et de s’occuper d’elle. Et plus encore… Le tendre baiser qu’elle lui
avait déposé sur la joue un peu plus tôt l’avait totalement pris au dépourvu.
Cela avait également éveillé chez lui un immense espoir. Elle ne le
considérait peut-être plus comme une véritable brute. Mais il se faisait
probablement des idées. Que pouvait-il lui inspirer dans l’état lamentable
dans lequel il se trouvait ? Sale, débraillé, contusionné, il devait paraître
plus intimidant que jamais.
Les habitants de Braewood le reconnaîtraient-ils seulement ? Lui qui
veillait toujours à avoir une présentation impeccable et s’efforçait d’arborer
les signes distinctifs d’un homme de haut rang pour donner l’illusion qu’il
était un véritable lord saxon et se fondre ainsi dans le paysage… Ils
ouvriraient des yeux ronds en voyant sa cotte de mailles déchirée et d’une
saleté repoussante, ainsi que ses cheveux dénoués qui lui retombaient sur
les épaules. Sans parler de sa barbe qu’il taillait toujours parfaitement
d’ordinaire… Alors pourquoi se sentait-il plus libre que jamais ?
Jamais il n’avait autant ressemblé à un Danois. Son père n’apprécierait
guère son apparence et ne se gênerait pas pour lui faire des remontrances.
Aethelbard Stanton avait établi le camp de Braewood dans l’enceinte
d’une ancienne ville romaine et avait concentré toute son attention sur les
hauts murs qui entouraient la forteresse. C’était le projet de toute une vie.
Une véritable obsession, même. « Les fortifications de Braewood doivent
être infranchissables ! », voilà ce que son père répétait en boucle depuis
toujours. Au cas où les Vikings les attaqueraient de nouveau.
Alors qu’ils s’approchaient de l’entrée principale, Ash remarqua une
certaine agitation. Quelque chose ne tournait pas rond. Pourquoi y avait-il
tous ces gens éparpillés un peu partout ? Pressés les uns contre les autres
sous des abris de fortune adossés aux murs d’enceinte censés les protéger
de la pluie, tremblant de froid, ils faisaient de leur mieux pour attiser les
feux souffreteux qui semblaient ne réchauffer personne.
— Que se passe-t-il ici ? murmura-t-il.
Il se sentit au bord de l’épuisement tout à coup. Rien de très étonnant,
après toutes les embûches qu’ils avaient rencontrées au cours de leur trajet.
La pluie n’avait pas cessé de tomber toute la matinée, par ailleurs. Ils
étaient tous les deux trempés jusqu’aux os et grelottaient de froid. Il
commençait à s’inquiéter pour Svea. Elle devait absolument se réchauffer
devant un feu de cheminée et prendre un bon repas chaud.
En voyant la cohorte de gens agglutinés aux portes de la forteresse, il
ralentit l’allure du cheval. Risquaient-ils de se faire malmener ? Il hésita un
instant à sortir son épée de son fourreau.
— Lord Stanton, soyez le bienvenu ! lança l’homme qui gardait la
porte en s’avançant dans leur direction.
Le garde l’avait reconnu ! Ash lui en fut reconnaissant. Il n’aurait pas
supporté de devoir décliner son identité pour pouvoir rentrer chez lui.
— Que se passe-t-il, ici ?
— Ce sont tous des Danois, milord. Il en arrive davantage chaque jour.
Leur campement a été attaqué et ils ne savent pas où se réfugier.
Il sentit aussitôt Svea se raidir contre lui.
— Ils proposent de travailler aux champs en échange d’un toit et de la
nourriture dont ils ont besoin, mais votre père refuse de les laisser entrer.
Mais comme ils n’ont nulle part où aller, ils ne veulent pas partir. Il y a des
malades et des blessés. Et de très jeunes enfants. Nous ne pouvons
malheureusement pas leur venir en aide. Les soldats de Braewood en ont
reçu l’interdiction formelle.
Ash hocha la tête pour lui signifier qu’il comprenait la situation. Il
observa attentivement les hommes et les femmes qui se serraient les uns
contre les autres pour se tenir chaud. Comment pouvait-on laisser dehors
des vieillards et des jeunes femmes en train d’allaiter leur bébé ? Son père
ne changerait-il donc jamais ? Ce qu’il pouvait être têtu ! Et sans cœur.
Comment pouvait-il abandonner ces pauvres gens à leur triste sort ?
Ces derniers ressemblaient étrangement à Svea et aux habitants de Kald.
Ils ne présentaient à l’évidence aucune menace. Ils cherchaient simplement
une vie meilleure et leur rêve ne s’était hélas pas encore réalisé. Ash prit
une profonde inspiration. Il avait le pouvoir de changer le cours des choses.
Mais pour cela, il devait aller à l’encontre des ordres iniques que son père
avait donnés.
Il fit alors pivoter son cheval pour s’adresser à la foule.
— Mes amis, je suis Lord Stanton de Braewood et vous êtes les
bienvenus ici !
Épuisés et transis de froid, les Danois levèrent brusquement la tête dans
sa direction, les yeux remplis d’espoir. Le soupir de soulagement que Svea
poussa tout à coup lui confirma qu’il faisait le bon choix. Il avait tellement
envie de lui faire plaisir !
— Nous allons vous procurer de la nourriture et un abri, reprit-il d’une
voix forte. Je vous demanderai simplement de laisser vos armes à la porte
de la forteresse.
Il se tourna alors vers le garde et dit d’une voix tonitruante qui le
surprit :
— Ouvrez la porte, je vous prie, et laissez entrer ces gens !
Ash fit un geste de la main pour contenir la foule qui se pressait déjà
afin de permettre l’ouverture des énormes portes en bois. Puis il pressa
légèrement les flancs de son cheval et pénétra dans l’enceinte de la
forteresse. Une fois dans la cour, il sauta à terre et tendit la main en
direction de Svea pour l’aider à descendre de cheval. Non seulement elle ne
lui fit aucune remontrance, mais elle lui sourit lorsqu’il soutint son regard et
garda sa main dans la sienne plus longtemps que nécessaire.
Se remémorant ses obligations tout à coup, il apostropha quelques
hommes de Braewood qui se trouvaient non loin de là :
— Ouvrez les greniers où sont entreposées les céréales, je vous prie.
Titubant de fatigue, un flot de nouveaux arrivants se déversa dans la
cour. Comme ils semblaient réticents à se départir de leurs épées et leurs
arcs, il s’adressa une nouvelle fois à eux :
— Vous serez en sécurité ici, je vous en donne ma parole ! Vous êtes
placés sous ma protection. Nous allons vous trouver du travail sur nos terres
pour que vous puissiez assurer votre subsistance. Je vais demander qu’on
vous prépare immédiatement à boire et à manger.
Il sentit alors une colère incommensurable monter en lui. Son père
avait-il complètement perdu la tête ? Ash songeait depuis toujours à
renoncer aux terres et au titre qui lui revenaient de droit, par égard pour les
habitants de Braewood, mais à présent il doutait que ce soit le bon choix. Il
jeta alors un rapide coup d’œil autour de lui pour s’assurer que les préceptes
rétrogrades de son père n’avaient pas engendré d’autres désastres. Dès que
le vieil homme apprendrait qu’il avait laissé entrer les Danois, il lui
tomberait dessus à bras raccourcis. Ash n’avait pas très envie de se lancer
dans une nouvelle joute verbale avec son père, mais s’il le fallait…
Il aurait donné cher pour savoir dans quel état d’esprit Svea se trouvait à
présent. On ne pouvait pas dire que son père l’avait beaucoup aidé à faire
bonne impression.
Cette pensée le surprit. Cela lui importait-il ? Désirait-il que Braewood
plaise à Svea ?
Toux ceux auxquels il vint en aide en compagnie de celle-ci leur
exprimèrent leur reconnaissance et leur gratitude. Il s’agissait
essentiellement de porter les quelques effets personnels des réfugiés les plus
affaiblis. Ash donna des instructions pour qu’un grand feu soit rapidement
allumé et s’aperçut tout à coup que Svea pansait les plaies des blessés dont
personne ne semblait s’occuper. Lorsque la situation se stabilisa un peu, il
la tira doucement par le bras pour lui enjoindre de le suivre.
— Je vous remercie infiniment pour ce que vous avez fait, dit-il en
désignant l’entrée du château du menton.
— Je n’ai fait que mon devoir, murmura-t-elle.
— Venez, je vais vous faire visiter. Je vais également demander que l’on
vous prépare une chambre.
À ces mots, elle se raidit et secoua vigoureusement la tête. En voyant
une vive lueur d’inquiétude dans ses yeux, il devina ce qui la tourmentait.
L’accueil que son père avait réservé aux pauvres Danois lui avait
probablement donné de bonnes raisons de s’enfuir à toutes jambes. Il eut
soudain envie de la rassurer. Lui non plus ne s’était jamais senti chez lui à
Braewood, alors il comprenait parfaitement ce qu’elle devait ressentir. Les
préjugés défavorables que les gens avaient à son encontre le faisaient
souffrir depuis sa plus tendre enfance. Alors il ferait tout son possible pour
la mettre à l’aise.
— Cela ne sera pas nécessaire, objecta-t-elle d’une voix tremblante. Je
vais rester ici avec les autres Danois. Je serai très bien en leur compagnie.
L’idée lui traversa une nouvelle fois l’esprit que Svea n’était pas comme
les autres femmes. Elle n’avait rien en commun avec les courtisanes qu’il
côtoyait en tant que plus proche conseiller du roi. Ni avec les ladies que son
père tenait tant à le voir épouser. Svea n’avait que faire des richesses. Elle
se préoccupait à peine de sa propre sécurité ou de son confort personnel, et
semblait totalement dévouée au bien-être de son entourage.
Pour autant, il était hors de question de la laisser dormir dehors. Il avait
besoin d’elle à ses côtés. Et il se moquait éperdument des commérages qui
ne manqueraient pas de circuler.
— Svea, vous êtes mon invitée.
Il glissa alors sa main dans la sienne pour la rassurer, sans se préoccuper
d’être vu.
— Votre invitée ? Vous oubliez qui je suis.
— Cessez de vous tourmenter inutilement, dit-il doucement. Venez avec
moi.

Svea aurait dû protester. Elle aurait dû rester dans la cour avec les autres
Danois et tirer un trait sur tout ce qui s’était passé. Mais dès qu’il avait
entrelacé ses doigts aux siens, sa volonté avait plié. Elle s’était laissé faire
et l’avait suivi à l’intérieur.
Sa curiosité était piquée, elle devait bien le reconnaître. En visitant la
demeure où Ash était né, peut-être le comprendrait-elle davantage ? La
forteresse était encore plus imposante qu’elle ne l’avait imaginée. Les murs
d’enceinte en pierre étaient si hauts qu’aucun homme ne pouvait les
franchir ou les escalader. Quant au donjon qui s’élevait dans les nuages
chargés de pluie, il semblait terriblement menaçant. Les trois tourelles en
ruine qui le jouxtaient, probablement ravagées par un incendie, y étaient
sans doute pour beaucoup.
La bonne flambée qui crépitait dans l’immense cheminée de la grande
salle lui rappela aussitôt la salle commune de Kald, avec ses bancs et ses
peaux de bêtes disséminées un peu partout. L’atmosphère chaleureuse qui
semblait y régner la surprit. Enjolivait-elle les choses, perturbée par la
douce chaleur de la main de son hôte qui tenait toujours fermement la
sienne ? Même si cela lui coûtait un peu de l’admettre, Ash avait parfois un
côté très rassurant. Un sourire radieux aux lèvres, une femme plutôt
corpulente s’élança alors vers eux. Ash lui lâcha discrètement la main. Leur
proximité physique lui manqua aussitôt.
— Milord, vous êtes revenu ! Quelle agréable surprise ! Bonté divine,
mais dans quel état êtes-vous ! Êtes-vous blessé ? Que s’est-il passé ?
— Nous avons fait un voyage plutôt mouvementé, Ellette. Je vous
présente, Svea, une amie de Kald.
Svea et Ellette se saluèrent d’un simple signe de tête. Svea sentit les
yeux de la femme s’attarder un instant sur sa tenue de guerrière quelque peu
malmenée. C’était sans doute quelqu’un à qui rien n’échappait.
— Si nous pouvions nous laver et manger un petit morceau, ce ne serait
pas de refus. Quant aux gens qui viennent d’arriver, ils sont littéralement
affamés. Auriez-vous l’obligeance de leur faire porter un chaudron de
potage bien chaud ?
— Certainement, milord.
— Je suppose que mon père sait déjà que je suis rentré ? Notre arrivée
n’est probablement pas passée inaperçue.
— Oui, il est au courant. Et il n’est pas tout à fait ravi des décisions que
vous avez prises, milord, je préfère vous prévenir.
Ash acquiesça, un sourire contrit sur les lèvres.
— C’est bien ce que je pensais.
Il se tourna alors en direction de Svea.
— Par quoi voulez-vous commencer ? Vous laver ou manger ?
Svea n’en crut pas ses oreilles. Ash prenait généralement toutes les
décisions sans la concerter ! Les yeux surpris qu’Ellette ouvrit à son tour
lui confirmèrent que tout cela n’avait rien d’habituel.
— J’aimerais d’abord me laver, si cela est possible.
Elle mourait d’envie d’ôter son épaisse cotte de mailles et de se
débarrasser de son pantalon détrempé.
— Ellette, pourriez-vous lui préparer une chambre ainsi que des
vêtements propres ?
— Bien entendu. Suivez-moi, Svea, je vous en prie. Puis-je vous
appeler par votre prénom ?
Svea hocha la tête en guise d’assentiment puis suivit Ellette d’un pas
hésitant en direction d’un escalier en spirale. Quand retrouverait-elle Ash ?
C’était plutôt curieux, mais elle ressentit tout à coup une certaine
appréhension à l’idée de le perdre de vue. Il s’était comporté comme un
véritable chef en entrant dans la cour du château. Non seulement les
instructions qu’il avait données étaient d’une grande clarté, mais l’autorité
dont il avait fait preuve avait également suscité le respect et l’admiration de
tous. C’était du moins ce qui lui avait semblé.
— Je vous verrai un peu plus tard, dit-il en lui adressant un large
sourire.
Elles n’avaient pas gravi deux marches qu’il les interrompit à nouveau.
— Ellette ?
— Milord ?
— Où est-il ?
La femme désigna aussitôt du menton une petite pièce sur la droite.
— Là…
Ellette guida Svea jusqu’à l’extrémité d’un couloir particulièrement
étroit puis ouvrit une petite porte sur la droite. En voyant la taille de la
chambre qui lui était proposée, Svea écarquilla les yeux. Elle était si vaste
comparée à celle qu’elle occupait à Kald ! Un grand lit couvert de
fourrures trônait au beau milieu de la pièce. Elle remarqua également une
petite table ainsi que la barrique dans laquelle elle allait sans doute prendre
son bain. Un seau d’eau fumante dans chaque main, deux servantes
entrèrent en trombe dans la chambre. Ellette vint aussitôt à leur secours et
toutes les trois remplirent alors la barrique avec précaution sans répandre la
moindre goutte d’eau sur le sol.
— Je peux peut-être vous aider, dit-elle timidement.
— Vous n’y pensez pas ! s’écria Ellette.
Terriblement mal à l’aise, Svea se mit à se dandiner d’un pied sur
l’autre dans l’encadrement de la porte. Elle n’avait pas l’habitude d’être
servie comme une princesse.
Lorsque la porte se referma sur Ellette et les deux servantes, elle laissa
échapper un petit soupir de soulagement. Enfin seule ! Voilà des jours que
ce n’était pas arrivé. Elle observa la pièce dans ses moindres détails sans
oser s’avancer plus avant. Le lit semblait pourtant très confortable et lui
tendait littéralement les bras. Elle mourait d’envie de s’y allonger et de
permettre à ses membres fatigués de se détendre un peu, mais elle ne put s’y
résoudre. Ses vêtements étaient trempés et risquaient de mouiller le lit. Elle
savait ce qu’il lui restait à faire. Elle détacha rapidement ses nattes puis ôta
ses vêtements sales qu’elle laissa retomber lourdement par terre.
Elle hésita quelques secondes avant d’enjamber timidement la barrique.
À Kald, c’était dans la mer qu’elle se baignait. Elle aimait tant sentir les
vagues glacées lui fouetter le corps. C’était tellement revigorant ! Une tout
autre expérience l’attendait. Enhardie par la douce chaleur qui l’enveloppa
tout à coup, elle s’assit tout au fond de la barrique. L’eau chaude se mit à
clapoter contre sa peau. Quelle sensation merveilleuse… Ses muscles
endoloris se relâchèrent peu à peu.
La tête posée en arrière, le visage émergeant à peine de l’eau, elle se
laissa emporter par l’incroyable détente que ce bain chaud lui procura. Ash
était-il en train de se laver dans sa chambre lui aussi ? Elle songea alors à
l’entaille qui lui avait été infligée à la taille. Pourvu qu’elle cicatrise bien.
Elle n’avait pas l’air trop profonde. Il fallait juste la garder parfaitement
propre.
Elle se remémora une nouvelle fois le courage dont il avait fait preuve
depuis qu’ils avaient quitté Kald. Cet homme était incroyable. Ses pensées
s’attardèrent alors sur son corps d’athlète. Du moins sur ce qu’elle en avait
entraperçu lorsqu’il avait soulevé sa tunique pour lui permettre de soigner
sa plaie. Il donnait l’impression d’avoir été sculpté dans la pierre. Elle
n’oublierait pas de sitôt la peau lisse et hâlée de son abdomen qui recouvrait
ses muscles saillants. Ces mêmes muscles sur lesquels elle s’était pressée
lors de leur long trajet à cheval…
Même si elle avait longuement parlementé avec lui dans l’espoir qu’il
accepte de monter à cheval et de la laisser marcher à ses côtés, elle
admettait à présent qu’elle avait beaucoup aimé voyager au creux de ses
bras. Elle avait éprouvé un tel sentiment de sécurité !
Elle ne se reconnaissait plus. Comment s’y était-il pris pour réussir en
l’espace de quelques jours à briser les défenses dont elle s’entourait depuis
toujours ?
Elle songea alors au sourire narquois qu’il lui avait adressé le matin
même lorsqu’elle l’avait cru endormi et s’extasiait sur ses cheveux
ébouriffés.
Une douce chaleur se diffusa une nouvelle fois dans son bas-ventre.
Cette nouvelle sensation la laissa interdite. Pourquoi lui faisait-il un tel
effet ?
Elle s’empara du savon qui avait été déposé à son intention et le fit
lentement glisser sur ses seins. Ses mamelons durcirent aussitôt. Elle se lava
ensuite le ventre, puis le bas-ventre et eut tout à coup terriblement envie
d’explorer les étranges petits picotements qui s’intensifiaient peu à peu. Elle
fit alors lentement glisser ses doigts entre ses jambes en pensant à lui.
D’incroyables ondes de désir l’envahirent aussitôt. Ses doigts s’enfoncèrent
ensuite dans son sexe.
Ash… Elle aurait voulu qu’il lui caresse à nouveau les épaules ou les
cheveux comme il l’avait fait dans la forêt. Elle pressa alors un doigt sur le
minuscule renflement qui sembla palpiter tout à coup. La tête totalement
rejetée en arrière, elle ouvrit davantage les cuisses puis se prodigua des
caresses plus appuyées, se délectant des vagues de plaisir qui se mirent à lui
inonder le corps. Elle accéléra doucement la cadence alors qu’un flot
d’images se déversait dans sa tête. Ses cuisses pressées contre les siennes.
Ses fesses qui lui frôlaient l’entrejambe. Ses grands yeux noirs fixés sur
elle…
Un petit coup frappé à la porte la tira brusquement de ses rêveries.
Sous le choc, elle se redressa brusquement. Que diable était-elle en train
de fabriquer ?
Les joues rougies, le cœur battant, elle s’essuya le visage du revers de la
main.
— Oui, dit-elle d’une voix étouffée.
— Ce n’est que moi, Svea.
C’était Ellette.
— Je vous apporte des vêtements propres. Est-ce que je peux entrer ?
Svea replia instinctivement ses genoux contre sa poitrine. Elle n’avait
pas l’habitude de se montrer nue et était extrêmement pudique. À Kald, elle
s’assurait toujours qu’il n’y ait personne à des milles à la ronde avant de se
baigner en mer.
— Oui.
Ellette entra dans la chambre et déposa une robe sur le lit. À peine
avait-elle pénétré dans la pièce qu’elle avait aussitôt détourné le regard.
Cette femme transpirait la gentillesse et la bonté.
— Voilà pour vous, ma belle. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez
besoin de quoi que ce soit. Vous pourrez descendre lorsque vous serez prête.
Ellette n’avait pas sitôt refermé la porte derrière elle que Svea bondit
hors de l’eau. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Depuis quand s’enflammait-elle
ainsi et se mettait-elle à rêver d’un homme ? Un Saxon, pour couronner le
tout !
Elle trouva un peigne sur la petite table et se coiffa les cheveux avec
une certaine rudesse, consternée par sa conduite éhontée. Jusqu’alors, elle
avait toujours considéré son corps comme quelque chose qu’il fallait nourrir
et dont elle se servait pour faire la démonstration de sa force, rien d’autre.
Son corps avait été utilisé par des brutes sans son consentement et elle
n’oublierait jamais le mal que ces hommes lui avaient fait. Que son corps
puisse lui procurer le moindre plaisir ne lui était simplement jamais venu à
l’esprit. C’était la première fois qu’elle se caressait ainsi. Jusque-là, elle
n’en avait pas éprouvé le désir.
Le disque de métal poli qui se trouvait sur la table lui fut bien utile pour
se tresser de nouvelles nattes. À Kald, il lui fallait nécessairement une
bassine remplie d’eau pour pouvoir observer son reflet. Il lui faudrait s’en
procurer un avant de rentrer chez elle. Lorsqu’elle aperçut ses joues rosies
et ses yeux brillants, elle se reconnut à peine. Qui était donc cette femme ?
Soulevant délicatement la robe en soie violette qui lui avait été
apportée, elle admira la douceur du tissu et fit glisser ses doigts le long des
coutures admirablement réalisées. Elle enfila sans peine le jupon, puis la
tunique brodée qui s’ajusta parfaitement à sa morphologie. Elle n’avait
encore jamais porté de vêtements aussi sophistiqués. Ils étaient si beaux !
Elle caressa un instant l’idée de remettre sa tunique et ses chausses en laine,
mais elle ne les trouva nulle part. Ellette les avait sans doute ramassées pour
les faire laver. Laissant échapper un profond soupir, elle rassembla le tissu
soyeux au niveau de sa taille à l’aide d’une ceinture dorée, puis observa son
reflet dans le cercle de métal brillant.
D’ordinaire, elle évitait les vêtements qui soulignaient son décolleté ou
marquaient sa taille. Elle avait fait une seule exception pour les noces de
son frère. Anne le lui avait expressément demandé et Brand l’avait ensuite
suppliée de porter une jolie robe pour faire plaisir à son épouse. Elle
masquait généralement ses formes sous des vêtements d’inspiration
masculine qu’elle se confectionnait elle-même. Mais elle n’était pas très
douée en couture, il fallait bien le reconnaître.
Elle passa nerveusement les mains dans les plis de sa robe. Que
penserait Ash en la voyant vêtue de la sorte ? Et pourquoi cela lui
importait-il ?
Alors qu’elle descendait avec précaution l’escalier en spirale, elle sentit
une inquiétude sourde monter en elle. Ne pas savoir ce qui l’attendait en bas
lui mit les nerfs en pelote. Allait-elle dîner en tête à tête avec Ash ? Ou
prendraient-ils au contraire leur repas en compagnie des Danois dans la
grande salle ? C’était ainsi que les choses se seraient passées à Kald. Tout
le monde se retrouvait pour le repas du soir. C’était l’occasion de prendre
des nouvelles et de se raconter sa journée. Braewood semblait d’un calme
étonnant en comparaison.
À peine eut-elle posé le pied sur la dernière marche de l’escalier qu’elle
entendit des éclats de voix. Elle s’immobilisa aussitôt et tendit l’oreille.
C’était Ash et un homme à la voix grave qu’elle ne connaissait pas. Elle
recula de quelques pas pour ne pas être vue.
— Eh bien, elle n’est plus là, que je sache ! Et ce n’est plus elle qui
décide ! hurla Ash avant de claquer la porte derrière lui et de s’élancer dans
le couloir.
Elle le vit se passer la main dans sa chevelure mouillée avant de rentrer
en trombe dans la grande salle en étouffant des jurons.
C’était la première fois qu’elle l’entendait élever ainsi la voix. Il était
toujours si calme et si mesuré ! Qu’est-ce qui l’avait mis dans une colère
pareille ? Ou plutôt qui, aurait-elle dû dire. Son père, sans nul doute.
Pourquoi ne parvenaient-ils pas à s’entendre ? Elle, elle aurait donné cher
pour passer ne serait-ce qu’une journée en compagnie du sien. Il lui
manquait tellement ! La peine s’était quelque peu émoussée au fil du temps
– Brand l’y avait aidée –, mais elle n’oublierait jamais quel homme
formidable il avait été. Ash ne voyait-il pas son père de la même manière ?
Et pour quelle raison lui en voulait-il, dans ce cas ?
Elle attendit quelques instants avant de sortir de sa cachette et de
pénétrer dans la grande salle. Ash était assis devant la cheminée centrale et
se réchauffait les mains devant les flammes, visiblement perdu dans ses
pensées. Une très grande table en bois qui pouvait accueillir une trentaine
de personnes avait été dressée pour deux. De toute évidence, la personne
avec laquelle Ash s’était disputé ne se joindrait pas à eux.
Un dîner en tête à tête ? Ce n’était pas plus mal. Elle le voulait rien que
pour elle.
Penser à la nourriture qui allait bientôt leur être servie lui fit gargouiller
l’estomac tout à coup. Ash leva aussitôt la tête en l’entendant. En voyant
son visage s’illuminer, Svea sentit son cœur cogner fort contre sa poitrine.
Ses yeux sombres se plantèrent alors dans les siens puis la dévisagèrent
sans scrupule de pied en cap. Svea reconnut d’emblée l’onde de chaleur qui
se répandit dans son bas-ventre.
Elle se remémora les sensations délicieuses qu’elle avait éprouvées en
prenant son bain et ne put réprimer un long frisson. Que ressentirait-elle si
c’était Ash qui glissait ses doigts en elle ? Les joues de Svea
s’enflammèrent à cette pensée érotique. Quel sort lui avait-il jeté ? Elle
n’avait encore jamais imaginé de telles scènes ! Ash lui donnait envie de
connaître des plaisirs qu’elle ne partagerait probablement jamais avec lui.
En temps normal, elle n’aurait pas porté la robe ajustée qu’elle avait
revêtue et aurait rapidement détourné le regard. Pourtant, malgré tous ses
efforts, elle ne put s’y résoudre. De toute évidence, Ash exerçait un étrange
pouvoir sur elle. Il avait soigneusement tiré ses cheveux noirs en arrière et
s’était taillé la barbe. Débarrassé de son armure, habillé de vêtements
propres qui lui sculptaient le corps, il était d’une beauté à couper le souffle.
Cette prestance désinvolte la fascina. L’hypnotisa, même.
Rompant le sortilège qu’il lui avait lancé un instant plus tôt, il se leva et
s’avança vers elle pour l’accueillir.
— Svea, vous êtes…
— Habillée en femme ? acheva-t-elle, se privant volontairement du
compliment qu’il avait au bout des lèvres.
— Vous m’ôtez les mots de la bouche, murmura-t-il en lui lançant un
sourire diabolique.
— Je dois reconnaître que je n’ai pas l’habitude de revêtir des habits
aussi raffinés.
— Ils vous vont très bien.
Il la dévisagea une nouvelle fois de la tête aux pieds mais,
curieusement, elle ne s’en offusqua pas. D’ordinaire, elle faisait pourtant
tout ce qui était en son pouvoir pour éviter le regard des hommes.
— À ravir, même, ajouta-t-il quelques secondes plus tard.
Alors que ses yeux la détaillaient de manière possessive, les paroles
qu’il avait prononcées lors de l’altercation avec les Saxons lui revinrent
alors en mémoire avec un certain plaisir. « Cette fille est à moi. »
— À qui appartiennent ces vêtements ? demanda-t-elle d’une voix
rauque.
— C’est ma mère qui les portait.
— Je suis honorée, dans ce cas, dit-elle en lissant sa jupe. Elle avait très
bon goût.
À ses mots, il fronça les sourcils. Avait-elle commis un impair en
parlant de sa mère ?
— Et si nous passions à table ? annonça-t-il brusquement. J’ai
l’impression que votre estomac crie famine !
En le voyant tirer un banc en bois pour l’inviter à s’asseoir, elle ne put
s’empêcher de sourire. Les hommes ne se donnaient généralement pas cette
peine.
À peine furent-ils installés de part et d’autre de la table que la porte
s’ouvrit brusquement. C’était Ellette qui leur apportait du pain et un bol de
ragoût agrémenté de légumes. Comme il sentait bon !
— Mangez, je vous en prie.
Svea hocha la tête mais ne toucha pas à la nourriture pour autant.
Comment pouvait-elle avoir l’estomac noué alors qu’elle était affamée
quelques instants plus tôt ? Assise face à cet homme très séduisant dans
cette immense salle ornée de trophées de chasse, de boucliers et éclairée par
un nombre incalculable de bougies – sans parler de tous les barils de bière
empilés contre les murs –, elle se sentit terriblement nerveuse. Tout lui
sembla irréel tout à coup. Les émotions qui l’agitaient lui avaient sans doute
détraqué l’appétit.
— Où sont les autres ? demanda-t-elle. À Kald, la grande salle est
pleine de monde tous les soirs.
— La plupart des habitants mangeront un peu plus tard. Ils sont tous
aux champs à l’heure qu’il est. C’est la période des moissons. D’autres sont
sur les remparts ou dans leurs fermes. Nous ne festoyons guère ici. Mon
père n’est pas du genre à réunir du monde autour de sa table.
— C’est son droit le plus strict, mais cela ne le dérange-t-il pas d’avoir
une aussi grande salle sans l’utiliser ? Et vous, êtes-vous heureux d’être
rentré chez vous ?
— D’une certaine manière, dit-il en jouant avec sa nourriture. Que
pensez-vous de la forteresse de mon père, Svea ?
— Elle est très impressionnante.
— Mais pas très accueillante, n’est-ce pas ? C’est bien ce que je
croyais… Nous sommes seuls, vous pouvez exprimer votre point de vue en
toute sincérité, ajouta-t-il en faisant la grimace.
— Je ne partage pas votre point de vue, Ash. Ellette s’est montrée
charmante avec moi. Trop gentille, même. Mais il est vrai que le château
semble bien vide.
Elle eut soudain un pincement au cœur en pensant à Kald et à ses amis.
La forteresse de Braewood était immense, mais la plupart des gens n’y
entraient pas et restaient à l’extérieur. Quelque chose ne tournait pas rond.
Une image lui vint soudain à l’esprit, celle d’un corps auquel il aurait
manqué l’essentiel : un cœur qui battait.
— Les choses ont toujours été ainsi, dit-il d’un ton désabusé.
— Ne désirez-vous pas les faire changer ?
En voyant son visage s’assombrir, elle regretta de ne pas avoir choisi
ses mots avec davantage de précaution.
— C’est mon père qui prend les décisions ici. Malgré la maladie qui le
ronge un peu plus chaque jour, il reste le maître de ces lieux.
— C’est pourtant vous qui avez pris la décision de laisser les Danois
entrer, aujourd’hui.
— Il se pourrait que je regrette mon intervention.
— Vous ne pouviez tout de même pas laisser ces gens mourir de froid
devant les portes de la forteresse ! Vous savez bien que l’hiver va bientôt
s’abattre sur la région. Ils étaient affamés et parfois blessés. Vous avez pris
la bonne décision, Ash, croyez-moi.
— Mon père n’est pas de cet avis ! Il n’a pas supporté que j’aille à
l’encontre des ordres qu’il avait donnés.
C’était donc bien avec son père qu’elle l’avait entendu se disputer avant
le dîner.
Ellette vint débarrasser la table quelques minutes plus tard. Par
habitude, Svea se leva pour l’aider à rassembler la vaisselle.
Ash l’observa d’un regard amusé.
— Ça va aller, Svea, je vais m’en charger, assura Ellette. Asseyez-vous.
— Vous m’intriguez, dit-il en lui adressant un petit sourire moqueur.
Allez-vous une fois encore vous essuyer la bouche du revers de la main ?
Ou jouiez-vous simplement un rôle le jour des noces de votre frère ?
Svea sentit ses joues s’empourprer. Elle n’était pas fière de la manière
dont elle s’était comportée ce jour-là. Une question la tarauda tout à coup.
Si elle lui manquait une nouvelle fois de respect, cesserait-il de la regarder
avec ces yeux fiévreux ? Elle était divisée sur le sujet. D’un côté, elle se
réjouissait du jeu de séduction qui s’était progressivement installé entre eux,
mais d’un autre, il lui arrivait d’avoir envie de prendre ses jambes à son
cou.
Les bras chargés d’une belle tarte encore fumante, Ellette revint à point
nommé dans la grande salle, rompant ainsi la tension qui s’était dressée
entre eux.
— La meilleure tarte aux mûres de Braewood, milord ! J’espère que
vous allez vous régaler.
Encore des mûres ! Svea écarquilla les yeux sous l’effet de la surprise.
— Bon appétit, dit Ellette en servant une large part à Ash.
— Merci, Ellette. Elle a l’air délicieuse, déclara-t-il, les yeux rivés sur
la tarte.
— Les mûres ont été cueillies ce matin même.
En voyant Ash se pincer les lèvres, Svea ne sut que penser. Trouvait-il
lui aussi la situation très cocasse ?
— Régalez-vous, dit Ellette en lui servant à son tour une bonne part
avant de sortir d’un pas pressé.
À peine avait-elle refermé la porte derrière elle qu’il planta les yeux
dans les siens et partit d’un petit rire nerveux. Un rire terriblement
contagieux. Un fou rire incontrôlable les secoua alors tous les deux.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Ellette quelques instants plus
tard en apportant une carafe d’eau.
Cette remarque ne fit qu’empirer les choses.
Svea sentit des larmes lui couler le long des joues. Elle avait sans doute
besoin de se libérer un peu des tensions accumulées ces derniers jours.
Cette histoire de tarte ne pouvait pas mieux tomber. Même si elle ne
mangerait peut-être plus jamais de mûres après la quantité de baies qu’elle
avait avalée en l’espace de quelques heures pour calmer son estomac
affamé !
Le sourire aux lèvres, Ash parut se détendre tout à fait. Elle lui rendit
aussitôt son sourire. C’était un si bel homme. Et il l’avait traitée avec une
telle gentillesse. Elle avait honte de la façon dont elle lui avait parlé pendant
le repas de noces. Elle lui avait tellement manqué de respect. Et lui, il lui
avait sauvé la vie. À deux reprises ! L’existence réservait bien des
surprises. Voilà qu’elle plaisantait avec celui qu’elle considérait encore
comme son ennemi juré quelques jours plus tôt.
L’embuscade lui revint alors en tête. Submergée par un terrible
sentiment de culpabilité, elle but une bonne gorgée pour se calmer.
Comment pouvait-elle rire à gorge déployée alors que ses amis étaient
actuellement en proie à de terribles souffrances ?
— J’ai demandé à Ellette de s’occuper de vous pendant mon absence,
indiqua-t-il en se penchant vers elle, l’air grave tout à coup.
— Votre absence ?
Cette information lui passa aussitôt l’envie de plaisanter. Il était hors de
question qu’elle reste seule à Braewood.
— Je vais me rendre dans tous les bourgs environnants. Leurs chefs
m’ont promis de me fournir des hommes si le roi ou si Braewood en avait
besoin un jour. Les soldats partis de Rainhill que nous avons croisés en
route sont passés ici. Mon père les a nourris et a accepté d’envoyer des
hommes pour apporter son soutien à Crowe. Inutile de vous dire que cette
histoire risque de se retourner contre nous.
Svea en eut le souffle coupé.
— Vous parlez des hommes qui ont essayé de vous tuer ?
Il pinça les lèvres.
— Exactement. Mon père et moi nous sommes copieusement querellés
à ce propos. Je ne laisserai pas Braewood s’associer avec ceux qui
combattent la Couronne. Ou les Danois.
Ses mots lui redonnèrent un peu espoir. Ash semblait malgré tout
préoccupé par la réputation de Braewood. Et même si cette forteresse
appartenait encore à son père, il était prêt à se battre pour faire avancer les
mentalités.
— Je comprends mieux pourquoi ces brutes ont frémi lorsque vous leur
avez annoncé qui vous étiez. Ils se doutaient bien que vous vous opposeriez
à votre père dès votre arrivée à Braewood. Ils savent sans doute également
que vous êtes le bras droit du roi et qu’ils pourraient être pendus pour
trahison.
— En effet.
Il recula soudain le banc sur lequel il était assis et se leva lentement.
— Il est temps pour moi d’aller rallier les troupes. J’espère pouvoir
réparer les dommages que mon père a créés avec nos alliés en soutenant
ceux qui se sont injustement soulevés contre le roi.
— Maintenant ?
La détermination dont il faisait preuve pour tenter de secourir leurs
hommes lui fit chaud au cœur.
— J’ai bien conscience qu’il nous reste peu de temps pour intervenir.
— Je viens avec vous, dans ce cas, déclara-t-elle en se levant à son tour.
Je vais me changer.
— Non, pas cette fois, dit-il avec brusquerie.
— Mais…
— Svea, je suis désolé, mais cela n’aidera probablement pas notre
cause, ajouta-t-il en lui lançant un regard plein de sous-entendus.
— Vous refusez que je vienne avec vous ?
Une douleur inattendue vint alors lui transpercer le cœur. S’était-elle
trompée sur toute la ligne ?
— Je pensais que nous étions dans le même bateau, dit-elle d’une voix
dépitée.
— Nous le sommes, Svea ! Mais la situation est délicate, vous en
conviendrez avec moi. Si je me montre en votre compagnie, cela pourrait
singulièrement influencer l’opinion de ceux que je veux convaincre, voire
altérer les décisions qu’ils pourraient prendre. Je sais bien que cela ne
devrait avoir aucune importance, mais c’est malheureusement ainsi que les
choses risquent de se passer. Les hommes que je veux rallier à notre cause
doivent absolument comprendre qu’il s’agit d’une guerre entre Saxons.
Vous me trouvez sans doute un peu abrupt avec vous, mais j’aimerais que
vous compreniez que le contexte est particulier.
Elle hocha la tête pour lui signifier que ses explications lui convenaient.
Elle savait bien qu’être vu en compagnie d’une Danoise pourrait en rebuter
plus d’un. N’avait-elle pas réagi ainsi lorsque Kald s’était aligné sur
Termarth ? Elle lui était reconnaissante de lui divulguer ce qu’il avait en
tête, de l’y associer même, mais en vérité, elle ne voulait tout simplement
pas qu’il s’en aille. Se retrouver seule dans cette forteresse saxonne la
terrifiait.
— Du reste, je me sentirais bien mieux en vous sachant en sécurité ici,
ajouta-t-il d’une voix douce.
Il contourna la table et prit sa main dans la sienne.
— Quant à désirer vous avoir à mes côtés, je pense que vous savez
désormais au fond de vous que tel est bien le cas…
Svea sentit sa gorge se nouer sous le coup de l’émotion. Elle entrouvrit
alors les lèvres pour parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Il lui prit le menton entre ses doigts.
— Je serai de retour demain. Avant la tombée de la nuit, avec un peu de
chance.
— Vous n’avez même pas pris le temps de laisser votre blessure
cicatriser un peu, dit-elle dans un murmure.
Il se pencha vers elle pour lui déposer un tendre baiser sur le front, une
main négligemment posée sur son dos, ce qui la fit aussitôt frissonner.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, Svea.
Il se trompait lourdement. Elle allait se ronger les sangs pendant toute
son absence.

Ash et ses hommes venaient à peine de quitter la forteresse. Elle n’allait


tout de même pas déprimer toute la journée et se répéter en boucle qu’il
aurait dû accepter de l’emmener avec lui ! Ou qu’elle n’avait pas d’ordre à
recevoir de lui et aurait pu le suivre.
Svea avait une idée en tête. L’envie d’aller voir l’océan qui longeait les
côtes de Braewood la tenaillait depuis son réveil. Aussi enfila-t-elle la cape
qu’Ash lui avait prêtée et qui avait fini de sécher près du feu, avant
d’emprunter un sentier abrupt qui descendait le long d’un escarpement et
débouchait sur la plage de sable. La cape portait son odeur. Une odeur
musquée et boisée. Elle eut aussitôt un pincement au cœur. Il lui manquait
déjà. Elle avait passé tant de temps en sa compagnie que son absence lui
parut quelque peu irréelle.
Avec sa forteresse à flanc de falaise, Braewood était un très bel endroit.
La plage était quant à elle plus grande et plus sauvage que celle de Kald.
Elle eut soudain terriblement envie de plonger dans les vagues et de se
débarrasser de toutes ses peurs en allant nager. Ces derniers jours avaient
été si mouvementés… Mais les femmes avaient-elles le droit de se baigner
à Braewood ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Et elle se garderait bien
d’attirer l’attention sur elle. Tout particulièrement durant l’absence de son
protecteur.
Elle devrait sans doute se contenter d’une balade sur la plage. Elle
délaça alors ses bottes, planta ses orteils dans le sable froid, les yeux rivés
sur l’horizon, et observa les oiseaux marins qui s’élevaient dans le ciel puis
effectuaient un vol stationnaire au-dessus de la mer avant de plonger
brusquement dans l’eau pour y capturer leurs proies.
Son frère lui manquait. Où était-il à l’heure qu’il était ? Elle espérait de
tout cœur que sa lune de miel se passait sans encombre. S’il apprenait ce
qui était arrivé depuis son départ, il n’en croirait sans doute pas ses oreilles.
Comme elle avait changé, de son côté ! Elle n’était plus celle qui avait
accueilli la nouvelle de son mariage avec un mépris à peine dissimulé. Elle
commençait même à se dire que s’attacher à un homme pouvait être
plaisant. Enfin, pas à n’importe quel homme…
Ash la hantait. Pourquoi donc lui faisait-il un tel effet ?
Elle comprit tout à coup qu’elle n’avait jamais réellement affronté les
événements tragiques qui lui étaient arrivés autrefois à Termarth. Elle avait
passé des années à rêver de la façon dont elle pourrait se venger de Lord
Crowe et se complaisait en quelque sorte dans la colère qui l’animait. Mais
lorsque cet homme infâme avait enfin été mis derrière les barreaux, elle
n’avait pu se résoudre à tourner la page et n’avait pas réussi à affronter les
sentiments qu’elle éprouvait. Elle n’en avait pas parlé à Brand ni à aucun
autre habitant de Kald parce qu’une honte indicible l’en empêchait et parce
qu’elle ne voulait surtout pas leur causer la moindre peine.
Il lui parut tout à coup essentiel de partager avec quelqu’un ce terrible
poids qu’elle avait sur le cœur. À l’évidence, elle passait à côté de certains
plaisirs de l’existence. Et même si elle appréciait la vie qu’elle menait à
Kald, elle n’était pas aussi heureuse qu’elle aurait pu l’être. N’en avait-elle
pas le droit comme tout un chacun ?
Les pieds dans l’eau glacée qui s’écrasait avec fracas sur le rivage, elle
parcourut toute la longueur de la plage, admirant au passage les différentes
formations rocheuses ainsi que les algues qui parsemaient le littoral. Puis
elle se mit à chercher de jolis coquillages qu’elle pourrait emporter chez
elle en souvenir de ce lieu magnifique, lorsqu’elle tomba par hasard sur
quelque chose d’un peu tranchant qui attira son attention dans le sable
argileux. Elle s’agenouilla, le nettoya dans les vagues d’eau salée, sans se
soucier du bas de sa robe qu’elle risquait fort de mouiller, et l’étudia
attentivement.
Cela ressemblait à une dent. Une dent de lion de mer. Ces grandes bêtes
aux nageoires d’un noir profond qui bondissaient régulièrement hors de
l’eau la fascinaient. Pour son peuple, leurs dents étaient un symbole de
protection. Quelle chance elle avait d’avoir trouvé ce trésor ! Elle le glissa
dans la garniture de sa robe. Elle en ferait peut-être un collier qu’elle
donnerait à Ash à son retour. Si quelqu’un avait besoin de protection, c’était
bien lui. Et il l’avait bien mérité après tout ce qu’il avait fait pour elle.
Pourquoi Ash avait-il quitté un endroit aussi magnifique ? Il ne
s’entendait pas avec son père, certes, mais lui avait-il dit toute la vérité à ce
sujet ? Lors de leur arrivée dans la forteresse, toutes les têtes s’étaient
tournées vers lui. Les gens semblaient le respecter, Saxons et Danois. Pour
quelle raison renâclait-il à prendre la place qui lui était naturellement
dévolue ? Beaucoup en auraient rêvé ! La forteresse de Braewood égalait
presque le château du roi à Termarth. Cela donnait une idée du pouvoir que
son titre conférerait bientôt à Ash.
Elle songea alors à la vie qu’elle menait à Kald. Elle balayait le sol,
s’occupait du bétail et entraînait les fermiers au combat tandis que Brand et
ses hommes fabriquaient des bateaux ou édifiaient des fortifications. C’était
une vie dure mais gratifiante. À quoi la lady d’une telle forteresse saxonne
passait-elle ses journées ? À sa place, Svea préférerait avoir de multiples
occupations et participer aux tâches collectives. Elle n’aimerait pas avoir
des domestiques à son service ni passer ses journées à coudre. Elle aurait
envie de se promener dans les environs, d’aller nager, de chasser, de
travailler la terre. Faire toutes les choses qu’elle faisait à Kald finalement,
mais à une plus grande échelle.
Pourquoi réfléchissait-elle à cette question, au juste ? Avait-elle
complètement perdu la tête ? Ash ne lui avait-il pas confié de surcroît qu’il
ne se marierait jamais ?
Une fois rentrée au château, elle se mit à explorer les couloirs
labyrinthiques ainsi que les pièces sombres et secrètes qui jouxtaient la
grande salle. Malgré les réserves qu’elle avait émises à son arrivée, elle se
sentait en sécurité à Braewood. Il n’en demeurait pas moins très étrange de
se trouver là pendant l’absence de son hôte. Elle aurait tellement aimé qu’il
lui fasse visiter les lieux, et se délecter de ses commentaires pleins
d’esprit !
Le nombre incalculable de jarres et de victuailles en tous genres dans la
pièce qui servait de garde-manger la cloua sur place. À Kald, la quantité de
nourriture qu’ils avaient à leur disposition était bien limitée. Elle découvrit
ensuite une petite chapelle où les Saxons devaient sans doute aller prier. De
son côté, c’était dans une église à ciel ouvert qu’elle se recueillait à Kald.
Elle se rendait généralement dans les bois ou sur la plage. C’était là qu’elle
se sentait proche de ses dieux.
Lorsqu’elle tomba par hasard sur l’armurerie, elle admira un long
moment les innombrables épées, les lances et les arcs. Elle aurait voulu tous
les essayer. Elle referma rapidement la porte pour ne pas céder à la
tentation. Mais plus elle parcourait les moindres coins et recoins de la
forteresse, plus elle avait envie d’en apprendre davantage sur l’homme
qu’elle commençait à beaucoup apprécier. Et encore, apprécier était sans
doute un euphémisme…
Puis elle pénétra dans une petite bibliothèque dans laquelle se trouvait
un nombre impressionnant de livres et de rouleaux. Elle aurait tellement
aimé savoir lire ! Elle se contenta d’étudier les couvertures incrustées de
pierreries et les illustrations à l’intérieur, faisant glisser ses doigts sur le
parchemin délicat. Elle s’arrêta sur une page un instant. Même s’il était
flanqué de quatre tours et non de trois, elle reconnut le fort de Braewood
aussitôt. Il y avait également des dessins d’une très belle femme. Peut-être
s’agissait-il de Lady Stanton ?
Mais à mesure qu’elle tournait les pages, les illustrations se faisaient de
plus en plus sombres. Des incendies. Des guerriers qui s’en prenaient aux
habitants. Ces assaillants attirèrent aussitôt son attention. Ils avaient la peau
ornée de motifs, et les bateaux derrière eux ressemblaient beaucoup à des
drakkars. En découvrant des images de corps empilés les uns sur les autres,
elle eut la nausée tout à coup. La mort paraissait omniprésente.
Elle referma violemment le livre, le sang glacé dans ses veines. Des
Danois avaient-ils attaqué la forteresse de Braewood ? Cela aurait expliqué
les dommages que le bâtiment avait subis et le ressentiment que les
habitants éprouvaient à l’égard de son peuple. Elle se remémora alors la
conversation qu’elle avait eue avec Ash dans la forêt au sujet des Danois
qui saccageaient villes et villages. Avait-il été le témoin de telles atrocités ?
Avait-il été blessé ? Et si tel était le cas, en rejetait-il la responsabilité sur
elle ? Pourquoi ne lui avait-il rien dit à ce sujet ? Il méprisait certainement
son peuple après de telles atrocités. Cela ne l’avait pourtant pas empêché de
la défendre lorsque ces hommes l’avaient menacée la veille.
Impatiente de trouver des réponses à ses questions, Svea souleva le bas
mouillé de sa robe et se dirigea vers l’arrière-salle en espérant y croiser
Ellette.
— Je me disais que je pouvais peut-être me rendre utile, dit Svea. Que
puis-je faire ? Je peux passer le balai, peler les légumes ou laver la
vaisselle si vous préférez.
Ellette ouvrit de grands yeux, visiblement surprise par sa proposition.
— Lord Stanton ne me le pardonnerait jamais s’il l’apprenait, protesta-
t-elle en secouant la tête.
Elle posa sur la table la pile de légumes qu’elle portait.
— Je suis parfaitement en mesure de vous aider, vous savez. Et puis, il
n’est pas obligé de tout savoir, ajouta Svea en lui faisant un clin d’œil.
Elle saisit alors un couteau et un rutabaga qu’elle se mit aussitôt à peler,
se réjouissant de pouvoir enfin se rendre utile à quelque chose.
— Disons que je vous viens en aide pour vous décharger un peu du
travail supplémentaire occasionné par l’accueil de tous ces nouveaux
arrivants.
Ellette lui adressa alors un sourire complice.
— C’est d’accord, Svea. Mais promettez-moi que cela restera entre
nous. Lord Aethelbard est de bien mauvaise humeur aujourd’hui. Mieux
vaut le laisser en dehors de tout cela.
Svea s’était immédiatement sentie à l’aise en présence de cette femme
et elle l’appréciait déjà beaucoup. Depuis combien de temps était-elle au
service de la famille ? Connaissait-elle bien Ash ?
— J’ai exploré Braewood cet après-midi, dit-elle d’une voix enjouée. À
votre avis, pour quelle raison Ash… Lord Stanton ne vit-il pas ici ? C’est
pourtant un endroit merveilleux.
Ellette poussa un profond soupir.
— C’est Lord Stanton qui en a décidé ainsi, ma chère. Pour être tout à
fait honnête, nous ne le voyons que très rarement. Il semblerait qu’il préfère
ne pas venir du tout.
— Mais pour quelle raison ? demanda Svea, incrédule. Je ne
comprends pas.
Ellette haussa ses épaules tout en rondeur.
— Personne ne le sait vraiment, mais si vous voulez mon avis, la faute
en revient principalement à sa mère et à son père. Ils n’ont jamais été
proches. On pourrait même qualifier la relation qu’ils entretenaient de
glaciale.
— Comment cela se fait-il ?
Svea versa dans une grande casserole le rutabaga qu’elle avait coupé en
morceaux, puis se mit à en peler un autre.
— Je ne connais pas l’histoire en détail, mais ses parents l’ont envoyé
au monastère alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon. Ils disaient qu’il
était trop sauvage. Ils n’ont jamais manifesté la moindre tendresse envers
lui. Et lui a toujours été… différent. Plus grand, plus fort que les autres
garçons. Et il avait besoin d’une certaine liberté. Il passait ses journées à
errer sur le rivage et ils ne l’ont pas supporté. Ils ont cherché à dompter sa
nature, en quelque sorte. Il n’avait pas huit ans lorsqu’il a dû quitter le
château. Il n’était encore qu’un enfant…
Svea ressentit tout à coup un élan de compassion pour ce petit garçon.
Elle tenta de se le représenter mentalement : les cheveux noirs qui
bouclaient à leurs extrémités et qu’il ne parvenait pas à discipliner, des yeux
marron emplis de tristesse et de gravité. Elle avait perdu sa mère au même
âge et cela l’avait littéralement dévastée. Mais elle avait pu compter sur le
soutien et l’amour indéfectibles de son père et de son frère. Ash ne pouvait
pas en dire autant. N’avait-il personne pour s’occuper de lui ? Cette simple
pensée lui noua l’estomac. Quels dommages cet isolement précoce avait-il
pu causer ?
— Il est revenu des années plus tard, poursuivit Ellette. Il était beau
comme un dieu et très raffiné, mais toujours d’humeur maussade et souvent
contrariée.
Cela expliquait bien des choses. Le fait qu’il soit si réservé, par
exemple.
— Cela reste entre nous, mais même après toutes ces années, son père
est resté campé sur ses positions et n’a pas manifesté la moindre émotion en
le voyant. Il est incapable de l’aimer. Quel dommage, quand même ! Lord
Stanton a rapidement quitté Braewood. Il est parti explorer le monde et a
tracé sa propre route. Il s’est débrouillé tout seul. Il en a parcouru, du
chemin, vous ne croyez pas ! C’est un homme très en vue à présent et son
influence est considérable. C’est tout de même le plus proche conseiller du
roi !
Svea repensa alors au jugement à l’emporte-pièce qu’elle avait porté sur
lui le jour de l’embuscade. Elle l’avait accusé d’avoir un statut privilégié en
raison de son nom et de sa famille. Elle s’en voulut. Comme elle avait eu
tort ! Mais pourquoi ne l’avait-il pas remise à sa place ? Pourquoi l’avait-il
laissée penser des choses aussi éloignées de la réalité ?
— Tout le monde se disait que ses parents allaient enfin être fiers de lui,
continua Ellette d’un air songeur.
— Cela n’a-t-il pas été le cas ?
— Non. On m’a rapporté que sa mère ne supportait toujours pas de le
voir. Elle est morte de maladie peu de temps après. Quant à son père, il
n’est pas capable de lui adresser un seul mot gentil alors que ses jours sont
désormais comptés. Il va de soi que je ne vous ai jamais rien raconté de tout
cela…
Svea hocha la tête en guise d’assentiment, mais son esprit resta fixé sur
Ash. Quel impact sa triste éducation avait-elle eu sur l’homme qu’il était
devenu ? Il devait en garder de profondes cicatrices. Même si leurs
demeures respectives n’avaient absolument rien en commun et qu’elle était
danoise et lui saxon, peut-être n’étaient-ils pas si différents, au fond ?
Ellette fit tomber dans la grande casserole d’eau bouillante les légumes
qu’elle avait coupés en morceaux.
— Apparemment, Lord Aethelbard a posé des conditions strictes à son
fils pour que celui-ci puisse hériter de Braewood après sa mort. J’ai cru
comprendre qu’il devait, entre autres, épouser Lady Edith d’Earlington s’il
voulait conserver ses terres et son titre de noblesse.
Svea ressentit soudain un pincement de jalousie. Elle prit une profonde
inspiration afin de garder le contrôle d’elle-même. Qu’est-ce qui lui
prenait ? Tout cela était d’un ridicule ! Pourquoi cela l’affectait-il ?
N’était-elle pas opposée au mariage par principe ? Mais imaginer Ash
entrelacer ses doigts à ceux d’une autre femme, ou pire encore, lui déposer
un baiser sur le front, lui parut tout à coup inconcevable.
— Mais Lord Stanton a refusé d’obtempérer, reprit Ellette. Le bruit
court que son père s’accrochera à la vie tant qu’il ne lui cédera pas. Ce
qu’ils peuvent être têtus, ces deux-là !
Svea sentit le poids qui pesait sur sa poitrine s’alléger un peu. Ash
n’était pas du genre à se laisser dicter sa conduite. Pas même par son père.
Ne lui avait-il pas assuré par ailleurs qu’il n’avait nullement l’intention de
se marier ? Restait à en connaître les raisons. Cherchait-il simplement à
contrarier son père ? Il devait bien y avoir une autre explication…
— Lord Stanton ne veut plus en entendre parler, ajouta Ellette dans un
murmure. Bien entendu, nous espérons tous qu’il finira par changer d’avis.
Ce serait merveilleux d’avoir une lady à Braewood. Quant à Lord Stanton,
nous savons tous qu’il est l’homme de la situation. Il suffit de voir comment
il s’y est pris avec les nouveaux arrivants qui se sont installés dans
l’enceinte de la forteresse.
Ash s’était en effet assuré avant son départ que les Danois avaient bien
à leur disposition tout ce dont ils avaient besoin. Svea lui était très
reconnaissante d’avoir tenu parole. Elle s’était trompée sur toute la ligne,
elle devait bien le reconnaître. Non seulement Ash n’était pas le goujat
qu’elle avait imaginé, mais il possédait d’innombrables qualités humaines.
— Y a-t-il eu un incendie à Braewood par le passé, Ellette ? Je me
demandais ce qui avait bien pu arriver aux tours.
— Effectivement. Mais c’était bien avant mon arrivée ici ! La
forteresse a été attaquée par des…
— Par des Danois ?
— Oui. Ils ont débarqué sur la plage au petit matin sans se faire repérer.
Tout le monde dormait. Ils ont attaqué les habitants du camp. Ils se sont
comportés comme de véritables sauvages. Ils ont tout détruit sur leur
passage. C’est du moins ce que l’on m’a raconté. C’était il y a bien
longtemps. Avant la naissance de Lord Stanton, tout au moins. Lord
Aethelbard, son père, venait juste de prendre la relève de la forteresse et de
célébrer ses noces avec Lady Stanton.
Absorbée par ses pensées, Svea se contenta de hocher la tête.
— Cela a dû être terrifiant.
À présent, elle comprenait sans peine pourquoi Lord Aethelbard avait
fait ériger des fortifications aussi hautes. Quelle tragédie ! Peut-être vivait-
il toujours dans la peur d’une nouvelle attaque ? Elle laissa échapper un
profond soupir. Pourquoi certains Danois salissaient-ils ainsi la réputation
de tout un peuple ? Mais que les assaillants soient saxons ou danois avait-il
la moindre importance ? De toute évidence, il y avait de bonnes et de
mauvaises personnes dans les deux camps.
Bien décidée à se rendre utile, Svea vérifia la cuisson des légumes puis
transporta un grand chaudron de soupe épaisse aux Danois qui s’étaient
installés à l’intérieur des remparts. Ils lui furent extrêmement
reconnaissants. Elle prit des nouvelles des malades et des blessés dont elle
s’était occupée la veille, puis alla chercher du bois pour alimenter les feux
sur le point de s’éteindre. Elle discuta longuement avec certains réfugiés qui
lui racontèrent alors comment ils en étaient arrivés à l’état de dénuement
dans lequel elle les avait trouvés. Après un long périple sur un océan
déchaîné, ils avaient fondé une colonie en bord de mer, mais celle-ci avait
malheureusement été saccagée par des pillards. Svea les réconforta comme
elle put. En comparaison, ils s’en sortaient plutôt bien à Kald, songea-t-elle
avec gratitude. Toutes ces années, ils avaient assuré la sécurité du village et
de ses habitants sans rencontrer de souci majeur.
La nuit était tombée depuis fort longtemps lorsqu’elle prit congé des
Danois, qui la remercièrent chaleureusement pour sa gentillesse. Cette
reconnaissance l’aida à alléger quelque peu la culpabilité qui la tenaillait
quand elle se retira dans sa chambre au confort douillet.
Elle se glissa rapidement sous les peaux de bête mais ne put trouver le
sommeil. Elle était pourtant au bord de l’épuisement. Ses pensées
revenaient invariablement vers l’homme avec lequel elle avait passé les
derniers jours qui s’étaient écoulés. Ses yeux sombres qui la fixaient
intensément. Où se trouvait-il à présent ? Si seulement il n’avait pas repris
la route aussi rapidement ! Sa blessure n’avait guère eu le temps de
cicatriser. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il allait bien. Les lords
saxons, qu’il devait rencontrer et essayer de convaincre de se rallier à lui,
lui donnaient-ils du fil à retordre ? Une pensée lui traversa alors l’esprit. Y
avait-il des jeunes femmes saxonnes dans les campements où il se rendait ?
Une image vint alors la tourmenter. Elle se représenta une grande salle
pleine de filles plus ravissantes les unes que les autres, un sourire charmeur
aux lèvres, toutes dévouées au lord venu leur rendre visite. Elle se tourna et
se retourna dans son lit en soupirant. Pourquoi s’inquiétait-elle ainsi ? Ash
n’avait pas le temps de faire les yeux doux aux jolies femmes prêtes à se
jeter à ses pieds. Il savait qu’il devait agir au plus vite s’il voulait avoir une
chance de porter secours au roi et à leurs amis respectifs. Du reste, ne lui
avait-il pas répété qu’il ne voulait pas se marier ni avoir d’enfants ? Mais
cela ne signifiait pas pour autant qu’il n’appréciait pas la compagnie des
femmes de temps à autre. C’était humain, après tout. Il suffisait de voir les
hommes et les femmes se tourner autour à Kald dès qu’ils en avaient
l’occasion.
Des images insoutenables lui traversèrent alors l’esprit. Elle ne put les
supporter bien longtemps.
Elle devait absolument se concentrer sur un sujet moins douloureux.
Pour quelle raison Ash ne désirait-il pas diriger cette forteresse, par
exemple ? Il faudrait qu’elle lui pose la question à son retour et en
apprenne davantage sur ses motivations. Encore fallait-il qu’il accepte de se
confier à elle. Elle devrait à son tour s’ouvrir davantage à lui. Mais était-elle
disposée à lui parler de son passé ? Peut-être était-elle enfin prête…

Lorsqu’elle ouvrit les yeux le lendemain matin, épuisée par sa longue


insomnie, elle fit de son mieux pour se trouver des occupations. Mais elle
eut beau faire, la journée s’étira en longueur. Quand Ash et ses hommes
allaient-ils enfin rentrer ? C’était plus fort qu’elle, il lui était impossible de
chasser cette pensée de son esprit. Elle travailla un peu aux champs malgré
les cris de protestation que poussa Ellette, puis passa saluer les Danois qui
s’étaient installés dans les granges. Fort heureusement, Lord Aethelbard ne
les avait pas fait déloger. Elle partit ensuite se promener sur la plage un long
moment. Puis elle proposa d’aller ramasser les œufs fraîchement pondus et
de traire les vaches. Comme elle ne trouvait toujours pas l’apaisement, elle
accepta de jouer dans la cour avec les enfants danois et saxons qui lui
tiraient la main pour attirer son attention.
Lorsqu’elle rentra enfin au château, la lumière du jour commençait à
décliner. En voyant la quantité de linge qui avait besoin d’être reprisé, elle
se mit à coudre. Elle détestait pourtant les travaux d’aiguille… Peine
perdue. Cela ne calma en rien son agitation. Au dîner, incapable d’avaler
quoi que ce soit, elle mangea du bout des dents. Et lorsque le crépuscule
tomba, elle s’aperçut qu’elle jetait des regards incessants en direction des
lourdes portes en bois de la forteresse. Elle attendait son retour. C’était
ridicule, à la fin. Mais à peine avait-elle quitté son poste d’observation
qu’elle se mit à faire les cent pas.
Elle sursautait au moindre bruit et était chaque fois déçue de ne pas voir
Ash apparaître devant elle. Lorsque le silence de la nuit enveloppa peu à
peu le château, elle se mit à imaginer le pire. Et s’il lui était arrivé quelque
chose ?
Elle veilla tard puis sombra dans un sommeil agité, pelotonnée sur un
banc de la grande salle.
Chapitre 5

À son retour, Ash trouva Svea recroquevillée sur elle-même. Elle s’était
endormie près du feu. Le cœur serré, il écarta tendrement les magnifiques
boucles blondes qui lui retombaient sur la joue afin de contempler son
visage. Elle lui avait terriblement manqué. Il ne s’était pourtant absenté que
deux jours. Il était rentré aussi vite que possible pour revenir auprès d’elle,
allant jusqu’à promettre des rations supplémentaires de nourriture et
d’hydromel à ses hommes pour qu’ils acceptent de voyager alors que le
soleil s’était déjà couché.
Il était allé jusqu’à s’imaginer que Svea restait pour toujours à
Braewood. Que ressentirait-il alors ? Cela lui donnerait sans doute l’envie
de s’installer dans la forteresse de son père. Comme ce serait bon de la
retrouver chaque fois qu’il devait s’absenter ! Savoir que cette femme
formidable l’attendait était le stimulant le plus puissant qu’il connaisse…
Mais à quoi bon caresser ce doux rêve qui ne pourrait probablement jamais
se réaliser ?
Secouant la tête pour recouvrer ses esprits, il s’agenouilla et lui frotta
légèrement l’épaule pour la réveiller.
— Svea.
Elle remua un peu mais ne se réveilla pas pour autant. Il en profita pour
effleurer le motif noir qui était peint dans son cou. Les entrelacs complexes
des racines de ce très bel arbre le fascinaient. À vrai dire, tout en elle le
fascinait.
Puis elle ouvrit doucement ses grands yeux bleus et lorsqu’elle l’aperçut
enfin, ses lèvres s’étirèrent en un sourire si envoûtant que le cœur d’Ash se
mit à battre furieusement contre sa poitrine.
— Vous êtes revenu, dit-elle avec langueur tout en se relevant en
position assise, je commençais à m’inquiéter.
Il lui adressa un sourire.
— Vous vous êtes inquiétée pour moi ? Je vous avais dit de ne pas vous
faire de souci.
Elle se contenta de hausser les épaules, le visage encore tout
ensommeillé.
— Qu’ont dit les habitants des bourgs où vous vous êtes rendus ?
— Ils nous ont promis de se joindre à nous demain matin. Puis nous
nous rendrons ensemble à Termarth.
— C’est merveilleux ! s’écria-t-elle en lui jetant les bras autour de la
taille. Je vous remercie infiniment, Ash.
Sous l’effet de la surprise, il sentit son corps se tendre comme un arc.
Elle ne lui avait encore jamais manifesté aussi chaleureusement son
affection ou sa gratitude. Hormis le doux baiser qu’elle lui avait déposé sur
la joue auquel il pensait continuellement. Lui faire plaisir faisait de lui le
plus heureux des hommes. Si seulement le succès qu’il venait de remporter
en parvenant à rallier des troupes pouvait la convaincre des bonnes
intentions qu’il avait à son égard ! Il passa les bras autour d’elle et l’attira
brièvement contre lui.
— Pensez-vous que Lord Cecil et ses hommes sont arrivés à
destination ? demanda-t-elle en se dégageant doucement de son étreinte.
— J’espère que non. Voyager avec un tel convoi prend du temps, vous
savez. N’oubliez pas que les prisonniers se déplacent à pied. Nous avons
fait tout ce qui était en notre pouvoir, Svea. Je vous promets que nous irons
leur porter secours. Essayez de ne pas vous faire trop de souci à ce sujet…
— Dites-moi, Ash, qui va se joindre à nous exactement ?
— Ealdorman Buckley d’Earlington, Lord Crompton de Bartham et
Lord Fiske de Bellton. Ce sont des lords respectés de tous et de formidables
combattants. Ils m’ont également promis de rallier une trentaine d’hommes
chacun au minimum.
Svea acquiesça.
— Ellette m’a vaguement parlé de cet Earlington hier soir. Elle m’a dit
que vous étiez en quelque sorte… lié à cette famille.
Sa voix avait tremblé légèrement et ses yeux s’étaient troublés. Ash
sentit sa gorge se serrer. De toute évidence, les deux femmes avaient
beaucoup discuté pendant son absence. Ellette lui avait-elle parlé de Lady
Edith ? Svea avait-elle connaissance des espoirs que son père nourrissait au
sujet de cette jeune femme ? Ash avait été clair avec lui. Il n’accepterait
jamais ce mariage arrangé. Mais Svea était-elle jalouse malgré tout ?
— Ce n’est pas parce que mon père désire ardemment quelque chose
que cette chose va se produire pour autant. Vous m’avez manqué, Svea,
murmura-t-il en lui caressant doucement la joue. Je vous ai rapporté un petit
quelque chose.
Elle se redressa pour avoir le dos bien droit et il se retourna alors pour
ramasser la fleur qu’il avait déposée sur le sol. Une fleur à très longue tige.
Énorme. D’un magnifique jaune vif. Comme un soleil.
Le visage de Svea s’illumina aussitôt.
— Elle est très belle ! Je n’avais encore jamais vu de fleur aussi
ravissante.
— Je m’en doutais. J’ai tout de suite pensé à vous en la voyant. Vous
pouvez en manger les graines, du reste. Je sais que vous êtes toujours
affamée !
— Merci, dit-elle en riant.
— Vous avez un petit creux ? demanda-t-il tout à coup. Moi, j’ai une
faim de loup !
Elle hocha la tête.
— Venez avec moi dans ce cas.
Il lui attrapa la main, se réjouit qu’elle le laisse entrelacer ses doigts aux
siens, et l’emmena en direction du garde-manger. Il était tard. Tout le
monde était couché. Personne ne viendrait les déranger. Il avait tellement
envie de passer un peu de temps seul avec elle !
À peine avait-il ouvert la porte qu’il la poussa en riant dans la pièce
remplie de victuailles avant d’observer attentivement les différents plats et
pots posés sur les étagères.
— De quoi avez-vous envie ? Voyons voir… Nous avons du fromage,
de la soupe et du ragoût. À moins que nous ne préférions des tartines de
pain au miel ?
— Quelle bonne idée ! Tout sauf des mûres…
La simple évocation des baies dont ils s’étaient gavés au beau milieu de
la forêt pour remplir leur estomac vide les fit sourire tous les deux.
Il lui lâcha la main à regret pour saisir le pot de miel qu’il déposa
ensuite sur la table. Puis il retira le tissu qui enveloppait une miche de pain
fraîche et en coupa plusieurs tranches sur lesquelles il versa le liquide
ambré dont ils allaient se délecter. Svea se hissa sur la table pour s’y
asseoir, jambes pendantes, puis le remercia lorsqu’il lui fit passer sa tranche
de pain.
— Dites-moi, qu’ai-je manqué pendant mon absence ? demanda-t-il
avant de mordre à pleines dents dans sa tartine. Comment avez-vous passé
vos journées ?
— J’ai passé un bon moment en compagnie des Danois. Je tenais à faire
leur connaissance. Ce sont vraiment des gens charmants, Ash. Ils vous sont
tellement reconnaissants de les avoir laissés entrer !
Il hocha doucement la tête.
— Pour tout dire, je craignais qu’on ne les ait chassés en dehors du
château pendant mon absence. Je suis bien content qu’ils puissent reprendre
des forces. Je me demande si mon père n’est pas plus mal en point qu’il ne
veut bien le laisser paraître. En temps normal, il n’aurait jamais cédé aussi
facilement.
— Il n’a pas montré le bout de son nez depuis mon arrivée et je n’ai rien
entendu de spécial à son sujet. Je me suis beaucoup promenée sur la plage
et j’ai un peu exploré la forteresse. Je dois vous avouer que je suis tombée
sur la bibliothèque de votre père, ajouta-t-elle d’un air coupable.
Il fronça aussitôt les sourcils et posa ce qui restait de sa tranche de pain
sur la table.
— Et ?
— Je dois vous préciser que je ne sais pas lire. Les mots n’avaient donc
aucun sens pour moi, mais je ne peux pas en dire autant des illustrations…
Elle le fixa alors du regard, des questions plein ses grands yeux bleus.
Le courage lui manqua. Il n’avait pas envie d’évoquer ce sujet douloureux.
L’espace d’une nuit, il préférait ne pas s’appesantir une nouvelle fois sur ce
passé qui le hantait. Rien ne devait contrarier la bonne humeur qu’il
éprouvait en la retrouvant enfin.
— Mon père est très créatif, dit-il d’un ton dédaigneux. Je pourrais
peut-être vous dénicher un livre aux pages vierges. Vous pourriez y dessiner
vos propres motifs. J’aimerais beaucoup les voir. La plage vous a-t-elle
plu ?
— Oui, beaucoup. Elle est tellement belle ! Je ne sais pas comment
vous faites pour vivre loin de ce merveilleux endroit.
D’habitude, il n’avait aucun mal à rester loin de Braewood. Mais la
présence de Svea avait totalement modifié sa perception des lieux.
— Ellette s’est-elle occupée de vous comme je le lui avais demandé ?
— Oui. J’espère que vous ne lui en tiendrez pas grief, mais j’ai fini par
la convaincre de me laisser participer à certaines tâches domestiques. J’ai
travaillé aux champs et me suis occupée des animaux. J’ai également
participé à la préparation des repas. J’avais vraiment besoin de me changer
les idées.
S’était-elle inquiétée à son sujet pendant son absence ? Car de son côté,
il n’avait cessé de penser à elle. Une chose était sûre : Svea ne cessait de le
surprendre. Alors qu’elle avait tout le loisir de se reposer un peu et de
récupérer des forces après le voyage épuisant et très mouvementé qu’ils
avaient fait ensemble, elle avait spontanément proposé son aide aux
habitants de Braewood ! Dire qu’elle avait travaillé aux champs et même
prêté main-forte en cuisine…
— Qu’avez-vous préparé ?
— J’ai fait de la soupe, du pain, et plein d’autres choses encore. Cela
m’a beaucoup plu ! Je cuisine depuis ma plus tendre enfance. Cela me
détend.
Il se rapprocha d’elle et s’étonna une nouvelle fois de la force
d’attraction qu’elle exerçait sur lui. L’attirance qu’il éprouvait envers elle
s’était manifestée dès leur première rencontre à Kald alors qu’elle faisait
tournoyer une énorme épée au-dessus de sa tête, et elle n’avait cessé de
croître depuis lors. Il n’aurait su l’expliquer, mais il avait le sentiment qu’un
fil invisible les reliait. Son seul désir était de la faire sourire. Il aimait
également quand elle y parvenait à son tour avec lui. Ce qui n’était pas
donné à tout le monde.
Il plongea son index dans la farine étalée sur la table puis lui effleura le
bout du nez.
— Vous m’avez tellement manqué, Svea. Et moi, vous ai-je manqué ?
Elle s’essuya le nez du dos de la main en lui adressant un sourire amusé.
— Je dois reconnaître que j’ai trouvé cela curieux de me retrouver ici
sans vous avoir à mes côtés.
Puis, sans crier gare, elle plongea à son tour la main dans la farine et lui
en jeta un peu au visage, une lueur de malice dans les yeux.
— Est-ce une façon toute personnelle de me dire que je vous ai bel et
bien manqué ? demanda-t-il en riant doucement.
Elle se pencha légèrement en arrière pour mieux le voir et se moqua
gentiment de sa barbe couverte de farine.
— Vous allez me le payer, lança-t-il en prenant une pleine poignée de
farine.
— Ne faites pas ça ! s’écria-t-elle en descendant d’un bond de la table.
Il lui lança la farine en pleine figure. Elle poussa aussitôt un petit cri
perçant tout en cherchant à se protéger derrière la table.
Voilà bien longtemps qu’il ne s’était pas autant amusé ! S’amuser ? Il
ne savait même pas ce que cela signifiait, à dire vrai. Plus jeune, il voyait
bien les autres enfants jouer ensemble, mais il ne participait jamais à leurs
jeux puisqu’il n’était pas le bienvenu parmi eux. Une fois adulte, il avait fait
preuve du plus grand sérieux en toutes circonstances. Mais aussi surprenant
que cela puisse paraître, Svea lui donnait envie de s’affranchir de cette
sempiternelle retenue. Comme il se sentait vivant auprès d’elle !
Elle tenta de lui échapper en contournant la table, mais il parvint de
justesse à la rattraper. Il la saisit aussitôt par la taille et lui déversa dans les
cheveux la farine qu’il lui restait au creux de la main. En voyant son visage
effaré, il ne put retenir un grand éclat de rire. Ils se regardèrent un long
moment dans les yeux, avant de se laisser gagner tous les deux par un fou
rire incontrôlable qui leur secoua tout le corps.
— Que diable se passe-t-il ici ?
Ils tournèrent aussitôt la tête vers l’encadrement de la porte pour voir à
qui appartenait la voix grave qui les avait stoppés net. Ellette ! Vêtue d’une
simple chemise de nuit, une lampe à huile à la main, elle avait l’air
passablement fâchée d’avoir été tirée du lit.
— Je suis vraiment désolée, Ellette, dit Svea en se redressant. Nous
allons tout nettoyer, je vous le promets.
— Assurez-vous de laisser cette pièce dans l’état où vous l’avez
trouvée, signifia celle-ci d’une voix bougonne. Et évitez de réveiller Lord
Aethelbard si vous ne voulez pas d’ennuis, ajouta-t-elle en tournant les
talons.
Svea se mordit la lèvre inférieure, sans doute pour ne pas pouffer de rire
à nouveau.
— Nous ferions mieux de nous rendre un peu plus présentables, admit
Ash en riant de plus belle.
Ellette pouvait bien les réprimander autant qu’elle le désirait, il s’en
moquait complètement. Sans doute aurait-il dû s’inquiéter des commérages
qui ne manqueraient pas de se répandre au sujet de la relation qu’il
entretenait avec Svea, mais, curieusement, cela ne lui faisait ni chaud ni
froid. Ils pouvaient bien s’imaginer ce qu’ils voulaient…
— Venez avec moi, dit-il sur un coup de tête.
Il la saisit alors par le bras pour l’entraîner vers une porte dérobée qui se
trouvait à l’arrière de la forteresse. Puis il lui prit la main et s’élança avec
elle sur le chemin escarpé qui descendait vers la plage faiblement éclairée
par le clair de lune.
— Alors, qu’en pensez-vous ? lui demanda-t-il en lui donnant un petit
coup de coude pour la taquiner.
— Mais de quoi parlez-vous ?
Il lui désigna d’un hochement de menton la mer d’huile qui s’étendait
devant eux.
— Cela me paraît pourtant évident, dit-il en riant. Une baignade
nocturne, voilà ce que je vous propose.
— Comment ?
En entendant Svea partir d’un petit rire nerveux, le doute s’insinua en
lui. Ne lui faisait-elle pas confiance ?
— Je croyais que vous saviez bien nager, renchérit-il pour l’encourager
à accepter.
— C’est bien le cas. Je dois même vous avouer que j’ai très envie de
nager depuis mon arrivée ici, mais je n’étais pas certaine que cette pratique
soit de mise à Braewood. À Kald, nous nous baignons très souvent.
— Eh bien, vous serez heureuse d’apprendre qu’il en est de même ici.
— Même à une heure aussi tardive ?
Il se contenta de hausser les épaules.
— Nous devons absolument nous débarrasser de toute cette farine, ne
croyez-vous pas ? Personne ne peut nous voir à une heure pareille. Nous
avons la plage rien que pour nous !
À peine eurent-ils posé un pied sur le sable qu’il se déchaussa puis
s’empressa d’ôter sa tunique. Mais en voyant les yeux écarquillés de Svea
posés sur son large torse, il se figea. Pourquoi paraissait-elle aussi troublée
tout à coup ? La mettait-il mal à l’aise ? C’était bien la dernière chose qu’il
désirait. Ne s’amusaient-ils pas comme des fous tous les deux ? Du reste,
ils avaient grand besoin de se laver. Son corps couvert de cicatrices la
rebutait-il ?
— Je risque de couler si je nage avec cette robe sur le dos, dit-elle alors
en détournant brusquement le regard.
Ash se détendit un peu. De toute évidence, elle n’était pas opposée à la
petite baignade qu’il lui proposait.
Il l’observa alors de la tête aux pieds. Il était bien obligé de lui donner
raison. Cette robe l’empêcherait de nager correctement. Elle pouvait se
baigner nue, bien entendu, mais quelque chose lui disait qu’elle ne serait
pas de cet avis.
— Tenez, lui dit-il en lui passant la tunique qu’il venait d’ôter.
Elle s’en empara aussitôt et la serra fermement contre sa poitrine tout en
paraissant peser le pour et le contre. Sans doute avait-elle besoin d’être
rassurée sur ses intentions.
— C’est juste une baignade, Svea.
— Tournez-vous dans ce cas, pria-t-elle d’un ton qui ne souffrait pas la
contradiction.
Il avait donc vu juste. Svea relevait le défi. Elle n’était pas du genre à se
défiler.
Même s’ils étaient plongés dans l’obscurité et ne distinguaient pas
grand-chose, il fit exactement ce qu’elle lui demandait. Il l’entendit se
débattre avec sa robe qui retomba lourdement sur le sable quelques minutes
plus tard. Le bas-ventre d’Ash réagit aussitôt. Il aurait donné cher pour la
prendre nue dans ses bras. Il devait absolument calmer ses ardeurs. Ne lui
avait-il pas affirmé qu’il s’agissait simplement d’une baignade ? Il était un
homme d’honneur et tenait toujours parole.
Il savait également que Svea avait besoin de temps. Il ne fallait surtout
pas la brusquer. Il ne savait pas exactement ce que Crowe lui avait fait, ni à
quel point cette histoire l’avait affectée. Rien que d’imaginer cet homme
poser les mains sur elle le rendait malade. À voir la façon dont Svea se
comportait en présence des hommes, ce misérable avait dû lui infliger de
sérieux sévices, songea Ash. Il devait faire preuve de patience. Elle ne lui
accorderait pas facilement sa confiance. Et encore moins sur un plan
physique.
— Prête ! s’écria-t-elle avant de s’élancer en direction de l’eau sans lui
laisser le temps de réagir.
La tunique qu’il lui avait prêtée lui couvrait à peine le haut des cuisses,
ce qui renforça encore le désir qu’elle lui inspirait. Il la suivit aussitôt en
riant. Il l’aurait suivie au bout du monde. En sa compagnie, il se sentait plus
léger et terriblement vivant, comme si tous les fardeaux qui l’accablaient en
temps normal s’étaient évaporés comme par enchantement. Elle le
divertissait et remplissait un vide dans son existence. Le lien d’amitié qu’ils
étaient en train de nouer l’exaltait. C’était sans doute davantage que de
l’amitié, pour être honnête. Mais il n’avait jamais eu d’amis et, pour
l’instant, il s’en contenterait.
Lorsqu’elle s’immergea tout à coup dans l’eau glacée, il retint son
souffle. Quelle femme ! Elle n’avait pas pris la peine de se mouiller la
nuque ni même le haut du corps. Il la rejoignit aussi vite qu’il le put et vit
ses yeux hésiter dans la pénombre. Son pantalon trempé lui collait aux
jambes. D’ordinaire, il nageait nu, mais il ne s’était pas complètement
déshabillé pour ne pas l’effrayer.
Lorsque l’eau de mer commença à clapoter contre sa blessure, il prit
une profonde inspiration.
— Vous allez bien ? lui demanda-t-elle.
— J’avais complètement oublié mon entaille, mais elle vient de se
rappeler à moi.
— Espérons que l’eau salée vous fera du bien.
L’entendre se préoccuper de sa santé le ravit. Il n’avait pas l’habitude
qu’on s’intéresse à lui. Encore moins qu’on lui manifeste de la gentillesse.
Incapable de résister plus longtemps, il plongea la tête sous l’eau pour
nager plus profondément, ce qui lui permit de relâcher le stress et les
tensions de la journée. Il émergea à ses côtés quelques secondes plus tard
pour reprendre de l’air dans ses poumons. Elle prit une grande inspiration à
son tour et l’imita. Ils nagèrent côte à côte un long moment. La force
physique de Svea l’impressionnait. Elle fendait les vagues avec une aisance
déconcertante et le suivait sans la moindre difficulté. C’était une excellente
nageuse. Décidément, elle avait plus d’une corde à son arc.
Alors qu’ils refaisaient surface tous les deux, elle lui adressa tout à coup
un large sourire qui lui fit chaud au cœur.
— J’adore l’océan, s’exclama-t-elle d’une voix enjouée. Je m’y sens si
petite et si insignifiante ! À Kald, lorsque j’ai passé une mauvaise journée,
je vais nager pour me vider la tête. Cela m’aide beaucoup à mettre les
choses en perspective. Cela m’a également aidée à acquérir de la force
physique. La mer a fait de moi une meilleure guerrière.
Il hocha la tête en silence. Il n’aimait pas l’entendre parler des
mauvaises journées qu’elle pouvait passer. Étaient-elles si nombreuses ?
— Vous ne serez jamais insignifiante pour personne, Svea, dit-il
doucement. Mais je comprends ce que vous voulez dire. Autrefois, il
m’arrivait souvent de venir me baigner ici après m’être disputé avec mon
père, pour essayer de chasser mes soucis.
L’air grave tout à coup, Svea fit un mouvement de brasse dans sa
direction. Elle posa la main sur son bras. Ses doigts étaient si froids…
— Pourquoi ne vous entendez-vous pas avec votre père ? Ellette m’a
dit qu’il s’était montré cruel envers vous lorsque vous étiez plus jeune.
— Je crois qu’il a fait de son mieux, dit-il en haussant
imperceptiblement les épaules.
Elle ôta sa main glacée de son bras et le dévisagea sans rien dire.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
Ce n’était un secret pour personne qu’Ellette avait la langue bien
pendue. Qu’avait-elle donc raconté à Svea ?
— C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Dès qu’on évoque votre père,
j’ai l’impression que vous cherchez à esquiver le sujet, fit-elle remarquer en
secouant la tête.
Elle n’avait pas tort : il n’avait aucune envie d’en parler avec elle. Cela
risquait de gâcher l’ambiance. À quoi bon raconter les histoires larmoyantes
qui avaient jalonné son existence ? Le terrible secret qui l’opposait à son
père lui avait suffisamment causé de tort. Il n’en parlait jamais à personne et
préférait garder cela pour lui.
— Je n’ai tout simplement pas grand-chose à en dire, murmura-t-il.
Il préférait changer de sujet et aborder quelque chose de moins
personnel. Revisiter son passé n’était nullement sa priorité du moment.
— Je ne vous crois pas, lança-t-elle d’un ton glacial. Reconnaissez au
moins que vous ne jouez pas franc-jeu avec moi. Vous me pressez
constamment de questions, Ash. Sur ma famille, mes croyances, le lieu d’où
je viens. Vous cherchez en permanence à en savoir davantage sur moi. Mais
vous n’avez jamais la courtoisie de me rendre la pareille. Même lorsque je
vous pose des questions. Vous ne me racontez rien. Comment pourrais-je
me faire une idée de l’homme que vous êtes ?
Un fol espoir s’empara de lui. Elle désirait en apprendre davantage sur
sa personne ! Mais une vive douleur vint aussitôt après lui vriller le cœur. Il
se frotta la poitrine comme par réflexe. Ce qu’elle venait de dire à son
propos était très juste, il voulait bien l’admettre. Il verrouillait fermement
ses pensées intimes et son histoire personnelle. Mais s’il ne pouvait se
résoudre à lui révéler cette part de lui-même, c’était parce qu’il craignait
d’altérer les sentiments qu’elle éprouvait peut-être pour lui. Tout portait à
croire qu’elle aussi commençait à l’apprécier, et en divulguant la vérité, il
risquait de mettre à mal leur amitié naissante. Il ne l’aurait pas supporté.
Un silence pesant s’ensuivit. Seul le bruit des vagues qui venaient
s’échouer sur le rivage, mêlé à celui de leurs respirations saccadées, vint
troubler le silence. Ne pouvait-elle oublier l’espace d’une soirée les
questions qui la taraudaient à son sujet ? Elle semblait au contraire attendre
qu’il lui donne les réponses qu’elle espérait, voire qu’il lui fournisse des
explications détaillées. Elle lui en demandait beaucoup trop. Il ne tenait pas
à lui avouer qui il était vraiment.
Elle lui lança une nouvelle fois un regard exaspéré. Comme il restait de
marbre, elle leva les bras en l’air et se mit à remonter en direction de la
plage.
— Svea, je pensais que vous vous amusiez bien. Où allez-vous ?
— Je sors de l’eau. Il fait bien trop froid pour moi. Et encore, je suis
bien en dessous de la réalité, ajouta-t-elle. Il fait un froid glacial.
Ce dernier mot lui transperça le cœur. Lui était-il destiné ? Il savait
pourtant qu’elle avait raison. Il ne se laissait pas approcher sur un plan
personnel tout en souhaitant ardemment un rapprochement physique avec
elle. C’était à la fois incompréhensible pour elle et terriblement injuste. De
toute évidence, ce n’était pas ainsi qu’il la séduirait. Ne comprenait-elle pas
qu’il n’avait pas l’habitude d’évoquer son histoire familiale ? Les gens ne
s’y intéressaient pas vraiment en général et cela lui convenait parfaitement.
Personne – pas même le roi – ne connaissait sa vie en détail. Il était
indépendant et n’avait de compte à rendre à personne. S’il se confiait à elle,
elle connaîtrait alors son secret et pourrait avoir sur lui une emprise qui ne
lui plaisait guère.
Troublé, il sortit de l’eau à son tour en toute hâte pour essayer de la
rattraper. Elle marchait à grandes enjambées. La tunique lui collait à la peau
et l’eau lui dégoulinait sur les cuisses. Le cœur serré, il l’attrapa par le bras
et la fit pivoter sur ses talons pour l’obliger à le regarder en face.
— Svea, attendez.
— Je vous ai confié tant de choses à mon sujet, Ash. Que me reprochez-
vous donc ? Pourquoi estimez-vous que je suis indigne d’apprendre à
mieux vous connaître ?
— J’ai compris la leçon, Svea, assura-t-il en secouant ses cheveux
mouillés. Que désirez-vous savoir au juste ?
— Ce que vous voudrez bien me confier, dit-elle dans un premier
temps.
Comme il la regardait d’un air éberlué, elle ajouta :
— Je veux tout savoir, Ash. Ce qui s’est passé ici, pour commencer.
Qu’est-il arrivé aux tours de la forteresse ? Dans quelles circonstances ont-
elles été ravagées par le feu ? Pourquoi votre père a-t-il fait édifier des
fortifications aussi hautes ? Cela frise le ridicule, vous savez ? Pour quelle
raison ne vous entendez-vous pas avec lui ? Pourquoi vous a-t-il envoyé en
pension lorsque vous n’étiez encore qu’un enfant ?
Elle s’interrompit un instant pour reprendre son souffle.
— J’aimerais également savoir pourquoi vous vivez à Termarth.
Braewood est pourtant un très bel endroit. Quels sont vos projets, Ash ?
Quels espoirs nourrissez-vous pour l’avenir ?
— Ce sera tout ? demanda-t-il d’un ton sarcastique.
Agacé par cette avalanche de questions, il se passa la main dans les
cheveux.
— Non ! J’ai une foule d’autres questions à vous poser, reprit-elle avec
le plus grand sérieux. Qu’avez-vous l’intention de faire lorsque toute cette
histoire sera terminée ? Retournerez-vous à Termarth une fois que vous
aurez secouru le roi ?
— Je doute qu’il accepte de me reprendre à son service, dit-il en partant
d’un petit rire amer.
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai prêté serment, Svea. J’ai juré d’assurer la protection du roi, au
péril de ma vie, et je l’ai complètement laissé tomber…
— Ce n’est pas vrai. Vous ne l’avez pas laissé tomber. Pas encore, du
moins.
— C’est pourtant exactement ce que j’ai fait, Svea, rétorqua-t-il en
s’avançant vers elle. Ce n’était pas le roi que j’avais envie de protéger.
Sinon, ce serait lui qui se tiendrait actuellement à mes côtés. Pas vous.
Il la vit déglutir avec peine. La vérité était-elle si difficile à entendre ?
Il se passa une nouvelle fois la main dans les cheveux pour dégager une
mèche qui lui barrait le visage.
— Et c’est la même raison qui m’a poussé à combattre ces hommes
hier. Puisque vous y tenez, je vais vous confier quelque chose de personnel.
Je ne supporte pas l’idée qu’un homme puisse vous toucher, Svea. À moins
que je ne sois cet homme, bien entendu. Et maintenant, si vous m’y
autorisez, j’ai très envie de vous embrasser.
Elle le dévisagea de ses grands yeux bleus et elle lui parut plus belle que
jamais. En la voyant se mettre à trembler, il ne sut que penser. Était-ce en
raison du froid ou des paroles qu’il venait de prononcer ? Elle ne bougea
pas d’un centimètre. Comme elle ne semblait pas s’y opposer, il s’approcha
encore un peu. Son torse lui effleurait presque la poitrine à présent.
— Svea, dites-moi quelque chose.
— C’est que je n’ai encore jamais fait cela, bredouilla-t-elle.

Ash lui prit doucement le visage entre les mains et lui caressa les
commissures des lèvres du bout des pouces. Puis il pressa son corps contre
le sien. Un étrange frisson d’excitation monta aussitôt en elle.
— Tout va bien, Svea. Laissez-moi vous guider…
Ses yeux de braise rivés aux siens, il la regarda un long moment,
comme pour lui donner le temps de refuser sa proposition. Elle se mit à
trembler de la tête aux pieds sans pouvoir se maîtriser. Mais malgré
l’appréhension qui l’étreignait jusqu’au vertige, elle comprit qu’elle était
prête. Elle avait tellement envie que cet homme lui donne son premier
baiser !
Doucement, respectueusement, il pencha la tête et approcha son visage
du sien. Lorsqu’il posa enfin ses lèvres sur les siennes, elle ferma les
paupières et s’abandonna à la magie de l’instant. Sa peau fraîche et
légèrement salée contrastait avec la chaleur de sa bouche. Il entremêla sa
langue à la sienne et les délicieux picotements de plaisir qui montèrent en
elle lui coupèrent le souffle.
Ses jambes se mirent à chanceler et il lui passa alors un bras autour de
la taille pour la serrer tout contre lui. Sa langue soyeuse se fit brusquement
plus gourmande et roula sur la sienne comme les vagues déchaînées de
l’océan. Svea sentit son corps s’enflammer comme une torche et ses orteils
se recroqueviller dans le sable. Ash lui caressa ensuite la peau extrêmement
sensible du cou puis descendit vers sa gorge, ce qui provoqua aussitôt une
onde de désir qui la laissa pantelante.
Jamais elle n’aurait imaginé qu’un baiser puisse lui procurer des
sensations aussi vertigineuses et lui donner envie de s’offrir davantage
encore à lui. Ash avait-il lu dans ses pensées ? Il laissa tout à coup sa main
glisser vers sa poitrine, puis lui enveloppa voluptueusement un sein. Le
cœur de Svea s’emballa et elle émit un petit gémissement malgré elle. Elle
s’était pourtant promis de ne jamais plus laisser un homme la toucher. Alors
pourquoi son corps semblait-il exiger davantage de caresses encore ? Ash
pressa doucement son téton dressé à travers la tunique mouillée, puis le
taquina plus franchement tout en lui capturant à nouveau la bouche sous des
baisers brûlants. Elle renversa la tête en arrière et laissa échapper un petit
grognement de plaisir.
Il détacha lentement ses lèvres des siennes pour les poser au creux de
son cou, tout en lui murmurant qu’elle était d’une beauté époustouflante.
Alors que sa langue se promenait langoureusement sur sa peau, Svea sentit
une délicieuse moiteur entre ses cuisses.
Elle se remémora alors le baiser qu’elle lui avait donné après avoir
soigné sa blessure. Ash lui avait assuré qu’elle avait fait des miracles.
C’était exactement ce qu’elle ressentait à présent. En l’embrassant avec une
telle fougue, Ash lui donnait la confiance qui lui faisait défaut jusqu’alors.
L’avait-il guérie à son tour ? Comme il reprenait son souffle, elle pressa
fermement ses lèvres contre les siennes pour leur prouver à tous les deux
qu’elle consentait pleinement à ce baiser et en désirait bien plus encore.
Pourquoi ne s’abandonnerait-elle pas au désir qui la submergeait ? À
peine avait-elle posé une main timide sur son torse qu’elle fit glisser ses
doigts sur ses muscles saillants, avant de les enrouler autour de son cou et
plonger dans sa chevelure mouillée. Elle se pressa alors tout contre lui et
l’embrassa avec gourmandise.
Il laissa aussitôt échapper un soupir de plaisir. Comme s’il perdait le
contrôle tout à coup. Au comble du ravissement, elle intensifia encore son
baiser. Elle y était finalement parvenue ! La détermination à toute épreuve
dont il était d’ordinaire si fier était en train de se fendiller. Forte de cette
victoire, elle se mit à onduler des hanches contre lui tout en se cabrant.
Resterait-il longtemps de marbre face à cette provocation ?
Sa réaction ne se fit pas attendre. Il se colla littéralement à elle, plaqua
ses deux mains sur ses fesses qu’il se mit à pétrir vigoureusement, et elle
sentit alors son sexe érigé contre son ventre alors que les doigts d’Ash
s’immisçaient à présent sous sa tunique pour lui caresser l’arrière des
cuisses. Tandis que ses mains avides remontaient vers son intimité, elle se
mit à paniquer.
— Arrêtez !
Elle le repoussa violemment pour se dégager de son étreinte. Il n’était
pas question de le laisser faire une chose pareille ! La soudaineté de sa
réaction les surprit tous les deux.
Les joues rougies, les cheveux en désordre et le cœur battant à tout
rompre, elle ne put se résoudre à le regarder dans les yeux. Une honte
indicible s’empara aussitôt d’elle. Elle lui devait sans doute des explications
mais ne trouva pas la force de lui parler des effroyables souvenirs qui lui
étaient brutalement revenus à l’esprit. Elle ramassa sa robe en toute hâte et
s’enfuit en courant sans se retourner.
Chapitre 6

— Svea, laissez-moi entrer, je vous en prie.


— Allez-vous-en !
— Je ne partirai pas tant que nous n’en aurons pas parlé, dit Ash à
travers la lourde porte.
Désemparé, il colla le front contre le chambranle. Pourquoi avait-elle
pris ainsi la poudre d’escampette ? La respiration saccadée et entrecoupée
de hoquets, elle s’était enfuie à toutes jambes, le laissant bouche bée au
beau milieu de la plage.
Il avait bien sa petite idée sur la question, mais il voulait en avoir le
cœur net. Elle avait probablement paniqué. Parviendrait-il à la convaincre
de le laisser entrer ? Il voulait juste s’assurer qu’elle allait bien. Ni l’un ni
l’autre ne pourrait dormir avant d’avoir parlé de ce qui était arrivé.
Quel imbécile il faisait ! Pourquoi avait-il précipité les choses ? Svea
avait-elle l’impression qu’il s’était comporté comme une véritable brute ?
Il lui avait pourtant promis de ne pas la toucher. Comment avait-il pu
rompre sa promesse, et à plusieurs reprises de surcroît ? Pas étonnant qu’il
ait réduit en miettes la confiance qu’elle lui avait accordée.
Le baiser qu’elle lui avait prodigué l’avait tellement enivré ! Lorsqu’il
avait senti son corps pressé contre le sien, la tentation avait été trop forte. Il
lui avait semblé la voir prendre vie sous ses caresses. Jamais il n’oublierait
la façon dont elle s’était pressée contre lui. N’était-elle pas animée elle
aussi du même désir ? Sinon pourquoi s’était-elle tortillée ainsi contre lui ?
Elle lui avait donné l’impression de s’offrir à lui, de lui demander de
satisfaire un besoin irrépressible. Il n’avait pas eu envie de s’y soustraire.
Svea était tout pour lui, à présent. Ses désirs étaient des ordres ! Jamais il
n’avait éprouvé un sentiment aussi puissant.
— Svea, il faudra bien finir par vous confronter à moi. Ouvrez-moi, je
vous en prie.
Il pressa l’oreille contre la porte et entendit des petits craquements à
peine audibles. Comme si elle faisait les cent pas. Tout n’était peut-être pas
perdu.
— Vous ne pouvez pas vous enfoncer la tête dans le sable et faire
comme s’il ne s’était rien passé, dit-il doucement. Et vous ne pourrez pas
m’éviter éternellement. Je vous en prie, Svea. Vous savez bien que j’ai
raison sur ce point.
Il entendit alors son pas feutré derrière la porte qu’elle entrouvrit
lentement. Il plongea aussitôt son regard dans ses grands yeux bleus. Puis il
aperçut ses joues rougies, et sa lèvre inférieure qu’elle mordillait
nerveusement. Elle avait tout de même eu le discernement d’enfiler des
vêtements secs. Elle portait une longue chemise de nuit d’un blanc
immaculé. Ellette avait dû la lui apporter. Elle était ravissante avec sa
longue chevelure blonde encore humide qui lui retombait sur les épaules.
Cette image virginale n’apaisa en rien le désir qu’elle lui inspirait, mais il se
réjouit de la savoir un peu plus habillée qu’elle ne l’était sur la plage.
C’était même une très bonne chose. Il n’était pas certain de trouver la force
de ne pas la toucher si elle se présentait une nouvelle fois devant lui dans
cette tunique mouillée qui lui moulait délicieusement le corps.
Il avait également eu la décence de se changer avant de venir frapper à
sa porte. Il ne s’était pas encore réchauffé, néanmoins. Peut-être parce qu’il
était pieds nus ? À moins que ce ne soit en raison de la froideur avec
laquelle elle l’avait traité ?
— Puis-je entrer ? demanda-t-il.
Elle poussa un petit soupir, comme si elle se résignait à l’inévitable. Elle
entrouvrit un peu plus la porte puis se dirigea vers son lit où elle se laissa
retomber, les bras enroulés autour des genoux.
Elle n’avait pas répondu à sa question, mais tout portait à croire qu’elle
acceptait de lui parler. Il fit un pas pour entrer dans la pièce puis referma la
porte derrière lui. Il n’osa pas aller plus loin. Il n’était pas certain des
sentiments qu’elle éprouvait à son égard à présent. Les signaux qu’elle lui
envoyait étaient plutôt mitigés. Parviendraient-ils à se parler en toute
franchise alors qu’elle ne pouvait se résoudre à le regarder en face ? Les
yeux rivés sur le plancher, les orteils recroquevillés sur le sol, elle lui fit
penser à une petite fille totalement perdue.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il dans un souffle.
— Je vais bien.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il se passe ? demanda-t-il, prenant
soin d’utiliser les mots les plus neutres possible.
Elle haussa les épaules et se mordilla la lèvre inférieure de plus belle.
— Je suis désolée pour ce qui est arrivé, marmonna-t-elle.
— À quel moment faites-vous référence exactement, Svea ?
Elle leva la tête et croisa son regard l’espace d’un instant. Ses joues
s’empourprèrent aussitôt. Elle sembla hésiter puis baissa une nouvelle fois
la tête.
— Je veux parler de ce qui s’est passé à la fin, dit-elle d’une voix
hachée. Je pensais être prête. Je pensais que c’était vraiment ce que je
désirais.
— Et ce n’était pas le cas ?
— Si ! Enfin, non…
Elle secoua la tête, les sourcils froncés.
— Je ne sais pas, bafouilla-t-elle.
Elle ne semblait pas en colère contre lui. De toute évidence, c’était à
elle qu’elle en voulait. Cela lui redonna du courage. Il s’écarta un peu de la
porte et se dirigea lentement vers elle.
Comme elle n’élevait aucune protestation, il s’agenouilla à ses pieds. Il
devait absolument établir un contact visuel. Quelque chose lui disait que
l’état dans lequel Svea s’était mis n’avait rien à voir avec lui. Sans doute
était-ce lié à la « mauvaise expérience » qu’elle avait évoquée lors de leur
périple. Il fallait qu’elle se confie à lui. Comment pourrait-il lui venir en
aide si elle refusait de lui raconter ce qui s’était passé ?
— Svea, souhaitez-vous me raconter ce qui vous est arrivé ? Je veux
parler de Lord Crowe.
Elle secoua la tête avec vigueur. Entendre le nom de celui qui l’avait
violentée parut l’irriter au plus haut point.
Il tendit la main vers sa joue pour l’inviter à le regarder dans les yeux.
— Cela pourrait peut-être vous aider…
Les yeux emplis de larmes, elle se tordit nerveusement les mains. Puis
elle ouvrit la bouche pour parler mais aucun son n’en sortit.
— Je ne l’ai jamais dit à personne, parvint-elle enfin à prononcer. Mon
frère a simplement prévenu les habitants de Kald à notre retour. Je trouve
cela extrêmement difficile d’en parler. C’est trop douloureux.
— Je sais très bien ce que souffrir signifie, Svea. Et je sais également à
quel point cela peut être pénible d’évoquer les choses qui nous ont affectés
par le passé. Pourquoi pensez-vous que je parle si peu de moi ?
Elle lui adressa alors un sourire empli de tristesse.
— Cela veut-il dire que vous avez vous aussi des souvenirs qui vous
rongent et vous consument de l’intérieur ? demanda-t-elle d’une petite
voix.
— Oui. Et je sais à quel point cela fait mal de se remémorer ces
mauvais moments. Mais je pourrai peut-être vous aider si vous acceptez de
les partager avec moi ?
Elle acquiesça, le menton tremblant.
— Je veux bien essayer. Je vous dois bien cela, après tout. Si je vous
raconte ce qui m’est arrivé, peut-être que cela vous aidera à comprendre
pourquoi je me suis comportée ainsi tout à l’heure. Peut-être même que
vous parviendrez à me pardonner.
Elle prit alors une profonde inspiration. Ash retint son souffle. Elle allait
enfin lui raconter son histoire. Quelle femme courageuse ! Lui n’avait pas
encore réussi à affronter les démons de son passé. Le cœur serré, il se recula
un peu pour lui laisser l’espace dont elle avait besoin pour pouvoir parler
librement.
— Lord Crowe et ses soldats saxons m’ont tout pris, dit-elle en guise de
préambule. Mon père. Ma dignité. Et mon innocence.
Les mots qu’elle venait de prononcer lui transpercèrent le cœur. C’était
encore pire que ce qu’il avait imaginé. Il n’était plus tout à fait certain de
vouloir entendre les détails de cette histoire sordide, à bien y réfléchir. Mais
Svea était lancée à présent. Plus rien ne l’arrêterait.
— Je n’étais encore qu’une jeune fille lorsque mon père nous a
emmenés à Termarth, Brand et moi. À l’époque, il construisait des bateaux
et cherchait des personnes désireuses de les lui acheter. Lors du trajet qui
nous ramenait à la maison, nous nous sommes arrêtés dans une auberge
pour y boire un verre. Nous bavardions agréablement tous les trois, sans
nous mêler aucunement de ce qui ne nous regardait pas, lorsque des soldats
saxons ont tout à coup surgi de nulle part et nous ont encerclés.
Elle ramassa alors ses jambes pour les ramener sous son menton.
— Certains d’entre eux ont fait des commentaires grossiers sur mon
apparence puis nous ont traités de païens. Mon père, comme tout Viking qui
se respecte, a voulu laver l’insulte qui avait été faite à notre honneur. Il s’est
levé de table et a immédiatement sorti son épée de son fourreau pour
combattre le chef du groupe. Malheureusement pour lui, ces brutes se
moquaient éperdument de combattre à la loyale. Ils se sont tous rués sur lui
et l’ont battu à mort.
Elle porta une main à sa gorge et déglutit avec peine, comme si elle
cherchait à déloger la boule d’émotion qui s’y était formée.
— Je suis vraiment désolé, Svea.
— Brand et moi sommes restés muets de stupeur quelques instants,
peinant à comprendre ce qui venait de se dérouler sous nos yeux. Malgré
l’état de choc dans lequel nous étions plongés, nous avons rapidement
compris que ces hommes risquaient de nous réserver un sort tout aussi
tragique. Nous avons donc pris nos jambes à notre cou. Brand est parvenu à
s’échapper, ce dont je me réjouis encore. Je n’ai pas eu cette chance. Les
hommes se sont jetés sur moi. Leur chef, Crowe, m’a immédiatement
arraché mes vêtements, et tandis que ses hommes me maintenaient, il m’a
violée. Ses hommes ont fait de même à tour de rôle. Je venais juste de fêter
mes douze ans.
Ash ferma les yeux et se frotta le visage dans l’espoir de chasser les
images atroces qui venaient de lui envahir l’esprit. Les terribles souffrances
qu’elle avait endurées étaient à peine concevables. Comment pouvait-on
violenter ainsi une jeune fille sans défense ? Les hommes saxons ne
valaient-ils pas mieux que les Danois ?
Svea s’essuya les yeux du revers de la main, refoulant comme elle le
pouvait les larmes qui montaient.
— Ils m’ont laissée pour morte, dit-elle d’une voix vibrante de colère.
Ash comprit tout à coup. La colère n’avait sans doute jamais quitté Svea
depuis toutes ces années. Ce qui expliquait en partie la femme redoutable
qu’elle était devenue.
— J’ai juré de ne plus jamais laisser un homme abuser de moi.
Il eut soudain terriblement envie de la prendre dans ses bras pour la
réconforter mais refréna aussitôt cet élan de compassion. D’autant qu’elle
ne tenait peut-être pas à être interrompue au beau milieu de son récit
poignant. Du reste, il savait à présent pourquoi elle le craignait tant et
cherchait à se soustraire à ses caresses. Elle se méfiait. Il n’allait pas lui
jeter la pierre.
— Il m’a fallu beaucoup de temps pour me rétablir. Ces brutes
m’avaient grièvement blessée. J’ai alors décidé de faire payer ces hommes
pour ce qu’ils avaient commis dès que je serais remise. J’ai passé l’essentiel
de mes journées à m’entraîner au combat. Je voulais pouvoir me défendre si
jamais une horreur de ce genre se reproduisait. Je souhaitais également
pouvoir protéger les habitants de mon clan.
Ash ouvrit la bouche mais fut bien incapable d’émettre le moindre son.
Une rage incommensurable se mit à couler dans ses veines. Comment Lord
Crowe et ses hommes avaient-ils pu se comporter ainsi ? Il regrettait
amèrement son intervention, à présent. Il aurait dû laisser Svea le tuer
lorsqu’elle en avait eu l’occasion. Il le tuerait de ses propres mains dès qu’il
le pourrait.
— Svea, je suis désolé. J’ignorais tout cela, bredouilla-t-il.
Comment avait-elle fait pour surmonter les sévices qu’elle avait subis ?
Sans parler de la peine qu’elle avait dû éprouver en devenant orpheline.
C’était une femme d’une force de caractère incroyable, mais le sort
semblait s’être acharné sur elle.
— Je ne vois pas comment vous auriez pu être au courant de la
situation, répliqua-t-elle en haussant les épaules.
— J’imagine à présent la haine que vous avez dû ressentir lorsque vous
avez croisé Crowe ce jour-là. Je n’aurais jamais dû m’en mêler.
— Vous ne saviez pas ce que j’avais enduré. Et, au cas où vous ne
l’auriez pas encore remarqué, je suis plutôt douée pour dissimuler ma peine.
Nous avons peut-être cela en commun, vous et moi. Après l’agression que
j’ai subie à Termarth, j’ai beaucoup changé. Je suis devenue une personne
différente. J’ai appris à éviter le regard des hommes. Je ne porte plus de
jolis vêtements et je fais toujours en sorte de ne pas attirer l’attention.
Cela expliquait effectivement bien des choses. La manière dont elle
s’était comportée dans la grande salle de Kald lors du banquet nuptial, pour
commencer. Et également les tenues guerrières qu’elle portait pour éviter
que les hommes n’admirent ses courbes sensuelles. Sans parler de son
incroyable repartie. Elle avait dû clouer le bec à tous ceux qui
l’approchaient d’un peu trop près. En ce qui le concernait, pourtant, cela
n’avait servi à rien. Dès qu’il avait posé les yeux sur elle, il avait
irrémédiablement ressenti une attirance contre laquelle il n’avait pas pu
lutter. Quelle femme extraordinaire elle était. Malgré les horreurs qu’elle
avait subies, elle faisait passer le bonheur des autres avant le sien et ne
semblait jamais se départir de son incroyable compassion et de sa
gentillesse. Il avait une telle admiration pour le courage dont elle faisait
preuve et pour sa force d’âme… Après le calvaire qu’elle avait enduré,
comment avait-elle pu accepter d’accompagner un convoi de soldats saxons
jusqu’à la lisière de la forêt ? Il l’imagina tout à coup morte de peur en
apprenant qu’ils se rendaient à Braewood. En territoire ennemi en quelque
sorte. S’il avait eu connaissance de cette histoire tragique, il aurait
manifesté davantage de bienveillance à son égard.
— Je ne voulais pas qu’un homme s’intéresse à moi, reprit-elle alors, un
pli entre les sourcils. C’était du moins ainsi que j’envisageais les choses
jusqu’à maintenant.
Elle baissa une nouvelle fois la tête et parut se concentrer sur une
marque incrustée dans le plancher qu’elle se mit à érafler du bout des
orteils.
— Les sentiments que j’éprouve envers vous m’effrayent, murmura-t-
elle en croisant brièvement son regard.
Il observa alors attentivement son joli visage. Il comprenait désormais
la façon dont elle se comportait avec lui. Elle éprouvait sans doute un désir
aussi puissant que le sien, mais cela la troublait. Et lui faisait peur. C’était
tout à fait compréhensible. Si seulement il avait eu conscience du
traumatisme qu’elle avait subi avant de l’embrasser sur la plage ! Elle
s’était pourtant tortillée contre lui et l’avait même encouragé à aller plus
loin… Elle en avait sans doute eu très envie. Puis elle avait été prise de
panique.
Il s’approcha doucement d’elle puis la prit dans ses bras. Elle ne devait
pas avoir peur de lui. Il lui prouverait qu’il était digne de confiance, qu’il
était doux et ne lui ferait jamais de mal.
— Qu’est-ce que vous… ?
— Je vous prends simplement dans mes bras. Rien de plus. Vous êtes en
sécurité avec moi, Svea.
C’était sa façon de lui montrer qu’il tenait à elle. Il avait simplement
envie de lui apporter le réconfort dont elle avait besoin. Et à son grand
soulagement, après un long moment, il sentit le corps de Svea commencer à
se détendre un peu. Il lui caressa alors tendrement les cheveux, espérant
parvenir à faire retomber un peu la tension.

Svea reprit ses esprits peu à peu. Ash avait eu un comportement


exemplaire. Depuis combien de temps était-elle assise sur le bord du lit,
blottie au creux de ses bras si robustes ? Elle se sentit en sécurité tout à
coup. Non seulement il l’avait écoutée d’un bout à l’autre de son récit sans
l’interrompre ni émettre le moindre jugement, mais il avait également
cherché à l’apaiser en prononçant des paroles pleines de bienveillance. Elle
se réjouit soudain de lui avoir raconté ce qui lui était arrivé.
C’était comme si le poids qui pesait si lourd sur ses épaules s’était
quelque peu allégé. Comme si elle avait abattu la barrière qui les séparait en
lui révélant ses craintes les plus profondes. Elle aurait voulu rester ainsi
pour toujours. Blottie contre lui. Sous son entière protection.
Elle se remémora alors le cadeau qu’elle lui avait confectionné et se
dégagea doucement de son étreinte. Elle voulait le remercier pour la
magnifique fleur en forme de soleil qu’il lui avait rapportée, mais
également pour la gentillesse dont il avait fait preuve, ainsi que pour le
réconfort qu’il lui avait procuré.
— J’oubliais, je vous ai fabriqué quelque chose, dit-elle d’une voix
timide.
— Vraiment ?
Elle hocha la tête, se leva puis se dirigea vers la table où elle avait
déposé le collier. Elle s’en empara avec précaution et le lui tendit,
légèrement embarrassée tout à coup. Et si cela ne lui plaisait pas ? Les
hommes tels que lui portaient-ils ce genre de chose ?
— C’est une dent de lion de mer. Je l’ai trouvée sur la plage. J’ai eu
beaucoup de chance. C’est plutôt rare. J’y ai ajouté une cordelette pour en
faire un collier. Notre peuple pense que les dents de cet animal sont un
talisman protecteur. Je me faisais du souci pour vous. Je me suis dit qu’elle
pourrait vous porter chance.
En voyant le sourire empreint d’une grande tendresse qu’il lui adressa,
elle comprit qu’elle avait vu juste. Il parut ému. Il tendit alors la main vers
elle pour accepter le cadeau qu’elle lui offrait et leurs doigts se frôlèrent.
Des frissons lui parcoururent aussitôt le corps. Comment pouvait-elle
encore éprouver du désir pour cet homme après ce qui était arrivé sur la
plage ? Ne s’était-elle pas enfuie le plus loin possible ?
— Je vous remercie, Svea. Ce collier me plaît beaucoup.
Il se le passa aussitôt autour du cou. Le cœur battant, elle lui rendit son
sourire.
— Vous êtes certaine de ne pas vouloir le garder pour vous ?
— Non, c’est pour vous que je l’ai fait.
— Personne ne m’avait encore jamais fait de cadeau, murmura-t-il
d’une voix légèrement tremblante.
— Vraiment ? dit-elle, médusée. Vos parents vous ont bien offert des
petites babioles lorsque vous étiez enfant ?
— Non.
Même si elle le savait à couteaux tirés avec son père, cette révélation la
sidéra. Il avait donc également entretenu des relations difficiles avec sa
défunte mère ! Svea se promit d’en apprendre plus sur le sujet. Pourquoi
Ash n’avait-il pas été aimé ? Pourquoi ne lui avait-on pas manifesté la
moindre gentillesse dès son plus jeune âge ? C’était pourtant ce que faisait
toute mère digne de ce nom ! Elle sentit tout à coup monter en elle une
colère sourde à l’encontre de cette femme qu’elle n’avait pas connue.
— J’ai une demande à vous faire, Svea. Je vous suis extrêmement
reconnaissant du cadeau que vous venez de m’offrir, mais il y a autre chose
que j’aimerais beaucoup que vous fassiez pour moi, déclara-t-il en caressant
le collier du bout des doigts, comme pour lui montrer qu’il comptait
beaucoup à ses yeux.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle, le souffle court.
Que désirait-il donc ? Elle eut soudain l’impression qu’il pouvait tout
lui demander et qu’elle accepterait volontiers de répondre à sa requête.
Encore fallait-il que sa demande soit dans ses cordes…
Il tendit alors la main vers ses cheveux humides, qu’il dégagea
délicatement de son cou. Il n’avait pas sitôt effleuré du bout des doigts sa
peau recouverte de motifs qu’elle se mit à frissonner. Il lui prit ensuite
doucement le poignet puis le tourna vers lui afin de tracer le contour du
symbole circulaire orné d’une multitude de petites lances qui y figurait. Le
regard fasciné qu’il lui jeta alors la surprit.
— Je crois me souvenir que vous les dessinez vous-même ?
Troublée par les petits picotements délicieux qui lui parcoururent le
bras, elle acquiesça.
— J’ai très envie que vous me dessiniez quelque chose sur le corps, dit-
il en lui relevant doucement la manche pour découvrir le motif dans son
ensemble.
Elle le fixa un instant, incrédule.
— Ici, ajouta-t-il en lui posant la main sur son torse musclé.
Elle croisa une nouvelle fois son regard sans parvenir à lui faire la
moindre réponse.
— Accepteriez-vous de faire cela pour moi ?
— Désirez-vous sincèrement que je dessine à l’encre sur votre peau ?
Jamais elle n’aurait pensé que ce soit son genre. L’image qu’il renvoyait
était si éloignée de celle des hommes qui lui demandaient de leur marquer
la peau ! Son apparence toujours impeccable et le sérieux qui le
caractérisait ne correspondaient en rien avec la demande qu’il venait de lui
faire.
— J’accepte, finit-elle par prononcer.
Elle n’en revenait pas. Un petit rire incontrôlable la secoua soudain.
Décidément, cet homme ne cesserait jamais de la surprendre.
— Vous êtes sûr de vous ? Une fois incrustés dans votre peau, ces
dessins y resteront jusqu’à la fin de vos jours. En êtes-vous bien
conscient ? Je me permets également de vous rappeler que ces motifs sont
généralement associés aux Vikings, qui se peignent la peau depuis des
temps immémoriaux.
— Il n’y a pas de raison que les Vikings soient les seuls à couvrir ainsi
leur corps de ces magnifiques ornements. Et puis, j’en ai assez d’être
toujours aussi raisonnable ! Je voudrais écouter mes envies, pour une fois.
Me rebeller, même. Peut-être est-ce votre compagnie qui m’incite à agir
ainsi.
Un large sourire vint aussitôt lui étirer les lèvres.
— Alors ? reprit-il, les sourcils arqués. Acceptez-vous de répondre à
ma demande ?
— J’en serais très honorée.
— De quoi avez-vous besoin ?
— Que voulez-vous dire ? Désirez-vous que je m’attelle
immédiatement à la tâche ? demanda-t-elle d’un ton perplexe.
Il ne perdait pas de temps !
— Si vous n’êtes pas trop fatiguée, bien entendu. Comment vous
sentez-vous, Svea ? Je n’ai pas sommeil, de mon côté.
— C’est d’accord, dit-elle sans réfléchir.
Elle se mit alors à énumérer la liste des choses dont elle avait besoin.
Une épine de rose. De la cendre de bois. Sans oublier quelques herbes bien
précises.
Ash quitta la pièce avec une certaine réticence tout en lui promettant
qu’il n’en aurait pas pour longtemps. Il revint en effet rapidement avec tous
les ingrédients qu’elle lui avait demandés. Un frisson d’excitation la
parcourut soudain à l’idée qu’elle allait dessiner un motif sur son large
torse. C’était la première fois qu’elle le faisait pour un homme qu’elle
appréciait particulièrement. Peut-être cela renforcerait-il le lien timide
qu’ils étaient en train de tisser entre eux.
Elle effectua rapidement le mélange requis, disposa tout ce dont elle
avait besoin sur la table puis annonça avec une certaine nervosité qu’elle
était prête.
— Comment voulez-vous procéder ? demanda-t-il.
Elle le regarda sans comprendre.
— Où voulez-vous que je m’installe ?
Une question pertinente qui la prit cependant un peu au dépourvu. Elle
pensa un instant lui faire une remarque légèrement inconvenante mais se
ravisa aussitôt. Elle n’était pas totalement remise. Ce qu’elle avait ressenti
lorsqu’il avait introduit sa langue dans sa bouche l’avait tellement
décontenancée ! Mais là n’était pas la question… Désirait-elle renouveler
l’expérience ?
Elle devait cesser de se mentir à elle-même. Elle en avait terriblement
envie. Mais Ash accepterait-il de l’embrasser après avoir été si brutalement
repoussé ? Lui pardonnerait-il l’affront qu’elle lui avait fait ? Et comment
savoir jusqu’où elle était capable d’aller avant qu’un vent de panique la
saisisse à nouveau ?
— Là, sur le lit. Surélevez légèrement vos pieds et étendez-vous sur le
dos. Cela risque de durer un certain temps.
Il ôta aussitôt sa tunique qu’il laissa retomber sur le sol puis s’allongea
sur le lit. Une fois confortablement installé, il demeura parfaitement
immobile et attendit. C’était un régal pour les yeux… Le collier qu’elle lui
avait offert semblait avoir trouvé naturellement sa place sur sa poitrine
musclée. Elle aurait pu l’observer pendant des heures ! Quelle perfection.
C’était le plus beau corps qu’elle avait jamais eu l’occasion de voir.
— Ça va faire mal ? demanda-t-il d’un ton neutre.
— Craignez-vous les petites douleurs ? le taquina-t-elle.
— Pas spécialement.
Elle savait qu’il disait la vérité. C’était un homme très courageux.
Elle s’éclaircit la gorge puis demanda :
— Quel motif aimeriez-vous que je dessine ?
— C’est à vous de décider, Svea. Choisissez quelque chose qui fasse
sens pour vous. Pour nous deux. Je vous fais entièrement confiance.
Svea l’observa d’un air médusé. Comment pouvait-il s’en remettre ainsi
à elle ? S’il en était capable, peut-être pouvait-elle faire de même ?
Saurait-elle lui confier son corps ?
Elle sut tout à coup ce qu’elle allait lui dessiner sur le torse. Ce fut
comme une évidence.
Elle plongea aussitôt l’épine de rose dans la cendre de bois et se pencha
au-dessus de lui. C’était presque dommage. Pourquoi voulait-il couvrir
d’ornements un corps d’une si grande beauté ? Hormis quelques poils
disséminés çà et là et quelques cicatrices, sa peau était parfaitement lisse.
Svea secoua la tête. Elle devait absolument se concentrer sur la tâche qu’il
lui fallait accomplir. Pourtant, dès qu’elle posa la main sur la peau d’Ash et
sentit les muscles de ce dernier se tendre sous ses doigts, son esprit s’égara
à nouveau.
D’autant qu’elle n’avait encore jamais travaillé dans un cadre aussi
intime. Sur un lit. À la lueur d’une bougie. Sans parler de l’attirance qu’elle
ressentait pour lui… En sentant le souffle chaud d’Ash lui chatouiller la
joue et ses yeux sombres fixés sur elle, son cœur se mit à cogner fort contre
sa poitrine.
— Vous approchez-vous toujours autant des personnes dont vous
marquez la peau ? demanda-t-il d’un ton badin.
Il tendit la main vers elle puis enroula une de ses nattes autour de ses
doigts.
— Ne faites pas cela, dit-elle en se dégageant d’un geste. Vous devez
rester un peu tranquille. J’essaye de me concentrer, vous savez.
Il lui adressa aussitôt un sourire charmeur qui la troubla. Le bougre
savait sans doute l’effet que cela produisait sur elle.
Elle prit une profonde inspiration et s’attela à la tâche qui lui était
dévolue. Elle commençait toujours par les contours.
Entrelacer les différents motifs et obtenir les effets d’ombrage désirés
lui prit un long moment. Mais lorsque le dessin qu’elle avait en tête
commença à prendre forme, elle ne put réprimer un petit sourire de
satisfaction. Ash semblait totalement perdu dans ses pensées. Svea
s’aperçut tout à coup avec une certaine fierté qu’elle était en train
d’accomplir sa plus belle réalisation. Rien de surprenant à cela puisqu’elle y
mettait tout son cœur et toute son âme.
Elle était si heureuse de s’être confiée à Ash ! Elle savait qu’elle ne
pourrait rien envisager avec lui sans lui avoir dit la vérité au préalable. Elle
avait très envie de rester auprès de lui, à vrai dire. Aucun homme ne lui
avait encore fait un tel effet. L’attirance qu’elle éprouvait était
incontrôlable. Mais ce qui la séduisait le plus, c’était l’infinie douceur avec
laquelle il la traitait. Quel dommage qu’ils ne soient pas issus du même
clan ! Peut-être n’avaient-ils aucun avenir ensemble, mais cela n’effaçait en
rien le désir qu’il lui inspirait.
Elle eut soudain l’impression qu’un cocon intime s’était naturellement
tissé autour d’eux. Sa peau chaude et légèrement moite sous ses doigts la
faisait frissonner. Chaque point de contact était comme une brûlure
incandescente. Sans parler de cette onde de chaleur qui semblait lui inonder
l’entrejambe…
Quand elle eut enfin terminé, elle s’écarta un peu de lui pour
contempler son œuvre. Elle s’était bien débrouillée. Elle regretta pourtant
aussitôt de ne plus pouvoir le toucher comme bon lui semblait.
— Eh bien ? demanda-t-il alors avec une certaine impatience.
— C’est terminé, annonça-t-elle en se mordillant nerveusement la lèvre.
C’était le moment qu’elle redoutait le plus. Pourvu que cela lui plaise !
C’était trop tard, de toute façon. Elle ne pouvait plus modifier quoi que ce
soit.
Un large sourire aux lèvres, il s’assit sur le rebord du lit, se leva puis se
dirigea vers le cercle de métal poli dans lequel elle s’était observée la veille.
Pendant un long moment, il étudia très attentivement son reflet sans émettre
le moindre commentaire. Elle lui avait dessiné deux oiseaux en plein vol sur
le torse.
— Ce sont des corbeaux, expliqua-t-elle. C’est un symbole d’une
grande puissance pour nos deux peuples. Ils incarnent la clairvoyance et la
sagesse. La première fois que je vous ai vu, vous m’avez immédiatement
fait penser à eux.
Il fit doucement glisser ses doigts sur les oiseaux fraîchement peints.
— Deux corbeaux sont assis chacun sur une épaule de notre dieu Odin.
Ils s’appellent Huginn et Muninn. Huginn est le plus raisonnable des deux,
dit-elle en désignant le corbeau situé sur la gauche. Il vous ressemble un
peu. Muninn est plus passionné.
Elle s’empourpra tout à coup. En donnant de telles explications, ne se
dévoilait-elle pas au passage ?
— Lui aussi vous ressemble sur ce point, reprit-elle. Odin les envoie
chaque jour parcourir le monde pour poser des questions et amasser un
maximum de connaissances et de savoir. C’est tout à fait vous, non ?
Ne sachant pas s’il était satisfait du résultat, elle craignit de laisser
s’installer le moindre silence entre eux.
— Ils sont à la fois un symbole de pouvoir et de protection, dit-elle
encore. Et ils inspirent généralement la peur à leurs ennemis.
— Ils sont parfaits, Svea, murmura-t-il en venant s’asseoir à côté d’elle
sur le rebord du lit.
Il garda les yeux rivés sur les corbeaux qui ornaient désormais son torse
puis les caressa du bout des doigts d’un air émerveillé.
— Je vous remercie, Svea. Vous avez beaucoup de talent.
— Vous êtes vraiment satisfait ?
— Je n’aurais pas mieux choisi.
Il lui caressa alors tendrement la joue.
— Je suis très heureux que mon corps soit en partie recouvert d’un de
vos dessins. Je me sens beaucoup mieux ainsi.
— Je me suis également sentie beaucoup mieux après avoir orné ma
peau de différents motifs. Après ce que Crowe m’avait fait subir, cela m’a
permis de me réapproprier mon propre corps.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’il se pinça les lèvres, comme s’il
ne supportait pas la simple évocation du nom de son agresseur.
— Svea, je vous remercie sincèrement de m’avoir raconté ce qui vous
est arrivé. Cela m’a permis de mieux vous comprendre. Je regrette tellement
de m’être interposé et de vous avoir empêchée de lui régler son compte.
Vous n’avez jamais pu assouvir votre besoin de vengeance à cause de mon
intervention.
— J’ai obtenu ce que je cherchais, n’ayez crainte. Je voulais
simplement réussir à l’affronter sans trembler. Cela m’a aidée à me sentir
plus forte. Il paraissait si faible lorsqu’il est tombé à genoux ! Et puis, vous
l’avez ensuite mis sous les verrous. Il ne peut plus commettre aucun méfait.
Enfin, c’était le cas jusqu’à l’embuscade que nous avons essuyée. S’il
retrouve la liberté, je dois reconnaître que je le supporterai assez mal.
— Nous allons bientôt arrêter tous ces brigands, Svea, je vous le
promets, assura-t-il en lui embrassant délicatement le front.
Puis il s’écarta, l’air songeur, et lui demanda :
— Est-ce à cause de Crowe que vous ne voulez pas vous marier ni avoir
d’enfants ?
Elle acquiesça en guise d’assentiment.
— J’étais grièvement blessée lorsqu’on m’a ramenée à Kald. La
guérisseuse qui m’a soignée m’a expliqué que les maltraitances que j’avais
subies m’empêcheraient sans doute d’avoir des enfants.
— Je suis vraiment désolé, Svea.
À l’annonce de ce diagnostic, elle avait été dévastée. Elle s’était
toujours imaginée avec une ribambelle d’enfants accrochés à ses jupes
lorsqu’elle serait en âge de se marier. Elle aurait fait une bonne mère. Très
aimante. Comme l’avait été sa maman. Elle avait donc dû faire le deuil de
ces enfants qu’elle ne mettrait jamais au monde. L’existence dont elle avait
toujours rêvé ne pourrait jamais se réaliser. Lorsqu’elle avait compris
qu’elle était différente des autres femmes, une honte indescriptible s’était
abattue sur elle. Elle était stérile avant même d’avoir eu l’âge de procréer.
Pendant très longtemps, elle n’avait pas été capable de sortir à la lumière du
jour.
Jusqu’à ce qu’elle décide d’inventer la nouvelle Svea. Dès lors, elle
avait concentré tous ses efforts à devenir une guerrière capable de protéger
son peuple. Au fil du temps, elle était même parvenue à se convaincre que
c’était bien mieux ainsi.
— Vous n’y êtes pour rien, ne soyez pas désolé. Je me répétais sans
cesse que j’avais tout de même eu de la chance dans mon malheur. Ces
brutes auraient très bien pu m’engrosser. Cela aurait été le coup de grâce. Je
n’aurais jamais pu mettre au monde un enfant conçu en pareilles
circonstances. Vous imaginez un peu le tableau ? Je l’aurais sans doute
détesté. Chaque fois que j’aurais posé les yeux sur lui, j’aurais vu le visage
de mes agresseurs et me serais demandé si lui aussi deviendrait un monstre
en grandissant.
Ash hocha doucement la tête. Mais son visage s’était crispé et tout son
corps s’était tendu en l’espace d’un instant. Exactement comme la fois où il
était brusquement descendu de cheval. Avait-elle une nouvelle fois dit une
bêtise ?
Il se leva brusquement sans rien dire. Que se passait-il donc ? C’était
comme si un véritable fossé s’était creusé entre eux en l’espace de quelques
secondes. Il ramassa rapidement sa tunique et l’enfila, recouvrant au
passage son corps désormais orné de motifs vikings. Alors qu’il se dirigeait
vers la porte et était sur le point de prendre congé, elle eut l’impression de
se trouver à nouveau au bord d’un précipice. Elle aurait tant aimé qu’il reste
encore un peu. Visiblement, il avait d’autres projets…
De toute évidence, quelque chose l’avait rebuté. Elle réfléchit à toute
vitesse pour trouver une explication rationnelle à la situation. Pourquoi la
fuyait-il tout à coup ? Elle secoua la tête, consciente de ne pas avoir saisi ce
qui était en jeu. Quelque chose de très important. Était-ce parce qu’elle lui
avait révélé qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfants ? Cela lui importait-il ?
Cela changeait-il quelque chose ? Peut-être n’était-elle plus suffisamment
féminine à ses yeux ?
— Je suis désolé de toutes les injustices qui vous ont été infligées par
ces hommes, Svea, dit-il en lui adressant un signe de tête. Personne ne
devrait avoir à endurer ce que vous avez subi, ajouta-t-il en entrouvrant la
porte. Il est tard. Je vais vous laisser vous reposer à présent. La journée qui
m’attend demain risque d’être longue.
Elle n’eut pas le temps de répliquer qu’il était déjà parti. Lorsqu’il
referma doucement la porte derrière lui, elle se sentit flouée. Elle ne savait
pas exactement ce qu’elle espérait, mais après le moment d’intimité qu’ils
venaient de partager, ce n’était sans doute pas ce départ précipité. Elle eut
soudain l’impression qu’une brise glaciale s’était engouffrée par la porte et
avait emporté Ash avec elle. Pourquoi l’avait-il abandonnée subitement ?
À quoi bon lui inspirer un tel désir si c’était pour mieux la rejeter ensuite ?
Elle ne trouverait pas le sommeil tant qu’elle n’aurait pas compris
pourquoi il s’était enfui. Il lui devait bien une explication. N’avait-elle pas
trouvé le courage de lui raconter le viol qu’elle avait subi des années
auparavant pour justifier le comportement étrange qu’elle avait eu sur la
plage lorsqu’il l’avait embrassée ?
Chapitre 7

À peine Ash avait-il refermé la porte de sa chambre qu’il ôta sa tunique


en toute hâte avant de la lancer par terre d’un geste exaspéré. Il observa son
reflet dans la plaque de métal poli posée sur sa table. Puis il étudia en détail
le dessin que Svea lui avait incrusté à jamais dans la peau, tout en faisant
lentement glisser son index sur les lignes qu’elle avait tracées. Allongé sur
le lit de Svea, il s’était senti plus paisible que jamais. C’était peut-être cela
le bonheur. Quel joli moment d’intimité ils avaient partagé. Cela demandait
juste de s’accorder mutuellement leur confiance.
Il aurait voulu que ces instants durent toujours. En découvrant le
symbole que Svea avait choisi pour le représenter, les larmes lui étaient
brièvement montées aux yeux tant il était bouleversé. Sans parler de
l’incroyable qualité d’exécution de cet ornement. Comme il était fier ! Et
lorsque Svea lui avait expliqué pourquoi elle avait fait ce choix, son cœur
avait failli exploser de joie et de gratitude. Jamais il n’oublierait les mots
qu’elle avait employés pour le décrire. Clairvoyant. Sage. Raisonnable. Il
faisait de son mieux, mais était-il digne de tels éloges ? Passionné.
Puissant. Protecteur… Si c’était l’image qu’elle avait de lui, elle savait au
fond d’elle qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour assurer sa
sécurité.
Il s’était désespérément accroché à toutes ces belles choses qu’elle
voyait en lui. Et puis tout s’était brusquement écroulé. Un monstre. Voilà ce
qu’il était à ses yeux.
Lorsqu’elle avait prononcé ce mot honni, son sang s’était aussitôt figé
dans ses veines. Le secret sordide qu’il s’efforçait de faire disparaître
finissait toujours par resurgir et lui mettre le cœur en miettes. Svea n’avait
certes pas eu conscience du mal qu’elle lui avait fait. Non seulement elle
l’avait profondément blessé, mais elle avait également réveillé ses pires
craintes.
Accablé, il observa avec attention son visage endurci, comme il l’avait
fait maintes et maintes fois par le passé. Était-il le monstre que ses parents
avaient toujours vu en lui ? Il caressa une nouvelle fois le fol espoir de
remarquer une petite ressemblance avec sa mère mais finit par se résoudre à
l’inéluctable : il n’en trouverait jamais la moindre trace. La conclusion qu’il
redoutait tant était sans appel. C’était à son père qu’il ressemblait. Son vrai
père.
À un monstre, autrement dit.
En voyant l’expression de dégoût qui lui tordit tout à coup le visage, il
se détourna aussitôt de son reflet. Anéanti, il se mit à faire les cent pas dans
sa chambre.
Il crut soudain entendre un petit coup frappé à sa porte.
Ash étouffa un juron dans sa barbe. Ne le laisserait-on jamais
tranquille ? Était-ce Ellette ou son père ? Et qu’avaient-ils de si urgent à
lui demander à une heure pareille ? Il ouvrit la porte sans se donner la
peine de masquer sa mauvaise humeur.
Svea ?
Son cœur se mit aussitôt à marteler sa poitrine.
Vêtue de sa chemise de nuit virginale, elle lui parut terriblement
nerveuse.
— Puis-je entrer ? demanda-t-elle dans un murmure.
Elle jeta un coup d’œil rapide à gauche et à droite comme si elle
craignait que quelqu’un puisse la découvrir.
— Comment saviez-vous où se trouvait ma chambre ?
— J’ai exploré le château pendant votre absence, avoua-t-elle d’un ton
penaud.
Même ses quartiers personnels ? Elle ne manquait pas de toupet ! Il
était sur le point de la houspiller lorsqu’une petite voix se fit entendre dans
sa tête. La sincérité dont elle venait de faire preuve n’était-elle pas tout à
son honneur ? Elle cherchait simplement à le connaître davantage. Qui
d’autre s’était ainsi intéressé à lui ? Pour autant, rien ne justifiait d’ouvrir
toutes les portes d’une demeure sans y avoir été invité au préalable. Il avait
tout faux. Et ce, depuis le début. Il aurait dû garder ses distances avec elle et
s’assurer qu’elle reste à la place qui était la sienne. Il n’était bon pour
personne. Et certainement pas pour elle.
Ne sachant ce qu’elle désirait, il ouvrit néanmoins le battant un peu
plus. Svea ne demanda pas son reste et en profita pour se faufiler sous son
bras. Il ne lui avait pourtant pas donné l’autorisation d’entrer !
Décontenancé, il referma vivement la porte et s’y adossa. Svea se dandinait
d’un pied sur l’autre à quelques pas de distance. Il remarqua soudain
l’incroyable désordre qui régnait dans la pièce. Pêle-mêle, sa tunique, ses
bottes et son épée jonchaient le sol. Mais que faisait-elle dans sa chambre ?
Et pourquoi l’avait-il laissé entrer ? C’était un jeu très dangereux auquel il
venait d’accepter de jouer.
— J’aime beaucoup votre fauteuil, dit-elle en désignant celui-ci du bout
du menton. Et vous avez une vue magnifique sur la plage, ajouta-t-elle en se
dirigeant vers le mur opposé.
— Je suis au courant, maugréa-t-il.
Elle n’était tout de même pas venue le déranger en pleine nuit pour lui
faire des compliments sur la façon dont sa chambre était meublée ou sur le
joli paysage qu’il pouvait admirer de sa fenêtre ?
— Il est tard, Svea. Que voulez-vous ?
En la voyant faire la grimace, il regretta le ton dur qu’il venait
d’employer et la façon un peu trop directe dont il s’était adressé à elle.
— Ash, dit-elle en se tournant vers lui, ai-je dit ou fait une bêtise ?
— Non.
— Est-ce le dessin que j’ai réalisé ? Il ne vous plaît pas ?
— Ce n’est pas cela, Svea. Je vous ai dit qu’il me plaisait beaucoup. Il
est parfait.
Elle était parfaite.
— Cela a-t-il un rapport avec ce que je vous ai confié au sujet de ma
stérilité ? Cela a-t-il de l’importance pour vous ? Cela me rend-il moins
séduisante ?
— Comment ? Mais non ! Je m’en moque éperdument. Je vous ai dit
que je ne voulais pas d’enfants, Svea.
— Que se passe-t-il, dans ce cas ? Vous avez déguerpi de ma chambre
comme un étalon effarouché. J’ai eu l’impression de vous avoir tout à coup
inspiré la crainte du dieu Odin. J’espérais tellement que vous resteriez un
peu.
Elle parut chercher ses mots tout à coup.
— Ash, reprit-elle en s’avançant vers lui, je ne sais pas comment m’y
prendre, ni par où commencer. Ne désirez-vous pas passer la nuit avec
moi ?
Il prit une grande inspiration. C’était ce qu’il désirait le plus au monde.
La tenir dans ses bras, tout contre lui. Toute la nuit. Et pourtant quelque
chose le retint. Quelque chose de sombre et d’effrayant à la lisière de son
esprit. C’était comme un énorme nuage noir, regorgeant de terribles secrets,
qu’il craignait de voir éclater. Il voulait à tout prix le garder à l’abri des
regards.
Raide comme un piquet, il eut soudain l’impression de prendre racine
dans le sol. Le destin jouait contre lui. Sinon pourquoi aurait-il envoyé Svea
sur sa route ? Elle commençait à percer les défenses qu’il avait patiemment
érigées autour de lui. Capitulerait-il sous la pression ? Ce n’était pas
envisageable. Même si le désir qu’il éprouvait pour elle menaçait de
l’engloutir, il ne pouvait y céder. Il ne la méritait pas.
— C’est impossible, affirma-t-il d’une voix tendue.
Mais elle ne l’écouta pas. Elle parcourut lentement la distance qui les
séparait encore et se planta devant lui, à quelques centimètres à peine. Puis
elle posa une main sur son torse.
— Ash, ne me désirez-vous pas ? Cela a-t-il un rapport avec l’histoire
sordide que je vous ai racontée ? Me considérez-vous comme
irrémédiablement salie ?
— Cela n’a absolument rien à voir ! dit-il en secouant la tête, choqué
par ce qu’elle semblait penser.
Était-ce ce qu’il lui avait laissé croire ? Quel imbécile il faisait !
Il se passa nerveusement une main dans les cheveux puis lui saisit avec
douceur le haut du bras pour la rassurer.
— Svea, vous savez bien que je vous désire plus que tout.
La voix de celle-ci lui sembla irréelle tout à coup.
— Embrassez-moi dans ce cas… Ash, je vous en prie. J’en ai tellement
envie !
Il ferma les yeux un instant. Il en avait terriblement envie lui aussi.
Mais l’honnêteté dont elle avait fait preuve envers lui l’en empêcha. Elle
s’était mise à nu. Elle avait osé étaler devant lui toutes ses cicatrices et ses
angoisses. Son courage l’avait beaucoup impressionné. Lui n’était pas
capable de dire qui il était vraiment et continuait à lui mentir. En temps
normal, il n’avait pas une très haute estime de lui-même et son
comportement lui inspira tout à coup un mépris abyssal. Jamais il ne se
permettrait de la toucher sans lui avoir divulgué la vérité à son sujet
auparavant. Il aurait trouvé cela terriblement injuste.
Il planta ses yeux dans les siens en quête de réponses à ses questions,
mais alors qu’il cherchait la force de la repousser sans la blesser dans son
amour-propre, il la vit se débattre avec sa chemise de nuit. S’était-elle mis
en tête de se déshabiller malgré tout ?
C’était pourtant son désir le plus cher. Combien de fois avait-il rêvé de
lui ôter ses vêtements un à un avant d’explorer son corps magnifique ? Il
avait tellement envie de la caresser et de l’initier aux plaisirs de la chair.
Mais si elle apprenait qui il était, si elle savait ce que son père avait fait, le
désirerait-elle encore ?
— Arrêtez, Svea, murmura-t-il.
Elle recula aussitôt et lui jeta un regard empli de confusion. Il devait lui
dévoiler son secret. Maintenant. C’était un risque à prendre. Elle méritait de
connaître la vérité à son sujet.
— Il y a quelque chose d’important que vous ne savez pas à mon sujet,
Svea. Quelque chose que je dois absolument vous dire avant que vous
décidiez si oui ou non vous voulez faire l’amour avec moi.
Elle le fixa de ses grands yeux bleus et parut s’armer de courage en
prévision de ce qu’il allait lui confier.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle d’une voix ténue.
Il comprit soudain qu’il ne pourrait plus revenir en arrière. Son sort était
scellé. S’il la voulait, il allait devoir se battre. Le moment était venu de faire
preuve de courage et d’honnêteté. Exactement comme elle l’avait fait un
peu plus tôt.
Il lui prit la main dans la sienne et l’entraîna doucement en direction du
lit. Elle prit place sur le rebord et planta à nouveau son regard dans le sien,
une lueur d’inquiétude dans les yeux. Il s’agenouilla à ses pieds. Il tenait à
la regarder en face pour lui raconter son histoire. Était-ce une espèce de
fascination morbide ? Toujours était-il qu’il tenait à observer la réaction
qu’elle ne manquerait pas d’avoir lorsqu’elle entendrait l’horrible révélation
qu’il allait lui faire. Il avait besoin de voir la mine dégoûtée qu’elle
arborerait peut-être. Il avait tellement peur… Cesserait-elle de le considérer
comme l’homme admirable qu’elle imaginait ? Le verrait-elle comme le
monstre qu’il était probablement ?
Par où devait-il commencer son récit ? Il n’en avait encore jamais parlé
à personne et cette mise à nu le terrifia tout à coup. Il suffisait de voir
comme ses mains tremblaient pour comprendre l’extrême nervosité qui
s’était emparée de lui. Même les affres du combat ne le mettaient pas dans
un état pareil. Il n’en demeurait pas moins déterminé à aller jusqu’au bout
cette fois. Il lui devait bien cela.
— Avez-vous eu l’occasion de voir un coucou pondre ses œufs dans le
nid d’un oiseau d’une autre espèce afin d’obliger cet oiseau à élever ses
petits comme s’il s’agissait des siens ?
Svea fronça les sourcils d’un air interrogateur.
C’était naturellement une façon quelque peu étrange de commencer son
récit, mais il aurait tellement aimé lui faire comprendre là où il voulait en
venir…
— Ces oisillons coucous sont des monstres, poursuivit-il. Ils tuent les
autres pour assurer leur survie.
Il se passa la main dans la barbe, espérant que la scène qu’il était en
train de dépeindre l’aiderait à faire passer le message qu’il allait lui délivrer.
Mais Svea secoua la tête, l’air complètement perdue.
— Ash, de quoi parlez-vous ?
Il avala sa salive avec peine et prit une profonde inspiration. Il devait se
lancer dans l’arène.
— Ce bébé que, selon vos propres dires, vous n’auriez jamais pu
élever… Vous avez dit que si un des hommes qui vous ont violentée vous
avait engrossée, l’enfant qui serait né de ce viol serait sans doute devenu un
monstre. Svea, reprit-il, le cœur battant, ce que j’essaye de vous dire, c’est
que je suis exactement ce genre d’enfant.
— Comment ? s’écria-t-elle, le souffle coupé.
— Tous ces dessins que vous avez vus dans les chroniques de mon
père… Vous êtes une femme intelligente. Je suis sûr que vous avez compris
ce que tout cela signifiait. Il y a bien longtemps, des Danois ont débarqué
sur la plage de Braewood au beau milieu de la nuit et ont immédiatement
pris d’assaut la forteresse. Mon père et ma mère venaient à peine de
célébrer leurs noces. L’attaque a été d’une rapidité et d’une brutalité
inouïes. Ces sauvages n’ont laissé aucune chance aux habitants endormis.
Ils ont tout détruit sur leur passage et ont même mis le feu au château. Ceux
qui ont tenté de résister ont été littéralement massacrés. Des femmes et des
enfants ont été faits prisonniers. Ce sont sans doute des esclaves à l’heure
qu’il est. Quant à ma mère, elle a subi le même sort que vous lorsque vous
avez eu le malheur de croiser le chemin de Crowe. Sauf que c’est un Danois
qui s’en est pris à elle.
Svea le dévisagea alors, les yeux écarquillés d’horreur. Elle lui donna
l’impression qu’il venait d’ôter le masque qu’il portait depuis toujours. Elle
le voyait enfin sous son véritable jour… Elle le fouilla une nouvelle fois du
regard, exactement comme il l’avait fait lui aussi en observant son reflet
quelques instants plus tôt. Peut-être recherchait-elle des similitudes avec
son peuple ? Des similitudes qu’elle n’avait pas encore remarquées.
Comme sa mâchoire carrée ou son front large.
— Ma mère a été violée, Svea. Et je suis le fruit de cet acte barbare. Et
ce que vous avez si bien décrit tout à l’heure, je parle de ce que vous auriez
ressenti si Crowe ou l’un de ces hommes vous avait engrossée, c’est
exactement ce que j’ai inspiré à ma propre mère. Mes parents m’avaient
sous leurs yeux chaque jour. Je leur rappelais constamment ce qui leur était
arrivé. Et très vite, ils ne l’ont plus supporté. Ils m’ont envoyé en pension
dans un monastère. Les moines me rouaient de coups à longueur de journée
dans l’espoir d’anéantir le Danois qui sommeillait en moi. Cela a duré de
longues années.
— Ash…
Même si raconter les épreuves qu’il avait endurées lui donnait la
nausée, il était heureux de lui avoir enfin confié l’histoire de ses origines.
Svea connaissait désormais les circonstances tragiques dans lesquelles il
avait été conçu. Peut-être était-elle à présent horrifiée en songeant au sang
qui lui coulait dans les veines. Irait-elle jusqu’à le trouver repoussant ?
Tout ce qu’il savait, c’était qu’il lui était impossible de la coucher dans son
lit sans lui avoir dit la vérité à son sujet.
— Je suis un enfant illégitime. J’ai du sang viking, Svea. Et je ne sais
toujours pas qui je suis. Je ne connais pas mon véritable père et me
demande souvent de quoi je suis capable. Vous comprenez sans doute
mieux désormais la façon dont je me comporte et la raison pour laquelle je
me tiens généralement à l’écart. Cela vaut mieux pour tout le monde. Voilà
pourquoi je ne bois jamais, pourquoi je suis toujours tiré à quatre
épingles… Je fais en sorte de garder le contrôle de moi-même. Je reste
toujours sur mes gardes. Je vis dans une terreur permanente. J’ai sans doute
en moi l’extrême cruauté de mon père. Comment savoir si je ne
succomberai pas un jour à cette barbarie qui sommeille en moi ?
Incapable de rester tranquillement assis alors que le sentiment de
culpabilité qui le rongeait depuis toujours était à son paroxysme, il se leva
d’un bond et se mit à arpenter la chambre de long en large. Ce que ses
parents avaient enduré depuis sa naissance lui sembla tout à coup
inimaginable. Il savait qu’il ne se débarrasserait jamais de la honte qui
l’accablait. Le désir qu’il éprouvait pour Svea n’en était pas moins fort.
Mais l’horrible pressentiment qui le tenaillait s’accentua encore. Comment
Svea le considérait-elle à présent ?
— L’existence solitaire et recluse que je menais jusqu’alors me
convenait parfaitement, reprit-il, le cœur battant. Notre rencontre a quelque
peu chamboulé mes certitudes. Je vais répondre à la question que vous
m’avez posée plusieurs fois. Pourquoi est-ce que je ne vis pas à
Braewood ? Tout simplement parce que je ne m’en sens pas digne. Je n’ai
jamais eu l’impression d’y avoir ma place. Je ne m’y suis jamais senti chez
moi. J’ai été banni de cette forteresse alors que je n’étais qu’un petit garçon.
Ma propre famille ne supportait pas ma présence. Et ce n’était pas mieux au
monastère où on m’avait envoyé en pension. Les moines me prenaient pour
un démon. Je peux vous dire qu’ils me l’ont fait payer chaque jour de mon
existence. Évidemment, tout cela est resté secret depuis le jour de ma
naissance. Mon père a donné l’ordre de ne pas révéler l’histoire de ma
conception à quiconque. Pour ne pas le blesser dans son orgueil, je suppose.
Et ne pas entacher la réputation de la famille. Personne ici ne connaît la
vérité. À part moi. Je me suis toujours senti différent. Il suffit de voir
comment les gens me dévisagent… Je me demande toujours s’ils devinent
que je ne suis pas des leurs. Mais ce que je ne supporte plus, ce sont les
tours noircies du château. Chaque fois que je les aperçois, elles me
rappellent qui je suis. Un monstre…
— Non !
Svea secoua violemment la tête. Le teint pâle et les yeux emplis de
larmes, elle semblait bouleversée.
— Vous n’êtes pas un monstre, Ash. Comment pouvez-vous dire une
chose pareille ? Ce n’est pas ainsi que je vous vois.
— Mais vous l’avez pourtant dit vous-même ! Vous avez déclaré que
vous n’auriez pas pu élever un enfant engendré dans la violence. Eh bien,
c’est exactement ce que je suis, Svea. Regardez-moi bien. Ma propre mère
n’est pas parvenue à m’aimer.
— Je regrette sincèrement ce que je vous ai dit, lança-t-elle d’une voix
vibrante d’émotion avant de s’élancer dans sa direction.
Ash n’en crut pas ses oreilles. Comment pouvait-elle passer sous silence
tout un pan de sa personnalité ?
— Je n’avais jamais rencontré un homme comme vous, Ash. Vous
n’êtes pas un monstre ! Vous êtes l’homme le plus admirable que j’aie
jamais rencontré.
Stupéfait, il la regarda droit dans les yeux sans oser la prendre dans ses
bras. Il était fier de lui avoir dit la vérité. Elle connaissait la part sombre de
son être à présent. Avait-elle seulement compris qu’elle devait se méfier de
lui ? De quoi était-il réellement capable ? Il eut tout à coup envie de
prendre ses jambes à son cou. Mais visiblement Svea ne l’entendait pas
ainsi. Elle venait de lui poser une main réconfortante sur l’épaule. Elle aussi
était différente des autres.
— Ash, lui murmura-t-elle, peu importe les origines de ceux dont vous
croisez la route. Nous l’avons bien vu au cours de ces derniers jours. Il y a
simplement de bonnes personnes et de mauvaises personnes. Et peu importe
qu’elles soient saxonnes ou danoises. Quant à vous, Ash, vous incarnez ce
qu’il y a de meilleur dans nos deux peuples. Vous êtes une bonne personne.
N’en avez-vous pas conscience au fond de vous ?
Touché par le tableau qu’elle venait de brosser de lui, il lui prit
timidement les mains dans les siennes.
— D’où tirez-vous une telle certitude, Svea ? Moi, je n’y arrive pas.
— Je ne nie pas la tragédie qui s’est abattue sur votre père et votre
mère, Ash. Mais vous n’êtes qu’une victime de plus ! Vous n’y êtes pour
rien.
Elle lui pressa tendrement les doigts et plongea ses grands yeux bleus
emplis d’affection dans les siens.
— Vos parents ont subi une agression épouvantable et ne sont pas
responsables de ce qui est arrivé. En revanche, ce sont eux qui ont choisi de
vous élever comme ils l’ont fait. Je repense au parallèle que vous faisiez
tout à l’heure. Les pauvres oiseaux qui se font spolier leur nid par les
coucous ne se débarrassent pas des oisillons pour autant. Au contraire. Ils
prennent soin d’eux et les élèvent comme leurs propres enfants. Vous
n’avez rien à vous reprocher dans toute cette histoire, Ash.
Il la regarda bouche bée. Pourrait-il un jour se rallier à sa façon de voir
les choses ? Il aurait voulu qu’elle ne s’arrête jamais de parler et continue à
exprimer des opinions positives à son sujet. Il en avait tellement besoin ! Il
ne s’était jamais beaucoup aimé et il ne tenait pas à voir se refermer la
brèche qu’elle venait d’ouvrir. Quelle femme extraordinaire il avait
rencontrée ! Une envie irrépressible de lui faire l’amour s’empara
soudainement de lui. Lui donnerait-elle son consentement ?
— Voulez-vous savoir ce que je vois lorsque je vous regarde ?
demanda-t-elle alors en esquissant un sourire.
Il hocha doucement la tête, le cœur battant à tout rompre.
— Je vois un homme courageux, d’une force peu commune et d’une
loyauté sans faille à l’égard de son roi, de sa famille et de son peuple. Un
homme qui se soucie des autres, qu’ils soient saxons ou danois. Un homme
dont la beauté surpasse aisément celle de tous ceux qui ont croisé mon
chemin. Un homme à qui je peux accorder ma confiance. Je vous en prie,
Ash, ne me repoussez pas à cause d’un événement qui s’est produit avant
notre naissance à tous les deux. Jusqu’alors, la simple pensée qu’un homme
puisse me toucher me révulsait. Tout est différent depuis que je vous ai
rencontré. Je meurs d’envie de me coucher à vos côtés dans votre lit…
Elle pressa alors son corps contre le sien et il sentit qu’il ne pourrait
bientôt plus lutter contre l’inéluctable.
— Oublions qui nous sommes, Ash… Juste une nuit.
Son cœur se mit à battre plus fort contre sa poitrine. Il n’en croyait pas
ses oreilles. Comment pouvait-elle continuer à le désirer après tout ce qu’il
venait de lui raconter à son sujet ? Elle ne semblait pas le trouver
repoussant, voire dégoûtant, comme il s’y était préparé. Cela ne pouvait
signifier qu’une seule chose. Cette femme avait perdu la raison. Ou alors
c’était lui qui perdait la tête. Sinon pourquoi resterait-elle dans sa chambre
de son plein gré à lui demander de poser ses mains sur son corps ?
Au même instant, comme pour mieux lui expliquer ce qu’elle attendait
de lui, elle l’attira tout contre elle et l’incita à s’asseoir avec elle sur le
rebord du lit.
— J’aimerais tant que vous m’embrassiez à nouveau, Ash. Si vous ne le
faites pas, j’ai l’impression que je vais devenir folle. Du reste, vous savez
bien qu’il est extrêmement impoli de faire attendre une femme.
Un petit rire sonore s’échappa soudain de la bouche d’Ash. Les tensions
qu’il avait accumulées ces derniers jours s’envolèrent une à une sous les
mains délicieuses de Svea qui lui prodiguaient de légères caresses.
Incapable de résister plus longtemps, il lui prit délicatement le visage entre
ses mains. Puis il posa ses lèvres sur les siennes pour y déposer un tendre
baiser.
— J’en veux plus, murmura-t-elle en se pressant contre lui.
Il esquissa un sourire sans se détacher d’elle et l’embrassa une nouvelle
fois. Un baiser intense et profond qui leur coupa le souffle. Tout en
explorant sa bouche de la pointe de la langue, il la fit doucement basculer
vers l’arrière pour l’inviter à s’allonger sur les peaux de bête.
Puis il prit place à ses côtés, les bras passés autour de sa taille, de
manière à se presser contre elle tout en continuant à l’embrasser goulûment.
Il peinait encore à y croire. Comment ses désirs les plus fous pouvaient-ils
tout à coup devenir réalité ? Il devait néanmoins garder en tête qu’il ne
fallait surtout pas précipiter les choses cette fois. Et peu importait ce qu’elle
pouvait bien suggérer, il lui faudrait constamment s’assurer qu’elle lui
donnait son consentement. Il avait commis une grave erreur en la brusquant
lorsqu’il l’avait embrassée sur la plage et il n’avait pas l’intention de
recommencer. Plus jamais il ne voulait la voir s’enfuir à toutes jambes.
Svea s’enhardit un peu et se mit à lui caresser le torse. Puis ses deux
mains s’aventurèrent dans son dos. La peau d’Ash brûlait littéralement au
contact de ses doigts, ils dessinaient le contour de ses muscles et de ses
cicatrices avec une sensualité qui fit monter son désir d’un cran. Puis elle
vint taquiner ses tétons durcis et jouer avec les poils de son torse. Captivé
par la palette d’émotions qu’il voyait passer sur son visage, il se contenta de
se laisser faire. Il y eut d’abord de l’hésitation. Puis l’excitation succéda à
l’émerveillement. Peut-être qu’en explorant son corps dans ses moindres
détails, elle aurait moins peur de lui ?
— Cela me plaît de savoir qu’une part de moi est imprimée dans votre
peau, murmura-t-elle en lui souriant. Pour toujours…
— Moi aussi.
Il lui déposa un baiser sur le front avant de presser à nouveau les lèvres
sur les siennes. Sa bouche se fit tout à coup plus pressante, plus possessive,
et comme elle lui répondait favorablement en se plaquant tout contre lui, il
se laissa guider par l’intense désir qui s’était emparé de lui.
— Je veux également vous donner quelque chose dont vous vous
souviendrez toute votre vie.
Il s’écarta un peu pour lui déposer une série de baisers délicats au creux
du cou, qu’il parcourut ensuite de la pointe de la langue en suivant les
motifs entrelacés qui lui ornaient la peau. Il descendit jusqu’à sa clavicule,
puis sa gorge qui se souleva alors au rythme de sa respiration saccadée. Il
entrouvrit ensuite doucement l’encolure de sa chemise de nuit pour y glisser
une main. Il attendit un peu avant de poursuivre sa progression. Aucune
protestation. Encouragé par ses petits soupirs, il se mit à lui caresser les
seins, doucement, puis avec davantage d’impatience, et lorsqu’il promena
sa langue sur ses tétons dressés, ce fut cette fois un petit gémissement
qu’elle laissa échapper.
— Puis-je vous enlever votre chemise de nuit ? lui demanda-t-il en la
regardant droit dans les yeux.
Il ne voulait plus aucune barrière entre eux. Il voulait sentir sa peau nue
contre la sienne et lui procurer autant de plaisir qu’il lui était possible de lui
donner.
Les joues rougies, elle hocha la tête. Il l’aida à s’asseoir et lui fit passer
sa chemise par-dessus la tête puis la laissa tomber doucement sur le sol.
Il l’invita à s’allonger à nouveau sur le dos, mais elle rassembla
rapidement ses genoux contre sa poitrine qu’elle chercha aussitôt à
dissimuler sous ses paumes de main dans un élan de pudeur.
— Vous avez probablement connu un grand nombre de femmes,
murmura-t-elle.
— Aucune d’entre elles ne m’a fait ressentir ce que j’éprouve pour
vous, Svea, dit-il en entrelaçant ses doigts aux siens tout en la surplombant.
Puis, comme elle parut se détendre un peu, il lui lâcha les mains et
s’écarta légèrement. Elle s’abandonna alors sur le lit et s’offrit volontiers à
son regard lascif.
— Et aucune ne possédait votre incroyable beauté.
D’un geste, il l’encouragea à étendre ses bras derrière sa tête. Il
s’agenouilla ensuite au-dessus d’elle, mais alors qu’il se penchait vers elle
pour l’embrasser, elle se figea sur place. Il se souvint de ce qu’elle lui avait
raconté et se dégagea immédiatement d’elle. Cela la mettait sans doute mal
à l’aise qu’il pèse sur elle de tout son poids et qu’elle ne puisse plus se
dégager aussi facilement qu’elle le souhaitait. Il ne voulait surtout pas
raviver de douloureux souvenirs en un moment pareil. Ce soir, il souhaitait
au contraire lui mettre de nouvelles images en tête, lui créer de nouveaux
souvenirs. Il s’allongea une nouvelle fois près d’elle.
— Je ne vais pas vous faire mal, Svea, lui assura-t-il au creux de
l’oreille avant de l’embrasser tendrement.
Elle parut se détendre un peu.
— Si mon corps vous rend nerveuse, reprit-il en lui adressant un sourire
malicieux, que diriez-vous si je vous promettais de ne vous toucher qu’avec
ma bouche ? Pour l’instant tout au moins…
— Simplement avec votre bouche ?
Les sourcils froncés, elle le regarda sans comprendre. Il avait tant de
choses à lui apprendre.
— Oui. Je ne peux pas vous faire de mal avec ma bouche, vous êtes
d’accord ?
— Je veux bien essayer.
Il commença par lui ravir les lèvres. Enrouler sa langue à la sienne dans
une danse frénétique lui procurait un tel plaisir qu’il le fit durer de longues
minutes. C’était une véritable torture d’être étendu à côté de son corps nu
sans pouvoir la toucher, mais il savait qu’il n’en profiterait que mieux un
peu plus tard. Ce fut le baiser le plus passionné qu’il ait jamais donné. Svea
était à présent si détendue qu’elle desserra enfin les cuisses et se mit à se
tortiller doucement contre lui. Il avait tellement envie de glisser la main
entre ses boucles blondes pour caresser son intimité. Mais il devait se
contenir pour l’instant. Elle n’était pas encore prête.
Il lui déposa alors de tendres baisers sur la tempe puis lui mordilla
doucement le lobe de l’oreille. Gonflée de désir, elle se cambra et projeta sa
poitrine en avant. En voyant ses mamelons bruns durcis si près de sa
bouche, la tentation fut trop forte. Il les voulait dans sa bouche, entre ses
dents… Il fit aussitôt glisser sa langue vers son épaule, sa clavicule, puis il
prit ses magnifiques seins ronds à pleine bouche. En l’entendant gémir sous
ses baisers, il crut un instant perdre la tête. Il ne devait pas brusquer les
choses pour autant. Il aspira légèrement un de ses tétons qu’il taquina du
bout de la langue puis s’empara avidement de l’autre.
Svea l’attrapa par les cheveux pour le maintenir en place. Comme si elle
ne voulait plus jamais le laisser partir. Mais il avait une autre destination en
tête. Alors que sa langue descendait en zigzaguant en direction de son
ventre, elle s’agrippa brusquement à ses épaules et comme il poursuivait sa
progression plus bas encore, elle tenta cette fois de l’en empêcher.
— Que faites-vous, Ash ?
— Vous allez beaucoup aimer, je vous le promets.
Accoudée des deux bras, la tête relevée, Svea se passa nerveusement la
langue sur les lèvres en regardant Ash lui caresser le corps de sa bouche. Il
l’embrassa d’abord sur les hanches, des baisers délicats qui devinrent plus
ardents au fil des minutes, puis à l’intérieur des cuisses, ce qui lui provoqua
aussitôt une myriade de sensations plus délicieuses les unes que les autres.
Puis, sans qu’elle s’en aperçoive, elle sentit brusquement sa tête entre
ses cuisses, au beau milieu de ses petites boucles blondes qui dissimulaient
la partie la plus intime de son corps.
— Svea ? murmura-t-il.
Elle savait ce qu’il lui demandait. Il lui avait promis de ne la toucher
qu’avec sa bouche et il désirait sans doute qu’elle écarte les jambes pour lui
donner un meilleur accès à son intimité. Serait-elle effrontée à ce point ?
Faisait-on réellement de telles choses ?
Comme il frottait doucement son nez contre son pubis, elle écarta
délibérément les cuisses, cédant à une luxure débridée dont elle n’avait pas
eu connaissance jusqu’alors, impatiente de le laisser prendre possession de
son sexe gonflé de désir. Elle étendit spontanément les bras derrière la tête
dans une position de soumission fiévreuse qui l’étourdit. Les lèvres d’Ash
se posèrent alors doucement sur le minuscule renflement qu’elle avait
découvert et fiévreusement caressé lorsqu’elle avait pris un bain à son
arrivée à Braewood. Ash faisait exactement la même chose à présent. Mais
avec sa langue…
Incapable de se maîtriser, elle laissa échapper un petit cri tout à coup.
Le plaisir intense qu’elle ressentait était si puissant qu’elle leva
instantanément les fesses du lit pour plaquer son pubis contre sa bouche
dans l’espoir de… Mais de quoi ? Jamais elle n’aurait imaginé que de telles
choses soient possibles. Mais à présent qu’elle y avait goûté, elle ne voulait
plus que cela s’arrête.
Alors qu’il accentuait un peu plus la pression, les sensations exquises
qu’elle éprouvait s’intensifièrent encore, telles des vagues qui gonflaient
puis refluaient. Alors que sa langue glissait avec précision sur son sexe, une
immense vague déferla brusquement sur elle et retomba avec fracas, lui
procurant un plaisir si extrême qu’elle s’agrippa aux cheveux de son bel
amant tout en criant son nom.
Ses tremblements ne cessèrent qu’après un long moment et elle se
demanda soudain depuis combien de temps ils se trouvaient tous les deux
immobiles dans cette position. Il avait toujours la tête entre ses cuisses. Elle
aurait tant voulu qu’il la prenne dans ses bras à présent ! Elle lui secoua
légèrement l’épaule et il s’allongea aussitôt à ses côtés.
— C’était si mauvais ?
Les joues de Svea s’empourprèrent sur-le-champ.
— Vous savez parfaitement que ce n’était pas le cas. Je ne sais pas si
vous allez me croire, mais je n’avais même pas conscience que de telles
choses pouvaient exister.
— Vous n’imaginez pas tous les plaisirs auxquels j’aimerais vous initier,
Svea. Si vous l’acceptez, bien entendu, ajouta-t-il en lui posant une main
possessive sur le sein.
Elle partit aussitôt d’un petit rire étouffé pour dissimuler son embarras.
Puis, encouragée par la délicieuse expérience qu’elle venait de vivre, elle
lui demanda d’un ton moqueur :
— Est-ce donc tout ce que l’on vous a enseigné au monastère ?
— Pas exactement, dit-il en souriant. Je ne pense pas que l’abbé Æbbe
aurait approuvé ce genre de choses.
— Vous reste-t-il uniquement des mauvais souvenirs des années que
vous avez passées là-bas ? demanda-t-elle en reprenant son sérieux.
Penser aux maltraitances qu’on lui avait infligées au monastère lui était
insupportable. Comment les moines avaient-ils pu faire preuve d’une telle
brutalité envers un petit garçon ?
— Toutes vos cicatrices remontent-elles à cette période ?
Elle fit lentement glisser son index sur son torse musclé.
— Certaines d’entre elles, oui, mais pas toutes. Plusieurs proviennent
des coups que j’ai reçus sur le champ de bataille.
— Qu’est-ce que les moines vous ont fait exactement ?
Plus elle y pensait, plus il lui semblait inconcevable que des hommes de
foi fassent usage de violence répétée à l’encontre de l’un de leurs
pensionnaires.
— Ils ont essayé de faire disparaître mon héritage danois. Je ne suis pas
certain qu’ils aient réussi. Ils savaient sans doute que je ne deviendrais
jamais moine ! Parfois, j’étais privé de nourriture. Je devais également
travailler du matin au soir. On ne m’a jamais laissé jouer alors que je n’étais
encore qu’un enfant à mon arrivée. Mais je ne crois pas avoir subi plus de
maltraitances que les autres, vous savez.
Il souhaitait sans doute donner l’impression de prendre les choses à la
légère pour se donner bonne contenance, aussi préféra-t-elle ne pas le
presser de questions supplémentaires. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’il
lui raconterait tout cela plus en détail lorsqu’il le pourrait. En comparaison,
elle avait eu beaucoup de chance. Même si elle était encore très jeune
lorsqu’elle avait perdu ses parents, au moins avait-elle eu une famille
aimante qui avait toujours pris soin d’elle. Ash ne pouvait pas en dire
autant. Elle allait s’occuper de lui à présent.
— J’ai fait très bon usage de la bibliothèque lorsque je vivais au
monastère, reprit-il d’une voix enjouée. Et j’ai reçu une excellente
éducation. On m’a enseigné la logique, la philosophie et la géographie. On
m’a appris à lire et à écrire. Toutes ces aptitudes m’ont permis d’obtenir le
poste que j’occupe auprès du roi.
— J’aimerais tant apprendre à lire et à écrire, dit Svea dans un soupir.
— Je pourrais vous apprendre.
Il roula sur le dos et l’entraîna avec lui, si bien qu’elle se retrouva la tête
sur son torse.
— Svea, savez-vous que certaines runes vous décrivent à la
perfection ? Laissez-moi vous montrer…
Du bout des doigts, il lui traça alors dans le dos une espèce de croix.
— De quoi s’agit-il ?
— De la lettre g. Le Gebō. Cette lettre symbolise le don. Et vous, vous
êtes un don du ciel, Svea.
Puis il lui traça une ligne verticale qui se terminait par une boucle sur la
droite. Il la toucha avec une telle délicatesse qu’elle fut aussitôt parcourue
de mille frissons.
— De quelle lettre s’agit-il, cette fois ? murmura-t-elle.
— C’est la lettre Wynn. Elle symbolise l’espoir, la joie et également la
perfection. Je vais vous en proposer une dernière qui va peut-être vous
intéresser.
Il lui traça alors une ligne verticale au sommet de laquelle descendait
une petite ligne oblique sur la droite, puis il traça une deuxième petite ligne
oblique parallèle à la première.
— Celle-ci, c’est la rune Ansuz. Elle représente la puissance. Mais c’est
aussi la rune du frêne.
— Du frêne ?
— Oui. Vous savez sans doute que c’est ce que signifie mon prénom,
Ash, en langue ancienne…
Elle lui adressa aussitôt un large sourire.
— Ansuz… J’aime beaucoup cette rune, Ash. Je les aime toutes, à vrai
dire.
— Donc, pour répondre à votre question, le monastère n’a pas eu que
des mauvais côtés. Le pire, c’était la solitude. Et être aussi loin à l’intérieur
des terres. L’océan m’a tellement manqué !
— Comme je vous comprends ! Mais dites-moi, Termarth n’est pas au
bord de la mer, ajouta-t-elle d’un air pensif. Vous vous plaisez là-bas ?
— J’aime beaucoup les habitants de Termarth.
Il lui caressa à nouveau le dos du bout des doigts et un long frisson
parcourut la colonne de Svea.
— Qu’ont-ils de spécial ?
— Je ne saurais vous dire. Je crois que je me sens à ma place là-bas.
— Je ne sais pas si vous avez entendu les rumeurs qui circulaient à une
époque sur la relation que vous entreteniez avec la princesse. On disait que
vous alliez l’épouser.
À ces mots, il redressa brusquement la tête.
— La princesse Anne ? demanda-t-il, visiblement surpris.
— Oui. Brand était furieux ! Il était tombé sous son charme et il s’est
senti menacé.
Ash lui adressa alors un sourire malicieux et se mit à lui caresser les
fesses. Doucement. Puis avec une certaine impatience.
— Il n’avait pourtant aucune inquiétude à avoir. Il n’y a jamais rien eu
entre la princesse et moi. Je crois que je préfère les natures un peu plus
sauvages, dit-il en l’embrassant. J’ai tellement hâte de voir s’exprimer votre
côté sauvage, ajouta-t-il d’une voix lourde de sous-entendus.
Il la fit basculer sur lui d’un geste. Elle était à sa merci, à présent.
— Cette fois, je vais vous toucher avec mes mains, Svea. Partout…
Ses mots allumèrent aussitôt en elle un désir enfiévré. Comme elle se
frottait doucement contre lui, il lui effleura le creux des fesses. C’était si
excitant…
— Ash, bredouilla-t-elle.
Mais elle n’avait plus peur. Les caresses intimes qu’il allait lui
prodiguer la rendaient au contraire folle de désir. Elle ne voulait pas le
décevoir. N’avait-il pas émis le souhait de découvrir son côté sauvage ?
— Vous êtes prévenue, Svea. J’ai bien l’intention d’explorer les
moindres recoins de votre corps.
Il fit alors glisser ses doigts vers son sexe puis introduisit son index
avec une lenteur terriblement excitante.
Elle s’agrippa d’instinct à ses épaules en laissant échapper un petit cri
de surprise.
— Tout va bien ? demanda-t-il en s’interrompant.
— Oui, fit-elle d’une voix étranglée.
Il entama un lent mouvement de va-et-vient avec son doigt. C’était si
enivrant qu’elle lui demanda de l’intensifier. Combien de temps
supporterait-elle cette délicieuse torture ? Qu’avait-il réellement en tête ?
— J’ai très envie de vous toucher ici, dit-il en augmentant encore la
pression. Avec mon corps, cette fois. Je vous promets que cela vous plaira.
Il se retira alors et se mit à lui caresser voluptueusement le minuscule
renflement qui lui donnait tant de plaisir. Puis, alors qu’elle se cambrait
pour lui faciliter la tâche, il introduisit à nouveau un doigt en elle. Ses
muscles intimes l’enserrèrent aussitôt et une onde de plaisir la parcourut,
l’excitant davantage encore.
Elle ne l’avait pas touché jusqu’à présent. Ne lui avait pas donné de
plaisir. Ash ne lui avait certes guère donné le choix, mais elle eut soudain
terriblement envie de lui procurer à son tour toutes les délicieuses
sensations qu’il lui faisait découvrir. Seulement elle ne savait pas comment
s’y prendre. Elle regretta soudain de ne jamais avoir écouté les femmes
dans la grande salle lorsque celles-ci discutaient ouvertement des choses
qu’elles faisaient à leurs maris et expliquaient en détail ce qu’ils préféraient.
Elle était bien trop intimidée pour se joindre à leurs conversations.
Svea se sentit ridicule tout à coup. Comment pouvait-elle éprouver une
telle appréhension ? Les doigts tremblants, elle se mit à lui caresser
l’entrejambe. La respiration d’Ash s’accéléra aussitôt.
— Ash, montrez-moi ce que je dois faire, murmura-t-elle. Je veux vous
donner du plaisir moi aussi. Montrez-moi ce que vous aimez…
Il ne se fit pas prier. Il se tortilla un instant sur le lit et se débarrassa en
toute hâte de son pantalon. Ils étaient complètement déshabillés, à présent.
Elle enroula ses jambes aux siennes et se réjouit de sentir sa peau nue
contre la sienne. Il lui prit ensuite doucement la main et l’enroula autour de
son membre érigé. Il l’embrassa tendrement dans le cou tout en lui montrant
comment faire glisser sa main sur son sexe. En entendant ses petits
grognements de plaisir, elle se détendit un peu et accéléra le mouvement de
va-et-vient qu’elle avait entamé. Puis elle le caressa du bout du pouce. Il lui
empoigna violemment les fesses et murmura :
— Svea, j’aime beaucoup ce que vous me faites…
Ils s’embrassèrent alors avec une telle ferveur que son corps frémit de
désir. Une intense chaleur entre les cuisses, elle s’allongea sur lui et se
frotta doucement les fesses contre son entrejambe.
Lisait-il dans ses pensées ? Il glissa rapidement ses doigts entre ses
boucles soyeuses, la caressa fiévreusement puis introduisit une nouvelle
fois son index en elle. L’humidité qui perlait autour de son doigt la rendit
folle d’excitation.
— J’ai envie de vous, Svea, dit-il soudain.
Elle s’étonna d’abord de l’intonation interrogative de sa voix puis
comprit. Il lui demandait de manière détournée si elle désirait aller plus
loin.
Son cœur se mit à cogner plus fort et une inquiétude sourde la saisit tout
à coup. Tout irait bien. Elle n’avait aucune raison de s’alarmer. Elle en avait
tellement envie. Leurs corps entrelacés roulèrent alors sur le lit et tandis
qu’il se tenait à présent au-dessus d’elle, elle entrouvrit les cuisses pour
l’inviter à s’introduire en elle.
— J’ai envie de vous, moi aussi, lui murmura-t-elle au creux de
l’oreille.
— Vous me faites confiance ?
Elle acquiesça puis l’embrassa fiévreusement.
Il prit son temps et la pénétra en douceur. Touchée au cœur par sa
délicatesse, elle se détendit un peu. Mais lorsque son membre dur s’insinua
plus profondément en elle, elle ressentit une vive douleur qui disparut aussi
vite qu’elle était arrivée. Ash s’immobilisa aussitôt. Sans doute à cause du
petit gémissement plaintif qu’elle avait laissé échapper.
— Tout va bien, Svea ?
— Oui.
— Préférez-vous que j’arrête ?
— Non.
Elle prit alors une profonde inspiration. Elle avait tellement envie que
son corps se relâche un peu et l’accueille avec délice.
— Ne vous arrêtez surtout pas, Ash, ajouta-t-elle dans un souffle.
Il la caressa alors tendrement et lui murmura au creux de l’oreille
qu’elle était incroyablement belle. Elle finit par se détendre et il
s’introduisit un peu plus profondément. Elle redouta un nouvel élancement
douloureux, mais ce fut au contraire une immense onde de chaleur qui la
traversa. Elle s’agrippa alors à ses épaules. Un désir insatiable s’était
emparé d’elle. Il la pénétra soudain d’un puissant coup de reins.
Entièrement.
— Svea… ?
— J’aime beaucoup ce que vous me faites, lâcha-t-elle dans un souffle.
Jamais elle n’aurait imaginé que l’union d’un homme et d’une femme
procure autant de plaisir. Toutes les nouvelles sensations qui l’assaillaient
étaient si exquises…
Il la fit rouler sur le ventre, la chevaucha et lorsqu’il s’introduisit à
nouveau en elle, elle ne put contenir le petit cri de plaisir qui monta en elle.
Elle écarta un peu plus les jambes et il intensifia ses coups de reins. Elle
était littéralement clouée au lit à présent. C’était son choix. Elle voulait
qu’il prenne possession de son corps. Elle ne désirait plus qu’une seule
chose désormais : que son bel amant à demi danois l’empale et l’emmène
sur les crêtes du plaisir intense qu’elle sentait monter en elle.
Il l’embrassa alors dans le cou puis lui saisit les hanches pour la plaquer
tout contre lui. Ne sachant plus où donner de la tête, elle s’agrippa aux
peaux de bête empilées au-dessus d’elle. Puis elle le sentit lui glisser ses
doigts entre les jambes. Que comptait-il faire ? Il lui pressa alors avec
fermeté le petit renflement qui pulsa aussitôt sous ses caresses, tout en la
pénétrant fougueusement dans un mouvement de va-et-vient d’une lenteur
calculée qui s’apparentait à une divine torture. C’était à peine soutenable.
Savourant les sensations grisantes qui la submergeaient, elle s’agrippa
au lit en prévision du pic de plaisir qui s’annonçait. Elle aurait voulu que cet
instant dure toujours, mais elle fut incapable de se maîtriser plus longtemps.
Ash intensifia alors les coups de reins et avec un cri rauque, elle laissa
éclater sa jouissance. Son corps fut aussitôt secoué de spasmes délicieux et
elle s’abandonna entièrement au sentiment de plénitude qui la submergea.
Chapitre 8

Lorsque Svea ouvrit les paupières le lendemain matin, les rayons du


soleil qui s’infiltraient par la cheminée inondaient la pièce. Elle étira ses
muscles légèrement endoloris avec une certaine allégresse et se remémora
avec gourmandise les plaisirs délicieux auxquels Ash l’avait initiée. Voilà
bien longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi légère ! Pressée de
recommencer, elle se tourna pour se blottir contre l’homme qui faisait battre
son cœur.
Mais il n’y avait personne à ses côtés.
Elle se redressa brusquement dans le lit pour parcourir la chambre des
yeux, mais elle dut rapidement se rendre à l’évidence. Ash n’était pas dans
la chambre. Si elle n’avait pas ressenti ces petits tiraillements entre les
jambes provoqués par les rapports intimes qu’elle avait eus avec lui, elle se
serait peut-être demandé si elle n’avait pas simplement rêvé. Cependant le
sourire un peu idiot qu’elle avait sur les lèvres ne trompait personne. Elle se
sentait merveilleusement bien ! Mais où était-il ? Avait-elle dormi trop
longtemps ? Pourquoi ne l’avait-il pas réveillée ?
Une inquiétude sourde lui contracta aussitôt l’estomac. Elle se leva d’un
bond, ramassa sa chemise de nuit roulée en boule par terre qu’elle enfila à
toute vitesse, avant de s’envelopper d’une couverture, au cas où elle
croiserait quelqu’un dans le couloir. Elle sortit de la chambre de son amant
sur la pointe des pieds en priant pour ne pas faire de rencontres gênantes en
chemin, puis se faufila jusqu’à la sienne. Ellette lui avait laissé des
vêtements propres qu’elle s’empressa de revêtir.
En entendant les bruits de la maisonnée, elle se sentit coupable d’être
restée si longtemps au lit. À Kald, elle était souvent la première à se lever.
Certains s’affairaient déjà dans la cour alors que d’autres faisaient un raffut
de tous les diables dans la grande salle. Elle dévala l’escalier en trombe
dans l’espoir de trouver Ash auprès du feu. Peut-être était-il en train de
préparer leurs montures en prévision de leur départ.
À peine avait-elle entrouvert la porte qu’elle tomba nez à nez avec
Ellette.
— Ah, vous voilà, Svea ! Vous avez faim ?
Svea secoua la tête.
— Je cherche Ash, enfin, Lord Stanton… L’avez-vous vu ?
— Cela fait déjà un petit moment qu’il est parti, ma belle, dit-elle d’une
voix désolée. Il m’a demandé de vous laisser dormir.
— Comment ?
Un sentiment de panique s’empara aussitôt de Svea. Il ne serait tout de
même pas parti sans elle ? Pas après la nuit qu’ils venaient de partager !
— Où est-il parti ? demanda-t-elle d’une voix étranglée.
— Ealdorman Buckley, Lord Crompton et Lord Fiske sont arrivés à
l’aube. Je ne m’y attendais pas. J’aurais préféré que Lord Stanton me
prévienne, j’aurais pu leur préparer quelque chose à manger. Quoi qu’il en
soit, Lord Stanton a déclaré qu’ils se rendaient tous à Termarth pour porter
assistance au roi et à ses amis. Il m’a dit de ne pas vous réveiller. Mais il
m’a demandé de vous laisser un message. Voyons, laissez-moi le temps de
m’en souvenir…
Le cœur battant, Svea se mordit nerveusement la lèvre.
— Ah oui, il m’a dit de vous dire qu’il savait très bien que vous auriez
aimé l’accompagner, mais il ne veut surtout pas qu’il vous arrive quelque
chose. Il pense qu’il vaut mieux que vous restiez ici jusqu’à son retour.
Vous êtes en sécurité à Braewood.
Un profond sentiment de trahison, acéré comme la pointe d’un couteau,
la transperça aussitôt. Sans parler de la rage qu’elle sentit monter en elle.
Ne formaient-ils pas une équipe ? N’avaient-ils pas élaboré un plan afin de
porter secours au roi et à leurs amis respectifs ? N’était-il pas prévu de le
mettre en œuvre ensemble ? Il avait choisi de partir sans elle.
Manifestement, il n’avait pas besoin d’elle. Comment osait-il la traiter
ainsi ?
Les jambes flageolantes, elle se laissa tomber sur un banc afin de
reprendre le contrôle de la situation. Elle était une femme, certes, mais elle
était avant tout une guerrière et était chargée de la protection de Kald. Elle
devait combattre pour son peuple et faire tout ce qui était en son pouvoir
pour sauver ses hommes. Jamais elle n’accepterait de rester sagement à la
maison comme le ferait une lady effarouchée. Ash croyait-il sincèrement
qu’elle allait attendre son retour en se rongeant les sangs ? Il n’avait pas le
droit de la priver de ce combat. Ne comprenait-il pas que son honneur
l’exigeait ? Si tel était le cas, il n’avait pas saisi qui elle était.
Après tout ce qu’ils avaient traversé ensemble, il aurait dû la désirer à
ses côtés. Sans parler de leurs ébats amoureux de la nuit précédente.
Comment pouvait-il supporter de la perdre de vue un seul instant ?
Ellette lui avait certainement dit la vérité. Ash se faisait du souci pour
elle et voulait assurer sa protection. Elle se sentit blessée, malgré tout.
Abandonnée.
Elle ne resterait pas les bras croisés ! Aucun homme ne pourrait la
contraindre à rester enfermée contre son gré. Et elle ne laisserait jamais
personne surveiller ses moindres faits et gestes. Ash pas plus qu’un autre. Il
avait certes fait tout son possible pour qu’elle lui accorde sa confiance et
s’était montré extrêmement prévenant avec elle, mais si c’était pour mieux
la laisser tomber par la suite, cela ne valait vraiment pas la peine. Le
sentiment de sécurité qu’il lui avait donné lui sembla complètement factice
tout à coup. La naïveté dont elle avait fait preuve lui sauta également aux
yeux. Il n’avait même pas eu la courtoisie de la réveiller avant de partir
pour lui dire au revoir. Ni de lui dire la vérité en face. Il avait préféré laisser
un message à son attention. Elle ne l’aurait pas cru capable d’une pareille
lâcheté.
Sa décision était prise. Elle partait sur-le-champ. Elle pourrait sans
doute les rattraper. Elle ne connaissait pas l’itinéraire qu’ils avaient
emprunté, mais une armée de cette importance avait nécessairement laissé
des marques sur le sol repérables à des lieues à la ronde. Elle savait qu’elle
risquait de s’exposer à toutes sortes de dangers en voyageant seule et à
découvert, mais elle refusait de rester là à ne rien faire. Elle n’allait pas
attendre des nouvelles qui mettraient peut-être des jours et des jours à leur
parvenir. Elle devait accepter de courir le risque de faire une mauvaise
rencontre. N’était-elle pas une redoutable guerrière ?
Elle se repassa en boucle dans sa tête ce qui s’était passé ces derniers
jours, cherchant en vain le moindre signe qui aurait pu laisser penser qu’il
n’avait jamais eu l’intention de l’emmener avec lui. « Nous nous rendrons
ensemble à Termarth. » Voilà les paroles qu’il avait prononcées en sa
présence. Et quand il avait dit « nous », elle en avait immédiatement
conclu qu’elle faisait partie du projet. Qu’avait-elle mal compris ? Avait-il
changé d’avis après lui avoir fait l’amour une bonne partie de la nuit ?
Cela ne changeait en rien le problème. Quelles que soient les raisons
pour lesquelles il avait quitté Braewood sans la prévenir, cela ne prouvait
qu’une seule et même chose : il n’avait pas été honnête avec elle. C’était
même bien pire que cela. Elle eut tout à coup le sentiment d’avoir été
utilisée. Elle se sentit soudain plus seule que jamais. Jamais plus elle ne le
laisserait avoir un tel impact sur le cours de son existence.
Elle engloutit le pain et le lait que lui avait gentiment préparés Ellette,
attacha sa cotte de mailles, enfila ses bottes puis pressa la pauvre femme de
questions. Quelle direction devait-elle prendre pour se rendre à Termarth ?
Combien d’hommes avaient accepté de se rallier à Ash pour aller secourir
le roi ? Elle fila ensuite en direction de l’écurie, et, avec une conviction
inébranlable, enfourcha la monture qu’on lui avait préparée.
Ellette lui avait bien entendu fait part de ses inquiétudes et avait fait tout
son possible pour la persuader de rester, mais Svea lui avait opposé un refus
catégorique. Rien ne pourrait plus lui faire changer d’avis. S’il devait lui
arriver quelque chose en chemin, elle se plierait à la volonté des dieux. Elle
aurait au moins tenté d’apporter sa pierre à l’édifice.
Dès que les portes de la forteresse furent franchies, elle éperonna sa
monture sans ménagement. Il n’y avait pas de temps à perdre ! Elle
retrouva rapidement la piste. Il suffisait de suivre les traces de sabots dans
la boue. Les paysages vallonnés qu’elle parcourut au triple galop offraient
un panorama d’une beauté à couper le souffle. Ce n’était hélas pas le
moment. Elle admirerait la vue une prochaine fois.
Depuis le temps qu’elle rêvait d’une chevauchée en solitaire ! Elle
éprouva soudain un incroyable sentiment de liberté. Elle devait pourtant
rester sur ses gardes. Il ne s’agissait pas d’une petite promenade dans les
environs de Kald. C’était vers un territoire ennemi qu’elle se dirigeait. Pour
autant, elle n’avait pas peur. Ash lui aurait sans doute reproché son
inconscience. Elle comprit soudain que malgré la colère qu’elle éprouvait
toujours à son encontre, elle gardait ancrée en elle une folle envie de le
retrouver et de se jeter dans ses bras. C’était effrayant, à bien y réfléchir.
Elle aurait voulu plonger les yeux dans les siens pour voir s’il partageait les
mêmes sentiments après la nuit torride qu’ils avaient passée ensemble. Elle
en était encore toute tourneboulée. Avait-il lui aussi été bouleversé ?
Regrettait-il ce moment d’égarement ? Elle ne l’aurait pas supporté.
Jamais elle n’oublierait le goût de ses lèvres sur les siennes, ni ses
mains fiévreuses qui avaient marqué sa peau au fer rouge. Quant à ses
caresses, elles lui avaient procuré un torrent de plaisir. Un violent désir
s’empara d’elle une nouvelle fois. N’avait-elle pas fait vœu de chasteté et
juré de rester célibataire ? Si elle avait tenu cette promesse qu’elle s’était
faite bien des années auparavant, elle aurait manqué quelque chose… Elle
se remémora en détail tout ce qu’il lui avait fait. Leurs ébats amoureux lui
avaient procuré un tel plaisir ! Jamais elle n’aurait imaginé ressentir des
sensations aussi délicieuses. Le pire, c’était qu’elle ne pourrait sans doute
plus s’en passer.
Elle n’aurait pas dû penser à lui en ces termes. Il lui devait une
explication. Et ses plus plates excuses. Ne méritait-elle pas davantage de
considération ? Ash l’avait profondément blessée en l’abandonnant comme
il l’avait fait, et par expérience, elle savait qu’elle ne guérirait pas
facilement. Il s’était montré à la fois gentil, prévenant et rassurant, mais il
l’avait ensuite traitée avec une incroyable condescendance. De toute
évidence, il ne voulait pas combattre à ses côtés. Ne la pensait-il pas à la
hauteur ? À moins qu’il n’ait tout simplement honte d’elle ? Sa présence
l’embarrassait-elle ?
Elle eut beau tourner et retourner le problème dans sa tête, elle ne
trouva pas de réponses à ses questions.
Lorsqu’une certaine fatigue commença à se faire sentir et que la faim se
mit à la tenailler, elle comprit que l’après-midi était entamé depuis un long
moment déjà. Elle n’avait encore jamais parcouru une telle distance à
cheval sans faire la moindre pause. Sa monture devait trouver le temps long
elle aussi. Svea se serait volontiers arrêtée au bord des haies chargées de
baies qu’elle était en train de longer, mais le temps lui manquait. Elle devait
absolument les rattraper. Elle repensa alors avec un pincement au cœur à ce
moment hors du temps qu’elle avait passé avec Ash à se délecter du jus
sucré et acidulé des mûres.
Les larmes lui montèrent aussitôt aux yeux. Tout cela n’avait pas de
sens. Comment une seule nuit dans ses bras pouvait-elle l’avoir perturbée à
ce point ? Elle passa alors non loin d’un troupeau de vaches et aperçut de
jeunes veaux en train de téter goulûment leurs mères. Un torrent d’émotions
la submergea une nouvelle fois. Cela signifiait-il vraiment qu’elle aimerait à
son tour avoir un enfant et un époux à chérir ?
La direction que ses pensées étaient en train de prendre avait quelque
chose d’effrayant. Une nuit dans le lit d’un homme avait suffi à lui faire
entrevoir le bonheur qu’elle éprouverait si elle se mariait et avait des
enfants ! Des choses qui n’adviendraient pourtant jamais. C’était
consternant. Ash ne lui avait-il pas confié lui aussi qu’il était opposé au
mariage et ne désirait pas d’enfants ? Ne lui avait-elle pas répété la même
chose ? Elle perdait la tête. D’autant qu’elle était probablement stérile. Il
fallait se rendre à l’évidence. Elle ne passerait pas d’autre nuit entre ses
bras. N’était-ce pas ce qu’elle lui avait suggéré en s’introduisant dans sa
chambre ? Juste une nuit.
Svea prit une profonde inspiration. Elle devait absolument mettre un
peu d’ordre dans ses idées et s’en tenir aux faits. Ash avait reçu une
éducation empreinte de violence et d’humiliations, et personne ne s’était
jamais réellement occupé de lui. Ellette faisait sans doute figure
d’exception, mais Ash n’avait que rarement l’autorisation de séjourner à
Braewood. N’y avait-il pas simplement un petit garçon perdu et mal dans sa
peau caché derrière l’image du chef de guerre plein d’assurance ?
L’affection qu’elle lui portait pouvait-elle avoir une quelconque influence
sur les traumatismes liés à son enfance ?
Elle avait commencé à l’apprécier alors qu’elle le croyait saxon. Et
lorsqu’elle avait découvert qu’il était en partie danois, les sentiments qu’elle
éprouvait à son égard s’étaient encore renforcés et un violent désir s’était
emparé d’elle. Pourquoi ses parents n’étaient-ils pas parvenus à l’aimer ?
Pourquoi l’avaient-ils rejeté en bloc ? Svea laissa échapper un soupir
agacé. Ses pensées s’étaient une nouvelle fois égarées. Si elle attisait la
colère qu’elle éprouvait envers Ash, peut-être cesserait-elle enfin de lui
trouver mille et une excuses ?
En découvrant les braises encore fumantes d’un grand feu de camp, elle
se sentit un peu plus légère. Elle touchait enfin au but.
— Encore un petit effort, nous allons bientôt nous arrêter, promit-elle à
son cheval qu’elle avait conscience de ne pas ménager.
Ils reprirent aussitôt la route. Ses jambes lui faisaient atrocement mal à
présent. Elle avait certainement trop pressé ses genoux contre les flancs de
sa monture. À moins que les ébats de la nuit précédente n’y soient eux aussi
pour quelque chose…
Dire qu’elle avait espéré un peu d’aventure pendant l’absence de Brand.
Elle était servie !
Elle eut tout à coup le mal du pays. Son frère lui manquait beaucoup.
Elle aurait tellement voulu le voir, lui parler de sa relation avec Ash et lui
raconter tout ce qu’ils avaient traversé ensemble. Elle lui aurait également
fait part de la joie qui l’animait et de la frustration qui lui vrillait le cœur.
Brand l’aurait sans doute aidée à résoudre ses problèmes.
Les hauts remparts argentés du château de Termarth surgirent tout à
coup à l’horizon. Cela lui parut aussitôt de mauvais augure. La dernière fois
où elle était venue ici, des choses affreuses lui étaient arrivées. Et cela avait
profondément modifié le cours de son existence. Il fallait toutefois garder
espoir. La victoire était encore possible. De terribles souvenirs lui revinrent
malgré tout en tête et se mêlèrent aux événements tragiques survenus
quelques jours plus tôt. Les souffrances infligées à ses hommes par Crowe
et le frère de ce dernier, notamment. Ces monstres la hantaient.
Ash et ses troupes ne devaient plus être loin, songea-t-elle pour se
rassurer. Ils apparurent alors à l’horizon comme par enchantement. Elle
aperçut d’abord leurs drapeaux et leurs bannières qui flottaient au vent aux
abords d’une barbacane édifiée sur un pont. Ils étaient en train d’installer le
campement pour la nuit. Les soldats semblaient s’activer en tous sens.
Certains montaient les tentes tandis que d’autres se chargeaient d’allumer
de grands feux.
Elle se redressa aussitôt sur sa monture et releva fièrement le menton.
Elle avait réussi. Elle allait lui montrer de quoi elle était capable !
Son cheval partit sur-le-champ au galop, comme s’il avait compris lui
aussi qu’ils avaient enfin atteint leur destination. Svea tira doucement sur
les rênes pour l’inciter à ralentir. Elle n’était pas pressée à ce point. Elle
n’était même pas certaine de vouloir se montrer. Que dirait Ash en la
voyant ? Elle se sentit terriblement nerveuse tout à coup.
Quelque chose lui disait qu’il n’apprécierait peut-être pas son arrivée au
camp. Il lui reprocherait sans doute de ne pas avoir respecté ses ordres. Ou
d’avoir voyagé seule sur une aussi longue distance. Peut-être même qu’il la
traiterait d’écervelée et la blâmerait pour l’imprudence dont elle avait fait
preuve. Mais pourquoi se préoccuperait-elle des critiques qu’il lui
adresserait ? Elle ne lui devait rien, après tout. N’était-elle pas en colère
contre lui ?
Et qu’il n’aille surtout pas s’imaginer qu’elle avait fait tout ce trajet à un
rythme effréné pour lui ! Cela aurait été de la folie. Ce n’était pas son
genre, du reste. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’un accès de rage s’était
emparé d’elle en apprenant qu’il était parti sans elle au petit matin. Elle
n’avait toujours pas décoléré. Elle devait impérativement garder en tête son
objectif. Sauver ses hommes. Voilà ce qu’elle était venue faire. Si elle avait
parcouru une telle distance au péril de sa vie, c’était uniquement pour se
battre.

Le camp était en pleine effervescence. Ash avait ordonné à ses hommes


d’ériger des tentes pour la nuit tandis qu’il passait en revue les différents
moyens de pénétrer à l’intérieur du château de Termarth en compagnie des
lords qui dirigeaient les opérations avec lui.
Il connaissait les lieux mieux que quiconque. Tout lui était familier, les
portes dérobées, mais également les moindres fissures et interstices qui
pourraient être utilisés par les mutins pour leur lancer des projectiles. Il
aurait préféré ne pas se retrouver dans une situation telle que les précieuses
informations dont il disposait lui seraient vitales, mais il n’avait guère le
choix. Sauver le roi était désormais son unique priorité.
Mais ce qui le préoccupait le plus, c’était la concentration qui lui faisait
cruellement défaut depuis qu’ils avaient quitté Braewood. Il lui était
impossible de chasser les pensées qui le ramenaient sans cesse vers la nuit
fabuleuse qu’il avait passée avec Svea. Leurs deux corps s’étaient si
parfaitement accordés… Jamais il n’avait ressenti un tel plaisir dans les bras
d’une femme.
Il avait sans doute tout gâché en quittant Braewood sans la prévenir. La
savoir furieuse contre lui le rendit tout à coup fou de douleur.
Particulièrement après les plaisirs intimes qu’ils avaient partagés et le lien
très fort qui était en train de se tisser entre eux. Il ne lui avait pas même dit
au revoir. Il savait qu’elle aurait voulu se joindre à eux pour porter secours à
ses amis. Elle ne lui pardonnerait pas de l’avoir tenue à l’écart.
Quel mal il avait eu à prendre cette décision ! Lorsqu’elle s’était
assoupie après leur nuit d’amour, il n’avait pu trouver le sommeil et l’avait
regardée dormir. Il avait encore en tête ses longs cheveux blonds
magnifiques qui retombaient en cascade sur ses épaules nues et lui
encadraient si joliment le visage. Cette femme était d’une perfection quasi
divine. Il avait alors compris qu’il ne pourrait jamais l’emmener se battre.
C’était peut-être égoïste de sa part, mais la simple pensée qu’elle puisse
être blessée lors des combats lui était insupportable. C’était sans doute
mieux ainsi. Il était si soulagé de la savoir en sécurité à Braewood ! En
comparaison, la peine qu’il lui avait causée en ne l’emmenant pas avec lui
et le crève-cœur que cela représentait étaient un faible prix à payer. Il
préférait également ne pas avoir à se soucier d’elle à chaque instant. Il avait
besoin de rester concentré sur la lourde tâche qui lui incombait.
En théorie, du moins. Car en pratique, il était incapable de fixer son
attention sur l’attaque qu’il devait lancer le lendemain matin. Il pensait sans
cesse à la douceur des seins de Svea au creux de ses mains, à son corps qui
frissonnait lorsqu’il le parcourait avec sa langue et au plaisir intense qu’il
avait ressenti en unissant leurs deux corps. Lorsque tout serait terminé et
qu’il rentrerait à Braewood, il espérait lui faire comprendre les raisons qui
avaient motivé sa décision. Lui pardonnerait-elle alors son départ
précipité ? Et s’ils étaient victorieux et sauvaient tous les prisonniers, peut-
être même qu’elle serait fière de lui…
Une certaine agitation au niveau de la porte de la barbacane attira
brusquement son attention. Il se releva d’un bond et se fraya un chemin
parmi les soldats pour aller voir ce qui se passait. Ces derniers s’écartèrent
aussitôt sur son passage. La main sur le pommeau de son épée, il s’avança
en bombant légèrement le torse.
À la fois choqué et ravi, il écarquilla les yeux sans qu’aucun son puisse
sortir de sa bouche.
Svea !
Les hommes se massèrent aussitôt autour d’elle tout en la reluquant
entre deux éclats de rire. Tous semblaient jouer des coudes pour l’aider à
descendre de cheval. Des mots de bienvenue fusèrent de toutes parts.
Le souffle coupé, Ash battit plusieurs fois des paupières. Lorsqu’il
ouvrit les yeux à nouveau, des frissons lui parcoururent tout le corps. Dans
sa tenue de guerrière, Svea incarnait à la fois la force et la beauté. Elle était
époustouflante. Devait-il pour autant se réjouir de l’avoir retrouvée et de ne
plus être séparé d’elle ?
— Je suis venue voir Lord Stanton, lança-t-elle aux hommes d’une voix
pleine d’assurance.
Il eut soudain très envie de se jeter sur elle, de la prendre dans ses bras
et de la serrer fort contre son cœur, et qu’ils se jurent de ne plus jamais se
quitter.
Il croisa alors son regard et recouvra instantanément la raison. Le feu et
la glace. Voilà l’image qui lui vint aussitôt en tête. Elle semblait furieuse
contre lui. Que faisait-elle si loin de Braewood ? Avait-elle complètement
perdu la raison ? Ash sentit une colère noire monter en lui. Doublée d’un
désir fou pour cette femme à la beauté ravageuse.
— Svea, que faites-vous ici ? lui demanda-t-il d’une voix exaspérée.
Comment osait-elle contrevenir à l’ordre qui lui avait été donné de ne
pas quitter Braewood ? Quelle femme obstinée ! Elle était décidément
incontrôlable ! N’avait-elle rien appris en sa compagnie ? N’avait-elle pas
conscience de mettre sa sécurité en péril en voyageant seule sur une
distance pareille ?
— Je suis venue me battre. Et sauver mes hommes.
Le sentiment de déception fugace qu’il ressentit le troubla. Il aurait tant
aimé qu’elle lui dise qu’elle était venue le retrouver. Mais l’indignation
reprit rapidement le dessus. Il crispa la mâchoire sous l’effet de la colère.
— Je vous avais demandé de rester à Braewood, il me semble.
— Je crois vous avoir déjà répondu que je n’avais pas d’ordre à recevoir
de votre part.
Les exclamations de surprise de ses hommes en entendant Svea lui
parler de la sorte firent monter sa colère d’un cran.
Il adressa aussitôt un petit signe de tête à son écuyer pour lui demander
de s’occuper du cheval de Svea. Puis il agrippa celle-ci fermement par le
bras et l’entraîna sur le pont, loin des oreilles indiscrètes.
Lorsque les soldats comprirent que leur chef s’occupait de la nouvelle
arrivante, ils se dispersèrent rapidement et reprirent leurs activités. C’était
mieux ainsi. Il devait absolument parler à Svea. Et il ne tenait pas à la
réprimander devant témoins.
À peine s’étaient-ils un peu éloignés qu’elle se dégagea vivement de
son emprise et pointa un doigt menaçant dans sa direction. Ses grands yeux
bleus étincelèrent de colère.
— Comment avez-vous pu me faire une chose pareille ? dit-elle d’une
voix enragée qui le fit frémir. Vous m’avez menti, Ash ! Vous m’avez fait
croire que nous irions sauver nos hommes ensemble et vous êtes ensuite
parti sans même me prévenir.
— J’ai changé d’avis…
— Et de quel droit ? Tout ne tourne pas autour de vous, vous savez. Il
s’agit peut-être de vos hommes mais aussi des miens. Et de votre roi. Je me
bats aussi bien que les soldats que vous avez sous vos ordres, vous l’avez
reconnu vous-même. Et vous avez besoin de tous les guerriers qui acceptent
de se rallier à vous. Alors pourquoi m’avez-vous sciemment tenue à
l’écart ?
— Vous le savez très bien ! s’emporta-t-il. Je ne veux pas que vous
combattiez.
Il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour assurer la sécurité de Svea.
N’avait-il pas préféré lui sauver la vie alors que le roi en personne courait
un grand danger ?
— Et je ne veux pas vous voir au milieu de tous ces guerriers. Ni dans
le campement ni sur le champ de bataille. C’est bien trop dangereux.
— Ce choix ne vous appartient pas, Ash, répliqua-t-elle avec
véhémence.
— Ce n’est pas un endroit pour une femme, ajouta-t-il d’une voix
sourde.
— « Pas un endroit pour une femme » ?
Elle répéta mot pour mot ce qu’il venait de dire d’un ton scandalisé qui
lui fit froid dans le dos.
— C’est effectivement mon avis sur la question. J’ai commis une grave
erreur en acceptant que vous nous accompagniez jusqu’à la lisière de la
forêt après les noces de votre frère et de la princesse. J’aurais dû rester sur
mes positions et refuser votre proposition. Je regrette tellement cette
décision. Il suffit de voir les conséquences qui en ont découlé…
Elle le regarda d’un air effaré.
— Vous n’auriez jamais dû quitter votre clan ce matin-là, reprit-il d’une
voix sifflante. Depuis lors, les catastrophes n’ont cessé de s’abattre sur
nous.
— Et vous pensez que la faute m’en incombe ?
— Je vous prierai de parler moins fort, dit-il, terriblement agacé tout à
coup.
Les soldats risquaient d’entendre leurs éclats de voix. Svea ne
comprenait-elle pas que le moment était mal choisi pour provoquer un
scandale ?
Il marqua une pause.
— Ce n’est pas votre faute, Svea, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
Mais votre présence parmi nous représente une responsabilité
supplémentaire, comme je me tue à vous le répéter depuis le début.
Pourquoi refusez-vous de regarder la réalité en face ? Jetez donc un œil
autour de vous ! Vous fragilisez notre groupe.
Elle se recula d’un pas, les yeux exorbités par les paroles qu’il venait de
prononcer.
— Je fragilise votre groupe ?
Manifestement, il l’avait blessée. Il n’en avait nullement eu l’intention,
mais il s’était laissé emporter par la colère qui s’était emparée de lui. Il lui
en voulait tellement d’avoir quitté Braewood sans escorte ! N’avait-elle pas
conscience des risques qu’elle encourait ? Il n’en revenait toujours pas.
Comment avait-elle pu parcourir une telle distance seule ? C’était un
nouvel exemple du manque de discernement qui la caractérisait. Et s’il lui
était arrivé quelque chose en chemin ? Il ne l’aurait pas supporté. À quoi
pensait-elle en franchissant ensuite l’entrée d’un campement rempli de
soldats ? Des hommes uniquement…
À moins de constamment garder un œil sur elle, il ne pourrait assurer sa
sécurité. C’était tellement égoïste de la part de Svea. Il allait passer son
temps à la surveiller à présent. Et ce n’était pas une bonne chose pour sa
santé mentale. Comment ferait-il pour contrôler le désir qu’elle lui
inspirait ? Sans parler de la bataille imminente qui les attendait. Il devait
absolument se concentrer sur la direction de cette opération. Mais il y avait
plus inquiétant encore. Il ne pourrait sans doute pas assurer la protection
permanente de Svea au cours des combats à venir. Cette pensée le terrifia.
S’il lui arrivait quelque chose, jamais il ne se le pardonnerait.
Elle fondit sur lui sans prévenir, le menton fièrement relevé.
— Dites-moi, Ash, est-ce que je représente réellement un point faible
dans le combat que nous allons mener pour sauver votre roi et nos
hommes ? Ne suis-je pas plutôt un point faible pour vous ? C’est sans
doute plus simple de rejeter la faute sur moi ! J’aimerais tout de même
savoir quelque chose. Agissez-vous de la sorte avec toutes les femmes que
vous couchez dans votre lit ? Leur faites-vous l’amour avant de les quitter
sans même un au revoir ?
— Svea ?
Ils se retournèrent tous les deux en direction de la voix familière qui
venait de les interrompre. Svea laissa échapper un petit cri de surprise.
L’expression de son visage oscilla entre la stupéfaction et l’allégresse, puis
toute trace de colère disparut et son visage s’illumina brusquement.
— Brand !
Elle se jeta aussitôt dans les bras de son frère, qui la serra fort contre lui.
Un pincement de jalousie prit Ash à la gorge. La scène qui se déroulait sous
ses yeux était exactement celle dont il avait rêvé. Mais c’était dans les bras
de son frère que Svea s’était précipitée, et non les siens.
— Salut, sœurette.
Ash pria intérieurement pour que le guerrier danois n’ait pas entendu
leur dispute. Brand ne serait sans doute pas très heureux d’apprendre qu’il
avait séduit sa sœur. Il comprit tout à coup qu’il s’était comporté comme
une brute. Il était d’accord avec la vision des choses que Svea lui avait
exposée, à bien y réfléchir. Il lui avait fait l’amour puis l’avait quittée sans
lui donner la moindre explication, ni même prendre congé. C’était d’une
lâcheté peu commune. Il avait pourtant agi ainsi pour son bien.
Il s’en voulait autant qu’il lui en voulait, à vrai dire. Se disputer avec
elle était bien la dernière chose dont il avait envie. Et il ne pensait pas un
mot de ce qu’il lui avait lancé à la figure, au demeurant. Il ne regrettait pas
qu’elle les ait accompagnés jusqu’à la lisière de la forêt. Sans cela, ils
n’auraient jamais passé la folle nuit d’amour qu’ils avaient partagée la
veille. Pour rien au monde il n’aurait effacé ce merveilleux souvenir.
— J’aurais dû deviner que c’était toi quand j’ai entendu des éclats de
voix en franchissant l’entrée du campement, dit Brand en riant.
— Que fais-tu ici, Brand ? lui demanda-t-elle, un large sourire aux
lèvres.
— En débarquant à Rainhill, nous avons appris la situation critique dans
laquelle se trouvait le roi. Nous avons immédiatement pris la décision
d’écourter notre lune de miel. Je suis revenu aussi vite que possible. Anne
s’inquiète beaucoup pour son père. Nous nous faisons tous du souci, à vrai
dire. On m’a également expliqué ce qui est arrivé à Kar et Sten.
Svea hocha la tête et battit plusieurs fois des paupières. Probablement
pour chasser les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Et toi ? Que fais-tu ici ? demanda Brand.
— Je me posais justement la même question, remarqua Ash d’une voix
morne.
Le guerrier le fixa alors de ses grands yeux bleus, ce qui mit Ash
particulièrement mal à l’aise.
— C’est bien ce que j’ai cru entendre.
Brand les observa à tour de rôle avec un haussement de sourcils, comme
s’il cherchait une réponse à une question qu’il n’avait pas posée.
— J’étais justement en train d’expliquer à Svea qu’une femme n’avait
rien à faire sur un champ de bataille, dit Ash du ton le plus neutre possible.
Il se félicita tout bas d’être un véritable expert dans l’art de dissimuler
ses émotions.
Un silence gêné s’ensuivit.
— Pourriez-vous lui faire entendre raison ? ajouta-t-il dans un souffle.
Brand fronça aussitôt les sourcils.
— Je croyais que vous aviez vu ma sœur combattre, Lord Stanton ?
— C’est effectivement le cas.
— Svea est l’une des meilleures guerrières de Kald, reprit Brand, une
lueur de fierté dans les yeux.
— Je n’en doute pas. Pour autant, je préférerais la savoir en sécurité à
Braewood.
— Vraiment ?
Les lèvres de Brand s’étirèrent brusquement en un large sourire. Puis il
lui jeta un regard entendu comme s’il avait compris où Ash voulait en venir.
— Eh bien, elle est là maintenant et nous ne pouvons plus y changer
grand-chose, me semble-t-il. Allez, viens, petite sœur, ajouta-t-il en
s’adressant à Svea.
Il lui passa un bras autour des épaules et l’entraîna en direction du
campement.
— Allons boire une bonne bière, Svea. Je suis tellement heureux de te
voir ! Et peut-être que tu pourras satisfaire ma curiosité en m’apprenant ce
que Lord Stanton et toi avez fait ces derniers jours ?

Ash, les lords et les hommes originaires de Kald qui accompagnaient


Brand, tous étaient rassemblés autour d’un grand feu. Svea avait dévoré un
énorme bol de ragoût dans la tente réservée à la confection des repas où
Brand l’avait immédiatement emmenée en entendant l’estomac de sa sœur
crier famine. Puis il avait demandé à quelques hommes de déplacer leurs
affaires pour qu’elle puisse s’installer seule dans une tente. Il venait juste de
la présenter aux lords.
Svea était folle de joie. Brand lui avait tellement manqué ! Elle était
désolée d’apprendre qu’il avait prématurément interrompu sa lune de miel,
mais elle savait également qu’avec Brand à leurs côtés, ils auraient une
chance supplémentaire de l’emporter sur leurs adversaires et de porter
secours à leurs hommes et au roi. Son frère l’avait également rassurée sur la
situation qui régnait à Kald. Tout le monde était sain et sauf. Elle avait sans
doute sous-estimé l’inquiétude qui la rongeait depuis l’attaque qu’ils
avaient subie. Mais s’il était arrivé quelque chose aux habitants de Kald
durant son absence, elle en aurait pris la pleine responsabilité.
Elle avait tout raconté en détail à son frère. Leur départ de Kald,
l’embuscade qui leur avait été tendue, la façon dont Ash lui avait sauvé la
vie par deux fois et la décision de foncer en direction de Braewood pour
lever le fyrd. Elle avait juste omis quelques détails sans importance… À
quoi bon lui raconter qu’elle était en train de tomber amoureuse, qu’elle
avait échangé des baisers enfiévrés avec Ash et qu’elle ne s’était pas remise
de l’intensité de leurs ébats amoureux…
Ash se trouvait de l’autre côté du feu. Elle l’observa à la dérobée. Il lui
parut plus maussade et soucieux que jamais. La façon dont il l’avait
froidement réprimandée un peu plus tôt lui avait glacé le sang. Elle savait
qu’il lui en voulait de lui avoir désobéi. Elle en comprenait même les
raisons. Mais elle continuait à lui en vouloir. Beaucoup. De l’avoir laissée à
Braewood pour commencer, alors qu’elle avait bien le droit de participer au
combat. Les propos blessants qu’il lui avait ensuite tenus dès son arrivée au
campement n’avaient pas arrangé les choses.
Pensait-il réellement ce qu’il lui avait lancé à la figure ? Regrettait-il
sincèrement tout ce qui s’était passé entre eux ?
Leurs regards se croisèrent par-dessus les flammes et Svea sentit
aussitôt une douce chaleur lui embraser le corps. Ash se mit à caresser
distraitement du bout du pouce la dent de lion de mer en pendentif qu’elle
lui avait offerte. C’était le seul homme à ne pas boire de bière. Désormais,
elle respectait la maîtrise dont il était capable, même si cela pouvait avoir
un côté un peu assommant. Car la discipline et la retenue dont il faisait
preuve l’avaient sans doute aidée à lui accorder sa confiance et à le laisser
s’approcher d’elle. Était-ce pour cela qu’elle s’était sentie en sécurité
lorsqu’il avait touché et exploré son corps ? Alors pourquoi avait-elle
également terriblement envie de fracasser le mur d’autorité qu’il avait édifié
ainsi que les règles et règlements en tous genres qui semblaient régir sa
vie ? Elle aurait donné cher pour le voir perdre le contrôle en sa présence.
Des guerriers se mirent à raconter des histoires autour du feu. Comme
elle aimait l’ambiance de franche camaraderie qui s’instaura alors ! Elle
faisait à nouveau partie du clan des combattants. Elle remarqua d’ailleurs
que Lord Fiske, qui se trouvait sur sa gauche, cherchait à l’impressionner en
racontant des blagues plus fantasques les unes que les autres. Plus elle riait
de bon cœur, plus il en rajoutait. Ash s’essuya tout à coup frénétiquement
les paumes de main sur les cuisses puis se leva pour attiser le feu avec une
vigueur parfaitement inutile avant de se rasseoir.
L’espace d’un instant, elle crut déceler un éclair de jalousie dans ses
yeux.
Quelle torture c’était de ne pas pouvoir lui parler ni le toucher alors
qu’il se trouvait à quelques mètres de distance à peine ! Elle aurait
tellement aimé savoir à quoi il pensait. Même si cela lui en coûtait, elle
reconnaissait volontiers qu’elle rêvait de se blottir à nouveau dans ses bras.
Elle n’avait aucune idée de la façon dont les événements se dérouleraient le
lendemain sur le champ de bataille. Elle eut tout à coup l’impression que
chaque seconde comptait. N’avait-elle pas déjà perdu un temps précieux en
s’isolant comme elle l’avait fait toutes ces années ?
Même si elle se réjouissait qu’il soit parvenu à rallier des troupes pour
combattre, elle eut tout à coup très envie de se retrouver seule avec lui. Les
sentiments qui la traversèrent à cette pensée n’avaient aucun sens.
Comment pouvait-elle ressentir du désir pour cet homme tout en éprouvant
une telle colère à son encontre ?
Elle se frotta doucement le visage et se sentit tout à coup accablée de
fatigue. La journée risquait d’être longue le lendemain. Elle se leva
promptement et prit congé de ses compagnons.
— Avez-vous besoin d’aide pour retrouver votre chemin dans
l’obscurité ? demanda Lord Fiske en se levant à son tour. Je serais ravi de
vous escorter jusqu’à votre tente.
À ces mots, tel un animal sauvage prêt à fondre sur sa proie, Ash se leva
d’un bond. Brand l’attrapa aussitôt par l’épaule pour lui glisser quelques
mots qui parurent l’apaiser un peu.
— Ne vous donnez pas cette peine, Lord Fiske, dit Brand en se levant
calmement, je vais me coucher et en profiter pour accompagner ma sœur
jusqu’à sa tente.
Svea glissa sa main sous le bras de son frère sans demander son reste et
le laissa l’entraîner à l’écart du groupe à la recherche de la tente qui lui
avait été attribuée. Mieux valait éviter que les lords comprennent la réaction
quelque peu disproportionnée qu’avait eue Ash quelques instants plus tôt.
— Ça va aller ? lui demanda Brand, l’air soucieux tout à coup.
Elle était si heureuse de le savoir près d’elle. Cela la conforta dans
l’idée qu’elle avait eu raison de rejoindre les rangs des combattants. Elle
pourrait enfin régler son compte à l’homme qui avait lâchement assassiné
leur père et ils seraient vengés de l’immense tort que cette brute avait causé
à leur famille.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Brand n’avait jamais cessé de
s’occuper d’elle. Elle lui était tellement reconnaissante. Elle savait qu’il se
sentait toujours coupable des atrocités qu’elle avait subies à Termarth et
regrettait de ne pas avoir pu la secourir. Quand allait-il se libérer enfin de ce
poids ? N’avait-il pas lui aussi beaucoup souffert de la perte de leurs deux
parents ? Mais cela ne l’avait pas empêché de prendre grand soin d’elle.
Non seulement il lui avait appris tout ce dont elle avait besoin pour devenir
une femme indépendante, mais il n’hésitait pas à lui exprimer l’amour qu’il
avait pour elle chaque fois qu’il en avait l’occasion. Elle mesurait la chance
qu’elle avait.
— Tout ira très bien, Brand, ne t’inquiète pas.
Elle le prit dans ses bras et le serra fort avant de lui souhaiter une bonne
nuit.
Depuis la mort de leur père, Brand était le seul homme dont elle avait
eu besoin. Elle s’aperçut soudain que les choses étaient sans doute en train
de changer. Elle n’avait peut-être plus autant besoin de lui. Il était grand
temps de le libérer de ses obligations envers elle. Il devait s’occuper d’Anne
à présent. Et des enfants qu’ils auraient tôt ou tard. Il lui tardait d’avoir des
neveux et nièces. Comme elle allait s’amuser avec eux ! Puisqu’elle-même
n’aurait jamais d’enfants, elle chérirait ceux de son frère et de son épouse.
Brand avait déjà parcouru quelques mètres lorsqu’il s’immobilisa puis
pivota tout à coup sur ses talons.
— Svea ? Je sais que cela ne me regarde pas, mais j’aimerais malgré
tout te donner un petit conseil. Ne sois pas trop dure envers Lord Stanton.
Je sais que tu lui en veux de t’avoir laissée à Braewood et d’avoir cherché à
te tenir à l’écart du combat qui nous attend demain, mais je suis persuadé
qu’il a à cœur de défendre tes intérêts.
— J’en ai parfaitement conscience, Brand.
Son frère lui avait assuré qu’Ash était un homme d’une bonté et d’une
droiture exceptionnelles lorsqu’il lui avait demandé d’escorter le roi et ses
hommes jusqu’à la forêt. Il lui avait même demandé d’être gentille avec lui.
Elle savait que Brand faisait généralement preuve d’une grande justesse
dans son jugement. Mais elle n’avait pu dissimuler la contrariété que lui
causait la perspective d’escorter cet homme. Un Saxon, de surcroît. Elle
avait même songé à se rebeller. Les choses avaient bien changé ! Sans
doute parce que désormais elle connaissait ses craintes les plus secrètes.
Elle savait également le plaisir intense qu’elle pouvait lui donner en le
laissant prendre possession de son corps…
— Je sais que tu tiens à combattre, Svea. Et je n’ai pas l’intention de
t’en empêcher. Nous avons besoin de nos meilleurs éléments. Mais je sais
également à quel point je tiens à Anne et je ne crois pas que je supporterais
de la savoir ici. Ce que j’essaye de te dire, Svea, c’est que je comprends
exactement ce que Lord Stanton ressent.
— Je ne vois pas où tu veux en venir, Brand.
Son frère avait-il deviné la nature de la relation qu’elle entretenait avec
Ash ?
— J’essaye juste de te faire comprendre qu’il a peut-être de bonnes
raisons d’agir comme il le fait. Lorsque tu tiens à quelqu’un, tu fais tout ce
qui est en ton pouvoir pour protéger cette personne. Ne reste pas fâchée
contre lui trop longtemps. La vie est courte, tu sais.
La gorge nouée, elle acquiesça. Au fond, elle savait bien qu’il avait
raison.
— Bonne nuit, Svea.
Elle le regarda s’éloigner puis poussa un profond soupir avant de
soulever la toile de sa tente. Une main s’abattit aussitôt sur son bras et la
força à faire volte-face avant même d’avoir eu le temps de réagir.
Ash.
Un vif sentiment d’allégresse la saisit, mais elle masqua instantanément
la joie qu’elle ressentit en le voyant. Elle ne voulait pas lui montrer comme
elle était heureuse de le retrouver. Son amour-propre n’y était pas encore
disposé.
— Que… ?
Il l’attira aussitôt contre lui, la serra fort dans ses bras avant de coller sa
bouche contre la sienne. Elle savait qu’elle aurait dû le repousser, mais elle
n’en trouva pas la force. Son étreinte lui fit aussitôt perdre pied. Il
l’embrassa avec une telle fougue qu’elle comprit à quel point lui aussi avait
besoin d’elle. Il lui fut impossible de lutter. Ses résolutions s’envolèrent en
un clin d’œil et elle s’abandonna totalement à lui. C’était si bon de se
retrouver à nouveau dans ses bras !
Lorsqu’ils reprirent enfin une bouffée d’air, elle comprit qu’elle devait à
tout prix s’écarter de lui.
— Je vous en veux toujours, murmura-t-elle.
Mais il se plaqua contre elle avec un empressement plus vif que jamais.
De toute évidence, il n’avait pas l’intention de la laisser partir.
— Moi aussi, répliqua-t-il en l’embrassant sur les lèvres. Mais j’ai très
envie de vous faire à nouveau l’amour. Je ne pense qu’à cela depuis que je
vous ai quittée. Cela me hante. Dites-moi que vous en avez également très
envie, Svea, je vous en prie.
Il parla d’une voix rauque, à peine reconnaissable. Puis il posa les lèvres
sur ses seins et elle ne put retenir un petit gémissement de plaisir.
— Je n’ai pas supporté de voir tous ces hommes vous tourner autour
tout à l’heure, dit-il dans un souffle. Cela m’a rendu fou de jalousie.
Les paroles qu’il prononça lui allèrent droit au cœur. Les caresses qu’il
lui prodigua ensuite achevèrent de la convaincre. Elle était si heureuse
d’entendre qu’il s’intéressait à elle et la désirait follement. N’éprouvait-elle
pas la même chose ?
— Svea, je suis désolé des horreurs que je vous ai dites tout à l’heure.
Mais vous devez me croire lorsque j’essaye de vous expliquer que je ne
supporterais pas qu’il vous arrive quelque chose. J’ai tellement peur de ne
pas pouvoir vous protéger.
Ses doigts s’insinuèrent alors entre ses jambes très humides. Elle se
contorsionna aussitôt contre sa main.
— Je ne vous ai jamais demandé d’assurer ma protection, Ash.
Tandis qu’il la caressait fougueusement à travers le tissu, Svea sentit ses
genoux céder. Il avança aussitôt une cuisse musclée entre ses jambes.
— Je le sais bien, Svea, mais je vous protégerai, que vous me donniez
ou non votre permission. Je vous ai regardée dormir cette nuit. Vous êtes
trop précieuse à mes yeux pour que je vous emmène au combat. J’ai besoin
de vous savoir en sécurité.
— Il faut savoir prendre des risques dans la vie, Ash. Comme je l’ai fait
en m’abandonnant à vous.
— Vous aviez mal, ce matin ? demanda-t-il tout à coup en modérant un
peu ses caresses.
— Non, au contraire, j’avais très envie de recommencer. Mais lorsque je
me suis tournée vers vous, vous aviez disparu.
Il émit alors un petit grognement.
— Je vous en prie, Svea. Donnez-moi la permission de vous donner ce
plaisir. Mettez un terme à mes souffrances et dites-moi que vous désirez que
je m’introduise en vous…
L’entendre la supplier lui plut et lui redonna un peu confiance en elle.
Alors qu’elle rejetait les cheveux en arrière d’un mouvement de tête, il
l’attira tout contre lui et posa une main sur son sein droit. Sa cotte de
mailles les entravait. Elle poussa alors Ash sans ménagement sur le lit et,
bien campée sur ses deux jambes, elle la détacha et la fit tomber par terre. Il
tendit les bras en direction de sa ceinture qu’il dénoua en un éclair, puis,
tirant sur les deux extrémités, il l’attira contre lui. L’instant d’après, sa
bouche était déjà sur son ventre. Les baisers brûlants qu’il y déposa la firent
aussitôt frissonner de plaisir.
Elle se débarrassa en toute hâte de sa tunique. Sa peau brûlait là où il
posait ses lèvres. Comme c’était bon de pouvoir s’abandonner aux émotions
qu’elle avait refoulées toute la journée, de le retrouver enfin et de voir qu’il
la désirait toujours.
Il se redressa d’un bond pour lui embrasser les seins, mais elle le
repoussa.
— Non. Ne me touchez pas, Ash. Je veux que vous me regardiez.
Elle avait envie de lui montrer que s’il s’était emparé de son corps la
veille, c’était uniquement parce qu’elle l’avait autorisé à le faire. C’était son
choix. Elle désirait qu’il comprenne qu’il pouvait bien essayer de la
contrôler, ce serait toujours elle qui prendrait les décisions qui la
concernaient.
— C’est votre punition. Pour m’avoir abandonnée à Braewood.
Visiblement interdit, il ne bougea pas d’un centimètre.
Elle se pencha en avant pour délacer lentement ses bottes et croisa son
regard gourmand alors que ses seins oscillaient de droite à gauche. Elle
dénoua ensuite le cordon de ses chausses qui tombèrent aussitôt sur ses
chevilles et s’en débarrassa en un instant.
Svea était totalement nue. Elle vit les yeux d’Ash s’assombrir et sa
respiration se fit plus saccadée. L’air devint tout à coup plus lourd. Comme
elle aimait le sentiment de puissance qu’elle éprouva alors. Il semblait à sa
merci. Elle se caressa les seins puis pressa ses mamelons durcis entre ses
doigts. La bouche ouverte, des palpitations au niveau du cou, il roula des
yeux exorbités dans sa direction.
— Svea… , la supplia-t-il.
Elle se remémora à quel point elle avait eu envie de lui ébouriffer sa
chevelure impeccablement coiffée lorsqu’ils avaient traversé les marécages.
Elle avait finalement gain de cause !
— J’ai parfaitement le droit d’être ici, Ash. Je ne suis pas comme les
femmes saxonnes que vous côtoyez. Je suis maîtresse de mes propres
désirs. Vous ne me dompterez pas !
Elle glissa ensuite une main entre ses cuisses légèrement écartées. À
voir ses yeux dilatés et la formidable érection qui se devinait sous son
pantalon, le spectacle lui plaisait. Il n’en perdait pas une miette.
— Je ne vous l’ai peut-être pas dit, mais je me suis caressée au même
endroit lorsque j’ai pris mon bain à Braewood. En pensant à vous.
— Svea… , répéta-t-il d’une voix haletante.
— En ce moment, je suis en train d’imaginer que vous me touchez.
Avez-vous envie d’explorer cette partie de mon corps, Ash ?
Elle n’eut pas besoin de réitérer son invitation. Il se jeta littéralement à
ses genoux, plongea sa bouche affamée dans ses boucles blondes et lui
empoigna les fesses pour la plaquer tout contre lui. Elle lui en fut
reconnaissante, car le désir intense qui s’était emparé d’elle faillit lui faire
perdre l’équilibre. Il fit alors glisser sa langue dans son intimité et lui
mordilla légèrement. C’était exactement ce qu’elle désirait.
Le plaisir qu’elle éprouvait s’intensifia si rapidement qu’elle prit peur. Il
était trop tôt pour s’abandonner complètement. Elle désirait lui laisser le
temps de s’introduire en elle, tout au moins. Une idée précise en tête, elle le
repoussa brusquement. Elle eut juste le temps de croiser son regard enfiévré
avant de s’asseoir à califourchon sur ses cuisses et de lui saisir le menton
pour l’embrasser à pleine bouche. Ivre de désir, elle se mit à tirer
frénétiquement sur les pans de sa tunique et sur la cordelette qui retenait son
pantalon. Elle désirait le voir nu. De toute urgence. L’érection monumentale
qu’elle perçut alors la rendit folle de désir.
— Qu’ai-je donc provoqué ? murmura-t-il en étouffant un petit rire.
Une fois qu’il fut complètement déshabillé, elle s’empara de son sexe,
comme il le lui avait montré la veille. Il posa son front contre le sien en
laissant échapper un petit grognement, puis sa main s’insinua entre ses
cuisses détrempées. Un duel s’engagea alors. C’était à celui qui donnerait le
plus de plaisir à l’autre. Lorsqu’il introduisit un doigt en elle, puis deux, elle
perdit totalement pied.
Elle se mit à onduler du bassin. Elle sut aux vagues successives de
plaisir qui la submergèrent qu’elle n’allait plus pouvoir tenir longtemps.
Une idée lui vint tout à coup en tête. S’il pouvait ainsi la tourmenter de la
pointe de sa langue, peut-être pouvait-elle faire de même ?
À peine lui avait-elle donné un coup de langue qu’il émit un
grognement sourd et lui empoigna les cheveux pour l’inciter à l’engloutir
tout entier. Elle n’avait plus la moindre idée de ce qu’elle faisait. Tout ce
qu’elle désirait, c’était lui infliger à son tour de délicieuses tortures,
l’amener lui aussi au bord du précipice, le rendre fou… Alors qu’elle faisait
glisser son sexe profondément dans sa gorge, il étouffa un juron.
Manifestement, il était en train de perdre le contrôle…
D’un mouvement vif, il la fit basculer sur le dos et l’invita à écarter les
cuisses.
— Tout va bien ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Il vérifiait une nouvelle fois qu’elle lui accordait son consentement.
Cette attention la toucha. Elle n’avait plus peur. Elle le désirait tant…
— J’ai envie de vous, Ash. Maintenant !
Elle lui passa les bras autour du cou pour l’inciter à s’allonger sur elle.
En appui sur ses coudes, il se mit à frotter son sexe contre le sien tout en lui
explorant la bouche d’une langue avide. Il la pénétra enfin, d’un seul coup
de reins. L’intensité du plaisir qu’elle ressentit fut telle qu’elle lui mordit la
lèvre pour étouffer ses cris. Il se mit à donner des coups de reins plus
violents, plus saccadés, s’introduisant plus profondément en elle. Elle en
voulait encore. Si seulement cela ne s’arrêtait jamais…
Elle lui empoigna les fesses et lui passa les jambes autour de la taille
pour ne faire plus qu’un avec lui. Elle ne savait plus où étaient les limites de
son corps ni qui elle était. Lorsqu’ils parvinrent simultanément à la
jouissance suprême, celle-ci fut si puissante qu’ils pressèrent leurs bouches
l’une contre l’autre pour étouffer leurs cris.
Quelques minutes plus tard, Ash la prit délicatement dans ses bras pour
la déposer sur le lit où il se pressa ensuite tout contre elle. Il l’embrassa
avec tendresse tout en lui caressant doucement le dos.
— Ash, allez-vous enfin me dire que vous êtes heureux de me voir ?
dit-elle, la respiration encore légèrement saccadée.
— Ne me demandez pas l’impossible, Svea. Même si j’étais aux anges
en vous voyant à l’entrée du campement, même si je ne pensais qu’à vous
faire l’amour depuis mon départ de Braewood, et même si je n’avais encore
jamais éprouvé un plaisir aussi intense, je ne pourrai jamais me réjouir de
votre présence. N’oubliez pas que nous sommes sur le point de combattre
des hommes d’une extrême brutalité. Maintenant que je vous ai dit le fond
de ma pensée, je vous promets d’être votre bouclier demain sur le champ de
bataille.
— Et moi, je serai le vôtre, Ash.
Chapitre 9

À son signal, la centaine de guerriers qu’il avait sous ses ordres se


mirent tous en ligne pour former un mur de boucliers censé impressionner
leurs ennemis. Ash aurait préféré se trouver de l’autre côté des immenses
remparts en pierre qui se dressaient devant eux et qui assuraient la
protection du château, mais, même si cela lui parut tout à coup totalement
incongru, il devait à présent trouver le meilleur angle d’attaque pour
prendre d’assaut la forteresse dont il assurait habituellement la défense.
Jamais il n’aurait imaginé vivre un tel cauchemar.
Il n’osa penser aux habitants de Termarth qui s’étaient sans doute
retranchés quelque part dans l’enceinte du château. Il les avait abandonnés.
Il avait pourtant juré de les protéger. Comment avait-il pu laisser le
royaume sans défense ? Si seulement il avait suivi son intuition et n’avait
pas escorté le roi à Kald pour les noces de sa fille ! Il était bien placé pour
savoir qu’il était impossible de gérer quoi que ce soit à distance. C’était cet
éloignement qui avait creusé un fossé infranchissable entre ses parents et
lui. Il suffisait de constater comment tout était parti à vau-l’eau à Braewood
et Termarth dès qu’il s’était absenté.
À peine avait-il eu le dos tourné que des rebelles saxons s’étaient
emparés de la forteresse. Quant au roi et à ses sujets, ils avaient été pris en
otage ! Les frères Crowe avaient-ils causé des dommages irréparables ?
Ash poussa un profond soupir. Il n’était pas certain que Termarth se
remettrait des combats qui s’annonçaient. En voyant les murailles sombres
du château se profiler à l’horizon, il réprima tant bien que mal le sentiment
de catastrophe imminente qui s’empara de lui. Deux options s’offraient à
eux. Assiéger Termarth pour secourir le roi. Ce qui impliquait de lourdes
pertes de part et d’autre. Ou entrer en pourparlers avec le camp ennemi. Ce
qui signifiait négocier avec l’homme qui avait semé la zizanie au sein de
son propre clan – et peut-être aussi avec celui qui avait violé la femme dont
il était éperdument tombé amoureux, si celui-ci avait été libéré entre-temps.
Aucune de ces options ne l’enchantait particulièrement.
Les chefs du fyrd ainsi que Brand et Svea étaient tous tombés d’accord
au petit matin. Ils préféraient tenter la diplomatie avec les frères Crowe
dans un premier temps. Pour entendre leurs requêtes, mais également pour
éviter un bain de sang dans leurs rangs respectifs. Ash était de leur avis.
Mais s’il avait l’occasion de planter son épée dans l’un des rebelles, il le
ferait sans l’ombre d’une hésitation.
Il tourna la tête en direction de Svea qui chevauchait à ses côtés. Il
aurait donné cher pour savoir à quoi elle pensait dans un moment pareil.
Couverte de peintures de guerre, sa chevelure savamment relevée en une
double couronne tressée, elle inspirait immédiatement la crainte. Il savait de
quoi elle était capable. Ne l’avait-elle pas mis à genoux la nuit précédente ?
Il espéra soudain de tout cœur que les lieux ne lui rappelaient pas de
douloureux souvenirs. Oublierait-elle un jour les terribles sévices qu’elle
avait subis à Termarth ? Sans parler de la mort tragique de son père ! Les
images des moments délicieux qu’ils avaient partagés pourraient-elles
effacer ce cauchemar ?
Le croassement strident des corbeaux qui battaient des ailes au-dessus
de leurs têtes attira soudain son attention. Svea se tourna vers lui. Ils
échangèrent alors un regard entendu. Ces oiseaux symboles d’Odin étaient-
ils de bon augure ? Son cœur se mit à battre plus vite et les muscles de son
corps se tendirent comme un arc. Il devait les mener à la victoire, il n’avait
pas le choix.
— Promettez-moi d’être prudente, dit-il en la couvant des yeux.
Il valait mieux ne pas penser à tout ce qui pouvait mal tourner au cours
de la journée. Il devait chasser les doutes atroces auxquels il était une
nouvelle fois en proie et se concentrer sur le combat qui s’annonçait. Mais
il eut beau faire, il regretta amèrement d’avoir permis à Svea de faire ses
propres choix et de venir combattre à leurs côtés.
Celle-ci leva les yeux au ciel, parut hésiter, puis lança :
— Je serai prudente, Ash. Promettez-moi de faire également très
attention à vous.
Il hocha la tête d’un air grave.
Cela avait été un déchirement de s’arracher de ses bras et de se glisser
hors de son lit aux premières lueurs du jour afin que personne ne puisse les
surprendre. Il l’avait longuement observée alors qu’elle dormait, nue sous
les peaux de bête. Elle représentait tout ce dont il avait toujours rêvé.
C’était bien la première fois qu’il quittait le lit d’une femme le cœur gros.
D’ordinaire, il ne passait jamais plus d’une nuit avec celles qu’il séduisait.
Il ne tenait pas à partager la moindre confidence avec elles ou à créer des
liens plus intimes. Avec Svea, c’était si différent. Ils semblaient faits l’un
pour l’autre.
Il éprouvait un besoin instinctif de la protéger et n’aimait pas s’éloigner
d’elle. Comment pourrait-il prendre sa défense s’il n’était pas à ses côtés ?
Il n’avait pourtant pas le choix, songea-t-il en éperonnant les flancs de son
cheval alors qu’il fonçait en direction de la porte de la forteresse pour
parlementer avec Cecil Crowe. Il devait se concentrer sur la façon dont il
allait entrer en pourparlers. Il demanderait à voir le roi et les autres otages
pour commencer. C’était le préalable à toute négociation.
Son regard tomba soudain sur le grand chariot que les hommes de
Crowe étaient en train de faire rouler dans sa direction. Il plissa les yeux et
posa instinctivement la main sur le pommeau de son épée. Avec des
brigands pareils, tout était possible. Il n’aurait guère été étonné qu’ils
lancent une attaque sans sommation.
Rien n’aurait pu le préparer à l’horreur du spectacle qui s’offrit
brusquement à lui. Il voulut détourner la tête mais n’y parvint pas. Pétrifié,
il tenta en vain de donner un sens à cette abomination. Un véritable
massacre. Voilà ce dont il s’agissait.
Il s’obligea alors à regarder les corps sans vie de ses hommes qui
gisaient dans un enchevêtrement monstrueux. Il s’agissait de ses meilleurs
soldats. De ses amis… Kar et Sten, les guerriers danois auxquels Svea
tenait tant, faisaient également partie des victimes. Certains avaient reçu de
multiples coups de couteau, d’autres avaient été pendus. En voyant leurs
yeux exorbités et leur visage tordu par la douleur, il fut pris d’une nausée si
soudaine qu’il porta instinctivement la main à sa bouche.
Il était responsable de cette hécatombe.
Il avait demandé à Svea de lui accorder sa confiance et lui avait juré
qu’il porterait secours à leurs hommes. Non seulement il n’était pas parvenu
à les protéger lors de l’embuscade qu’ils avaient essuyée dans les
marécages, mais il avait trop tardé à rallier d’autres guerriers à sa cause.
Le hurlement de douleur que Svea poussa, derrière lui, lui glaça le sang.
Le temps qu’il tourne la tête dans sa direction, elle descendait déjà de
cheval, son épée à la main. Elle n’allait tout de même pas s’élancer vers les
cadavres de leurs amis ? Brand, qui avait sans doute pressenti sa réaction,
la rejoignit en un temps record. Il la prit aussitôt dans ses bras pour étouffer
ses cris.
Un cuisant sentiment d’échec parcourut Ash de part en part. Tout cela
était sa faute. Il l’avait laissée tomber elle aussi.
Il n’avait plus qu’à en accepter les conséquences.
Il posa une nouvelle fois les yeux sur la scène atroce qui s’étalait devant
lui. Svea avait raison. Certains hommes étaient foncièrement mauvais.
Danois. Saxons. Peu importait le sang qui coulait dans leurs veines. Il sentit
soudain ses narines se dilater et ses poings se serrer. Il ne devait pas
s’appesantir sur la douleur qui l’étreignait. Cela viendrait plus tard. C’était
la rage qui montait inexorablement en lui qu’il devait laisser exploser.
Il jeta aussitôt un regard en direction des lords et des guerriers, et obtint
leur accord tacite. Il n’y aurait aucune négociation. À l’unisson, ils
lancèrent alors un cri de ralliement qui résonna jusque dans la vallée. Ils
allaient se battre pour leur roi et venger ceux qui avaient injustement perdu
la vie.
Un éclair vint tout à coup déchirer le ciel, bientôt suivi d’un roulement
de tonnerre. Svea ouvrit alors les hostilités en jetant une lance en direction
de la porte du château. Ce n’était plus le moment de mettre au point une
stratégie perfectionnée ou de jouer aux plus rusés. Ils allaient donner
l’assaut et ne feraient pas de quartier.
Bouclier contre bouclier, les soldats avancèrent en direction de la
forteresse en poussant des cris de guerre plus effrayants les uns que les
autres puis se mirent à escalader les murailles fortifiées. Un déluge de
pierres se déversa au même moment sur eux pour tenter de mettre un terme
à leur ascension. Ash prit la tête de la charge de cavalerie avec l’assistance
de Brand. Ils tranchèrent la gorge de tous les soldats qui s’interposèrent,
puis s’emparèrent d’un bélier pour tenter d’enfoncer la porte de la
forteresse.
Tout lui sembla irréel tout à coup. Il avait participé à de multiples
batailles et à des confrontations en tous genres, mais il ne s’était encore
jamais battu sur les terres du roi. Quant à assiéger sa propre demeure… S’il
était toujours en vie, le roi lui pardonnerait-il un jour ? Son corps ne
figurait pas parmi les cadavres qui avaient été entassés dans le chariot. Cela
lui avait redonné un mince espoir. Peut-être avait-il encore un rôle à jouer. Il
avait abandonné Svea et ses hommes, mais peut-être n’avait-il pas encore
totalement fait défaut à Termarth…
Ash connaissait si bien les points faibles du mur d’enceinte qu’il le
franchit sans encombre, suivi de près par ses hommes. Puis ils convergèrent
vers l’intérieur du château et se joignirent à la mêlée indescriptible qui s’y
était engagée. C’était une scène de carnage et de confusion difficile à
décrire. D’innombrables victimes souffrant de blessures atroces étaient
disséminées un peu partout. Il y avait également de nombreux guerriers
engagés dans des combats d’une extrême violence. Quant aux habitants de
Termarth, ils étaient pris de panique et couraient dans tous les sens en
poussant des hurlements de terreur. Ash mit aussitôt ses mains en cornet
devant sa bouche pour leur crier de se mettre à l’abri. Il crut percevoir une
lueur d’espoir dans le regard de certains et en profita pour demander aux
volontaires de rejoindre leurs rangs.
C’était probablement la bataille la plus sanglante et la plus brutale qu’il
ait jamais connue. Chaque fois que des hommes se présentaient à lui pour
lui demander quelle aide ils pouvaient apporter, il les envoyait défendre les
points stratégiques. Il s’aperçut pourtant qu’il commençait à manquer de
concentration. Commander une opération de cette envergure tout en gardant
un œil sur Svea n’était pas de tout repos. Elle combattait comme une
véritable lionne et il lui était particulièrement difficile de suivre ses
moindres faits et gestes. Il ne supporterait pas qu’il lui arrive quelque chose.
Même si, après ce qui était arrivé à ses amis, il avait compris qu’il ne la
méritait plus. S’était-il, du reste, jamais montré digne d’elle ?
Il aurait donné cher pour que cette bataille sans merci cesse enfin. Il ne
comptait plus les départs d’incendie responsables de l’épaisse fumée noire
qui se propageait partout et qui faisait tousser les combattants à en cracher
leurs poumons. Les flèches pleuvaient par volées et il n’était pas rare de
voir des corps sans vie dégringoler des murailles. L’âme du royaume
pourrait-elle être sauvée après un tel cataclysme ?
Une flèche enflammée vint soudain se planter dans le chariot remisé
juste derrière lui. Celui-ci s’embrasa aussitôt, créant un mouvement de
panique parmi ceux qui s’y étaient réfugiés. Alors qu’il leur portait secours,
Ash s’aperçut que sa cotte de mailles commençait elle aussi à prendre feu.
Il n’y avait pas une minute à perdre. Il la détacha aussi vite que possible et
se débarrassa également de sa tunique roussie qui commençait à lui coller
douloureusement à la peau. C’était un juste retour des choses. Il méritait
bien pire…
Alors qu’il était encore agenouillé sur le sol, quelques rebelles
s’approchèrent de lui. Ils ne pouvaient pas plus mal tomber ! Une fureur
indescriptible venait de s’emparer de lui. Sans doute parce que le combat
était en train de tourner en leur faveur. Il ne leur fit pas de cadeaux et se
débarrassa rapidement de ses adversaires.
Mais où donc était Svea ? Elle avait disparu de son champ de vision
depuis quelques minutes. Ash fouilla aussitôt du regard la cour du château,
le cœur battant à tout rompre contre sa poitrine. Comment avait-il pu la
quitter des yeux pendant un laps de temps aussi long ?
Lorsqu’il repéra enfin sa silhouette gracile sur le pont, son sang se figea.
Une expression féroce sur le visage, elle brandissait son épée face aux
frères Crowe. Que ressentait-elle confrontée à celui qui l’avait molestée des
années plus tôt ? Il devait à tout prix la rejoindre et lui prêter main-forte.
De toute urgence. Même si le courage dont elle faisait preuve
l’impressionnait beaucoup, il fallait regarder la vérité en face. Pensait-elle
réellement pouvoir se mesurer à deux guerriers connus pour la brutalité
extrême dont ils faisaient preuve au combat ? Cette femme était
décidément indomptable ! Et ce n’était pas la pluie battante qui s’abattit
soudain sur eux qui allait lui venir en aide.
Brand semblait avoir fort à faire, quant à lui. Alors qu’il tentait de
repousser deux assaillants, il supplia Ash d’un hochement de tête d’aller
porter assistance à sa sœur.
Le souffle court, Ash dévala immédiatement les marches en pierre qui
menaient au pont. Il s’aperçut alors que Svea était en mauvaise posture. Il
n’arriverait jamais à temps ! Il saisit aussitôt une lance qui traînait sur le sol
et la lança de toutes ses forces. Cecil Crowe tenta d’esquiver le projectile en
le voyant fondre sur lui, mais il n’en eut pas le temps. Il s’effondra sur le sol
dans un fracas épouvantable. Raide mort. Ash laissa échapper un petit
soupir de satisfaction. C’était moins une… Svea tourna la tête dans sa
direction et lui jeta un regard admiratif qui lui fit chaud au cœur.
Mais elle n’était pas au bout de ses peines. En voyant son frère étendu
par terre, Lord Crowe devint fou de rage et lui porta un coup d’une telle
violence qu’elle lâcha son épée. Il en profita alors pour l’empoigner. Ash
s’interposa alors que Svea se débattait comme un beau diable. Il était enfin
à ses côtés. Exactement là où il aurait toujours dû être.
— Lâchez-la, ordonna-t-il en dirigeant la pointe de son épée vers Lord
Crowe.
Il croisa alors brièvement le regard de Svea et s’étonna de n’y déceler
qu’une colère immense. Elle ne semblait pas avoir peur. Ce n’était pourtant
pas la première fois qu’elle se retrouvait aux prises avec ce monstre.
— Je vais vous massacrer ! hurlait-elle en lui donnant tous les coups
qu’elle pouvait.
En voyant les mains de cette brute posées sur elle, un voile noir passa
devant les yeux d’Ash et des images atroces lui vinrent alors à l’esprit. Lord
Crowe allait mourir. Ce qu’il avait fait à Svea était à la fois abject et
impardonnable.
— Lord Stanton ! Je croyais que nous étions alliés, lança Crowe dans
un ricanement tout en malmenant Svea. Vous n’allez tout de même pas
prendre le parti d’une païenne ? Je suis votre ami. Si vous laissez tomber
votre arme, je l’épargnerai peut-être. Je veux juste un peu m’amuser avec
elle. Nous pourrions même nous la partager…
— Jamais !
Les cheveux dénoués, le torse nu recouvert de motifs guerriers, Ash prit
soudain conscience de son apparence. Il ressemblait à un Viking. Plus que
jamais. Il n’avait plus honte de ses origines, à vrai dire. L’heure était venue
d’accepter qui il était.
— Vous êtes un traître à votre peuple, Stanton ! lança Crowe d’un air
dégoûté.
— Vous faites fausse route. Je suis un Viking et j’en suis très fier !
Il jeta alors un rapide coup d’œil en direction de la cour. Brand était
venu à bout de ses opposants et avait déjà allumé quelques flèches. Ash lui
adressa un hochement de tête pour lui signaler qu’il se tenait prêt. Le roi
leur pardonnerait-il ces nouvelles destructions ?
— Svea, écartez-vous ! hurla-t-il aussitôt.
Svea se dégagea de l’emprise de Crowe en un quart de seconde.
Déstabilisé par le violent coup de coude qu’elle venait de lui assener dans
les côtes, ce dernier s’affala par terre de tout son long en proférant un
torrent de jurons. Ash bondit pour empoigner Svea et la mettre à l’abri. À
peine s’étaient-ils éloignés de quelques mètres qu’une volée de flèches
enflammées s’abattit sur le pont. L’entrée principale de Termarth s’embrasa
aussitôt.
Le sol se mit à trembler et la muraille s’effondra juste après dans un
grondement assourdissant, emportant avec elle les corps des frères Crowe.
La bataille qui faisait rage depuis plusieurs heures était enfin terminée.

— Tout va bien ? lui demanda Ash en l’examinant de la tête aux pieds.


— Oui, répondit-elle d’une voix mal assurée.
Svea était encore sous le choc. Tout était allé si vite. Son ennemi juré
était-il bel et bien mort ? L’homme qu’elle aimait venait-il de lui sauver la
vie pour la troisième fois en l’espace de quelques jours ?
Il lui tapota le torse, les bras, les jambes, comme pour s’assurer qu’elle
n’était pas blessée.
— Je vais bien, Ash, je vous assure.
— Que vous est-il encore passé par la tête, Svea ? la réprimanda-t-il.
Pensiez-vous réellement sortir victorieuse de ce combat ? Seule contre
deux brutes sanguinaires ? Vous ne changerez donc jamais.
Elle haussa les épaules, le corps brusquement tout engourdi.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris, murmura-t-elle. Je ne pouvais tout de
même pas les laisser s’en tirer à si bon compte. Je devais absolument les
arrêter.
Elle serra la mâchoire tout à coup. Ash allait-il une nouvelle fois lui
expliquer qu’elle n’était pas à sa place ? Elle était pourtant la seule à avoir
intercepté les frères Crowe alors qu’ils prenaient lâchement la fuite ! Qui
les aurait arrêtés ?
— Il faut que je parte à la recherche du roi, dit-il en tournant les talons.
J’espère qu’il est en vie…
Svea sentit un froid glacial l’envahir. Il l’abandonnait déjà. Elle avait
tellement envie qu’il la réconforte un peu ! N’éprouvait-il pas lui aussi le
besoin de revenir sur les événements qui venaient de se produire ? Elle le
regarda s’éloigner, la mort dans l’âme. Il paraissait si distant, si détaché.
Était-il blessé ?
Alors qu’il se dirigeait à grandes enjambées en direction du château, il
s’immobilisa tout à coup et se tourna vers elle.
— Et tâchez de ne pas vous attirer d’ennuis pendant mon absence !
lança-t-il d’un ton cassant.
La gorge serrée, elle se contenta de hocher la tête. Était-il arrivé quelque
chose dont elle n’aurait pas eu connaissance ?
Elle jeta un regard désespéré autour d’elle et prit la mesure de l’ampleur
des dégâts. Consternée par le chaos indescriptible qui s’offrit à son regard,
elle se laissa tomber à genoux et se prit la tête dans les mains. Elle ne s’était
pas préparée à ce spectacle insoutenable de mort et de désolation. Le sol
était jonché de cadavres. Il y avait également de nombreux blessés. Elle se
boucha les oreilles pour ne pas entendre leurs petits gémissements.
Lorsqu’elle se redressa enfin, une vague de nausée lui monta aux lèvres.
Termarth n’était plus qu’un champ de ruines.
Quand elle reprit finalement ses esprits, elle se concentra tant bien que
mal sur la victoire qu’ils venaient de remporter. Ils avaient réussi. Ils étaient
venus à bout des frères Crowe. Et avaient repris le château. Exactement
comme ils l’avaient prévu quelques jours plus tôt.
Malgré tout, elle ne parvint pas à se réjouir. Les lourdes pertes qui leur
avaient été infligées lui brisaient le cœur. S’en remettrait-elle un jour ?
Ash s’était comporté en véritable héros. Le sang-froid et la
détermination dont il avait fait preuve l’impressionnaient tellement ! Les
hommes qu’il était parvenu à rallier à sa cause ne s’y étaient pas trompés.
Ils lui faisaient tous entièrement confiance.
Ash lui avait une nouvelle fois adressé des remontrances. Il avait sans
doute raison. Elle fonçait tête baissée sans réfléchir. En voyant les frères
Crowe prendre la fuite, son sang n’avait fait qu’un tour. Il lui était
impossible de les laisser se tirer d’affaire après ce qu’ils avaient fait. Ce qui
ne justifiait nullement l’imprudence dont elle avait fait preuve. Comment
pensait-elle s’en sortir ? Deux contre un ! Elle aurait dû attendre qu’on
puisse lui prêter main-forte.
Elle s’en voulut tout à coup. Pourquoi s’était-elle laissé déborder par les
sentiments qu’elle gardait généralement enfouis au plus profond de son
cœur ? Une peur tenace. Et une immense colère. Voilà ce que ces deux
brutes lui inspiraient. Plus encore lorsqu’elle avait compris qu’elle avait
surestimé ses forces et risquait d’être une nouvelle fois brutalisée. Ash avait
alors surgi de nulle part pour la sauver.
Svea sentit son estomac se contracter douloureusement. Son intrépidité
avait bien failli lui coûter la vie. Elle devait cesser de prendre des risques
inconsidérés. Ash ne l’avait-il pas mise en garde sur ce point à plusieurs
reprises ?
Elle n’en revenait toujours pas. Crowe et son frère n’étaient plus de ce
monde. Elle allait enfin pouvoir se libérer de ce poids. Jamais plus ils ne
s’en prendraient à elle ! Son père avait enfin été vengé. Tout était allé si
vite. Elle n’avait pas eu le temps de remercier Ash. Ni d’enfouir son visage
au creux de son épaule pour y puiser des forces. Ash avait certes pris soin
de s’assurer qu’elle allait bien, mais il ne l’avait pas prise dans ses bras pour
la serrer fort contre lui. Il ne l’avait pas embrassée non plus.
Quelque chose clochait. Elle comprenait que le roi soit sa priorité du
moment, mais il n’était pas à quelques secondes près. Peut-être était-il
simplement en colère contre elle ? Peut-être qu’il lui en voulait d’avoir mis
sa propre vie en danger ?
Elle scruta alors désespérément les alentours. Mais elle eut beau plisser
les yeux, elle n’aperçut nulle part l’imposante silhouette qu’elle souhaitait
tant reconnaître. Brand surgit tout à coup d’un épais nuage de fumée. En
découvrant peu à peu son visage inexpressif, elle retint son souffle. Était-il
porteur de bonnes nouvelles ?
— Le roi est vivant, annonça-t-il en s’agenouillant à ses côtés, le visage
ruisselant de pluie.
Elle ressentit aussitôt un immense soulagement.
— Nous avons fouillé le château de fond en comble, reprit Brand en la
prenant par les épaules. Nous l’avons découvert enfermé à double tour dans
un cachot. Il est indemne mais très ébranlé par les événements de ces
derniers jours. Il nous a tous remerciés. Il nous est très reconnaissant de lui
avoir sauvé la vie. Et d’avoir défendu son royaume.
Le roi était sain et sauf ! Malgré les lourdes pertes qu’ils avaient
essuyées, Svea sentit une douce allégresse s’emparer d’elle. Kar et Sten
n’étaient donc pas morts en vain. Ash devait quant à lui se sentir un peu
plus léger. Elle savait à quel point la culpabilité le rongeait depuis
l’embuscade qui leur avait été tendue. Il s’en voulait tellement d’avoir
laissé le roi aux mains de ces malfrats ! Il n’y avait aucune raison de
continuer à se flageller. Ash n’était pas responsable de ce carnage. Les
rebelles saxons qui avaient survécu ne pouvaient pas en dire autant.
Combien de victimes auraient-ils sur la conscience ?
— Viens, lui dit doucement son frère.
Il l’aida à se relever puis la prit tendrement dans ses bras avant de
l’emmener au milieu des décombres à la recherche des blessés. Malgré le
froid et la pluie qui s’infiltraient dans chaque interstice de leurs vêtements,
ils se réjouirent des trombes d’eau qui éteignaient les incendies les uns
après les autres.

Épuisée par les longues heures passées à déblayer et à secourir les


blessés, Svea se laissa lourdement tomber sur un banc. Quelle journée
interminable elle avait vécue… Le roi avait insisté pour organiser un festin
dans la grande salle afin de célébrer leur victoire. Mais les convives étaient
tous d’humeur bien sombre. Les épreuves qu’ils avaient endurées les
avaient exténués. Sans parler des amis chers qu’ils avaient tous perdus au
cours des combats.
Malgré l’extrême fatigue qui l’accablait, Svea observa la grande salle
d’un œil émerveillé. Quelle splendeur ! Les murs ornés de peintures et de
dorures ainsi que les somptueux tissus d’ameublement étaient un tel
ravissement pour les yeux qu’elle en oublia un instant les moments
tragiques qu’elle venait de vivre. Pour autant, la magnificence de ces lieux
n’était rien comparée à celle de l’homme qui faisait battre son cœur.
Ash était assis en bout de table, à la droite du roi. Elle ne l’avait pas vu
de la journée. Pas depuis qu’il lui avait sauvé la vie. Elle mourait d’envie de
lui parler, de le toucher, de le remercier, de l’aimer… Comment se sentait-
il ? Il avait perdu tant d’amis au cours de cette folle bataille. Son corps en
portait les stigmates. Elle lui aurait volontiers soigné ses blessures. Mais
elle n’avait pas eu l’occasion de l’approcher. Il était à nouveau au service
du roi et son monarque avait manifestement besoin de lui.
Le roi était un homme de grande taille, aux cheveux gris et à la barbe
fournie. Il avait gardé son port altier mais semblait au bord de l’épuisement.
Un gobelet à la main, il se leva brusquement et frappa quelques coups sur la
table pour demander le silence. Les voix se turent instantanément. Les yeux
brillants de fierté et la voix empreinte d’émotion, il remercia
chaleureusement ses guerriers et ses sujets pour leur courage et l’abnégation
dont ils avaient fait preuve. Il les félicita également d’avoir contrecarré le
plan diabolique des frères Crowe, porta un toast en l’honneur des vaillants
soldats et de leur chef puis rendit un hommage vibrant aux malheureuses
victimes.
Debout, les convives l’applaudirent à tout rompre en poussant toutes
sortes d’exclamations puis levèrent leurs gobelets en chœur en direction du
roi. Ash pouvait être fier de lui. Svea profita de l’agitation générale pour
jeter un coup d’œil discret dans sa direction. Pourquoi arborait-il ce visage
déconfit ? Hermétique à l’euphorie ambiante, il regardait droit devant lui,
comme s’il n’était nullement concerné par la victoire qu’il venait de
remporter.
Elle réprima un frisson. Ash était redevenu l’homme de confiance du
roi. Sérieux. Efficace. Et distant. Celui qu’elle avait fui lors du repas de
noces de son frère. Il lui parut alors tellement inaccessible qu’elle se sentit
tout à coup mal à l’aise.
Elle savait bien qu’il manquait de temps et qu’il avait certainement une
multitude de tâches à accomplir. Et il allait sans doute s’y consacrer corps et
âme pour éviter de penser à tous les hommes qu’il avait perdus et de se
laisser submerger par le chagrin. Il ne montrerait rien à personne et
dissimulerait les émotions qui le traversaient. Comme il l’avait toujours fait.
N’était-il pas expert en la matière depuis sa plus tendre enfance ? L’amour
qu’il n’avait jamais reçu de ses parents l’avait durablement marqué. Mais
pourquoi ne venait-il pas lui parler ? Il avait bien quelques minutes à lui
consacrer. N’en avait-il pas envie ? Ne souhaitait-il pas s’assurer qu’elle
allait bien ?
Elle avait tellement envie de lui parler, de son côté ! De ce qui était
arrivé pendant la journée, du dur combat qu’ils avaient mené, des
sentiments qui l’avaient traversée lorsqu’elle s’était retrouvée face à Crowe.
Elle avait envie de tout partager avec lui. Mais il n’avait pas regardé une
seule fois dans sa direction. Il lui donnait l’impression de se replier sur lui-
même et de l’éviter. Il évitait tout le monde, à vrai dire. Comme s’il tenait
absolument à rester seul. C’était à n’y rien comprendre.
Son indifférence la rendit furieuse tout à coup. Elle venait de perdre
deux frères d’armes pour lesquels elle avait une profonde affection et elle
avait besoin de lui pour essayer de surmonter sa peine. Elle savait qu’elle
trouverait le réconfort qu’elle recherchait au creux de ses bras. Et dans son
lit. Ne le comprenait-il pas ? Cela lui était peut-être égal, après tout.
En croisant une nouvelle fois ses yeux dénués de la moindre émotion,
elle sentit l’appréhension la gagner. L’homme qui se tenait à présent à
l’autre bout de la table n’était pas celui qui l’avait emmenée se baigner en
mer, ni celui qui l’avait tant fait rire en lui jetant de la farine à la figure. Et
où était donc passé celui qui lui avait passionnément fait l’amour la nuit
précédente ? L’homme qui se tenait à quelques mètres de distance semblait
au contraire porter le poids du monde sur les épaules. Ne se rendait-il pas
compte qu’il avait accompli sa tâche avec succès ? Qu’il était le héros du
royaume ? Son héros ?
Elle allait bien trouver un moyen d’attirer son attention. Mais elle eut
beau se creuser la tête pendant quelques minutes, rien ne lui vint à l’esprit.
À moins d’un miracle, il ne viendrait pas la voir et continuerait à l’ignorer.
Une image terrible lui vint alors à l’esprit. Celle d’un drakkar à la dérive en
pleine mer, et elle était la lanterne qu’on allumait en haut de la falaise pour
attirer l’attention de l’homme à la barre. Peine perdue. Ce dernier avait
manifestement la tête ailleurs…

Svea se tourna et se retourna dans son lit sans parvenir à trouver le


sommeil. Quelle nuit cauchemardesque ! Le lit dans lequel elle était
étendue était pourtant d’une taille et d’un confort exceptionnels. Mais
chaque fois qu’elle fermait les paupières, c’était Ash qu’elle voyait. Ses
grands yeux de braise. Puis elle se remémorait le mépris avec lequel il la
traitait depuis qu’il l’avait arrachée aux griffes de Crowe. Vaincue par la
fatigue, elle finissait parfois par s’endormir. Mais à peine s’assoupissait-elle
qu’elle se réveillait en sursaut. Quand les premières lueurs de l’aube
filtrèrent enfin par la fenêtre, un terrible pressentiment lui serra la poitrine.
Mieux valait se lever que de continuer à se torturer comme elle le faisait.
Alors qu’elle s’apprêtait à demander en quoi elle pouvait se rendre utile,
Brand vint lui annoncer qu’il allait faire le tour du château aux côtés du roi
et lui proposa de les accompagner. Le monarque souhaitait évaluer en
personne l’ampleur des dégâts. Ses hommes étaient à pied d’œuvre depuis
deux bonnes heures déjà et avaient fait des progrès significatifs. L’entrée de
la forteresse était presque dégagée à présent.
Mais Svea fut incapable de se concentrer sur les explications qu’on lui
donnait. Elle n’avait vu Ash nulle part. Il semblait s’être littéralement
volatilisé. Lui était-il arrivé quelque chose ? Les blessures qui lui avaient
été infligées étaient-elles plus sérieuses qu’elles ne lui avaient paru ? Peut-
être qu’elles s’étaient infectées. Ash était-il cloué au lit par une forte
fièvre ? Il avait besoin d’elle, dans ce cas !
Comment savoir ? Elle se trompait peut-être. Ils avaient accompli la
mission dont ils étaient investis. Il n’avait peut-être simplement plus besoin
d’elle. Ou ne la désirait plus. Malgré tout ce qu’ils avaient partagé, il s’était
peut-être lassé. Cette idée la fit aussitôt frémir.
Elle se remémora alors le banquet qui avait été organisé la veille au soir
pour célébrer leur victoire. Ni les mets délicieux qu’on lui avait servis, ni
l’hydromel délectable, ni la musique charmante qui avait été jouée en fin de
repas n’étaient parvenus à l’égayer un tant soit peu. Lorsqu’ils s’étaient tous
retirés pour la nuit, Svea avait poussé un ouf de soulagement. La chambre
qui lui avait été attribuée était certes d’une splendeur et d’un luxe inégalés,
mais, pour autant, elle aurait mille fois préféré dormir dans la chambre
qu’occupait Ash à Braewood. Elle se languissait tellement de lui ! Au
moindre petit craquement, son cœur s’était mis à battre à tout rompre. Elle
avait espéré toute la nuit qu’il viendrait gratter à sa porte pour la rejoindre
dans son lit.
Mais il n’était pas venu.
Pourquoi ne lui parlait-il pas ? Pourquoi l’évitait-il ? Elle crut se sentir
mal subitement. Elle n’allait tout de même pas s’évanouir aux pieds du
monarque ? Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Son corps avait sans
doute besoin de repos après tout ce qu’elle avait traversé depuis son départ
de Braewood. Où diable Ash était-il passé ? Elle ne put en supporter
davantage tout à coup. Elle devait obtenir des réponses aux questions qui la
taraudaient.
— Roi Eallesborough, j’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous
poser cette question, dit-elle d’une voix mal assurée, mais j’aimerais savoir
si vous avez vu Lord Stanton aujourd’hui.
Brand lui fit aussitôt les gros yeux, probablement pour lui faire
comprendre que la question qu’elle venait de poser au roi était contraire aux
usages, mais elle préféra l’ignorer et se concentrer sur la réponse que lui
ferait le monarque saxon. S’il comprenait sa détresse, peut-être aurait-il
pitié d’elle.
Il se tourna aussitôt vers elle, le regard soucieux.
— Non, Svea, je suis désolé, répondit-il. Je ne l’ai pas vu aujourd’hui.
Il s’assit sur un tas de décombres et secoua tristement la tête. Que lui
arrivait-il donc ?
— Tout va bien, Votre Majesté ? s’enquit Brand en s’avançant vers lui.
Voulez-vous que je vous envoie un guérisseur ?
— Je vais bien, je vous remercie. C’est juste que… Vous pensez
connaître quelqu’un sur le bout des doigts, puis finalement… je ne sais
pas… c’est comme si vous aviez fait fausse route depuis le départ. Voilà
l’état d’esprit dans lequel je me trouve ce matin. C’est extrêmement
déconcertant.
— Que s’est-il passé ? demanda Svea en s’approchant de lui, le cœur
battant.
Les propos du roi n’étaient guère rassurants. Elle n’aurait su l’expliquer,
mais elle eut aussitôt le pressentiment que tout cela avait un rapport avec
Ash.
Le roi poussa un profond soupir.
— Lord Stanton est venu me parler dans mes quartiers privés après le
banquet. Il m’a demandé de le libérer de son serment de fidélité. C’est un
coup dur pour moi. Cela fait de longues années qu’il me sert avec la plus
grande loyauté.
Svea en eut le cœur tout retourné. De toute évidence, le roi avait lui
aussi une haute opinion de l’homme qu’elle aimait. À quoi Ash jouait-il
donc ?
— Il pense m’avoir laissé tomber et se sent responsable de tout ce qui
est arrivé. Je lui ai dit que ce n’était pas ainsi que je voyais les choses, mais
il n’a rien voulu entendre. Il répète que tout cela n’aurait jamais dû arriver
et qu’il a le sang de ses hommes sur les mains.
À ces mots, Svea sentit ses muscles se contracter douloureusement.
Comment Ash pouvait-il envisager les choses sous cet angle alors qu’il
avait sauvé Termarth ?
— Il m’a également confié que son vrai père était danois, reprit le roi.
Je me demande comment j’ai fait pour ne pas m’en apercevoir plus tôt.
Maintenant que je suis au courant, cela me paraît plutôt évident. Il suffit de
vous regarder tous les deux, ajouta-t-il, une esquisse de sourire aux lèvres,
en désignant de la main leurs corps charpentés et les motifs sombres qui
leur ornaient la peau.
Svea repensa à ce qui s’était passé la veille. Lorsqu’il s’était battu torse
nu sur les remparts, Ash lui avait paru presque surhumain. Un demi-dieu.
Était-ce en raison de son extraordinaire musculature ? Du motif qu’elle lui
avait peint ? Ou de sa bravoure ? Ash était à la fois saxon et danois, peut-
être cela lui conférait-il une force particulière ?
— Lord Stanton devrait pourtant savoir que ses origines ne me posent
aucun problème. Ma propre fille ne vient-elle pas d’épouser un Danois ?
rappela-t-il en se levant pour poser une main affectueuse sur l’épaule de
Brand.
Svea retint son souffle. Ash avait enfin ouvert son cœur au roi qu’il
servait depuis des années. Mais pourquoi se sentait-il seul responsable des
lourdes pertes que leurs troupes avaient subies ?
— C’est un homme d’une grande bonté, reprit le monarque d’une voix
grave. Mais visiblement, il n’assume pas tout à fait ses origines. Il pense
que cela compromettra la place qu’il occupe auprès de moi si les gens
viennent à l’apprendre. Il croit également que cela compliquera les choses
pour les soldats et les habitants du royaume, car ces derniers ne sauront plus
de quel côté il se trouve. Cela n’a pas de sens. J’ai l’impression qu’il a
honte de l’homme qu’il est.
Svea accusa le coup. Les paroles que le roi venait de prononcer lui
martelèrent le corps. Ash avait certes quelques inquiétudes au sujet du sang
qui lui coulait dans les veines, mais jamais elle n’aurait pensé qu’il en avait
honte ! N’était-elle pas parvenue à le convaincre qu’il n’avait rien d’un
monstre ? Elle comprenait qu’il était difficile d’être le fruit d’un viol et que
les agissements monstrueux de son père le mettaient dans un embarras
terrible. Mais cela n’expliquait en rien qu’il puisse avoir honte d’être
danois. Et si tel était bien le cas, cela signifiait également qu’il avait honte
de ce qui les liait tous les deux. Avait-il également honte d’elle ?
Elle se sentit à la fois blessée et incrédule. Éprouvait-il une certaine
gêne en sa présence ? L’évitait-il en raison du grand nombre de personnes
qui gravitaient autour d’eux depuis leur départ de Braewood ? Dans ce cas,
il ne lui avait peut-être pas dit la vérité lorsqu’il lui affirmait qu’il ne se
marierait jamais et ne voulait pas d’enfants. Voulait-il simplement dire qu’il
n’épouserait jamais une Danoise ? Elle, en l’occurrence.
— Il a l’intention de retourner à Braewood, poursuivit le roi. Son père
est souffrant et a besoin de lui. C’est du moins ce qu’il m’a expliqué.
Une douleur fulgurante transperça aussitôt la poitrine de Svea. C’était
elle qui avait besoin de lui ! Son père passait son temps à le rejeter et à lui
mettre des bâtons dans les roues ! Ne le comprenait-il pas ?
— Lord Stanton est convaincu que les hommes capables de le
remplacer au pied levé ne manquent pas et que je trouverai sans peine
quelqu’un de confiance. Il est le seul héritier de Braewood, en revanche, et
donc le seul habilité à prendre la suite de son père. Vous conviendrez avec
moi qu’il s’agit d’un argument imparable. Lord Stanton est donc sur le
départ.
Svea eut tout à coup l’impression de manquer d’air. Comme si sa cage
thoracique avait subitement rétréci. Ash allait abandonner le roi après tout
ce qu’ils avaient enduré. Cela signifiait qu’il allait sans doute également
disparaître de son existence. Allait-il réellement la laisser derrière lui ?
Quelle idiote elle faisait ! À quoi s’attendait-elle donc ? Ash ne lui devait
rien. Il ne lui avait fait aucune promesse. À part celle de lui donner un
maximum de plaisir. Et on pouvait dire qu’il avait tenu parole… Mais cela
avait si rapidement tourné court ! Cela valait-il les souffrances qu’elle allait
à présent endurer ?
— Il n’a cessé de répéter qu’il devait essayer de réparer ses torts, ajouta
encore le roi. Je sais que son père veut absolument le voir épouser une lady
saxonne et prendre la place qui lui revient à Braewood. Il va terriblement
nous manquer.
Bouleversée, Svea fit son possible pour refouler les larmes qui
menaçaient de lui monter aux yeux. Ash l’avait couchée dans son lit et allait
quitter Termarth sans lui donner la moindre explication. Comment pouvait-
il se conduire de la sorte ? Et pourquoi acceptait-il désormais de répondre
favorablement aux exigences de son père ? Envisageait-il d’épouser Lady
Edith ? Une femme qui pourrait lui donner des enfants, voilà ce dont il
avait besoin. Elle en eut soudain la nausée. Lui ferait-il au moins ses
adieux ?
L’amertume lui brûla la gorge. Elle savait que les différences qui les
séparaient étaient insurmontables. Comment avait-elle pu croire une
seconde qu’ils pourraient un jour vivre ensemble ? Elle avait complètement
perdu la tête. Le père d’Ash ne permettrait pas une telle union. Jamais. Pas
tant qu’il était en vie, tout au moins. Les doux rêves qu’elle avait un temps
caressés étaient en train de s’effondrer. Ash était sur le point de la quitter.
Encore. Mais elle ne partirait pas à sa poursuite cette fois. Le contexte était
bien différent. Elle n’était pas à sa place à Braewood. Il fallait le laisser
partir. Mais le supporterait-elle ?
Une douleur atroce lui vrilla le cœur. Elle crut un instant s’évanouir,
mais un sursaut de fierté lui permit de rester debout.

La bataille qu’ils avaient livrée la veille était sans doute la pire de son
existence, mais la victoire qu’ils avaient remportée ne diminuait en rien le
mépris qu’il éprouvait envers lui-même. Perdu dans ses pensées, Ash
traversait la cour dévastée du château dans l’intention de parler à Svea.
De nombreux habitants de Termarth le félicitèrent sur son passage et
louèrent le courage dont il avait fait preuve. Victoire ! Victoire ! Ils
n’avaient que ce mot à la bouche. Il hocha la tête en guise de remerciement
et refréna l’envie de leur hurler qu’il ne voyait pas de quelle victoire ils
voulaient parler. Contrairement à tous ceux qu’ils croisaient depuis la mort
des frères Crowe, il n’avait nullement l’étoffe d’un vainqueur. Loin de là.
Ne comprenaient-ils pas qu’il avait au contraire été vaincu ?
Le roi était au courant de la situation, désormais. Ash lui avait confié
qu’il se sentait rongé par la culpabilité depuis qu’ils avaient été pris en
embuscade après leur départ de Kald et qu’il ne se pardonnerait jamais de
ne pas lui avoir porté secours. N’était-ce pas sa mission première ? Contre
toute attente, le roi Eallesborough n’avait rien voulu entendre et l’avait
même couvert de louanges. Ash savait qu’il ne méritait nullement ses
égards. Cette faveur injustifiée avait même davantage renforcé sa
détermination. Il devait quitter Termarth au plus vite et affronter le destin
qui lui était promis à Braewood.
Quel incroyable gâchis ! Il ne pouvait pourtant s’en prendre qu’à lui-
même. S’il n’avait pas eu la bêtise de succomber au désir que Svea lui
inspirait depuis leur première rencontre, rien de tout cela ne serait arrivé.
S’il s’était concentré sur son serment d’allégeance à la Couronne au lieu de
chercher à l’impressionner, les brigands qui leur avaient tendu un véritable
guet-apens n’auraient peut-être jamais intercepté leur convoi. Et s’il avait
été un peu plus rapide à lever le fyrd, ses hommes ne se seraient peut-être
pas fait massacrer. Et qui sait, il aurait pu sauver aussi les Danois. Mais il
avait préféré séduire une jolie guerrière. Il était même parvenu à la
convaincre de lui accorder sa confiance alors qu’elle avait une peur bleue
des hommes qui tentaient de s’approcher d’elle. Cela ne l’avait pas
empêché de la laisser tomber elle aussi juste après.
Mais ce n’était peut-être pas le pire. Dorénavant, tout le monde savait
qu’il leur avait menti.
Ses origines lui gâchaient l’existence depuis toujours. Combien de fois
s’était-il demandé ce qui se produirait si le roi venait à apprendre le secret
qui entourait sa naissance ? Lui aurait-il repris les terres qu’il lui avait
accordées ? Sans parler de son titre honorifique et de sa fierté… Ash s’était
longtemps figuré que s’il laissait la vérité éclater, l’honneur de sa famille
serait irrémédiablement entaché. Enfant, il avait désespérément recherché le
regard approbateur de ses parents, mais ces derniers l’avaient rejeté avec
une constance qui avait bien failli le rendre fou. Son père et sa mère
pouvaient être fiers d’eux : les graines de la honte qu’ils avaient semées en
lui s’étaient si bien épanouies qu’elles avaient donné un arbre d’une
envergure stupéfiante.
Mais lorsqu’il s’était retrouvé torse nu la veille, exposant à la vue de
tous les motifs vikings que Svea lui avait incrustés dans la peau, c’était
comme si cet arbre avait brutalement perdu toutes ses feuilles. Du sang
danois lui coulait dans les veines et il ne lui était plus possible de le
dissimuler plus longtemps. La vérité avait enfin éclaté. Il s’en réjouissait. Il
se sentait un peu plus léger à l’idée de cesser de porter ce terrible secret.
Toutes ces années de faux-semblants l’avaient épuisé. Le temps était venu
d’assumer qui il était.
Le roi avait écouté son histoire avec la plus grande attention.
Exactement comme Svea l’avait fait à Braewood. Ash avait alors attendu la
sentence qui lui serait infligée, mais le souverain s’était contenté de passer
longuement sa main dans sa barbe avant de lui dire qu’il comprenait la
situation. Il lui avait simplement demandé quel clan Ash choisirait s’il
devait prendre parti entre les Saxons et les Danois. Ash n’avait pas hésité
un instant. Il privilégierait le clan qui ferait son possible pour maintenir la
paix.
Ash avait ensuite annoncé au roi qu’il allait quitter ses fonctions.
Comment ses hommes pourraient-ils le respecter s’il avait honte de lui-
même ? Plus personne ne lui accorderait sa confiance. Quant à se faire de
nouveaux alliés, c’était désormais chose impossible. Jamais il ne se
pardonnerait ce qui était arrivé. Par ses actes, il avait tout perdu. Son
amour-propre. Ses hommes. Et la femme qu’il aimait.
Il perdrait bientôt son père également. Voilà pourquoi il avait pris la
décision de rentrer chez lui. Il devait reprendre son existence là où elle avait
commencé. En divulguant son secret, il délestait enfin son père de ce
fardeau. Cela l’aiderait sans doute à aplanir les différends qui les
opposaient. Le temps était compté désormais. Il savait à présent qu’il devait
poser les fondations qui lui permettraient de bâtir un futur dont il serait fier.
Puisant dans ses dernières réserves pour trouver le courage dont il avait
besoin, il franchit les quelques mètres qui le séparaient encore de Svea. Lui
dire qu’il partait était un tel déchirement ! Il lui devait bien cela. Il s’était
promis de bien faire les choses cette fois. Même si cela risquait de
l’anéantir.
Lorsqu’elle leva la tête dans sa direction, elle n’afficha pas le sourire
qu’il espérait encore. Le regard glacial qu’elle lui lança acheva de le
déstabiliser. Non seulement elle le méprisait, mais elle ne lui accorderait pas
son pardon. Tout était bel et bien fini.
— Vous partez.
Ce n’était pas une question mais une affirmation. Et elle avait parlé
d’une voix monocorde et dénuée de la moindre émotion.
Même si elle s’était retroussé les manches pour s’activer plus à son aise,
la robe qu’elle portait lui allait à ravir. Quelle femme incroyable… Toujours
prête à aider son prochain. Et d’une beauté à couper le souffle. Cesserait-il
un jour de la désirer follement ? Le désir éperdu qu’elle lui inspirait l’avait
submergé au premier regard. Il avait pourtant fait de son mieux pour
combattre les sentiments qu’il éprouvait envers elle. Mais la résolution qu’il
avait prise n’y avait rien changé. Il n’était pas de taille. Il en connaissait la
raison désormais. Il l’aimait. Il l’aimerait toujours. Mais les événements de
ces derniers jours exigeaient de lui ce sacrifice. Il devait partir.
— Oui, je rentre à Braewood. J’ai décidé d’assumer mes obligations
familiales. Il est grand temps que je prenne les responsabilités qui
m’incombent vis-à-vis de mon peuple.
Elle se contenta de hocher la tête tout en continuant à ramasser les
débris qu’elle entassait dans un tonneau, comme si ce qu’il était en train de
lui dire lui importait peu, comme s’il lui était à nouveau totalement
indifférent. Son cœur de pierre le terrassa. Il aurait donné cher pour qu’elle
s’avance vers lui, se jette dans ses bras et lui murmure des mots gentils
comme elle l’avait fait l’autre soir. Cela lui aurait sans doute redonné un
peu de courage. Pourquoi ne le suppliait-elle pas de ne pas partir ? De ne
pas la quitter ? Ne comprenait-elle pas qu’elle avait encore le pouvoir de le
faire fléchir ?
Mais elle garda le silence. Exactement comme il l’avait prévu.
Contrairement à la promesse qu’il lui avait faite, il n’avait pas sauvé ses
hommes. Et il avait bien failli la perdre elle aussi. Il s’était pourtant juré de
la protéger. Par ailleurs, pourquoi s’était-elle mesurée seule aux frères
Crowe ? De toute évidence, elle n’avait pas confiance en lui.
Un silence pesant s’installa entre eux. Décontenancé, il se mit à frotter
le bout de sa botte contre le sol.
— Combien de temps comptez-vous rester à Termarth ? demanda-t-il
brusquement.
Quelle question idiote ! Il eut aussitôt envie de rentrer sous terre.
— Quelques jours tout au plus. Brand veut rentrer le plus vite possible à
Kald. Il a hâte de retrouver Anne.
À peine avait-elle prononcé le nom de son frère que celui-ci apparut
comme par magie devant eux, ce qui fit un peu baisser la tension.
— Vous rentrez à Braewood, Lord Stanton ?
— Oui.
Ash et Brand s’agrippèrent alors par les coudes avec ferveur.
— Je vous souhaite un bon voyage de retour, dans ce cas, dit Brand. Ce
fut un honneur de combattre à vos côtés. Je voulais également vous
remercier d’avoir pris soin de ma sœur en mon absence. Et de l’avoir
protégée.
À ces mots, Ash déglutit tant bien que mal. Non seulement il n’avait pas
très bien assuré la protection de Svea, mais il l’avait couchée dans son lit
afin d’assouvir ses plus bas instincts. Regarder Brand droit dans les yeux lui
parut insurmontable, tout à coup. Ils avaient certes combattu côte à côte,
mais il y avait une différence notable entre eux. Brand savait qui il était et
ce qu’il défendait. Ash s’était quant à lui perdu quelque part en chemin. Il
ne savait plus vraiment où était sa place. L’avait-il seulement jamais su ?
Svea lui avait fait entrevoir des pans inconnus de sa personnalité. Mais la
route était encore longue. Et avec elle, il avait tout gâché.
— Il faudra venir nous rendre visite, dit Brand en les regardant à tour de
rôle.
Ash hocha poliment la tête. Ils savaient tous que cela ne se produirait
jamais.
— J’ai demandé à mes hommes de rester ici quelque temps pour aider
le roi à reconstruire Termarth, lança-t-il, ne sachant pas trop quoi dire tout à
coup.
Il se sentit soudain terriblement honteux à l’idée d’abandonner le roi au
moment où celui-ci avait tant besoin de lui.
Lorsque ses hommes reviendraient s’installer dans la forteresse de son
père, peut-être pourraient-ils alors l’aider à reconstruire Braewood et à lui
redonner sa gloire d’antan ?
C’était sans doute la dernière occasion de parler à Svea seul à seule.
Mais comme elle ne semblait nullement disposée à discuter avec lui, il ne
lui restait plus qu’à mettre un terme à cette conversation.
— Je vous remercie de nous avoir aidés à reconquérir le château et à
porter secours au roi, Brand, assura-t-il d’une voix solennelle. J’ai peine à
croire que vos noces avec la princesse ont été célébrées il y a moins d’une
semaine, ajouta-t-il en secouant la tête. Il s’est passé tant de choses en
l’espace de quelques jours ! J’espère que vous pourrez rapidement
reprendre votre lune de miel. Comme j’aimerais pouvoir remonter le temps
et changer le cours des choses… Je suis sincèrement désolé de ce qui est
arrivé à vos hommes. Je sais que c’est une énorme perte pour vous. Je vous
présente en toute humilité mes excuses les plus profondes pour le rôle que
j’ai pu jouer dans cette tragédie.
— N’y pensez plus, je vous en prie. Nous avons tous fait de notre
mieux, dit Brand.
En voyant Svea lui tourner le dos pour se remettre à déblayer les
gravats, Ash sentit tout à coup une douleur intolérable lui oppresser la
poitrine. Elle ne lui ferait donc pas ses adieux. Jamais il n’avait autant
souffert.
Il salua Brand d’un signe de tête puis tourna les talons. Svea venait de
sortir de son existence pour toujours. La vie aurait-elle encore un sens ?
Chapitre 10

Svea posa un panier rempli de poissons sur la table de la grande salle à


Kald. Elle s’empara ensuite d’une petite hache et se mit à leur couper la tête
avant de les ouvrir en deux pour les vider.
Elle avait parfaitement conscience de la présence de Brand qui était
assis à l’autre bout de la table. Les mains jointes devant lui, il la regardait
d’une mine amusée.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
À quoi son frère jouait-il donc ? Ne voyait-il pas qu’elle n’était pas
d’humeur à plaisanter ?
— Tu as fait bonne pêche ?
— Qu’en penses-tu ?
— Ça m’en a tout l’air. J’aimerais seulement savoir pourquoi tu reportes
ta colère sur ces pauvres poissons sans défense.
— Ils sont morts. Ils ne sentent plus rien, objecta-t-elle en maniant la
hachette avec une plus grande violence encore.
— Je devrais sans doute me réjouir du répit que tu m’accordes. Cela fait
un bon moment que tu décharges ton agressivité sur moi. Pourquoi arbores-
tu constamment cette mine renfrognée ? Pourquoi es-tu toujours d’aussi
mauvaise humeur, Svea ? Tu veux m’en parler ?
— Non.
Brand poussa un profond soupir.
— Svea, l’hiver ne va pas tarder à s’installer. C’est une période difficile
pour nous tous ici, alors je te demanderai de ne pas en rajouter. Je suis
désolé de te le dire, mais tu es insupportable avec tout le monde. Cela ne te
ressemble pas. Tu es d’un naturel fougueux et nous savons qu’il t’arrive
d’être d’humeur maussade. Nous en connaissons les raisons et l’acceptons.
Mais cela dure depuis si longtemps ! Crowe est mort. Tu devrais t’en
réjouir et vivre une existence plus sereine. Tu sembles au contraire plus
morose que jamais.
Elle s’essuya les mains sur son tablier et enroula un peu plus son châle
autour de ses épaules. Elle frissonna malgré elle. Brand avait raison. Il
faisait de plus en plus froid. L’hiver risquait d’être rude.
— Un messager s’est présenté à la porte de la forteresse aujourd’hui,
poursuivit-il.
— Ah ?
Elle aurait tant aimé qu’il cesse de parler. La seule chose qui
l’intéressait pour le moment, c’était de préparer le dîner. Elle n’avait
vraiment pas envie d’échanger des banalités.
— Le messager venait tout droit de Braewood.
À ces mots, elle crispa un instant la main sur la hache. Elle ignora le vif
élancement qui lui transperça soudain la poitrine et s’empara d’un autre
poisson dont elle trancha la tête avec vigueur. Sa main trembla un peu
néanmoins. Elle ne voulait pas penser à Braewood. Elle ne voulait pas
penser à Ash. C’était trop douloureux. Cela faisait déjà quelques mois qu’ils
s’étaient quittés pour toujours. Il était grand temps de l’oublier.
— Tu ne veux pas savoir ce que le messager a dit ? demanda Brand en
l’interrogeant du regard.
Ash… Un flot d’images l’envahit aussitôt. Ses grands yeux sombres qui
la scrutaient, notamment. Comme il lui manquait ! Éprouverait-elle un jour
à nouveau le sentiment de bien-être qu’elle avait ressenti au creux de ses
bras protecteurs ? Elle avait pourtant appris à prendre soin d’elle toute
seule avant de le rencontrer. Mais après son départ, elle avait dû tout
réapprendre… Qu’il soit maudit !
Elle réprima tant bien que mal l’envie qui la prit subitement de faire les
cent pas ou de fracasser quelque chose.
— Pas vraiment, mais je vois bien que tu brûles de m’en parler.
— Le père de Lord Stanton est décédé la semaine dernière.
Un courant d’air glacial traversa Svea de part en part et elle frissonna de
plus belle. Malgré les bonnes flambées dans les cheminées de la grande
salle ainsi que les joncs de mer qui recouvraient le sol en terre battue, cette
pièce demeurait difficile à chauffer. Les gelées hivernales avaient été plus
précoces qu’à l’accoutumée et le fond de l’air était également bien plus
âpre. Höðr, le dieu de l’hiver et des ténèbres, était proche. Elle le sentait.
Peut-être était-ce lié à ses états d’âme ? Elle avait fermé son cœur à double
tour et enfoui ses sentiments au plus profond d’elle-même afin d’apaiser un
peu son tumulte intérieur. Tout lui semblait si morne depuis quelque temps.
Pourtant, curieusement, en entendant son frère lui parler de Braewood, elle
eut l’impression de sortir un peu de sa torpeur. Elle n’avait nullement
l’intention de plaindre Ash. Il ne méritait pas qu’elle s’apitoie sur son sort.
Mais elle espérait néanmoins qu’il se portait bien.
— L’enterrement aura lieu après-demain. Seule la famille proche y
assistera. Mais Lord Stanton organise un banquet en l’honneur de son père
après ses funérailles. Nous y sommes invités. Je pense que nous devrions y
aller pour lui apporter le soutien dont il a besoin dans cette épreuve.
La hache lui glissa des mains et retomba avec fracas sur la table.
— Non !
Brand ne pensait pas sérieusement ce qu’il venait de dire ? Il n’était pas
question qu’elle retourne là-bas. Pas après la façon dont Ash l’avait quittée
sans même lui offrir une explication. Pas après avoir découvert qu’il avait
honte de ses origines. Ce qui signifiait qu’il avait également honte d’elle.
Sans parler de l’humiliation que cela représenterait pour elle de le voir en
compagnie de sa future épouse. Cette dernière devait être en outre d’une
beauté à faire pâlir de jalousie toutes celles qui s’approchaient d’un peu trop
près.
— Nous irons à ce banquet, Svea, dit Brand en se levant de son siège
pour la rejoindre.
— Tu peux y aller sans moi.
— Cela risque fort de lui déplaire.
— Je me moque de ce qu’il pense, répliqua-t-elle d’un ton exaspéré.
Ash ne s’était guère soucié de ce qu’elle ressentait lorsqu’il l’avait
abandonnée après l’avoir couchée dans son lit deux nuits d’affilée !
Comme elle regrettait d’avoir goûté aux plaisirs dont elle ne soupçonnait
même pas l’existence auparavant et qui lui manquaient désormais
terriblement. Comment avait-elle pu avoir la naïveté de croire qu’il
l’aiderait à guérir ses blessures ? Depuis son départ, elle était plus dévastée
que jamais. Elle exagérait sans doute. Mais peu lui importait, au fond.
L’accabler de reproches l’aidait à attiser la colère qu’elle ressentait à son
encontre et à refouler le désir qu’il lui inspirait toujours malgré son absence.
— Je ne pense pas que ma présence soit indispensable. Je ne suis plus
qu’un lointain souvenir.
— Arrête cette comédie, Svea ! Je sais que tu ne crois pas un mot de ce
que tu viens de dire. Tu lui dois bien cela, après tout.
— Que dis-tu ?
Une rage d’une intensité effroyable la traversa brusquement.
— Je t’en prie, Svea, ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Tu
sais très bien ce que je veux dire. Ash était au comble du désespoir lorsqu’il
est venu te faire ses adieux à Termarth. Tu l’as traité si durement !
— C’est ma faute, en plus, maintenant ?
— Tu étais parfaitement consciente de ce qui n’allait pas, Svea. Lord
Stanton se sentait responsable de la mort de ses hommes et de celle de nos
amis. Et toi, tu es restée muette comme une carpe. Non seulement tu ne lui
as pas adressé la parole, mais tu lui as littéralement tourné le dos alors qu’il
n’avait pas encore pris congé de nous. Jamais je ne me suis senti aussi mal à
l’aise.
Les reproches que Brand venait de lui lancer à la figure lui coupèrent le
souffle. Pourquoi cherchait-il tout à coup à lui donner mauvaise
conscience ?
Mais à le voir s’agiter ainsi devant elle, il n’en avait visiblement pas
fini.
— Comment pourrait-il t’oublier, Svea ? Il pense à toi dès qu’il pose
les yeux sur son torse ! Le motif que tu lui as peint sur le corps est
indélébile, tu es bien placée pour le savoir. C’est de loin le meilleur que tu
aies jamais réalisé, par ailleurs. Mais là n’est pas la question. Cet homme ne
pourra jamais t’oublier.
C’était la première fois que Brand lui parlait avec une telle véhémence.
Pourquoi se mettait-il dans un état pareil ? Elle devait bien reconnaître
toutefois que les récriminations de son frère lui avaient apporté un peu de
baume au cœur. Ash ne pourrait jamais se débarrasser du tatouage qu’elle
lui avait fait. Le souvenir qu’il avait d’elle perdurerait ainsi à jamais, gravé
dans sa propre chair. Il l’avait bien cherché ! Pourquoi aurait-elle été la
seule à souffrir, après tout ?
— Tu as manifestement pris parti pour lui. Tu peux me dire depuis
quand cela dure ? demanda-t-elle sans parvenir à contenir sa hargne.
— Je n’ai pris le parti de personne, Svea. Je te rappelle que Lord
Stanton est en deuil.
Et que faisait-il du deuil qu’elle ne parvenait pas à faire, de son côté ?
— Nous savons tous les deux à quel point il est difficile de perdre un
parent, ajouta Brand. Lord Stanton aura d’autant plus besoin de notre
soutien que, le jour des funérailles, les vieux sages vont se réunir en conseil
pour décider qui sera le prochain chef de Braewood.
Svea se tourna brusquement vers son frère. Pourquoi les vieux sages se
réunissaient-ils ? Ash n’était-il pas le fils héritier ? Elle se sentit tout à
coup incapable de continuer à vider les poissons. L’odeur lui retourna
l’estomac et lui donna subitement la nausée.
— Si j’ai bien compris, son père a menacé de le déshériter s’il n’était
pas marié avant sa disparition. Visiblement, Lord Stanton n’a pas respecté
ses exigences. Ne me dis pas que tu n’es pas au courant.
Svea secoua vigoureusement la tête en se mordillant la lèvre inférieure.
Elle avait refusé d’entendre quoi que ce soit à son sujet depuis qu’elle était
rentrée à Kald en compagnie de son frère. Elle n’aurait pas supporté
d’imaginer Ash dans les bras d’une autre femme. Elle pensait qu’il s’était
plié aux injonctions de son père après son retour à Braewood et qu’il avait
épousé la lady saxonne qui avait été choisie pour lui. C’était bien mal le
connaître. N’était-il pas l’homme le plus obstiné qu’elle ait jamais
rencontré ? Dans ce domaine, il ne lui arrivait certes pas à la cheville, mais
elle était du genre à placer la barre très haut… Il lui avait dit et répété qu’il
ne voulait pas se marier. Elle aurait dû le croire. Pourquoi avait-elle mis ses
paroles en doute ?
— Lord Stanton a refusé d’épouser Lady Edith, reprit Brand, et son père
est resté sur ses positions. Lord Stanton doit maintenant renoncer à son titre
et à ses terres.
Elle fut tout à coup prise de vertige. Comme ses jambes risquaient de se
dérober sous elle, elle se laissa tomber sur un siège.
— Tu te sens bien ?
Elle se sentait si fatiguée depuis quelque temps. Même ses passe-temps
habituels ne l’amusaient plus guère. Aller faire du cheval ou nager en mer
lui demandait de gros efforts. Et cuisiner pour de grandes tablées l’épuisait
littéralement. Tout s’était ralenti ces dernières semaines. Elle finissait même
par se demander si elle n’était pas malade.
— Je vais bien, Brand, je t’assure.
— Si tu le dis… Lord Stanton a été déshérité, reprit-il. Il est sur le point
de tout perdre. Il ne tenait vraiment pas à se marier, de toute évidence. Pas à
une femme saxonne en tout cas. Je me demande bien pourquoi, ajouta-t-il
en lui jetant un regard entendu.
— Mais comment son père a-t-il pu faire une chose pareille ?
s’exclama-t-elle.
Elle préféra ignorer le regard pénétrant que son frère darda sur elle ainsi
que le commentaire lourd de sous-entendus qu’il venait de faire.
— Je ne comprends pas, Brand, dit-elle d’une voix vibrante de colère.
Ash est l’héritier légitime. Il est chez lui à Braewood. C’est à lui de
succéder à son père.
Sans compter qu’il ferait un excellent chef. Tous les hommes qu’il était
parvenu à rallier n’avaient-ils pas combattu à ses côtés ? Elle, elle l’aurait
suivi au bout du monde s’il le lui avait demandé.
— Je sais tout cela, Svea. Mais Lord Stanton se pense-t-il digne de
prendre la succession de son père ? Les vieux sages ne voteront pas en sa
faveur s’ils ont un doute sur sa légitimité. Je me demandais justement si
Lord Stanton n’aurait pas grand besoin que quelqu’un lui confirme que
cette place lui revient de droit.
— Que veux-tu dire par là, Brand ? J’espère que tu ne t’es pas mis en
tête que je suis la personne dont tu viens de parler ?
Son cœur se mit à battre plus fort.
— Je te rappelle qu’il a honte de ses origines danoises. Et honte de moi,
par ricochet.
— Est-ce vraiment ce que tu crois ? demanda Brand en se rapprochant
un peu d’elle. Je ne partage pas du tout ton avis. Ne laisse pas tes propres
peurs prendre le dessus, Svea. Après notre victoire contre les frères Crowe,
Lord Stanton m’a donné l’impression d’avoir enfin accepté qui il était. La
honte qu’il ressentait n’était absolument pas liée à ses origines. Il ne
supporte pas d’avoir menti à tout le monde. Il est également persuadé
d’avoir perdu la confiance de ses hommes. Et la tienne. Manifestement, il
ne savait pas comment rectifier le tir.
Elle leva la tête, les yeux emplis de larmes.
Brand avait-il vu juste ? Avait-elle laissé ses propres angoisses prendre
le dessus ? Son obstination l’avait-elle retenue de tendre la main à Ash ?
Aurait-elle pu l’empêcher de partir ?
Elle se sentit perdue tout à coup. Et honteusement ridicule. Elle
manquait tellement d’expérience dans ce domaine ! S’était-elle trompée sur
toute la ligne ? Les sentiments qu’elle éprouvait envers lui étaient si
différents de ceux qu’elle avait connus jusqu’alors.
— Oh ! Brand, je ne lui ai laissé aucune chance ! Est-ce bien ce que tu
essayes de me faire comprendre ?
Le souffle court, elle se couvrit les yeux de ses mains. Comment avait-
elle pu tout gâcher ainsi ? Pourrait-elle un jour se pardonner son
entêtement ?
— Je crois que j’ai été aveuglée par mes propres blessures, reconnut-
elle en sanglotant. Je n’ai pas voulu voir ce qu’il endurait.
Son frère hocha la tête puis l’attira contre lui pour la réconforter. C’était
si bon d’être à nouveau dans les bras de quelqu’un. Svea prit une profonde
inspiration et laissa une partie de sa colère s’en aller.
— Il n’est jamais trop tard pour bien faire, Svea. Je crois toujours que
Lord Stanton est un homme digne de confiance. Je veux ton bonheur, tu
sais. Et si c’est cet homme qui fait battre ton cœur, ne laisse pas passer ta
chance. Tu es une guerrière, Svea. Tu t’es toujours battue pour obtenir ce
que tu désirais. Et tu n’as encore jamais rien laissé se mettre en travers de
ton chemin. Tu sais ce qu’il te reste à faire, maintenant.
Svea se mit à entrevoir une petite lueur d’espoir. L’heure était peut-être
venue de prendre quelques risques. Ash ne désirait pas se marier, c’était un
fait, et il avait été très clair sur ce point. Elle ne parviendrait peut-être pas à
le faire changer d’avis, mais elle pouvait au moins lui expliquer qu’elle ne
lui tenait pas rigueur de ce qui était arrivé et qu’elle pensait sincèrement
qu’il était un homme d’une grande bonté. Il devait succéder à son père.
C’était de loin le meilleur chef que les habitants de Braewood pouvaient
espérer. Mais trouverait-elle le courage de lui dire qu’elle se tiendrait
toujours à ses côtés ? Elle ne se comporterait pas comme les parents d’Ash.
Elle ne le laisserait pas tomber. Elle serait toujours là pour lui.
Elle l’aimait. De manière inconditionnelle.
Brand s’écarta un peu et la regarda avec une infinie douceur.
— Que décides-tu, Svea ? Dois-je répondre par l’affirmative à
l’invitation de Lord Stanton ?
Chapitre 11

Les yeux rivés sur les eaux limpides de l’océan qui bordait Braewood,
Ash se tenait devant le gigantesque tumulus où reposait désormais son père,
feu Lord Aethelbard. Il avait revêtu ses plus beaux habits pour l’occasion. Il
portait néanmoins ses longs cheveux noirs détachés et n’avait pas taillé sa
barbe depuis bien longtemps. Tant pis si c’était contraire aux codes que son
père avait tenté de lui inculquer. Avec le temps, Ash avait fini par accepter
qu’il n’était pas toujours possible de lui faire plaisir.
La gorge serrée sous le coup de l’émotion, il trouva un peu de réconfort
à l’idée que ses parents étaient enfin réunis pour l’éternité. L’observaient-ils
depuis les cieux ? Étaient-ils fiers de l’homme qu’il était devenu ? Il ne le
saurait probablement jamais. Peu lui importait, au fond. L’essentiel, c’était
le regard qu’il portait sur le chemin qu’il avait parcouru. Ne pouvait-il pas
en être fier ?
En révélant l’histoire de ses origines au roi le lendemain de leur victoire
contre les frères Crowe, Ash avait ressenti un immense soulagement.
Désormais, il n’avait plus à trembler à l’idée que son père révèle son secret
au plus grand nombre, et ce dernier n’avait plus eu le pouvoir de jouer avec
ses nerfs en affirmant qu’il allait mettre ses menaces à exécution. Ash avait
également éprouvé un incroyable sentiment de liberté. Il ne devait plus
dissimuler sa véritable identité. Les gens le voyaient dorénavant tel qu’il
était en réalité. Il avait parfois l’impression que ses chaînes s’étaient enfin
brisées. Il s’était préparé à être rejeté mais, curieusement, ce n’était pas
ainsi que les choses s’étaient passées. En apprenant la vérité, les habitants
de Braewood s’étaient au contraire immédiatement ralliés à lui. Le soutien
indéfectible qu’ils lui avaient apporté l’avait beaucoup encouragé à
s’accepter. Grâce à eux, il commençait même à apprécier l’homme qu’il
était devenu.
Il ne regrettait pas d’être rentré à Braewood pour être aux côtés de son
père alors que les jours de ce dernier étaient comptés. Il avait accompli son
devoir et cela lui donnait à présent une force inestimable. Même s’ils
n’avaient jamais été proches, Ash avait fait de son mieux pour apaiser les
inquiétudes qui tourmentaient encore son père. Il ne comptait plus les
concessions qu’il avait faites pour satisfaire ses exigences, à dire vrai. À
une exception près…
L’enterrement avait été particulièrement lugubre. Seuls le prêtre et
quelques membres de la maisonnée y avaient assisté. Ash avait hâte à
présent de retourner au château pour le banquet qu’il avait organisé en
l’honneur de celui qui avait dirigé Braewood pendant tant d’années.
C’était peut-être la dernière nuit qu’il passerait dans la forteresse. Tout
cela lui parut étrange tout à coup. Comme si la boucle était désormais
bouclée. Il était le fruit d’un viol, il avait eu une enfance malheureuse au
sein d’un monastère où on le martyrisait, et lorsqu’il était revenu au château
à l’âge adulte, conforme à l’image que ses parents attendaient de lui, ces
derniers lui avaient une nouvelle fois réservé un mauvais accueil.
Pourtant, lorsqu’il était rentré à Braewood après son départ précipité de
Termarth, il n’avait pas ressenti l’aversion que ce lieu lui inspirait autrefois.
Jusqu’alors, les immenses palissades et les murailles qui entouraient la
forteresse lui avaient donné l’impression de le retenir prisonnier ou de le
maintenir en exil. Quant aux tourelles en partie calcinées, elles
symbolisaient naguère à ses yeux la noirceur de son âme. Mais ce jour-là,
lorsqu’il avait posé son regard sur elles, le cœur gonflé d’espoir, il s’était
senti investi d’une toute nouvelle détermination. Le moment était venu de
reconstruire Braewood. Ne devait-il pas enfin tourner la page ?
Même si sa naissance était entourée d’un effroyable climat de violence,
Braewood n’en demeurait pas moins la demeure de ses ancêtres. Sa
demeure. Et n’était-ce pas dans l’enceinte de ces murs qu’il avait trouvé
l’amour et le réconfort ? Jamais il n’oublierait la nuit enfiévrée qu’il avait
passée avec Svea. Leur histoire avait certes été de courte durée, mais les
souvenirs qu’il en avait l’accompagnaient chaque jour.
Il ne savait pas quelle décision les vieux sages prendraient d’ici
quelques heures, mais il accepterait son destin de bonne grâce. Qui allaient-
ils choisir pour succéder à son père ? Peut-être qu’ils lui retireraient ses
prérogatives, mais cela ne l’affecterait pas particulièrement. Il était en paix
désormais. Ce qui devait advenir adviendrait.
Il était sûr d’une chose, néanmoins. Qu’il soit ou non reconduit dans ses
fonctions, il irait rapidement rendre visite à Svea. Il tenait à reconnaître ses
torts et à s’excuser auprès d’elle. L’apaisement, voilà ce qu’il recherchait. Il
ne pouvait pas rester dans l’état d’agitation dans lequel il se trouvait depuis
qu’ils s’étaient quittés sans même se faire leurs adieux. Il fallait absolument
qu’il la revoie. Pour essayer de se réconcilier avec elle. Qu’avait-il à
perdre ?

En apercevant au loin les fortifications de Braewood, Svea écarquilla


les yeux. Quels changements il y avait eu depuis son dernier séjour ! Même
si la forteresse était enveloppée d’une épaisse brume hivernale, elle
remarqua rapidement que les tourelles noircies du donjon avaient été
nettoyées et reconstruites. Elles étaient au nombre de quatre désormais.
Quant à l’élévation des murailles, qui semblait tant obséder Lord
Aethelbard, elle semblait s’être momentanément arrêtée. Il n’y avait par
ailleurs nulle trace de campements danois devant le mur d’enceinte.
Malgré le froid mordant qui sévissait et avait rendu le trajet
particulièrement pénible, Svea sentit une douce chaleur l’envahir. Son
moral remonta lui aussi brusquement en flèche. Sans doute était-ce lié à la
nuit magnifique qu’elle avait passée entre ces murs. Cet endroit garderait à
jamais une place un peu spéciale dans son cœur. Depuis sa conversation
avec Brand, elle avait également des papillons dans le ventre. Mais que
pouvait-elle réellement espérer ?
La mince couche de neige qui commençait à recouvrir les sols gelés
avait particulièrement ralenti leur progression. Son frère avait de surcroît
privilégié l’itinéraire le plus long. Celui qui contournait la forêt. Elle s’était
bien gardée de contester son choix. C’était même au contraire avec un
certain soulagement qu’elle avait accueilli cette décision.
Elle ne tenait pas spécialement à revoir les lieux où ils avaient essuyé
une embuscade, ni à raviver les souvenirs qui s’y rattachaient. Elle ne
voulait pas non plus se remémorer les bons moments qu’elle avait partagés
avec Ash au cours de cette expédition. Comme le paysage avait changé !
Non seulement les arbres avaient perdu leurs feuilles, mais toutes les
couleurs semblaient également avoir été lessivées et emportées au loin. À
l’image du bonheur qu’elle avait connu et qui s’était finalement évaporé ?
En descendant de sa monture dans la cour de la forteresse, elle se mit à
frissonner de plus belle. Elle était à la fois impatiente d’aller se réchauffer
au coin du feu et terriblement inquiète.
— Tu viens ? lui demandèrent en chœur Brand et Anne.
— J’arrive, répondit-elle en traînant les pieds.
Même s’ils avaient reçu un accueil extrêmement chaleureux à la porte
du mur d’enceinte, rien ne disait qu’il en serait de même à l’intérieur. Ash
ferait-il preuve du même enthousiasme ?
Plus nerveuse que jamais, elle se remémora son arrivée rocambolesque
au campement, la veille de la bataille de Termarth. Où avait-elle trouvé le
cran de se comporter de la sorte face à tous ces hommes qui la reluquaient
de la tête aux pieds ? Elle le savait pourtant très bien : elle aurait fait
n’importe quoi pour retrouver Ash ce jour-là. Après la nuit qu’ils avaient
passée ensemble, il lui avait semblé impensable de rester à l’attendre.
L’arrivée au même moment du roi Eallesborough et de sa garde
rapprochée l’obligea à reprendre contact avec la réalité. Revoir le père
d’Anne en bonne forme la réjouit. Il lui avait fait si forte impression lors de
son court séjour à Termarth ! Peut-être que l’annonce de sa venue
détournerait quelque peu l’attention. Elle pourrait alors passer inaperçue…
Tandis qu’ils s’approchaient des portes de la grande salle, un vent de
panique lui comprima la poitrine. Elle n’aurait peut-être pas dû venir. Et si
l’invitation qui leur était parvenue était uniquement adressée à Brand et à la
princesse Anne ? Que se passerait-il si Ash était contrarié par sa présence
et la traitait avec rudesse ? À moins qu’il ne se contente de l’ignorer. Ce
qui serait pire encore.
Et si Brand s’était trompé ? Ash avait pu changer d’avis en l’espace de
quelques mois. Il désirait peut-être se marier, à présent. Après tout ce
qu’elle avait déjà enduré, elle se sentit tout à coup incapable d’en supporter
davantage. Elle n’avait plus vraiment le choix, à vrai dire. Elle devait
prendre son courage à deux mains et franchir ces portes. Si elle ne se
confrontait pas à la réalité, si elle refusait d’entendre ce qu’il avait à lui
dire, elle ne saurait jamais à quoi s’en tenir. Peut-être qu’il la désirait
toujours mais craignait qu’elle n’éprouve pas les mêmes sentiments ?
Quelle effroyable tragédie ce serait ! Elle tenta de se raisonner une dernière
fois. S’il n’avait pas voulu qu’elle accompagne son frère et sa jeune épouse,
Ash l’aurait probablement spécifié dans le message qu’il leur avait adressé.
Elle prit une profonde inspiration pour essayer de calmer son agitation
intérieure. Alors qu’ils poussaient les portes de la grande salle, elle fut
agréablement surprise par le brouhaha inhabituel qui y régnait et par le
nombre de convives qui s’y trouvaient. Saxons et Danois mélangés. Quel
contraste avec le dîner aux chandelles qu’elle avait partagé dans cette pièce
avec Ash ! Elle se remémora alors le fou rire qui les avait secoués
lorsqu’on leur avait apporté une tarte aux mûres. Un large sourire lui étira
aussitôt les lèvres.
À peine était-elle entrée dans la grande salle que les Danois avec
lesquels elle avait lié connaissance se précipitèrent à sa rencontre. La voix
pleine d’excitation, ils lui parlèrent des nouvelles fermes qui avaient été
édifiées à leur intention, grâce à l’intervention de Lord Stanton. Ils
travaillaient la terre désormais et possédaient leurs propres animaux. Ils
semblaient si heureux !
Elle aperçut alors Ellette qui la prit aussitôt dans ses bras et la serra si
fort qu’elle crut un instant étouffer. Cela lui fit chaud au cœur. Un flot
d’émotions contenues monta soudain en elle, qu’elle peina à réprimer.
— Vous avez l’air fatiguée, ma belle, lui dit Ellette d’une voix douce.
C’était sans doute un peu ridicule, mais Svea sentit ses yeux s’emplir de
larmes. Pourquoi ressentait-elle un tel élan envers une personne qu’elle
n’avait que très peu côtoyée ? Sans doute était-ce la période à laquelle cela
la renvoyait qui expliquait cet excès de sensibilité. Ce n’était pas
uniquement cela, à vrai dire. Elle n’oublierait jamais le dévouement avec
lequel Ellette s’était occupée d’elle lors de son séjour à Braewood.
Elles échangèrent ensuite quelques mots. Ellette lui apprit que les
choses s’étaient beaucoup améliorées depuis le retour d’Ash. Svea s’en
réjouit mais n’osa pas lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres.
Comment allait Ash ? Et où était-il ?
— Croisez les doigts pour Lord Stanton, ma chère Svea, lui murmura
Ellette d’un air complice. Nous espérons tous que les vieux sages feront le
bon choix tout à l’heure. Cela aura un grand impact sur notre existence à
tous, ajouta-t-elle avant de retourner en cuisine au pas de course.
Svea aurait tant voulu la suivre pour lui donner un coup de main ! Et
pour se cacher. Elle repensa aussitôt à la nuit où Ash lui avait fait l’amour
pour la première fois et à la façon dont elle avait essayé de soustraire son
corps à sa vue. Il lui avait alors fait promettre de ne plus jamais chercher à
se cacher en sa présence. Elle ne pouvait plus faire marche arrière à présent.
N’avait-elle pas trouvé le courage de venir jusque-là ? Elle n’allait pas
abandonner si près du but. Elle avait même revêtu une robe pour l’occasion.
Par respect pour feu Lord Aethelbard. Et dans l’espoir de plaire à celui qui
avait organisé ce banquet…
Mais où diable était-il ? Lorsqu’il se couchait le soir dans son lit, se
rappelait-il lui aussi toutes les choses qu’ils s’étaient dites ? Tout ce qu’ils
avaient fait ensemble ? De son côté, elle avait beau essayer de ne plus
penser à lui, elle échouait chaque fois misérablement.
Svea ne se sentait pas vraiment à sa place au milieu de tous ces gens.
C’était Ash qu’elle était venue voir. Mais ce dernier était introuvable. Elle
chercha alors son frère d’un regard anxieux. Lorsqu’elle repéra enfin la
table où Brand et Anne s’étaient installés, elle les rejoignit d’un pas pressé
et prit place à leurs côtés. Mais malgré les efforts qu’elle déploya pour
rester concentrée sur leur conversation, elle s’aperçut rapidement qu’elle
était extrêmement distraite et n’avait aucune idée des sujets qu’ils avaient
abordés en sa présence.
Alors qu’elle commençait à s’ennuyer ferme, Ash apparut comme par
magie à ses côtés. L’espace d’un instant, elle crut que son cœur allait
exploser dans sa poitrine. Ash commença par souhaiter la bienvenue au roi,
à Brand et à la princesse Anne, puis il la regarda droit dans les yeux et lui
dit simplement :
— Bonjour, Svea.
Elle entrouvrit les lèvres pour prendre une petite inspiration. Ash ! Elle
le revoyait enfin… Il portait ses longs cheveux détachés désormais. Comme
il était beau ! Dans un élan d’amour, elle eut soudain envie de se lever pour
se jeter dans ses bras. Elle aurait voulu lui dire ce qu’elle ressentait à son
égard et qu’elle regrettait amèrement de l’avoir laissé partir.
Mais au lieu d’écouter ce que son cœur lui conseillait de faire, elle resta
assise à ne rien dire. Elle était incapable de bouger. Elle savait qu’elle aurait
dû lui présenter ses condoléances, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Elle eut tout à coup l’impression d’avoir été transformée en statue.
— Nous sommes désolés pour votre père, Lord Stanton, dit Brand qui
vola gentiment à son secours.
Svea sentit la panique monter en elle. Comment pourrait-elle lui parler
des sentiments qu’elle éprouvait à son égard et combler le fossé qui s’était
creusé entre eux si elle ne parvenait même pas à le saluer ?
Ash hocha la tête, les remercia collectivement d’être venus, puis, après
avoir posé les yeux sur elle quelques instants, tourna les talons sans
demander son reste. Il passa ensuite de convive en convive pour échanger
quelques mots avec chacun d’entre eux. Svea sentit son cœur s’affoler
contre sa poitrine. Était-ce ainsi que les choses allaient se passer ? Ash
n’avait-il rien d’autre à lui dire ? Il était certes venu la saluer. Et elle n’était
même pas parvenue à lui adresser la parole.
Sa présence ne lui faisait-elle ni chaud ni froid ? Elle l’observa alors
avec attention. Il semblait tellement à l’aise ! Il donnait l’impression d’être
enfin devenu lui-même. Comme s’il était enfin en paix avec son physique et
avec l’homme qu’il était. Son cœur se mit à saigner. Elle aurait aimé qu’il
revienne et qu’il la regarde à nouveau. Elle ne voulait plus jamais le perdre
de vue.
Une très jolie jeune femme vint tout à coup aborder Ash. Elle lui posa
une main sur le bras et se pencha vers lui pour lui glisser quelque chose à
l’oreille. En les voyant se mettre à rire tous les deux, Svea blêmit. Jamais
elle n’avait été en proie à un tel sentiment de jalousie. Elle n’aurait pas dû
venir. Ash venait de perdre son père. Elle était venue lui présenter ses
condoléances, comme l’exigeaient les convenances en pareilles
circonstances, et s’assurer qu’il allait bien. De toute évidence, elle pouvait
être rassurée sur ce point. Elle pouvait partir à présent. Elle avait tellement
envie de rentrer chez elle ! Mais c’était impossible. Brand et Anne ne la
laisseraient jamais quitter Braewood sans eux.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle discrètement à la jeune épouse de son
frère.
— C’est Lady Edith Earlington, répondit Anne.
Quelle idiote ! Elle aurait dû s’en douter. Dire qu’elle avait fait tout ce
trajet dans l’espoir de se réconcilier avec Ash. Elle n’était plus à une
humiliation près ! Elle s’excusa auprès de son frère et de son épouse, et
sortit précipitamment de table. Elle ne resterait pas une minute de plus à
regarder Ash se pavaner devant les jolies femmes qu’il croisait. Il semblait
si heureux ! De toute évidence, il se passait aisément de sa présence et
semblait au mieux de sa forme. Elle ne pouvait pas en dire autant. Elle était
si fatiguée ! Non seulement elle avait pris du poids, mais elle se sentait
littéralement diminuée depuis quelques semaines. Sans parler du manque
qu’elle ressentait. Chaque seconde qui passait lui rappelait à quel point elle
était incapable de vivre sans lui. Insoutenable, voilà le mot qui résumait son
existence désormais.
Accablée par un accès de désespoir soudain, elle se dirigea discrètement
vers la porte qui menait à l’arrière-salle.
— Puis-je me rendre utile ? demanda-t-elle lorsqu’elle trouva enfin
Ellette.
Svea eut tout à coup l’impression de se trouver au beau milieu d’une
ruche. Ellette coordonnait tout ce beau monde et semblait ne plus savoir où
donner de la tête.
— Non, ma belle, pas aujourd’hui, répondit Ellette en secouant
énergiquement la tête.
Svea sentit soudain une main se poser fermement sur son avant-bras.
— Qu’est-ce que vous avez en tête, Svea ? Vous n’avez rien à faire
ici !
Ash ?
Elle venait à peine de quitter la grande salle. Comment savait-il qu’elle
se trouvait là ? Était-il en train de l’observer à son insu ? L’avait-il
suivie ? Cette simple pensée lui mit un peu de baume au cœur.
— J’espère que vous n’aviez pas l’intention de donner un coup de main
en cuisine. Vous êtes mon invitée, Svea.
La main qu’il avait posée sur son avant-bras lui brûla la peau tout à
coup.
— Je voulais juste participer un peu au service, bredouilla-t-elle. Je ne
pouvais pas rester assise à vous regarder parler à…
Il plissa les yeux puis plongea son regard dans le sien.
— Venez avec moi.
Il l’entraîna alors vers l’arrière-cuisine. Exactement comme il l’avait
fait la nuit où ils avaient mangé du miel et s’étaient amusés à se jeter de la
farine au visage. Comme elle aurait aimé revivre ce merveilleux moment.
Quelle délicieuse insouciance elle avait ressentie ! Une pointe de
culpabilité l’assaillit tout à coup. Malgré la promesse qu’ils avaient faite à
Ellette, ils n’avaient jamais nettoyé derrière eux. Il faudrait qu’elle lui
présente ses excuses.
— Où m’emmenez-vous ?
Ash la tenait un peu trop fermement par le bras, mais malgré la légère
douleur que cela lui provoqua, elle préféra ne rien dire. Ash était là. Ils
étaient seuls. Elle aurait voulu qu’il ne la lâche jamais ! Elle n’aurait
probablement pas été capable de marcher sans son soutien, par ailleurs.
Pourquoi ses jambes flageolaient-elles ainsi ?
— À la plage.
— Vos convives ne vont-ils pas s’inquiéter lorsqu’ils remarqueront
votre absence ?
— Ils peuvent bien se passer un peu de moi.
— Je n’ai pas l’intention d’aller me baigner, si c’est cela que vous avez
en tête.
À ces mots, il s’immobilisa et l’attira vers lui. Ils n’étaient plus qu’à
quelques centimètres l’un de l’autre. Elle était si heureuse d’être à nouveau
en sa compagnie, de sentir ses mains sur sa peau, mais cela la rendait aussi
incroyablement nerveuse.
— Que faites-vous ici, Svea ?
— Je pensais que vous m’aviez invitée. Je croyais que ma venue vous
ferait plaisir…
— C’est effectivement le cas. Mais je ne pensais pas que vous
viendriez, pour être tout à fait franc avec vous.
— Je tenais à venir vous apporter mon soutien. Je suis vraiment désolée
pour votre père, Ash.
Visiblement apaisé par les paroles réconfortantes qu’elle venait de lui
adresser, il l’entraîna à sa suite et desserra un peu la pression qu’il lui
exerçait sur le bras. Qu’avait-il en tête ? N’y tenant plus, elle lui jeta un
regard à la dérobée. Les sourcils froncés, il paraissait excessivement
soucieux. Elle remarqua alors qu’il portait toujours le collier qu’elle lui
avait offert ! Dehors, il faisait un froid glacial, mais elle s’en moqua. Ash
était à ses côtés. Enfin.
Dès qu’ils débouchèrent sur la plage de sable, il se tourna vers elle.
L’hiver, il émanait de l’océan une beauté sauvage qui lui coupa le souffle.
Mais cela n’était rien comparé à celle de l’homme qui se tenait devant elle.
Ash continuait-il à se baigner en mer pendant les mois les plus froids de
l’année ? Elle imagina alors ses bras musclés fendre les vagues. Elle aurait
tant aimé savoir ce qu’il avait fait depuis qu’ils s’étaient quittés. Lui avait-
elle manqué ?
— Êtes-vous parvenu à régler les différends qui vous opposaient à votre
père avant sa disparition ? demanda-t-elle dans un souffle.
Mais la véritable question qu’elle brûlait de lui poser était bien plus
personnelle. Ne regrettait-il pas d’avoir quitté Termarth sans elle ? Cela en
valait-il le coup ?
— Mon père et moi avions bien trop de désaccords pour pouvoir
remédier à chacun d’entre eux. Mais je suis heureux d’être revenu à
Braewood. Il fallait que je sois à ses côtés. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour
l’aider à s’apaiser. C’était important pour moi.
Elle hocha la tête pour lui signifier qu’elle comprenait très bien ce qu’il
voulait dire par là. Puis elle se tourna en direction de la forteresse.
— Les choses ont bien changé ici depuis votre retour. Le donjon a repris
une apparence majestueuse et les habitants semblent tous très heureux.
— J’essaye simplement de rattraper mes échecs antérieurs, dit-il en
esquissant un sourire douloureux. Vous savez comment je suis. J’ai besoin
d’être occupé.
« Vous savez comment je suis. » À ces mots, son cœur se serra.
L’allusion à peine déguisée à l’intimité qu’ils avaient partagée la peina. À
l’époque, elle pensait effectivement le connaître. Peut-être s’était-elle
trompée sur ce point ? Elle voulait tout savoir de lui à présent.
Il desserra son emprise sur son bras pour lui saisir le poignet, puis il lui
prit timidement la main. Comment sa peau pouvait-elle lui paraître si
chaude alors qu’il faisait un froid glacial ?
— Svea, j’aimerais vous parler de ce qui s’est passé à Termarth. Je vous
dois des excuses. Je regrette de ne pas avoir pu sauver vos hommes. Vous
n’imaginez pas à quel point cela me désole. Lorsque j’ai vu ce chariot
s’avancer vers nous et me suis aperçu que Kar et Sten faisaient partie des
victimes, j’ai senti une lourde porte en bois se refermer sur ma vie. J’ai
immédiatement eu l’impression de vous avoir laissée tomber, tout comme je
les avais laissés tomber.
Elle secoua la tête, les larmes aux yeux.
— Vous n’êtes pas responsable de leur mort. Personne n’aurait pu les
sauver, Ash. Ni vous ni moi. Je sais que vous pensez avoir leur sang sur vos
mains, mais il n’en est rien, je vous assure. Je vous en prie, ne mettez pas la
barre à un niveau que personne ne vous demandera jamais d’atteindre.
Il la dévisagea alors de ses grands yeux sombres.
— Je ne comprends pas. Lorsque j’ai quitté Termarth, vous étiez
terriblement en colère contre moi. J’avais l’impression que vous me
méprisiez. Vous ne m’avez même pas dit au revoir.
Ne comprenait-il pas qu’il lui avait été impossible de lui faire ses
adieux ? Cela l’aurait sans doute anéantie.
— Oui, j’étais très en colère contre vous. Mais pas pour les raisons que
vous croyez.
— Que me reprochiez-vous dans ce cas ? demanda-t-il, l’air troublé.
Elle baissa la tête et ferma les paupières quelques instants. Puis elle se
remémora ce qu’il lui avait dit la première fois qu’ils avaient fait l’amour.
Qu’elle ne pouvait pas s’enfoncer la tête dans le sable et faire comme s’il ne
s’était rien passé. Pas cette fois.
— Le roi Eallesborough m’avait informée de votre départ avant que
vous me l’annonciez en personne. Il m’a confié que vous lui aviez appris ce
qui était arrivé à votre mère et que vous aviez honte de vos racines
danoises. Mais cette partie de vous est également en moi, Ash. Cela m’a
profondément blessée. Je voyais bien que vous aviez pris vos distances avec
moi. J’en ai conclu que vous aviez honte de moi et que ce qui s’était passé
entre nous vous embarrassait. Lorsque vous êtes venu me dire au revoir,
j’avais le cœur en mille morceaux. J’étais bien trop fière pour vous
demander de rester. J’en mourais pourtant d’envie.
— Vous touchez là au cœur du problème, Svea, dit-il en s’avançant vers
elle. J’ai toujours eu peur d’avoir un mauvais fond. J’ai essayé de
l’éradiquer par tous les moyens et de garder cela sous contrôle. J’avais
besoin de tenir à distance cet acte barbare qui a modelé toute mon
existence. Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me suis isolé afin de
protéger mes proches. Mes parents. Mon peuple. Puis vous. Cela faisait si
longtemps que je me considérais comme un monstre. Je croyais dur comme
fer que c’était également ainsi que les autres me voyaient. Le Danois qui
sommeille en moi et la noirceur qui hante mon âme depuis toujours ont sans
doute fini par se mélanger dans ma tête.
— Je vous ai pourtant expliqué que je ne vois aucun monstre en vous,
Ash.
— Je le sais bien. Ne voyez-vous pas ce que j’essaye de vous faire
comprendre ? J’ai été élevé dans la détestation des Danois. On a également
tout fait pour que je me déteste. Puis je vous ai rencontrée. Je ne voulais
surtout pas m’éprendre de vous, Svea. J’ai combattu de toutes mes forces
les sentiments que j’éprouve à votre égard.
Elle comprit sans peine ce qu’il lui disait. Elle ne pouvait pas lui en
vouloir, par ailleurs. N’avait-elle pas réagi exactement de la même
manière ? Elle avait juré de haïr tous les hommes saxons, lui y compris.
Lui tout particulièrement, même. La vérité lui éclata brusquement à la
figure. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour le détester parce
qu’elle l’avait aimé au premier regard et les sentiments qui l’avaient
envahie l’avaient aussitôt emplie d’effroi.
Il lui prit le menton dans la main.
— Il a fallu que je tombe amoureux d’une Danoise pour que j’accepte
enfin la vérité. Mes parents avaient tort. C’est vous qui aviez raison.
Chaque être humain peut être bon ou mauvais. Et peu importe qu’il soit
saxon ou danois. Grâce à vous, je me suis mis à espérer. J’ai même
commencé à croire que j’étais une bonne personne. Jusqu’à ce que je laisse
tomber tout le monde.
— Vous n’avez laissé tomber personne, Ash.
— Le jour où nous avons combattu les frères Crowe, j’ai compris que
j’en avais assez de m’excuser d’être qui je suis. Une honte indicible s’est
emparée de moi. J’avais toujours menti à tout le monde. J’ai soudain eu
l’intuition que pour avoir une chance de vivre à vos côtés, il fallait assumer
l’héritage qui allait m’être laissé. J’avais besoin de revenir ici pour réaliser
ce rêve. Il fallait que je revienne à mes origines pour pouvoir enfin me
trouver. J’avais besoin de faire la paix avec moi-même avant de laisser
quelqu’un m’aimer. Avant de venir vous chercher. J’ai compris que la façon
dont j’avais été mis au monde n’avait plus la moindre importance. Ce sont
mes actes qui me définissent. Rien d’autre.
Leurs corps se touchaient presque à présent.
— Mon père m’a intimé l’ordre d’épouser une Saxonne. Et il m’a
menacé de me retirer mon titre et mon héritage si je refusais de me plier à
ses exigences.
À ces mots, Svea sentit sa gorge se nouer.
— Lady Edith est très belle.
— C’est probablement ce que pensent de nombreux hommes. Ce n’est
pas la femme qu’il me faut, toutefois. J’ai clairement expliqué à mon père
que je n’épouserais jamais Lady Edith. Comment le pourrais-je puisque je
suis amoureux de vous ?
Il lui caressa la joue du bout du pouce.
— Mon père n’a rien voulu savoir, reprit-il. Il a cherché à me forcer la
main en me demandant de choisir entre mon héritage et les sentiments que
j’éprouve à votre égard. Je n’ai pas hésité une seule seconde. C’est vous que
j’ai choisie. Je sais ce que je vous dois. C’est grâce à vous que je sais
désormais qui je veux être, Svea.
— Et qui voulez-vous être, Ash ? demanda-t-elle d’une voix émue.
— L’époux de Svea Ivarsson, guerrière de Kald, répondit-il sans hésiter.
Si elle veut bien de moi, ajouta-t-il en posant son front contre le sien. Je ne
sais pas ce que le conseil des sages va décider cet après-midi. Dans
quelques heures, je serai peut-être le nouveau lord de Braewood et je devrai
alors diriger cette forteresse du mieux que je pourrai. Mais rien n’est moins
sûr. On va peut-être me sommer de quitter les lieux et je partirai alors avec
quelques effets personnels pour unique bagage. Mais la décision qui va être
prise d’un moment à l’autre m’importe peu, Svea. Si vous acceptez de
m’épouser, je serai le plus heureux des hommes…
Elle le regarda au fond des yeux et sentit leurs souffles chauds se mêler
à l’air froid. Voilà des années qu’elle s’était fait la promesse de ne jamais
appartenir à un homme et d’assurer au mieux la protection de Kald, et ce
jusqu’à la fin de ses jours. Mais Ash avait fait voler toutes ses certitudes en
éclats. C’était la maîtrise dont il faisait preuve en toutes circonstances qui
lui avait fait baisser la garde. Ainsi que son calme et sa gentillesse. Sans
oublier son incroyable bravoure. Elle avait une confiance inébranlable en
lui. Oui, elle avait très envie de devenir sa femme et le suivrait jusqu’au
bout du monde s’il le fallait.
— Si j’accepte, cela veut-il dire que vous êtes finalement parvenu à me
dompter ? demanda-t-elle dans un murmure.
— Certainement pas ! Votre naturel un peu sauvage me plaît bien trop
pour que je cherche à le faire disparaître, dit-il en lui adressant un large
sourire.
Pourtant, elle avait profondément changé depuis leur rencontre. Elle
n’était plus la jeune femme ombrageuse et particulièrement imprudente
qu’elle était encore quelques mois auparavant. Ash lui avait appris à
prendre un peu de recul et à modérer ses accès de rage. Il était même
parvenu à la convaincre de laisser tomber son armure. Et à la faire accéder à
des plaisirs qu’elle n’aurait jamais soupçonnés. Elle voulait lui appartenir et
vivre à ses côtés. Pour toujours.
— J’accepte de vous épouser, Ash, déclara-t-elle enfin d’une voix
tremblante. Puisque je vous aime !
Une voix forte en provenance du haut de la colline interrompit net le
regard enamouré qu’ils échangèrent.
— Lord Stanton, vous êtes demandé de toute urgence dans la grande
salle ! Le conseil des sages s’est réuni et a pris sa décision. Venez vite, je
vous en prie !
L’estomac de Svea se contracta douloureusement. Les vieux sages
avaient-ils pris la bonne décision ? Ash était de loin le mieux placé pour
assurer le futur radieux que les habitants de Termarth appelaient de leurs
vœux. Mais peu lui importait le résultat du vote, en fin de compte. Ils
allaient traverser cette nouvelle épreuve ensemble et elle serait à ses côtés
pour l’épauler en cas de coup dur.
Alors qu’elle s’élançait déjà en direction du chemin qui menait à la
forteresse, Ash l’attrapa par la taille et la serra tout contre lui.
— Vous ne voulez pas aller entendre ce que le conseil a décidé ?
— Cela peut bien attendre un peu, dit-il en collant ses lèvres aux
siennes.
Il l’embrassa d’abord tendrement sur la bouche puis mêla sa langue à la
sienne avec une sensualité qui la fit aussitôt chavirer. Comme il lui avait
manqué ! Il approfondit ensuite son baiser avec une telle passion qu’elle fut
prise de vertige. Pantelante et folle de désir, elle se colla tout contre lui,
oubliant où ils se trouvaient et ce que les convenances lui dictaient de faire.
— Nous pouvons y aller à présent, lui murmura-t-il alors au creux de
l’oreille en se détachant d’elle.
Le sourire satisfait et plein de promesses qu’il lui adressa la fit aussitôt
chanceler. C’était un jeu dangereux auquel elle acceptait volontiers de jouer
avec lui. Il ne perdait rien pour attendre ! La nuit allait être longue…

Un tonnerre d’applaudissements accueillit la nouvelle. Ash avait


finalement été choisi pour succéder à son père ! Il devenait ainsi le
nouveau lord de Braewood. Au comble du bonheur, Svea battit des mains
avec ferveur. Elle était certaine qu’avec Ash à leur tête, Saxons et Danois
vivraient en harmonie.
Le conseil avait estimé qu’il était l’homme de la situation. Non
seulement il possédait l’autorité nécessaire aux fonctions qu’il exercerait,
mais il inspirait également le respect indispensable pour diriger une telle
forteresse. Les vieux sages avaient ensuite loué le courage dont il faisait
preuve au combat ainsi que l’abnégation avec laquelle il traitait
indifféremment les habitants du royaume, qu’ils soient danois ou saxons. Ils
l’avaient également félicité pour sa grande sagesse et sa clairvoyance en
prenant la décision de lever le fyrd afin de réprimer la rébellion qui avait
bien failli renverser le roi Eallesborough. Qui aurait pu rivaliser avec Ash
après que toutes les qualités dont il était pourvu avaient été énumérées ? Le
vote avait été unanime. Ash pouvait être fier de lui. Le roi en personne
intervint ensuite brièvement pour faire l’éloge de « Lord Stanton, le plus
formidable des hommes qu’il ait jamais eu l’honneur de rencontrer ».
Svea ne se tenait plus de joie. Ash était enfin récompensé pour sa
loyauté ! La foule en liesse acclama de plus belle l’homme qu’elle aimait.
Jamais Svea n’aurait cru éprouver un jour une telle fierté. Alors que la
cérémonie touchait à sa fin, Ash prit la parole pour remercier
chaleureusement l’assemblée, puis, à la surprise générale, il annonça
également qu’il allait se marier.
— Qui est l’heureuse élue ? lança un convive.
Ash invita alors Svea à le rejoindre. La tête dans les nuages, elle
s’avança timidement vers lui. Il la serra aussitôt dans ses bras, la présenta
aux invités extatiques puis lui déposa un tendre baiser sur la tempe en
témoignage de l’amour qu’il éprouvait pour elle. En entendant des hourras
fuser de toutes parts, Svea sentit une immense joie lui emplir le cœur.
C’était le plus beau jour de sa vie. Tout était parfait. Enfin, presque.
Quelque chose la tracassait encore… Mais alors que les invités se pressaient
les uns derrière les autres pour les féliciter et leur souhaiter beaucoup de
bonheur, elle relégua cette inquiétude dans les recoins de son esprit. Cela
pouvait bien attendre un peu. Pour rien au monde elle n’aurait voulu gâcher
ce moment.
Brand était aux anges. Il se mit même à tourner autour d’elle comme
une toupie en lui répétant qu’il était très heureux pour elle. Puis il emmena
Ash un peu à l’écart pour discuter des modalités d’organisation. En les
voyant bras dessus, bras dessous, comme des frères, Svea sentit son cœur se
gonfler de bonheur.
Les invités continuèrent à boire et à s’amuser jusque tard dans la soirée,
puis chacun se retira dans ses appartements ou dans sa ferme, hormis
quelques personnes qui s’étaient assoupies sur les bancs ou s’étaient roulées
en boule devant les cheminées.
Ash plongea alors son regard de braise dans le sien puis l’emmena par
la main en direction du couloir qui menait à sa chambre. Les papillons
qu’elle avait dans le ventre redoublèrent aussitôt d’intensité. La porte était à
peine refermée derrière eux qu’ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et
s’embrassèrent à pleine bouche tout en se déshabillant avec empressement.
Dans la précipitation, Ash faillit même lui déchirer sa robe. Il lui
murmura à l’oreille qu’il mourait d’envie de la prendre nue dans ses bras.
Svea se mit à rire nerveusement. Un de ses seins s’échappa du tissu. Ash lui
maintint les mains derrière le dos et posa sa bouche à la base de son cou
avant de descendre vers sa poitrine gonflée de désir. Puis elle sentit son
membre se raidir contre son ventre. Comme il lui avait manqué ! Il allait
enfin assouvir le désir fou qu’il lui inspirait.
Mais alors que ses lèvres provocantes lui parcouraient le corps, la
pensée qui la tourmentait lui revint brusquement en mémoire. Elle ne
pouvait pas s’abandonner à lui. Pas encore.
— Attendez, Ash, dit-elle en essayant de se dégager de son étreinte.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, posant sur elle des yeux lubriques.
— J’ai une question à vous poser.
— Maintenant ?
— Oui. C’est très important.
— De quoi s’agit-il ?
— Vous vous souvenez du jour où nous sommes tombés dans une
embuscade et de la conversation que nous avons eue dans les bois la
première fois que nous nous sommes retrouvés seul à seule ? Nous avons
parlé de mariage et vous m’avez alors confié que vous ne vouliez pas
d’enfants, rappela-t-elle dans un souffle.
— Je m’en souviens parfaitement.
Il parut tout à coup comprendre qu’elle désirait lui parler sérieusement.
— Pour quelle raison ? demanda-t-elle d’une voix plus inquiète qu’elle
ne l’aurait voulu.
— Que voulez-vous dire ?
— Pourquoi ne désirez-vous pas devenir père ? Pourquoi ne voulez-
vous pas d’enfants ?
Il fronça les sourcils et se frotta le visage avec vigueur.
— Je pensais sincèrement que je ne me marierais jamais. Alors vous
imaginez bien qu’avoir des enfants était le cadet de mes soucis. Mon père
m’a tellement mis la pression ! Il ne cessait de me menacer à ce propos. Il
voulait absolument que je perpétue la lignée des Stanton. Il se disait sans
doute que si j’épousais une jeune femme saxonne, le sang de celle-ci
permettrait de diluer l’héritage danois de mon enfant. Lorsque nous avons
abordé ce sujet ensemble dans les bois, je ne voulais surtout pas donner
naissance à un enfant qui risquait de connaître un destin similaire au mien.
Mais pourquoi me posez-vous cette question à cet instant précis, Svea ?
— Vous rappelez-vous ce que je vous ai raconté ? dit-elle en se
mordillant la lèvre. Au sujet des prédictions de la guérisseuse qui s’est
occupée de moi après mon agression ?
Il acquiesça, les sourcils plus froncés que jamais.
— Elle vous a dit qu’elle n’était pas certaine que vous puissiez un jour
avoir des enfants après ce qui s’était passé à Termarth.
Svea acquiesça doucement.
— Cela ne me pose aucun souci, Svea, assura-t-il en lui prenant
doucement le visage entre ses mains. Vous êtes tout ce dont j’ai besoin.
Il l’embrassa alors sur les lèvres avec tendresse, puis d’un geste il
l’attira contre lui.
— Où en étions-nous déjà… ?
— Le fait est que… , commença-t-elle en posant les mains sur son torse
pour le repousser doucement.
Elle ouvrit la broche qui maintenait encore sa robe sur son épaule
droite, laissa ensuite le vêtement retomber autour de sa taille puis le fit
glisser au sol.
— Je n’ai aucune certitude, mais je pense que je suis peut-être…
— Enceinte, dit-il, les yeux rivés sur son ventre rond.
Il eut tout à coup l’air totalement hébété.
— J’avais si peur de vous en parler, sachant ce que vous m’aviez dit de
la paternité.
Il plongea ses yeux dans les siens et elle les vit aussitôt scintiller
d’admiration et d’amour. Il lui passa alors les bras autour de la taille et
l’attira contre lui.
Puis il déposa un tendre et chaste baiser sur son ventre légèrement
proéminent.
— C’était ce que je pensais à l’époque, Svea. Les choses ont bien
changé depuis.
— Vous n’êtes pas en colère ?
— En colère ?
Il la regarda d’un air incrédule puis éclata d’un rire franc et joyeux.
— Non, je ne suis pas en colère, Svea. Je suis ravi. Je suis…
Sa voix se mit tout à coup à trembler, puis les larmes lui montèrent aux
yeux.
— Je suis bouleversé. Fou de joie ! Mes rêves les plus fous sont en
train de se réaliser. J’ai exactement tout ce que je souhaitais. Je me demande
bien ce que j’ai pu faire pour mériter tout cela.
Il l’entraîna sur le lit, s’allongea à ses côtés et se mit à nouveau à
l’embrasser doucement, tendrement… partout. Elle se sentit alors la plus
heureuse des femmes, chérie par celui qu’elle aimait plus que tout au
monde.
— C’est la meilleure nouvelle que je pouvais entendre, Svea. Le plus
beau cadeau que vous pouviez me faire après avoir accepté de m’épouser.
Il caressa ses seins gonflés, puis ses mains se dirigèrent vers son ventre.
— Comment vous sentez-vous ? Avez-vous la nausée ?
— Je suis fatiguée. Et grosse. Mais je me sens bien ! ajouta-t-elle en
riant.
— Je n’arrive pas à croire que vous avez fait tout ce trajet à cheval dans
votre état, dit-il. Et dans un froid glacial !
Il posa alors les mains de manière possessive sur le renflement de son
ventre. Sur leur enfant. Un enfant qui avait été conçu par amour.
— Je ne suis pas malade, Ash, rappela-t-elle en levant les yeux au ciel,
le sourire aux lèvres.
— Non, mais vous m’êtes si précieuse, Svea. Je ne veux plus que vous
preniez le moindre risque. Vous comprenez ce que j’essaye de vous dire ?
— Parfaitement.
Son sourire se fit plus large encore. Elle adorait qu’il se fasse ainsi du
souci pour elle, qu’il s’occupe d’elle. Elle ferait de même pour lui. Jusqu’à
la fin de ses jours.
Lorsqu’il roula sur le côté et s’introduisit enfin en elle, il fut
incroyablement doux et d’une telle lenteur que cette véritable torture lui
parut passionnément romantique.
Une fois en elle, il s’interrompit tout à coup, les yeux plongés dans les
siens.
— Cela représente-t-il un risque ? demanda-t-il, l’air soucieux. Pour
vous ou pour le bébé ?
— Non, Dieu merci ! répondit-elle en riant. Parce qu’il est hors de
question que vous ne me touchiez pas pendant si longtemps !
Un large sourire aux lèvres, il se remit à onduler au-dessus d’elle,
profondément, intimement.
— Je vous remercie pour l’aide que vous m’avez apportée, Svea. Grâce
à vous, j’ai appris à m’accepter. Je veux que vous sachiez que cet enfant
sera aimé, autant que vous le serez, et ce pour toujours.
Épilogue

— Nous allons faire une petite surprise à maman, mon trésor, dit Ash à
Bearn qui s’accrocha tendrement à son cou.
Svea s’interrompit aussitôt. Elle se trouvait dans la pièce où les
chroniques de Braewood étaient entreposées. Désormais, c’était elle qui
illustrait les grands livres chargés de retracer l’histoire de la forteresse. Ash
lui fit aussitôt remarquer que la vignette sur laquelle elle travaillait
ressemblait beaucoup aux motifs qu’elle lui avait récemment peints sur le
corps. Il loua une nouvelle fois son incroyable talent.
Les chroniques de Braewood avaient bien changé depuis qu’elle s’en
occupait. Elles ne regorgeaient plus de batailles sanguinaires ou d’images
sombres et inquiétantes. Elles racontaient à présent l’histoire d’un héros
magnifique qui avait su gagner le cœur d’une guerrière danoise un peu
sauvage. Et également d’un petit garçon aux yeux noirs et aux cheveux qui
bouclaient sur les pointes, particulièrement par temps de pluie. Un petit
garçon plein de vie qui avait constamment le sourire aux lèvres.
Ash lui répétait sans cesse que leur enfant était sa plus grande œuvre
d’art, mais elle secouait chaque fois la tête pour exprimer son désaccord.
C’était à lui que revenait cet honneur.
Lorsque Bearn l’aperçut enfin, il tendit les bras vers elle en souriant.
Svea se précipita à leur rencontre et les serra tous les deux contre elle.
— Vous avez l’odeur de la mer, tous les deux, remarqua-t-elle
doucement.
— Nous avons fait de grandes forteresses de sable sur la plage, dit Ash
en couvant Bearn des yeux.
— Il va bientôt devenir comme son père !
Elle songea alors au merveilleux campement qu’il avait construit à
Braewood.
— Bearn va créer de grandes choses, murmura-t-elle. Qui sait, vous les
ferez peut-être ensemble ?
— Je l’espère, dit Ash en esquissant un sourire. Ellette va donner son
bain à Bearn. Il fait très beau. Une soirée idéale pour une petite promenade,
tu ne trouves pas ?
— D’accord. Laisse-moi juste quelques instants, le temps de finir.
Le soleil commençait à décliner à l’horizon et teintait le ciel de
magnifiques nuances de rose et d’orange. Alors qu’elle se dirigeait
naturellement en direction du sentier qu’ils empruntaient d’ordinaire pour
aller se promener sur la plage ou prendre un bain de minuit, Ash lui prit
doucement la main pour l’emmener vers un autre chemin. Ils marchèrent
une bonne dizaine de minutes lorsque, n’y tenant plus, elle demanda :
— Où allons-nous ?
— J’ai fait quelque chose pour toi.
Elle leva la tête vers lui, un large sourire aux lèvres. Elle était tellement
impatiente !
— De quoi s’agit-il ?
— Viens par ici, je vais te montrer, dit-il en l’entraînant derrière un
muret de pierres qui dissimulait un champ.
Elle en eut aussitôt le souffle coupé.
Devant elle s’étalait un champ rempli de centaines de magnifiques
fleurs de tournesol, tels des visages heureux tournés vers eux alors que le
soleil rougeoyait au lointain. Cela avait dû lui demander des heures pour
planter toutes ces graines ! Sans parler du temps qu’il avait fallu pour les
cultiver. Au beau milieu de toutes ces fleurs, elle remarqua alors un très
vieil arbre de toute beauté. La réplique exacte de celui qu’elle s’était peint
dans le cou.
— Quelle splendeur ! s’exclama-t-elle sans pouvoir détacher son regard
de ces centaines de soleils.
— Ce champ est à ton image, Svea. Je voulais que tu comprennes ce
que je ressens lorsque je te regarde.
Elle se tourna vers lui, les yeux emplis de larmes.
— Je les ai regardés pousser, ajouta-t-il. Cela paraît à peine croyable,
mais ces fleurs se tournent naturellement vers le soleil.
— Comme je le fais en me tournant vers toi ?
Tout sourire, il lui prit la main et l’emmena en direction d’un petit
sentier qui traversait le champ de fleurs jusqu’au pied de l’arbre géant où il
avait disposé une couverture ainsi que des coupelles remplies de mûres.
— Je me disais que cela te plairait sans doute de célébrer l’anniversaire
de notre rencontre.
Ils s’allongèrent sous les branches de l’arbre multiséculaire. Aveuglée
par la lumière du soleil qui filtrait à travers les feuilles, elle ferma les
paupières. Ash lui déposa dans la bouche de délicieuses baies dont il lécha
le jus qui lui coulait sur les lèvres.
— Ash, cet arbre ressemble à celui que j’ai peint dans mon cou. C’est
l’arbre de vie.
— Je sais.
— Comment l’as-tu trouvé ?
— Lorsque je suis rentré à Braewood après la bataille de Termarth, je
suis venu ici pour réfléchir. Je suis tombé sur ce très vieil arbre et j’ai
compris la raison pour laquelle j’avais toujours ressenti une telle attirance
envers toi, dit-il en faisant glisser ses doigts sur le motif qui lui ornait le
cou. J’ai pris conscience que nous étions liés l’un à l’autre et que tu étais le
point d’attache que je cherchais.
Il lui fit alors passionnément l’amour, et tandis qu’il l’amenait à
l’apogée du plaisir, Svea eut le sentiment que la nouvelle graine qu’il venait
de semer en elle deviendrait à son tour un merveilleux soleil qui
illuminerait leur vie. Ils donneraient naissance à des générations et des
générations de sang-mêlé. Danois et saxons. Quel mélange admirable cela
ferait… Il suffisait de regarder Bearn !
Alors qu’elle flottait encore dans un état de plénitude absolue, Svea
observa d’un regard empli de tendresse le vieil arbre qui les surplombait.
Elle lui envia ses innombrables racines qui s’enfonçaient profondément
dans la terre et toutes ses ramifications qui s’élevaient majestueusement
vers le ciel. Que de souvenirs il devait avoir ! Quel héritage laisseraient-ils,
Ash et elle, en quittant ce monde ? Il y avait certes les chroniques qu’elle
peaufinait à l’intention des générations futures. Mais là n’était pas le plus
important, songea-t-elle en plongeant les yeux dans ceux de l’homme
qu’elle aimait plus que tout au monde. Leurs descendants seraient tous le
fruit de l’amour, et c’était sans doute le plus bel héritage qu’ils pouvaient
laisser derrière eux.
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TITRE ORIGINAL : ESCAPING WITH HER SAXON ENEMY
Traduction française : Géraldine PART
© 2022, Sarah Rodi.
© 2023, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-9024-5

HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
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Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE

Fascinée par l’Angleterre et l’Écosse médiévales, Terri Brisbin est


imbattable sur la généalogie des rois, qu’elle se plaît à mettre en scène dans
ses romans. Elle est également présidente d’un cercle littéraire de
Washington et prodigue des conseils en ligne à de jeunes romanciers
débutants.
Prologue

Château de Sween, Argyll, en Écosse,


au mois d’août de l’an de grâce 1360

Leur vieil ennemi était arrivé avec les brumes de la fin de l’été.
Le brouillard s’était d’abord formé dans l’estuaire puis avait remonté le
fleuve en recouvrant ses berges le long desquelles les troupes d’Alexander
Campbell avaient progressé sans être vues.
Surpris par l’ennemi, la moitié des hommes du clan MacMillan avaient
été tués avant même qu’un cri d’alarme n’eût retenti dans le silence
inquiétant. Lorsque le brouillard s’était levé, des hommes d’armes ainsi que
des villageois gisaient au sol et, ce qui était pire que tout, le chef du clan
figurait parmi eux.
Ross MacMillan, haletant de colère et de dépit, contemplait ce spectacle
dramatique depuis les remparts du château fort alors qu’il réfléchissait aux
choix qui lui restaient dans son intérêt et celui du clan.
La réputation d’Alexander Campbell n’était plus à faire depuis qu’il
avait sévi dans la région, vingt ans plus tôt, semant la désolation partout où
il passait. Exilé en raison de ses crimes, on n’avait plus entendu parler de
lui et personne n’avait imaginé qu’il oserait revenir dans ces parages. Or,
aujourd’hui, ils payaient tous pour leur entêtement à croire à l’impossible.
— Ross !
Ce dernier se retourna en reconnaissant la voix de Fergus, son frère
cadet.
— Le conseil des anciens est levé. Ils t’attendent dans la grande salle.
Ross acquiesça de la tête.
— Accepteras-tu ? demanda Fergus.
— Oui, s’ils me le proposent.
— Ce ne serait que logique. Tu es le parent mâle de Cormac le plus âgé
et tu commandes déjà ses hommes. Tous ceux, d’ailleurs, qui auraient pu
s’opposer à ta nomination n’attendent plus que d’être inhumés
chrétiennement.
L’attitude de Fergus ne manquait pas d’étonner Ross. Son jeune frère,
en effet, n’avait pas pour habitude d’exprimer ses pensées qu’il gardait pour
lui-même.
— J’accepterai, répéta Ross avec plus de fermeté.
Ils descendirent l’étroit escalier reliant le rempart à la haute cour où
Fergus s’arrêta un instant avant de reprendre sa marche au côté de son frère.
Ce dernier avait conscience qu’une question le préoccupait, mais, étant
donné les événements dramatiques de la journée et les dangers prévisibles
qui pesaient sur eux, Ross ne pouvait connaître la raison particulière qui
taraudait son frère.
— Plus rien ne sera pareil, fit remarquer celui-ci.
— C’est vrai…
Ross, qui était habitué à ce que Fergus tournât autour du pot avant d’en
venir au sujet essentiel, attendit qu’il posât sa question.
— Que vas-tu faire ? demanda-t-il enfin. Ou, plutôt, qu’allons-nous
faire ?
Bien que l’un et l’autre eussent joui de l’estime de leur oncle et eussent
conscience qu’ils pouvaient être appelés à lui succéder à la tête du clan, ils
ne s’étaient pas préparés à se retrouver aussi brutalement responsables de
son destin.
Ils pensaient, en effet, qu’un jour ou l’autre il aurait un héritier, mais il
était mort avant d’être père. En raison de l’absence de cet héritier, Ross
comprenait l’immense tâche qui l’attendait. Il lui faudrait rassembler leurs
alliés, organiser leur peuple et gérer au mieux leurs ressources, protéger,
enfin, leur clan en assumant pleinement son rôle de chef.
— Nous ferons notre devoir, Fergus, répondit-il en regardant son frère
dans les yeux. J’aurai besoin de ton aide et de ta coopération.
— Je ne te refuse jamais mon aide. Je te jurerai foi et hommage quand
tu seras élu chef de notre clan.
Ross ne pouvait pas tenir rigueur à son jeune frère s’il ne mesurait pas
toutes les responsabilités incombant à leur nouvelle situation. Il le suivit
sans mot dire à travers la cour en direction du donjon. En chemin, ils étaient
retardés par ceux qui interrogeaient Ross, lui demandaient des conseils ou
recevaient un ordre de sa part. Ils pénétrèrent dans le donjon et entrèrent
dans la grande salle où venait de s’achever le conseil des anciens.
— Il faudra se marier, Fergus, dit à mi-voix Ross.
Fergus, qui croyait que son frère ne parlait que pour lui, acquiesça de la
tête en souriant.
— Je serai ton témoin, répondit-il.
— Et moi le tien.
Fergus regarda Ross d’un air interloqué. Or, comme ce dernier avançait
d’un pas à l’intérieur de la salle, il le retint par le bras.
— Que dis-tu ?
— Nous sommes très affaiblis. Notre seule chance de nous en sortir et
de vaincre enfin les Campbell exige que nous nouions de nouvelles
alliances.
— Oui, je le sais.
— Eh bien réfléchis-y, mon frère. Toi et notre sœur, Elspeth, devez vous
concentrer sur l’élargissement de nos alliances de façon à avoir le soutien
d’autres clans à l’occasion des prochaines batailles que nous livrerons.
Ross, tout comme les anciens, avait immédiatement compris que les
jumeaux comme lui-même seraient sujets à des propositions de la part des
clans les plus proches. Les contrats de mariage stipuleraient les conditions
des relations entre clans, notamment l’assistance militaire, le soutien
matériel, les traités d’alliance.
Autant de conditions nécessaires s’ils voulaient avoir un espoir de se
débarrasser de leur ennemi qui, hélas, était de retour et plus redoutable que
jamais. Vu les circonstances, il était entendu qu’aucun d’eux trois n’aurait
vraiment la possibilité de choisir son conjoint.
Quand le sens des paroles de Ross devint clair dans l’esprit de Fergus, il
écarquilla les yeux d’un air effaré, mais son frère, pensant qu’il était l’objet
de l’appréhension propre à tout homme confronté au mariage, ne s’en
inquiéta pas. Fergus, d’ailleurs, finit par hausser les épaules.
— Le mariage, murmura-t-il d’une voix inquiète.
— Oui, le mariage pour nous deux et pour Elspeth.
— Je suis heureux, monseigneur, que vous deveniez le chef du clan et
soyez en mesure de présider au destin de notre sœur, lança Fergus d’un ton
ironique en s’inclinant devant son frère.
Lorsqu’il entendit prononcer son nom, Ross fit le serment de servir son
clan jusqu’à la mort comme le protocole le lui imposait. La question du
mariage viendrait plus tard. Il espérait seulement qu’il ne serait pas obligé
de désigner un mari à sa sœur.

Au cours des semaines qui suivirent, comme il s’y était attendu, aucun
d’eux ne se montra satisfait de la décision qui avait été prise au sujet de
leurs fiancés respectifs. L’un des anciens essaya de rassurer Ross en lui
expliquant que les mariages arrangés étaient le plus souvent couronnés de
succès, mais, vu la réaction de sa sœur et, surtout, de son frère devant la
personne qu’on leur avait présentée, leur futur mariage ne laissait rien
augurer de bon. Ross était le seul qui n’avait pas encore rencontré sa
fiancée et qui n’en connaissait même pas le nom. Or, il ne savait s’il devait
s’en réjouir ou, plutôt, prendre au sérieux l’appréhension qui ne cessait de
l’étreindre.
Seule l’arrivée de sa promise mettrait un terme à ses doutes.
Chapitre 1

Château de Dunyvaig, île d’Islay, Écosse, trois semaines plus tard

Le bruit des serviteurs dans le donjon et la haute cour la réveilla bien


avant l’heure à laquelle elle avait l’habitude de s’éveiller. Séparée de l’île
de Mull par un bras de mer, l’île d’Iona, où elle vivait depuis trois ans, ne
connaissait jamais un tel vacarme. Les frères et les sœurs contemplatifs qui
y vivaient n’étaient pas aussi bruyants. Elle ne pouvait donc pas être encore
à Iona.
Elle portait, pourtant, toujours l’habit de religieuse dans lequel les
hommes de son père l’avaient arrachée au monastère d’Iona. Elle avait
renoncé à ses riches vêtements juste après son arrivée sur l’île, où elle avait
pris l’habit de celles qui avaient déjà prononcé leurs vœux, bien que ce ne
fût pas son cas, et au milieu desquelles elle travaillait.
S’étonnant de la douceur du matelas sur lequel elle était étendue, elle
changea de position.
Elle souffrait de la tête aux pieds, lesquels, d’ailleurs, elle n’en prenait
conscience que maintenant, étaient nus. Couchée, à présent, sur le côté et
les yeux rivés sur ses pieds, elle essaya de se remémorer le moment où elle
avait retiré ses bas et ses chaussures puis, se dressant sur un coude pour
secouer la tête, elle s’assura qu’elle portait toujours son voile et sa guimpe.
— Tu as l’air d’une religieuse, Ilysa.
— Je n’en ai pas seulement l’air, Lilidh, répondit la jeune fille d’une
mine résignée, j’ai vécu comme une religieuse.
Elle n’avait pas entendu sa sœur entrer dans sa chambre. Aussi devait-
elle déjà s’y trouver avant son réveil.
Jetant les pieds en dehors du lit, elle se leva brusquement.
— Je t’ai retiré tes bas et tes chaussures, reconnut Lilidh. Je me
souvenais que tu t’endormais souvent en les portant.
Des larmes remplirent les yeux d’Ilysa alors que lui revenait en
mémoire le souvenir de sa grande sœur qui, autrefois, s’occupait d’elle. Il
n’en fallut pas davantage pour que Lilidh traversât la pièce à grandes
enjambées et la serrât dans ses bras.
— Tu m’as manqué.
— Tu m’as tant manqué aussi, Lilidh.
Elles restèrent ainsi enlacées un long moment, Ilysa savourant le
bonheur de cette étreinte fraternelle. En dehors des soins qu’elle avait pu y
recevoir en cas de maladie ou de blessure, elle n’avait jamais fait
l’expérience d’une telle tendresse au couvent.
Bruyants, exubérants, démonstratifs, les amis et parents MacDonnell
étaient aussi éloignés que possible de la communauté au sein de laquelle
elle avait passé les trois dernières années. Comment, d’ailleurs, avait-elle
survécu sans cette ambiance turbulente autour d’elle ?
Comme Lilidh interrompait son étreinte et s’écartait d’elle, son regard
s’arrêta sur son bras.
— Est-ce que je t’ai fait mal ? demanda-t-elle.
— Non…
Le bras gauche d’Ilysa, qui pendait, inerte, le long de son corps, ne
s’était, en effet, pas trouvé compressé par Lilidh.
— Ça va, vraiment, insista Ilysa devant le regard dubitatif de sa grande
sœur.
Cinq ans plus tôt, cette dernière, ne prenant pas en compte la déficience
d’Ilysa, s’était assise involontairement sur son bras. Seul le craquement de
l’os l’avait avertie de son geste. À l’époque, du moins, Ilysa n’avait-elle pas
souffert de la fracture…
— Sais-tu pourquoi je suis ici ? demanda Ilysa. Les hommes de père
n’ont rien voulu me dire.
Elle inclina la tête d’un côté puis de l’autre pour tenter de mettre fin à
l’inconfort produit par le fait d’avoir dormi sur un matelas trop mou puis
elle porta la main à l’attache de sa guimpe au moment où sa sœur s’en
saisit.
— Assieds-toi, lui dit-elle. Je vais m’en occuper.
Lilidh souleva le voile et défit l’attache, la guimpe glissant de la tête de
sa sœur avant qu’elle ne pût la prévenir au sujet de…
— Elles t’ont coupé les cheveux ?
Lilidh laissa tomber le voile et la guimpe pour passer la main dans les
boucles blondes d’Ilysa qui reposaient sur sa nuque alors qu’auparavant ses
cheveux lui descendaient jusqu’aux reins.
— Comment ont-elles osé ? fit Lilidh en se déplaçant pour faire face à
sa sœur.
Cette dernière lui prit la main et la fit se rapprocher d’elle.
— C’est moi qui l’ai voulu, Lilidh.
Un profond silence tomba sur la pièce alors que Lilidh, qui ne pouvait
détourner les yeux des cheveux d’Ilysa, réfléchissait à la façon dont elle
allait formuler sa question.
— Dis-moi, tu n’as pas prononcé de vœux ? fit-elle en remuant la tête
en signe de dénégation. Je t’en prie, dis-moi que non.
Quelque chose dans le ton de Lilidh éveilla l’inquiétude de Lysa. Il y
avait une sorte de désespoir dans sa voix qui la mettait mal à l’aise.
Même si elle n’en avait eu initialement aucune intention, cela n’aurait
dû surprendre personne si elle avait pris la décision de prononcer ses vœux
au lieu de rester simple sœur converse. Personne ne s’était préoccupé d’elle,
et son père avait ignoré son existence jusqu’à ces deux derniers jours. Elle
n’avait jamais reçu un seul message de sa part depuis qu’elle avait été
conduite au monastère d’Iona.
— Si, je les ai coupés… , commença-t-elle.
La porte de la chambre s’ouvrit brutalement, interrompant la jeune fille
au milieu de sa réponse.
Iain MacDonnell, chef d’une branche du puissant clan qui régnait sur un
grand territoire des Hébrides et une partie de la côte sud-ouest de l’Écosse,
se dressait dans l’embrasure de la porte.
C’était leur père, toujours aussi grand et impressionnant par la largeur
de ses épaules, la musculature de ses bras et de sa poitrine. Il n’avait pas
pris une ride depuis qu’Ilysa l’avait vu pour la dernière fois. Même ses
cheveux n’avaient pas diminué de volume ni laissé altérer leur blondeur par
quelques mèches grises.
L’expression de cruauté de ses lèvres obliques n’avait pas changé, de
même que sa façon de marcher lorsqu’il entra dans la chambre, les poings
serrés comme s’il était toujours prêt à parer ou porter un coup. Rien, en
trois ans, ne s’était modifié en lui.
Ilysa ne put réprimer le frisson qui courut le long de son corps en le
voyant.
— Des vœux ? fit-il dans un murmure.
Mieux valait l’entendre jurer ou hurler un ordre que de se voir adresser
la parole par lui avec cette voix contenue qui donnait à penser que
quelqu’un aurait, sous peu, à rendre des comptes.
— J’espère que tu n’en as prononcé aucun !
Il s’approcha de sa fille puînée et la saisit par les cheveux.
— Qui t’a coupé les cheveux ?
Il tirait si fort sur sa chevelure qu’elle était forcée de se tenir sur la
pointe des pieds et il observait l’expression de son visage comme s’il
cherchait à lire dans ses pensées. Elle ne put effacer de ses traits la grimace
douloureuse qui s’y formait mais, pressant les lèvres, parvint à réprimer la
plainte qui menaçait de jaillir de sa gorge.
Comme elle ne répondait pas, il tira plus fort sur ses cheveux et la
secoua.
— Qu’est-il arrivé à tes cheveux ?
— Père, je vous en prie, fit la voix douce de Lilidh. Laissez-la parler.
Il relâcha Ilysa si brusquement qu’elle perdit l’équilibre et tomba sur les
genoux. Elle avait si mal au cuir chevelu qu’elle laissa échapper un soupir
avant de pouvoir parler.
— J’ai fait couper mes cheveux pour porter plus aisément la guimpe
comme toutes les autres religieuses, mais en dépit de l’insistance de la
supérieure pour que je rejoigne la communauté, je n’ai pris aucun
engagement dans ce sens.
— Elle t’a poussée à prononcer des vœux ? Je lui ai sans doute donné
trop d’argent pour t’accepter au sein de sa communauté jusqu’au jour où
j’aurais trouvé une solution te concernant.
Il croisa les bras sur la poitrine et laissa échapper un rire grinçant. Il
n’aimait pas que l’on contrariât ses plans, surtout quand cela venait d’une
femme, pas plus la sienne qu’une noble dame ou la supérieure d’un
couvent.
Ilysa baissa la tête pour ne pas laisser voir sa colère. Son père l’avait
éloignée délibérément pour ne plus voir son handicap et ne pas avoir honte
d’être son géniteur. Il avait voulu aussi en l’envoyant vivre à Iona la séparer
de sa famille et s’assurer que personne n’eût le désir de la voir.
La vie au couvent, en revanche, l’avait aidée à prendre confiance en
elle-même. Son apparence ne l’y desservait pas et ses efforts étaient
appréciés à leur juste valeur. Elle avait vécu en paix au sein de cette
communauté, loin de la violence et de la fureur paternelles.
À présent, à genoux sur le plancher, elle comprenait qu’elle ne
ressentirait plus jamais cette paix intérieure. Elle était de nouveau enchaînée
et soumise aux quatre volontés de son père.
— Lève-toi ! lança-t-il. Et quitte cet habit !
Puis, se tournant vers Lilidh, il ajouta :
— Prépare-la ! La cérémonie a lieu ce matin.
La main tremblante de sa sœur aînée se glissa dans sa main puis, quand
elle se fut relevée, Lilidh lui donna le bras. Sans cette aide, en effet, elle
n’aurait pas pu se tenir sur ses jambes.
— Tu vas te marier, reprit leur père. Tu épouses un MacMillan. Cette
alliance est vitale pour notre clan.
Ilysa fouilla sa mémoire à la recherche de quelque souvenir au sujet des
MacMillan.
— Mais, père, fit-elle, dans l’état où est mon bras, je ne peux pas me
marier…
L’expression du regard de son père la dissuada d’insister davantage.
Bien que sa sœur la soutînt fraternellement, elle se refusait à tourner le
regard vers elle et chercher son appui. En grandissant auprès d’elle, en effet,
elle avait appris une chose à son sujet : elle sortait toujours indemne de
toutes les confrontations avec leur père.
Aussi la soupçonnait-elle d’avoir une part de responsabilité dans
l’annonce qui venait de lui être faite.
— Cache cette misérable chevelure, ordonna leur père, et trouve-toi
dans la grande salle d’ici une heure.
Ne sachant que lui dire, elle baissa les yeux et le regarda s’éloigner en
direction de la porte.
— Assure-toi de cacher ton bras et ta tête, dit-il à mi-chemin. Tu n’auras
qu’à porter un voile opaque, et ne t’avise pas de le retirer ni même de le
soulever sans mon autorisation.
Comme elle ne répondait pas, il revint vers elle et lui releva le menton
pour l’obliger à le regarder.
— Ne songe pas un instant à donner autre chose que ton consentement
quand on te le demandera. M’as-tu bien compris ?
Il lui pressa si fortement le menton entre le pouce et l’index qu’elle
craignit que ses doigts ne laissent des traces sur sa peau.
— Oui, père, s’efforça-t-elle de prononcer.
Après un dernier regard à ses cheveux puis son bras, il lui lâcha le
menton et quitta la pièce. Le bruit de la porte qu’il claqua derrière lui
résonna dans la chambre tandis que les deux sœurs entendaient son pas
lourd s’éloigner.
Ilysa resta longtemps immobile jusqu’au moment où elle se tourna vers
Lilidh afin de surprendre l’expression de culpabilité qui flottait dans son
regard avant qu’elle ne fût parvenue à l’en chasser.
Ilysa fit énergiquement non de la tête.
C’était un aspect de sa famille qui ne lui avait pas manqué ! La crainte
permanente d’être sujette à un mensonge ou une tricherie. Il lui avait fallu
trois ans pour oublier ce travers familial ainsi que les trahisons récurrentes
de sa sœur. Or, en un instant, tous les mauvais souvenirs lui revenaient à
l’esprit.
— Qu’as-tu fait, Lilidh ? s’écria-t-elle.

En moins d’une heure, elle avait cessé d’être la jeune fille qui avait,
enfin, trouvé la paix et un certain bonheur pour devenir une mariée déguisée
dans le seul but de satisfaire aux projets de son père.
Lilidh ne s’était pas montrée loquace en l’aidant à revêtir des vêtements
d’une beauté et d’une finesse telles qu’elle n’en avait pas porté depuis
longtemps. Elle devait, en outre, se draper dans un plaid de façon à
dissimuler son bras gauche qui restait inerte.
Après avoir habillé sa sœur, Lilidh se fit aider par une servante pour
parfaire sa propre tenue, mais quand elle fut fin prête et que la domestique
se retira, elle fut prise à partie par Ilysa qui se mit à la questionner.
— Dis-moi la vérité, Lilidh !
Comme cette dernière faisait mine de ne pas l’entendre et s’appliquait,
maintenant, à dissimuler ses boucles blondes sous une coiffe, elle répéta en
haussant le ton :
— Dis-moi la vérité !
— Les MacMillan ont sollicité père pour une alliance entre nos deux
clans, répondit Lilidh. Au début il n’était pas très enclin à accepter puis
d’autres messagers sont arrivés, et, soudain, il a donné son accord au
mariage avec le nouveau chef du clan.
— Quand cette décision a-t-elle été prise ?
Sur l’île d’Iona, Ilysa ne recevait presque aucune nouvelle de l’Écosse.
La supérieure, lorsqu’elle recevait des nouvelles de l’extérieur, ne partageait
que quelques informations avec la communauté et, elle-même, privée de
relations suivies avec sa famille et les membres de son clan, restait dans
l’ignorance d’à peu près tout ce qui se passait chez les siens.
— Je ne sais plus… , répondit Lilidh en haussant les épaules. Il doit y
avoir quelques mois. Je ne prête pas beaucoup d’attention aux intrigues de
père.
Elle mentait ! Ilysa n’en avait aucun doute. Depuis la mort de leur mère,
Lilidh n’avait pas seulement tenu compte de tout ce que faisait ou décidait
leur père, mais elle s’était efforcée d’être sa fille la plus dévouée. Croyait-
elle vraiment que sa mémoire s’était évaporée au cours de ces trois années ?
— Certains te croiraient peut-être, Lilidh, mais je n’ai pas tout oublié de
notre passé commun. Dis-moi la vérité ! Qu’as-tu fait quand tu as appris la
décision de père ?
Sans attendre la réponse de sa sœur, Ilysa reprit :
— Tu as suggéré que ce soit moi, n’est-ce pas ?
Un silence pesant retomba sur la chambre. Après un moment qui sembla
une éternité à Ilysa, Lilidh laissa échapper un soupir.
— Je ne suis pas prête pour le mariage, dit-elle. Et toi, mieux que
quiconque, tu devrais te souvenir que depuis toujours je répète que je veux
épouser Graeme MacLean.
Le cœur d’Ilysa se serra en entendant sa sœur évoquer le fils du chef du
clan du même nom, celui auquel elle avait été destinée.
Juste après une visite à Dunyvaig, cependant, où il l’avait vue pour la
première fois, il avait rencontré Lilidh et son choix s’était porté sur elle. Il
n’avait fallu que quelques semaines pour qu’Ilysa fût bannie à Iona et la
question du mariage entre Graeme et Lilidh avait fait l’objet d’une
négociation qui, trois ans plus tard, durait encore.
Ilysa n’avait pas de tendresse particulière pour Graeme ni n’avait le
désir de se marier. Ce qui lui déplaisait, c’était la complète indifférence de
sa sœur pour les autres ou quoi que ce fût qui ne se rapportât pas à elle.
Ilysa l’avait appris très tôt alors même qu’elle espérait que ce ne fût pas la
vraie nature de sa sœur.
— Alors que tu n’es même pas fiancée, dit Ilysa, scandalisée, tu as
suggéré à père de me donner en mariage afin de consolider ses alliances ?
Lilidh lui tourna le dos et s’éloigna de quelques pas, donnant par cette
attitude une réponse qu’elle n’avait pas le courage de formuler.
Dans un mouvement d’exaspération, Ilysa la rejoignit et lui arracha de
la main le voile qu’elle avait gardé.
— Ilysa…
— J’en ai assez entendu, fit celle-ci en désignant la porte. Je vais finir
de me préparer toute seule. Nous nous retrouverons pour la cérémonie.
Lilidh ouvrit la bouche pour exprimer son désaccord mais aucun son ne
franchit le seuil de ses lèvres. Renonçant à tenter de convaincre sa sœur, elle
se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit. Au moment de sortir, elle se retourna
pour prononcer ces quelques mots :
— Je suis désolée, Ilysa. Vraiment désolée. Je te supplie de me
pardonner.
Ilysa ne reprit sa respiration que lorsque la porte se fut refermée. À
travers les paroles et l’expression de Lilidh, elle comprenait qu’elle ne la
verrait pas à la cérémonie.
Elle ne lui avait pas tout dit. Leur père avait dû se livrer à toutes sortes
de manœuvres pour obtenir ce qu’il voulait. Or, il y parvenait toujours quels
que fussent les dommages collatéraux. Une part d’elle-même comprenait
que sa sœur ne faisait qu’assurer sa survie, mais cela n’effaçait pas la
douleur que lui procurait son indifférence à son égard.
Seule, enfin, Ilysa paracheva sa tenue, disposant son voile sur sa coiffe
de façon à avoir la moitié du visage dissimulée puis elle jeta sur son épaule
droite une bande de tissu qui lui permettait de garder son bras gauche en
écharpe de façon à ne pas le blesser ni à souffrir de son poids.
Quand elle fut prête, elle se tourna vers la porte mais échoua dans sa
tentative d’en soulever le loquet. Sa main valide tremblait si sévèrement
qu’elle ne parvenait pas à resserrer les doigts autour de la clenche.
Elle éprouva, soudain, un besoin irrésistible de courir, s’échapper, fuir
au plus vite ce lieu et sa famille. Pendant trois ans, elle avait vécu en paix,
sans éprouver aucune crainte et dans la perspective de donner toute sa vie à
Dieu et, à présent, elle en était réduite à lutter pour sa survie dans un
contexte familial menaçant.
La façon dont son estomac s’était noué et l’oppression sur sa poitrine lui
faisaient clairement comprendre qu’elle n’y parviendrait pas et elle fut
tentée de rester terrée dans sa chambre. Mais, en fin de compte, lorsqu’elle
prit conscience que son retard provoquerait l’arrivée intempestive de son
père, elle trouva la force de dominer son émotion et d’ouvrir la porte.
Elle ne prit conscience que ce mariage ne ressemblait à aucun autre
qu’au moment où elle pénétra dans la grande salle. En relevant brièvement
son voile pour se diriger, elle constata qu’en dehors de son père ainsi que
ses plus proches conseillers et vassaux en armes, se trouvaient dans la salle
deux hommes qu’elle n’avait jamais vus et un prêtre n’attendant que
d’officier.
En dehors d’eux, la salle était vide. Aucune famille ni aucun ami n’avait
été convié. Même les serviteurs semblaient absents.
Ilysa traversa la salle, marchant d’un pas incertain sur les grandes dalles
recouvrant le sol et s’arrêta au pied des marches conduisant à l’estrade
placée sous le dais.
— Te voilà enfin, lui dit son père en lui prenant le bras pour l’inviter à
reculer de quelques pas. Nous n’attendions que toi pour commencer la
cérémonie.
À l’emplacement où elle se trouvait, à moins qu’elle ne soulevât son
voile, elle ne pouvait rien voir de plus que les pieds de ceux qui se
trouvaient devant elle.
Le prêtre, qu’elle ne connaissait pas, commença la célébration en latin
puis, s’adressant aux futurs mariés, il passa au gaélique.
— Ross, fils de Donald MacMillan et Margaret MacLean, consentez-
vous à épouser Ilysa MacDonnell ?
Ilysa, le cœur battant, attendait que son futur mari fît entendre sa voix.
Elle brûlait d’envie d’arracher son voile et découvrir son visage, mais elle
se l’interdit. À quoi ressemblait-il et quel son sa voix aurait-elle ? Serait-il
violent comme son père ? S’il était devenu récemment le chef de son clan,
fallait-il comprendre qu’il avait un certain âge ? Était-il veuf ou avait-il
répudié sa femme ?
Toutes ces questions lui traversaient l’esprit en attendant que son fiancé
donnât sa réponse. L’émotion d’Ilysa redoubla quand il vint se placer près
d’elle, du côté opposé de son père, et qu’elle entendit le frottement de sa
jambe contre l’étoffe de son surcot.
— Moi, Dougal MacMillan, cousin du chef de notre clan que je
représente aujourd’hui à sa demande et au nom duquel j’ai autorité pour
parler, j’accepte sans restriction de prendre pour femme la jeune fille ici
présente.
Après avoir entendu le nom de l’homme, Ilysa n’accorda presque plus
aucune attention à la cérémonie de mariage. L’homme qu’elle devait
épouser n’était pas là le jour de leur mariage ! Il en avait envoyé un autre
pour le représenter ! Mais, lui-même, où se trouvait-il ?
— Lilidh Ilysa MacDonnell, commença le prêtre. Votre père nous a
donné son autorisation pour que ce mariage soit célébré et il ne vous reste
plus qu’à exprimer votre propre consentement.
Troublée par l’ordre dans lequel le prêtre avait dit ses prénoms, Ilysa ne
l’écoutait plus. Leur père avait eu l’idée saugrenue de donner les mêmes
prénoms à ses filles, mais dans un ordre différent. Or, le prêtre venait
d’inverser ceux d’Ilysa.
— Écoute ce que l’on te dit ! fit MacDonnell en baissant le ton de façon
de n’être entendu que de sa fille tandis qu’il lui serrait le bras dans sa
poigne d’acier.
— Oui, j’y consens, lança-t-elle d’un ton exaspéré.
Il importait peu qu’elle ne voulût pas de ce mariage ou qu’elle nourrît
encore les rêves d’une jeune fille autorisée à choisir le mari qu’elle aimait.
La seule chose qui comptait à ses yeux, c’était d’échapper à la mort et cela
impliquait qu’elle obéît à son père.
Quand elle fut invitée de nouveau à prendre la parole, elle le fit si vite
que la pression de la main de son père se fit plus légère et la cérémonie se
poursuivit, scellant à jamais son sort.
Tout fut terminé trop tôt et elle resta dans l’attente de ce qui allait venir
après. Sans doute, à l’occasion d’un mariage habituel, un banquet prenait-il
place après la cérémonie et se prolongeait toute la journée, voire plusieurs
jours de suite. Et puis il était suivi, bien sûr, de la nuit de noces…
Mais dans le cas de celui-ci que se passerait-il ? Elle ne savait à quoi
s’attendre.
Soudain, son père l’entraîna vers une table où était disposé un
parchemin et il lui mit une plume dans la main. Le moment était venu
d’apposer sa signature sur le registre.
— Tu apposeras ta propre signature, murmura-t-il. N’essaie pas d’imiter
celle de ta sœur.
Un bruit de pas indiqua à Ilysa que le représentant de son futur époux
approchait de nouveau d’elle. Elle entendit le grattement de la plume sur le
parchemin, puis la présence insistante de son père à ses côtés la pressa de
relever son voile et signer à son tour. Dès qu’elle eut terminé, son père lui
reprit la plume de la main et l’entraîna à l’écart de la table.
— C’est votre tour, mon Père, fit Dougal MacMillan en s’adressant au
chapelain.
Le bruit de la plume contre le parchemin se fit entendre une dernière
fois, puis Ilysa sut que son destin était définitivement scellé. Son rêve d’une
vie de contemplation et au service des autres était révolu.
— Êtes-vous satisfait, messire Dougal ? demanda le père d’Ilysa.
— Oui, messire. Et je suis certain que le chef de mon clan, Ross
MacMillan, le sera autant que moi quand les vivres et l’aide militaire que
vous avez proposé de nous fournir arriveront à Sween.
Dougal s’éclaircit la voix avant de poursuivre :
— Et, bien sûr, votre fille.
Ilysa se dit en son for intérieur que le représentant de son mari ne devait
pas être un mauvais bougre puisqu’il s’efforçait de laisser entendre qu’elle
avait une aussi grande valeur que l’aide que son père s’était engagé à livrer
aux MacMillan.
Les rares personnes réunies pour la cérémonie commencèrent de se
disperser et Ilysa, exaspérée par le silence qui régnait dans la salle,
prononça, enfin, le nom de celui qui avait représenté son mari.
— Êtes-vous ici, messire Dougal ?
— Oui, ma dame, répondit ce dernier en venant vers Ilysa. Que puis-je
pour vous ?
Sa gentillesse était perceptible dans le ton de sa voix. Aussi fut-elle
tentée de relever son voile pour voir son visage. Un toussotement de son
père, dans son dos, lui rappela, cependant, qu’elle ne devait pas lui désobéir.
— Je ne sais pas ce qu’on attend de moi maintenant, dit-elle.
— Nous lèverons l’ancre demain, à l’aube, quand la marée sera haute,
et nous voguerons jusqu’au château de Sween où vous ferez connaissance
de votre mari.
— Pourquoi n’est-il pas venu ici ?
— Lilidh…
Le ton de la voix de son père ne laissait place à aucune contestation. Il
persistait à laisser croire qu’elle était sa sœur. Et de crainte qu’elle ne
rétorquât qu’elle s’appelait Ilysa, il reprit :
— N’oublie pas que tu devras obéir à ton mari et le respecter.
Puis, s’adressant à Dougal, il poursuivit :
— C’est une entêtée. Il ne faut pas hésiter à la remettre à sa place. Il
faudra la conduire avec une main ferme.
Ilysa fut blessée jusqu’au plus profond de son âme en entendant son
propre père donner licence à son futur mari de la frapper et la maltraiter.
Elle eut envie d’exprimer sa révolte par un cri furieux, mais elle avait tant
éprouvé les colères de son père qu’elle trouvât en elle la force de garder le
silence.
— Votre mari, ma dame, a été retenu à Sween en raison des travaux de
réparation du donjon qu’il supervise, dit Dougal. Ne voyez en rien dans son
absence un manque de respect à votre égard.
Ilysa, rassurée par cette remarque, acquiesça d’un signe de tête.
— Retourne dans ta chambre et prépare tes affaires, dit son père. Je te
ferai porter de quoi dîner. L’important est que tu sois prête pour embarquer
dès les premières lueurs du jour.
— Messire ? fit Dougal MacMillan.
Voyant que ce dernier s’adressait à son père, Ilysa ne bougea pas.
— Il n’y a aucune raison de priver votre fille du banquet qui devrait se
tenir à la suite de son mariage. Les circonstances dans lesquelles il s’est
déroulé, certes, sont particulières, mais en aucun cas il ne faudrait que la
mariée en pâtît…
Il s’arrêta si brusquement de parler qu’Ilysa crut qu’il était devenu,
soudain, muet par la volonté divine. Sans doute son père l’avait-il terrassé
du regard. Curieuse de savoir ce qui s’était vraiment passé, Ilysa commença
de soulever discrètement le coin de son voile quand son père le rabattit sur
son visage.
— Retourne tout de suite dans ta chambre ! lança-t-il en la poussant
vers la tour d’escalier.
Puis, s’adressant à Dougal, il reprit :
— Aussi longtemps qu’elle demeure sous mon toit, ma fille se trouve
sous mon autorité. Nous serons sur le quai à l’aube.
Ilysa s’arrêta sur le seuil de la porte conduisant à l’escalier à vis et se
retourna vers son père. Prenant le risque de lancer un regard vers les deux
hommes, elle souleva le bord de son voile alors que Dougal MacMillan
traversait la grande salle dans la direction opposée à la sienne. À sa
démarche, elle comprit qu’il était particulièrement courroucé, mais il s’était
bien gardé de contredire son père. Personne ne s’était jamais permis de
s’opposer à ses décisions.
Elle ne le savait que trop bien, et ce n’étaient pas trois ans d’exil qui le
lui avaient fait oublier. D’ailleurs, aussi furieuse fût-elle d’avoir été mariée
sous un faux nom au chef des MacMillan, elle n’avait pas osé contrecarrer
le projet de son père et était restée silencieuse.
Ross MacMillan ne tarderait pas à savoir qu’on l’avait trompé. Il restait,
maintenant, à savoir si les avantages accompagnant ce mariage seraient
suffisamment importants pour lui faire accepter une telle alliance.
Comme la traversée de Dunyvaig à Sween prenait moins d’un jour, elle
ne tarderait pas à avoir la réponse.
Chapitre 2

— Il faut que je te parle, Ross.


Ross interrompit la discussion qu’il avait avec l’intendant et lança un
regard par-dessus l’épaule de son cousin. Il pensait apercevoir son épouse
en retrait mais, constatant que Dougal était seul, il baissa les yeux sur lui
d’un air suspicieux qui ne laissait rien augurer de bon.
— Où est-elle ?
Un silence de mort se fit dans la grande salle.
— Comme je te l’ai déjà dit, il faut que je te parle en privé.
Ross indiqua de la tête la pièce attenante à la salle, qu’il savait être vide.
Il y entra le premier suivi de son cousin qui referma la porte derrière lui.
— Parle, cousin, fit-il en croisant les bras sur la poitrine.
— Iain MacDonnell m’a chargé de te remettre ça, dit Dougal en
présentant à Ross le coffret qu’il portait sous le bras.
— Qu’a-t-il fait qui puisse me déplaire au point qu’il doive compenser
en me donnant une telle somme d’argent ?
Ross était peut-être depuis peu chef de son clan, mais personne dans
l’Argyll n’ignorait la manière de se comporter de Iain MacDonnell ni ses
machinations pour servir ses intérêts et, la plupart du temps, desservir ceux
des autres.
— C’est entièrement ma faute, Ross. Je revendique toute la
responsabilité pour cette erreur.
Elle devait être d’importance, pensa Ross en appuyant le revers de la
main à son front. Se tromper n’était pas, pourtant, une habitude chez
Dougal qui avait servi efficacement leur oncle réputé pour son
intransigeance et sa dureté.
— Dis-moi ce qui s’est passé, Dougal.
— Il a interverti ses filles. Tu as épousé la sœur de celle que tu as
demandée en mariage.
Iain MacDonnell avait trois filles. Or, Ross avait demandé la main de
l’aînée. La plus jeune était encore trop dans l’enfance pour qu’il pût
envisager de l’épouser.
Quant à la cadette, tout le monde savait que…
— C’est celle qui a été… abîmée qu’il t’a donnée, murmura Dougal
alors que son cousin faisait non de la tête.
Il avait fallu se décider vite pour s’assurer le plus rapidement possible
d’une aide financière et d’une garnison d’hommes d’armes, mais Ross ne
manquait pas de bon sens au point d’accepter l’inacceptable.
— Il l’avait bannie à Iona, reprit Dougal.
— Je me retrouve l’époux d’une religieuse handicapée !
Ross se frotta les yeux comme s’il voulait échapper à une vision de
cauchemar.
— Ne t’en es-tu pas aperçu, Dougal ? Tu n’aurais jamais dû te prêter à
cette mascarade !
Après un instant de silence, Ross reprit :
— Qu’est-ce qui ne va pas chez elle ?
— Je n’en sais rien, Ross. Elle porte un voile.
— Alors comment as-tu su que ce n’était pas la bonne ?
— Elle me l’a avoué juste avant que nous ne débarquions.
— C’est elle qui te l’a dit ? Comment s’appelle-t-elle ?
Les pensées tournaient dans la tête de Ross qui se demandait comment
il pourrait faire annuler un tel mariage, mais il craignait que les possibilités
ne fussent réduites.
— Tu as officiellement épousé Lilidh, Ilysa MacDonnell, répondit
Dougal, mais, en fait, il s’agissait d’Ilysa, Lilidh MacDonnell.
Les remords de Dougal étaient perceptibles dans le ton altéré de sa voix.
— Il m’a bien semblé voir un autre ordre dans les prénoms sur le
registre, poursuivit-il, mais j’ai pensé que je m’étais trompé et je n’ai pas
osé demander de précision au chapelain qui célébrait la cérémonie. Je suis
vraiment désolé, Ross.
— Ta signature ainsi que celle du prêtre et de la jeune fille figurant sur
le registre, le mariage est légal quelles que soient les altérations commises
verbalement.
Dougal acquiesça de la tête et détourna le regard.
Quelles étaient les intentions de Iain MacDonnell ? s’interrogea Ross en
son for intérieur. Il ne commettait jamais d’erreur. Il n’avait pas pu se
tromper en l’occurrence mais avait délibérément fait passer l’une de ses
filles puînées pour l’aînée.
Il se doutait qu’un homme sans méfiance n’y verrait que du feu. Or,
c’était le cas de Dougal, homme d’honneur qui ne pouvait imaginer qu’on
pût ne pas être de parole.
— Qui d’autre est au courant de cette supercherie ? demanda Ross qui
voulait connaître toute l’ampleur de la machination.
— Seuls les anciens qui ont assisté au mariage, du moins à ma
connaissance.
Ross acquiesça d’un air pensif. Un homme désespéré commettait des
erreurs. Or, ni lui ni son clan ne pouvaient en prendre le risque.
Il était impensable, néanmoins, de laisser passer un tel affront sans
réagir.
Il regrettait d’avoir envoyé Fergus se marier aussi rapidement. Avec son
frère et sa sœur déjà engagés dans le mariage, il n’avait guère de choix,
sinon de…
— Où est-elle ?
— Je l’ai laissée dans le bateau, sous bonne garde. Il me semblait qu’il
était nécessaire que tu saches avant que je ne la fasse entrer.
Ross se tourna vers la porte et l’ouvrit puis, d’un geste, il fit signe à son
cousin de sortir.
— Va la chercher !
Le devoir passait en premier et, surtout, le devoir envers son clan. Son
salut dépendait étroitement du mariage qu’il avait contracté, fût-il ou non
avec la bonne épouse.
— Tu es prêt à l’accepter ? demanda Dougal en se dirigeant vers la
porte, mais elle est…
— Je t’ai déjà entendu. Ce n’est pas celle que je croyais épouser. Elle
souffre d’un handicap et sort du couvent. En me donnant sa deuxième fille,
MacDonnell nous insulte, moi et le clan. As-tu autre chose à me dire ?
Comme son cousin restait muet, il reprit :
— Que tu le veuilles ou non, nous sommes déjà mariés l’un à l’autre par
procuration. Il n’y a aucun moyen de revenir en arrière.
Ross sortit de la pièce en se frottant la nuque sous le regard dubitatif de
son cousin.
— Va chercher ma femme ! dit-il. Je vais parler à Gillean, Munro et
Innis avant que tu ne sois de retour.
Il devait informer son intendant, le capitaine de la garnison et un
représentant des anciens de l’identité de son épouse avant que ne se
répandît la nouvelle qu’il l’avait épousée pour une autre.
— Et envoie chercher le père Liam !
Ross suivit Dougal dans la grande salle où il s’enquit des trois hommes
auxquels il devait impérativement parler avant de faire quoi que ce fût.
Le besoin de répondre à l’injure dont il avait été l’objet ne cessait de
grandir en lui. Il n’acceptait pas facilement de s’être laissé duper et
ressentait le besoin de se venger. S’il n’avait été encore que le neveu du
chef de leur clan, il aurait pu laisser libre cours à sa colère, mais dans sa
position actuelle, c’était impossible.
En tant que chef du clan MacMillan, il devait réprimer sa fureur. Il était
trop dépendant des arrangements passés avec Iain MacDonnell pour prendre
le risque de se fâcher avec lui. Il ne savait que trop bien qu’un nouvel assaut
de leurs ennemis serait fatal s’ils ne bénéficiaient pas de son aide tant
militaire que financière.

Ross sortit du donjon en compagnie de Munro et d’Innis et attendit en


haut des marches conduisant à la grande salle.
Une rumeur s’élevait du pied des remparts du château, du côté de la
mer. Son épouse ne tarderait pas à paraître. Il avait envoyé Dougal au-
devant d’elle tandis que Gillean, l’intendant, qui s’était vu confier le coffret
rempli de pièces d’or et d’argent, avait pour mission de le mettre en
sécurité.
Avant même qu’elle ne parût dans la haute cour, la foule s’y était
assemblée pour voir celle qui allait devenir leur châtelaine.
Ross avait entendu parler de sa difformité mais il n’en savait à peu près
rien. Il est vrai qu’il n’avait jamais été question qu’il épousât la cadette de
MacDonnell. Lorsque son oncle avait évoqué l’idée qu’il se mariât de
nouveau après que sa première femme était morte en couche, il n’avait été
question que de l’aînée.
Peu après, cependant, Ross avait tourné son attention vers d’autres
femmes et s’était évertué à trouver une épouse qu’il n’avait, en fin de
compte, jamais rencontrée. Or, le clan s’étant trouvé dans l’obligation de
trouver une aide pour lutter contre ses ennemis, Ross s’était souvenu que
l’aînée des filles d’Iain MacDonnell n’était toujours pas mariée et qu’elle
apporterait une belle dot en or à son mari.
Réputée fort jolie, elle avait été le seul objet de la discussion concernant
le choix d’une épouse. Personne, en effet, n’avait évoqué, à cette occasion,
les défauts physiques de sa sœur puînée.
Cette dernière parut, enfin, au bras de Dougal, et Ross eut beau
l’observer des pieds à la tête, il ne distingua rien en elle qui lui parût
anormal. Elle était couverte, certes, d’un grand manteau à capuche qui
faisait disparaître entièrement son corps et, en outre, elle portait un voile
sous sa capuche qui faisait disparaître la plus grande partie de son visage.
Un gant, même, couvrait la main du bras qu’elle donnait à son cousin.
Elle avait, cependant, une démarche gracieuse, n’hésitant à aucun
moment ni ne commettant le moindre faux pas. Il la vit échanger quelques
mots avec Dougal dont le visage s’éclaira d’un sourire. Sans doute lui avait-
elle fait une remarque qui lui avait plu. Les voyant approcher, Ross
descendit les quelques marches qui le séparaient de la base de l’escalier où
il arriva en même temps qu’eux.
Ilysa, aussitôt, s’inclina devant lui et resta dans cette position jusqu’au
moment où il lui adressa la parole.
— Soyez la bienvenue à Sween, damoiselle Ilysa.
Elle se redressa et acquiesça d’un signe de tête.
— Je vous remercie, messire, répondit-elle d’une voix mélodieuse avec
un charmant accent écossais. Et je vous sais gré d’être venu m’accueillir.
Ross tourna la tête et lança par-dessus son épaule :
— Père Liam !
Le jeune prêtre descendit les marches en courant.
— Voudriez-vous nous bénir, Père ? fit Ross en se plaçant à côté de son
épouse.
Le chapelain, debout sur le dernier degré, étendit les bras au-dessus de
leurs têtes et prononça une bénédiction en latin avant de poursuivre dans
leur langue maternelle.
Constatant que tout le monde les regardait avec l’air d’attendre quelque
chose, Ross, qui avait compris ce dont il était question, se tourna vers sa
femme. D’un geste de la main, il lui fit signe de retirer son voile.
— Damoiselle, fit-il, il faudrait que vous montriez votre visage.
Quand elle repoussa en arrière son capuchon, il sembla que tous les
spectateurs retenaient leur souffle et Ross pas moins que les autres. Pour ses
sujets, il s’agissait de satisfaire leur curiosité et voir à quoi ressemblait leur
nouvelle châtelaine, et pour lui de vérifier si la rumeur était fondée car il
avait entendu dire que la cadette de Iain MacDonnell ne souffrait pas
seulement d’un handicap.
La gorge serrée, Ross regarda la jeune fille soulever son voile…
Il eut un énorme soupir…
Ilysa MacDonnell était ravissante. Et il avait beau scruter son visage à
la recherche d’un défaut, il n’en trouvait aucun. Ses yeux d’un bleu
transparent comme le ciel matinal étaient encadrés de longs cils. Elle avait
la bouche parfaitement dessinée et d’un rose délicat, les sourcils de la
blondeur des blés au printemps et formant un arc harmonieux, et de petites
taches de rousseur sur les pommettes et l’arête du nez.
Sans hésiter, au milieu des ovations, il posa les mains sur ses épaules et
l’embrassa.
Elle n’eut aucune réaction, ses lèvres demeurant closes sous la pression
des siennes.
Après quelques instants, il interrompit leur baiser et releva la tête pour
constater qu’elle rougissait et détournait le regard, révélant sa parfaite
innocence.
Peut-être était-elle une oie blanche, mais elle avait accepté d’entrer dans
le stratagème mis en place par son père pour le duper. Sans doute y avait-il
quelque chose qui clochait chez elle et que Iain MacDonnell trouvait trop
gênant pour envisager de lui trouver un époux. Le poids du coffret qui lui
avait été remis confirmait ses soupçons les plus pessimistes. Avant de
l’avoir entièrement dénudée, il n’aurait aucun moyen de connaître la vérité.
Ce moment ne tarderait pas…
Il lui sourit et offrit son bras.
Il s’avérait que de partager le lit de cette jeune femme ne serait pas une
épreuve comme il l’avait craint. Il ressentait même dans sa chair une
impatiente très perceptible. Non, décidément, s’unir à elle ne poserait aucun
problème…

Pendant le banquet qui suivit l’arrivée d’Ilysa, Ross, assis à côté d’elle à
la table d’honneur, s’interrogeait sur certains aspects surprenants concernant
l’escorte de sa jeune épouse. Elle était arrivée, en effet, en compagnie d’un
représentant de son clan, qui avait, d’ailleurs, tardé à se faire connaître, et
entourée de plusieurs hommes d’armes pour assurer sa protection. Mais, à
la grande surprise de Ross, aucune servante n’avait fait la traversée avec
elle.
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas accompagnée d’une
servante ? demanda-t-il au début du repas.
— Je viens de sortir du couvent et ne suis arrivée qu’hier soir à
Dunyvaig.
— Les religieuses n’ont aucune servante, si je comprends bien ?
Elle hésita un instant, lançant un regard en direction du représentant de
son père avant de répondre :
— Puisque vous semblez vouloir connaître la vérité, messire, j’ai été au
service des religieuses, mais c’est un aspect de ma vie à Iona que mon père
ignore.
Ross laissa tomber son couteau qui heurta bruyamment la table. Une
jeune fille issue de la noblesse ne pouvait pas être réduite à l’état de
servante, se dit-il en son for intérieur en reprenant son couteau sous les
regards étonnés des convives.
— Je vous ai choqué, messire ? fit-elle en souriant tandis qu’elle portait
sa coupe à ses lèvres.
Il ne put détacher le regard de sa bouche généreusement ourlée qu’il
crut sentir au contact de sa propre chair.
— Oui, reconnut-il enfin en buvant une longue gorgée d’ale.
Peut-être éteindrait-elle le désir qui s’était emparé soudainement de lui
tel un feu ardent.
— Je n’en ai jamais parlé à mon père car je pense que cela lui aurait
déplu.
Ilysa était manifestement intelligente, pensa-t-il. Mais à quel degré ?
— Étiez-vous au courant de ses intentions ? demanda-t-il à mi-voix
pour n’être pas entendu des autres convives.
La jeune fille, visiblement troublée par sa question, s’étrangla en
avalant son ale et se mit à tousser. Tous les regards se tournèrent vers elle
alors que Ross lui donnait une puis deux et, enfin, trois tapes dans le dos.
À la dernière, qui eut un effet positif, il sentit sous ses doigts le bandage
qui permettait de stabiliser son bras gauche. Baissant les yeux sur son
surcot, il ne le distingua pas sous l’étoffe du vêtement.
— Ça va mieux ? demanda-t-il en la voyant reprendre son souffle.
— Oui, messire, répondit-elle.
Elle leva la main et remit en place son voile de manière à ce qu’il
enveloppât parfaitement son visage en forme de cœur. Ses cheveux étaient-
ils de la même couleur que celle de ses sourcils ? s’interrogea Ross.
Il ne savait d’où lui était venue cette interrogation, mais il était, au fond,
assez normal d’éprouver de la curiosité concernant une femme dont on
venait juste de faire la connaissance et, même, d’épouser.
Ilysa, à cet instant, tira de sa main droite sur la cape qui lui recouvrait
les épaules et n’était pas descendue à gauche. Le geste, qui n’était pas des
plus aisés, surprit Ross et il prit conscience qu’il ne l’avait vue utiliser
qu’une seule main, l’autre restant dissimulée sous ses vêtements.
— Il me semble qu’il y a beaucoup de questions dont il convient que
nous parlions ensemble, ma dame, dit-il en se levant.
Il se tourna et fit un signe à son intendant :
— Gillean !
Quand ce dernier se fut approché, il le présenta à Ilysa et ajouta :
— Conduisez dame Ilysa à sa chambre et faites en sorte qu’elle ait tout
ce qu’elle vous demandera. Si elle n’est pas trop fatiguée par la traversée,
peut-être lui serait-il agréable de faire le tour du château.
Avant de se retirer pour aller vérifier l’avancement des réfections sur le
chemin de ronde, Ross s’adressa une dernière fois à son intendant :
— Dame Ilysa aura besoin d’une servante qui lui soit personnellement
attachée. Veillez à lui trouver quelqu’un.
Gillean acquiesça et Ross traversa la salle en direction de la tour
d’escalier située à l’opposé du dais. Il allait atteindre la porte y donnant
accès quand, soudain, le représentant de Iain MacDonnell lui barra le
passage.
Un instant à peine après, Munro s’interposa entre les deux hommes.
— Je voudrais vous parler, messire, dit l’homme alors que Munro faisait
obstacle entre lui et Ross.
Après avoir dévisagé le capitaine des gardes, il ajouta :
— En privé, s’il vous plaît.
— Comment vous appelez-vous ? demanda Ross.
— Eachann.
D’un signe de tête, Ross fit comprendre à Munro qu’il n’était plus
nécessaire de s’interposer entre lui et son interlocuteur.
Le capitaine s’écarta et vint se placer à côté de son seigneur.
— Eh bien, Eachann, vous pouvez me parler en toute liberté en
présence du capitaine de mes gardes.
— Messire, il s’agit d’une question personnelle…
— Parlez, je vous en prie ! Mon temps est compté.
— Messire MacDonnell m’a prié de rester ici jusqu’à ce que le mariage
ait été consommé et que la preuve en ait été apportée. Il m’est interdit de
vous livrer l’ensemble des biens constituant la dot de dame Ilysa tant que je
n’aurai pas eu satisfaction à ce sujet. De même pour les hommes d’armes
que nous devons vous envoyer en renfort. Ils ne quitteront Dunyvaig qu’à
cette condition.
Munro ne put réprimer un juron, manifestant la frustration que son
maître éprouvait mais ne pouvait exprimer. Aucun son, d’ailleurs, ne
franchit le seuil des lèvres de Ross, et son capitaine, qui attendait un ordre
de sa part, dut se contenter d’un signe de tête lui indiquant que l’entrevue
était arrivée à son terme.
Ross, suivi de Munro, s’engagea dans la tour d’escalier, laissant sur
place le représentant de Iain MacDonnell. La requête qu’il venait
d’exprimer n’était-elle qu’une demande supplémentaire ou avait-elle un
caractère d’insulte ?
Iain MacDonnell tenait-il à savoir si sa fille était ou non vierge ? Cela
paraissait invraisemblable. Ne cherchait-il pas plutôt à obliger Ross à la
garder pour femme dès l’instant où il l’aurait possédée et quand bien même
lui aurait-il découvert des défauts qu’il pourrait considérer comme
rédhibitoires et constituant un dol manifeste ?
S’il avait eu l’intention de la répudier, cependant, il l’aurait fait dès qu’il
avait pris connaissance de la machination de Iain MacDonnell. Il était déjà
trop tard pour réagir à l’offense qui lui avait été faite. Or, la consommation
du mariage ne serait qu’une étape de plus dans l’emprisonnement conjugal
qu’il venait d’entreprendre.
Il demanderait des comptes au père d’Ilysa quand son clan serait hors de
danger. En attendant, il se contenterait de demander une explication à son
épouse puis consommerait le mariage avec elle.
L’affrontement avec Iain MacDonnell ne pourrait avoir lieu que quand il
aurait un peu plus d’éléments au sujet de sa femme. Si sa réputation
souffrait quelque temps de ce mariage, c’était sans importance. Ce qui
comptait, c’était de pouvoir restaurer son château grâce à la dot de son
épouse et de protéger ses terres ainsi que son peuple.

Les heures qui suivirent, employées au perfectionnement de la défense


du château de Sween, eurent peu d’effet sur la tension qui ne cessait de
monter en lui.
Le fait de voir à quai le bateau envoyé par Iain MacDonnell rempli des
vivres et des armes dont ils avaient besoin contribuait à amplifier le
sentiment de danger ainsi que sa colère liée à l’obligation dans laquelle il se
trouvait de se marier.
Il n’avait jamais eu l’intention de s’unir aussi rapidement à son épouse.
Il aurait préféré lui laisser le temps de s’habituer à lui ainsi qu’à son nouvel
environnement. Le mariage par procuration, cependant, exigeait qu’il fût
consommé dans un bref délai de façon à ne pas faire l’objet de contestations
ultérieures.

La lune était haute dans le ciel et tout le monde ou presque dormait au


château quand Ross comprit qu’il ne pouvait pas repousser davantage
l’inévitable moment.
Sachant que l’heure était venue d’accomplir son devoir conjugal, il
retourna au donjon et gravit l’escalier. Le premier de ses devoirs,
néanmoins, serait de s’assurer que sa femme ne cachait pas quelque secret
qui pourrait mettre en péril le clan.
Chapitre 3

Bien que très anxieuse, Ilysa s’était endormie dans la large chaise au
haut dossier de sa chambre…
Elle s’éveilla, soudain, scrutant l’obscurité autour d’elle et, ne sachant
où elle était, resta un moment dans la confusion. Tandis qu’elle tendait
l’oreille pour entendre quelque bruit qui l’aurait informée, un rayon de lune
pénétra dans la chambre par la fissure d’un volet et elle comprit qu’elle
avait dormi de longues heures sur ce siège de bois inconfortable.
La mémoire lui revenait…
Elle était au château de Sween, dans la chambre où l’avait conduite
Gillean, l’intendant de messire Ross MacMillan. qui avait fait en sorte
qu’elle se sentît accueillie. Il s’y était, d’ailleurs, si bien pris qu’il avait
même réussi à la faire sourire. Mais il n’avait pas échappé à Ilysa qu’à
travers toutes sortes de remarques et de réflexions, il était arrivé à en
apprendre un peu sur elle.
Il l’avait interrogée avec tact, certes, lui précisant à chaque fois qu’il lui
importait d’avoir sa réponse pour mieux satisfaire ses attentes, mais Ilysa
n’avait aucun doute qu’il aurait été capable de soutirer des renseignements
même de la mère supérieure du couvent d’Iona.
Or la mère Euphémia avait elle-même un art incomparable d’extirper la
vérité des jeunes nonnes soit par ses questions habiles, soit par son regard
transperçant qui déliait toutes les langues.
Un sourire se forma sur les lèvres d’Ilysa en pensant à sa relation avec
la supérieure, qui de tendue s’était transformée en une réelle amitié.
Dans la mesure où elle marchait avec difficulté, mère Euphémia ne
refusait pas l’aide de l’une ou l’autre des sœurs. Or, c’était devenu une
habitude pour Ilysa de l’assister pour se déplacer. Bien que d’une piété
irréprochable, la supérieure avait un sens aigu de l’humour qui s’accordait à
merveille avec la tournure d’esprit de la jeune converse. Les moments les
plus durs qu’Ilysa avait connus au couvent avaient été ainsi beaucoup plus
faciles à supporter pour elle.
Enfin, elle devait convenir que l’intendant, à présent, en savait
beaucoup trop sur elle et il était à craindre que les commérages n’aillent bon
train dès le lendemain matin. Elle avait, en effet, des goûts et des habitudes
qui différaient considérablement de ceux des autres jeunes femmes issues
de la noblesse et cela pouvait surprendre, voire choquer.
Elle se passait, en premier lieu, d’une servante ; savait lire et écrire dans
plusieurs langues ; et, bien qu’elle ne fût pas en mesure de broder ni de
coudre – elle n’en avait pas donné la raison à l’intendant –, elle remplissait
parfaitement toutes les autres tâches d’une maîtresse de maison.
Elle avait refusé de prendre un bain mais avait demandé qu’on lui
apportât de l’eau chaude pour se préparer dans l’attente de son mari. Elle ne
s’en était pas servie, cependant, et l’eau, glacée, maintenant, attendait dans
la cruche. Quant au feu dans l’âtre, il s’était éteint depuis longtemps. Tout
ce qu’elle avait voulu faire avant l’arrivée de Ross MacMillan était sorti de
son esprit au moment où, s’étant assise sur la chaise en bois, elle s’était
assoupie.
Une expression de satisfaction parut sur son visage alors qu’elle prenait
conscience que c’était l’un de ses dons de réussir à s’endormir ainsi
n’importe où qu’elle se trouvât. Cette aptitude, d’ailleurs, lui avait été d’un
grand recours au couvent où les nuits étaient courtes. Chaque fois que la
fatigue la gagnait et que rien ne s’y opposait, elle s’autorisait un petit
somme.
Cette fois, elle regrettait seulement de ne pas avoir pensé à disposer un
coussin sur le siège pour le rendre plus confortable avant de s’y asseoir. Elle
avait les membres raides et douloureux. Aussi changea-t-elle de position
avant de se décider à en sortir.
Elle laissa échapper un gémissement rauque et bien peu féminin. Elle
qui était habituée au travail dur n’avait pas supporté ces derniers jours où
elle avait passé tout son temps assise ou debout à ne rien faire
Peut-être qu’après que cette nuit serait passée, elle trouverait le moyen
de faire quelques travaux. Bien que l’intendant lui eût clairement fait
comprendre que servantes et serviteurs seraient à ses ordres et exécuteraient
tout ce qu’elle leur demanderait, elle ne pouvait concevoir de passer ses
journées à ne rien faire.
Elle était à mi-chemin à travers la chambre quand une vive douleur au
dos la fit se courber et pousser de nouveau un cri.
— Un bain chaud aurait pu vous faire du bien, ma dame, fit la voix de
Ross MacMillan.
Ilysa, qui ne l’avait ni vu ni entendu entrer dans la chambre, retint son
souffle en se tournant vers lui. La crampe, cependant, qu’elle venait de
ressentir ne cessa pas et elle perdit l’équilibre. Si Ross n’avait pas été aussi
rapide, elle serait tombée à terre, mais ses bras l’avaient enlacée et lui
avaient permis de ne point s’affaler.
Elle était sur le point de le remercier quand elle s’aperçut qu’il
continuait de la tenir. Il avait saisi son bras gauche privé presque
entièrement de sensation, si bien qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’il la
soutenait toujours.
Elle vit qu’il regardait son épaule et cherchait à comprendre à quoi
servait le bandage qu’il avait senti sous son surcot. Lorsqu’il souleva le
bord de son étole, elle le laissa faire. S’ils finissaient dans le même lit, cette
nuit, il la verrait entièrement. Alors, à quoi bon repousser le moment où il
découvrirait son infirmité ?
— Puis-je poursuivre ? demanda-t-il de sa voix grave et masculine.
Il lui demandait la permission de la dévêtir ? s’interrogea en son for
intérieur Ilysa, perdue dans ses rêveries.
D’un signe de tête, elle lui fit comprendre qu’elle ne s’y opposait pas. Il
souleva alors entièrement l’étole et fit apparaître ses épaules.
Il se tenait tout près d’elle et, à la faveur du flambeau qu’il avait apporté
et posé sur une crédence, elle distinguait sa chevelure mouillée qu’il venait
de laver, un parfum suave de savon émanant de lui. Elle respirait cette odeur
fraîche de plantes aromatiques qu’elle essayait de reconnaître, luttant ainsi
efficacement contre l’appréhension qui grandissait en elle du fait de sa
proximité. La chaleur de son corps, cependant, qui se communiquait au
sien, faisait naître en elle une sensation rassurante de bien-être.
Ross jeta l’étole sur le lit puis, faisant le tour d’Ilysa, examina le
bandage qui lui maintenait le bras gauche contre le corps. Sous la manche
de sa robe son bras était atrophié, mais elle espérait qu’il ne la relèverait
pas.
Loin de commettre ce geste, cependant, il recula d’un pas et l’observa
des pieds à la tête. La façon dont il fronçait les sourcils trahissait sa
perplexité, mais Ilysa se préparait à subir ce qu’il avait certainement
l’intention de faire, c’est-à-dire soulever sa manche et révéler ce qu’elle
aurait voulu lui cacher.
Fermant les yeux pour n’être pas témoin de sa déception, elle retint sa
respiration et attendit le geste fatal…
— Lorsque vous êtes arrivée, couverte comme vous l’étiez, dit-il, je
m’attendais à ce que le défaut que la rumeur a répandu à votre sujet se
trouvât sous votre voile.
Il parlait avec une telle douceur que ses mots qui, en d’autres
circonstances, faisaient si mal à Ilysa avaient sur elle un effet
singulièrement atténué.
— Or, il n’en est rien, reprit-il en touchant délicatement du bout des
doigts la joue d’Ilysa. C’est même tout le contraire. Le voile ne dissimulait
rien d’autre qu’une pure beauté.
Il descendit les doigts vers le bas de son visage, sous le menton et le
long du cou… Allait-il poursuivre ? Porterait-il la main sur d’autres parties
de son corps ?
Alors qu’elle commençait à vibrer sous ses caresses et se sentait prête à
s’y abandonner, il rompit brutalement le charme qui venait de s’établir entre
eux par ces paroles :
— Mais tout le monde ignorait que Iain MacDonnell avait caché sa
cadette sous l’épaisseur de tous ces vêtements.
— Messire, je vous assure…
— Est-ce que je me trompe, ma dame ? demanda-t-il en laissant
retomber sa main le long de son corps. En intervertissant vos prénoms et
grâce à quelques couches d’étoffes, votre père a réussi à conserver son
trésor de fille et à me leurrer avec sa…
Ross se tut un instant et Ilysa se prépara à entendre les mots fatidiques
qui avaient toujours servi à la décrire, mais ce ne fut pas ceux que son mari
prononça.
— Avec sa cadette qu’il avait bannie en l’envoyant dans un monastère !
ajouta-t-il.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle fut surprise qu’il fût aussi près d’elle.
Elle ne l’avait pas entendu se rapprocher. Il était tout contre elle, si bien
qu’elle dut lever les yeux pour croiser son regard. Les traits acérés de son
visage contredisaient la douceur de sa voix alors que sa barbe naissante
assombrissait ses joues et sa mâchoire.
Elle ne s’était jamais trouvée dans une situation aussi intime avec aucun
homme. Même avec son père qui, d’ailleurs, ne l’avait jamais serrée dans
ses bras. Or, aucun de ses hommes n’aurait osé venir aussi près de la fille de
leur chef.
Quant au couvent, il ne s’y trouvait que des femmes. Les frères vivaient
dans un bâtiment annexe et les convers étaient occupés à l’extérieur aux
durs travaux des champs.
En dépit de la proximité de Ross et de sa grande taille, supérieure
encore à celle de son père, Ilysa ne ressentait aucune crainte. Elle aurait dû,
pourtant, être effrayée. Il ne fallait jamais sous-estimer la menace que
représentait un homme blessé dans son amour-propre. Or, sa présence ici au
lieu de celle de sa sœur aînée était une injure considérable faite au maître
des lieux. On le prenait pour un idiot, à moins qu’il ne fût informé des
intentions de son père.
— Je suis bien cette cadette, reconnut Ilysa.
— Celle dont les sœurs abusaient en s’en servant de domestique ?
— En effet.
— Celle qui cache sa beauté et son infirmité ?
Il y eut un silence.
Ilysa savait qu’elle n’avait qu’une réponse à lui donner et il s’agissait de
lui montrer son bras atrophié.
Sans détacher un instant son regard du sien, elle retira le seul voile
qu’elle portait encore sur la tête puis elle se mit à défaire sa coiffe. Comme
il levait la main pour l’aider, elle fit non de la tête, arrêtant aussitôt son
geste. Elle se débarrassa enfin de la coiffe et observa la réaction de Ross
alors que sa chevelure libre lui apparaissait.
Il n’eut pas l’expression à laquelle elle s’était attendue. Un vague
sourire flottait sur ses lèvres tandis qu’il ouvrait tout grand les yeux. Elle ne
lisait aucune réprobation sur son visage, mais plutôt le contraire, comme s’il
approuvait cette coiffure.
Et elle décelait aussi autre chose… N’était-ce pas une lueur de désir qui
brillait dans son regard ?
Ilysa remua la tête pour libérer complètement les boucles d’or de ses
cheveux et glissa les doigts dans leur masse soyeuse. Elle détestait ses
cheveux lorsqu’ils étaient longs, mais la taille qu’ils avaient atteinte
maintenant, trois ans après qu’ils avaient été tondus, était très seyante et, en
plus, elle n’en sentait pas le poids. Ce qui était fort agréable.
À présent, elle devait exposer son infirmité et, cette fois, elle en était
certaine, il ne sourirait pas. Cependant, la voyant porter la main sur son
bandage pour le défaire, il fit énergiquement non de la tête.
— Avez-vous prononcé vos vœux ?
S’il posait cette question, cela signifiait qu’il pensait que seul son père
était responsable du stratagème organisé pour le duper. Il lui était agréable,
d’une certaine manière, qu’il ne se laissât pas tromper sans réagir, même
s’il ne l’avait pas répudiée dès qu’il avait eu connaissance de la supercherie
dont il avait été la victime.
— Je n’ai dit oui qu’à vous, répondit-elle.
Il laissa échapper un son qui oscillait entre le contentement et le
gémissement, mais il semblait, néanmoins, sincèrement satisfait de sa
réponse.
— Aviez-vous eu l’intention de prononcer vos vœux au sein de la
communauté d’Iona ?
Sans attendre la réaction d’Ilysa, il marcha jusqu’à l’âtre et remua les
cendres à l’aide d’un tison pour faire apparaître les dernières braises avant
d’y jeter du menu bois. La jeune fille ne prit la parole que lorsqu’il s’arrêta
et lui lança un regard par-dessus l’épaule.
— Je n’avais pas l’intention de quitter le couvent, répondit-elle, mais je
n’avais pas envie, non plus, de prononcer mes vœux.
Elle avait espéré pouvoir y rester toute sa vie et prié pour que cela
advînt, mais elle n’était pas assez niaise pour croire que son père, un jour ou
l’autre, ne l’utiliserait pas pour servir ses intérêts.
— Quand avez-vous été informée de son projet ? demanda-t-il en se
redressant après avoir déposé de la tourbe dans le feu.
— Une heure avant de me rendre à la cérémonie de mariage.
Elle fut parcourue par un frisson en pensant qu’elle était effectivement
mariée à cet homme, ce chef de clan à la carrure impressionnante, qui se
tenait devant elle et qu’elle se mit à scruter dans tous les détails comme lui-
même l’avait fait avec elle. Les flammes qui, à présent, dansaient dans la
cheminée donnaient à ses cheveux auburn parsemés de roux une couleur
d’incendie.
— Venez, dit-il.
Ilysa cligna des paupières comme si elle n’avait pas bien entendu.
— Venez près du feu, jeune fille. Réchauffez-vous ici en attendant que
la chaleur se répande dans votre chambre.
Bien qu’elle eût quelque appréhension, elle alla se placer près de lui car
elle avait froid et qu’elle n’avait aucune envie de se rasseoir. Au premier
pas, cependant, elle ressentit une vive douleur dans les membres et le dos.
Le souvenir de la vieille sœur Margaret s’imposa à elle et un sourire se
forma sur ses lèvres.
— Pourquoi souriez-vous ? demanda-t-il en faisant un pas de côté pour
lui permettre de s’approcher au plus près du feu.
— J’ai eu un élancement dans les reins et ma façon de me déplacer m’a
fait penser à une vieille religieuse d’Iona qui pouvait à peine marcher. Je
vous en aurai fait la démonstration qui prête à rire.
Après un moment de silence, Ross, dont l’expression s’était assombrie,
reprit :
— Si je comprends bien, votre père vous a fait revenir d’Iona et vous a
informée de son intention de me leurrer juste avant la cérémonie de mariage
à laquelle me représentait Dougal. Est-ce bien cela ?
— Non ! s’écria Ilysa en s’écartant de lui. Enfin, oui… , mais je veux
dire qu’il m’a simplement annoncé que j’allais vous épouser et ne m’a pas
demandé mon avis. J’avais cru qu’il m’avait oubliée sur mon île et que je ne
serais jamais dans l’obligation de me marier. La seule contribution que j’ai
pu apporter à son stratagème, c’est de m’être voilé le visage comme il me
l’avait demandé. J’ai cru que c’était pour cacher…
— Vos cheveux ?
— Exactement… Jusqu’au moment où le prêtre a énuméré mes
prénoms dans l’ordre inverse de celui de mon baptême, j’ai été dans
l’ignorance de la supercherie.
— Mais quand vous avez compris que vous aviez pris la place de votre
sœur, pourquoi n’avez-vous pas interrompu la cérémonie ? Vous auriez pu
en informer Dougal.
Ross MacMillan parlait avec calme et gravité, attitude dans laquelle,
d’ailleurs, il avait accueilli les explications d’Ilysa, mais sa remarque ne
manqua pas d’exaspérer cette dernière qui se retint de hurler de rage.
Croyait-il qu’il était facile de s’opposer aux volontés de Iain MacDonnell
ou de désobéir à ses ordres ? Ceux qui avaient l’outrecuidance de le faire le
payaient de leur vie.
— Allez au diable ! s’écria-t-elle en retenant ses larmes. Cherchez-vous
à me prouver que je suis faible ?
Elle s’éloigna de lui en reprenant :
— Eh bien, oui, je le confesse, messire. Je suis une faible femme qui n’a
pas osé contrarier les désirs de son père.
À cet instant, elle aurait voulu avoir un objet à la main pour le lui lancer
à la face, mais, comme elle n’en disposait pas, elle se contenta de mots.
— Et vous, messire ? Quand vous avez découvert sa supercherie, vous
êtes-vous dressé contre lui pour dénoncer sa malhonnêteté ?
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Le sang avait
reflué du visage de Ross MacMillan qui serrait les poings.
Il n’avait aucune raison de la croire ni de lui trouver des excuses. Elle
l’avait déçu, un point c’est tout. En gardant le silence, elle avait collaboré à
la machination de son père. Elle ne pouvait le contester et aurait dû en faire
amende honorable. Son accès d’humeur, cependant, sa perte de contrôle…
Étaient-ils pardonnables ?
Qu’avait-elle fait ?
La seule attitude qui lui semblait acceptable pour compenser un tel
accès de rage était la soumission, comme elle s’y était contrainte maintes
fois dans ses relations avec son père. Elle se laissa ainsi tomber sur les
genoux et inclina la tête en priant en son for intérieur pour qu’il se satisfît
de cette marque de déférence.
Elle attendit ainsi une réaction positive de sa part ou le premier coup…

Ross ne comprenait pas comment sa relation avec sa jeune épouse avait


pu se dégrader aussi vite. En la voyant prostrée à ses pieds, il ne trouvait
aucune parole à lui adresser ni ne savait comment les sortir de cette
impasse.
Jusqu’à présent, elle l’avait étonné au travers de tous les échanges qu’ils
avaient eus ensemble. Son intelligence, son esprit, sa beauté cachée, tout en
elle l’avait surpris. Or, en dépit du fait que ni l’un ni l’autre n’avaient désiré
ce mariage et encore moins qu’il fût consommé dès cette nuit, il n’aurait
pas voulu que tout se passât aussi mal.
Le spectacle qu’elle offrait, recroquevillée sur elle-même au sol comme
si elle cherchait à se faire plus petite afin d’échapper aux coups, lui était
insupportable. Il connaissait cette position et savait dans quel but elle
l’adoptait.
Quelque chose lui disait que ce ne serait pas une bonne idée de lui
tendre la main pour l’aider à se relever. Il craignait qu’elle ne fût terrifiée
rien que de le voir se pencher sur elle. Aussi s’éloigna-t-il jusqu’à ce qu’il
sentît la porte de la chambre dans son dos et attendit.
Quand il vit que le tremblement qui agitait ses membres avait cessé et
qu’elle se détendait, il s’approcha d’une table contre le mur et, soulevant un
cruchon d’ale qui s’y trouvait, en remplit une coupe.
— Ilysa, fit-il en s’accroupissant près d’elle, prenez ma main.
Il dut répéter plusieurs fois la même phrase avant qu’elle ne relevât la
tête pour le regarder, mais à la façon dont ses yeux se portaient sur lui pour
se diriger ensuite ailleurs, il avait l’impression qu’elle ne le voyait pas.
— Ilysa…
Il luttait contre l’envie de lui prendre la main avant qu’elle ne fût prête à
l’accepter. Bientôt, cependant, telle une bête effrayée à l’idée d’être
capturée, elle porta le regard sur sa main et resta immobile.
Lorsqu’elle leva, enfin, la main pour prendre la sienne, il remarqua
qu’elle était agitée de tremblements. Glissant les doigts entre les siens, il
l’aida à se relever tout en se redressant lui-même.
Alors qu’elle finissait de se mettre debout, un gémissement sortit de sa
gorge.
— Asseyez-vous, dit-il en la guidant vers le fauteuil.
Puis, quand elle y fut installée, il lui donna la coupe.
— Buvez… encore…
Elle lui rendit la coupe qu’il replaça sur la table.
— Vous n’avez pas accepté de servante ?
— Non, je n’en ai pas besoin.
— Voudriez-vous prendre un bain ?
Il eut presque envie de sourire devant l’expression de surprise d’Ilysa
qui semblait ne pas savoir que répondre. Sans attendre sa décision, il sortit
de la chambre, alla trouver la servante de garde et la pria de faire apporter
un baquet et de l’eau chaude ainsi qu’un flacon de whisky. Il redoutait que
la nuit ne fût très longue.
Bientôt des servantes déposèrent le baquet dans la chambre puis elles le
remplirent avec des brocs d’eau fumante. Elles échangeaient entre elles des
regards après avoir observé Ilysa qui semblait une nymphe échappée de la
lande avec ses boucles blondes qui lui encadraient le visage.
Lorsque le baquet fut à moitié rempli d’eau chaude, les servantes y
ajoutèrent de l’eau froide pour obtenir la température idéale puis elles se
retirèrent, laissant Ross et Ilysa assis près de l’âtre à côté des serviettes et
ses savons.
— Votre bain vous attend, ma dame, dit Ross quand la porte se fut
refermée.
Il avait réfléchi, certes, à la façon dont cette nuit se passerait en
compagnie d’une jeune fille qui sortait tout juste du couvent où elle avait
vécu pendant trois ans, et n’était parvenu à aucune conclusion. Comment
réagirait-elle à l’union intime de leurs corps ? Lui opposerait-elle une
résistance quand il voudrait faire d’elle sa femme ?
Il n’en avait aucune idée…
Comment s’y prendrait-il, d’ailleurs, pour la déshabiller et la convaincre
de se donner à lui ? Serait-ce par des paroles ou des caresses qu’il
parviendrait à l’amadouer ? L’affaire ne serait pas aisée, surtout dans le cas
d’une jeune fille qui venait de tomber sur les genoux par crainte d’être
rossée pour avoir parlé avec trop de sincérité.
Tandis qu’il l’observait, hésitante devant le bain qui l’attendait, il lui
vint à l’esprit que son accès d’humeur n’était certainement pas dirigé contre
lui mais plutôt contre son père qui s’était servi d’elle pour le tromper.
— Je ne vous comprends pas, messire, murmura-t-elle. N’aviez-vous
pas l’intention de me punir pour mon audace et mon impertinence ? Si c’est
le cas, je vous en prie, faites vite car le pire c’est l’attente.
— Je n’ai pas pour habitude de maltraiter les gens qui m’ont manqué de
respect, ma dame. Si c’était le cas, la moitié de mes parents et des membres
de mon clan seraient déjà morts.
Il attendit qu’elle se détendît avant de poursuivre :
— Je ne peux pas vous reprocher de vous protéger contre votre père.
Moi-même, je fais de mon mieux pour prévenir les dangers qui pèsent sur
mon clan. Cependant, vous êtes devenue ma femme. Nous sommes réunis
dans cette aventure du mariage et, à partir de maintenant, je vous tiendrai
pour responsable de vos actes.
Il s’accroupit devant elle et la regarda dans les yeux :
— Me comprenez-vous, Ilysa ?
Pour toute réponse, elle eut un petit hochement de tête.
— L’acceptez-vous ?
— Oui.
— Je voudrais vous entendre dire que vous consentez à être mon épouse
et que vous m’obéirez. Pouvez-vous m’en faire la promesse, Ilysa ?
— J’ai déjà pris cet engagement en vous épousant.
— Mais c’était à mon représentant que vous vous adressiez. Je ne vous
ai pas entendue de mes propres oreilles prendre cet engagement.
Il se redressa et s’éloigna d’elle. Il préférait ne pas l’entendre répéter les
paroles qu’elle avait prononcées le matin même devant un prêtre si elle ne
le faisait que parce qu’elle s’y sentait contrainte.
— Je suis votre femme, messire, se contenta-t-elle de dire.
— Ross…
Comme elle battait des paupières et restait silencieuse, il répéta :
— Je veux que vous m’appeliez par mon prénom. En s’adressant à son
mari, une femme n’a pas à dire « messire ».
— Je comprends… Je suis votre femme, Ross.
— Alors réchauffez-vous dans votre bain et allez vous coucher.
Chapitre 4

Ross était venu la retrouver pour consommer le mariage, elle n’en avait
aucun doute. Il avait fait préparer un bain pour elle afin qu’elle pût se
réchauffer et se détendre puis il l’invitait à aller se blottir dans un lit douillet
tandis qu’un feu nourri ronflait dans la cheminée. Elle n’avait pas connu ce
luxe depuis trois ans.
Elle se glissa dans l’eau fumante et sentit rapidement le bienfait de la
chaleur qui pénétrait son corps. On était à la fin de l’été et les journées
étaient assez chaudes pour que les nuits fussent encore douces.
Elle se pencha hors du baquet et prit un savon dont elle se frotta les
épaules et le bras gauche puis, inclinant la tête en arrière, elle ferma les
yeux et savoura la chaleur de l’eau tandis que mille questions tournaient
dans sa tête au sujet de son mari.
Elle voyait en lui quelques ressemblances avec son père quant au
caractère assuré, l’autorité et la force ainsi que l’intelligence, mais il n’était
certainement pas aussi violent ni dur avec les autres comme, d’ailleurs, il le
lui avait clairement laissé entendre.
Pour un homme aussi puissant que lui, il avait singulièrement bien réagi
à la duperie dont il avait fait l’objet. Il était incroyable, par exemple, qu’elle
pût se baigner en paix et se détendre alors qu’il était venu dans la chambre
pour faire d’elle sa femme. Un autre que lui aurait assouvi son désir sans se
préoccuper de savoir si elle était ou non prête à se donner à lui.
Le fait qu’il se fût ainsi maîtrisé plaidait en sa faveur et donnait à
comprendre qu’il ne manquait pas d’intelligence. Elle avait compris, en
effet, qu’il attendait le bon moment pour faire d’elle sa femme.
Ce qui l’en avait convaincue, c’était l’échange que Ross avait eu dans la
grande salle, à la fin du repas, avec le représentant de son père. Iain
MacDonnell, manifestement, voulait que leur mariage fût incontestable, et
pour s’en assurer il fallait qu’il fût consommé. Or, c’était sur ce sujet
qu’avait dû porter la conversation entre les deux hommes.
Ilysa se laissa aller en arrière, mouilla ses cheveux puis se redressa. La
difficulté serait de se les laver puis de sortir du bain. Elle aurait pu se faire
aider par une servante, comme l’avait suggéré Ross, mais elle aurait été
témoin de son infirmité.
Or, Ross avait agi avec elle comme si elle n’en avait aucune. Il était
hors de question qu’il en fût informé via les commérages qui ne
manqueraient pas de se répandre si une domestique du château la voyait
nue.
Du savon ayant pénétré dans ses yeux, elle tendit la main pour prendre
un linge qu’elle plongea dans l’eau afin de s’essuyer le visage, mais quand
elle rouvrit les yeux, elle aperçut Ross dans la partie la moins éclairée de la
pièce, qui l’observait. Aucun mot n’avait été échangé entre eux, mais elle
comprit spontanément qu’il ne la toucherait pas si elle se refusait à lui.
Que ferait-elle, d’ailleurs ? Allait-elle s’abandonner à lui ou lui
opposerait-elle un non ferme et irrévocable ?
Il quitta la place qu’il occupait près d’un mur et se rapprocha d’elle en
contournant le baquet si bien qu’il se retrouvait derrière elle.
Elle fut d’abord la proie d’une certaine appréhension, mais, contre toute
attente, cette réticence initiale fut progressivement remplacée par la
curiosité et l’impatience.
Après l’expérience qu’elle avait eue avec Graeme MacLean qui avait
très mal réagi devant son bras mal formé et avait tourné aussitôt ses regards
vers sa sœur aînée, elle avait renoncé à l’idée du mariage, de même qu’à
l’amour.
Elle n’aurait jamais osé imaginer qu’elle pût vivre ce qu’elle vivait en
ce moment. Une nuit de noces…
Or, de fait, son mari se tenait près d’elle alors qu’elle était nue dans son
bain, entièrement offerte à sa contemplation.
Elle ne bougeait pas, mais éprouvait une profonde gêne et aurait voulu
se couvrir. Personne, jamais, ne l’avait vue ainsi, ni servante, ni sœur…
Au frottement de ses vêtements contre le baquet, elle comprit que Ross
venait de s’agenouiller derrière elle.
Son souffle dans son cou la fit frissonner…
La pointe de ses seins spontanément se tendit alors que s’éveillait le bas
de son ventre dans l’attente du prochain geste de son mari. Si elle était
incapable de comprendre ce qui se passait, son corps, lui, s’adaptait tout
naturellement.
— Renversez la tête en arrière, Ilysa, et fermez les yeux.
Elle sentit couler sur ses cheveux et son visage de l’eau chaude qui
chassait le savon qui s’y trouvait encore.
— Penchez-vous en avant.
Elle lui obéit et laissa échapper un soupir quand elle sentit sa main lui
savonner le dos et les épaules. Quand il eut fini, il prit un broc d’eau chaude
et la rinça de nouveau.
La délicatesse de ses gestes et la douceur de sa voix éveillaient en elle
l’attente d’autre chose. Plus ses attentions se multipliaient, plus elle avait
envie de sentir ses mains sur son corps, se livrer à ses caresses…
Il se plaça sur le côté du baquet et Ilysa prit conscience que son
infirmité ne pourrait plus échapper à son regard. Elle ferma les yeux, retint
sa respiration et attendit… Un homme comme lui, qui avait participé à des
batailles sanglantes et vu des corps atrophiés, ne devrait pas être troublé par
l’état de son bras, mais si c’était le cas, comment réagirait-il ?
Elle avait posé le bras droit sur le bord du baquet pour se maintenir dans
la position assise, mais Ross le lui prit et le savonna de l’épaule à
l’extrémité des doigts avant de le rincer avec l’eau du bain.
Maintenant…
Elle rouvrit les yeux et rencontra son regard. Sans jamais quitter des
yeux son visage, il descendit la main dans le bain et lui prit délicatement le
bras gauche qu’il souleva pour le sortir hors de l’eau et le savonner comme
il l’avait fait avec le bras droit puis il le replongea dans l’eau avec la même
attention. À aucun moment, il n’avait détaché le regard de celui d’Ilysa.
Il le baissa, enfin, et l’arrêta sur sa poitrine qui était au-dessus du niveau
de l’eau, donnant l’impression d’attendre ses caresses. Ilysa se laissa glisser
au fond du baquet, mais au contact de l’eau chaude ses mamelons se
redressèrent, créant une émotion visible sur le visage de Ross. Le désir s’y
lisait si clairement qu’Ilysa fut parcourue d’un frisson.
Ross prit le savon et le passa doucement sur les seins de la jeune fille,
qui ouvrit la bouche pour protester sans qu’aucun son n’en sortît. Il
décrivait des cercles avec la paume de sa main, passant et repassant sur les
pointes tendues et avides de caresses.
Dépassée par les événements, Ilysa aurait voulu tout arrêter mais son
corps la trahissait et semblait insatiable.
Ross insista avec le pouce et l’index sur un mamelon, si bien que la
respiration d’Ilysa s’accéléra et qu’elle cambra les reins, exposant ainsi son
corps et trahissant la force de son désir. À partir de ce moment, elle sut
qu’elle ne contrôlait plus rien.
Il s’agenouilla devant le baquet et poursuivit ses exquises tortures
jusqu’au moment où Ilysa laissa échapper un gémissement et se cambra de
nouveau, pressant sa poitrine contre ses mains comme pour l’encourager à
poursuivre.
— Est-ce que je devrais arrêter ? demanda Ross d’une voix rauque
altérée par le désir alors qu’il cessait ses caresses.
— Vous le feriez ?
Il sourit en guise de réponse et ses belles lèvres s’étirèrent d’une
manière tentatrice.
— Non, n’arrêtez pas, murmura-t-elle.
Il la regarda intensément, s’attardant sur sa poitrine dont les mamelons
se dressaient entre les bulles de savon. Puis, recueillant l’eau dans le creux
de ses mains, il acheva de la rincer…

Il la contemplait avec étonnement. Sa petite nonne de femme était plus


que surprenante. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle se pliât avec une telle
facilité aux marques d’attention qu’il lui avait prodiguées. Mais le
laisserait-elle laver tout le reste de son corps comme il en avait l’intention ?
L’acte sexuel se passerait sans doute beaucoup mieux entre eux si elle
avait acquis suffisamment confiance en lui. Il ne fallait donc pas la
brusquer, mais il convenait de continuer à la préparer à ce qui allait suivre.
Un dernier regard au ravissement qu’exprimaient les traits délicats de son
visage l’invita à plus d’audace.
Plongeant la main dans l’eau, il la laissa glisser le long de sa jambe
jusqu’à la cheville qu’il souleva pour la poser sur le bord du baquet. Ilysa,
un instant, parut inquiète, mais elle mit la main également sur le bord du
baquet et, une fois stabilisée, se détendit de nouveau.
L’eau savonneuse qui imprégnait la main de Ross lui permit de la
remonter lentement le long de la jambe de la jeune fille jusqu’au sommet de
la cuisse où il la laissa glisser dans l’eau et effleurer sa féminité.
Malgré la force de son désir, il se contraignit à ne pas pousser plus loin
son exploration et fit redescendre la jambe d’Ilysa sous la surface de l’eau
avant de se tourner vers l’autre.
Cette fois, la jeune fille devança son geste et sortit elle-même la jambe
qu’elle plaça sur le bord du baquet, faisant naître un sourire sur les lèvres de
Ross. Sa femme n’était peut-être pas celle qu’il avait choisi d’épouser, mais
elle réagissait à merveille à toutes ses sollicitations.
Il prit le savon et en imprégna sa main avant de commencer un lent
massage de la jambe d’Ilysa, de la cheville au sommet de la cuisse puis à
l’intérieur de celle-ci.
Une pensée lui vint à l’esprit tandis qu’il approchait le dos de la main
des lèvres de la jeune fille. Cette fois il appliqua la jointure d’un doigt puis
de deux à sa féminité qu’il frottait doucement. Elle laissa échapper quelques
soupirs puis se mit à émettre de petits gémissements comme des pleurs
d’enfant. Quand il sentit qu’elle s’ouvrait à lui, il retourna la main et
poursuivit son massage avec toute la paume. Comme il sentait la pression
qu’exerçait sur lui Ilysa, il ne put résister à l’envie de lui poser la question
qui lui tournait dans la tête depuis quelques instants :
— Êtes-vous vierge ?
Toute aux nouvelles sensations qu’elle découvrait, elle n’entendit pas sa
question. Aussi arrêta-t-il de la toucher et il reprit :
— Serai-je le premier à vous posséder, Ilysa ?
Depuis qu’Eachann, le représentant de Iain MacDonnell, l’avait mis au
défi de prouver que la consommation du mariage avait eu lieu, il ne cessait
de s’interroger sur la virginité de son épouse.
Quel que fût son état, il faudrait produire un drap maculé de sang pour
satisfaire son père. Or, il importait peu que ce sang fût le résultat de leur
union ou d’une coupure qu’il se ferait à lui-même. MacDonnell savait
certainement à quoi s’en tenir au sujet de sa fille, et si elle n’était pas
pucelle, Ross comprendrait qu’on s’était joué doublement de lui.
Il avait repris son massage quand, soudain, Ilysa redressa la tête et le
regarda dans les yeux. Bien que son visage empourpré indiquât qu’elle
éprouvait du plaisir et n’était qu’attente d’autre chose, il comprit qu’elle
avait, enfin, entendu sa question.
— Oui, messire, murmura-t-elle en cambrant les reins pour mieux le
sentir. Vous serez le premier.
Elle changea de position, faisant pénétrer ses doigts en elle, et répéta
plusieurs fois ce mouvement tandis que sa respiration s’accélérait.
L’excitation de Ross était à son comble. Sans retirer sa main d’entre les
jambes d’Ilysa, il s’inclina sur elle et lui maintenant la nuque de sa main
libre s’empara de ses lèvres. Il immisça la langue dans sa bouche de même
qu’il la pénétrait de ses doigts et qu’il sentait le bout timide de sa langue
contre la sienne.
Lorsqu’il frotta de son pouce son clitoris, elle laissa échapper un cri qui
mourut dans sa bouche. La façon dont elle arqua les reins lui donna
l’assurance qu’elle acceptait ces intrusions dans son intimité. Elle lui saisit,
d’ailleurs, la main et la pressa contre elle, lui refusant la liberté d’arrêter.
Interrompant leur baiser, Ross redressa la tête et la contempla tandis
qu’elle atteignait le sommet de son plaisir. Tous ses muscles se raidirent et,
haletante, elle se mit à trembler contre lui en serrant son poignet entre ses
cuisses. Il laissa ses mains sur elle jusqu’à ce que la vague voluptueuse qui
la soulevait fût retombée puis, enfiévré de désir, il se releva.
Elle resta immobile dans son bain tandis qu’il s’approchait du feu où il
replaça de la tourbe. Il prit ensuite la serviette de bain posée près de l’âtre et
l’étendit sur le lit avant de revenir vers la jeune fille qu’il souleva dans ses
bras. Il remarqua qu’elle prenait dans sa main droite son bras invalide et le
ramenait sur son ventre.
Il l’étendit sur le lit et prit une autre serviette avec laquelle il essuya son
corps avant d’essorer ses cheveux. Aux petits gémissements qu’elle poussa
quand il passa la serviette sur ses seins, son ventre, ses hanches, entre ses
jambes, il comprit qu’elle était prête à vivre avec lui une expérience encore
plus intime.
Se penchant sur elle, il l’embrassa sur les lèvres puis souleva son bras
gauche.
— Messire ! fit-elle sur la défensive alors qu’elle essayait de se
redresser. Que faites-vous ?
— Dites-moi comment je dois m’y prendre pour ne pas vous faire mal
si nous poursuivons ce que nous avons commencé. Je ne veux surtout pas
que cela soit inconfortable pour vous.
— Il faudrait l’étendre sur le côté, dit-elle les yeux remplis de larmes. Je
ne peux pas le bouger.
Voyant qu’elle allait le soulever avec sa main droite, Ross la devança. Il
glissa la main sous le coude de son bras gauche et de l’autre main le saisit
au poignet puis l’écarta de son corps de façon à ce qu’il soit étendu près
d’elle sur le matelas.
— Ne pleurez pas, dit-il à mi-voix en essuyant ses larmes.
Il s’assit au bord du lit et, après en avoir défait les lacets, fit passer sa
chemise par-dessus sa tête. Ilysa ouvrit tout grand les yeux. N’avait-elle
jamais vu un homme nu ? Dans cette crainte, il ne retira pas ses chausses
avant de s’étendre sur elle.
La poitrine nue contre celle de la jeune fille, leurs ventres collés l’un à
l’autre, il brûlait de la posséder, mais, soucieux de ne pas la brusquer, il
commença par l’embrasser puis à parsemer de baisers ses épaules, son cou,
ses seins avant de se dénuder entièrement.
Couché sur elle, il écarta doucement ses jambes et pressa son sexe
contre son intimité. Elle l’enlaça alors qu’il la pénétrait délicatement du
bout de sa verge avant de se retirer puis de revenir, augmentant légèrement,
à chaque fois, la profondeur de sa pénétration.
C’était resserré, si resserré… et tellement bon… Il se retenait de ne pas
en prendre pleine possession… Douce et chaude, elle le recevait en elle
bien que si intensément fermée. À force de patience, il parvint à la pénétrer
à demi sans la blesser jusqu’au moment où il sentit une plus grande
résistance.
Se redressant sur ses avant-bras, il la regarda dans les yeux.
— Je crains que cela ne vous fasse un peu mal, ma femme.
Il referma les lèvres sur la pointe de l’un de ses seins, l’excitant du bout
de la langue pour mieux la préparer.
Quand elle arqua les reins pour se rapprocher de lui, il la pénétra de
toute sa longueur et resta immobile le temps qu’elle s’habituât à sa présence
avant d’aller et venir lentement en elle.
Il sentit le moment où le corps d’Ilysa accepta son corps. Il reprit alors
la liberté de chercher son propre plaisir alors que celui de sa femme se
construisait de nouveau jusqu’au moment où il atteignit un paroxysme.
Ross se redressa pour voir l’extase se dessiner sur le ravissant visage
d’Ilysa puis il reprit son mouvement avec plus de force et jouit en elle.
Ils ne retrouvèrent leur souffle qu’après quelques instants. Force était à
Ross de reconnaître que la façon dont sa femme s’était donnée à lui était
aussi inattendue qu’inespérée et qu’elle s’était livrée en toute impudeur au
plaisir qu’il avait eu à cœur de lui donner.
Il n’empêche qu’inconscient de ce qu’il venait de partager avec elle, il
restait convaincu qu’il n’avait qu’accompli son devoir conjugal et rien de
plus.
Après qu’il aurait montré le drap maculé au représentant de Iain
MacDonnell et qu’en retour il aurait reçu tous les vivres et le matériel
promis, il pourrait tourner de nouveau son attention vers la consolidation
des défenses de Sween.
Il sortit du lit et s’approcha du bain, puisant dedans avec un linge pour
se laver avant de repasser ses chausses. Il prit un autre linge, le plongea
dans la dernière cruche d’eau chaude qui n’avait pas servi et le présenta à
Ilysa.
— Tenez, dit-il. Je vous ferai préparer un bain à votre réveil.
Ilysa prit le linge et se nettoya discrètement avant de le lui rendre.
— Je vous enverrai une servante pour vous aider à votre toilette et à
vous habiller.
— Vous savez déjà que je ne veux pas d’une servante attitrée, répondit-
elle.
Il ne répondit pas car l’expression du regard d’Ilysa laissait entendre
qu’elle avait fort bien compris qu’il n’était pas disposé à discuter de cette
question. Néanmoins, elle apprécierait un bain chaud et ne pourrait en jouir
sans le concours de plusieurs servantes.
— Si vous le désirez, reprit Ross, je peux vous envoyer la servante de
service pour vous aider à vous préparer pour la nuit ?
Il ne pouvait se retenir de la taquiner à ce sujet.
— À moins que vous ne puissiez vous débrouiller toute seule, ce soir, et
ne recourir à elle que demain matin ?
Sur ces mots, il lui tendit la main et elle ne prit conscience qu’elle était
entièrement nue que lorsqu’elle lui eût donné la sienne. Elle détourna les
yeux en sortant du lit alors que Ross, par contre, la suivit du regard tandis
qu’elle se dirigeait vers un coffre duquel elle sortit une chemise et ce qui
ressemblait à une manche reliée à un bandage pour son bras gauche.
— Qui a confectionné cela pour vous ?
— Une religieuse…
Ross, qui ne quittait pas Ilysa des yeux, n’en revenait pas de la rapidité
avec laquelle elle enfila sa chemise puis mit en place le dispositif destiné à
porter son bras atrophié en le maintenant près du corps.
Elle passa les doigts dans ses cheveux mouillés dont les boucles
pendaient librement autour de son charmant visage.
— J’en ai deux pour la journée, taillés dans des étoffes plus épaisses, et
celui-ci, plus léger, pour la nuit.
— Ah, des qualités différentes pour des moments différents de la
journée.
Elle acquiesça.
— Oui… J’ai été très reconnaissante envers la supérieure du couvent
quand elle m’a autorisée à disposer de ces accessoires luxueux.
Elle était face à lui et il fut frappé encore une fois par sa beauté
empreinte de simplicité et de naturel. Le désir l’envahit en pensant qu’il
était intimement uni à elle quelques instants plus tôt et qu’il ne dépendait
que de lui de recommencer. Mais ce n’était pas raisonnable. Il devait garder
ses distances vis-à-vis de cette femme qu’il n’avait pas choisie et, surtout,
ne pas se laisser distraire de ses nombreux devoirs.
Or, le plus important d’entre eux, pour le moment, était de témoigner de
la relation sexuelle qu’il venait d’avoir avec Ilysa. Pour l’attester, il suffisait
de porter le drap taché de sang au représentant du clan MacDonnell qui
s’était retiré sur son navire à quai.
Le sang reflua du visage de la jeune femme quand elle le vit soulever le
drap.
— Il vous l’a demandé ? fit-elle. J’ai vu Eachann vous barrer le passage
quand vous quittiez la grande salle après le banquet. C’est mon père qui
exige la preuve que je suis bien devenue votre femme ?
Ross, qui s’était arrêté devant la porte, acquiesça de la tête.
— Oui, dit-il en soulevant le loquet.
— C’est la raison pour laquelle vous m’avez demandé si j’étais vierge ?
— En effet, mais c’était aussi pour savoir comment me comporter avec
vous.
Ce propos suffit à ramener des couleurs dans les joues d’Ilysa,
confirmant que sa pureté n’était pas une illusion même si elle avait réagi
avec beaucoup de sensualité à ses caresses.
— Il est temps que vous dormiez, Ilysa.
Il se retira sans un dernier regard. Il n’avait aucune inquiétude au sujet
d’Ilysa qui donnait l’impression de ne pas avoir beaucoup souffert de sa
première fois avec un homme. Il était temps d’accomplir la dernière tâche
liée à son mariage hâtif puis il irait aussi prendre du repos.
Il savait qu’il dormirait du sommeil du juste, maintenant qu’il était
assuré que son clan disposerait de tout ce qui était nécessaire pour lutter
contre leur ennemi et le défaire.
Chapitre 5

Quelques coups frappés à la porte la firent se redresser dans son lit.


Elle était éveillée depuis le lever du soleil comme elle en avait pris
l’habitude à Iona, mais elle n’avait pas quitté son lit, éprouvant quelques
douleurs à la suite de sa nuit de noces et aussi parce que l’intendant lui avait
fait clairement comprendre qu’elle n’aurait aucune fonction officielle à
Sween.
Personne n’avait besoin de ses services, pas plus les gens sous l’autorité
de son mari que lui-même. En devenant sa femme et lui offrant par ce biais
ce dont il avait besoin pour le salut de son clan, elle avait accompli sa
mission.
Elle ne se faisait donc aucune illusion au sujet du rôle qu’elle était
appelée à tenir aux côtés de Ross MacMillan et n’avait aucune idée de la
place qu’elle occuperait dans ce château.
Au moment même où elle avait considéré qu’elle était restée assez
longtemps couchée, les coups avaient résonné contre le panneau de chêne
de sa porte et elle s’était levée d’un bond.
Elle se doutait qu’il s’agissait d’une servante puisque, la veille, son mari
l’avait prévenue qu’il lui enverrait quelqu’un. En ouvrant, elle s’attendait
donc à trouver derrière la porte une jeune fille mais, en fait, elle eut devant
elle une femme d’un certain âge, corpulente, au regard chaleureux et qui
portait un surcot de laine grossière ainsi que, par-dessus, un grand tablier.
Un fichu lui couvrait une partie des cheveux.
— Bonjour, ma dame, fit-elle. Je m’appelle Gavina et messire Ross m’a
dit de m’occuper de vous.
Ilysa s’écarta pour laisser entrer la femme, qui émit quelques sons
réprobateurs en remuant la tête alors qu’elle embrassait la chambre du
regard.
— N’avez-vous pas une robe, ma dame ? Vous allez prendre froid si
vous restez en chemise.
Elle se dirigea vers le coffre et en souleva le couvercle, mais avant de
faire ce que n’importe quelle servante aurait fait, c’est-à-dire fouiller le
contenu du coffre pour y trouver ce qu’elle cherchait, elle s’arrêta net.
— Vous me permettez, ma dame ? fit-elle.
— Je n’ai pas de robe, Gavina, dit Ilysa en rejoignant la femme.
— Peut-être trouvera-t-on ce qu’il vous faut dans le coffre près de la
porte de votre chambre sur le palier ? fit remarquer la servante.
— Je n’en ai pas d’autre que celui-ci, répondit Ilysa.
La femme ouvrit la porte et montra du doigt le coffre qui se trouvait à
l’emplacement qu’elle avait mentionné. Ilysa n’avait jamais vu ce coffre.
Elle ne pouvait croire qu’il fût à elle, mais d’un signe de tête elle permit à
Gavina de le tirer à l’intérieur de la chambre. Or, dès qu’il fut ouvert, elle
en reconnut le contenu.
Il était rempli de robes ayant appartenu à Lilidh. Pas les plus récentes,
mais celles qu’elle ne voulait plus porter ou qu’elle abandonnait à sa jeune
sœur pour laquelle elles avaient été rajustées.
C’était Lilidh, assurément, qui les avait mises dans ce coffre pour elle.
— Cela va prendre du temps de trier toutes ces robes, dit Gavina. En
attendant, vous devriez retourner dans votre lit. Je vais ranimer le feu et
faire remplacer l’eau du baquet.

Les deux heures qui suivirent furent employées à attendre que le bain
fût prêt et à choisir les vêtements qu’elle désirerait porter. À un moment, au
plus fort de l’activité alors que les servantes se succédaient avec des brocs
d’eau chaude, on lui présenta un plateau où se trouvait un bol de porridge
fumant, une tranche de pain beurrée, un morceau de fromage et une grande
tasse en faïence contenant une boisson dont l’arôme lui mettait l’eau à la
bouche.
Ilysa n’en revenait pas. Jamais au couvent on ne lui avait donné à
manger une nourriture aussi appétissante et elle n’était non plus jamais
entourée par une telle effervescence. Si on était en retard pour un repas, on
jeûnait jusqu’au prochain. Le fait qu’on lui apportât son petit déjeuner dans
sa chambre était pour elle d’un confort presque choquant.
Elle comprenait mieux, maintenant, pourquoi son mari lui avait choisi
Gavina pour servante. C’était une femme simple et directe aux manières
effrontées qui n’hésitait pas à donner des ordres à ses supérieurs. Sans doute
présumait-il que sa femme était plus habituée à écouter des ordres qu’à
décider pour elle-même. Ce en quoi il n’avait pas tort.

La moitié de la matinée s’était achevée quand elle descendit l’escalier


de la tour jusqu’à la grande salle.
Si Gavina avait été surprise par sa coiffure ou son bras atrophié, elle
n’en avait rien montré. Elle parlait beaucoup et passait d’un sujet à l’autre
sans transition si bien qu’il était difficile avec elle d’avoir une conversation
suivie. Elle avait, toutefois, un sens de l’humour qui aurait relevé le moral
de la personne la plus abattue et un sens pratique qui avait permis de
remédier à tous les problèmes auxquels Ilysa, en cette matinée, était
confrontée.
Était-ce la raison pour laquelle Ross l’avait envoyée auprès d’elle ?
Après avoir déjeuné et pris son bain, elle accepta la proposition de
Gavina de découvrir la haute et la basse cour puis les terres entourant le
château. Elle avait envie de se dépenser et de respirer l’air du large. Un
manteau jeté sur les épaules, elle suivit la servante dans la cour, où tous
ceux qu’elle croisait semblait très occupés.
Bien que la plupart s’arrêtent pour la regarder passer et que beaucoup
s’inclinent devant elle pour manifester leur respect, personne ne lui adressa
la parole.
Ilysa, attentive et observatrice, apprenait à connaître son nouveau lieu
de vie en regardant s’affairer les gens de son mari et en prenant note de
l’état général du donjon et des autres fortifications.
Les MacMillan n’étaient pas le clan le plus puissant ni le plus riche des
îles Hébrides, mais à la façon dont ils travaillaient, Ilysa pouvait tirer la
conclusion qu’ils avaient la volonté de se défendre contre leurs ennemis et,
en général, de s’affirmer.
Il lui importait peu qu’ils l’ignorent car elle avait l’habitude d’être en
retrait et cela lui convenait parfaitement.
Gavina marchait à son côté, indiquant le nom de telle ou telle personne
qu’il était souhaitable qu’elle connût et pointant du doigt divers bâtiments
tandis qu’elles traversaient la basse cour en direction de la porte d’entrée du
château.
Dès qu’elles l’eurent franchie, elles se trouvèrent au milieu de
chaumières portant les traces d’incendie et de destruction provoqués par les
hommes d’armes d’Alexander Campbell.
La plupart de ces modestes maisons n’avaient pas été réparées. Leurs
portes portaient pour la plupart des traces d’incendie ainsi que les façades à
pans de bois dont certaines s’étaient effondrées. De toute évidence, les
réparations n’avaient été effectuées qu’à l’intérieur des remparts où les
destructions étaient moindres et on avait négligé l’habitat des villageois.
En descendant vers les quais, elle eut la confirmation de ce qu’elle avait
précédemment constaté, dans la mesure où sur son chemin presque aucune
chaumière n’avait échappé à la violence destructrice du clan Campbell. En
faisant ce triste constat, elle s’interrogeait sur les conditions de vie des
villageois et ce qui était ou non entrepris pour leur venir en aide, car
certains d’entre eux continuaient d’habiter leur demeure même
endommagée.
Elle était si absorbée dans ses pensées qu’elle ne vit pas son mari devant
elle et contre lequel elle se serait heurtée s’il ne l’avait arrêtée en posant les
mains sur ses épaules.
— Pardonnez-moi, messire, dit-elle en amorçant un pas en arrière.
Elle vit que Ross d’un signe de tête faisait comprendre à Gavina qu’elle
pouvait se retirer tandis qu’il gardait les mains fermement sur ses épaules.
— Ne vous en faites pas pour moi, messire, dit-elle. Vous pouvez me
laisser aller.
— En êtes-vous bien certaine, ma femme ? Vous sentez-vous bien ?
Elle se sentait beaucoup mieux depuis qu’elle était sortie de sa chambre
et se dépensait physiquement, mais, en voyant le regard de Ross
s’assombrir, elle comprit que sa question faisait allusion à la consommation
de leur mariage. Il s’inquiétait de savoir si elle n’avait pas eu à souffrir de
leur relation sexuelle.
À cette seule pensée, elle se mit à rougir et sentit vibrer les parties
intimes de son corps.
Bien qu’avant sa défloration par Ross elle fût consciente de la façon
dont un homme et une femme s’unissaient, elle n’avait jamais été informée
de l’invraisemblable plaisir que cet acte pouvait donner à la femme. Elle
ignorait aussi qu’il pût être précédé de caresses et de baisers qui préparaient
le corps féminin en l’excitant de diverses et exquises manières.
Elle n’avait jamais entendu parler, en effet, que d’hommes renversant
les femmes dans les fossés ou au milieu des bottes de foin, et qui les
possédaient brutalement sans la moindre attention ni délicatesse.
Or, l’homme qui, par instinct de protection, la tenait entre ses mains,
l’avait touchée et caressée d’une manière qu’elle n’aurait jamais pu
imaginer. En sa qualité de mari, il avait le droit de la posséder quand il le
souhaitait, mais ce qu’elle avait vécu, la veille, avec lui n’avait rien à voir
avec cette façon d’agir.
Il s’était révélé d’une patience et d’une délicatesse dont elle n’aurait pas
cru un homme capable. Or, c’était d’autant plus surprenant de sa part que la
tricherie dont il avait été la victime par son père lui donnait licence pour la
maltraiter. Il n’en avait rien fait et, pourtant, Ilysa ne s’en serait pas
offusquée outre mesure.
Même en découvrant l’atrophie de son bras, il n’avait eu aucune
réaction de rejet et s’était contenté de demander quelles précautions étaient
à prendre pour ne pas lui faire mal.
Il avait été blessé dans son orgueil ; on avait porté atteinte à son
honneur et, pourtant, il lui avait fait connaître un plaisir dont elle ignorait
qu’une femme pût l’éprouver dans les bras d’un homme.
Or, à présent, après toutes ces attentions, que faisait-il ? Il ne se
préoccupait que de son état et de sa condition physique.
— Oui, messire, répondit-elle enfin, je vais bien, vraiment bien.
Elle s’interrompit, cherchant les mots pour orienter cette conversation
vers un sujet moins risqué.
— J’espère que vous avez reçu tout ce que vous attendiez ?
Il la lâcha et fit un pas de côté pour lui laisser voir les tonneaux, caisses
et vivres qui avaient été extraits de la cale du navire dans lequel elle avait
fait la traversée et d’un autre vaisseau l’ayant rejoint.
Elle ignorait quels étaient les arrangements pris avec son père. Aussi
réitéra-t-elle sa question :
— La cargaison est-elle bien conforme à ce qui avait été prévu ?
Elle était fière d’elle-même d’avoir réussi à parler sans que sa voix ne
connût d’altération. Elle n’était pas tant curieuse de savoir si son père avait
respecté son engagement que de se faire une idée de ce que serait sa vie ici.
Ross était-il satisfait du paiement qu’il avait reçu en compensation du
fait qu’il l’avait épousée au lieu de sa sœur ? Ou était-il tout de même fâché
en raison de ce changement ?
Ross inclina la tête de côté, observant l’expression d’Ilysa avant de lui
répondre :
— Voulez-vous que nous nous parlions franchement, Ilysa ?
— Je préfère entendre la vérité de votre bouche, messire, même si elle
fait mal, plutôt que de vivre dans la crainte que la rumeur ne m’apporte
quelque cruelle nouvelle.
Il plissa les yeux et eut un haussement d’épaules.
— Tout est arrivé comme promis, sauf la femme. J’ai, toutefois, reçu
une jolie somme d’argent en compensation.
Elle avait été informée du lourd coffret de pièces d’or et d’argent donné
par son père quand elle avait avoué au cousin de Ross qu’elle n’était pas
Lilidh.
Ne parvenant à déceler dans la voix de son mari s’il était déçu ou
mécontent de l’avoir épousée à la place de sa sœur, elle leva sur lui un
regard interrogatif.
— Avant que vous ne me posiez la question, reprit-il, sachez que j’ai
accepté l’or et la femme, et que je ne renoncerai ni à l’un ni à l’autre.
Il avait un air grave, mais une lueur de gaieté brillait dans ses yeux gris-
vert, tachetés de marron. Peut-être, en fin de compte, que ce mariage ne
serait pas si pénible à vivre ? se dit Ilysa en son for intérieur.
— Et maintenant, messire, que faisons-nous ?
Elle s’était tournée vers les chaumières en partie détruites puis le donjon
en protégeant ses yeux des rayons du soleil à l’aide de sa main.
— J’emploie la somme d’argent que m’a donnée votre père pour réparer
nos remparts et nous préparer au prochain assaut.
— Et moi ?
D’habitude, l’épouse du seigneur n’était pas sans exercer une influence
et certaines responsabilités au sein du château. Sa sœur les aurait
parfaitement assurées car elle avait été élevée dans cet esprit par leur père.
Ça n’avait pas été son cas, cependant, car il n’y avait pas le projet de la
marier, du moins pas avec un homme puissant. Le refus de l’épouser de la
part de Graeme, d’ailleurs, avait anéanti tous ses rêves de mariage.
— Qu’aimeriez-vous que je fasse ?
— Vous n’avez rien à faire de particulier, Ilysa, répondit-il alors qu’il
portait le regard au loin. Vous êtes en sécurité ici. Vous ne serez plus l’objet
des machinations de votre père.
L’intendant, à cet instant, s’approcha d’eux et chuchota quelques mots à
l’oreille de son seigneur.
— Les affaires m’appellent, dit Ross en s’adressant à Ilysa.
Il lui fit un petit signe de tête en guise d’au revoir et suivit l’intendant
en direction de l’entrée du château.

À la suite de cette entrevue, elle avait eu le pressentiment qu’elle ne


verrait plus guère son mari au cours des jours suivants.
Or, c’était précisément ce qui s’était passé. En dehors de le croiser ici
ou là, elle n’avait pas vu Ross ni ne s’était entretenue avec lui depuis une
semaine. Les jours s’étaient succédé les uns aux autres sans qu’elle n’eût
été sollicitée d’aucune manière et qu’elle n’eût exécuté le moindre travail.
La vie autour d’elle, cependant, se transformait. Sa chambre, par
exemple, ne cessait de s’enrichir de nouveaux éléments de confort. Ç’avait
été, d’abord, l’arrivée d’une robe en laine, épaisse, qu’elle avait trouvée sur
le coffre, puis de coussins destinés à la haute chaise et aux bancs de pierre
de part et d’autre de la fenêtre.
Des livres s’étaient entassés sur une table, des bas de laine et des bottes
étaient arrivés un beau matin pour qu’à la mauvaise saison, qui ne tarderait
pas à pointer le nez, elle ne prît pas froid lorsqu’elle sortirait du donjon.
Après les trois années d’austérité qu’elle venait de traverser, tous ces
dons lui apparaissaient comme d’inestimables cadeaux.
Même si elle était tentée de rester dans sa chambre à lire, Ilysa était
déterminée à se rendre utile. « La paresse est mère de tous les vices »,
répétait la supérieure du couvent d’Iona. Or, lorsqu’elle était oisive, elle
était sujette à une impatience dont elle n’avait jamais fait l’expérience et
comprenait qu’elle n’était pas faite pour rester inactive.
Le premier jour de la semaine qui suivit celle caractérisée par l’absence
de son mari, elle se leva de bonne heure, revêtit sa robe la plus usée, noua
un fichu sur ses cheveux et se mit en quête d’un endroit où elle pourrait
aider.
— Il n’y a aucune raison d’en avoir honte, fit remarquer Dougal.
Ross dévisagea son cousin en relevant un sourcil puis détourna de
nouveau les yeux.
Il ne mordait pas facilement à l’hameçon, pensa Dougal qui le
connaissait bien et n’était pas à son premier essai. Il ne se laissa pas
décourager, cependant, et revint à la charge.
— C’est ta femme, après tout. Un mari devrait toujours faire attention à
sa femme.
Ross posa le marteau qu’il avait en main et qu’il avait utilisé pour les
modifications apportées au ponton puis se tourna vers son cousin.
— Combien de femmes as-tu eues pour te permettre de me donner des
conseils au sujet de la mienne ? demanda-t-il en croisant les bras sur la
poitrine.
Comme il s’y attendait, cette question sarcastique ne suffit pas à
dissuader Dougal qui voulait absolument parler d’Ilysa.
— Je ne crois pas qu’elle ait joué un rôle dans la machination de son
père.
— J’en ai déjà parlé avec elle, alors oublie ça.
— Vraiment ? Mais alors pourquoi te comportes-tu comme si elle
n’existait pas ?
Ross avait repris son marteau en main et, aucunement préoccupé du fait
d’accomplir une tâche qui ne convenait pas à un chef de clan, se mit à
planter un clou.
— Prends garde, cousin, dit-il en s’interrompant un instant. Tu
t’approches très près d’une ligne qu’il ne faudrait pas franchir avec moi.
Dougal plissa les yeux et Ross comprit qu’il ne laisserait pas passer
cette remarque sans réagir. Au contraire, il allait se jeter dessus comme un
chien sur son os.
— Sais-tu tout ce qu’il nous reste à faire ici ? demanda Ross. Rassure-
toi. J’ai expliqué clairement à ma femme ce qu’il en était et elle a très bien
compris.
Dougal ouvrit la bouche pour répondre, mais Ross d’un geste de la main
l’en dissuada.
— Gavina ainsi que Gillean m’informent au sujet des besoins de ma
femme.
Même Munro avait fait certaines remarques sur Ilysa. De même que le
cuisinier, le forgeron, le boulanger et même le fabricant de flèches. Tous se
permettaient de lui parler de sa femme et de ses attentes.
Elle seule, cependant, ne s’exprimait pas.
— Grâce à eux, reprit Ross, je sais parfaitement comment se porte mon
épouse, ce qu’elle fait et ce qu’elle désire.
À cet instant, comme si le sort se riait de lui, la brise apporta le son
cristallin d’un rire féminin qu’il ne connaissait pas et qui le fit frissonner.
Tournant la tête, il vit s’approcher une femme qui semblait venir des
chaumières voisines.
Déliée et gracieuse, elle portait un tablier de servante et avait les
cheveux couverts d’un fichu comme une femme mariée. Le panier à son
bras, rempli de fruits et de légumes, devait être lourd car elle le faisait
reposer sur sa hanche. À aucun moment, elle ne le transféra à l’autre bras.
Ross vit Gavina la rejoindre, lui dire quelque chose, puis elles firent
demi-tour et entrèrent dans une chaumière.
Il serra les poings en se tournant vers son cousin dont il attendait qu’il le
regardât avec un air narquois. Or, il n’aurait rien à lui opposer car il venait
de donner la preuve qu’il ignorait entièrement ce que faisait sa femme
depuis leur nuit de noces.
Il avait eu quelques échos, certes, au sujet de la façon dont elle avait
réagi aux différents objets et vêtements qu’il avait donné l’ordre de déposer
dans sa chambre. Il pouvait, d’ailleurs, se féliciter de lui avoir choisi pour
servante la veuve de l’un de ses cousins. Elle s’entendait manifestement
bien avec Ilysa qui, pourtant, avait refusé qu’on lui attribuât une personne à
son service.
Ross savait ce qu’il faisait.
Il voulait qu’Ilysa fût heureuse, mais sans lui. Il ne voulait pas se laisser
distraire par elle. Depuis la première caresse, en effet, qu’elle l’avait
autorisé à lui faire jusqu’aux soupirs et gémissements de plaisir qui avaient
jailli de ses lèvres, il avait compris la menace qu’elle représentait pour son
plan d’action.
Mais s’il établissait des distances avec elle, ça ne signifiait pas qu’il ne
voulût pas être avec elle.
Il désirait même le contraire avec une force qui, d’ailleurs, le surprenait.
Il voulait lui faire l’amour avec passion, découvrir avec elle toutes les
formes de plaisir qu’il était en mesure d’imaginer.
Ceci dit, comment parviendrait-il à trouver une place dans sa vie pour
cette femme que lui avait donnée un mariage arrangé ? Une femme avec
laquelle il avait une envie obsédante de coucher et qui, au fil des jours,
devenait de plus en plus encombrante.
Chapitre 6

Sur l’incitation de Dougal, il s’était mis en quête de trouver plusieurs


villageois qu’il connaissait bien pour les interroger sur les derniers
agissements d’Ilysa. Il avait appris, ainsi, qu’elle donnait des instructions et
des conseils à toutes celles qui vivaient en dehors de l’enceinte du château
et se gardait de s’adresser aux hommes. Il est vrai que Munro s’en
chargeait.
Ilysa, donc, avait pris sous sa protection les femmes et les enfants du
village !
Alors que lui-même s’assurait de la qualité de leurs éléments de
défense, son épouse veillait sur ceux qui ne pouvaient pas se défendre. En
dépit de ses recommandations qui l’invitaient à ne rien faire, incapable de
rester oisive, elle s’était montrée particulièrement active au cours des
derniers jours.
Dans l’ombre d’un pilier, où elle ne pouvait pas le voir, il l’observait, à
cet instant, alors qu’elle s’adressait au cuisinier et au boulanger ainsi qu’aux
marmitons et filles de cuisine.
Dougal se serait moqué de lui s’il l’avait vu espionner ainsi sa femme,
mais il voulait vérifier par lui-même si ce qu’il avait entendu dire était vrai.
Son constat immédiat était que si ses gens, en partie influencés par son
comportement, s’étaient montrés quelque peu réticents au premier abord au
sujet d’Ilysa, à présent, il n’en était plus rien.
À la façon dont ils buvaient ses paroles, il apparaissait que son passé de
nonne, le caractère de son père, son atrophie, tout était oublié et ne comptait
plus pour rien. Pendant le temps qu’il lui avait fallu pour réparer les
dommages subis par le donjon, les quais et le village, elle avait gagné le
cœur des habitants de Sween.
Ross, s’aperçut, soudain, que le silence s’était progressivement établi
dans la cuisine voûtée et que ceux qu’il observait à leur insu, quelques
instants plus tôt, dirigeaient, à présent, leurs regards vers lui.
Ilysa, qui lui tournait le dos, fit volte-face pour voir ce que tout le
monde regardait derrière elle et resta bouche bée en le voyant. Tout dans
son attitude changea. Très détendue, un instant plus tôt, elle sembla,
soudain, sur le pied de guerre.
— Messire ? dit-elle.
D’un signe de tête, elle fit comprendre aux domestiques qu’ils
pouvaient vaquer à leurs occupations puis avança d’un pas vers Ross.
— Vous me cherchiez ?
— Euh… , bredouilla Ross qui mesura, à cet instant, à quel point il
désirait sa femme.
L’envie de la prendre dans ses bras et de monter avec elle dans sa
chambre était si forte qu’il craignait que cela ne se vît.
— Avez-vous remarqué le dernier ouvrage que j’ai fait apporter dans
votre chambre ? demanda-t-il d’un air détaché.
— Pardon ? fit-elle en avançant encore d’un pas alors qu’il sortait de
l’ombre du pilier. Vous m’avez parlé d’un livre ?
Les yeux bleus d’Ilysa s’éclairèrent en prononçant cette dernière phrase.
— Oui, il s’agit d’un livre d’heures ayant appartenu à ma mère. J’ai
pensé que vous pourriez être heureuse de prier avec cet ouvrage.
— C’est très gentil de votre part, messire. Je vous en remercie.
Elle parlait avec une telle douceur dans la voix qu’il se retint de la
prendre par la main et la conduire au plus vite dans leur lit pour entendre
cette même voix soupirer de plaisir.
Il devait absolument recouvrer la pleine maîtrise de lui-même. Tant que
le clan Campbell ferait peser une menace sur les MacMillan, Ilysa
MacDonnell ne pourrait pas avoir de place dans sa vie en dehors de celle
qu’elle avait déjà prise et qui répondait aux besoins de leur communauté,
car c’était bien pour assurer la sécurité du clan qu’il l’avait épousée.
— Je prendrai bien soin de ce livre d’heures qui doit avoir une grande
valeur à vos yeux, reprit Ilysa qui n’avait pas compris qu’il était à elle,
maintenant, et rien qu’à elle.
Il fut tenté de le lui expliquer, mais y renonça en prenant conscience que
cela l’entraînerait dans une discussion trop longue et personnelle avec elle.
Aussi se contenta-t-il de la regarder avec insistance avant de la saluer d’un
petit signe de tête et lui tourner le dos.
Il eut conscience qu’Ilysa retenait son souffle devant une telle muflerie,
mais ne revint pas vers elle, même s’il en avait une terrible envie.
Sans voir rien ni personne, il traversa la cuisine et sortit dans la cour.
Toujours aussi aveugle à tout ce qui se passait autour de lui, il gagna un
étroit escalier de pierres donnant accès aux remparts.
Les hommes de garde durent voir son expression car ils quittèrent
l’emplacement où il se rendait et duquel sa vue s’étendait dans toutes les
directions.
Chassant de son esprit le souvenir de sa femme nue ployant sous son
corps, il scruta les eaux du loch Sween vers le sud et l’ouest à la recherche
de voiles ennemies.
Les créneaux et les quais étaient réparés, les morts ensevelis. La
moisson était en cours et se déroulait sous bonne garde, une grande partie
des hommes d’armes l’assurant ayant été envoyés par Iain MacDonnell.
Bientôt les greniers à blé seraient remplis et les espions qu’il avait
envoyés ici et là seraient de retour avec des informations précieuses sur les
positions des Campbell.
Ross avait beau n’être chef de clan que depuis peu, il n’était pas
ignorant des dangers qui pesaient sur eux. Depuis la mort de son père, il
avait servi plusieurs années sous son oncle et il préférait observer et laisser
venir l’ennemi que de lancer une attaque au hasard.
Les Campbell, qui avaient suivi Alexander en exil, ne s’étaient pas
décidés du jour au lendemain à revenir sur leurs terres et y lancer un assaut
sans préparation.
Ils avaient longuement mûri leur offensive et, grâce à cette préparation,
avaient réussi à s’emparer de leur première ligne de défense. Cela n’avait
pas suffi, heureusement, pour prendre le château, mais l’oncle de Ross avait
été tué ainsi que nombre de leurs valeureux combattants.
Il était à craindre que les Campbell reviennent pour achever ce qu’ils
avaient commencé. Ross avait l’intuition que Sween subirait, bientôt, un
violent assaut, mais, cette fois, ils seraient prêts à les recevoir.
Il était hors de question d’échouer.
L’indifférence avec laquelle il l’avait traitée avait irrité Ilysa autant
qu’elle la jetait dans une profonde confusion.
Chaque fois que le hasard les réunissait, il la congédiait sans l’ombre
d’une hésitation alors même qu’il continuait de lui faire des cadeaux
témoignant de l’intérêt qu’il lui portait.
En réfléchissant au dernier d’entre eux, elle eut l’intuition que Gavina
en était l’inspiratrice comme, d’ailleurs, – elle le comprenait après coup –
pour d’autres présents qu’elle avait reçus de Ross. Il avait, en effet, peu eu
l’occasion de cerner ses goûts à la différence de la servante qui la
questionnait tous les soirs au sujet de ses préférences. Or, de crainte de la
blesser, elle répugnait à ne pas lui répondre.
Elle se retourna et constata que les domestiques, qui s’étaient écartés
d’elle au moment où elle parlait avec leur seigneur, s’étaient rapprochés
d’elle dans l’attente, semblait-il, de ses dernières instructions.
Forte de son expérience au couvent, elle leur donna certains conseils au
sujet du comportement qu’il était recommandé d’avoir si les Campbell
devaient, encore une fois, les assaillir.
Personne ne l’avait jamais instruite délibérément sur ces sujets, mais
elle avait appris à écouter et, à force de discrétion conjuguée à une très
grande attention, elle avait retenu une multitude d’informations qui
surprendraient son mari s’il en avait connaissance.
Dès qu’elle avait compris que ses préoccupations étaient entièrement
tournées vers la restauration des fortifications et l’entraînement de ses
sergents et hommes d’armes, elle avait commencé de s’intéresser aux
villageois et aux domestiques du château dont la protection lui semblait
négligée.
Tout en ayant conscience des risques pesant sur les réserves, elle avait
surtout à cœur d’éviter les pertes humaines et avait indiqué aux uns et aux
autres certains endroits où trouver refuge au moment de l’assaut ainsi que la
meilleure façon de protéger leurs enfants.
Elle n’avait jamais été témoin de la prise d’une place forte par l’ennemi,
mais elle avait écouté avec beaucoup d’intérêt les récits des villageois dont
elle avait tiré des leçons. Forte de leur expérience, elle avait envisagé
d’autres moyens de se défendre et se protéger de façon à ce qu’il n’y eût pas
de victimes lors des prochains combats ou, du moins, qu’il y en eût très peu.
Elle était occupée à ces questions du matin jusqu’au soir où elle
regagnait son lit dans lequel, maintenant qu’elle y était habituée, elle passait
de bonnes nuits de sommeil.
Après son premier repas à Sween, qu’elle avait pris auprès de son mari
dans la grande salle, Ilysa avait demandé systématiquement qu’on lui
apportât un plateau dans sa chambre où il n’y avait pas de témoins de ses
difficultés, notamment à couper la viande.
Or, quelques jours plus tôt, Gavina avait invité Ilysa à se joindre à elle
pour le souper à la cuisine. En qualité de fille et d’épouse d’un chef de clan,
Ilysa n’aurait jamais dû ne serait-ce qu’envisager de répondre positivement
à la proposition de sa servante, cependant cela avait été le cas.
Il lui avait été aisé de refuser la première invitation, mais cela l’avait
perturbée et elle avait senti qu’elle ne pourrait renouveler ce refus sans
blesser Gavina. Aussi, lorsqu’elle avait réitéré son invitation, avait-elle
accepté sans aucune hésitation.
Au couvent, elle prenait ses repas avec les autres religieuses. Certes, la
lecture qui était faite pendant que mangeaient les nonnes occupait les
esprits, les détournant d’une observation trop minutieuse de leurs
coreligionnaires. D’ailleurs, à mesure que les jours passaient, le besoin de
compagnie grandissant chez Ilysa, elle éprouvait de moins en moins de
gêne de dîner dans le réfectoire.
Il était étrange, cependant, qu’elle préférât la compagnie des
domestiques à celle de son mari et de ses proches. Incapable de donner une
réponse à cette question, Ilysa descendit l’escalier de la tour jusqu’au rez-
de-chaussée du donjon.
Quand elle y pénétra, le silence se fit dans la salle voûtée faisant suite à
la cuisine où étaient déjà attablés les domestiques.
— Ma dame ! fit Gavina en se levant de table pour accueillir sa
maîtresse. Vous nous rejoignez ! Nous en sommes très honorés !
La servante se tourna vers la table et donna quelques ordres à mi-voix.
Une place aussitôt se libéra pour Ilysa à côté de celle qu’occupait Gavina.
Sans attendre, on lui présenta une coupe d’ale.
— Ronald, dit Gavina. Va chercher quelque chose pour dame Ilysa.
La conversation qui s’était arrêtée avec l’arrivée d’Ilysa reprit à la
requête de Gavina, et la châtelaine eut droit au récit du marmiton tombé du
quai dans la mer. Elle fut effarée par cette anecdote car elle ne savait pas
nager, mais le jeune garçon la rassura en avouant que lui-même faisait cette
farce à ses compagnons marmitons.
Or, on ne relatait aucune noyade à Sween. Soulagée, Ilysa écouta en
souriant la suite de son récit.
On plaça, bientôt, un bol de ragoût devant elle dont le parfum lui fit
monter l’eau à la bouche. Un rapide regard autour d’elle lui permit de
constater qu’elle était la seule à avoir droit à ce traitement.
Les autres avaient des tranchoirs entre eux, et la nourriture qu’ils
partageaient exigeait d’être coupée au couteau ou arrachée avec les dents
tandis qu’on avait pris soin de lui remplir son bol de petits morceaux de
mouton et de légumes coupés en rondelles qui baignaient dans une sauce
épaisse.
Il lui était aisé de manger ce plat à l’aide de sa seule main valide.
Manifestement, on avait voulu lui être agréable et lui épargner toute
humiliation.
Émue aux armes, Ilysa vit Gavina déposer près d’elle une assiette de
pain coupé en menus morceaux.
— Merci, fit-elle en croisant le regard de la servante.
Sans participer à la conversation, elle l’écoutait avec intérêt. Après
avoir tourné autour de la vie quotidienne et des enfants, elle s’était orientée
vers les travaux et le danger imminent. À travers tous les propos qu’elle
entendait, une chose était claire, en tout cas, pour Ilysa : Ross était assuré
du soutien de ses gens et de leur loyauté.
Que sa présence eût ou non influencé les commentaires à son sujet,
personne ne trouvait à redire quant à sa personne et les efforts qu’il
déployait pour la défense du clan.
Ilysa engloutit une dernière bouchée de pain avant de lever les yeux sur
ceux qui étaient assis devant elle à table.
— Il en reste, ma dame, si vous avez encore faim, dit Ronald d’une voix
douce qui surprenait dans la bouche d’un homme aussi grand et massif.
Ilysa baissa les yeux sur son bol et constata qu’elle l’avait entièrement
vidé de son contenu, prélevant la délicieuse sauce grâce à son pain. Mais ce
qui la surprenait encore plus, c’était qu’elle aurait pu en manger davantage.
Elle qui n’avait plus d’appétit depuis longtemps retrouvait le plaisir de
manger depuis son arrivée à Sween. Elle avait l’impression d’avoir autant
mangé ici en une semaine qu’en un mois à Iona !
— Merci, Ronald, répondit-elle. C’était délicieux, mais je n’ai plus
faim. Merci mille fois de m’avoir préparé un plat pour moi toute seule alors
que vous deviez faire la cuisine pour tout le monde.
— Cela ne m’a posé aucun problème, ma dame, répondit le cuisinier en
souriant.
Quand Ilysa se leva, tous l’imitèrent.
— Prenez votre temps, Gavina, dit-elle. Je ne suis pas pressée de me
coucher.
— Bien, ma dame.
Tandis qu’elle remontait à sa chambre, Ilysa souriait en pensant aux
moments qu’elle venait de passer en compagnie des domestiques.
Elle avait eu l’impression, un instant, d’être l’une des leurs ou, du
moins, n’avait-elle pas eu l’impression d’être entièrement étrangère à leur
réunion. Elle avait apprécié, en tout cas, que personne ne l’observât quand
elle mangeait ou n’eût fait la moindre allusion à son handicap.
Aussi, lorsqu’elle se coucha, un sentiment de bien-être l’habitait. La
part de tourte aux pommes que lui avait apportée dans sa chambre Gavina à
la demande de Ronald n’y était peut-être pas étrangère.

Elle s’était endormie si vite et profondément qu’elle ne sût pas ce qui


l’avait réveillée jusqu’au moment où Ross sortit de l’ombre.
— Messire ? fit-elle en se redressant. Est-ce que tout va bien ?
La lampe à huile que Ross avait fait porter dans la chambre d’Ilysa
répandait une douce clarté autour d’elle dans un rayon qui n’excédait guère
le lit et ses abords, mais sans elle, la jeune femme n’aurait pas pu deviner sa
présence.
Il avança d’un pas et, dirigeant le regard vers l’âtre, fronça les sourcils
alors qu’il serrait les poings.
Instinctivement, Ilysa croisa les bras devant la poitrine pour se protéger
et attendit les coups. Pendant trop d’années, elle avait été aux aguets,
cherchant les signes de l’éventuelle correction dont elle allait être la victime
si bien qu’elle n’avait même plus le sens de réagir quand il lui semblait
qu’une menace pesait sur elle.
Lorsqu’elle crut, cependant, que Ross allait s’approcher et la punir –
elle ne savait pour quoi –, elle le vit se détourner d’elle et marcher jusqu’à
la cheminée.
— Il fait toujours horriblement froid dans cette chambre, marmonna-t-il
en mettant un genou à terre devant l’âtre. Dites à Gavina qu’elle devrait
ranimer le feu tous les soirs.
Ilysa se déplaça au bord du lit et s’y assit, mais dès que ses jambes
furent exposées au froid, elle n’eut plus qu’une envie : retourner sous ses
couvertures. Elle devait, cependant, mettre son bras gauche en écharpe, ce
qu’elle avait négligé de faire, s’étant endormie tout d’un coup. En attendant,
elle le fit reposer sur ses genoux avant de tenter une explication qui
disculpât la servante.
— Ce n’est pas de la faute de Gavina, messire. Il y a déjà un moment
que je suis couchée et simplement…
Des flammes jaillirent, à cet instant, dans la cheminée et la chaleur
qu’elles dégageaient se répandit dans la chambre jusqu’à Ross qui s’était
approché d’Ilysa, l’interrompant dans ses explications.
— Vous n’aimez pas le confort ? demanda-t-il.
— Si… Mais j’ai tout le confort ici.
Elle laissa le regard glisser sur la lampe à huile puis le ramena sur le lit,
tapotant de la main la courtepointe dont elle souleva l’angle pour montrer
les deux couvertures et le drap.
— Vous voyez, messire ? J’ai demandé deux couvertures en supplément
pour avoir bien chaud pendant toute la nuit.
Une expression impénétrable glissa sur le visage de Ross. Il toussota et
Ilysa eut l’impression fugitive qu’il se sentait coupable, mais de quoi ? Et
elle aurait voulu le disculper, mais elle ne savait pas de quoi ni comment s’y
prendre.
— Désirez-vous quelque chose, messire ? fit-elle après un instant de
silence.
Elle tira les couvertures sur ses jambes nues et l’expression de Ross
changea mais, cette fois, la jeune femme la reconnut pour être celle du
désir. Il la voulait, c’était manifeste.
Comme il restait muet, elle rassembla son courage et lui demanda :
— Êtes-vous venu exercer votre droit conjugal ?
— Il y a quelques instants, vous sembliez avoir peur et vous voilà
maintenant pleine d’audace.
Les flammes, qui dansaient dans l’âtre, allongeaient des ombres
immenses sur les murs et révélaient les traits de son visage dont
l’expression, grave un peu plus tôt, s’adoucissait d’instant en instant.
— Je préférerais savoir à quoi je dois m’attendre, messire, dit Ilysa.
Tout en parlant, elle laissait son regard errer sur Ross dont elle devinait
l’impatience à la façon dont il la regardait et au frémissement visible de ses
membres. La force de son désir était telle qu’elle en sentit l’effet au plus
intime d’elle-même et l’atmosphère de la chambre se réchauffa
singulièrement.
— Eh bien, oui, Ilysa. Je suis venu faire valoir mon droit conjugal,
comme vous le dites si bien.
Le corps d’Ilysa semblait pressentir les intentions de Ross sans même
qu’elle n’en eût conscience. Sans doute gardait-il en mémoire les moments
intimes qu’ils avaient partagés et où Ross avait témoigné d’une grande
délicatesse.
Après l’acte, cependant, il s’était retiré et n’était jamais retourné dans
son lit. En raison de son attitude, elle aurait pu, au contraire, être très
réticente à l’idée de se donner de nouveau à lui.
Son comportement ne laissait pas de la surprendre car elle avait entendu
dire que les hommes aimaient passer du temps au lit avec leur compagne et
que parfois il leur en fallait plus d’une pour satisfaire leurs besoins.
Elle n’avait, heureusement, rien vu de tel ici, mais comment être
certaine que Ross n’eût pas une maîtresse cachée ? S’il n’assouvissait pas
son désir entre ses bras, en effet, où et avec qui le faisait-il ?
— Vous pensez à trop de choses à la fois, ma femme, dit-il d’un air
amusé. Je vois que les pensées tournent dans votre tête.
Il se tut un instant puis, un sourire aux lèvres, reprit :
— Est-ce que je dois comprendre que vous n’en avez pas envie ?
— Mais pourquoi en avez-vous envie ?
Elle resta interloquée À peine ces mots furent-ils sortis de sa bouche
qu’elle les regretta et resta figée.
Il éclata de rire, cette fois, et son hilarité se communiqua à Ilysa qui
sentit qu’elle souriait malgré elle.
— Vous pouvez dire non, dit-il en se passant la main dans les cheveux.
Ilysa fut touchée par cette remarque. S’il était prêt à renoncer à son droit
conjugal pour ne pas lui déplaire, cela signifiait qu’il avait quelque
sentiment pour elle. Mais n’était-ce pas dans sa chambre qu’il était venu et
non dans celle d’une autre ? En le laissant repartir sans assouvir son désir,
elle prenait le risque de le renvoyer dans les bras d’une autre.
— Ma réponse est oui, messire, déclara-t-elle enfin.
Son consentement parut accentuer la perplexité de Ross comme s’il
n’arrivait pas à croire qu’elle lui eût répondu positivement. Alors, pour l’en
convaincre, elle se déplaça dans le lit pour lui faire de la place et souleva les
couvertures.
Il plissa les yeux en étudiant son visage comme s’il cherchait à lire dans
ses pensées puis il s’approcha du lit et défit la boucle de sa ceinture qui
tomba au sol avant qu’il ne retirât ses chausses.
Elle sentit ses mamelons durcirent en le voyant quitter ses bottes puis
soulever le bas de sa chemise pour la faire passer par-dessus sa tête. Quand
il se dressa nu à la clarté dorée des flammes, Ilysa retint son souffle. Libérée
de l’angoisse de la première fois, elle fut la proie d’un désir soudain et
impatiente de se joindre à lui.
Au moment où il monta dans le lit, son cœur accéléra et elle chercha
son souffle. Toutes les fibres de son corps vibraient d’impatience alors
qu’elle attendait le premier geste de Ross vers elle. Serait-ce le moment où
il soulèverait sa chemise de nuit et la prendrait ?
Le contact de ses lèvres sur les siennes la tira de sa rêverie. Elle sentit sa
main dans ses cheveux.
— J’ai eu envie de toucher vos cheveux dès la première fois où je les ai
vus, murmura-t-il. Et depuis je n’ai jamais cessé de vouloir arracher le fichu
dont vous les couvrez et libérer vos belles boucles.
Tout en parlant, il lui massait doucement la nuque, et le plaisir que ce
simple geste lui procurait la surprenait.
— Je suis une femme mariée, maintenant, messire, répondit-elle. Mes
cheveux doivent être toujours couverts sauf ici.
Il glissa de nouveau les doigts dans ses cheveux et attira son visage vers
le sien.
— Et si votre maître et seigneur vous demandait de les laisser libres
même en dehors de votre chambre, que feriez-vous ?
Il déposa un baiser dans son cou avant de reprendre :
— Il aurait ainsi le bonheur de les voir chaque fois qu’il tournerait le
regard vers vous.
— Je…
Ilysa ne put poursuivre. Les lèvres de Ross couraient sur sa poitrine
qu’il avait partiellement dénudée en tirant sa chemise vers le bas.
Il les arrêta sur la pointe de ses seins qu’il suça successivement, faisant
naître en elle des sensations voluptueuses qui inondaient les régions les plus
intimes de son corps. Folle de désir, elle arqua les reins et, haletante, laissa
échapper de petits gémissements.
Elle ne pouvait plus attendre. Elle le voulait en elle, là où il ferait
baisser l’insupportable tension qui ne cessait d’y grandir.
D’un geste, elle tira sur un lacet de sa chemise qui s’ouvrit
entièrement…
Ross baissa les yeux sur sa splendide nudité et la couvrit de son corps,
pour enfin la prendre de tout son soûl.
Chapitre 7

Le feu avait baissé d’intensité et ne laissait que des cendres fumantes


répandant leur dernière chaleur dans la pièce. Mais c’était sans importance
pour Ilysa car le corps dénudé de son mari la réchauffait plus efficacement
que n’importe quel feu ronflant n’y aurait réussi.
Elle aurait pu éprouver quelque gêne de se trouver dans le simple
appareil auprès d’un homme qu’en fin de compte elle ne connaissait que
depuis peu, mais c’était précisément le contraire. Elle se sentait si
merveilleusement bien et comblée qu’elle n’avait ni l’envie ni la force de
s’extraire de ses membres qui l’enveloppaient intimement.
Ross lui avait témoigné son amour à trois reprises avant qu’elle ne
sombrât dans le sommeil. Ç’avait été trois expériences merveilleuses,
chacune différente des autres, et qui avaient été l’occasion pour lui de la
conduire au plaisir par des chemins divers et offrant des sensations de plus
en plus intenses.
Que ne lui avait-il pas fait !
Elle en rougissait quand elle pensait à la façon dont ses mains, ses
lèvres, sa langue avaient contribué à l’exciter jusqu’à ce qu’elle le suppliât
de mettre un terme à cette exquise torture en la prenant de toutes ses forces.
Il bougea légèrement et elle attendit de voir s’il s’éveillait ou
replongeait dans le sommeil. Il avait un bras étendu à côté du sien qu’elle
ne pouvait pas bouger comme s’il avait le souci de la protéger et, de l’autre,
il l’enlaçait.
Alors qu’elle repensait aux façons dont il s’était uni à elle, l’invitant,
une fois, à s’asseoir sur lui, cette partie de son anatomie qu’il lui avait
appris à chevaucher vint à s’éveiller et se presser contre ses reins.
— Je t’ai réveillée ? murmura-t-il en frottant la joue contre ses cheveux.
Elle ne comprenait pas sa fascination pour ses boucles que personne ne
trouvait belles et pour lesquelles son père l’aurait frappée s’il en avait eu le
temps.
Ross s’écarta d’elle et roula sur le côté, laissant l’air glacé s’immiscer
sous la courtepointe quand il sortit du lit.
Ilysa, qui ne comprenait pas pourquoi il la quittait, s’étendit sur le dos et
remonta les couvertures sur elle tandis que, sans un mot, il faisait le tour de
la chambre en ramassant les vêtements que dans son impatience de se
joindre à elle, la veille, il avait répandus un peu partout autour de lui.
Elle le vit enfiler sa chemise puis jeter son plaid sur l’épaule, mais il ne
mit pas ses bottes.
À aucun moment il ne leva les yeux sur elle ni ne lui adressa la parole.
La sensualité avec laquelle elle s’était donnée à lui lui avait-elle déplu
d’une manière ou d’une autre ? Aurait-elle dû se refuser à lui ou se
contenter d’être passive ?
— Je ne vous comprends pas, messire, dit-elle en s’asseyant dans le lit.
Ai-je fait quelque chose qui vous ait déplu ?

Comment lui expliquer qu’elle avait été parfaite ? Qu’il n’aurait rien pu
exiger de plus de sa part ? Qu’elle lui avait donné un indicible plaisir en le
laissant la caresser, la toucher et la prendre comme il l’avait fait.
Il s’assit sur le tabouret près de l’âtre et finit par enfiler ses bottes.
Comment expliquer quelque chose qu’il ne comprenait pas lui-même ?
Son intention de la tenir aussi éloignée que possible de sa vie
quotidienne n’avait eu de sens que lorsqu’il l’avait formulée. À ce moment-
là, il était encore dans la perspective de ne pas se marier. Ilysa n’était pas,
en tout cas, la femme à laquelle il avait rêvé ni qu’il avait désiré épouser. En
vérité, il n’était pas prêt à se marier tant que les anciens ne lui forçaient pas
la main. Mais c’était, en fin de compte, Alexander Campbell qui l’y avait
contraint.
Or, bien qu’Ilysa représentât tout ce que n’importe quel homme n’aurait
pas voulu épouser, elle le comblait littéralement. Au cours des derniers
jours où il l’avait observée à la dérobée, son désir pour elle n’avait pas
diminué, au contraire…
— Est-ce que je vous ai déplu, messire ? demanda-t-elle d’une voix
douce qui trahissait son émotion.
Assise dans le lit, elle le regardait dans l’attente de sa réponse.
— Aucunement, répondit-il en laissant échapper un soupir. Ce n’est pas
pour ça…
Il se tut puis, désignant le lit :
— Je ne pensais pas que nous le ferions.
Un froncement de sourcils assombrit l’expression de son visage
jusqu’au moment où il s’effaça et qu’elle acquiesça d’un signe de tête avant
de détourner le regard. Tirant les couvertures sur ses épaules, elle se laissa
glisser dans le lit. Puisque son mari ne voulait pas la réchauffer en dormant
près d’elle, elle compenserait en se blottissant sous sa courtepointe.
— Si je comprends bien, messire, votre maîtresse n’était pas libre, ce
soir.
— Ma maîtresse ? fit-il en se levant.
— Je comprends que vous puissiez trouver votre plaisir dans les bras
d’une femme affranchie.
Abasourdi par la supposition d’Ilysa, il ne répondit rien.
— Il est vrai, reprit-elle, que, comme le disent vos gens, vous avez
épousé une bonne sœur.
— Comment osent-ils ?
— Cela ne me vexe pas, messire, car ce n’est que la pure vérité.
Elle ouvrit la bouche dans l’intention de poursuivre, mais il jura entre
ses dents et s’approcha si près du lit qu’elle dut lever les yeux pour le
regarder.
— Qui parle ainsi ? Qui colporte ce genre de propos ?
— Ceux qui ne me traitent pas de bonne sœur murmurent à voix basse
sur mon passage le nom de mon père, répondit-elle en haussant les épaules.
C’est sans importance. Je suis ce que je suis.
— Vous êtes la femme de Ross MacMillan.
Un certain malaise le gagna alors qu’il prononçait ces derniers mots. Ce
sentiment d’inconfort ne fut qu’accentué par la façon dont Ilysa releva un
sourcil.
— Une femme dont vous ne voudriez pas, dit-elle.
Il lança un regard vers le lit et releva à son tour un sourcil.
— Je crois que vous savez que ce n’est pas vrai.
— Certes, fit-elle en acquiesçant lentement de la tête. Même une femme
dont on ne veut pas peut présenter certains avantages. Du moins, lorsque
celle qu’on désire vraiment n’est pas disponible.
Ross crut entendre un accent de jalousie ou une sorte de ressentiment
dans la voix d’Ilysa. Devait-il la dissuader de ce qu’elle s’était mis en tête
ou laisser cette illusion planer entre eux ?
Non, ce serait l’attitude qu’aurait adoptée le père d’Ilysa et, peut-être
aussi, son propre oncle.
— Je n’ai pas de maîtresse, répondit-il fermement.
Une expression incrédule passa dans le regard de la jeune femme et il
en fut surpris.
— Dans ce cas, je ne comprends pas, fit-elle dans un soupir.
— Je ne vous mens pas, Ilysa, répondit Ross qui voulait que les choses
fussent claires entre eux, mais je dois consacrer tout mon temps et toute
mon attention à la défense du clan, de façon à ne pas me laisser dépasser
par les événements quand cela tournera mal.
— Du moins on ne pourra pas vous y reprendre deux fois et vous
proposer de nouveau la femme qui ne vous convient pas.
Cela resterait toujours son plus grand échec. Aussi ne servait-il à rien
d’argumenter avec elle. Il avait besoin, cependant, de lui dire la véritable
raison pour laquelle il l’avait acceptée comme femme : ne pas irriter son
père !
— Je ferais n’importe quoi pour protéger mon clan, dit-il. Après la mort
de mon oncle, j’ai été choisi pour lui succéder.
Il s’assit au bord du lit et laissa son regard errer sur la chambre qui était
devenue glaciale.
— Je serais prêt à tout subir également pour assurer la protection de
mon frère et de ma sœur.
— Je ne savais pas que vous en aviez.
— Votre père ne vous avait rien dit à mon sujet avant de vous présenter
à Dougal ?
— Absolument rien, messire. Seule ma sœur m’a dit que vous veniez de
devenir le chef de votre clan. Je vous avoue que j’avais éprouvé un certain
soulagement quand j’ai vu pour la première fois Dougal.
— Pourquoi ?
— Ayant cru qu’il s’agissait de vous, mes craintes d’être mariée à un
vieil homme se sont dissipées.
Qu’importe qu’elle eût été opposée à ce mariage ou simplement
ignorante de ce qui se tramait dans son dos, il ne pardonnait pas à son père
d’avoir ainsi disposé d’elle et éprouvait un irrésistible désir de le lui faire
payer.
Il ferma les yeux un instant en imaginant la scène quand il entendit Ilysa
se rapprocher de lui dans son dos.
— Où sont votre frère et votre sœur ?
— Fergus s’est marié avec la fille de l’un de nos alliés, et Elspeth
séjourne, en ce moment, dans un couvent près des terres de son promis.
Il faisait attention à ce qu’il disait car il ne voulait pas confier tous ses
secrets à Ilysa qui restait la fille de Iain MacDonnell et dont il ignorait si
elle n’avait pas eu un rôle à jouer dans la machination que ce dernier avait
montée.
Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’il se remémorait la réaction
de sa sœur et de son frère devant la décision qu’il venait de prendre. Fergus
l’avait compris. Comme lui, il faisait passer leurs responsabilités et leurs
devoirs avant leurs plaisirs.
Quant à Elspeth, il ne doutait pas que lorsqu’elle se serait remise de son
émotion, elle rejoindrait leur position. En attendant, l’abbaye où elle
séjournait était le lieu idéal pour assurer sa sécurité et lui donner le temps
de comprendre qu’il n’avait pas choisi de la fiancer pour la punir.
Fergus avait fini par accepter de se marier même si, au début, ça n’avait
pas été facile de le convaincre étant donné son passé avec la veuve de
Nevin Barron.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ? demanda-t-elle en lui mettant la main
dans le dos.
Jamais encore elle ne l’avait touché ainsi, et la sensation de sa main
douce et légère contre sa peau était délicieuse. Il préféra, cependant,
l’ignorer et répondre à sa question.
— Je pensais à Elspeth, fit-il. Elle peut se transformer en diablesse
quand elle veut absolument quelque chose.
— Elle refuse de se marier avec le prétendant que vous lui avez trouvé ?
demanda Ilysa en retirant sa main.
— Fergus comme Elspeth avaient toujours espéré se marier selon leur
choix, répondit-il, conscient que sa main n’était plus dans son dos. C’était
différent pour moi. Nous savions, certes, que notre oncle aurait son mot à
dire même pour les plus jeunes, mais ces derniers pensaient quand même
exercer leur choix. Je dois vous préciser que notre oncle était devenu notre
tuteur après que notre père eut été tué par Alexander Campbell. Moi-même,
d’ailleurs, en tant que son successeur à la tête du clan, je ne m’attendais
pas…
— À épouser une fille comme moi ?
Elle avait fait cette remarque avec humour, mais on devinait sa fragilité
au ton de sa voix.
— Je ne m’attendais pas à occuper cette fonction, répondit-il
laconiquement.
Elle acquiesça, mais il voyait très bien qu’elle ne le croyait pas.
— Après son veuvage, mon oncle avait eu l’intention de se remarier très
vite. Il avait même envisagé d’épouser votre sœur bien qu’il n’eût engagé
aucune négociation avec votre père à ce sujet.
— Était-il très âgé ?
— Il n’était pas particulièrement jeune mais pas vieux au point que vous
imaginez. Il pouvait encore être père et engendrer un héritier. C’est
pourquoi je n’avais jamais pensé me retrouver, un jour, à la tête de tous ces
territoires.
Il décrivit un cercle avec les mains englobant l’ensemble des terres des
MacMillan.
Ils gardèrent un instant le silence, Ross se concentrant sur les dangers
imminents qui allaient fondre sur eux et dont la survie du clan dépendait de
l’issue.
Il s’assit plus confortablement sur le lit et s’adossa au mur, prenant
conscience qu’il n’avait aucunement envie de sortir de la chambre d’Ilysa.
— Glissez-vous sous vos couvertures, dit-il. Le froid revient.
À l’expression du regard de sa femme et la façon dont elle releva le
menton, exposant le gracieux dessin de sa poitrine, il lui sembla qu’elle
voulait s’exprimer, mais elle fit non imperceptiblement de la tête.
Ross l’aurait à peine remarqué si ses boucles blondes n’avaient pas eu
un léger balancement. De toute façon, elle souleva les couvertures pour la
énième fois et se glissa au-dessous jusqu’au menton.
Le silence semblait s’être définitivement imposé dans la chambre quand
elle chuchota une question au sujet de sa famille.
Elle en posa une autre puis une troisième jusqu’à ce que sa voix devînt
presque inaudible. Lorsque sa respiration lente et régulière lui annonça
qu’elle était endormie, Ross descendit du lit et remit ses bottes. La fraîcheur
le fit se rapprocher de l’âtre où il remua les cendres pour faire apparaître les
braises et déposa petit bois et bûches.
Il attendit que le feu reprît tout en se disant en son for intérieur qu’il ne
serait pas nécessaire de le relancer s’il passait la nuit auprès de sa femme.
Refoulant tout regret et la tentation de retourner dans le lit se lover
contre elle, il ramassa son plaid et le jeta sur son épaule avant de se diriger
vers la porte et sortir.
Au moment d’entrer dans sa propre chambre à l’autre extrémité de la
galerie, il croisa Gavina.
Elle se mit à sourire bien qu’il lui fît énergiquement non de la tête. La
servante avait pris Ilysa sous sa protection et verrait dans la visite que
venait de lui rendre son mari une signification plus grande qu’elle ne le
méritait et, même, ne le mériterait jamais.
— Pas un mot ! murmura-t-il.
— Je ne me permettrais pas, messire, répondit Gavina avec une pointe
d’humour dans la voix.
Ross entra dans sa chambre et retira ses bottes derrière la porte. Il ne
doutait pas de la loyauté de sa cousine et qu’elle garderait le silence, mais
elle ne se priverait pas de le tourmenter.
Il jeta un regard vers les volets clos de la fenêtre. Le soleil ne tarderait
pas à se lever. Il ne lui restait que peu de temps pour prendre du repos.
Aussi se coucha-t-il sans attendre, heureux de s’étirer dans son lit.
Il ne retournerait pas auprès de sa femme. Il ne regrettait pas ce moment
de détente qu’il avait passé avec elle, mais il ne devait pas se répéter.
Il n’en était pas question ! Il ne le permettrait pas !

La nuit suivante, cependant, tandis qu’il s’approchait de la porte de la


chambre de sa femme, il essayait de se convaincre qu’en cédant au désir
croissant de trouver bonheur et réconfort entre ses bras, il accomplissait un
acte nécessaire et ne se livrait pas à une distraction.
Tandis que les hommes qu’il avait envoyés en éclaireurs revenaient à
Sween en le mettant en garde contre un rassemblement de vaisseaux au sud
du loch, il découvrait chaque nuit de nouvelles facettes de la femme qu’il
n’était pas censé épouser. Il avait découvert ainsi qu’elle avait les pieds très
sensibles au toucher… , mais ce n’était pas la seule partie de son corps à
laquelle il accordait son attention. Elle ne lui refusait rien et le laissait tout
faire…
Le matin de la quatrième nuit qu’il avait passée auprès de sa femme, il
prit pleinement conscience que la fille cadette de Iain MacDonnell, qu’il
avait bannie et humiliée, avait plus de qualités qu’il ne l’aurait imaginé et,
encore moins, espéré.
Chapitre 8

Cette fois l’ennemi se présenta au moment où le soleil couchant


aveuglait les guetteurs et créait des reflets sur les eaux du loch qui rendaient
plus difficile la détection des navires. Mais le clan était prêt à soutenir tout
assaut.
L’alerte avait à peine été donnée que Ross était sur les remparts en
compagnie de Munro.
De cette position dominante il surplombait la mer et l’ensemble des
défenses du château. Le capitaine de la garnison avait agi selon le plan de
bataille préétabli qui prévoyait que les hommes d’armes les plus
expérimentés se rassemblent devant la porte d’entrée du château.
De là où il était, Ross les voyait presser le pas dans cette direction et
prendre position les uns après les autres devant l’entrée dont la porte était
grande ouverte.
Il fut étonné en apercevant les villageois qui fuyaient leurs chaumières
avec rapidité mais sans affolement et se dirigeaient vers l’entrée du château.
Alors qu’il s’apprêtait à leur en donner l’ordre, il vit une partie des
hommes d’armes s’écarter vers la gauche tandis que l’autre partie se
déplaçait vers la droite, laissant ainsi un large couloir dans lequel
s’engouffra la population du village.
Quand tous se furent réfugiés dans la basse cour, les hommes
refermèrent le passage entre eux.
— Qui a donné l’ordre de cette manœuvre ? demanda Ross, déçu de ne
pas avoir été à son origine.
— Ce mouvement a été suggéré aux villageois après la dernière attaque,
répondit Munro.
Ross lui lança un regard de côté dubitatif. Il y avait un mystère à
élucider, mais ce n’était pas le moment.
Le capitaine courut le long des créneaux pour rejoindre le corps des
archers qu’il disposa le long des remparts de façon à ce que la ligne de
défense fût continue. Sans attendre que les navires ne fussent à portée de
trait, il leur fit préparer leurs flèches, si bien que le moment venu ils
n’auraient plus qu’à en enflammer les pointes.
Au moment où les embarcations furent à une distance où elles
pouvaient être atteintes par les flèches et avant qu’elles n’eussent accosté,
Munro donna l’ordre aux archers de tirer leurs flèches après y avoir mis le
feu.
Des dizaines de flèches enflammées s’envolèrent dans le ciel avant de
s’abattre sur les navires et leurs équipages. Ceux du clan Campbell qui se
jetèrent à l’eau pour tenter de gagner la rive à la nage furent
irrémédiablement transpercés.
Devant le danger et non sans effort, les marins réussirent à virer et
s’éloigner suffisamment des remparts de Sween pour échapper aux traits
meurtriers.
Alors que dans le camp des MacMillan on se croyait débarrassé de
l’ennemi, des cris d’alerte attirèrent Ross et son capitaine dans la partie sud
des remparts au pied desquels une troupe de moyenne importance
approchait par la terre.
Un sourire narquois se dessina sur le visage de Ross. Il savait la valeur
des hommes qu’il avait chargés de défendre cette partie du château. Quand
les assaillants déboucheraient de derrière le rideau de rochers qui les
couvraient encore et qu’ils découvriraient qui ils avaient en face d’eux, ils
perdraient de leur vaillance.
Tout se passa comme l’avait prévu Ross. Les Campbell, peu après avoir
engagé le combat, constatant la détermination et la valeur guerrière de leurs
opposants, quittèrent la place en désordre et furent poursuivis par les
MacMillan qui en tuèrent plusieurs et firent quelques prisonniers.
Munro dévala l’escalier conduisant à la basse cour et rejoignit les
hommes d’armes à l’extérieur des remparts pour les entraîner à sa suite et
donner la chasse aux Campbell en fuite.
Ross, resté dans le château, donna l’ordre de ramasser les blessés et
confia à Gillean de pourvoir à toutes les réparations qu’avait pu occasionner
cette brusque attaque.
La manière scrupuleuse dont ils s’étaient préparés leur avait permis de
remporter cette première bataille, pensa Ross en son for intérieur, mais la
guerre n’était pas finie.
Il descendit à son tour dans la basse cour, qui était envahie de tous ceux
venus se réfugier au château. Ils étaient divisés en petits groupes et, en les
observant mieux, Ross constata que les hommes se tenaient debout autour
de l’un de ses gardes.
Il porta ensuite son regard vers le côté opposé de la cour où se trouvait
le plus important rassemblement de femmes, des plus jeunes aux plus âgées,
ainsi que d’enfants.
S’attendant à entendre des pleurs et des lamentations, il eut la surprise,
en se rapprochant de ce groupe, de surprendre des chants mélodieux.
Les femmes formaient un cercle, et au milieu d’elles se tenaient, assis
par terre, les plus jeunes enfants ainsi qu’une jeune femme qui dirigeait les
chants rythmés, ceux que les Écossaises chantent en foulant le drap.
Ross n’eut pas besoin de faire un pas de plus pour savoir qui était cette
jeune personne qui souriait en chantant.
C’était sa femme…
Il connaissait, à présent, chaque courbe, chaque point sensible de son
corps, et la façon dont elle gémissait doucement quand elle était au comble
du plaisir. Cependant, il ne l’avait jamais entendue chanter.
Alors qu’elle promenait le regard sur les femmes qui l’accompagnaient
dans son chant, elle l’arrêta sur lui et sa voix s’étrangla tandis qu’elle se
mettait à rougir comme cela arrivait chaque fois qu’elle le rencontrait
ailleurs que dans leur chambre.
La pâleur de ses joues qui se teintaient proclamait son innocence qu’elle
portait sur elle en bandoulière avec la même ostentation que son plaid en
travers des épaules. Quels que fussent les plaisirs auxquels ils se livraient
ensemble, elle continuait de rougir chaque fois que leurs regards se
croisaient.
— Messire ? fit-elle en se levant.
Elle fit signe aux enfants de ne pas bouger avant d’inviter l’une des
femmes à la remplacer. Puis, traversant le cercle que formaient les autres
femmes, elle le rejoignit.
— La bataille est-elle finie ? demanda-t-elle à mi-voix en inclinant la
tête de côté d’un air concerné.
— Nos hommes poursuivent les assaillants, mais ils ne seront pas longs
à revenir. Quand les villageois pourront rejoindre sans danger leurs
chaumières, je vous le ferai savoir.
— Je leur dirai d’attendre votre signal, messire.
Elle lança un regard par-dessus son épaule avant de reprendre dans un
murmure en se rapprochant de lui :
— N’avez-vous pas besoin de moi avant que je ne retourne auprès
d’eux ?
Si elle n’avait pas rougi de plus bel, Ross aurait été convaincu qu’il était
le seul à entendre le double sens de ses paroles. Elle avait, cependant, les
joues cramoisies alors qu’elle battait des paupières en regardant ailleurs.
Elle s’écarta de lui et rejoignit les femmes qu’elle avait quittées pour
leur transmettre l’information qu’elle venait de recevoir de ses soins. À
aucun moment, la chanson ne faiblit ni ne ralentit alors que la nouvelle se
transmettait de bouche à oreille, puis Ilysa retourna s’asseoir au milieu du
cercle et conduisit de nouveau les chants.
Ross continuait de la regarder de loin alors qu’elle invitait les enfants à
se rapprocher d’elle et entonnait un autre chant que tous reprenaient en
chœur. Elle avait réussi à créer un lieu de détente et de liesse au milieu des
horreurs de la guerre, alors même que des flèches enflammées surgissaient
au-dessus de leurs têtes et qu’on entendait le fracas des armes et les cris des
hommes de l’autre côté du mur d’enceinte.
Elle avait eu l’idée de créer ce havre de paix pour protéger les plus
faibles, les plus petits et les plus âgés, femmes, enfants, vieillards et
malades, tous dans l’incapacité de se défendre.
Elle avait fait tout cela pour son peuple…
— Ross ?
Il s’arracha à ses pensées et, faisant volte-face, aperçut Dougal, près de
l’entrée du château, qui lui faisait signe de venir.
Sans hésiter, il le rejoignit et ils descendirent ensemble jusqu’au rivage
du loch.
— Ils ne sont pas venus en force, remarqua Dougal au moment où
Munro, qui avait renoncé à poursuivre leurs ennemis, revenait au château.
— Oui, dit le capitaine. Ils ont sans doute voulu tester notre défense.
— C’est possible, fit Ross en croisant les bras sur la poitrine. Ils auront
compris, en tout cas, que nous sommes prêts à subir un siège. S’ils
connaissaient la quantité de nos réserves en vivres et en eau, d’ailleurs, ils
renonceraient à nous attaquer.
— S’ils n’étaient pas nombreux, suggéra Dougal, c’est peut-être parce
qu’ils ont divisé leurs forces. Mais où attaqueront-ils la prochaine fois ?
— Il faut envoyer immédiatement des messagers à Fergus, au château
de Barron, et à MacLachlan pour les informer de l’assaut que nous venons
de repousser.
Le frère de Ross tenait une petite forteresse qui faisait partie également
des terres appartenant, autrefois, au clan Campbell. Il était donc
manifestement en danger et il importait aussi de prévenir le clan
MacLachlan, leurs alliés dans la région.
Ross scruta la mer au sud du loch avant de reprendre :
— Comme ils n’étaient pas nombreux, ils ont pu dépasser Islay sans
attirer l’attention. Ils y ont d’autant mieux réussi qu’ils se sont
apparemment séparés en plusieurs groupes.
Il pointa du doigt la côte qui s’élevait et bloquait la vue à la sortie du
loch.
— Si les navires se trouvaient au plus près de la berge, ils ont pu ne se
révéler qu’au dernier moment, autrement dit lorsqu’ils sont passés à
l’attaque.
— C’est heureux que nous ayons disposé des guetteurs qui ont pu
signaler leur approche, fit remarquer Dougal.
— Je n’arrive pas à comprendre leur tactique, déclara Ross. Ils lancent
un assaut puis se retirent en laissant des morts derrière eux. Je ne vois pas
l’intérêt de cette méthode.
— Il semblerait qu’Alexander Campbell soit secondé par son fils,
Calum, fit Munro. Alexander a vieilli et peine à commander l’ensemble de
ses troupes.
— Nous nous trouvons donc face à deux chefs, chacun pouvant
conduire un détachement.
Cette possibilité de subir des assauts simultanément en différents lieux
ne laissait pas d’inquiéter Ross. Sa crainte que son frère et le clan
MacLachlan fussent attaqués s’en trouvait confirmée, d’autant plus que l’un
et l’autre tenaient des terres que les Campbell voulaient récupérer. Elspeth,
quand elle serait mariée, se trouverait dans la même situation que Fergus.
Autant de fiefs qui risquaient d’être assaillis et perdus…
Autant de scènes de bataille où mourraient certains de ses parents et des
membres de son clan…
— Que sait-on du fils, Munro ? Était-ce lui ou son père qui était derrière
l’assaut que nous venons de subir ?
— Alexander, assurément, y a participé. Plusieurs de nos hommes
affirment l’avoir reconnu. Quant au fils, il était encore très jeune lorsqu’il a
été vu pour la dernière fois ici. Je crains que personne ne soit, actuellement,
en mesure de le reconnaître.
Munro lança un regard en direction de certains des hommes d’armes qui
avaient été au cœur du combat dès ses débuts.
— Je vais leur demander s’ils l’ont vu ce matin.
— Je ne suis pas certain qu’il y ait eu un calcul particulier dans cette
attaque, remarqua Dougal.
— Ils ont peut-être tout simplement voulu nous attirer à l’extérieur pour
nous faire perdre notre avantage, suggéra Ross. À moins qu’effectivement
ce n’ait été que pour évaluer notre défense ? Si c’est le cas, il ne nous reste
plus qu’à nous interroger sur ce qu’ils ont pu découvrir. Ont-ils décelé des
faiblesses qu’ils pourront exploiter à l’occasion d’un prochain assaut ?
— Je pense plutôt qu’ils auront tiré de cette dernière expérience que
nous sommes tout à fait prêts à les recevoir ! répondit Dougal. Après avoir
tué notre chef la première fois qu’ils nous ont attaqués, ils ne pensaient sans
doute pas être reçus comme ils l’ont été
— Sans doute, mais mon souci reste de savoir s’ils ont ou non
découvert une faiblesse dans notre système de défense.
Tous se tournèrent vers l’entrée du château comme s’ils s’étaient donné
le mot.
Les portes, en effet, étaient restées longuement ouvertes pour permettre
aux villageois de se réfugier à l’intérieur de l’enceinte du château. Or,
s’interrogeait Ross en son for intérieur, l’ennemi ne pourrait-il profiter de
cette situation pour concentrer son assaut sur cette partie des défenses et
parvenir à les submerger ?
— Qui a donné l’ordre de faire rentrer les villageois ?
— C’est moi, répondit Munro.
Au ton de sa voix, Ross comprit que son capitaine en qui il avait
pourtant une totale confiance ne lui disait pas l’entière vérité.
— Mais qui t’a inspiré cette tactique, Munro ? Elle a été couronnée de
succès, certes, mais nous n’en avions pas parlé ensemble.
Ross trouvait étrange que son capitaine ne lui eût pas fait part de ses
intentions. Chacun savait, en effet, qu’on pouvait présenter ses suggestions
au chef du clan et qu’on était écouté, en particulier les plus âgés des
membres du clan et ceux qui avaient le plus d’expérience, ce qui était,
d’ailleurs, le cas de Munro.
— Messire ?
Ross se tourna vers l’homme qui avait parlé et reconnut l’un des gardes
du donjon.
— Parle !
— Dame Ilysa voudrait savoir si les villageois peuvent retourner chez
eux sans danger ?
— Ton avis, Munro ? fit Ross.
— Oui, ils le peuvent, répondit le capitaine. Il n’y a plus aucun ennemi
en vue.
Le garde se retira pour transmettre l’information aux femmes et aux
enfants alors que Ross surprenait l’échange de regards entre ses deux plus
fidèles conseillers.
À cet instant, il n’eut plus aucun doute sur la personne qui avait inspiré
cette décision.
Or, peu après, il aperçut Ilysa tenant par la main une petite fille avec
laquelle elle franchissait l’entrée du château pour se diriger vers le village.
C’était sa femme qui inspirait de sages décisions à son capitaine !
Une MacDonnell !
— Ross, je… , commença Munro.
— Ma femme te donne des conseils au sujet de la stratégie de défense
qu’il convient de mettre en place et tu ne m’en dis rien ?
Il était fâché, oui, fâché contre lui-même, son capitaine et sa femme.
— Tu nous avais fait comprendre que tu ne voulais pas que nous te
parlions d’elle, répondit Munro sur la défensive. Mais indépendamment de
la personne qui est derrière cette suggestion, je l’ai pensée bonne.
Munro se tut alors que Dougal, qui était resté silencieux, pâlissait.
— Tu ne l’as cependant pas soumise à mon approbation, répondit Ross
en plissant les yeux alors qu’il s’efforçait de contenir sa colère.
Son oncle n’hésitait pas à donner libre cours à son courroux lorsqu’il
estimait qu’on lui avait désobéi ou manqué de respect.
Qu’il s’agît d’hommes, de femmes ou d’animaux, aucun n’échappait à
ses corrections lorsqu’il s’emportait, qu’il fût ou non, d’ailleurs, dans son
bon droit.
Il n’était pas par nature un homme cruel, mais il manquait de patience
surtout pour ceux qui manquaient d’esprit et, parfois, pour ceux qui en
avaient plus que lui.
Mais Ross n’avait pas le tempérament de son oncle et il ne souhaitait
pas non plus l’imiter. Sa colère, d’ailleurs, était disproportionnée et il
soupçonnait qu’elle fût autant dirigée vers lui-même que vers ses fidèles
conseillers.
— Assurez-vous que toutes les précautions soient prises dès maintenant
dans l’éventualité d’une nouvelle attaque, dit-il en s’écartant des deux
hommes. Nous en reparlerons, ce soir, après le souper.
Munro et Dougal gardèrent le silence alors que Ross se dirigeait vers
l’entrée du château. À l’extérieur, il contourna les remparts et descendit vers
le rivage au sud.
Ses conseillers n’avaient pas besoin de savoir pourquoi il prenait ainsi
ses distances, mais lui-même comprenait qu’il avait besoin de voir clair en
lui-même avant de leur faire d’autres reproches.
Le souvenir d’Ilysa se recroquevillant à son approche de crainte qu’il ne
la frappât lui revint, soudain, en mémoire.
Chaque fois, presque, qu’il venait près d’elle, elle pâlissait, au début, et
semblait se préparer à recevoir des coups. Cette appréhension semblait,
heureusement, l’avoir quittée depuis les dernières nuits où ils avaient dormi
côte à côte.
Or, il préférerait être damné que de la voir de nouveau manifester une
telle crainte. Il n’osait imaginer non plus qu’elle le crût capable de lever la
main sur elle lorsqu’il était la proie de la colère.
Si elle avait assisté à la scène entre lui et ses proches conseillers, elle
n’aurait pas compris sa réaction. Il ne la comprenait même pas lui-même !
Tant que sa fureur ne serait pas passée, d’ailleurs, il ferait le tour du
château au cas où quelque membre du clan Campbell, contrairement aux
affirmations de Munro, pût encore se cacher parmi les rochers.
S’il avait l’occasion de croiser un ou deux ennemis, peut-être qu’en les
mettant hors de combat parviendrait-il à faire baisser la tension en ce
moment si forte en lui.
Puis il aurait avec sa femme et ses conseillers la discussion qu’il devait
impérativement avoir.
Elle n’y pouvait rien, mais alors qu’elle retournait au donjon, elle
éprouvait un sentiment d’accomplissement comme elle n’en avait jamais
ressenti. Elle marchait, d’ailleurs, avec une légèreté qui ne lui était pas
familière et lorsqu’on la saluait sur son passage elle n’était pas remplie,
comme d’habitude, de honte ou de crainte.
Sa confiance, cependant, diminua quelque peu quand elle aperçut son
mari qui conversait avec son cousin et son capitaine.
Elle ralentit le pas pour mieux observer leurs échanges et perçut très
rapidement la tension qui régnait entre eux. Ross était visiblement furieux.
Quant à Dougal et Munro, ils donnaient l’impression qu’ils auraient préféré
être nulle part ailleurs qu’ici en présence du chef de leur clan.
Ilysa poursuivit son chemin jusqu’au donjon où elle s’enquit de savoir
qui avait besoin de son aide afin de rester toujours occupée.

Un peu plus tard, quand elle constata qu’elle ne pouvait plus être utile à
personne, elle monta dans sa chambre où elle fit sa toilette. Elle venait de la
terminer et remettait sa coiffe en place quand elle entendit la voix de
Gavina.
— Ma dame ? fit cette dernière en entrant dans la chambre. L’intendant
m’envoie vous chercher. Il voudrait avoir votre avis.
Ilysa eut presque le souffle coupé en entendant ces mots. Gillean avait
été le dernier à accepter sa présence à Sween. Il avait pris l’habitude de ne
jamais répondre à ses questions et chaque fois qu’elle cherchait à le
rencontrer, il prétextait d’être trop occupé et disparaissait.
Depuis quelques jours, toutefois, elle avait l’impression qu’il la
regardait moins froidement.
Ce changement d’attitude, en fin de compte, correspondait à l’assiduité
que son seigneur montrait dans ses visites nocturnes à son épouse.
À cette pensée, un frisson courut dans le dos d’Ilysa. Si c’était vraiment
le cas et que le comportement de Gillean fût réellement lié aux attentions
que lui montrait son mari, n’y avait-il pas d’autres exemples similaires
parmi les résidents du château ?
Elle regarda un moment dans le vide tandis qu’elle tentait de dénombrer
dans sa tête ceux qui avaient eu un changement radical de comportement à
son égard. En y réfléchissant bien, il apparaissait que c’était le cas de
plusieurs aînés du clan ainsi que de quelques cousins de Ross.
Ilysa tourna, enfin, son attention vers Gavina et lui fit signe de la
conduire auprès de l’intendant.
La servante savait mieux que quiconque quand son seigneur avait
commencé d’honorer quotidiennement sa femme, mais Ilysa ne pouvait
imaginer un instant qu’elle partageât ce secret avec d’autres.
Elle avait appris, d’ailleurs, des détails très personnels sur sa vie et ne
les avait confiés à personne d’autre. Ilysa en avait pour preuve qu’aucun des
domestiques n’y avait fait allusion. Il est vrai que Ross, au cours de la
journée, n’avait pas changé d’attitude à son égard. Il n’y avait donc pas de
certitude au sujet de l’intendant qui n’avait pas nécessairement changé de
comportement à son égard du seul fait que son mari partageait sa couche
tous les soirs.
Ilysa suivit Gavina jusqu’à la salle des gardes située sous la grande
salle. Elles traversèrent la vaste pièce voûtée jusqu’à une petite porte auprès
de laquelle se trouvait Gillean.
— Je vous remercie de votre célérité, ma dame, dit-il.
Sans donner aucune explication, il se retourna vers la porte et souleva
un grand anneau fixé à sa ceinture auquel pendaient plusieurs clés. Il en
choisit une, mais, avant de l’introduire dans la serrure, frappa à la porte en
prononçant un nom.
— Gavina ? fit Ilysa à mi-voix.
Comme la servante ne lui répondait pas, elle leva les yeux sur
l’intendant.
— Qu’est-ce que cela veut dire, Gillean ?
Ce dernier évita son regard et, après avoir introduit la clé dans la
serrure, la tourna.
— Entrez, ma dame, je vous en prie, dit-il en poussant la porte. Nous
parlerons à l’intérieur.
Elle resserra son plaid autour de ses épaules et entra dans la chambre en
priant en son for intérieur qu’elle pût faire face à qui que ce fût qui s’y
trouvât.
Heureusement, Gavina l’y suivit et elle en éprouva un certain réconfort.
Quand Gillean, qui la précédait, s’écarta, elle découvrit l’étroite pièce avec,
dans un coin, une paillasse.
Un homme y était étendu.
Elle fit quelques pas dans sa direction quand quelqu’un alluma une
lampe à huile. Aussitôt les traits de l’homme lui apparurent et elle fut la
proie d’une terrible angoisse.
C’était Ross, immobile et inconscient, qui gisait devant elle.
Chapitre 9

— Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé ? fit-elle en tombant à


genoux au chevet de son mari.
Elle lui passa la main sur le visage et trouva ses joues froides, mais
sentit une légère tiédeur en la plaçant devant ses lèvres.
Du moins respirait-il !
— Il est allé… , commença Munro qui venait de sortir de l’ombre ainsi
que Dougal.
Il échangea un regard avec ce dernier et Gillean, avant de poursuivre :
— Comme j’allais vous le dire, il est sorti du château et, apparemment,
s’est rendu sur le rivage sud du loch… Ne le voyant pas revenir, nous
sommes allés à sa recherche et c’est là que nous l’avons trouvé. À terre, au
milieu des rochers, et dans ce même état.
Ilysa avait beau scruter son visage, sa tête et toutes les parties visibles
de son corps, elle n’y trouvait aucune marque de coup ni aucune trace de
sang.
— De quelle nature est sa blessure ? Comprenez-vous ce qu’il a subi ?
Et pourquoi le guérisseur n’est-il pas là ?
Sans attendre les réponses des conseillers de Ross, elle souleva autant
qu’elle put le buste de son mari à la recherche d’une trace de blessure.
— N’est-ce pas sur la tête qu’il aurait été frappé ?
Elle glissa les doigts dans ses cheveux et palpa son crâne. Rien au
sommet de la tête ni sur les tempes, mais, à l’arrière du crâne, elle rencontra
une bosse large et proéminente que dissimulait l’abondance de sa chevelure.
— Je vous en prie, couchez-le sur le côté ! dit-elle incapable de le faire
elle-même. Et prenez garde de ne pas lui faire de mal à la tête. C’est là qu’il
a reçu le coup.
Quand il fut dans la position qu’elle avait indiquée, elle put aisément
montrer l’endroit de la blessure.
— C’est là, fit-elle en le désignant du doigt.
— Je comprends pourquoi il ne revient pas à lui, déclara Dougal après
avoir pris connaissance de la bosse avec sa propre main.
— Il faudrait avoir l’opinion du guérisseur, dit Ilysa en s’asseyant sur
les talons.
Comme sa question était suivie d’un silence, la jeune femme leva les
yeux sur chacun des hommes.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas encore fait venir ?
Elle ne l’avait encore jamais rencontré, mais savait qu’il y en avait un
au village et qu’il se prénommait Kevin.
— Compte-t-on tant de blessés qu’il ne puisse venir au chevet de son
seigneur ?
— Ma dame, c’est que… , commença Munro.
Il s’interrompit et ne reprit la parole que pour marmonner deux ou trois
mots indistincts en remuant la tête. Les deux autres hommes n’émirent
quant à eux que quelques sons en guise d’acquiescement.
Leur attitude était plus qu’étrange. La santé de leur chef aurait dû être,
pourtant, leur première préoccupation. Surtout après avoir perdu récemment
leur précédent chef !
Ils donnaient, en fait, l’impression d’être habités par la peur. Elle se
lisait dans leurs regards et leurs airs hésitants.
Le clan, en effet, avait perdu quelques semaines plus tôt un chef dans la
force de l’âge, et son nouveau chef, plus jeune et moins expérimenté, gisait
à présent sur une paillasse.
Inconscient et ne donnant presque aucun signe de vie, il présentait à la
tête une redoutable blessure dont les conséquences pouvaient être
dramatiques.
Si la nouvelle se répandait que Ross MacMillan était entre la vie et la
mort, le découragement gagnerait tous les hommes et le clan se trouverait
en grand danger. Or, la rumeur ne se limiterait pas au château et au village,
elle gagnerait les confins des terres du clan, et les Campbell ne seraient pas
longs à connaître l’état de son chef.
La nouvelle se répandrait que les MacMillan, de nouveau, n’avaient
personne à leur tête. Fergus n’aurait même pas le temps d’accourir à Sween
pour prendre le commandement. Le château de Barron serait assiégé avant
même qu’il n’en fût sorti.
— Nous ne voulons pas que ça se sache, expliqua Gillean. En tout cas,
pas avant que nous n’ayons la certitude qu’il s’en remettra.
— Il y aurait trop de danger à laisser nos ennemis savoir que notre chef
n’est pas en état de conduire ses hommes au combat, ajouta Munro.
Précisément ce que je pensais, se dit Ilysa en son for intérieur. Mais
moi, ils m’en ont informée.
Le bonheur qu’elle éprouva de se sentir acceptée et incluse dans la vie
du clan ne dura qu’un instant.
Dès qu’elle baissa de nouveau les yeux sur son mari, cet homme aussi
courageux que robuste et vigoureux, elle fut pénétrée par une profonde
angoisse. Peut-être ne reviendrait-il jamais à lui ?
Cette pensée était insupportable à un point tel qu’elle préféra la chasser
de son esprit et faire comme si Ross allait se remettre de sa blessure.
— Que puis-je faire ? dit-elle. Je n’ai aucune expérience dans l’art de
donner des soins.
— J’ai déjà vu des hommes dans le même état que messire Ross et ils
en sont sortis, dit Munro en s’accroupissant près d’Ilysa. Il faut lui laisser le
temps de se remettre.
— Mais il ne disposera pas de ce temps si les Campbell reviennent,
rétorqua la jeune femme en se relevant.
Elle resta un instant silencieuse avant de demander au capitaine des
gardes :
— Comment pensez-vous faire face à la situation ?
— Nous allons continuer de fortifier notre position et justifierons
l’absence de messire Ross en faisant croire qu’il est allé prévenir son frère
du danger qui pèse sur notre clan, dit Dougal. Il ne devrait pas, dans ce cas,
être attendu avant deux ou trois jours.
— Est-ce possible de se rendre auprès de Fergus et d’en revenir dans ce
délai ?
— Oui, il l’a déjà fait.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?
— Il faut que messire Ross ne soit vu par personne jusqu’à ce qu’il aille
mieux, ma dame, expliqua Gillean.
— Vous n’avez pas l’intention de le laisser ici ? s’exclama Ilysa en
jetant un regard circulaire sur la petite chambre inhospitalière.
Une odeur de moisissure y régnait. Ce qui n’avait rien d’étonnant car le
rocher apparent, qui formait le mur d’un côté, suintait d’humidité. Et il y
faisait froid bien qu’on fût encore en été.
— Il est impensable qu’il reste ici, reprit Ilysa en resserrant son plaid
autour de ses épaules. Emmenez-le dans ma chambre. Je veillerai sur lui.
— En êtes-vous bien certaine, ma dame ? demanda Munro. Cela
implique que vous restiez totalement discrète et que vous assuriez ses soins
les plus intimes.
Munro avait à peine terminé sa phrase que Dougal le saisit par la
manche de sa tunique et l’entraîna à l’écart en lui chuchotant quelque chose
avec véhémence. Gillean se rapprocha d’eux et se joignit à leur
conversation à voix basses tandis qu’ils lançaient des regards en direction
d’Ilysa.
Après quelques instants au cours desquels cette dernière s’interrogea sur
ce qu’ils savaient au sujet de ses relations avec son mari, Munro se tourna
vers elle.
— Il est envisageable, ma dame, que vous preniez messire Ross dans
votre chambre, mais il faudra garder secret son état.
Aussitôt, Ilysa s’adressa à sa servante.
— Viens, Gavina, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Nous allons
préparer la chambre dans la plus grande discrétion.
Avant de sortir de la pièce, elle se retourna vers les hommes.
— Gillean, prévenez le cuisinier que votre seigneur ne paraîtra pas au
repas. Cela évitera que tout le monde s’interroge à son sujet. Puis répandez
la rumeur qu’il est allé rendre visite à son frère.
Chacun prendrait alors ses responsabilités.
En l’absence du chef, il importait de resserrer les rangs et d’assurer au
mieux la défense de la forteresse jusqu’à son retour. Ilysa ne doutait pas que
cela se passât ainsi car elle avait entendu les commentaires élogieux des
villageois au sujet de leur seigneur ainsi que ceux des domestiques au
château. Ils lui témoignaient un tel respect et une si grande estime qu’en son
absence ils auraient à cœur de préserver son fief.
— Nous attendrons que la nuit soit tombée et que tout le monde soit allé
se coucher avant de le porter dans votre chambre, ma dame, dit Dougal avec
déférence.
— Je m’assurerai avec l’aide de Gavina que vous ayez tout ce dont vous
pourriez avoir besoin aussi longtemps que messire Ross séjournera auprès
de vous.
Aucun n’évoquait la possibilité que Ross ne revînt jamais à lui, mais
cela convenait à Ilysa qui préférait ne pas envisager cette tragique
éventualité.
Il y avait une question, cependant, qui n’était pas réglée. Alors qu’elle
attendait que Gillean lui ouvrît la porte, elle fit volte-face et les interrogea
de nouveau sur ce sujet qui la préoccupait plus que tout.
— Pourquoi ne faites-vous pas venir sur-le-champ le guérisseur pour
qu’il ausculte votre chef ?
Après avoir déverrouillé la porte, Gillean se figea, interrogeant du
regard Dougal et Munro. Il y eut plusieurs échanges silencieux entre les
trois hommes avant que le capitaine n’avançât d’un pas en direction de la
jeune femme.
— Nous le soupçonnons d’être au service de votre père.
Ilysa, qui s’était attendue à tout sauf à ce genre de justification, tomba
des nues.

Elle ouvrit les volets et regarda à l’extérieur la nuit pluvieuse, fixant


sans rien voir l’obscurité qui enveloppait le château.
Elle aurait dû dormir pour se remettre de la longue journée et de toutes
les émotions accumulées, sans compter qu’au cours des nuits précédentes,
où elle s’était donnée sans limites à son mari, elle n’avait pris guère de
repos.
Le vent s’étant levé, elle referma les volets et s’approcha de Ross
couché dans son lit. Depuis que Munro et Dougal l’avaient apporté ici, il
n’avait pas bougé ni émis un son. Même lorsqu’elle lui avait soulevé la tête
pour placer au-dessous un linge frais, il n’avait eu aucune réaction.
Elle avait cru qu’il sortirait de sa léthargie, à un moment particulier où,
s’étant penchée sur lui, l’un de ses seins lui avait caressé le visage, mais il
n’avait pas réagi. Et il en avait été de même lorsqu’elle lui avait parlé et
avait glissé les doigts entre ses cheveux comme il aimait tant le faire avec
les siens.
Il semblait que rien n’eût le moindre effet sur lui.
Elle s’assit dans la grande chaise en bois que Ross avait fait garnir de
coussins pour elle et qui avait été rapprochée du lit par les soins de Munro
et Dougal.
Éloignée de l’âtre, Ilysa en sentait moins la chaleur et se demandait s’il
ne faisait pas trop froid dans la chambre pour un blessé inerte ? Par
précaution, elle se leva et alla tisonner le feu auquel elle ajouta de la tourbe.
Qu’il s’agît d’elle ou de Gavina, elles devaient assurer que le feu ne
s’éteignît jamais, pas plus au cours de la nuit qu’au cours de la journée. De
toute façon, elles étaient appelées à veiller Ross en alternance et sans
discontinuer jusqu’à son réveil.

La nuit s’écoula lentement alors qu’assise sur la chaise, elle somnolait


en ressassant constamment les mêmes sombres pensées.
Lorsque Gavina arriva enfin, à l’aube, elle alla s’étendre sur la paillasse
dans un angle de la chambre où elle dormit quelques heures puis, dès
qu’elle se réveilla, elle descendit dans la grande salle où l’attendaient
quelques villageois souhaitant lui parler.
Elle fit savoir ensuite aux proches conseillers de son mari qu’elle
désirait s’entretenir avec eux après le souper. En accomplissant les quelques
tâches qu’elle s’imposait, elle eut la satisfaction d’entendre chuchoter dans
son dos que leur seigneur s’était absenté pour aller voir son frère. Jusque-là
leur ruse fonctionnait.

Après avoir prié Ronald de faire porter un bouillon de viande et de


légumes dans sa chambre, profitant d’une accalmie entre les fortes pluies,
elle traversa les cuisines pour sortir. Ce n’était pas sa manière d’être de
rester aussi longtemps enfermée. Elle préférait, en effet, travailler à
l’extérieur et respirer l’air du large.
Après avoir fait un tour au village et être descendue jusqu’au loch et
alors qu’elle venait d’entrer au château, un grondement de tonnerre la fit
presser le pas en direction du donjon car la pluie allait reprendre quand elle
entendit le bruit d’une conversation entre hommes.
Curieuse d’entendre ce qui se disait, elle s’orienta vers l’endroit d’où
venaient les sons masculins.
Le dos plaqué à un mur comme si elle s’était réfugiée ici pour échapper
à la pluie, elle tendit l’oreille pour tenter de surprendre leurs échanges.
Elle ne perçut rien de fâcheux entre les deux hommes, ils n’étaient en
effet que deux, jusqu’au moment où le plus grand désigna son interlocuteur
par son nom : frère Kevin.
Il s’agissait du guérisseur !
Ilysa se décida à se déplacer jusqu’à l’angle du mur et vit l’homme
tonsuré qui portait un petit coffre en bois. Ce ne pouvait être que le
guérisseur dont elle avait entendu parler. Quand les deux hommes se
séparèrent, le frère se retourna et Ilysa vit parfaitement son visage.
Elle comprenait, maintenant, pourquoi on lui avait dit qu’il était
supposément un espion au service de son père. L’homme qu’elle avait sous
les yeux n’était autre que le plus jeune fils de son oncle qui avait été envoyé
à l’abbaye de Cambuskenneth près de Stirling où il avait appris à soigner
avec les plantes. Elle ignorait comment il avait été conduit à entrer au
service des MacMillan en qualité de guérisseur.
Mais était-il vraiment un agent des MacDonnell ? Sa présence ici
pouvait le laisser penser et elle avait le sentiment intime que ce n’était pas
une coïncidence.
Tournant le dos au frère Kevin, elle regagna le donjon au moment où
une pluie torrentielle se déclenchait. Le ciel sombre s’accordait, soudain, à
ses pensées.
Que devait-elle faire ?
Fallait-il se comporter comme si elle ignorait qui était ce moine
guérisseur ?
Il y avait pourtant une forte chance qu’il œuvrât au détriment des
MacMillan ou, du moins, que les informations qu’il transmettait à son père
ne fussent que dans l’intérêt de ce dernier.
Était-ce vraiment le cas ? Trahissait-il sa vocation religieuse en servant
Iain MacDonnell au lieu du Tout-Puissant ?

Cette question ne cessa de la poursuivre et elle occupait toujours son


esprit quand elle vit le capitaine, l’intendant et le cousin de Ross entrer dans
sa chambre.
Après que chacun se fut approché de Ross pour constater que son état
ne s’était pas amélioré, ils se rassemblèrent devant l’âtre et attendirent
qu’Ilysa eût pris place sur la chaise près du lit.
Les différentes expressions des visages des trois hommes au moment où
ils se penchaient sur Ross ne laissaient pas d’intéresser la jeune femme.
Le visage de Munro, le capitaine en charge de la défense de Sween, ne
trahissait aucune émotion, Gillean, l’intendant, donnait l’impression
d’opérer des calculs dans sa tête alors que son regard allait ici et là, quant à
Dougal il semblait très préoccupé par l’état de son cousin, l’inquiétude se
lisant sur son beau visage, de même, d’ailleurs, que l’affection qu’il lui
portait.
Or, aucun des trois ne pouvait rien pour venir en aide à son malheureux
chef qui avait, pourtant, un besoin impératif de soins.
— Je crois vraiment qu’il faut le faire voir par un guérisseur, dit Ilysa
d’une voix altérée par l’angoisse et le manque de sommeil.
Promenant le regard de l’un à l’autre, elle ajouta :
— Sa condition est au-delà de mes maigres capacités.
— Mais, ma dame… , commença Munro.
Il avança d’un pas et se pencha sur la jeune femme pour la regarder
dans les yeux :
— Je vous ai déjà dit ce que je pensais de notre guérisseur…
Il lança un regard par-dessus son épaule aux deux hommes puis se
retourna vers la jeune femme.
— Nous ne pouvons pas nous fier à lui…
— Votre chef ne peut pas se passer plus longtemps de soins, Munro.
Elle se leva, et le capitaine se redressa en même temps qu’elle, reculant
d’un ou deux pas avant de s’immobiliser.
— Ce n’est pas une décision facile, mais nous devons la prendre,
ajouta-t-elle.
Comment pouvait-elle leur dire que leurs soupçons au sujet du
guérisseur étaient certainement fondés sans les dissuader de le laisser
intervenir auprès de Ross ?
Pourtant il fallait dire la vérité, elle en avait bien conscience, l’unique
vérité. D’ailleurs, après tout ce qu’elle avait subi de son père, elle ne se
sentait pas liée à lui par des sentiments de fidélité ni le devoir d’allégeance.
C’était bien plus envers son mari qu’elle ressentait ce devoir, lui qui pour la
première fois de sa vie lui avait offert de vivre dans un endroit où elle se
sentait en paix et en sécurité.
— J’ai fini par rencontrer votre guérisseur, dit-elle en tirant
nerveusement sur son plaid. C’est le fils de mon oncle.
— Votre cousin ! s’exclama Munro.
— Au premier degré !
— Et un espion, par-dessus le marché ! fit le capitaine auquel Gillean et
Dougal joignirent leur indignation.
Les trois hommes s’engagèrent, ensuite, dans une conversation de plus
en plus passionnée si bien que leurs voix ne cessaient de s’élever.
Craignant qu’ils ne fussent entendus par quelque domestique, Ilysa les
pria de faire moins de bruit.
— Parlez moins fort, je vous en prie, implora-t-elle à mi-voix.
— Sait-il que vous l’avez reconnu ? demanda Dougal.
— Non. J’ai surpris sa conversation avec un autre homme et ai écouté.
Je ne l’avais pas vu depuis plusieurs années mais je puis vous assurer que
c’est lui. Il a rejoint la communauté de l’abbaye de Cambuskenneth à
Stirling plusieurs années avant que je ne sois envoyée sur l’île d’Iona.
— Vous en êtes bien certaine ? demanda Dougal.
— Absolument. D’ailleurs, il a tout fait pour m’éviter depuis que je suis
arrivée à Sween. Il avait trop peur que je le reconnaisse et que je le trahisse
auprès de Ross.
Les trois hommes écarquillèrent les yeux d’une telle manière qu’elle
prit conscience qu’en leur présence elle n’avait encore jamais appelé leur
chef par son prénom.
Elle s’était habituée à prononcer Ross dans l’intimité de leur chambre,
mais ne l’avait jamais appelé ainsi nulle part ailleurs.
Elle se souvint d’avoir usé de son prénom pour la première fois alors
que Ross l’interrogeait sur le plaisir qu’ils se donnaient l’un à l’autre. À
cette pensée, elle sentit le sang lui monter aux joues et craignit que son
rougissement ne révélât la nature de ses pensées.
— Il faut donc considérer qu’il s’agit d’un frère au service des intérêts
de votre père ? fit Munro, mettant fin à la tension qui s’était installée dans
la chambre à mesure que le silence s’y prolongeait.
— Je ne peux pas l’affirmer, répondit Ilysa en haussant les épaules. Il y
a des années que je ne l’ai vu et n’ai jamais entendu mon père parler de lui
en dehors du jour où il a été question de l’envoyer à Stirling.
— N’est-il pas revenu à Dunyvaig après sa formation ? demanda
Gillean. Est-ce l’abbé de Cambuskenneth qui lui a assigné sa mission ici ?
— Je l’ignore. S’il est revenu séjourner à Dunyvaig, je n’ai pas pu le
savoir car je ne m’y trouvais pas.
Elle avait horreur de la façon dont sa voix s’altérait chaque fois qu’elle
était dans l’obligation d’évoquer son exil à Iona.
— Je n’ai pas entendu parler de lui ni ne l’ai vu jusqu’à ce matin.
— Je ne pense pas que nous puissions lui faire confiance plus
longtemps, déclara Munro.
— C’est surprenant, en tout cas, qu’il soit venu vivre ici, fit Ilysa. Peut-
être, en effet, comme le suggère Gillean, est-ce l’abbé de Cambuskenneth
qui vous l’a envoyé ?
— C’est, en vérité, l’oncle de messire Ross qui a fait part à l’abbé de
notre désir qu’un frère de sa communauté vînt résider à Sween.
— Quand frère Kevin est-il arrivé parmi vous ?
— Il y a plusieurs mois, intervint Gillean, et il n’a pas fait parler de lui.
— En tout cas, pour un frère, c’en est un drôle, dit dans sa barbe
Dougal.
— Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Gillean, dit Munro. Ne
l’avez-vous pas trouvé en train de fouiller vos affaires dans votre chambre ?
Vous m’aviez dit l’avoir surpris alors qu’il était plongé dans le coffre où
vous conservez les parchemins qui servent à tenir les comptes du château.
À partir de ce moment, les trois hommes commencèrent de se disputer
et Ilysa comprit rapidement que cette discussion n’était pas nouvelle. Sans
bien comprendre les arguments des uns et des autres, elle retirait de leurs
échanges qu’ils étaient essentiellement préoccupés de l’avenir de Ross.
— Vos disputes sont vaines et n’aident en rien votre chef ! intervint-elle,
enfin.
Comme sa remarque n’était suivie d’aucun effet, elle reprit d’une voix
plus forte :
— Rien de tout cela ne règle le problème de votre seigneur et ami.
Arrêtez, je vous en prie.
Ils se turent et croisèrent tour à tour le regard de leur châtelaine qui eut
la surprise de découvrir une sorte de soumission dans leur expression. Elle
avait déjà été le témoin de ce genre de réaction de la part des frères convers
qui se faisaient sermonner par la mère supérieure.
— Agent de mon père ou non, a-t-il donné l’exemple qu’il était autre
chose qu’un frère guérisseur ?
Ilysa marcha jusqu’au lit et se pencha pour prendre la main de Ross.
— Il a besoin d’aide, dit-elle. Maintenant !
Puis, se retournant, elle ajouta :
— Prenez une décision, car je n’ai pas autorité pour vous donner des
ordres.
Si elle avait été mariée à Ross dans d’autres circonstances et considérée
véritablement comme son épouse, la situation aurait été différente.
En tant que châtelaine de Sween, elle aurait pu, en l’absence de son
mari, exercer son pouvoir, mais ces hommes connaissaient la vérité derrière
les apparences et l’outrage commis par son père envers leur chef.
Même si sur certains sujets ils étaient prêts à lui faire confiance, elle
savait que ce n’était en rien comparable à la dévotion d’un sujet envers son
suzerain.
Elle ne pourrait jamais leur donner un ordre qui eût une valeur
coercitive. Elle ne serait même jamais en mesure de diriger la maison de
son mari, quelle que fût son expérience dans ce domaine.
Or, maintenant, alors qu’elle aurait dû prendre une décision radicale au
sujet de Ross, elle ne le pouvait pas. Et c’était lui, le premier à lui avoir
redonné de l’espoir en la traitant avec respect et douceur, qui en subirait les
conséquences.
Que n’avaient-ils eu plus de temps ensemble !
Il aurait eu connaissance de son cœur et compris que c’était envers lui
qu’elle se sentait tenue d’être loyale et non envers son père.
Fermant les yeux, elle sentit sa main dans la sienne encore chaude et
forte, et attendit le moment où elle devrait reprendre la parole.
Chapitre 10

Ils étaient arrivés trop tard ! Entre le moment où les trois conseillers de
Ross s’étaient rangés à l’opinion d’Ilysa qui exigeait d’eux qu’ils aillent
quérir frère Kevin, et celui, le lendemain, où ils s’étaient présentés chez lui,
il n’y était plus.
Désireux de ne pas faire de bruit autour de sa disparition, ils s’étaient
contentés de fouiller sa chambre et de le chercher dans tous les endroits
qu’il fréquentait avant de se rendre à l’évidence : il avait quitté Sween !
Peut-être avait-il compris qu’Ilysa l’avait reconnu, elle qui avait cru
qu’il ne l’avait pas vue. Quelles que fussent les raisons de son départ,
c’était, à présent, sans importance.
En fin de compte, après d’autres discussions et échanges d’arguments,
Munro avait accepté de laisser Gavina aller chercher la vieille guérisseuse
du village qui venait en aide aux villageois pour mille et une raisons.
Dans la mesure où les problèmes propres aux femmes n’intéressaient
pas le frère, Morag était appelée à leur chevet.
Aussi, après avoir banni les hommes de la chambre, Ilysa l’attendait-
elle.
Quelques instants plus tard, Morag suivit Gavina à l’intérieur de la
chambre et, quand elle la vit, fit un signe de la tête à l’adresse d’Ilysa.
Son regard, cependant, se porta aussitôt après sur Ross étendu dans le
lit.
— Ce n’est pas pour la dame, n’est-ce pas, que vous m’avez fait venir ?
fit-elle, Mais bien pour messire MacMillan ?
— En effet, répondit Ilysa, mais si l’on vous interroge, vous direz que
vous êtes venue ici pour moi.
Elle avait prononcé ces mots sur un ton grave et ferme pour faire
comprendre à la femme qu’elle devait lui obéir, mais elle comprit qu’elle
avait échoué quand celle-ci se mit à glousser en passant devant elle pour
aller observer le blessé.
Elle s’approcha du lit en boitant et se pencha sur Ross.
— Que s’est-il passé ? s’enquit-elle.
— Personne ne le sait. Il a été trouvé dans cet état.
— N’est-il jamais sorti de son coma ? demanda Morag en passant la
main sur la joue de Ross.
Elle souleva son bras avant de le laisser retomber, puis ses paupières
afin d’observer ses yeux.
— Non, répondit-elle. Il ne s’est réveillé à aucun moment et il n’a
jamais fait le moindre geste. De même qu’il n’a émis aucun son. Nous
l’avons ausculté et ne lui avons trouvé qu’une grosse bosse à l’arrière du
crâne.
Ilysa s’écarta et laissa Gavina et Morag déplacer Ross pour permettre à
la guérisseuse de mieux l’observer.
Pendant les minutes qui suivirent, elle le palpa, lui souleva les membres
un à un tout en posant à Ilysa des questions à son sujet, mais quand elle lui
pinça fortement l’avant-bras, cette dernière eut le souffle coupé.
— Hmm… , murmura la vieille femme, n’ayant obtenu aucune réaction.
Elle se pencha sur son visage et le frappa sur les deux joues en
s’écriant :
— Messire ! Vous m’entendez ? Il faut revenir avec nous !
Voyant qu’elle était sur le point d’intervenir, Gavina retint Ilysa et la
força à reculer d’un pas.
— Laissez-la faire, ma dame ! dit-elle à mi-voix.
— Messire ! reprit Morag. Fergus a besoin de vous !
Une nouvelle claque résonna dans la chambre tandis que Gavina ne
desserrait pas son étreinte autour du poignet de sa maîtresse qui, de guerre
lasse, ne cherchait plus qu’à voir si Ross avait la moindre réaction.
Malheureusement, rien ne se passait.
Une autre claque encore mais, cette fois, Morag ne prononça pas le nom
d’un parent de Ross.
— Messire ! Ilysa est en danger !
Si la jeune femme ne l’avait pas observé aussi attentivement, elle
n’aurait pas remarqué le léger changement dans sa respiration.
Elle vit, d’ailleurs, Morag placer à cet instant une main sur sa poitrine et
en conclut qu’elle avait dû faire la même observation qu’elle.
Ilysa retint son souffle alors qu’elle ne quittait pas des yeux Ross dans
l’attente d’une réaction de sa part. Mais elle tardait à venir. Aussi, après un
certain temps sans changement apparent, la vieille femme s’écarta-t-elle du
lit.
— Le coup qu’il a reçu à la tête l’a plongé dans ce profond sommeil.
Elle plissa les yeux en regardant Ilysa quand elle ajouta :
— Il a réagi quand j’ai dit votre nom.
Un sourire survint sur les lèvres de Morag alors qu’elle poursuivait en
se tournant vers Gavina :
— Il a ouï son nom.
La servante sourit à son tour avec le même air entendu que la
guérisseuse, comme si elles partageaient un secret.
— Pensez-vous qu’il va revenir à lui ?
La question resta suspendue entre les deux femmes dans le silence de la
chambre troublé seulement par les crépitements irréguliers du feu de tourbe.
— Oui, ma dame, je le crois, répondit enfin la guérisseuse.
Ilysa ne put retenir un sanglot tant son contentement était grand.
— Allons, allons, ma petite, murmura la vieille femme en tapotant la
main d’Ilysa. Tout ira bien, mais il vous faut du courage.
— Qu’est-ce que je peux faire pour lui ?
— Rien d’autre que ce que vous faites déjà. Gardez-le bien au chaud,
entourez-le d’amour et donnez-lui le temps de se remettre.
— Combien de temps cela va-t-il prendre ?
— C’est à notre Seigneur d’en décider.
Morag s’approcha du panier qu’elle avait apporté et fouilla à l’intérieur.
— Vous imprégnerez un linge humide de ce baume et le lui appliquerez
sur le crâne. Cela diminuera l’ampleur de la bosse.
— Merci, Morag.
Ilysa regarda la guérisseuse échanger quelques mots à mi-voix avec
Gavina avant de s’orienter vers la porte.
— Je vous demande encore une fois de garder secret la présence ici de
votre chef, dit-elle avant que la vieille femme ne sortît de la chambre.
— Oui, ma dame. J’ai été appelée à votre chevet parce que vous
souffriez de la migraine.
La façon dont elle souriait laissait entendre qu’elle en savait davantage
mais gardait le secret pour elle-même.
— Je reste ici, Gavina, dit Ilysa, congédiant sa servante d’un geste de la
tête.
Les deux femmes sortirent de la chambre et, dès qu’elle fut seule, Ilysa
s’empressa de prendre un linge propre, le plonger dans l’eau fraîche puis,
après l’avoir essoré et plié en quatre, de l’imprégner de l’onguent que lui
avait donné Morag.
Elle se pencha sur Ross et glissa le linge sous sa tête.
Le silence enveloppait de nouveau la chambre où n’étaient audibles que
l’infime respiration de Ross et le murmure du feu.
Ilysa reprit sa place sur la chaise et appuya la tête contre le haut dossier.
La nuit tomba et avec elle le désespoir l’envahit. Bientôt, elle se pencha
en avant et reposa la tête sur le bord du lit où elle donna libre cours à son
angoisse et ses larmes.
Épuisée par le manque de sommeil et les soucis, elle ferma les yeux et
s’endormit.

La première chose qu’elle remarqua en s’éveillant fut le picotement


dans ses narines. Elle avait dû prendre froid pendant la nuit et se frotta le
nez pour faire cesser la démangeaison. Elle s’interrompit pour reprendre de
plus belle quand elle eut cessé de se gratter. Elle prit conscience alors
qu’elle avait une mèche de cheveux qui lui chatouillait le nez.
Elle voulut la replacer sous son fichu, mais s’aperçut qu’elle ne l’avait
plus sur la tête. À cet instant, elle ouvrit les yeux.
— Je t’avais dit de ne plus le porter.
C’était la voix de Ross. Il avait étendu la main et lui caressait les
cheveux. Stupéfaite qu’il fût déjà revenu à lui, elle resta immobile alors
qu’il glissait les doigts dans la masse de ses cheveux. Mais après un instant,
ne pouvant attendre davantage, elle releva la tête.
— Vous êtes réveillé ! dit-elle.
— Je t’ai entendue pleurer…
— Il faut que je prévienne Munro et les autres ! fit-elle en se levant bien
que ses muscles en raison de sa mauvaise position la fissent souffrir. Ils
comptaient sur moi pour les avertir si…
— Non, interrompit Ross dans un murmure en la retenant par le bras.
Dis-moi ce qui s’est passé.
Il resserra l’étreinte de sa main alors qu’il fixait le regard dans celui
d’Ilysa.
— Assieds-toi près de moi.
Alors qu’il s’efforçait de se reculer pour lui laisser plus de place, il
laissa échapper un gémissement.
— J’ai mal à la tête, dit-il. On a dû me frapper à l’arrière du crâne.
— C’est vraisemblablement ce qui vous est arrivé, messire.
Elle le vit porter la main à l’arrière de sa tête puis retirer le linge qu’elle
y avait placé, qu’il jeta à terre après en avoir respiré l’odeur.
— N’avez-vous aucun souvenir de ce qui s’est passé ? Êtes-vous tombé
sur le dos ou vous a-t-on frappé par l’arrière ?
— Messire ? fit-il en lui prenant la main. Encore une autre chose que je
t’ai demandée, Ilysa : appelle-moi par mon nom.
— Comment vous intéressez-vous à ces détails alors que vous gisiez
inconscient et inerte depuis près de trois jours !
— Trois jours ?
Il passa la main dans ses cheveux et remua la tête en signe de
dénégation jusqu’au moment où il s’aperçut que cela lui faisait
horriblement mal.
En fait, tous ses gestes étaient douloureux, même sa respiration. Et il
avait beau fouiller sa mémoire, il ne se souvenait de rien. Plus il cherchait à
revivre ces trois jours, d’ailleurs, plus l’obscurité grandissait dans son
esprit.
À cette confusion, en outre, s’ajoutait une sorte d’étourdissement qui
menaçait de le plonger de nouveau dans la nuit dont il était à peine sorti.
La seule façon de résister à ce malaise était de se raccrocher à Ilysa. Il
serra ainsi plus fort sa main dans l’attente que les vertiges cessent.
— Si vous ne voulez pas que je prévienne vos conseillers, murmura la
jeune femme, je vous en prie, laissez-moi prévenir Morag. Elle aurait peut-
être un breuvage qui apaiserait votre douleur.
— Morag ? fit-il en remuant de nouveau la tête en dépit des maux que
cela lui coûtait. La guérisseuse du village ?
Elle le regarda dans les yeux et il remarqua qu’elle fronçait les sourcils
d’un air soucieux tandis que ses lèvres se crispaient.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il. Ilysa…
Plus il cherchait à comprendre, plus son mal de tête s’aggravait.
— Si vous vous allongez, je vous dirai tout ce qui s’est passé depuis que
vous avez été retrouvé inanimé.
C’était bien là la façon de parler de sa femme pleine de bon sens.
— Je ne m’allongerai que si tu te couches près de moi. J’ai besoin de te
sentir à mon côté.
Elle aurait pu répondre du tac au tac et, à ce jeu, il aurait rapidement
perdu car une immense fatigue était en train de le gagner.
Cédant, enfin, à ses supplications, Ilysa retira ses souliers et son plaid
puis, relevant sa robe, se glissa dans le lit près de lui. Il ressentit aussitôt un
immense bienfait, tant en raison de sa présence que de la chaleur de son
corps qu’elle lui transmettait.
De plus, à peine s’était-elle installée près de lui qu’elle se mit à lui
parler librement sans même qu’il eût à l’y inciter.
— On vous a trouvé, il y a presque trois jours, sur la berge du loch au
sud du château…
Il remarqua que tout en parlant elle avait posé sa main droite sur sa
poitrine et qu’elle l’y laissait.
— Quand cela s’est-il produit ?
— Après que vous aviez dit que les villageois pouvaient retourner sans
danger chez eux. Je vous avais vu vous dispu… , vous entretenir avec
Munro et Dougal puis vous les avez quittés et on vous a retrouvé sur le
rivage.
Tandis qu’elle parlait, il passa le bras autour de ses épaules et la serra
contre lui.
La tête au creux de son épaule, elle leva les yeux sur lui.
— Ne vous souvenez-vous de rien ?
Au ton de sa voix où perçait une nuance d’espoir, il devina qu’elle ne
voulait pas qu’il se souvînt de la question qui l’avait rendu furieux après la
bataille.
Il s’en souvenait, en fait, et avait l’intention d’en parler plus tard en
présence de Munro et Dougal ainsi que d’Ilysa. Il y avait d’autres sujets à
aborder avec eux ainsi qu’avec son épouse, mais, pour le moment, il avait
encore les idées trop confuses.
— Je me souviens de les avoir laissés près du quai puis d’avoir marché
le long de la berge vers le sud…
Vers Islay et les terres des MacDonnell, pensa Ilysa.
— Et après, poursuivit Ross, je ne me souviens plus de rien.
— N’avez-vous rien vu ni personne ?
Il se frotta le front en essayant de rassembler ses souvenirs, mais sa
douleur s’accentua et il eut des élancements sous les paupières et dans la
nuque.
— Vous y réfléchirez plus tard, murmura-t-elle en passant doucement la
main sur sa poitrine. N’y pensez plus. Vous avez reçu un coup très violent.
Il faudra du temps avant que ses effets ne s’estompent entièrement.
Elle laissait aller sa main de haut en bas le long de sa poitrine puis de
son bras tout en lui parlant avec douceur.
Il ne comprenait plus ce qu’elle lui disait, c’était, d’ailleurs, des mots
qui semblaient n’avoir aucun sens et qui agissaient sur lui comme une
berceuse destinée à le faire dormir.
En peu de temps, d’ailleurs, il ferma les yeux et glissa de nouveau dans
le sommeil.

Il ignorait combien de temps il avait dormi.


Il savait seulement que d’après la faible lumière qui pénétrait dans la
chambre à travers les espaces entre les panneaux de bois des volets ce
devait être l’aube.
Ilysa était étendue près de lui dans une position plus intime encore que
lorsqu’elle s’était couchée dans le lit. Sa jambe chevauchait les siennes et
elle avait un bras au-dessus de sa poitrine, la main contre son cou.
Il se détacha d’elle avec précaution pour ne pas la réveiller et descendit
du lit. Il plaça ensuite une couverture supplémentaire sur elle pour qu’elle
n’eût pas froid en son absence. Après avoir attendu un moment, assis au
bord du lit, que sa sensation de vertige se fût dissipée, il se leva et traversa
la chambre jusqu’à la porte.
Il écouta un instant la respiration régulière d’Ilysa et, un sourire aux
lèvres, souleva le loquet.
Il était presque arrivé à sa propre chambre quand une jeune servante
parut dans le corridor et retint son souffle en le reconnaissant.
— Messire ! fit-elle en s’inclinant. Je ne savais pas que vous étiez de
retour.
— Va dire au capitaine des gardes et à l’intendant qu’ils viennent
immédiatement dans ma chambre, répondit Ross en continuant de marcher.
— Oui, messire.
La jeune fille ne pouvait détacher le regard de son seigneur comme si
elle avait été en présence d’une apparition.
— Et demande en cuisine qu’on m’apporte de quoi manger !
Il ne gardait aucun souvenir de son dernier repas… quoique… Il avait
dû avoir lieu alors qu’il faisait le projet d’avoir une explication avec ses
conseillers et Ilysa. C’était pendant le souper.
Il lança un regard par-dessus son épaule au moment d’entrer dans sa
chambre et vit que la servante n’avait pas bougé et continuait de le regarder.
— Eh bien, qu’attends-tu ? Vas-y !
Ce ne fut qu’au moment où elle partit en courant qu’il s’aperçut qu’il ne
portait qu’une tunique. Puis, comme il ouvrait la porte de sa chambre, ses
paroles lui revinrent en mémoire : elle ignorait qu’il fût de retour !
Il s’était rendormi quand Ilysa était sur le point de lui expliquer ce qui
s’était passé, si bien qu’il n’avait pas entendu les détails de sa mésaventure.
Or, il venait tout juste de revêtir une chemise propre quand la porte s’ouvrit
si brusquement qu’elle vint frapper contre le mur.
— Ross ! s’exclama Munro en entrant dans la chambre.
Un instant après, ayant repris son souffle, le capitaine poursuivit :
— Depuis quand es-tu réveillé ?
L’homme, de grande taille et à la forte carrure, croisa les bras sur la
poitrine et fixa Ross comme s’il était responsable de ce qu’il lui était arrivé.
— Il y a quelques heures, répondit Ross en rassemblant un plaid en
tartan qu’il jeta sur son épaule.
— Où est ta femme ?
Il se tourna vers la porte comme s’il s’attendait à ce qu’elle entrât dans
la chambre où, d’ailleurs, – Ross n’en prenait conscience que maintenant –
elle n’avait jamais mis les pieds.
— Elle dort. Ferme la porte !
Le visage d’Ilysa, les joues creuses et l’air fatigué, lui revint en
mémoire. Il était manifeste que depuis trois jours elle n’avait ni dormi ni
mangé.
Il ferait en sorte qu’elle retrouvât la bonne mine qu’elle avait fini par
avoir après plusieurs semaines de bonne alimentation et de longues heures
de sommeil.
Sa vie à Sween avait eu un heureux effet sur sa santé et, en peu de
temps, la jeune religieuse émaciée s’était effacée pour laisser place à la
jeune femme rayonnante qu’elle était devenue avant l’attaque du clan
Campbell.
— Avant que quiconque n’entre ici, dis-moi ce qui s’est passé ?
Devant le regard interrogateur de Munro, il reprit :
— Je ne me souviens de rien. Le vide s’est fait dans ma tête à partir du
moment où je me suis éloigné du capitaine de mes gardes pour ne pas
élever la voix contre lui.
L’expression de Munro changea alors qu’on frappait à la porte.
Un instant après elle s’ouvrit devant Dougal qui venait d’écarter Gillean
pour entrer le premier dans la chambre.
— Est-ce que tu vas mieux, Ross ? demanda-t-il spontanément.
Dès qu’il vit le visage de son cousin, Ross reconnut à ses traits tirés
qu’il avait très mal vécu ces trois derniers jours.
— Pas encore tout à fait, répondit-il, mais je vais aller de mieux en
mieux. Surtout lorsque j’aurai compris ce qui s’est passé et aussi comment
se sont déroulés ces derniers jours depuis que j’ai perdu connaissance.
— Je suis heureux de constater que vous allez mieux, Ross, dit Gillean
qui était entré dans la chambre à la suite de Dougal. Munro vient de nous
informer que vous étiez revenu à vous.
— En effet…
Une servante apporta un plateau de victuailles que l’intendant
s’empressa de recevoir de ses mains avant de le poser sur une table. Ross
put ainsi se restaurer tout en écoutant Munro lui relater tout ce qui s’était
passé depuis son agression.
Il buvait une dernière gorgée d’ale quand la porte de sa chambre
s’ouvrit pour la troisième fois avec une violence singulière.
Il se leva en voyant surgir Ilysa, les yeux écarquillés, les boucles
blondes de ses cheveux en liberté, une main appuyée au chambranle comme
si elle voulait assurer son équilibre au cas où elle trouverait à l’intérieur de
la chambre de son mari une raison majeure d’être bouleversée.
Elle avait l’apparence d’une déesse guerrière prête à fondre sur
l’ennemi afin de protéger ceux qu’elle aimait.
Était-elle consciente de l’effet qu’elle produisait ? s’interrogea Ross.
Il lança un regard à ses conseillers et vit qu’eux aussi étaient comme
ensorcelés par sa beauté.
— Vous êtes parti ! dit-elle d’une voix altérée par l’émotion.
— J’avais besoin de me lever et vous de vous reposer, répondit-il en lui
tendant la main.
S’adressant à son cousin, il reprit :
— Dougal ! Avance un siège pour ma femme.
Les trois hommes restèrent un instant interloqués, de même qu’Ilysa qui
eut carrément le souffle coupé.
C’était la première fois, en effet, qu’en sa présence et devant ses
conseillers il reconnaissait sa position de châtelaine.
Elle lui prit la main et se laissa conduire jusqu’à la grande chaise de
bois devant l’âtre. Au moment où il lui aurait lâché la main, elle retint la
sienne.
— Vous sentez-vous bien ? Demanda-t-elle. Avez-vous encore mal à la
tête ?
Tout en parlant, elle le scrutait de son regard compatissant.
— Je vais mieux, Ilysa, et c’est grâce à vous.
Il porta sa main à ses lèvres et l’effleura d’un baiser.
— Et grâce à vous aussi, mes seigneurs, ajouta-t-il. Quand j’en étais
incapable, vous avez veillé sur vos familles et les membres du clan.
— Nous n’avons fait que notre devoir, messire, répondit Gillean.
— C’est vrai, Gillean, fit Ross en prenant le siège en face de celui
d’Ilysa. Mais tous ne l’accomplissent pas. Moi, par exemple, je n’ai pas
rempli le mien.
S’il avait perdu la mémoire des faits récents, il n’oubliait pas ce
qu’avait fait sa femme avant qu’il ne sombrât dans le coma. Elle méritait
d’être félicitée pour sa préparation de l’assaut des Campbell.
Alors qu’il faisait l’impossible pour l’ignorer, en dehors du réconfort
qu’il trouvait chaque nuit entre ses bras, elle consacrait ses journées à
organiser la protection des villageois. Ce n’était pas lui qui remplissait son
devoir à l’égard du clan, mais elle.
Il était temps qu’elle reçût sa récompense et, si elle l’acceptait, qu’elle
jouât pleinement le rôle de châtelaine à Sween.
— J’ai appris, Ilysa, dit-il, que c’était vous qui aviez eu l’idée de
demander aux gardes de former une double rangée de part et d’autre de
l’entrée du château pour permettre aux villageois de s’y réfugier en toute
sécurité.
Tous retenaient leur respiration et aucun n’osait croiser son regard. Ross
avait laissé entendre que la cadette de MacDonnell n’aurait jamais sa place
à Sween. Aussi personne ne se serait permis le moindre commentaire alors
qu’il abordait cette question cruciale.
— Ilysa, reprit-il d’une voix plus douce, je n’étais pas fâché, comme
vous avez pu le croire, que cette suggestion vînt de vous. Si j’avais des
raisons d’être furieux, c’était d’abord et avant tout contre moi-même qui
n’y avait pas pensé. J’ai manqué en cela à mon clan.
Il fit un signe à l’intendant qui comprit aussitôt ce qu’il attendait de lui.
Gillean, sans hésitation, défit le trousseau de clés qu’il portait à sa ceinture
et le donna à Ross.
Alors qu’Ilysa ouvrait encore plus grand les yeux que lorsque, un
instant plus tôt, elle était entrée dans la chambre, Ross vint vers elle en
tenant les clés devant lui avec ostentation.
— Puisque vous êtes ma femme, c’est à vous de détenir ces clés. Vous
serez, désormais, l’unique et seule maîtresse de Sween.
— Messire, fit-elle en remuant la tête, vous savez bien que je ne suis
pas la femme que vous vouliez épouser…
— Vous êtes devenue ma femme devant Dieu, Ilysa ! Vous êtes mon
épouse légitime. Acceptez-vous ces clés ?
Un sourire séraphique aux lèvres, Ilysa leva enfin les yeux sur lui et, à
cet instant, il se demanda si d’avoir été assommé n’était pas la meilleure
chose qui eût pu lui arriver.
Chapitre 11

— Non, Ronald, il faut d’abord que nous vérifiions notre stock d’ale
avant que…
— Avant que nous ne subissions un nouvel assaut, ma dame, compléta
le cuisinier. Bien sûr, et le stock de farine également.
Quatre domestiques s’approchèrent d’Ilysa qui marchait avec
l’intendant à son côté. Elle avait le trousseau de clés pendu à sa ceinture et
Gillean, s’il ne lui faisait pas encore entièrement confiance, n’en donnait, en
tout cas, aucun signe apparent. Il n’avait manifesté, d’ailleurs, aucune
réticence, la veille, quand son seigneur avait décidé de confier les clés à
Ilysa.
Elle n’en revenait pas de se trouver dans cette position de châtelaine. À
aucun moment, elle n’avait cru pouvoir se faire accepter par son mari que
son père avait dupé, et s’était plutôt attendue à mourir de sa main qu’à
devenir véritablement sa femme.
Or, elle était là, le trousseau de clés à la ceinture, en train de diriger ses
gens dans ce contexte dangereux où, à tout moment, Sween pouvait être
soumis à un assaut.
En s’approchant d’un garde-manger dont elle avait déjà la clé à la main,
manifestant par ce geste sa position de châtelaine, elle réprima une envie de
rire de bonheur accompagnée d’un ruissellement de larmes.
Les trois ans passés au couvent, où elle n’avait cessé de se rendre utile à
sa communauté, l’avaient préparée à cette nouvelle fonction de maîtresse de
maison. Et pourtant, lorsqu’elle vivait encore à Iona, elle n’avait aucun
espoir de se voir un jour mariée. Le refus dont elle avait fait l’objet de la
part de Graeme MacLean l’avait définitivement guérie de tout rêve de
mariage.
Le changement radical de destin dont, à présent, elle faisait l’objet lui
mettait le cœur en gaieté de telle façon que les domestiques qui
l’accompagnaient en étaient témoins.
Alors qu’ils suivaient Gillean en direction d’un grenier contenant
d’autres vivres, Ilysa ne pouvait effacer de ses lèvres le sourire béat qui s’y
était formé.
Rien ne pouvait diminuer son enthousiasme tandis qu’elle s’assurait
avec l’intendant qu’ils avaient assez de réserves pour soutenir un siège au
cas où, comme le redoutait Ross, le prochain assaut des Campbell les
obligerait à se retirer avec les villageois derrière les murs du château.
Comme si le fait de penser en permanence à son mari avait le don de le
faire apparaître, il se dressa, soudain, devant elle, dans l’embrasure du
grenier où elle se rendait.
Son regard se porta spontanément sur son fichu et il remua la tête en
signe de désapprobation. La flamme qui brillait dans son regard, cependant,
démentait qu’il fût fâché de lui voir porter cette coiffe même si, chaque fois
qu’il la croisait, il lui en faisait le reproche.
— Gillean, dit-il, en s’adossant au chambranle de la porte voûtée.
J’aimerais parler seul à seul avec dame Ilysa.
L’intendant acquiesça en inclinant la tête et se retira. Ilysa avait à demi
retiré son fichu quand il lui fit signe de s’arrêter puis, d’un pas lent et
mesuré, il marcha jusqu’à elle.
Quand il ne fut plus qu’à un pas d’elle, elle sentit sa respiration
s’arrêter.
— Avez-vous peur de moi, ma femme ? murmura-t-il en lui soulevant le
menton du bout du doigt. Êtes-vous craintive à cause de ma réaction à votre
constante désobéissance ? Je vois qu’en dépit de tout ce que je vous ai dit,
vous continuez de porter votre fichu.
— Je reconnais que je le suis, confessa-t-elle.
Par ces simples mots, elle révélait la peur sous-jacente qui régnait en
elle. Même si Ross n’avait jamais levé la main sur elle ni, même, haussé le
ton, elle avait été si souvent terrorisée par son père qu’elle ne pouvait se
départir de son aspect d’animal craintif.
— Je suis toujours inquiète, reprit-elle, parce que je n’arrive pas à
savoir si vous plaisantez et faites semblant d’être courroucé par ma façon de
me coiffer ou si vous êtes simplement fâché parce que je ne vous ai pas
obéi.
Dès qu’elle eut fini de parler, il avança d’un pas et l’enlaça. Leurs corps
vinrent au contact l’un de l’autre et elle s’abandonna contre lui, se laissant
envahir par sa chaleur et sa force.
— Je vais arrêter de vous taquiner, dit-il. Mais vous savez, Ilysa, que je
ne vous ferai jamais de mal. J’ai pris l’engagement devant Dieu et les
hommes de vous protéger et je ne faillirai pas à mon devoir.
Il lui souleva le menton et déposa un tendre baiser sur ses lèvres. Ce
simple geste fit naître chez elle une très forte envie d’autre chose.
— Il faut que vous sachiez, ma femme, que votre père a perdu tout
pouvoir sur vous. Or, il croyait m’avoir roulé en me faisant épouser la
cadette de ses filles, mais c’est tout le contraire. Il m’a fait le plus précieux
des cadeaux. Il a été assez sot pour ne pas vous apprécier à votre juste
valeur, et, maintenant, c’est moi qui ai l’immense privilège de vous avoir
pour épouse.
Son sexe se pressait contre le ventre d’Ilysa qui réagissait de tous ses
sens. Les pointes de ses seins s’étaient redressées et elle sentait une
vibration à la jonction de ses cuisses.
Ross avait glissé les doigts dans ses cheveux et elle comprit qu’il lui
avait retiré son fichu. Son sexe ferme contre elle ne laissait d’enflammer
son désir et lorsqu’il s’empara de ses lèvres, immisçant la langue dans sa
bouche, elle laissa échapper un gémissement.
Impatiente de l’accueillir en elle, elle joua avec sa langue qu’elle titillait
de l’extrémité de la sienne.
— J’ai envie de toi, dit-il dans un souffle alors qu’il lui soulevait sa
robe.
Elle renversa la tête en arrière en riant d’un rire de gorge envoûtant.
— Vous avez fait une dévergondée de votre nonne de femme, messire,
murmura-t-elle.
Pour toute réponse, il glissa la main entre ses jambes et palpa ses chairs.
— Si je comprends bien, dit-il en la pénétrant d’un doigt, j’ai beaucoup
de chance.
Elle lui saisit les épaules pour ne pas perdre l’équilibre, mais, lorsqu’il
s’arrêta de la masser et laissa retomber sa robe, elle ne put se retenir de
protester :
— N’arrêtez pas, messire ! Je vous en supplie… C’est si bon…
Il bloqua la porte à l’aide d’une caisse puis, soulevant Ilysa, la déposa
sur un tonneau contre l’un des murs. La couchant sur le dos, il lui souleva
les genoux et fit reposer ses pieds contre sa poitrine.
— J’aime que tu me supplies, Ilysa, dit-il d’un ton grave et sensuel qui
transmit des frissons à la jeune femme.
Il releva de nouveau sa robe, découvrant ses jambes jusqu’au haut des
cuisses ainsi que ses hanches, et se mit à la caresser en remontant de plus en
plus près de sa féminité. Habituée, maintenant, à ses caresses, elle s’y
abandonnait dans une totale confiance.
— Je vous en prie… , murmura-t-elle quand il introduisit ses doigts en
elle, la caressant subtilement.
Elle ne put ajouter un mot au moment où il posa ses jambes sur ses
épaules, lui saisit les hanches et l’attira vers lui en pressant les lèvres là où,
un instant plus tôt, se trouvaient ses doigts.
Étourdie de plaisir, elle lui prit la tête entre les mains et le maintint dans
cette position alors qu’il la torturait d’une délicieuse manière avec ses
lèvres et sa langue.
La sensation de plaisir augmenta, soudain, dans une proportion qu’Ilysa
n’avait encore jamais connue entre ses bras et, après quelques mouvements
de la langue et des lèvres de Ross, elle se livra à la vague voluptueuse qui
l’emportait dans un tourbillon.
Elle était à peine remise de sa merveilleuse expérience, qu’il la tira vers
lui jusqu’au bord du tonneau et la pénétra, ravivant aussitôt le plaisir dont
elle vibrait encore.
Le soupir qui s’échappa de ses lèvres était autant lié à la satisfaction
qu’elle éprouvait qu’à l’anticipation de ce qui l’attendait.
Elle ouvrit les yeux tout grands quand il vint plus profondément en elle
et ne les referma plus alors qu’il allait et venait avec une force croissante.
Lui soutenant la nuque, il s’empara de ses lèvres et une indicible jouissance
parcourut le corps et les membres de la jeune femme alors qu’il s’élevait
progressivement vers le sommet de sa satisfaction où il répandit sa semence
en elle.
La tête appuyée à sa poitrine, elle attendit que se calmât la tempête des
sens qu’entre eux ils avaient déchaînée.
— Ça va ? demanda-t-il après un moment en l’embrassant doucement
sur le front.
Des larmes remplirent les yeux d’Ilysa avant qu’elle ne pût prononcer
un mot.
Chaque fois qu’il s’unissait à elle, il s’enquérait de ce qu’elle avait
ressenti et était très soucieux de savoir qu’elle allait bien. Et il témoignait
de cette attention quelle qu’eût été la nature de leur relation, tendre et
voluptueuse ou fougueuse et déchaînée.
Il s’inquiétait toujours en premier de son plaisir et s’assurait après
qu’elle n’avait souffert d’aucun inconfort.
Comblée de tendresse, elle retint ses larmes et, enfin, acquiesça d’un
signe de tête.
Quand il l’aida à descendre du tonneau, elle rabattit sa robe et replaça
son châle sur ses épaules.
— Vous n’avez plus mal à la tête ? demanda-t-elle. Comme vous n’êtes
pas venu me voir, hier soir, j’ai pensé que peut-être…
Elle s’interrompit, ne sachant pas comment expliquer ce qu’elle avait
ressenti en se retrouvant seule dans son lit.
— Je ne suis pas venu ? fit-il, interloqué.
Devant son expression à la fois navrée et confuse, Ilysa conclut qu’il
devait trop souffrir de la tête pour lui témoigner son amour et, sans doute,
n’était-il pas encore débarrassé de la douleur qui l’accablait depuis qu’il
avait reçu le coup à l’arrière du crâne.
Il se tourna vers la porte et déplaça la caisse puis, comme il levait les
yeux sur Ilysa, elle sentit le sang lui monter aux joues. Même après s’être
donnée à lui, elle ne pouvait parler de leurs relations intimes sans rougir.
— Je n’arrive pas à croire que tu rougisses après que tu m’as laissé te
posséder ainsi, sur un vulgaire tonneau. Avec tes cheveux en bataille, tes
vêtements en désordre et tes lèvres gonflées, tu es si belle et désirable… Si
je ne me retenais pas, je passerais mes journées entre tes bras.
Il s’interrompit et en souriant lui passa la main dans les cheveux.
— On a l’impression que vous sortez de notre lit après une folle nuit
d’amour, reprit-il, recourant de nouveau au vouvoiement pour lui rappeler
qu’elle n’en restait pas moins châtelaine de Sween. Décidément, ma chère
épouse dévergondée autant qu’innocente, vous me plaisez terriblement.
Il lui effleura les lèvres d’un baiser et, l’instant d’après, il avait disparu.
Demeurée seule, elle se baissa pour ramasser son fichu et, le dos tourné
à la porte restée ouverte après le départ de Ross, le remit en place.
Elle avait les bras levés et disposait ses boucles sous le carré de tissu
quand deux mains la saisirent à la taille et elle se sentit tirée en arrière.
Elle savait que c’était lui. Elle connaissait trop bien la manière dont il la
touchait pour ne pas le reconnaître et elle n’avait aucune envie de lui
résister. S’il souhaitait reprendre ce qu’ils venaient d’achever, elle y était
plus que consentante.
— Que faites-vous, messire ?
Elle se sentait bien et rassurée dans ses bras, mais, en dépit de son
propre désir qui semblait n’être jamais rassasié, elle se demandait si elle
n’aurait pas dû refuser qu’il la réclamât ainsi à n’importe quelle heure de la
journée et dans des endroits aussi incongrus.
Peut-être devrait-elle établir des limites et n’accepter ces privautés que
dans le sanctuaire de sa chambre. Ils n’étaient plus de tout jeunes mariés
fous de bonheur qui jouissaient de leurs premières heures de vie commune.
Non. Leur mariage, d’ailleurs, avait été arrangé dans le cadre d’une alliance
entre clans. Et, en outre, elle était une mariée pas comme les autres.
Mais en fait, au fond d’elle-même, elle n’avait aucune envie de se
refuser à lui quelles que fussent les circonstances où il réclamait son
attention. Elle se sentait plus vivante que jamais entre ses bras. Que ce fût
dans l’espace privé de leur chambre ou dans un autre lieu, il lui témoignait
toujours la même attention pleine de délicatesse.
Aussi appréciait-elle largement autant leurs rencontres sauvages, plus en
tout cas qu’elle ne l’aurait pensé ou, peut-être, qu’elle ne l’aurait dû.
Elle aimait être avec lui, sentir ses mains sur son corps, ses baisers, son
contact… Tout en lui la comblait de bonheur.
— J’étais venu vous dire que je vous voulais à table, ce soir, pour le
souper, mais en vous voyant, j’ai eu si fortement envie de vous que je n’ai
pas pu résister.
Il laissa courir ses mains sur son corps avant de l’inviter à se tourner
vers lui.
— Seriez-vous soumis à la tyrannie de vos bourses, messire ? demanda-
t-elle d’un air espiègle en rougissant.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Comment
pouvait-elle parler ainsi, elle qui avait passé trois ans de sa vie dans un
couvent ?
Ross, cependant, ne pouvait plus s’arrêter de rire et sa liesse se
communiquait à Ilysa qui se sentait encore plus proche de lui.
— Vous me rejoindrez à table, reprit-il d’une voix autoritaire cette fois.
Il attendit qu’elle eût acquiescé avant de la relâcher.
— Vous pouvez porter ce sacré fichu si vous en ressentez l’obligation.

Ross se retira et alors qu’elle le suivait du regard, elle s’aperçut que


Gavina et Gillean, deux vraies commères, se tenaient à l’extérieur du garde-
manger avec des expressions de satisfaction sur le visage comme s’ils
avaient de quoi alimenter leurs bavardages.
Depuis son arrivée à Sween, cependant, ils n’avaient eu de cesse de
protéger Ilysa des indiscrétions et de toutes les rumeurs mal intentionnées.
Ils ne s’en réserveraient pas moins le plaisir de parler entre eux de ce dont
ils avaient été les témoins.
— Dame Ilysa se joindra à moi à table, leur déclara Ross en passant
devant eux. Assurez-vous que la table soit dressée comme il se doit.
Il savait qu’elle avait pris l’habitude de souper en cuisine avec les
domestiques. Aussi tenait-il à leur préciser que ce soir-là les circonstances
ne seraient pas les mêmes.
Jusqu’à présent il s’était satisfait de tenir Ilysa à l’écart de sa vie, mais
depuis qu’il avait compris quelle part active elle avait jouée dans la défense
du château et des villageois, il se sentait redevable envers elle et ne voulait
en aucun cas se comporter comme s’il ignorait sa valeur.
Ses suspicions à son égard en tant que fille de Iain MacDonnell s’étaient
évanouies et, à présent, il ne reconnaissait plus en elle qu’une alliée, une
combattante et une habile stratège, sans compter tout le bonheur qu’il
trouvait entre ses bras.
Il avait pris la décision, ce soir, de tout faire pour gagner
progressivement sa confiance afin qu’elle n’eût plus aucune crainte de lui.
— Veillez à satisfaire tous les désirs de votre dame, ajouta-t-il avant de
s’éloigner de l’intendant et de la servante dont les regards brillaient d’une
joie espiègle.

Tout le reste de la journée, au cours de laquelle, notamment, il se rendit


en compagnie de Munro sur le lieu où il avait été trouvé inanimé, il ne put
empêcher que ses pensées revinssent constamment sur ce qui s’était passé
entre lui et Ilysa dans le garde-manger. Les circonstances dans lesquelles
cette entrevue était arrivée et la réaction qu’elle avait eue l’émerveillaient.
Il avait été témoin de mariages heureux, mais rarement au sein de la
noblesse où les fiancés ne se choisissaient pas en toute liberté. Le mariage
de son oncle, par exemple, avait été un fiasco du début à la fin. Beaucoup
plus jeune, son épouse ne supportait pas d’être réduite au rang d’une jument
poulinière.
Elle se soumettait à son désir, mais dépérissait à vue d’œil, et lorsque
Cormac MacMillan parvint, enfin, à la mettre enceinte, elle était trop faible
pour donner la vie et mourut en couches avec l’enfant.
Préoccupé exclusivement par le devoir de vaincre ses ennemis, Ross
n’avait accordé aucune attention à la question de l’héritier qu’il se devait de
donner au clan.
C’était, en effet, d’abord à la survie de ce même clan qu’il s’attachait.
Aussi s’était-il contenté d’accomplir son devoir conjugal comme il le lui
avait été demandé par le représentant de MacDonnell. L’important était
d’assurer la survie du clan MacMillan puis, une fois ce but atteint, il
pourrait réfléchir à son avenir.
Quand il avait compris qu’il avait épousé la cadette et non l’aînée des
MacDonnell, il avait hésité à la renvoyer à Iona.
De toute façon, il était clair dans son esprit que lorsque les Campbell ne
représenteraient plus de menace pour leur clan et s’il était avéré qu’Ilysa
n’avait eu vraiment aucune part dans la machination de son père, elle
pourrait continuer à vivre à Sween. Mais jamais il ne l’obligerait à vivre
une vie conjugale dont elle n’aurait pas le désir.
Il était, en fait, à peu près certain qu’elle n’avait aucune part dans les
combines de son père, aussi voulait-il simplement qu’elle se sentît
absolument libre de mettre fin à leur parodie de mariage si elle le voulait.
Elle serait alors entièrement libre de choisir son destin. C’était ce que sa
conscience lui dictait de faire. Mais si elle se trouvait déjà enceinte ? Que
ferait-il ?
Il était en train de marcher avec Dougal le long du loch et, absorbé par
ses pensées, trébucha, manquant de peu de tomber au milieu des rochers.
Sans l’aide de son cousin qui lui tendit le bras, il aurait fait une chute fatale.
— C’est le choc que tu as reçu à la tête qui te crée des vertiges ?
demanda Dougal alors que Ross recouvrait son équilibre.
— Oui, répondit Ross qui ne voulait pas confier à son cousin la raison
pour laquelle il avait été assez distrait pour heurter du pied une pierre.
Ils poursuivirent leur marche au bord de l’eau à la recherche d’éventuels
indices qui permettraient à Ross de se remémorer ce qu’il lui était arrivé
après l’assaut des Campbell.
— Tu ne gardes vraiment aucun souvenir de ta mésaventure ? demanda
Goudal. Ne serait-ce qu’un son que tu aurais entendu ou une silhouette que
tu aurais aperçue ?
— Non, mais je vois des ombres… Et j’ai vaguement le souvenir de
voix.
— Vraiment ? Alors la mémoire te revient.
— Il semblerait que oui. Partiellement, du moins.
Ross se retourna vers le château et, plissant les yeux, fit un effort pour
tenter de faire surgir de sa mémoire quelque souvenir, même imprécis, qui
l’aiderait à comprendre ce qu’il avait vécu.
Dans le frémissement des buissons sous le vent du nord qui descendait
le long du loch, il eut l’impression de percevoir des voix :

— Il faut que vous restiez ici !


— Je n’y suis plus en sécurité.
— Attention ! Voilà Ross MacMillan !

— Je crois qu’ils étaient trois, dit Ross comme s’il sortait d’un rêve. Et
l’une des voix m’était familière.
Il se frotta l’arrière de la tête, qui ne cessait de le faire souffrir.
— Elle venait de derrière ces buissons, reprit-il en se tournant vers le
feuillage secoué par les bourrasques.
Il écoutait les bruissements qu’ils produisaient en espérant que les
paroles qu’il avait entendues se présenteraient à son esprit.
— Ne te souviens-tu de rien d’autre ? fit Dougal en scrutant le sol à la
recherche d’une trace que les soudards auraient pu laisser. Ne les as-tu au
moins aperçus ?
Ross fit non de la tête.
— Non. J’ai entendu deux fois « MacMillan » puis j’ai reçu un coup sur
la tête.
— Frère Kevin a dû retrouver certains membres de son clan au bord de
l’eau et tu les as surpris alors qu’ils se croyaient tranquilles, suggéra
Dougal. Mais c’est étrange que des MacDonnell viennent aborder notre
rivage peu après que nous avons subi un assaut des Campbell.
Ross resta silencieux. Il n’était pas nécessaire de répondre à son cousin
car tous deux pensaient la même chose. Ils ne s’étaient, en fin de compte,
pas trompés en pressentant que ce mariage arrangé cachait un loup. Il n’y
avait, d’ailleurs, rien de surprenant qu’il comportât une supercherie de plus
car Iain MacDonnell était coutumier du fait.
— Il faut donc nous préparer à un double assaut, déclara Ross.
— La disparition de frère Kevin juste après que tu as été victime de
cette agression ne peut être une simple coïncidence. Particulièrement après
que dame Ilysa nous a dit l’avoir surpris en compagnie de deux autres
hommes.
Dougal se redressa et brisa la branche qu’il avait ramassée.
— Tu penses qu’il a compris qu’elle l’avait reconnu ? demanda Ross.
— Oui. Et je crois que le frère n’était pas devenu notre guérisseur pour
rien, répondit Dougal en remontant vers le château. Tout est calculé quand
Iain MacDonnell est de la partie.
— Crois-tu qu’il ait eu une idée derrière la tête en me donnant sa fille
pour femme ? fit Ross, exprimant, enfin, ce qui le tourmentait le plus.
Dougal s’arrêta de marcher et le regarda dans les yeux, faisant naître
spontanément cette question dans l’esprit de Ross : son cousin le lui dirait-il
s’il soupçonnait qu’Ilysa était d’une manière ou d’une autre impliquée dans
le projet de son père ?
— J’ai été témoin de sa réaction lorsque nous l’avons conduite auprès
de toi et qu’elle t’a découvert inanimé, répondit Dougal. Je puis t’assurer
que son émotion n’était pas feinte et que l’affection qu’elle te porte ne l’est
pas non plus. Sache qu’elle t’a veillé nuit et jour avec une incomparable
dévotion. Je ne décèle vraiment rien dans son comportement qui pût révéler
une quelconque hypocrisie à ton égard.
Ross acquiesça de la tête. Il ne voulait rien croire d’autre que ce que lui
affirmait son cousin. Il commençait de prendre conscience, en effet, qu’il
attendait beaucoup plus de son mariage avec Ilysa quelles qu’eussent été les
circonstances dans lesquelles il avait eu lieu.
— Viens, dit-il à son cousin. Ilysa, ce soir, dîne avec nous.
Dougal, qui avait constaté que la jeune femme n’avait jamais assisté à
aucun souper depuis son arrivée à Sween, eut une expression de surprise.
— Comment as-tu réussi à l’y convaincre ?
Ross garda le silence jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au pied du
donjon.
— Je lui ai donné l’ordre de dîner avec nous, répondit-il enfin. Or,
comme toute femme attentive aux désirs de son mari, elle m’obéit.
Il plaisantait mais ne pensait pas que sa remarque fût drôle au point de
déclencher l’hilarité de Dougal.
— À ta place, si tu as encore des soupçons, je ne mangerai rien de ce
qu’elle me présente, dit ce dernier entre deux fous rires. Un conseil d’ami :
ne partage pas son tranchoir !
Chapitre 12

Ilysa, l’estomac noué à la pensée de dîner dans la grande salle, doutait


qu’elle pût avaler une bouchée du repas. Cela, d’une certaine manière, lui
simplifierait la vie car elle ne se voyait pas manger sous le regard des
autres. Elle avait l’impression, certes, d’avoir été acceptée par les habitants
du château, mais cela ne changeait rien à la réticence qu’elle avait à rendre
public son handicap.
Auprès d’elle depuis un moment, Gavina l’aidait à se préparer et avait
même réussi à la convaincre de porter l’une des plus jolies robes contenues
dans le coffre envoyé par son père.
Elle aurait préféré porter une robe toute simple, taillée dans un tissu
grossier, comme celles dont elle se vêtait pour s’occuper à des tâches
ménagères ou autres, mais la servante avait eu raison de son entêtement.
— Était-ce vraiment nécessaire de s’habiller, Gavina ? demanda-t-elle,
prête à changer de robe pour en passer une plus modeste et moins élégante.
Nous ne célébrons pas un événement particulier que je sache. Je pourrais
porter ma robe brune qui est propre et…
— Oui, de même que votre robe grise et la vert bouteille, dit la servante
sur un ton sarcastique.
— Je t’ai déjà dit que je préférais les robes foncées car elles sont moins
salissantes.
— En effet, ma Dame, répondit Gavina avec un soupir d’exaspération.
— Mais ne t’en fais pas, reprit Ilysa, même si je préfère les vêtements
fonctionnels et que je ne me laisserai jamais convaincre par une couleur ou
une coupe particulière, je n’en ai pas moins de l’admiration pour ta
patience.
Ilysa prit le peigne et le passa dans ses cheveux.
— Peux-tu me donner mon fichu ?
— Messire MacMillan vous préfère en cheveux.
— Ce n’est pas convenable. Une dame devrait avoir toujours la tête
couverte.
— Peut-être une nonne…
Gavina, confuse, s’interrompit.
— Je vous prie de me pardonner, ma Dame, reprit-elle en inclinant la
tête. J’ai parlé sans réfléchir et ne pensais pas du tout à vous en donnant cet
exemple.
— Je crains cependant qu’un fichu ne soit pas dans l’esprit de cette
robe, remarqua Ilysa, s’efforçant de prendre en compte la qualité de la robe
que Gavina lui avait fait porter. Je pourrais mettre ma coiffe et mon voile
bleu ?
La vieille femme soupira une nouvelle fois, mais ne dit rien. Elle se
dirigea d’un pas pesant vers le coffre, faisant clairement comprendre ses
sentiments, et elle continua de marmonner dans sa barbe tout en disposant
la coiffe autour de la tête de sa maîtresse avant de la couvrir du voile qu’elle
avait demandé.
— J’aurais préféré que vous gardiez vos cheveux libres, ma Dame,
déclara Gavina, mais vous êtes quand même très belle ainsi. Vous êtes prête
à affronter le regard de votre mari.
Ilysa, toujours aussi tendue malgré les paroles de réconfort de sa
servante, se leva et suivit cette dernière dans l’escalier jusqu’à la grande
salle.
Le bruit augmentait à mesure qu’elles s’en rapprochaient et Ilysa, de
plus en plus nouée, se préparait à pénétrer dans la salle. Elle crut défaillir au
moment où, brusquement, le silence se fit alors qu’elle venait de franchir la
voûte de la porte d’entrée.
— Il n’a de regards que pour vous, ma Dame, dit à mi-voix Gavina.
Avant même qu’elle n’eût atteint la table d’honneur sous le dais, Ross,
qui s’était levé en voyant sa femme approcher, la rejoignit et lui prit la main
qu’il posa sur la sienne pour la conduire à leur place.
— Quel bonheur de vous voir, ma Dame. Je n’étais pas certain que vous
me fissiez le plaisir de votre compagnie.
— Je ne crois pas avoir eu d’autre choix, répondit-elle d’une voix
douce.
— Et si vous aviez considéré que vous aviez ce choix ?
Il attendit qu’elle prît place sur son siège qu’il avait fait garnir d’un
coussin pour son confort avant de s’asseoir à son tour et, curieux de savoir
ce qu’elle allait lui répondre, se tourna vers elle.
Ce genre de conversation, cependant, rendait Ilysa nerveuse et, comme
elle ne savait pas ce que son mari attendait d’elle, elle préféra garder le
silence.
Après quelques instants, voyant qu’elle ne desserrait pas les lèvres, il se
mit à rire.
Tous les autres convives, à leur table ou aux tables proches, qui les
observaient essayaient de deviner quel genre de propos ils avaient échangé,
justifiant l’hilarité de leur seigneur.
La joie qu’exprimait Ross, son rire sonore et aucunement contenu,
exerçait sur Ilysa un effet qu’elle ne savait pas expliquer, mais il était
certain qu’elle se sentait beaucoup plus détendue depuis qu’il avait cédé à la
liesse.
— Ce qui compte, reprit Ross, c’est que vous soyez ici.
Il fit un geste en direction des serviteurs qui se mirent à apporter des
plats de victuailles plus appétissantes les unes que les autres tandis que
l’échanson se chargeait de servir l’ale. Les rôts répandaient leurs parfums
alléchants, mais aucun ne convenait à Ilysa, qui ne pouvait couper la
viande.
— Ma Dame…
Absorbée dans ses pensées, Ilysa n’avait pas vu venir Ronald. Il se
tenait près d’elle avec une jeune servante portant un plateau.
— J’espère que vous apprécierez ce ragoût, dit-il. J’en ai changé
l’assaisonnement selon vos préférences de façon à ce qu’il vous plaise
davantage.
Il prit un bol sur le plateau et le déposa devant la jeune femme qui
respira avec délice l’odeur de la préparation dont elle distinguait les
morceaux d’une grosseur telle qu’ils n’avaient pas besoin d’être coupés.
Ronald s’inclina et se retira sans ajouter un mot.
— Cette robe vous va à merveille, remarqua Ross. Son coloris sied à
merveille à votre teint. Vous devriez porter plus souvent des couleurs vives
comme celle-ci.
Devait-elle le remercier pour son compliment ? Lui donner une
explication pour son choix de tons sombres ou ternes ?
Elle était sur le point de prendre la parole quand il se remit à parler :
— Gavina m’a donné une explication pour vos choix de couleurs. Je
comprends que vous vouliez porter des tenues discrètes et simples quand
vous vous mêlez à nos gens, mais en dehors de ces moments où vous aimez
vous rendre utile, vous devriez être vêtues d’une manière plus lumineuse et
colorée. Et si vous désirez avoir d’autres robes…
— Non, messire, interrompit Ilysa en posant la main sur son bras. Mon
coffre est rempli de robes et d’autres vêtements que ma sœur m’a donnés.
C’est un cadeau de mariage de la part de ma famille.
— C’était prévu dans l’accord pris avant notre union. Ma femme était
censée avoir plusieurs tenues en bon état comme il convient à la femme
d’un chef de clan.
Ilysa ne put dissimuler la surprise qui s’était emparée d’elle.
— Mon père s’est montré scrupuleux dans l’exécution de certains
aspects du contrat alors même qu’il savait qu’il allait vous duper au sujet de
la femme que vous alliez épouser.
— Ilysa, fit Ross en lui prenant la main. Oublions cela, s’il vous plaît.
Je vous ai acceptée comme épouse dès que je vous ai vue descendre du
bateau. Je puis même dire que je vous ai désirée dès que vous vous êtes
présentée devant moi.
Il porta sa main à ses lèvres et l’effleura d’un baiser.
— C’est un fait, reprit-il, même si, à certains moments, je ne sais pas
quoi faire de vous.
En la voyant froncer les sourcils, il se mit à sourire en poursuivant :
— Qu’importent les intentions de votre père. Vous êtes ma femme et le
demeurerez. Ne ressassez plus cette question.
— Très bien, messire.
Elle lui reprit sa main et leva sa cuillère.
— Si vous êtes capable de l’oublier, dit-elle, alors moi encore plus.
Il se pencha sur elle et lui murmura des mots que personne ne pouvait
entendre.
— Si vous ne voulez plus m’entendre évoquer la question de votre
coiffe, ajouta-t-il, vous devez, de votre côté, renoncer à porter votre fichu.
La façon dont il présentait les choses offrait à Ilysa une occasion
honorable de mettre un terme à ce conflit. Elle tourna la tête vers lui pour
exprimer son acquiescement et se trouva presque au contact de ses lèvres.
Elle eut, à cet instant, une envie douloureuse de l’embrasser.
Comme elle écartait les lèvres, leurs souffles se mêlèrent…
Ross inclina la tête sur le côté et Ilysa fermait déjà les yeux quand, au
moment où ils allaient échanger un baiser, un broc d’étain tomba au sol et
ils écartèrent leurs visages l’un de l’autre.
À cet instant, seulement, Ilysa prit conscience qu’ils avaient été sur le
point de s’embrasser devant tout le monde. Si elle pensait que le pudique
baiser de Ross sur le dos de la main était trop audacieux, qu’en aurait-il été
de leurs lèvres jointes ?
L’interruption de leur presque baiser lui permit de recouvrer ses esprits.
Alors qu’elle s’adossait à sa chaise, créant autant de distance que
possible entre elle et son mari par trop attirant, elle se demandait pourquoi il
pouvait avoir autant de considération pour elle après tout ce qui s’était
passé. Ne tenait-il vraiment aucun compte des machinations de son père ?
Ilysa plongea sa cuillère dans le ragoût et en dégusta le contenu avec un
tel ravissement qu’elle émit un petit gémissement. Elle sentait le regard de
Ross sur elle tandis qu’elle continuait de déguster la délicieuse viande en
sauce accompagnée de légumes.
Quand elle passa le bout de la langue sur sa lèvre inférieure pour y
recueillir le parfum du ragoût, il lui prit le menton entre le pouce et l’index
et, de nouveau, approcha le visage du sien.
Il s’empara de ses lèvres, cette fois, sans hésiter et immisça
audacieusement la langue dans sa bouche, réveillant en elle l’envie de bien
plus…
Comment avait-elle pu devenir aussi rapidement dépendante de lui ?
Elle n’avait accompli l’acte conjugal, au début, que par sens du devoir.
Elle s’était dit qu’elle lui devait obéissance en raison de la nouvelle vie
qu’il lui offrait et de la sécurité dont il l’assurait. Or, ce soir, à mesure
qu’elle s’abandonnait à lui, elle s’attendait à de nouvelles surprises comme
si quelque chose dont elle n’aurait jamais osé rêver allait lui arriver.
Acclamations, battement des gobelets sur les tables et applaudissements
arrachèrent Ilysa à la douce euphorie dans laquelle elle avait plongé.
Aucune force, ni sur terre ni au ciel, n’aurait pu l’obliger à relever les
yeux et faire face aux nombreux convives exprimant leur enthousiasme
devant le baiser possessif que leur chef échangeait avec sa femme.
Plus jamais elle n’oserait regarder dans les yeux ses parents ni les
membres de son clan.
— Elle ne va jamais terminer son repas, lança Dougal, assis à la droite
de Ross. Tu devras en répondre devant Gavina !
Ross mit fin à leur baiser et, un sourire extatique sur le visage, s’adossa
à son siège. Ilysa ne put résister à la curiosité de voir s’il était autant affecté
qu’elle par leur baiser. Aussi lui lança-t-elle un regard furtif et eut la
satisfaction de constater que son regard n’exprimait rien d’autre que
l’émerveillement et le désir.
Pendant toute la fin du repas, Ilysa ne cessa d’observer discrètement son
mari, mais chaque fois qu’elle tournait le regard vers lui, elle rencontrait le
sien qui semblait la défier comme s’il l’invitait à oser quelque chose.
Sinon elle termina son repas tout en écoutant les conversations autour
d’elle, particulièrement celles impliquant Ross. Cet intérêt qu’elle montrait
pour ses échanges avec ses sujets, cependant, ne diminuait pas la force de
son désir ni le besoin de savoir s’il était animé par la même passion pour
elle qu’elle pour lui.
Oserait-elle vérifier par elle-même si son corps exprimait ce désir ? Il
portait des chausses qui pouvaient laisser voir ce genre de manifestation…
Elle luttait contre l’envie de laisser tomber sa cuillère pour être obligée
de la ramasser et vérifier ainsi ce qu’il en était. Elle devrait, certes,
confesser tous ces péchés ! En quelques semaines, elle avait quitté une vie
de prières et de charité pour mener une vie de passion et de durs travaux.
Elle ne pouvait pas croire, cependant, que ce fût un péché pour une
femme mariée d’être heureuse entre les bras de son époux. Mais s’il ne
l’approchait que pour satisfaire ses envies et qu’elle y trouvait un immense
plaisir, cela constituait-il un péché ? Ils étaient, en effet, rarement ensemble
et s’ils l’étaient, c’était toujours pour s’unir charnellement.
Enfin jusqu’à ce jour où il lui a confié les clés des greniers et du garde-
manger ainsi que des pièces importantes du donjon.
À Iona, elle avait toujours la possibilité de demander le conseil de mère
Euphémia, ou même de sœur Margaret, sur des sujets qui la troublaient. Si
elle s’était confiée à elles, maintenant, elle leur aurait assurément donné une
crise d’apoplexie, mais peut-être pourrait-elle parler à Morag ? Tout comme
Gavina, qui était veuve et avait du cœur, elle pourrait lui donner
certainement quelques conseils pratiques. Mais accepteraient-elles de parler
de questions intimes impliquant leur chef ?
— Voudriez-vous quelque chose d’autre ? demanda Ross, rompant la
méditation d’Ilysa.
— Non, pourquoi ? fit-elle en clignant des yeux.
— Ronald a encore du ragoût si vous en désirez davantage. Il m’a dit
que c’était votre plat préféré.
Elle baissa les yeux sur son bol vide qu’elle était en train de saucer
machinalement avec du pain.
— C’est plutôt vous qui devriez en prendre, messire, dit-elle. En qualité
de chef du clan, on ne devrait vous servir que les mets les plus fins.
— Ronald m’en a proposé, mais j’ai largement assez mangé.
— Ross ? fit Munro en s’approchant de ce dernier par l’arrière. Nous
sommes prêts.
— Je vous rejoins dans un instant.
— Le devoir vous appelle ? dit Ilysa en le regardant se lever.
— Oui. Nous devrions avoir, ce soir, un rapport des hommes que j’ai
envoyés sur les traces des Campbell.
— Vous pressentez une attaque dans les prochains jours ? demanda-t-
elle en baissant le ton de sa voix pour que leur conversation restât privée.
— Venez, fit-il en lui tendant la main.
— Messire ?
— Nous allons aborder ces questions et d’autres au sujet de nos
préparations.
Il tira en arrière la chaise d’Ilysa et l’aida à se lever puis ils traversèrent
ensemble la salle. Au moment de franchir la porte donnant accès à la
chambre de l’intendant, ils furent rejoints par Gavina.
— Ne te fais pas de souci pour ta maîtresse, Gavina, dit Ross. Je la
reconduirai à sa chambre quand nous en aurons fini ici.
Ilysa ne trouva rien à dire devant l’expression médusée de la servante,
mais, en entrant dans la chambre, elle vit plus clair dans ses pensées et finit
par rire.
— Je n’aurais pas cru cette situation possible, messire, dit-elle alors que
Ross la guidait vers une chaise où il la fit asseoir.
— Je sais comment me jouer de cette brave Gavina, dit-il. Je la connais
depuis toujours et connais par cœur ses points faibles.
— Il faut que vous me les appreniez.
Ross leva les yeux et s’aperçut que tous ceux qu’il avait convoqués dans
la chambre de Gillean s’y trouvaient déjà : soit Munro, Dougal, Innis, un
autre de ses compagnons d’armes et, bien sûr, l’intendant lui-même.
L’ambiance était grave. Ils étaient réunis ici pour parler de questions de
vie ou de mort. Or, à cet instant précis, Ilysa ne pouvait penser qu’à Ross,
ses baisers, ses caresses, ses mots tendres…
Mais le moment n’était pas aux fantaisies. Elle voulait se concentrer sur
les sujets sérieux qui concernaient tous les habitants de Sween et oublier la
merveilleuse sensation de bonheur que lui procurait le fait d’être associée à
cette réflexion sur le destin du clan MacMillan.
Elle aurait, d’ailleurs, tout le temps de savourer son contentement
lorsque le clan serait définitivement à l’abri de ses ennemis.

Perdait-il ses moyens intellectuels ? Les anciens avaient-ils eu tort en le


choisissant pour chef du clan afin qu’il vengeât leurs morts et les
destructions infligées aux villageois ? Ross se posait ces questions car il ne
pouvait penser à rien d’autre qu’au goût de ses lèvres, la douceur de sa
langue et son odeur suave quand elle vibrait de désir entre ses bras.

Elle était encore si naturelle et dans l’ignorance du pouvoir de sa beauté


ainsi que de l’étendue de sa sagesse ! Or, cette candeur ne la rendait que
plus belle.
Si elle n’avait aucune idée d’elle-même, les villageois et les
domestiques du château, qui ne cessaient de l’encenser, l’avaient en très
grande estime. C’est ainsi que Ross recevait de plus en plus de témoignages
sur tout ce qu’elle avait fait pour sauver des vies.
— À quoi penses-tu, Ross ? demanda Munro.
À la façon dont le regard du capitaine de la garnison brillait, Ross
comprit qu’il croyait l’avoir surpris en train de rêver à sa femme, en quoi il
n’avait pas entièrement tort.
Heureusement pour Ross, il avait entendu la dernière question que lui
avait posée son capitaine au sujet du coordinateur de ses différents
éclaireurs.
— D’après le rapport qu’il m’a fait, nous n’avons pas été attaqués par
l’ensemble des forces des Campbell.
Puis, se tournant vers Innis, il reprit :
— C’est votre avis, n’est-ce pas, Innis ?
— Oui, messire. Ils n’étaient pas assez nombreux, en tout cas, pour
assiéger une forteresse comme celle-ci. Il est certain qu’ils n’ont pas jeté
dans la bataille l’ensemble de leurs forces.
Ross sourit à Munro d’un air suffisant.
— La réponse te satisfait-elle ? Et, au fait, as-tu prévenu Fergus ainsi
que nos alliés ?
— Oui, je leur ai envoyé des messagers le soir même de l’assaut après
que nous t’avons trouvé sur la grève.
Munro resta un instant pensif avant de reprendre :
— La vraie question reste de savoir si Campbell dispose d’assez
d’hommes pour vraiment nous menacer.
— Vous voulez dire qu’il pourrait, en ce cas, s’emparer de Sween ?
demanda Ilysa.
— En effet, ma Dame, confirma Innis. Alexander Campbell a été chassé
de ces terres sur ordre du roi et prié de ne jamais y retourner. Cela équivaut
à un exil. Mais il n’a jamais accepté ce bannissement et a fait le serment
qu’un jour il reviendrait réclamer son bien.
Le vieil homme parlait avec autorité de cette période troublée qu’il avait
connue.
— Le problème qui me semble encore plus essentiel, dit Ross, c’est de
savoir s’il combat seul ou non ?
Il interrogea du regard chacun des hommes présents pour avoir leur
avis.
— Qui d’autre que son fils, reprit-il, s’allierait avec un félon tel
qu’Alexander Campbell ?
La question resta en suspens un long moment alors que le silence était
retombé sur la chambre.
— Je pourrais interroger les anciens du village pour savoir s’ils ont déjà
assisté à une attaque conjointe contre notre clan menée par Campbell et l’un
de ses alliés.
— Oui, Innis. C’est une bonne idée. Je compte sur vous pour obtenir ces
renseignements.
La conversation se poursuivit et Ross ne laissa d’admirer Ilysa qui
écoutait attentivement et donnait l’impression de retenir tout ce qu’elle
entendait.
Elle avait été visiblement surprise et, en même temps, charmée qu’il la
fît participer à cette réunion à laquelle elle s’était intéressée de diverses
manières, entre autres en posant des questions sur l’histoire de sa famille
puis en faisant de multiples suggestions lorsqu’ils en étaient venus à
l’organisation de leur défense.
Si ses conseillers trouvaient étrange qu’elle assistât à leur réunion, ils
s’étaient bien gardés de le lui dire. Mais il est vrai qu’il leur en avait fait la
suggestion et qu’aucun n’avait émis d’objection.
Gillean y avait été même apparemment favorable car cela lui évitait
d’avoir à lui expliquer comment il conviendrait d’agir en cas de nouvelle
attaque et de répondre à toutes les questions qu’elle ne manquerait pas de
lui poser.
Quand Ross estima qu’ils avaient fait le tour des questions et que tout
ce qui était en leur pouvoir avait été réglé, il tendit la main vers sa femme.
Les hommes se levèrent en même temps qu’Ilysa, et Ross sortit avec
elle de la chambre de l’intendant pour traverser la grande salle et s’engager
dans la tour d’escalier.
À peine eurent-ils gravi une marche que Ross s’arrêta et dit à Ilysa de
l’attendre ici. Sur ces mots, il descendit rapidement au niveau inférieur où
se trouvaient les cuisines. Il revint un instant plus tard avec un plateau où se
trouvaient diverses victuailles et un broc d’ale.
— Ce n’était pas nécessaire, dit-elle.
— Si, car tu as très peu mangé. Je suis certain que tu as encore faim.
Ils montèrent l’escalier et, arrivés dans la galerie, Ross, qui tenait Ilysa
par la main, se dirigea vers sa chambre. Il lâcha sa main au moment de
soulever le loquet de la porte et se demanda si elle n’allait pas battre en
retraite vers sa propre chambre. Elle n’en fit rien, cependant, et lorsqu’il
poussa sa porte et l’invita à entrer dans la pièce, elle lui obéit sans hésiter.
Chapitre 13

Alors que la lumière du jour se déversait à flots dans la chambre, Ilysa


s’éveilla pour constater qu’elle n’était pas dans son lit.
Nue des pieds à la tête, elle reposait dans un lit qu’elle ne connaissait
pas et où elle se trouvait seule.
En passant la main autour d’elle, cependant, elle constata que les draps
en étaient encore tièdes. Ross ne devait l’avoir quitté que depuis très peu de
temps.
Redressant la tête, elle jeta un regard circulaire sur la chambre qui était
plus grande que la sienne, de même, d’ailleurs, que le lit dans lequel elle
était couchée. Elle pouvait rouler plusieurs fois sur elle-même avant d’en
atteindre le bord.
Or, ils avaient roulé plusieurs fois ensemble d’un bord à l’autre…
Mais la passion qu’ils partageaient n’était pas l’unique raison du sourire
qui, ce matin, illuminait son visage. En effet, il trouvait essentiellement sa
source dans la place que Ross lui avait octroyée au sein du clan ainsi que
dans sa maison.
Elle s’étira avant de soupirer alors qu’elle bougeait son bras gauche
pour lui donner une position confortable.
— Ma dame ! s’exclama Gavina en entrant comme une flèche dans la
chambre. Messire Ross vous attend dans la grande salle pour que vous
déjeuniez ensemble.
Elle déposa sur une chaise la pile de linge et de vêtements propres
qu’elle avait sous le bras et aida Ilysa à faire sa toilette avant de s’habiller
rapidement.
Gavina lui présenta une robe qu’elle ne connaissait pas et elle fut sur le
point de la refuser, mais la servante ne lui en laissa pas le temps. Après
avoir mis son bras inerte en écharpe, elle lui passa la robe par-dessus la tête
et la lui fit descendre le long du corps.
Avec une efficacité hors pair, contre laquelle Ilysa, depuis longtemps,
avait renoncé à résister, Gavina l’avait préparée et elle était fin prête à
descendre rejoindre son mari.
En prenant le dernier vêtement que lui présentait la servante, Ilysa,
cependant, marqua une hésitation.
Il s’agissait du fichu…
— Dépêchez-vous, ma Dame.
Ilysa, cependant, restait perplexe et gardait le foulard dans la main.
Pouvait-elle renoncer à le porter, comme Ross le lui avait demandé ?
Ce n’était guère qu’un carré de tissu, rien de plus…
Toutefois…
Elle avait la main qui tremblait alors qu’elle serrait le foulard contre
elle.
— Voulez-vous que je le dispose moi-même sur vos cheveux, ma
dame ?
Gavina tendit la main pour reprendre le fichu, mais Ilysa fit non de la
tête.
— Peut-être pourriez-vous simplement serrer vos cheveux dans un
ruban ?
Pour toute réponse, Ilysa plongea le fichu à l’intérieur de la manche de
sa robe pour le cas où elle en aurait besoin et leva les yeux sur la servante.
L’approbation qu’elle lut dans son regard conforta son choix.
Sans attendre, Gavina s’empara d’un ruban et fit le tour de la chevelure
d’Ilysa qu’elle souleva pour qu’elle ne retombât pas sur ses yeux.
— Venez, dit-elle. Ne perdons pas de temps. Vous êtes attendue.
Ilysa était au comble de l’émotion en descendant l’escalier à vis, mais
l’impatience de voir la réaction de Ross dépassait la crainte de se retrouver
face aux participants au repas.
En atteignant la porte d’accès à la salle, cependant, le doute l’envahit de
nouveau et elle hésita à entrer. La porte ayant été ouverte devant elle, son
mari l’aperçut et, si elle avait voulu faire une entrée discrète, elle était
compromise car Ross était déjà debout et venait d’un bon pas vers elle.
— Vous semblez avoir peur d’entrer, ma femme, dit-il en la rejoignant.
Si c’est le cas, ne vous croyez pas obligée de prendre votre déjeuner avec
moi.
N’ayant jamais transgressé les règles qui lui avaient été imposées dès
son plus jeune âge, elle était terrifiée, en effet, à l’idée de se présenter tête
nue. Mais, surtout, elle dérogeait à son habitude d’éviter de se mettre dans
les situations qui attiraient inévitablement l’attention du public sur elle et,
donc, sa difformité.
À présent, cependant, devant l’expression du visage de Ross, elle
comprenait qu’elle ne pouvait pas le décevoir. Elle se devait de faire un
effort pour lui, en rétribution de sa gentillesse à son égard. Bref, elle devait
lui montrer à quel point elle l’aim…
Confiante dans le choix qu’elle faisait alors qu’elle avait eu si rarement
l’occasion d’en faire dans sa vie, elle sourit. En fait, ce que Ross requérait
d’elle était un bien petit effort, mais il y tenait et elle pouvait lui donner
satisfaction.
Un gargouillis dans son estomac se fit entendre, à cet instant, mettant
fin à la tension qui commençait de monter entre eux.
— Terrifiée, certes, mais d’abord affamée, dit-elle.
— Alors venez vous asseoir à table, dit-il en s’écartant alors qu’il lui
présentait le dos de la main.
Elle posa la main sur la sienne et, tandis qu’ils traversaient la salle, elle
s’attendit à ce que des murmures montent des tables où se trouvaient déjà
les convives, mais il n’en fut rien.
Quelques-uns d’entre eux la saluèrent de leur place, mais elle n’entendit
rien qui pût la mettre mal à l’aise.
Quand Ross la conduisit à une chaise, elle prit conscience de ce qui
l’avait perturbée la veille au soir. Elle était assise du côté opposé à celui
qu’elle avait l’habitude d’occuper.
— Vous n’êtes pas à votre place habituelle ? fit-elle. Il me semble que
nos sièges ont été intervertis.
Ross fit signe aux domestiques de commencer le service puis il s’assit
près d’Ilysa et attendit que leurs tasses fussent remplies.
— En effet, répondit-il enfin, mais si j’ai décidé de m’asseoir à votre
gauche, c’est pour éviter que votre bras gauche soit heurté dans l’exécution
du service.
Elle le regarda dans les yeux avec insistance.
— Pourquoi avez-vous tant d’attentions pour moi ? demanda-t-elle dans
un murmure, la gorge serrée.
— N’est-il pas permis à un mari de traiter avec respect sa femme ?
Elle fut sur le point de lui rappeler les circonstances de leur mariage,
mais il lui revint à l’esprit qu’elle lui avait promis de ne plus le faire.
— Pourquoi vous êtes-vous coiffée ainsi ? demanda-t-il en souriant.
Particulièrement si vous étiez angoissée de déjeuner ici.
— Parce que vous me l’avez demandé.
Il la dévisagea comme s’il était étonné qu’elle exécutât une de ses
requêtes puis, en un clin d’œil, son expression changea et prit un air de défi.
— Si je comprends bien, il suffit que je vous demande quelque chose
pour que vous le fassiez ?
Heureusement une servante plaça des bols de porridge fumant devant
eux avant qu’elle n’eût eu le temps de répondre par une sottise ou pire.
Plongeant sa cuillère dans l’épaisse bouillie d’avoine et de crème fraîche
sucrée, elle la porta à sa bouche et avala le porridge avec délectation.
— Vous me taquinez, messire, dit-elle en posant sa cuillère sur la table
pour le regarder en face.
Elle était lasse de feindre. Le moment de la transparence et de la
parfaite sincérité était venu.
— Vos paroles ont deux sens, reprit-elle, et je vous réponds oui pour
l’un et pour l’autre.
Ils avaient pris l’habitude de parler en plaisantant et par sous-entendus.
Or, ce n’était pas un mode de communication facile pour elle car elle
s’interrogeait sur l’implication de Ross dans leur relation et ses intentions.
L’autre aspect qui faisait naître en elle une certaine appréhension, c’était
son manque d’expérience des relations de séduction entre homme et femme.
Les jeunes filles nobles comme elle prenaient l’habitude, quand elles
devenaient femmes, d’exercer leur séduction sur les jeunes gens qui leur
faisaient la cour.
Elle-même, cependant, n’en avait pas eu l’occasion puisqu’elle avait été
envoyée au couvent à l’âge où elle aurait dû faire cette expérience. Elle y
parlait peu, d’ailleurs, se contentant de répondre aux questions qu’on lui
posait et n’avait d’autre compagnie que féminine.
— J’aime à vous taquiner, dit Ross, parce que cela vous fait toujours
sourire et, parfois, rougir. Or, vous êtes ravissante lorsque le sang vous
monte aux joues.
Il se pencha sur elle pour ajouter :
— Lorsque vous êtes arrivée à Sween, vous étiez toute pâle et émaciée.
J’aime, à présent, vous voir avec des joues et un teint frais. Vous donnez
l’impression d’être heureuse et d’apprécier la nourriture de Sween. Cela
m’enchante.
— Je suis heureuse ici, c’est vrai, reconnut-elle.
— Alors, si je vous demande de renoncer à ce que vous aviez prévu de
faire, ce matin, et de m’accompagner, vous me répondrez oui ?
— Bien sûr.
— Savez-vous monter à cheval ?
— Un peu… Mais au cours des dernières années cela ne m’est pas
arrivé une seule fois. Peut-être vaut-il mieux que je reste ici. Je risque de
vous retarder.
— Non. Je ne suis pas pressé. Je pensais qu’il serait utile que vous
voyiez l’étendue de nos terres ici et que vous compreniez ce que nous avons
à défendre.
— Il y a d’autres fiefs que celui-ci ?
Elle avait cru que Sween et son village ainsi que les terres alentour
représentaient l’ensemble des possessions des MacMillan.
— Oui, répondit-il en faisant un signe de tête à Dougal qui venait vers
eux. N’oubliez pas de prendre un manteau. Le temps se rafraîchit. On sent
venir l’automne.
Ils terminèrent leur repas et lorsque Ilysa se leva de table, il lui prit la
main pour lui dire ces quelques mots à mi-voix :
— Je suis content, vraiment content que vous veniez avec moi. Bravo
pour votre courage.
Elle monta quatre à quatre les marches de l’escalier de la tour pour se
préparer et ne pas le faire attendre. Gavina, la pauvre, ne la suivit qu’avec
peine et arriva tout essoufflée dans la chambre.
En voyant le manteau usé jusqu’à la corde qu’Ilysa venait de sortir du
coffre, la servante fit la grimace, mais même l’état lamentable de son
vêtement ne pouvait diminuer la joie de la jeune femme qui se précipita
hors de sa chambre pour aller rejoindre son mari.
Il l’attendait dans la cour, juché sur un immense destrier. Elle chercha
des yeux sa propre monture mais le vit, soudain, tendre la main vers elle.
Elle courut vers lui et il se pencha sur le côté pour lui entourer la taille
de son bras. En un instant et sans effort, il l’arracha du sol et l’assit devant
lui sur la selle.
Avant même qu’elle ne pût protester ou, du moins, exprimer un
sentiment, il toucha de ses talons les flancs du cheval qui se mit au pas.
La journée passa comme un éclair alors qu’ils chevauchaient sur les
terres du château de Sween, au-delà des clôtures des champs cultivés et à
travers les collines.
Tout en cheminant, Ross en apprit davantage à Ilysa au sujet de sa
famille et de ses parents. Bien qu’ils fussent accompagnés d’une dizaine de
cavaliers en armes, ceux-ci se montraient très discrets, et Ilysa avait
l’impression d’être seule avec lui.
La nuit qui suivit cette merveilleuse cavalcade entre les bras de Ross fut
de nature à la convaincre qu’elle pourrait avoir vraiment sa place ici auprès
de lui.

Les jours qui suivirent où, chaque matin, elle se réveillait lovée contre
lui puis l’accompagnait dans tous ses efforts pour assurer la défense de son
clan furent les plus beaux qu’elle eût jamais vécus. Ils étaient même plus
merveilleux que tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
Ross prenait tous ses conseils au sérieux et ne mettait jamais en cause sa
participation à telle ou telle discussion sur l’organisation de leur défense.
Quand les espions envoyés par Ross revinrent en annonçant que de
nombreux vaisseaux chargés d’hommes d’armes s’étaient rassemblés au sud
du loch, Ilysa comprit que le moment était venu de constater si leurs
préparations, dont de nombreuses avaient été inspirées par elle, se
révéleraient ou non efficaces.
Ils sauraient, aussi, bientôt, s’ils étaient assez nombreux pour défendre
Sween et si le clan de Ross, leur clan, continuerait de vivre ou serait
anéanti.
La lutte effrénée qu’ils menaient pour être prêts au moment de l’assaut
n’avait de cesse de les rapprocher l’un de l’autre. Avec la contribution de
tous les villageois et les habitants du château qui donnaient le meilleur
d’eux-mêmes, Ilysa avait l’espoir que leurs efforts seraient couronnés de
succès. Ultimement, elle faisait des vœux pour que son père leur procurât le
soutien qu’il leur avait promis et qu’ainsi les MacMillan parviennent à
défaire leur ennemi.
Et après, elle l’espérait, la vie reprendrait pour toujours dans le bonheur.
Ross et elle resteraient à jamais unis.
— Nous sommes aussi prêts qu’on puisse l’être, dit Munro.
À côté de Ross sur les remparts de Sween, le capitaine exprimait sa
confiance sans exagération et, d’ailleurs, Dougal et Innis acquiescèrent à sa
remarque.
— J’aimerais presque…
Ross ne termina pas sa phrase car en vérité il ne désirait pas ce qu’il
était sur le point de dire.
— J’aimerais que nous ne soyons pas en train d’attendre désœuvrés
sans savoir quand nous aurons à nous battre, reprit Munro qui exprimait par
ces mots la pensée de son chef. Je voudrais que ce soit nous qui ayons
l’initiative du combat.
— C’est précisément ce que je voulais dire sans me le permettre, fit
Ross.
Il regarda successivement chacun des hommes et reprit :
— Nous pensons tous la même chose, mais avec nos forces divisées en
deux, l’autre moitié se trouvant avec Fergus, il serait risqué de s’aventurer
hors de Sween.
— Je le sais, Ross, dit Munro, mais je suis impatient de faire payer aux
Campbell le mal qu’ils nous ont fait.
— Moi aussi, Munro, mais puisque nous savons qu’ils approchent, il est
plus raisonnable de les attendre derrière nos murs comme le fait Fergus à
Barron.
— Les derniers de nos hommes seront de retour ce soir, n’est-ce pas ?
dit Dougal.
— Oui, au coucher du soleil, répondit Innis.
— Grâce à ces dernières informations, nous aurons une vision plus
complète de leurs intentions et pourrons nous y opposer, dit Ross.
— Dame Ilysa n’est pas là ? fit Innis.
Ross croisa son regard inquisiteur et fit oui de la tête.
— Ne devrions-nous pas en profiter pour aborder certains sujets ?
— Non, Innis, il n’y a rien à discuter, répondit sèchement Ross. Nous
savons tous que le père de ma femme est le plus grand inconnu dans cette
affaire. Le fait qu’Ilysa ait été envoyée ici plutôt que sa sœur montre
clairement qu’il poursuit un objectif indépendamment des ambitions des
Campbell.
Ilysa, hélas, était un élément plus important qu’il ne l’aurait voulu de ce
jeu obscur que menait Iain MacDonnell, mais elle n’était tout de même
qu’un pion entre les mains de ce dernier comme tous ceux qui dépendaient
de lui ou étaient simplement en lien avec lui. Sa présence ici, cependant, et
les actions qu’elle y menait rendaient difficile de discerner le rôle qu’elle
jouait sur l’échiquier de son père.
Le rusé MacDonnell, en effet, ne l’aurait pas substituée à sa sœur sans
raison. Ross avait la certitude que son but n’était pas uniquement de
l’humilier en lui faisant jouer le rôle de l’idiot.
— Dame Ilysa s’est révélée digne de confiance, n’est-ce pas, Ross ? fit
Dougal. Regarde tout ce qu’elle a accompli ici.
Ross leva la main pour arrêter son cousin.
— Il ne s’agit pas de ma femme. Les agissements de son père ne
concernent que ce dernier.
Ross posa la main sur l’épaule de son cousin, qui était devenu le plus
acharné protecteur d’Ilysa depuis qu’elle était arrivée à Sween.
— Elle fait partie, cependant, de son plan, reprit Ross. Plan dans lequel
elle joue un rôle que lui seul et personne d’autre semble comprendre.
— Que faut-il faire des hommes d’armes du clan MacDonnell qui
séjournent ici ? demanda Munro.
— Continue à leur confier des tâches à l’extérieur des remparts. Se
plaignent-ils de dormir au village ? Et y a-t-il eu de nouveaux incidents
avec les nôtres ?
— Non. Quoi qu’on leur demande, ils semblent satisfaits. En dehors de
l’incident qui avait été signalé, il ne s’est plus rien reproduit. Le forgeron,
toutefois, brûle de se battre avec l’un des leurs.
Munro haussa les épaules en prononçant ces derniers mots tandis que
Ross croisait les bras sur la poitrine en remuant la tête en signe de
dénégation.
Il connaissait la source de tous ces problèmes. Elle se trouvait, en effet,
dans l’irrespect que les MacDonnell témoignaient à sa femme. L’un d’eux
ayant été insultant à l’égard d’Ilysa en présence du forgeron, celui-ci, dont
la fille avait été protégée par Ilysa lors de l’assaut des Campbell, ne le lui
pardonnait pas.
— Tenez-les séparés, répondit Ross. Lorsque nous en aurons fini, je
réglerai cette question. Le MacDonnell paiera pour ce qu’il a dit.
Alors que les hommes se séparaient, Dougal fit signe à Ross qu’il
voulait lui parler. Il attendit que les autres se fussent suffisamment éloignés
pour commencer :
— Est-ce que les espions que tu as envoyés à Dunyvaig avaient pour
mission d’enquêter sur Ilysa ?
— Oui, de même que ceux qui sont allés à Iona.
Dougal ne put cacher son étonnement.
— Quand as-tu pris la décision d’en savoir plus sur elle ?
— Dès le matin de son arrivée. En fait, lorsque j’ai su qu’elle n’était pas
la fiancée que j’attendais. Je ne savais rien d’elle. Deux de nos hommes ont
suivi Eachann qui retournait à Dunyvaig puis, quelques jours plus tard, j’ai
envoyé quelqu’un à Iona.
— Tu as envoyé un espion au couvent ? fit Dougal d’un air moqueur.
— Non. J’ai suivi le conseil Elspeth et y ai envoyé une femme.
Dougal remua la tête d’un air incrédule qui ne fit que convaincre un peu
plus Ross qu’il avait eu raison de suivre le conseil de sa sœur. Elspeth, en
effet, s’était toujours plainte de ne pas être prise au sérieux et de se voir
interdire la plupart des missions que les hommes accomplissaient.
Dans son cas, il s’agissait de combattre et se défendre elle-même
comme n’importe quel homme d’armes. Il ne s’agissait pas de ça en
l’occurrence, mais en réfléchissant à la meilleure façon de rencontrer la
mère supérieure et d’obtenir son aide, il était apparu à Ross qu’une femme
serait la mieux placée.
— C’est elle en personne, d’ailleurs, que j’aurais mandée de se rendre à
Iona si elle avait été encore là, reprit-il.
Elspeth aurait été enchantée d’accomplir cette mission mais elle avait
déjà rejoint l’abbaye près de la maison de son promis, où elle attendait leur
mariage.
— Il y a déjà plusieurs semaines que tu es marié… La femme que tu as
envoyée là-bas en est-elle revenue ?
— Bien sûr. Elle s’est entretenue avec la mère supérieure et n’a fait que
confirmer ce que je savais déjà par la rumeur ou par Ilysa elle-même. La
supérieure lui a dit qu’elle n’avait pas été informée de l’intention de Iain
MacDonnell de reprendre sa fille. Ses hommes, d’ailleurs, sont arrivés de
nuit et sont allés chercher Ilysa dans sa chambre alors qu’elle dormait. Les
sœurs ont été terrifiées, mais aucune n’a été violentée.
— Tu crois donc tout ce que te dit ta femme ?
— Oui, sans hésitation. En dépit de son père en qui je n’ai aucune
confiance. Je la crois absolument étrangère à toutes ses machinations.
Dougal parut rassuré quelles que fussent ses préoccupations, et leur
conversation se poursuivit sur d’autres questions, notamment sur certaines
plaintes émises par des fermiers.
Un peu plus tard, Dougal lança un regard par-dessus l’épaule de Ross.
— Regarde ! fit-il en pointant le doigt vers le sud.
Ross se retourna et vit un navire approcher de leur rivage. Poussé par le
vent du nord, il avançait rapidement. Une bannière aux couleurs du clan
MacDonnell battait sauvagement dans les bourrasques en haut du mât.
— C’est intéressant qu’il nous envoie du monde juste avant que nos
espions n’arrivent, remarqua Ross en se dirigeant vers l’escalier conduisant
à la cour. Viens ! Nous allons accueillir nos visiteurs.
Ils trouvèrent Munro à la porte d’entrée du château où il les avait
devancés.
— Je suppose que dame Ilysa est descendue au village avec Morag ? fit
Ross cherchant des yeux sa femme.
— Morag ? dit Munro en haussant les épaules. Ne me demande pas, je
ne sais pas, mais si elles sont ensemble, il est vraisemblable qu’elles
discutent des vertus des herbes et plantes diverses.
Ross ne s’inquiétait pas. Il savait que sa femme retournerait au donjon
dès qu’elle apprendrait qu’ils avaient reçu de la visite. Aucun messager
n’avait annoncé ces visiteurs si bien que Ross ne pouvait se douter de qui il
s’agissait. Des émissaires de Iain MacDonnell seraient-ils à bord de
l’embarcation ou s’y trouverait-il lui-même ?
Par prudence, des gardes s’alignèrent de part et d’autre de l’entrée du
château tandis que Ross, encadré d’Innis et de Munro, s’avançait vers le
quai.
Un petit groupe d’hommes descendit du navire et s’avança vers lui. De
grande taille, ces hommes d’armes encadraient une femme.
Vêtue d’un grand manteau dont la capuche lui couvrait la tête, on ne
voyait d’elle que le visage et le regard. Or, Ross crut reconnaître les yeux
d’Ilysa.
Elle avança seule jusqu’à Ross, à l’exception d’un homme qui restait à
son côté.
Ross avait deviné de qui il s’agissait avant même que l’homme n’eût
annoncé le nom de la jeune femme.
— Dame Lilidh MacDonnell, dit-il. Fille aînée de messire Iain
MacDonnell.
Celle qui aurait dû être son épouse fit une gracieuse révérence avant de
se redresser et rejeter en arrière le capuchon de son manteau qui tomba sur
ses épaules.
— Messire, dit-elle en croisant le regard de Ross.
Puis, sans la moindre pudeur, elle se mit à l’observer de la tête aux pieds
en s’arrêtant sur le milieu de son corps.
— Soyez la bienvenue à Sween, ma dame, dit Ross. Votre sœur ne m’a
pas averti de votre visite.
— Elle l’ignore. C’est mon père qui a souhaité que je vous rende visite
car nous n’avons reçu aucunes nouvelles d’Ilysa depuis qu’elle vit ici.
— Je ne doute pas qu’elle soit touchée par votre démarche.
— Où est-elle ?
Une certaine inflexion dans le ton de voix de la jeune femme et son
attitude révélaient très clairement qu’elle avait beau s’enquérir d’elle, elle
était tout à fait indifférente au sort de sa sœur.
— Ma femme est à ses affaires, répondit laconiquement Ross.
Le choc qu’il lut sur le visage de Lilidh MacDonnell était assez
révélateur de ce à quoi elle et son père s’étaient attendus. À aucun moment
ils n’avaient pensé qu’il reconnaîtrait Ilysa comme sa femme légitime.
— Venez, dit-il. Vous pourrez attendre son retour à l’intérieur.
Selon l’usage, il présenta le dos de la main à la jeune femme qui y plaça
la sienne. Il remarqua à cet instant un étrange échange de regards entre elle
et l’homme qui se tenait à son côté avant que ce dernier ne reculât d’un pas
puis qu’il les suivît.
Parfaitement exercée à l’art de la conversation la jeune femme ne cessa
de parler tandis qu’ils marchaient en direction du donjon. À aucun moment,
elle ne ralentit son débit, si bien qu’il était impossible à Ross de lui poser la
moindre question.
Ils approchaient du donjon quand il entendit un bruit de pas derrière
eux. Aussitôt, il s’arrêta avec Lilidh MacDonnell et se retourna.
Ilysa, suivie de Gavina tout essoufflée, venait vers eux à grands pas. Sa
robe était recouverte d’un tablier et elle portait sur la hanche droite un
panier rempli de plantes médicinales. Le visage coloré par l’effort et les
rires, les boucles dorées de ses cheveux flottant dans la lumière du soleil,
elle respirait le bonheur et la jeunesse.
Cependant, l’instant d’après, ce spectacle merveilleux s’évanouit sous
les yeux de Ross. Ilysa, en découvrant que sa sœur était au bras de son mari,
se transfigura presque immédiatement. Et elle n’avait pas fini de se
décomposer…
Au moment où l’homme qui avait accompagné sa sœur lui montra son
visage, elle pâlit et se figea, le fixant de ses yeux effarés comme si un
spectre venait de lui apparaître.
Le temps sembla s’arrêter…
Ross, qui n’avait d’yeux que pour sa femme, la vit danser d’un pied sur
l’autre comme si elle perdait l’équilibre. Il allait s’élancer vers elle quand il
prit conscience que sa sœur avait la main posée sur la sienne.
— Qu’avez-vous fait à ma sœur, messire ? fit Lilidh MacDonnell sur un
ton accusateur.
Elle ne put retenir un rire bref et glaçant qui surprit désagréablement
Ross.
— Vous l’avez réduite à l’état de servante, ce qui, d’ailleurs, était déjà
son cas à Iona.
La lumière s’éteignit dans le regard d’Ilysa, de même que s’était
évanoui son sourire, et la jeune nonne qu’il avait vue débarquer à Sween
réapparut, soudain, comme sous l’effet d’un sortilège.
La façon dont son estomac se noua lui dit qu’il ne reverrait jamais plus
la femme qu’il avait tant aimée.
Chapitre 14

Elle ne pouvait rien faire d’autre que regarder, immobile, la scène qui se
présentait à elle.
De voir sa sœur au côté de Ross, la main sur la sienne, lui avait coupé le
souffle. Grande et belle, Lilidh était la femme parfaite pour Ross. Or, c’était
celle qu’il avait cru épouser !
Mais si elle était profondément choquée de voir sa sœur dont elle
n’attendait pas la visite, elle l’était encore plus par la présence à son côté de
l’homme qui tournait, à présent, le visage vers elle.
Graeme MacLean !
Celui auquel elle avait été promise et qui l’avait refusée !
Or, c’était à la suite de ce rejet qu’elle avait été envoyée à Iona de façon
à ne pas gâter le bonheur de Lilidh qui, dans la foulée, avait été fiancée à
Graeme MacLean.
Dépourvu de caractère, il était aux ordres de leur père et jouait elle ne
savait quel rôle dans son stratagème. Mais si ce n’était qu’un personnage
fantoche, il n’en avait pas moins le pouvoir de blesser Ilysa qu’il regardait,
à présent, avec un vague dégoût mêlé de pitié comme lorsqu’elle lui avait
laissé voir son bras atrophié.
Son regard exprimait, toutefois, une nuance supplémentaire. Au-delà du
mépris, elle lisait dans ses yeux bruns un sentiment peut-être encore plus
insultant : le soulagement.
Celui de ne pas avoir été forcé de l’épouser, trois ans plus tôt, comme il
avait cru que ce serait le cas.
Il lui lança, soudain, un regard critique qu’elle prit, cette fois, pour sa
tenue et ses cheveux libres qui avaient l’outrecuidance de rivaliser avec la
blondeur de sa fiancée.
En réaction à la remarque désagréable de Lilidh au sujet d’Ilysa, Ross
lui avait laissé tomber la main et avait eu un mouvement d’empathie vers sa
femme avant de se tourner vers Gillean avec lequel il échangea quelques
mots à mi-voix.
L’intendant acquiesça de la tête et fit signe à Lilidh et MacLean de le
suivre, laissant Ross seul en présence d’Ilysa qui avait envie de se jeter dans
ses bras tout autant que de fuir et disparaître à jamais.
Il avait suffi qu’elle revît sa sœur et Graeme pour que l’assurance
qu’elle croyait avoir acquise s’évanouît en un instant. Toute la satisfaction
et la joie qu’elle avait éprouvées en devenant l’épouse de Ross s’étaient
dispersées comme emportées par le vent.
En voyant Ross combler l’espace qui le séparait d’Ilysa, Gavina, qui
était restée en retrait, s’empressa de débarrasser sa maîtresse de son panier,
dit quelques mots à son mari et se dirigea vers le donjon.
Debout près d’elle, Ross ne disait pas un mot, se contentant de la
regarder avec tendresse.
Après un certain temps, consciente que c’était à elle de parler et,
d’ailleurs, désireuse de lui demander la permission de séjourner ailleurs
qu’au château tant que Lilidh et Graeme s’y trouveraient, elle commença :
— Je vous supplie de…
— Tu n’as pas à me supplier, Ilysa, l’interrompit Ross spontanément.
Quoi que tu désires ou aies besoin est déjà à toi.
— Je…
Elle leva la main pour tirer sur l’étole qu’elle ne portait pas et Ross en
profita pour lui prendre la main.
— Dis-moi qui est cet homme, dit-il en lui enlaçant la taille de son bras
libre tandis qu’il commençait de se diriger avec elle vers le donjon.
— Je ne peux pas, Ross, fit-elle, sa voix s’étranglant dans sa gorge.
— Reprends ta respiration, ma chérie, dit-il avec une autorité empreinte
de compassion. Expire, maintenant, lentement…
Or, tout en parlant, ils continuaient de marcher ensemble.
— L’homme, répondit-elle enfin, c’est Graeme MacLean.
— Il appartient au clan qui soutient le couvent d’Iona ? La supérieure
en est une MacLean, n’est-ce pas ?
Ilysa glissa, mais il la retint de tomber. Ralentissant alors leur pas, il
demanda :
— Peux-tu me dire ce qu’il est pour toi ?
Tout en marchant très lentement, il se dirigea vers la cuisine de façon à
entrer au château sans prendre le risque de croiser Lilidh et Graeme. Quand
ils eurent franchi le seuil de la porte, il conduisit Ilysa directement à un
endroit où personne ne les verrait ni ne les entendrait.
Ils restèrent un moment en silence, Ilysa jouissant de la présence de
Ross qui la tenait dans ses bras. Elle savait qu’il ne la tiendrait plus ainsi
après qu’elle lui aurait révélé l’objet de sa honte. Or, il lui était d’autant
plus difficile de le faire qu’elle avait été particulièrement heureuse au cours
des derniers jours.
Dès qu’elle aurait parlé, elle le savait, il n’en serait plus rien.
— Graeme était… Nous étions promis l’un à l’autre.
— Quand ?
— Il y a un peu plus de trois ans.
— Tu l’aimais ?
Entre toutes les questions auxquelles elle s’était attendue de sa part, elle
n’avait jamais envisagé celle-là.
— Ilysa, réponds-moi. L’as-tu aimé ?
Elle croyait reconnaître l’accent de la jalousie dans le ton de sa voix,
mais cela ne se pouvait pas.
— Je ne l’avais jamais rencontré. Lilidh, par contre, l’avait vu et elle me
l’avait décrit.
— Seigneur ! murmura Ross.
— Eh oui… Or, elle a décidé qu’elle le voulait pour elle. Elle n’a pas eu
de peine à en convaincre mon père.
Il lui importait peu que leur père eût eu d’autres projets pour elle dont,
en particulier, une union avec un homme d’un bien plus haut rang. Lilidh,
en effet, avait obtenu ce qu’elle voulait en usant de son charme et de son
habileté. Leur père n’y avait vu que du feu.
— Et Graeme ? Comment a-t-il réagi ?
Ilysa prit une longue respiration et expira lentement en appuyant la tête
à la poitrine de Ross tandis qu’elle cherchait les mots pour lui répondre.
— Qu’a-t-il fait, Ilysa ?
Il y avait presque de la menace dans sa voix et, Dieu lui pardonne, elle
en aimait le son.
— Nous avons marché le long du loch et il a vu mon bras.
— Tu ne me dis pas tout. Vas-y. Je veux savoir le reste de l’histoire.
— Lilidh était avec nous… À un moment, j’ai trébuché…
Elle n’avait pas oublié la façon dont elle avait été poussée dans le dos et
qui l’avait fait tomber à terre.
— Il s’est penché pour m’aider à me relever et mon bras est sorti de son
écharpe…
— Et il l’a vu. Tu ne t’en es pas rendu compte ?
— Non. Je ne sens presque pas mon bras. S’il sort de l’écharpe, je ne
m’en aperçois pas toujours. De retour au donjon, Graeme MacMillan a
déclaré à qui voulait l’entendre qu’il n’épouserait pas une femme avec un
bras atrophié, que se marier avec moi serait, d’ailleurs, mentir devant Dieu
et les hommes et que, de toute façon, il serait incapable de consommer le
mariage…
— Suffit, amour, fit-il en lui passant la main dans les cheveux. Tu en as
assez dit.
— Avant cet incident, mon père n’avait jamais parlé en public de mon
problème. Et dans ma famille, on n’en parlait presque jamais. La
réprobation de Graeme, cependant, l’a obligé à annuler les fiançailles et à
m’envoyer à Iona.
Elle s’écarta de Ross, qui la laissa aller, et, ravalant ses larmes, elle
s’éclaircit la voix.
— Cela s’est en fin de compte révélé comme un avantage d’entrer au
couvent, même si ni moi ni mon père, sur le moment, n’en avions
conscience.
La main tremblante, elle retira son tablier, effaça les plis de sa robe et
remit en place son bras gauche.
— Où vas-tu ? fit-il alors qu’elle venait de lui tourner le dos.
Il la saisit à l’épaule et l’obligea à se retourner vers lui.
— Vous avez des invités, répondit-elle en baissant la tête. Je ne veux
pas…
— Tu es dame Ilysa MacMillan, femme du chef du clan du même nom.
Et tu n’as pas à faire ce que tu ne veux pas faire. Ne te fatigue pas à te
montrer aimable avec ta sœur et ce Graeme MacLean. Laisse Gillean
s’occuper d’eux.
Le besoin de se cacher, à présent, la submergeait. Elle serait capable, le
lendemain, d’affronter leurs visiteurs, mais maintenant, son seul désir était
de fuir.
— Je voudrais regagner ma chambre, dit-elle.
Il ouvrit la bouche pour contester ce choix, mais réprima aussitôt les
paroles qu’il allait prononcer et se contenta d’acquiescer.
— Rejoins-moi plus tard dans ma chambre, lança-t-il alors qu’elle avait
déjà fait un pas en direction de la cuisine.
— Je crains de n’être trop nerveuse, cette nuit, messire. Je vous verrai
demain matin.
Les traits de son visage tressaillirent comme si par sa réponse elle
l’avait souffleté, mais il n’insista pas et n’ajouta plus rien.
Surprise qu’il ne se fût pas révolté, Ilysa sentit son cœur se briser alors
qu’elle s’éloignait de lui.

Ross écrasa le poing contre la lourde porte de chêne du garde-manger


avant d’en sortir. La douleur le soulagea, d’une certaine manière, de sa
frustration. Mieux valait exercer sa colère contre un objet que contre celui
qui en était à l’origine car il ne se contenterait pas de le frapper une seule
fois. Il en résulterait qu’il le tuerait et qu’il lui faudrait rendre des comptes
de sa mort.
En qualité de chef du clan, il ne pouvait pas venger l’honneur de sa
femme comme il l’aurait souhaité. En particulier dans la mesure où le père
de cette dernière avait permis qu’elle fût l’objet de l’humiliation qui le
rendait fou de rage.
Un marmiton s’approcha pour entrer au garde-manger, mais, en voyant
l’expression de son seigneur, il battit en retraite sans dire un mot. Il était
rare que Ross perdît ainsi patience, mais, cette fois, il ne contrôlait plus
rien.
Après avoir entendu Ilysa rapporter la scène qu’elle avait vécue au bord
du loch avec Graeme MacLean, il n’avait plus qu’une envie, le mettre en
pièces ainsi que Iain MacDonnell.
Le clan et sa sécurité, hélas, dépendaient bien trop de ce dernier pour
qu’il pût se dresser contre lui.
Il aurait voulu, à cet instant, n’être plus le chef du clan MacMillan. Il
aurait pu ainsi punir ceux qui avaient humilié et blessé Ilysa. Il importait
peu que ces faits eussent eu lieu avant qu’elle ne fût devenue sa femme et,
donc, qu’il ne l’aimât. Puisqu’elle en avait pâti, il devait en punir les
auteurs.
Elle était sienne et il ne permettrait pas que sa sœur et le sinistre
Graeme anéantissent les progrès prodigieux qu’elle avait faits au cours des
dernières semaines. Il ne permettrait pas non plus qu’ils lui retirent sa joie
de vivre.
Il n’était pas question, en tout cas, qu’il restât à l’écart pour assister à la
façon dont ils la dégraderaient jusqu’à en faire la pauvre nonne exilée et
terrorisée qu’on avait envoyée vivre dans une abbaye glaciale sur une île
humide et battue par les vents.
Pour le moment, il accorderait l’hospitalité à ses visiteurs comme la
coutume le lui imposait, et il resterait parfaitement courtois avec eux aussi
longtemps que son clan ne serait pas hors de danger. Mais lorsque le devoir
ne l’appellerait plus à se mettre au service de ses sujets, ceux qui avaient
fait du mal à sa femme auraient à en répondre.
Avant d’entrer dans la grande salle, le lendemain matin, Ross ne savait
qui il allait y trouver. Enfin, il était surtout préoccupé par la question de
savoir si Ilysa serait ou non à sa table. Or, au premier coup d’œil, il vit
qu’elle n’y était pas et n’en fut pas particulièrement étonné.
Les anciens se présentèrent peu après lui dans la salle et gagnèrent
chacun sa place. Puis ce fut le tour de Munro d’entrer, non pour rompre le
jeûne, mais lui apporter un message. Dougal, enfin, arriva et vint se joindre
à lui puis, juste après, Lilidh MacDonnell, accompagnée de ses gardes, fit
une entrée remarquée alors qu’elle cherchait à attirer l’attention de tous.
Comme elle s’approchait de la table d’honneur, Ross se leva et attendit
qu’elle s’assît sur la chaise que Gillean avait tirée pour elle, mais elle le
dépassa sans s’arrêter et vint s’asseoir juste à côté de lui, c’est-à-dire sur la
chaise réservée à Ilysa.
Comprenant qu’il serait obligé de faire la conversation à la sœur de
cette dernière, il hésitait à réagir quand, soudain, Ilysa en personne entra
dans la grande salle.
Elle avait les cheveux couverts comme le premier jour où il l’avait vue
et il s’efforça de ne pas laisser voir sa déception. Sa robe, en revanche,
sortie sans doute de son coffre car elle lui était inconnue, était plus élégante
que celles qu’elle portait d’habitude pour travailler.
D’un mot, Ross mit un terme au bavardage de Lilidh et se leva pour
attendre Ilysa. La terreur qu’il lut dans son regard alors qu’elle levait les
yeux sur lui l’affligea au plus haut point.
— Bonjour, ma dame, dit-il dans l’espoir de la faire sourire. Je suis
heureux de vous voir.
— Bonjour, messire, répondit-elle.
Puis, s’adressant à sa sœur, elle reprit :
— Bonjour, Lilidh.
— Fais-tu toujours attendre ton mari ? demanda cette dernière sans se
préoccuper des oreilles qui se tendaient.
Toujours aussi indifférente aux personnes présentes dans la salle et à
leurs réactions outrées, elle poursuivit :
— Enfin, du moins es-tu vêtue correctement aujourd’hui. Je ne t’ai pas
reconnue, hier, dans la cour, lorsque mon regard est tombé sur toi. Notre
père aurait été extrêmement choqué de te voir vêtue comme une servante.
— Ma dame, fit Ross qui venait de se placer derrière Lilidh et tirait sa
chaise en arrière. Vous êtes assise à la place de ma femme. Je vous prie de
vous asseoir ailleurs.
— Je suis votre hôte, dit en s’offusquant Lilidh MacDonnell.
— Peut-être, mais Ilysa est ma femme.
Sans tenir compte des propos inaudibles que bredouilla sa belle-sœur au
comble de la colère, il la prit sous les aisselles et la fit se lever pour la
conduire à la place que lui avait offerte Gillean puis il revint à la sienne,
donnant la main, au dernier moment, à Ilysa qu’il invita à s’asseoir à la
place qu’avait abandonnée sa sœur.
Lorsque son gobelet eut été rempli d’ale et un bol de porridge placé
devant elle, Ross se détendit, enfin, et s’adossa à son siège.
Il brûlait d’envie de libérer les cheveux d’Ilysa, mais ne voulait pas la
mettre plus mal à l’aise encore en lui retirant sa coiffe et son voile. Il avait
suffi seulement que sa sœur fît allusion aux humiliations qu’elle avait
reçues du fait de son bras pour la transformer radicalement et la faire
redevenir en un instant la cadette de Iain MacDonnell, alors qu’il avait fallu
plusieurs semaines pour faire d’elle l’épouse de Ross MacMillan.
— Avez-vous encore plusieurs choses à vérifier au village ou les
préparations sont-elles achevées ?
— J’ai encore quelques améliorations à apporter ici et là avec Morag,
répondit Ilysa qui ne mangeait son porridge que du bout des lèvres alors que
les autres matins elle n’était pas longue à vider son bol. Mais je devrais en
avoir fini à la fin de la journée.
— Est-ce que tu me feras visiter le château, Ilysa ? demanda Lilidh.
Nous en profiterons pour parler. Nous avons beaucoup de choses à nous
dire.
Avant qu’Ilysa n’eût ouvert la bouche pour répondre à sa sœur, Ross
posa la main sur sa cuisse pour l’en dissuader.
— Je crains que votre sœur n’ait trop d’occupations pour accéder à
votre demande, dit-il en s’adressant à Lilidh.
— Messire, murmura Ilysa alors que Ross augmentait la pression de sa
main sur sa jambe, je vous assure que j’en ai le temps.
— Non, Ilysa, vous ne lui ferez pas visiter Sween.
— Préférez-vous qu’elle s’y déplace seule et voie ce qu’elle veut y
voir ?
Ross n’avait pas pensé à cette éventualité. Son seul souci avait été de
soustraire Ilysa à la compagnie de sa sœur et aux insultes qu’elle ne
manquerait pas de recevoir d’elle.
— Prenez Dougal avec vous, dit-il.
Son cousin pouvait être très agréable et charmant quand il le voulait.
— Je peux me débrouiller toute seule.
— Ilysa, insista Ross. Ne passez pas trop de temps avec elle et
préservez-vous de ses remarques acerbes.
— Vous seriez-vous déjà trouvé en compagnie de ma sœur ? demanda
Ilysa, une esquisse de petit sourire flottant sur ses lèvres. Vos craintes
laissent à penser qu’elle vous est familière.
— Je suis habitué aux tyrans et aux lâches. Ils se comportent de la
même manière, qu’ils soient homme ou femme.
Ross se pencha sur son épouse, les yeux fixés sur ses lèvres et luttant
contre l’envie de l’embrasser, ce qui n’aurait fait qu’ajouter à son embarras.
— Protégez-vous, Ilysa, reprit-il. Endurcissez votre cœur contre sa
cruauté.
Pour éviter de lui arracher sa coiffe et son voile, comme il en mourait
d’envie, Ross retira la main de sa cuisse et s’adossa à son siège puis, se
tournant vers sa belle-sœur, il reprit :
— Ma femme, en fin de compte, trouvera le temps de vous
accompagner, dame Lilidh, dit-il en se levant. Mais n’abusez pas de sa
gentillesse car elle a beaucoup d’obligations à remplir et c’est à moi qu’elle
rendra des comptes si elle ne les accomplit pas.
À la façon dont elle plissa les yeux, il devina qu’elle avait pris
conscience qu’il n’était pas du genre à se laisser duper par elle.
— Dougal ? fit-il.
Ce dernier se leva et se tint à sa disposition.
— Accompagne ces dames dans leur visite du château.
Après avoir murmuré quelques mots à Ilysa, Ross se leva pour se rendre
chez Gillean, mais il n’avait pas fait trois pas qu’il fût rejoint par Dougal.
— Pourquoi ne les accompagnes-tu pas toi-même ? demanda ce dernier
en le tirant par la manche.
— Pour trois raisons, mon ami, répondit Ross en se tournant vers lui.
Il plaça la main sur l’épaule de son cousin et le fit se rapprocher de lui.
— La première : si je me trouve en compagnie de Lilidh ou de l’homme
qui l’accompagne, je risque d’en tuer un sur les deux.
Dougal acquiesça.
— La deuxième, c’est que je suis le chef du clan et que ma vocation est
de donner des ordres. Or, je crois que c’est mieux que ce soit toi qui se
charge de cette corvée.
Dougal acquiesça de nouveau avec un petit rire.
— Et la troisième ? fit Ross en retirant la main de l’épaule de Dougal
alors que ce dernier avait le regard suspendu à ses lèvres. C’est que je dois
sans délai aller trouver le père Liam pour qu’il nous fasse dire une
neuvaine. Je veux remercier le Seigneur pour ne m’avoir pas livré à cette
Lilidh.
Cette fois, Dougal éclata d’un rire franc et sonore qui attira l’attention
de tous ceux qui étaient encore présents dans la salle.
Ross profita de cet instant pour se dérober, non pour courir trouver le
prêtre comme il l’avait laissé entendre, mais pour vaquer à ses occupations.
Il n’en inscrivit pas moins dans sa mémoire qu’il irait rendre grâce à la
chapelle du château pour le secours qu’il avait reçu du ciel.
Chapitre 15

À l’heure où le souper fut servi dans la grande salle, Ilysa était épuisée à
un point qu’il ne lui était jamais arrivé même après de longues journées de
travail, une pauvre nourriture et l’assiduité à la prière monastique.
Chaque fois que sa sœur avait ouvert la bouche, ç’avait été pour
prononcer des paroles insultantes à l’égard des personnes ou de moquerie
au sujet des objets qui se présentaient à son regard.
Elle s’était révélée plus manipulatrice que jamais, feignant d’être en
colère contre Ross en raison de la façon dont, selon elle, il traitait Ilysa en la
diminuant et l’humiliant, notamment en la faisant travailler au milieu de ses
gens. Qui plus est, Dieu lui pardonne, au village !
Or, chaque fois qu’Ilysa prenait la défense de son mari, Lilidh
démontait son argumentation, lui faisant valoir qu’elle lui prêtait des
attentions à son égard qu’il n’avait jamais eues.
Dougal avait fini par avoir pitié d’Ilysa et avait pour ainsi dire forcé sa
sœur à l’accompagner pour voir les nouvelles granges qui avaient été bâties
à la lisière du village.
Ilysa lui avait été vivement reconnaissante de la libérer de sa vipère de
sœur, mais celle-ci ne croyait pas à la nécessité d’être proche de ceux que
l’on gouvernait et n’avait de cesse de la séparer de ses gens. Aussi le répit
d’Ilysa fut-il de courte durée, sa sœur réapparaissant, soudain, pour lui
demander de visiter le donjon dans le détail.
Heureusement, Graeme MacLean ne les accompagnait pas, sinon c’eût
été insupportable.
Ilysa avait cru que c’était la volonté de Lilidh de ne pas se faire
accompagner de son promis, mais il n’était pas dans la grande salle quand
elles en étaient sorties. Or, Dougal, après s’être vu confier la responsabilité
de faire visiter Sween à Lilidh MacDonnell, n’avait pas voulu l’envoyer
chercher.
Après que la visite avait été achevée, Ilysa n’avait eu d’autre désir que
de trouver un coin tranquille, à l’abri des regards, et d’y attendre le départ
de sa sœur ou, du moins, qu’elle se décidât à lui dire, enfin, la vraie raison
pour laquelle elle était venue à Sween.
Il était très étrange, en effet, que leur père l’envoyât ici, maintenant,
alors que le danger planait, les Campbell pouvant, à tout instant, surgir du
fond du loch et se lancer à l’assaut du château.
La réponse à cette question, cependant, était évidente, pour quiconque
avait entendu ne serait-ce que les rumeurs concernant Iain MacDonnell. Il
avait un but. Or, aussi longtemps que ce but ne serait pas connu, Ilysa
craignait que sa sœur ne restât ici dans l’intention d’y fomenter des
troubles.
Tout au long de la journée, elle avait essayé de lui arracher quelque
confidence, mais c’était surtout Lilidh qui la questionnait. Elle cherchait à
obtenir des informations sur certains aspects de la richesse de Ross et sa
position dans des domaines précis. Elle avait interrogé également Ilysa sur
les clans qui les entouraient et la distance qui les séparait de leurs
différentes places fortes.
Elle l’avait questionnée sur bien d’autres sujets, mais toujours d’une
manière détachée qui pouvait laisser entendre à celui qui ne la connaissait
pas ni son père que ces questions n’étaient que le fruit d’une innocente
curiosité.
Ilysa traversa la cuisine où s’affairaient marmitons et servantes et, après
avoir prié Ronald de lui faire apporter de quoi dîner dans sa chambre,
emprunta l’escalier à vis conduisant aux niveaux supérieurs. Elle voulait
d’abord et avant tout gagner ses appartements sans se faire remarquer. Or,
dès qu’elle y arriva, elle se laissa tomber sur sa chaise et attendit qu’on lui
apportât son repas.

Il faisait nuit quand elle s’éveilla et entendit son estomac crier misère.
Elle avait une faim de loup. Rien d’étonnant puisqu’elle n’avait rien avalé
depuis le matin où, d’ailleurs, elle n’avait fait que picorer.
— Je croyais que vous mangiez régulièrement, ma femme.
La voix venait du coin le plus sombre de la chambre qu’elle scruta pour
tenter d’y distinguer qui s’y trouvait. Effort inutile car elle avait reconnu le
timbre de Ross. Et puis qui d’autre que lui se permettrait, au cœur de la
nuit, d’entrer ainsi dans sa chambre.
— J’ai donné, pourtant, des ordres à Ronald pour qu’il s’assure que
vous vous alimentiez correctement, reprit-il.
Il frotta un silex avec du métal et alluma la lampe à huile sur la table. La
lumière se répandit dans la chambre, et Ilysa, qui venait de se tourner sur sa
chaise, aperçut le plateau avec les victuailles ainsi qu’une petite marmite au
milieu des braises presque éteintes.
Ronald et l’une ou l’autre des servantes qu’il avait envoyées avait fait le
nécessaire pour qu’elle pût souper.
— Il semblerait que Ronald obéisse scrupuleusement à vos ordres,
messire.
— Et il apparaît que vous restez fidèle à votre habitude de vous
endormir sur cette chaise.
Il vint jusqu’à elle et elle se retint de se jeter dans ses bras.
— Combien de temps avez-vous passé assise sur cette chaise ?
À la façon dont son regard se plissa, elle comprit qu’il considérait avec
dédain la coiffe dont elle s’était couvert les cheveux.
Elle eut envie de la retirer puis décida d’attendre qu’il le fît lui-même, le
délai ayant ceci de délectable qu’il lui donnait l’occasion de permettre ou de
refuser à Ross de lui dénuder les cheveux. Elle n’en avait, d’ailleurs, pas
toujours conscience car il avait acquis une incomparable dextérité dans l’art
de le faire.
— Pourquoi êtes-vous venu me voir ? demanda-t-elle sans savoir
pourquoi elle posait cette question.
Elle aurait voulu que tout entre eux fût rétabli comme avant l’arrivée de
sa sœur. Elle savait qu’elle avait encore toujours autant envie de lui être
agréable et que son propre désir restait inchangé, mais l’arrivée de sa sœur
lui rappelait que le monde extérieur revenait toujours à un moment ou un
autre bouleverser votre vie.
— Je ne permettrai pas cela, Ilysa, dit Ross en posant les mains sur les
épaules de la jeune femme. Je n’accepterai pas que vous me quittiez alors
que vous vivez encore sous mon toit.
— Je ne vous quitte pas, rétorqua-t-elle.
— C’est l’impression que vous avez, mais la mienne est inverse. À
partir du moment où vous avez vu votre sœur à mon bras et que vos odieux
souvenirs ont resurgi de votre mémoire, vous avez commencé de vous
éloigner de moi.
Il se pencha sur elle et sans prévenir la souleva dans ses bras.
— Je ne le veux pas, Ilysa.
Il traversa la chambre avec elle et sortit dans la galerie. Ilysa, qui avait
les yeux levés sur lui, ne vit pas sa sœur qui se tenait là, bouche bée, en
train de les regarder.
— Dormez bien, dame Lilidh, dit Ross en passant devant elle.
Ilysa, en découvrant sa présence et l’expression de son visage, eut envie
d’éclater de rire, mais elle appuya la tête contre la poitrine de son mari et
garda le silence alors qu’il l’emmenait dans sa chambre.
Il l’y déposa sur son lit puis retourna dans la chambre d’Ilysa pour y
prendre le souper auquel elle n’avait pas même goûté.
— Je ne voudrais pas que ta sœur raconte à tout le monde que je ne te
nourris pas.
— Je ne pense pas qu’elle soit assez aveugle pour imaginer cela,
messire.
— Sacrebleu ! Si vous continuez à m’appeler ainsi, je vais devoir vous
infliger un châtiment qui vous en fera passer l’envie.
L’emportement de Ross fit naître un sourire sur le visage d’Ilysa. Son
attitude laissait à penser que ce n’était pas uniquement pour satisfaire un
besoin naturel qu’il l’avait emportée dans sa chambre, mais parce qu’il était
vraiment insatisfait quand il était séparé d’elle.
— Commencez par manger, dit-il. Votre estomac ne cesse de
gargouiller.
Dès qu’elle eût soulevé le couvercle de la petite marmite, elle ne put
s’arrêter de plonger sa cuillère dans le ragoût qui était un véritable délice.
Ross s’assit à la table devant elle et lui donna le pain déjà coupé en
morceaux pour qu’elle pût saucer l’épaisse sauce. Trop vite, la marmite se
trouva vide et le pain entièrement consommé.
— Entendez-vous les petits bruits que vous faites quand vous vous
délectez ? demanda-t-il, le regard baissé sur les lèvres d’Ilysa.
— C’est tellement bon, parfois, que je ne peux pas m’empêcher de
manifester mon plaisir. Après trois années de nourriture sans goût et
insuffisante, je ne peux pas ne pas exprimer mon contentement de manger
des mets aussi bons et en aussi grande quantité.
— Je m’en réjouis, Ilysa. D’autant plus, d’ailleurs, qu’en vous régalant
vous produisez de petits gémissements identiques à ceux que vous faites
quand mes lèvres sont sur votre féminité et que je vous donne du plaisir.
Le corps d’Ilysa s’enflamma en entendant ces mots. La région la plus
intime de sa personne brûlait du désir de sentir les caresses de sa langue, ces
baisers indécents et si exquis…
Un sourire espiègle venait d’apparaître sur le visage de Ross qui savait
très bien quel effet ses paroles avaient sur elle.
— La dernière fois que ma bouche était là, reprit-il en baissant les yeux
sur le ventre d’Ilysa, tu as laissé échapper un long gémissement qui m’a
donné une terrible envie de toi.
Elle serra ses jambes l’une contre l’autre, et la pression qu’elle exerça
sur leur jonction augmenta encore l’impatience de son désir.
— Fais-moi entendre le son de ta voix quand tu t’abandonnes à mes
caresses, dit-il dans un murmure.
Sans même qu’elle en eût le contrôle, sa gorge exhala un petit
gémissement qui fit naître en elle un frisson d’impatience.
Ross ne put résister plus longtemps. Il fit le tour de la chaise où elle
était assise et se laissa tomber sur les genoux devant elle. Il mourait d’envie
d’elle. Et elle était tout autant en émoi que lui, à tel point qu’elle désirait
plus que tout qu’il soulevât sa robe. Elle posa, d’ailleurs, les talons sur le
rebord de la chaise pour lui faciliter la tâche, mais il ne fit pas ce qu’elle
attendait de lui.
Se redressant, il porta les mains à son visage au lieu de les glisser sous
sa robe et lui saisir les hanches puis glissa les doigts dans ses cheveux,
l’attirant vers lui pour lui effleurer les lèvres d’un baiser d’abord tendre et
doux pour devenir de plus en plus ardent, augmentant ainsi le désir d’Ilysa
qui aurait voulu que cela ne cessât jamais…
Mais au lieu de poursuivre, Ross, soudain, interrompit leur baiser et
s’assit sur les talons.
— J’ai envie de toi, Ilysa, murmura-t-il.
— Eh bien, prenez-moi.
— Mais je veux plus que ton corps. Je veux que tu sois vraiment ma
femme et qu’il n’y ait plus de secrets, d’incertitudes ou de doutes qui nous
séparent.
La requête de Ross, qui n’aurait dû que la réjouir, éveilla en elle,
paradoxalement, un sentiment de danger. Elle sentait qu’une menace planait
sur eux. Quelque chose sur laquelle elle n’avait aucun contrôle et qui allait
fondre sur eux dans très peu de temps…
— Je sais que tu vis dans la crainte d’être humiliée, reprit-il. Tu as peur
constamment que quelqu’un voie ta difformité et t’en fasse honte comme
l’ont fait ta sœur et Graeme.
Il se leva et, prenant Ilysa par les mains, l’invita à en faire autant.
— Mais je veux que tu me fasses confiance et saches qu’avec moi ça ne
t’arrivera jamais. Tu es mon épouse chérie sur laquelle je veille. Je te
protégerai toujours de tes ennemis, de ceux qui te dénigrent pour ça…
Il désigna du doigt son bras gauche.
— Ou pour tes cheveux ou toute autre raison que pourraient trouver
pour te diminuer ton horrible sœur ou ton père.
— Ross…
Elle ne savait que dire.
Après un instant, toutefois, elle lui posa la question qu’elle lui avait déjà
posée.
— Que voulez-vous de moi ?
— La vérité.
— Vous en savez plus que n’importe qui à mon sujet, dit-elle.
— Raconte-moi comment tu t’es retrouvée ainsi.
— Vous le savez, répondit-elle en fronçant les sourcils.
— Je n’ai vu ton bras que la première nuit que tu as passée à Sween.
C’était pendant ton bain. J’y ai très peu fait attention. Les autres fois, il y
avait peu de lumière. Nous nous unissions à la clarté d’un feu, les flammes
dansant dans l’âtre allongeant les ombres de nos corps enlacés.
Il avança la main et la passa le long du bras atrophié d’Ilysa.
— Vous voudriez le voir ?
— Oui… Parce qu’il l’a vu…
Ilysa battit des paupières d’un air d’incompréhension.
— Vous n’êtes pas jaloux de lui ?
— Non, il ne s’agit pas de ça, mais cela a trait aux secrets qui peuvent
être utilisés contre moi ou, plutôt, contre nous. Si notre ennemi a
connaissance de secrets que j’ignore, cela est dangereux, Ilysa.
Il laissa échapper un soupir avant de reprendre :
— Je sais que ton père se livre à un jeu majeur. Le fait que tu aies été
substituée à ta sœur n’est pas un hasard.
— Certainement pas, mais je n’arrive toujours pas à comprendre
pourquoi il a fait cela.
— Parce qu’il veut t’utiliser contre moi.
Un silence gêné s’installa entre eux.
— Comment pourrait-il faire ça ? Je ne suis qu’une MacDonnell au
milieu de centaines de MacMillan. De plus, je n’ai aucun ami ici. Je
dépends entièrement de vous et n’ai que ce que vous me donnez. De quelle
manière pourrais-je être utilisée contre vous ?
— Tu pourrais transmettre, par exemple, à ton père le nom de tous ceux
qui habitent ici, tant au château qu’au village. Tu pourrais même renseigner
ton père sur le nombre d’hommes d’armes que compte la garnison de
Sween et si nous sommes en capacité de soutenir un long siège.
— Oh ! fit Ilysa, outrée.
— Si c’était ton père, mon vrai ennemi, et non Iain Campbell, il aurait
mis dans les murs de Sween le plus parfait espion.
— Mais je suis aussi prisonnière ici que je l’étais à Iona ou, même, chez
moi. D’ailleurs, comment pourrais-je accomplir ma mission puisque tout le
monde m’observe. Et puis je n’ai quitté le château et le village qu’une seule
fois. Or, c’était à cheval avec vous.
Le souvenir de cette belle journée, elle n’y pouvait rien, submergeait,
soudain, sa pensée.
— Franchement, si j’étais l’espionne de mon père, comment pourrais-je
lui transmettre les informations que j’aurais rassemblées ?
Ilysa, pour laquelle la réponse à cette question tombait sous le sens,
ferma les yeux alors que son esprit s’éclairait petit à petit et ce qu’elle
entrevoyait était une telle révélation qu’elle retint son souffle.
Le frère Kevin qui disparaissait après que Ross était retrouvé inanimé !
Lilidh qui arrivait de façon inopinée sans avoir été conviée et qui posait
mille questions…
Graeme, lui-même, pouvait se rendre utile en tant qu’observateur en
obtenant des informations auprès des hommes d’armes du clan MacDonnell
alors que ni elle ni sa sœur ne pouvaient, en tant que femmes, s’entretenir
avec eux.
Elle rouvrit les yeux et croisa le regard de Ross qui risquait de perdre
gros car elle servait involontairement les intérêts de son père.
Bien qu’elle n’en eût jamais eu conscience et qu’elle se fût toujours
opposée, autrefois, à toute proposition de soutien des projets de son père
quels qu’ils fussent, elle n’en apparaissait pas moins comme l’une de ses
armes dans son entreprise actuelle de trahison.
— Vous croyez que je suis à son service ? Vous croyez que je serais
capable de le servir après tout ce que nous…
Elle n’eut pas besoin de finir.
— Sincèrement, c’est exactement ce que j’ai soupçonné quand j’ai
constaté que je t’avais épousée à la place de ta sœur, avoua Ross.
En entendant ces mots, Ilysa se laissa tomber sur sa chaise. Elle gardait
le souvenir de son attitude respectueuse et gentille des premiers instants
puis de la façon dont il s’était éloigné d’elle au cours des jours qui avaient
suivi.
S’il gardait ses distances, cependant, il ne la quittait pas des yeux ou
déléguait quelqu’un pour veiller sur elle à sa place. Elle avait remarqué, en
effet, qu’elle était toujours suivie ou observée par quelqu’un. Gavina,
d’ailleurs, n’avait-elle pas été choisie par son mari pour assumer ce rôle ?
— Et maintenant ? fit-elle. Que croyez-vous à mon sujet ?
— Je n’ai aucun doute à ton sujet. Je sais que tu n’es pas au service de
ton père.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Un sourire se dessina sur les lèvres de Ross, adoucissant son expression
qui, jusque-là, avait été sévère.
— La découverte que je t’aimais plus que je ne l’aurais dû.
Il haussa les épaules avant de reprendre :
— Mais je suis entré ainsi dans le plan de ton père qui avait pour but
que je t’aime assez pour te faire confiance. Or, pis que tout, je suis tombé
vraiment amoureux de toi en dépit de mes craintes.
Il s’agenouilla de nouveau devant elle en prononçant :
— Tu es mon cheval de Troie, mon amour.
Chapitre 16

Ross savait que sa femme était assez instruite pour connaître l’Iliade.
Or, on apprend dans l’œuvre d’Homère que les Grecs, pour conquérir Troie,
avaient fabriqué un cheval en bois dans lequel se cachaient des soldats. La
curiosité des Troyens pour ce cheval amené sous leurs remparts les
conduisit à l’introduire dans leur cité. Là, les soldats dissimulés dans le
ventre de la structure en sortirent de nuit pour ouvrir les portes de la ville et
y faire entrer les soldats grecs amassés au dehors.
Un simple cadeau avait donc conduit à la destruction de Troie.
Or, comme Iain MacDonnell l’avait prévu, son innocente de fille,
terrifiée et mutilée, conduirait à l’anéantissement du clan MacMillan parce
que son chef était trop faible et incompétent.
— Je ne comprends pas en quoi je puis représenter un danger pour vous,
dit Ilysa, le visage décomposé par ce qu’elle venait d’apprendre.
— Bien que cela soit resté plus ou moins un secret, mon oncle ne
voulait pas que je lui succède à la tête du clan. C’est pourquoi, il a voulu se
marier afin d’avoir des héritiers.
— Vous étiez, néanmoins, son plus proche parent de sexe masculin.
— Certes, mais le fils de son frère qu’il méprisait et considérait trop
faible pour le remplacer.
Ross se releva, prit le pichet d’ale sur la table et en remplit deux coupes.
— Il avait fait le serment d’avoir un fils pour me reléguer à ma place.
— Le ciel, cependant, ne l’a pas écouté.
— Non. Ses efforts pour avoir cet enfant n’ont été suivis que de la mort
de sa femme.
Ross revoyait la malheureuse Sorcha, pâle et mourante sur son lit, alors
que l’accouchement se déroulait de la plus dramatique manière.
— Il était en quête d’une autre épouse, reprit Ross, quand les Campbell
ont voulu se rendre maîtres de Sween.
— Lilidh, disiez-vous, aurait pu devenir sa femme.
— En effet, mais, en fin de compte, certains désaccords ont empêché
que l’union se fasse.
Ross ignorait ce qui avait réellement entraîné le retrait de Iain
MacDonnell. Son oncle l’avait-il offensé d’une manière ou d’une autre ? Il
ne connaîtrait sans doute jamais la raison de l’échec de ces négociations.
— Je ne comprends pas, Ross, pourquoi votre oncle refusait de vous
considérer comme son héritier.
— Il voyait mon manque de brutalité comme une marque de faiblesse
qui ne convenait pas à un homme appelé à devenir le chef d’un clan.
Ross détourna le regard comme s’il ne pouvait supporter celui de la
jeune femme en reprenant :
— Sa méthode consistait à terroriser ses sujets et user de l’autorité que
cela lui conférait.
— Exactement comme mon père.
— Oui, c’est vrai…
Ce n’était pas la seule raison pour laquelle son oncle faisait tout pour
qu’il ne devînt jamais chef du clan MacMillan. Or, il allait le dire à Ilysa car
il voulait avoir sa confiance et son amour.
— La rupture entre mon oncle et moi est plus profonde, dit-il en se
dirigeant vers l’âtre.
Il remua les braises et ajouta du bois avant de reprendre :
— Nous n’étions pas d’accord au sujet de nos ennemis et de nos alliés.
Le clan que je considérais comme ami, il le voyait comme ennemi et
réciproquement. Or, comme certains de nos anciens penchaient en ma
faveur, cela rendait mon oncle fou.
— Mais en quoi tout cela fait-il de moi le cheval de Troie qui menace la
sécurité du clan MacMillan ?
— Ton père t’a envoyée à Sween à la place de ta sœur pour tester ma
réaction. Si j’avais réagi comme lui-même l’aurait fait, il aurait eu un bon
prétexte pour me faire la guerre car je t’aurais frappée, jetée en prison et,
peut-être, fait exécuter.
Ross sourit en remuant la tête d’un air incrédule.
— Mais lorsque ton père a appris que tu étais en parfaite santé et,
même, rayonnante, il en a conclu qu’il ne s’était pas trompé à mon sujet.
Il se tourna vers la cheminée et regarda les flammes grandir alors que le
feu repartait. Absorbé dans sa contemplation, il ne s’aperçut qu’elle l’avait
rejoint que lorsqu’elle lui enlaça la taille et appuya la joue contre son dos.
— Pourquoi n’avez-vous pas agi à mon égard comme l’aurait fait mon
père ou votre oncle ? Et, même, la plupart des hommes ?
— Je ne supportais pas l’expression de terreur que je lisais dans ton
regard lorsque je m’approchais de toi. Quand, après avoir témoigné d’une
certaine audace, tu t’es recroquevillée au sol dans l’attente d’être battue,
j’en étais malade.
— On vous considère donc comme un sous-homme parce que vous êtes
capable de vous dominer et ne pas frapper ceux qui auraient eu le malheur
de vous déplaire ?
— Oui… Grâce au moins à frère Kevin, ton père sait que je ne cède pas
à la colère. Il s’attendait, je pense, à ce que je te frappe, ce qui l’aurait
autorisé à exercer son pouvoir contre moi. Mais lorsque je t’ai acceptée
ainsi que son or au lieu d’entrer dans une terrible rage, il a découvert ma
faiblesse. La fille dont il se disait qu’elle ne comptait pour rien et pouvait
être utilisée comme instrument pour m’évaluer était toujours en vie et bien
portante. Pire encore, j’en avais découvert la valeur et ne me plaignais en
rien de l’avoir pour femme.
Il se retourna et la prit dans ses bras.
— Vous avez toujours fait passer les membres de votre famille et de
votre clan avant vous, Ross, dit-elle. Votre seul souci est de préparer vos
gens à faire face victorieusement au danger qui les menace. Vous n’avez
d’autre souci que de les protéger et les sauver. Quel meilleur chef peut-on
trouver que celui qui est d’abord préoccupé par l’intérêt de son clan ?
Ross baissa la tête et posa la joue sur les cheveux d’Ilysa.
— Je dois te faire encore une confession, ma chérie, murmura-t-il. Si je
ne t’ai pas rejetée, c’est parce que j’avais envie de te garder. Je n’ai pas été
long à découvrir tes qualités, la finesse de ton esprit, ta gentillesse et ton
dévouement. Alors, bien sûr, j’ai voulu t’avoir auprès de moi.
— Et maintenant que tu as rencontré ma sœur, tu prends conscience que
je t’ai sauvé de ses griffes…
Ilysa, qui venait de s’apercevoir qu’elle avait tutoyé Ross, s’interrompit.
Il la regarda avec tendresse, manifestement indifférent à la personne à
laquelle elle s’adressait à lui, et demanda :
— Est-ce Dougal qui t’a dit ça ?
— Non. Pourquoi ? Il t’a dit la même chose ?
— Oui, en effet…
Ross eut un air pensif en reprenant :
— J’ai oublié de mentionner ta gaieté. C’est l’une des raisons aussi pour
lesquelles j’ai eu envie de te garder. Tu me communiques ta joie.
Elle s’écarta de lui, et la gravité de son expression dissuada Ross de la
retenir. Il comprit aussitôt ce qu’elle avait l’intention de faire. Elle voulait
se montrer à lui d’une manière inédite à ses yeux. Elle allait lui faire le don
d’elle-même.
Elle marcha jusqu’à l’âtre puis se retourna, retirant son étole qu’elle
lança vers le lit avant de libérer son bras gauche de l’écharpe qui le
soutenait. Elle défit ensuite les lacets de sa robe, qui tomba au sol.
En chemise, elle n’avait peut-être pas conscience que les flammes
derrière elle révélaient sa silhouette visible à travers le tissu de lin. Il
connaissait son corps par le menu, même ce qu’elle allait lui montrer
maintenant, mais, cette fois, elle le ferait de façon délibérée.
Elle allait lui exposer sa plus parfaite faiblesse en prenant le risque qu’il
la rejetât tout en ayant l’assurance qu’il ne le ferait pas. Il avait vu les
défauts de son bras, la première nuit où il l’avait rejointe alors qu’elle se
baignait, mais à la vue de sa jolie poitrine et du triangle sombre à la
jonction de ses cuisses il avait été proprement captivé.
Les petits soupirs et gémissements qu’elle laissait involontairement
échapper alors qu’il l’observait avaient éveillé en lui le besoin irrépressible
de la posséder.
— Dites-moi précisément comment cela est arrivé, dit-il en s’avançant
sur elle.
— C’est un accident, répondit-elle d’une voix mal assurée.
Il eut alors la certitude qu’elle lui mentait ou qu’elle ne lui disait pas
toute la vérité.
— Votre père était-il impliqué dans cet accident ?
Elle le regarda avec hésitation avant de détourner les yeux.
— Le bâtard, marmonna Ross entre ses dents.
Elle avait dû l’entendre car elle réprima une sorte de sanglot.
— Calme-toi, ma chérie, dit-il.
Elle reprit sa respiration et expira lentement avant de répondre enfin :
— J’avais environ dix ans quand mon père fit cadeau d’un cheval à ma
sœur. C’était une belle jument, pleine de vie et d’un tempérament facile.
Un sourire éclaira son visage alors qu’elle se remémorait l’animal.
— Je l’aimais comme si elle m’avait été offerte et je m’en occupais
comme personne car Lilidh avait horreur de se salir les mains.
— Cela ne me surprend pas.
— Un jour, alors que je la montais le long de la plage, j’ai éprouvé un
bonheur que je ne saurais décrire.
— C’était une joie parfaite ?
— Oui… Une joie indicible…
Elle se tut un instant avant de reprendre, la voix altérée par l’émotion :
— Après ma promenade, je suis retournée aux écuries où régnait une
vive agitation, chacun cherchant le cheval de Lilidh qui avait disparu.
— Tu étais partie sans prévenir ?
— Oui. Or, à cette époque, je n’avais pas le droit de sortir seule du
château. Mon père était furieux, d’abord parce qu’il a cru que le cheval
avait été volé et ensuite parce que j’avais eu le toupet de le monter sans en
parler à personne.
« Dans sa colère, il m’a attrapée par le bras et m’a fait tomber à terre,
mais il a tiré si fort que j’en ai eu l’épaule déboîtée… »
Elle se retint de pleurer et dut ravaler plusieurs fois sa salive avant de
poursuivre :
— Il s’était mis à hurler des insultes et à me menacer. Or, la jument était
jeune. Elle a pris peur, s’est cabrée et son sabot est retombé sur mon épaule.
À l’expression de son visage, il mesurait à quel point l’évocation de cet
accident était douloureuse et il regrettait de l’avoir interrogée à ce sujet.
— Arrête, Ilysa, je t’en prie. Je n’aurais pas dû te parler de ça.
— Si, Ross. Il faut que tu comprennes ce qui m’est arrivé. Je ne veux
pas que Graeme et ma sœur ni d’autres membres de ma famille en sachent
plus sur moi que toi.
Comme elle levait la main pour dénuder son épaule blessée, elle reprit
dans l’intention de le rassurer :
— Je n’en souffre plus, maintenant, sauf, exceptionnellement, lorsque le
temps est très humide.
Elle lui présentait son bras qui lui faisait honte et Ross, bien qu’il fût
tenté de regarder ailleurs la beauté de son corps, s’obligea à considérer ce
bras atrophié.
Il s’approcha plus près d’elle et, en voyant ses paupières gonflées de
larmes, eut envie d’y presser les lèvres pour les boire, mais il savait qu’elle
n’était pas encore prête pour ce genre d’expérience.
L’os de son bras ayant été dissocié de l’épaule avant que le sabot du
cheval ne s’abattît sur celle-ci, il n’avait plus aucune chance de reprendre sa
place. Aussi le bras était-il condamné à pendre le long du corps et paraissait
plus long que le bras droit.
Des cicatrices le sillonnaient mais malgré tout ce qu’il avait enduré, il
n’était en rien abîmé comme les membres de certains soldats que Ross avait
vus sur le champ de bataille.
Il baissa les yeux sur l’avant-bras, qui paraissait retourné et ne pas se
trouver dans une position normale.
— Est-ce le sabot du cheval qui a provoqué aussi ce déplacement de
l’os ? demanda-t-il.
— Non. Cela est arrivé deux ans plus tard à l’occasion d’un autre
accident.
— N’est-ce pas un autre accident qui paraissait être le résultat d’un acte
délibéré ?
Elle acquiesça discrètement de la tête.
— Encore ton père, n’est-ce pas ?
— Non, Lilidh.
— Ta sœur ?
— Oui. J’étais assise sur un banc pendant le souper, et Lilidh, qui est
arrivée en courant, a glissé et est tombée sur mon bras. Je l’ai entendu
craquer et j’ai compris aussitôt qu’il était cassé.
Horrifié, Ross fit entendre une sorte de rugissement.
— Tu fais le même bruit qu’un ours, remarqua Ilysa en riant.
— Vraiment ?
— Oui.
— C’est que je n’aime pas ta famille, Ilysa. Je veux que Lilidh quitte au
plus vite le château ainsi que son Graeme et les hommes d’armes de ton
père.
— Tu continues de rugir, fit-elle en tendant la main pour la presser
contre sa poitrine. J’ai reçu ces blessures il y a des années, Ross, et j’ai
appris à vivre avec elles.
— J’aimerais pouvoir t’aider à en guérir ou, du moins, à t’en venger.
— Quel bien cela nous ferait-il ? Tant pour toi et ton clan que pour
moi ? N’y pense plus.
Ce n’était pas les paroles qu’il voulait entendre. À ses yeux, Ilysa devait
être vengée, mais puisqu’elle avait eu le courage de lui montrer son
infirmité, il saisit la chance de lui toucher le bras. Il laissa sa main glisser
doucement le long de l’épaule et du bras jusqu’au coude puis il suivit
l’avant-bras déformé jusqu’à la main.
— Tu ne sens rien ?
Elle fit non de la tête.
Ross pressa les lèvres contre l’épaule d’Ilysa.
— Sens-tu quelque chose, cette fois ?
Elle fit de nouveau non de la tête.
Ross souleva la main et le bras d’Ilysa tandis qu’il suivait avec les
lèvres le même chemin que celui de ses doigts. Soudain, elle frissonna.
— Et là ? fit-il en s’arrêtant.
— C’est très étrange, répondit-elle. Ma peau ne ressent ni tes caresses ni
tes baisers, mais le reste de mon corps y réagit et brûle d’impatience de les
sentir à son tour.
— Dis-moi simplement ce que tu veux, mon amour. Si ton bras ne peut
jouir de mes attentions, dis-moi où tu veux que je les concentre.
Il embrassa de nouveau son épaule, un peu plus haut, là où la sensation
commençait et la mordilla doucement.
— Ici, fit-elle en désignant la courbe de son cou, là où il avait laissé un
suçon quelques nuits plus tôt.
Ross y appuya les lèvres, suçant la peau d’Ilysa jusqu’à ce qu’elle se
mît à cambrer les reins.
— Et ici, murmura-t-elle en effleurant la pointe durcie de son sein.
Ross, qui adorait batifoler avec la poitrine de sa femme, saisit le
mamelon dans sa bouche et exerça sur lui toutes sortes de caresses avec ses
lèvres et sa langue. L’excitation était trop forte. Les jambes d’Ilysa se
dérobèrent sous elle et il dut la soulever dans ses bras et la porter jusqu’à
leur lit.
La jeune femme sensuelle et sûre d’elle-même, qui s’était effacée
devant sa sœur, était de retour. Celle qui réclamait toute son attention et qui
éprouvait un immense plaisir entre ses bras.
Ross défit sa ceinture, fit tomber ses chausses et retira sa chemise. Nu et
en érection devant Ilysa, qui fut traversée d’un frisson d’impatience, il lui
souleva les hanches et la rapprocha du bord du lit.
Elle s’ouvrait à lui, s’offrant en totale confiance. Agenouillé, vibrant de
désir, il ajusta sa position et vint en elle…

Il se passa du temps avant que Ross n’émergeât de la torpeur sensuelle


où il avait plongé avec Ilysa contre laquelle il était encore étendu.
Retirant doucement sa jambe engagée entre les siennes, il se laissa aller
sur le dos. Il était en pleine forme et absolument détendu après les heures
passées à explorer réciproquement leurs corps et à se procurer du plaisir
jusqu’à en perdre la raison.
Ils s’étaient tant aimés au cours de cette nuit qu’il ne se souvenait plus
combien de fois il avait possédé sa femme ni tout le bonheur qu’il avait
éprouvé entre ses bras.
Il se voyait dans l’obligation de quitter à regret la chaleur de leur lit car
c’était aujourd’hui que ses espions devaient revenir d’Islay et du château de
Barron tenu par Fergus, et il importait qu’il fût le premier à les interroger.
D’après les messages qu’il avait reçus d’eux, l’affrontement semblait
tout proche, les Campbell étant effectivement divisés en deux formations et
prêts à partir à la conquête de leurs terres ancestrales.
Étant donné que les MacMillan s’étaient vu attribuer par le roi le
château de Sween et les terres qui en dépendaient après qu’Alexander
Campbell eut massacré la plus grande partie de leur clan, Ross, aujourd’hui,
était fier de protéger les siens.
Avec Ilysa à son côté, il ne doutait pas que son clan allait prospérer et
s’agrandir. Or, le moment de s’affirmer et défendre leur terre était venu.
Dans quelques jours, il combattrait pour la défense de cette place forte
puis, une fois la victoire acquise, il pourrait, enfin, mener la vie dont il
rêvait avec la femme à laquelle il ne s’attendait pas et avec laquelle il
partageait un amour qu’il avait cru ne jamais connaître.

Les servantes qui, le lendemain matin, entrèrent dans la chambre avec


force cruches et brocs d’eau chaude ainsi qu’un plateau de victuailles
s’efforçaient de ne pas regarder dans la direction du lit où dormait encore
Ilysa.
Mais dès que l’une d’entre elles remarqua la présence de leur maîtresse,
elles se firent encore plus discrètes et s’empressèrent de sortir de la
chambre en silence avant qu’Ilysa ne remuât pour la première fois.
— Bonjour, messire, fit-elle en s’étirant.
Elle disparut, un instant, sous les couvertures pour réapparaître,
soudain, après qu’elle les eut repoussées du pied.
Avant qu’elle ne prît le bain qui avait été préparé pour elle, Ross lui
présenta le déjeuner qui avait été apporté par les servantes et ils mangèrent
en silence, savourant à la fois la nourriture et le souvenir de leur nuit
voluptueuse.
Ilysa s’appliqua à ne pas produire en mangeant de petits sons de
satisfaction alors qu’elle se régalait du porridge, des fruits, fromages et
gâteaux de miel. Or, Ross s’en félicitait car après les sommets de sensualité
qu’ils avaient connus au cours de la nuit, il savait que si elle l’avait tenté
d’une manière ou d’une autre, il n’aurait pas été capable de sortir de cette
chambre.
— Que vas-tu faire aujourd’hui ? demanda-t-elle en mettant sa cuillère
dans le bol de porridge vide.
— Nous terminons les préparatifs au village. Et toi ?
— Gillean m’a assuré que tout était en place pour faire face…
Elle s’interrompit et s’éclaircit la voix avant de poursuivre :
— … à l’assaut quand il aura lieu.
— Je ne veux pas que tu t’éloignes du donjon. Si possible, reste à
l’intérieur des remparts.
— Mais il faut que je voie Morag, répondit-elle. Je dois faire entrer
plusieurs vieilles personnes à l’intérieur du château avant que le danger ne
se présente.
— Mais tu peux le faire en restant à l’abri derrière les remparts. Il faut,
d’ailleurs, que tu gardes un œil sur ta sœur, à moins qu’elle ne parte
aujourd’hui ?
— Ce n’est pas, hélas, son projet… Donneras-tu l’ordre aussi à Graeme
de ne pas sortir du château ?
Ross se pencha vers Ilysa et lui effleura les lèvres d’un baiser avant de
répondre :
— En tant que chef de clan, je dois assurer sa sécurité aussi longtemps
qu’il est mon hôte.
Il prit son épée et sa dague et les plongea dans leurs fourreaux respectifs
pendus à sa ceinture.
— S’il ne s’agissait que de moi, reprit-il, je l’inciterais à aller se
promener dans le village.
Ilysa pouffa de rire.
— Promets-moi que tu ne permettras pas à ta sœur d’entamer ta bonne
humeur, dit-il en lui tendant la main pour l’aider à se lever. Je crois que la
nuit dernière, où nous nous sommes dit la vérité, nous avons repris une
route commune. Ne la laisse pas ni personne te convaincre que tu n’as pas
ta place ici ou que je ne te veux pas à mon côté.
Il déposa un baiser sur son front et s’écarta d’elle.
— Je vous obéirai, messire, comme une femme fidèle et dévouée.
Pour le plus grand contentement de Ross, l’humour était de retour dans
la voix de sa femme.
— Bâillonne-la et ligote-la s’il le faut pour l’empêcher d’interférer, ma
chère femme, mais, pour l’amour de Dieu, reste à l’intérieur des remparts.
Il se retira pour aller trouver Munro. Le retard de ses hommes envoyés
espionner leurs ennemis ne laissait de l’inquiéter. Certains s’attachaient
particulièrement à observer les mouvements des troupes des Campbell et
d’autres avaient pour mission de surveiller les MacDonnell dans lesquels
Ross n’avait aucune confiance.
Il était convaincu, en effet, que Iain MacDonnell lui offrait son aide
d’une main et, de l’autre, essayait de saper son pouvoir.
Le moment viendrait, bientôt, de lui demander des comptes et
d’affronter les Campbell. Or, il était impatient d’en découdre avec eux.
Ses espions revinrent plus tard ce jour-là et les nouvelles qu’ils
rapportaient anéantirent tous les espoirs de bonheur avec sa femme. Bien
qu’il voulût se convaincre qu’elle n’était qu’un pion entre les mains de son
père, les espions lui donnaient une tout autre version de la situation. Il n’eut
pas le temps, cependant, de l’interroger à ce sujet car la bataille s’annonçait.
Chapitre 17

En quelques heures la rumeur que l’ennemi approchait se répandit du


château au village.
Comme Ross le lui avait demandé, Ilysa resta à l’intérieur des remparts
et fit la sourde oreille à toutes les remarques sarcastiques et aux piques de
sa sœur jusqu’à ce que celle-ci priât Graeme de les rejoindre pour le repas
de midi.
Ilysa, cependant, fut tellement exaspérée par leur présence que, pour la
première fois de sa vie, elle perdit patience et les planta à table. Elle
manqua de peu de bafouiller, mais grâce au soutien de tous ceux qui la
regardaient et, les servantes y compris, l’encourageaient par leurs
expressions, elle débita tout ce qu’elle avait à dire, aussi violentes et, même,
grossières que fussent ses paroles.
Malheureusement, Ross n’était pas présent pour l’entendre s’exprimer
et constater son changement d’attitude radical à l’égard de sa sœur.
Midi était bien passé quand on sonna le tocsin pour annoncer le début
de l’offensive.
Ilysa, qui se trouvait dans sa chambre, fit un signe de tête à Gavina pour
qu’elle l’aidât à rassembler tout ce dont elles avaient besoin puis elle se
précipita dans l’escalier pour accomplir tous les gestes qu’elles avaient
anticipés.
Son estomac s’était noué dès les premiers sons de cloche car elle savait
que, cette fois, les Campbell ne venaient pas pour tester leur résistance mais
pour tuer et conquérir. Et leur cible privilégiée serait Ross, l’homme qu’elle
aimait, son mari.
Juste avant d’atteindre le niveau de la cuisine, un garde lui barra le
passage puis d’autres vinrent l’entourer.
— Vous êtes ici pour m’aider ? fit-elle, convaincue que Ross leur avait
demandé de veiller sur elle pour l’empêcher de commettre quelque folie. Je
n’ai encore besoin de personne mais qu’importe, venez avec moi !
Elle avança d’un pas vers la porte de la cuisine, mais le garde qui s’était
placé devant elle ne bougea pas.
— Ma dame, commença l’un des hommes, il faut venir avec nous.
Comme Gavina s’interposait et leur demandait leurs intentions, l’un
d’eux l’écarta tandis qu’un autre saisissait Ilysa par le bras.
— Qu’est-ce qui vous prend ? s’écria-t-elle alors que les gardes lui
faisaient faire demi-tour. Où m’emmenez-vous ?
Comme les hommes l’entraînaient dans l’escalier sans lui répondre, elle
lança par-dessus son épaule :
— Gavina ! Nous n’avons pas fait rentrer les plus vieux villageois au
château ! Fais-le savoir !
Puis, s’adressant aux gardes, elle reprit :
— Je vous en prie ! Lâchez-moi ! J’ai encore trop à faire !
Les gardes, cependant, ne voulurent rien entendre et montèrent avec elle
jusqu’à sa chambre. Celui de tête en ouvrit la porte et fit signe aux autres de
l’y faire entrer.
On la poussa à l’intérieur sans ménagement puis tous se retirèrent et,
avant qu’elle n’eût pu poser une question ou exprimer une protestation, elle
entendit la porte claquer derrière elle.
Elle se retourna aussitôt et essaya en vain d’en soulever le loquet.
— Pourquoi m’avez-vous enfermée ? hurla-t-elle en frappant contre le
panneau de la porte. Laissez-moi sortir ! Nous sommes attaqués ! Des
femmes et des hommes vont mourir si je n’interviens pas !
Elle continua de crier alors qu’à l’extérieur le bruit de la bataille
grandissait.
Se précipitant vers la fenêtre, elle ouvrit l’un des volets de bois pour
regarder en direction du nord où s’étirait le village. De son poste
d’observation, elle voyait les villageois accourir vers le château pour y
trouver refuge. Grâce à Dieu, les hommes d’armes étaient disposés de façon
à les couvrir, mais de la position élevée où elle se trouvait, elle était à même
de constater que plusieurs d’entre eux n’arriveraient pas à temps dans le
sanctuaire du château.
Elle n’avait pas eu le temps de les faire entrer au château aujourd’hui
comme elle en avait eu l’intention et, maintenant, ils allaient être plongés au
cœur de la bataille où ils risquaient d’être massacrés par l’ennemi. Elle
devait absolument agir. Il n’était pas pensable qu’ils meurent parce qu’elle
avait failli à son devoir.
Elle apporta un tabouret devant la fenêtre et ouvrit l’autre partie du
volet puis, debout sur le tabouret, se pencha hors de la fenêtre autant qu’elle
put pour attirer l’attention et appela à l’aide de toutes ses forces.
Le fracas de la bataille et les ordres hurlés par Munro, cependant,
couvraient entièrement sa voix.
Elle descendit du tabouret et courut à la porte contre laquelle elle frappa
du poing jusqu’à ce qu’elle n’en pût plus. Elle se mit alors à taper du pied
contre le panneau inférieur.
Après un certain temps, le loquet se souleva et la porte s’ouvrit. Le
garde qui avait été le premier à se saisir d’elle entra dans la chambre, mais
en en bloquant le passage. Il était inutile, d’ailleurs, de tenter de s’enfuir
alors qu’un autre garde se tenait derrière lui.
— Il faut que vous restiez ici, ma dame, dit-il.
— Est-ce messire MacMillan qui vous a donné l’ordre de me tenir
enfermée dans ma chambre ?
Comme le garde ne répondait pas et que les chances de sauver des vies
s’amenuisaient d’instant en instant, Ilysa changea de tactique.
— Je dois absolument parler à messire Manzanilla ! dit-elle.
— C’est impossible, ma dame.
À l’expression fermée de leurs visages et la tension de tous leurs corps,
Ilysa comprit qu’il était vain d’insister. Ils avaient visiblement reçu des
ordres stricts auxquels ils ne dérogeraient pas.
Ilysa allait renoncer quand il lui sembla reconnaître le garde qui se
tenait en retrait.
— Angus ? fit-elle. Est-ce bien vous ?
Il s’agissait du petit-fils de Morag qu’elle avait vu à la chaumière de
cette dernière.
— Je dois faire passer le mot à messire MacMillan que plusieurs
villageois parmi les plus âgés n’auront pas le temps de rentrer se réfugier
derrière les remparts avant que la porte ne soit barrée. Je vous en prie, allez
tout de suite l’en informer !
Les deux gardes échangèrent des regards gênés. Il était clair qu’ils
n’avaient aucune envie de transmettre ce message à leur chef. Elle réfléchit
aux arguments qu’elle pourrait invoquer pour les convaincre de lui venir en
aide, mais la fureur des combats, qui ne cessait d’augmenter, embrouilla ses
esprits.
Perdant espoir, elle se laissa glisser à terre et se mit à sangloter en
pensant à ceux qui allaient perdre la vie par sa faute.
— Ils seront massacrés sur place, s’écria-t-elle entre deux sanglots.
Un moment s’écoula avant qu’elle ne perçût la conversation à voix
basse qu’avaient les gardes. Elle essuya les larmes de ses yeux et vit que le
premier argumentait, semblait-il, en sa faveur.
Peu après, il fit un signe de tête à Angus qui s’en fut en courant.
— J’ai été témoin de l’assaut des Campbell, il y a plusieurs années, dit
le garde, plus âgé, resté en faction devant la chambre. Leur chef était sans
pitié et n’hésitait pas à tuer femmes et enfants.
Il referma la porte doucement et, de nouveau seule, Ilysa fit la seule
chose qui était encore en son pouvoir : elle se mit à prier, à genoux, le
chapelet à la main.
Elle resta ainsi un temps infini, laissant les grains de buis de son
chapelet glisser entre ses doigts alors qu’elle récitait ses prières et que la
bataille faisait rage au pied des remparts.
Les enfants avaient-ils pu être sauvés ? Tout ce qu’elle avait mis en
place au cours des jours précédents s’était-il montré efficace ? Ross était-il
encore en vie ?
Chaque interrogation donnait lieu à une dizaine d’Ave Maria
supplémentaires précédés et suivis de demandes d’intentions pour ceux qui
se battaient encore et les innocents coincés entre les défenseurs et les
assaillants.
Elle pria, enfin, pour implorer le pardon de ses péchés et de sa
défaillance à l’égard des plus faibles qu’elle n’avait pas pu secourir. Quel
clan l’emporterait aujourd’hui ? Et combien de combattants et d’innocents
trouveraient-ils la mort ?
Aurait-elle le bonheur de dire à Ross à quel point elle l’aimait ?

Ross se trouvait près de la porte d’entrée du château quand Angus


s’approcha de lui.
L’assaut, comme il s’en était douté, n’était pas un simple essai pour
vérifier la capacité de leur riposte. Il avait pour but leur anéantissement,
mais, heureusement, ses guerriers, qui en avaient parfaitement conscience,
se battaient comme des lions.
Le jeune garde venait de le rejoindre et semblait avoir quelque chose à
lui demander quand Munro accourut.
— Tu es censé rester au donjon ! cria-t-il en s’adressant au jeune
homme. Tu es chargé de garder dame Ilysa !
— Messire ! lança Angus en avançant d’un pas vers Ross malgré
l’obstruction du capitaine. Dame Ilysa m’envoie auprès de vous pour vous
transmettre un message.
Munro, informé du rapport de leurs espions qui établissait la culpabilité
de dame Ilysa, repoussa le garde. Il ne faisait plus de doute qu’elle avait été
en relation avec frère Kevin auquel elle avait fait état de leurs efforts de
préparation.
Et la visite de sa sœur, par ailleurs, n’avait d’autre objet que de servir le
projet de Iain MacDonnell de prendre le contrôle du château de Sween en
dépit des ambitions des Campbell.
— Retourne à ton poste ! ordonna Munro alors qu’il reprenait sa
position entre Ross et la porte d’entrée du château.
— Dame Ilysa dit que certains villageois n’ont pas pu être secourus et
qu’ils sont terrés dans leurs chaumières où ils seront massacrés ou brûlés
vifs.
Le garde luttait pour rester à portée de voix de son chef en dépit des
vagues de villageois et de paysans qui venaient se réfugier dans la basse
cour du château.
Ross renversa la tête en arrière et jura en regardant le ciel qui
s’assombrissait en raison des chaumières déjà incendiées et des champs à
moissonner partant en fumée. On allait fermer la porte quoi qu’exigeât Ilysa
à laquelle il ne voulait plus penser. Mais il avait beau se répéter cela dans sa
tête, il ne pouvait ignorer que lors de la dernière attaque des vies avaient été
sauvées grâce à elle.
Il aurait voulu ne pas faire ce qu’elle demandait, mais force lui était de
reconnaître que les tactiques qu’elle avait suggérées avaient fonctionné
efficacement.
Or, il ne voulait pas que ses gens meurent…
— Il me faut quatre hommes, dit-il, soudain, à Munro.
— C’est trop tard, Ross ! s’écria ce dernier. On ferme la porte !
En entendant ces mots, Ross, qui savait que son capitaine exécuterait
ses ordres malgré tout, s’élança vers ladite porte. Or, à peine fut-il sorti de
la protection des remparts qu’il se vit entouré de plusieurs gardes. Comme il
s’en doutait, Munro n’avait pas fait obstruction à sa volonté, bien au
contraire, même.
Il les entraîna vers un étroit passage entre les maisons où ils avaient peu
de risque de croiser des assaillants et gagnèrent ainsi le bas du village où
devaient se trouver ceux auxquels Ilysa n’avait pas eu le temps de porter
secours.
Dès qu’ils sortirent du passage, ils eurent la satisfaction de constater que
le vieil homme et les deux femmes qu’ils étaient partis secourir se cachaient
derrière un mur partiellement détruit. Ils les encadrèrent et allaient
reprendre le passage quand l’un des gardes fut assailli par l’arrière.
Ross parvint à tuer celui qui avait commis ce geste traître mais, en
revenant vers ceux qu’ils étaient venus secourir, il reçut un coup d’épée qui
lui entailla le bras gauche.
Ignorant sa blessure, il poussa toute la petite troupe devant lui et,
seulement lorsque la porte d’entrée du château fut en vue, il s’autorisa à
lever les yeux vers la fenêtre d’Ilysa.
Pourquoi avait-elle chargé le jeune garde de l’avertir ? Quelle raison
avait-elle de vouloir sauver des vies du clan MacMillan alors qu’elle
œuvrait en faveur des MacDonnell ? Ce qui le navrait le plus, c’était d’avoir
été dupe d’elle. Elle jouait si bien son rôle, en effet, qu’il n’y avait vu que
du feu.
Des cris à proximité le poussèrent à accélérer le pas et inciter ceux qui
le précédaient à se dépêcher de gagner le sanctuaire du château.
Dès qu’il eut confié les villageois rescapés à la protection des hommes
d’armes formant, sur les recommandations d’Ilysa, une double rangée de
part et d’autre de la porte, il se retourna pour considérer la situation, et un
regain d’espoir le gagna.
Il allait résister aux Campbell et ne chercherait pas refuge derrière les
remparts. Comprenant son intention, Munro le rejoignit avec un groupe
important d’hommes d’armes restés, par sécurité, à l’intérieur du château et
ils entreprirent de chasser l’ennemi du village.
Or, comme il le soupçonnait, Ross trouva une très grande satisfaction à
laisser son épée parler pour lui.
Quand la nuit tomba sur le château de Sween, les Campbell encore
vivants avaient définitivement déserté les lieux. Il fallut toute la nuit pour
éteindre les incendies et déblayer les restes des chaumières détruites ainsi
que de porter secours aux blessés et ramasser les morts.

Le soleil venait tout juste de poindre à l’horizon lorsque Ross se décida


à retourner au donjon. Il s’était lavé à la fontaine de la basse cour, effaçant
les traces de sang qui souillaient ses vêtements ainsi que ses mains et ses
cheveux avant de se diriger vers le donjon et de monter à sa chambre.
Il salua au passage l’homme d’armes qui montait la garde devant la
porte de la chambre d’Ilysa. Sa première pensée, quand il avait acquis la
certitude que tous les Campbell avaient fui, avait été de célébrer la victoire
avec sa femme. Mais une fois revenu de son enthousiasme initial, le
souvenir de sa trahison s’était imposé à lui, déchirant son cœur de la plus
douloureuse manière.
En entrant dans sa chambre pour se laisser tomber sur une chaise, il ne
pouvait, toutefois, que remercier le ciel qu’il n’y eût pas eu plus de morts ni
de destructions. En revanche, cette fois, les Campbell comptaient beaucoup
plus de victimes et ne devraient pas être tentés de revenir de sitôt. Cette
constatation le réconfortait un peu de la mort des MacMillan qui restaient,
néanmoins, encore trop nombreux.
Il entendit un bruit de pas dans le corridor et comprit que les gardes
conduisaient Lilidh MacDonnell dans la chambre de sa sœur. Il préférait
leur parler à toutes les deux ensemble et laisser Graeme MacLean dans la
cellule où il était enfermé. Il s’occuperait de lui plus tard, mais pour
d’autres raisons que celles auxquelles il s’attendait.
Il ouvrit un petit placard creusé dans le mur, où il trouva un broc d’étain
qu’utilisait son oncle pour contenir son meilleur whisky. Il en souleva le
couvercle et but plusieurs gorgées du breuvage qui emportait la bouche.
La première gorgée mettait la bouche en feu, mais la sensation était déjà
beaucoup moins forte à la deuxième et continuait de régresser à la
troisième. La chaleur de l’eau-de-vie se répandait alors dans son corps et il
était temps de remettre le broc là où il l’avait trouvé. Un peu de cet
excellent scotch ne faisait pas de mal, mais en en buvant trop il risquait de
ne plus être maître de lui-même.
Tandis qu’il retirait sa chemise et ses chausses pour passer des
vêtements propres, il se prépara à faire ce qu’il avait toujours conseillé à
Ilysa : durcir son cœur.

Ilysa avait peu dormi.


Lorsqu’elle s’était rendu compte que les bruits de la bataille
diminuaient, elle s’était relevée pour s’asseoir sur sa chaise.
Et comme le silence s’était fait, elle était allée à la fenêtre pour regarder
à l’extérieur.
Le soleil se couchait, si bien que l’obscurité grandissait au pied des
remparts de Sween, mais elle voyait les corps épars dans l’herbe. Il y en
avait trop gisant ici et là, principalement sur la place du village où la
bataille avait dû faire fureur.
Des chaumières achevaient de brûler et, plus loin, le long des berges du
loch, s’étaient échoués plusieurs navires calcinés. Appartenaient-ils aux
Campbell ou aux MacMillan ? Elle n’aurait su le dire.
La seule personne qu’elle souhaitait apercevoir, c’était Ross, mais il
restait invisible. Or, la nuit tombant, il lui devenait de plus en plus difficile
d’identifier les hommes, qui n’étaient plus que de vagues silhouettes se
déplaçant dans la pénombre.
Au début de la bataille, elle avait rapidement renoncé à avoir une
explication de la part de Ross au sujet de la décision qu’il avait prise de la
faire enfermer dans sa chambre. Aussi s’était-elle contentée d’attendre que
quelqu’un voulût bien lui dire pourquoi elle y avait été conduite et retenue.
Elle qui n’avait jamais été prisonnière de sa vie ne comprenait pas ce
qu’elle faisait ici.

Alors que le soleil se levait, elle entendit de lourds pas approcher de la


porte de sa chambre. Le bruit cessa et elle retint son souffle en espérant et
priant que Ross fût derrière l’huis. Les pas reprirent en s’éloignant, et
lorsqu’elle colla l’oreille à la porte, elle entendit celle de la chambre de
Ross se refermer violemment. Elle leva le poing pour frapper mais elle avait
la main trop meurtrie pour recommencer, et sa gorge la brûlait à force
d’avoir crié, pleuré et prié.
Peu après, elle entendit un cri de femme et elle crut reconnaître la voix
de sa sœur. Elle se leva de la chaise où elle s’était assise et attendit alors
qu’un bruit de bousculade lui provenait du couloir. Bientôt, on heurta sa
porte, puis un homme laissa échapper des jurons. L’instant d’après, la porte
s’ouvrit et deux gardes, dont l’un se frottait la joue, poussèrent sa sœur à
l’intérieur de la chambre avant de se retirer.
Lilidh, visiblement furieuse, lança un regard chargé de dédain vers la
porte avant de traverser la pièce et monter sur le lit d’Ilysa. Cette dernière
marcha jusqu’à la table et vida dans sa coupe le fond d’ale qui restait dans
le broc. Elle en but une gorgée et retourna s’asseoir, adossée à son siège, la
nuque renversée en arrière.
— Où étais-tu, Lilidh ? demanda-t-elle.
— J’ai été enfermée dans une petite chambre à l’étage au-dessous du
tien et où le lit n’était pas aussi confortable que celui-ci.
Lilidh se laissa rouler sur le lit en s’étirant.
— Hmm, celui-ci est excellent.
Se dressant sur les coudes, elle tourna, enfin, les yeux vers Ilysa et
sembla prendre conscience de son expression sombre à moins qu’elle ne
remarquât qu’elle avait les paupières gonflées à force d’avoir pleuré. En
tout cas, quelle qu’en fût la raison, Lilidh, sa sœur qui n’était jamais
concernée que par elle-même, la prenait en considération.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda-t-elle.
Elle s’assit au bord du lit et scruta le visage d’Ilysa.
— Tu as les traits terriblement tirés, petite sœur. A-t-il fini par te
frapper ?
Avant même qu’elle n’eût eu le temps de répondre, Ross entra dans la
chambre.
Le cœur d’Ilysa bondit dans sa poitrine alors qu’elle le dévorait des
yeux.
L’air menaçant, pâle comme la mort, il serrait les poings, mais, grâce à
Dieu, il était en vie.
Ilysa se leva précipitamment et courut vers lui, mais, en raison de la
crispation douloureuse de ses traits, s’arrêta juste avant de l’atteindre.
— Es-tu blessé ? demanda-t-elle.
Il ne répondit rien, mais son expression changea, tournant au mépris,
voire au dégoût, ce qu’elle n’avait jamais vu sur son visage et aurait préféré
ne jamais voir.
Elle fut si émue par ce rejet évident qu’elle recula d’un pas et manqua
perdre l’équilibre. Elle serait tombée si Ross ne l’avait pas retenue au
dernier moment, mais dès qu’il fut rassuré sur son état, il la lâcha comme
s’il éprouvait de la répulsion pour elle.
— Qu’ai-je donc fait ? demanda-t-elle, déconcertée.
La tension ne cessait de monter, et quand Lilidh ouvrit la bouche pour
parler, Ross la fit taire de son simple regard. Puis, se tournant vers Ilysa, il
répondit :
— Rien, sinon que vous êtes la fille de votre père.
Elle frémit d’horreur en l’entendant prononcer ces mots. Elle savait
qu’en dehors de porter le même nom, elle n’avait rien de commun avec son
père. Ross avait semblé accepter cet état de fait avant que tout ne fût
bouleversé. Le rire déplacé et strident de sa sœur la plongea dans un
profond malaise.
— Nous sommes ce que nous sommes, messire, dit-elle.
— Ross, intervint, Ilysa. Que se passe-t-il ? Vous avez dit hier matin
que…
— C’était avant que mes hommes ne reviennent.
— Vos espions, messire ? fit Lilidh, impertinente.
— Votre père m’a sous-estimé s’il a cru que j’accepterais de me laisser
duper par lui sans chercher à en comprendre la raison.
Il porta le regard sur Ilysa en ajoutant :
— Mais en tout cas, c’est vrai, j’ai envoyé des espions auprès de lui tout
comme il en a envoyé ici.
Quand son regard se fixa au loin et qu’il croisa les bras sur la poitrine,
Ilysa eut l’impression que son cœur se déchirait en deux. Ross paraissait
convaincu qu’elle servait d’espion à son père !
— Ross, je vous assure, je n’ai jamais…
Elle s’interrompit avant de terminer sa phrase. L’attitude dédaigneuse de
son mari témoignait trop de son incrédulité. Or, si elle avait voulu tenter de
plaider sa cause d’une autre manière, elle en fut empêchée par l’arrivée
soudaine de Munro en compagnie d’un homme qu’elle ne reconnaissait pas.
Lilidh, en revanche, donna l’impression d’avoir le souffle coupé en le
voyant entrer.
— Ma dame, fit Munro en inclinant la tête avec déférence.
Ilysa trouva étrange que le capitaine, d’habitude plutôt renfrogné, fût le
seul, à présent, à la saluer avec courtoisie.
— Voici Gowan, dit-il en s’adressant à Ross.
— Je croyais que vous vous appeliez Seumas, fit Lilidh, révélant ainsi
qu’elle le connaissait et même assez bien, à en juger d’après l’effarement
qui se lisait sur son visage.
— Gowan, répéta Ross. Dites-leur ce dont vous avez été témoin,
autrefois, à Islay.
Après avoir prononcé ces mots, Ross se dirigea vers la fenêtre dont les
volets étaient ouverts et leva les yeux vers le ciel.
— Iain MacDonnell n’agit pas du tout dans notre intérêt, messire.
Comme je vous l’ai déjà dit, il veut s’approprier Sween et ses terres.
— Ross, nous…
Ross leva la main pour faire taire sa femme.
— Ce n’est pas le moment.
Puis, s’adressant à Gowan, il reprit :
— Poursuivez.
— Votre mariage a été la première étape, dit l’homme en regardant le
dos de Ross, qui était toujours tourné vers la fenêtre, et en évitant le regard
d’Ilysa. Cela fait partie de son plan de prétendre vous aider à vous défendre
contre les Campbell.
— Ross…
— Taisez-vous, ma dame ! fit ce dernier sans se retourner. Laissez-le
parler.
— Et quand pourrai-je parler, moi aussi ?
En un clin d’œil, il fut devant elle. Si grand et proche qu’elle dut
renverser la tête pour croiser son regard furieux.
— On vous a laissée assez parler, fit-il entre ses dents. Plus que vous
n’auriez dû.
Il retourna à la fenêtre, le regard de nouveau perdu vers l’horizon.
— Poursuivez, Gowan, dit-il.
Ilysa s’aperçut, à cet instant, que Munro s’était rapproché d’elle.
Pensait-il que Ross était assez fâché pour se montrer violent avec elle ? Elle
avait toujours pensé qu’il ne lui ferait jamais de mal. D’ailleurs, il le lui
avait promis, mais la situation n’était plus la même. Il avait manifestement
perdu confiance en elle – elle avait envie de dire en eux – puisqu’il la
croyait capable d’entrer dans les machinations de son père.
Une sorte de cri de désespoir lui échappa.
— Ça ne va pas, ma dame ? demanda Munro.
Ilysa perdit l’équilibre et recula pour se laisser tomber sur sa chaise.
Munro s’était précipité pour l’aider, mais, cette fois, Ross n’avait pas
bougé.
— Gowan ! fit-il en gardant autant ses distances vis-à-vis d’Ilysa qu’il
le pouvait.
— Oui, messire ?
— J’attends la suite.
— Iain MacDonnell vous a envoyé des hommes d’armes soi-disant pour
vous aider à vous défendre contre les Campbell, mais en réalité ils étaient
censés attendre le jour de l’attaque et, à la faveur du tumulte, vous tuer. Il
aurait été impossible d’établir la culpabilité de l’un ou de l’autre.
— Ross ! s’écria Ilysa, indignée, en se levant. Je n’aurais jamais
contribué à vous faire du mal !
Elle courut jusqu’à lui, et il avait beau la repousser, elle ne se taisait pas.
— Je n’ai joué aucun rôle dans ses manigances. Vous devez me croire !
Comme il ne pouvait se résoudre à la regarder, elle remua la tête d’un
air abattu.
— Vous devez me croire, murmura-t-elle.
Elle s’écarta de lui en dévisageant chacun des témoins de cette scène et
tout en réfléchissant aux paroles qu’elle pourrait prononcer qui réussiraient
à le convaincre qu’elle ne lui mentait pas.
L’air suffisant de sa sœur la terrifia. C’était une affaire bien plus
compliquée qu’elle ne le pensait ou qu’on ne lui avait dit, et sa sœur, elle en
était certaine, était au cœur de cette machination.
Aussi s’attendait-elle au pire car elle ne doutait pas qu’elle eût à pâtir du
rôle joué par sa sœur.
Chapitre 18

Ross aurait mieux fait de s’abstenir de boire du whisky. L’effet de


l’alcool se faisait sentir d’une manière désagréable et il avait été obligé de
se retirer après avoir interrogé Gowan tout juste de retour à Sween. Il avait
pu, heureusement, entendre la plus grande partie de son récit et Munro
s’était chargé de lui rapporter la fin de son témoignage.
Il lui était insupportable d’apprendre qu’Ilysa avec laquelle il avait
partagé tant de merveilleux moments intimes pût être à la fois cette amante
incomparable et l’espionne au service de son père. Comment avait-elle pu
successivement lui mentir et lui prodiguer autant de caresses ?
Toutes les déclarations d’amour qu’il lui avait faites ne comptaient pour
rien. Elle n’était qu’un pion au service de son père qu’il déplaçait selon son
gré sur son échiquier.
Comme elle avait battu en retraite dans un coin de la chambre, il fit
signe à Gowan de reprendre son récit, mais au moment où il allait parler,
Ilysa revint brusquement à la charge :
— Réfléchissez à ceci, Ross, dit-elle. Si vous mouriez, je n’aurais aucun
droit sur ce château ni sur les terres qui l’environnent. C’est votre frère qui
en hériterait.
Un sourire ironique se dessina sur les lèvres de Ross avant qu’il ne fît
de nouveau signe à Gowan puis se tournât vers la fenêtre.
— La dame a dit… , reprit Gowan. Enfin, je veux parler de dame Lilidh
qui m’a expliqué qu’elle avait instruit dame Ilysa dans la manière de faire
revenir messire Ross dans sa couche le plus souvent possible, pour lui
donner un héritier.
Lilidh laissa échapper un petit rire qui couvrit un instant la respiration
d’Ilysa.
Ross s’occuperait d’elle plus tard.
— Un héritier, bien sûr, dit-il en pesant ses mots, qui réclamerait sa part
d’héritage et aurait besoin d’un tuteur, un homme puissant qui garantisse
ses intérêts en ces temps difficiles.
Il se tourna vers Ilysa. Il voulait voir l’expression de son visage en lui
posant cette question :
— Vos efforts ont-ils été couronnés de succès, ma dame ? Êtes-vous
enceinte ?
Ce qu’il ressentit, à cet instant, était pire que ce qu’il avait éprouvé
devant la peur d’Ilysa quand elle s’était trouvée pour la première fois en sa
présence.
Qu’importe le nombre de fois où il s’était dit qu’il devait cesser de la
prendre pour l’innocente qu’elle prétendait être. En voyant ses joues et son
front devenir exsangues et en entendant sa respiration haletante, il avait
l’impression qu’on lui perçait le cœur.
Et pour augmenter encore son agonie, elle tira sur le plaid qui lui
enveloppait les épaules et cachait son bras atrophié comme elle avait
l’habitude de le faire lorsqu’elle était anxieuse ou apeurée. Ross, cependant,
chassa de son cœur tous les sentiments qu’Ilysa y avait fait naître depuis les
dernières semaines et s’interdit de céder à la faiblesse qui les avait conduits
à cette situation.
Cette faiblesse qui le caractérisait et avait attiré la convoitise de ses
ennemis. C’était ainsi qu’il avait été conduit à accepter une alliance avec les
MacDonnell en contrepartie d’une prétendue assistance militaire.
L’absence de réflexion stratégique de sa part avait permis à leurs
ennemis de s’approcher suffisamment d’eux pour les mettre tous en péril.
Mais c’était fini. Il n’essaierait plus de mener son clan avec une main de
velours comme il s’y était exercé jusqu’à aujourd’hui.
À la fin, son oncle avait eu un comportement plus tolérable, mais, du
fait qu’il s’était adouci, le clan avait payé une terrible note même s’il avait
survécu.
Cela ne se reproduirait plus.
— Répondez-moi, fit-il en haussant le ton. Attendez-vous un enfant ?
— Un enfant ?
Telle qu’elle lui apparaissait, maintenant, avec ses grands yeux qui
regardaient à la fois dans toutes les directions et la façon dont elle tirait
toujours sur son plaid et remuait la tête en signe de dénégation, il lui
trouvait l’aspect d’une bête sauvage effrayée par la présence d’un prédateur.
Elle avait le souffle rapide comme si son cœur s’était emballé et était
agitée de frissons à tel point qu’à un moment il crut qu’elle allait perdre
connaissance.
— Est-ce que je porte un enfant ? Je n’en sais rien. Est-ce possible ?
— Allons, sœurette, fit Lilidh sur un ton d’encouragement. Tu peux le
lui dire, maintenant.
— Qu’est-ce que je dois lui dire ? demanda Ilysa d’une voix mal
assurée.
— Nous avons parlé ensemble de la meilleure manière de tomber
enceinte, que tu devrais t’unir à lui le plus souvent possible…
Ross ne prit conscience qu’il avait traversé la chambre et pris à la gorge
la jeune femme que lorsque Munro tira sur son bras pour l’obliger à la
lâcher. Elle s’éclaircit la voix puis esquissa un sourire.
— Ilysa m’a dit qu’elle avait eu ses dernières règles deux semaines
avant de quitter Iona, reprit Lilidh en s’adressant à Ross.
Il ne comprenait pas grand-chose au système menstruel des femmes,
mais il savait avec certitude qu’Ilysa était vierge quand il l’avait épousée et
que, depuis son arrivée à Sween, elle n’avait pas couché avec un autre
homme que lui.
Tout enfant qu’elle porterait serait donc nécessairement issu de sa
semence. Mais alors que cette pensée, la veille, le comblait encore de joie,
elle ne remplissait plus aujourd’hui son cœur que d’amertume.
— Asseyez-vous, Ilysa, avant que vous ne tombiez inconsciente.
La rudesse de sa voix la fit sursauter, mais elle s’assit comme il l’y avait
invitée. Elle le vit alors se détourner d’elle comme s’il ne voulait plus ni la
voir ni lui parler.
Gowan n’avait pas tout dit, mais certains de ses secrets n’avaient pas
besoin d’être révélés à Ilysa, notamment le fait qu’il avait partagé le lit de la
servante de Lilidh et aussi celui de sa maîtresse.
Comme Ross ne souhaitait pas en entendre davantage, il lui fit
comprendre d’un signe de tête qu’il pouvait se retirer.
Au moment où il sortait de la chambre, un garde se présenta à la porte et
Munro s’approcha de lui pour recueillir le message qu’il apportait, quel
qu’il fût. Ross, qui avait remarqué l’arrivée de l’homme d’armes, demeurait
face à la fenêtre pour s’assurer qu’Ilysa n’entrerait pas dans son champ de
vision.
Il avait beaucoup à faire et de décisions à prendre ce jour-là. Il fallait
enterrer les morts, démasquer les espions qui se cachaient parmi eux et
statuer sur le sort des sœurs MacDonnell. Oh ! certes, il en avait une idée,
mais il fallait tout prévoir.
Il fallait aussi se préoccuper de la situation au château de Barron.
Fergus, comme eux, avait-il subi un assaut et, si c’était le cas, s’en était-
il sorti victorieusement ? Il avait envoyé des messagers à son frère mais
aucun n’était encore revenu de Barron. Il ignorait aussi si Elspeth, qui
devait avoir quitté son couvent, était arrivée ou non auprès de leur frère.
La voix de Munro, qui venait de prononcer son nom, l’arracha à sa
réflexion.
— Nous avons reçu un message de Calum Campbell.
— Alors il n’est pas mort ?
— Non, confirma Munro.
Ross avait espéré que le père ou le fils, voire les deux, eussent péri dans
la bataille, mais il n’en était rien. Leur mort aurait pourtant facilité les
choses.
— Que dit-il ? demanda Ross en se rapprochant du capitaine et du garde
pour que les femmes ne pussent pas entendre ce que ce dernier avait à leur
transmettre.
Après qu’il eut parlé, Munro lui posa quelques questions et attendit les
instructions de Ross.
— Il ne fait donc aucun doute que le père et le fils aient réchappé à la
bataille, remarqua ce dernier.
— Calum demande à nous rencontrer, dit Munro.
— Il a perdu. De quoi veut-il discuter ?
— Il veut récupérer les dépouilles de ses hommes morts au combat ainsi
que les blessés, intervint le garde.
Ce n’était pas une requête inhabituelle. Il était normal, en effet, de
donner une sépulture aux morts. À défaut de pouvoir interrompre leurs
actions belliqueuses, l’Église l’exigeait des différents clans. Le père Liam,
d’ailleurs, avait absous les hommes de leurs péchés avant la bataille et béni
les morts des deux camps avant la chute du jour.
— Très bien, agréa Ross.
— Dis-moi, tu ne lui fais tout de même pas confiance ? fit Munro alors
que le garde se retirait.
— Non, pas du tout, mais je veux bien entendre ce qu’il a à me dire.
Préviens Dougal et réunis quelques hommes qui m’accompagneront.
— Je devrais y aller avec toi.
— Non. Je préfère que tu restes ici, au cas où les choses tourneraient
mal. Dans ce cas, tout est déjà prévu pour soutenir un siège. Fais venir
derrière les remparts tous nos combattants et ferme les portes, même à ceux
qui se prétendraient nos alliés. Ne les ouvre qu’à mon frère.
— Et dame Ilysa ?
— Il se pourrait qu’elle porte mon héritier. Garde-la en sécurité jusqu’à
ce qu’on connaisse son état.
— Tu as davantage confiance en cette diablesse qu’en ta femme ?
Même après que Gowan t’a dit qu’elle se vantait de ce qu’elle n’avait
jamais fait, simplement pour se donner de l’importance ?
Dans le seul souci d’assurer la sécurité du clan, Ross préféra ne pas
entendre la remarque de Munro.
— Fais savoir à Calum Campbell que je serai au rendez-vous à midi,
répondit-il. Et choisis-moi une escorte de qualité.
Ross pouvait compter sur son capitaine pour faire tous les préparatifs et
recruter pour lui les meilleurs soldats.
Quand Munro se fut retiré, Ross se retourna, enfin, vers les deux sœurs.
Ilysa – qu’elle aille au diable ! – avait l’air si vulnérable et fragile sur sa
chaise. Elle se laissa aller contre les coussins et le regarda d’un air méfiant
alors qu’il s’approchait d’elle.
— J’ai certaines vérifications à faire, dit-il. Nous allons prendre des
dispositions pour vous conduire en un lieu sûr où vous attendrez jusqu’à ce
que nous sachions si votre plan a été ou non couronné de succès. Votre sœur
vous accompagnera.
Ilysa avait fermé les yeux et s’agrippait de la main droite à l’écharpe qui
soutenait son bras handicapé comme si elle pouvait y trouver un soutien.
— Je ne suis pas du parti de mon père, Ross, et n’y serai jamais.
Sa voix était si basse qu’il comprit à peine son propos et ne répondit
pas.
— Que va-t-il m’arriver ?
— Si vous êtes enceinte, j’aurai un héritier de la femme dont je ne
voulais pas. Vous serez renvoyée au monastère sur l’île d’Iona où vous
accoucherez.
— Et que deviendra l’enfant ? fit-elle d’une voix étranglée par
l’émotion.
— Si vous en portez vraiment un et qu’il vienne au monde, je
m’assurerai de son éducation et vous irez vivre où bon vous semble.
Il se força à prononcer ces mots de la façon la plus brutale qu’il put. Ce
n’était pas dans sa nature de se montrer aussi cruel, mais il semblait que ce
fût le seul langage que comprît la progéniture de Iain MacDonnell.
— Et si vous n’êtes pas enceinte, reprit-il avec aussi peu de
ménagement, vous retournerez vivre chez votre père. Il a sans doute
d’autres projets pour vous.
Elle eut un mouvement de retrait du corps comme s’il l’avait frappée
alors qu’il tournait déjà les talons et se retirait. Avant de sortir de la
chambre, cependant, il entendit le petit rire de Lilidh qui couvrit, un instant,
les sanglots d’Ilysa.
Ross avait dû livrer un terrible combat contre lui-même pour sortir de la
pièce en y laissant une Ilysa complètement désespérée, mais quand il passa
devant le garde dans le couloir, il eut l’impression que ses jambes se
dérobaient sous lui.
— Envoie chercher Gavina, dit-il. Et quand elle sera là, demande-lui de
pourvoir aux besoins de dame Ilysa.
Furieux contre lui-même de se sentir aussi faible et rageur de se trouver
dans une telle situation, il descendit à la grande salle pour déjeuner avant
d’aller trouver Munro.

Ilysa, qui avait été prise de haut-le-cœur au moment où Ross était sorti
de la chambre, rendit à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle n’eût plus rien
dans l’estomac. Elle continuait, néanmoins, à avoir des spasmes douloureux
jusqu’à ce que seule de la bile lui remplît la bouche.
À genoux, le corps plié au-dessus d’un pot de chambre, elle se tordait
de douleur…
Gavina n’entra pas dans la chambre comme une servante humble et
effacée, au contraire, on eût dit un ange vengeur tel l’archange saint Michel
se déchaînant contre le démon quand elle ouvrit violemment la porte,
l’envoyant claquer contre le mur.
Le garde essaya de l’arrêter, mais elle le repoussa avec autorité. La
scène était si cocasse qu’Ilysa aurait souri si elle ne s’était pas sentie aussi
mal.
— Mon Dieu, ma dame ! fit Gavina. Vous avez une mine épouvantable.
Se penchant sur Ilysa, elle reprit :
— Ne restez pas à terre… Levez-vous…
Ilysa fut prise, à cet instant, d’une douloureuse envie de rendre, mais les
mains rassurantes de Gavina lui soutenaient les épaules et cette dernière
avait pris soin de lui relever les cheveux.
Lorsque les convulsions qui la secouaient cessèrent, Gavina s’écarta
d’elle pour revenir avec une cuvette, un bol d’eau et une serviette.
— Rincez votre bouche et essuyez votre visage avec ça.
Quand elle eut fini, Gavina s’inclina pour l’aider à se relever et la
conduisit jusqu’au lit où Lilidh était étendue et ne montrait aucune intention
de s’en aller. Or, Ilysa n’avait pas la force de disputer sa couche à sa sœur.
— La chaise, Gavina, dit-elle.
— Allons, ma dame ! fit la servante en s’adressant à Lilidh. Sortez de ce
lit ou je vais vous en faire sortir !
Que Gavina parlât sérieusement ou non, sa menace fut suivie d’effet, et
Lilidh descendit du lit plus vite qu’Ilysa ne l’aurait cru possible.
— Vous n’avez pas dormi de la nuit, n’est-ce pas, ma dame, dit la
servante en soutenant Ilysa tandis qu’elle l’aidait à se dévêtir.
— Non, très peu…
— À cause du combat, bien sûr, et aussi, sans doute, de vos dissensions
avec messire Ross.
Tout en parlant, Gavina réussit à lui retirer ses vêtements et l’aida à
s’étendre sur le lit.
— Ce n’est pas étonnant que votre estomac se rebelle.
— Si elle a des nausées, intervint Lilidh, c’est parce qu’elle est
enceinte.
— C’est vrai, ma dame ? Vous attendez un bébé ? fit Gavina le visage
éclairé par un large sourire. C’est messire qui va être content.
— Je ne suis pas certaine d’être enceinte. Je n’ai pas toujours des règles
à intervalles réguliers.
Des larmes lui gonflèrent les paupières quand elle reprit :
— Non, messire Ross ne sera pas content.
— Il arrive que les menstruations soient décalées, fit remarquer Gavina
qui évitait prudemment d’interroger sa maîtresse sur les raisons du
mécontentement de son mari, mais, dans votre cas, elles le seraient
sérieusement car vous n’avez pas eu vos règles depuis que vous êtes arrivée
à Sween.
— C’est ce que j’essaie de lui faire comprendre, dit Lilidh.
— Ma dame, fit Gavina en se retournant, pourrions-nous avoir la paix ?
Ilysa, qui était trop épuisée et misérable pour écouter sa sœur ou se
disputer avec elle, acquiesça de la tête.
Confortée par sa réaction, Gavina alla ouvrir la porte, appela l’un des
gardes et lui donna des instructions. Si l’homme était sur le point de lui
objecter certaine considération, il suffit qu’il regardât vers Ilysa pour
changer d’opinion et faire un signe oui de la tête.
Sans qu’un autre mot ne fût ajouté, il entra dans la chambre, saisit
Lilidh par le bras et la tira hors de la chambre.
— Fais attention, Gavina, de ne pas déplaire à ton seigneur.
— C’est lui qui m’a prié d’aller m’occuper de vous, ma dame. Alors je
ne me fais pas de soucis à ce sujet.
Gavina étendit une couverture sur la courtepointe pour qu’Ilysa eût bien
chaud et celle-ci sentit venir bien vite le sommeil.
Peut-être se réveillerait-elle après avoir dormi pour constater qu’elle
avait fait un cauchemar et que rien de ce qui la tracassait n’était vrai ? Peut-
être comprendrait-elle qu’elle n’avait fait que rêver la tourmente où elle
était plongée en ce moment ?
L’obscurité descendait sur elle alors que le sommeil la gagnait…

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle aperçut d’abord Lilidh, assise sur une
chaise, qui fixait du regard Gavina occupée à un travail de couture sur
l’autre chaise.
— Depuis combien de temps est-ce que je dors ? demanda-t-elle,
attirant l’attention des deux femmes.
— Quelques heures, ma dame, répondit Gavina en reposant son
ouvrage.
Elle prit un petit panier à ses pieds et se leva.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle en s’approchant du
chevet du lit.
— Mieux, répondit Ilysa après un instant de réflexion.
Elle ne ressentait plus de douleurs à l’estomac et ses nausées avaient
cessé. Le sommeil lui avait incontestablement fait du bien, mais elle avait
l’impression qu’il lui faudrait encore une nuit complète de repos pour se
sentir tout à fait bien.
— Vous vous remettriez plus vite si vous preniez une ou deux gorgées
de ces potions, dit la servante en présentant deux flacons à sa maîtresse.
Ilysa était habituée aux préparations de la sœur Agnès du couvent
d’Iona, qui avaient un goût épouvantable. Aussi fut-elle heureusement
surprise en découvrant l’agréable parfum de celles que lui présentait
Gavina.
— Elles vont apaiser vos douleurs à l’estomac, commenta cette dernière
tandis qu’Ilysa buvait quelques gorgées desdites potions. N’en prenez pas
trop. Vous verrez si elles vous conviennent.
Gavina replaça les préparations dans leur panier puis aida Ilysa à
s’asseoir.
— Si vous éprouvez quelque désir de manger, dit la servante en
présentant un morceau de miche à sa maîtresse, prenez un peu de ce pain.
Ça ne vous fera pas de mal.
Des soupirs et des murmures aux accents exaspérés ou ironiques
rappelèrent à Ilysa qu’après une courte éclipse sa sœur était revenue dans sa
chambre et qu’elle avait sans doute quelque chose à dire. Cependant, bien
qu’elle fût en quelque sorte remise de son indisposition, Ilysa ne se sentait
pas la force ni la patience de se confronter à elle.
Avec un entêtement inébranlable, Lilidh, de sa voix gutturale, continuait
de faire des commentaires sur tout ce que proposait ou disait Gavina ainsi
que sur les réponses d’Ilysa.
Au moment précis où cette dernière allait demander à Gavina de la jeter
dehors une bonne fois pour toutes, une clameur s’éleva sous sa fenêtre.
— Que se passe-t-il, Gavina ?
La servante se rendit à la fenêtre et se pencha à l’extérieur pour essayer
de comprendre la raison de ce tumulte.
— C’est votre mari, ma dame ! Il est à cheval.
Elle observa encore un moment avant de dire :
— Il se dirige vers la porte… Ça y est ! Il l’a franchie !
Ilysa réussit à s’asseoir au bord du lit puis à s’en extraire pour rejoindre
Gavina à la fenêtre.
Le soleil brillait dans le ciel et lui brûlait les yeux. Elle se protégea de la
main et réussit à apercevoir Ross qui précédait une petite troupe de huit à
neuf cavaliers à travers la place du village. La porte du château se referma
et elle vit Munro donner des ordres aux gardes en faction sur les remparts.
— Où peut-il bien aller ? La campagne ne peut pas être encore sûre.
Elle n’attendait aucune réponse à ses interrogations, mais le silence,
soudain, de sa sœur la dérangeait plus que ses sarcasmes. Elle tourna le
regard vers elle et son inquiétude grandit en voyant son air suffisant qui
semblait proclamer qu’elle en savait plus quelle sur ce départ précipité de
Ross. Elle avait déjà vu cette expression sur le visage de sa sœur et savait
que c’était une manière de la défier. En ce sens que si elle voulait en savoir
davantage, elle n’avait qu’à l’interroger.
Avec la présence de Gavina, cependant, elle n’apprendrait rien. Il fallait
trouver le moyen de l’éloigner. Comme la servante plaçait son plaid sur ses
épaules, il vint à l’esprit d’Ilysa de lui demander ce qui devrait
immanquablement la faire quitter la chambre.
— J’ai faim, Gavina.
— Je vais vous chercher à manger tout de suite.
Puis, se tournant vers la sœur de sa maîtresse, elle demanda :
— Avez-vous besoin de quelque chose, ma dame ?
Le besoin de fuir la présence de Lilidh se devinait à la façon dont
Gavina s’empressa de sortir de la chambre sans même attendre sa réponse.
Restée à la fenêtre, Ilysa observa Ross et son escorte jusqu’à ce qu’ils
disparussent. Elle rassembla alors ses esprits, car elle en aurait besoin pour
affronter sa sœur, et alla prendre place sur la chaise qu’avait occupée
Gavina.
Quand elle se sentit prête, elle prit la parole :
— Te souviens-tu, Lilidh, avec quelle ferveur tu m’as demandé pardon
le matin de mon mariage à Dunyvaig ? Si tu ne m’avais pas trahie dans le
passé et, apparemment, encore aujourd’hui, j’aurais peut-être cru à tes
paroles, mais, à présent, c’est impossible.
Ilysa eut envie de sourire devant la réaction de Lilidh qui découvrait que
sa jeune sœur n’était pas tout à fait l’idiote qu’elle avait imaginée.
— Ross n’avait pas tort au moins à ce sujet, reprit Ilysa. Tu es bien la
fille de notre père.
— Père a toujours dit que tu n’étais pas sa fille, répondit Lilidh d’un ton
grinçant. Pour lui tu es trop faible pour l’être.
— Je ne pense pas que nous aurions eu une petite sœur si ce que tu dis
était vrai. Père aurait tué notre mère s’il avait été convaincu qu’elle le
trompait.
Ilysa se tut et observa un moment sa sœur en silence avant de
demander :
— Que fait-on, maintenant que Ross a survécu et que je suis en
disgrâce ?
— Tu l’as vraiment vu partir à cheval ?
Ilysa fit oui de la tête. Elle voulait connaître les intentions de leur père
et, pour cela, elle était tout de même prête, s’il le fallait, à se faire passer
pour une imbécile aux yeux de sa sœur.
— Oui, il est bien vivant. Je viens de le voir de mes propres yeux.
— Mais où va-t-il, maintenant, sœurette ? demanda Lilidh en se levant
de sa chaise.
Elle fit le tour de la pièce en marchant avec désinvolture et en obligeant
Ilysa à tourner la tête pour la suivre du regard.
— Tu ne le sais pas ? reprit Lilidh d’un ton ironique. Eh bien, je vais te
le dire, moi. Au lieu de rester en sécurité derrière les remparts de ce
château, il est allé s’exposer à tous les dangers pour rencontrer Calum
Campbell. Or, n’importe quoi peut lui arriver en dehors de Sween.
À cet instant, Ilysa prit conscience avec effarement que les hommes
d’armes envoyés par son père en renforts avaient été logés au village, donc
à l’extérieur des murs.
— Pourquoi père chercherait-il à faire mourir Ross avant de s’être
assuré que je porte son enfant ?
— Tu aurais dû me demander pourquoi Graeme m’avait accompagnée
ici. Tu aurais eu ta réponse, mais tu n’es guère curieuse.
— Non, je ne le suis pas, en tout cas pas de ce que fait, dit ou pense cet
homme. J’aurais voulu ne plus jamais le revoir.
Lilidh eut un petit rire cruel.
— Tu ne comprends pas où je veux en venir, n’est-ce pas, sœurette ? Et
pourtant, après tout ce qui s’est passé entre vous…
Elle se mit à rire de nouveau, d’un long rire sardonique.
— Eh bien, ma sœur chérie, prépare-toi à le découvrir et à en apprendre
beaucoup plus sur lui que tu n’en as jamais su car, vois-tu, Graeme
MacLean va devenir ton nouveau mari et protecteur, que tu portes ou non
un enfant de Ross.
Inconsciemment, Ilysa baissa la main sur son ventre, un ventre bien
plat, comme si elle cherchait à y détecter la présence d’une nouvelle vie.
— Je ne pense pas être enceinte, fit-elle.
Lilidh rejoignit sa sœur et posa la main sur son ventre qu’elle palpa
pour vérifier si elle sentait la moindre présence d’une future progéniture.
— Tu le seras, je te l’assure, avant de ressortir de cette chambre. Si ce
n’est par l’infâme semence de MacMillan, ce sera grâce à Graeme qui fera
en sorte que tu le deviennes bel et bien. De toute façon, que tu aies été
engrossée par l’un ou que tu le sois par l’autre est sans importance. Père
revendiquera la possession de Sween et de ses terres au nom de ton enfant.
— Jamais ! s’écria Ilysa. Je ne permettrai jamais que vous dépossédiez
Ross de ses biens.
— Tu es plus que jamais pitoyable. Ton Ross t’a déclaré dans cette
même chambre que tu étais sortie de sa vie. Quel genre de femme es-tu
pour t’inquiéter de son sort alors qu’il se moque éperdument de ce qui
t’arrive ?
— Je ne comprends pas, répondit Ilysa. Tu désires être la femme de
Graeme depuis des années, n’est-ce pas ? Et il t’a choisie après que tu t’es
arrangée pour qu’il voie mon bras gauche.
Lilidh écarta d’un geste de la main les arguments de sa sœur.
— Il n’a jamais été qu’un instrument à mon service, sœurette. Après ton
départ à Iona, j’ai découvert sa vraie nature…
— Tu veux dire que tu ne réussirais pas à le manipuler aussi aisément
que les autres ?
— Non, mais j’ai découvert à quel point il était faible et qu’au fond je
préférais l’employer comme un outil entre mes mains que de l’avoir pour
mari et partager sa couche.
Ces considérations sur Graeme n’intéressaient pas Ilysa qui n’était
préoccupée que par le danger que courait Ross. Elle l’aimait et voulait tout
faire pour le protéger contre les agissements meurtriers de son père.
— Dis-moi, Lilidh : quel intérêt trouves-tu à participer à ces
machinations voulues par notre père alors que tu ne veux plus de Graeme ?
À peine eut-elle terminé de parler qu’Ilysa se leva et, dressée devant sa
sœur, la confronta :
— Qu’est-ce que père t’a promis ?
— À la différence de toi, il me laisse faire ce que je veux ! hurla Lilidh.
Je choisirai librement mon mari ! Je ne serai pas obligée de me donner à un
vieux baron qui me réduirait en esclavage en disposant de moi selon son
bon vouloir. Non, je déciderai moi-même de celui que j’épouserai.
Ce fut le tour d’Ilysa d’éclater de rire, et le visage rouge et courroucé de
sa sœur, furieuse qu’elle se moquât d’elle, ne la fit pas s’arrêter.
— Allons, Lilidh, ne dis pas n’importe quoi. Pourtant, tu connais père
mieux que quiconque. Il t’a élevée comme son propre fils puisque notre
mère ne lui en a pas donné ni, d’ailleurs, ses différentes maîtresses. Mais ta
proximité avec lui ne doit pas t’illusionner sur ses sentiments à ton égard. Il
te donnera en mariage à n’importe qui, pourvu que cela serve ses intérêts.
Un instant, Ilysa crut que ses paroles avaient affecté sa sœur, qu’elles
l’avaient aidée à comprendre la vraie nature de leur père et que personne
n’était à l’abri de ses projets néfastes.
Elle ne s’était pas attendue, en tout cas, à sa réaction. Rien, en effet,
n’aurait pu lui laisser prévoir que Lilidh se jetterait sur elle en poussant un
cri féroce.
Le choc fut si violent qu’elle tomba à la renverse et ne put amortir la
chute avec son bras valide.
Profitant de son étourdissement, Lilidh lui assena plusieurs coups de
poing au visage, et elle aurait sans doute continué à la frapper si, soudain,
Gavina n’était pas revenue à la chambre avec un plateau de victuailles.
— Ma dame ! s’écria-t-elle en posant le plateau sur une table. Angus !
Viens tout de suite !
Avec l’assistance du garde, elle aida Ilysa à se relever, et alors qu’ils la
conduisaient au lit ils s’aperçurent que Lilidh prenait la direction de la
porte.
Ilysa, qui avait remarqué aussi la manœuvre de sa sœur, s’écria :
— Angus ! Vite ! Retenez-la !
En deux pas, il eut rejoint Lilidh et la saisit sous les aisselles.
— Mon mari m’a dit de la faire mettre aux fers si c’était nécessaire.
Arrangez-vous pour qu’elle ne puisse plus nous fausser compagnie.
C’était le moment où jamais, pensa Ilysa. Il fallait absolument qu’elle
allât trouver Munro pour l’informer du danger dans lequel se trouvait Ross.
La porte étant restée ouverte et le deuxième garde ayant pénétré dans la
chambre pour aider Angus à maîtriser Lilidh, elle se précipita dans la
galerie et, de là, dans la tour d’escalier.
L’un des gardes s’élança à sa poursuite, mais elle avait assez d’avance
pour atteindre la grande salle sans être rejointe. Les cris qu’il poussait
derrière elle, cependant, ameutèrent d’autres gardes si bien que lorsqu’elle
sortit en courant dans la haute cour, elle fut rapidement entourée et
maîtrisée.
Chapitre 19

— Munro ! s’écria-t-elle de toutes ses forces. Munro ! Votre chef est en


danger ! Il a besoin de vous !
Ses appels désespérés eurent de toute évidence un effet sur les hommes
d’armes qui la regardaient avec des airs interloqués.
— À MacMillan ! s’écrièrent certains d’entre eux.
— Retournez dans votre chambre, ma dame, dit Munro qui venait
d’arriver.
Il fit signe aux gardes de s’écarter et s’approcha d’elle.
— Ross va tomber dans une embuscade. Les hommes d’armes de mon
père l’attendent au lieu de rendez-vous avec Calum Campbell. Ils ont pour
mission de le tuer.
Sourd à ses révélations, Munro fit signe aux gardes de la reconduire
dans sa chambre, mais elle n’avait pas fait deux pas avec eux qu’elle se
retourna pour hurler de nouveau son nom.
— Ma dame, dit-il, n’aggravez pas votre cas. La plupart des gens du
château ne savent rien de votre traîtrise et Ross a fait en sorte que votre
dignité soit préservée.
— Ma dignité est sans importance, Munro. Vous avez, pourtant, entendu
ma sœur…
— Oui, je sais quel rôle elle joue dans cette affaire, mais je sais le vôtre
aussi.
Il prononça ces derniers mots à mi-voix et après s’être avancé de façon
à pouvoir parler à l’oreille de la jeune femme.
— Autant que je comprenne, insista Ilysa, le complot contre votre clan
ne se limitait pas à l’assaut qui, d’ailleurs, a échoué. Si les Campbell ont été
battus, mon père, lui, ne l’est pas.
Ilysa dut se débattre pour que les gardes ne l’entraînent pas et
l’empêchent, ainsi, d’éclairer le capitaine sur le caractère alarmant de la
situation.
— Ross est en grand danger ! Il faut partir sur-le-champ, Munro ! Vite !
Allez secourir votre chef là où il doit rencontrer Calum Campbell !
Munro, sourcils froncés, fit non de la tête en regardant s’éloigner Ilysa
que les gardes emmenaient.
Hors d’elle-même, animée par le seul désir de trouver le moyen de venir
en aide à Ross, elle s’aperçut, soudain, que les gardes n’avançaient plus. Et
pour cause, Gavina leur bloquait l’accès au donjon.
— Venez, ma dame, dit-elle.
Comment pourrait-elle rejoindre la servante ? se demanda Ilysa en son
for intérieur.
Au même moment, comme par magie, les gardes s’écartèrent d’elles et
elle comprit ce qui se passait. Une grande partie des domestiques employés
au donjon entourait Gavina, contribuant ainsi à empêcher les gardes
d’avancer.
Angus s’étant rapproché de la servante, à eux deux ils encadraient Ilysa.
— Va chercher le capitaine, dit Gavina en s’adressant au jeune garde.
Puis, se tournant vers sa maîtresse, elle ajouta :
— Nous allons lui parler, ma Dame.
Avec Gavina qui lui donnait le bras, Ilysa revint sur ses pas jusqu’à
l’endroit où se tenait Munro, les poings sur les hanches.
— Il faut que vous écoutiez dame Ilysa, Munro, lança Gavina.
D’autres habitants du château ainsi que des villageois les rejoignirent.
Or, parmi eux, Ilysa reconnut plusieurs personnes qu’elle avait aidées. Le
grondement des voix augmentant, Munro réclama le silence.
— Messire Ross a demandé qu’on enferme dame Ilysa dans sa chambre,
lança-t-il à la foule. Je ne fais que suivre ses ordres.
— Elle a sauvé ma fille et beaucoup d’autres ! dit le forgeron d’une
voix forte.
— Elle nous a montré comment nous mettre en sécurité ! lança un
villageois.
— Dame Ilysa a pris soin de moi après la précédente attaque, déclara un
vieil homme.
Ilysa écoutait avec émotion les témoignages de ceux qu’elle avait
secourus et restait silencieuse.
— Si dame Ilysa affirme que Ross est en danger, c’est qu’il l’est,
affirma Innis qui venait de s’extraire de la foule.
Ilysa se retint de le serrer dans ses bras.
— Je vous en supplie, Munro, reprit-elle. Emmenez quelques cavaliers
avec vous pour lui venir en aide. Si je me trompe, vous n’aurez rien perdu.
Le regard du capitaine se promena sur la foule et Ilysa reconnut à son
expression le moment exact où il céda à ses supplications.
Il se retourna, soudain, et siffla pour signaler aux hommes d’armes
habitués à l’accompagner dans ses missions qu’il requérait leur assistance
puis, tout en lançant des ordres, traversa rapidement la cour pour se rendre
aux écuries.
Bientôt, devançant une dizaine de cavaliers, il franchit la porte d’entrée
du château et prit la même direction que Ross quelques heures plus tôt.
Ilysa ne pouvait plus que prier qu’il arrivât à temps.
— Ma dame, fit Angus, il faut, maintenant, que je vous raccompagne à
votre chambre.
— Ne pourrais-je attendre dans la chapelle, Angus ? Avec ma sœur dans
ma chambre, je crains que je ne lui torde le cou.
Le pauvre jeune homme ne savait que répondre. Il avait déjà désobéi
pour sa maîtresse aux ordres qu’il avait reçus et devrait en rendre compte à
son chef quand il serait de retour.
— J’emmènerai moi-même dame Ilysa à la chapelle, fit une voix dans
le dos de la jeune femme.
Elle se retourna et comprit que c’était Innis qui venait de parler. Le
soulagement se lut aussitôt sur le visage d’Angus qui acquiesça d’un signe
de tête. S’écartant d’Ilysa, il la confia à la surveillance d’Innis.
Alors que les chapelles étaient souvent des bâtiments séparés du donjon,
celle de Sween était nichée dans un angle du premier niveau de l’édifice et,
à la base de l’un de ses murs, on voyait affleurer le roc sur lequel était bâti
le château.
Ilysa, dans les premiers jours de son séjour à Sween, alors qu’elle
cherchait la chambre du frère Kevin, était entrée par hasard dans la
chapelle.
Elle en avait aimé les petites fenêtres en plein cintre au sommet des
murs et closes de jolis vitraux qui laissaient entrer les rayons du soleil en les
colorant d’une façon enchanteresse. Les images édifiantes représentées sur
les vitraux s’en trouvaient projetées sur les dalles du sol.
Elle n’avait jamais réussi à rencontrer le guérisseur en dehors de la
veille de son départ de Sween où elle avait surpris une conversation qu’il
avait avec deux acolytes, mais, grâce à lui, en quelque sorte, elle avait
découvert la chapelle qui était devenue pour elle un lieu de recueillement et
de refuge quand elle ressentait le besoin de prier et de solitude.
Innis en ouvrit la porte et Ilysa y entra. Elle était vide, le père Liam
étant vraisemblablement occupé ailleurs. Il y régnait une fraîcheur
légèrement humide, mais elle s’y sentait bien et en sécurité.
— Je vais rester ici, dit-elle. Dites à Angus de me prévenir quand…
Elle ne put terminer sa phrase, mais Innis, qui avait compris ce qu’elle
voulait dire, acquiesça.
— Je n’y manquerai pas.
Alors qu’Ilysa s’asseyait sur un banc de pierre, elle entendit Innis
s’éloigner. Avant de sortir de la chapelle, cependant, il se retourna vers elle.
— C’était très courageux de votre part de vous confronter à Munro,
déclara-t-il.
— Pour sauver Ross ? Non, ce n’était pas courageux. Je ne l’ai fait que
pour mon bonheur.
— Vraiment ? fit Innis en inclinant la tête de côté alors qu’il attendait la
réponse de la jeune femme.
— Je ne pourrais pas vivre en sachant que j’ai contribué, même
involontairement, à sa mort.
Innis opina d’un air grave et se retira.
Ilysa fouilla dans la manche de sa robe et en tira un voile léger dont elle
se couvrit la tête. Puis, s’agenouillant, elle se signa et s’abîma dans la
prière.
Elle resta longtemps dans la chapelle, tantôt assise, tantôt à genoux
jusqu’à ce qu’elle vît la lumière du jour décliner derrière les vitraux.
Le jour tombait, et elle n’avait toujours pas de nouvelles de Ross…

— Nom d’un chien, fit Munro en estimant le nombre de victimes du


guet-apens dans lequel Ross était tombé. Sans dame Ilysa tu serais parmi les
morts.
Ross et son escorte avaient atteint le point de rendez-vous quand ils
avaient été assaillis. Or, ceux qui s’en prenaient à leurs vies ne cherchaient
pas à cacher leur identité car ils comptaient bien qu’après l’attaque il ne
restât pas un seul MacMillan debout.
C’était une embuscade organisée à la perfection par Iain MacDonnell, et
Ross, sans l’arrivée de Munro, y aurait, en effet, trouvé la mort. Il avait déjà
perdu deux guerriers et comptait plusieurs membres de son escorte
sévèrement blessés quand Munro avait surgi, provoquant la panique de
leurs adversaires alors qu’il chargeait avec ses hommes à travers la bruyère
en poussant leur cri de guerre.
Il n’était pas question de faire de quartier. Aussi le combat s’était-il
poursuivi jusqu’à ce que tous les MacDonnell fussent étendus à terre morts
ou blessés.
Après avoir envoyé un détachement de cavaliers inspecter les environs
pour s’assurer qu’il ne restait pas de membres des clans MacDonnell et
Campbell embusqués quelque part, Ross et Munro rassemblèrent leurs
hommes pour reprendre le chemin de Sween.
Tout en chevauchant, Ross ne pensait qu’à une chose : Ilysa lui avait
sauvé la vie alors qu’il l’avait rejetée sans pitié.
Elle l’avait choisi plutôt que sa propre famille et avait défié son
capitaine et ses gardes pour lui venir en aide.
Taraudé par la mauvaise conscience, il ralentit son cheval et attendit que
Munro le rattrapât.
— Que s’est-il exactement passé ? demanda-t-il.
Quand la bataille avait été gagnée, son capitaine, avare de mots, s’était
contenté de lui dire que c’était Ilysa qui l’avait averti du danger imminent et
qui l’avait poussé à partir à sa rescousse. Toujours aussi laconique, Munro
compléta l’information qu’il lui avait donnée.
— Comment a-t-elle été informée de cette embuscade ?
— C’est sa sœur qui la lui a apprise.
Ross laissa échapper entre ses dents une bordée de jurons.
— Et tu l’as crue ?
— Pas tout de suite. Rien de ce qu’elle me disait n’était vraiment
nouveau et elle ne me donnait aucune preuve patente. Nous avions entendu
à peu près la même version dans la bouche de sa sœur et le témoignage de
Gowan était identique. Lorsque je le lui ai fait remarquer, elle a dit et répété
avec beaucoup d’insistance que son père n’avait qu’un but : t’ôter la vie !
— Mais alors, si tu ne l’as pas crue et qu’elle ne t’a rien dit que tu ne
saches déjà, pourquoi es-tu venu à mon secours ?
— Ils ont tous pris son parti.
— De qui veux-tu parler ?
Comme Munro ne répondait pas, Ross insista :
— Qui a pris son parti ?
— Tous… Ses gens… Ceux du village qu’elle a aidés, les
domestiques… Enfin, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont été
en relation avec elle.
Munro laissa échapper un soupir avant d’ajouter :
— Et, surtout, Innis.
Sa femme avait conquis ses gens… Alors même qu’elle gagnait son
cœur, elle gagnait celui de ses sujets. Eux, par contre, ne l’avaient rejetée à
aucun moment. Tout au contraire, ils croyaient en elle et prenaient son parti
contre lui.
S’il s’était cru un meilleur chef que son oncle, différent, certes, mais
supérieur, il s’était résolument trompé. Pire encore ! Il avait cru la sœur
d’Ilysa plutôt qu’elle-même !
Or, malgré son erreur, elle avait envoyé Munro lui venir en aide. Sans
son intervention, ce soir, il serait mort.
Plus ils s’approchaient de Sween, plus il mesurait à quel point il avait
été indigne d’elle. Il avait refusé de lui accorder sa confiance alors qu’elle
le suppliait de la croire. Il ne lui restait plus qu’à réparer le mal qu’il avait
fait et à punir le vrai responsable de ce gâchis.
Les larbins de Iain MacDonnell devaient payer aussi pour leur
collaboration à ses sinistres projets. La sœur à laquelle il avait failli être
marié et l’homme qui avait détruit Ilysa d’une telle manière qu’elle en était
encore hantée.
Ils chevauchaient le long de la route qui formait une courbe à cet
endroit et d’où l’on apercevait le château de Sween dressé sur son
promontoire rocheux. C’était une magnifique et stimulante vision, mais
Ross ne pouvait jouir de ce spectacle comme il l’aurait pu s’il n’avait pas
été rongé par le remords.
Il était si tourmenté qu’il éprouvait le besoin de payer pour sa faute. Il
avait affirmé à Ilysa qu’il était diamétralement différent de son père et de
son propre oncle. Or, il avait démontré le contraire en la trahissant
cruellement.
Ce qu’il lui avait fait, en définitive, était impardonnable.
Quels que fussent les efforts qu’il déploierait pour tenter de la garder à
son côté, il redoutait de ne rester à jamais exclu de son cœur qu’il avait
brisé.
Comment rétablir sa confiance et guérir la blessure qu’il lui avait
infligée ?

Le soleil était couché lorsqu’ils arrivèrent, enfin, à Sween et il fallut


d’abord s’occuper de soigner les blessés qu’ils avaient ramenés avec eux
puis organiser un convoi avec un chariot pour aller chercher les morts.
Ross, ensuite, s’assura que Lilidh et Graeme MacLean fussent envoyés
dans une maison forte où ils seraient gardés jusqu’à ce que les hostilités
eussent pris fin.
Tout en distribuant ses ordres, il ne cessait de réfléchir à ce qu’il dirait à
sa femme et à la façon dont il s’y prendrait pour réparer ce qu’il avait
détruit par ignorance.
En tout état de cause, il se refusait d’envisager autre chose qu’une
réconciliation entre eux. L’idée de leur séparation lui était si insupportable
qu’il ne pouvait même pas se représenter une telle situation.
Après s’être lavé au puits le visage et les mains et avoir bu force eau
fraîche, il entra dans le donjon et gravit l’escalier à vis, chaque marche
exigeant un effort un peu plus grand que la précédente.
Arrivé au niveau des chambres, il marcha jusqu’à la porte d’Ilysa et,
sans prendre la peine d’y frapper, en souleva le loquet.
Au premier coup d’œil, il lui sembla que la chambre et le lit étaient
vides… Il y pénétra, néanmoins, et après l’avoir fouillée dans tous les coins
et recoins eut confirmation de son impression initiale.
Ilysa n’était pas dans sa chambre !
Un soudain espoir le fit courir vers sa propre chambre, mais il
s’évanouit dès qu’il en eût ouvert la porte. Rien ni personne ne s’y trouvait.
Grand Dieu ! Où pouvait-elle bien être ?
Une personne au moins aurait la réponse à cette question.
Il s’élança dans la tour d’escalier et dévala les marches jusqu’au rez-de-
chaussée où il courut à la cuisine. Il chercha partout la servante, mais ce fut
en vain. Les regards sévères et les murmures désobligeants que son passage
suscitait chez les domestiques comme les gardes ne lui échappèrent pas.
Personne ne semblait se réjouir de le voir de retour sain et sauf. Or,
l’attitude des uns et des autres fut encore plus hostile quand il leur demanda
où se trouvait Gavina.
Un servant l’envoya au sommet du donjon, un autre au garde-manger
dans les profondeurs du donjon, un autre le renvoya dans sa chambre.
Quand il fut las d’être promené ainsi d’un bout à l’autre du donjon,
Ross éleva le ton et, comme par enchantement, Gavina parut devant lui.
Il avait mille questions à lui poser, mais la seule phrase qu’il put
prononcer fut la suivante :
— Est-ce qu’elle va bien ?
La servante prit un air offusqué, tapa du pied et plissa les yeux en le
toisant.
— Non, messire. Je ne dirais pas qu’elle va bien après la façon dont
vous l’avez traitée.
Gavina croisa les bras sur son ample poitrine en reprenant :
— Dame Ilysa ne pouvait plus rien avaler, et puis sa sorcière de sœur
s’est jetée sur elle…
— Pardon ? Que lui a-t-elle fait ?
— Heureusement, Angus et moi avons entendu un tumulte derrière la
porte et nous avons sorti dame Lilidh de la chambre avant qu’elle ne pût
blesser votre femme.
— Me diras-tu où elle est, Gavina ?
— Dans la chapelle, messire. Il y a des heures qu’elle s’y trouve et
refuse d’en sortir. Elle a refusé de remonter à sa chambre où un bon lit
l’attend. Elle a refusé, d’ailleurs, tout ce qui pouvait la soulager.
— Je vais essayer de retrouver sa confiance.
— Vous feriez bien, messire. Croyez-moi.
Alors qu’il descendait à la chapelle, un lieu qu’il n’avait pas fréquenté
depuis longtemps, il réfléchissait à ce qu’il pourrait dire à Ilysa.
Mais lorsqu’il s’introduisit dans la galerie conduisant à la chapelle, il ne
savait toujours pas comment l’aborder.
Chapitre 20

Ross congédia les deux gardes qui avaient été mis en faction devant la
porte de la chapelle. Il ne voulait aucun témoin et, surtout, que personne
n’entendît la conversation qu’il allait avoir avec sa femme.
Il resta un moment devant l’entrée de la chapelle à chercher les mots
qu’il lui dirait, et lorsqu’il leva la main pour appuyer sur la clenche, il ne
savait toujours pas exactement dans quels termes il allait lui parler.
Il poussa, enfin, la porte et, après l’avoir refermée derrière lui, avança
de quelques pas à l’intérieur de l’édifice sans y voir Ilysa.
Était-ce une nouvelle ruse de Gavina pour lui faire bien comprendre son
point de vue que de le faire venir ici où, visiblement, Ilysa ne se trouvait
pas ?
Un bruit de respiration derrière lui, toutefois, l’alerta d’une présence !
Ce ne pouvait être que sa femme, son épouse bien-aimée…
Rassuré, il attendit un moment pour se donner le temps de rassembler
ses esprits avant de se retourner.
Lorsqu’il fit, enfin, volte-face, ni l’un ni l’autre, dans les premiers
instants, ne parla. Ross se contentait de la regarder avec insistance,
constatant la marque rouge au bas de son visage et la façon dont elle tirait
sur son étole.
Ses yeux, qu’elle ouvrait tout grands et qui exprimaient autant la peur
que la confusion, serrèrent le cœur de Ross qui avança d’un pas. Voyant
qu’elle faisait le même pas en sens inverse, il eut l’impression qu’une dague
lui perçait le côté.
C’était là son œuvre !
De la femme qu’il avait prétendu aimer, il avait fait une fiancée
hésitante et craintive telle qu’elle s’était présentée à lui quelques semaines
plus tôt. En la voyant ainsi, il comprenait qu’elle ne pourrait plus jamais lui
faire confiance. Elle ne croirait plus en sa parole et ne le considérerait plus
digne de son amour.
— Vous n’êtes pas tombé dans l’embuscade ? demanda-t-elle, soudain,
d’une voix altérée par la souffrance.
— Si…
Il restait immobile comme s’il eût craint qu’en avançant vers elle il ne
provoquât sa fuite.
— Mais Munro est arrivé à temps, reprit-il.
— Ah, j’en suis heureuse, fit-elle dans un murmure.
En quête toujours du mot juste, il se dirigea vers l’autel et regarda
danser la flamme de la bougie qui y était disposée. Le père Liam s’assurait
qu’il y eût toujours une bougie allumée en raison de la présence d’hosties
consacrées dans le tabernacle. La flamme vacillante avertissait celui qui
entrait dans la chapelle de la présence réelle du Seigneur.
— Je ne suis pas entré dans la chapelle depuis la mort de ma mère, dit-
il.
Après un silence, il ajouta :
— Mes parents ne s’y sont pas mariés. Ils ont échangé leurs vœux au
nord de nos terres où nous avons une autre chapelle. Par contre, à sa mort,
ma mère a été veillée ici avant d’être enterrée.
Il se tut de nouveau avant de poursuivre à mi-voix :
— Ils n’étaient pas comme nous… Ils se sont connus tout jeunes et se
sont aimés de longues années avant leur mariage qui a eu lieu malgré
l’opposition de certains.
Comme Ross restait silencieux dans l’attente de sa réaction, Ilysa
demanda :
— Pourquoi ?
— Mon père était le chef du clan et vivait au château alors que ma mère
était une simple villageoise. Ses parents auraient voulu qu’il épousât une
jeune fille d’un rang plus élevé.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Ross alors qu’il évoquait le
souvenir de ses parents.
— Mon père et mon oncle étaient des jumeaux. Or, mon oncle s’est
opposé au mariage de mon père tout comme mes grands-parents.
Ross laissa échapper un soupir alors qu’il faisait le tour de l’autel puis,
tourné vers Ilysa, y appuya les poings.
— Ils s’aimaient lorsqu’ils se sont mariés, reprit-il.
— Ce n’était pas comme nous.
— Non, mais même si vous êtes différente de ma mère, vous lui
ressemblez par bien des côtés. Vous avez, comme elle, le sens de l’humour,
un cœur tendre et vous êtes, en outre, capable d’une grande résilience.
Ilysa avait commencé de remonter l’allée centrale en direction de
l’autel.
— J’ai été injuste avec vous, Ilysa. J’ai très mal agi en raison de mon
arrogance et de mon manque de confiance envers vous.
Il voyait la flamme de la bougie se refléter dans les larmes qui
inondaient les yeux d’Ilysa.
— Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa, murmura-t-il.
Il voulait lui faire clairement comprendre qu’elle n’y était pour rien s’ils
en étaient arrivés à cette situation. C’était entièrement de sa faute et il le
proclamait à travers ces paroles tirées de la liturgie catholique.
— Vous n’y êtes strictement pour rien, lui dit-il. Et n’hésitez pas à
revenir sur votre promesse ou, plutôt, votre engagement pris sous la
pression insistante de votre père. Je ne vous demanderai que de rester ici, au
château de Sween, jusqu’à ce que mes affaires avec votre père soient
entièrement réglées.
— Que voulez-vous dire ? fit Ilysa en rejoignant Ross à l’autel, où elle
aussi posa la main.
— Ce n’est pas fini entre nous. Nous aurons d’autres batailles à livrer.
Calum, qui n’était pas au rendez-vous, sinon il serait mort, a rejoint son
père avec ses hommes et ils marchent en ce moment vers le château de
Barron pour y mettre le siège. Je vous aurais volontiers raccompagnée au
couvent d’Iona, mais je ne puis garantir que votre père ne vienne de
nouveau vous y enlever au cœur de la nuit.
— Ross, je…
— Vous êtes libre de faire comme il vous plaît. J’ai envoyé, ce soir,
votre sœur et ce bâtard de MacLean dans une maison forte à quelque
distance d’ici. Vous n’aurez donc plus le désagrément de les croiser. En
attendant que nous prenions une décision vous concernant, reposez-vous et
reprenez des forces.
Les cernes profonds qu’elle présentait attestaient de sa fatigue. Les
derniers jours l’avaient visiblement épuisée.
Il s’apprêtait à sortir de la chapelle et la laisser de nouveau seule quand
il prit conscience qu’il ne lui avait rien dit de précis qui pût la conforter.
— Lorsque les Campbell auront été entièrement défaits, je prendrai des
dispositions pour obtenir une annulation de notre mariage.
— Une annulation ? Mais nous avons…
Qu’elle rougît encore à toute référence à leur vie amoureuse surprenait
Ross.
— Je trouverai un moyen, Ilysa, même si je devais corrompre des gens
d’Église. Quand notre mariage sera annulé, vous pourrez vivre où bon vous
semblera et vous remarier si vous en avez le désir. De toute façon, je vais
prendre des dispositions vous concernant, si bien que vous n’aurez jamais à
faire ce qui ne vous convient pas.
Il marcha vers la porte mais, avant de sortir, il se retourna vers elle pour
la regarder une dernière fois.
— Je suis vraiment désolé, Ilysa, de vous avoir refusé ma confiance.
— Et si je suis enceinte ? fit-elle d’une petite voix altérée par l’émotion.
Il resta interloqué alors que se formait dans son esprit l’image de la
jeune femme en train d’accoucher. Il avait menacé sa sœur lorsqu’elle avait
invoqué cette éventualité, mais il n’en restait pas moins qu’il était fort
possible qu’elle attendît un enfant et il ne ferait alors aucun doute qu’il en
fût le père.
— Si vous portez un enfant, nous en reparlerons quand vous en aurez la
certitude. N’ayez crainte, Ilysa, je ne vous obligerai pas à mettre fin à votre
grossesse.
Sur ces mots, il se retira sans l’avoir suppliée ni même lui avoir
demandé pardon, mais, telle qu’il la voyait, il avait la conviction que cela
ne servirait en rien leur amour, au contraire même.
Tout en s’éloignant à pas lents et silencieux de la chapelle, il tendait
l’oreille au cas où Ilysa éclaterait en sanglots ou serait l’objet, soudain,
d’une révolte. Il se précipiterait alors pour se jeter à ses pieds, mais un
silence profond enveloppait ce niveau du donjon et, le cœur lourd, il
remonta dans sa chambre.
Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa.
— C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute, répétait-il
en gravissant les marches de l’escalier de granit.
Ilysa, de son côté, attendit, debout, que le bruit feutré des pas de Ross se
fût évanoui avant de se rasseoir.
Quand il avait commencé de parler, elle avait craint que ses paroles ne
lui broient le cœur encore plus cruellement qu’il ne l’avait déjà fait, mais il
avait fini tout de même par reconnaître sa culpabilité. En se reprochant
d’avoir mis en doute sa parole et l’amour qu’elle lui portait, il lui avait
donné quelque réconfort et apporté un certain soulagement.
Elle avait compris, cependant, qu’elle ne serait plus pour très longtemps
sa femme. Il était clair, en effet, qu’il avait renoncé à elle, à son corps, son
cœur et son âme.
Un rire triste la secoua. Comme si c’était si simple de renoncer à
l’amour ! C’était d’autant plus navrant qu’elle était certaine qu’il ne savait
pas lui-même pourquoi il agissait ainsi. Au cours des longues heures où elle
avait prié pour qu’il revînt sain et sauf, elle avait eu tout le temps de
réfléchir à sa vraie nature d’homme, de mari et de chef de clan. Or, elle
croyait le connaître bien.
Il était un aspect de sa personne dont, en tout cas, elle était sûre : il
l’aimait, peut-être autant qu’elle l’aimait elle-même, c’est-à-dire d’une
manière totale et inconditionnelle. C’était, d’ailleurs, l’assurance de cet
amour qui tempérait le jugement qu’elle portait sur lui et lui permettait de le
pardonner pour le mal qu’il lui faisait.
Leur dernière nuit d’amour avait augmenté sa perspicacité et sa capacité
à comprendre les raisons qui se trouvaient derrière ses actions dans tous les
domaines. Depuis ces moments de folie sensuelle, il lui semblait qu’elle le
comprenait mieux, même s’il ne se comprenait pas lui-même.
Il avait raison au moins sur un point : elle avait besoin de temps pour se
remettre de l’épreuve des derniers jours et de la douleur qu’elle avait
éprouvée du fait de sa trahison. Il fallait aussi que fussent écartés les
dangers qui ne cessaient de les cerner et que les effets du complot fomenté
par son père et sa sœur diminuent jusqu’à disparaître.
Elle laissa échapper un long soupir. Elle était épuisée en raison du
manque de sommeil et souffrait de tous ses membres du fait d’avoir passé
autant d’heures d’abord assise sur la chaise de sa chambre puis sur ce banc
de pierre, humide et glacé. Ses douleurs trouvaient aussi leur source dans la
chute qu’elle avait faite au moment où sa sœur l’avait violemment agressée
ainsi que dans les coups qu’elle lui avait portés.
Pour le moment, elle allait surtout se soucier d’elle-même afin,
lorsqu’elle aurait entièrement récupéré, d’avoir les idées plus claires sur ses
propres désirs et de décider si elle se pliait ou non à ses volontés.
Forte de cette résolution, elle sortit de la chapelle et monta les marches
qui la séparaient du niveau de la grande salle qu’elle traversa en silence.
Elle allait s’engager dans la tour d’escalier quad elle aperçut Morag dans un
angle de la salle.
Des paillasses y avaient été disposées sur lesquelles étaient étendus des
hommes d’armes blessés à l’occasion de l’assaut des Campbell ou de
l’embuscade tendue par les MacDonnell. Or, Morag les soignait avec ses
divers baumes et onguents.
Ilysa avait traversé si rapidement la salle, le matin même, pour tenter de
rejoindre Munro, qu’elle n’avait pas remarqué leur présence.
— Ma dame, fit Morag en se levant du tabouret sur lequel elle était
assise.
— Je vous en prie, Morag. Restez assise et continuez à vous occuper de
ces malheureux.
Elle examina la charpie, les tissus et autres matériels étalés autour des
paillasses pour s’assurer qu’il ne manquait rien.
— N’avez-vous besoin de rien d’autre ? Je peux vous aider si…
— Non, ma dame, interrompit Morag. Comme je l’ai dit à votre mari,
vu votre état de fatigue et tout ce que vous avez vécu, la dernière chose que
vous devriez faire, c’est de vous occuper des autres.
Ross, depuis son retour, lui aurait-il parlé ?
Choquée par cette information, Ilysa regarda la vieille femme en
fronçant les sourcils. L’expression de cette dernière l’invitait à la
questionner davantage.
— Il faut d’abord vous occuper de vous, ma dame, fit Morag avec un
sourire plein de douceur.
C’était exactement la personne dont elle avait besoin pour des conseils
au sujet de tant de sujets qui la préoccupaient, pensa Ilysa. Des questions
qu’elle ne maîtrisait pas et qui étaient déterminantes pour sa vie future.
— Pourriez-vous venir me voir, demain matin, si vous en avez le
temps ? demanda-t-elle. Je voudrais parler avec vous de certains
problèmes…
— Des problèmes propres aux femmes ?
Le ton taquin de la guérisseuse montrait qu’elle n’avait pas oublié la
dernière raison pour laquelle Ilysa l’avait fait venir à son chevet.
— Entendu, ma dame. Je viendrai vous trouver demain matin.
Ilysa acquiesça et ouvrit la porte donnant accès à l’escalier.
— Ma dame ?
Ilysa se retourna vers la vieille femme.
— J’ai fait porter une potion dans votre chambre qui devrait diminuer
vos maux de ventre et vous aider à dormir.
À peine entrée dans sa chambre, elle retira ses vêtements et monta dans
le lit.
Dès qu’elle eut fermé les yeux, elle ne vit plus que Ross, séparé d’elle
par l’autel, et, en sombrant dans le sommeil, elle l’entendit répéter : Mea
culpa, mea culpa, mea maxima culpa…
Elle lui avait pardonné bien avant son retour au château. Pour le faire,
elle n’avait pas eu besoin d’attendre qu’il la cherchât partout et qu’il
reconnût, enfin, sa culpabilité devant elle.
La supérieure du couvent enseignait aux novices que pardonner était la
chose la plus aisée quand quelqu’un avait mal agi à votre égard, le plus
difficile était d’oublier.
Ilysa, quant à elle, pensait que la prieure aurait dû pousser plus loin sa
réflexion. Selon elle, oublier ne demandait pas plus d’efforts que pardonner,
en revanche la difficulté se trouvait dans le travail de reconstruction, c’est-
à-dire dans l’art de rétablir les relations dans l’état où elles étaient avant
l’incident.
En ce qui la concernait, elle s’y attacherait dès le lendemain.

Après plus de douze heures d’un sommeil ininterrompu et un entretien


enrichissant avec Morag, Ilysa avait l’impression d’avoir fait un saut dans
le passé pour revenir à ses premiers jours à Sween.
Ross et elle-même, en effet, en étaient revenus à leur relation initiale où
ils passaient leur temps à s’éviter. Ils parlaient aux mêmes gens, mais de
façon toujours décalée, si bien qu’ils ne se rencontraient presque jamais.
Ils avaient appris d’Elspeth que l’abbaye où elle séjournait avait été
pillée, sans doute par Calum quand il faisait route vers l’est avec ses
hommes pour rejoindre son père. Heureusement, Elspeth avait déjà quitté
l’abbaye et s’était réfugiée au château de Barron auprès de Fergus.
Étant donné la rumeur provenant d’Islay, Ross avait renoncé à porter
secours à son frère. Il jugeait plus prudent, en effet, de rester à Sween au cas
où Iain MacDonnell viendrait y mettre le siège sous le prétexte de récupérer
ses filles.
Pour en revenir à la relation entre Ross et Ilysa, chaque fois qu’ils se
rencontraient involontairement, ils se comportaient comme de parfaits
étrangers. Ilysa, toutefois, qui n’avait rien oublié de ce qu’ils avaient
partagé, ne pouvait pas croiser son regard sans rougir comme une pivoine et
s’enfuir au plus vite.
Si elle avait été la seule à avoir cette réaction, elle aurait pu se croire
idiote ou folle, mais elle lisait dans le regard de Ross un désir qu’il semblait
incapable de dissimuler. Il ne faisait donc aucun doute qu’ils continuaient
d’avoir une folle envie l’un de l’autre.
La passion avait caractérisé leur relation, elle en était même la vérité, et
Ilysa souffrait dans sa chair de l’absence de tendresse et de plaisir que leur
vie intime lui avait procurés.
L’entrevue avec Morag avait mis fin à ses interrogations au sujet d’une
éventuelle grossesse. Il était clair pour la guérisseuse qu’elle n’était pas
enceinte.
C’était sans doute mieux ainsi, car si elle avait attendu un enfant de
Ross cela aurait rendu la situation encore plus compliquée qu’elle ne l’était
déjà. Il pourrait ainsi sans remords essayer d’annuler leur mariage. Et au
fond, cela ne devrait pas la perturber tant que ça, puisqu’elle n’avait jamais
rêvé ni de mariage ni de maternité.
Dans les jours qui avaient suivi le retour de Ross, elle avait envoyé un
message à la mère supérieure d’Iona qui lui avait répondu sans attendre. Or,
cet échange l’avait réconfortée. La possibilité de retrouver sa place au sein
de la congrégation lui offrait un choix supplémentaire au cas où elle serait
vraiment contrainte de quitter Sween.

Une semaine, maintenant, s’était écoulée depuis qu’ils s’étaient parlé


pour la dernière fois et la situation n’était toujours pas clarifiée, sauf que
Ross se montrait de plus en plus déférent avec elle chaque fois qu’ils se
croisaient. Elle, de son côté, devenait de plus en plus impatiente.
Elle voulait exprimer le fond de sa pensée, mettre les choses au clair,
obliger Ross à regarder la vérité en face.
Aussi priait-elle qu’il se présentât une occasion qui lui forcerait la main
avant qu’une autre attaque de leurs ennemis ne le détournât de la question
qui les concernait.
Chapitre 21

— Votre relation est pire qu’à son arrivée ici !


Ross ignora délibérément la réflexion de son cousin car c’était bien la
dixième fois depuis le début de la matinée qu’il répétait la même chose.
Ils étaient réunis dans la chambre de Gillean, où ils discutaient de
l’envoi de vivres au château de Barron, et Dougal, qui ne s’intéressait pas à
l’objet de leur réunion, ne cessait d’évoquer Ilysa comme s’il redoutait que
personne n’eût reçu le message qu’il essayait de délivrer.
Ce n’était certes pas le cas de Ross. Il avait parfaitement compris et
enregistré ce que son cousin voulait lui faire entendre.
Les autres, qui ne réagissaient pas à ce que martelait Dougal, ne
semblaient l’écouter que d’une oreille très distraite. C’était, certainement, le
cas de Munro qui n’avait pas pour habitude de se mêler des affaires des
autres.
Comme s’il avait lu dans les pensées de son chef, cependant, et qu’il eût
envie de le faire mentir, ce fut à cet instant précis que Munro fit la remarque
suivante :
— Peut-être devrais-tu lui demander de rester ?
Ross n’en croyait pas ses oreilles ! Même le capitaine de la garnison se
mêlait de sa vie privée !
Curieux de connaître son opinion, il se tourna vers l’intendant. Puisque
tous voulaient émettre un sentiment, pourquoi ne l’interrogerait-il pas
aussi ?
Gillean, qui n’avait pas envie de s’exprimer sur ce sujet, remua la tête
en signe de dénégation et fit mine de rechercher un parchemin dont,
soudain, il avait un absolu besoin.
Homme rempli de sagesse, pensa Ross qui profita de son refus pour
réorienter leur conversation sur la question qui les réunissait. Or, il y serait
parvenu sans l’arrivée, soudaine et inattendue, de leur chanoine.
— Je voudrais vous parler, dit ce dernier.
Mais en entrant dans la chambre et découvrant ceux qui s’y trouvaient,
il reprit :
— Oh ! je vois que vous êtes occupé. Cela peut attendre.
— Non, mon Père, répondit Ross trop heureux de cette diversion. Vous
pouvez vous joindre à nous. Que nous vaut le plaisir de votre visite ?
Le prêtre présenta le morceau de parchemin qu’il tenait à la main en
entrant dans la pièce. Il n’avançait pas, cependant, comme s’il préférait
rester près de la porte de façon à pouvoir ressortir rapidement après avoir
délivré son message.
— La supérieure du couvent d’Iona m’a écrit qu’il n’y avait aucun vice
de forme dans les dispositions qui ont été prises, messire, dit-il, le visage en
feu sous l’effet de la peur. Or, comme j’ignorais que vous eussiez pris vous-
même ces derniers arrangements, messire, j’ai préféré vous interroger à leur
sujet.
— De quels arrangements voulez-vous parler ? demanda Dougal sans
laisser le temps à Ross de répondre.
— C’est au sujet du retour de dame Ilysa à l’abbaye d’Iona, expliqua le
chapelain.
Le silence étant tombé sur la chambre, le père Liam laissa errer son
regard sur les visages de Ross, Dougal, Munro et Gillean.
— Va-t-elle s’y rendre, en fin de compte ? demanda-t-il.
Le silence pesant se prolongea car personne ne pouvait répondre à cette
question, pas même Ross. Certes, il avait offert à Ilysa la liberté d’aller vive
ou bon lui semblait, mais il avait espéré que… Du moins, aurait-il voulu
disposer de plus de temps… En vérité, il ne voulait pas qu’elle parte déjà.
Soudain tous les regards de ses conseillers convergèrent vers lui car ils
attendaient de lui qu’il expliquât au prêtre quelle proposition inhabituelle il
avait faite à sa femme.
— Ross…
— Je t’en prie, Dougal. Mêle-toi de tes…
— Ross, fit Munro, à son tour.
— Ça suffit, vous deux, fit-il en remuant la tête.
Puis, s’adressant au père Liam, il reprit d’un ton plus aimable.
— Je vous remercie d’avoir attiré mon attention sur cette question, Père,
dit-il en se levant.
Sans demander son reste, l’ecclésiastique s’empressa d’ouvrir la porte et
de sortir de la chambre.
— Sortez, vous aussi ! fit Ross dès que la porte se fut refermée.
Comme ses conseillers ne bougeaient, il répéta, plus fort :
— Je vous ai dit de partir.
Aucun des hommes n’osa croiser son regard alors qu’ils se levaient,
enfin, et sortaient de la chambre mais, par contre, ils ne se privaient pas
d’échanger des regards entre eux.
La porte de la chambre n’était fermée que depuis quelques instants
quand, soudain, elle se rouvrit et Munro parut sur le seuil. Avant même que
Ross n’eût ouvert la bouche, il entra dans la pièce et posa les poings sur la
table où son chef était assis.
— Toi et dame Ilysa allez parfaitement ensemble, dit-il en se penchant
en avant. Si tu l’avais recherchée dans toute l’Écosse, tu n’aurais pas pu
trouver une meilleure épouse.
Il s’interrompit avant de poursuivre sur un ton exaspéré :
— Mais si, à présent, tu la laissais partir ou, pire encore, tu la chassais
de ta vie, tu serais plus idiot que ne l’a même jamais été ton oncle.
— Je lui ai dit que…
— Tu lui offres de choisir sans même lui dire ce que tu souhaites, c’est-
à-dire sans lui dire à quel point tu désires l’avoir à ton côté.
Munro se redressa en ajoutant :
— Sans lui avoir clairement fait comprendre que sa place était ici,
parmi nous.
— Tu ne comprends pas.
— Tu te trompes. Je m’y entends en stratégie. Or la tienne est très
mauvaise. Arrête de jouer à l’imbécile. Va la trouver et dis-lui ce que tu
veux. Crève l’abcès maintenant parce que si elle part, ce sera trop tard. Elle
ne reviendra pas.
À travers les mots de son capitaine, Ross comprit qu’il courait le risque
de perdre un bien précieux et qu’il n’y avait plus aucune raison d’attendre
un instant de plus. Il devait résoudre cette question au plus vite.
Spontanément, il quitta son siège et sortit par la porte que Munro lui
tenait grande ouverte.
Après la façon dont il avait trahi la confiance qu’Ilysa lui témoignait, il
n’avait aucun droit sur elle et ne pouvait exiger qu’elle restât vivre auprès
de lui, quel que fût son désir de la garder.
Il avait renoncé à elle, en quelque sorte, en tournant le dos à ses
supplications. Comment pouvait-il, maintenant, se présenter devant elle et
lui demander de rester ?
Comme il croisait une servante à laquelle Ilysa avait souvent recours, il
tenta sa chance et lui demanda si elle savait où sa maîtresse se trouvait.
— Dame Ilysa est descendue au village, messire, répondit-elle. Elle
devrait être bientôt de retour.
À cet instant, seulement, Ross comprit vraiment la mise en garde de
Munro et que, s’il ne voulait pas la perdre pour toujours, il devait prendre le
risque d’être rejeté par sa femme.
Il s’élança à travers la grande salle, manquant de peu de renverser deux
hommes qui avaient essayé, sans doute, de surprendre son échange avec la
domestique puis franchit la porte donnant sur la cour.
Il achevait de traverser la basse cour quand il vit Ilysa en compagnie de
Gavina passer sous la voûte de la porte d’entrée du château. Elle l’aperçut
au même moment et ne ralentit pas son pas, ce qui fit renaître l’espoir de
Ross.
Leurs chemins se croisèrent vers le milieu de la cour et ils s’arrêtèrent
tous deux pour se regarder mutuellement en silence.
Depuis ces derniers jours, ils n’avaient jamais cherché qu’à s’éviter et
Ross avait été incapable en la rencontrant de s’arrêter pour lui parler
comme maintenant il le faisait. Mais s’il avait agi ainsi, c’était parce qu’il
voulait lui laisser la liberté de réfléchir aux propositions qu’il lui avait
faites. Cependant, comme Munro l’avait intelligemment mis en exergue, il
n’avait jamais ouvert à Ilysa le fond de son cœur.
— Le père Liam m’a dit que vous retourniez à Iona, fit-il sans
s’inquiéter de ceux qui pouvaient l’entendre.
De toute façon, si elle le quittait vraiment, ils l’apprendraient tous tôt ou
tard.
— J’y réfléchis, répondit-elle en relevant le menton. Vous m’avez laissé
ce choix, messire.
Même si elle ne le contredisait pas, Ross était heureux qu’elle n’eût pas
purement et simplement acquiescé.
— En effet, reconnut-il en croisant les bras sur la poitrine.
En le voyant faire ce geste, les témoins, qui reconnurent une réaction
d’arrogance, murmurèrent leur incompréhension voire leur hostilité.
Par maladresse ou orgueil, il allait laisser passer sa dernière chance de la
retenir à Sween.
— Je vous ai donné ce choix, en effet, s’empressa-t-il de reprendre,
mais ça ne signifie pas que je souhaite que vous le fassiez.
— Je ne peux pas rester là où l’on ne me fait pas confiance, répondit-
elle en détournant le regard. Je ne peux pas être la femme d’un homme qui
n’a pas foi en moi.
Un murmure d’approbation circula parmi les témoins de plus en plus
nombreux et qui se déplacèrent pour se trouver du côté d’Ilysa comme pour
signifier qu’ils lui apportaient leur soutien.
— Je ne suis pas faite sur le modèle de mon père, messire, reprit-elle, et
je refuse d’être jugée en fonction de ses actes.
Les témoins commençaient de s’émouvoir et de manifester un intérêt de
plus en plus marqué pour la cause d’Ilysa.
— Vous m’avez acceptée bien que je ne fusse pas celle que vous
attendiez, mais lorsque je vous ai demandé de me croire plutôt que ma sœur,
vous vous y êtes refusé. Et, pourtant, je vous ai supplié…
Sa voix s’étrangla et, de nouveau, elle détourna le regard.
— J’ai manqué à mes devoirs envers vous, Ilysa. J’en suis bien
conscient, mais accordez-moi une seconde chance. Je veux mériter de
nouveau votre confiance.
Il avança d’un pas vers elle, si bien qu’il put poursuivre à mi-voix :
— Je veux que vous restiez ici, avec moi.
— Avec nous ! cria quelqu’un dans la foule qui avait perçu ce qu’il
disait, bien qu’il eût baissé le ton de sa voix.
Des rires fusèrent et, quand ils se turent, Ross fit enfin ce qu’il aurait dû
faire depuis longtemps.
— Vous êtes la femme que j’ai choisie, déclara-t-il devant tout le
monde. Je ne peux pas vous promettre que je ne vous décevrai pas encore,
mais je vous jure que j’emploierai toutes mes forces à vous rendre la vie
agréable et à mériter votre confiance.
Alors que les larmes roulaient le long de ses joues, elle croisa enfin son
regard.
— Me donnerez-vous ce bonheur, Ilysa ? demanda-t-il. Resterez-vous
avec moi ?
Il lui tendit la main et retint sa respiration.
Toute sa vie dépendait de cet instant. Son bonheur était suspendu à la
décision d’Ilysa. Pourrait-elle croire en ses paroles alors qu’il n’avait pas
cru dans les siennes ?
Un silence haletant les entourait alors que chacun regardait Ilysa qui
restait immobile, les yeux fixés sur la main de Ross.
Le faible espoir qu’il avait eu de la convaincre de rester auprès de lui et
lui donner la chance de se racheter commençait de se dissiper.
Elle restait si longtemps sans réaction qu’il finit par être certain qu’elle
allait lui répondre par la négative, mais, soudain, alors qu’il n’y croyait
plus, elle avança timidement la main et prit la sienne.
Il la prit immédiatement dans ses bras et la serra contre lui de crainte
qu’elle ne changeât d’avis et lui échappât de nouveau.
— Je t’aime, murmura-t-il comme elle levait les yeux vers lui. Je t’aime
de tout mon cœur et de toute mon âme.
— Moi aussi, je vous aime, mon cher mari, et, je vous le promets, je ne
vous quitterai jamais.
Il s’inclina et déposa un long et tendre baiser sur ses lèvres devant ses
gens, proclamant ainsi, haut et fort, qu’il la voulait comme femme.
Quand il relâcha son étreinte, il s’aperçut que le père Liam les observait
depuis les marches conduisant à la grande salle.
— Père Liam ! fit-il avec enthousiasme.
En prenant Ilysa par la taille, il marcha avec elle jusqu’au pied de
l’escalier.
— Voudriez-vous nous entendre prononcer de nouveau notre
engagement dans le mariage ?
Avant même que le prêtre ne répondît, Ilysa prit la parole :
— Mais nous sommes déjà mariés, Ross.
— Certes, mais je veux prononcer moi-même ces paroles qui
m’engagent envers toi jusqu’à la mort. Ainsi, il n’y aura plus d’ambiguïté
au sujet de ma sincérité ni de celle que j’épouse.
— D’accord, si cela te réconforte.
Ross lui prit le visage entre les mains pour l’obliger à le regarder.
— Veux-tu vraiment prendre un nouveau départ avec moi ? T’engager
librement dans cette vie conjugale ?
Elle le regardait avec une certaine inquiétude dans le regard ou, plutôt,
une interrogation à laquelle il n’aurait pas encore répondu.
— Si tu ne le veux pas, dis-le tout de suite.
— Me promets-tu… ?
Elle s’interrompit en faisant non de la tête.
— Que dois-je te promettre ?
Il se pencha sur elle pour entendre sa réponse qu’elle voulait garder
secrète entre eux deux.
Lorsqu’elle lui eut exposé ses conditions, il la souleva dans ses bras et,
au milieu des éclats de rire, virevolta avec elle dans la cour. Il bénissait le
ciel de lui avoir inspiré de faire enfin le pas nécessaire pour la garder à son
côté.
— Bien sûr que je te le promets, répondit-il après l’avoir reposée au sol
et alors qu’il continuait de la tenir enlacée.
Si sa tendre épouse désirait une confirmation de leur engagement sous
la forme de la consommation du mariage, il était plus que disposé à la
satisfaire.
— Vous pouvez commencer, Père, dit-il. Nous sommes à vos ordres.
Ils s’engagèrent mutuellement à s’aimer, se respecter et se servir tout au
long de leur vie puis, comme ils disposaient de suffisamment de temps
avant que le repas ne fût servi, ils s’empressèrent de monter dans la
chambre de Ross pour laisser libre cours à leur désir…
Ilysa, en vérité, n’avait pas eu le choix !
Après qu’il l’eut suppliée et qu’il eut compris à quel point la confiance
était importante au sein du mariage, elle n’avait pu que donner son
assentiment à la demande qu’il lui faisait de rester vivre à Sween.
Elle avait mesuré, certes, ce que ses supplications représentaient d’effort
de sa part en tant que chef de clan et, simplement, d’homme fier.
Il avait dû reconnaître l’injustice qu’il avait commise à son égard et
s’engager à mieux agir avec elle. Or, elle ne doutait ni de ses intentions ni
de son amour. Mieux encore, il avait secrètement accepté ce qu’elle lui
avait demandé.
Elle sentit le désir se répandre en elle comme un feu ardent en le
voyant, vêtu de sa simple tunique, assis sur la chaise recouverte de coussins
de sa chambre.
Elle s’approcha de lui et il se leva aussitôt pour lui retirer sa chemise
avant de se défaire de la sienne.
Nus, l’un et l’autre, il s’assit de nouveau et l’attira vers lui de façon à ce
qu’elle se mît à califourchon sur ses genoux, les jambes de part et d’autre de
ses hanches tandis que leurs lèvres se joignaient dans un long et voluptueux
baiser.
— Dresse-toi sur les genoux, mon amour, dit-il, et pose les mains sur
mes épaules.
L’assise de la chaise étant très large, elle fit sans peine comme il le lui
demandait et se prépara aux tourments exquis qu’il n’allait pas manquer de
lui faire subir.
Elle était si excitée qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour la combler de
satisfaction. Tous ses sens frémissaient dans l’attente de la première
caresse…
Il la pénétrerait de ses doigts, sa langue achèverait ce qu’il avait
commencé, ses lèvres flatteraient le bout de ses seins.
Elle ferma les yeux, savourant cette attente qui ne faisait que stimuler
son désir.
Ses doigts agirent les premiers…
Il la caressa doucement tout en exerçant une pression grandissante
comme la première fois dans le bain.
Il cherchait du pouce le bourgeon délicat, siège de tous les vertiges, et
lorsqu’il l’effleura, Ilysa retint son souffle. Elle cambra les reins, pointant la
poitrine en avant devant le visage de Ross.
— Laisse-moi goûter à ton sein, murmura-t-il.
Elle tourna légèrement le buste et présenta la pointe d’un sein à ses
lèvres. Il sourit et, du bout de la langue, flatta le mamelon qui ne fut pas
long à durcir. Un moment la sensation fut trop forte, presque douloureuse,
alors qu’il exerçait délicatement les dents sur le téton, puis il le prit dans sa
bouche et en fit le tour lascivement avec la langue.
Quand il introduisit les doigts en elle, elle gémit en se resserrant autour
d’eux jusqu’à ce que le plaisir s’emparât d’elle, la soulevant par vagues
successives avant qu’elle ne se laissât retomber sur lui, enivrée de volupté.
— Tu es prête ? murmura-t-il dans ses cheveux.
— Oui, fit-elle d’une voix sourde qui fit rire Ross.
Il la souleva pour la rapprocher de lui et la placer au contact de sa
virilité puis, tout doucement, progressivement, il la pénétra alors qu’elle le
suppliait d’accélérer son mouvement et de l’intensifier.
Il lui obéit, enfin, et la puissance de son érection liée à son mouvement
de va-et-vient porta presque immédiatement la jeune femme vers un autre
orgasme.
Il la surprit en se levant alors qu’il était toujours en elle, et marcha en la
portant jusqu’à la porte de la chambre contre laquelle il l’adossa.
Puis, alors qu’il la tenait solidement dans ses bras et qu’elle nouait les
mains derrière sa nuque, il se mit à aller et venir en elle avec une force
animale jusqu’au moment où elle cria de plaisir.
Plongeant le visage dans son cou pour respirer son odeur et s’enivrer de
sa douceur, il poursuivit encore un instant son mouvement avant de
répandre sa semence en elle.
Ils furent, un moment, haletants à se regarder avec un sourire aux lèvres
jusqu’à ce qu’Ilysa, qui avait recouvré la première son souffle, remarqua
avec sa candeur habituelle :
— Nous avons un lit vertical parfaitement confortable.
— Nous n’avions pas encore essayé cette position.
— Non, tu ne manques pourtant pas d’imagination. Nous avons déjà
expérimenté le bain, la peau d’ours, la chaise, le banc avec les coussins… ,
mais nous n’avions pas encore utilisé la porte.
— Le lit reste quand même le lieu privilégié, chuchota Ross contre son
cou. Allons le comparer avec la porte.
Son sexe restait ferme en elle quand il gagna le lit en la portant et s’assit
au bord du matelas.
Il se retira d’elle, enfin, et s’assit contre le dossier du lit.
— Viens, dit-il. Je suis prêt à te donner ce que tu m’as demandé.
Ilysa l’examina attentivement, réfléchissant aux endroits où elle le
toucherait. Son corps, fort et musclé, avec la toison sombre qui descendait
en V jusqu’au bas de son ventre et son sexe qui restait dressé, lui faisait
monter l’eau à la bouche.
— Fais-toi plaisir, ma chérie, dit-il dans un murmure.
Ilysa en femme accomplie désireuse de satisfaire son mari mais, plus
encore, de réaliser ses propres fantasmes, obéit avec complaisance.

Quand ils eurent assouvi leur désir, elle se lova contre lui, leurs jambes
entrecroisées, et s’endormit. Toute la nuit, il la tint serrée dans ses bras.
Elle dormait d’un sommeil profond, si profond, d’ailleurs, qu’elle ne
s’était jamais aperçue qu’il était venu la voir la nuit qui avait succédé à son
réveil après qu’on l’avait trouvé inconscient sur la grève.
Il s’était rendu en silence dans la chambre d’Ilysa et était monté dans
son lit où, jusqu’à l’aube, il l’avait tenue dans ses bras. Les quelques coups
frappés à la porte par une servante, l’avaient obligé à se lever, mais Ilysa ne
s’était aperçue de rien.
Cette fois encore, on frappait à la porte et il savait qu’elle ne se
réveillerait pas.
Il se dégagea doucement d’elle, remonta la courtepointe sur ses épaules
et descendit du lit pour aller voir qui troublait leur intimité.
Il enfila sa chemise puis marcha jusqu’à la porte dont il tira le verrou
avant d’en soulever le loquet.
— Messire, fit le garde de nuit. Le capitaine m’a chargé de vous
transmettre ceci.
Ross prit la liasse de parchemins puis, ayant refermé la porte derrière
lui, marcha jusqu’à la fenêtre dont il ouvrit les volets.
— Qui t’écrit ? demanda Ilysa en le voyant lire.
Étonné qu’elle se fût déjà réveillée, Ross reprit sa lecture à voix haute,
mais il n’arrivait toujours pas à croire le message tracé sous ses yeux.
— Fergus.
Il revint vers le lit et tendit le parchemin à Ilysa.
Alors qu’elle prenait connaissance du message, il se mit à rassembler
ses vêtements. Il allait être obligé de la quitter beaucoup plus tôt qu’il ne
l’avait espéré.
— Vas-tu y aller ? demanda-t-elle en sortant à son tour du lit.
— Oui, bien sûr, puisqu’il me le demande.
— Cela ne laisse rien présager de bon.
— Non, en effet. Je préfère m’attendre au pire, ainsi je ne serai pas
déçu.
— Fais ton devoir, Ross. Je t’attendrai ici.
— C’est promis ? demanda-t-il en prenant la main qu’elle lui tendait et
qu’il porta à ses lèvres.
— Oui, promis, murmura-t-elle d’une voix remplie de tendresse.
Elle ne sut résister à l’envie de passer les bras autour de son cou et, se
dressant sur la pointe des pieds, de presser les lèvres contre les siennes.
Ross, qui redoutait de faiblir s’il la serrait dans ses bras, ne put se
retenir cependant de laisser courir ses mains le long de son dos nu et de les
arrêter sur la rondeur exquise de ses fesses.
— C’est promis, promis, répétait-elle comme une prière.
Elle appuyait les seins contre sa poitrine et, inconsciemment, remuait
sensuellement les hanches.
Ross, qui sentait ce mouvement sous ses mains, comprit que s’il se
prolongeait il ne pourrait plus se contenir et qu’il finirait par soulever Ilysa
dans ses bras pour l’étendre sur leur lit.
Combien de temps seraient-ils séparés ? Il l’ignorait, mais, suivant les
circonstances, il serait peut-être plusieurs semaines auprès de Fergus. Cette
pensée l’attristait terriblement, et à peine se fut-elle formée dans son esprit
qu’il l’en chassa.
Rassemblant son courage, il interrompit leur baiser et prit le visage
d’Ilysa entre ses mains.
— Je dois partir, mon amour, car si je reste un instant de plus, je ne
partirai jamais.
— C’est mon plus vif désir, mon amour, répondit-elle, mais je sais que
je ne dois pas te détourner de ton devoir et je ne le veux pas non plus.
Après lui avoir effleuré une dernière fois les lèvres d’un baiser, elle
trouva le courage de dénouer les mains de derrière sa nuque.
— Partez, messire, dit-elle. Défendez l’honneur de votre clan, et que
Dieu vous garde.
Sans la quitter un instant des yeux, il recula jusqu’à la porte puis, d’un
mouvement rapide, l’ouvrit et sortit.
Le silence retomba sur la chambre et Ilysa ravala les larmes qui
menaçaient d’inonder son visage. Non, elle ne pleurerait pas. Elle avait
trouvé le bonheur auprès de Ross, un bonheur indéfectible, et elle savait
qu’il reviendrait auprès d’elle et la serrerait de nouveau dans ses bras avec
le même amour intact.
Leur amour, en effet, sortait plus fort encore des épreuves qu’ils avaient
traversées. Quand la paix serait revenue, et cela ne tarderait pas à arriver,
elle en était certaine, ils seraient libres de savourer cette joie immense dont
ils étaient remplis dès qu’ils se trouvaient réunis, que ce fût au milieu des
membres de leur clan ou dans l’intimité de leur chambre.
Certes, c’était là que leur bonheur atteignait un paroxysme
indescriptible et il tardait déjà à Ilysa de sentir la chaleur du corps de Ross
étendu sur le sien.
Le son d’une trompe saluant le départ du chef propulsa Ilysa à la
fenêtre.
Il allait franchir la porte d’entrée du château à la tête d’une troupe
nombreuse de cavaliers et tournait la tête vers le donjon. Il la cherchait des
yeux…
Elle était nue, mais qu’importe ! Saisissant un voile blanc qui gisait à
ses pieds, elle se pencha à l’extérieur de la fenêtre et l’agita devant elle.
Ainsi Ross la verrait encore même lorsqu’il serait sorti du village et elle
cacherait sa poitrine à la vue des habitants du château.
Ross, quant à lui, la tête remplie du souvenir de sa femme, avait pris la
direction de l’est. Plusieurs fois il se retourna pour tenter d’apercevoir sa
bien-aimée qui était toujours à la fenêtre et scrutait les collines
environnantes pour tenter de le suivre des yeux le plus longtemps possible.
Quand il atteignit le tournant que formait le chemin d’où l’on voyait
pour la dernière ou la première fois Sween, suivant que l’on s’en éloignait
ou que l’on s’y rendait, il arrêta son cheval ainsi que la colonne derrière lui
et resta un long moment en contemplation devant les tours du château qui se
dressaient au-dessus des eaux du loch.
Il prononça une prière à mi-voix pour que Dieu lui accordât de revenir
sain et sauf auprès d’Ilysa puis pressa les flancs de son destrier et partit au
trot en direction du château de Barron…
De son côté, Ilysa, qui entre-temps avait passé rapidement sa robe et
couru à la chapelle, s’agenouilla devant l’autel, au moment même où Ross
posait une dernière fois les yeux sur Sween, et s’abîma dans la prière…

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collection Les Historiques.
TITRE ORIGINAL : THE HIGHLANDER’S SUBSTITUTE WIFE
Traduction française : Philippe BARBIER
© 2022, Theresa S. Brisbin.
© 2023, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
© Matilda Delves/Arcangel
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-9025-2

HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE

Originaire du Pays de Galles, Ella Matthews aime ancrer ses histoires


dans les magnifiques paysages de sa terre natale. C’est en lisant elle-même
des romances historiques Harlequin qu’elle a eu envie d’écrire, et nous offre
aujourd’hui des romans aussi palpitants qu’inoubliables !
À la meilleure fille du monde, Annabella.
Chapitre 1

Château de Windsor, Angleterre, 1336

Medea laissa courir sa main le long du mur de l’imposant château,


sentant la rudesse de la pierre griffer ses doigts. Elle venait de passer une
journée entière dans le fort du roi mais ne parvenait pas encore à s’habituer
à l’impression de puissance qui se dégageait des remparts. La veille,
lorsqu’elle avait aperçu la haute silhouette de Windsor depuis la voiture qui
cahotait sur les routes inégales, elle en avait eu le souffle coupé. Sa famille
et elle avaient partagé un rare moment de silence admiratif en passant dans
l’ombre des immenses fortifications. La demeure de ses ancêtres, qui lui
avait toujours paru impénétrable, n’était qu’un jouet d’enfant, en
comparaison.
Ils avaient franchi une porte menaçante et son père avait donné son nom
au chef de la garde. Medea avait retenu sa respiration, s’attendant presque à
ce qu’on les jette dehors. Mais non. Sa famille avait été conduite dans de
petits appartements privés – un traitement de faveur qui avait rempli son
père de fierté. Ce genre de réception était en général accordé aux seigneurs
les plus respectés du pays. Medea n’avait pas partagé son enthousiasme.
Après tout, il n’était que l’un des plus modestes barons du royaume ; et elle
soupçonnait que cet arrangement destiné à les maintenir à l’écart de la foule
des courtisans était avant tout une précaution pour éviter que le franc-parler
de sa mère ne fasse des ravages…
Une seule journée avait passé et, déjà, Medea avait ressenti le besoin de
s’extraire de l’atmosphère confinée de leur chambre, ne serait-ce que pour
quelques instants. Même depuis la cour, elle entendait sa mère dont la voix
portait loin par la fenêtre ouverte.
— En tout cas, nous n’avons à trouver d’époux que pour deux des filles,
disait-elle. Je commençais à désespérer de devoir marier un jour Medea !
Ce refrain familier, mille fois répété, lui fit lever les yeux au ciel et elle
s’éloigna de quelques pas. Les pavés étaient irréguliers ici, entre le fort et le
rempart, mais au moins était-elle seule et protégée du soleil par les hauts
murs de briques. Si seulement elle parvenait à échapper à la voix criarde de
sa mère pendant un moment, elle pourrait presque se sentir parfaitement en
paix.
Elle avait déjà assisté à des centaines de versions de cette même
conversation. Ses parents avaient passé des années à chercher des
prétendants convenables pour leurs trois filles, jaugeant les jeunes gens à
l’aune de leurs terres ou de leur statut à la cour.
Enfin, ils avaient conclu que Medea n’attirerait jamais un bon parti et
l’avaient abandonnée à son célibat. Ses deux sœurs, elles, n’avaient pas
cette chance.
Depuis que des tensions s’installaient entre la France et l’Angleterre,
leur père tenait à couper ses derniers liens avec un royaume considéré par
beaucoup comme le premier ennemi du pays et souhaitait devenir un
véritable Anglais. À ses yeux, plus les prétendants qu’il sélectionnait pour
ses filles avaient de racines sur l’île, mieux cela valait.
On avait entamé plusieurs négociations, rapidement interrompues pour
des raisons que l’on n’avait jamais exposées à Medea. Ses sœurs n’avaient
même pas rencontré leurs fiancés potentiels – et cela faisait sans doute
partie du problème. Toutes deux étaient après tout très belles… Elles
auraient sans peine pu séduire de bons partis grâce à leur charme naturel.
Aux yeux de son père, venir à Windsor en présence du roi était
probablement comme traîner ses bêtes au marché pour en tirer le meilleur
prix.
— Nous n’aurions jamais trouvé de mari pour Medea, de toute manière.
Pas après…
Medea retint son souffle. Qu’allait-on encore lui reprocher, cette fois ?
Par moments, on l’accusait de parler avec trop de franchise. D’autres fois,
on blâmait son apparence, son manque de féminité ou d’élégance, un souci
qu’elle ne pouvait évidemment pas régler.
Dans la chambre, sa mère parlait toujours.
— Je pensais pourtant que Malcolm aurait pu… Mais cela n’a rien
donné… Bref, je suis heureuse qu’elle ait décidé de prendre le voile. La vie
au couvent de St. Helena lui fera du bien. Je ne l’aurais jamais obligée à y
entrer, bien sûr, cependant…
Medea se laissa couler contre le mur, envahie par une soudaine tristesse
en entendant le nom de Malcolm. Elle essayait pourtant de ne plus penser à
lui. Sa mère n’avait pas été la seule à songer qu’il finirait par lui demander
sa main : elle-même l’avait cru de tout son cœur. Elle ne lui aurait pas
accordé tant de libertés avec son corps, si cela n’avait pas été le cas.
Elle se redressa soudain. Inutile de perdre son temps à regretter le passé,
s’admonesta-t-elle. Malcolm n’était plus là, et elle allait entrer au couvent.
Sa destinée était toute tracée.
— Peu importe, marmonna-t-elle en reprenant sa promenade. Ce n’est
pas comme si je n’avais pas déjà entendu ce réquisitoire contre moi !
Était-il réellement plus grave d’être abandonnée par sa mère avec autant
de légèreté que de subir à longueur de journée ses critiques acerbes ? Ses
parents se plaignaient qu’elle soit plus intelligente que la plupart des
personnes qu’elle rencontrait et que cela décourageait les hommes – comme
si cela avait été une tare, chez une demoiselle à marier.
Tous ces défauts accumulés semblaient être une source de frustration
perpétuelle aux yeux de la femme qui lui avait donné la vie. Si Medea était
née aussi belle que ses sœurs, ou même moins charmante mais sans ce
besoin irrépressible de tout savoir, sa mère aurait été heureuse et la vie de
Medea aurait été… ennuyeuse, au fond. Il fallait bien l’admettre. Elle aurait
obtenu l’approbation de ses parents mais serait restée ignorante. Donc,
même si les paroles de sa mère lui faisaient du mal…
— Oui, j’admets que ces jeunes gens pourraient nous fournir un bon
point de départ…
Medea se figea. Ainsi, ses parents avaient déjà identifié des victimes
potentielles au château. Non, le mot victime était injuste vis-à-vis de ses
sœurs. Elles étaient plus proches entre elles que de Medea, liées par leur
beauté, mais n’avaient jamais été mauvaises avec l’étrange enfant du milieu
de la fratrie qu’elle était. Elles avaient essayé de partager leurs passions
avec elle, et ce n’était pas leur faute si la couture ou les vêtements ne
l’intéressaient pas. Elles avaient au moins tenté de lui tendre la main, ce qui
la touchait beaucoup. Les hommes qui finiraient par les épouser seraient
heureux. Cela dit, devoir partager leur existence avec une belle-mère
pareille serait une tout autre histoire, songea Medea avec une grimace.
— En revanche, les frères Monceaux…
Medea sourit. Si ces hommes étaient la cible de sa mère, celle-ci visait
bien haut ! Les Monceaux faisaient partie des chevaliers du roi. Ils avaient
toute la confiance d’Edward III et avaient leurs entrées dans son cercle le
plus intime. Aucun autre homme du royaume ne pouvait se vanter de
l’approcher d’aussi près. Les deux frères venaient aussi d’une ancienne et
noble famille et il ne serait sans doute pas aisé de les attirer. Ils avaient tout
à offrir à leurs futures épouses, quand la famille Suval ne pouvait se
permettre de promettre que de modestes dots. La mère de Medea espérait-
elle donc les séduire grâce à la beauté de ses filles, au point de leur faire
oublier le statut subalterne des jeunes femmes ?
— L’un des chevaliers du roi est déjà marié depuis trois ans et sa femme
semble bien se porter, ce qui nous donne de l’espoir. Je sais qu’il y en a un
quatrième, mais…
Medea passa l’angle du bâtiment. Ici, au moins, elle pourrait sans doute
avoir la paix et échapper à l’éternel monologue de sa mère. Elle avait tant
besoin de solitude ! Hélas, même en cet endroit, il y avait du monde. Elle
aperçut la silhouette haute et longiligne d’un homme adossé au rempart, une
jambe pliée avec nonchalance. Il ne lui fallut qu’un instant pour le
reconnaître.
La veille, au banquet du soir, elle s’était retrouvée assise près d’un
vieillard. Tandis que sa famille l’ignorait pour se concentrer sur des
convives de plus haute importance, son compagnon de table lui avait
montré de ses mains déformées toutes les figures notables de la cour et les
hommes en qui le roi avait le plus confiance. Il était impossible de
confondre le géant Theodore Grenville avec qui que ce soit. Cet homme
faisait également partie de la garde rapprochée d’Edward. Le quatrième
chevalier. Pas l’un des frères Monceaux, ni celui qui était marié, mais celui
dont sa mère était justement en train de parler. Medea ferma les yeux,
regrettant de ne pouvoir se boucher également les oreilles.
— J’ai oublié son nom… Le grand, si laid…
En dépit de la distance, la voix de sa mère était encore portée par la
brise, claire et nette.
Medea se sentit rougir de honte. Elle savait d’expérience que cela ne lui
allait pas. Loin de lui faire prendre des allures de demoiselle virginale, cette
rougeur devait lui donner un aspect de pomme trop mûre.
— Celui qui a des traits de brute… Je crois que sa mère a dû tromper
son époux, car il ne ressemble en rien à ses frères. Non, jamais je
n’envisagerais de donner une de mes filles à cet homme-là !
Medea avança de quelques pas, une main levée, sans vraiment savoir ce
qu’elle allait faire. Une part d’elle voulait couvrir les oreilles de l’homme,
tandis qu’une autre la poussait à remonter dans la chambre pour crier à sa
mère de se taire. Hélas, le mal était déjà fait. Sir Theodore avait tout
entendu : on le traitait de bâtard, d’homme laid…
Leurs regards se croisèrent et Medea se figea, incapable de prononcer
les platitudes qui lui étaient venues à l’esprit. Sir Theodore souriait, comme
si tout cela n’était qu’une farce amusante, cependant son regard bleu vif
restait de glace. Mortifiée, Medea sut qu’elle devait à tout prix redresser la
situation. Mais comment ?
— Je…
Elle s’interrompit très vite.
— Ma…
Oh ! pourquoi les mots justes ne lui venaient-ils pas ? En général, elle
ne manquait jamais de repartie !
— Ne vous tourmentez pas, demoiselle, dit le chevalier d’une voix
profonde et étrangement apaisante. J’ai déjà entendu ce genre de choses de
nombreuses fois, dans ma vie.
Son regard se fit plus doux, presque compatissant – cela n’avait aucun
sens. C’était à elle de faire preuve de bonté pour le rassurer, pas l’inverse.
Il s’écarta lentement du mur, comme s’il avait peur de l’effrayer. Sans
doute était-ce une seconde nature, pour lui. Sa taille imposante était
troublante. Il devait faire reculer les gens sans même le vouloir. Oui, c’était
bien un géant, avec des cheveux bruns coulant le long de son dos et une
profonde cicatrice au coin de l’œil gauche. Medea frémit en pensant à
l’atroce blessure qu’il avait dû subir. Sa chemise était un peu trop étroite
pour lui et, sous l’étoffe distendue, on pouvait deviner des bras musclés. De
toute évidence, ce spectacle bouleversait Medea plus qu’elle ne l’aurait cru,
car elle ne trouvait toujours pas les bons mots pour s’adresser à lui.
— Êtes-vous perdue ? demanda-t-il avec douceur.
Elle secoua la tête.
Cette fois, lorsque le chevalier sourit, son regard se mit à pétiller, lui
donnant immédiatement une expression plus gentille. Tous les muscles de
Medea se détendirent d’un coup, alors qu’elle n’avait pas eu conscience de
s’être crispée.
— Je ne suis pas perdue.
Ce n’était pas la réponse la plus brillante qu’elle aurait pu fournir ;
mais au moins était-elle juste, ce qui prouvait que son cerveau acceptait de
nouveau de fonctionner.
— Dans ce cas, pourrais-je vous suggérer de retrouver la sécurité de la
cour intérieure ? Cet endroit n’est pas sûr.
Medea jeta un coup d’œil alentour. À part eux, il n’y avait personne ici.
Même les oiseaux semblaient être allés chanter ailleurs.
— Je ne vois pas le moindre danger.
— Ah… On ne sait jamais qui peut apparaître au coin d’un mur,
répliqua Sir Theodore en souriant de plus belle, avec un signe de tête en
direction du passage qu’il avait emprunté.
Medea l’examina plus en détail. Il ne portait pas d’armure et s’était
contenté de glisser une dague à sa ceinture. Il paraissait parfaitement
détendu, loin de soupçonner la moindre embuscade.
— Que faites-vous là, alors ? demanda-t-elle.
Le chevalier haussa un sourcil et elle sentit sa peau s’échauffer de
nouveau. Sa mère lui conseillait toujours d’être polie et docile, surtout avec
les hommes. Ridicule ! Si elle voulait savoir une chose, pourquoi n’aurait-
elle pas pu poser la question ? De plus, son franc-parler ne risquait plus de
lui nuire, puisqu’on la destinait au couvent et non au mariage. Elle n’était
pas venue pour attirer un prétendant, et encore moins ce chevalier.
— Je profite du bon air, répondit finalement Sir Theodore.
Il pencha la tête en arrière pour prendre une grande inspiration et Medea
surprit une grimace furtive avant qu’il retrouve sa contenance.
Elle renifla aussi. L’air d’été, chargé en poussière, était empuanti par la
proximité des lieux d’aisance.
— Je ne vous crois pas, dit-elle simplement.
Il ouvrit grand les yeux, puis éclata de rire avec insouciance. Jamais
encore Medea n’avait su amuser quelqu’un de cette manière et elle en tira
une petite fierté.
— Peut-être m’autoriserez-vous à vous escorter dans le château, reprit
Sir Theodore après avoir retrouvé son sérieux. Je pense que vous seriez
mieux protégée en restant auprès de votre famille. J’admets que tout paraît
calme ici, pour l’instant, mais on ne sait jamais ce qui se trame en ces lieux.
Lorsque le roi est présent, nous sommes toujours prêts à essuyer une
attaque.
Medea fut traversée par un frisson glacé, en dépit de la chaleur estivale.
— Est-ce à cause des tensions avec la France ?
Une émotion étrange, qu’elle ne put définir, passa dans le regard du
chevalier. Il s’approcha, l’obligeant à lever la tête pour le regarder dans les
yeux. Il était si grand qu’elle disparaissait dans son ombre.
— Que savez-vous de nos relations avec la France ?
Cette fois, il ne riait plus. Son regard se fit plus farouche, soupçonneux.
D’un seul coup, Medea vit en lui le guerrier brutal dont tout le monde
parlait et dont la réputation avait déjà fait le tour du pays. Cependant, en
dépit de cette férocité légendaire, elle n’était pas convaincue qu’il pourrait
lui faire du mal – sans pour autant savoir d’où lui venait cette certitude.
— Je ne sais que ce qu’en disent les gens, murmura-t-elle.
— Et qu’en disent-ils ?
Une nouvelle vague de chaleur envahit Medea. Pendant un instant, elle
avait oublié que cet homme était proche du roi. Elle ne devait pas paraître
insultante envers la Couronne et elle savait que les rumeurs mesquines qui
circulaient entre les barons, en ce moment, ne seraient pas entendues d’une
bonne oreille.
— Uniquement qu’une guerre paraît de plus en plus probable entre nos
deux pays, répondit-elle donc prudemment.
Sir Theodore s’approcha plus encore, faisant battre plus fort le cœur de
Medea. Elle s’obligea à rester de marbre et à soutenir son regard. Il semblait
essayer de lire dans ses pensées. Il ne fallait surtout pas qu’elle se montre
trop candide avec lui…
Tout le monde, en Angleterre, répétait qu’Edward III n’aurait jamais dû
rendre hommage au roi Philippe de Valois ; et encore moins selon les
termes imposés par le Français. On voyait ce geste comme une faiblesse de
la part du souverain anglais. Une faiblesse incompréhensible, après les
démonstrations de puissance de son début de règne. Certains se
demandaient même quel ascendant Philippe pouvait bien avoir sur lui et s’il
représentait une menace pour l’Angleterre.
Medea avait hâte de découvrir ce que les courtisans pensaient de tout
cela, mais ses parents l’avaient mise en garde de nombreuses fois : une
demoiselle ne devait jamais exprimer ses propres opinions en public. Une
parole malheureuse, entendue par la mauvaise personne, risquait de
menacer toute la famille. Elle se mordit donc la langue et prit soin de ne pas
céder à son instinct naturel, à savoir : dire tout haut ce qu’elle pensait.
Theodore la regarda encore un long moment, et elle l’affronta sans
ciller. Finalement, il parut se détendre et hocha la tête.
— Espérons que les rumeurs se trompent. Je ne souhaite pas connaître
une autre guerre. À présent…
Il se redressa avec fermeté.
— … Je vais vous raccompagner.
— Je préférerais que vous vous absteniez.
— Au moins, Ann et Jocatta n’ont pas les mêmes cheveux que Medea !
lança de nouveau la voix de sa mère depuis la chambre. Les siens sont
parfaitement indomptables ! Parfois, je me demande s’ils n’ont pas une
volonté propre…
Medea tressaillit malgré elle, et son compagnon sourit de toutes ses
dents, comme si rien ne s’était passé entre eux.
— Ah, dit-il. Je vois. Vous cherchez donc à fuir votre famille…
demoiselle Medea ?
Il était inutile de mentir. De toute évidence, il n’avait pas manqué une
seule des paroles de sa mère.
— J’admets que je n’ai aucune envie de rejoindre nos appartements,
pour le moment, répondit-elle avec sincérité.
— Dans ce cas, venez. Je vais vous conduire dans un endroit plus sûr.
Il se retourna sans même s’assurer qu’elle le suivait. Medea le regarda
s’éloigner, confiant et déterminé, comme s’il ne doutait pas un seul instant
qu’elle lui emboîterait le pas.
Mais elle ne bougea pas. Les gens semblaient toujours convaincus
qu’ils pouvaient diriger sa vie à sa place, lui dire quoi faire et quand.
Lorsqu’elle avait pris la décision d’entrer au couvent, elle s’était aussi
promis de ne plus jamais obéir aux ordres de qui que ce soit – bien qu’elle
n’ait pas encore osé défier sa terrible mère. Elle avait besoin de cultiver
davantage son assurance pour y parvenir, et cela semblait une excellente
opportunité.
Sir Theodore était peut-être l’un des hommes les plus puissants du
royaume, mais elle n’avait pas besoin de lui céder. Elle n’enfreignait aucune
loi et ne faisait de mal à personne ici, hors du fort. Absolument rien ne
l’empêchait de rester où elle était, ou de poursuivre sa promenade pour
s’éloigner plus encore de la fenêtre ouverte et ne plus avoir à écouter les
complaintes de ses parents. Ici, elle était libre et c’était un privilège dont
elle comptait bien profiter.
Enfin, son compagnon parut se rendre compte qu’elle n’avait pas fait un
seul pas et fit volte-face. Il revint vers elle avec cette même grâce
nonchalante. Lorsqu’il fut assez proche, Medea se rendit compte avec
surprise que ses yeux riaient.
— Je suis navré. Ai-je été impoli ? Mes amis me disent souvent que j’ai
tendance à traiter les autres comme des écuyers récalcitrants et je l’oublie
parfois…
Medea ne put s’empêcher de sourire, étonnée par ces excuses
inattendues. Elle s’était préparée à de l’agacement, voire de la colère. Cet
homme avait des manières bien plus agréables que tous les autres chevaliers
qu’elle avait pu rencontrer jusque-là. Ceux qui fréquentaient le château de
son père étaient souvent rudes et vulgaires, à l’exception de Malcolm qui
avait réussi à la charmer au point de lui faire perdre la raison.
— Ce sourire veut-il dire que vous me pardonnez et que vous êtes prête
à m’accompagner ? demanda encore Sir Theodore.
— Vous n’étiez pas impoli, monsieur, mais je n’aime pas aller où que ce
soit sans connaître ma destination au préalable, déclara-t-elle. Comment
pourrais-je savoir que vous n’avez pas l’intention de m’entraîner dans un
lieu bien plus dangereux que celui-ci ? Je comprends que vous craigniez
pour ma sécurité, bien que je ne voie pas ici la moindre menace, mais je
suis au moins seule et cela me plaît.
— Vous a-t-on déjà fait visiter les jardins de la reine ?
— Les jardins ? Non, on ne m’en a pas parlé.
— Dans ce cas, j’aimerais que vous me fassiez l’honneur de vous les
faire découvrir. Je vous promets que personne ne viendra troubler votre paix
là-bas, à cette heure-ci. Ils se trouvent dans l’enceinte du palais et seules les
femmes y sont acceptées, donc vous n’aurez pas besoin de redouter une
mauvaise rencontre dans leurs murs.
— Cela semble parfait, admit Medea en acceptant enfin de le suivre.
— Quoi donc ? La protection des remparts ou l’absence d’hommes ?
Ils marchaient côte à côte, ce qui empêchait Medea de voir le visage de
Sir Theodore, mais elle entendit une note d’humour dans sa voix.
— Oh ! l’absence d’hommes, bien sûr ! répondit-elle.
Il rit et quelque chose s’échauffa en elle. Cela faisait bien longtemps
qu’elle n’avait pas adressé la parole à un autre homme que son père –
depuis Malcolm… Et c’était à cause de lui qu’elle évitait en général la
compagnie de l’autre sexe. Il s’était emparé de son amitié, de son amour, de
sa confiance et avait tout détruit.
Elle jeta un discret coup d’œil au chevalier qui cheminait à ses côtés.
Rien, chez cet homme imposant, ne lui rappelait son premier et unique
amour. Malcolm avait un visage d’ange, tout en blondeur et teint rosé,
tandis que Sir Theodore était une créature des ombres dotée de traits usés
par les combats et d’épaules puissantes. Sans doute était-ce pour cela
qu’elle n’avait aucun mal à lui adresser la parole : il ne réveillait pas les
souvenirs de l’erreur terrible qu’elle avait commise.
Ils franchirent la grande porte ensemble. En reconnaissant son
compagnon, les gardes se redressèrent vivement.
— Vous devez être très important, ici, constata pensivement Medea.
— En effet.
Elle se retourna, surprise. Il souriait. Pour la troisième fois depuis leur
rencontre, elle semblait l’amuser. Jamais une telle chose ne lui était arrivée
auparavant…
— Mais pourquoi dites-vous cela ?
— J’ai bien remarqué le regard de ces soldats. Ils ne réagissent pas
comme cela avec les autres courtisans.
— C’est-à-dire ?
Elle haussa les épaules.
— Ils se sont mis au garde-à-vous et j’ai vu du respect dans leurs yeux,
pas de la peur.
Ils firent encore quelques pas en silence. Sir Theodore semblait réfléchir
à ce dernier commentaire et le cœur de Medea s’emballa. Personne ne
prêtait la moindre attention à ce qu’elle pouvait dire, d’habitude. Se sentir
enfin prise en compte était assez enivrant.
— Vous êtes très observatrice, demoiselle, finit-il par murmurer.
Cette fois, le cœur de Medea tambourina presque douloureusement
contre ses côtes. On ne la complimentait que rarement, et elle ne se fiait
jamais à ces flatteries exceptionnelles. Si quelqu’un se fendait d’une
remarque positive sur son apparence, elle savait qu’on lui mentait et qu’on
cherchait uniquement à l’amadouer pour lui demander une faveur. Ses
parents, qui ne tarissaient pas d’éloges en ce qui concernait leurs deux
autres filles, ne la remarquaient jamais ; pas même lorsqu’elle
accomplissait une bonne action ou faisait des efforts pour se rendre plus
jolie.
— Merci, répondit-elle enfin pour briser le silence gênant qui
commençait à s’installer entre eux.
Il lui adressa un coup d’œil énigmatique, mais ne répliqua pas et leur
promenade s’acheva sans un mot de plus. Autour d’eux, le château
s’animait bruyamment. Le marteau du forgeron résonnait dans la cour et la
douce brise estivale portait jusqu’à eux les hennissements des chevaux dans
les écuries. Tout cela était bien plus relaxant que la voix aiguë de la mère de
Medea.
— Nous y voilà, annonça soudain Sir Theodore. Les jardins de la reine.
Étant une invitée du souverain, vous êtes libre de les explorer à votre guise.
— Merci, répéta Medea en admirant les hauts murs qui entouraient le
lieu.
La reine avait tellement de chance de pouvoir se réfugier dans un tel
endroit pour se soustraire à l’agitation de la cour… Lorsqu’elle se serait
enfin retirée dans son couvent, Medea espérait bien y trouver un tel
sanctuaire pour méditer en silence. Bien sûr, ce jardin ne lui appartenait pas
et elle courait le risque d’y croiser d’autres femmes, mais si cela lui
permettait enfin d’échapper aux perpétuelles critiques de sa mère, elle était
prête à faire des compromis !
Chapitre 2

Theo se massa le menton, tout en regardant la seconde fille Suval


disparaître dans les jardins de la reine. Elle était bien trop observatrice…
Ses yeux, d’une teinte si peu courante, l’avaient dévisagé sans honte,
comme si elle avait tenté de sonder son esprit à la recherche de ses secrets
les plus enfouis.
Il grimaça malgré lui. Cette étrange femme aux allures de petit oiseau
prêt à être emporté par le vent, avec ses cheveux bouclés tressés dans le
dos, l’avait troublé. Il avait tenté de se montrer autoritaire, et elle n’avait
pas cédé. En quelques minutes, elle avait fait preuve de plus de
détermination que bien des hommes de sa connaissance.
Seigneur ! Il avait failli gâcher sa mission avant même de l’avoir
entamée. Comment avait-il pu prétendre qu’il se trouvait sous les remparts
pour profiter du bon air ? Windsor était réputé pour la puanteur qui
entourait les bâtiments en été. Trop de personnes se servaient des
commodités et, sans pluie pour laver la saleté, l’endroit était envahi par une
odeur rance et désagréable.
En temps normal, Theo était pourtant connu pour sa vivacité d’esprit,
mais l’intelligence de Medea Suval l’avait pris par surprise. Au moins, il
avait évité de trahir les vraies raisons de sa présence – ce qui aurait été un
désastre absolu. Il ne fallait surtout pas que le père de Medea se doute de
l’intérêt que les chevaliers du roi portaient à ses connexions avec la
France !
Il avait réussi à faire semblant de ne pas savoir qui était la jeune femme.
Cela aurait éveillé ses soupçons. Heureusement pour lui, elle avait fait mine
d’accepter ses explications sans lui poser trop de questions. Depuis quand
était-il devenu aussi stupide ?
En tout cas, si le baron Suval complotait contre le roi, il n’avait rien
laissé échapper de ses intentions pendant le monologue de sa femme.
Alewyn, l’un des chevaliers sur lesquels la baronne avait clairement des
vues, le rejoignit dans la cour. Il était sans doute l’un des rares hommes du
royaume à pouvoir rivaliser de taille avec Theo et, plus important encore,
l’un des seuls avec qui il se sentait capable de baisser sa garde, de se
montrer sous son vrai visage.
— Alors ? As-tu découvert quelque chose ? lui demanda Alewyn
tandis qu’ils reprenaient ensemble la route du fort.
— Non, rien d’utile. Uniquement que la seconde fille de Suval est
tristement sous-estimée par sa famille et que sa mère est une véritable
harpie… et bavarde ! Elle n’a même pas laissé le baron placer le moindre
mot pendant que je les espionnais.
— De toute manière, cet homme ne parle sans doute pas de ses projets
de trahison avec son épouse, remarqua l’autre avec philosophie.
— Tu possèdes une étrange vision du mariage. Certains hommes
adressent la parole à leur femme, tu sais. Regarde Will.
Leur ami et compagnon était marié depuis trois ans et semblait
parfaitement heureux.
— Will est un cas à part. La plupart des mariages sont catastrophiques.
Theo ne put retenir un grand éclat de rire.
— J’admets que Will est assez étrange, mais la cour grouille de gens
heureux en ménage, en ce moment.
— Donne-moi un exemple.
— Lucan et Adelina.
Alewyn soupira et passa son bras autour des épaules de Theo.
— Que tu es naïf, mon ami !
— Pas du tout. Il l’adore.
Son compagnon gloussa.
— Il adore surtout sa fortune…
— Tu as tort. Il n’y a pas que cela.
— Peut-être, mais je ne parlais pas de lui, reprit son ami. N’as-tu donc
jamais remarqué l’attachement d’Adelina pour Caterina ?
— Bien sûr, mais… Veux-tu dire qu’elles sont plus que des amies ?
En général, lorsque quelqu’un avait ce genre de liaison, elle restait très
secrète. Néanmoins, Theo n’arrivait pas à croire qu’il n’ait rien vu.
Alewyn lui ébouriffa les cheveux avant de s’écarter.
— Ne te blâme pas d’avoir raté cela. Je n’aurais jamais deviné la nature
de leur relation moi-même, si je ne les avais pas surprises en train de
faire… des choses qu’on ne fait pas entre amis, plaisanta-t-il.
— Il n’empêche. Je ne peux pas imaginer que cela m’ait échappé !
— Moi non plus, étant donné que tu es d’habitude le plus observateur
de nous tous.
Theo garda le silence quelques instants. Leurs pas faisaient crisser le
gravier de l’allée.
— Et les Brickenden ? suggéra-t-il.
— Je ne sais pas grand-chose à leur sujet. Leur mariage est peut-être
une réussite…
— Tu vois ? C’est possible.
Alewyn parut surpris par sa véhémence.
— Pourquoi songes-tu à tout cela ?
— Je ne sais pas.
C’était un mensonge. Theo savait parfaitement pourquoi il tenait à
prouver que certaines unions pouvaient être heureuses. Il n’avait jamais
connu sa mère, morte en lui donnant le jour, mais le fait qu’il ressemblât
plus au maître d’écurie qu’à son père suggérait que ses parents n’avaient
pas été satisfaits ensemble…
Durant les longues nuits blanches de son enfance, il avait rêvé de
rencontrer un jour une femme capable de l’aimer plus que tout au monde.
Une femme qui deviendrait sa famille et qui ne le regarderait jamais avec
dégoût. Il avait cru la trouver, autrefois, mais ses espoirs avaient rapidement
été broyés.
— Penses-tu encore à Breena ?
Theo leva les yeux, étonné d’entendre le nom de son amour perdu. Cela
faisait bien longtemps que personne n’avait osé parler de celle avec qui il
avait envisagé de passer sa vie.
— J’essaye d’éviter.
— Ne laisse pas cette femme te détruire.
Theo s’obligea à rire.
— Elle ne m’a pas détruit. Elle s’est juste assurée que je ne voudrais
plus jamais me marier. De toute manière, la plupart des chevaliers restent
célibataires, donc je ne suis pas un cas isolé. D’ailleurs, je ne te vois pas
chercher de fiancée non plus.
— Je n’ai pas entièrement renoncé, tu sais.
— Vraiment ?
Cette fois, ce fut Alewyn qui haussa les épaules.
— J’aime l’idée d’avoir une épouse pour veiller sur mes vieux jours.
Quelqu’un de calme et de bon, d’apaisant… Si j’ai la chance de vieillir,
bien entendu.
Ils réfléchirent un moment à cette éventualité – plutôt improbable pour
des guerriers de métier. Enfin, Alewyn secoua la tête.
— Bref, ce n’est pas le sujet. Ce que je veux dire, c’est que Breena ne
s’intéressait qu’à deux choses : elle-même et l’argent. Tu en veux peut-être
à ton frère de te l’avoir prise, mais je parie qu’elle n’a pas fait son bonheur.
Entre nous, tu l’as échappé belle.
Theo rit de nouveau, sincèrement cette fois. L’idée que son frère aîné
puisse regretter son choix d’épouse le satisfaisait énormément, bien que ce
ne fût pas très chrétien de sa part.
Il retrouva son sérieux en franchissant le seuil du château. La pénombre
ambiante, si différente de l’éclat du soleil, l’aveugla un instant.
— Es-tu prêt à affronter le grand chef ? demanda son ami.
— Je ne sais pas. Je n’ai pas appris grand-chose en rôdant sous les
fenêtres des Suval et je pense qu’il va être déçu.
— Tout semble le contrarier, en ce moment, de toute manière.
Theo grogna. Le capitaine de leur corps et frère d’Alewyn, Benedictus,
était de plus en plus morose depuis que les tensions montaient entre
l’Angleterre et la France. Son humeur risquait d’empirer lorsqu’il saurait
que Theo n’avait aucune nouvelle information à lui donner, mais qu’y
faire ? Il ne pouvait pas inventer des preuves inexistantes.
Dans les appartements privés du capitaine des chevaliers du roi,
Benedictus les attendait en lisant quelques lettres derrière son imposant
bureau. Theo l’admirait, mais jamais il n’aurait accepté ses responsabilités
– pas même pour tout l’or du royaume. La sécurité du souverain pesait sur
ses épaules et toutes ses décisions dépendaient des informations glanées par
ses hommes ou ses espions. C’était une position dangereuse et délicate.
— Qu’avez-vous trouvé ? s’enquit le capitaine sans autre préambule
dès qu’ils passèrent la porte.
Theo s’adossa au mur, en face de lui, imité par Alewyn. Tous deux
étaient bien trop grands pour tenir sur le petit banc installé près de la table.
Mieux valait rester debout.
— Le baron Suval n’a rien dit au sujet de la France ou de ses raisons
pour venir à la cour. La baronne, elle, cherche simplement des époux pour
deux de ses filles. Elle parle trop et n’hésite pas à faire des remarques
cruelles concernant ceux qui croisent sa route, mais je n’ai détecté aucune
animosité envers Edward.
Benedictus hocha la tête.
— Pendant combien de temps as-tu pu les espionner ?
— Pas longtemps. J’ai été surpris par leur seconde fille et ai dû
m’éloigner avant d’éveiller ses soupçons.
— Était-ce l’une des plus belles ?
Theo hésita. Il avait bien vu le regard blessé de Medea lorsque sa mère
s’était plainte de son manque de charme. Pour sa part, il ne pouvait pas dire
qu’elle fût laide. Il la connaissait à peine, mais il aurait pourtant eu
l’impression de la trahir en affirmant une telle chose. De plus, bien qu’elle
ne possédât pas une beauté conventionnelle, quelque chose l’attirait chez
elle. Ses grands yeux couleur de lichen l’avaient intrigué et ses cheveux…
Jamais encore il n’en avait vu de tels. Une fois détachés, ils devaient flotter
autour de son visage comme ceux de Méduse. Cette pensée lui arracha un
sourire…
Comme il ne répondait pas, Alewyn glissa :
— De toute évidence, Theo l’a trouvée à son goût.
Il se retourna, fusillant son ami du regard, mais celui-ci se contenta de
sourire tranquillement.
— Elle n’est pas réputée pour être la plus jolie des filles Suval, répliqua
Theo, mais je suis sûr qu’elle pourrait plaire, si on cessait de la comparer à
ses sœurs !
Alewyn gloussa. De son côté, Benedictus se contenta de hausser un
sourcil surpris.
— Qu’elle te séduise ou non ne change rien au problème, dit-il. Je me
demandais juste si tu pouvais envisager de feindre un intérêt pour elle.
Puisque les Suval semblent vouloir marier leurs filles, te déclarer comme un
prétendant potentiel pourrait te permettre de passer du temps en leur
compagnie et d’observer le baron de plus près.
Theo ravala sa salive, gêné. Il avait déjà accompli des tâches peu
recommandables pour la Couronne, mais n’avait aucune envie de mentir à
Medea Suval. De toute manière, elle était trop futée : elle le percerait à jour.
Pouvait-il réellement se permettre de faire naître de faux espoirs chez
une femme qu’il n’avait pas l’intention d’épouser ? On lui avait fait subir
cela, et la désillusion qui avait suivi avait failli le détruire. Non, il ne
pouvait pas imposer une telle douleur à quelqu’un d’autre ; en particulier à
une demoiselle qui devait déjà affronter le rejet de sa mère au quotidien. Il
comprenait sa souffrance muette mieux que quiconque.
— La baronne a clairement déclaré qu’elle ne me jugeait pas digne de
courtiser ses filles.
— A-t-elle prononcé ton nom ?
— Non. Elle s’est contentée de dire que j’étais une brute repoussante et
que mon passé trouble n’était pas acceptable à ses yeux.
Cette fois, Alewyn éclata franchement de rire. Theo se retourna pour le
regarder froidement.
— Moque-toi, mais la baronne a des vues sur toi et Benedictus…
En un instant, le sourire de son ami s’effaça, remplacé par une grimace.
Tant mieux, ironisa Theo in petto.
— Parfait, conclut Benedictus. Alewyn, je te charge de charmer la
famille. S’ils veulent l’un des frères Monceaux, nous pouvons les laisser
croire qu’ils ont leurs chances.
Son frère soupira, mais leur capitaine l’ignora et poursuivit :
— Nous devons savoir si leurs liens avec la France risquent de poser
problème. Agis vite et bien. La situation évolue rapidement et je ne veux
pas me laisser distancer. Tu n’auras qu’à choisir ta cible parmi leurs filles.
— Pas la seconde, intervint Theo, sans savoir ce qui le poussa à dire
cela.
Alewyn n’aurait probablement pas choisi Medea, de toute manière. Il
aimait les femmes au charme convenu et délicat. Néanmoins, Theo n’avait
pas envie d’impliquer Medea dans leur mission.
Benedictus lui adressa un regard grave et il fit de son mieux pour ne pas
tressaillir. Les silences de leur chef en disaient toujours long. Il voulut
ajouter que la jeune femme était trop observatrice pour eux, mais cela aurait
éveillé leur intérêt et il se retint. À force de parler de Medea, il allait amener
ses compagnons à croire qu’il était réellement intrigué – voire attiré par
elle…
— Très bien, déclara enfin Benedictus. Ne vise pas la seconde fille,
Alewyn.
Celui-ci sourit de nouveau, sans faire de commentaire, et ils se mirent à
parler des autres membres de la cour. Depuis que des tensions étaient nées
entre les deux royaumes, tout le monde se préparait à une guerre. Les
actions des chevaliers du roi pourraient faire la différence entre une rapide
défaite et une victoire retentissante. Ils devaient à tout prix envisager toutes
les éventualités pour livrer au roi les informations dont il risquait d’avoir
besoin dans un avenir proche…
Chapitre 3

Passer un après-midi à la cour fut plus ennuyeux que ce à quoi Medea


s’était attendue. Elle ne put masquer sa déception. Elle avait eu hâte de
fréquenter les hautes sphères du pouvoir. En fait, c’était même la seule
chose qui avait rendu ce voyage intéressant à ses yeux. Observer et écouter
les gens qui influençaient le souverain. Peut-être même être témoin de
prises de décision importantes pour le pays.
Comme elle s’était trompée…
— Regardez-moi cette robe ! La couleur en est exécrable, commenta sa
mère, la tirant de ses pensées.
Leur compagne du moment, une noble rencontrée lors de leur arrivée à
la cour, hocha vivement la tête et Medea leva les yeux au ciel.
Pourquoi les femmes s’intéressaient-elles tant à ce que les autres
portaient ? Quelle importance cela avait-il ?
Elle avait espéré rencontrer des personnes intelligentes, en ce lieu, mais
toutes celles à qui on les présentait ressemblaient aux amis qui fréquentaient
le château de son père. La seule différence était leur nombre vertigineux.
Partout, on ne voyait qu’hommes imbus de leur statut et femmes plus
passionnées par la coupe d’un corsage que par les affaires de l’État.
Le bavardage incessant de ces centaines d’inconnus l’assourdissait. Elle
avait mal aux pieds à force de rester debout pendant des heures sans jamais
aller nulle part. Elle aurait tout donné pour se dégourdir les jambes mais ne
voulait pas attirer l’attention de sa mère en quittant le groupe. Plus elle
restait immobile, plus elle avait de chances qu’on l’oublie. C’était le seul
moyen d’éviter les critiques.
Un mouvement soudain, à l’autre bout de la salle, attira son attention.
Discrètement, Medea s’écarta un peu et tendit le cou pour voir ce qui se
passait. Son cœur bondit lorsqu’elle reconnut Sir Theodore. Il avait été
amical, la veille, alors qu’il aurait pu prendre ombrage des remarques
stupides de sa mère à son sujet. Il avait pris soin d’elle, comme s’il avait
instinctivement deviné ce dont elle avait besoin sur le moment.
Elle soupira, puis tourna ses regards vers la porte grande ouverte. Le
soleil était encore haut dans le ciel, mais elle désespérait de pouvoir en
profiter. Elle avait pourtant adoré sa promenade dans les jardins de la reine.
L’endroit était sillonné par des allées paisibles et était presque désert à ce
moment-là. Cela avait été une échappatoire idéale…
Bien plus tard, Medea était retournée dans les appartements de sa
famille et personne n’avait semblé remarquer sa longue absence. Elle avait
retrouvé sa mère au même endroit, en train de pérorer au sujet des
prétendants potentiels qu’elle pourrait attirer, répétant pour la millième fois
ses arguments éculés.
Pouvait-elle espérer retourner dans les jardins avant le soir ? La chaleur
était de plus en plus lourde et elle aurait tellement aimé profiter de l’ombre
des arbres. Hélas, sa mère insistait pour qu’elle reste avec eux, sans doute
pour montrer au roi quelle famille unie ils formaient. Quoi qu’il en fût, le
seul événement intéressant de cette journée, pour l’instant, restait
l’apparition inopinée de Sir Theodore.
Medea ne put détacher ses regards de lui tandis qu’il faisait le tour de la
salle, s’arrêtant par moments pour contempler le vide devant lui, les yeux
dans le vague. On aurait presque pu croire qu’il ne remarquait pas la foule
immense rassemblée là.
Personne ne faisait attention à lui et il ne semblait pas pressé d’entamer
une conversation avec qui que ce soit.
Au bout d’un moment, il arriva à la hauteur de leur groupe, sans
regarder Medea. Il s’adossa à un pilier avec nonchalance, les bras croisés, à
quelques pas d’eux.
Medea sentit son cœur s’emballer. Que devait-elle faire ? Sa mère ne
lui avait pas formellement interdit de s’éloigner. Ses parents semblaient
convaincus qu’aucune des filles ne voudrait se priver de leur protection.
Jusqu’à cet instant, Medea n’avait pas réellement envisagé de s’en aller.
Elle jeta un coup d’œil à sa mère, qui poursuivait inlassablement sa
discussion futile. Elle ne l’avait pas regardée plus de deux fois depuis leur
arrivée dans la grande salle.
Alors, lentement, Medea se dirigea vers le chevalier, s’attendant à être
rappelée à l’ordre d’un instant à l’autre. Cela n’arriva pas.
Sir Theodore ne parut pas remarquer sa présence. Il contemplait le reste
de la foule des courtisans sans faire attention à ce qui se passait dans leur
coin isolé. Medea resta derrière lui quelques instants, contemplant ses larges
épaules, sous sa chemise qui semblait trop petite pour lui (comme celle
qu’il avait portée la veille). Elle dut même serrer les poings pour
s’empêcher de le toucher, de découvrir la sensation de ses muscles sous ses
doigts. Jamais encore elle n’avait rencontré d’homme aussi fort et viril. Les
soldats et les écuyers de son père ressemblaient à des enfants malingres,
comparés à lui.
D’ailleurs, pour un personnage aussi imposant, il avait un don
surprenant pour l’immobilité. Seul son torse se soulevait au rythme de sa
respiration.
Sans prendre la peine de le saluer, Medea lança avec malice :
— Comment ces gens font-ils pour ne pas remarquer que vous les
espionnez ?
En un éclair, elle se retrouva poussée en arrière, dos au mur. Le corps
immense du chevalier l’empêchait de voir au-delà de ses épaules et une
lame froide fut plaquée contre sa gorge. Le souffle court, Medea fut
traversée par une vague de terreur. Seul le bras puissant qui la maintenait
prisonnière l’empêcha de s’écrouler.
Puis, aussi vite, Sir Theodore la libéra sans que quiconque ait remarqué
la scène. Elle ravala sa salive, le cœur battant furieusement dans sa poitrine.
Était-elle donc en danger avec lui ?
— Il n’est jamais sage de surprendre un chevalier, demoiselle Medea,
grogna-t-il en la couvant d’un regard sombre.
Medea lissa nerveusement sa robe.
— Je ne cherchais pas à vous surprendre ! protesta-t-elle vivement.
Sous sa bravade, sa voix trembla un peu. Elle aurait voulu se mettre en
colère, l’accuser de l’avoir agressée sans raison, mais ses forces la
désertaient. Si cet homme n’avait pas contrôlé ses gestes avec une telle
précision, elle pourrait être morte, à l’heure qu’il était. Et ses parents
auraient considéré que la faute lui incombait entièrement ; tout comme lui,
sans doute.
Enfin, son cœur retrouva un rythme plus normal et elle examina le
chevalier. Le couteau qu’il avait pressé contre sa peau avait disparu. Plus
important encore, il paraissait tout à fait calme, les bras ballants.
Quelle sottise de l’avoir approché de la sorte ! Il n’avait été gentil avec
elle, la veille, que parce qu’il n’avait pas eu le choix. Elle avait cru que les
critiques de sa mère, les visant tous les deux, avaient créé un lien entre eux
mais, comme souvent, elle s’était trompée. Sir Theodore n’était pas son
ami. Elle se détourna donc de lui, espérant pouvoir rejoindre sa famille d’un
pas sûr ; mais à peine eut-elle fait un mouvement que la voix du chevalier
l’arrêta.
— Une fois de plus, je vous dois des excuses, demoiselle. J’ai réagi trop
vivement. C’est l’un de mes défauts. Je vous en prie, ne me fuyez pas.
Medea se figea, dos à lui. Elle aurait dû partir. Cet homme était
dangereux. Il ne la menaçait peut-être pas directement, mais il était plus
effrayant que tous ceux qu’elle avait rencontrés au château de son père.
Hélas, en dépit de sa frayeur, elle devait bien admettre que leurs deux
courtes rencontres avaient été les choses les plus excitantes qui lui soient
arrivées depuis qu’elle était à Windsor – voire même depuis sa naissance !
— Vous m’avez posé une question…
— Ce n’était pas une question, répondit-elle sans se retourner. C’était
une affirmation.
— Je vois. Et… vouliez-vous en parler ou juste m’effrayer en
apparaissant derrière moi comme un diable ?
Cette fois, Medea ne put s’empêcher de faire volte-face.
— Je vous ai effrayé ?
La fumée qui s’échappait des grandes cheminées et flottait dans la salle
adoucissait les traits du chevalier, le rendant soudain bien moins intimidant.
Medea se rapprocha, assez pour voir les rides amusées qui se dessinaient au
coin de ses yeux. Même dans cette brume artificielle, elle pouvait deviner
que ses prunelles avaient l’éclat d’un beau ciel d’été.
— Je pensais savoir où se trouvaient toutes les personnes présentes ici
et vous avez jailli dans mon dos sans prévenir. J’ai réagi d’instinct. Vous
feriez une excellente espionne, vous savez…
Medea ne put s’empêcher de sourire de toutes ses dents, à tel point que
ses muscles se crispèrent douloureusement. Jamais encore on ne lui avait
fait un tel compliment ! Une vague de chaleur s’étendit en elle, chassant
ses dernières craintes.
Sir Theodore sourit lui aussi.
— Je devine à votre réaction que je suis pardonné, reprit-il avec une
douceur inattendue. Je m’excuse sincèrement : je n’aurais jamais dû vous
menacer d’une arme. J’ai cru que vous alliez me tuer.
Elle gloussa, une chose qui ne lui était encore jamais arrivée. Glousser
était bon pour les filles qui cherchent à attirer un époux, tout comme
minauder et papillonner des paupières.
Cependant, Sir Theodore semblait avoir le don de la faire rire.
— Dans ce cas, c’est moi qui devrais m’excuser. Je ne voulais pas vous
faire peur.
— Mais vous n’allez pas le faire, répondit-il, amusé. Vous paraissez au
contraire très contente de vous.
Medea réfléchit un instant à sa remarque.
— Je ne suis pas contente de vous avoir surpris, mais j’apprécie vos
compliments.
Elle ne pouvait pas lui avouer à quel point ses paroles la rendaient
heureuse, à quel point elle aurait voulu que ce soit vrai. Elle aurait adoré
être une espionne. Hélas, ce n’était pas un rôle accessible aux femmes. Le
seul choix qu’on lui laissait était le mariage ou le couvent.
Et elle n’avait aucune intention de se marier.
— Ce n’était pas un compliment, répliqua Sir Theodore. J’étais sincère.
Medea se sentait décidément pousser des ailes.
— Alors ? demanda-t-elle. Allez-vous répondre à ma question ?
— Je croyais que cela n’en était pas une.
Il sourit de nouveau. Certes, il n’était pas vraiment beau, avec ses traits
durs et cette profonde cicatrice, mais son sourire était chaleureux et
rayonnant.
Puisqu’il ne semblait pas contrarié par sa curiosité, Medea décida de
revenir au point qui l’intriguait le plus.
— Comment ces gens peuvent-ils ne pas voir que vous les espionnez ?
répéta-t-elle.
— Ah…
Le chevalier jeta un coup d’œil à la salle remplie de monde.
— Pourquoi pensez-vous que je les espionne ? Ne puis-je pas
simplement profiter d’une journée à la cour, comme les autres ?
Medea hésita. Il n’avait pas clairement nié les faits et semblait prendre
un malin plaisir à la provoquer. Très bien. Elle allait relever son défi.
— Vous ne parlez à personne. Vous vous contentez d’observer les faits
et gestes de tout le monde. Nul ne semble même avoir remarqué votre
présence.
Le petit sourire de Sir Theodore reparut.
— À part vous, bien sûr.
— Oui, à part moi. Mais uniquement parce que je m’ennuyais.
— Vous ennuyer ? s’écria-t-il d’un air choqué qui arracha à Medea un
nouvel éclat de rire. Comment pouvez-vous rester de marbre devant le faste
de la cour royale ? La plupart des habitants de ce royaume tueraient pour se
tenir dans cette salle !
— Je… Vous changez encore de sujet !
— Vraiment ?
— Vous êtes un homme frustrant, soupira-t-elle.
Sir Theodore rit de bon cœur à cette dernière remarque.
— C’est ce qu’on me dit souvent, en effet. Parfait, je vais répondre à
votre question. Je ne sais pas pourquoi ces gens m’ignorent – comme vous
l’avez dit, je ne passe pas exactement inaperçu…
Il baissa les yeux sur son propre corps, et Medea l’examina aussi.
Comment pouvait-on croiser un homme aussi imposant sans le voir ?
— Peut-être qu’on me remarque tout en préférant détourner les yeux,
reprit-il. Comme votre mère le soulignait hier, les doutes concernant ma
naissance jettent une ombre sur ma réputation.
— Vous êtes l’un des confidents du roi, protesta Medea, l’un des rares
dont il sollicite les avis. Je suis certaine que beaucoup de gens meurent
d’envie de vous approcher pour discuter avec vous !
— Pas votre mère, en tout cas.
Cela aurait pu passer pour une critique, s’il n’avait pas eu l’air aussi
détendu et tranquille.
— Elle n’a pas dit qu’elle ne voulait pas vous connaître ; juste qu’elle
ne désirait pas vous accorder la main d’une de mes sœurs. Ce n’est pas la
même chose.
À sa grande surprise, le chevalier rit une fois encore. Pourtant, elle
n’avait rien dit de très amusant.
— Votre honnêteté est rafraîchissante, demoiselle Medea.
— Je n’ai jamais vu l’intérêt de déguiser le fond de ma pensée,
répondit-elle en haussant les épaules.
— Je vois.
Il recula d’un pas, sans se départir de son sourire.
— Si tout le monde était aussi franc que vous, que ferais-je de ma vie ?
Medea n’était pas certaine de comprendre.
— Si vous espionnez les gens, dit-elle, et s’ils mentent autant que vous
semblez le croire, quel est l’intérêt de surprendre leurs conversations ?
— Vous êtes la seule à me prêter de telles intentions. Je n’ai jamais
admis que je faisais cela.
Ils se dévisagèrent un long moment en silence. Medea commença
presque à douter de ses déductions. Se sentait-il seul, ignoré par la foule ?
Cherchait-il simplement quelqu’un à qui parler ? Elle l’étudia
attentivement. Bien qu’il tentât de le cacher, elle vit l’amusement danser au
fond de ses yeux.
— Je sais que j’ai raison, finit-elle par déclarer. En plus, vous venez de
dire que vous ne sauriez pas quoi faire de votre vie, si tout le monde était
franc. Cela revient à admettre que vous espionnez les membres de la cour.
— Je ne confirme ni n’infirme rien, demoiselle Medea. Néanmoins, je
pense que vous avez raison sur un point : les gens disent rarement la vérité.
Hélas pour eux, on peut en général deviner leurs secrets en observant leurs
mouvements. Il est inutile d’entendre ce qu’ils disent. J’avoue que je suis
toujours curieux de mettre cette théorie à l’épreuve ici, à la cour. C’est un
terrain d’entraînement exceptionnel pour développer ce genre de talent. Si
mon sens de l’observation peut en plus protéger la vie d’Edward, eh bien…
Il haussa les épaules.
— … cela me rend heureux.
— Et que devinez-vous, dans le maintien d’une personne ?
— Par exemple, je peux affirmer que je vous agace, répondit-il avec un
sourire. Je le vois à vos bras croisés et à cette petite ride, sur votre front.
Ces détails me prouvent que mes paroles vous irritent.
Medea baissa les yeux, surprise de voir qu’elle croisait en effet les bras,
et les laissa tomber le long de son corps. C’était vrai, elle était un peu
contrariée qu’il refuse de répondre à ses questions ; mais le discours
passionnant de Sir Theodore adoucissait sa frustration. Elle aurait tout
donné pour l’entendre disserter davantage sur le sujet. Il semblait mener
une vie si différente de la sienne !
— Que pouvez-vous voir d’autre, dans cette foule ?
Il se tourna pour observer la salle.
— Apercevez-vous ces trois personnes, dans le coin ?
Tout en parlant, il se pencha vers elle et elle ne put s’empêcher de faire
de même. Un halo de chaleur irradiait de son corps. S’obligeant à suivre son
regard, elle remarqua une femme et deux hommes en pleine conversation, à
l’autre bout de la pièce.
— Oui, je les vois.
— Inutile de chuchoter : ils ne nous entendront pas dans ce brouhaha.
Medea sentit ses joues s’empourprer, comme la veille, et fit de son
mieux pour masquer son embarras. Elle n’avait pas baissé la voix
volontairement. N’était-ce pas un réflexe naturel, lorsque l’on parlait de
quelqu’un d’autre dans son dos ?
— Qu’ont-ils de particulier ? demanda-t-elle.
— Laissez-moi vous lancer un petit défi. Sans les entendre, pourriez-
vous me dire avec lequel de ces hommes cette dame souhaite passer la
nuit ?
— Passer la nuit ? Voulez-vous dire qu’elle envisage de faire de l’un
d’eux son amant ?
Pourvu qu’elle n’ait pas l’air aussi choquée qu’elle l’était ! songea-t-
elle. Prendre un amant était un acte scandaleux à ses yeux – et c’était bien
pour cela qu’elle avait tant honte de son propre passé.
À côté d’elle, Sir Theodore sourit de plus belle.
— Oui, c’est cela.
Avait-il surpris son trouble ? Elle se détourna très vite, embarrassée.
Heureusement, il ne dit rien de plus, la laissant observer le trio à sa guise
dans le bourdonnement des voix. Tout d’abord, elle ne remarqua rien de
spécial. Il ne s’agissait que de trois personnes en train de parler. Une scène
sans intérêt. Mais, au bout d’un moment, elle commença à voir quelques
signes clairs, dans le comportement de la femme. Jamais elle n’aurait vu
tout cela, en temps normal. Finalement, sa conviction fut faite.
— Elle est beaucoup plus intéressée par l’homme de gauche, affirma-t-
elle. Le brun. Je crois qu’elle veut passer la nuit avec lui.
— À quoi le voyez-vous ?
Sir Theodore se tenait tout près d’elle, à présent. Sa manche effleurait le
bras de Medea, et pourtant, elle n’avait pas l’impression que ce contact fût
déplacé. Elle aurait presque pu croire qu’ils étaient seuls… Absurde ! La
salle était remplie de monde !
— À la manière dont elle se tourne vers lui, répondit-elle. On la croirait
fascinée par chaque mot qu’il prononce. Et puis… elle ne cesse de le
toucher.
— Vous avez raison. Bien joué, approuva-t-il avec un franc sourire qui
la rendit fière.
Il se retourna ensuite vers le trio et Medea l’imita.
— Nous n’avons pas besoin d’entendre ce qu’ils disent, en fin de
compte, reprit-il. Nous devinons tout, rien qu’en les observant. Je pense
d’ailleurs que cet homme est également intéressé par elle, ne croyez-vous
pas ?
— Oui, en effet. Il ne regarde presque pas son interlocuteur et reste
concentré sur la femme. Mais comment pouvons-nous être certains que
nous avons raison ? Ils sont peut-être simplement en train de parler du
temps qu’il fait.
— Peut-être, mais cela n’efface pas le fait qu’ils sont attirés l’un par
l’autre. De plus, je sais que nous avons touché juste car je les ai entendus
discuter de leur rendez-vous tout à l’heure, pendant que l’époux de la dame
parlait au roi.
— Elle est mariée ?
— Oui. Le pauvre bougre se tient précisément à sa droite.
— Mais… mais… Il est là, avec eux ? balbutia Medea, effarée.
Comment peuvent-ils s’afficher ainsi en sa présence ?
— Je sais. C’est inconvenant.
Son compagnon se retourna vers elle avec un sourire doux, mais son
regard ne pétillait plus.
— Si l’époux était un tant soit peu attentif, il comprendrait qu’il se
passe quelque chose entre eux. D’un autre côté, il peut très bien s’en
moquer.
— Comment cela ? Il s’agit de sa femme !
— Peu de gens se marient par amour, répondit Sir Theodore d’un air
détaché. Peut-être est-il ravi qu’elle trouve son contentement hors du lit
conjugal.
Medea croisa de nouveau les bras. Peu lui importait que son geste
trahisse son exaspération.
— Ce n’est pas bien, déclara-t-elle. Que l’on se marie par amour ou par
convenance ne change rien. Lorsque l’on se lie pour la vie avec une
personne, on doit la respecter et pas la traiter avec un tel dédain.
— Je suis bien d’accord avec vous, demoiselle Medea. Je pense
également qu’il est important de s’en tenir à ses vœux. Votre futur époux
sera un homme chanceux.
Medea ne put retenir un hoquet de dégoût.
— Je n’ai aucune intention de me marier, Sir Theodore. Je compte
entrer au couvent de St. Helena avant la fin de l’année, et cet exemple
flagrant d’infidélité ne fait que me conforter dans mon choix.
Le chevalier ne répondit pas, se contentant de l’observer avec plus
d’attention que jamais.
Tandis que cet étrange silence s’installait entre eux, Medea chercha
désespérément quelque chose à ajouter. Elle n’avait pas honte d’avoir choisi
de prendre le voile. Après tout, c’était un destin honorable, pour une jeune
femme, et cet homme n’était pas aveugle. Il comprenait forcément qu’elle
n’était pas assez jolie pour attirer un prétendant et savait que sa modeste dot
n’aurait pas suffi à faire oublier son manque de charme. Sans elle à marier,
ses sœurs auraient plus d’argent à offrir à leurs époux et, comme elles
étaient très belles, leur avenir semblait presque assuré. Elles feraient sans
aucun doute de beaux mariages. Oui, Medea savait qu’elle avait pris la
bonne décision, et rien ne pourrait la faire changer d’avis. Néanmoins, le
regard intense de Sir Theodore la troublait. Elle regrettait presque de s’être
laissée aller à cette confidence.
— Est-ce que vous espionniez ma famille, hier ? lâcha-t-elle soudain
sans réfléchir.
Elle n’y croyait pas, évidemment. Les Suval n’avaient aucun intérêt
pour le chevalier. Elle avait seulement besoin de détourner la conversation.
Sa tentative fonctionna mieux encore qu’elle ne l’avait espéré. En un
éclair, son compagnon abandonna son examen de la salle, qu’il avait repris,
et la dévisagea avec de grands yeux choqués.
— Qu’est-ce qui vous fait croire une telle chose ?
Puis, après une hésitation, il ajouta :
— Aurais-je dû vous espionner ?
— Certainement pas !
Le cœur de Medea s’emballa. La situation lui échappait. Voilà qu’elle
avait accusé à demi-mot l’un des hommes les plus proches du roi de les
soupçonner – eux – d’avoir quelque chose à cacher. Si jamais elle attirait
l’attention du chevalier sur ses parents, ceux-ci auraient une bonne raison
de se plaindre ; d’autant plus qu’ils étaient plus susceptibles de voir des
cornes leur pousser sur le front que de comploter contre le roi ! Hélas, le
moindre soupçon risquait d’envoyer son père au fond d’un cachot et de
détruire l’avenir de toute leur famille.
— Nous n’avons aucun secret, poursuivit-elle. Notre vie est uniforme
au possible. Je n’ai dit cela que parce que votre présence sous nos fenêtres
m’a paru étrange.
Son compagnon sourit et sembla se détendre.
— Je n’étais pas sous vos fenêtres, et ce n’est pas ma faute si les
intonations délicates de votre mère portent loin…
Medea dut se retenir de lui rendre son sourire. Même lorsqu’elle tentait
de se montrer agréable, sa mère avait en effet une voix pénible.
— Je ne pense pas qu’elle voulait paraître si…
Elle s’interrompit, cherchant le mot juste.
— Insultante et brutale ? suggéra Sir Theodore.
Cette fois, Medea rit de bon cœur. Ce n’était peut-être pas très loyal de
sa part, mais après ce que la baronne avait dit au sujet de cet homme, elle ne
pouvait pas lui en vouloir.
— Elle serait horrifiée d’apprendre que vous l’avez entendue. Elle se
targue d’avoir d’excellentes manières, vous savez…
— Ne vous en faites pas, répondit-il. Je ne la blâme pas. Mes amis
m’accusent souvent de manquer de tact et, si vous saviez les horreurs que
j’ai pu proférer, vous trouveriez les critiques de votre mère à mon égard
beaucoup plus douces.
En fin de compte, songea Medea, passer la journée à la cour n’était pas
aussi ennuyeux que cela lorsqu’un chevalier tel que lui était là pour vous
distraire grâce à ses récits amusants…

Ce ne fut que plus tard, alors qu’elle était allongée dans son lit et
écoutait ses sœurs ronfler près d’elle, qu’elle comprit que Sir Theodore
n’avait pas répondu à sa question. Avait-il tenté d’espionner ses parents ?
Bien sûr, il n’avait aucune raison de faire une telle chose, mais il n’avait pas
affirmé le contraire. Il s’était contenté d’éluder le sujet.
Elle allait devoir le traquer pour obtenir la vérité, cette fois. Tout en
laissant le sommeil l’emporter, elle se persuada encore que la chaleur qui
l’envahissait peu à peu était due aux températures étouffantes de la journée
et pas à la perspective de parler de nouveau à Sir Theodore.
Durant les jours qui suivirent, Medea se coula lentement dans un rythme
plaisant. Certes, elle devait encore subir d’interminables conversations sans
intérêt dans la grande salle du château, mais elle parvenait à les ponctuer de
petits rayons de lumière. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle s’échappait du
carcan familial pour discuter avec Sir Theodore. Se promener dans le palais
à ses côtés était bien plus distrayant qu’assister aux efforts d’entremetteuse
de sa mère !
Celle-ci semblait pourtant avoir accompli l’impossible en attirant
Alewyn Monceaux dans leur petit groupe. Cependant, bien qu’il restât
toujours poli, Medea ne le croyait pas intéressé par ses sœurs. Il ne souriait
jamais comme le faisait Sir Theodore avec elle.
Peu à peu, elle commençait à considérer son compagnon de promenade
comme un ami. Il était amusant, gentil, sans jamais lui donner l’impression
que sa présence l’agaçait. Parfois, il semblait même la chercher des yeux
dans la foule, de loin, et cette impression la faisait toujours frissonner.
Malgré tout le temps qu’ils passaient ensemble, elle ne trouva hélas pas
le courage de lui poser la question qui lui brûlait les lèvres. Et, comme il
n’aborda pas non plus le sujet, Medea laissa les choses en suspens.
Chapitre 4

— Medea, si je t’entends grogner encore une fois, tu n’iras pas au


festin !
Medea se mordit la lèvre et se laissa retomber sur le matelas dans un
soupir.
— Maman, vous me faites mal ! cria Ann, sa plus jeune sœur.
— Arrête de bouger. J’ai déjà assez de mal à tresser tes cheveux sans
que tu glisses tes doigts partout.
Medea dut s’empêcher de grommeler de nouveau. Mieux valait ne pas
mettre sa mère davantage en colère. Allongée sur le dos, elle passa une
main lasse sur son visage. Elle s’ennuyait tant qu’elle avait l’impression de
sentir sa peau se tendre, comme si elle était soudain devenue trop étroite
pour la contenir.
— Je pense qu’il est grand temps d’aller manger, soupira Jocatta, leur
aînée.
L’estomac de Medea gargouilla son accord. Toute la famille avait
manqué le repas de midi, et elle-même n’avait pas été autorisée à quitter
leurs appartements depuis le matin. Apparemment, la fête de ce soir-là
exigeait des heures de préparatifs…
— Je ne comprends pas pourquoi nous devons nous plier en quatre,
murmura-t-elle, les yeux au plafond. Ce n’est qu’un festin comme le roi en
donne tous les jours, ici.
Une araignée était à l’œuvre dans un coin de la pièce et tendait avec
soin ses fils suivant un plan compliqué. Si seulement Medea avait pu la
rejoindre dans sa cachette !
— Nous avons beaucoup de chance de nous trouver à la cour au
moment où la reine a prévu d’annoncer sa grossesse au royaume ! aboya sa
mère.
— Ce n’est pas comme si c’était le premier enfant d’Edward et de
Philippa. Celui-ci ne sera pas l’héritier.
Certes, Medea avait l’air amère, mais elle trouvait ridicule d’avoir dû se
passer de nourriture pendant une journée entière, tout cela pour faire en
sorte que les coiffures de ses sœurs soient parfaites.
— Tu ne comprends pas, répliqua sa mère. Edward a invité de
nombreux dignitaires. C’est l’occasion rêvée de nous montrer. Ce soir, nous
pourrions faire des rencontres très profitables et j’exige de vous toutes un
comportement irréprochable. Toi aussi, Medea. Je ne veux pas que tu
gâches les chances de tes sœurs en disant n’importe quoi à table. Vous êtes
toutes ravies de savoir la reine enceinte et d’avoir le privilège d’assister à
cette célébration. Est-ce bien clair ?
— Oui, maman.
— Rien n’est plus important que l’impression que nous allons donner ce
soir. Rien.
— Oui, maman.
Un flot de paroles amères monta aux lèvres de Medea et elle dut les
ravaler avec force. Puisqu’elle n’était pas ici pour trouver un époux, elle ne
voyait pas pourquoi on l’avait empêchée de sortir de sa chambre depuis le
matin. Qu’elle puisse manger ou non n’aurait fait aucune différence, mais
au moins, elle se serait sentie mieux. Les parfums qui flottaient dans tout le
château depuis que les cuisiniers s’activaient pour préparer le repas de fête
allaient la rendre folle ! Mais, bien sûr, elle n’en parla pas. Cela n’aurait
fait qu’envenimer les choses.
— Voilà, s’écria sa mère en reculant d’un pas pour admirer son ouvrage
avec fierté. Je crois que nous y sommes. Alewyn Monceaux ne pourra pas
détacher ses regards de toi, Ann !
— Maman, je ne pense pas l’intéresser. Pas vraiment.
— Sottises ! Il s’est montré très attentionné avec toi.
— Il est poli, rien de plus. Je pense que nous devrions chercher ailleurs.
Le baron Redgrave est un bon ami du roi et…
Medea sourit par-devers elle. Redgrave était un intime d’Edward, mais
il était surtout jeune, très beau et clairement amoureux de sa sœur. Ses
regards la suivaient partout où elle allait, tandis qu’Alewyn Monceaux se
contentait de lui parler par courtoisie.
Le débat fit rage pendant quelques instants, puis leur mère finit par
admettre que le baron était sans doute une cible préférable. Alors qu’elle se
tournait pour prendre une nouvelle brosse, Ann lança un sourire triomphant
à ses sœurs et Medea mordit son poing pour ne pas éclater de rire.
Apparemment, sa cadette allait obtenir l’époux qu’elle voulait…
Sentant que la famille allait enfin recevoir l’autorisation de sortir, elle se
redressa au bord du matelas, son estomac gargouillant plus que jamais.
— Es-tu obligée de faire tout ce bruit ? gronda la baronne sans même
lui adresser un regard.
Medea plaqua une main contre son ventre. Mais elle ne pouvait pas se
contrôler. Elle était réellement affamée.
Sa mère l’examina enfin d’un œil critique avant de soupirer.
— Comment se fait-il que tant de cheveux se soient échappés de ta
tresse ? Tu as à peine bougé. Oh ! peu importe… Nous n’avons plus le
temps de rajuster ta coiffure et elle ne tiendrait pas plus longtemps, de toute
manière.
Heureusement pour Medea, sa mère semblait convaincue que son
apparence n’était pas son souci majeur et se détourna. Medea pressa
néanmoins une main contre son cœur pour tenter d’y étouffer la douleur
lancinante qui s’y installa sans prévenir. Sa mère avait raison. Qu’elle soit
belle ou non, ce soir-là, était un détail. Le seul homme qui lui avait
témoigné le moindre intérêt était Sir Theodore, et il ne s’agissait pas
d’amour. Il n’avait jamais tenté de la charmer – ce pour quoi elle lui était
reconnaissante.
De toute sa vie, elle n’avait vu de désir que dans les yeux d’un homme :
Malcolm. Elle n’avait aucune confiance en cette émotion et ne l’avait pas
remarquée chez Sir Theodore. En revanche, elle adorait le faire rire et voir
cette étincelle d’humour s’allumer dans son regard. Ainsi, elle n’avait
aucune raison de se sentir blessée par le dédain évident de sa mère…
— Venez, les filles. Il est temps d’y aller. Pourquoi traînez-vous ainsi ?
On se dépêche !
Medea leva une nouvelle fois les yeux au ciel. Voilà que manger
devenait urgent, d’un seul coup. Comme si ses sœurs et elle n’avaient pas
attendu cet instant depuis leur réveil.
La famille entière se déversa dans le couloir comme de l’eau coulant
d’un tonneau. Des rires et des voix résonnaient entre les murs, passant par
les portes laissées ouvertes. Tout le château semblait soudain plus détendu,
plus paisible. Ann et Jocatta se mirent à parler joyeusement des hommes
qu’elles avaient rencontrés tandis que Medea s’attardait un peu, dans
l’espoir qu’on finisse par l’oublier.
La seule chose qui l’empêchait encore d’apprécier pleinement l’amitié
de Sir Theodore était le fait qu’il n’avait toujours pas répondu à sa question
concernant ses actions, le jour de leur arrivée. Elle n’avait pas encore eu le
courage d’aborder le sujet, mais elle avait besoin de savoir s’il les
espionnait réellement ou pas. Pour découvrir la vérité, elle devait d’abord
parler à son père… S’il pouvait l’assurer que leur famille n’avait
absolument rien à cacher, elle trouverait sans doute la force de poser de
nouveau la question au chevalier.
— Papa, dit-elle en glissant sa main au creux de son bras, une tâche
difficile dans ce couloir rempli de monde.
Son père ralentit pour rester à sa hauteur.
— Oui, ma chérie ?
Il paraissait à moitié somnolent. Il n’avait pas remué un muscle de
l’après-midi, laissant son épouse s’agiter autour des filles sans
l’interrompre.
— Avez-vous reçu des nouvelles de votre neveu, le duc d’Orange, ces
dernières années ?
Ces mots semblèrent le tirer de sa torpeur. Il écarquilla les yeux et
répondit très vite :
— Ne mentionne pas ce nom, Medea ! Le premier idiot venu sait que la
situation n’a jamais été aussi tendue entre nos deux pays. Admettre que
nous avons des liens avec la France éveillera les soupçons, d’autant plus
qu’une guerre semble très probable…
— Mais je croyais que le duc s’était détourné du roi de France.
Puisqu’il est à présent un ennemi de Philippe, ne peut-il être considéré
comme un allié pour les Anglais ? Je suis sûre que nous n’avons pas à
cacher notre parenté avec cet homme.
— La politique n’est jamais une chose simple, ma fille. Je ne veux plus
être associé à ce côté de la famille. Nous sommes anglais, désormais. De
toute manière, cela fait bien des années que je n’ai eu aucun contact avec
mon neveu ou son héritier.
— En êtes-vous certain ?
Son père s’écarta brutalement.
— Bien sûr ! Medea, ne gâche pas l’avenir de tes sœurs en parlant de
ce genre de choses ici. Ta mère et moi avons travaillé trop dur pour nouer
de bonnes relations avec la noblesse anglaise. Pour une fois, je te supplie de
surveiller tes paroles. Ne prononce plus jamais le nom du duc.
Il accéléra le pas, rigide et contrarié. Medea venait peut-être de le mettre
en colère ; mais au moins, pour la première fois depuis plusieurs jours, elle
put se détendre. Sir Theodore connaissait sans doute des personnes capables
de l’informer de la distance maintenue entre son père et leurs parents
français. Il ne pouvait donc les avoir espionnés et était réellement son ami.
Néanmoins, il serait sans doute bon de lui signaler que les Suval
n’entretenaient aucune correspondance avec le duc d’Orange. Elle allait
devoir trouver un moyen de le lui faire comprendre avec subtilité, sans
lâcher l’information brutalement comme elle aurait été tentée de le faire. Il
allait falloir glisser le sujet dans la conversation sans en avoir l’air…
Le brouhaha provenant de la grande salle était presque assourdissant.
Medea passa la porte, les paumes moites, sans savoir à quoi s’attendre. De
longues tables avaient été installées dans tout l’espace, comme chaque soir,
mais elles étaient déjà pleines alors que tous les convives n’étaient pas
encore présents. Tout à coup, Medea comprit qu’il aurait été absurde
d’essayer de retrouver le chevalier dans cette foule.
Elle aperçut sa mère, un peu plus loin, et se dépêcha de la rejoindre.
Toute la famille venait de trouver quelques places libres sur un banc. Medea
se glissa aux côtés de Jocatta, qui lui sourit vaguement sans interrompre sa
discussion avec le couple assis en face d’elle. On n’avait pas encore apporté
le repas, mais un grand gobelet de vin était posé devant chaque invité.
Medea prit le sien et but une longue gorgée pour se calmer les nerfs.
Elle chercha Sir Theodore des yeux, sans parvenir à l’apercevoir. Était-
elle déçue ? Soulagée ? Elle but de nouveau et se redressa lorsque des
serviteurs vinrent placer de grands plats de viande sur toutes les tables. Le
gibier était son mets préféré ; hélas, elle était un peu trop loin pour se
servir. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Personne ne regardait et elle en
profita pour tendre la main vers la viande sans la moindre élégance.
Soudain, elle aperçut le chevalier.
Contrairement aux autres, il n’était pas assis sur l’un des bancs mais se
tenait debout derrière le roi, en compagnie des autres membres de son
corps. Ils étaient tous resplendissants, dans leurs armures de cérémonie sur
lesquelles se reflétait l’éclat des bougies – resplendissants et inaccessibles.
Medea posa quelques tranches de viande sur son assiette et commença à
les découper tout en observant les quatre hommes. Pour la première fois,
elle pouvait étudier Sir Theodore à loisir sans qu’il la remarque, et elle ne
put détourner les yeux.
Il paraissait heureux de se tenir immobile derrière son maître, au milieu
de cette ambiance festive. Ses larges épaules étaient détendues et il respirait
posément. On aurait presque pu le croire plongé dans une sorte de transe –
seulement, Medea savait qu’il n’en était rien. Il était sans doute en train
d’épier tranquillement les convives, notant au passage les conversations, les
groupes, et remarquant une multitude de détails auxquels personne ne
songeait.
Soudain, son regard se posa sur elle. Ils se dévisagèrent pendant
quelques instants. Une vague de chaleur traversa Medea, la poussant à
sourire. Elle baissa les yeux très vite, honteuse d’avoir été surprise en train
de le regarder. Il ne devait en aucun cas penser qu’elle voyait en lui autre
chose qu’un ami ! Et les amis ne se dévoraient pas des yeux ainsi, sans
raison.

Elle n’aurait pu dire combien de temps dura le festin. Elle mangea ce


que l’on plaçait devant elle sans réfléchir, n’osant pas se tourner de nouveau
vers Sir Theodore.
Enfin, on débarrassa les assiettes et on poussa les tables le long des
murs. Les ménestrels qui avaient joué pendant le repas se lancèrent dans un
morceau plus enlevé et, en quelques secondes, la famille de Medea disparut
au milieu des autres convives. Il était temps de se mettre en quête du
chevalier.
Elle navigua d’un groupe à l’autre et le trouva rapidement. Il s’était
débarrassé de son armure, sans doute pour ne pas attirer l’attention sur lui ;
mais même sa simple tunique ne suffisait pas à camoufler sa présence
imposante. Il s’était retiré au fond de la salle, adossé à un pilier, les bras
croisés. Comme à son habitude, il regardait tout ce qui se passait autour de
lui. Avant de quitter Windsor, Medea tenait à comprendre comment il
parvenait à se faire oublier si facilement. C’était un mystère… À ses yeux,
il ressemblait à un immense rocher dressé dans le courant d’une rivière. Il
était impossible de ne pas le voir. Mais les autres courtisans semblaient
considérer qu’il faisait partie intégrante de l’architecture du château.
Elle s’approcha, ignorant les danseurs qui se mettaient en place
joyeusement. Ses sœurs avaient trouvé des partenaires sans peine et
virevoltaient à présent au rythme de la musique. La chorégraphie ne
semblait pas complexe, mais Medea n’avait jamais essayé de danser.
Saurait-elle seulement suivre la mélodie rapide du violoniste ?
Sir Theodore ne parut pas la remarquer, mais ses paupières battirent
plus vite lorsqu’elle arriva près de lui. Il devait l’avoir vue, malgré son
indifférence apparente. Medea s’immobilisa près de lui et attendit qu’il la
salue. Comme il n’en faisait rien, elle prit la parole :
— Vous savez que vous n’avez jamais répondu à ma première question,
l’autre jour.
Sa propre franchise la fit grimacer. Et dire qu’elle voulait se montrer
subtile ! Son père aurait été furieux de savoir qu’elle manquait à ce point
de tact. Heureusement, il ne l’apprendrait pas.
Sir Theodore sourit d’un air absent et la regarda enfin.
— Bonsoir à vous aussi, demoiselle Medea. J’espère que vous vous
amusez, ce soir. Nous n’organisons pas souvent de bals, à la cour, et vous
avez de la chance d’être arrivée au moment de l’annonce du nouveau bébé
royal.
Medea tapota le sol du pied. Il était très doué pour détourner la
conversation. Il l’avait fait à chaque fois qu’ils s’étaient retrouvés seuls
ensemble. Mais il ne s’en tirerait pas ainsi ce soir ! songea Medea. Elle ne
se laisserait pas distraire aussi facilement.
— Je dois savoir, insista-t-elle.
Il sourit de plus belle.
— Quelque chose me dit que vous cherchez sans cesse à tout savoir.
— J’aime comprendre le monde qui m’entoure, répondit-elle
simplement, et je ne vois pas en quoi ce serait un problème. Seuls les sots se
complaisent dans l’ignorance. Cependant, ce n’est pas le sujet. Je viens de
passer la journée la plus ennuyeuse de ma vie, à contempler le plafond
pendant que mes sœurs se préparaient pour cette fête. J’ai eu le temps de
réfléchir et je me suis rendu compte que vous ne m’avez jamais clairement
dit si vous espionniez ou non ma famille, le jour de notre arrivée. Ne
trouvez-vous pas cela un peu étrange ? Si votre promenade sous les
remparts était si désintéressée, pourquoi ne pas me l’avoir expliqué
immédiatement ?
Il fronça un instant les sourcils.
— Je…
Le cœur de Medea se mit à battre plus vite. Le chevalier avait toujours
des réponses toutes prêtes. Sa vivacité d’esprit était justement l’une des
choses qu’elle appréciait chez lui. Il n’avait aucune raison de soupçonner
ses parents de quoi que ce soit, et pourtant… La simple idée qu’on puisse
les croire impliqués dans une sombre affaire – alors que ce n’était pas le cas
– lui noua l’estomac.
Son père, si doux, allait-il être jeté au cachot sur des suppositions ?
Non, c’était impensable. La moindre menace de torture l’aurait poussé à
confesser tous ses péchés, même les moindres. Sa mère était bien plus forte
et pourtant elle-même n’aurait pas supporté un interrogatoire.
Lorsque son père lui avait affirmé qu’il cherchait simplement à trouver
sa place parmi les nobles les plus puissants du royaume, Medea l’avait cru.
Jamais il n’aurait mis la vie de sa femme ou de ses enfants en danger.
— Eh bien ? insista-t-elle en voyant que Sir Theodore ne disait rien.
Il se tourna entièrement vers elle, cette fois, et soutint son regard avec
beaucoup de sérénité.
— Il est évident que je n’espionnais pas votre famille.
Un flot de soulagement submergea Medea et elle eut du mal à ne pas
chanceler. Elle y parvint néanmoins en se laissant aller contre le pilier le
plus proche. À la voir ainsi, on aurait sans doute pu croire qu’elle avait bel
et bien quelque chose à cacher…
— Tant mieux, lâcha-t-elle, car ma famille est incapable de faire quoi
que ce soit qui puisse altérer l’estime que le roi nous porte.
Sir Theodore sourit.
— Je suis ravi de l’entendre. Maintenant que nous avons éclairci ce
point, m’accorderiez-vous une danse ? dit-il en indiquant les couples qui
tournoyaient en rythme au centre de la salle.
— Oh ! je…
Les danseurs se rassemblèrent pour former une ronde enjouée. Jamais
encore Medea n’avait fait cela. En fait, elle n’avait même pas songé qu’un
homme pourrait l’inviter. Elle aperçut sa sœur aînée. Jocatta souriait tant
que cela semblait presque douloureux.
— Oui, finit-elle par répondre. J’accepte avec joie.
— Parfait.
Il lui tendit sa grande main et, sans réfléchir, Medea la prit. La peau du
chevalier était chaude, un peu sèche. Ses doigts se refermèrent sur les siens
comme s’ils étaient faits pour se joindre.

Tandis que Medea lui abandonnait sa main, confiante, Theo ravala sa


salive. Il lui avait menti. C’était la première fois qu’il lui cachait
délibérément la vérité. Bien sûr, il avait déjà menti de nombreuses fois pour
le bien du roi – trop souvent pour tenir les comptes. Jamais encore cela ne
l’avait mis mal à l’aise… jusqu’à ce soir-là.
Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, l’idée de devoir tromper
Medea le troublait. Il avait tenté de contourner la question. Cela faisait
même des jours qu’il éludait le sujet. Il n’avait pas voulu la trahir ainsi,
mais il n’avait pas eu le choix.
Pourquoi donc tenait-il tant à lui dire la vérité ? Ils s’entendaient bien
tous les deux, depuis l’arrivée des Suval à Windsor ; et, bien qu’il eût reçu
l’ordre d’avoir l’œil sur la famille, il appréciait sincèrement la compagnie
de cette femme. Il y avait quelque chose d’étrangement attachant, chez elle.
Étaient-ce ses cheveux, son regard perçant ? Elle faisait penser à un
moineau, toujours aux aguets.
Theo ne s’étonnait pas qu’elle soit si méfiante, après avoir entendu les
critiques de sa mère à son sujet. Il savait ce que c’était, de vivre en
supportant la désapprobation perpétuelle de l’un de ses parents. Cette colère
continuelle, déversée sans frein, vous rongeait l’âme. Néanmoins, cela
n’expliquait pas pourquoi il se sentait si indigne d’avoir dû être malhonnête
avec elle.
Avant qu’il eût reçu la mission d’enquêter sur les allégeances du baron
Suval ainsi que sur ses liens avec le royaume de France, les trois sœurs
n’avaient été pour lui que des ombres inconséquentes, des personnages
secondaires vite oubliés. Il n’avait réfléchi à l’éventuelle trahison de Suval
que du point de vue du roi, pesant les conséquences pour savoir ce qui
pourrait ou non l’affaiblir. À présent qu’il connaissait mieux Medea, il ne
pouvait s’empêcher de se demander ce qui lui arriverait si son père était
accusé d’atteinte au bien de l’État ou pire, de conspiration.
La famille tomberait en disgrâce. La mère et ses filles seraient
contraintes d’en appeler à la générosité de leurs parents – si elles en avaient.
La société tout entière les rejetterait. Medea était si étrange et déroutante
que la situation risquait d’être plus dure à supporter pour elle que pour ses
sœurs, qui finiraient par trouver des époux disposés à se contenter de leur
beauté, sans réclamer de dot. Aurait-elle encore le droit de rejoindre
St. Helena, si son nom était associé à un crime aussi odieux ?
Theo ravala de nouveau sa salive, gêné par la boule qui s’était formée
au creux de sa gorge. Il n’avait plus qu’à espérer que le baron n’avait aucun
lien gênant avec sa famille française. Pour l’instant, il n’avait trouvé aucune
preuve à charge et priait pour que Suval soit réellement aussi terne qu’il le
paraissait.
Ils rejoignirent ensemble la ronde des danseurs. Un couple que Theo
connaissait leur laissa une place en souriant, tout en continuant sa
conversation. Le cercle changea de direction. Le chevalier tenait les mains
des deux femmes qui l’entouraient et songea qu’elles étaient étonnamment
semblables : petites et fines dans ses larges paumes. Pourtant, elles
provoquaient en lui des réactions bien différentes. C’en était presque
amusant. Il remarquait à peine la danseuse à sa droite, qui aurait pu être un
pantin à ses yeux…
Mais là où sa peau rencontrait celle de Medea, des étincelles pétillaient,
remontant le long de son bras. Il n’avait encore jamais éprouvé pareille
sensation. C’était malvenu et très embarrassant. La jeune femme effleura
sans le vouloir le haut de sa cuisse et il manqua un pas, trébucha avant de
parvenir à se redresser. Medea éclata de rire. Tout le corps de Theo vibra. Il
rougit de honte et dut se détourner. Depuis quand réagissait-il aussi
bêtement ?
Certes, il n’avait pas dansé depuis bien longtemps, n’ayant jamais eu de
goût particulier pour cette activité, mais les pas étaient simples. Il lui
suffisait de se pencher à droite, puis à gauche, en suivant le rythme des
musiciens. Alors, pourquoi avait-il autant de mal à se concentrer ? C’était
cette main dans la sienne qui lui faisait confondre sa gauche et sa droite. Et
pourtant, il avait déjà tenu la main d’une femme ; il avait même fait bien
pire que cela et jamais il ne s’était donné ainsi en spectacle !
Medea n’était pas non plus très belle, ce qui voulait dire que son
impression d’être incompétent face à elle et les surprenants frissons qui
remontaient de leurs doigts mêlés n’étaient pas dus à une attirance
incontrôlable. Rien n’expliquait ce qui lui arrivait.
Le cercle changea de sens une nouvelle fois et, une nouvelle fois aussi,
il manqua un pas. À côté de lui, sa cavalière souriait de toutes ses dents.
Elle ne se moquait pas de lui mais profitait simplement des joies de la
danse. Connaissait-elle donc si peu de plaisirs, dans sa vie, pour qu’une
ronde la rende heureuse à ce point ? Elle était si douce, si innocente. Après
avoir passé sa vie à se battre et à fréquenter ce que l’humanité produit de
pire, Theo était ravi d’être face à un bonheur si simple.
Il aurait aimé pouvoir lui faire un présent ; rien de matériel, mais une
chose qui réveillerait ce sourire à chaque fois qu’elle y penserait. Il n’était
pas très doué avec les mots. Ses compagnons se moquaient souvent de son
incapacité à prononcer les bonnes paroles, celles qui plaisaient aux femmes.
Peut-être qu’il parviendrait à faire un effort, pour Medea…
Une nouvelle reprise dans le morceau entraîna un changement de
rythme et il la percuta avec maladresse. Elle lui sourit. Le cœur de Theo
s’emballa. Très étrange, vraiment, songea-t-il.

Medea se mordit la joue pour s’empêcher de rire à gorge déployée. La


joie qui l’emplissait la rendait presque ivre. Les pas de la ronde étaient
simples et elle n’avait aucun mal à imiter les autres danseurs. D’ailleurs,
même si elle manquait un temps ou deux, cela n’avait aucune importance.
Ces gens savaient-ils quand il fallait changer de direction, ou bien se
contentaient-ils de suivre le mouvement – et advienne que pourra ?
Elle leva les yeux et vit que Sir Theodore fronçait les sourcils, très
concentré sur ses mouvements. À le voir, on aurait pu croire que la
chorégraphie était particulièrement complexe. Un nouvel éclat de rire lui
monta aux lèvres et elle se fit violence pour le retenir.
Elle aurait voulu serrer plus fort la main de son cavalier pour l’aider à se
détendre, mais ce geste lui paraissait trop familier.
— Est-ce que tout va bien, Sir Theodore ? demanda-t-elle. Vous n’avez
pas l’air de vous amuser…
Il haussa un sourcil.
— Vraiment ?
— Non, vous grimacez et soufflez comme un guerrier au combat.
Il fit un effort évident pour se relaxer et le rire que Medea réprimait à
grand-peine lui échappa enfin.
— Vous moquez-vous, demoiselle Medea ?
— Jamais !
Hélas, elle rit de nouveau, malgré elle. Elle ne pouvait s’en empêcher.
La joie qui emplissait son cœur s’étendait à son corps entier. Les accords
des violons la faisaient vibrer de bonheur.
— Vous dansez bien…
Medea leva de nouveau les yeux vers le chevalier. Il regardait droit
devant lui, à présent, le visage étrangement neutre. Sa remarque ressemblait
à un compliment et pourtant, sa voix était très différente de ce qu’elle avait
pu entendre jusqu’à présent. Essayait-il de la séduire ? Non, elle n’avait
aucune envie de cela ! Durant son séjour à Windsor, elle espérait s’attirer
son respect, peut-être même son amitié. Rien de plus.
— Je suis au mieux assez capable, dit-elle froidement. Je vous ai déjà
marché sur les pieds une demi-douzaine de fois.
— Vraiment ? Je n’ai pas remarqué. Peut-être est-ce parce que vous
êtes très fine. Vous êtes légère comme une plume.
Cette fois, Medea grimaça franchement. Oui, c’était un compliment,
mais il ne s’appliquait pas vraiment à elle. Sans être très grande, et
paraissant forcément minuscule comparée à lui, elle n’était pas non plus
particulièrement délicate. Il tentait de la flatter, c’était évident, et elle
n’aimait pas cela.
D’un seul coup, elle n’eut plus envie de tenir sa main. Toute sa joie se
dissipa aussi vite qu’elle était venue. Hélas, comme il aurait été impoli de
s’écarter maintenant, elle tint sa place dans la ronde. Seul Malcolm avait
badiné avec elle, par le passé. Comme une idiote, elle avait cru toutes ses
charmantes paroles et avait pensé qu’il était amoureux d’elle. Découvrir que
tout ce qu’il lui avait dit était un mensonge l’avait dévastée. Il avait attendu
quelque chose d’elle et elle le lui avait offert avec reconnaissance, se
méprenant sur ses intentions. Ensuite, il avait rapidement perdu tout intérêt
pour elle et s’était mis en quête d’une nouvelle proie trop naïve.
La leçon avait été cruelle, mais Medea l’avait retenue. Elle ne
commettrait plus la même erreur. Si Sir Theodore tentait de la séduire,
c’était qu’il voulait forcément obtenir une faveur ; et elle n’avait rien à lui
donner.
Elle l’entendit s’éclaircir la voix, par-dessus le crescendo des violons.
Le groupe s’immobilisa sur le dernier accord et on applaudit
chaleureusement les musiciens. Medea ne perdit pas un instant pour lâcher
la main de son cavalier, soulagée mais aussi étrangement frustrée de ne plus
avoir à le toucher. Elle frotta ses doigts pour se débarrasser de cette
désagréable impression de vide.
Sir Theodore la salua dans un sourire.
— J’espère que vous avez apprécié votre première danse à la cour,
demoiselle Medea. Pour ma part, j’ai été ravi d’avoir une si jolie partenaire.
Medea le dévisagea un long moment, remarquant le voile rose qui lui
monta aux joues. Était-il embarrassé ? Tant mieux. Il devait être gêné.
Personne ne pouvait la qualifier de jolie femme ! Même son premier amant
n’avait pas insulté son intelligence en prétendant qu’elle était belle. Il lui
avait dit qu’elle était « intéressante » et elle avait cru l’aimer pour cela…
Tout comme elle avait pensé que Sir Theodore respectait son esprit.
Mais elle avait eu tort, une fois encore. Cette prise de conscience soudaine
la blessa plus qu’elle ne l’aurait cru. Des larmes lui montèrent aux yeux et,
avant de s’humilier en pleurant sur une chose aussi ridicule, elle tourna les
talons pour s’éloigner. Sir Theodore ne la retint pas. Ce fut un soulagement.
Les pas de Medea l’entraînèrent hors de la grande salle. Elle ne
s’inquiéta même pas de la réaction de sa mère, lorsque celle-ci remarquerait
son absence. Quelle importance ? Bientôt, elle rejoindrait St. Helena et ne
reverrait plus jamais sa famille…
Cette pensée n’améliora pas son humeur.
Elle s’était promis de ne pas se lamenter sur son sort, après Malcolm.
Elle avait choisi de lui offrir sa virginité. Il ne l’avait pas forcée et, avec du
recul, elle s’était souvenue qu’il ne lui avait jamais promis le mariage.
C’était elle qui avait cru à son amour. Elle avait amèrement regretté sa
sottise depuis.
Elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même pour l’angoisse qui l’avait
hantée par la suite. Les longues journées qui s’étaient écoulées entre cette
étreinte douloureuse et ses saignements naturels avaient été emplies de
larmes secrètes. Ensuite, lorsqu’elle avait découvert avec soulagement
qu’elle n’était pas enceinte, elle s’était juré de ne plus jamais faire preuve
d’une telle faiblesse.
Et pourtant, voilà qu’un autre homme lui donnait envie de pleurer, sans
qu’elle sache pourquoi. Ce n’était pas comme si Sir Theodore et elle se
connaissaient depuis longtemps ! Seulement… Elle avait commencé à le
considérer comme un ami, quelqu’un qui l’appréciait pour ce qu’elle était
en dépit de ses défauts. Ce bref badinage maladroit – si c’est bien ce qu’il
avait tenté de faire – avait apporté une dissonance dans leur relation. On
aurait pu croire que son compagnon avait soudain décidé qu’elle était
comme ces autres femmes, enivrées par le moindre compliment creux.
Medea poursuivit sa marche, sans se soucier de savoir où elle allait.
Tout ce qui importait, c’était de s’éloigner. De ses parents, qui remarquaient
à peine sa présence. De tous ces courtisans égoïstes. De Sir Theodore et de
ses flatteries mensongères.
La grande porte apparut devant elle, flanquée de gardes imposants qui
l’intimidèrent. Elle se figea, désertée par sa colère. Face à ces hommes en
armes, elle comprit qu’elle n’aurait pas le courage de quitter l’enceinte du
château. Elle tourna donc les talons et partit vers la gauche de la cour, à la
recherche d’un endroit isolé où se reposer.
La fatigue la rattrapait et la chaleur du soir ralentissait son pas. Elle
aurait pu se rendre dans les jardins de la reine, mais ils étaient de l’autre
côté du fort et traverser une nouvelle fois l’immense cour était au-dessus de
ses forces.
Le soleil était à présent bas sur l’horizon, mais l’air refusait de se
rafraîchir. Medea se glissa parmi les ombres distendues, en quête d’un peu
de douceur. Hélas, la moiteur lourde lui collait à la peau. Un cliquetis
étouffé s’échappait de la forge et elle percevait les voix des gardes en
faction sur les remparts. Cela mis à part, un profond silence régnait.
Elle longea le mur d’enceinte. Peut-être allait-elle finir par rejoindre les
jardins, après tout. Elle pourrait s’asseoir sous les branches d’un pommier et
se détendre enfin. À présent qu’elle ne touchait plus la main de Sir
Theodore, Medea commençait à comprendre que sa réaction avait été
exagérée. Il avait simplement tenté d’être gentil avec elle et ne pouvait pas
savoir à quel point elle était sensible au moindre commentaire sur son
physique.
Maudit soit Malcolm ! Maudit mille fois ! Le souvenir de la trahison
du jeune homme la hantait toujours, même un an après. Ses actions d’alors
altéraient son jugement et la poussaient à agir de manière plus étrange
encore que d’habitude. Oui, les jardins lui apporteraient la paix et, plus tard,
elle s’excuserait auprès de Sir Theodore pour son départ abrupt.
Elle se redressa. Son dos était moins crispé. Avec un peu de chance, le
chevalier et elle étaient devenus suffisamment proches pour qu’il lui
pardonne ses étranges manières. Du moins, elle l’espérait. Elle n’avait pas
envie de perdre son amitié.
Au lieu de traverser la cour en plein milieu, elle longea les immenses
fortifications dont la pierre fraîche atténuait la chaleur étouffante de la
soirée.
— Non, vous avez tort ! cria soudain une voix accusatrice, tout près
d’elle.
Medea se figea et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle
s’attendait presque à découvrir une silhouette dans son dos, mais il n’y avait
personne. Imaginait-elle des choses ? Une telle chaleur pouvait provoquer
des hallucinations…
— Je me moque de ce que vous avez à dire. Nous ne pouvons pas faire
cela, reprit la voix, plus désespérée.
Medea fit un pas de plus.
— Vous ne pouvez pas m’y contraindre.
Elle s’arrêta de nouveau, prudemment. Elle était sur le point de
surprendre une scène particulièrement intime, c’était certain. L’homme qui
parlait semblait très angoissé. Medea n’aurait pas dû écouter. Ne sachant
pas d’où venaient les voix elle reprit sa route vivement, mais elle eut
l’impression de s’approcher de l’inconnu au lieu de s’en éloigner et se
plaqua contre le mur.
— Vous ne me ferez pas changer d’avis. Je vais devoir en parler à Sir
Benedictus. C’est le seul moyen…
Tétanisée, Medea ne bougeait plus un muscle. Une part d’elle aurait
voulu s’enfuir en courant, mais sa curiosité la poussait à écouter encore. Si
cela avait été une dispute entre deux amants, sa décision aurait été
évidente : elle n’aurait pas aimé que qui que ce soit découvre ses secrets les
plus enfouis et elle aurait pris soin de respecter ceux des autres. Mais cette
affaire semblait concerner les chevaliers du roi… Elle eut presque
l’impression de devoir écouter.
Elle s’avança donc avec précaution, contournant la base arrondie du
mur. En face d’elle, un peu plus loin, se trouvaient deux hommes. Les
derniers rayons du soleil couchant aveuglaient Medea et l’empêchaient de
bien voir leurs visages, mais elle n’osa pas s’approcher davantage, de peur
de révéler sa présence.
Cette fois, elle put entendre la voix grave, posée et dénuée de toute
crainte de l’autre inconnu. En fait, il parlait sans trahir la moindre émotion.
— Vous ne pouvez pas en parler à Sir Benedictus. Vous êtes autant
impliqué que moi dans cette affaire. Nous n’avons pas le choix : il faut
continuer comme prévu.
— Non ! Je…
— Si vous pensez pouvoir encore sauver votre peau, c’est que vous êtes
un idiot.
— Je le peux, et je le ferai. Vous n’avez qu’à poursuivre, si vous le
voulez, mais je n’en ai pas la force. Je vais aller trouver Sir Benedictus et
lui raconter ce qui se passe, tout ce que je sais !
L’homme qui venait de parler tenta de s’enfuir, mais l’autre le retint.
— Je ne peux pas vous laisser parler aux chevaliers du roi. Cela
gâcherait tous mes plans si soigneusement calculés.
— Vous ne pourrez pas me convaincre de me taire ! Je dois…
Hélas pour lui, l’homme n’eut pas le temps de terminer sa phrase.
L’éclat de quelque chose de métallique brilla un instant, suivi par un bruit
moite terrifiant, et l’inconnu s’écroula au sol.
Medea plaqua les deux mains contre sa bouche pour s’empêcher de
hurler.
— Essayez donc de me dénoncer auprès des chevaliers, maintenant,
grommela l’assassin. Vous étiez si naïf, John… Vous ne manquerez à
personne.
Medea observait la scène, pétrifiée. Elle aurait pourtant dû courir vers le
château ! Si cet homme était capable de tuer son compagnon de sang-froid,
qu’aurait-il fait en découvrant un témoin de son crime ? Mais ses jambes
refusaient de lui obéir. Un voile de sueur se forma sur sa peau, coulant le
long de son dos, et son cœur tambourinait à lui briser les côtes. Elle n’avait
même pas la force de détourner les yeux de l’atroce scène.
Plus loin, le meurtrier ne semblait pas pressé. Il resta là, observant le
corps sans vie tassé à ses pieds.
Medea attendit également, espérant malgré elle que l’homme allait se
relever. Espérant que c’était la répétition d’une pièce pour le roi et que les
acteurs s’en iraient bientôt en riant ensemble.
Mais le pauvre bougre ne bougea pas.
Enfin, après une éternité d’angoisse et de crainte, elle vit l’assassin
hocher la tête d’un air satisfait. Il rangea son poignard à sa ceinture et
s’éloigna de Medea – ainsi que de l’homme qu’il venait de tuer.
Elle se laissa glisser le long du mur, accroupie dans la poussière, et
vomit. Sa vie ne serait plus jamais la même, désormais.
Chapitre 5

Theo remua sur le banc et étendit ses jambes devant lui. Cela ne lui
apporta pas plus de soulagement que les trois premières fois. Près de lui,
Alewyn fronçait les sourcils, aussi malheureux que lui – et pour les mêmes
raisons. Cet espace confiné était peut-être même encore plus inconfortable
pour lui, le seul homme de la cour plus grand que Theo.
On les avait conduits dans les appartements de Benedictus dès qu’ils
eurent fini de fouiller le château, à l’aube. Les deux amis avaient fini par
succomber à l’attrait du banc maudit… À présent, les jambes de Theo
étaient à la fois courbatues et fatiguées. Il avait aussi tellement faim qu’il
aurait pu manger un sanglier entier. Et tout cela, pour ne pas obtenir le
moindre résultat.
La fouille que ses compagnons et lui avaient menée durant la nuit
n’avait servi à rien. On n’avait découvert ni preuves ni indices concernant
l’assassin de John Ward.
Les quatre chevaliers avaient soulevé le problème dans tous les sens,
sans trouver de réponse plausible. Un homme avait été poignardé à mort
dans l’enceinte du château, et personne n’avait rien vu. Savoir que les
chevaliers du roi étaient aussi ignorants que le reste de la cour n’améliorait
pas le moral de Benedictus – et il ne se faisait pas prier pour déverser sa
colère sur les deux hommes assis en face de lui, à présent.
— Cela a forcément un lien avec la France, s’exclama-t-il, accoudé sur
la table et les sourcils froncés. Nous savons que John était un sympathisant
de Philippe de Valois. S’est-il laissé entraîner dans une affaire trop grave
pour lui ? Il n’était pas connu pour son intelligence, après tout…
— À moins qu’il ait simplement été tué par l’amant de sa femme,
riposta Alewyn.
Theo poussa un soupir et laissa tomber sa tête dans ses mains.
— As-tu quelque chose à ajouter ? lui demanda Benedictus avec un
calme glacial qui ne présageait rien de bon.
Il arrivait clairement à bout de patience et, si Theo avait été plus sage, il
aurait tenu sa langue. Mais la sagesse n’avait jamais été une de ses qualités.
— Je n’ai rien à dire, répondit-il. Mais il me semble que nous tournons
en rond depuis des heures sans parvenir au moindre résultat. Rien ne nous
prouve que Mary et son amant, Lyconett, aient fait autre chose que préparer
leur prochain rendez-vous. Aucun d’entre eux n’est assez futé pour
commanditer un meurtre. À mon avis, John était ravi de savoir que sa
femme avait un autre homme dans sa vie : cela lui évitait de devoir
s’occuper d’elle. Sur ce point, je suis de ton avis, Benedictus. Cette affaire
doit être liée à nos ennuis avec la France.
Leur capitaine se leva brusquement, d’un air décidé.
— Si je devais nommer des suspects, mon choix se porterait sur Suval
ou Gobert. Peut-être même sont-ils de mèche.
Theo serra le poing malgré lui.
— Je n’ai rien découvert qui puisse suggérer un complot de la part de
Suval. Il cherche juste à marier ses filles. Cet homme est inoffensif.
Sa conviction n’était pas uniquement due au caractère plaisant et
distrayant de Medea. Il n’avait réellement trouvé aucune preuve de
duplicité, chez le baron. Il aurait certes aimé le voir s’intéresser de plus près
à l’intelligence exceptionnelle de sa deuxième fille, mais négliger un enfant
n’était pas un crime.
— Ils doivent être ravis d’avoir su t’attirer dans leurs filets, pour celle
du milieu, gloussa Alewyn.
C’était la première fois que l’un d’entre eux se permettait de sourire
depuis la découverte du corps de John.
Theo sentit immédiatement ses joues s’empourprer.
— Je ne m’intéresse pas à Medea !
— Non ? Alors, pourquoi dansais-tu avec elle, hier soir ? Il ne
s’agissait plus d’espionner sa famille : tu lui faisais la cour. Bientôt, nous te
surprendrons en train de rédiger des vers mielleux…
— J’ai eu pitié d’elle, c’est tout. Elle n’a aucun ami et sa mère est une
harpie.
Alewyn sourit de plus belle.
— Ton frère a passé beaucoup de temps avec les Suval, lui aussi, reprit
Theo en se tournant vers Benedictus, bien décidé à changer de sujet. Il a
peut-être recueilli des informations utiles.
Il n’avait aucune envie d’attirer toute l’attention sur lui.
— Il semblerait que j’aie été battu de vitesse par le jeune Redgrave,
soupira Alewyn d’un air grave sans pour autant cacher son amusement. Je
crois que la plus jeune des sœurs Suval est très attachée à lui, tandis que
Grimald est clairement sur le point de demander la main de l’aînée. J’avoue
qu’il s’agit d’une prise de choix pour notre ambitieuse baronne. En
conséquence, les Suval ne recherchent plus ma compagnie ; ce qui te laisse
le mieux placé de nous deux pour poursuivre cette piste avec discrétion,
Theodore.
Ce vieux filou était-il obligé de paraître si heureux de ce retournement
de situation ?
— Nous nous éloignons de l’affaire, coupa son frère sèchement. La
jeune Medea semble t’apprécier, Theodore, et tu vas continuer à te servir de
son amitié pour approcher son père, quoi qu’il en coûte. Si tu dois la
charmer, danser avec elle ou lui écrire des poèmes pour cela, fais-le. La
situation va finir par nous échapper et nous devons à tout prix reprendre le
contrôle.
Theo soupira. À côté de lui, Alewyn rayonnait.
— Je vous le répète : rien n’indique que Suval soit un conspirateur. Je
sais que son neveu est le duc d’Orange et que celui-ci possède de vastes
domaines dans le sud de la France, mais je ne vois pas en quoi ce lien de
parenté pourrait être utile au baron.
— Si une guerre se déclare, rien n’empêcherait le duc de profiter de la
confusion pour s’emparer de nouvelles terres. Cela s’est déjà vu. Dans ce
cas, le baron Suval serait en première ligne pour profiter de ses prises.
— Ce ne sont que des pensées en l’air, Benedictus. Le duc n’a jamais
clairement dit qu’il voulait agrandir son territoire, et même s’il le faisait, il a
un héritier. Aucune de ses victoires n’enrichirait le père de Medea.
— Si le neveu devient plus puissant, l’oncle le sera aussi. C’est bien
assez pour convaincre Suval de pousser à la guerre, Theodore. Ne te laisse
pas aveugler par ton attirance pour sa fille.
Theo serra les poings.
— Je ne suis pas attiré par elle ! Certes, elle a de jolis yeux, mais ses
cheveux sont aussi gracieux que de la laine de mouton !
— De jolis yeux, hein ? murmura Alewyn. Pour quelqu’un qui n’est
pas intéressé, tu sembles avoir bien remarqué les détails de son visage…
Benedictus, lui, ne parut pas amusé par les plaisanteries de son frère.
— Dois-je vous rappeler qu’un homme a été assassiné dans nos murs et
que nous sommes sur le point d’entrer en guerre avec notre voisin ? Ce
n’est pas le moment de vous laisser séduire ou de rire ! Je vous ai tous les
deux choisis pour entrer dans le corps des chevaliers du roi, l’élite de ce
royaume, alors que de nombreux autres guerriers feraient tout pour obtenir
vos places. Ne me faites pas regretter ma décision.
— Pardonne-nous, mon frère, répondit Alewyn en baissant les yeux sur
ses bottes.
Sa contrition ne convainquit pas Theo un seul instant. Dès qu’ils
auraient quitté le bureau, son ami reviendrait sans doute à la charge et le
presserait de questions au sujet de sa nouvelle amie.
Pour sa part, il ne ressentit pas le besoin de s’excuser. Pourquoi s’en
serait-il voulu d’une attirance imaginaire entre Medea et lui ? De toute
manière, plus il clamerait son indifférence, plus Alewyn insisterait ; et
après sa pathétique tentative pour flatter la jeune femme, la veille, il ne
s’attendait pas à ce qu’elle recherche de nouveau sa compagnie. S’il
parvenait à rester discret, cette affaire finirait par s’éteindre d’elle-même –
et le plus tôt serait le mieux, en ce qui le concernait…
— Nous devons examiner le cas de Gobert de plus près, déclara
Alewyn.
— Le roi de France est peut-être son cousin, mais tout le monde sait
qu’il le déteste, répondit Theo en gigotant de nouveau sur le banc.
Son corps entier se plaignait et il n’allait pas tenir encore bien
longtemps avant de se lever…
— Je l’ai observé, à la cour. Il prend soin de se rapprocher de toutes les
personnes influentes. D’après moi, c’est un candidat très crédible… Si
jamais son cousin était renversé, il pourrait obtenir d’importantes terres en
France, voire même prétendre à la succession. Il a donc tout intérêt à
provoquer une guerre. Nous savons qu’il a déjà tenté d’attiser les braises du
conflit. Il…
— Nous ne savons pas, rectifia Benedictus. Nous avons de forts
soupçons, ce qui n’est pas la même chose. Je suis d’accord sur le fait qu’il
soit notre premier suspect ; néanmoins, nous ne pouvons négliger aucune
piste sans avoir de preuve concrète qui nous en détournerait. Tu n’es jamais
aussi têtu, Theodore. Pourquoi tiens-tu tant à défendre Suval ? Est-ce à
cause de la fille ?
Alewyn sourit de nouveau, sans se soucier du regard noir que lui lança
Theo.
— Non, ce n’est pas à cause d’elle. Je refuse seulement de perdre mon
temps à espionner un vieux fou dont le seul crime est d’avoir trois filles à
marier.
— Prouver l’innocence d’un homme n’est pas une perte de temps, mon
ami.
Theo bondit enfin du banc infernal, à bout de patience.
— Dans ce cas, reprenons les recherches et découvrons cette fameuse
preuve. Plus vite nous pourrons écarter les Suval de cette histoire, plus vite
nous pourrons nous mettre en quête du vrai meurtrier.
S’il admirait beaucoup son capitaine, Theo était souvent frustré par la
lenteur du chevalier à prendre la moindre décision. Ils venaient de passer
des heures à discuter des différentes facettes du problème et à soupçonner
un homme innocent, alors que l’assassin restait libre de prévoir sa
prochaine attaque. Le roi lui-même pouvait être en danger, et ses gardes
d’élite étaient assis là, en train de répéter en boucle les mêmes arguments…
— Je sais que tu t’inquiètes, Theodore, mais j’ai doublé la garde dans
toute l’enceinte du château et William est resté auprès du roi, répliqua
Benedictus avec une douceur et une gentillesse surprenantes, vu la
situation. Tu sais que nul n’est de taille à le vaincre.
Cet homme avait décidément un don pour lire les pensées de Theo, par
moments.
— Je suis sûr que Will remplira sa mission, répondit-il simplement.
William était le quatrième membre de leur corps, et le meilleur ami de
Theo.
— Tout comme je ne doute pas de l’efficacité de nos gardes, mais je
dois retourner à la cour dès que possible, pour étudier les réactions après le
drame de cette nuit, ajouta-t-il.
Benedictus acquiesça, enfin.
— Parfait. Vas-y, Theodore, et viens me rapporter la moindre de tes
découvertes.
Theo s’étira consciencieusement. Bien sûr qu’il répéterait tout ce qu’il
apprendrait à ses compagnons : cela allait sans dire ! Il préféra cependant
ne pas faire cette remarque à voix haute, trop content de recevoir enfin la
permission de quitter le bureau étouffant. Il ne put s’empêcher d’adresser un
regard compatissant à Alewyn en sortant. Celui-ci n’en avait pas encore fini
avec Benedictus…
Tous trois savaient que Theo était le plus doué pour lire le
comportement des gens et découvrir tout ce qui se cachait sous leurs
masques. Son ami, lui, savait se servir de sa silhouette de géant pour
intimider les soldats rebelles. En fait, chacun des quatre amis avait ses
propres talents, ce qui faisait d’eux un groupe équilibré, complémentaire et
d’une redoutable efficacité.
Une fois dans le couloir, Theo descendit très vite jusqu’à la grande salle.
Toute sa vie, il avait vécu à l’écart des gens. Petit, déjà, il avait vu ses frères
profiter des largesses de leur père, qui ne leur refusait jamais rien. Il n’avait
pas immédiatement compris ce qui le rendait si différent d’eux, ce qui
l’empêchait de profiter des mêmes avantages ou d’attirer sur lui l’attention
du baron.
Il avait passé des années à l’observer pour trouver ce qui pourrait le
pousser à l’aimer comme il aimait ses frères. À sept ans, il déchiffrait déjà
mieux ses émotions que quiconque – et cela lui avait épargné de
nombreuses corrections –, mais il ne savait toujours pas ce qu’il avait bien
pu faire pour que cet homme le haïsse à ce point.
Des années plus tard, il avait enfin compris qu’il n’aurait rien pu faire
pour que le baron l’accepte enfin. Aux yeux du vieil homme, il n’était tout
simplement pas son fils. Il était trop grand, trop chevelu… Trop similaire au
maître d’écurie du château. Comme la mère de Theo était morte en le
mettant au monde, il n’avait jamais eu l’occasion de découvrir la vérité au
sujet de sa naissance. D’ailleurs, le maître d’écurie n’avait pas manifesté le
moindre intérêt pour lui non plus. Bref, il était impossible de savoir si les
rumeurs le concernant étaient fondées ou pas.
Theo avait donc passé des années à tenter de se convaincre que l’avis de
sa famille lui importait peu. Il n’avait pas revu les siens depuis bien
longtemps et espérait enfin s’être libéré de ce poids. Son père était mort et
son frère aîné, après avoir hérité du titre, n’avait jamais tenté de combler le
gouffre entre eux. De toute façon, Theo n’était pas certain de vouloir se
réconcilier avec lui. Le peu d’amour fraternel qu’il ressentait encore pour
lui s’était envolé le jour où le jeune baron avait épousé la femme qu’il
aimait…
Theo espérait donc ne jamais devoir affronter à nouveau le rejet des
siens. Il n’était pas certain de pouvoir mieux y réagir que pendant son
enfance – et de toute manière, quelle importance cela aurait-il ?
En dépit des inquiétudes de Benedictus et des moqueries perpétuelles
d’Alewyn, Theo considérait ces hommes comme sa vraie famille. Ils
l’avaient recueilli lorsque personne ne voulait prendre soin de lui et lui
avaient offert leur affection, leur soutien – tout ce qu’il n’avait jamais
obtenu de son père. Il aurait été prêt à mourir pour eux, et inversement.
Il trouva la grande salle bruissante de murmures excités, lorsqu’il passa
la porte. Les courtisans n’aimaient rien davantage que le scandale…
De manière générale, Theo savait se faufiler au milieu des groupes sans
se faire remarquer, mais ce jour-là tout le monde parut pressé de lui parler.
Il était le premier chevalier du roi à se montrer en public depuis le meurtre.
Très vite, il comprit pourquoi Benedictus avait insisté pour qu’ils restent
cachés dans son bureau après leur fouille – une adhésion qu’il garderait
évidemment pour lui ! Laisser son supérieur penser qu’il pouvait avoir eu
raison risquait de le rendre encore plus insupportable et pédant.
Theo dut donc prendre son mal en patience, accaparé par tous ceux qui
tenaient à lui exposer leurs soupçons concernant l’identité de l’assassin.
— Ce sont les Français, murmura un vieillard en s’agrippant avec force
à sa manche. Ils vont venir ici et tous nous égorger dans notre sommeil !
Plusieurs personnes hochèrent la tête d’un air convaincu.
Theo fit de son mieux pour ne pas lever les yeux au ciel. Aucun soldat
français n’aurait pu pénétrer dans l’enceinte et tuer John sans se faire
remarquer. Il tenta de rassurer les gens, de leur démontrer que cette rumeur
était nécessairement fausse ; mais il comprit bientôt que ce n’était pas ce
que l’on attendait de lui. Ces gens étaient assoiffés de danger et
d’excitation. Ils voulaient se sentir menacés par l’ennemi du royaume, ne
serait-ce que pour oublier la monotonie de leurs existences. Theo aurait
presque été curieux de voir leurs réactions, si l’armée française avait
soudain abattu la grande porte pour envahir le château. Sans doute qu’une
bonne partie de ceux qui poussaient le roi à déclarer la guerre s’enfuirait en
courant…
— Nous devrions prendre les armes et leur prouver qu’on ne peut se
moquer de nous impunément ! Une rapide et cuisante défaite devrait les
décourager de venir ici pour tuer nos compagnons, poursuivait le vieil
homme sans lâcher le bras de Theo.
Theo se mordit la lèvre pour s’empêcher de lui rappeler qu’il n’irait pas
se battre, à son âge. Il n’avait sans doute jamais tenu une épée de sa vie !
Non, s’il devait y avoir une guerre, seuls les jeunes soldats et chevaliers
seraient sacrifiés, au grand soulagement des seigneurs confortablement
protégés par leurs hauts remparts.
Enfin, il parvint à décrocher de sa manche les doigts osseux et pointus
de l’homme et à poursuivre sa déambulation. Hélas, il ne put observer les
gens tranquillement, comme il aimait le faire. On épiait le moindre de ses
mouvements avec fièvre. S’attendait-on à ce qu’il démasque les coupables
ici, en public ?
Il s’adossa à un pilier et poussa un profond soupir. C’était sans espoir.
Autant se retirer et revenir le lendemain, quand une part de l’excitation
serait retombée.
Il allait se rendre utile en relevant Will auprès du roi pour lui permettre
de se reposer quelques heures. Sa femme apprécierait sans doute de pouvoir
passer un peu de temps avec lui.
Il embrassa une dernière fois la salle du regard et vit les Suval. Toute la
famille était tassée dans un coin, abandonnée par les amis de la veille qui
craignaient probablement de voir leurs racines françaises déteindre sur eux.
Sans doute feraient-ils mieux de rester dans leurs appartements et de ne
reparaître que lorsque la situation se serait calmée, songea Theo. Il fut
d’ailleurs surpris que l’ambitieuse baronne n’y ait pas encore songé…
Se tenant un peu à l’écart de ses parents, Medea était seule. Une bouffée
de colère monta à la gorge de Theo. Pourquoi sa famille ne prenait-elle pas
mieux soin d’elle ? Elle était voûtée, les yeux au sol. Sa tristesse était
évidente, même à une telle distance, et Theo fut tenté de se précipiter pour
la serrer dans ses bras. Il voulait qu’elle sache qu’une personne, au moins,
la remarquait.
Hélas, il avait étouffé leur amitié naissante, la veille, en tentant
maladroitement de la séduire. De toute évidence, elle n’avait pas apprécié
cela et il se sentit encore rougir de honte en se souvenant de la fuite de la
jeune femme. Il s’était alors juré de garder ses distances, autant que sa
mission le lui permettrait.
Il appréciait pourtant sa compagnie. Medea était étrange, amusante,
mais sa réaction après leur danse avait donné à Theo l’impression d’être
stupide – et il n’aimait pas cela ! Benedictus tenait à ce qu’il entretienne
leurs liens et il pourrait aisément le faire sans devenir trop intime avec elle.
Il l’espérait, en tout cas. Quelque chose, chez cette femme, avait le don de
le troubler…
Elle leva soudain les yeux et le cœur de Theo bondit lorsqu’elle croisa
son regard. Elle était très pâle, les lèvres pincées comme pour réprimer une
grande douleur. Ce spectacle suffit à le convaincre qu’il ne pouvait pas
quitter la grande salle. Pas encore. Pas tant qu’il ignorerait ce qui la rendait
aussi malheureuse.
Il se redressa et s’approcha d’elle, mais un discret mouvement de tête de
sa part le poussa à s’arrêter. Elle jeta un coup d’œil en direction de la porte,
puis le regarda de nouveau. Voulait-elle qu’ils se retrouvent ailleurs, loin
des regards ? Theo indiqua la porte d’un signe du menton et haussa un
sourcil interrogateur. Elle acquiesça. Il attendit encore quelques instants,
mais Medea se contenta de le regarder avec insistance, sans bouger.
Enfin, il soupira et sortit. Si jamais ses cernes étaient causés par un
simple souci futile, il serait toutefois rassuré et pourrait la laisser. Lui parler
en privé lui donnerait au moins une chance de s’excuser pour son
comportement de la veille. Ensuite, il reprendrait tranquillement son
enquête. De toute manière, Benedictus n’avait-il pas insisté pour qu’il passe
plus de temps avec elle ? Il ne faisait que suivre ses ordres.
Il se dirigea donc vers la porte, encore ralenti par quelques personnes.
Néanmoins, maintenant que l’on avait compris qu’il ne prophétiserait pas
l’invasion française, on le laissait enfin en paix.
Il s’arrêta dans le hall. Le brouhaha de la foule résonnait encore dans
son dos, aussi agressif que le bourdonnement d’un essaim de guêpes. Il
décida d’attendre quelques minutes puis de partir si Medea ne le rejoignait
pas très vite. Il avait tant à faire !
En fin de compte, il eut à peine le temps de reprendre son souffle avant
qu’elle vienne se camper à ses côtés, les bras croisés et le dos rond.
— Medea…
Elle redressa la tête et Theo sentit son cœur se serrer douloureusement.
Elle était si blanche. Ses grands yeux luisaient de larmes retenues.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle fit un petit bruit étranglé, entre le couinement et le gémissement,
avant de pincer les lèvres de nouveau. Elle secoua la tête, sans un mot.
— Voulez-vous marcher un peu dehors ? proposa Theo d’une voix
calme qui camouflait son inquiétude croissante.
Depuis leur rencontre, Medea semblait supporter bravement les
critiques de sa mère, donc ce changement de comportement soudain ne
venait sans doute pas de là. Sa douleur semblait bien plus profonde. Avait-il
eu tort de croire en l’innocence du baron ? Avait-elle appris que son père
était impliqué dans de sombres complots ? Était-il lié au meurtre de John ?
L’estomac de Theo se noua. Pour la première fois de sa vie, il aurait préféré
ne jamais connaître la vérité. La simple idée qu’une de ses découvertes
puisse éteindre ainsi les regards de cette femme le rendait malade.
Elle accepta sa suggestion d’un hochement de tête mais ne bougea pas.
Il lui prit le bras avec douceur et l’entraîna hors du bâtiment. Elle tremblait
sous ses doigts et une nouvelle bouffée de colère monta à la gorge de Theo.
Quelque chose ou quelqu’un lui avait fait beaucoup de mal. La personne
responsable allait le payer très cher, fût-ce l’un de ses parents.
Medea cligna plusieurs fois des yeux en débouchant au soleil. Theo
tenta de l’entraîner à l’ombre des remparts, mais elle se crispa et refusa
d’avancer davantage.
— Je préfère rester dans la lumière, murmura-t-elle en jetant un regard
angoissé vers les hauts murs.
Il ne protesta pas. Elle paraissait plus petite, ce jour-là, le sommet de sa
tête atteignant à peine l’épaule de Theo. Lors de leurs précédentes
rencontres, sa personnalité avait créé une aura lumineuse autour d’elle, la
faisant paraître plus grande qu’en réalité. Mais son humeur du jour la
rendait minuscule, vulnérable. Prenant conscience qu’il crispait son poing
libre, Theo fit de son mieux pour se détendre.
— Dites-moi ce qui ne va pas.
Elle tressaillit.
— Est-ce votre mère ? Votre père ?
— Non…
— Medea, je ne demande qu’à vous aider, mais je dois savoir ce qui se
passe.
Elle leva enfin les yeux vers lui. Une mèche s’était échappée de sa
tresse et, sans réfléchir, Theo l’enroula autour de son doigt pour la glisser
derrière son oreille.
— Je vous en supplie, parlez-moi.
Il sourit, dans l’espoir d’apparaître moins menaçant, mais il se
connaissait suffisamment pour deviner que ce ne serait pas si simple. Si sa
silhouette ne suffisait pas à intimider ses interlocuteurs, son visage couturé
de cicatrices achevait généralement le travail…
— Puis-je vous faire confiance ? souffla-t-elle, si faiblement qu’il en
eut mal pour elle.
Non, elle n’aurait pas dû avoir foi en lui.
S’il était vrai qu’il n’aurait jamais porté la main sur elle et était prêt à
affronter quiconque la menacerait, elle ne devait pas se fier à lui pour quoi
que ce soit d’autre. Dans le cas où son père se serait rendu coupable d’un
crime – même mineur – de nature à menacer la Couronne ou aider les
Français, alors elle ne pouvait absolument pas lui faire confiance !
Theo serait dès lors contraint de lui faire plus de mal qu’elle l’imaginait,
sans le vouloir…
Il avait fait vœu de protéger le roi et cette obligation passait avant tout.
Si Medea s’apprêtait à lui avouer un secret au sujet du baron Suval, son
honneur voudrait qu’il trahisse les confidences de la jeune femme. Il était
donc face à un dilemme : s’en aller ou lui mentir.
— Vous pouvez me parler librement, répondit-il en cachant ses mains
dans son dos pour qu’elle ne surprenne pas leur tremblement.
Elle hocha la tête, puis baissa les yeux, soudain concentrée sur ses
doigts crispés. Enfin, elle prit une profonde inspiration.
— J’ai vu quelque chose, hier soir.
Theo ne dit rien. Son corps entier se tendit. Ce n’était pas du tout l’aveu
auquel il s’attendait.
— Il y avait deux hommes. J’avais chaud… Ils se disputaient. Le soleil
bas était trop aveuglant pour que je les reconnaisse, mais j’ai tout entendu.
Elle se secoua, le souffle court.
— Pardon, je m’égare. Tout cela doit vous paraître absurde… Je suis
désolée.
— Prenez votre temps, murmura Theo.
Il avait à peine envie d’entendre la suite. Elle n’avait tout de même pas
pu surprendre une conversation liée au meurtre ? Aucune jeune femme
aussi innocente qu’elle n’aurait dû se retrouver confrontée à une scène
d’une telle brutalité. Il continua à la regarder, remarquant que son souffle
s’accélérait.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir raconter…
Soudain, des cris éclatèrent au sein du groupe de gardes le plus proche
et Medea sursauta comme si on venait de la frapper.
— Nous ne pouvons pas parler ici, déclara Theo avant de reprendre son
bras pour l’entraîner un peu plus loin et contourner l’angle du mur.
Ils pénétrèrent de nouveau dans le château, par une porte discrète.
Heureusement pour eux, personne ne les vit ensemble. De toute manière,
nul n’aurait fait le moindre commentaire à leur sujet : Medea n’était pas
encore assez connue à la cour pour qu’on l’identifie d’un regard.
Néanmoins, Theo préférait ne pas devoir répondre à des questions
indiscrètes ou la défendre face à des commentaires déplacés.
Il gravit une volée de marches, poussa une porte et entra dans la petite
pièce ensoleillée, mais Medea se figea sur le seuil.
— Où sommes-nous ?
Theo s’éclaircit la voix, gêné.
— Dans ma chambre.
Tout à coup, il se sentit stupide. Il avait entraîné une jeune femme
célibataire dans ses appartements privés. À quoi pensait-il donc ?
Mais au lieu de paraître terrifiée, Medea sembla retrouver son énergie
coutumière. Elle s’avança, examina la table et les quelques possessions de
Theo. Elle laissa ses doigts glisser sur le bois d’une commode. Il ravala sa
salive, de plus en plus mal à l’aise. Jamais encore il n’avait amené de
femme ici et la voir effleurer ses affaires de sa main délicate le rendait
étrangement nerveux.
Enfin, elle s’arrêta au centre de la pièce et se tourna vers lui.
— Vous avez de la chance d’avoir votre propre chambre, remarqua-t-
elle. Et votre lit…
Elle rougit en prononçant ce dernier mot et son visage prit une
expression comique, pendant quelques instants. Néanmoins, Theo préféra
ne pas la taquiner et se détourna pour s’empêcher de sourire devant son air
mortifié. Il devait la rassurer, pas l’embarrasser.
— Oui, je suis heureux ici, répondit-il, mais je ne me considère pas
spécialement comme chanceux. J’ai dû travailler très dur pour obtenir ma
place dans le corps des chevaliers du roi, vous savez.
— Bien sûr…
Elle serra les mains devant elle, dans les plis de sa robe, comme si elle
faisait de son mieux pour paraître aussi innocente et vertueuse que possible.
Une fois de plus, Theo dut se faire violence pour ne pas sourire.
— Vous n’avez rien à craindre de moi, demoiselle Medea, déclara-t-il
pour la tranquilliser.
Hélas, elle rougit de plus belle.
— Je ne m’inquiète pas pour ma sécurité en votre compagnie, Sir
Theodore. Je pense sincèrement que vous êtes un homme honnête.
Elle s’interrompit un instant, puis reprit :
— Tout à l’heure, vous m’appeliez Medea et non demoiselle Medea. Je
crois que j’aimerais que vous continuiez…
Il acquiesça, s’autorisant enfin un petit sourire.
— Mes amis m’appellent Theo et je pense que nous nous connaissons
assez bien, maintenant, pour que vous puissiez faire de même.
Elle acquiesça à son tour, visiblement plus détendue – et Theo fut
heureux d’avoir su la mettre à l’aise. Néanmoins, il ne devait pas oublier la
raison pour laquelle ils étaient venus s’enfermer dans sa chambre. Elle avait
un aveu important à lui faire ; il en aurait mis sa main au feu.
— Peut-être allez-vous pouvoir m’expliquer ce qui ne va pas, à présent,
dit-il pour l’encourager à se confier.
Medea soupira et prit sa tête entre ses mains.
— C’était tellement atroce. Je n’arrive pas à me débarrasser de cette
image.
— Racontez-moi ce qui s’est passé.
Elle se redressa et soutint le regard de Theo. Il sentit de nouveau
l’angoisse monter en lui. Certes, il appréciait de voir l’énergie de Medea
revenir, mais savoir qu’elle avait peut-être été témoin d’un crime aussi
grave le révoltait. Qu’avait-elle donc vu, cette nuit-là ?
— Nous dansions, commença-t-elle, puis j’ai quitté la grande salle.
Elle se détourna un instant.
Theo lui-même rougit de honte au souvenir de leur soirée et il
s’approcha de la table pour remuer son bol, sa cruche d’eau, sans autre
objectif que dissimuler son embarras croissant.
— Oui, je m’en souviens, lança-t-il pour couper court à ce passage de
l’histoire. Que s’est-il passé ensuite ?
— Il faisait très chaud et je me suis glissée près du mur pour profiter de
l’ombre plus fraîche. Lorsque je me suis rendu compte que je m’étais
éloignée des jardins de la reine, j’ai voulu faire demi-tour et c’est là que j’ai
entendu deux personnes se disputer vivement. Je ne savais pas d’où
venaient les voix.
— Hommes ou femmes ? demanda Theo, qui tenait à n’omettre aucun
détail.
— C’étaient deux hommes. Je ne sais pas quel était l’objet de leur
querelle, mais l’un d’entre eux semblait pressé de parler de quelque chose à
Sir Benedictus. Il disait qu’il n’avait pas d’autre choix.
Malgré lui, Theo se mit à tapoter frénétiquement sur le plateau de la
table du bout des doigts. Un sombre pressentiment l’envahissait.
— Poursuivez.
Medea prit une inspiration mal assurée.
— L’autre homme insistait pour que rien ne parvienne aux oreilles de
votre capitaine. Il était à la fois autoritaire et étrangement calme. Pour être
honnête, il me faisait un peu peur. C’est alors qu’il… qu’il a…
Theo ne prit pas le temps de réfléchir à ce qu’il faisait. En un éclair, il
traversa la chambre et serra la jeune femme dans ses bras. Il s’attendit à ce
qu’elle résiste, voire le repousse, mais elle se laissa aller et l’enlaça aussi.
D’aussi près, il sentit son discret parfum de lavande…
Elle était si petite contre lui et semblait pourtant faite pour se couler
dans le creux de ses bras – presque comme si leurs corps avaient été
façonnés pour se correspondre.
Ses courbes se pressèrent contre lui et Theo dut se rappeler qu’il
cherchait simplement à la réconforter, rien de plus. Hélas, cela n’empêcha
pas sa chair de s’échauffer, traversée par un flot de désir inattendu. Il jeta un
coup d’œil au lit, malgré lui. Il n’avait aucun mal à imaginer Medea
allongée là, sous lui, à voir leurs membres entremêlés ou à entendre ses
gémissements de plaisir. Cette image fut si nette qu’il faillit s’oublier et dut
se faire violence pour réprimer son envie soudaine de l’embrasser. Il se
détourna pour qu’elle ne sente pas sa réaction involontaire. Lui-même ne
comprenait pas la puissance inattendue de cette pulsion. Après tout, il ne
trouvait pas cette femme belle, alors…
— Tout s’est passé si vite, murmura-t-elle tout contre son torse. J’ai vu
l’homme s’écrouler au sol comme un tas de chiffons, et son assassin ne s’en
est même pas préoccupé. Il a pris son temps pour s’assurer que sa victime
était bien morte et s’est éloigné tranquillement comme si prendre une vie
n’avait aucune importance !
Elle frissonna et Theo la serra un peu plus fort contre lui. En un éclair,
son désir s’était calmé. Quelle scène affreuse, pour des yeux si innocents…
Medea devait avoir été terrifiée.
— Quelqu’un sait-il que vous étiez là ?
Il la sentit faire non de la tête dans le creux de son épaule.
— Tant mieux, reprit-il. Pensez-vous pouvoir me décrire le meurtrier ?
Son apparence ? Sa taille ? Ses vêtements ? La moindre particularité qui
pourrait nous permettre de l’identifier ?
— Je ne pense pas. Le soleil bas m’aveuglait et je ne voyais que des
silhouettes sombres. La seule chose qui m’a frappée est le calme glaçant de
sa voix. Jamais encore je n’avais entendu quelqu’un parler ainsi.
— N’avez-vous pas retenu d’autre détail ? Avait-il quelque chose de
familier ?
Theo retint son souffle, attendant la réponse de la jeune femme.
— Non, rien, répondit-elle après avoir réfléchi un instant. Je suis sûre
de ne jamais l’avoir croisé auparavant. Il était grand, mais pas autant que
vous ; du moins m’a-t-il semblé. Lorsqu’il est parti, je me suis enfuie à
toutes jambes. Je crains de ne pas être très courageuse…
— Vous avez bien fait. Vous n’auriez pas pu aider la victime, et tenter
d’affronter cet assassin vous aurait seulement mise en danger. Vous avez eu
raison de venir m’en parler, Medea.
Elle se laissa un peu plus aller contre lui et ses muscles parurent se
détendre.
— Je ne savais pas comment réagir. J’étais si inquiète ! Savez-vous qui
peut être l’assassin ?
— Nous n’avons pas encore découvert son identité, je le crains, admit
Theo, mais avec votre aide, j’ai bon espoir de le démasquer.
— Mon aide ?
Medea se redressa légèrement et leva les yeux vers lui.
Ses très longs cils étaient presque dorés, plus clairs que ses cheveux
indomptables. Sa peau commençait à reprendre ses couleurs et jamais
encore Theo n’avait trouvé ses lèvres plus attirantes. Il la lâcha très vite et
recula, de peur de perdre le contrôle de ses mouvements. Elle avait foi en
lui et cela l’obligeait à agir en homme d’honneur. Ce n’était pas le moment
de céder à ses pulsions. Contrairement à ce que son esprit ne cessait de lui
répéter, il pouvait survivre sans embrasser cette femme.
— Vous vouliez devenir espionne, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Je vous
offre une chance de découvrir la réalité de cette vie.
Theo avait prononcé ces mots en plaisantant à moitié, plus pour la
distraire que par conviction. Benedictus n’autoriserait jamais une femme à
participer à leurs activités – même si, parfois, une perspective féminine
aurait pu leur être très utile…
Il tentait simplement d’éveiller l’intelligence de Medea, de lui permettre
d’imaginer qu’elle devenait l’une d’entre eux. Cela lui permettrait sans
doute d’oublier le meurtre dont elle avait été témoin, pendant quelques
heures. Dès qu’il vit ses lèvres s’étirer et ses yeux pétiller d’excitation,
Theo comprit qu’il avait vu juste.
— Pensez-vous réellement que je puisse vous aider ? murmura-t-elle.
— J’en suis convaincu. Nous devons aller voir Benedictus pour lui
répéter tout ce que vous venez de me dire. Ensuite, advienne que pourra.
Avec un peu de chance, songea Theo, on enverrait rapidement la jeune
femme dans son couvent, en sécurité. Cela risquait en effet d’arriver plus
vite qu’elle ne le pensait, mais Theo préféra ne pas le lui dire. Pas encore.
Pour l’instant, il allait la laisser profiter de son aventure. Il allait tout
faire pour qu’elle se sente importante dans cette affaire, jusqu’à ce qu’on
n’ait plus besoin de ses services. C’était bien le moins qu’il puisse lui
accorder, étant donné qu’il lui avait menti sur presque tous les sujets depuis
leur rencontre…
Chapitre 6

Sir Theodore guida Medea en silence jusque dans les profondeurs du


château de Windsor. Ils passèrent devant des sentinelles surprises qui se
redressèrent devant eux, la main sur la garde de leurs épées. Aucun des
soldats ne fit le moindre commentaire. Loin de la foule bruyante de la cour,
ces couloirs étaient plongés dans une fraîcheur paisible.
La présence imposante du chevalier rassurait Medea. Dans sa chambre,
loin du danger, il avait réussi à la convaincre que tout cela était une grande
aventure ; mais maintenant qu’elle se retrouvait ici, dans ce château qu’elle
connaissait si mal, l’énormité du crime dont elle avait été témoin revenait
peser comme un rocher sur elle. Parviendrait-elle jamais à l’oublier ?
L’éclat de la lame et le son inhumain que la victime avait fait en
tombant revinrent soudain la hanter. Elle trébucha sur les dalles inégales et
se serait sans doute fait mal si Theo ne l’avait pas rattrapée à temps. Son
bras solide se referma sur sa taille, l’attirant plus près de lui.
— Vous n’avez rien à craindre, murmura-t-il d’une voix grave qui la fit
frissonner. Je promets de rester avec vous jusqu’à ce que tout soit réglé.
Sa main était chaude, forte. Medea eut soudain l’étrange impression
qu’elle était à sa place, au creux de son dos. Était-ce parce qu’elle était
fatiguée ? Pendant quelques instants, elle savoura la présence de Theo
comme on savoure le confort d’un foyer.
— Je ne cesse de revoir ces deux hommes, encore et encore, lâcha-t-elle
malgré elle. Suis-je en train de devenir folle ?
La nuit précédente, dès qu’elle avait tenté de fermer les yeux, la scène
s’était répétée en boucle dans sa tête, l’empêchant de trouver le sommeil ;
et, même maintenant, les images tournaient devant elle.
Theo la serra un peu plus fort.
— Il est tout à fait normal de revivre ce genre d’événement atroce
pendant quelque temps, affirma-t-il. Ne vous en faites pas : cela ne durera
pas toujours. Je suis certain que vous vous sentirez mieux, lorsque vous en
aurez parlé à quelques personnes.
Ils poursuivirent leur route en silence. Finalement, Medea reprit :
— J’apprécie que vous n’essayiez pas de me convaincre que tout ira
bien, que ce n’était pas si grave. Les gens tentent trop souvent de noyer les
mauvais souvenirs sous des platitudes…
Le chevalier éclata de rire à ses côtés.
— C’est bien la première fois que l’on apprécie ma brusquerie ! En
général, mes amis trouvent cela amusant, au mieux, ou terriblement
frustrant.
Enfin, il s’arrêta devant une porte.
— Nous y voilà, dit-il. Avant de vous faire entrer, je préfère vous
prévenir : Benedictus peut être un homme intimidant, mais vous n’avez rien
à craindre de lui. S’il paraît en colère, sachez que ce n’est pas contre vous.
Vous êtes en sécurité, ici.
Medea ravala sa salive. Elle n’avait encore jamais été présentée au
capitaine des chevaliers du roi. Elle ne le connaissait que de vue, et de
réputation. Cet homme paraissait sculpté dans la pierre, possédant autant de
vivacité et d’empathie qu’une statue.
Elle était soulagée de savoir Theo à ses côtés pour cette entrevue et de
sentir son bras protecteur toujours passé autour de sa taille. Elle aurait voulu
se nicher contre son corps si musclé et se maudit intérieurement pour sa
faiblesse. Elle s’était promis depuis longtemps de ne plus jamais dépendre
d’un homme, et voilà qu’elle faisait tout le contraire !
Elle se redressa donc.
— Je vous suis.
Sa voix dut paraître bien plus confiante que ce qu’elle ressentait
réellement, car Theo la lâcha pour frapper à la porte et elle regretta
immédiatement sa chaleur. Une voix grave leur ordonna d’entrer. Quelques
instants plus tard, Medea fut introduite dans le bureau du capitaine.
La pièce était bien plus petite que ce à quoi elle s’attendait. On ne
pouvait y faire entrer que l’imposante table de bois chargée de documents et
le minuscule banc qui la flanquait. Les murs étaient ornés de tapisseries
représentant des combats, bien moins luxueuses que celles exposées dans la
grande salle – même pour le regard peu exercé de Medea. Bref, c’était un
espace simple, fonctionnel, qui n’avait clairement pas pour vocation
d’impressionner les visiteurs.
Un homme immense doté d’épais sourcils noirs était assis derrière le
bureau. Il la dévisagea un instant, les lèvres pincées.
— Demoiselle Medea, dit-il sans paraître surpris de la voir devant lui.
Theo s’avança à son tour avec détermination.
— Sir Benedictus, cette demoiselle possède des informations très
intéressantes concernant le meurtre de cette nuit.
Il posa les mains sur les épaules de Medea et les serra avec douceur.
Elle aurait voulu se retourner, enfouir son visage dans sa poitrine, mais elle
s’obligea à rester immobile. Elle n’avait rien fait de mal. Elle était là pour
les aider, de toutes les manières à sa portée. Il était inutile de se sentir aussi
nerveuse.
— Dites-moi ce que vous savez, mademoiselle, ordonna le capitaine.
— Ben, Medea n’est pas suspecte, le prévint Theo. Essaye donc de te
montrer plus doux à son égard.
À ces mots, le respect de Medea pour le chevalier s’accentua. Elle était
surprise de l’entendre parler si tranquillement à un tel homme, de voir qu’il
se permettait de le réprimander, même ! C’était remarquable…
Sir Benedictus haussa un sourcil courroucé et, l’espace d’un instant,
Medea eut peur qu’il ne les chasse de son bureau sans autre forme de
procès. Mais il se contenta de se tourner vers elle et de soupirer.
— Je suis désolé, mademoiselle. Je viens de passer une très longue nuit
et une journée épuisante. Je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise. Voulez-
vous vous asseoir ? Je suis certain que Theo aimerait vous imiter.
Un regard que Medea ne comprit pas passa entre les deux hommes, puis
son protecteur hocha la tête et l’entraîna jusqu’au banc. Elle fut soulagée de
le sentir s’installer près d’elle. La chaleur de son corps la réconfortait et sa
taille semblait lui insuffler plus de courage.
Soudain, elle songea qu’il allait lui manquer lorsqu’elle quitterait
Windsor. Jusqu’à présent, le couvent lui était apparu comme un refuge loin
de l’agitation du monde. Pour la première fois, elle se rendit compte que
prendre le voile allait l’obliger à sacrifier certaines choses, y compris son
amitié naissante avec Theo.
— Medea, répétez tout ce que vous m’avez dit à Sir Benedictus, la pria-
t-il de sa voix si rassurante. Vous pouvez lui faire confiance.
Medea contempla l’homme assis en face d’elle, ouvrit la bouche, mais
rien ne sortit.
— Commencez par la manière dont je vous ai insultée au bal. Il le
croira, l’encouragea encore le chevalier sur le ton de la plaisanterie.
Elle se tourna vers lui et vit qu’il souriait. En un instant, elle se sentit un
peu plus à l’aise.
— Vous ne m’avez pas insultée.
— J’ai eu des paroles maladroites. Ce n’est pas aussi grave qu’une
insulte, mais c’est tout aussi stupide.
Medea lui rendit son sourire.
— J’admets que c’est ce qui m’a poussée à quitter la grande salle…
— Tous ceux qui me connaissent vous comprendront aisément, répondit
Theo d’une voix toujours aussi légère. Mes interventions mal placées ont
déjà fait fuir bien des gens avant vous.
Cette fois, Medea ne put s’empêcher de rire.
— Je ne vous crois pas !
— Je vous raconterai cela une autre fois. Pour l’instant, concentrons-
nous sur les événements d’hier. Après avoir quitté la grande salle, vous avez
traversé la cour, n’est-ce pas ?
— Oui. Il faisait chaud et j’ai cherché un peu d’ombre…
Après cela, Medea n’eut aucun mal à poursuivre son récit. De temps à
autre, elle se tournait vers Sir Benedictus, mais elle avait moins peur si elle
restait concentrée sur le regard patient de Theo. Il acquiesçait, souriait pour
l’encourager et elle parvint enfin jusqu’au bout de l’histoire. Un frisson lui
échappa lorsqu’elle mentionna l’éclat de la lame dans les derniers rayons de
soleil et son compagnon posa sa main chaude sur la sienne pour calmer ses
tremblements inconscients.
— Avez-vous reconnu l’assassin ?
Medea sursauta. Elle était tellement absorbée par le contact de ces
doigts sur sa peau qu’elle en avait totalement oublié la présence du
capitaine.
— Je n’ai pas vu son visage : il me tournait le dos. De toute manière,
même s’il avait regardé par-dessus son épaule, je ne pense pas que j’aurais
pu mémoriser ses traits. Le soleil était trop violent.
Sir Benedictus soupira et se massa le menton.
— Avez-vous quelque chose d’utile à nous apprendre, demoiselle
Medea ?
Un flot de chaleur monta aux joues de Medea. Elle ne s’était pas
attendue à cette réaction ! Le chef des chevaliers du roi n’allait-il donc pas
la remercier pour les informations qu’elle venait de lui fournir ?
Loin d’être reconnaissant, il semblait fâché contre elle – presque
comme si sa seule présence dans son bureau la rendait coupable de quelque
chose.
— Ben ! grogna Theo d’une voix menaçante.
Hélas, l’autre homme ne parut pas intimidé.
— Tout ce qu’elle nous a dit, c’est qu’un homme a été assassiné dans
l’enceinte du château, déclara-t-il. Nous le savions déjà.
À ces mots, son compagnon se leva d’un bond et traversa le bureau pour
s’appuyer à deux mains sur la table. Les muscles de ses bras saillirent sous
l’étoffe trop tendue de sa chemise.
— Cette demoiselle vient de traverser une horrible épreuve, s’écria-t-il.
Rien ne l’obligeait à venir ici pour nous aider. Tu pourrais au moins la
traiter avec un semblant de politesse, au lieu de réagir comme si c’était elle
qui avait commis ce crime !
Ainsi, elle ne s’était pas trompée. Le supérieur de Theo réagissait bel et
bien comme si elle avait quelque chose à se reprocher. Si cela n’avait pas
été le cas, son ami n’aurait pas ressenti un tel besoin de prendre sa
défense… Qu’avait-elle donc fait pour éveiller les soupçons de cet homme
si intimidant ?
Un lourd silence tomba sur eux. Les deux chevaliers se dévisageaient et
la tension qui émanait d’eux devint vite insoutenable pour Medea.
— Je…
Theo et Sir Benedictus se tournèrent vers elle d’un même mouvement.
— Je crois que l’assassin était assez grand. Sa silhouette… Il dépassait
la victime, mais n’était pas aussi musclé que Sir Theodore, déclara-t-elle en
indiquant le torse de son compagnon.
Celui-ci adressa un regard appuyé à Sir Benedictus, qui se fendit d’un
sourire bien plus respectueux, cette fois.
— Merci, demoiselle Medea, dit-il. C’est une information très utile.
Theo parut se détendre. Il hocha la tête et reprit place sur le banc pour
saisir une fois de plus la main de Medea.
Le cœur de Medea s’emballa en sentant la pression de sa cuisse contre
la sienne et elle fit de son mieux pour réprimer une grimace. Elle
reconnaissait cette réaction : elle avait eu la même lorsque Malcolm, son
amant indigne, s’approchait d’elle, autrefois. Dans sa naïveté, elle avait
confondu cette bouffée de chaleur avec de l’amour.
À présent, elle savait à quoi s’en tenir. Elle s’écarta donc un peu de son
ami, ignorant son regard étonné. Elle n’avait pas besoin de mêler le désir à
tout cela – la situation était déjà bien assez compliquée – et elle ne voulait
pas détruire aussi bêtement l’amitié qui naissait entre eux.
— Je me demande si vous seriez prête à aider un peu plus les chevaliers
du roi, demoiselle Medea…
Elle n’était pas assez loin de Theo pour ne pas sentir sa tension
soudaine en entendant la proposition de son capitaine. Pourquoi donc se
crispait-il ainsi, alors qu’il avait lui-même laissé entendre qu’elle pourrait
leur être utile dans la résolution du meurtre ?
— Qu’attendez-vous de moi ? s’enquit-elle.
Hélas, Theo s’interposa brutalement.
— Non ! cria-t-il.
Medea tressaillit. Ce qu’elle acceptait de faire ou non ne le regardait
pas ; et puis, cela avait été son idée ! Avait-il seulement tenté de la
distraire pour la pousser à coopérer ? N’était-ce qu’une ruse de sa part ?
— Medea ne peut pas s’impliquer dans notre enquête, poursuivit-il avec
autorité. Sa sécurité a déjà été assez menacée comme cela !
— Je ne m’apprêtais pas à suggérer que nous lui fassions courir le
moindre danger, répliqua Sir Benedictus en couvant son subordonné d’un
regard perçant.
Medea frémit. Il se passait quelque chose qu’elle ne comprenait pas,
entre ces deux hommes.
— Le simple fait d’être concernée par cette affaire est un risque pour
elle.
— Je peux parler, vous savez, coupa-t-elle sèchement, en dépit de sa
reconnaissance pour le soutien que Theo lui avait apporté.
Sa vie à la cour serait tellement plus passionnante, si elle participait à
cette enquête ! De toute manière, elle ne laissait jamais aucun homme lui
dire quoi faire – même ceux qu’elle appréciait ou admirait.
— Sir Benedictus, reprit-elle d’une voix plus posée, je suis prête à vous
apporter mon secours, si vous pensez que je peux vous aider.
Theo marmonna quelque chose qui ressembla étrangement à un juron,
mais son capitaine l’ignora et se tourna vers Medea.
— La victime s’appelait John Ward et nous nous demandons si
Lyconett, l’amant de son épouse, pourrait être responsable de sa mort. Nous
pourrions l’interroger, bien sûr, mais puisque vous êtes venue à moi, je
pense qu’il serait plus sage de tenter une approche différente. Une approche
plus subtile qui nous permettrait d’obtenir des résultats rapidement.
Demoiselle Medea, pensez-vous que vous pourriez parler à la veuve de
John ?
Elle réfléchit quelques instants.
— C’est faisable, bien sûr, mais… comment obtenir les renseignements
dont vous avez besoin ? Je ne peux tout de même pas lui demander
directement si son amant a tué son mari !
Medea crut voir un sourire furtif passer sur les lèvres de Sir Benedictus,
mais il disparut si vite qu’elle pensa avoir été trompée par un jeu d’ombres.
La pièce était très peu éclairée, après tout.
— Sir Theodore peut vous aider, répondit-il. Il a un don pour découvrir
les choses que les gens préféreraient garder secrètes.
Il se tourna ensuite vers son subordonné et reprit :
— Je veux que tu retrouves cette demoiselle quelque part, demain
matin, pour lui expliquer tout ce qu’elle aura besoin de savoir si elle désire
percer la défense de la veuve de John Ward.
Medea jeta un coup d’œil à son compagnon. Celui-ci pinçait les lèvres
et dévisageait son capitaine avec hostilité. Il allait refuser, c’était certain…
Elle retint son souffle, priant pour que Theo obéisse aux ordres. Elle avait
autant envie d’apprendre ses fameuses méthodes d’observation que de
passer plus de temps avec lui !
— Je dois donner une leçon aux jeunes écuyers tôt, demain, dit-il
finalement. Accepteriez-vous de me rejoindre ensuite, demoiselle Medea ?
Si la question s’adressait à elle, il n’avait pas quitté l’autre homme des
yeux. Tous deux semblaient mener une seconde conversation silencieuse
que Medea ne comprenait pas. Une seule chose était certaine : Theo
paraissait contrarié.
— Bien sûr, Sir Theodore, répondit-elle. Cela me conviendrait
parfaitement.
— Parfait. À présent, si vous voulez bien m’excuser : je dois
m’entretenir de quelque chose avec Sir Benedictus. Pensez-vous pouvoir
retrouver la grande salle sans mon aide ?
Comprenant qu’on la chassait, Medea se leva.
— À demain, donc.
Theo se tourna enfin vers elle et elle prit une profonde inspiration. La
flamme qui brûlait dans ses yeux la fit tressaillir. Soudain, sans prévenir, il
cligna des paupières et retrouva sa nonchalance.
— À demain, lança-t-il.
Medea n’attendit pas qu’il se ravise au sujet de leur rendez-vous et
s’enfuit.

Theo attendit de ne plus percevoir les pas de la jeune femme dans le


couloir pour bondir du banc, hors de lui.
— À quoi diable pensais-tu ? Elle est innocente !
Benedictus haussa les épaules.
— Il est hautement improbable que le baron Lyconett ait assassiné
l’époux de sa maîtresse, admit-il. Cet homme serait incapable d’embrocher
un bœuf à trois pas. Jamais il n’aurait eu le courage d’affronter qui que ce
soit.
— Dans ce cas, pourquoi as-tu demandé à Medea de nous aider ? Et si
le véritable meurtrier apprenait qu’elle interrogeait la veuve ? Elle est si
menue qu’elle ne pourrait se défendre contre une guêpe !
— Ta bonne amie tient à se rendre utile. Elle…
— Elle n’est pas ma bonne amie.
Theo dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas attraper Benedictus
par le col et faire disparaître son sourire satisfait d’un coup de poing.
— En es-tu certain ? Vous n’avez cessé de vous tenir la main et de vous
dévorer des yeux. Bien sûr, c’est toi l’expert en lecture de comportements,
mais même moi j’ai pu reconnaître ces signes…
— Nous ne nous dévorions pas des yeux ! explosa Theo, incapable de
se contenir plus longtemps.
Son compagnon se contenta de hausser un sourcil, sceptique.
— Elle était inquiète. Je me suis contenté de la réconforter, expliqua
plus calmement Theo.
— Dans ce cas, j’imagine que tu n’auras aucun scrupule à te servir
d’elle pour approcher son père.
Theo se figea un instant. Il avait foncé tête baissée dans un piège. Il
aurait dû se douter que Benedictus n’aurait jamais impliqué Medea dans
leurs affaires sans une bonne raison. Il était convaincu que Lyconett n’avait
tué personne et que la veuve Ward n’aurait rien d’utile à leur apprendre.
Tout ce qu’il voulait, c’était donner à Theo une bonne raison de passer du
temps avec Medea dans l’espoir de découvrir une preuve. Il n’hésitait
jamais à se servir des gens comme de pièces d’échecs qu’il disposait à sa
guise.
Theo fit de son mieux pour respirer posément.
— Si jamais Medea doit souffrir de cette histoire…
— Ce sera triste, certes, mais nous ne faisons que notre travail. Nous
sommes là pour protéger le roi et le pays. Ces considérations dépassent le
bien-être d’une seule femme, et tu le sais.
Theo ne pouvait dire le contraire. Toute sa vie, il avait trimé pour
devenir chevalier. Les hommes auprès desquels il servait à présent étaient
sa famille. Être choisi pour devenir l’un des quatre guerriers chargés de la
sécurité du souverain était un immense honneur. Le jour où il était devenu
chevalier du roi, il avait juré fidélité à la Couronne et à ses nouveaux frères
d’armes. Jamais encore il n’avait renié ce serment… Et pourtant, il avait du
mal à se plier aux ordres de son capitaine, aujourd’hui. Il avait même du
mal à se retenir de le frapper !
L’idée de faire courir le moindre danger à Medea, qui n’était coupable
de rien, uniquement pour espionner son père le rendait presque malade.
Lorsqu’il avait suggéré à la jeune femme qu’elle pourrait tenir un rôle dans
leur enquête, il était convaincu que Benedictus se contenterait de lui poser
quelques questions au sujet de ce qu’elle avait vu le soir du meurtre. Il avait
pensé qu’il lui aurait éventuellement demandé de garder un œil ouvert au
cas où elle pourrait reconnaître l’assassin à la cour.
Mais pas cela ! Jamais il n’avait voulu l’impliquer à ce point. Si par
malheur leur homme découvrait qu’elle posait des questions à son sujet…
Theo se redressa face au bureau.
— Espérons que Medea n’en apprenne pas trop. Je ne voudrais pas que
sa mort pèse sur ta conscience.
— Elle ne pèserait pas tant sur la mienne que sur la tienne, Theodore. Je
te charge de la protéger.
Cela dit, Benedictus se plongea dans la lecture d’un registre ouvert
devant lui. La conversation était close et il était temps pour Theo de s’en
aller. Ce n’était pas si mal… S’il avait surpris la moindre suffisance dans le
regard de son ami, il n’aurait pas pu s’empêcher d’en venir aux mains,
quelles que fussent les conséquences.
Chapitre 7

La mère de Medea lui adressa un regard exaspéré. Sans doute était-ce


parce qu’elle piétinait avec excitation comme une fillette qui attend un
cadeau. Elle avait beau tenter de contenir sa joie, cela ne durait qu’un temps
et, très vite, elle recommençait à s’agiter.
— Medea ! Arrête cela tout de suite ! Tu attires l’attention sur nous.
— Je pensais que nous étions venus ici pour être vus, ce matin, rétorqua
Medea.
— Mais pas de cette manière. Si seulement ton père pouvait se dépêcher
de parler au roi ! Plus vite les gens verront que nous sommes encore en
bons termes avec Edward, mieux cela vaudra pour nous.
— Il a seulement prévu de l’informer des conflits à nos frontières.
— Ne sois pas sotte ! coupa sa mère. Leur sujet de conversation
importe peu, tant qu’on le voit en compagnie du roi.
— Ne serait-il pas plus facile d’expliquer aux gens que nous n’avons
aucun lien avec le neveu de père ? demanda Ann, l’air troublée et un peu
perdue. Même si c’était le cas, il s’est de toute manière opposé à Philippe,
ce qui fait de lui son ennemi au même titre que les Anglais.
— Ce n’est pas ce que la cour veut entendre, répondit la baronne. On
cherche quelqu’un à blâmer et si nous n’agissons pas très vite pour faire
taire les rumeurs, nous allons finir par être considérés comme des traîtres en
puissance.
Medea hocha la tête lentement. Pour une fois, sa mère faisait preuve
d’un bon sens remarquable.
— Je t’ai déjà dit de cesser de t’agiter !
— Désolée, maman, répliqua-t-elle, les joues rouges et le front couvert
de sueur.
Il fallait vraiment qu’elle fasse plus attention. Elle devait à tout prix se
faire oublier, si elle voulait pouvoir s’échapper tranquillement avec Theo.
Quel genre d’enseignement avait-il prévu de lui prodiguer ? Medea n’osait
pas espérer que cela inclue des activités aussi excitantes que le combat à
l’épée, mais tout ce qui lui permettait d’échapper à son quotidien était bon à
prendre.
Heureusement pour elle, le prétendant le plus assidu de sa sœur aînée
(et l’un des mieux placés sur la liste de leur mère, grâce à ses liens étroits
avec la Couronne) approcha de leur groupe. Il ne leur avait pas parlé, la
veille. Ainsi, voyant qu’il daignait enfin leur adresser la parole de nouveau,
la baronne se détendit immédiatement et sourit de toutes ses dents. En un
éclair, Medea et son agitation furent reléguées au second plan.
Enfin, Theo fit son apparition dans la grande salle. Medea sentit son
cœur s’emballer. La leçon allait commencer ! Il croisa son regard, par-
dessus les têtes, mais ne sourit pas comme à son habitude.
Le temps qu’il parvienne à sa hauteur, le cœur de Medea menaçait de
jaillir de sa poitrine et elle dut se concentrer pour respirer calmement. Il ne
devait pas se douter de l’importance de cette affaire, pour elle ; et elle ne
voulait pas qu’il renonce à la former, sous prétexte qu’il la trouvait trop
excitable et pas assez discrète.
Il la jaugea sans sa chaleur habituelle et Medea s’éloigna discrètement
de sa famille pour pouvoir lui parler sans être entendue.
— Il n’est pas trop tard pour changer d’avis, déclara-t-il dès qu’elle
arriva à sa hauteur.
— Bonjour, Sir Theodore, répondit Medea en ignorant sciemment sa
remarque. J’espère que vous vous portez bien, ce matin.
Cette réaction fit passer une brève lumière dans les prunelles de son
compagnon. De l’amusement, peut-être ? Il faillit sourire, puis retrouva très
vite son sérieux.
— Ne plaisantez pas, Medea : cette affaire est grave. Vous pourriez être
blessée.
Elle balaya ses inquiétudes d’un geste.
— Je ne pars pas au combat, je suis juste…
— Vous êtes l’unique témoin d’un meurtre qui a bouleversé tout le
château. Si qui que ce soit, en dehors des chevaliers du roi, apprend cela,
vous pourriez courir un grave danger.
D’un seul coup, Medea eut la chair de poule. Elle n’avait pas songé
qu’elle pourrait être la seule personne capable d’identifier l’assassin.
— Personne d’autre ne s’est donc présenté pour vous fournir des
informations ?
Theo secoua la tête, les dents serrées.
— Nous avons travaillé toute la nuit et nous n’avons rien trouvé,
expliqua-t-il d’un air sombre. Vous êtes la seule à nous avoir offert une
piste.
Medea remarqua alors les ombres violettes sous les yeux du chevalier,
qui confirmèrent ses dires.
Tout à coup, elle eut honte d’avoir été aussi excitée à l’idée d’apprendre
de nouveaux talents. Dans son empressement, elle avait presque oublié
qu’un homme était mort, laissant une veuve derrière lui. Medea avait tant
voulu dépasser les frontières si étriquées de son existence qu’elle en était
devenue insensible à tous ces malheurs.
— Je comprends les risques, Theo, dit-elle gravement. Je vous en
supplie, laissez-moi vous aider.
Il acquiesça, puis se tourna pour examiner la salle.
— Dans ce cas, commençons. Suivez-moi.
Sans hésiter, il se réfugia dans le coin le plus déserté de la pièce et
Medea le suivit de près.
— Dites-moi, reprit-il tout en marchant, votre sœur va-t-elle épouser
l’homme auquel elle est en train de parler, à votre avis ?
— S’il lui fait sa demande, oui.
— L’apprécie-t-elle ?
Medea haussa les épaules.
— Est-ce important ? Il est très influent, riche et proche du roi. Tout
cela fait pencher la balance en sa faveur. De plus, ma mère l’approuve et je
sais que ce sera un facteur déterminant.
— Tenez-vous ici un instant et regardez-les. Que pouvez-vous me dire
de lui ?
Medea s’arrêta comme il le lui avait ordonné. La manche de Theo
effleura un instant son bras et elle sentit un frisson étrange la traverser. Elle
prit une profonde inspiration. Il lui fallait rester concentrée sur sa leçon.
Elle devinait que sa réponse allait être très importante aux yeux de son
compagnon.
— Il est intéressé par ma sœur et aimerait l’éloigner de ma mère, qui
domine la conversation, commença-t-elle en les observant avec attention.
Elle se tut un instant, mais Theo ne fit aucun commentaire.
— Je le vois à sa manière de regarder Jocatta, de se tourner
insensiblement vers elle et dos à ma mère. Il ne sourit qu’à elle et se
contente de hocher la tête lorsque maman parle.
— Je suis d’accord, dit enfin Theo. Mais pensez-vous qu’il va lui
proposer le mariage, ou bien se contenter d’autre chose ?
Medea étouffa un cri.
— Vous croyez qu’il tente de la séduire, puis de la déshonorer ?
Une main chaude se referma sur son bras et elle se rendit soudain
compte qu’aveuglée par son inquiétude, elle avait été sur le point de
traverser la salle pour arracher cet homme à sa sœur innocente.
— Je vous demandais votre avis, Medea. Je n’insinue rien du tout.
Elle respirait plus vite, hantée par une colère sourde.
— Je pense qu’un homme est prêt à promettre n’importe quoi pour
attirer une femme dans son lit !
Il y eut un long silence. Elle n’osait plus lever les yeux vers Theo, de
crainte qu’il voie sa honte et devine son secret. Enfin, elle le sentit s’écarter
un peu. Il lâcha son bras et sa peau continua à la brûler, privée de ce
contact. Il était un espion ; peut-être avait-il déjà compris d’où venait sa
fureur et cela le dégoûtait-il…
Mieux valait qu’elle se méfie, à l’avenir. Son passé ne devait jamais
refaire surface.
— Vous laissez vos émotions parler pour vous, Medea. Elles
obscurcissent votre jugement et vous font imaginer des choses qui ne sont
pas là. Essayez de vider votre esprit ; puis regardez de nouveau cet homme
avec détachement, comme s’il vous était inconnu. Lorsque vous serez prête,
donnez-moi votre ressenti une seconde fois.
Medea prit une profonde inspiration. Elle ne voulait pas échouer à ce
test. Elle ne pouvait pas se le permettre. Elle étudia donc le couple avec
attention, en se concentrant principalement sur le prétendant de sa sœur.
Combien de temps resta-t-elle immobile ? Elle n’en avait aucune idée.
Enfin, elle relâcha son souffle lentement.
— Je n’arrive pas à percer ses intentions vis-à-vis d’elle, déclara-t-elle
prudemment. En le regardant, je dirais que le mariage l’intéresse ; mais
sans lui parler, il est difficile d’en être certaine.
Elle osa enfin lever les yeux vers Theo. Voyant qu’il ne souriait toujours
pas, elle se crispa. S’était-elle trompée du tout au tout ?
— Inutile d’avoir l’air si inquiète, lança-t-il. Je suis d’accord avec vous.
Vous serez sans doute soulagée de savoir qu’il parle d’elle avec beaucoup
d’estime. Je ne serais pas étonné d’apprendre dans quelques jours qu’il aura
fait une offre à votre père. C’est un homme bon et votre sœur devrait être
heureuse avec lui.
En entendant cela, Medea sentit un étrange tiraillement au niveau de son
cœur. Elle était heureuse pour Jocatta, bien sûr. Son aînée allait rendre leurs
parents fiers et, avec un peu de chance, aurait bientôt un époux digne d’elle.
C’était une réussite et Medea était ravie – évidemment.
Alors, pourquoi était-elle hantée par ce soudain malaise, mélange de
tristesse et de frustration ?
Était-elle jalouse de sa sœur ? Impossible. Certes, son prétendant était
assez beau ; néanmoins, son charme enfantin et ses cheveux ondulés ne
l’attiraient pas. Jamais elle n’aurait pu s’imaginer devenir mère de ses
enfants.
Medea tressaillit. Si elle n’était pas jalouse de voir Jocatta épouser cet
homme en particulier, se pouvait-il qu’elle regrette de la voir heureuse en
ménage alors qu’elle-même était destinée au couvent ? Certainement pas !
Cela faisait bien longtemps qu’elle avait renoncé à l’amour. Ses écarts avec
Malcolm avaient définitivement fermé cette porte pour elle. Jamais elle ne
pourrait faire confiance à un autre homme. Tout à coup, Medea imagina la
grande main de Theo glisser sur la peau nue de son ventre. Elle dut se
mordre la lèvre pour ravaler le flot de chaleur qui envahit ses reins. Sir
Theodore, avec son épaisse crinière, ses larges épaules et son humour à
toute épreuve, saurait rendre une femme très heureuse s’il décidait de se
marier. Hélas, cette femme ne serait pas elle.
— Poursuivons, décréta Theo, sans paraître se douter un seul instant de
son trouble.
Medea hocha la tête et le suivit en faisant de son mieux pour se
concentrer sur sa leçon. Elle était certaine qu’il saurait assurer sa sécurité,
ces jours-ci, mais cela ne voulait pas dire qu’elle pouvait se permettre de
rêver à un avenir rayonnant pour eux. Elle avait déjà pensé au mariage,
autrefois, et cela ne lui avait apporté que du malheur.
Jamais elle ne retomberait dans ce piège.
La matinée passa vite et fut très active. Theo escorta Medea dans toute
la salle et lui posa des questions au sujet des nombreuses personnes qu’ils
croisèrent. Quels buts poursuivaient-ils ? Quels étaient leurs secrets
enfouis ?
Il lui montra comment on pouvait donner l’impression d’être absorbé
par une conversation tout en observant les gens autour de soi. À l’exception
de leur étude de Jocatta et de son prétendant, il ne confirma jamais ses
déductions clairement. Il se contentait de passer au sujet suivant.
Lorsqu’ils eurent enfin achevé leur tour, à l’approche de midi, Medea
était affamée.
— Je vais nous chercher de quoi manger, et nous pourrons sortir pour
discuter de vos progrès au grand air, proposa Theo. Devez-vous prévenir
vos parents, avant de quitter le château ?
Medea réfléchit un instant. Non, probablement pas. Sa mère était
toujours en train de parler avec sa fille aînée et le prétendant de celle-ci.
Plus loin, son père attendait une opportunité de s’entretenir avec le roi.
Comme souvent, aucun d’eux ne semblait avoir remarqué son absence…
— Je vais leur dire que je me retire un moment dans la chapelle pour
prier et méditer, répondit-elle donc. Je suis sûre que ma famille ne
s’opposerait pas à l’idée que je passe du temps avec vous, mais ils
s’attendraient à une demande en mariage avant ce soir et je ne veux pas leur
donner de faux espoirs.
— Je croyais que la baronne ne voulait pas me voir en compagnie de ses
filles…
Il ne paraissait pas blessé par ce rejet, mais il était évident qu’il n’avait
pas oublié les paroles cruelles qu’il avait surprises le jour de leur arrivée.
— Elle ne veut pas de vous pour ses deux plus belles filles, mais votre
mariage avec le vilain petit canard de la famille serait un triomphe inespéré
à ses yeux, répliqua Medea avec une pointe d’amertume.
Theo eut une moue de dégoût qui la surprit. Peut-être aurait-elle dû s’y
attendre. Après tout, elle venait de l’insulter. Si elle avait été un homme, il
lui aurait sans doute demandé réparation… Elle n’avait pas voulu paraître si
brutale ; hélas, il aurait été encore pire de se dédire.
— Vous avez une trop piètre idée de vous-même, grommela-t-il.
N’importe quel homme aurait dû être honoré de savoir capter l’attention
d’une femme aussi intelligente que vous.
À ces mots, Medea se sentit fondre à l’intérieur. Elle n’osa pas regarder
le chevalier, et osa encore moins lui répondre. Jamais on ne lui avait fait de
plus beau compliment. Elle ne savait pas vraiment comment réagir.
— Je vous retrouverai à la porte de la chapelle, dit calmement Theo,
comme si rien ne s’était passé. Je me charge du déjeuner.
Sur ce, il s’éloigna sans même un regard en arrière.
Medea alla parler à sa mère, les mains tremblantes. Était-elle si
perturbée de devoir mentir à ses parents, ou plutôt d’avoir entendu Theo la
flatter avec tant de sincérité ?
Elle sortit ensuite dans la cour, le front en sueur sous le soleil écrasant
de midi. Pourrait-elle convaincre ses sœurs de l’accompagner pour se
baigner dans la rivière, un peu plus tard ? Non, sans doute pas. Elles ne se
préoccupaient que de leur chasse au mari et considéreraient ce genre de
passe-temps comme une futilité.
Theo, lui, pourrait se joindre à elle. Elle l’imaginait déjà dans l’eau, en
train de rire et de plaisanter, des gouttes coulant de ses longs cheveux – et
cette pensée la fit sourire. Ils sauraient s’amuser, ensemble.
Comme elle ne le trouva pas à la porte, elle entra dans la chapelle,
savourant avec soulagement la fraîcheur qui régnait entre les épais murs de
pierre et le silence absolu du lieu déserté à cette heure.
Elle se glissa derrière un banc et s’agenouilla sur les dalles, les mains
jointes. Elle prit une profonde inspiration, cherchant des paroles de prière.
Rien ne lui vint. Les scènes que Theo lui avait fait observer durant la
matinée tournaient sans cesse dans son esprit.
Il lui avait appris bien plus de choses en quelques heures que quiconque
par le passé. Elle aurait pu passer une journée entière à écouter ses conseils
sans se lasser. Étudier le comportement des gens pour deviner leurs pensées,
leurs buts avait été si fascinant qu’elle en avait presque oublié qui elle était.
S’il y avait eu la moindre chance pour une femme d’occuper le poste de
Theo à la cour, elle aurait accepté sans hésiter.
Mais c’était impossible : les femmes ne pouvaient être anoblies,
travailler pour le roi ou même choisir librement leurs époux. Elle ne pouvait
qu’accepter cet interlude comme un cadeau, sans espérer mieux. Durant les
années à venir, elle chérirait ces quelques jours et chaque souvenir de son
passage à Windsor…
Soudain, un pas lourd résonna dans son dos et Medea se redressa d’un
coup. Theo l’avait suivie dans la chapelle et se tenait à présent derrière elle,
une drôle d’expression flottant sur son visage.
— Je suis désolé de vous avoir dérangée, déclara-t-il. Je peux attendre
dehors, si vous le voulez.
— Non, j’ai fini, répondit-elle en mentant.
Elle n’osa pas lui dire qu’elle ne parvenait pas à s’adresser à Dieu, ce
matin-là. Le parfum d’une miche de pain frais l’enveloppa et son estomac
se mit à gronder. Son compagnon sourit tandis qu’elle plaquait une main sur
son ventre pour tenter de le faire taire.
— J’ai apporté de quoi manger, mais il ne serait pas convenable de
déjeuner ici. Venez.
— Où me conduisez-vous ? demanda-t-elle en lui emboîtant le pas dans
la cour, puis hors de l’enceinte du château.
— À la rivière. Il y fera plus frais. Je ne pourrais pas supporter de rester
plus longtemps dans cette fournaise sans prendre feu moi-même…
Ils descendirent en silence un chemin de terre battue. Leurs pas
soulevaient de petits nuages de poussière sur leur passage. Enfin, ils
perçurent le murmure de l’eau courante, prirent un virage sec et
débouchèrent sur la berge. Sans attendre le chevalier, Medea courut
jusqu’au lit de la rivière pour y tremper les doigts.
— Comment est-elle ? demanda Theo en s’agenouillant près d’elle.
— Parfaite !
Il sourit, recueillit un peu d’eau au creux de ses mains et la fit couler sur
son visage. Des rigoles suivirent ses cheveux pour mouiller sa chemise. Il
répéta ce geste plusieurs fois, comme s’il ne se souciait pas de finir trempé.
Medea ne put s’empêcher de regarder les gouttes rouler sur sa nuque et
disparaître sous le tissu.
Sachant que ses cheveux devenaient indomptables quand ils étaient
humides, elle n’osa pas l’imiter. Elle se contenta donc de rafraîchir ses
mains et de les passer sur son col, frissonnant de plaisir lorsque son corsage
retint l’eau si fraîche. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle vit que Theo
l’examinait avec attention, son visage tout proche du sien. Elle ne put lire
l’émotion qui hantait son regard, mais son intensité la fit trembler de plus
belle – et, cette fois, elle ne pouvait expliquer sa réaction.
Enfin, il se releva.
— Allons trouver un endroit où nous asseoir, à l’ombre des arbres. C’est
la première fois depuis des jours que je me rafraîchis et je n’ai pas hâte de
sentir de nouveau le soleil sur ma tête.
Ils dénichèrent bien vite un immense saule penché sur l’eau, laissant ses
feuilles flotter à la surface. Theo en écarta quelques branches pour inviter
Medea à s’installer dessous, sur les racines noueuses.
— Nous serons bien ici.
Il ouvrit ensuite le sac qu’il portait pour en tirer un gros pain doré.
Medea en prit un morceau et ils mangèrent quelques instants sans parler.
À leurs pieds, le courant filait paresseusement vers la Tamise dans un doux
murmure. Pour la première fois depuis l’atroce assassinat de John Ward,
Medea se sentit en paix.
Comment pouvait-elle se détendre à ce point ici, sous les branches
agitées par la brise, en compagnie d’un guerrier redoutable ? Quelques
semaines plus tôt encore, elle n’aurait pas cru cela possible…
— Vous avez été très bonne élève, ce matin, déclara soudain Theo.
Medea leva les yeux du reste de son pain, étonnée.
— Vraiment ?
Un tel compliment n’aurait pas dû suffire à faire battre son cœur plus
vite, et pourtant… Elle fit son possible pour se calmer. Il n’était jamais bon
de laisser ses émotions s’emballer ainsi. Elle se détourna donc à regret et
retourna à son déjeuner.
Malcolm aussi avait fait semblant d’apprécier son intelligence, et cela
l’avait incitée à commettre la pire erreur de sa vie. Il l’avait flattée et elle
s’était laissé aveugler. Elle ne pouvait se permettre de faire deux fois la
même erreur, même si Theo semblait être un homme d’honneur. Elle avait
décidé de se retirer au couvent de St. Helena et elle tiendrait parole.
Comprenant sans doute qu’elle n’allait rien ajouter, son compagnon
reprit :
— Oui, vous feriez une excellente espionne. Vous avez un don inné
pour lire les gens.
Medea arrêta de mâcher son pain, la bouche pleine.
— Avec un peu plus d’entraînement, je suis convaincu que vous
deviendriez vite aussi douée que moi.
Cette fois, en dépit de la mie qui lui emplissait la bouche, Medea ne put
retenir un grand éclat de rire.
— Arrogant ! gloussa-t-elle après avoir réussi à avaler sa bouchée.
Theo sourit sans honte.
— Si je ne sais pas apprécier mes propres qualités, qui le fera ?
— D’aucuns verraient un tel orgueil comme un péché, vous savez…
Il sourit de plus belle. Ayant achevé son déjeuner, il s’accouda dans
l’herbe, presque allongé à l’ombre du saule. Jamais encore Medea ne l’avait
vu si détendu. Si seulement elle avait pu capturer cette image pour la
contempler à loisir, lorsqu’elle serait au couvent… Theo n’était pas aussi
beau que Malcolm – son visage était trop abîmé pour cela –, mais ses yeux
étaient chaleureux, amicaux, et ils avaient le don d’agiter des émotions
troubles en elle. Il était clairement plus habitué qu’elle à voir le vrai visage
des gens, car il lui donnait l’impression d’être la seule personne capable de
percer son masque pour sonder son véritable caractère ; chose que sa
famille et ses proches n’essayaient même pas de faire.
Lorsqu’elle eut fini de manger, le chevalier lui posa encore quelques
questions au sujet de tout ce qu’ils avaient vu ensemble à la cour, lui
montrant comment s’améliorer et lui détaillant les quelques erreurs
d’interprétation qu’elle avait faites. Bientôt, ils se mirent à parler de
tactique militaire et Theo lui expliqua comment son entraînement au
combat l’avait aidé à devenir un espion plus efficace.
Medea buvait ses paroles, s’enivrant de connaissances nouvelles.
— Lorsque Sir Benedictus a suggéré que je prenne part à votre enquête,
hier, vous vous y êtes opposé, lâcha-t-elle enfin. J’avoue que je ne
comprends pas pourquoi. Lorsque nous avons discuté dans votre chambre,
vous avez vous-même demandé mon aide.
Son compagnon chassa une mèche de son visage.
— En vous entendant raconter une seconde fois ce que vous avez vu et
décrire la nonchalance avec laquelle le meurtrier a frappé, je…
Un demi-sourire flotta un instant sur ses lèvres.
— Je n’ai pas supporté l’idée qu’il puisse vous arriver quelque chose.
Le cœur de Medea se serra.
De son côté, Theo parut rougir un peu et s’éclaircit la voix d’un air
gêné.
— Je me serais senti trop coupable, ajouta-t-il.
Oh.
— Coupable ?
— Bien sûr. Je me suis dit que si jamais votre participation vous mettait
en danger, si vous étiez blessée, cela aurait été ma faute. Je ne voulais pas
porter cette responsabilité.
Cette fois, il était vraiment très rouge et se détourna pour contempler les
branches tombantes du saule.
— Je vois…
Medea n’était pas certaine de bien comprendre, mais l’embarras de son
ami avait quelque chose d’étrangement attirant. De toute évidence, il tenait
plus à elle qu’il voulait bien le faire croire.
Elle sentit son cœur s’emballer de nouveau et dut baisser les yeux elle
aussi. Elle ne voulait pas être attirée par cet homme. Elle appréciait
simplement sa gentillesse et la liberté qu’elle goûtait en apprenant de
nouveaux talents à ses côtés. Elle n’avait absolument pas besoin que ses
sentiments s’en mêlent !
Elle serra ses genoux contre sa poitrine et regarda un long moment l’eau
couler par les trous du feuillage. Peu à peu, son cœur se calma. Elle se
détendit. Il faisait tellement plus frais ici qu’au château… Une immense
sérénité commença à l’envahir de nouveau.
— Nous poursuivrons vos leçons demain, annonça finalement Theo. Je
dois retourner travailler.
Medea acquiesça, sans bouger. Il ne se leva pas non plus. Les feuilles
murmuraient tranquillement autour d’eux.
— Pensez-vous que l’amant de la femme de John soit coupable ? finit-
elle par demander.
— Non.
— Pourquoi ?
— Pour commencer, il n’est pas aussi grand que l’homme que vous
avez vu.
Medea fut traversée par un frisson. Était-ce du soulagement ou de
l’inquiétude ?
— Et quelles autres raisons vous poussent à rejeter cette idée ?
Theo se laissa rouler sur le dos, le regard perdu dans le ballet des
branches.
— D’après ce que vous avez entendu, il semblerait que ces deux
hommes se soient disputés au sujet d’un secret qu’ils cachaient à
Benedictus, répondit-il, presque comme s’il se parlait à lui-même. John
savait que sa femme le trompait et je crois que cela ne le dérangeait pas
vraiment.
Medea eut un hoquet de surprise. Comment un homme pouvait-il laisser
sa femme être infidèle sans s’en offusquer ? Cela lui échappait, et pourtant
c’était la seconde fois en quelques jours que Theo lui montrait un tel
couple, à la cour.
Bien sûr, elle n’avait aucune expérience du mariage, mais elle ne
pouvait imaginer ses parents se trahir sans que l’autre en soit blessé.
— Pourquoi acceptait-il cela sans protester ?
Theo haussa les épaules.
— Les Ward avaient fait un mariage arrangé, comme beaucoup de gens.
L’épouse de John lui a donné cinq garçons en bonne santé et…
Il eut un vague mouvement de la main.
— Je ne sais pas comment vous expliquer…
Medea tressaillit.
— Je ne suis pas aussi innocente et naïve que vous semblez le croire,
lança-t-elle.
Il lui jeta un coup d’œil surpris et elle s’en voulut d’avoir autant parlé.
Theo était doué pour deviner les secrets des autres. Sans doute ne lui en
faudrait-il pas plus pour percer le sien.
Cela dit, serait-elle réellement embarrassée qu’il sache ? Il était son
ami et elle sentait que, contrairement au reste du monde, il ne la jugerait pas
sévèrement s’il apprenait ce qui s’était vraiment passé entre Malcolm et
elle.
Au bout d’un moment, Theo se détourna en soupirant et perdit son
sourire.
— Il ne s’agit pas d’innocence. Je ne sais pas comment exprimer ma
pensée sans insulter la veuve Ward.
— Oh…
Medea se sentit soudain très bête. Heureusement, son compagnon parut
retrouver sa bonne humeur et son insouciance coutumières.
— Disons simplement qu’elle… parle beaucoup.
— Moi aussi.
— Pas comme elle.
Medea baissa la tête, bien décidée à ne pas trahir sa joie en entendant ce
demi-compliment. Elle tira un peu sur une racine qui sortait du sol. Pouvait-
elle se permettre de confier à Theo le fond de sa pensée ? Oui, sans doute.
Savoir qu’elle allait bientôt prendre le voile et ne reverrait plus jamais cet
homme la libérait, d’une certaine manière. Ces quelques jours passés avec
lui étaient une parenthèse dans le cours normal de sa vie.
Elle tira donc plus fort sur la racine prise dans une gangue de terre
humide, tout en parlant.
— J’avoue que je ne comprends pas comment on peut choisir de
prendre un amant.
Elle attendit. Theo ne fit aucun commentaire et elle poursuivit donc :
— Bien sûr, la veuve Ward avait fait son devoir d’épouse en donnant
autant de fils à son mari, elle n’était plus obligée de…
Cette fois, ce fut à elle d’agiter la main, laissant sa phrase en suspens.
Elle ne trouvait pas de terme approprié. Elle n’avait connu l’amour
physique que deux fois et cela avait été gênant, étrange. Pas vraiment
déplaisant, mais pas non plus une expérience qu’elle aurait été prête à
reproduire. Aucun mot ne lui vint et elle soupira. De toute manière, Theo
savait de quoi elle parlait ; il était inutile de se montrer plus explicite.
Il s’éclaircit la voix, visiblement aussi embarrassé qu’elle par leur
conversation.
— Certaines personnes aiment cela.
— Vous voulez dire : les hommes ? demanda Medea.
Malcolm avait certainement apprécié la chose plus qu’elle, si elle en
croyait ses gémissements pendant l’acte. C’était logique. Il n’avait pas eu à
subir cette invasion pénible, lui.
Le chevalier ne répondit pas et Medea rassembla son courage pour le
regarder. Ce qu’elle vit la troubla. Il semblait déchiré par une lutte
intérieure, les yeux dans le vide, la bouche s’ouvrant et se refermant sans
qu’un seul mot franchisse ses lèvres. Elle étendit les jambes et patienta.
— Non, pas uniquement les hommes, finit-il par dire. Je suis convaincu
que les femmes devraient aimer la chose autant que nous. Et…
Il s’interrompit, se tournant soudain vers elle pour soutenir son regard.
— Et si ce n’est pas le cas, la faute revient généralement à leurs amants.
Certains ne se montrent pas aussi attentionnés qu’ils le devraient. Le plaisir
d’une femme est aussi important que celui d’un homme. Du moins, c’est ce
que je pense.
Ils restèrent silencieux un long moment. Une émotion inattendue et
intangible s’installait entre eux, les liait. Medea vit une veine battre dans le
cou de Theo. Elle eut brusquement envie de presser ses lèvres contre sa
peau – absurde ! Elle n’était pas attirée par lui ; ou, du moins, elle faisait
tout son possible pour ne pas l’être. De plus, l’idée d’embrasser quelqu’un
la répugnait.
— À quoi pensez-vous donc ? demanda-t-il à mi-voix, sans la quitter
des yeux.
— Je songeais que les baisers sont des choses dégoûtantes… Toute cette
langue…
Elle tressaillit malgré elle.
Theo éclata de rire, au grand dam de Medea. Elle essayait de lui faire
comprendre ce qu’elle ressentait, et il la trouvait sotte. Elle se redressa à
genoux, soudain pressée de rentrer au château et de le fuir.
— Ne partez pas, dit-il en prenant son bras avec douceur. Je suis désolé
d’avoir ri. Je pensais juste que vous étiez en train d’imaginer…
Visiblement, je me suis trompé et c’est… Je vous en supplie. Restez.
Elle céda, se rassit sur la terre humide, et il la lâcha pour se rallonger
sur le dos. Elle était plus proche de lui, dans cette position. Ses genoux pliés
effleuraient presque le torse du chevalier. Sous cet angle, elle remarqua que
la cicatrice, près de son œil, était bien plus profonde qu’elle ne l’avait cru.
Cette blessure avait dû tant le faire souffrir… Medea serra le poing pour
s’empêcher de la caresser du bout des doigts. Elle venait déjà de se rendre
ridicule et n’avait pas besoin d’en rajouter en le touchant ainsi. Cela ne se
faisait pas, dans la bonne société.
— À quoi vous imaginiez-vous que je réfléchissais ? demanda-t-elle
timidement.
— Ah…
Il émietta une boulette de terre entre ses doigts.
— Je pense que je me suis de nouveau montré arrogant. Je croyais que
vous envisagiez de m’embrasser, moi.
En un instant, Medea sentit son cœur fondre.
Theo avait évidemment su déceler ses émotions en la regardant. C’était
son talent. Elle allait devoir se montrer plus prudente, à l’avenir, si elle ne
voulait pas trahir la moindre de ses pensées. Elle n’avait certes pas été
tentée de l’embrasser sur la bouche, mais maintenant qu’il mentionnait
cela… Elle baissa les yeux sur ses lèvres. Elles étaient fermes, charnues. Le
souffle court, elle dut se détourner.
— Non, ce n’était pas cela.
Elle ne mentait pas vraiment. Poser les lèvres dans son cou n’était pas la
même chose que l’embrasser.
— Ne le prenez pas mal. Les baisers ne sont tout simplement pas pour
moi. C’est beaucoup trop humide et sale.
Un flot de bile lui monta à la gorge au souvenir de la langue de
Malcolm dans sa bouche. Sur le moment, elle avait fait semblant d’aimer
cela parce qu’il avait l’air d’y prendre beaucoup de plaisir ; mais, à chaque
fois, elle avait eu hâte qu’il la lâche pour pouvoir recommencer à discuter et
à rire avec lui. Elle avait cru que lui donner ce qu’il attendait d’elle en
vaudrait la peine, et elle avait eu tort.
Theo se racla la gorge de nouveau.
— On n’est pas obligé d’y mettre la langue, expliqua-t-il, et si cela
arrive, ce n’est pas nécessairement dégoûtant. Pas si votre amant le fait
comme il faut.
Un voile rosé recouvrit ses pommettes. Était-il donc aussi embarrassé
qu’elle par leur conversation ? Cette pensée donna à Medea le courage de
poursuivre.
— Que voulez-vous dire par « le faire comme il faut » ?
Theo roula sur le côté pour mieux la regarder. Ses yeux bleus lui
parurent plus perçants que jamais. Il était si proche d’elle, le visage à un
souffle du sien. En cet instant, elle aurait été incapable de s’écarter de lui,
même si Edward lui-même le lui avait ordonné.
— Si je devais vous embrasser, dit-il d’une voix grave et solennelle, je
commencerais par m’approcher, suffisamment pour sentir votre respiration
sur mes joues. Puis, je resterais là, sans vous toucher tant que je ne serais
pas sûr de ce que vous désirez. Enfin, avec tant de douceur que vous le
sentiriez à peine, mes lèvres caresseraient les vôtres. Juste un instant.
— Oh.
Medea sentit l’air se raréfier autour d’elle et les cheveux de sa nuque se
redresser. Exposée comme cela, la chose semblait bien plus agréable que
tout ce qu’elle avait osé imaginer. Elle se tint très raide, immobile, de peur
de se pencher sur lui pour mettre en pratique ce qu’il venait de décrire.
— Ensuite, si vous ne reculiez pas, je tenterais de vous toucher. Je
commencerais doucement, pour que vous vous habituiez, en débutant par la
peau fine de votre cou, sous votre oreille.
Il montra d’un geste l’endroit et Medea put presque sentir cette caresse
promise.
— Très vite, j’en voudrais plus. Je placerais mon autre main sur votre
hanche, avec juste assez de fermeté pour que vous compreniez à quel point
je désirerais vous enlacer et assez de souplesse pour vous laisser la liberté
de vous écarter, au besoin.
Un picotement envahit les lèvres de Medea. Elle avait tellement envie
de déposer quelques baisers sur la ligne de sa mâchoire… Instinctivement,
elle s’humecta le coin de la bouche dans l’espoir d’atténuer son trouble,
mais cela ne fit qu’empirer les choses. Elle vit le regard de Theo surprendre
son mouvement, puis revenir sonder ses yeux.
— Enfin, une fois que je serais certain que vous souhaitez poursuivre, je
vous embrasserais une seconde fois. Plus fort, mais toujours avec tendresse.
Et encore, et encore, jusqu’à ce que vous vous laissiez aller contre moi. Je
glisserais alors les doigts dans vos cheveux, libérant vos boucles sauvages
pour découvrir la peau de votre nuque, dessous.
Medea ravala sa salive. Personne n’avait touché ses cheveux depuis des
années et sa peau s’éveilla à l’idée de sentir les mains de cet homme dans
ses mèches folles – non pas pour les tirer et les contraindre à l’obéissance
comme le faisait sa mère à chaque fois qu’elle la coiffait, mais pour profiter
de leur masse luxuriante.
— Comment… ? balbutia-t-elle d’une voix à peine audible. Comment
sauriez-vous que j’en veux plus ?
Theo sourit.
— J’imagine que vous feriez de petits bruits.
— Des bruits ?
— Oh oui. Vous êtes une femme qui n’a pas peur de s’exprimer,
répondit-il d’un air amusé. Je suis sûr que vous trouveriez un moyen de me
faire comprendre ce que vous désirez. J’attendrais d’entendre vos soupirs
ou vos gémissements avant d’entrouvrir vos lèvres ; et seulement là, je
laisserais ma langue toucher la vôtre. Je suis sûr que cela me rappellerait la
première bouchée d’une pomme mûre, à la fois acide et sucrée. Je vous
retiendrais ainsi dans mes bras pour vous laisser le temps de vous adoucir.
Ensuite… Ensuite, je crois que j’en voudrais davantage.
— Vraiment ?
Medea avait le souffle court et son cœur tambourinait dans sa poitrine.
— Je ferais courir mes lèvres le long de votre cou. Le frottement de ma
barbe sur votre peau vous paraîtrait divin. Vous y seriez même si sensible
que je vous sentirais frissonner.
Elle ne put s’empêcher de trembler, comme si Theo venait de faire
exactement ce qu’il lui promettait. Les pupilles de son compagnon étaient si
dilatées qu’elle ne voyait plus qu’un mince anneau bleu autour d’elles.
Soudain, elle se rendit compte qu’ils s’étaient approchés plus encore et
elle sentit le souffle de Theo sur son visage. Son esprit lui ordonna de
s’écarter, mais son corps refusa d’obéir. À croire qu’elle voulait être près de
lui et découvrir toutes les sensations qu’il venait de décrire, alors même que
son bon sens lui répétait que ce serait une faute. Les baisers qu’il lui faisait
entrevoir n’avaient rien de commun avec la maladresse de Malcolm. Cela
ressemblait à une expérience qu’elle aurait pu apprécier, pas à une épreuve
pénible à surmonter.
— Je…
— Oui ? murmura Theo, d’une voix presque aussi douce que la brise.
— Cela semble…
Il sourit, sans la quitter des yeux.
— Cela n’a pas l’air dégoûtant.
Son petit éclat de rire fit bondir le cœur de Medea. Il paraissait si
heureux, comme si ses paroles lui avaient procuré autant de plaisir qu’à
elle.
— Je suis heureux que vous le pensiez, répondit-il. Peut-être que la
prochaine fois, lorsque vous me regarderez comme vous venez de le faire,
vous penserez réellement à m’embrasser.
Durant quelques instants, elle y songea, en effet. Elle aurait voulu
éprouver toutes ces sensations, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie. Mais
non. C’était impossible. Cette prise de conscience l’atteignit comme une
giclée d’eau froide.
— Les religieuses n’embrassent pas, déclara-t-elle.
Le sourire de Theo s’effaça à ces mots et Medea faillit se frapper pour
sa sottise. Quel mal y aurait-il eu à entrer dans son jeu – juste un peu ? Elle
pouvait bien se permettre de le laisser la charmer pendant quelques minutes,
pour préserver leur amitié.
— Nous devrions retourner au château, lança-t-il avec une brusquerie
inattendue.
Medea aurait tant voulu pouvoir lui dire à quel point ses paroles
comptaient pour elle, mais l’instant était déjà passé. Il était trop tard.
Il se leva et chassa la terre séchée de ses vêtements. Elle l’imita, hantée
par une pénible impression de vide au creux de l’estomac. Cet homme
venait de lui faire découvrir quelque chose de merveilleux sans même la
toucher, alors que les baisers intrusifs de Malcolm l’avaient laissée de
marbre. Sa voix seule avait réussi à la faire frémir, à toucher son cœur, et
elle aurait tant voulu qu’il recommence !
Il écarta les branches du saule pour lui permettre de passer. En un
instant, elle retrouva la lumière crue et agressive du soleil.
Ils remontèrent le sentier côte à côte. Theo se contenta de parler de tout
et de rien, poliment. La chaleur les enveloppait de nouveau, étouffante et
lourde, faisant disparaître les derniers délices de ce moment de répit, au
bord de l’eau. Agacée par l’épaisse tresse qui battait dans son dos, Medea
aurait presque voulu la couper au plus court pour se soulager un peu.
Elle devait parler. Elle devait briser la glace qui les séparait. Si jamais
elle laissait l’affaire en suspens trop longtemps, leurs rapports finiraient par
devenir embarrassants et leur prochaine entrevue serait un désastre. Elle ne
pouvait pas laisser ce malaise ternir leur relation. Elle ne resterait pas
longtemps à la cour et tenait à apprécier chaque journée passée aux côtés de
son nouvel ami.
— Devrais-je approcher la veuve de John aujourd’hui ? demanda-t-elle
abruptement.
— Je ne pense pas que vous soyez prête.
Medea se figea, choquée.
— Que voulez-vous dire ? Bien sûr que je suis prête ! Je n’aurai que
quelques questions à lui poser pour confirmer l’innocence de son amant.
Theo ne ralentit pas et jeta à peine un regard par-dessus son épaule pour
s’assurer qu’elle le suivait.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ? Vous ne pouvez tout de
même pas lui demander en face si Lyconett a tué son époux, n’est-ce pas ?
Même si c’était le cas, elle ne l’avouerait jamais.
— Je…
Medea s’arrêta de nouveau au milieu du sentier, frustrée.
— Voulez-vous bien ralentir ? lança-t-elle.
Hélas, il n’obéit pas.
— Nous reprendrons vos leçons demain et, quand je jugerai le moment
venu, vous pourrez interroger la femme de John.
Elle poussa un soupir exaspéré, puis pressa le pas pour le rattraper.
— Je ne vois pas pourquoi je devrais attendre, répliqua-t-elle. Si vous
pensez que ce n’est pas lui, pourquoi ne pas vous concentrer sur d’autres
suspects pendant que j’explore cette piste ?
— Nous le faisons déjà.
Bien sûr. C’était logique.
— Je pense tout de même…
Cette fois, Theo s’immobilisa si brusquement qu’elle le percuta de plein
fouet.
— Qu’est-ce que vous… ?
Elle s’interrompit en surprenant son regard sombre puis se retourna
pour voir ce qui le troublait tant. Son cœur s’arrêta un instant lorsqu’elle
reconnut la silhouette familière de son père qui quittait le château, en
compagnie d’un autre homme qu’elle n’avait encore jamais rencontré.
Même à cette distance, on pouvait deviner qu’ils étaient plongés dans une
grave conversation.
— Qui est-ce ? demanda Medea.
— Je pensais que vous pourriez me le dire, répondit Theo.
Il ne les quitta pas des yeux. Les deux hommes leur tournèrent le dos
sans les remarquer et s’approchèrent du petit hameau qui s’étendait sous les
remparts.
— J’ai déjà aperçu cet homme à la cour, mais j’ignore son nom, reprit
Medea. Vous devez le connaître, non ?
Son compagnon ne répondit pas. Son visage s’était mué en un masque
de pierre, dépourvu d’émotions. Était-il bien le même homme, celui qui lui
avait souri avec tant de chaleur quelques instants plus tôt, au bord de
l’eau ?
— Je dois vous ramener dans l’enceinte du château. Je suis certain que
votre mère doit s’attendre à ce que vous ayez fini vos prières. Je suis navré,
mais je ne pourrai pas vous rejoindre demain matin, en fin de compte. Peut-
on se donner rendez-vous à midi ?
— Oui, mais…
— Parfait. Nous pourrons affiner vos techniques d’interrogatoire.
Il reprit son chemin en parlant sans s’arrêter. Elle ne put prononcer un
seul mot. Enfin, arrivé à la porte de la grande salle, il lui souhaita une bonne
fin de journée et disparut dans le couloir.
Medea repéra bien vite sa mère, mais ne s’approcha pas d’elle. Elle
préféra arpenter la pièce lentement, comme le lui avait montré Theo. Il
disait que cela évitait d’attirer l’attention sur elle – ce qui serait arrivé si elle
était restée immobile et seule – sans pour autant encourager les
conversations. De toute manière, elle n’avait pas vraiment à craindre que
l’on veuille lui adresser la parole : elle ne connaissait presque personne ici,
et sa famille était déjà occupée.
C’était aussi bien. Elle ressentait soudain un immense besoin de
solitude.
La réaction de Theo, lorsqu’il avait vu son père en pleine conversation
avec cet inconnu, avait été étrange. Il avait affirmé qu’il n’espionnait pas sa
famille et Medea l’avait cru. Mais se passait-il autre chose qu’elle ignorait
encore ? Une chose qu’elle aurait dû savoir et qu’on lui cachait
délibérément ?
Peut-être ferait-elle mieux d’employer ses nouvelles méthodes
d’observation sur Theo lui-même, à l’avenir. Cela pourrait lui permettre de
découvrir enfin ce qui se passait réellement ici…
Chapitre 8

Theo contempla la tapisserie tendue derrière Benedictus. Il n’avait


jamais apprécié les œuvres que son capitaine aimait exposer dans son
bureau : elles lui rappelaient trop d’anciennes batailles et des combats
sanglants qu’il aurait préféré oublier…
Benedictus martelait la table du bout des doigts. C’était sa manière
d’exprimer son déplaisir devant la lenteur de leurs progrès ; mais Theo s’en
moquait. Il avait passé le début de l’après-midi à traquer le père de Medea
et Gobert. Voir le baron Suval passer tant de temps en compagnie de l’un
des hommes les plus susceptibles de causer des problèmes à la cour
l’inquiétait plus qu’il n’était prêt à l’admettre – d’autant plus qu’il était fort
probable que Gobert soit l’assassin de John Ward.
Il aurait dû raconter à ses compagnons chevaliers ce qu’il avait vu en
revenant de la rivière. Cette scène, sous les remparts, suggérait que Suval et
Gobert pouvaient être de mèche, en fin de compte. Hélas, s’il faisait cela,
Benedictus insisterait pour qu’il enquête sur toute la famille de Medea et,
sot qu’il était, Theo n’avait aucune envie de profiter de l’innocence de la
jeune femme plus qu’il ne l’avait déjà fait. Dès qu’il passait un moment en
sa compagnie, il se retrouvait contraint de lui mentir et, après l’étrange
interlude de cette fin de matinée, lorsqu’il avait failli…
— Tu es bien silencieux, Theodore. N’as-tu donc rien à ajouter ?
Theo se massa le front. Si seulement ses vœux ne l’obligeaient pas à
répondre ! Un malaise l’envahit. Malheureusement, sa loyauté envers la
Couronne l’empêchait de se taire plus longtemps. Il n’avait pas le choix.
— J’ai vu quelque chose, aujourd’hui, dit-il donc à regret. Le baron
Suval et Gobert ont quitté le château pour se rendre au village ensemble.
Benedictus fronça les sourcils.
— Pourquoi n’en as-tu pas parlé plus tôt ? Je suppose que tu les as
suivis. Où sont-ils allés ?
— J’étais avec Medea lorsque je les ai aperçus. Je lui apprenais à
espionner les gens.
Il avait précisé cela très vite, pour se justifier, de peur que Benedictus
ou un autre ne l’accuse encore de faire la cour à la jeune femme.
— Lorsque j’ai pu la laisser dans la grande salle, les deux hommes
avaient disparu. Je les ai cherchés au village, mais je n’ai pas réussi à les
retrouver.
Son capitaine se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.
— Voilà une évolution fort intéressante… Comment Medea a-t-elle
réagi en voyant son père avec Gobert ?
Theo secoua la tête. Il répugnait à l’impliquer dans leurs conversations,
mais une fois de plus, il n’avait clairement pas d’alternative.
— Elle a affirmé qu’elle ne connaissait pas Gobert et je l’ai crue,
déclara-t-il avec fermeté. Son visage est très expressif, facile à percer à jour.
Sauf quand il avait pensé qu’elle voulait l’embrasser. Elle l’avait
contemplé un long moment, les lèvres entrouvertes et l’air ailleurs…
Theo, qui aurait juré qu’il n’était pas attiré par elle, avait soudain eu
envie de presser ses lèvres contre les siennes. Sans doute était-ce pour cela
qu’il avait si mal interprété la situation. Elle ne voulait pas de ce baiser. Elle
l’avait répété deux fois, sans la moindre hésitation. Cela avait été un double
coup pour lui, entamant sa fierté masculine et sa confiance en ses capacités
de déchiffreur d’émotions avec la même cruauté.
Il n’avait certes pas beaucoup d’expérience avec les femmes, mais il
s’était longtemps targué de savoir reconnaître les signaux du désir,
lorsqu’ils lui étaient adressés. Il avait eu tort. Tandis qu’il se laissait aller à
songer à la douceur veloutée de ses lèvres, Medea avait de toute évidence
été hantée par le souvenir d’une pénible expérience passée. Face à cette
émotion visible, Theo avait réagi intérieurement plus qu’il n’aurait dû.
L’idée qu’un inconnu ait pu dégoûter Medea des baisers et de l’amour
l’avait rendu furieux. Il avait été tenté de lui demander le nom de cet
homme pour le traquer et… Il n’était même pas certain de ce qu’il lui aurait
fait, après l’avoir trouvé, mais ce goujat aurait amèrement regretté d’avoir
blessé à ce point une jeune fille innocente !
Si seulement sa colère s’était arrêtée là, il aurait encore pu le supporter.
Mais elle l’avait aussi poussé à tout faire pour tenter de la séduire, pour
qu’elle envisage de l’embrasser. Il avait alors voulu que son propre désir,
inattendu et troublant, soit réciproque. Qu’elle ne pense plus qu’à lui. Cela
n’avait pas fonctionné. En fait, il avait peut-être même empiré la situation.
Tout ce qu’il avait dit, chaque description de ses lèvres sur la peau de
Medea, de ses caresses, n’avait fait qu’attiser un peu plus le feu qui brûlait
en lui. Il avait souhaité la prendre dans ses bras et lui faire tout cela, plus
que n’importe quoi d’autre. Il aurait même été prêt à renier le roi
d’Angleterre pour avoir le privilège de goûter la saveur de sa bouche ne
serait-ce qu’une fois. Et, pendant quelques instants, il avait pensé qu’elle en
avait envie aussi. Elle s’était laissée aller, les yeux mi-clos, tendue vers lui,
les lèvres offertes… Un parfait spectacle de sensualité.
Le moindre signe d’assentiment de sa part, et il se serait jeté sur elle
pour l’enlacer, la couvrir de baisers. Mais non. Elle lui avait rappelé avec
force que les hommes ne l’intéressaient pas. Elle se destinait au couvent et
rien n’aurait pu la faire changer d’avis.
— Eh bien ? lança sèchement Benedictus.
Theo tressaillit en percevant son agacement et se rendit compte que tous
les autres le regardaient, attendant sa réponse à une question qu’il n’avait
pas entendue.
Un flot de chaleur lui monta aux joues. Repenser à Medea, sous le
saule, le détournait de sa mission. Jamais encore il n’avait eu autant de mal
à se concentrer sur son devoir. Il fallait à tout prix qu’il reprenne le contrôle
de ses émotions et qu’il ne pense plus à elle que comme à une amie. Non,
même pas une amie. Elle était un outil qui pourrait peut-être lui permettre
de découvrir qui, à la cour, tentait de déclencher une guerre avec la France.
Il devait cesser de rêver à ses lèvres, à son corps contre le sien.
Embarrassé, il s’éclaircit la voix.
— Je suis navré. Que voulais-tu savoir de plus ?
— Comment s’est passée ta première leçon avec la fille Suval ?
— Bien, répondit-il très vite. Elle est intelligente, capable de décrypter
une situation avec…
— Je ne suis pas intéressé par ses talents, coupa Benedictus.
À côté de Theo, Will et Alewyn baissèrent vivement les yeux pour se
concentrer avec attention sur l’étude de leurs mains. Ils se moquaient sans
doute de lui, intérieurement, et il ne pouvait leur en vouloir. Il se
ridiculisait. Sans doute allaient-ils s’empresser de plaisanter au sujet des
« talents » de Medea, dès qu’ils seraient libérés des œillades sévères de
leur capitaine… Autrefois, Benedictus aurait ri, lui aussi ; mais cette
époque était déjà loin derrière eux. L’ami complice de sa jeunesse avait
disparu depuis longtemps sous le poids des responsabilités.
— Je veux savoir si elle t’a livré la moindre information utile à notre
enquête, reprit-il, plus autoritaire que jamais. S’est-elle souvenue d’autres
détails au sujet du meurtre ? A-t-elle laissé échapper la moindre anecdote à
propos de son père ?
— Non, elle n’a rien ajouté à ce que nous savons déjà, répondit Theo,
gêné d’être ainsi pris en faute.
Il n’osait pas admettre qu’il n’avait même pas interrogé la jeune femme.
Il était déjà en assez mauvaise posture comme cela.
De l’autre côté du bureau, Benedictus ne le quittait pas des yeux, froid
et distant.
— N’oublie pas pour quelles raisons nous te laissons passer du temps
avec elle, Theodore.
— Bien sûr. Jamais je ne négligerais mes devoirs ou mes vœux.
Il entendit le manque de conviction dans sa voix et, à en croire la moue
de son chef, celui-ci s’en rendit compte également.
— Je veux que tu découvres pourquoi Suval et Gobert sont partis au
village ensemble, aujourd’hui. Fais le nécessaire pour y parvenir.
Theo obtempéra, soulagé de voir que cette conversation était enfin
close.
Comme Will et Alewyn n’avaient, eux non plus, aucun nouvel élément
à apporter à leur enquête, il se sentit un peu moins coupable. Hélas, cela
n’améliora pas l’humeur de Benedictus. Lorsqu’il les congédia enfin, tous
trois furent soulagés de quitter le bureau rendu étouffant par la fureur
sourde de leur capitaine.
— C’est de pire en pire, remarqua Alewyn, tandis qu’ils redescendaient
vers la grande salle.
Will acquiesça avec un petit grognement.
— Il nous tue à la tâche, marmonna-t-il. Je ne me souviens même plus
de la dernière fois où j’ai pu passer du temps avec ma femme. Encore un
peu, et je finirai par oublier de quoi elle a l’air !
— Si cela peut t’aider, la dernière fois que je l’ai vue, elle ressemblait à
une pomme bien mûre et toute ronde, répondit Theo en souriant.
Il avait du mal à croire que l’épouse de Will avait encore plusieurs mois
devant elle avant de donner naissance à leur premier enfant. Son ventre était
déjà si gros !
Son compagnon lui donna un grand coup dans l’épaule et répliqua :
— Ne parle plus jamais d’elle sur ce ton. J’ai du mal à supporter de la
voir si fatiguée. Elle n’a pas l’habitude de porter un tel poids.
— Ne t’énerve pas : c’était un compliment. Elle ne va sans doute pas
tarder à entrer en couches.
— Et voilà pourquoi tu ne trouveras jamais d’épouse, mon ami. Les
femmes n’aiment pas être comparées à des fruits ou entendre les hommes
spéculer sur leur état avec si peu de finesse !
Alewyn gloussa.
— Je ne pense pas qu’il s’adresse de cette manière à la fille Suval, celle
qui a de si précieux talents. Si je me souviens bien, tu as dit qu’elle était
très intelligente, n’est-ce pas ?
Theo se jeta sur lui, au grand amusement de Will. Hélas, le couloir était
trop étroit pour attaquer et son ami l’esquiva sans peine.
— Je vous le répète encore une fois : je ne suis pas attiré par Medea !
— Oui, oui. C’est évident : elle te laisse parfaitement indifférent… Mais
méfie-toi : à ce rythme, tu vas finir marié avant la fin de l’année.
Theo sentit son cœur se serrer.
— Tu sais que le mariage n’est pas pour moi. Je t’ai dit que…
— Bien sûr, nous n’avons pas oublié Breena, soupira Alewyn,
visiblement agacé d’entendre parler de l’ancienne flamme de son ami.
C’était injuste. Theo ne la mentionnait presque jamais et c’était Alewyn
lui-même qui avait abordé le sujet, quelques jours auparavant. Hélas, son
compagnon d’armes ne semblait pas encore avoir terminé.
— Breena a été odieuse et ton frère t’a traité avec un mépris indécent.
Je suis sûr qu’ils seront jugés pour cela en enfer. Mais toi, tu as encore toute
la vie devant toi. Cette affaire est arrivée il y a bien longtemps et rien ne
t’empêche de tourner la page pour épouser Medea.
Theo secoua la tête, frustré. Ils ne comprenaient pas. Le problème ne
venait pas de Breena et il savait que toutes les femmes n’étaient pas comme
elle.
Néanmoins, il refusait de se montrer aussi vulnérable de nouveau. Il
avait passé son enfance à se battre pour obtenir enfin le respect des autres.
Lorsqu’il avait été adoubé, il avait pensé avoir atteint son but. Il avait
commencé à croire en lui. Puis il avait rencontré Breena et s’était convaincu
qu’il était amoureux d’elle. Il l’avait traitée avec bonté, dévotion, avait
pensé qu’il avait la chance d’avoir rencontré une femme capable de lui
rendre son amour.
Mais Breena et son frère s’étaient emparés de ce bonheur nouveau, de
cette assurance, pour les briser sous ses yeux. Ils avaient failli l’achever.
Sans l’appui de ses compagnons chevaliers, il se serait sans doute laissé
sombrer pour toujours. Il lui avait fallu du temps, du courage, pour
remonter la pente. Cela avait été douloureux et humiliant. Jamais il ne
laisserait une femme lui faire subir une telle épreuve de nouveau.
— Je sais que Medea n’est pas comme Breena, dit-il simplement.
Medea ne se permettrait jamais de jouer avec ses émotions. Si elle ne
désirait pas l’épouser, elle saurait le lui dire franchement, quitte à se
montrer brutale. Il était d’ailleurs plutôt réconfortant de savoir qu’il avait
enfin rencontré une femme si honnête ; mais cela n’altérait pas son opinion
du mariage.
— Au-delà du fait que je ne souhaite pas me marier, vous devriez aussi
songer que son père est l’un des hommes sur lesquels nous enquêtons,
rappela-t-il à ses compagnons. Si jamais il était reconnu coupable, Medea
ne me pardonnerait pas d’avoir dévoilé sa trahison au grand jour. Ce ne
serait pas exactement une base saine pour un mariage…
Theo n’arrivait pas à croire qu’il parlait de cela comme s’il était prêt à
envisager la chose ! D’où lui venaient donc ces pensées ? Il ne voulait pas
prendre femme. Il venait de l’affirmer haut et fort. Il en était convaincu.
Même si quelque événement inattendu parvenait à le faire changer d’avis, il
refusait de se lier pour toujours à une personne qu’il n’avait trouvée
séduisante qu’une fois, pendant quelques instants. D’un autre côté, ce désir
furtif avait été l’une des émotions les plus intenses de sa vie…
— Il est certain que prouver l’implication de son père dans un complot
contre la Couronne n’aiderait pas ta cause auprès d’elle, murmura Alewyn
en chassant du pied un petit caillou détaché du mur. Mais tu l’as déjà répété
plusieurs fois : tu ne crois pas à la culpabilité du baron Suval. N’est-ce
pas ?
Will souriait à présent, à tel point que ses muscles devaient lui faire mal,
et Theo fut saisi par une envie irrépressible de le frapper au visage.
— Je suis sûr qu’il est innocent, répliqua-t-il sèchement, mais ce n’est
pas la question. Medea a prévu d’entrer au couvent de St. Helena. Je suis
ravi qu’elle ait trouvé sa vocation.
Ses amis se contentèrent de rire aux éclats.
Insupportables lourdauds !

— Laisse-moi examiner ta coiffure.


Medea, une main déjà posée sur la poignée de la porte, se figea. Sa
mère ne s’était jamais préoccupée de ses cheveux, et voilà qu’elle se
précipitait pour ranger avec soin toutes les mèches échappées de sa tresse –
que Medea venait pourtant tout juste d’achever.
— On dirait que tes cheveux refusent de paraître beaux, marmonna la
baronne.
Medea se concentra sur sa respiration, lentement, comptant chaque
seconde tandis que sa mère papillonnait, lissait, tirait. Elle avait appris
depuis longtemps à ne pas écouter les critiques de ses parents. De toute
manière, pleurer lui gonflait les yeux et ne faisait qu’exaspérer sa mère
davantage.
— Ton père aimerait que tu rencontres quelqu’un, ce soir. Je tiens à ce
que tu aies une conduite irréprochable. Il est hors de question que tu parles
trop et que tu nous mettes dans l’embarras.
— Et qui veut-il que je rencontre ?
La baronne ne répondit pas, se détournant enfin d’elle pour s’occuper de
ses sœurs.

La grande salle grouillait de monde, comme toujours, et le grondement


des conversations commençait déjà à mettre les nerfs de Medea à rude
épreuve. Comment se faisait-il que ce meurtre ait attiré tant de monde à la
cour ? Ces gens n’avaient-ils donc pas peur ? S’ils avaient vu avec quelle
tranquillité l’assassin avait mis fin aux jours de John Ward, ils ne seraient
pas aussi excités ! Tout cela avait quelque chose de morbide…
Une armée de serviteurs circulait entre les groupes, portant des cruches
de vin ou des plateaux de viande. Medea suivit sa mère jusqu’à une longue
table, au centre de la pièce. De nombreuses places étaient encore libres sur
les bancs, mais ses parents semblaient chercher un endroit spécifique où
s’asseoir.
Tout en marchant, Medea aperçut Theo et sentit son cœur s’emballer
lorsqu’il lui sourit discrètement. Il était assis à la table d’honneur, près du
roi, et avait déjà un verre de vin à la main.
Elle s’arracha à sa contemplation, gênée par le frisson qui la traversait.
Elle n’avait aucune raison d’être si troublée par sa présence. S’ils avaient
parlé de baisers, pendant leur promenade, cela n’avait mené à rien.
Pourquoi donc sa peau s’échauffait-elle à ce point ? Était-ce le fait de
songer à ce qu’elle aurait ressenti, s’il avait réellement fait tout ce qu’il
avait décrit ?
Contrairement à son habitude, sa mère lui ménagea une place entre elle
et sa petite sœur. Medea se glissa sur le siège. Elle était affamée et le
parfum d’oie rôtie qui flottait jusqu’à elle n’arrangea pas les choses. Une
grande corbeille de pain était posée en face d’elle. Elle se servit, avant de
remplir son assiette de viande.
En quelques instants, elle eut achevé son morceau d’aile puis essuya
d’un revers de la main le jus qui avait éclaboussé son menton. Les repas que
l’on servait à la cour étaient bien meilleurs que tout ce qu’elle avait pu
manger au château de son père. Si seulement elle pouvait festoyer ainsi
chaque jour de sa vie !
D’une certaine manière, elle regrettait presque de devoir quitter
Windsor si vite… Dans peu de temps, elle serait cloîtrée à St. Helena et
cette idée ne la soulageait plus autant qu’avant. Elle fronça les sourcils, se
concentrant sur les os abandonnés dans son assiette, attendant la paix qui
l’envahissait en général lorsqu’elle pensait au couvent. Rien ne vint.
Sa mère se tourna vers elle. Elle mangeait la même pièce de viande
juteuse, mais parvenait à garder le menton propre. Comment faisait-elle ?
Jamais Medea n’avait réussi cet exploit…
Croisant son regard, la baronne sourit d’un air pincé.
— Comme je te l’ai dit tout à l’heure, ton père voudrait que tu
rencontres quelqu’un, annonça-t-elle. Medea, voici donc Isemberd Gobert.
Elle indiqua d’un geste l’homme grassouillet qui venait de prendre
place en face d’elles. Medea le reconnut immédiatement. C’était avec lui
que son père discutait sur le chemin du village, un peu plus tôt dans la
journée. Elle se souvint aussi de la réaction étrange de Theo lorsqu’il l’avait
aperçu. On aurait presque pu croire qu’il le connaissait – et qu’il ne
l’appréciait pas beaucoup…
— Isemberd est un ami de ton père, expliqua la baronne. Mon cher,
voici ma deuxième fille, Medea.
Puis, considérant sans doute que son devoir était accompli, elle se
tourna vers son voisin de gauche et engagea la conversation sur la qualité –
ou plutôt, l’absence de qualité – de la viande qu’elle venait de manger.
Trouvait-elle réellement le repas si mauvais ? Les festins que l’on servait à
la cour étaient au contraire bien plus fins que ceux qu’ils avaient l’habitude
de préparer chez eux ! Si la baronne trouvait des raisons de les critiquer
ainsi, elle mentait… Pourquoi donc agissait-elle si différemment, depuis
qu’ils étaient à Windsor ? Medea ne comprenait décidément pas ce besoin
de se plier à l’opinion générale pour mieux se faire accepter.
— Votre mère n’approuve pas ce dîner, déclara Gobert.
Une émotion trouble passa dans ses yeux. Était-il amusé ou agacé ?
Il prit son verre et but une longue gorgée de vin, sans la quitter des
yeux.
— Je suis sûre qu’elle est reconnaissante pour ce festin offert par le roi,
répondit Medea en faisant de son mieux pour ignorer le malaise qui
s’installait lentement en elle.
Il y avait quelque chose d’étrange et d’inquiétant, chez cet homme. Il
avait une allure de prédateur. À moins qu’elle ne se fasse des idées… Après
la réaction de Theo, en l’apercevant ce matin-là, elle était encline à se
méfier de lui alors même que rien ne le justifiait.
— Oh ! n’essayez pas de défendre la baronne : je ne la jugeais pas,
répliqua-t-il. Cette nourriture est en effet médiocre, au mieux.
Medea ne savait plus où regarder. Elle ne voulait pas acquiescer et avoir
l’air de mépriser l’hospitalité du roi. Ne logeaient-ils pas sous son toit ?
— Ne soyez pas si timide, Medea. Dédaigner un repas n’est pas un
crime capital !
Pour un homme qui prétendait trouver ces mets peu appétissants, il
mangeait néanmoins comme s’il avait jeûné pendant des jours. Medea
tressaillit en voyant des miettes jaillir de sa bouche pour arroser la table – et
sa propre assiette – à chaque fois qu’il parlait. D’un seul coup, elle n’eut
plus aussi faim. Elle ne pouvait se résoudre à manger du pain sur lequel
Gobert venait de postillonner.
— Votre père me dit que vous êtes une femme intelligente, déclara-t-il.
En dépit de son dégoût, Medea sentit son cœur battre un peu plus fort.
Jamais elle n’aurait pensé que son père puisse la complimenter ainsi ; et
pourtant, ce devait être le cas. Gobert ne pouvait pas avoir inventé cela.
Ainsi, songea-t-elle, émue, on avait remarqué ses talents. Il était vrai que les
critiques de ses parents avaient toujours concerné sa laideur, pas son esprit.
Elle prit son verre à son tour pour goûter le vin sucré et fruité. Pour la
première fois depuis plusieurs jours, la chaleur qui l’envahit lorsqu’elle
l’avala n’avait rien à voir avec l’air lourd qui s’était abattu comme une
chape sur tout le château.
— J’ai besoin d’une épouse intelligente, poursuivit Gobert avec une
tranquillité déconcertante. Je pense que nous nous entendrons très bien,
vous et moi.
Stupéfaite, Medea recracha son vin.
— Quoi ?
— J’ai dit ce matin à votre père que je cherchais à me marier et il m’a
appris que sa deuxième fille était libre. C’est bien vous, n’est-ce pas ?
Il se servit un second morceau de viande et commença à le découper
avec nonchalance, comme si leur conversation n’avait rien de choquant.
— Je… je…
Sans paraître s’offusquer de ses balbutiements, Gobert reprit :
— Nous pourrons nous marier dès que les contrats seront prêts. Vous
avez une modeste dot, mais je la juge acceptable. Je voyage beaucoup,
voyez-vous, et j’ai besoin de quelqu’un de fiable pour gérer mes affaires en
mon absence. Votre père m’assure que vous serez parfaitement capable de
superviser les finances de mon domaine. Sur ce point, il semble vous tenir
en haute estime.
— Je…
— Certes, vous êtes un peu plus âgée que je l’aurais voulu. Néanmoins,
je suis certain que vous avez encore quelques années devant vous pour me
donner des héritiers. Je vais avoir besoin de plusieurs fils pour m’aider dans
mon travail, qui va certainement devenir bien plus important dans les
années à venir.
— Mais…
— J’ai un ami de confiance qui rédige déjà tous mes accords
commerciaux et je ne doute pas qu’il acceptera de s’occuper des documents
liés à notre union. Nous pourrons donc convoler dès la fin de la semaine.
Medea parvint enfin à retrouver l’usage de la parole, même si sa voix
n’était plus qu’un murmure suppliant qui faillit lui arracher une grimace.
— Je vais entrer au couvent de St. Helena, Sir Isemberd. Mes parents
me l’ont promis.
Son vis-à-vis renifla d’un air dédaigneux.
— Allons, allons. Nous savons tous les deux que vous vous êtes mis
cette idée absurde en tête uniquement parce que vous pensiez qu’aucun
homme ne voudrait de vous s’il pouvait obtenir la main d’une de vos si
jolies sœurs. Aucune femme saine d’esprit ne désire devenir religieuse et
vivre cloîtrée, si on lui offre l’opportunité d’être la maîtresse de son propre
foyer.
Medea ne put que le dévisager, bouche bée. De toute évidence, Gobert
jugea que son silence était un assentiment et que la conversation était close.
Lorsque son voisin de table lui adressa la parole, il s’empressa de répondre
comme si de rien n’était. Pouvait-il oublier si vite qu’il venait de parler de
mariage avec elle ? Considérait-il donc cela comme un sujet si
secondaire ? Medea contempla son assiette quelques instants, l’estomac
trop noué pour avaler quoi que ce soit.
— Maman, murmura-t-elle en tirant la manche de sa mère. Maman !
— Oui, qu’y a-t-il, ma fille ?
— Cet homme semble croire que je vais l’épouser…
La baronne pinça les lèvres.
— Ton père lui en a parlé ce matin et je ne pensais pas l’affaire si bien
engagée, mais…
Elle haussa les épaules.
— Gobert est un bon parti pour toi. Il a de bons contacts à la cour et ses
affaires sont florissantes.
— Mais je veux entrer à St. Helena ! Vous m’avez promis que je
pourrais !
Medea refusait de pleurer et ravala avec peine les larmes qui vinrent lui
piquer les yeux.
Dans un rare moment de tendresse, sa mère rangea avec soin l’une de
ses boucles derrière son oreille.
— Je sais que tu crois vouloir de cette vie, mais tu le regretterais, ma
chérie. Imagine un peu : tu n’aurais jamais d’enfants, jamais de véritable
foyer. Tu ne pensais pas pouvoir te marier et j’ai vu à quel point la beauté
de tes sœurs était une douleur pour toi. Seulement, deux hommes semblent
s’intéresser à toi, à présent, et…
— Deux hommes ? répéta Medea, le cœur battant.
Sa mère plissa les yeux avec sévérité.
— Crois-tu donc que ton père et moi n’avons pas remarqué le temps
que tu passais avec cette grande brute de chevalier ? Il semble très attaché à
toi. Il ne te quitte pas des yeux lorsque vous êtes séparés ; ce qui arrive de
plus en plus rarement, d’ailleurs. Vous parlez ensemble tous les soirs et je
suis sûre que tu as passé presque toute la matinée avec lui, dit-elle avec une
moue sévère.
Medea voulut protester, mais renonça. À quoi bon nier ? De plus, elle
ne pouvait pas avouer que Theo lui apprenait à espionner les gens. Si sa
mère découvrait la vérité, elle lui interdirait sans doute de le revoir, et
c’était hors de question !
La baronne poursuivit, sans paraître remarquer que Medea voulait
parler :
— Isemberd Gobert est le parti le plus enviable des deux. Au moins, il
ne risque pas d’être envoyé au combat du jour au lendemain. Il est
également très riche et son avenir ne dépend pas du bon vouloir du roi,
contrairement à Sir Theodore. Ton père et moi avons longuement parlé de
cette affaire et nous avons conclu que Gobert recevrait notre bénédiction.
Medea n’arrivait pas à en croire ses oreilles. Ses parents avaient donc
envisagé son mariage avec Theo ? Ils en avaient longuement parlé, puis
avaient finalement décidé de lui faire épouser un autre homme. Et tout cela,
alors qu’ils lui avaient promis qu’elle pourrait prendre le voile ! C’était un
cauchemar…
— Je ne veux pas me marier. Je veux entrer à St. Helena, comme nous
en étions convenus, protesta-t-elle, bien décidée à obtenir satisfaction.
— Ne sois pas têtue, Medea. Nous avons supporté ton obstination bien
assez longtemps, mais tu ne dois pas oublier que seul ton père est apte à
prendre une décision concernant ton avenir. Nous avons accédé à ton désir
d’entrer au couvent lorsqu’il paraissait improbable qu’un parti se présente
pour toi. Maintenant que Gobert a demandé ta main, la situation n’est plus
la même et nous avons conclu que c’était la meilleure option.
Medea ravala péniblement sa salive. Il était inutile de parlementer plus
longtemps avec sa mère. Leurs nombreuses disputes passées lui avaient
appris que protester ne ferait que convaincre la baronne que son
insoumission était délibérée. Mieux valait trouver un moyen de contourner
l’obstacle en finesse…
— Puis-je au moins y réfléchir pendant un jour ou deux ? demanda-t-
elle donc, dans l’espoir d’obtenir un répit.
Sa mère soupira.
— Si tu le souhaites, mais cela ne changera rien. Nous ne sollicitons pas
ton opinion dans cette affaire.
Medea se leva, très raide.
— Merci, maman. À présent, j’aimerais me retirer dans les jardins de la
reine. Il y fait bien plus frais et j’ai besoin de méditer un moment, au calme.
De nouveau, sa mère grimaça. Elle jeta un bref coup d’œil à Gobert, qui
semblait avoir totalement oublié la présence de Medea.
— Très bien. Souhaite une bonne nuit à Isemberd avant de partir.
Elle n’aurait su dire exactement quelles paroles elle prononça, mais
celui qui se prétendait presque son fiancé parut satisfait – à moins qu’il ne
se moquât de ses avis. Quoi qu’il en soit, il n’insista pas pour apprendre à la
connaître davantage et s’assurer qu’ils sauraient s’entendre. Cela ne
semblait pas être sa préoccupation première.
Medea traversa la grande salle au pas de course, la vision troublée par
ses larmes. Jamais elle n’épouserait cet homme ! Elle s’enfuirait, s’il le
fallait. Peut-être même que Theo accepterait de l’aider… Il était son ami,
après tout.
Chapitre 9

Theo arpentait la grande salle de long en large, incapable de se


cantonner à son pas lent et posé habituel. Il fit de son mieux pour se calmer,
mais son agitation était incontrôlable. La famille de Medea n’avait pas
encore fait son apparition. Le roi avait terminé ses audiences du matin, mais
quelques curieux s’attardaient encore en petits groupes, ralentis par la
chaleur de la pleine journée. Lui seul marchait d’un air décidé, attirant sur
lui une attention qu’il préférait généralement éviter.
Autour de lui, les conversations concernaient toutes le même sujet : la
relation fragile entre l’Angleterre et la France. Les courtisans n’essayaient
même plus de cacher leur animosité envers le royaume voisin. Nulle preuve
n’avait été découverte liant le meurtre de John Ward à la couronne
française, mais on semblait avoir déjà déclaré Philippe de Valois coupable.
Quelques paroles surprises au passage éveillèrent sa curiosité.
« Si Edward n’avait pas été assez faible pour… »
« Ils profitent des erreurs de notre roi… »
Theo soupira. Son souverain regrettait déjà son hommage au roi
français. S’il avait su à quel point son peuple voyait cela comme une
faiblesse, s’il avait entendu les comparaisons désobligeantes avec son père
qui fusaient à la cour, il aurait sans doute déjà déclaré la guerre au royaume
voisin. Un conflit ouvert était probablement inévitable, de toute manière ;
mais Theo préférait préserver la paix aussi longtemps que possible. Voire
même pour toujours.
Il avait participé à suffisamment de campagnes pour être fatigué des
corvées interminables et des campements humides. Il n’avait aucune envie
de recommencer.
Il observa cette petite foule matinale, se rendant soudain compte qu’il
cherchait surtout à apercevoir une tête couronnée de boucles folles. En fait,
il avait guetté Medea depuis son arrivée. Il se répéta une fois de plus qu’il
voulait lui parler uniquement parce qu’il l’avait aperçue la veille en
compagnie de Gobert, leur principal suspect, et que son impatience n’avait
rien à voir avec la pointe de jalousie qui l’avait traversé en constatant
qu’elle discutait avec un autre homme que lui. Mais au fond, il savait qu’il
se mentait. Il n’était pas troublé à cause de sa mission. Il n’aimait pas savoir
Medea aux côtés de Gobert. Cela l’inquiétait…
Pourtant, une telle chose n’aurait pas dû l’atteindre. Il aurait simplement
dû se soucier de sa sécurité. N’était-ce pas son travail ? Veiller au grain
pour qu’aucun membre de la cour ne se retrouve menacé. Il n’aurait pas dû
être jaloux mais ne pouvait s’en empêcher. C’était ridicule !
Gobert était ennuyeux, laid et stupide. De plus, se répéta Theo pour la
centième fois, même si l’homme avait été un adonis et même si Medea était
tombée sous son charme, cela ne le concernait pas. Tout ce qui pouvait le
pousser à s’intéresser à eux était son enquête. Rien d’autre. Pourquoi donc
était-il encore hanté par le regard possessif que Gobert avait posé sur la
jeune femme lorsqu’elle avait quitté la table du banquet ?
Lui non plus ne s’était pas montré à la cour, ce matin. Étaient-ils
ensemble ? Et pourquoi cette idée déplaisante faisait-elle battre son cœur
plus vite ? Se pouvait-il qu’il ait été charmé par Medea Suval, malgré
tout ? Il savait reconnaître ces signes… Comment une telle chose avait-elle
pu lui arriver sans qu’il s’en aperçoive ? À présent, il était hélas trop tard
pour y remédier.
Il se tourna vers l’estrade désertée où était installé le trône vide. En
temps normal, il serait dehors, en train d’entraîner les nouvelles recrues
avec ses compagnons d’armes. Mais non. Il était là, à jouer les courtisans, à
attendre que le meurtrier se dévoile par inadvertance. C’était aussi inutile
que frustrant.
— Oh ! parfait ! Vous êtes encore là, lança une voix dans son dos.
Theo se retourna d’un bond et découvrit Medea qui le regardait. Les
battements de son cœur s’accélérèrent. Seigneur, il était bel et bien en train
de se laisser attendrir par elle. C’était mauvais signe… Il se maudit
intérieurement, puis se rendit compte que les yeux de la jeune femme
étaient humides de larmes contenues. Elle était courbée, comme si elle
cherchait à se protéger d’une intense douleur.
Sans lui laisser le temps de poser la moindre question, elle se mit à
parler très vite, le souffle court et les joues affreusement pâles.
— J’espérais vous trouver ici, car je n’aurais pas su où vous chercher.
Arrivez-vous à croire que j’aie été incapable de retrouver le bureau de Sir
Benedictus ? Je devais avoir la tête ailleurs, lorsque vous m’y avez
conduite. Ou bien j’étais encore trop troublée par… vous savez quoi. J’ai
tant de choses à vous dire ! Mais il vaudrait mieux que nous discutions en
privé. Peut-on aller dans vos appartements ?
L’idée de la savoir près de son lit éveilla en Theo une tension qui
n’avait rien à voir avec sa mission. Il eut soudain envie de presser ses lèvres
contre cette bouche délicate et tressaillit.
— Non, répondit-il dans un grognement.
— Oh.
Elle cligna plusieurs fois des paupières, surprise par sa réaction.
— Je…
Theo fit de son mieux pour se détendre et sourire. Il n’avait pas voulu
paraître si cassant. Elle n’était pas responsable de ses désirs déplacés, après
tout. Elle n’avait rien fait pour les provoquer. Tout était sa faute : il n’était
qu’un idiot, incapable de contrôler son propre corps.
— Allons plutôt à la rivière, suggéra-t-il en faisant un effort pour
paraître plus amical.
C’était à peine mieux que sa chambre… N’était-ce pas là que ses
étranges sentiments pour elle étaient nés ? Au moins, ils seraient en plein
air et Theo avait besoin de s’éclaircir les idées, s’il voulait tenir son rôle de
protecteur auprès de Medea.
Ils empruntèrent donc de nouveau le sentier qui descendait jusqu’à la
berge. L’air était lourd et immobile, aujourd’hui encore.
— Quand donc cessera cette chaleur ? murmura Medea. J’ai
l’impression qu’elle empire de jour en jour. J’aimerais presque pouvoir me
jeter dans l’eau, quand nous serons arrivés…
Theo étouffa un gémissement. Des images de Medea mouillée, les
vêtements plaqués sur son corps, défilèrent devant ses yeux. Pire, elle
pourrait se débarrasser de sa robe pour se baigner en chemise et… Non ! Il
ne fallait pas y penser !
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Vous êtes très silencieux,
aujourd’hui.
— Je vais bien. Je suis un peu fatigué par mon enquête, c’est tout.
À peine eut-il prononcé ces paroles qu’il regretta de ne pas avoir dit
autre chose – n’importe quoi. Il ne voulait pas admettre la moindre faiblesse
devant elle ; même si c’était vrai. Il était plus épuisé qu’après une bataille
sanglante. Benedictus les avait fait trimer toute la nuit, ne leur accordant
qu’une heure ou deux pour dormir. La chaleur avait rendu chacun de ses
gestes plus pénible. Par moments, il s’était même laissé aller à fermer les
yeux et se serait endormi debout, contre un mur du bureau.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je n’ai pas pensé à tout le travail que
vous devez avoir. Avez-vous vraiment le temps de vous promener avec
moi ?
Elle ralentit, mais Theo poursuivit sa route, ému par sa prévenance. La
promesse délicieuse de passer un peu de temps avec elle, dans l’ombre
fraîche du saule, était trop tentante pour qu’il y renonce.
— J’ai le droit de faire une pause, de temps à autre, dit-il, conscient
qu’il lui mentait – une fois encore.
Cette escapade à la rivière avec Medea n’était pas une pause.
Benedictus voulait qu’il se serve d’elle pour atteindre son père. Leur amitié
tout entière était fondée sur une tromperie et il n’aimait pas cela.
— Tant mieux, répondit-elle avant de sombrer de nouveau dans le
silence.
Theo lui jeta un nouveau coup d’œil. Elle se tordait les mains, les lèvres
pincées. Tout à coup, il comprit qu’elle était très agitée et se maudit de ne
pas l’avoir remarqué plus tôt. De toute évidence, sa fatigue émoussait son
sens de l’observation.
— Est-ce que tout va bien, Medea ?
— Oui, très bien.
Elle tira sur une de ses mèches, libérant de nouveaux cheveux de sa
tresse.
— Enfin… Non, tout ne va pas bien. Pour être honnête, j’ai rarement
été aussi malheureuse de ma vie. C’est une des raisons qui m’ont poussée à
venir vous voir. Je dois aussi vous parler d’une chose qui s’est passée, ce
matin. En fait, je devrais même commencer par cela, puisque c’est
important pour les chevaliers du roi. Assez important, en tout cas. Le reste
ne concerne pas votre enquête et ne mérite pas votre attention. Le seul
problème, c’est que cela m’empêche de penser clairement… Oh ! je suis
navrée, je divague encore ! Ma famille me répète sans cesse que c’est une
habitude exaspérante, mais je ne sais pas faire autrement quand je suis
nerveuse.
Theo fronça les sourcils, répugnant à la voir se déprécier ainsi. Sa
famille était exaspérante, pas elle ! Personne ne voyait donc quelle perle
elle était ?
— Si c’est important pour vous, alors ça l’est aussi pour moi, répondit-
il. Je ne trouve pas vos divagations pénibles, mais charmantes.
Elle eut un petit rire tendu, sans humour.
— Ne cherchez pas à me ménager. Je sais que je ne suis pas une
personne facile à vivre…
Cette fois, il se figea tout net.
— Medea.
— Oui ?
Elle le dévisagea, perplexe, et il vit une petite ride se creuser sur son
front.
— Vous êtes la personne la plus facile à vivre que je connaisse.
La jeune femme voulut l’interrompre, mais il la fit taire d’un geste
brusque.
— Je n’essaye pas de vous flatter ou de vous séduire : nous savons tous
les deux que je ne suis pas doué pour cela. Je suis sincère. Vous êtes
honnête et dites toujours ce que vous pensez, sans rien dissimuler. Dans un
monde où les gens sont prêts à tout pour protéger leurs secrets, votre
attitude est une bouffée d’air frais, croyez-moi. Si qui que ce soit vous a
jamais dit le contraire, alors le problème vient de cette personne-là, pas de
vous. Vous êtes parfaite.
Elle le regarda un long moment, sans répondre. Pendant des années, elle
avait sans doute supporté les critiques incessantes de sa mère. Ce jugement
perpétuel avait dû saper sa confiance et lui donner l’impression qu’elle avait
peu de valeur. Theo comprenait cela. Il avait vécu le même genre de chose
avec son père, et cette expérience avait failli le détruire. Il lui avait fallu
plusieurs années pour recommencer enfin à croire en lui. Parfois, lorsqu’il
se sentait triste ou seul, il entendait encore la voix dure du vieil homme lui
dire qu’il ne serait jamais à la hauteur ; alors que celui-ci était mort et
enterré depuis de nombreuses années. Medea, elle, n’était pas encore libérée
de ce carcan…
— Merci, Theo, finit-elle par dire. Personne ne m’avait encore donné
l’impression d’avoir de l’importance, avant vous.
Le cœur de Theo se gonfla, puis se serra très vite. Il l’avait aidée à
retrouver un peu de confiance en elle, et c’était bien son but. Seulement,
cela ne changeait rien au fait qu’il se servait d’elle. Au fond, il était encore
pire que sa mère. Elle ne devait jamais découvrir son vrai visage ou deviner
l’étendue de ce qu’il lui avait caché. S’il parvenait à lui rendre son
assurance perdue, une telle révélation la briserait de nouveau – plus
cruellement. Elle ne s’en relèverait sans doute jamais…
Ils reprirent leur route sur les méandres du sentier qui descendait
jusqu’à la rivière. Instinctivement, ils se dirigèrent tous les deux vers le
saule qui les avait accueillis la veille et se glissèrent entre ses branches
souples, tout au bord de l’eau.
La verdure se referma sur eux comme un rideau, et Theo comprit
l’ampleur de l’erreur qu’il venait de commettre. Il avait voulu éviter sa
chambre et la proximité de son lit à tout prix, et voilà qu’il venait de
conduire Medea à l’endroit même où était né son incontrôlable désir pour
elle. Qu’elle l’ait encouragé ou non n’avait pas d’importance. Elle n’était
pas de celles qui battaient des paupières et minaudaient pour séduire les
hommes. Elle ne s’habillait pas de manière à mettre ses formes en valeur.
Néanmoins, la même flamme que la veille envahit Theo en un éclair, le
rendant plus sensible au moindre de ses mouvements, à la moindre de ses
respirations…
Qu’y avait-il de si spécial, ici, pour que son bon sens n’y survive pas ?
Il la regarda s’asseoir, arranger avec soin les plis de sa jupe, et son corps
entier se tendit vers elle. Le sang battait fort dans ses veines. Son
imagination se libéra, faisant naître en lui des envies inconvenantes,
indécentes. Il aurait suffi qu’il se penche un peu sur elle pour l’allonger
dans l’herbe… Quel genre de bruit aurait-elle fait, en accueillant ses
caresses ?
— J’ai parlé à la femme de John Ward, ce matin, déclara-t-elle soudain.
Theo tressaillit, tiré de ses pensées comme si on venait de l’asperger
d’eau froide.
— Quoi ?
— Je sais que vous ne me pensiez pas prête pour cela, mais je l’ai
croisée en me promenant dans les jardins de la reine. Nous étions seules et
j’ai songé que je ne devais surtout pas laisser cette opportunité m’échapper,
reprit-elle d’un air de défi.
Elle s’attendait sans doute à ce qu’il soit furieux – et il l’était –, mais il
vit au même instant ses doigts se mettre à trembler. Elle avait peur de sa
réaction. Non. Il ne voulait pas qu’elle le craigne. Jamais il ne lui ferait
volontairement du mal.
— Que lui avez-vous dit ? demanda-t-il donc avec calme.
— Je lui ai adressé mes condoléances pour la mort de son époux. C’est
d’ailleurs ce que j’aurais fait dans n’importe quelle circonstance, même si
vous ne m’aviez pas demandé de l’interroger sur son… vous savez… son
baron Lyconett. Il aurait été étrange que je poursuive ma route sans lui
adresser la parole.
— C’est vrai. Et que s’est-il passé ensuite ?
— Elle s’est mise à parler, parler. Je crois que les gens la fuient depuis
le drame, et je trouve cela atroce. Son mari et elle n’étaient peut-être plus
amoureux, mais elle vient néanmoins de perdre le père de ses enfants. Elle
mérite un peu de compassion.
Jusqu’à cet instant, Theo n’avait jamais imaginé que l’on pût trouver la
colère attirante. Mais Medea, les yeux brillants de rage, était plus belle que
jamais. Elle ressemblait à un ange vengeur… Comment avait-il pu ne pas
remarquer cela chez elle, auparavant ?
Elle poursuivit, sans se rendre compte de son trouble.
— Apparemment, Sir Benedictus n’est pas le seul à penser que son
amant pourrait être impliqué dans ce crime. Cette rumeur court dans tout le
château. Personnellement, je pense plus plausible que le meurtre soit lié aux
tensions avec la France ; mais j’imagine que mon avis ne compte pas. Elle
a aussi beaucoup pleuré, et je ne vous répéterai pas les détails de ce qu’elle
m’a dit ; mais, pour faire court, j’ai pu comprendre que le baron Lyconett
était avec elle au moment fatal. Ils étaient…
Elle rougit brusquement.
— Ils étaient occupés ensemble.
Theo ne put s’empêcher de rire en voyant sa petite moue dégoûtée. De
toute évidence, l’idée même la répugnait profondément. Elle ignora son
éclat, et cela ne fit que l’amuser davantage.
— Bien entendu, je ne peux pas prouver qu’ils étaient bien ensemble,
reprit-elle. Personne ne le peut. Mais je la crois. Elle n’avait aucune raison
de se confier à moi comme elle l’a fait, surtout pour me mentir. Nous
n’avions jamais parlé avant aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, je suis prête à
poursuivre mon enquête à son sujet, si vous pensez que cela peut vous être
utile.
Elle avait l’air d’espérer qu’il acquiescerait, au moins autant qu’il
souhaitait la tenir à l’écart de cette affaire sordide. Pouvait-il réellement
étouffer son enthousiasme ?
Il savait mieux que personne à quel point on se sentait pousser des ailes,
lorsqu’on voyait ses efforts appréciés et nécessaires. De plus, Medea était
réellement douée pour l’espionnage. Si elle avait été un homme, Benedictus
se serait sans doute empressé de l’enrôler pour profiter de son intelligence.
— Je parlerai à mon capitaine, répondit-il. Je suis certain qu’il sera
satisfait du résultat de vos recherches. S’il désire faire de nouveau appel à
vos services, je vous en informerai au plus tôt.
Medea hocha brièvement la tête.
— Je suppose que je vais devoir me contenter de cette réponse pour le
moment. De toute manière, je ne pouvais pas aller parler à Sir Benedictus
moi-même. Il aurait trouvé mon initiative déplacée.
Et c’était tant mieux, songea Theo. Son chef pouvait se montrer abrupt,
parfois même impoli. Medea ne méritait pas d’être traitée de la sorte.
— Que désiriez-vous me dire d’autre ?
— Oh ! pendant un instant, j’ai presque oublié…
En un éclair, son corps se tassa.
Theo tendit une main pour caresser son bras, sans vraiment savoir
pourquoi il tenait tant à la réconforter, puis se ravisa. La tête baissée, Medea
ne se rendit compte de rien. Heureusement.
— Connaissez-vous Isemberd Gobert ? demanda-t-elle d’une petite
voix. C’est lui que nous avons vu avec mon père, hier…
Le cœur de Theo se mit à battre un peu plus vite. Cette entrée en
matière ne présageait rien de bon.
— J’ai entendu parler de lui, mais je ne le connais pas personnellement.
Medea hocha la tête, concentrée sur la terre devant ses pieds.
— Mon père désire que je l’épouse.
De toutes les choses que Theo avait craint d’entendre, celle-là était bien
la dernière !
— Quoi ? Mais je croyais que vous envisagiez de… Quand donc a-t-
il… ?
Elle eut un petit sourire triste.
— Je vois que vous êtes aussi surpris que moi. Je pensais pouvoir entrer
au couvent sous peu, mais mes parents semblent décidés à revenir sur leur
promesse.
Une rage soudaine envahit Theo. Sa vision se brouilla et il serra les
poings malgré lui. Ce n’était pas parce que ses parents avaient trahi leur
parole, mais parce qu’il ne supportait pas d’imaginer Medea au bras d’un
homme aussi manipulateur et cruel, un homme qui ne la méritait pas et qui
était peut-être coupable de trahison.
Un homme qui n’était pas lui.
Cette dernière pensée, plus alarmante encore que le reste, fut ravalée
bien vite.
— Quand avez-vous appris cela ?
— Hier soir. Mes parents ne m’en ont même pas informée avant, avoua
Medea d’un ton amer. C’est Gobert lui-même qui me l’a annoncé pendant le
repas. Au début, j’ai pensé que c’était une plaisanterie de mauvais goût…
Après tout, mes parents m’ont promis que je pourrais prendre le voile et
nous avons arrêté notre choix sur St. Helena il y a déjà plusieurs mois. Cela
fait plus d’un an, maintenant, que ma décision est prise.
Une petite voix souffla à Theo qu’il ferait mieux de se concentrer sur sa
mission, qu’il devrait interroger Medea, découvrir quels liens sa famille
entretenait avec Gobert. Il aurait dû en effet trouver un moyen de se servir
d’elle pour enquêter sur son suspect. Mais il ne put s’y résoudre. Une seule
pensée le hantait : elle ne pouvait pas épouser cet homme. Il aurait été prêt
à affronter le monde entier à mains nues pour empêcher ce drame.
— Si vous ne désirez pas vous marier avec lui, alors je vous promets
que personne ne vous y contraindra, lâcha-t-il sans réfléchir.
C’était un vœu imprudent. Rien ne lui permettait de savoir s’il réussirait
à tenir parole, mais il ferait tout pour y parvenir.
Medea sourit de nouveau.
— Merci, Theo. Je savais que je pourrais compter sur vous. Je vais
essayer de faire fléchir mes parents, mais si je devais échouer, consentiriez-
vous à m’escorter jusqu’à St. Helena ? Savez-vous où se trouve le
couvent ? Je connais vaguement son emplacement. Je crois que ce n’est pas
très loin d’ici…
Theo hocha la tête. Pour une raison qu’il ne comprenait pas vraiment,
son cœur se serra. C’était ridicule. Hélas, en jurant de l’aider, il avait un
instant imaginé que Medea pourrait devenir sa femme. Si elle se liait à lui
devant Dieu, elle serait libérée de Gobert ou des autres hommes que ses
parents pourraient vouloir impressionner en leur accordant sa main. Bien
sûr, c’était absurde. Il ne voulait pas d’épouse, et elle ne voulait pas de
mari.
— Je vous promets de vous conduire à St. Helena et de m’assurer que
vous y serez en sécurité, répondit-il, la gorge nouée.
Il aurait dû s’arrêter là, mais ne put s’empêcher d’ajouter :
— Medea, j’ai tout de même besoin de savoir une chose. Pourquoi
tenez-vous tant à devenir religieuse ? Je sais que nous ne nous connaissons
pas depuis longtemps, mais j’ai le sentiment que…
Il s’interrompit. Que ressentait-il réellement ?
— … que cette vocation ne vous correspond pas.
La jeune femme contempla un long moment le rideau de verdure.
Allait-elle seulement répondre ? Enfin, elle prit une profonde inspiration.
— Je… je veux prendre le voile parce que… cela me permettrait de
contrôler ma destinée.
Cet argument laissa Theo perplexe.
— Pas pour longtemps, lui assena-t-il. Vous passerez vos journées
soumise à une routine des plus strictes. Vous serez contrainte d’abandonner
toutes vos possessions. Vous ne serez pas libre.
— Theo, je ne suis pas libre ! Vous parlez d’abandonner mes
possessions, mais quelles sont-elles ? Un peigne, un miroir, quelques
toilettes. Voilà toute ma richesse. Je n’ai aucune liberté : je ne peux pas
quitter Windsor sans l’accord de mon père, ou apprendre de nouveaux
talents, ou m’entraîner au combat comme un homme. Si j’étais amoureuse
de quelqu’un, je ne pourrais même pas me marier sans la bénédiction de
mes parents !
Ses yeux brillaient plus que jamais, hantés par une colère farouche.
— Si je choisissais de rester dans le monde, je ne serais jamais libre. Au
couvent, au moins, on me permettra d’étudier. Il paraît que la bibliothèque
de St. Helena est l’une des plus fournies du royaume. Là-bas, je pourrai
enfin prendre ma vie en main, seule.
— Vous n’êtes pas obligée de vous enfermer dans un couvent pour
étudier…
Pourquoi donc insistait-il tant ? Pourquoi tenait-il à lui faire
comprendre qu’elle avait d’autres possibilités, qu’elle pouvait vivre ses
rêves sans se cacher à tout jamais derrière un mur ?
— Vous pourriez vous marier à un autre. Il existe des hommes bons, qui
seraient prêts à vous laisser apprendre tout ce que vous désirez.
Il était hors de question qu’il se propose, bien sûr. Il avait peut-être
contemplé cette idée furtivement, dans un moment de faiblesse ; mais il
n’était pas fait pour la vie domestique. Il ne pouvait pas faire naître un
espoir en elle, pour l’étouffer l’instant d’après.
— Theo, si je devais me marier, mon fiancé serait choisi par mes
parents, dit-elle avec une patience excessive, comme si elle s’adressait à un
enfant. Nul ne me demanderait mon opinion.
Il serra les dents.
— Et jamais mon père ne me laisserait épouser un homme que j’aime,
ou même que j’apprécie, si celui-ci n’était pas en mesure de servir son
ambition. Il voudrait un gendre capable de nous ouvrir de nouvelles portes à
la cour, et rien de plus. Mes sentiments n’entreraient même pas en ligne de
compte… De toute manière, cela n’a aucune importance : je ne peux pas me
marier.
Elle ferma obstinément la bouche, le souffle court comme si elle venait
de traverser les jardins à toutes jambes.
— Vous ne pouvez pas vous marier ? répéta Theo, surpris. Qu’est-ce
que cela signifie ?
— Je ne le désire pas.
— Ce n’est pas le mot que vous avez employé.
La jeune femme se détourna, les muscles crispés.
— Mais c’est ce que je voulais dire.
Theo la regarda un moment. Elle laissait ses regards vagabonder au
milieu des branches, comme si elle tenait à l’éviter. Elle lui cachait quelque
chose, c’était évident. Mais quoi ?
— Non, je ne crois pas, reprit-il avec toute la douceur dont il était
capable. Parlez-moi, Medea.
Elle poussa un profond soupir et ses épaules retombèrent, tremblantes.
— J’ai cru que j’allais me fiancer, autrefois, déclara-t-elle en glissant
une mèche derrière son oreille, qui se libéra immédiatement. Il était page,
puis écuyer au service de mon père. Je le connaissais depuis l’enfance. Mes
parents lui faisaient confiance, tout comme moi.
Elle soupira de nouveau, d’un air défait.
— Hélas, il ne méritait pas tant de considération.
Son visage si sombre donna soudain envie à Theo de briser le monde
pour elle.
— Il m’a accordé son attention, à un moment où j’avais besoin que l’on
me remarque. Il écoutait ce que j’avais à dire, riait à mes plaisanteries, me
disait que j’étais intelligente… J’étais flattée par ses compliments. Avec le
recul, je me rends compte qu’il ne m’a jamais promis le mariage ; mais en
l’entendant parler de notre avenir, j’ai supposé qu’il voulait passer sa vie
avec moi. Qu’il a dû rire de ma naïveté !
Theo attendit. Medea suivait des yeux le mouvement des feuilles et il
sentait qu’elle n’avait pas encore terminé son récit.
Elle prit une profonde inspiration, comme si elle se préparait à un aveu
terrible, puis se tourna enfin vers lui d’un air craintif.
— Convaincue qu’il allait demander ma main, je lui ai donné ma
virginité. Je l’ai laissé…
Les mots parurent lui manquer et ses yeux s’emplirent de larmes.
Theo ne se laissa même pas le temps de réfléchir avant de lui ouvrir ses
bras. Elle s’abandonna contre lui, le visage enfoui dans le creux de son
épaule. Son corps si fin était secoué de spasmes. Il lui caressa les cheveux,
tentant de la réconforter en silence.
— Cela a été douloureux, avoua-t-elle. Je n’ai pas aimé, mais je l’ai
laissé faire, car je pensais que nous allions rester ensemble pour toujours.
J’ai été stupide. Aucun homme ne voudra de moi, à présent. J’ai perdu toute
valeur aux yeux d’un prétendant. C’est pourquoi je dois me rendre à
St. Helena…
— Medea, lâcha Theo lorsque ses sanglots ralentirent.
Elle redressa la tête. Ses cils étaient collés par les larmes et son nez
avait rosi.
— Vous avez été trahie par quelqu’un qui s’est moqué de vous, mais
vous n’avez rien fait de mal. Ne vous punissez pas en vous enfermant loin
du monde.
— Je me sens si coupable, pourtant ! J’aurais dû savoir. J’aurais dû
insister pour qu’il m’épouse avant de me donner à lui. Néanmoins…
Elle eut un hoquet triste et tremblotant.
— … je ne peux m’empêcher d’être soulagée de ne pas l’avoir fait. Je
n’ai pas aimé l’acte charnel et je serais malheureuse de me retrouver liée à
un homme qui attendrait cela de moi en permanence…
Theo ne put s’empêcher de sourire, mais se rattrapa vite en voyant le
regard consterné de Medea.
— Navré, dit-il. Je ne riais pas de vous. En voyant à quel point cet
homme vous a fait du mal, j’ai envie d’aller tuer quelqu’un ; lui, de
préférence. Mais… Je songeais que votre aversion pour l’amour physique
vient sans doute du fait qu’il n’était pas un très bon amant. Bien sûr, je ne
souhaite pas vous voir épouser Gobert, mais sachez qu’un mari attentionné
saurait prendre son temps pour vous permettre d’apprécier ses étreintes et sa
présence. Vous pourriez même apprendre à aimer cela. Avec la bonne
personne, cet acte qui vous répugne pourrait devenir l’une des plus belles
expériences de votre vie.
La jeune femme fronça les sourcils davantage.
— Ne vous en faites pas, la rassura-t-il. Si vous tenez réellement à
entrer au couvent, je m’assurerai que vous y parviendrez sans avoir à
épouser Gobert. Réfléchissez juste à ce que je vous ai dit. Ne prenez pas
une décision aussi importante après une seule mauvaise aventure. Il s’agit
de votre vie, de votre avenir, après tout…
Elle acquiesça contre son torse et Theo sentit qu’il allait devoir se
contenter de cette réponse.
— À présent, pouvez-vous me répéter tout ce qui a été dit entre la veuve
Ward et vous ?
Il se laissa aller en arrière, s’adossant au tronc noueux du saule.
N’écoutant que son instinct, il ne lâcha pas la jeune femme, qui cala sa
tête contre son épaule, une main posée avec légèreté sur son ventre. En
dépit de tout ce qui se passait à ce moment-là et de la menace sourde qui
pesait sur le royaume entier, Theo eut l’impression de n’avoir jamais été
aussi heureux de sa vie…
Chapitre 10

Le battement régulier du cœur de Theo réconfortait Medea. Son torse


était ferme, rassurant sous sa joue. Elle aurait presque voulu pouvoir
explorer ses muscles du bout des doigts, mais elle se contenta de poser la
main sur son estomac, sans bouger. Sa paume était soulevée lentement,
paisiblement, au rythme de la respiration du chevalier. Il l’enlaçait sans la
contraindre. Elle était en sécurité, avec lui. Jamais il ne lui ferait de mal…
Ses paupières s’abaissèrent et elle fit un effort pour les rouvrir. Elle
devait lui parler de sa rencontre avec la femme de John – et elle avait besoin
d’élaborer un plan pour les jours à venir. Si Gobert pensait réellement
pouvoir l’épouser avant la fin de la semaine, il ne lui restait pas beaucoup
de temps pour atteindre St. Helena.
Le cœur de Medea se serra brusquement à cette idée. Étrange… Elle ne
craignait pas de regretter l’absence de sa famille, mais plutôt celle de cet
homme qui la serrait contre lui. L’homme qui avait su la soutenir, qui lui
avait ouvert ses bras forts et chauds. L’homme qu’elle commençait à
considérer comme son seul véritable ami. Et, s’il lui arrivait encore
d’imaginer sa bouche sur la sienne, n’était-ce pas normal, après les baisers
qu’il lui avait décrits ? Elle était curieuse, rien de plus.
D’ailleurs, elle n’y songea pas très longtemps. Theo la pressa de
questions au sujet de sa rencontre avec dame Mary. Il lui fit revivre chaque
détail de leur conversation et la poussa à lui répéter toutes les paroles de la
veuve, au mot près. Il voulut même savoir combien de temps elle avait
pleuré, comment elle s’était assise près de Medea et quels gestes elle avait
eus pendant leur entretien. Enfin, il accepta sa conclusion : le baron
Lyconett n’était pas coupable du meurtre de John.
— Inutile d’être aussi contente de vous, dit-il lorsqu’ils eurent terminé.
En dépit de la sévérité de sa remarque, Medea entendit une pointe
d’amusement percer dans sa voix. Elle rit aussi, satisfaite, tout contre son
torse.
— Avez-vous la moindre idée de l’identité de l’assassin ? demanda-t-
elle.
Si elle n’avait pas été appuyée contre lui, elle aurait pu manquer sa
brève hésitation. Elle se redressa un peu, pas assez pour quitter le cocon de
ses bras, mais suffisamment pour croiser son regard.
— Qu’y a-t-il, Theo ? Est-ce que vous me cachez quelque chose ?
— Je vous cache beaucoup de choses, Medea. J’ai prêté serment et,
pour le respecter, je dois protéger certains secrets… Mais ne vous en faites
pas, aucun d’entre eux n’affectera votre sécurité.
— L’assassin est-il donc quelqu’un que je connais ? Je n’ai pourtant
pas reconnu sa voix ou sa silhouette, l’autre soir.
— Je suis vraiment désolé, répondit-il. Si je pouvais vous révéler tout ce
que je sais, je le ferais volontiers. J’ai confiance en vous. Hélas, je ne peux
pas laisser mes sentiments personnels interférer avec mon devoir de
chevalier.
Medea sentit son cœur se serrer douloureusement et se laissa de
nouveau aller contre le torse de Theo pour lui cacher son désarroi. Elle
n’aurait pas dû être si déçue d’apprendre qu’il refusait de lui donner de
nouvelles informations. Elle comprenait. Malheureusement, cela ne
l’empêcha pas de se sentir tout à coup très seule et très triste.
Soudain, Theo glissa une main sur ses cheveux et lissa l’une des
boucles, qui flottait librement sur son épaule. En un instant, elle oublia le
meurtre, les complots, l’espionnage, et fut traversée par un délicieux
frisson.
— Vos cheveux acceptent-ils parfois de rester tressés ? demanda-t-il.
— Non. Ils ont leur volonté propre…
Elle sentit son rire plus qu’elle ne l’entendit. Il saisit une seconde mèche
avec laquelle il joua pensivement. Ce simple contact était exquis.
— Vos boucles sont incroyables, si denses ; mais également plus
douces qu’on ne le croirait…
Medea ne répondit pas. Elle ne voulait pas qu’il se rende compte de
l’intimité de son geste et cesse de la toucher. Il caressait toujours son crâne,
enfouissant ses doigts dans l’épaisseur de sa crinière mal domptée. Jamais
encore elle n’avait ressenti un tel plaisir. À présent, elle comprenait l’extase
des chiens de chasse de son père, lorsqu’elle les grattait derrière les oreilles
– et pourquoi le baron lui criait toujours d’arrêter. Il ne voulait pas voir ses
limiers s’adoucir à son contact.
Des années plus tôt, lorsque sa mère et ses sœurs avaient encore
l’habitude de la coiffer, l’exercice avait souvent été pénible. Aucune d’entre
elles ne lui avait fait mal volontairement – elles n’étaient pas cruelles –,
mais ses boucles étaient presque impossibles à discipliner. Au bout d’un
moment, Medea avait commencé à se coiffer seule et avait découvert
qu’elle pouvait y parvenir presque sans douleur. Les douces caresses de
Theo ne ressemblaient cependant à rien qu’elle ait déjà connu.
Malcolm lui avait dit sans détour qu’il n’aimait pas ses cheveux. Il les
avait comparés à de la laine de mouton, rêche et sans grâce. Sur le moment,
elle ne s’était pas sentie insultée. Elle avait été tellement aveuglée par cet
homme qu’elle avait préféré prendre cette remarque pour une plaisanterie,
sans se rendre compte de sa méchanceté. Contrairement à lui, Theo touchait
ses boucles avec une sorte d’adoration respectueuse. Pour la première fois
de sa vie, Medea eut l’impression que ce détail de son apparence pouvait
inspirer la joie, et non le dégoût.
Au bout d’un long et délicieux moment, son compagnon reprit :
— Nous devrions rentrer.
Elle enfouit encore davantage son visage dans les plis de la tunique du
chevalier, répugnant à briser la magie de cet instant.
— Qu’allons-nous faire pour Gobert ?
La main de Theo se figea.
— Que voulez-vous dire ?
— Il compte toujours m’épouser !
— Oh ! cela…
Le cœur de Medea se serra. Avait-il déjà oublié ?
— Oui, cela.
— Ce mariage n’aura pas lieu. Je vous en donne ma parole.
— Mais comment allez-vous l’empêcher ?
— Ne vous préoccupez pas de cela : je trouverai une solution.
— Comment ? insista-t-elle.
Theo pouvait bien tenter de la tranquilliser, elle serait incapable de
retrouver la paix tant qu’elle ne connaîtrait pas en détail son plan pour
l’aider à éviter de se trouver liée à un homme qu’elle n’avait vu qu’une fois,
mais dont la seule présence lui inspirait un dégoût inexplicable.
Theo cessa de toucher ses cheveux et se redressa contre le tronc du
saule. À regret, Medea dut s’arracher à son étreinte. Dès qu’elle eut levé la
tête, le battement régulier de son cœur lui manqua. Néanmoins, elle se força
à garder ses distances. Il ne devait pas se douter du trouble qu’il avait fait
naître en elle par ses caresses.
— Si je ne parviens pas à le faire changer d’avis au sujet de cette union,
alors je vous conduirai au couvent comme promis, répondit-il.
Sur ce, il se leva et chassa quelques feuilles mortes de ses vêtements. En
ce qui le concernait, la discussion semblait close.
Les paroles de Theo auraient dû la rassurer. Elles étaient rassurantes.
Hélas, le soulagement que Medea espérait ne vint pas. Elle avait rêvé
pendant tant de mois de la liberté que lui offrirait la vie de religieuse. Elle
en était si proche ! Elle pourrait atteindre St. Helena en quelques jours.
Oui, cette perspective aurait dû la remplir de joie ; mais ce n’était pas le
cas. Elle se sentait vide, assommée.
Theo lui tendit la main, elle la prit instinctivement et, aidée par son élan,
se releva aussi. Ses doigts paraissaient si fins dans la large paume du
chevalier, rendue plus rude par le maniement des armes. Elle pensait qu’il
allait la lâcher, maintenant qu’elle était debout. Il n’en fit rien.
Ils étaient très proches, à tel point qu’elle aurait pu compter les poils de
sa barbe naissante. Elle les effleura furtivement du bout des doigts, surprise
par leur douceur. Elle vit que Theo ravalait sa salive, mais il ne recula pas.
Enhardie, Medea suivit alors la ligne de sa mâchoire, ne s’arrêtant qu’en
atteignant son menton.
— Hier, vous avez parlé de m’embrasser, murmura-t-elle.
— Oui.
Le souffle du chevalier passa comme une brise sur sa main. Le duvet de
son bras se redressa dans un frisson.
— J’y ai beaucoup pensé, depuis.
— Moi aussi, admit-il d’une voix rauque.
— Je voudrais savoir…
Il eut un petit sourire.
— Vous voulez toujours savoir, Medea.
Elle ne put se retenir plus longtemps. Se hissant sur la pointe des pieds,
elle toucha ses lèvres du pouce, timidement. Il entrouvrit la bouche, surpris.
Celle-ci était douce et ferme à la fois. Voyant qu’il ne la fuyait pas, elle
trouva le courage de dire :
— Je voudrais savoir si vos baisers sont réellement aussi délicieux que
vous me l’avez fait croire.
Un long moment s’écoula avant qu’il réponde et Medea eut soudain
honte de son audace. Elle fut traversée par une vague de chaleur, qui monta
le long de son dos pour envahir ses joues. Oh ! si seulement elle avait pu
disparaître !
Elle tenta de s’écarter, mais Theo bougea enfin. Il prit sa main et la
maintint contre son visage. Sa propre peau semblait brûlante. Elle s’obligea
à croiser son regard. Ses prunelles pétillaient d’amusement et d’une autre
émotion plus intense que Medea ne reconnut pas. Son cœur s’emballa
immédiatement.
— En êtes-vous certaine ? demanda-t-il. Vous disiez que la chose vous
écœurait…
Il souriait et elle ne prit pas ombrage de cette remarque.
— Oui, j’en suis sûre. Je veux pouvoir chérir le souvenir d’un baiser qui
saurait effacer ceux de Malcolm. J’aimerais savoir si je suis capable
d’apprécier ce genre de choses. Est-ce que cela vous dérange ?
Il lâcha un petit gloussement.
— Bien sûr que non. Ce serait un plaisir, au contraire. J’ai eu du mal à
songer à autre chose depuis que nous en avons parlé, hier. Benedictus doit
penser que je suis un cas désespéré…
Le cœur de Medea battit encore plus fort à ces mots. Elle ne s’était pas
attendue à ce qu’il ressente la même chose qu’elle. Pouvait-elle le croire ?
À présent que le sujet était lancé, elle ne savait hélas pas quoi faire
ensuite. Sans se laisser le temps d’hésiter, elle leva le visage vers lui. La
main de Theo enveloppa sa joue, son menton, avec beaucoup de douceur. Il
se pencha lentement, pour lui laisser le temps de s’écarter si elle le
souhaitait. Son souffle s’accéléra comme si elle venait de courir pendant de
longues minutes.
Un rire irrationnel lui monta à la gorge, mais il n’eut pas le temps de
jaillir. Les lèvres de Theo se posèrent sur les siennes. Elle prit une profonde
inspiration. Un flot de sensations inattendues la traversa, éveillant tous ses
nerfs sur son passage. La bouche de Theo était douce, chaude. Son baiser
fut déterminé mais tendre. Il redressa la tête pour sonder son regard. Il
semblait l’interroger… Medea sut instinctivement qu’il n’irait pas plus loin
avant d’être certain qu’elle le désirait. La partie la plus sensée de son esprit
lui cria d’en rester là. Dans quelques jours, ils se diraient adieu et, si elle le
laissait la toucher ainsi, elle risquait de ne pas survivre à leur inévitable
séparation. Elle avait déjà eu cette faiblesse avec Malcolm ; cela avait
bouleversé sa vie tout entière…
Seulement, elle ne parvint pas à se résigner. Elle avait besoin de sentir
ses lèvres sur les siennes une fois de plus. Elle hocha la tête, presque
imperceptiblement mais avec beaucoup d’assurance. Il eut ce petit sourire
qu’elle connaissait déjà si bien, et elle sentit son cœur se serrer
douloureusement.
Il se pencha de nouveau, l’embrassa d’abord doucement, puis avec plus
d’urgence lorsqu’elle réagit à son tour. Il glissa une main dans ses cheveux,
éveillant des frissons délicieux sur son passage. De son autre bras, il lui prit
la taille et l’attira un peu plus contre lui.
Elle se laissa faire avec bonheur, désireuse de sentir son corps contre le
sien. Elle toucha son torse, ses épaules, le serra fort. Lorsqu’il retint son
souffle, un sentiment de triomphe envahit Medea. Il était aussi troublé
qu’elle par leur étreinte…
Il abandonna ses lèvres et, avant qu’elle ait pu protester, commença à
déposer une série de petits baisers le long de sa mâchoire, de son cou.
Medea poussa un petit gémissement de plaisir. Le frottement de sa barbe sur
sa peau sensible provoqua en elle des frissons d’extase, exactement comme
il le lui avait promis.
Mais ce n’était pas assez !
Elle enfouit ses doigts dans les cheveux du chevalier, appréciant leur
toucher soyeux. Enfin, il eut un grognement étouffé dans le creux de son
épaule et recula.
— Medea…
Elle faillit ne pas reconnaître sa voix, rendue plus grave par le désir
qu’elle avait éveillé en lui. Un bonheur tel qu’elle n’en avait encore jamais
connu monta en elle, uniquement atténué lorsqu’il ajouta :
— Nous devrions arrêter.
— Oui, admit Medea.
Seulement, au lieu de s’arracher à lui, elle attira une fois de plus son
visage pour plaquer sa bouche sur la sienne avec force.
Il se montra plus ferme, plus insistant. Avec Malcolm, elle n’avait
ressenti que du dégoût, mais avec lui elle eut l’impression d’avoir été
façonnée pour les baisers. Elle aurait voulu que cet instant ne prenne jamais
fin. Le premier contact de sa langue la surprit. Sans réfléchir, elle entrouvrit
les lèvres et Theo l’envahit avec douceur. Elle gémit de plus belle.
Hélas, il se redressa vivement et elle ne put réprimer une pointe de
frustration. Pourquoi paraissait-il si inquiet ?
— Medea, je suis désolé. J’ai agi sans penser aux conséquences. Je ne
voulais pas vous blesser et je sais que vous n’aimez pas…
La honte la saisit. Il avait pris ses petits cris étouffés pour de la
souffrance, de la réticence. Elle s’obligea à soutenir son regard.
— Je… J’aime cela, quand c’est avec vous.
Theo soupira et appuya son front contre le sien.
— Oh ! Medea. Que m’avez-vous fait ? Tout cela… Ce n’est pas sage.
Son cœur s’emballa.
— Je sais que c’est une erreur.
Elle s’attendit à ce qu’il la lâche, à présent. Elle s’y prépara de son
mieux. Mais il n’en fit rien, se contentant de passer un pouce sur sa lèvre
inférieure.
— Cela vous dérangerait-il, si nous recommencions ? demanda-t-il, à la
grande surprise de Medea.
— J’aimerais beaucoup, au contraire.
Il grogna une nouvelle fois, la serrant un peu plus contre lui.
— Vous êtes si innocente…
— Loin de là. Je vous l’ai déjà expliqué. Vous connaissez mon passé, ce
que j’ai fait. Je ne suis pas plus innocente que vous.
Il rit et son souffle caressa la joue de Medea.
— Je n’en suis pas sûr, douce fillette. J’ai dit et fait des choses que je ne
pourrai jamais plus effacer, des actes pour lesquels il n’y a pas de
rédemption. Vous avez simplement commis une erreur minime, parce que
vous aviez placé votre confiance en quelqu’un qui ne la méritait pas. Ne
sacrifiez pas votre vie entière pour vous racheter. Cet écuyer sans scrupule
n’a pas laissé cette affaire le ronger, j’en suis certain, et vous devriez faire
de même. Tournez la page. Oubliez-le.
— Mais…
— Je n’ai pas envie de parler de lui, pour être honnête. Puis-je vous
embrasser de nouveau ?
Elle sourit.
— Oui, répondit-elle.
Il se pencha et goba ses lèvres avec voracité. Aussi enflammée que lui,
Medea lui rendit son baiser. Cela ne lui suffisait pas encore. Elle en voulait
plus… Lorsqu’il glissa sa langue dans sa bouche, elle l’imita sans hésiter.
Combien de temps restèrent-ils là ? Elle oublia le monde autour d’eux,
comme s’il n’y avait soudain plus eu que Theo, ses mains, ses cheveux
soyeux qui la chatouillaient, leurs corps fondus en un. Elle n’était plus
qu’une masse de sensations nouvelles, délicieuses.
Après ce qui lui parut durer une éternité, le chevalier se redressa. Des
mèches folles flottaient autour de son visage. Il avait les lèvres plus roses et
les yeux troubles.
— Si nous ne nous arrêtons pas maintenant, nous allons faire une chose
que nous pourrions regretter.
Sa voix lui parvint altérée, comme un appel à travers un épais
brouillard. Elle eut du mal à saisir le sens de ses paroles et cligna plusieurs
fois des yeux pour le voir clairement. Elle secoua même la tête, incapable
de se libérer du voile de désir qui l’enveloppait. Theo avait-il parlé d’une
erreur, s’ils continuaient ?
Oui. Il avait raison, bien sûr. Le bon sens qui l’avait guidée pendant
cette dernière et interminable année avait failli la déserter au moment
crucial… Si Theo avait insisté, elle aurait sans doute fini par céder et lui
accorder bien plus que des baisers. Quel genre de femme était-elle donc ?
N’y avait-il que dépravation en elle ?
Elle s’écarta vivement de lui, laissant ses bras retomber mollement le
long de son corps. Il la tenait encore par la taille et elle recula un peu plus,
pour ménager un espace plus décent entre eux.
Il respirait vite.
Elle aussi sentit ses poumons s’emplir d’air avec urgence, comme s’ils
en manquaient.
— Je suis désolée, Medea. Mes mains… Vos cheveux… Ils sont…
— Ma coiffure est-elle si terrible ?
Inquiète, Medea palpa ses boucles. Sa tresse s’était entièrement défaite
et des mèches désordonnées semblaient en jaillir de tous les côtés. Elle
dénoua les derniers rubans et entreprit de se recoiffer.
— Ne vous en faites pas, assura-t-elle. Ma famille s’attend toujours à ce
que j’aie l’air d’avoir été traînée par un cheval. Ils seraient plus choqués de
me voir avec une coiffure présentable…
— Medea, gronda son compagnon d’un air soudain farouche, vous êtes
injuste envers vous-même. Votre famille a de la chance de vous connaître.
Vos cheveux ne sont pas atroces. En fait, vos boucles vous ressemblent :
elles sont sauvages et passionnées. N’essayez pas de les retenir uniquement
parce qu’on vous a dit de le faire. Je ne voulais pas dire que votre coiffure
était laide, seulement que… qu’elle donne l’impression de…
Il s’éclaircit la voix d’un air gêné.
— Disons juste que n’importe qui devinerait tout de suite ce que nous
avons fait.
Medea sentit une fois de plus le feu lui monter aux joues. Avant de
rencontrer cet homme, elle ne rougissait pourtant jamais. À présent, elle ne
pouvait plus s’en empêcher… Sans doute la trouvait-il étrange, songea-t-
elle, inquiète, en lui jetant un coup d’œil à la dérobée. Non, il ne la regardait
même pas, occupé à rattacher ses propres cheveux. C’était injuste de sa
part, d’essayer de prêter à Theo de telles pensées. Il lui avait souvent répété
qu’il était heureux de l’avoir rencontrée et il n’avait aucune raison de
mentir sur ce point. Personne d’autre que lui ne l’avait complimentée ainsi,
depuis sa naissance. Elle devait le croire.
— Merci, dit-elle.
Son compagnon leva les yeux d’un air surpris.
— De quoi ?
— De ne pas me mépriser, de ne pas m’ignorer comme tous les autres.
Et merci d’insister pour que je prenne conscience de ma valeur.
Elle vit son demi-sourire s’effacer, remplacé par une émotion qu’elle ne
comprit pas.
— Je n’ai rien fait, lâcha-t-il avec une pointe de rudesse inattendue.
Rentrons au château. J’ai encore beaucoup de travail, avant ce soir.
Ils partirent donc en silence. Medea se concentra sur chacun de ses pas,
les yeux baissés, pour ne pas montrer à Theo à quel point elle était déçue
par son indifférence. Ses remerciements avaient pourtant été sincères…
— Vous viendrez me trouver, n’est-ce pas ? demanda-t-elle enfin, en
franchissant la haute porte. Lorsque vous aurez établi un plan pour m’aider
à fuir ce château en cachette de mes parents.
— Bien sûr.
Sa voix était froide, son ton concis. Il ne tenait pas à discuter et elle
n’insista pas. Ils se saluèrent à l’entrée de la grande salle, puis Theo
disparut dans un couloir.
Medea le regarda s’éloigner. Il ne se retourna pas une seule fois. Elle
avait presque l’impression d’avoir tourné sur elle-même jusqu’à perdre tout
point de repère, comme elle le faisait autrefois avec ses sœurs. Petite fille,
elle avait adoré cette sensation de vertige ; mais à présent, elle en avait la
nausée.
Theo avait changé si vite, passant de l’amusement à une gravité
inquiétante en quelques instants. C’était incompréhensible. Comment
pouvait-on, en un après-midi, être à la fois un ami, un amant et un parfait
inconnu ?
Hélas, Medea ne pouvait rien faire pour arranger la situation. Elle
pénétra dans la salle, cherchant ses parents dans la marée habituelle des
courtisans. Elle n’avait plus qu’à attendre, en espérant que Theo tiendrait
parole…
Chapitre 11

Theo se rendit immédiatement au bureau de Benedictus, courant


presque comme si l’armée française était à ses trousses.
Le souvenir des baisers de Medea refusait de s’évanouir et ses pensées
lui échappaient complètement, tout comme ses émotions. Qu’est-ce qui lui
était donc passé par la tête, ce matin ? s’admonesta-t-il. Cette femme était
censée être un outil pour parvenir à ses fins. Elle devait lui permettre de
découvrir si le baron Suval était impliqué dans un complot contre la
Couronne. Certes, il était agréable de la voir également comme une amie –
pour un temps. Cela rendait leurs conversations plus plaisantes. Mais cela
ne voulait pas dire pour autant qu’il pouvait l’embrasser ! Depuis le début
de son entraînement militaire, il n’avait jamais perdu le contrôle de ses
émotions ainsi ; pas même lorsqu’il était jeune écuyer et avait découvert
pour la première fois l’attrait de la compagnie des femmes.
La vérité, c’était qu’il était incapable d’employer la raison, lorsque
Medea s’abandonnait dans ses bras. Oh ! bien sûr, il avait fait du bon
travail en lui parlant de sa mission, en écoutant le récit de son entretien avec
la veuve Ward et en mémorisant toutes ses réponses, mais son corps avait
guidé leur rencontre – pas son esprit. Et ce corps ne s’était intéressé qu’à
une chose. Elle.
Il aurait dû s’employer à trouver un moyen de lui faire quitter le château
sans éveiller les soupçons de ses parents. Il aurait dû l’interroger au sujet de
ses habitudes, ses routines. Mais il avait tout oublié. Sa formation. Ses
vœux de chevalerie. Son objectif. Sa loyauté envers le roi. Tout cela s’était
évanoui comme un songe. Il avait même oublié que Medea était
bouleversée ! Il n’était qu’un bâtard, dans tous les sens du terme…
Jamais il n’aurait dû l’embrasser ou même la serrer dans ses bras. Il
n’avait pas l’intention de l’épouser et elle était bien décidée à devenir
religieuse. Ni l’un ni l’autre ne pouvait se permettre de perdre la tête à
cause d’un baiser imprudent.
De plus, la situation évoluait, au château, et prenait un tour auquel Theo
ne s’était pas attendu. Il s’arrêta au milieu du couloir pour s’appuyer un
instant contre le mur de pierre. Que visait donc Gobert ? Pourquoi avait-il
soudainement décidé d’épouser Medea ? Cela n’avait aucun sens. À moins,
bien sûr, que Theo se soit trompé sur toute la ligne. Si Suval faisait
réellement partie d’une conspiration visant à affaiblir le roi, cette alliance
était à la fois prudente et stratégique pour lui.
Ou bien Gobert était sincèrement tombé sous le charme de Medea. Cette
pensée lui noua l’estomac. Quelques jours plus tôt, il aurait cru qu’une telle
réaction était impossible. Cette femme n’était pas une beauté
conventionnelle. Dès le début, il avait apprécié ses grands yeux noisette et
cette lumière qui semblait émaner de tout son corps lorsqu’elle riait, sans lui
trouver plus de grâce que cela. Mais à présent…
À présent, il savait que sous ses vêtements négligés se cachaient des
courbes délicates, façonnées pour se couler contre son corps. Des courbes
qu’il voulait sentir de nouveau sous ses mains, qu’il voulait explorer et…
Non. Il ne devait pas tomber dans ce piège de nouveau. Il ne devait pas
penser à elle de cette manière. Elle n’était pas faite pour lui, point. Tout
comme elle n’était pas faite pour Gobert. Theo était prêt à soulever des
montagnes pour s’assurer que ce mariage absurde n’aurait jamais lieu.
Il se redressa et reprit sa route, plongé dans ses réflexions. Il comprenait
l’empressement des Suval à donner leur deuxième fille à un homme comme
Gobert. Cela ne voulait pas forcément dire qu’ils avaient trahi leur pays.
Gobert était un homme riche, possédant des terres des deux côtés de la
Manche. Il ne pourrait apporter à sa belle-famille l’importance politique
après laquelle elle soupirait, mais les avantages financiers de cette union
sauraient sans doute compenser ce manque. La baronnie Suval était
modeste, en taille comme en revenus. En revanche, que pouvait espérer
Gobert de ce mariage, en plus de liens évidents avec le neveu de Suval, le
duc d’Orange ? Celui-ci avait un héritier, après tout, et Medea ne pourrait
jamais apporter les terres du duc à son époux…
Cette nouvelle inattendue allait préoccuper Theo pendant le reste de son
enquête. Il devait à tout prix découvrir si cette demande en mariage était
une menace pour le royaume. D’ailleurs, il allait falloir qu’il agisse vite :
dès que Medea serait en sécurité au couvent de St. Helena, la piste se
perdrait.
Il ne frappa pas à la porte de Benedictus et entra directement.
— Il y a du nouveau ! annonça-t-il.
Son capitaine leva les yeux du parchemin qu’il était en train d’étudier.
— Quelqu’un d’autre a été tué ? demanda-t-il.
— Non.
— Dans ce cas, pourquoi as-tu l’air si bouleversé ?
— Je ne le suis pas.
Du moins, il ne le pensait pas. Le nœud tendu au creux de son ventre
était dû à sa fureur de s’être laissé aller avec Medea, pas à une quelconque
contrariété.
— Je suis simplement préoccupé par ce que je viens d’apprendre et par
les conséquences que cette évolution pourrait avoir sur nos efforts de
maintien de la paix. Gobert a déclaré à Medea qu’il comptait l’épouser
avant la fin de la semaine, et je ne vois pas comment concilier cela avec
tout ce que nous savons déjà du complot.
Benedictus ne parut pas aussi inquiet que Theo l’avait imaginé. Il se
contenta de tapoter son parchemin des doigts, sans quitter Theo des yeux.
— Nous ne pouvons hélas pas faire grand-chose pour elle, lança-t-il
sans se laisser émouvoir. Si ses parents ont décidé d’offrir sa main à Gobert,
elle va devoir l’accepter. D’ailleurs, cela pourrait nous être très utile, tant
que tu resteras son ami. Elle pourrait espionner…
Theo frappa un grand coup sur la table.
— Elle ne peut pas épouser Gobert ! Il est très probablement sur le
point de trahir ce royaume et tu sais ce qui arrive aux épouses de traîtres.
Elle serait ruinée, émotionnellement brisée.
Son capitaine ignora ses cris et répondit calmement :
— Si jamais Gobert était reconnu coupable, j’intercéderais auprès
d’Edward pour que la fille Suval ne soit pas punie. Elle deviendrait alors
une riche veuve et conserverait le respect de ses pairs. Je suis navré, Theo.
Je sais à quel point tu tiens à elle. J’ai conscience qu’il sera très difficile
pour toi de la voir épouser un autre homme.
— Je ne…
Il s’interrompit. Plus il prétendait n’avoir aucune affection pour Medea,
plus ses compagnons semblaient convaincus du contraire.
— Ce que je ressens ou pas n’a aucune importance. Gobert n’est pas
digne de confiance et je suis persuadé qu’il est à l’origine des troubles qui
agitent la cour. Il essaye de provoquer une guerre entre la France et
l’Angleterre pour obtenir plus de terres outre-Manche. La seule chose que
je ne comprends pas encore, c’est quel avantage il espère tirer de cette
union. Certes, cela le rapprocherait du duc d’Orange et nous savons que
celui-ci s’oppose à Philippe de Valois depuis des années ; mais rien ne nous
prouve qu’ils soient en contact. J’ai retourné le problème dans tous les sens
et je ne vois aucun lien logique.
Benedictus poussa un profond soupir avant de plier soigneusement son
parchemin, puis de le rouvrir pour le lisser sur la table.
— Je pense que Will et toi feriez mieux d’échanger vos places, à
l’avenir.
— Quoi ?
Theo en eut le souffle coupé. Son capitaine n’avait encore jamais
suggéré une telle chose, et sa proposition lui fit l’effet d’un coup de poing
en plein ventre.
— Tu veux que Will devienne espion et que je me charge de la garde
rapprochée du roi ? Pourquoi ? Est-ce parce que je n’ai pas encore
découvert la clé du mystère ? Car je suis certain que j’y parviendrai. Ce
n’est qu’une question de temps.
Il avait fait vœu de suivre tous les ordres qu’on lui donnerait et tenait à
respecter sa parole. Mais cette nouvelle consigne le faisait enrager. Il n’était
pas le meilleur gardien des quatre. Will, en revanche, était précis et
méthodique ; un protecteur parfait. Il était très difficile de tromper sa
vigilance.
— Theo, je sais que nul n’est meilleur que toi pour ce genre de
missions. En temps normal, je ne me permettrais pas de t’écarter d’une
enquête pour te confier un autre rôle. Mais depuis que tu as rencontré
Medea, ton jugement a manifestement été altéré. Tu te soucies plus d’elle
que de la sécurité du roi.
Theo recula, chancelant.
— Penses-tu sincèrement que je ferais passer une femme avant mon
devoir envers la Couronne et le pays ? balbutia-t-il. J’ai toujours été franc
avec toi, Ben. Je n’ai jamais laissé mes émotions me dominer, et je n’ai pas
l’intention de changer.
Son capitaine plaqua ses longues mains sur la table, avec beaucoup de
calme, et prit une profonde inspiration.
— Tu ne cesses de nous répéter que Suval n’est pas impliqué dans notre
affaire, et voilà qu’il s’apprête à donner la main de sa fille à un autre
homme lié de très près au pouvoir français. Un homme qui, d’après ce que
nous savons, pourrait très bien être à la tête du complot. Je sais que nous ne
possédons aucune preuve concrète pour le moment, mais nous ne pouvons
pas fermer les yeux sur ce retournement de situation.
— Et c’est exactement ce que j’ai dit en passant cette porte. Tu viens de
répéter mes paroles. Comment peux-tu me soupçonner d’être partial, alors
que je t’informe de toutes mes découvertes ?
Benedictus se massa le front un instant.
— Je ne voulais pas te manquer de respect, Theodore. Tes compétences
ne sont pas remises en cause, ici. Peux-tu me dire avec sincérité que tes
angoisses liées à ce mariage ne sont dues qu’à l’amitié que semblent nourrir
ces deux hommes ? Ou bien ce regard fiévreux a-t-il été provoqué par autre
chose ? Des sentiments pour la jeune femme, peut-être ?
Il le fixa longuement. Parfois, lorsqu’il s’armait ainsi de sévérité, il
rappelait à Theo son père, pourtant mort depuis longtemps. C’était presque
comme s’il voyait la réalité sous son masque ; et comme si cette réalité le
décevait. Il s’obligea à rester immobile et à garder une expression neutre. Il
était adulte, à présent. Il n’avait plus rien du garçon troublé par les regards
acérés de son père. Il était capable de se défendre.
Le silence s’étendit, lourd. Theo se répéta qu’il n’avait rien fait de mal,
mais il ne pouvait s’empêcher de se souvenir de la présence de Medea dans
ses bras ou de la saveur de ses lèvres. Il n’aurait jamais dû la toucher,
prendre de telles libertés avec elle…
Benedictus avait raison : il s’était compromis. Seulement, il était hors
de question qu’il l’admette. Personne ne devait découvrir que la jeune
femme avait réussi à franchir l’armure dont il s’était entouré au fil des ans.
Oui, il tenait à elle. Il s’inquiétait de son avenir et cette pensée était une
grave erreur. Il allait devoir travailler dur pour étouffer cette émotion et
réapprendre à la voir comme une simple femme de la cour, semblable à
toutes les autres. À partir de maintenant, il allait suivre les enseignements
qu’il avait reçus et respecter scrupuleusement ses vœux de chevalerie. Il ne
s’autoriserait plus le moindre écart avec Medea Suval. Depuis son enfance,
il n’avait eu qu’un souhait : trouver sa place dans le monde. Les chevaliers
du roi avaient fait de lui leur frère d’armes et il avait fondé son foyer parmi
eux. Il ne pouvait pas risquer de perdre tout cela en se laissant distraire par
une femme qui allait si rapidement disparaître de sa vie.
— Medea est une demoiselle agréable, répondit-il aussi calmement qu’il
le put. Elle nous a aidés alors que rien ne l’y obligeait et que le meurtre de
John a été un traumatisme pour elle. Que Gobert soit un assassin ou non,
elle mérite mieux que ce mariage.
— Theo, très peu de gens ont la chance de choisir leur époux ou leur
épouse. Mon frère et moi ne serons pas de ceux-là. Will est une exception et
il peut se réjouir d’avoir Avva pour femme. Pourquoi demoiselle Medea
devrait-elle avoir un autre destin que la plupart d’entre nous ?
— Elle désire entrer au couvent. Elle est prête à discuter avec la veuve
Ward en notre nom sans espoir de récompense. Bon Dieu, je me suis même
servi d’elle pour me rapprocher de son père ! Je pense que nous avons une
dette envers elle. Nous devons nous assurer qu’elle rejoindra le cloître de
St. Helena saine et sauve. Le code de chevalerie n’exige-t-il pas que nous
venions en aide à tous ceux qui ont besoin de nous ? Je te demande
aujourd’hui de m’aider à organiser sa fuite de Windsor. Si cela peut te
rassurer, je suis prêt à te jurer qu’elle n’est pas plus importante à mes yeux
que tout autre témoin utile à notre mission.
Et il allait faire tout son possible pour que cette promesse soit sincère –
même si ces mots le déchiraient. Medea méritait d’être heureuse, protégée.
Si Theo voulait à la fois préserver sa place au sein du groupe et assurer la
sécurité de la jeune femme, il allait devoir se montrer plus rusé et obstiné
que jamais…
Benedictus garda le silence un très long moment. Theo commençait à
sentir la sueur perler sur son front, mais il se retint de l’essuyer. Il n’était
coupable de rien, se répéta-t-il une fois de plus.
— Très bien, conclut enfin son capitaine. Je t’autorise à poursuivre ta
mission pour le moment. Reste très proche de la famille Suval. Peut-être
même devrais-tu tenter de te rendre agréable auprès des parents, au lieu de
la fille. Nous devons découvrir ce qui lie le baron à Gobert, et le plus tôt
possible. Si quelqu’un cherche réellement à attiser le conflit entre la France
et nous, sans raison réelle, il faut que nous le sachions et que nous
découvrions l’identité du fauteur de troubles.
Il soupira.
— Edward est bien décidé à déclarer la guerre à nos voisins pour
asseoir son autorité et je ne veux pas jouer le jeu d’un ou deux hommes
ambitieux, qui ne verraient dans l’affaire qu’un moyen facile d’agrandir
leurs domaines. Si nous devons combattre, que ce soit pour venger un
affront, et pas parce que des sots nous ont manipulés comme des enfants !
Theo acquiesça, conscient de la gravité de la situation.
— Je ferai le nécessaire. Tu as ma parole.
Cette fois, ce fut au tour de Benedictus de hocher la tête.
— Medea est-elle prête à parler à la veuve ? J’aimerais pouvoir
éliminer définitivement son amant de notre liste de suspects.
Theo se sentit soudain rougir. Dans l’urgence du moment, il avait oublié
de répéter à son chef ce que la jeune femme avait appris. Bien sûr, ce n’était
pas grand-chose, mais il devait l’informer du moindre détail – quitte à
admettre qu’il avait un instant retardé ses confidences.
— Elle lui a déjà parlé, ce matin. L’épouse de John a semblé ravie de
pouvoir s’épancher sur une épaule amie et a apparemment dévoilé tous ses
secrets à Medea. Nous en avons longuement discuté ensuite et j’en suis
arrivé à la conclusion que le baron Lyconett est innocent. Il n’avait aucune
raison de vouloir la mort de son rival.
Le regard de Benedictus le détailla une fois de plus, remarquant sans
doute ses pommettes trop roses. Pour la seconde fois depuis le début de
cette conversation, Theo dut résister à l’envie de se dandiner, gêné par ce
regard si perçant. Enfin, le capitaine des chevaliers reprit son parchemin.
— La prochaine fois que tu viendras me voir, Theodore, frappe avant
d’entrer.
Theo le salua avec respect.
— Bien, mon capitaine.
Vit-il un semblant de sourire flotter sur les lèvres de Benedictus, avant
de tourner les talons ? Il rejoignit la porte mais, au moment de sortir, hésita
un instant. Ses prochaines paroles risquaient de gâcher tous ses efforts pour
prouver sa loyauté… Il devait néanmoins les prononcer. Il était le seul à
pouvoir prendre parti pour sa nouvelle amie.
— Je dois m’assurer que Medea n’épousera jamais Gobert. Elle ne
mérite pas un sort aussi atroce. Puisqu’elle désire entrer à St. Helena, je
pense qu’il est en mon pouvoir de réaliser son souhait.
Benedictus répondit aussitôt, cette fois.
— J’arrangerai une escorte pour l’accompagner au couvent, si c’est ce
qu’elle veut réellement. Dis-lui qu’elle partira après-demain.
— Merci.
Theo ne se retourna pas pour regarder son chef. Il se contenta d’ouvrir
la porte sans un mot de plus et de quitter le bureau.
Chapitre 12

Medea suffoquait. Il y avait tant de monde autour d’elle qu’elle avait du


mal à respirer. Sa mère se tenait sur sa gauche, le dos pressé contre son bras
comme si elle tentait de la pousser dans les bras de Gobert, qui la
surplombait de sa taille écrasante. Elle fit de son mieux pour rester
parfaitement immobile, refusant d’approcher l’homme qui pensait encore
devenir son époux. La dépassant de plusieurs pouces, il respirait fort et
Medea sentit son haleine fétide sur ses cheveux emmêlés.
Toute la cour semblait s’être rassemblée autour du terrain
d’entraînement. Apparemment, c’était un privilège d’assister aux leçons
que les jeunes écuyers recevaient des chevaliers plus expérimentés. Le peu
d’intérêt que Medea avait trouvé à l’exercice s’était évanoui lorsqu’elle
avait remarqué que Theo n’était pas présent avec les autres.
Pourquoi donc tous ces gens tenaient-ils à s’entasser ici, sous le soleil
écrasant ? Elle ne comprendrait jamais ces choses-là ! Elle avait même été
sur le point de trouver une excuse pour s’échapper dans les jardins de la
reine ou la chapelle du château, quand Gobert était arrivé. Sa mère lui avait
clairement fait comprendre, à demi-mot, qu’elle devait rester et supporter
son odieuse compagnie.
Elle avait tressailli lorsqu’il avait saisi sa main pour y déposer un baiser
moite, et avait attendu qu’il soit concentré sur les combats pour s’essuyer
sur sa robe. Cela n’avait hélas pas suffi à effacer l’empreinte désagréable
des lèvres de son prétendant sur sa peau. Elle allait devoir prendre un bain
pour cela. Jamais elle ne laisserait cet homme approcher de son corps –
plutôt mourir !
Le mariage que ses parents appelaient de leurs vœux n’aurait jamais
lieu, se jura-t-elle de nouveau. Elle avait confiance en Theo. Il ferait tout ce
qui était en son pouvoir pour tenir sa promesse. Mais si, pour quelque
raison que ce soit, il en était incapable, elle prendrait l’affaire en main seule.
Elle avait économisé quelques sous, au fil des ans, et sa maigre fortune était
cachée dans l’ourlet d’une de ses robes. Ce n’était pas grand-chose, mais
cela devrait suffire pour louer un cheval et entreprendre le voyage, se
persuada-t-elle. St. Helena n’était pas loin ; deux jours de route, peut-être.
Medea préférait courir le risque de s’y rendre seule, en dépit des dangers
qui pouvaient attendre une jeune femme sur les grands chemins, plutôt que
de se retrouver liée à Gobert jusqu’à la fin de ses jours.
— Le roi est évidemment trop faible pour prendre une décision, déclara
soudain son prétendu fiancé. N’êtes-vous pas d’accord ?
Medea se figea. Que venait de dire Gobert ? Se plaignait-il du
souverain ?
Certes, elle savait que les membres de la cour se permettaient de
critiquer les actions d’Edward dans son dos. On ne pouvait pas résider ici
sans entendre les rumeurs et chaque jour qui passait semblait attiser
l’hostilité de la noblesse envers la France. Mais peu de gens se permettaient
d’être aussi directs, surtout avec des interlocuteurs qu’ils connaissaient peu.
Medea aurait été prête à jurer que ses parents étaient fidèles à la
Couronne ; cependant, depuis qu’ils envisageaient son mariage avec
Gobert, elle commençait à douter de ses anciennes certitudes.
Étaient-ils du même avis que tous les autres ? Désiraient-ils
secrètement une guerre entre la France et l’Angleterre, eux aussi ? Elle
retint son souffle en attendant la réponse de sa mère.
— Je pense que notre jeune souverain finira par agir, déclara celle-ci.
Son commentaire était assez vague pour ne pas l’impliquer dans un
camp ou l’autre…
Medea respira plus à son aise. Si ses parents nourrissaient la moindre
rancune envers Edward, ils n’hésiteraient sans doute pas à l’exprimer
devant Gobert, qui ne cachait pas son dédain.
— Et vous, Medea ? Que pense ma promise de l’impuissance de notre
roi face aux provocations de Philippe de Valois ?
Medea sentit sa mère se crisper contre elle. Pour une fois, elle ne lui en
voulut pas. Elle avait conscience que son franc-parler avait déjà eu le don
de mettre ses parents dans l’embarras, par le passé. Cela n’avait jamais été
volontaire : lorsqu’elle se passionnait pour un sujet, elle ne savait
simplement pas garder ses réflexions pour elle.
Quoi qu’il en fût, elle était assez prudente pour ne pas mordre à
l’hameçon et plutôt éviter de critiquer son hôte royal sous son toit.
— Je…
Soudain, un intense murmure traversa la foule et évita à Medea de
devoir répondre à cette question délicate. Elle entendit le soupir de
soulagement de sa mère lorsqu’elle se tourna pour voir ce qui agitait tant
ses voisins.
Les quatre chevaliers du roi venaient de faire leur apparition sur le
terrain d’entraînement et s’avançaient de front en plein soleil. Leurs
silhouettes imposantes les distinguaient des autres combattants. Medea
retint son souffle en reconnaissant Theo.
Pour la première fois depuis leur rencontre, elle remarqua que son
visage était fermé ; il ne trahissait pas cette bonne humeur qui lui était
devenue si familière au fil des jours. Ses lèvres étaient pincées et une
profonde ride barrait son front. Il s’approcha d’un groupe d’écuyers qui,
tous, se redressèrent en l’apercevant. Sélectionnant quatre d’entre eux, Theo
les disposa en cercle autour de lui et parut leur donner des consignes. À une
telle distance, il était impossible d’entendre ce qu’il leur disait.
— Vous vous êtes liée d’amitié avec ce chevalier, je crois…
Medea sursauta. Elle avait complètement oublié Gobert et leva les yeux
vers lui, surprise. Il la couvait d’un regard indéchiffrable, le visage si neutre
qu’elle sentit un frisson la parcourir. Heureusement pour elle, sa mère était
en pleine conversation avec la femme qui se tenait à sa gauche et n’entendit
pas les paroles de celui qu’elle voyait comme son futur gendre.
— C’est un homme très intéressant, murmura Medea, poussée par un
besoin inexplicable de le défendre.
Ces quelques mots ne suffisaient pas à exprimer l’ampleur de ses
sentiments pour Theo – des sentiments qu’elle aurait été en peine de
décrire, de toute manière. Il était son ami, mais aussi autre chose… Et elle
préférait ne pas tenter de définir cela en détail. Tout ce qu’elle savait, c’était
qu’elle n’avait aucune envie de parler de lui à Gobert. Étrangement, elle
aurait eu l’impression de salir son nom. Elle se concentra donc sur le
chevalier, rendu encore plus impressionnant par son gambison rembourré.
— C’est un porc illégitime !
Cette insulte, chargée d’une haine féroce, arracha un petit cri à Medea.
Un flot de rage vint enflammer ses veines. Jamais encore elle n’avait
éprouvé tant de colère, pas même lorsque Malcolm lui avait annoncé qu’il
ne l’épouserait pas. Elle serra les poings, tentée de décocher un grand coup
à Gobert. Comment osait-il parler de Theo en ces termes ?
— Vous connaissez l’histoire de Sir Theodore, n’est-ce pas ? reprit-il
avec malice.
Elle ne répondit pas. Elle ne lui ferait pas ce plaisir. Le simple fait
d’entendre cet homme répugnant prononcer le nom de son ami la rendait
malade.
Hélas, Gobert poursuivit comme si de rien n’était :
— Sa mère, la baronne de Grenville, a eu une liaison avec le maître
d’écurie. Le maître d’écurie ! Un vulgaire paysan. Tout le monde connaît la
vérité et je m’étonne que Sir Theodore ait encore le courage de se montrer à
la cour. Il ne peut pas renier ses origines honteuses : il ne ressemble en rien
au baron de Grenville et on raconte qu’il est le vivant portrait du grand
benêt autrefois chargé du soin de ses chevaux. Sir Theodore n’est pas digne
d’être chevalier. Il devrait passer ses journées à pelleter du crottin, comme
le reste des domestiques, pas à enseigner l’art de l’épée aux jeunes écuyers
du roi.
Le cœur de Medea tambourinait à ses oreilles. Chaque mot de Gobert
était un poignard de plus enfoncé dans son cœur. Elle avait entendu les
rumeurs qui couraient sur Theo, comme tous les autres membres de la cour.
Mais personne ne se permettait de parler de lui avec autant de dédain. Nul
ne remettait en question ses talents de guerrier et sa place au sein du corps
d’élite de l’armée royale. D’ailleurs, elle-même se moquait bien de savoir
qui avait été son père. Theo était un homme bon et honnête. Cela lui
suffisait.
Sur le terrain, son ami distribua à chaque écuyer un solide bâton de bois
puis s’arma de la même manière. Les muscles de ses bras gonflèrent sous la
puissance précise et exercée de ses gestes.
Et, près d’elle, Gobert pérorait toujours.
— Son père a été contraint de le reconnaître comme l’un de ses fils,
sous peine d’admettre publiquement l’infidélité de sa femme et sa propre
humiliation. Mais rien ne l’obligeait à le traiter comme un enfant de son
sang. J’ai entendu des histoires…
Il se fendit d’un éclat de rire cruel qui fit frémir Medea.
— Il paraît qu’il l’obligeait à servir ses frères comme s’il n’était qu’un
subalterne, un valet. Il a attendu avec impatience qu’il soit en âge d’être jeté
hors de sa demeure et, quand Sir Theodore est enfin parti pour commencer
son entraînement militaire, il n’a jamais plus été convié chez lui. Si vous
voulez mon avis, le baron était trop bon. Puisqu’il était de notoriété
publique que l’enfant était un bâtard, il aurait dû le bannir dès ses premières
années et le laisser mourir de faim !
Les frères de Theo avaient-ils été traités avec plus d’égards par leur
père ? Si son ami avait réellement été méprisé par sa famille, alors il devait
comprendre ce qu’elle ressentait, à chaque fois que sa mère la rabaissait. En
fait, il devait même savoir précisément à quel point elle souffrait. C’était
pour cela qu’il se montrait si bon envers elle : lui aussi avait été rejeté par
l’un de ses parents…
Gobert répétait peut-être tous ces persiflages pour creuser un fossé entre
le chevalier et elle, mais ses paroles eurent l’effet opposé. Medea sentit son
cœur se serrer pour le jeune Theodore, qui n’avait pas dû comprendre
immédiatement ce qu’il avait fait pour s’attirer la haine de son père. Plus
elle apprenait de détails concernant les mauvais traitements qu’il avait pu
subir de la part du baron, plus son respect pour lui grandissait. Il avait
surmonté les traumatismes de son enfance pour devenir l’un des hommes
les plus puissants du royaume.
— Le baron répétait à qui voulait l’entendre que…
— Je ne comprends pas pourquoi vous me dites tout cela, coupa
sèchement Medea.
Sur le terrain, Theo se mit en mouvement, enchaînant attaques et
esquives sous l’assaut combiné des quatre écuyers. Medea sentit son cœur
battre plus vite que jamais en suivant l’affrontement. Était-ce parce qu’elle
voyait son ami en danger, ou bien à cause du venin de Gobert ? Elle
n’aurait su le dire. Les lourdes épées en bois lui parurent soudain si
menaçantes…
Elle s’agrippa à la barrière, devant elle, résistant au besoin irrationnel de
bondir au milieu des combattants pour arracher Theo à ce dangereux
exercice. Mais, bien sûr, il savait ce qu’il faisait. Ce n’était pas la première
fois qu’il s’entraînait ainsi, et ce ne serait pas la dernière non plus. Medea
ne pouvait pas plus le protéger qu’empêcher le vent de souffler.
— Je ne souhaite pas voir votre amitié avec cet homme vous causer du
tort, c’est tout. Il aime se considérer comme l’un d’entre nous, né parmi
l’élite de ce pays, mais ce n’est pas le cas, gloussa Gobert près d’elle.
Son rire lui parut étrangement dénué de tout humour.
— Avez-vous seulement entendu parler de la femme qu’il aime ?
À ces mots, le cœur de Medea se serra. Durant toutes ses conversations
avec Theo, elle ne l’avait jamais entendu mentionner une bonne amie.
Évidemment, elle se doutait bien qu’il avait eu des liaisons. Il était plus âgé
qu’elle et plus expérimenté. Elle n’avait vraiment aucune raison de se sentir
aussi jalouse…
— Je vois bien à votre regard que vous ignoriez ce détail, poursuivit
Gobert, visiblement enchanté par le tour que prenait leur conversation.
Votre galant chevalier est amoureux de la femme de son frère. Ils se sont
connus lorsqu’il n’était encore qu’un écuyer et il s’est couvert de ridicule en
pensant qu’elle l’aimait également.
Il rit de plus belle, semblant prendre un malin plaisir à cet étalage de
rumeurs odieuses.
— Il la suivait partout comme un chiot abandonné et passait ses
journées pendu à ses jupes. Il l’a suppliée de l’épouser, mais on raconte
qu’elle l’a repoussé sans ménagement. Elle attendait de rencontrer un
meilleur parti et, quand le frère aîné de Sir Theodore a fait son apparition à
la cour, elle a trouvé ce qu’elle cherchait. Ils se sont fiancés et mariés au
bout de quelques jours à peine. On raconte que Sir Theodore est entré dans
une fureur noire, qu’il a tout fait pour empêcher cette union et qu’il aurait
même, voyant qu’il échouait, tenté d’assassiner son propre frère.
Son rire grave, cruel, fit dresser les cheveux de Medea sur sa nuque.
— Je sais qu’il tente de se faire passer pour un homme d’honneur, mais
sous ses beaux atours, il ne pourra jamais cacher ses instincts violents…
Devant eux, Theo continuait à attaquer et esquiver les assauts de ses
adversaires avec souplesse. L’un des écuyers manqua son épaule d’un
cheveu, et la foule entière retint son souffle.
Medea, rongée par la jalousie et une intense tristesse, voyait tout cela à
travers un rideau de larmes qu’elle retenait à grand-peine. Elle aurait tant
voulu pouvoir mettre un homme à genoux et recevoir son amour
inconditionnel, comme cette femme dont parlait Gobert… Non, pas un
homme, si elle était honnête, mais Theo. Et pas à genoux – jamais elle
n’aurait cherché à l’enchaîner de quelque manière que ce soit. Au contraire,
elle désirait lui apporter la liberté, l’aider à s’élever et non le détruire.
Elle se tordit les mains dans les plis de sa jupe. Ces pensées étaient-elles
un signe ? Aimait-elle Theo ? Medea sonda son cœur. Non, elle n’en était
pas certaine. Elle tenait cependant plus à lui qu’à quiconque. Elle voulait le
voir comblé et effacer ses douleurs passées. Elle aurait aussi tant aimé
l’embrasser une nouvelle fois avant de quitter Windsor. Cela signifiait-il
qu’elle était amoureuse ? Elle l’aurait su immédiatement si cela avait été le
cas, non ?
Sur le terrain, Theo s’avança vers les quatre écuyers en faisant
tournoyer son bâton si vite qu’il formait un écran flou devant lui. Medea
n’arrivait même plus à suivre ses mouvements. D’un seul coup, il se fendit,
désarma l’un de ses adversaires, puis un deuxième.
À côté d’elle, Gobert poursuivait son discours détestable, trop heureux
de pouvoir déverser son animosité sans personne pour le contredire.
— J’admets qu’il a quelques talents, mais cette force brute serait plus
utile ailleurs. Je ne comprends vraiment pas comment le roi peut permettre
à un tel homme de l’approcher. Peut-être ne connaît-il pas l’indignité de sa
naissance. Sir Benedictus aurait-il évité de l’en informer ? Après tout,
Edward ne me semble pas homme à s’intéresser aux détails…
En bas, Theo venait de triompher des deux derniers écuyers. Medea put
enfin se détendre et respirer plus à son aise. Les quatre élèves saluèrent leur
maître, qui échangea quelques mots avec eux. Sans l’entendre, elle devina
qu’il leur donnait des conseils et expliquait quelques mouvements en les
montrant au ralenti pour qu’ils comprennent. Les écuyers se massaient en
essaim autour de lui, écoutant avec attention.
Theo était définitivement le meilleur des hommes qu’elle ait rencontrés,
qu’il fût ou non un bâtard, un fils de domestique. Gobert, en revanche, était
un porc. Pire encore ! Ces animaux étaient sales, certes, mais jamais aussi
repoussants que lui !
— Si mon honnêteté vous a offensée, je m’en excuse, reprit-il, sans
paraître regretter une seule de ses médisances. Je ne voulais pas vous faire
de peine. Il est simplement de mon devoir d’informer ma femme et de lui
montrer le caractère que ses amis cachent sous leurs dehors honorables…
Medea essuya la sueur qui avait perlé sur son front d’un revers de la
main et répliqua :
— Je ne suis pas encore votre femme.
— C’est vrai, mais vous le deviendrez bientôt.
Tout le corps de Medea se crispa dans un sursaut. Sa mère lui avait
pourtant promis qu’elle aurait le temps de réfléchir à ce mariage. Avait-elle
menti ?
— Je vois bien que cette nouvelle vous surprend. Vous avez un visage
très expressif, Medea, et j’en suis ravi. Je ne veux pas d’une épouse qui
pense pouvoir me cacher des choses. N’avons-nous pourtant pas discuté de
nos noces hier soir ?
— Ma mère a… Elle a promis que nous aurions le temps d’apprendre à
nous connaître avant cela…
Sa voix n’était qu’un murmure effrayé, et elle se maudit intérieurement
de paraître aussi vulnérable. Elle aurait voulu rugir et se débattre, mais son
corps entier s’était mis à trembler.
— Nous n’avons pas besoin de nous embarrasser de telles sornettes,
coupa sèchement Gobert. Je connais votre famille et l’histoire de vos
ancêtres, cela me suffit amplement. Ma décision est prise, ma chère, et je ne
reviendrai pas dessus. Je suis certain que vous serez une épouse tout à fait
convenable. Votre absence de beauté tiendra les autres hommes éloignés de
votre lit et vous contraindra à me rester fidèle ; c’est l’essentiel. La
cérémonie aura lieu dans deux jours. Ensuite, je devrai rester un moment à
la cour, pour traiter quelques affaires urgentes, puis nous pourrons nous
retirer sur mes terres. Cela vous laissera le temps de vous familiariser avec
mes finances, avant mon prochain voyage qui vous laissera maîtresse de
mon domaine en mon nom.
Le regard qu’il lui adressa la fit tressaillir. Elle ne l’épouserait pas !
Cette fois, elle en était bien certaine. Rien ne pourrait l’y contraindre.
Hélas, pour lui échapper, elle allait devoir établir une stratégie bien plus
rapidement qu’elle ne l’avait prévu. Il fallait à tout prix qu’elle parle à Theo
et qu’il l’aide à quitter le château dès le lendemain.
Elle jeta un bref coup d’œil à ses parents, mais aucun d’entre eux ne
semblait s’intéresser à elle ou à Gobert. Ils se moquaient de l’obliger à
épouser un homme dont la simple présence lui soulevait le cœur.
En fait – et c’était sans doute le plus triste –, ils n’avaient que faire
d’elle ou de ce qui pourrait lui arriver. Elle l’avait compris bien des années
plus tôt et avait fait tout son possible pour se convaincre que leur dédain ne
l’atteignait pas. Malheureusement, tandis qu’elle se trouvait là, coincée
entre sa mère et Gobert, Medea réalisa soudain à quel point elle était seule
au monde. Dans sa poitrine, son cœur se brisa en silence.
Sur le terrain d’entraînement, Theo venait d’achever sa leçon et fit signe
aux écuyers de l’attaquer une fois de plus, pour mettre ses conseils en
pratique. Medea regarda longuement les jeunes garçons tenter de percer sa
défense. De toute évidence, les enseignements du chevalier avaient porté
leurs fruits. Ils parvinrent à s’accrocher à leurs épées de bois plus
longtemps, cette fois ; mais le résultat fut le même. Theo finit par les
désarmer l’un après l’autre pour rester seul maître de l’arène.
Il leur parla de nouveau pendant quelques minutes, et l’assaut reprit. La
foule commençait à s’exciter, se détournant des autres combats pour se
concentrer sur Theo. Des cris et des acclamations accueillaient chaque coup
porté par les écuyers. Theo se contentait de sourire, puis de contre-attaquer.
Un premier bâton roula au sol et Medea rit malgré elle. Gobert, lui, ne dit
rien.
Medea retint soudain son souffle. Jusqu’à présent, Theo semblait s’être
contenu pour laisser aux quatre garçons le temps d’apprendre. À présent
qu’il avait capté l’attention de la cour, il se mit à bouger comme un
véritable prédateur. Les écuyers n’eurent aucune chance. En quelques
instants à peine, les trois assaillants restants furent vaincus. Cette fois, Theo
ne leur parla pas, se contentant de les saluer de la tête avant de quitter
l’espace nu.
— Je ne l’ai encore jamais vu agir ainsi, s’exclama une femme, sur la
droite de Medea.
Un murmure indistinct lui répondit, puis l’inconnue reprit :
— En temps normal, il est le plus amusant des chevaliers du roi et je ne
le croyais pas capable de tels exploits sur le champ de bataille. J’avoue que
je suis heureuse de constater qu’il est aussi redoutable que ses compagnons
d’armes, lorsqu’il le veut bien. Nous aurons besoin d’hommes tels que lui,
lorsque la guerre avec la France éclatera…
Gobert eut un hoquet de mépris et se pencha contre l’oreille de Medea
pour lui glisser, d’un ton chargé de menace :
— Je ne parierais pas sur les chances de votre ami face aux Français. Il
semble peut-être doué comparé à quatre novices, mais pointez une véritable
épée sur lui, et il fanfaronnera moins !
Medea se raccrocha une nouvelle fois à la barrière, le cœur battant.
Cette voix… Elle l’avait déjà entendue quelque part… En un éclair, l’éclat
d’une dague dans la nuit passa devant ses yeux.
Gobert se redressa, retrouvant son ton habituel.
— Je dois à présent me retirer, ma chère. Nous nous reverrons lors de
notre cérémonie de mariage et, par le ciel, tâchez de maîtriser vos cheveux
pour une fois. Je ne voudrais pas devenir la risée de mes pairs.
Medea ne se retourna pas pour le regarder partir. Ses ongles
s’enfoncèrent dans le bois, à tel point qu’elle n’était pas sûre de pouvoir un
jour s’en détacher. Elle savait où elle avait déjà entendu la voix de Gobert !
C’était lui qui avait menacé John Ward avec un tel calme glaçant, juste
avant de plonger une lame dans sa poitrine.
Chapitre 13

Medea eut l’impression de traverser le reste de la journée comme elle


aurait traversé une pile de lourdes couvertures, les gestes laborieux et
ralentis. La chaleur sapait toute son énergie, presque autant que les sombres
pensées qui menaçaient de la noyer.
En voyant les heures s’écouler sans que Theo ait cherché à l’approcher,
elle commença à paniquer, incapable de contrôler son angoisse. Elle devait
quitter le château le plus rapidement possible, si elle ne voulait pas se
retrouver contrainte d’épouser un meurtrier !
— Est-ce que tu te sens bien, Medea ?
Surprise, Medea leva les yeux de son assiette. C’était la première fois
depuis des jours que sa jeune sœur lui adressait directement la parole.
Elle palpa son front, le trouva brûlant et poisseux de sueur.
— Pas vraiment, pour être honnête, avoua-t-elle.
— C’est bien ce que je pensais. Bouder ton repas ainsi ne te ressemble
pas. Veux-tu que je te raccompagne jusqu’à nos appartements ?
La gorge de Medea se noua sous ses efforts pour contenir ses émotions.
Ce simple acte de bonté de la part de sa cadette risquait de briser la digue
qu’elle maintenait tant bien que mal depuis le matin. Elle aurait adoré
pouvoir se réfugier dans leur chambre et se laisser réconforter par Ann ;
mais elle devait rester dans la grande salle le plus longtemps possible si elle
voulait avoir une chance de parler avec Theo à la fin du repas.
— Merci. Je suis très touchée, mais ce ne sera pas nécessaire, répondit-
elle. Cette chaleur perpétuelle m’épuise, voilà tout.
Elle se força à sourire pour rassurer sa petite sœur, et cela parut
fonctionner. Ann sourit en retour, puis se remit à discuter tranquillement
avec ses autres voisins de table. Autour de Medea, des centaines de voix se
mêlaient en un brouhaha indistinct et assourdissant. Personne d’autre ne
s’inquiéta de sa santé. Elle était seule, dans une salle pleine de monde…
Elle jeta alors un coup d’œil à la table d’honneur. Le roi et la reine
étaient absents, ce jour-là – cela n’avait rien d’inhabituel. Ils semblaient
préférer prendre leurs repas en privé, avec quelques intimes soigneusement
choisis.
Néanmoins, compte tenu de l’agitation qui régnait à la cour, Medea
songea qu’Edward aurait dû se montrer. Les gens parlaient plus librement
lorsqu’il n’était pas là pour les couver de son regard attentif et sévère.
N’était-ce pas dangereux de laisser tant de liberté aux colporteurs de
rumeurs ?
Theo, lui, était assis à sa place habituelle, contemplant son assiette d’un
air sombre, comme si elle venait de l’insulter en public. Il fronçait les
sourcils, lui rappelant le guerrier sévère qu’elle avait vu s’entraîner dans la
cour. Près de lui se trouvait l’un de ses compagnons. Était-ce… Alebryn ?
Oui, sans doute quelque chose comme cela. Il s’agitait, faisant de grands
gestes tout en parlant, cherchant visiblement à réveiller l’intérêt de son
ami ; mais Theo ne lui répondait pas. Il se contentait d’avaler
silencieusement son ragoût à grandes cuillerées régulières.
Medea devait à tout prix lui parler. Elle devait lui répéter tout ce qu’elle
avait appris depuis leur dernière conversation mais, pour la première fois
depuis son arrivée à Windsor, elle ne parvenait même pas à capter son
regard. Elle aurait presque pu croire qu’il faisait des efforts pour ne pas se
tourner dans sa direction.
Le cœur lourd, Medea comprit soudain que le chevalier faisait exprès de
l’éviter. Regrettait-il leur baiser ? Pensait-il qu’elle attendait autre chose de
lui, à présent ? Eh bien, non ! Elle lui avait clairement expliqué dès le
premier jour qu’elle comptait prendre le voile, et un unique baiser n’y
changeait rien. Même s’il avait été troublant et plus enivrant que tout ce
qu’elle avait connu…
Elle baissa les yeux sur sa propre assiette. Le ragoût servi ce soir-là était
l’un de ses préférés, mais elle ne parvenait pas à en avaler la moindre
cuillère.
Du coin de l’œil, elle vit alors Theo se lever. Le front baissé, faisant
mine d’être concentrée sur son repas, Medea attendit qu’il l’ait dépassée
avant de s’extirper du banc à son tour. Elle posa doucement la main sur
l’épaule d’Ann et lui glissa à l’oreille :
— Je crois que je vais monter m’allonger, en fin de compte. Je me sens
un peu fatiguée. Inutile de m’accompagner, ne te dérange pas. Je vais
simplement dormir et tu n’as pas besoin de te priver des festivités pour
moi…
— Si tu en es sûre.
Ann sourit avec douceur et Medea se sentit un peu coupable de lui avoir
menti. Elle n’avait pas été très proche de ses sœurs, ces dernières années,
mais celles-ci avaient toujours fait preuve de bonté à son égard –
contrairement à leur mère. Jocatta et Ann allaient lui manquer et, vu la
tournure qu’avaient prise les événements, elle ne pourrait même pas leur
dire adieu. Si les règles du couvent le permettaient, elle leur écrirait dès son
arrivée. Apprécieraient-elles ses lettres ? Elle l’ignorait.
Elle serra donc l’épaule de sa sœur en guise d’au revoir et quitta la
table. Ses parents ne parurent pas s’apercevoir de son départ. Le dos droit,
Medea longea les rangées de convives, répugnant à laisser leur indifférence
l’atteindre. Elle était plus forte que cela.
Dès qu’elle eut passé la porte, elle pressa le pas pour rattraper Theo
avant qu’il ait pu disparaître dans l’un des couloirs labyrinthiques de
l’immense château. Elle aperçut sa tunique à l’instant où il sortait dans la
cour et accéléra sans se soucier de l’écho bruyant de ses bottines sur les
dalles du hall.
Débouchant en plein soleil, elle dut cligner des yeux pour ne pas être
aveuglée.
— Theo ! appela-t-elle alors qu’il s’apprêtait à passer l’angle du mur.
Il se figea. La tension visible de ses épaules fit grimacer Medea et elle
sentit un pincement dans sa poitrine. Puis, lentement, le chevalier se
retourna. Il ne sourit pas en la reconnaissant, ne la salua pas de la tête.
Pensait-il qu’elle allait exiger une forme d’engagement de sa part, à la suite
de leur baiser ? Mieux valait mettre les choses au clair tout de suite sur ce
point, songea Medea. Elle descendit donc les marches en courant pour le
rejoindre.
— J’ai beaucoup de choses à vous confier, dit-elle lorsqu’elle arriva à sa
hauteur.
— Avez-vous besoin de me parler spécifiquement, ou pourriez-vous
vous adresser à l’un de mes compagnons d’armes à la place ? Je suis assez
pressé, voyez-vous…
Ses yeux, qui pétillaient habituellement dès qu’ils étaient ensemble,
restèrent distants et voilés.
— Ne vous en faites pas, je n’ai pas l’intention de me pendre à votre
cou, répliqua Medea, un peu blessée par cette froideur si nouvelle. Je ne
souhaite pas que vous m’embrassiez de nouveau.
Parut-il heurté par sa franchise ? Ou bien imagina-t-elle simplement
cette moue douloureuse et furtive qui passa sur ses lèvres ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-il. Je suis vraiment
pressé, Medea. La situation évolue très vite, à la cour.
Elle attendit qu’il lui explique ce qui se passait, mais il n’en fit rien. Il
continua simplement à la dévisager avec un calme déconcertant.
— Gobert est l’assassin, lâcha-t-elle alors.
Son annonce arracha à Theo une petite exclamation de surprise et
Medea vit avec joie ses yeux s’écarquiller. Il ne s’était manifestement pas
attendu à cela. Enfin, ce masque étrange et distant qu’il portait venait de se
fissurer pour dévoiler son vrai visage, expressif et si attachant. C’était un
soulagement.
— Quoi ? Comment le savez-vous ? demanda-t-il.
— Il m’a parlé, ce matin, et j’ai reconnu sa voix.
— Vous avez pourtant déjà discuté avec lui de nombreuses fois et…
Medea secoua impatiemment la tête.
— Non, pas de nombreuses fois. La conversation que nous avons eue
aujourd’hui n’était que la seconde ; et la première s’est déroulée dans la
grande salle, l’autre soir. Il y avait tant de bruit que j’avais du mal à
entendre ce qu’il me disait… Bref, ce matin, pendant que nous vous
regardions entraîner les écuyers – vous étiez très impressionnant,
d’ailleurs –, Gobert s’est penché à mon oreille pour me glisser quelques
mots. J’ai immédiatement su que c’était lui.
— Comment ? Qu’a-t-il dit pour que vous soyez convaincue de sa
culpabilité ?
— Il ne s’agit pas de ses paroles…
Elle refusait de répéter à Theo ce que cet homme pensait de lui et les
ragots méprisables qui circulaient sur son compte. Même s’il était clair qu’il
avait décidé de lui refuser son amitié, elle ne lui ferait jamais de mal ainsi.
— C’était sa manière de les prononcer, reprit-elle en faisant de son
mieux pour lui expliquer ce qu’elle avait ressenti. Sa voix était tendue,
menaçante, exactement comme le soir où il a tué John Ward.
— Il vous a menacée ? gronda Theo en s’approchant d’un pas.
— Non. Il s’agissait d’une personne à laquelle je tiens beaucoup, mais
cela n’est pas le sujet.
Mieux valait ne pas s’attarder sur les détails. Elle ne voulait pas non
plus que Theo sache à quel point elle s’était attachée à lui.
— Ce qui importe, c’est que je suis à présent sûre qu’il est le meurtrier
que nous avons tant cherché.
Son compagnon se massa un moment le menton, songeur.
— J’admets que cela correspond à nos dernières découvertes. Merci
d’être venue me prévenir, Medea. Si je puis me permettre, peut-être
devriez-vous tenter de garder vos distances vis-à-vis de Gobert, à l’avenir.
— Cela risque d’être compliqué : nous sommes censés nous marier
après-demain.
Une émotion soudaine, haineuse, déforma les traits de Theo et il ferma
les yeux le temps de la maîtriser. Très vite, il retrouva son masque
impassible.
— Cela change bien des choses, en effet, reconnut-il. Suivez-moi.
Il se détourna, sans vérifier qu’elle lui obéissait, et Medea dut presser le
pas pour ne pas se laisser distancer. Lorsqu’ils eurent passé l’angle du
bâtiment, il la conduisit jusqu’aux écuries.
— Entrez, dit-il en passant la porte lui-même.
Au fond de la bâtisse se trouvait son capitaine, adossé à une cloison.
Aucun des deux hommes ne salua l’autre et Medea sentit sa nervosité
grimper. Sir Benedictus et Theo se dévisageaient. Une tension palpable
envahit l’espace. De toute évidence, une chose terrible avait dû se passer…
En fin de compte, la froideur de Theo n’était peut-être pas due à leur
baiser imprudent, comme elle l’avait cru.
— Demoiselle Medea a formellement identifié notre assassin : il s’agit
de Gobert, déclara le chevalier sans la moindre émotion.
Le simple fait d’entendre son nom prononcé avec tant de formalisme la
fit tressaillir. Jusqu’à présent, son ami l’appelait toujours « Medea », tout
simplement. Leur relation avait-elle donc tant changé, ces derniers jours ?
Qu’avait-elle fait pour saper leur précieuse amitié ? Était-ce ce baiser… ?
Benedictus la regarda gravement.
— Dites-moi ce qui s’est passé.
Medea répéta ce qu’elle avait raconté à Theo, sans mentionner le fait
que Gobert ait menacé une personne chère à son cœur.
— Qu’en penses-tu, Theodore ?
— Cette révélation nous conforte dans nos dernières déductions.
Son capitaine acquiesça.
— Il y a autre chose, ajouta Theo. Nous avons déjà discuté des
arrangements à prévoir pour permettre à demoiselle Medea de quitter ce
château. Apparemment, il y a eu du changement et Gobert a prévu de
l’épouser dans deux jours. Elle devra donc être partie avant la cérémonie.
Demain serait le mieux.
Medea les écouta sans mot dire, pressentant qu’une autre conversation –
muette, celle-là – se déroulait entre eux en même temps. Une conversation
que l’on cherchait de toute évidence à lui cacher.
Heureusement pour elle, les leçons de Theo concernant le langage
corporel inconscient lui permettaient de deviner cela, alors qu’elle n’aurait
sans doute rien remarqué quelques semaines plus tôt. Ce qui passait entre
ces deux hommes était subtil, mais elle surprit quelques étincelles dans
leurs yeux, quelques crispations furtives au niveau de leurs épaules. La
veille encore, elle aurait osé poser des questions ; mais depuis que Theo se
comportait si étrangement avec elle, elle ne savait plus comment réagir.
Enfin, Benedictus hocha la tête.
— Fort bien. Je demanderai à Hubert de l’escorter jusqu’au couvent dès
demain.
Theo parut réticent.
— Hubert vient tout juste d’être nommé écuyer. Il n’a pas encore fait
ses preuves… Ne pourrait-on pas lui trouver un protecteur plus
expérimenté ?
— Tous ceux qui seraient à même de mieux assurer sa sécurité sont déjà
assez occupés par les menaces militaires qui se profilent. Je ne peux me
passer d’eux pour l’instant, répliqua le capitaine d’un ton sans appel.
Il était clair qu’il valait mieux ne pas discuter sa décision. Cet homme
ne devait pas être habitué aux critiques.
Medea se tassa un peu, regrettant de ne pas pouvoir se fondre dans
l’ombre du mur. Elle ne voulait pas causer de dissension entre Theo et son
supérieur.
— Je pourrais… je pourrais y aller seule, suggéra-t-elle timidement. J’ai
quelques économies et…
— C’est hors de question, coupa Theo. Hubert est… Hubert saura vous
défendre.
— Bien entendu, affirma Benedictus. Demoiselle Medea ? Soyez ici
demain à l’aube. Hubert sera prêt et vous attendra. N’emportez pas de
bagages, cela ne ferait que vous ralentir. De toute manière, là où vous allez,
vous n’aurez pas besoin de vos affaires personnelles.
Medea acquiesça de la tête, craignant trop de trahir son émoi en parlant.
Pour la première fois, le poids de ce qu’elle s’apprêtait à accomplir
s’abattit pleinement sur ses épaules. Elle allait quitter sa famille pour
toujours, désobéir à ses parents et risquer qu’ils la renient dans leur colère.
Elle ne reverrait plus jamais ses sœurs et celles-ci ne sauraient pas à quel
point cette décision lui brisait le cœur. Quant à devoir dire adieu à Theo…
— Venez, dit soudain celui-ci, la tirant de ses pensées. Je vais vous
raccompagner jusqu’au château.
Sans adresser un mot de plus à Sir Benedictus, il quitta l’écurie. Medea
jeta un dernier coup d’œil au capitaine, qui suivait des yeux la silhouette de
son compagnon, puis sortit à son tour. Elle emboîta le pas de Theo le long
d’un étroit sentier ombragé, entre l’écurie et la distillerie. Il y avait à peine
assez de place pour avancer à deux de front.
— Est-ce que tout va bien ? demanda-t-elle quand elle l’eut rattrapé.
Sir Benedictus paraît furieux, et vous aussi… Vous ai-je contrarié, d’une
manière ou d’une autre ?
Theo s’arrêta si brutalement qu’elle percuta son dos, rebondit en arrière
et tomba lourdement sur le sentier. Une douleur aiguë monta de ses fesses
jusqu’à son dos.
— Medea !
Il s’empressa de lui tendre la main pour l’aider à se relever et la serra
contre sa poitrine.
— Vous êtes-vous fait mal ?
Jamais elle n’aurait cru se retrouver de nouveau contre lui. Elle aurait
même été prête à jurer qu’elle n’en avait aucune envie – et cela aurait été un
mensonge. Ses bras si puissants la réconfortèrent et elle s’enivra de son
parfum. Elle aurait voulu pouvoir enfouir son visage dans le creux de son
cou et inspirer à pleins poumons pour s’imprégner de lui. Mais elle n’osa
bouger.
— Seule ma fierté est un peu froissée, dit-elle, le nez contre son torse.
Elle sentit son rire le faire vibrer sous elle.
— Et la partie de votre corps qui a atterri si brutalement par terre ?
Cette fois, ce fut à elle de glousser.
— Mes fesses, vous voulez dire ?
L’étreinte de Theo se fit insensiblement plus forte.
— Oui. La chute a semblé très rude et je ne voudrais pas que vous vous
blessiez à cause de moi…
— Inutile de vous en faire, je ne suis pas toute en os et je n’ai pas
vraiment mal.
En tout cas, dans ses bras, elle ne ressentait plus qu’un immense
bonheur, mais elle préféra ne pas trop se laisser aller. Cela n’aurait fait que
rendre leurs adieux plus pénibles encore.
— Quand je serai à cheval, demain, cela risque de ne pas être aussi
confortable en revanche, reprit-elle d’un ton qu’elle voulut léger.
Hélas, Theo ne rit pas, cette fois. Il ne la lâcha pas non plus.
Ils passèrent ainsi de longues minutes enlacés, sans bouger. Si ce
devaient être les derniers instants qu’elle passait avec lui, Medea voulait les
graver éternellement dans sa mémoire.
Elle observa donc son torse large, remarquant comme à son habitude
que sa chemise paraissait un peu trop petite pour lui. Elle étudia avec soin
les quelques poils drus de sa gorge, la fermeté de ses lèvres, l’éclat de ses
yeux bleus. Ceux-ci auraient dû paraître froids tant ils étaient clairs, mais ils
pétillaient toujours comme des braises.
Enfin, elle osa caresser du bout des doigts la cicatrice, au coin de sa
paupière.
— Est-ce que cela a été douloureux ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Comment est-ce arrivé ?
Elle descendit jusqu’à sa joue, lissant sa barbe naissante de la main.
— Quand j’étais petit, j’ai eu le malheur de contrarier le baron de
Grenville durant le repas, un soir. Il m’a jeté un couteau au visage.
Heureusement pour moi, il a raté mon œil de peu.
Medea poussa un cri horrifié et posa de nouveau les doigts sur la
marque profonde.
— Vous n’étiez qu’un enfant !
— En effet.
— Je suis tellement désolée pour vous, Theo.
Il eut ce petit sourire en coin qu’elle avait appris à tant aimer.
— Pourquoi êtes-vous désolée ?
— Il est si douloureux de grandir en sachant que l’un de vos parents
vous hait.
Le sourire de Theo s’évanouit.
— Le baron n’était pas mon père, déclara-t-il avec fermeté.
— Vous ne pouvez pas en être certain.
Medea le vit pincer les lèvres.
— Tout le monde raconte…
— Tout le monde raconte beaucoup d’histoires, coupa-t-elle avec
douceur. Cela ne veut pas dire qu’elles sont forcément vraies. Une personne
de confiance me l’a appris, il y a peu.
Elle tenta de lui sourire, pour qu’il comprenne qu’elle parlait de lui, et
fut soulagée de voir ses traits se détendre insensiblement.
— La personne qui vous a parlé ainsi devait être très sage, murmura-t-il
avant de retrouver sa gravité. Quoi qu’il en soit, le baron et ma mère sont
tous les deux morts et je ne connaîtrai jamais le secret de ma naissance.
Cela n’a plus aucune importance. Les chevaliers du roi sont devenus ma
seule famille.
Il tenta de s’écarter, mais Medea s’agrippa à lui avec un désespoir
soudain qui la surprit. Elle n’était pas encore prête à le lâcher. Une émotion
qu’elle ne sut déchiffrer passa dans les yeux du guerrier et elle crut pendant
un instant qu’il allait la repousser. Il renonça et s’adossa au mur de la
distillerie pour mieux la serrer contre lui.
Elle aurait dû s’interroger sur ce qui se passait réellement entre eux. De
simples amis ne s’enlaçaient pas ainsi… Seulement, elle partirait dès le
lendemain et ne le reverrait plus jamais. Elle n’avait donc aucune envie de
gâcher ce moment si spécial.
Ils restèrent immobiles très longtemps, l’un contre l’autre. À travers le
mur de pierre, dans la distillerie, Medea entendait des voix d’hommes
s’interpeller et rire. Ceux-ci étaient à la fois si proches et si loin.
Enfin, Theo s’éclaircit la voix.
— Vous avez beaucoup parlé avec Gobert, ce matin, pendant les
entraînements. Qu’avait-il de si important à vous dire ?
Medea grimaça. Elle n’avait aucune envie de voir les paroles ignobles
de cet homme entacher ses derniers instants d’intimité avec son ami.
— Je ne pensais pas que vous m’aviez remarquée, répondit-elle,
esquivant la question. Vous paraissiez si concentré sur la leçon que vous
donniez à ces jeunes écuyers. D’ailleurs, je ne crois pas qu’ils l’oublieront
de sitôt : ils n’avaient aucune chance contre vous.
Il éclata de rire.
— Ce sont de bons éléments et ils deviendront des chevaliers
honorables, le moment venu. Mais vous essayez de changer de sujet et je
dois dire que cela me rend plus curieux. Gobert vous aurait-il parlé de moi,
par le plus grand des hasards ?
Comme elle gardait le silence, il reprit :
— Je vois. C’était bien cela. Vous pouvez me répéter ce qu’il vous a dit,
Medea. Ne vous inquiétez pas, j’ai la peau dure.
Medea ne put s’empêcher d’en douter. Elle connaissait le vrai Theo, bon
et sensible, sous le masque de guerrier endurci et jovial qu’il présentait au
monde. Mais elle ne voulait pas non plus lui mentir. Après tout, ils avaient
été honnêtes l’un envers l’autre depuis leur rencontre. C’était ce qu’elle
appréciait le plus, chez lui.
— Il… il a parlé d’une femme. Quelqu’un de votre passé, qui vous a
fait du mal.
Le corps de son compagnon se crispa contre elle et un flot de jalousie
envahit Medea. C’était donc vrai : il y avait eu une femme. Le fait de savoir
qu’une autre personne avait occupé ses pensées n’aurait pas dû la blesser à
ce point, et pourtant…
— Il parlait de Breena. Elle…
Sa voix s’étouffa.
— Vous n’êtes pas obligé de m’expliquer.
— Si je ne vous raconte pas toute l’histoire, vous allez penser que ce
que Gobert a pu vous dire est la vérité. Vous a-t-il confié que je me suis
humilié pour elle ?
— Euh…
— Je vous l’ai dit : j’ai la peau dure. Malheureusement, sur ce point
précis, Gobert a raison. J’ai commis de nombreuses erreurs avec Breena.
Voyez-vous, elle était et est probablement encore une très belle femme.
Medea la haïssait déjà…
Évidemment que cette femme était belle – sans doute autant qu’elle-
même était quelconque !
— Dès que j’ai posé les yeux sur elle, je me suis convaincu que j’étais
amoureux, poursuivit Theo d’une voix douloureuse. Je lui ai demandé de
m’accorder une faveur à arborer lors de mon premier tournoi et me suis cru
le plus chanceux des hommes lorsqu’elle a accepté. Encouragé par elle, j’ai
gagné ce combat et bien d’autres ensuite. Je pensais qu’elle m’aimait, elle
aussi, mais j’ai fini par comprendre qu’elle voulait juste être admirée au
bras du champion du moment. Je crois qu’elle n’a jamais réellement
apprécié ma compagnie.
— Elle a l’air odieuse…
Theo rit de sa colère.
— On peut dire cela, oui. Hélas, à l’époque, je ne m’en rendais pas
compte. J’étais trop envoûté par ses cheveux couleur de miel.
En entendant cela, Medea détesta ses boucles indomptables plus encore
que jamais. Elle était si insignifiante… Comment aurait-elle pu éveiller de
l’affection chez un homme comme Theo, alors que son cœur battait pour
une femme aussi belle ?
— Bref, pour faire court, mon frère nous a rejoints quelque temps plus
tard, est tombé fou amoureux de Breena et a demandé sa main. Je ne sais
pas si elle s’est laissé séduire par son charme ou par sa position d’héritier
d’une baronnie. Quoi qu’il en soit, j’ai encore honte d’admettre que je l’ai
suppliée de ne pas accepter. Je ne suis pas fier de moi, d’autant plus qu’elle
m’a ignoré et a épousé mon frère quelques jours plus tard.
Il soupira.
— Sans le soutien de Will et d’Alewyn, j’aurais sans doute laissé mes
plus sombres instincts me détruire. Ils ont pris soin de moi et se sont assurés
que je ne commettrais pas l’irréparable durant les semaines qui ont suivi.
Lorsque j’ai enfin repris le contrôle de mes émotions, je me suis juré de ne
plus jamais laisser une femme m’atteindre à ce point. Je n’aurai pas
beaucoup de biens à léguer à ma mort, donc je n’ai pas besoin d’un héritier.
Rien ne m’oblige à me lier pour la vie avec quelqu’un. C’est ainsi que j’ai
décidé de renoncer au mariage…
Medea garda la joue appuyée contre le torse de Theo pour qu’il ne voie
pas à quel point ses paroles l’affectaient. Elle aurait voulu étrangler la
femme qui l’avait brisé ainsi et qui l’avait rendu incapable d’aimer de
nouveau !
Si seulement elle l’avait rencontré plus tôt, peut-être auraient-ils pu…
faire quoi, exactement ? Si elle n’avait pas commis d’erreur avec Malcolm
et si Theo n’avait jamais rencontré Breena, la chance aurait pu leur sourire.
Une boule douloureuse se forma dans la gorge de Medea et elle repoussa
cette pensée folle.
Le mariage n’était pas non plus pour elle. Elle ne devait pas regretter le
passé de Theo.
Lorsqu’elle fut enfin certaine de pouvoir maîtriser sa voix, elle déclara :
— Il semblerait que nous ayons tous les deux été malchanceux dans nos
premières amours…
Theo garda le silence quelques instants.
— Je n’avais pas vu les choses ainsi, mais je dois admettre que vous
avez raison, répondit-il enfin.
— Pourquoi ne pouvez-vous pas m’accompagner, demain ?
Medea regretta immédiatement cette question impulsive. Elle sentit le
corps de son ami se raidir contre elle et ses bras se firent moins tendres
autour de sa taille.
— Peu importe, reprit-elle très vite. Je n’aurais pas dû vous demander
cela. Je sais que c’est impossible : vos compagnons ont besoin de vous ici.
La sécurité du royaume est entre vos mains et je ne suis qu’une femme sans
poids politique. Je suis certaine qu’Hubert s’acquittera de sa tâche…
— Medea, si je pouvais…
Elle s’écarta de lui lentement, laissant ses doigts courir sur son torse
jusqu’au dernier instant. Puis, quand elle ne put plus le toucher, elle laissa
ses bras retomber le long de son corps. Il la lâcha aussi.
— Je comprends. Vraiment, dit-elle encore. Bien… J’imagine que ce
sont donc des adieux.
Elle fut assez fière d’entendre que sa voix ne tremblait plus. En cet
instant, l’idée de devoir quitter cet homme la déchirait. Elle aurait voulu se
pendre à son cou, s’accrocher à lui comme à une ancre et ne plus jamais
s’éloigner de lui, mais elle résista.
La gorge nouée, elle tenta de déglutir. En vain. La boule dure qui
l’empêchait de respirer refusa de s’en aller. Elle contempla la poitrine de
Theo, de peur qu’il ne voie les larmes envahir ses yeux si jamais elle
relevait la tête. Jamais plus elle ne le reverrait. Cela n’aurait pas dû la
bouleverser à ce point. Ils étaient amis, avaient échangé un baiser, mais
c’était tout. Pas une seule fois ils n’avaient parlé d’avenir, et cela lui
convenait. Elle voulait entrer à St. Helena. Elle avait tout préparé depuis des
mois. C’était la meilleure solution pour elle, son seul espoir de liberté. Elle
partirait donc le lendemain, consciente qu’elle faisait le bon choix, et ne
regarderait plus jamais en arrière.
Finalement, elle s’obligea à croiser son regard ; et tant pis s’il voyait
ses paupières humides.
Il la contempla aussi un moment.
— Medea, je sais que vous vous épanouirez au couvent. Je suis même
certain que vous deviendrez un jour une grande abbesse et que vos novices
vous respecteront, vous admireront.
Medea fit de son mieux pour sourire. Depuis toujours, elle rêvait
d’entendre quelqu’un prononcer ces mots et avoir foi en elle. Mais pas
Theo. Elle ne voulait pas qu’il soit cette personne. Tout à coup, elle comprit
qu’elle aurait aimé l’entendre la supplier de rester – avec lui.
Le silence s’étendit, lourd. Il n’allait pas tenter de la faire changer
d’avis. Son désir n’était que cela : un rêve destiné à rester inassouvi.
Lorsque ses pleurs contenus brouillèrent sa vision, Medea baissa de
nouveau la tête.
— Merci, Theo, murmura-t-elle. Merci pour tout ce que vous avez fait.
J’espère que Dieu vous protégera lors de cette mission et de toutes les
suivantes.
— Je…
Elle répugna soudain à l’entendre prononcer des platitudes de
circonstance et s’empressa de l’interrompre :
— Il est inutile de me raccompagner au château. Je connais le chemin.
Adieu.
Sur ce, elle tourna les talons et s’éloigna. S’il fit un geste, elle ne le vit
pas.
S’il dit quelque chose, elle ne l’entendit pas.
Chapitre 14

Une brise matinale légère fit voleter les cheveux de Medea, pourtant
bien emprisonnés dans leur tresse, lorsqu’elle se faufila hors du château, le
lendemain.
Le soleil venait à peine de se lever, mais la cour était déjà pleine
d’artisans et de domestiques occupés à leurs premières tâches de la journée.
Personne ne fit attention à elle tandis qu’elle rejoignait l’écurie. C’était
logique. Pourquoi l’aurait-on remarquée ? Il n’y avait absolument rien
d’exceptionnel, chez elle. Elle n’était pas un membre de la famille royale, ni
même une riche courtisane. Elle n’était personne et, en ce jour particulier,
Medea en fut ravie.
Elle avait enfilé la robe dans l’ourlet de laquelle elle avait dissimulé ses
maigres économies mais n’avait emporté aucun bagage. Il faisait déjà chaud
et elle ne voulait pas attirer l’attention sur elle en s’encombrant d’épaisseurs
de vêtements inutiles. Si jamais la nuit devait être fraîche ou inconfortable,
elle y survivrait. Dès le lendemain, elle serait en sécurité au couvent.
Sa détermination vacilla un instant lorsqu’elle pénétra dans le bâtiment
et vit un garçon à peine sorti de l’enfance la saluer.
— Bonjour, demoiselle Medea, dit-il d’une voix étrange, tantôt aiguë,
tantôt grave.
Oui, il était encore si jeune !
Il se dandinait d’un pied sur l’autre, nerveusement, comme s’il avait eu
besoin de trouver les commodités. Medea commença à craindre d’avoir à le
protéger sur la route, et non l’inverse.
— Bonjour.
Hubert ravala sa salive. Sa pomme d’Adam dansa un instant le long de
sa gorge.
— Votre cheval, mademoiselle.
Il lui indiqua d’un geste une vieille carne à peine capable de tenir sur
ses pattes. Medea fit de son mieux pour masquer sa déception. Leur voyage
ne serait ni rapide ni réellement sûr, si elle devait monter cette malheureuse
bête jusqu’au couvent…
Elle se mit néanmoins en selle, grimaçant lorsqu’une douleur sourde se
réveilla au niveau de ses fesses, lui rappelant les adieux avec Theo et le
dernier éclat de rire qu’ils avaient partagé. Son cœur se serra. Elle aurait
tant voulu que leur conversation s’achève différemment ! Bien sûr, elle
s’apprêtait à mener une longue vie de piété et de solitude ; mais elle aurait
tant aimé que son ami l’embrasse une dernière fois avant. Cela aurait été un
si doux souvenir à chérir durant les années à venir, dans l’austère cellule
monacale qui allait devenir son foyer…
Medea se retourna vers le jeune garçon. Il se tenait toujours près d’elle,
sans faire le moindre mouvement en direction de son propre cheval. Son
regard nerveux passait d’elle à la porte de l’écurie. Un frisson désagréable
traversa soudain Medea, sans qu’elle sache pourquoi.
— Y allons-nous, Hubert ?
— Oui, mademoiselle.
Hélas, il ne bougea toujours pas.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle, inquiète.
— Je…
— Allez-vous quelque part, Medea ?
Le cœur de Medea s’arrêta. Elle connaissait cette voix – et elle n’avait
aucune envie de l’entendre !
Elle se retourna lentement sur sa selle. Gobert était campé à l’entrée du
bâtiment, grande ombre menaçante dans le soleil levant. Derrière elle,
Medea entendit le garçon couiner des excuses timides, mais elle ne l’écouta
pas. Elle était tombée dans un piège !
Tout était terminé. Sa tentative de fuite avait échoué… et elle n’avait
même pas quitté le château.
— Je vais vous éviter d’avoir à me mentir, Medea, reprit Gobert. Hubert
m’a confié que vous désiriez vous rendre au couvent de St. Helena pour y
prendre le voile et je suis venu vous dire que cela n’arrivera pas. Vous allez
me suivre jusqu’au château, bien sagement, et vous passerez la journée dans
mes appartements, loin de toute tentation. Demain, à la première heure,
nous nous marierons comme je l’ai prévu. À présent, attendez un instant
que je m’occupe de votre précieuse escorte.
Terrifiée, Medea se retourna vers le garçon et cria :
— Courez !
Mais il était déjà trop tard. Gobert marchait sur lui, lui coupant toute
retraite.
Au dernier moment, Medea se détourna. Il n’eut même pas un cri
lorsque son assaillant fondit sur lui. Ce garçon l’avait peut-être trahie, mais
elle ne désirait pas sa mort. Hélas, qu’aurait-elle pu faire pour le sauver ?
D’un autre côté, cela lui offrait une chance inespérée de s’échapper dans
la cour animée. Elle talonna la vieille jument avec fièvre.
Malheureusement, l’animal était aussi fatigué et placide qu’elle l’avait
cru et fit à peine un pas. Medea sentit la main de Gobert se refermer comme
un étau autour de sa cheville avant même d’avoir atteint la porte.
— Je ne voulais pas que notre nouvelle vie débute ainsi, lança-t-il, mais
vous ne me laissez pas le choix…
Il la tira brutalement de sa selle.
Une douleur violente jaillit à l’arrière de sa tête, puis ce fut le silence.
Autour d’elle, le monde plongea dans l’obscurité.

Theo fit de son mieux pour se concentrer sur ce que disait Benedictus.
À présent que Medea avait confirmé la culpabilité de Gobert, plusieurs
éléments de l’énigme se mettaient en place. Des jours durant, il avait eu
l’impression d’être pris dans une complexe toile d’araignée et voilà qu’il
commençait enfin à la démêler lentement, pour remonter à sa source.
Depuis la veille, il avait procédé à quelques arrestations discrètes,
enfermant tous ceux qui causaient des problèmes à la cour dans leurs
appartements plutôt que dans les geôles, afin de ne pas éveiller les soupçons
de Gobert. Plus ces hommes se confiaient, plus l’intelligence de l’assassin
qu’il traquait se dévoilait sous ses yeux. Gobert avait travaillé dur pour
préparer une guerre afin de servir ses propres intérêts. Il avait séduit de
nombreux barons influents en leur brossant l’image d’une victoire facile
contre la France – leur plus grand ennemi. Sa stratégie commençait à porter
ses fruits et, si les chevaliers du roi n’y mettaient pas très vite un terme, tous
les nobles du royaume risquaient de s’unir pour contraindre Edward à
déclencher les hostilités.
Il était essentiel pour Theo de tenir son rôle. Il devait continuer à
protéger le roi des attaques et des mauvaises influences. C’était le vœu qu’il
avait fait en rejoignant ce corps d’élite et l’honneur exigeait qu’il
accomplisse son devoir.
Il jeta un rapide coup d’œil en direction de la fenêtre. Le soleil
illuminait peu à peu les murs du château. Bientôt, le jour serait pleinement
là et Medea devait déjà avoir quitté Windsor. Bientôt, elle entamerait sa
nouvelle vie au couvent de St. Helena.
Il n’aurait jamais dû ressentir une telle souffrance à cette idée… Il
n’était pas amoureux d’elle, alors pourquoi son cœur se fissurait-il à ce
point ? Il se massa le torse, tentant pour la millième fois sans doute
d’apaiser cette douleur lancinante. Hélas, cela ne fonctionnait pas.
Se sentait-il coupable ? Il avait promis à la jeune femme de l’escorter
lui-même jusqu’à son sanctuaire, mais il l’avait confiée sans hésiter à la
garde d’un jeune écuyer inexpérimenté. Bien sûr, Hubert et elle allaient
voyager de jour, comme de modestes pèlerins. Ils ne paraîtraient pas riches
et ne risquaient pas d’attiser la convoitise des bandits de grand chemin.
Mais l’idée qu’ils puissent tomber dans une embuscade sans pouvoir se
défendre le troublait. Et cela n’expliquait pas non plus l’étrange sensation
de vide qui emplissait sa poitrine.
Était-ce parce qu’ils ne s’étaient pas fait de réels adieux ? La veille,
lorsqu’il l’avait serrée dans ses bras, il avait été tellement préoccupé par
l’envie de l’embrasser qu’il n’avait pas réussi à trouver les mots justes pour
lui dire au revoir. Il avait ensuite voulu descendre à sa rencontre, tôt ce
matin-là, mais son devoir l’avait maintenu occupé à l’heure où il était
convenu qu’elle rejoigne Hubert.
Benedictus avait sans doute fait exprès de lui confier l’interrogatoire
d’un suspect à cette heure indue pour l’empêcher de la revoir. L’homme
n’avait d’ailleurs rien révélé de nouveau.
De toute manière, qu’aurait-il pu dire à Medea, s’il l’avait croisée ? Lui
aurait-il demandé de rester ? Theo tenta de se convaincre du contraire.
Windsor n’était plus un endroit sûr pour elle et l’obliger à demeurer ici
aurait été égoïste. Elle était la première personne avec laquelle il avait
réussi à se lier, en dehors de ses compagnons d’armes. Il appréciait sa
compagnie, avait passé des jours à guetter la moindre occasion de lui
parler ; mais il ne désirait pas l’épouser et, sans la protection de son nom,
elle aurait été la victime des ambitions de ses parents, un pion dans leur
quête de pouvoir. Si elle n’était pas partie pour son couvent, elle aurait été
contrainte de se marier tôt ou tard, et à un autre que lui. Jamais elle n’aurait
été sienne…
Hélas, quelle que soit la cause de sa douleur, Theo n’était pas certain de
pouvoir l’atténuer.
— Je suis désolé, Theodore.
Il leva la tête, tiré de ses sombres pensées. Il était tellement préoccupé
par le souvenir de Medea qu’il avait manqué un grand bout de la
conversation. À présent qu’elle était partie, les choses finiraient peut-être
par rentrer dans l’ordre. C’était bien le seul aspect positif de toute cette
triste histoire.
— Pardon, Ben ?
Son capitaine fronça les sourcils et Theo sourit intérieurement.
Benedictus n’aimait pas entendre ce surnom familier – et c’était exactement
ce pourquoi il l’employait, par moments.
— Je sais à quel point tu t’es attaché aux Suval et j’ai conscience que tu
ne les as jamais crus coupables de quoi que ce soit ; mais nous avons
trouvé de nombreuses preuves les liant de près au complot de Gobert…
Theo se redressa, choqué.
— Quoi ? Je ne te crois pas !
Il jeta un coup d’œil à Will et Alewyn. Tous deux le dévisageaient avec
une empathie qui le mit immédiatement mal à l’aise.
— Vous vous trompez et celui qui a prétendu une telle chose vous a
menti, reprit-il. Les Suval ne sont que des idiots ambitieux et trop naïfs, pas
des criminels. Ils ne sont pas assez intelligents pour conspirer contre le roi
et connaissent à peine Gobert.
— Theodore…
Sa mâchoire se crispa malgré lui.
— Combien de fois devrai-je te le répéter, Ben ? C’est Theo, pas
Theodore. Je déteste mon prénom.
Il lui rappelait douloureusement les remontrances du baron de
Grenville. Celui-ci employait toujours son nom complet, chargeant chaque
syllabe d’un mépris cuisant, et Theo faisait de son mieux pour oublier cela.
Hélas, dès qu’on prononçait ce prénom, les souvenirs lui remontaient à la
gorge.
— Theo, calme-toi, dit Will en posant la main sur son bras. C’est moi
qui ai découvert cela. Ne t’en prends pas à Benedictus, même si tu es déçu.
Nous sommes tous fatigués et…
— Cesse de me traiter comme un enfant, coupa Theo en s’arrachant à
lui.
Son ami, son protégé n’avait-il donc pas pensé à l’informer de ses
avancées avant d’aller répéter ce qu’il avait appris à leur capitaine ? Si on
lui en avait laissé le temps, Theo aurait pu sans peine réfuter les preuves
apportées par ce témoin supposé. Mais on le plaçait devant le fait accompli,
et il n’aimait pas cela.
— Theo, reprit Benedictus en s’accoudant sur son bureau, je comprends
la pression que tu dois subir, en ce moment. Nous en sommes tous victimes.
Aucun d’entre nous ne veut d’un conflit ouvert entre la France et
l’Angleterre. Nous sommes prêts à tout pour l’empêcher. Malheureusement,
tes sentiments pour cette femme rendent la situation encore plus
compliquée pour toi…
— Je n’ai aucun sentiment !
Theo s’agrippa au rebord du banc, sans se soucier de la morsure du bois
brut sur ses paumes. Il avait du mal à tenir en place. Il aurait aimé pouvoir
bondir dans la pièce, se défouler en arrachant les détestables tentures du
mur et en les jetant au feu. Oui, sa rage exigeait qu’il détruise quelque
chose !
— Disons que tu t’es attaché à elle, dans ce cas, reprit son capitaine
d’un ton conciliant qui ne fit qu’aggraver la colère de Theo. William,
répète-lui ce que tu m’as dit.
Will s’éclaircit la voix. Theo n’osa pas le regarder. Il le considérait
comme son petit frère et ne l’aurait jamais placé dans une position aussi
intenable. Si les rôles avaient été inversés, il lui aurait parlé en privé avant
d’aller trouver Benedictus.
Son esprit rationnel lui répéta que Will et lui avaient travaillé dur toute
la nuit, qu’ils n’avaient pas eu le temps de se voir – et encore moins de
discuter de leurs découvertes. Il le fit taire. Il n’avait aucune envie de se
montrer rationnel, pour le moment.
— Comme nous le savions déjà, commença Will, les Suval sont parents
du duc d’Orange. Cependant, nous ignorions à quel point ce lien était fort.
Il semblerait donc qu’ils soient restés en contact étroit depuis des années,
contrairement à ce que prétend le baron. Le duc est le neveu de Suval, mais
il a à peu près son âge. Jusqu’à présent, nous pensions que son fils et
héritier était encore de ce monde…
Le cœur de Theo se serra en entendant ces mots, mais il n’interrompit
pas son ami.
— Hier soir, j’ai appris que celui-ci avait été tué accidentellement, il y a
trois mois. Sa mort fait de Suval le dernier héritier mâle de la famille. Tout
cela s’est passé à peu près au moment où le baron a décidé de venir à la
cour pour marier ses filles.
— Ce n’est pas une preuve, répondit Theo avec le plus grand calme, en
dépit du flot d’émotions qui s’agitait en lui. Si ça se trouve, Suval ignore
encore qu’il pourrait hériter d’un duché français. En tout cas, il n’agit pas
comme un homme auquel reviendra bientôt une grande part du territoire
ennemi.
Certes, il se raccrochait à des brindilles, il n’avait aucun argument
tangible à apporter ; mais il sentait au fond de lui que Suval n’était pas
coupable. Et il savait qu’il avait rarement tort, dans ce genre de cas. Il avait
passé tant de journées à observer cet homme, à écouter Medea lui parler de
sa famille. Non, le baron n’était certainement pas assez rusé pour envisager
son avenir au-delà des quelques prochains mois.
Surprenant le regard empreint de compassion de Will, Theo sentit son
sang se figer dans ses veines. Ses talents étaient-ils en train de s’émousser ?
Refusait-il de voir les preuves que l’on plaçait sous ses yeux simplement
parce qu’il tenait à Medea ? S’il avait tort, cela voudrait dire qu’il avait
perdu de précieuses journées à clamer haut et fort l’innocence de cet
homme…
Pris de panique, il se remémora tout ce qu’il savait de lui, puis secoua
fermement la tête. Le baron était innocent. Il en aurait mis sa main à couper.
Rien de ce que ses amis prétendaient n’avait de sens. L’homme qu’il avait
espionné travaillait dur pour paraître plus anglais, pour consolider sa place à
la cour, pas pour se rapprocher de ses racines françaises.
— Continue, William, reprit Benedictus.
Will grimaça de plus belle. Theo comprit soudain que son ami n’avait
aucune envie de lui apporter de mauvaises nouvelles. Cela ne calma pas sa
colère, mais il sentit qu’il finirait par lui pardonner… un jour. Will ne faisait
pas cela de gaieté de cœur. Il ne voulait pas le blesser. Après tout, ils étaient
plus proches l’un de l’autre que des autres chevaliers du roi et Will essayait
simplement d’honorer ses vœux. Tout comme Theo, il devait à tout prix
protéger le roi.
— Il y a quelques années, poursuivit-il, le duc s’est opposé à Philippe
de Valois. Celui-ci lui a retiré une importante partie de ses terres en guise de
punition, prétendant que son grand âge ne lui permettait plus de diriger un
si vaste domaine. Il a promis de reverser les bénéfices à son propriétaire.
À la vérité, ces terres sont tenues en otage pour contraindre le duc à obéir à
son souverain et aucune pièce d’or ne lui a été rendue. D’ailleurs, le duc
n’est pas vieux et pouvait sans peine s’occuper de son domaine sans la
tutelle du roi. D’après mon contact, si Edward parvient à renverser Philippe,
le neveu de Suval pourrait retrouver son rang.
— Viens-en au fait ! gronda Theo, lassé par cette leçon d’histoire.
Will prit une profonde inspiration.
— Suval a passé un accord avec Gobert. Il le soutiendra dans ses efforts
pour déclencher une guerre et, lorsque Philippe sera vaincu, Gobert rendra
ses terres au duc. Quand Suval héritera, il deviendra l’un des hommes les
plus fortunés du continent.
Theo secoua obstinément la tête.
— Je ne peux y croire. Cela va à l’encontre de tout ce que Suval a tenté
d’accomplir, ces derniers temps. Il fait tout son possible pour s’attirer les
grâces d’hommes loyaux envers la couronne d’Angleterre. De plus, tu l’as
dit toi-même : il a le même âge que le duc d’Orange et rien ne prouve que
celui-ci décédera avant lui. Il n’aura sans doute pas le temps de profiter de
son héritage. Honnêtement, je ne vois pas ce qu’il pourrait retirer d’une
telle trahison.
Will le regarda, plein d’empathie.
— Comme tu le sais, il a promis à Gobert la main de Medea. Ce que
nous avons appris cette nuit, c’est que cet accord garantit à leurs
descendants le contrôle du duché d’Orange.
Le cœur de Theo s’arrêta, puis se remit à battre furieusement. Un flot de
bile lui monta à la gorge en imaginant Medea porter l’enfant de Gobert. Il
dut fermer les yeux et attendre que sa nausée redescende d’elle-même.
Néanmoins, présentée de cette manière, l’affaire paraissait soudain plus
logique. Cela ne lui plaisait peut-être pas, mais il devait bien l’admettre…
En tout cas, cela justifiait le rôle que Suval pourrait être amené à jouer dans
cette conspiration. Il avait négocié une alliance avec Gobert, se servant de
Medea comme d’une monnaie d’échange. Certes, ses projets allaient être
mis à l’arrêt maintenant que sa fille avait quitté le château, seulement…
Tout à coup, la porte du bureau s’ouvrit à la volée. Les quatre chevaliers
se levèrent d’un bond, l’épée au poing, pour accueillir l’intrus – un gamin
blond, maigre, qui tremblait de la tête aux pieds.
— Repos, ordonna Benedictus à ses hommes.
Theo rengaina son arme, mais garda une main sur la garde. Ses
compagnons firent de même.
— Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda leur capitaine.
— C’est… c’est… mon frère.
— Qui est ton frère ? lança Theo.
— H-H-Hubert.
Un coup sur le crâne n’aurait pas pu assommer Theo davantage. Hubert
avait été chargé d’escorter Medea jusqu’au couvent de St. Helena. Il ne
devait même plus être dans l’enceinte du château, à l’heure qu’il était ! Et
son frère n’aurait pas dû non plus se trouver là, pâle comme un linge et les
yeux écarquillés.
— Que s’est-il passé ?
De grosses larmes roulèrent sur les joues du garçon, qui renifla
bruyamment.
— J’ai trouvé son corps, Sir Theodore. Derrière les écuries…
Theo bondit vers la porte, sans vérifier que les autres le suivaient. Il
passa devant le gamin effaré et descendit le couloir en courant. L’air lui
manquait. Ses poumons se mirent à brûler. Hubert ne pouvait pas être là ! Il
était déjà loin, sur les routes, pour protéger Medea !
Une petite foule s’était déjà rassemblée dans la cour, massée dans un
coin d’ombre près des écuries.
— Écartez-vous ! hurla Theo en poussant ceux qui ne le laissaient pas
passer assez vite. Cette affaire concerne les chevaliers du roi. Retournez
travailler !
Ceux qui le connaissaient s’en allèrent rapidement, tandis que quelques
curieux morbides s’attardaient pour le voir pénétrer dans l’allée sombre.
Son souffle s’accéléra plus encore lorsqu’il reconnut la silhouette de
l’écuyer, allongé par terre et déjà raide. Oui, c’était bien le jeune Hubert et
ses yeux, tournés vers le ciel, ne voyaient plus… Quel gâchis ! La mort de
quelqu’un d’aussi jeune lui serrait toujours autant le cœur, en dépit de son
expérience des combats.
Theo s’agenouilla lentement et contempla le corps en silence. Lorsque
ses frères d’armes le rejoignirent, il ne releva même pas la tête, sentant leur
présence dans son dos plus qu’il ne les entendit.
Enfin, la gorge nouée, il se redressa et se tourna vers eux.
— Tout cela est ta faute, dit-il à Benedictus, sans se soucier des
conséquences néfastes que ses paroles pourraient avoir. Hubert n’avait pas
assez d’expérience pour accomplir cette mission. Tu as ignoré le danger que
courait Medea. Tu as bradé sa sécurité parce que cela t’arrangeait. Tu sais
pourtant que Gobert est un homme dangereux et tu aurais dû lui offrir toute
la protection dont elle avait besoin. Si elle finit blessée à cause de ta
négligence, je ne te le pardonnerai jamais.
Tout en parlant, Theo fit quelques pas en direction de son capitaine.
Benedictus recula. Bien. Il avait raison de le craindre. Le monde entier
aurait dû avoir peur de lui. Il allait retrouver la jeune femme quoi qu’il en
coûte, même s’il devait pour cela détruire le château pierre par pierre !
Il poussa ses amis hors de sa route et se mit à courir en direction de la
grande porte. Il allait commencer ses recherches dans les appartements de
Gobert, puis retournerait toutes les chambres, une à une. Il ne s’accorderait
aucun répit tant qu’il ne saurait pas Medea saine et sauve.
— Theo… Theo, appela une voix dans son dos.
Quelqu’un le suivait de près, mais il ne prit pas la peine de vérifier de
qui il s’agissait. Il allait déchiqueter Gobert à grands coups d’épée !
Soudain, une grande main se referma sur son bras et l’obligea à
s’arrêter.
— Theo.
Il se tourna vers son assaillant, prêt à poignarder quiconque se mettrait
en travers de son chemin, puis reconnut la haute silhouette d’Alewyn.
Celui-ci était sans doute le seul homme de la cour assez fort pour le retenir,
en cet instant. Pourvu qu’il n’essaye pas de l’empêcher d’avoir sa
vengeance. Alewyn était son ami, et Theo n’avait aucune envie de lui faire
du mal.
— Qu’y a-t-il ? cracha-t-il. Je te préviens, mon contrôle ne tient qu’à
un fil…
— Tu dois te calmer, Theo. Ce n’est pas ta tête qui commande, en ce
moment, mais ton cœur. Ne te jette pas dans la gueule du loup sans
réfléchir.
Theo s’arracha brutalement à son étreinte.
— Benedictus…
— Mon frère essaye simplement de faire ce qui est juste, coupa Alewyn
avec douceur. Nous avons fait vœu de protéger le roi et notre pays, Theo. Je
sais que tu n’as pas envie de l’entendre, mais notre mission est plus
importante que demoiselle Medea, en ce moment.
Theo avait du mal à respirer. Sa poitrine se serrait douloureusement à
chaque fois qu’il tentait de reprendre son souffle.
— Je lui ai promis de veiller sur elle, de la défendre. Que vaut mon
serment de fidélité, si je ne suis même pas capable de tenir parole sur ce
point ?
Il recula d’un pas, toisant son ami avec rage.
— Fais ce que tu as à faire. Moi, je vais retrouver Medea.
— Si jamais tu mets la main sur Gobert, ne le tue pas, le prévint
Alewyn. Nous devons l’interroger d’abord. Nous ignorons encore s’il est
l’instigateur du complot ou si d’autres traîtres nous guettent dans l’ombre…
— Je vais essayer, répondit Theo pour éluder la question.
Il ne pouvait certainement pas faire une telle promesse à son ami. Plus
vite Gobert serait éliminé de la surface de la terre, mieux cela vaudrait à son
avis. Pour l’instant, la seule inquiétude qu’il avait – et qui surpassait tout le
reste – concernait la sécurité de Medea.
Alewyn parut se satisfaire de sa réponse et ne tenta pas de le retenir
davantage.
— Que Dieu t’accompagne.
Theo tourna les talons sans un mot et reprit le chemin du château. Il
espérait bien que Dieu était de son côté, en effet, car pour l’instant,
personne d’autre ne semblait prêt à l’épauler…
Chapitre 15

Medea s’étira. Sa gorge lui faisait mal. Étrange… Elle ne se souvenait


pas d’avoir été malade, la veille, avant de se coucher. Elle s’était sentie
nerveuse, bien sûr, et plus triste qu’elle ne l’aurait cru possible, mais pas
mal en point. À présent, une douleur sourde tambourinait sous son crâne.
Elle se retourna, ouvrit les yeux, et se rendit soudain compte qu’elle n’était
pas dans le lit qu’elle avait l’habitude de partager avec ses sœurs. Un
cloporte traversa tranquillement le plancher devant elle, lui arrachant un
frisson de dégoût.
— Ah ! lança une voix près d’elle. Vous vous réveillez enfin. Pendant
un instant, j’ai craint de vous avoir frappée trop fort…
Une vague de nausée monta aux lèvres de Medea et elle ferma les yeux,
les dents serrées, pour l’étouffer. D’un seul coup, des images lui revinrent.
Hubert, les yeux écarquillés de terreur et les mains tremblantes. Gobert,
monstrueux de froideur, avançant vers lui. Son regard glacial au moment de
frapper. La jument qui avait refusé de bouger et de lui permettre d’échapper
à son bourreau. La main de Gobert sur elle, l’empêchant de fuir avant même
qu’elle ait passé la porte de l’écurie. La douleur à l’arrière de sa tête. Puis
l’obscurité et le silence…
— Je sais que vous m’entendez. Il est inutile de faire semblant de
dormir.
Medea se redressa et s’assit, clignant des paupières pour s’habituer à la
lumière de la pièce. Apparemment, elle était dans une chambre. Un lit était
installé au milieu de l’espace, entre elle et la porte. Gobert n’avait même
pas eu la bonté de l’allonger sur le matelas en attendant qu’elle reprenne
conscience et l’avait abandonnée sur le sol. À présent, il se tenait debout,
près d’une longue table étroite, occupé à mélanger quelque chose dans un
bol de bois.
Medea s’humecta les lèvres. Elles étaient sèches et craquelées. Le
battement pénible contre ses tempes ne cessait pas. Elle passa une main sur
son visage, pour tenter de dissiper les brumes qui semblaient l’envelopper.
Il fallait à tout prix qu’elle trouve un moyen de s’échapper saine et sauve de
cette chambre !
Elle avait beau tourner le problème dans tous les sens, elle ne
comprenait toujours pas pourquoi Gobert tenait tant à leur mariage. Sa dot
était misérable et sa famille ne pouvait lui apporter aucune influence à la
cour. Même si ses sœurs parvenaient à trouver de bons partis, ceux-ci ne
seraient pas proches de la famille royale. Toute cette affaire était absurde…
— Pourquoi voulez-vous à ce point que je devienne votre femme ?
demanda-t-elle.
— Oh ! ce n’est pas pour votre beauté, croyez-moi ! répliqua Gobert
avant de rire de sa propre plaisanterie, comme si cela avait été la chose la
plus hilarante qu’il ait jamais dite.
Cet homme était glaçant. Comment pouvait-il insulter les gens et les
assassiner avec autant de calme ? On aurait presque pu croire que son
esprit était amputé d’un élément, de cette empathie qui aurait dû le rendre
normal.
Bien sûr, Medea avait l’habitude d’être brimée et ce genre de remarque
cruelle ne l’affectait plus depuis longtemps. Les paroles de Gobert
glissèrent sur elle comme un oiseau à la surface de l’eau.
— Pourquoi, alors ? insista-t-elle. Qu’espérez-vous en retirer ?
Son bourreau soupira et posa sa cuillère.
— Vous savez, répondit-il, il aurait été bien plus simple pour vous de
vous laisser faire sans poser toutes ces questions… Si vous aviez pensé que
je vous épousais pour votre intelligence, vous auriez pu mener une vie
facile et assez agréable. Vous auriez tenu mes livres de comptes en mon
absence et n’auriez pas eu à subir ma présence plus que nécessaire, après la
naissance de deux ou trois garçons pour me succéder. Je ne comprends pas
ce besoin que vous avez de me provoquer. D’un autre côté, j’admets que je
ne vous croyais pas capable non plus de vous enfuir dans un couvent pour
m’éviter. J’imaginais plutôt que vous tenteriez de convaincre ce chevalier
bâtard de vous offrir la protection de son nom ; mais bien sûr, l’intérêt qu’il
vous porte est tout autre. Il a ses raisons…
Le cœur de Medea s’arrêta un instant. L’insistance avec laquelle Gobert
avait prononcé ces derniers mots semblait sous-entendre que l’amitié de
Theo servait un but obscur. Elle serra les dents, refusant de donner à ce
scélérat la satisfaction de devoir fournir des explications. Elle n’allait pas
salir les souvenirs qu’elle conservait de son ami avec des rumeurs
malsaines, sans doute inventées de toutes pièces par un rival jaloux.
Hélas, Gobert n’attendit pas qu’elle l’interroge, trop heureux de pouvoir
briser ses derniers espoirs.
— J’avoue que je commençais moi-même à croire que ce paysan
arriviste avait de réels sentiments pour vous, dit-il d’une voix tranquille.
Puis j’ai découvert la vérité.
Medea ferma de nouveau les yeux. Elle n’avait aucune envie d’entendre
tout cela. Elle ne voulait pas voir l’image de Theo souillée par Gobert !
— En fait, il ne vous a approchée que pour dénicher des informations
concernant les liens que votre père entretient avec la France et avec son
neveu, le duc d’Orange. L’ignoriez-vous ? Lorsque Suval a consenti à notre
mariage, votre précieux ami n’y a rien compris. J’ai pris beaucoup de plaisir
à le voir courir après sa queue et tenter de démêler ce mystère. Il n’y
parviendra pas, c’est certain. En tout cas, pas avant que la guerre soit
déclarée entre la France et l’Angleterre ; et, à ce moment-là, il sera déjà
trop tard pour m’empêcher d’agir. J’aurai déjà eu ce que je désire. Faites-
moi confiance, ma chère : j’ai bien couvert mes traces. Les chevaliers
pathétiques d’Edward peuvent me soupçonner, mais ils n’obtiendront pas la
moindre preuve concrète contre moi.
Ces révélations firent à Medea l’effet d’un coup en plein ventre. Elle
baissa la tête pour camoufler son choc. Gobert ne devait pas se douter un
seul instant de ce qu’il venait de lui faire subir.
Elle avait demandé de nombreuses fois à Theo s’il enquêtait sur les
relations de son père, et il avait nié avec force !
Elle poussa un profond soupir pour se calmer.
Après tout, il était parfaitement envisageable que Gobert soit en train de
lui mentir. Theo avait semblé apprécier sa compagnie, surtout lorsque… Sa
peau s’échauffa au souvenir de leur baiser. Hélas, Malcolm n’avait-il pas,
lui aussi, réussi à la convaincre de son amour pour obtenir quelque chose
d’elle ?
Avait-elle de nouveau commis une terrible erreur de jugement ? Elle
était mieux placée que quiconque pour savoir que ses traits étaient
quelconques, que son franc-parler dérangeait. Theo avait-il feint son désir
pour elle ? Avait-elle été naïve et trop désespérée pour voir la vérité, une
fois de plus ? Pendant toutes leurs conversations, toutes leurs promenades,
elle avait pensé qu’il était séduit par sa personnalité, son intelligence.
S’était-elle trompée ? Son amitié avait paru si sincère et, pourtant, elle
s’était une fois encore laissé berner. Elle l’avait cru. Elle lui avait fait
confiance.
Elle crispa ses paupières davantage dans l’espoir de ravaler les larmes
qui menaçaient de la submerger. Elle n’était qu’un outil, un pion. N’était-
elle née que pour se laisser manipuler par des hommes aux ambitions
méprisables ? Son père voulait l’utiliser pour gravir les échelons de la
noblesse anglaise. Son ancien amant avait voulu se distraire à ses dépens
avant de partir en quête d’une autre proie lorsqu’il s’était lassé d’elle. Et
voilà que Theo avait peut-être fait son possible pour la séduire dans le seul
but de lui soutirer des informations au sujet de son père, sans souci de la
douleur qu’il allait lui causer.
Lui avait-il réellement caché la vérité dès le premier jour ? L’avait-il
dupée ? Cette pensée déchira quelque chose, au fond de son cœur.
Elle ne voulait pas le croire, mais elle ne pouvait pas non plus ignorer le
doute lancinant qui s’était insinué en elle depuis leur rencontre. Elle avait
toujours eu à l’esprit, plus ou moins consciemment, qu’il pouvait mentir en
prétendant que son père n’était pas un suspect dans son enquête. Il avait
pourtant affirmé cela encore et encore. Elle lui avait fait confiance. Mais à
présent…
Ce n’était pas le moment de s’interroger. Elle aurait tout le temps de
démêler cette affaire plus tard et de chercher à savoir si elle avait été
trompée une fois de plus. Pour l’instant, toute son énergie ne devait servir
qu’un but : fuir Gobert le plus rapidement possible et se réfugier à
St. Helena, là où nul ne pourrait l’atteindre. Ensuite, seulement, elle
prendrait le temps de panser ses plaies en secret.
— Quel intérêt trouvez-vous donc à notre union ? demanda-t-elle d’une
voix calme qui la surprit un peu, pour gagner quelques minutes.
Son ravisseur posa de nouveau sa cuillère et se tourna vers elle. Une
étincelle mauvaise luisait dans ses yeux.
— Savez-vous que votre père est le seul héritier du duc d’Orange ?
Medea secoua la tête, perplexe.
— C’est faux. Le duc a un fils, Estienne. C’est à lui que reviendra le
duché, à la mort de son père.
Le sourire étrange et menaçant de Gobert la fit frémir encore une fois.
— Ah… Seulement, Estienne est décédé dans un tragique accident de
cheval il y a plusieurs mois. Je suis navré de vous annoncer qu’il n’est plus
de ce monde. Ainsi, votre père est devenu le plus proche parent du duc et,
de fait, ses terres lui reviendront de droit après sa mort.
Medea sentit l’air lui manquer et elle dut batailler quelques instants
pour reprendre son souffle.
— Est-ce encore un de vos complots ? Avez-vous tué Estienne ?
Cette fois, sa voix n’était qu’un misérable couinement. En dépit de la
distance entre la résidence du duc et les terres de Gobert, de ce côté de la
Manche, sa question ne lui parut pas absurde. Ne l’avait-elle pas vu
assassiner deux hommes aussi tranquillement qu’il aurait dévoré une pièce
de viande pendant un festin ?
Depuis sa place, Gobert éclata de rire.
— Non, je ne l’ai pas tué, répondit-il. En fait, la nouvelle ne m’est
parvenue que très récemment ; sans cela, j’aurais approché votre famille
depuis bien longtemps. Peut-être même aurais-je pu épouser l’une de vos si
charmantes sœurs. Hélas, lorsque j’ai enfin compris l’avantage d’une telle
union, vous étiez la seule encore libre de prétendants. Mais ne vous
inquiétez pas. Si vous savez vous montrer docile et obéissante, je ne vous
demanderai que quelques fils et vous permettrai ensuite de vivre en paix,
sans plus rien exiger de vous.
Un haut-le-cœur saisit Medea à la pensée de devoir laisser cet homme
envahir son intimité. Elle avait à peine mangé la veille et n’avait rien avalé
depuis. Lorsque la nausée la poussa à s’agenouiller par terre, seul un filet
d’eau âcre s’échappa de ses lèvres pour tacher le plancher.
Gobert eut une grimace de dégoût.
— Vous êtes répugnante, lâcha-t-il avec dédain. Nettoyez cela
immédiatement.
Elle n’eut pas le temps de bouger un doigt. Un flot de voix en colère
monta soudain de la cour par la fenêtre ouverte. Gobert s’y précipita pour
voir ce qui causait une telle agitation. Enfin, la voie était libre jusqu’à la
porte ! Sans réfléchir, Medea se leva en silence.
La pièce se mit à tanguer et tourner autour d’elle. Elle dut se raccrocher
au montant du lit pour ne pas perdre l’équilibre et jeta un rapide coup d’œil
à Gobert. Celui-ci regardait toujours par la fenêtre.
Elle fit alors un pas, prudemment, puis un autre. Hélas, elle n’eut pas le
temps d’en faire un troisième… Comme le matin, une main de fer se
referma sur son bras et l’empêcha de fuir.
— Ils viennent de découvrir le corps de ce nigaud d’Hubert, déclara
Gobert. J’aurais dû mieux le cacher. Les chevaliers du roi ne vont pas tarder
à comprendre que vous n’êtes pas en route pour St. Helena… Je crains de
devoir choisir un autre refuge plus sûr pour vous en attendant de trouver un
prêtre disposé à nous marier.
Sans la lâcher, il la traîna hors de la chambre et le long du couloir.
Medea dut courir pour ne pas trébucher tant il marchait vite.
— Vous ne réussirez pas ! protesta-t-elle avec véhémence. Les
chevaliers sauront que vous avez tué Hubert et m’avez enlevée. Ce sont eux
qui ont organisé mon départ pour le couvent !
Gobert eut un petit rire méprisant.
— Bien sûr. J’y avais déjà songé et j’ai préparé mon plan en
conséquence. Figurez-vous que vos chevaliers apprendront vite qu’Hubert
s’est battu dans une des tavernes du village, hier soir. Ils trouveront de
nombreux témoins pour confirmer cela et il deviendra facile de dénoncer
l’un des nombreux jeunes hommes qui ont pris part à cette bagarre.
N’importe lequel d’entre eux aurait pu le tuer par vengeance. Ensuite, vous
confirmerez publiquement que je suis venu à votre rencontre pendant que
vous attendiez votre escorte, et que je vous ai convaincue que notre mariage
serait une meilleure option pour vous que la vie recluse d’une religieuse
enfermée au couvent.
— C’est hors de question ! Jamais je ne proférerai un tel mensonge !
Gobert continuait à la traîner sans merci le long de l’étroit couloir.
— Vous le ferez, j’en suis certain. Vous n’aurez jamais le courage de me
défier.
— N’en soyez pas si sûr.
— Medea, nous allons nous marier, répliqua-t-il sèchement. Personne
ne pourra nous en empêcher. Vous avez déjà vu de quoi je suis capable. Je
n’hésite pas à tuer quiconque se dresse sur mon chemin. J’imagine que vous
ne voudriez pas avoir les mains rouges du sang de vos sœurs… Je vous
promets de mettre fin à leurs jours, aujourd’hui ou à n’importe quel
moment, si jamais vous vous avisiez de me contrarier. Pensez-y avant de
répéter à quelqu’un ce qui s’est réellement passé dans les écuries, ce matin,
si vous ne voulez pas avoir leur mort sur la conscience.
Un frisson glacial parcourut Medea, sous la sueur qui s’était formée sur
son front dans son effort pour se libérer. Gobert parlait de tout cela avec un
tel calme, comme s’ils s’étaient contentés de discuter du temps qu’il faisait.
C’était pour cela qu’elle le croyait. Il mettrait sa sinistre promesse à
exécution sans la moindre hésitation, si elle lui donnait des raisons de le
faire. Il ne paraissait même pas troublé d’avoir déjà pris la vie de deux
hommes ! Il était froid et calculateur. Le meurtre n’entachait ni son esprit
ni son âme. C’était un monstre tout droit sorti des anciennes légendes…
Que Dieu leur vienne en aide ! Comment aurait-elle pu lutter contre
une volonté aussi implacable ? Oui, il n’hésiterait pas un instant à
s’attaquer à ses malheureuses sœurs.
— Je vais régler le problème d’Hubert, puis je m’assurerai que le
contrat de mariage sera dressé en bonne et due forme, reprit-il sans se
laisser émouvoir. La cérémonie aura lieu avant la tombée du jour.
— Non !
Medea se débattit de plus belle, mais les doigts qui enserraient son
poignet étaient un étau de fer et elle n’avait pas assez de forces.
— Cessez donc de vous agiter, gronda Gobert en la secouant si
violemment que ses dents s’entrechoquèrent.
Craignant de perdre connaissance une fois de plus, elle fut bien obligée
de lui obéir.
Il l’entraîna dans un dédale de passages et de corridors. Peu à peu,
Medea sombra dans une torpeur inquiète qui l’empêcha de reconnaître son
environnement. Le bruit d’un lourd loquet la ramena un instant au présent.
— Nous ne pouvons pas nous marier, protesta-t-elle faiblement tandis
que Gobert la poussait dans la pièce étroite et sombre qu’il venait d’ouvrir.
— Oh ! si. Je suis même tenté de consommer notre union ici et
maintenant, afin de mater votre réticence absurde, mais j’ai d’autres affaires
plus pressantes. Je vous laisse réfléchir tranquillement à tous les moyens
que vous pourriez trouver pour me satisfaire…
Il rit de nouveau et lui donna un petit coup entre les omoplates pour la
faire avancer. Elle trébucha. Ses genoux heurtèrent un dallage froid et un
éclair de douleur remonta le long de son corps.
Elle entendit vaguement la porte se refermer sur elle et une clé tourner
dans la serrure avant de remarquer qu’elle était plongée dans une obscurité
complète.
De l’autre côté, les pas de Gobert s’éloignèrent tranquillement. Lorsque
le silence reprit ses droits, Medea se roula en boule sur le sol, les genoux
ramenés contre sa poitrine, et se mordit la lèvre pour s’empêcher de pleurer.
La douleur raviva sa détermination.
Elle ne pouvait pas épouser cet homme ! Un homme dénué de tout
sentiment humain. Un homme qui s’était rendu coupable de meurtre sans la
moindre hésitation. Un homme qui voulait déclencher une guerre avec la
France uniquement pour servir ses propres intérêts.
Hélas, dès l’instant où son père aurait signé le contrat de mariage, elle
serait liée à lui pour le reste de son existence. Ses protestations n’y
changeraient rien… Seule la mort aurait encore le pouvoir de la libérer. Sa
mort ou celle de son époux.
Medea se redressa, assise au milieu de la pièce, et fit de son mieux pour
calmer sa respiration erratique. Elle refusait de verser la moindre larme.
Elle s’était promis il y avait déjà longtemps qu’aucun homme ne tirerait un
sanglot d’elle et, jusqu’à présent, elle avait respecté son serment. Il était
hors de question de le rompre pour un individu comme Gobert. Il ne
méritait pas même cette maigre victoire sur elle.
Elle ne voulait pas non plus penser à Theo. Son amitié avait été si
importante à ses yeux. Elle avait même eu le cœur brisé en songeant qu’elle
ne le reverrait plus jamais. Elle avait cru qu’il commençait à développer des
sentiments pour elle, lui aussi… Mais elle aurait dû comprendre que ce
n’était pas le cas en voyant qu’il n’était même pas venu lui dire adieu, ce
matin.
De nouveau, des larmes vinrent lui brûler les yeux. Cette fois, elle ne
pleurait pas sur le mariage indigne qu’on voulait lui imposer, mais bien sur
l’homme qu’elle avait cru empathique, attentionné, et qui s’était joué d’elle.
Medea ravala sa douleur, maintenant ses paupières closes jusqu’à ce qu’elle
ait repris le contrôle de ses émotions. Elle ne pleurerait pas non plus la
trahison de Theo, même si son cœur se fendait en y pensant…
Dès qu’elle aurait recouvré sa liberté, elle tenterait simplement
d’oublier sa malhonnêteté.
Forte de cette décision, Medea se leva enfin. Personne n’allait voler à
son secours, cette fois. Si elle voulait se tirer de ce piège, elle allait devoir
le faire seule.
Quelques minutes plus tard, elle s’accroupissait de nouveau sur les
dalles froides, désemparée. Ses poumons s’emplissaient de l’odeur humide
et malsaine de sa cellule. Il n’y avait rien, dans cette chambre obscure.
Rien. Pas même une toile d’araignée. Medea se pencha et laissa une fois de
plus courir ses doigts au bas de la porte. Un mince filet de clarté passait
entre le bois et le sol. Sans doute était-elle enfouie dans le tréfonds du
château, enfermée dans une réserve oubliée.
Au bout du couloir, une porte s’ouvrit soudain à la volée, puis se
referma tout aussi brutalement. Medea plaqua son oreille contre les vieilles
planches. Si jamais elle entendait un pas, elle appellerait au secours. Mieux
valait affronter l’inconnu qui venait d’entrer – quel qu’il soit – que se
trouver encore prisonnière lorsque Gobert reviendrait ! Elle retint son
souffle. Le silence était toujours aussi dense et elle n’entendait que les
battements de son cœur.
Elle se redressa sur la pointe des pieds et glissa les doigts dans
l’ouverture étroite, au sommet de la porte. Luttant pour trouver une prise,
elle tenta de secouer le battant de toutes ses forces ; mais il ne remua pas
d’un pouce. Gobert avait bien choisi son endroit. La pièce était
irrémédiablement close, comme un cachot.
Dans le couloir, une autre porte s’ouvrit et se referma. Des pas se firent
enfin entendre, lourds et pressés. Ils semblaient venir vers elle. Avant que
Medea ait pu crier, une troisième porte grinça, puis claqua. Plus près, cette
fois, elle en était certaine… Medea se crispa, prête à hurler dès qu’elle
aurait entendu les pas se rapprocher.
Elle n’eut pas à attendre longtemps. Au bruit de loquet suivant, elle se
mit à crier et à tambouriner contre le bois qui la retenait captive, sans
réfléchir à ce qu’elle disait. Tout ce qui lui importait était de faire le plus de
bruit possible.
— Medea !
Elle se figea de nouveau en reconnaissant cette voix si chère à son cœur.
— Theo !
— Mon Dieu, Medea…
La poignée fut tournée et la porte vibra enfin, mais refusa de s’ouvrir.
— C’est fermé à clé, cria-t-elle à pleins poumons.
Un juron étouffé lui répondit, puis elle entendit un frottement
métallique. Lorsque la poignée jaillit de son emplacement et atterrit à ses
pieds, elle eut à peine le temps de bondir en arrière. La porte s’ouvrit enfin
et Theo se précipita à l’intérieur.
— Medea, répéta-t-il en la voyant.
Sans réfléchir, elle se jeta dans ses bras. Il la serra contre lui, reculant
d’un pas chancelant jusqu’à heurter le battant plaqué au mur.
— Êtes-vous blessée ? demanda-t-il d’une voix rauque, comme brisée
par l’émotion.
— Non.
Le sang tambourinait contre ses tempes et tout son corps se coula contre
les muscles rassurants de son sauveur. Il la souleva sans peine et la porta
dans le couloir. Elle pensa qu’il allait l’emmener auprès de sa famille et
s’agrippa à lui de plus belle. Elle n’arriva pas à parler, à protester, à lui dire
qu’elle voulait rester avec lui.
Au bout de quelques pas à peine, Theo s’arrêta le temps de pousser une
autre porte du pied. La pièce qu’il dévoila était aussi sombre que celle où
Gobert l’avait enfermée. Medea devina vaguement des piles de tonneaux
sombres entassés contre les murs.
— Où sommes-nous ? murmura-t-elle sans le lâcher.
— Dans les celliers. Êtes-vous certaine de ne pas avoir mal quelque
part ?
Il la déposa doucement sur l’un des tonneaux. Leurs visages étaient
presque à la même hauteur. Il passa les mains le long de son dos, de ses
bras. Son geste n’avait rien de sensuel : il cherchait clairement des traces de
plaies. Néanmoins, Medea frémit de plaisir. Tout son corps lui parut soudain
plus sensible, ses lèvres se tendirent d’elles-mêmes vers lui, et elle eut une
envie irrépressible de sentir ces grandes mains sur sa peau nue.
N’écoutant que son instinct, elle enfouit les doigts dans les cheveux de
Theo et attira sa bouche contre la sienne. Elle sentit le petit hoquet de
surprise qui lui échappa, tout contre ses lèvres, mais il ne la repoussa pas.
Le désespoir mêlé au soulagement d’avoir été sauvée lui tournait la tête ;
hélas, son courage la déserta très vite. Que faire, à présent ? Sa nuque se
mit à piquer, brûler, tandis que Theo restait immobile. À l’instant où elle
s’apprêtait à s’écarter, honteuse de son empressement, il se mit enfin à
bouger, à lui rendre son baiser avec une urgence fiévreuse.
Ce n’était plus un geste doux et tendre, destiné à lui montrer ce que des
amants pouvaient partager, cette fois. C’était un mélange de feu, de passion,
de lèvres, de dents et de langues. Une envolée sans mesure ni raison.
C’était… exactement ce dont Medea avait besoin. Un bonheur parfait. Mais
cela ne lui suffisait pas.
Elle voulait toucher la peau de son torse, absorber sa chaleur et sa
puissance. Pressée de se débarrasser de la barrière gênante des vêtements de
Theo, elle tira sur sa ceinture avec violence.
Une main rude et rendue calleuse par le maniement de l’épée se referma
sur sa cheville, puis remonta le long de sa jambe, éveillant en elle des
frissons en passant sur la peau sensible de son mollet. La ceinture qu’elle
détacha avec peine tomba enfin au sol, sa boucle métallique claquant sur les
dalles. Enfin, elle put glisser ses doigts sous la chemise de Theo et
découvrir avec délice l’étendue ferme de son dos, de son ventre. Il gémit
contre ses lèvres et Medea laissa ce son la faire vibrer tout entière. Il était
aussi bouleversé et excité qu’elle. Mais cela n’était pas encore assez…
Elle s’avança au bord du tonneau pour passer ses jambes autour des
hanches de son sauveur et le presser contre elle.
— Medea…
Sa voix était chargée d’un désir farouche. Medea se cambra sous ses
mains.
Puis, sans se laisser le temps de réfléchir, elle retroussa la chemise de
Theo, ne lâchant ses lèvres que pour faire passer le vêtement par-dessus sa
tête.
— Nous devrions arrêter, murmura-t-il.
— Non. J’ai envie de cela.
Elle en avait besoin. Cet homme était le seul à lui donner l’impression
d’être réellement vivante.
Elle l’embrassa de nouveau, en partie pour l’empêcher de protester
davantage et aussi parce qu’elle ne pouvait résister à la tentation. Elle avait
été emprisonnée et menacée par Gobert. Toute sa vie durant, elle avait été le
pion des autres, toujours manipulée par quelqu’un pour améliorer des vies
qui n’étaient pas la sienne. Tout cela prenait fin aujourd’hui. Cette fois, elle
prenait le contrôle – pour elle.
Theo n’eut manifestement pas besoin de plus d’encouragements. Il lui
arracha sa robe avec force et le vêtement atterrit en un petit tas près de sa
ceinture dans un froissement de tissu.
Il n’y eut ensuite plus de mots, juste des sensations. Celle de la main de
Theo dans ses boucles indomptables, sur sa poitrine, dans son dos pour
l’attirer à lui. Il n’y eut plus que le gémissement qui lui échappa quand il la
pénétra, les grognements que Theo poussa, comme si le monde s’était replié
sur eux, les laissant seuls dans l’univers. Elle ne ressentit pas la moindre
douleur, uniquement une joie débordante et irrésistible.
Cela dura longtemps. Le pays aurait bien pu se trouver à feu et à sang,
Medea s’en moquait ! Rien n’aurait pu la préparer à cela. Leurs cris se
mêlèrent, indistincts. Cet échange de plaisirs fut si intense qu’elle fut bien
vite incapable de penser.
Une tension montait en elle, comme un animal sauvage qu’elle aurait
accueilli dans son corps sans le savoir, l’entraînant dans des endroits dont
elle n’avait jamais soupçonné l’existence. Soudain, tout se brisa et son
corps s’embrasa. Elle cria de plus belle. Theo étouffa sa voix sous ses
lèvres. Il se mit à bouger plus vite, attisant les flammes qui la dévoraient
jusqu’à pousser un gémissement sauvage à son tour, puis il se laissa tomber
contre elle, le front appuyé dans le creux de son épaule.
Pendant un long moment, aucun d’eux ne bougea. Ils respiraient vite et
fort. Medea sentait le poids de son amant, rassurant et protecteur. Le
cerclage métallique du tonneau mordait la chair de ses cuisses, mais elle n’y
prêta pas attention.
Elle caressa avec douceur le dos de Theo, puis les cheveux fins qui
bouclaient sur sa nuque. Il se redressa enfin, lentement, en déposant de
tendres baisers sur son épaule et le long de son cou. De nouveaux frissons
de plaisir parcoururent Medea, la faisant trembler un peu.
Son amant retrouva ses lèvres et l’embrassa avec une douce révérence.
Elle ne s’était pas attendue à tant de tendresse, après la passion qui venait
de s’emparer d’eux. Des larmes lui montèrent aux yeux à la pensée de ce
qu’ils auraient pu partager, ensemble. Si seulement elle avait eu le temps de
se faire aimer de lui… Une goutte tiède et salée s’échappa de ses paupières
pour rouler sur sa joue.
Theo redressa immédiatement la tête.
— Pleures-tu ?
Il essuya ses larmes, nombreuses à présent, avec son pouce.
— T’ai-je fait mal ?
Oui, elle souffrait. Son cœur se serrait. Ses émotions trop vives
l’étouffaient…
— Pas physiquement, non, répondit-elle faiblement, pressée de le
rassurer néanmoins.
— Tant mieux.
Il se pencha de nouveau pour embrasser ses joues humides. Il était si
doux, si gentil. Elle aurait tant voulu nicher sa tête dans son cou et tourner
le dos au reste du monde. Elle aurait voulu qu’il l’enlace ainsi pour
l’éternité. Dans ses bras, elle pouvait enfin oublier qu’elle avait des
réponses à exiger de lui…
Soudain, il se figea.
— Que veux-tu dire par « pas physiquement » ?
Medea prit une profonde inspiration un peu tremblante.
— Je sais que tu m’as menti en prétendant que tu n’espionnais pas mon
père, Theo.
— Quoi ?
Il recula d’un pas, vivement.
Un courant d’air froid enveloppa immédiatement Medea et elle couvrit
sa nudité de ses bras, tant bien que mal. D’un seul coup, elle fut mortifiée
de se montrer ainsi devant lui.
— Je…
Elle attendit, espérant qu’il allait nier, offrir une explication rationnelle.
Elle l’aurait cru. Oh oui, tout aurait été tellement plus facile, si elle avait pu
le croire sur parole. Leur amitié serait restée intacte et elle n’aurait pas senti
son cœur se briser de nouveau.
Mais il ne dit rien. Seul son souffle résonnait dans la pénombre du
cellier.
— Tu n’as pas besoin de te justifier, reprit-elle au bout d’un moment,
grimaçant sous le poids de ses propres paroles. Tu es un espion. C’est ton
travail, et j’aurais dû le comprendre plus tôt. Dis-moi, lorsque Alewyn a
prétendu s’intéresser à Ann, était-ce aussi une manœuvre pour mieux
observer mon père ?
Theo resta immobile pendant de longues minutes, puis il acquiesça
lentement, d’un air navré.
Medea pressa une main contre sa poitrine dans l’espoir vain d’étouffer
la douleur cuisante qui l’envahissait.
— Vous avez tous dû être très frustrés, lorsqu’elle a choisi un autre
prétendant. Je ne m’étonne plus que tu aies travaillé si dur pour entretenir
notre amitié. Quelle idiote j’ai été, une fois encore !
— Medea, je…
Sa voix mourut et il n’alla jamais au fond de sa pensée.
Dans le silence qui suivit, une rage folle traversa Medea, la griffa, rude
et agressive comme des éclats de verre. Jusqu’à cet instant, elle avait
sincèrement cru en lui. Il lui avait répété de nombreuses fois qu’il ne
s’intéressait pas à son père, et elle lui avait fait confiance !
Elle n’aurait pas dû.
Au bout de tout ce temps, elle aurait dû au contraire avoir appris qu’elle
n’était qu’un outil pour tous ceux qu’elle connaissait. Elle aurait dû s’y
attendre et s’y habituer. Personne ne la désirait jamais pour qui elle était.
Cette dernière trahison lui fit l’effet d’une dague plongée dans son cœur.
Oui, elle était bien aussi stupide et naïve qu’on le croyait. Eh bien,
c’était terminé, à présent. Désormais, elle protégerait à la fois son corps et
ses sentiments. Elle ferma les yeux, prit une profonde inspiration et se servit
de sa colère pour cesser enfin de sangloter.
Theo l’avait manipulée pour se rapprocher de son père, et elle s’était
servie de lui pour connaître quelques instants de plaisir. C’était tout. Elle
avait voulu éprouver autre chose que de la peur ou du désespoir, et il était
arrivé à point nommé pour lui offrir cette sensation nouvelle sur un plateau.
Il l’avait désirée, pendant quelques instants. Ses caresses l’avaient
bouleversée, noyant tout le reste.
À présent, c’était terminé. Tout simplement. Elle devait se préparer à
poursuivre son chemin sans lui. Certes, cela allait être douloureux, mais elle
apprendrait à vivre avec cette souffrance.
Elle était forte. Elle pouvait le faire. Theo ne saurait jamais à quel point
elle avait voulu lui dire qu’elle l’aimait, que son cœur s’était ouvert tout
entier à son contact. Oui, elle l’aimait… C’était la première fois qu’elle
osait se l’avouer. Durant leur courte mais intense amitié, elle avait
développé pour lui des sentiments qui ridiculisaient ce qu’elle avait jadis
éprouvé pour Malcolm. Cet amour prenait racine dans le tréfonds de son
âme. Jamais il ne la quitterait, bien qu’elle connaisse à présent la vérité sous
l’amitié de façade de cet homme.
S’il l’avait réellement aimée, lui aussi, il lui aurait dit la vérité plus tôt.
L’amour menait à la confiance, invariablement – et il était clair qu’il n’avait
pas foi en elle. Ses sentiments n’étaient donc pas réciproques et il était
inutile que Theo sache à quel point elle tenait à lui.
Medea bondit du tonneau et s’agenouilla par terre pour chercher sa robe
à tâtons. Lorsqu’elle l’eut trouvée, elle l’enfila rapidement par la tête. Tout
au long de sa vie, elle n’avait jamais eu de mal à s’habiller seule ; mais
dans sa fureur, elle se trompa et confondit le col avec la manche.
Le petit rire de Theo l’exaspéra encore davantage. Elle tourna le
vêtement dans un sens, dans l’autre, s’embrouilla plus encore…
— Attends. Laisse-moi t’aider.
Elle resta immobile, laissant ses bras si forts ajuster sa robe.
Contrairement à elle, il trouva le col sans peine, évidemment.
Trop contrariée pour le remercier, Medea garda le silence tandis qu’il se
rhabillait à son tour et bouclait la ceinture qu’elle avait eu tant hâte de
défaire quelques instants plus tôt. Il fallait à tout prix qu’elle trouve quelque
chose à dire, pourtant… Elle avait besoin de ravaler sa douleur et de ne plus
penser à son cœur brisé.
— Gobert a tué Hubert, déclara-t-elle tout à coup. Le pauvre garçon n’a
même pas pu se défendre.
Elle sentit Theo se crisper près d’elle.
— Je m’en doutais. Ben n’aurait jamais dû confier ta sécurité à cet
enfant. Il n’avait pas assez d’expérience pour te protéger d’un homme
comme Gobert. C’est une tragédie : une jeune vie gâchée bêtement, et tant
de souffrances inutiles pour toi…
Medea ne voulait pas parler d’elle. Étrangement, les mensonges de
Theo la blessaient beaucoup plus que les conspirations cruelles de Gobert.
Une fois de plus, elle revit le visage de l’écuyer, alors que la mort
marchait sur lui, et tressaillit.
— Hubert tremblait, reprit-elle. Il m’a peut-être trahie et vendue à mon
ennemi, mais il ne méritait pas d’être assassiné ainsi.
Theo effleura son bras du bout des doigts, avec légèreté et douceur. Le
corps traître de Medea réagit immédiatement et elle eut envie de
s’abandonner à cette caresse, mais elle parvint à se maîtriser à la dernière
minute. Il s’écarta, sentant sa réticence.
— Je suis vraiment désolé que tu aies été témoin de cela, murmura-t-il.
J’aurais tant voulu être là pour vous protéger, tous les deux.
— Où étais-tu ?
Elle n’avait pas voulu poser cette question à voix haute et se mordit la
lèvre. Elle n’avait aucune intention de paraître vulnérable à ses yeux.
— Pardonne-moi, reprit-elle vivement. Oublie cela. Je n’avais pas
besoin de toi, de toute manière.
C’était une réflexion méchante, amère, et Medea n’en pensait pas un
mot. Hélas, elle ne pouvait pas retirer ces dernières paroles sans avoir l’air
encore plus fragile. Il était déjà trop tard.
Elle entendit Theo soupirer derrière elle.
— Je suis navré, Medea. J’ai bien conscience que tu souffres, mais
sache que je suis prêt à tout faire pour me racheter, à l’avenir. Quand nous
nous marierons…
— Quand nous… quoi ?
Elle avait dû se tromper ! Il n’avait pas pu dire cela !
— Nous allons devoir nous marier, maintenant, poursuivit-il. Je sais que
tu n’avais pas prévu de prendre un époux, mais il pourrait y avoir un bébé
et…
Le cœur de Medea se mit à battre plus fort. Oui, elle avait envie
d’épouser cet homme, mais pas comme cela. Pas pour se prémunir contre le
scandale qui naîtrait si elle tombait enceinte. Pas tant qu’il lui mentirait. Pas
avant qu’il parle au moins d’amour entre eux !
Elle prit une profonde inspiration.
— Theo, je ne peux pas accepter.
— Je sais. Tu désires te rendre à St. Helena, mais…
— Ce n’est pas cela. Je suis déjà presque mariée.
— Pardon ?
— Gobert, précisa-t-elle. Il a dit qu’il allait faire rédiger les contrats et
qu’il les signerait avec mon père avant ce soir. Il m’a assuré que tout serait
légal, qu’il y veillerait, et il a menacé de tuer mes sœurs si je refusais de me
plier à sa volonté. Mon père et lui sont peut-être même déjà ensemble, à
l’heure qu’il est !
— Même s’il y parvient, nous n’aurons aucun mal à faire annuler cette
union, une fois qu’il sera officiellement accusé de meurtre. Nous sommes
libres de nous marier, Medea. Je te le promets.
— Et pour quoi faire ? Troquer un menteur contre un autre ?
Certainement pas !
Sa peur la rendait plus agressive. Une fois de plus, elle regretta d’avoir
parlé sans réfléchir.
Dans son dos, Theo recula vivement, comme si elle venait de le frapper
au visage.
— Est-ce vraiment ce que tu penses de moi ?
Non… Ses émotions étaient bien plus compliquées que cela. Mais
quelle importance ses sentiments avaient-ils ? Ils n’étaient pas faits l’un
pour l’autre.
— Oui, répondit-elle, les dents serrées.
— Je vois.
— Je t’ai dit dès le départ que je souhaitais prendre le voile et me retirer
à St. Helena. Je ne t’ai jamais menti, moi.
Elle l’entendit prendre une forte et brusque inspiration.
— À présent, je désire reprendre mon voyage et rejoindre enfin le
couvent.
C’était la meilleure solution. Cela lui permettrait de dire adieu à Theo
plus facilement. Certes, elle en souffrirait au début, mais cette tristesse
s’atténuerait avec le temps. Medea était certaine que, plus tard, cette
séparation lui deviendrait bénéfique. Elle pourrait ainsi oublier la trahison
de Theo sans être obligée de le voir chaque jour, de se souvenir qu’elle
l’avait cru son ami alors qu’il s’était simplement servi d’elle.
Elle inspira à son tour profondément pour rassembler son courage.
— Cette fois, je partirai seule. Si tu penses réellement que les contrats
rédigés par Gobert ne me lieront pas à lui, alors je n’ai aucune raison de
rester ici. Il est grand temps pour moi de quitter ce château.
Medea retint son souffle, attendant quelque chose, une réponse. Bien
que sa décision fût prise, une part d’elle espérait encore qu’il protesterait,
qu’il lui dirait qu’elle devait l’épouser, lui. Qu’elle n’avait pas le choix.
Theo garda le silence un long moment, puis s’éclaircit la voix. Le temps
parut se figer autour d’eux.
— Benedictus va vouloir te parler.
Le cœur de Medea se serra. Comment pouvait-il passer si vite de l’idée
d’une union entre eux à sa mission au service de la Couronne ? Il devenait
clair qu’elle n’avait été qu’une distraction pour lui, et que s’il lui avait
proposé la protection de son nom, cela n’avait été que pour apaiser sa
propre conscience – parce que son honneur de chevalier l’exigeait. Elle fit
de son mieux pour ravaler la douleur aiguë qui la déchirait. En vain…
— Très bien. Je vais me rendre dans son bureau. Je dois également
mettre mes sœurs en garde après les menaces de Gobert. Il a juré qu’il s’en
prendrait à elles si je lui désobéissais. Je partirai lorsque je me serai assurée
de leur sécurité.
Theo ne répondit pas. Elle l’entendait respirer dans la pénombre du
cellier. Si seulement il y avait eu assez de lumière pour lui permettre de voir
son visage ! Était-il réellement aussi calme qu’il voulait le faire croire ?
Il s’écarta d’elle. Ses vêtements effleurèrent les siens sur son passage et
Medea frémit de nouveau. Puis il ouvrit la porte, qui grinça faiblement, et
jeta un coup d’œil dans le couloir. Sa haute silhouette occupait presque tout
l’encadrement de bois. Lorsqu’il fut certain que personne ne rôdait à
l’extérieur, il sortit et lui fit signe de le suivre.
Ils remontèrent plusieurs corridors en silence. Theo s’arrêtait à chaque
angle pour vérifier que Gobert n’était pas dans les parages, mais ils ne
croisèrent pas âme qui vive. Medea le suivait, de plus en plus troublée par
son mutisme obstiné. Elle ne pouvait s’empêcher de faire tourner dans sa
tête chaque détail de leur conversation.
Pourquoi n’avait-il pas insisté pour qu’elle l’épouse ? Bien sûr, il
prétendait ne pas vouloir se marier. Il lui avait affirmé que Breena avait
étouffé ce désir en lui quand elle l’avait rejeté. Le refus de Medea avait dû
être un grand soulagement pour lui : il avait fait ce que lui dictait la morale,
mais elle ne pouvait pas l’enchaîner à elle pour la vie… Pas dans de telles
conditions.
En revanche, elle aurait sans doute moins souffert s’il avait protesté.
Quelle sottise de regretter sa réaction, à présent ! Mais si jamais elle
avait accepté l’offre de Theo, elle l’aurait rendu malheureux et cela n’aurait
fait que la torturer davantage, se dit-elle encore.
Plongée dans ses pensées contradictoires, Medea le suivit sans
reconnaître son environnement jusqu’à la porte du bureau de Sir
Benedictus. Theo leva le poing pour frapper, mais se figea au dernier
moment.
— Medea, ce…
Jamais elle ne sut ce qu’il était sur le point de lui dire, car la porte
s’ouvrit à la volée au même instant, révélant la silhouette de son capitaine.
— Demoiselle Medea ! Theo vous a enfin trouvée ! Entrez, tous les
deux. Je veux que vous m’expliquiez tout ce qui s’est passé en détail.
Les genoux tremblants, Medea suivit les deux hommes à l’intérieur. Les
autres chevaliers du roi étaient présents également. Tous ces grands corps
de guerriers entassés dans le petit espace rendaient la pièce plus étouffante.
Une gêne désagréable envahit Medea.
Il y avait un banc, devant la table, mais nul ne s’y était installé.
Apparemment, ils préféraient tous rester debout, adossés aux murs. Medea
n’osa pas s’asseoir non plus.
— Vous portez-vous bien, demoiselle Medea ? demanda Sir
Benedictus.
Medea fut surprise par tant de sollicitude. Le capitaine des chevaliers lui
avait toujours paru distant et froid ; mais il semblait à présent sincèrement
préoccupé par son bien-être. Sous son masque de marbre, son regard se
faisait presque attentionné.
— Oui, assez bien, répondit-elle.
— Je regrette vraiment que vous ayez dû traverser de telles épreuves.
Theo m’a fait remarquer, à raison, que j’aurais dû vous fournir une escorte
plus apte à vous protéger. Si jamais vous désirez poursuivre votre route
jusqu’au couvent de St. Helena, je promets d’assigner à cette mission un
guerrier expérimenté.
Un grand silence s’installa dans la pièce. Les quatre hommes semblaient
retenir leur souffle. D’un seul coup, une immense fatigue envahit Medea.
Elle avait l’impression d’avoir vieilli de cent ans depuis le lever du jour…
Sir Benedictus la regardait toujours avec attention, attendant sa réponse.
— Merci, finit-elle par murmurer.
Qu’aurait-elle pu dire d’autre ? Elle ne pouvait tout de même pas
avouer qu’elle avait la pénible impression d’avoir commis une erreur atroce
et qu’elle aurait aimé discuter de nouveau de la demande en mariage de
Theo. Non, pas devant tous ces témoins. Pas après qu’il se fut empressé de
changer de sujet suite à son refus initial, n’insistant pas pour qu’elle
reconsidère sa décision.
— Peut-être pourriez-vous nous raconter ce qui s’est passé, ce matin…
Medea s’exécuta, décrivant rapidement au capitaine les événements qui
avaient suivi son arrivée dans les écuries. Elle entendit Theo gronder
lorsqu’elle mentionna le coup qui l’avait assommée ; mais nul ne
l’interrompit avant qu’elle ait terminé son récit.
Elle ne parla évidemment pas de ce qui s’était passé ensuite entre son
sauveur et elle, lorsqu’il l’avait libérée de sa prison. C’était à lui d’aborder
le sujet, s’il le souhaitait.
— Theo pense que je pourrai demander l’annulation du mariage, même
si mon père signe les documents, conclut-elle, pleine d’espoir.
Sir Benedictus acquiesça.
— Certains de mes hommes ont suivi votre père toute la matinée. Je
peux vous garantir qu’aucun contrat n’a été établi entre Gobert et lui pour le
moment. Vous venez de nous livrer suffisamment de preuves pour nous
permettre d’arrêter votre fiancé avant qu’il puisse mettre son projet à
exécution.
— Allons-nous le pendre pour ses crimes ? demanda le chevalier que
les autres appelaient Will.
— Oui ! siffla Theo entre ses dents avant de jeter un coup d’œil lourd
de menaces à ses compagnons. Il est temps de nous débarrasser de ce fou,
de ce traître. Le plus tôt sera le mieux.
— Mais nous n’avons pas encore réussi à le relier aux complots qui
menacent le pays, remarqua Will.
— Quelle importance ?
Theo ne le quittait plus des yeux. Sa rage faisait vibrer l’air autour de
lui.
— Cet homme est un assassin ! poursuivit-il. Il mérite d’être jugé et
pendu. Nous avons assez de preuves pour cela. Sa mort nous libérera tous
de son influence néfaste et l’empêchera enfin de causer plus de souffrances.
— Si nous l’arrêtons maintenant, nous n’aurons aucune chance de
découvrir ses projets. Nous ne saurons pas s’il a réussi à impliquer d’autres
personnes dans son complot méprisable…
Un nouveau silence emplit la pièce, plus tendu et troublant. Enfin, le
plus imposant des quatre chevaliers s’agita, regarda un instant Sir
Benedictus, puis déclara :
— Je suis navré, Theo. Je suis de l’avis de Will. Nous ne devrions pas
abattre nos cartes tout de suite. Il vaudrait mieux que nous l’espionnions
discrètement, le temps de comprendre ce qu’il a en tête. D’après ce que
nous avons appris, il ne va sans doute pas tarder à se dévoiler. L’attente ne
sera plus longue, à présent, et la sécurité de tout le royaume est en jeu. Nous
ne pouvons pas nous permettre la moindre erreur. Toute précipitation
pourrait se retourner contre nous…
— Vous pourriez vous servir de moi pour le faire parler.
Tous les regards se tournèrent immédiatement vers Medea. Elle n’avait
pas voulu les interrompre, mais cela lui semblait l’idée la plus logique. Un
tel geste lui permettrait également de passer un pacte avec ces hommes et
de s’assurer qu’ils tiendraient parole.
— Non, déclara catégoriquement Theo. Nous ne pouvons pas faire
courir de risques à Medea. C’est hors de question. Ben, ce ne serait pas
juste et tu le sais ! Elle est innocente et… c’est une femme.
Sir Benedictus la dévisagea longuement, avec sa froideur coutumière.
Près d’elle, Medea put sentir la fureur de son ancien ami décupler.
— Il y a une chose que vous devriez savoir, dit enfin le capitaine.
Quoi que Theo vît dans les yeux de son compagnon d’armes, cela le
poussa soudain à bondir en avant.
— Non, Ben ! Ne fais pas cela !
— Faire quoi ? demanda Medea, troublée.
Theo paraissait bouleversé, terrifié, et le cœur de Medea s’emballa. Elle
venait d’apprendre qu’il lui avait menti depuis leur rencontre. Qu’y avait-il
de pire que cela ? Que lui cachait-on encore ?
— Nous pensons que votre père est de connivence avec Gobert…
Un cri lui échappa. Non, cela ne pouvait être vrai ! Theo le lui aurait dit
lorsqu’il avait admis avoir tenté d’espionner sa famille, n’est-ce pas ? Il
n’aurait pas pu taire une chose pareille.
— Vous… pensez que mon père s’est rendu coupable de trahison ?
balbutia-t-elle.
Bien que la question fût adressée à tous les hommes présents, c’était
Theo qu’elle regardait.
Il la contempla un long moment sans ciller, puis acquiesça. En un éclair,
Medea sentit le sol se dérober sous ses pieds. Ses genoux faiblirent,
incapables de la porter plus longtemps, et elle se rattrapa au mur pour ne
pas s’écrouler. Theo s’empressa de l’aider, mais elle le repoussa avec force.
— Et tu ne m’en as pas parlé ?
Sa voix était rendue rauque par le choc.
— Nous venons à peine de recueillir des preuves de son implication,
expliqua Theo. Nous ne sommes même pas sûrs…
Medea songea de nouveau à tout le temps qu’ils avaient passé ensemble
depuis qu’il l’avait sauvée. Il l’avait serrée dans ses bras comme si elle était
la seule créature vivante au monde, puis l’avait accompagnée en silence
jusqu’à ce bureau. Il n’avait pas mentionné son père une seule fois…
— Tu aurais eu le temps de me le dire, Theo.
Il hocha imperceptiblement la tête et baissa les yeux.
Si elle avait cru que cet homme ne pouvait la faire souffrir davantage
après ses aveux, elle s’était trompée. Il avait choisi de garder cette
information pour lui, sans lui laisser une chance de prouver l’innocence de
sa famille. Cette fois, les soupçons de Medea furent bel et bien confirmés :
il ne l’aimait pas. Il n’était pas même son ami.
Elle se redressa, les dents serrées. Elle aurait bien le temps de pleurer
ses illusions perdues plus tard, lorsqu’elle serait seule.
— Vous faites erreur, tous autant que vous êtes, déclara-t-elle avec
fermeté. Mon père n’est pas un criminel. Il n’est pas assez intelligent pour
conspirer contre le roi.
C’étaient peut-être des paroles dures, mais c’était la vérité.
— C’est un homme simple et il ne s’intéresse pas aux liens que sa
famille entretient avec la couronne française. Je le sais mieux que
personne : je l’ai entendu l’affirmer de nombreuses fois, ces derniers mois.
Je tiens à prendre part à la suite de votre enquête, ne serait-ce que pour
laver son nom.
L’air parut se figer, dans l’étroit bureau. Nul ne bougeait.
— Je comprends que vous teniez à prouver l’innocence de votre père,
répondit enfin Sir Benedictus, mais nous avons besoin de recueillir une
confession de la part de Gobert. Je ne vois pas l’intérêt de vous faire courir
le moindre danger, si ce n’est pour entendre de ses lèvres qu’il cherche à
déclencher une guerre. Pensez-vous pouvoir le faire avouer ?
— Gobert adore parler de lui. Je ne devrais pas avoir de difficultés à lui
délier la langue pour découvrir son plan en détail. Il pense qu’il est plus
intelligent que quiconque et saisit la moindre occasion de le prouver…
Le capitaine hocha gravement la tête. Les quatre hommes la regardaient,
à présent. Theo fronçait les sourcils, mais il ne s’opposa pas ouvertement à
sa proposition. Savoir que ces guerriers d’élite la prenaient au sérieux avait
quelque chose d’enivrant… Pour la première fois de sa vie, on l’écoutait et
on tenait compte de ses opinions.
— Dans ce cas, reprit-elle, j’aimerais que Theo me raccompagne dans
la cellule où il m’a découverte. J’y resterai le temps que Gobert fasse sa
réapparition. Il vous suffira ensuite de nous suivre à bonne distance et de
nous écouter. Arrêtez quelqu’un d’autre pour le meurtre d’Hubert. Mettez
ce traître en confiance. Il se livrera plus facilement s’il pense le danger
écarté.
Sir Benedictus acquiesça de nouveau et son approbation fit battre le
cœur de Medea plus fort encore. Hélas, sa satisfaction fut de courte durée…
Il se tourna ensuite vers Theo et demanda :
— Qu’en penses-tu ?
Medea se crispa, attendit. Jamais Theo n’approuverait sa stratégie.
Depuis le début, il avait lutté pour la protéger et l’empêcher de prendre part
à l’enquête. Elle avait pensé qu’il faisait cela par amour pour elle ; mais
sans doute avait-il seulement eu peur qu’elle découvre sa duplicité. S’il
opposait son veto à cette idée, son capitaine renoncerait sans doute, lui
aussi. Une fois de plus, on la dénigrerait. On ferait comme si ses paroles
n’avaient pas la moindre importance.
Près d’elle, Theo poussa un profond soupir.
— Cela pourrait fonctionner. Il me faudra réparer la porte et, si nous
voulons réussir, nous n’avons plus un instant à perdre.
Le cœur de Medea s’envola. Theo pensait que son idée était bonne. Il
acceptait de la laisser faire et était même prêt à lui apporter son aide. Le
sang se mit à battre contre sa tempe. Elle se tourna vers lui, reconnaissante,
et il soutint son regard. Hélas, les yeux de son ancien ami étaient hantés par
une émotion qu’elle ne sut déchiffrer.
— Merci, chuchota-t-elle.
— Ne me remercie pas encore. Nous devons nous assurer qu’il ne
t’arrivera rien et que ce plan réussira. Ensuite seulement, nous pourrons
nous réjouir.
Il se retourna vers les autres et expliqua à ses compagnons où se
trouvait le cellier dans lequel Gobert l’avait enfermée. En quelques instants,
son idée folle fut discutée, décortiquée, et ses suggestions furent mises en
action.
Bientôt, le moment vint de quitter le bureau. Les genoux tremblants,
Medea suivit Theo jusqu’à la porte.
— Il y a encore une chose, lâcha-t-elle avant de perdre tout courage.
Tous les hommes s’immobilisèrent, attentifs.
— J’ai besoin que vous me juriez de protéger mes sœurs. Je ne veux pas
qu’elles souffrent, dans cette affaire, même si mon père devait être reconnu
coupable. Vous devez veiller sur elles.
Une fois de plus, elle s’adressait aux quatre chevaliers, mais ne
regardait que Theo.
— Tu as ma parole, répondit-il.
En dépit de tout ce qui s’était passé entre eux, de sa trahison, elle le
crut.
L’un après l’autre, ses compagnons promirent également. Medea ne
pouvait rien faire de plus pour assurer la sécurité d’Ann et de Jocatta.
À présent, le moment était venu pour elle d’accomplir sa part du marché.

Theo conduisit de nouveau la jeune femme à travers le dédale de


couloirs qui menait aux celliers. Ils marchèrent un long moment côte à côte,
sans échanger un mot. Pourtant, il aurait eu tant de choses à lui dire ! Mais
comment trouver les mots justes ?
Il regrettait de ne pas pouvoir remonter le temps pour recommencer
cette journée sur de meilleures bases. Il aurait alors ignoré les ordres de
Benedictus et aurait refusé d’interroger les quelques barons que l’on
suspectait d’être de mèche avec Gobert. C’étaient ces entretiens qui
l’avaient tenu écarté des écuries et de Medea, au moment où elle aurait eu le
plus besoin de lui. Oui, s’il avait pu revenir en arrière, il aurait insisté pour
l’escorter jusqu’au couvent de St. Helena lui-même, arguant qu’il était le
mieux placé pour assurer sa protection. Gobert n’aurait pas été de taille,
face à lui. Lui n’aurait jamais été abandonné, mort, dans cette allée sombre
comme Hubert. Medea n’aurait pas été enfermée dans cette étroite cellule
des sous-sols ; et de fait ils n’auraient pas perdu la tête, enivrés par le
soulagement, comme cela s’était produit durant les instants qui avaient
suivi…
D’un autre côté, songea Theo, s’il avait refusé d’obéir à son capitaine, il
n’aurait jamais su à quel point le corps de cette femme semblait moulé pour
se fondre contre le sien. Il n’aurait pas connu ce plaisir physique si intense,
dépassant de loin tout ce qu’il avait pu éprouver avant.
Et il n’aurait pas eu à faire le deuil d’une vie commune qui n’était pas
destinée à exister.
À présent, il n’y avait plus que déception et regret entre eux. Déception
pour elle, regret uniquement pour lui, sans doute… Medea était convaincue
qu’il avait œuvré à détruire sa famille depuis le premier jour. Comment
avait-il pu se taire, incapable de formuler une réponse rationnelle,
lorsqu’elle l’avait interrogé ? Il aurait dû lui dire quelque chose – n’importe
quoi – sans pour autant faillir à ses vœux de chevalerie. Hélas, il avait
échoué et il était trop tard pour se racheter, désormais.
Theo ne voyait qu’une seule excuse à son comportement : ce qui s’était
passé entre eux avait annihilé sa capacité à réfléchir. Elle avait gardé les
idées claires, tandis qu’il s’était laissé emporter par une délicieuse torpeur
de satisfaction. Lorsqu’il avait compris à quel point elle lui en voulait, à
quel point elle se sentait trahie, son unique chance de rédemption était déjà
passée.
Il aurait pu aussi mettre de côté ses serments envers la Couronne et ses
compagnons. Il aurait pu lui raconter tout ce qu’ils pensaient savoir de
l’implication de son père dans le complot de Gobert. Il avait eu de
nombreuses occasions de le faire, au fil des jours. Cela lui aurait également
permis de confier à Medea ses propres doutes, de lui affirmer qu’il pensait
Suval parfaitement innocent. Cependant, il n’était pas cet homme-là. Il avait
juré de vivre et de mourir en suivant ce que son honneur lui dictait, quitte à
laisser ses rêves, ses espoirs voler en éclats en cours de route.
Ce que Benedictus avait dit à Medea concernant les soupçons qui
pesaient sur son père avait profondément blessé Theo. En effet, en quelques
mots, son capitaine avait brisé le lien ténu qui existait encore entre la jeune
femme et lui.
De toute manière, à quoi bon pleurer la perte de son affection ? Même
s’il avait été franc avec elle dès le départ, Medea l’aurait-elle seulement
cru ? Aurait-elle été convaincue qu’il pensait sincèrement que Suval
n’avait rien d’un traître ?
Theo soupira. Il avait pris la bonne décision. Agir différemment serait
revenu à piétiner son devoir envers ses frères d’armes – et cela pour une
femme qui ne lui manifestait même plus la moindre amitié.
Il avait déjà commis cette erreur, autrefois, et cela avait failli le tuer.
Pourtant, son attachement à Breena n’avait jamais été aussi fort que ce qu’il
ressentait pour Medea. Elle était devenue son amie, et l’attirance (il n’osait
pas parler d’amour, même par-devers lui) était née ensuite.
Ses sentiments pour elle étaient bien plus ancrés, plus intenses que ne
l’était son ancienne faiblesse juvénile pour Breena. Malheureusement, il
n’avait pas d’autre choix que de les enterrer au plus profond de son cœur.
La jeune femme ne devait jamais deviner leur véritable nature. Elle ne
devait pas savoir à quel point son rejet le blessait, réduisant sans doute à
néant tout espoir d’un bonheur futur. Il ne la supplierait pas. Il l’avait déjà
fait pour une femme, et cela avait été la pire décision de sa vie. Étant donné
l’affection profonde qui le liait à Medea, cela aurait probablement été
encore plus douloureux, cette fois…
Il devait également se souvenir d’une chose importante : lorsqu’il avait
sauvé cette femme de sa prison, elle était terrifiée et bouleversée. Elle avait
cherché du réconfort dans ses bras, rien de plus, et l’avait obtenu de la
manière la plus primale qui soit. Elle ne connaissait pas l’ampleur de son
affection pour elle, tout simplement parce qu’il ne lui en avait jamais parlé.
Elle ne pouvait pas se douter que ce qui s’était passé ensuite dans le cellier
avait été unique et précieux aux yeux de Theo. Ce n’était pas sa faute.
Ensuite, il avait supposé qu’elle voudrait l’épouser et avait été soulagé
d’être « contraint » à cette décision par les circonstances ; de ne pas avoir
à hésiter ou tergiverser plus longtemps. Cela avait été un bonheur pour lui
d’imaginer qu’elle resterait à ses côtés, et non pas cloîtrée dans un couvent
sans espoir d’en sortir un jour pour le revoir.
Mais elle l’avait rejeté avec une brutalité qui avait fait comprendre à
Theo que jamais elle ne changerait d’avis. Elle le prenait pour un menteur.
Il aurait pu la convaincre du contraire sans peine ; hélas, cela serait aller à
l’encontre de son devoir envers le roi.
Il aurait d’ailleurs dû être heureux, en fin de compte, qu’elle ne désire
pas s’unir à lui. Il s’était juré de ne jamais se marier et, grâce au refus de
Medea, il n’aurait pas besoin de rompre ce serment. Mais Theo n’était pas
soulagé. Il ne se sentait pas libre. Il se sentait seul et triste.
Il ne devait pourtant pas oublier que Medea ne lui avait jamais fait la
moindre promesse. Pas une seule fois elle n’avait laissé entendre qu’elle
voulait autre chose que son amitié. Ses regrets étaient donc absurdes : elle
ne lui devait rien. À présent, tout ce qui lui restait à faire était d’assurer sa
protection jusqu’à ce qu’elle soit retranchée derrière les murs sacrés de son
couvent. Et, cette fois, il n’abandonnerait cette tâche à aucun autre. Il
l’escorterait personnellement et veillerait à la sécurité de ses sœurs.
Alors qu’ils approchaient enfin de la pièce obscure dans laquelle il
l’avait trouvée, Theo entendit le souffle de la jeune femme se faire plus
rapide, plus tendu. Il lui jeta un coup d’œil à la dérobée et vit qu’elle
froissait nerveusement sa jupe entre ses doigts. Son cœur se serra
immédiatement.
— Tu n’es pas obligée de faire cela, déclara-t-il. N’importe qui
comprendrait que ce soit au-dessus de tes forces. Contrairement à moi, tu
n’as pas prêté serment devant le roi, Medea.
Elle demeura muette. Était-elle encore trop furieuse pour parler ? Non,
elle tremblait au contraire de tous ses membres…
— Medea, répéta-t-il en effleurant son bras avant de s’écarter.
La dernière fois qu’il l’avait touchée ainsi, il s’était laissé emporter par
le flot de ses émotions – et quel bien cela lui avait-il fait ? Aucun. La
femme qu’il commençait à voir comme son amie la plus chère n’avait
même plus envie de le regarder ou de lui adresser la parole.
— Je veux le faire, répondit-elle enfin, si bas que Theo faillit ne pas
l’entendre.
— Tu l’as dit toi-même : Gobert est un homme dangereux. Je ne veux
pas te mettre en danger.
Elle s’arrêta au milieu du couloir et le dévisagea pour la première fois
depuis qu’ils avaient quitté le bureau de Benedictus.
— Je tiens à prouver l’innocence de mon père, Theo. Je comprends les
risques que je cours. Je sais que je pourrais être blessée, voire même
mourir ; mais je préfère prendre seule les décisions concernant mon avenir.
J’en ai assez que l’on me dicte ma conduite. Pour la première fois de ma
vie, je me sens libre. J’ai peur, je l’avoue. Seulement, cette liberté est plus
enivrante que ma terreur. Je crois que je commence à comprendre pourquoi
tu es devenu chevalier, tu sais… Cela doit être merveilleux de pouvoir
toujours contrôler sa propre destinée.
Son regard luisait d’une flamme nouvelle. Theo aurait voulu enfouir ses
doigts dans ses cheveux, l’entraîner dans la salle la plus proche et
poursuivre ce qu’ils avaient commencé dans le cellier. Comment avait-il
jamais pu la trouver étrange, sans charme ? Tout en elle, depuis son
courage jusqu’à ses grands yeux si expressifs, était magnifique… et hors de
sa portée.
— Je contrôle moins de choses que tu le penses, répondit-il. Je suis tenu
de respecter mon serment d’allégeance en toutes circonstances. Chacune de
mes actions n’a pour but que la protection d’Edward et du royaume.
Allait-elle comprendre que c’était pour cela qu’il lui avait caché les
soupçons des chevaliers du roi vis-à-vis de son père ? Ses vœux
l’entravaient autant que l’autorité à laquelle elle était soumise en tant que
femme. Hélas, elle ne dit rien et se contenta de le regarder d’un air peu
convaincu.
Theo soupira, désemparé.
— Je ne serai jamais loin de toi. Tout ce que nous te demandons est de
le faire parler. Ne fais rien qui puisse compromettre ta sécurité. Es-tu
prête ?
Elle se retourna et contempla la porte de la cellule.
— Je ne m’étais pas rendu compte que nous étions déjà arrivés, souffla-
t-elle.
Theo hésita à lui répéter qu’elle n’était pas obligée d’aller jusqu’au bout
de sa mission, mais il était déjà trop tard. Medea s’avança d’un pas et
pénétra dans la cellule.
Il dut se contenter de rattacher la poignée de son mieux, en silence. S’il
s’était mis à parler, ce n’aurait été que pour tenter de la faire changer d’avis
et il comprenait qu’elle avait besoin de prendre son existence en main, ne
serait-ce qu’une fois. Il ravala donc son angoisse.
Une fois que la porte put fermer de nouveau, Theo ramassa les quelques
éclats de bois dispersés par terre et les glissa dans sa poche. Puis, assez
satisfait de son ouvrage, il recula d’un pas pour l’examiner.
— Le battant ne paraît pas abîmé.
Il fut surpris en levant les yeux vers Medea. Elle contemplait ses mains,
et non la porte. Troublé, Theo serra les poings malgré lui. Il avait presque
l’impression de sentir la caresse des yeux de la jeune femme sur sa peau.
— Espérons que Gobert ne l’étudie pas de trop près…
— Il ne le fera pas. Il est convaincu que personne ne viendra me
chercher.
Theo faillit lui répondre qu’il la chercherait toujours, mais un bruit
provenant de l’entrée du couloir attira son attention. Personne ne semblait
approcher. Néanmoins, mieux valait qu’il ne s’attarde pas trop dans la
cellule.
— Je garderai mes distances, mais je resterai assez près de toi pour te
protéger, murmura-t-il. Surtout, ne dis rien qui pourrait le mettre en colère,
Medea. Je…
Une fois de plus, il réprima l’aveu qu’il était sur le point de lui faire. Il
ne pouvait pas lui expliquer qu’il ne supporterait pas de la voir malmenée
ou blessée. Il était hors de question qu’il se ridiculise en exprimant des
sentiments qui n’étaient pas réciproques.
— Sois prudente.
Elle acquiesça et Theo referma la porte sur elle. Le fait de devoir
l’enfermer dans cet espace exigu, de tirer un verrou entre elle et lui le
rendait malade. Il aurait préféré l’entraîner vers la lumière, loin du danger,
mais elle lui en aurait voulu sans doute. Aussi s’éloigna-t-il jusqu’à
dénicher un recoin sombre où se cacher, un peu plus loin. Il n’y avait rien
que des réserves de vivres et de boisson, là où il se trouvait. Gobert allait
certainement emmener Medea de l’autre côté, vers la sortie, lorsqu’il
viendrait la chercher.
Alors, il s’adossa au mur de pierre et se prépara à une longue attente.
Les heures s’écoulèrent lentement, sans le moindre signe du retour de
l’assassin. Plus le temps passait, plus Theo sentait sa haine grandir pour cet
homme. Qui pouvait donc laisser une femme seule dans le noir, sans eau ni
nourriture, et sans qu’elle sache quand viendrait le moment de sa
délivrance ? Une telle cruauté était inconcevable…
Ses compagnons d’armes avaient dû accomplir leur part de la mission, à
présent. Ils avaient certainement fait courir le bruit qu’un suspect avait été
arrêté pour le meurtre d’Hubert, laissant croire à Gobert que son crime
resterait impuni – une fois encore. Pourquoi donc tardait-il tant à revenir ?

Theo dut patienter jusqu’à entendre la cloche de midi, et même après.


Sa rage devenait de plus en plus incontrôlable. Si Gobert ne se montrait pas
très vite, il retournerait libérer Medea ; et au diable les conséquences !
Une éternité plus tard, lui sembla-t-il, il perçut enfin un bruit de pas sur
les dalles du couloir. Il se redressa, les muscles bandés, prêt à fondre sur le
traître. Mais il devait rester prudent et ne se dévoiler qu’au dernier
moment…
Les pas s’approchèrent, puis s’arrêtèrent non loin de la cachette de
Theo. Il n’osa pas se pencher pour jeter un coup d’œil, bien qu’il fût tenté
de le faire. Au contraire, il resta parfaitement immobile, la main posée sur
la garde de son épée. Mais au premier signe de détresse provenant de
Medea, il volerait à son secours, se promit-il. Elle comptait bien plus pour
lui que le piège tendu à leur ennemi.
Le grincement d’une clé dans une serrure lui parvint. Il retint son
souffle.
— Je pensais vous trouver en larmes, en train d’appeler à l’aide, ma
chère…
Theo sentit la poignée de son arme mordre sa paume tant il la serrait.
Maîtrisant tant bien que mal sa fureur, il s’obligea à détendre ses doigts.
Gobert semblait amusé à l’idée d’avoir enfermé Medea seule, dans
l’obscurité la plus complète. Oh oui, il payerait cher cet affront, plus tard !
D’où il se tenait, Theo n’entendit pas la réponse de la jeune femme. Elle
dut néanmoins demander à Gobert où il comptait la conduire, car les paroles
suivantes du meurtrier firent couler un filet de sueur glacée le long du dos
de Theo.
— À la chapelle. Votre famille doit nous y rejoindre dans peu de temps.
Je me suis dit que vous seriez plus heureuse de voir vos parents et vos
sœurs assister à nos noces. Venez.
Un bruit de mouvement étouffé suivit. Theo s’agrippa de nouveau à son
épée, mais Medea ne poussa pas le moindre cri. Le moment n’était pas
encore venu pour lui de bondir de sa cachette. Enfin, Gobert et elle
s’éloignèrent le long du couloir, comme il l’avait espéré.
Sans un bruit, Theo sortit de l’ombre sur la pointe des pieds et les suivit.
— J’ai pensé à ce que vous m’avez dit, tout à l’heure, lança soudain
Medea d’une voix étonnamment calme et mesurée. Lorsque je vous ai
demandé pourquoi vous teniez tant à m’épouser, vous m’avez répondu que
mon père est devenu l’héritier du duc d’Orange depuis la mort de son fils.
Cependant, je ne vois toujours pas en quoi cela fait de moi une femme
désirable à vos yeux.
— Votre père a accepté de céder le domaine d’Orange aux fils que nous
pourrions avoir. Notre aîné sera duc.
— Et que mon père s’attend-il à gagner, dans cet accord ?
Theo entendit la voix de la jeune femme trembler et son cœur se serra.
Il pria pour que la réponse de Gobert confirme l’innocence de Suval. Si
jamais Medea recevait la preuve que son père avait en effet participé à un
complot contre la Couronne, cela la détruirait.
L’odieux homme éclata de rire.
— Votre père est seulement aveuglé par ma fortune. Il pense que mon
nom l’aidera à trouver de bons partis pour ses autres filles. Je crains que vos
propres désirs ou vos besoins n’aient absolument pas pesé dans sa décision.
Il m’a certes promis que notre premier fils hériterait des terres de son
neveu, mais je pense qu’il est convaincu que cela n’arrivera jamais. Pour
lui, la France pourrait très bien se trouver sur la lune tant elle est éloignée
de son petit monde étriqué. Tout ce qu’il voit, c’est ma richesse. Vous
pourrez lui répéter sur tous les tons que vous ne souhaitez pas cette union,
mon argent triomphera toujours de vos suppliques.
Theo avait du mal à en croire ses oreilles. En quelques questions bien
formulées, Medea avait réussi à prouver que Suval n’était pas un traître.
Hélas pour elle, Gobert avait également marqué des points et se moquait à
présent d’elle sans se cacher. Il s’amusait à sonder tous ses points sensibles,
à réveiller toutes ses blessures, à la rabaisser pour venir à bout de sa
volonté. Le fait qu’il ait sans doute eu raison au sujet de l’indifférence de
son père ne faisait qu’empirer les choses…
Theo avait bien remarqué que la famille de Medea ne la mesurait pas à
sa juste valeur, et chaque mot que Gobert venait de prononcer le confirmait.
Si seulement il pouvait l’attaquer, ici et maintenant, l’entendre le supplier
d’avoir pitié de lui – et rire à son tour en portant le coup de grâce.
— Vous savez que le roi de France s’est emparé de presque toutes les
terres du duc d’Orange, n’est-ce pas ? poursuivit Medea. Même si notre fils
aîné hérite du titre, il ne possédera rien de plus. Cela vaut-il vraiment la
peine de vous enchaîner pour toujours à une épouse qui vous hait ?
Theo sentit une bouffée de fierté gonfler son cœur. Les attaques
verbales de Gobert avaient peut-être été aussi violentes qu’un assaut armé,
mais Medea ne se laissait pas troubler pour autant. Elle poursuivait la
mission, bien décidée à aller jusqu’au bout.
— La guerre gronde déjà, ma chère. Très bientôt, Edward marchera sur
Philippe de Valois, qui est l’un de mes cousins, bien que je ne m’en vante
pas en public pour des raisons évidentes… Si celui-ci périt au combat, ce
que je pense hautement probable, j’hériterai de vastes terres. Et, lorsque le
domaine d’Orange, si stratégiquement placé, me reviendra à son tour grâce
à notre union, j’aurai presque tout le royaume de France sous ma coupe.
— Vous projetez de vous emparer de la couronne française ! s’écria
Medea d’une voix incrédule.
Gobert avait forcément entendu son scepticisme. Cela allait-il le
déstabiliser ? Le contrarier ?
— Pourquoi me contenter de la France ? répliqua-t-il, toujours aussi sûr
de lui. Edward est faible. Une fois que mon autorité sera établie sur le
continent, je suis certain de faire tomber l’Angleterre en quelques mois.
Vous pourriez devenir reine, un jour, Medea ; quoique votre présence
risque de me lasser bien avant cela, j’en ai peur…
Theo frémit en entendant cette menace voilée. Quoi qu’il puisse arriver
dans les prochaines heures, il ne laisserait jamais ce mariage être sanctifié !
Il ne pouvait livrer cette femme aux desseins sanguinaires de Gobert.
— Vous êtes fou ! Edward n’est pas plus prêt à déclarer la guerre que je
suis susceptible de me changer en poisson !
De nouveau, Theo fut immensément fier d’elle. Le souffle lui manqua.
Sa Medea… Si courageuse. Si déterminée.
— Oh ! mais vous faites erreur. Je peux d’ores et déjà vous prédire que
cette guerre éclatera avant la fin de l’année.
Derrière eux, Theo sentit son estomac se nouer. Ils étaient si proches de
la vérité, à présent.
— Comment cela ? demanda Medea.
— J’ai tissé une toile complexe et efficace. Vous n’en comprendriez pas
les détails, mais sachez que j’ai planté de multiples graines qui nous
conduiront à un conflit majeur. La vanité d’Edward exigera un acte fort de
sa part et, une fois qu’il sera acculé, il n’aura plus le choix. Mon plan se
déroulera comme prévu. Notre mariage n’est qu’un élément mineur d’une
immense trame.
— Je ne vous épouserai jamais ! Je dévoilerai vos projets à toute ma
famille, dans la chapelle, et…
— Et vous les condamneriez. Je ne peux pas vous permettre d’interférer
dans mes projets et nul ne doit en entendre parler. Vous garderez donc le
silence et me servirez comme une bonne épouse obéissante jusqu’à ce que
je n’aie plus besoin de vous.
Medea ne répondit pas. Sans doute était-elle trop choquée pour parler.
Theo les suivit sur quelques pas supplémentaires, tirant légèrement son épée
de son fourreau. Il devait à tout prix mettre la jeune femme en sécurité
avant qu’ils aient atteint la chapelle. Elle tenait énormément à sa famille et
serait dévastée s’il leur arrivait quoi que ce soit dans l’inévitable combat qui
allait l’opposer à Gobert.
— Et… euh… personne d’autre n’est donc impliqué dans ce complot ?
Avez-vous réellement agi seul ?
Theo étouffa un hoquet de surprise. Tant de courage avait de quoi forcer
l’admiration ! Medea poursuivait leur stratégie, en dépit des menaces que
cet homme venait de proférer à son endroit…
Devant Theo, Gobert éclata de rire.
— Tout le monde est impliqué ! lâcha-t-il avec une satisfaction
malsaine. Il m’a suffi de glisser quelques mots à l’oreille de quelqu’un pour
que la cour entière se mette à colporter des rumeurs et à critiquer les erreurs
d’Edward. Les gens sont tellement friands de méchanceté. Toute la
population de ce château adore se plaindre du gouvernement, sans jamais
rien faire pour que la situation évolue. C’est formidable… Moi seul suis
différent.
Cette fois, Theo en avait assez entendu. Medea avait réussi à obtenir de
Gobert les aveux dont il avait besoin. Il était inutile de prolonger son
calvaire.
Il accéléra le pas pour les rattraper, sans faire de bruit. Il allait mettre fin
à cette conversation avant que Medea soit contrainte de pénétrer dans la
chapelle, où devait l’attendre sa famille.
Il passa l’angle d’un couloir. Sa cible était juste devant lui… Encore un
pas, et il pourrait l’atteindre.
Hélas, sa botte résonna un peu plus fort sur l’une des dalles, provoquant
un petit bruit sec.
Gobert se figea.
Theo le vit serrer plus fort le bras de Medea. En un éclair, son cœur
s’emplit de rage.
— Relâchez-la.
Gobert se retourna d’un bond, entraînant la jeune femme avec lui pour
qu’elle lui serve de bouclier.
— J’aurais dû me douter que vous ne seriez pas très loin derrière…
Vous me faites penser à un chien galeux à la recherche de son maître, Sir
Theodore. Qu’espérez-vous donc accomplir, en nous interrompant ainsi ?
L’arrogance de cet homme était à peine croyable ! Ne savait-il donc pas
qu’il était un guerrier entraîné, bien plus doué que lui pour le combat ? Ou
bien le fait d’avoir commis deux meurtres sans être inquiété lui avait-il
donné de fausses idées concernant ses capacités ? Ces deux options
convenaient parfaitement à Theo, car elles lui laissaient un avantage
indéniable. La sécurité de Medea était tout ce qui comptait pour lui.
Il s’avança, épée au poing. Il ne tuerait Gobert que s’il y était contraint.
Ce criminel serait plus utile aux chevaliers du roi vivant. Mais si jamais il
menaçait la jeune femme, Theo n’hésiterait pas un instant à frapper. Elle
était plus importante que tout le reste, à ses yeux…
Soudain, en marchant sur son ennemi dans l’étroit corridor, Theo se
rendit compte qu’il était bel et bien tombé amoureux d’elle, en dépit des
arguments qu’il se répétait en boucle pour nier ses sentiments. Il avait passé
tant de journées à prétendre le contraire, et n’avait pourtant fait que se
mentir. La chaleur qui envahissait son cœur lorsqu’il l’apercevait, et qu’il
avait tenté d’étouffer par tous les moyens, était sincère. Il avait l’impression
de n’avoir jamais réellement vécu avant de la rencontrer. Ce qui avait
commencé comme une simple amitié s’était depuis longtemps changé en
autre chose et il n’imaginait plus un monde dans lequel elle ne serait pas
présente à ses côtés. Il était prêt à tout pour la sauver.
Gobert poussa Medea derrière lui. Elle trébucha, perdant pied sur les
dalles inégales, et tomba à terre dans un bruit qui parut atroce à Theo.
Une fureur telle qu’il n’en avait encore jamais ressentie s’empara de lui
et il fondit sur son adversaire. Il était difficile de se battre dans un espace
aussi étriqué, mais rien ne l’empêcherait d’atteindre Gobert – surtout quand
la femme qu’il aimait était allongée sur le sol, immobile, à cause de lui !
Le traître tira son arme à son tour, mais ses talents d’épéiste s’avérèrent
très limités, comme Theo l’avait soupçonné. Le véritable danger résidait
dans sa conviction d’être invincible… et dans le fait qu’il se tenait encore
entre Theo et Medea. Il fallait à tout prix l’éloigner d’elle pour éviter
qu’elle ne soit heurtée par une botte, ou pire. Cette crainte restreignait la
liberté d’action de Theo.
Il attaqua néanmoins et les deux lames se percutèrent dans un tonnerre
de métal. Gobert se battait comme un homme possédé.
Du coin de l’œil, Theo remarqua que Medea se redressait à présent
lentement. Il se concentra de nouveau sur son adversaire, espérant détourner
son attention d’elle. Au bout de quelques échanges d’une rare violence, il
l’atteignit au bras, lui arrachant un cri de douleur.
Gobert recula de quelques pas, s’agrippant à sa lame dans un
grognement bestial. Theo fit de son mieux pour retenir toute son attention
en redoublant de vitesse, mais il était trop tard… Son ennemi vit que la
jeune femme avait repris connaissance, qu’elle était presque sur ses pieds. Il
l’attrapa par le bras, la tirant sans ménagement contre lui, et l’entraîna dans
l’escalier en colimaçon, au bout du corridor.
Theo gronda de frustration en le voyant disparaître, caché derrière
Medea pour se protéger. Leurs positions respectives rendaient tout assaut
extrêmement difficile. L’épée de Theo était gênée par la colonne centrale. Il
n’avait pas la place de bouger. Plus haut, Gobert avait toute liberté de
donner de grands coups dans le vide. Un faux pas, et ils s’écrouleraient tous
au bas des marches…
Gobert poursuivit son ascension en poussant Medea devant lui, cette
fois. Elle trébucha de nouveau. De toute évidence, elle n’avait pas encore
retrouvé son équilibre. Si Theo ne parvenait plus à gagner de terrain, Gobert
ne put pas non plus tirer avantage de sa position, gêné par son otage. Ses
parades s’affaiblissaient à vue d’œil et son manque d’entraînement devint
vite plus évident. Theo avait seulement besoin de tenir bon, et il vaincrait.
Ils atteignirent l’étage du dessus. Sans perdre un instant, Theo lança une
attaque vicieuse qui envoya son adversaire dans la salle ouverte au sommet
des marches. Il recula, d’un pas mal assuré. Theo le poursuivit en courant.
— Vous ne pouvez gagner ce duel, Gobert ! cria-t-il.
Une lueur démente s’illumina dans les yeux de l’autre.
— Je le peux et je le ferai !
Il s’élança, donnant de grands coups d’épée dans le vide. Theo les para
sans peine, lui faisant perdre l’équilibre. Hélas, il n’avait toujours pas lâché
Medea.
Voyant une ouverture, Theo se fendit. L’arme de Gobert vola dans les
airs et tomba bruyamment au sol. Il répliqua en passant son gros bras autour
du cou de sa victime.
Theo se figea.
En face de lui, Medea ouvrit de grands yeux et ses lèvres s’écartèrent
dans un cri silencieux.
— C’est donc la fille que vous voulez, lâcha Gobert avec un sourire
cruel.
Il serra plus fort. Le souffle de Medea se fit plus sifflant, comme si elle
avait déjà du mal à respirer.
— Il est inutile de blesser d’autres innocents, répliqua Theo en faisant
de son mieux pour paraître calme.
Sous sa tunique, son cœur s’emballait. Il était à deux doigts de
triompher, mais le moindre geste malencontreux pourrait atteindre Medea.
Jamais il ne se pardonnerait de lui causer la moindre blessure, aussi
insignifiante soit-elle…
— Vous n’avez plus aucune échappatoire.
— Oh si, au contraire. Imaginons que le mariage de Medea vous ait
enragé au point d’en perdre la raison. Imaginez que vous deux soyez
accidentellement tués à cause de cela. J’admets que perdre ce lien avec le
duc d’Orange me contrarierait, mais Suval a deux autres filles…
Il haussa les épaules. La facilité avec laquelle il parlait de tuer des gens
était terrifiante. Cet homme était clairement dérangé.
— Personne ne vous croira, rétorqua Theo pour gagner du temps en
attendant de trouver un moyen de libérer la jeune femme. Tout le monde
sait que je n’ai pas l’intention de prendre femme. Cette demoiselle ne
signifie rien pour moi !
Il vit un éclair de douleur traverser le regard de Medea et tressaillit. Ses
paroles avaient dû lui faire mal ; mais il ne pouvait pas se permettre
d’avouer la vérité, de dire qu’il ne serait plus qu’une ombre, sans elle. Cela
aurait donné à Gobert le moyen de pression qu’il attendait, et il n’aurait
sans doute pas hésité à la tuer pour l’atteindre – lui.
Il la secoua comme si elle n’était qu’un sac de grains et elle hurla de
douleur. Theo bondit. Dans le choc de son corps contre son ennemi, il
parvint à pousser Medea hors de danger. Il entendit la jeune femme crier de
nouveau, mais ne prit pas le temps de s’assurer qu’elle allait bien. D’une
main, il plaqua son ennemi au sol et de l’autre, il s’empressa de le soulager
de toutes ses autres armes.
— Medea ! appela-t-il en lançant la dernière dague dans un coin de la
pièce.
— Oui ?
— Tout va bien ?
— Oui…
— Parfait. Tu as été formidable. Peux-tu me donner cette corde ?
Il lui indiqua un épais rouleau abandonné près du mur.
Elle ne répondit pas, mais Theo l’entendit gémir sous l’effort lorsqu’elle
tenta de le soulever.
— Tire-la. Elle est trop lourde pour toi.
Sans quitter sa cible des yeux, Theo perçut le bruit d’un objet traîné par
terre. Medea abandonna la corde près de lui avec un soupir de soulagement.
Il n’osa toujours pas la regarder, de peur que Gobert n’en profite pour tenter
une dernière attaque désespérée.
— À présent, je veux que tu coures prévenir les autres. Immédiatement.
Ne reviens pas.
Il aurait tant voulu lui dire à quel point il était fier d’elle. Il aurait voulu
lui assurer qu’il ne pensait pas un seul des mots qu’il avait prononcés
lorsqu’il avait affirmé qu’elle n’avait pas d’importance à ses yeux, mais il
se retint. Il était hors de question qu’il fasse étalage de ses sentiments sous
le regard fou de Gobert…
Il entreprit donc de dérouler la corde en silence pour attacher sa proie
solidement. Elle était trop épaisse pour qu’il puisse la nouer facilement,
mais il pourrait au moins la maintenir serrée le temps que ses compagnons
le rejoignent.
Tout en travaillant, il guetta le bruit étouffé des pas de Medea dans
l’escalier. Lorsque les claquements de talons eurent enfin disparu, laissant
le silence reprendre ses droits, Theo poussa un soupir de soulagement. Elle
avait réussi à s’enfuir. Elle ne craignait plus rien et jamais plus elle n’aurait
à poser les yeux sur cet être méprisable.
Sous lui, Gobert continuait à se débattre. De toute évidence, il avait
perdu le peu de notion qu’il avait autrefois eu des réalités. Comment un
homme tel que lui avait-il pu se hisser si haut sans attirer les soupçons ?
Comment avait-il réussi à convaincre aussi aisément les membres de la cour
de croire ses mensonges au sujet du roi ? Pouvait-on réellement prendre
pour argent comptant les paroles d’un dément sans la moindre méfiance ?
Allongé au sol, entravé comme il l’était, Gobert semblait à peine
capable de se souvenir de son propre nom. Ce criminel avait-il sincèrement
cru pouvoir pousser deux royaumes à se déclarer la guerre ? Et pourtant, en
dépit de tout, il avait failli réussir…
Il restait à comprendre jusqu’où s’étendait son influence et quels
dangers il représentait encore, même arrêté. Un conflit majeur entre
l’Angleterre et la France était encore possible. Theo était seulement parvenu
à le repousser. Pour combien de temps ?
Quoi que l’avenir puisse réserver au royaume, son rôle dans cette affaire
était en tout cas terminé. Gobert allait être interrogé ; puis, selon toute
vraisemblance, pendu pour ses actes de trahison et les deux meurtres qu’il
avait commis. Les chevaliers du roi allaient retrouver leur place
d’observateurs, attendre que tombe le couperet, et Theo n’avait plus qu’à
escorter Medea au couvent de St. Helena comme il se l’était juré. Là, elle
vivrait enfin en paix pour le reste de ses jours, sans jamais savoir à quel
point elle avait bouleversé son existence…
Chapitre 16

— Es-tu certaine que nous ne pouvons pas te convaincre de rester ?


demanda Ann en serrant Medea dans ses bras avec fièvre. Tu vas tant me
manquer !
Apparemment, apprendre qu’elle avait failli mourir des mains d’un
traître avait convaincu sa famille de lui montrer à quel point elle était aimée
et appréciée… Debout près d’une jument chargée de ses quelques
possessions entassées dans deux sacoches de cuir, Medea avait à présent du
mal à se libérer de l’étreinte attendrie de sa petite sœur.
— Vous allez tous me manquer aussi, répondit-elle. Mais bientôt, tu
seras mariée et tu auras beaucoup d’enfants à chérir, Ann. Je te promets que
tu n’auras plus le temps de pleurer mon départ.
Hélas, loin de rassurer sa cadette, ses paroles la poussèrent à s’agripper
davantage à elle.
Par-dessus son épaule, Medea pouvait également voir ses parents, venus
lui dire adieu. Son père ne s’était pas encore remis de son choc après avoir
découvert qu’on avait failli l’accuser de conspiration contre la Couronne –
alors que sa seule erreur avait été de placer sa confiance en un homme qui
ne la méritait pas. Il était très pâle et ses lèvres pincées lui donnaient l’air
plus maigre, maladif. Il semblait avoir vieilli de plusieurs années au cours
de la nuit. Sans doute les fiançailles prochaines d’Ann et de Jocatta
sauraient-elles enfin raviver une étincelle de joie dans ses yeux.
Medea enlaça chaque membre de sa famille une dernière fois, puis
s’adossa aux flancs solides de son cheval pour attendre son escorte.
L’homme qui devait l’accompagner au couvent prenait son temps ! Elle ne
savait plus quoi dire pour réconforter ses parents ou ses sœurs et, si elle ne
quittait pas le château très vite, Medea craignait de ne plus pouvoir retenir
ses larmes.
Jamais elle n’aurait cru que se séparer des siens serait un tel
déchirement. Ces dernières années, elle n’avait pas vraiment eu
l’impression de faire partie de leur cercle, d’avoir sa place parmi eux…
Mais elle se rendait à présent compte qu’elle les aimait profondément, en
dépit des nombreux différends qu’elle avait eus avec eux.
Oui, ce départ lui brisait le cœur. Une fois admise parmi les religieuses
de St. Helena, elle n’aurait plus le droit de quitter l’enceinte du couvent.
Elle ne reverrait donc sans doute jamais sa famille. Un frisson traversa
Medea et elle baissa les yeux sur la paille qui recouvrait le sol de l’écurie,
s’obligeant une fois de plus à ravaler le sanglot qui lui montait à la gorge.
Elle inspira, expira en se concentrant sur son souffle plutôt que sur eux.
Elle avait également espéré que Theo viendrait lui dire adieu, cette fois.
Après tout ce qu’ils avaient partagé, ne méritait-elle pas ce simple geste de
courtoisie ? Hélas, elle ne l’avait pas revu depuis qu’il avait maîtrisé
Gobert à la sortie des celliers pour assurer sa sécurité et lui permettre de
s’enfuir…
C’était Sir Benedictus qui s’était chargé de son interrogatoire, et Will
l’avait ensuite raccompagnée dans les appartements de ses parents. Elle
avait attendu longtemps, espérant que Theo viendrait enfin la voir… Puis,
comprenant qu’il ne se présenterait pas, elle s’était interdit de partir à sa
recherche.
Certes, il l’avait sauvée, avait écouté toutes ses confidences pendant des
jours et l’avait poussée à réaliser ses rêves ; mais il lui avait aussi menti au
sujet des raisons qui le poussaient à s’intéresser à sa famille. Elle ne devait
pas l’oublier ! Il aurait pu la prévenir, lui dire que des soupçons pesaient
sur son père. Ou bien, après coup, il aurait pu lui expliquer que son amitié
avait été sincère, qu’elle n’avait pas été qu’un outil à ses yeux.
Il n’en avait rien fait.
Bien que Medea comprît sans peine que ses vœux le condamnaient au
silence, la désillusion n’en était pas moins douloureuse.
Soudain, elle vit sa silhouette approcher d’un pas tranquille, dans son
éternelle chemise trop serrée, comme s’il n’avait pas le moindre souci au
monde. L’avait-elle invoqué, à force de penser à lui ?
Les parents de Medea l’accueillirent comme un héros de guerre de
retour du front, le couvrant de compliments et lui promettant qu’il aurait
toujours une place d’honneur à leur table s’il décidait un jour de leur rendre
visite. Theo parut gêné par cette effusion, dansant d’un pied sur l’autre en
les écoutant. Néanmoins, il garda le sourire, en dépit de la tension que l’on
devinait au niveau de ses épaules. Il n’aimait pas être le centre de l’attention
– tout comme elle. C’était l’une des similitudes qui avaient rendu leur
amitié si facile, si évidente…
— Êtes-vous venu pour escorter ma fille jusqu’au couvent ? demanda
son père lorsque tout le monde eut enfin retrouvé son calme.
— En effet.
Pour la première fois, son regard croisa celui de Medea. Quelque chose
passa entre eux, une émotion qu’elle ne comprit pas mais qui lui noua
l’estomac.
— Prête ?
Elle acquiesça.
— Dans ce cas, nous devrions partir. J’aimerais pouvoir atteindre Ballet
avant la nuit. Il y a là-bas une auberge de confiance, dans laquelle j’ai déjà
fait escale. On y sert un ragoût délicieux… Si nous faisons bonne route,
nous devrions pouvoir rejoindre St. Helena demain en milieu d’après-midi.
Le cœur de Medea se mit à battre plus fort en l’écoutant. Elle ne s’était
pas préparée à cela. Elle avait espéré le revoir, certes, pour pouvoir lui dire
adieu convenablement. Une entrevue rapide, émouvante et vite terminée.
Qu’allaient-ils bien pouvoir se dire, s’ils devaient passer presque deux
jours ensemble sur les routes ?

En fin de compte, ils ne manquèrent pas de sujets de conversation…


La première question que Medea posa à Theo concernait le sort qui
allait être réservé à Gobert.
— Il pense encore pouvoir être innocenté pour ses crimes, répondit-il
avec amertume.
— Même depuis sa prison ?
— Oui. Je crois qu’il a complètement perdu la tête. Il ne se rend pas
compte de la situation dans laquelle il se trouve désormais.
— Sera-t-il pendu pour ce qu’il a fait ?
— Sans aucun doute. La sentence devrait être exécutée dans un jour ou
deux.
— Et a-t-il dénoncé ses complices, dans ce complot ? demanda-t-elle
encore.
— Non. Il affirme qu’il a agi seul. Il a tissé une toile de mensonges
autour du roi et a poussé les barons à se méfier les uns des autres. Nous
avons procédé à quelques arrestations supplémentaires, mais je ne pense pas
que les faits seront assez graves pour que ces hommes soient condamnés à
mort. De plus, Edward ne veut pas être considéré comme un souverain trop
sanguinaire, surtout en ce moment. Il va avoir besoin du soutien de ses
nobles dans les mois qui arrivent et va devoir les ménager. Hélas, je crains
qu’il ne soit déjà trop tard pour réparer le tort que Gobert a causé… La
guerre contre la France paraît de plus en plus inévitable.
— Oh ! quelle tristesse… Après tout ce que nous avons fait pour éviter
cela !
— Je suis bien d’accord.
À la suite de cet échange, un long silence gêné s’installa entre eux.
Au fil de leur voyage, Theo se montra très attentionné envers Medea. Il
n’hésitait pas à s’arrêter dès qu’il la sentait fatiguée. Il lui fournit de l’eau à
chaque fois qu’elle en eut besoin et, de manière générale, s’assura qu’elle
ne manquait de rien. Néanmoins, leurs conversations restaient courtes et
leurs relations distantes, bien loin de la complicité qu’ils avaient partagée
les semaines précédentes.
Le temps avait fini par se rafraîchir et une douce brise faisait danser les
cheveux de Medea sur sa nuque tandis qu’ils longeaient les berges de la
rivière. L’après-midi s’étirait paresseusement. Theo chevauchait
paisiblement derrière elle sur l’étroit sentier. Sa présence tranquille aurait
dû la rassurer, la réconforter, mais le battement régulier et étouffé des sabots
sur la terre dure ne faisait que lui rappeler toutes ces choses qu’ils n’avaient
pas encore eu le courage de se dire…
À la tombée de la nuit, ils atteignirent un petit village isolé. Medea
espérait avoir une chance de lui parler librement pendant le souper, à
l’auberge, mais Theo insista pour qu’elle prenne son repas dans sa chambre
– au calme – et ne vint pas la rejoindre.
Une intense solitude envahit alors Medea. Cela faisait pourtant si
longtemps qu’elle rêvait d’avoir une chambre pour elle seule ! Ne pas
devoir partager cet espace avec ses sœurs ou ses parents aurait dû être un
luxe précieux à ses yeux, mais le silence profond de la pièce lui rappela
cruellement leur absence.
Depuis si longtemps, elle se raccrochait obstinément à l’idée d’entrer au
couvent et n’avait pas un seul instant songé que sa famille pourrait lui
manquer. À présent, elle regrettait de ne plus participer à leurs éternelles
conversations, qui avaient pourtant eu le don de la mettre hors d’elle si
souvent…
Elle se jeta sur le matelas de paille, étendant les bras et les jambes pour
occuper toute la place, et contempla longuement le plafond. Devait-elle
redescendre dans la salle à la recherche de Theo ? Non. Il lui avait
clairement fait comprendre qu’il ne désirait pas échanger plus de paroles
que nécessaire avec elle. S’il avait entrepris ce voyage à ses côtés, c’était
uniquement pour tenir la promesse qu’il lui avait faite. Il l’escorterait
jusqu’à St. Helena, puis disparaîtrait de sa vie.
Medea ferma les yeux, la gorge soudain nouée. Elle avait eu une chance
de l’épouser, de construire une vie avec lui, et elle l’avait refusée.
Stupidement. Elle n’avait pu voir son visage dans la pénombre du cellier,
lorsqu’elle l’avait traité de menteur, mais elle avait, sans doute possible,
entendu la douleur dans sa voix. Ses paroles lui avaient fait mal.
Tout à coup, elle se souvint de ses confidences au sujet de son histoire
avec Breena. Cette femme lui avait brisé le cœur en lui préférant son frère
aîné. Medea l’avait-elle blessé plus profondément encore, lorsqu’elle avait
rejeté sa demande en mariage ? Était-ce pour cela qu’il refusait de lui
adresser la parole, à présent ?
Oh ! si seulement elle avait pu remonter le temps jusqu’à cet instant
fatidique, dans les sous-sols du château, quand elle avait vu la porte de sa
cellule s’ouvrir et la silhouette de Theo apparaître !
Ce qui s’était passé entre eux, ensuite, avait été l’un des moments les
plus heureux de sa vie. Cela avait été… parfait. Ce n’était qu’ensuite que
les choses avaient mal tourné. Entendre Theo confirmer ses soupçons et
avouer à demi-mot qu’il s’était servi d’elle pour atteindre son père l’avait
bouleversée. Découvrir qu’il lui avait menti pendant des jours sur un sujet
aussi important avait été pire encore.
Malgré cela, elle aurait dû trouver la force de lui parler, de chercher à
comprendre son point de vue, au lieu de le repousser.
Durant les sombres heures de cette nuit-là, Medea fit de son mieux pour
se raccrocher à la colère qui l’avait envahie lorsqu’elle avait compris
l’ampleur du mensonge et des manipulations de Theo. Hélas, aux petites
heures du jour, elle abandonna la lutte. Elle n’en avait plus le courage. Ce
combat était perdu d’avance…
Theo n’était pas comme Malcolm, qui avait profité de sa naïveté pour se
distraire. À présent qu’elle s’était éloignée du château et des événements
atroces dont elle avait été témoin, à présent que sa vie n’était plus en
danger, elle commençait à mieux comprendre la nature de la mission de
Theo. Il avait reçu l’ordre de découvrir la vérité au sujet de sa famille ;
mais les moments qu’ils avaient passés ensemble n’avaient rien à voir avec
son enquête. Il l’avait fréquentée parce qu’il en avait eu envie.
Il avait su la faire rire. Il était devenu son ami. Il avait réveillé en elle un
désir tel qu’elle n’en avait jamais connu. Tout cela n’avait pas été un calcul
de sa part. Il avait été sincère, dans son affection pour elle.
Au lever du soleil, Medea finit par sombrer dans un sommeil agité, mais
en fut tirée peu de temps après par une servante venue lui apporter une
cuvette d’eau chaude. On y avait fait infuser quelques fleurs de lavande, son
parfum préféré. Theo avait-il demandé cela spécifiquement pour elle, ou
bien était-ce une coïncidence ? Se montrait-elle si sotte en refusant de lui
parler, de lui demander ce qu’il ressentait réellement ? Ou lisait-elle bien
trop de choses dans un simple bol d’eau chaude ? Oui, sans doute. Tous les
hôtes de la taverne devaient être traités de la même manière. Il n’y avait
aucune raison pour qu’on lui réserve des attentions particulières.
Elle se lava donc très vite, dans l’espoir de se réveiller complètement.
Hélas, ses muscles étaient toujours aussi douloureux et tendus lorsqu’elle
descendit dans la salle commune.
Sa faible détermination, qui la poussait à parler enfin à son ami,
s’évanouit quand il l’entraîna dehors sans même s’enquérir de sa santé.
Theo avait le visage fermé, le regard fuyant, comme s’il tentait par tous les
moyens de décourager la moindre tentative de discussion de sa part.
Il se mit en route au trot, obligeant Medea à hâter le pas pour ne pas se
laisser distancer. Sans un mot. Était-il à ce point pressé d’atteindre leur
destination et de se débarrasser d’elle ? Sa présence lui était-elle donc
devenue insupportable ?
Le soleil était presque à son zénith, lorsque la silhouette du couvent
apparut enfin sur l’horizon. Les hauts murs du cloître s’élevaient devant
eux, comme une barrière infranchissable.
Medea sentit ses genoux commencer à trembler. Elle devait à tout prix
trouver quoi dire à Theo, mais même les phrases les plus simples se
coinçaient dans sa gorge, refusant de franchir ses lèvres.
Plus les bâtiments approchaient, plus elle se rendit compte de la réalité
de ce qu’elle s’apprêtait à accomplir. Elle allait se laisser enfermer ici pour
le restant de ses jours et cette pensée, qui l’avait réconfortée pendant des
mois, n’avait plus rien de rassurant à présent. Plus jamais elle ne reverrait
Theo. Plus jamais elle ne rirait avec lui. Plus jamais elle ne l’aiderait à
enquêter sur les mystères de la cour et plus jamais elle ne profiterait de ce
demi-sourire qui semblait lui être réservé.
Elle serait seule.

En voyant les murs de St. Helena s’imposer de plus en plus nettement


au bout de la route, Theo grimaça. Il avait l’estomac noué. Bientôt, il allait
devoir faire ses adieux à Medea – pour toujours. Il n’était pas prêt.
Il ne serait jamais prêt !
Il venait de passer ces deux derniers jours à chercher un moyen de la
dissuader, de lui prouver que la vie de religieuse n’était pas faite pour elle.
Hélas, il avait beau se torturer pour trouver les bons mots, rien ne lui venait.
Il était sur le point de la perdre et cette idée lui faisait monter des larmes
aux yeux.
La jeune femme avait passé sa vie à penser que sa famille ne l’aimait
pas, qu’elle n’était rien de plus que l’enfant du milieu un peu étrange –
oubliée entre ses deux si jolies sœurs et réprimandée parce qu’elle disait
trop souvent ce qu’il ne fallait pas… Mais elle avait tort. Certes, elle était
hors du commun et lui-même avait été la victime de sa franchise trop
directe, par moments. Il avait conscience qu’elle aurait sans doute toujours
du mal à trouver sa place en société. Seulement, cela n’avait aucune
importance pour lui. C’était justement ce caractère unique qui la rendait si
séduisante et si précieuse à ses yeux. S’il avait pu passer sa vie aux côtés de
Medea, il n’aurait jamais essayé de la changer.
Elle avait aussi tort de croire qu’elle n’était pas aimée. Il avait bien vu
le regard dévasté de son père, lorsqu’il avait compris qu’il avait failli la
marier à un monstre sanguinaire.
Il avait surpris la tristesse intense de sa mère au moment où elle s’était
mise en selle et avait pris la route sans la moindre hésitation. Sans même un
dernier regard pour la famille qu’elle laissait derrière elle.
Si les Suval avaient éprouvé ne serait-ce qu’une once du malheur qui
l’empoignait à présent, alors il les comprenait parfaitement… La pensée de
devoir abandonner Medea dans ce cloître et de ne jamais plus pouvoir poser
les yeux sur elle ouvrait un gouffre dans son cœur. Un trou béant que rien ni
personne ne pourrait combler.
— Nous allons devoir quitter les abords de la rivière, annonça-t-il,
s’obligeant à rester concentré sur leur voyage. Je pense que nous ferions
mieux de laisser les chevaux se désaltérer avant…
C’était une excuse, bien sûr. Leurs montures n’avaient pas besoin de
boire. Theo avait sélectionné deux des meilleurs palefrois des écuries
royales et ces bêtes pouvaient marcher de longues heures sans prendre de
repos ; mais il aurait été prêt à tout pour passer quelques instants de plus
avec Medea, pour retarder l’inévitable moment des adieux.
La jeune femme descendit bien vite de selle sans protester. Il aurait
presque pu croire qu’elle souhaitait la même chose, et cela lui mit un peu de
baume au cœur.
Une fois debout près de l’eau, elle parut ne plus savoir quoi faire. Elle
jouait nerveusement avec les plis de sa jupe, croisant et décroisant les bras
comme une reine qui attendrait que l’on peigne son portrait.
Theo ouvrit la bouche, mais aucune parole de circonstance ne lui vint.
En désespoir de cause, il conduisit les chevaux jusqu’à la berge et leur
murmura des mots doux tandis qu’ils buvaient.
Luttant pour tenir les rênes, il se rendit soudain compte que ses mains
tremblaient. Il prit une profonde inspiration, la relâcha lentement. Hélas,
son cœur s’emballait et refusait de se calmer. S’il ne parlait pas maintenant,
il serait trop tard.
Il laissa donc les palefrois seuls et remonta la pente herbeuse vers la
jeune femme.
Elle le dévisagea, ouvrant de grands yeux lorsqu’il s’arrêta devant elle
pour mettre un genou en terre. Il s’était promis depuis longtemps de ne plus
jamais supplier une femme, mais Medea le méritait. Elle méritait qu’il
prenne toutes les peines du monde pour l’aider !
— Je t’en prie, ne fais pas cela, commença-t-il. Ne passe pas la porte de
ce couvent.
— Je…
— Non, écoute-moi jusqu’au bout, coupa-t-il, la gorge nouée. Je sais
que tu ne m’aimes pas. Diable… Après tout ce que nous avons traversé, je
comprendrais même que tu n’aies plus la moindre affection pour moi. Tu te
sens trahie. Il est vrai que je t’ai menti, que je t’ai mise en danger bien
malgré moi, mais…
Il ravala sa salive. Voilà qu’il oubliait toutes les bonnes résolutions qu’il
avait prises après le mariage de Breena avec son frère et qu’il se rendait
vulnérable de nouveau. Où était donc passée sa détermination ? D’un autre
côté, il s’agissait de Medea, la femme pour laquelle il aurait tout donné.
Il l’aimait.
— Je te supplie de ne pas t’installer dans ce couvent. Je ne supporterais
pas de te savoir enfermée là, privée à tout jamais de la possibilité de revoir
le monde extérieur. Tu es bien trop vibrante et lumineuse pour mener une
existence d’ermite. Épouse-moi ! Accepte de devenir ma femme et je te
promets de toujours veiller sur toi, chaque jour de ta vie.
Le regard lointain que la jeune femme posa sur lui n’était pas
encourageant, mais il était déjà allé trop loin pour renoncer. Il fallait qu’il
poursuive.
— Je n’exigerai rien de toi, reprit-il donc d’une voix de plus en plus
altérée par l’émotion. Je ne m’attends pas à ce que tu me donnes des enfants
si tu ne le souhaites pas. Tu seras libre d’étudier autant que tu le désires, de
voyager. Je te donnerai accès à tous les textes que je trouverai, même si je
dois les arracher au roi lui-même. Épouse-moi, Medea, et tu vivras libre.
Pendant un long moment encore, elle garda le silence. Theo sentit son
maigre espoir fondre comme neige au soleil. Il avait fait tout ce qu’il
pouvait et n’avait plus d’arguments à lui offrir.
— Je ne souhaite pas me marier pour garder ma liberté, Theo.
Cette sentence tomba comme un seau de poix sur les épaules de Theo. Il
baissa la tête, pour qu’elle ne voie pas les larmes qui envahissaient ses
yeux. Non, il ne pleurerait pas. Jamais.
Puis, contre toute attente, il sentit les doigts chauds de Medea effleurer
sa joue.
— Je veux me marier par amour.
Le cœur de Theo s’arrêta. Il se redressa un peu, juste assez pour voir les
prunelles de la jeune femme s’animer d’une étincelle d’espoir. Un petit
sourire se forma sur ses jolies lèvres rosées.
— Je t’aime, dit-il d’une voix étranglée.
Elle sourit de plus belle.
— Je t’aime aussi, répondit-elle dans un souffle, avec une infinie
douceur.
Theo eut besoin de quelques instants pour comprendre ce qui venait de
se passer, puis il se redressa d’un bond pour la serrer contre lui.
— Je suis désolé, chuchota-t-il, le visage enfoui dans ses cheveux. Je
suis tellement désolé de ne pas t’avoir parlé de nos soupçons à l’égard de
ton père. Je n’ai pas arrêté de répéter à Ben qu’il avait tort de le croire
complice de trahison. Son seul crime a été de ne pas comprendre à quel
point tu es unique. Chaque jour, je voulais t’avouer la vérité, mais…
— Je comprends.
Elle lui caressa le dos, comme on peut le faire pour consoler un enfant.
— Vraiment ?
— Oui. J’ai été tellement furieuse, lorsque j’ai découvert ce que tu me
cachais. Je t’en ai voulu, c’est vrai. J’ai pensé que tu aurais dû avoir
confiance en moi et me le dire plus tôt ; mais je sais bien à présent que tu
ne le pouvais pas.
Il la serra plus fort contre lui. Ses paroles, sa gentillesse le
bouleversaient.
— Je t’ai menti, Medea.
— Moi aussi.
Surpris, Theo redressa la tête pour la contempler. Qu’essayait-elle de
dire ?
— Comment cela ?
— Je t’ai laissé croire que je ne tenais pas à toi, avoua-t-elle d’un air un
peu gêné, que tout ce que je désirais, c’était devenir religieuse. J’avais peur
parce que je pensais que mes sentiments pour toi allaient finir par me faire
du mal. Je t’ai donc menti, quand tu m’as demandée en mariage, dans ce
cellier. Seigneur, je t’ai même comparé à Gobert ! C’était impardonnable
de ma part… Tu ne faisais que suivre les ordres de ton capitaine. Tu
agissais suivant ton honneur, et je t’ai puni pour cela. Je m’en veux
tellement. Tu es la personne qui compte le plus à mes yeux, Theo. Tu me
fais rire. Je me sens en sécurité avec toi et tu me donnes l’impression d’être
aimée, pour la première fois de ma vie. J’aimerais tant pouvoir passer le
reste de mon existence à te faire connaître le même bonheur.
Il l’embrassa timidement, furtivement.
— C’est déjà le cas, Medea. Je pensais savoir ce qu’est l’amour, après
Breena. J’étais convaincu qu’il aurait été stupide de m’attacher de nouveau
à une femme, et j’avais tort.
Elle glissa les doigts dans ses cheveux et il se pencha pour l’embrasser
de nouveau. Sur les lèvres. Sur la joue. Dans son long cou gracieux. Tout
son corps le poussait à aller plus loin, mais il avait encore des choses à lui
dire. Elle devait à tout prix comprendre à quel point elle était précieuse à
ses yeux.
— Jamais encore je n’avais ressenti ce que je ressens pour toi. Tu es
mon tout, mon univers entier. Si je veux t’épouser, ce n’est pas uniquement
pour te protéger et t’apporter la liberté après laquelle tu soupires depuis si
longtemps. Je veux passer le reste de mes jours à tes côtés. J’admire ton
intelligence, j’adore ton humour et ce besoin de tout comprendre, de tout
savoir. J’aime ton courage, ta détermination. J’aime tes boucles sauvages et
je veux les voir s’étaler sans ordre sur l’oreiller de mon lit. Je veux…
Elle éclata de rire et pressa ses lèvres sur les siennes pour le faire taire.
Ils restèrent un long moment immobiles, enlacés, laissant leurs bouches
parler pour eux.
— Je veux t’épouser, Theo, murmura enfin Medea en déposant une
série de baisers le long de sa pommette. Pas juste pour être libre et en
sécurité, mais à cause de ce sourire que tu as toujours en me regardant.
Elle trouva sa boucle de ceinture et la défit. Theo ne put retenir un petit
gémissement.
— Je t’aime pour ta loyauté envers tes compagnons, l’amitié dont tu
sais faire preuve et la facilité avec laquelle tu me fais rire, continua-t-elle.
J’aime aussi tes chemises toujours trop petites et…
— Mes chemises ne sont pas trop petites ! protesta-t-il.
Elle rit de nouveau et tira un peu sur le tissu que ses muscles tendaient.
— Nous avons la vie entière pour déterminer qui de nous deux a raison
sur ce point… et sur tout le reste.
Theo retira ce vêtement devenu gênant et le laissa tomber au sol sans
plus s’en soucier.
— Pourquoi ai-je l’impression que la balance penchera toujours en ta
faveur ? demanda-t-il avec un sourire.
Le rire de Medea flotta de nouveau dans la brise estivale et il sut à cet
instant que quoi que l’avenir leur réserve, il serait toujours le plus heureux
des hommes tant que cette femme resterait à ses côtés.
Épilogue

Theo s’approcha silencieusement du lit. Comme il s’y attendait,


quelqu’un avait pris toute la place et somnolait, les membres étalés sur le
matelas.
Sa femme remua un peu lorsqu’il se pencha sur elle. Elle se frotta les
yeux, cligna des paupières et le reconnut.
— Pourquoi es-tu déjà habillé ? murmura-t-elle d’une voix encore
empâtée.
— Nous approchons du milieu de la matinée, répondit-il.
— Quoi ?
Elle essaya de se redresser, s’emmêla entre les draps, puis se laissa
retomber sur les oreillers. Theo fit tout son possible pour ne pas éclater de
rire.
— Tu as de la visite ? demanda-t-il en indiquant son côté du lit d’un
signe de tête.
— Oh…
Medea roula sur le flanc et caressa avec amour la petite tête bouclée de
leur fils, qui dormait encore.
— Il n’arrivait pas à trouver le sommeil, hier soir, et nous nous sommes
allongés ensemble pour nous reposer…
Elle se tassa contre l’enfant et tapota le matelas, près d’eux.
— Reste un peu avec nous, proposa-t-elle.
Theo n’était pas certain de pouvoir se glisser dans le lit déjà occupé par
sa femme enceinte de plusieurs mois et son garçon de trois ans ; mais il se
faufila néanmoins sous la couverture en prenant le moins de place possible.
La position était extrêmement inconfortable… et parfaite à la fois. Il passa
un bras autour de leurs deux corps. L’enfant se pelotonna entre ses parents
sans ouvrir les yeux et le cœur de Theo s’emplit d’un flot d’amour
incommensurable.
— Ai-je manqué leur départ ? demanda Medea avec douceur.
— Oui, mais ce n’est pas important. Ils ont compris… Je leur ai
transmis toute ton affection et leur ai dit que nous avions hâte de les revoir
pour Noël.
— Je pense que nous devrons faire le voyage jusque chez eux, cette
fois.
Theo redressa la tête, interloqué.
— Nous ? Pourquoi ?
— Breena attend un autre bébé. Je suis certaine qu’elle ne sera plus en
mesure de prendre la route, cet hiver.
— Comment diable peux-tu savoir cela ?
Sa femme eut un sourire paisible.
— C’était évident… Je m’étonne que tu sois si peu observateur,
parfois ! Es-tu heureux de les avoir revus ?
Quatre ans plus tôt, elle lui avait suggéré de rendre visite à ses frères. Il
n’en avait pas eu envie… Medea était déjà enceinte et il passait ses journées
à se repaître du spectacle de son corps en train de changer. Mais, comme
d’habitude, il avait vite compris qu’il ne pourrait rien lui refuser. En une
semaine à peine, elle avait réussi à le convaincre de changer d’avis et il
avait fait le voyage jusqu’au château de son enfance.
Au départ, ses frères l’avaient accueilli froidement, soupçonneux ; mais
lorsqu’il leur avait expliqué qu’il désirait simplement s’excuser pour son
comportement lors du mariage de Breena avec son aîné, l’ambiance avait
changé du tout au tout. Theo avait été heureux de voir le couple toujours
aussi uni et amoureux. Breena et son époux avaient déjà une flopée de fils
autour d’eux et semblaient nager dans le bonheur. Il avait également été
soulagé de voir qu’il pouvait discuter avec son ancienne flamme comme
avec une sœur, sans plus ressentir le tiraillement qui avait failli le détruire,
toutes ces années plus tôt.
À présent, les deux familles se voyaient au moins deux fois par an,
entreprenant à tour de rôle le long trajet qui reliait leurs demeures.
— Oui, répondit-il avec sincérité. Je suis content qu’ils soient venus. Et,
avant que tu me poses la question, je suis aussi ravi que tu aies insisté pour
leur ménager une place dans notre vie.
Il passa tendrement la main sur le ventre imposant de sa femme et sentit
un petit pied donner un coup sous sa paume.
— Il grandit de plus en plus…
— Je crois que cela va être une fille, cette fois, déclara Medea en
souriant. Et sais-tu ce que je pense d’autre ?
— Non, mais je suis certain que tu vas me le dire.
Il se pencha sur elle pour déposer un baiser dans le creux de son cou.
— J’ai l’impression que deux de tes neveux te ressemblent en tout
point…
Theo s’écarta, choqué.
— Que veux-tu insinuer ? Je ne suis pas leur père !
Medea éclata de rire.
— Je le sais bien, voyons.
Elle tenta de se tourner vers lui, mais son ventre l’en empêcha. Prenant
pitié d’elle, Theo l’aida avec douceur. Elle était vraiment devenue très
ronde, ces dernières semaines. La naissance ne tarderait plus… Néanmoins,
Theo avait compris depuis longtemps ce qui l’attendait s’il commettait
l’erreur de parler de son poids et se tut.
— Ce que je veux dire, c’est que le baron était peut-être ton père, en fin
de compte, reprit-elle gravement. Je n’imagine pas le maître des écuries en
train de courtiser ta belle-sœur pour continuer à s’incruster dans votre
famille.
Theo rit à son tour. Une fois encore, la franchise exceptionnelle de sa
femme avait touché juste.
— Tu pourrais avoir raison, admit-il avant de presser ses lèvres contre
les siennes.
Il prit un instant pour réfléchir à ses paroles. Il était vrai que deux des
fils de Breena étaient grands et chevelus, comme lui, et qu’ils n’avaient pas
beaucoup de choses en commun avec leur père, plus mince. Oui, Medea
avait probablement tiré une conclusion crédible en les voyant tous réunis.
Quoi qu’il en soit, il n’avait plus songé à ses origines depuis bien
longtemps…
— Tu sais, je pense que la véritable identité de mon père m’importe
moins, désormais. J’ai ma propre famille, à présent, et c’est tout ce qui
compte à mes yeux.
— J’en suis heureuse.
Elle lui rendit son baiser avec plus de force. Pendant un instant, Theo
envisagea de ramener son fils dans sa chambre sans le réveiller, s’il le
pouvait. Il aurait adoré pouvoir passer un moment seul avec Medea… Mais,
en l’embrassant, il sentit qu’elle se laissait de nouveau emporter par le
sommeil et ne voulut pas l’empêcher de dormir. Elle avait grand besoin de
repos, ces temps-ci.
Il resta donc un long moment allongé près d’elle, à l’écouter ronfler
doucement. Au bout de quelques minutes, son garçon s’étira et se rallongea
en travers de son torse, le serrant contre lui. Le bras de Theo s’engourdissait
déjà et il avait un peu mal, calé comme il l’était contre la barre du lit, en
équilibre précaire. Cependant, lorsqu’un petit poing serré vint s’appuyer sur
sa joue, il ne put s’empêcher de songer que la vie était un cadeau
merveilleux…

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TITRE ORIGINAL : THE KNIGHT’S TEMPTING ALLY
Traduction française : HÉLÈNE ARNAUD
© 2022, Ella Matthews.
© 2023, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-9026-9

HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE

Après avoir obtenu un diplôme en histoire et en sciences politiques à


l’université, Eva Shepherd a travaillé dans le journalisme et comme
rédactrice publicitaire. Sa passion pour l’Histoire et les romans qui finissent
bien l’ont amenée à l’écriture de romances historiques palpitantes et pleines
de rebondissements. Elle vit à Christchurch en Nouvelle-Zélande, mais
passe ses journées immergée dans le monde de la fin de l’Angleterre
victorienne.
Chapitre 1

Cornouailles, 1890

Lady Iris Springfeld était un mystère. Partout où elle se rendait, la


même question bruissait derrière les gants de soie et les éventails. Pourquoi
n’était-elle pas mariée ? Après tout, elle possédait toutes les qualités qu’un
homme recherchait chez une épouse. Elle était ravissante, gracieuse, d’un
naturel doux, généreux et aimable, et chacun savait que sa main
s’accompagnait d’une dot de belle taille.
À la fin de sa première saison, bien qu’elle eût refusé plus d’une
proposition, personne ne put le lui reprocher. Après tout, une fille de comte,
surtout aussi séduisante, était en droit de se montrer difficile. Sans doute
espérait-elle une offre plus intéressante, un meilleur parti, se convainquit-
on. Au terme de sa deuxième saison, toujours sans la moindre annonce de
fiançailles, d’aucuns haussèrent un sourcil ou s’interrogèrent à haute voix,
mais l’on s’attendait néanmoins à ce que des bans soient bientôt publiés.
Mais à présent que Lady Iris Springfeld avait atteint l’âge avancé de vingt-
trois ans et s’apprêtait à conclure sa cinquième saison sans s’être fait passer
la bague au doigt, elle se retrouvait au centre des conversations les plus
avides parmi les nobles dames de la bonne société.
Il devait forcément y avoir un problème avec Lady Iris Springfeld.
Mais ce que la rumeur ignorait, c’était qu’Iris possédait un secret bien
gardé, un secret qu’elle n’avait partagé qu’avec ses deux sœurs, Daisy et
Hazel. En effet, contrairement à la majorité des personnes issues de
l’aristocratie britannique, Iris Springfeld était déterminée à se marier par
amour. Tant qu’elle ne serait pas tombée éperdument amoureuse d’un
homme qui l’aimerait en retour, et sans l’ombre d’un doute, pour ce qu’elle
était, pas pour sa beauté ou sa fortune, elle resterait célibataire.
Et il devenait de plus en plus évident que cet homme ne serait pas
Lord Pratley. Iris frissonna et resserra les pans de sa mante autour de ses
bras pour tenter de se protéger du temps inclément. Lord Pratley avait
pleinement tiré parti de sa présence à la fête de Lord et Lady Walberton
pour la courtiser assidûment et sans relâche, au point de la pousser à
prendre une décision drastique : feindre une migraine et prévenir sa mère
qu’elle préférait se retirer tôt. Iris détestait mentir à sa famille, mais quel
autre choix lui restait-il ? Non, vraiment, c’était la seule option sensée en
pareille circonstance. Elle n’aurait jamais pu tolérer d’entendre un énième
compliment obséquieux de Lord Pratley sans jeter toutes ses leçons
d’étiquette et de bonne conduite d’une jeune lady en société par la fenêtre,
suivi d’un plat de petits fours dans sa figure de flagorneur.
Iris essuya une goutte de pluie qui pendait au bout de son nez. Si
Lord Pratley pouvait la voir en cet instant, elle doutait fort qu’il continue à
louer sa beauté, la seule chose, avec sa dot, qui paraissait l’intéresser. Ses
épais cheveux blonds qu’il admirait tant n’étaient plus soigneusement
relevés au sommet de sa tête en une coiffure à la mode, mais formaient une
masse informe et trempée dans son dos. Il ne décrirait certainement plus ses
mèches ébouriffées et ruisselantes comme de l’or fondu ou de la soie
scintillante aux couleurs du soleil. Ses yeux, qu’il avait qualifiés d’aussi
bleus que des centaurées et créés par Dieu pour capturer le cœur d’un
honnête homme, étaient désormais à peine visibles tant elle devait plisser
les paupières pour distinguer son chemin sous la pluie battante.
Quant à sa grâce et à son élégance, elles les avaient troquées contre une
marche gauche et une posture voûtée. Son autrefois ravissant chapeau azur
pendait sur ses oreilles comme un vieux chiffon détrempé, sa robe
céruléenne était éclaboussée de boue et ses bottes remplies d’eau… Sans
doute ressemblait-elle davantage à une mendiante qu’à une jeune lady
raffinée, en cet instant. Elle gloussa, souhaitant soudain que Lord Pratley
puisse la voir ainsi. Mais, réflexion faite, Iris était certaine qu’il aurait
malgré tout réussi à faire son panégyrique, même dans l’état pitoyable où
elle se trouvait.
Son ricanement se mua en grimace quand de la boue glissa par-dessus la
cheville de sa botte et pénétra dans ses chaussures. Elle baissa les yeux et
découvrit qu’elle se tenait en plein milieu d’une large flaque et que ses
bottines de soie crème ressemblaient maintenant à des sabots de paysan.
S’extrayant de cette mare collante, Iris s’efforça de ne pas songer aux
dégâts. Lorsqu’elle rentrerait enfin chez elle, sa chambrière serait fort
mécontente de devoir nettoyer et réparer sa toilette, désormais
complètement gâchée.
Finalement, peut-être n’avait-elle pas choisi l’option la plus sensée… se
lancer dans une promenade boueuse avec des vêtements conçus pour passer
une soirée confortable dans un salon chauffé et des chaussures qui
n’auraient jamais dû affronter la rigueur des sentiers de campagne lui
paraissait à présent quelque peu inepte.
Feindre une migraine pour être autorisée à regagner sa chambre lui avait
semblé une bonne idée, sur le moment. Tout comme son plan de fuir la
maison pour une courte et paisible marche. Elle avait simplement espéré
profiter d’un instant de répit, loin de Lord Pratley, pour admirer le coucher
de soleil. Comment aurait-elle pu imaginer que le temps dans les
Cornouailles changeait si vite ?
Si Iris avait été superstitieuse, elle aurait considéré cette tempête
comme son châtiment pour avoir raconté un petit mensonge à sa mère. Mais
un petit mensonge pouvait-il pousser Dieu à faire hurler le vent, s’abattre la
pluie et transformer une soirée agréable, bien que couverte, en véritable
déluge ?
Comme si Dieu avait lu dans ses pensées, l’orage redoubla d’intensité.
Iris tira plus étroitement sur les pans de son chapeau trempé.
— D’accord, d’accord ! s’exclama-t-elle à l’intention du Tout-Puissant.
Vous avez été très clair. Je n’aurais pas dû mentir à mère.
Mais le pire, à présent, c’était cette terrible sensation de s’être
complètement perdue. Iris interrompit sa pénible marche pour examiner le
paysage alentour. Tous ces champs se ressemblaient comme deux gouttes
d’eau, littéralement sous ce rideau aqueux. Comment était-elle censée se
repérer ? N’avait-elle pas déjà contourné cette grange ? À moins que toutes
les granges des Cornouailles ne soient identiques ?
Il devenait chaque minute plus évident qu’elle ne parviendrait jamais à
rentrer par ses propres moyens et qu’elle avait grand besoin d’aide. Si une
douche torrentielle et glacée demeure préférable à une soirée au bras de
Lord Pratley, le ciel s’obscurcissait de plus en plus et fuir ce servile
personnage ne valait tout de même pas de passer une nuit dehors par un
temps pareil.
Iris tendit le cou pour mieux observer devant elle, puis tourna la tête et
fit de même derrière elle, resserrant sa mante plus étroitement encore autour
de ses épaules. L’une de ces deux directions la ramènerait vers le domaine
des Walberton, tandis que l’autre l’en éloignerait sans doute davantage. Le
problème, c’était qu’elle n’avait pas croisé âme qui vive depuis le début de
l’orage et qu’elle n’avait que peu de chances de rencontrer quelqu’un
susceptible de lui indiquer le bon chemin. Apparemment, les raisonnables
habitants des Cornouailles ne sortaient pas se promener en plein milieu
d’une tempête… Elle devrait donc demander de l’aide à la prochaine
demeure qu’elle verrait.
Se présenter dans une maison inconnue était un comportement
inacceptable de la part d’une jeune lady, seule et sans invitation, mais quel
autre choix lui restait-il ? À part passer la nuit dehors par ce terrible temps,
ce qui n’était guère une option. L’étiquette devait bien pouvoir se montrer
un peu plus flexible dans ce genre de situations, non ?
Elle jeta un dernier regard derrière elle, remonta le col de sa mante et
prit une décision. Revenir en arrière n’avait aucun intérêt. Mieux valait
qu’elle continue de marcher jusqu’à la prochaine maison qu’elle croiserait.
Et si elle n’en trouvait pas avant qu’il fasse nuit, il ne lui resterait plus qu’à
se réfugier dans l’une de ces granges.
Au moins, c’était une aventure, tâcha-t-elle de se consoler en reprenant
son chemin, pataugeant sur le sentier boueux. Une aventure qu’elle était
impatiente de terminer.
Franchissant un tournant, elle jeta un regard dans chaque direction, mais
toujours aucune demeure.
— D’accord, lança-t-elle à qui pourrait l’entendre, Dieu y compris. J’ai
été bien punie d’avoir menti.
Elle plaça une main sur son cœur :
— Je jure solennellement de ne plus jamais mentir à ma mère. Si vous
me ramenez saine et sauve au manoir de Lady Walberton, ma conduite sera
désormais exemplaire ! Je ne ferai plus la moindre bêtise jusqu’à la fin de la
fête. Je sourirai poliment, rirai aux plaisanteries de ces messieurs, écouterai
les commérages de ces dames et je partagerai même les potins que l’on me
relatera. Oh ! et je ne mentirai plus jamais !
Elle attendit que la pluie cesse, que le vent tombe et qu’un signe divin
lui indique la route du domaine des Walberton. Mais rien de tel ne se
produisit, aussi se remit-elle à barboter le long du sentier, fustigeant sa
propre bêtise en serrant les dents.
Alors qu’elle commençait à craindre que les Cornouailles soient une
région inhabitée des îles britanniques, un vaste manoir apparut au loin.
Levant les yeux vers ses hauts murs tout en tenant son chapeau pour
empêcher les bourrasques de l’emporter, elle remercia silencieusement le
Seigneur.
Tâchant d’éviter les plus grosses flaques de boue, elle se dirigea vers la
maison et s’arrêta au bout de sa longue allée.
— Pitié, soyez chez vous et, pitié, soyez gentils, murmura-t-elle en
observant la sévère façade en pierre.
Des remparts crénelés couraient au sommet du bâtiment, flanqués de
tourelles rondes qui s’élançaient vers le ciel, fières et quelque peu
intimidantes, à ses quatre coins, preuve que ce manoir avait jadis été un
impressionnant château fort. Hélas, cela lui donnait un aspect extérieur
plutôt menaçant, conçu à l’origine pour dissuader les intrus.
Mais ils n’étaient plus au Moyen Âge, se rappela-t-elle en remontant
lentement l’allée en gravier. Ils vivaient en 1890, pas en 1490. C’était une
glorieuse époque, pleine d’inventions modernes, comme le train à vapeur,
l’éclairage électrique et même les voies ferrées souterraines ! Rien à voir
avec l’âge sombre où les nobles se cloîtraient dans des châteaux et les
défendaient avec toute la puissance à leur disposition. Elle s’arrêta de
nouveau et examina le manoir avec attention. Non, ils ne vivaient plus dans
une ère où les jouvencelles étaient capturées et enfermées dans des cachots
humides. Elle déglutit avec difficulté, s’efforçant d’apaiser son
appréhension. Ce n’était vraiment pas le moment de laisser son imagination
partir à la dérive. Elle n’allait tout de même pas avoir peur d’une simple
bâtisse ! Par une journée ensoleillée, sans doute paraissait-elle bien plus
accueillante et élégante. C’était certainement la tempête qui lui donnait cet
aspect effrayant qui lui rappelait les descriptions des châteaux hantés des
romans gothiques qu’elle aimait tant lire.
De toute façon, elle n’avait guère le choix. Elle ne pouvait pas continuer
à battre la campagne par ce temps en attendant de tomber sur un charmant
cottage couvert de roses avec un mignon petit paillasson sur le seuil. Non,
cet intimidant manoir devrait faire l’affaire.
Elle approcha de l’entrée et examina les fenêtres à la recherche de
lumière, en vain. Cela signifiait-il que personne n’était en résidence ?
Seigneur ! Elle espérait se tromper. L’orage avait redoublé de puissance et
le vent menaçait de l’emporter. Rien ne semblait suggérer une amélioration
des conditions météorologiques, bien au contraire, et Iris ne tenait pas du
tout à poursuivre son errance sans but à travers les champs fouettés par les
éléments.
Au moins, l’entrée était abritée. Enfin, elle put se mettre à l’abri de la
pluie. Elle ôta son chapeau devenu inutile et l’essora comme elle put. Ce
couvre-chef était le summum du chic, avec ses plumes d’autruche, sa
dentelle et ses rubans, mais il s’était avéré incapable de la protéger du
temps. Il avait à présent une allure triste et pathétique. Iris frotta sa robe
dans l’espoir de se débarrasser d’une partie de la boue et fit de son mieux
pour recoiffer ses cheveux trempés.
Si sa mère l’avait vue en cet instant, elle aurait été parfaitement
horrifiée. Non seulement sa fille s’apprêtait à commettre le crime
impardonnable de frapper à la porte d’un étranger sans chaperon, mais elle
allait le faire en ressemblant à un épouvantail tiré d’une rivière. Fuir la fête
avait été une terrible erreur, elle s’en rendait compte, à présent. Une erreur
qu’elle ne reproduirait jamais, se rappela-t-elle. Iris leva les yeux vers le
ciel, dans l’espoir que Dieu écoute ses pensées chargées de remords et fasse
miséricorde à cette pauvre créature trempée jusqu’aux os, en s’assurant que
les habitants de la maison lui offriraient un accueil chaleureux. Elle saisit le
lourd heurtoir en bronze dans la gueule d’un lion à la mine austère et
l’abattit puissamment sur la solide porte en bois noir, priant pour être
entendue malgré le vacarme de la tempête.
Puis elle patienta. Et patienta encore.
Pitié, pitié, faites qu’il y ait quelqu’un.
Elle frappa à nouveau, plus fort, ses coups désespérés. Allait-elle
vraiment devoir passer la nuit recroquevillée sur le perron comme une
mendiante ?
Le grattement métallique de plusieurs verrous résonna soudain. Suivi
par le bruit caractéristique de plusieurs clés tournées dans leurs serrures. Iris
fut tentée de fuir ce son de mauvais augure, mais elle se retint et couvrit sa
bouche de sa main pour étouffer un gloussement. À quoi donc s’attendait-
elle ? À ce que le monstre de Frankenstein se soit installé dans les
Cornouailles et lui saute dessus ? À moins qu’un fantôme de serrurier
surgisse devant elle ?
Il fallait vraiment qu’elle lise moins de romans gothiques.
La porte s’ouvrit sur un majordome élégant, à la tenue raffinée, qui jeta
un œil méfiant par l’entrebâillement du vantail, la mèche allumée d’une
bougie vacillant près de son visage.
— Bonsoir, lança-t-elle de sa voix la plus amicale, comme si se
présenter de nuit sur le seuil d’une demeure, sans invitation, au plein cœur
d’une tempête, avec l’apparence d’un rat sorti du caniveau, était une
conduite parfaitement normale pour une jeune lady. Pourriez-vous s’il vous
plaît informer votre maîtresse que Lady Iris Springfeld lui demande
audience ?
Le domestique la dévisagea d’un air bien plus sidéré que menaçant.
— Je crains de m’être perdue, reprit-elle en espérant attiser sa pitié, et
comme vous pouvez le constater, l’orage m’a surprise. Pourriez-vous s’il
vous plaît prévenir la dame de ces lieux que j’ai besoin d’assistance ?
Le majordome s’écarta aussitôt pour la laisser entrer.
— Il n’y a pas de maîtresse dans cette demeure, mais je vais prévenir le
maître de votre situation. Je vous en prie, suivez-moi.
Iris s’empressa de le rejoindre à l’intérieur et se retrouva dans un
vestibule plongé dans l’obscurité, à la maigre exception de quelques
chandelles suspendues aux murs. Elle commençait à avoir l’impression
d’être remontée dans le temps. À moins que le maître des lieux soit
simplement trop économe pour gâcher de l’argent dans un éclairage digne
de ce nom ?
— Je vous prie de bien vouloir patienter ici, s’excusa le majordome
avant de disparaître par une porte.
Iris replaça son chapeau trempé sur sa tête et s’efforça d’arranger sa
tenue avant de remarquer que ses bottes pleines de boue avaient taché le
tapis oriental. Elle bondit aussitôt en arrière pour s’en écarter et marcher sur
les dalles en pierre. Quand enfin sa vision se fut adaptée à la pénombre, elle
put distinguer le reste du vestibule. Cette partie de la maison semblait
moderne, avec un large dôme en verre qui laissait certainement entrer la
lumière en journée, d’élégants piliers de marbre et un vaste escalier
impérial au bout du hall. Elle leva les yeux vers les murs, couverts de
portraits qui paraissaient la dévisager d’un air hostile.
— Monsieur le comte va vous recevoir.
Iris poussa un petit cri de surprise. Dieu merci, c’était la voix du
majordome et non celle d’un des portraits ayant brusquement pris vie. Pour
masquer son embarras, elle gloussa nerveusement.
— Si vous voulez bien me suivre jusqu’au salon, la pria-t-il en ignorant
poliment son étrange comportement.
— Merci, répondit-elle avec soulagement en faisant mine que rien de
gênant ne venait de se produire.
La porte du salon grinça bruyamment lorsque le domestique l’ouvrit.
Cette maison avait-elle donc décidé de faire tout son possible pour
ressembler aux manoirs hantés de ses lectures ? Le maître était-il en réalité
un cruel farfadet ou une créature dépravée des Enfers ? En cet instant, elle
était si désespérée de trouver un refuge qu’elle était prête à tenter sa chance
avec un farfadet, tant qu’il lui permettait de s’abriter de la pluie.
Iris pénétra dans la pièce et le maître des lieux se leva, le lévrier
irlandais couché à ses pieds redressant la tête pour mieux observer la
nouvelle venue.
Doux Jésus ! Finalement, non. Cette maison n’appartenait pas du tout à
un farfadet. À moins que les farfadets ne fassent plus de six pieds de haut et
arborent de larges épaules, de longues jambes et des costumes gris taillés
sur mesure.
— Bonsoir, lança-t-elle de sa voix la plus chatoyante en esquissant ce
qu’elle espérait être une élégante révérence malgré ses vêtements mouillés.
Je suis Lady Iris Springfeld. Je crains d’avoir été surprise par la tempête et
affreusement trempée par cette marche forcée sous la pluie.
Sans se départir de son sourire, elle désigna d’un signe de tête attristé
son jupon dégoulinant.
Puis elle attendit que l’inconnu lui offre des paroles de réconfort. Mais
rien ne vint.
— J’ai peur de m’être également tachée de boue.
Elle baissa les yeux vers l’ourlet de sa robe avant de lui adresser un
nouveau regard d’excuse.
— J’en suis terriblement navrée.
— Approchez donc du feu, répondit l’homme.
Il s’était exprimé d’un ton qu’elle aurait difficilement pu qualifier
d’amical, mais au moins sa voix n’avait-elle rien de diabolique ou de
dépravé. Bien sûr, Iris n’était pas certaine de savoir à quoi pouvait bien
ressemblait la voix d’une créature diabolique ou dépravée, mais sans doute
pas à cette note grave et masculine, si agréable à écouter.
— Merci.
Elle fit quelques pas vers l’âtre, unique source de lumière de la pièce, et
savoura sa chaleur tout en s’efforçant d’ignorer la vapeur qui avait
commencé à s’échapper de ses vêtements. Iris jeta un œil autour d’elle,
détaillant du regard ce vaste salon chichement meublé. De toute évidence,
le maître des lieux ne devait pas recevoir souvent. Ses manières peu
engageantes et la façon dont les sièges avaient été poussés contre les murs
en étaient la preuve. Il ne restait qu’un fauteuil de cuir placé devant la
cheminée.
— C’est bien mieux ainsi, admit-elle. Quel bonheur de se trouver
auprès un bon feu au lieu de vagabonder dehors par ce temps !
Elle se tourna vers lui avec un sourire. Il s’était légèrement détourné
d’elle, mais dans la lumière tamisée et vacillante des flammes, l’homme lui
paraissait bien plus séduisant qu’un farfadet. Elle baissa les yeux sur sa
veste. Un pli de son col était rentré. Sans doute l’avait-il enfilé en toute hâte
avant qu’elle ne pénètre dans la pièce et Iris fut presque tentée de l’arranger
pour lui. Au lieu de cela, elle lui sourit plus largement, dans l’espoir qu’il
en fasse autant et lui montre qu’elle était la bienvenue.
— À qui ai-je l’immense plaisir de m’adresser ? demanda-t-elle au bout
d’un moment, lorsqu’il devint évident que l’homme n’était guère enclin à
faire les présentations.
— Theo Crighton, comte de Greystone.
Elle s’inclina une nouvelle fois et attendit qu’il dise quelque chose,
n’importe quoi. Essayait-il délibérément de la mettre mal à l’aise ? Si telle
était son intention, il s’en sortait à merveille.
— Peut-être notre invitée apprécierait-elle de changer de vêtements,
monsieur ? intervint Charles. Elle est trempée jusqu’aux os.
Iris se retint de hausser les sourcils. C’était une évidence, le comte
l’avait forcément remarqué. Mais elle demeura silencieuse et se contenta
d’adresser un signe de tête reconnaissant au majordome. Au moins le
domestique était-il poli, contrairement à son maître.
— Oui, occupez-vous de cela, Charles, répondit le taciturne
Lord Greystone. Et pourriez-vous s’il vous plaît installer un fauteuil pour
notre invitée ?
— C’est très aimable à vous de m’avoir invitée à entrer, le remercia Iris
en s’efforçant de conserver un ton léger et amical tandis que le majordome
traînait un fauteuil identique à celui du comte à travers la pièce.
En vérité, le maître des lieux n’avait guère eu le choix : l’étiquette
exigeait qu’il fasse au moins semblant d’être content de pouvoir l’aider. Iris
n’était guère habituée à être traitée ainsi. Si elle avait débarqué à
l’improviste chez Lord Pratley, une jeune lady en détresse cherchant un
refuge pour échapper à une tempête, l’homme aurait remué ciel et terre pour
la mettre à son aise et il aurait feint qu’Iris lui accordait un immense
honneur en l’autorisant à lui porter assistance.
Le majordome agença les deux sièges côte à côte, près du feu.
— J’ai déplacé votre fauteuil de deux pieds sur la droite, monsieur.
— Merci, Charles. Pourriez-vous également apporter du thé pour
Lady Iris et quelque chose à manger ?
Il se tourna Charles pour lui adresser un signe de la tête, exposant le
côté de son visage qui était jusque-là demeuré dans l’ombre à la lueur
vacillante de l’âtre.
La main d’Iris bondit jusqu’à sa bouche et la jeune femme se sentit
brusquement honteuse d’avoir eu des pensées si peu charitables pour lui.
Tout devenait limpide. La pénombre, les meubles poussés contre les murs et
même, osa-t-elle songer, son comportement envers elle, si différent de celui
des autres hommes. Le comte était aveugle. Une terrible cicatrice couvrait
son front et l’un de ses yeux et le deuxième paraissait sans vie, suggérant
que lui aussi y voyait peu ou pas du tout.
Iris fut tentée de lui présenter ses excuses, mais elle était incapable d’en
donner la raison. Sans doute voulait-elle lui demander pardon d’avoir
critiqué intérieurement l’atmosphère maussade de sa demeure mal éclairée,
ou d’avoir envahi son intimité contre son gré, ou pour ce qui avait
endommagé son si beau visage.
Car son visage avait un charme fou. Ses cheveux noirs encadraient des
pommettes finement ciselées et une mâchoire puissante tapissée d’une
barbe naissante. Happée par sa contemplation, Iris ressentit une étrange
tentation, celle de glisser son index au creux de la petite fossette au milieu
de son menton.
Iris sursauta en réalisant qu’elle couvrait toujours sa bouche de sa
paume et, comme prise en faute, elle détourna rapidement la tête, surprise
par sa propre audace, même en pensées.
Le majordome s’inclina et quitta la pièce. Iris se laissa choir dans le
confortable siège et s’efforça de chasser de son esprit toute image de
fossette au menton et de pommettes ciselées.
— Vous ne souhaitez pas vous asseoir ? lui demanda-t-elle en indiquant
l’autre fauteuil avant de baisser la main en prenant conscience qu’il ne
pouvait de toute façon pas la voir.
Le compte tendit le bras derrière lui pour toucher l’accoudoir de sa
chaise, puis il s’installa et reprit son verre.
— Désirez-vous un peu de brandy ou préférez-vous attendre votre thé ?
— Un fond de brandy serait agréable, répondit-elle avec un sourire poli.
Pour me réchauffer un peu, ajouta-t-elle.
Pas du tout pour calmer mes nerfs.
Son grognement bourru laissait entendre qu’il n’en croyait pas un mot,
mais il traversa la pièce, saisit une coupe sur le buffet ainsi que la carafe à
décanter en cristal taillé, puis lui servit l’alcool d’une poigne assurée.
Lorsque les doigts d’Iris effleurèrent les siens, une étrange sensation bondit
dans ses phalanges et remonta le long de son bras jusqu’à sa poitrine, où
son cœur eut un drôle de sursaut.
Bizarre. Toucher la main d’un homme n’avait jamais eu pareil effet sur
elle auparavant. Sans doute avait-elle les nerfs en pelote après cette
déconcertante journée. Iris avala un peu de sa boisson et toussa lorsque
l’alcool boisé taquina le fond de sa gorge, puis glissa jusqu’à son estomac
en traçant un sillon de feu.
Oh ! Seigneur, Iris, ressaisis-toi ! Tu as touché la main d’un homme
accidentellement. Il n’y a aucune raison d’être aussi perturbée.
Elle ferma les yeux et inspira profondément pour recouvrer son calme.
Puis, après une autre gorgée, elle sourit à son hôte :
— Je suis heureuse et soulagée d’être tombée sur votre maison, déclara-
t-elle d’un ton toujours léger et amical. Sans quoi, je serais probablement
encore en train d’errer dans cette tempête. Hélas, je n’ai croisé personne
dehors, je n’ai donc pas pu demander que l’on m’indique comment
regagner la demeure de Lord et Lady Walberton.
Il ne répondit rien, se contentant de siroter son brandy tout en caressant
la tête de son chien. L’animal grogna de plaisir et leva ses yeux couleur
chocolat fondu vers Iris avant de se rendormir.
— C’est là-bas que je séjourne. Au domaine des Walberton, continua la
jeune femme. Pour une fête. Ma mère aussi. Nous y résidons toutes les
deux. Pour la semaine. Mais j’ai décidé de sortir me promener. C’était idiot,
en vérité.
L’homme ne disait toujours rien.
— Je ne pensais pas qu’une tempête se lèverait si vite, poursuivit-elle
en s’efforçant de meubler le silence. Un instant, le temps était dégagé…
Enfin, pas tout à fait dégagé. Il était nuageux et plus sombre à l’horizon,
mais tout de même, je ne m’attendais pas à ce que le ciel s’ouvre et déverse
pareil torrent sur la campagne. Quant au vent, Seigneur, il peut être
particulièrement violent, dans cette région, non ?
Ses bavardages devaient la faire passer pour une véritable cruche, mais
quel autre choix lui offrait-il ? Il fallait bien remplir cet inconfortable
silence, puisque le comte ne l’y aidait guère. Iris n’était pas habituée à
demeurer assise en compagnie de quelqu’un sans discuter. Chez elle, les
pièces résonnaient constamment du verbiage de sa mère, de son frère
Nathaniel, de sa sœur Daisy et de son aînée Hazel, qui bien que mariée leur
rendait fréquemment visite. Et lors de ses sorties parmi la bonne société, ses
pairs lui faisaient toujours la conversation, en particulier les hommes. Mais
ce Lord Greystone paraissait aussi avare en paroles qu’en chandelles.
— Non vraiment, reprit-elle après lui avoir offert un délai suffisant pour
répondre, en vain. Qui aurait pu s’attendre à ce que le temps change si vite ?
— N’importe quelle personne un tant soit peu habituée à la météo
britannique, m’est avis.
Iris rit, même si le visage fermé du comte suggérait qu’il s’agissait là
d’une critique et non d’une taquinerie. Un silence gênant tomba une
nouvelle fois sur le salon, seulement brisé par le retour du majordome
portant une pile de vêtements. Iris lui adressa un large sourire, soulagée par
son intervention.
Charles baissa les yeux vers les habits qu’il tenait et rougit légèrement,
ce qui était inhabituel, car les domestiques savaient en général conserver
une expression impassible en toutes circonstances.
— Je crains que toutes nos chambrières ne soient plus petites que vous,
milady, leurs mises seraient donc trop impudiques si vous deviez les
endosser. J’espère que ceci vous conviendra.
Il s’empourpra davantage.
Iris saisit les vêtements qu’il lui tendait.
— Je suis certaine qu’ils iront parfaitement, répondit-elle en s’efforçant
de rassurer le majordome mal à l’aise.
Puis elle baissa les yeux pour examiner le linge et fronça les sourcils.
Charles lui avait rapporté une tenue d’homme.
— Encore toutes mes excuses, milady, ajouta-t-il avec précipitation.
Nous avons l’habitude de nous retirer tôt, à Greystone, et les autres
domestiques dorment déjà, mais je vais faire descendre une chambrière
pour vous aider à vous changer.
— Oh ! non ! l’interrompit Iris. Je vous ai suffisamment importunés. Je
ne tiens pas à perturber davantage la maisonnée.
Elle se tourna vers le comte dans l’espoir qu’il la contredirait, qu’il
l’assurerait chaleureusement qu’elle ne dérangeait absolument pas et que sa
présence était la bienvenue.
Mais une fois de plus, il demeura muet et Iris reprit :
— Merci beaucoup pour ces vêtements. Je suis certaine que je
parviendrai à m’en sortir seule.
Iris savait que les bonnes et les femmes de chambre s’étaient sûrement
levées très tôt ce matin-là et qu’il leur faudrait recommencer le lendemain.
Elle était sincère en affirmant ne pas souhaiter les réveiller. Et puis,
s’habiller comme un homme ne pouvait pas être bien difficile, si ? Iris
l’ignorait, mais elle le découvrirait bientôt.
— Entendu, milady, conclut le majordome en s’inclinant. Lorsque vous
vous serez changée, nous ferons laver et sécher vos vêtements.
— C’est très aimable.
Elle sourit au domestique et fut heureuse lorsqu’il l’imita. Au moins,
quelqu’un dans cette demeure se montrait amical !
Charles quitta la pièce et le comte se leva de sa chaise.
— Je vais vous offrir un peu d’intimité pour vous permettre de vous
changer près du feu, là où il fait chaud, déclara-t-il, ce qui était sans doute
la plus longue phrase qu’il ait prononcée depuis l’arrivée d’Iris.
— Merci. J’espère que vous vous joindrez à moi pour le thé. Je serais
peinée de vous chasser de votre propre salon.
Et de ce qui était probablement l’unique pièce éclairée dans cette
sombre et triste demeure, songea-t-elle. En guise de réponse, il se contenta
de s’incliner et de sortir, son chien trottant sur ses talons.
Tandis qu’elle ôtait sa robe et ses sous-vêtements détrempés, Iris
s’efforça de voir le bon côté des choses. Elle n’était plus dehors en pleine
tempête. Elle était assise près d’un beau feu. Elle disposait à présent
d’habits propres et secs et le maître des lieux n’était ni un affreux farfadet ni
une créature diabolique venue des Enfers. Elle sourit en détachant son
corset. Mais finalement, peut-être aurait-il mieux valu qu’elle tombe sur un
farfadet. Il se serait sans doute montré meilleur causeur que le ténébreux
comte de Greystone.
Chapitre 2

Ses vêtements trempés et boueux abandonnés au sol, Iris fouilla la pièce


des yeux à la recherche d’un miroir, curieuse de découvrir à quoi elle
ressemblait dans cette tenue masculine et soucieuse de remettre un peu
d’ordre dans sa coiffure.
Mais elle ne trouva aucune glace suspendue aux murs et pas de trumeau
au-dessus de la cheminée… ce qui n’avait rien d’étonnant. Quel usage un
homme aveugle pourrait-il avoir d’un miroir ? Il lui faudrait s’arranger de
cette situation. Saisissant la brosse que Charles lui avait si gentiment
rapportée, Iris s’efforça de mater la masse de nœuds mouillés qui pendait de
son crâne et de dégager son visage. Mais c’était peine perdue. Refaire sa
coiffure exigerait les talents de sa femme de chambre. Chacune des
tentatives d’Iris voyait ses cheveux retomber dans son dos tel un chiffon
détrempé. Au bout d’un moment, elle concéda la défaite et tira les longues
mèches blondes sur son épaule en une natte désordonnée.
Iris baissa les yeux pour observer son étrange tenue. Elle devait
forcément avoir l’air parfaitement ridicule dans la chemise et le pantalon
d’un homme, mais elle aurait beaucoup aimé savoir à quel point. Sans doute
en aurait-elle ri, mais sans miroir, impossible. Elle se tordit de droite et de
gauche dans l’espoir de contempler son dos, mais c’était aussi futile que de
chercher à coiffer ses cheveux.
Elle était sûre que la vue arrière était encore moins flatteuse. Il était tout
bonnement irréaliste d’espérer paraître à son avantage dans un pantalon si
long qu’elle avait dû remonter l’ourlet à plusieurs reprises et si lâche qu’elle
avait serré la ceinture jusqu’au dernier cran, sans oublier la chemise blanche
à l’intérieur de laquelle elle nageait, qui lui tombait à mi-cuisses et dont elle
avait retroussé les manches de multiples fois avant de retrouver ses mains.
Iris haussa les épaules. Elle n’était peut-être plus à la mode, mais au
moins elle était au sec et à l’aise. Et puis personne ne la surprendrait dans
cette outrageuse tenue. Et même si le comte avait pu la voir, elle était
certaine qu’il se moquerait royalement de son apparence et ne prendrait pas
la peine de commenter. Pour cela, il aurait fallu qu’il lui parle, une activité à
laquelle il semblait rechigner au plus haut point.
Iris fit retentir la petite cloche en argent à côté du fauteuil de
Lord Greystone pour lui signaler qu’elle était à présent respectablement
vêtue et qu’il pouvait regagner son salon. Enfin, c’était peut-être légèrement
exagéré. Si ses habits pouvaient être considérés comme respectables pour
une pantomime, ils ne l’étaient certes pas pour une jeune lady de bonne
famille.
Iris lissa de la main le lin blanc et s’interrogea soudain sur la
provenance du linge. La coupe et la qualité du vêtement en faisaient
l’apanage d’un gentilhomme, il appartenait donc sans doute au comte. Iris
avait endossé sa chemise. Elle n’était pas certaine de savoir qu’en penser.
Jetant un regard vers le couloir, elle tendit l’oreille pour s’assurer que
personne n’approchait, puis elle porta le tissu jusqu’à son nez et renifla
timidement. Sans quitter la porte des yeux, de crainte que quelqu’un fasse
irruption et la surprenne en train de se livrer à un comportement
parfaitement inapproprié, elle inspira à nouveau, lentement et
profondément. La chemise, bien que fraîchement lavée, recélait encore un
léger parfum masculin, délicieusement musqué et rehaussé d’une pointe
citronnée, sans doute l’arôme de son savon. Elle ferma brièvement les yeux
et inhala une nouvelle fois cette entêtante fragrance qui provoquait en elle
la même sensation que lorsqu’elle avait effleuré sa main, une vague chaude
et trépidante qui se répercuta à travers tout son corps. Piquante, perturbante,
mais plutôt plaisante. Voire très plaisante.
La porte s’ouvrit. Iris lâcha aussitôt le tissu et se laissa choir dans le
fauteuil, les joues en feu. Le comte entra, le lévrier dans son sillage. Il se
rassit dans sa chaise et le chien se roula en boule à ses pieds avec un petit
grognement satisfait pour dormir.
— J’ai une drôle d’apparence, j’en conviens, rit-elle en levant les mains
pour désigner le pantalon et la chemise.
Ses joues la brûlèrent davantage. Quelle idiote elle faisait ! Il ne pouvait
pas la voir.
Lord Greystone se contenta d’acquiescer.
— Mais je vous suis très reconnaissante de m’avoir fourni des
vêtements propres et secs. Je me sens bien mieux, à présent, reprit Iris pour
masquer son embarras.
Au lieu de répondre, l’homme avala une gorgée de brandy et gratta la
tête du chien.
Iris attendit qu’il dise quelque chose. N’importe quoi. Mais il continua
de caresser l’animal, muet comme une tombe. Elle toussota pour lui
rappeler sa présence, au cas où il aurait oublié qu’il n’était pas seul. Mais le
comte ne disait toujours rien.
Elle tapota doucement le bras du fauteuil du bout des doigts et étudia la
pièce du regard en s’efforçant de trouver un sujet de conversation qui
pourrait encourager cet individu peu sociable à lui adresser la parole.
La porte s’ouvrit et le majordome entra. Iris se retourna et offrit un
sourire rayonnant à Charles, heureuse qu’il vienne interrompre cet
interminable silence.
Le domestique ramassa sa pile de vêtements sales.
— Merci beaucoup, Charles, dit-elle, même si elle empiétait sur le rôle
du comte en remerciant son personnel. Je suis réellement navrée pour l’état
de ma tenue. La tempête m’a surprise et les sentiers sont devenus si boueux
si vite…
Charles se contenta de hocher la tête. Lui, au moins, avait une bonne
excuse pour ne pas lui faire la conversation : c’était un serviteur.
— Nous ferons notre possible pour nettoyer votre toilette et vous la
rapporter rapidement, milady, promit-il en s’inclinant.
Lorsqu’il repartit, Iris aperçut l’un de ses bas de soie tachés de boue qui
traînait derrière le domestique et elle sentit ses joues s’embraser à nouveau.
Elle se tourna vers Lord Greystone, priant pour qu’il n’ait rien remarqué,
puis elle se rappela qu’il ne pouvait l’avoir vu. Peu importait donc qu’un
vêtement si intime ait été exposé devant lui, mais cela n’empêcha guère Iris
d’être terriblement gênée.
Si sa mère apprenait qu’elle avait permis qu’un de ses dessous soit
publiquement exhibé, elle en serait scandalisée. Mais elle serait plus
horrifiée encore de découvrir Iris habillée comme un gentilhomme s’asseoir
devant une cheminée avec un individu qui ne lui avait pas été officiellement
présenté.
Fort heureusement, sa mère n’était pas là et elle n’en saurait jamais rien.
Nul n’en saurait jamais rien. Iris sourit intérieurement. Elle était accoutrée
comme un homme. Personne ne pouvait la voir et personne ne se souciait
d’elle, surtout pas le comte. Franchement, il aurait été idiot de ne pas
profiter de cette occasion pour savourer une telle nouveauté. Elle explora à
nouveau le salon du regard, comme pour se prouver que tout ceci était vrai ;
que personne ne saurait jamais qu’elle avait passé une soirée dans la peau
d’un homme. Avec un large sourire, elle abandonna la seule posture assise
accordée aux jeunes filles de bonne famille, à savoir droite comme un
cierge au bord du siège, et s’avachit confortablement contre le dossier du
fauteuil.
Ce genre de pose détendue était absolument impossible à réaliser
lorsque l’on portait un corset, car le vêtement exigeait que votre corps reste
bien raide. Enchantée de cette liberté inédite, elle ôta ses mains nettement et
convenablement jointes de ses genoux et les plaqua sur chaque accoudoir
avant de croiser une jambe par-dessus l’autre, cheville sur la cuisse, comme
elle avait vu de nombreux hommes le faire.
Oh ! Quel délice ! C’était si confortable, si audacieux qu’elle en
ressentait presque un certain pouvoir. Souriant jusqu’aux oreilles, elle
bascula la tête en arrière et fit mine de pétuner avec un énorme cigare et de
souffler des cercles de fumée vers le plafond.
Iris était sûre qu’elle n’aurait aucun mal à s’habituer à ce genre de
tenue, mais elle n’oserait jamais en porter en public. La porte s’ouvrit et Iris
se redressa brusquement, reprenant sa posture élégante de jeune femme,
raide comme un piquet sur le bord de son fauteuil avec les mains jointes sur
ses genoux.
Charles entra dans la pièce et déposa un plateau de thé et de sandwichs
sur la table basse. Le cœur battant de honte, Iris le remercia d’un signe de
tête et ne fit aucun commentaire lorsqu’il ressortit.
Elle se conduisait comme une petite fille dissipée ! Une jouvencelle de
bonne famille ne devait jamais se comporter ainsi, même si personne ne
pouvait la voir. Et même s’il ne s’agissait que de menus plaisirs enfantins,
Iris se dit que plus tôt elle récupérerait ses habits, plus vite elle pourrait
repartir et cesser ses bêtises.
— J’espère que Charles parviendra à sécher rapidement ma toilette, dit-
elle sur le ton de la conversation. Je vous suis profondément reconnaissante
pour cette tenue de rechange, mais il me faudra revêtir ma robe avant de
rentrer chez moi. Si ma mère me voyait ainsi apprêtée, elle en serait
mortifiée.
— Vous ne rentrerez pas chez vous ce soir, répliqua le comte sans se
détourner du feu.
Iris le dévisagea, les yeux écarquillés. Que diable avait-il dit ? Allait-il
la forcer à demeurer ici cette nuit ? Était-il finalement sur le point de se
changer en créature dépravée, comme elle l’avait craint ? Devrait-elle s’en
inquiéter ? Courir jusqu’à la porte la plus proche ? Un homme dont elle ne
savait rien avait menacé de la piéger chez lui, pourtant l’étrange sensation
qui palpitait en elle ne ressemblait pas à de la peur. Elle ignorait de quoi il
s’agissait, mais elle était presque certaine de ne pas être effrayée.
— La tempête ne se calmera pas avant l’aube, reprit le comte. Je ne
risquerai pas la vie de mon cocher en l’envoyant conduire par ce temps.
— Oh ! je vois.
Elle rit pour masquer son embarras. Avait-elle réellement imaginé le
pire ? Que cet homme allait la garder prisonnière dans son château afin
d’user d’elle pour assouvir ses plaisirs licencieux ? Iris se tortilla
légèrement sur son fauteuil et recroquevilla ses orteils sur le tapis de laine.
Elle avait décidément lu beaucoup trop de romans gothiques. La garder
prisonnière ! Ridicule.
— Et je ne voudrais pas risquer la vie de qui que ce soit, répondit-elle
immédiatement, craignant que son ton trahisse son trouble.
Il grogna son approbation :
— Espérons seulement que votre famille soit aussi sensée et n’envoie
pas imprudemment des gens à votre recherche par ce temps.
Iris secoua la tête :
— Ils ne le feront pas. Ils ignorent que j’ai disparu.
Elle porta aussitôt sa main à sa bouche, comme pour retirer ses paroles.
Pourquoi lui avait-elle donné cette information ? Il venait de lui annoncer
qu’elle ne repartirait pas avant le lendemain matin. Avait-il réellement
besoin de savoir que personne ne se mettrait à sa recherche ?
— Enfin, je suppose qu’ils finiront par s’en rendre compte, ajouta-t-elle
à la hâte.
Pourquoi ne cessait-elle d’imaginer le comte l’emprisonner dans son
château ? L’enfermer dans une tour ? Depuis son arrivée, il lui avait surtout
donné l’impression de tolérer sa présence par pure obligation. S’il n’y avait
pas eu cette tempête, sans doute l’aurait-il jetée hors de chez lui à la
première occasion.
— Je n’en doute pas, rétorqua-t-il d’une voix profondément ennuyée
avant de s’étirer sur son fauteuil, attirant l’attention d’Iris sur ses longues
jambes.
Dieu merci, personne ne se lancerait à sa recherche. Elle ne tenait pas à
causer des problèmes à son entourage, pas plus qu’à affronter l’embarras
d’être retrouvée dans sa situation actuelle. Iris leva à nouveau les yeux vers
le visage du comte et sentit ses joues s’embraser. Mais sa mère la croyait
certainement endormie dans son lit, comme toute jouvencelle de bonne
famille à cette heure, et avec un peu de chance, elle ne serait pas tentée de
rendre visite à sa fille avant le matin.
— J’ai demandé à Charles de vous préparer une chambre et au cocher
de vous ramener chez vous demain à l’aube, si le temps le permet.
— Merci.
Le pesant silence retomba telle une pierre. Iris explora le salon du
regard à la recherche d’un nouveau sujet de conversation. Mais rien ne lui
vint. Elle avisa le thé et les sandwichs. Bien que ni particulièrement affamée
ni particulièrement assoiffée, elle se servit une tasse et y ajouta un nuage de
lait. Au moins, cela lui donnait quelque chose à faire, ce qui demeurait
préférable à ses tentatives désespérées d’arracher quelques mots à ce comte
taciturne. Et peut-être qu’un peu de thé et une bouchée de sandwich lui
permettraient d’apaiser son imagination débordante de rêveries
inappropriées impliquant un séduisant ravisseur et une jouvencelle captive.
— Votre majordome n’a apporté qu’une seule tasse. Souhaitez-vous que
je l’appelle pour en servir une deuxième ?
— Je ne bois pas de thé, répondit-il.
Pas plus que vous ne faites la conversation pour mettre vos invités à
leur aise, songea Iris.
Saisissant sa tasse, elle tourna les yeux vers lui. Le comte était avachi
dans son fauteuil, ses longues jambes étendues devant lui. Il était
décidément l’homme le plus inhospitalier et le plus bougon qu’elle ait
jamais rencontré. Peut-être l’incident qui lui avait valu cette terrible
cicatrice avait-il également fait de lui cet être irascible ? Après tout, devenir
aveugle aurait engendré de la mauvaise humeur et de l’amertume chez
n’importe qui.
Elle se mordit la lèvre inférieure en continuant de l’étudier. Ce n’était
toutefois pas une réaction systématique. Son oncle Henry était aveugle,
mais il n’en demeurait pas moins un homme charmant et amical.
Cependant, tout comme Iris, oncle Henry vivait entouré d’une famille
chaleureuse et guillerette, et non cloîtré dans son manoir avec ses
domestiques et son chien pour seule compagnie.
Mais le comte avait forcément choisi cette vie ; si la solitude lui pesait,
il lui suffisait de changer ses habitudes. Par ailleurs, il avait de nombreuses
raisons d’apprécier son existence. Sa maison était magnifique et, malgré ses
cicatrices, il était demeuré extrêmement séduisant. Iris était certaine que la
plupart des femmes en conviendraient.
Elle continua d’examiner son visage et se demanda si le comte savait à
quel point il était beau. Ses cheveux bruns étaient épais et sans doute un peu
trop longs pour la mode actuelle, mais ils lui donnaient un aspect quelque
peu sauvage, comme un boucanier ou un guerrier des temps anciens. Iris fut
tentée de tendre la main vers sa tête pour lisser sa chevelure, ou peut-être
pour l’ébouriffer davantage en plongeant ses doigts dans ses magnifiques
mèches sombres. Elle sourit. Il serait si choqué si elle cédait à son
impulsion !
Le regard de la jeune femme glissa sur sa puissante mâchoire ombrée
par une barbe naissante. Peut-être ne s’était-il pas rasé aujourd’hui ? Mais
après tout, s’il abhorrait tant les visites, Iris se demandait pourquoi cet
homme prenait la peine de se rendre présentable. Il aurait pu se laisser
pousser la barbe jusqu’aux genoux comme un ermite et nul ne s’en serait
soucié.
Pourtant, il prenait visiblement soin de son apparence. Sa tenue était
très à la mode, propre et bien ajustée, ses bottes avaient été efficacement
cirées et sa cravate expertement nouée. L’ensemble lui allait à merveille.
Iris autorisa ses yeux à parcourir le corps du comte, admirant son costume
anthracite. Il jouissait également d’un physique avantageux. Iris poussa son
examen jusqu’à ses jambes, appréciant la façon dont les muscles de ses
cuisses tiraient sur le tissu de son pantalon, puis elle remonta lentement vers
sa taille étroite, son ventre plat couvert d’une chemise blanche et termina
par ses larges épaules. Non, ce corps n’avait décidément aucun défaut. Et
avec ses six pieds de haut, la tête et les omoplates du comte domineraient
sans mal les cinq pieds et demi d’Iris.
La jeune femme sourit à nouveau et laissa échapper un soupir d’aise.
L’étudier de cette façon lui avait procuré un immense plaisir. Il était
agréable de pouvoir dévisager un homme sans qu’il le sache et sans risquer
de choquer son entourage. D’ordinaire, c’était elle que l’on scrutait de la
sorte. La gent masculine évaluait sa beauté afin de décider si Iris méritait
leur attention. Pourquoi n’aurait-elle pu en faire autant, pour une fois ? Et si
elle choisissait un jour de se mettre en quête d’un époux grincheux,
discourtois, irritable et reclus, l’apparence du comte le placerait en tête de
sa liste.
— Alors, avez-vous fini de me dévisager ? demanda soudain son hôte.
Iris bondit sur sa chaise, sa tasse cliquetant dans sa soucoupe.
— Comment avez-vous… Je ne vous dévisageais pas.
Elle carra les épaules, prenant la posture typique d’une lady offensée, et
reposa son thé sur la table d’un claquement de défi.
— Je suis peut-être aveugle, mais je ne suis pas un imbécile. Que
pourriez-vous bien faire d’autre, assise en silence sans bouger ?
— Peut-être étais-je en train d’observer les flammes ? Ou… ou…
Iris balaya la pièce des yeux à la recherche d’une idée.
— Et était-ce le cas ?
La jeune femme se figea avant de se tourner à nouveau vers lui :
— Puisque vous êtes si intelligent, pouvez-vous deviner ce que je fais
en cet instant ?
Elle lui tira la langue et lui lança un regard furieux.
— Non, mais j’imagine que vous m’adressez soit une expression
grossière, soit un geste grossier.
— Jamais je ne ferais de geste grossier ! s’exclama Iris, complètement
désarçonnée.
— Une expression grossière, donc. De quoi s’agissait-il ? Était-ce un
pied de nez ou m’avez-vous tiré la langue ?
Iris croisa les bras, déterminée à ne pas lui répondre.
— Eh bien ?
— Je vous ai tiré la langue, si vous tenez tant à le savoir. Mais ce n’était
rien de moins que ce que vous méritiez.
Il fit tournoyer son brandy dans son verre :
— Vous comportez-vous toujours ainsi avec les personnes qui vous
offrent un refuge pour échapper à une tempête ? Où seulement en
compagnie d’un aveugle ?
— Non, je n’ai guère l’habitude de me comporter ainsi, rétorqua-t-elle
sans se démonter, sauf envers les gens qui se montrent affreusement
grossiers.
Mais Iris n’était pas certaine d’avoir dit la vérité. En tant que jeune lady
à qui l’on avait enseigné à faire preuve de bonnes manières en toutes
circonstances, Iris n’avait jamais tiré la langue à quiconque avant ce soir.
Mais elle devait bien admettre qu’elle n’avait jusqu’à présent jamais
rencontré quelqu’un d’aussi malpoli. Tous les hommes de la haute société
qu’elle avait connus s’étaient comportés de façon diamétralement opposée,
redoublant d’efforts pour l’impressionner et paraître sous leur meilleur jour.
Le comte, en revanche, semblait déterminé à s’attirer sa condamnation. Et il
était sur le point d’y parvenir.
Iris attendit qu’il réplique, lui offre une explication quant à sa conduite
et mette un terme à cette situation gênante, mais il n’en fit rien. Il se
contenta de siroter son brandy, comme s’il n’y avait rien à ajouter à ce sujet,
et ils replongèrent dans un silence encore plus morne et pesant qu’avant.
Iris retint un soupir agacé et déposa un nouveau morceau de sucre dans
son thé. Le feu qui crépitait dans l’âtre et les occasionnels grognements du
chien en train de dormir étaient les seuls sons à briser cette opaque
quiétude. S’il continuait à se comporter de la sorte, à alterner entre un
mutisme morose et des commentaires frustes, la soirée s’annonçait
terriblement longue.
Chapitre 3

Theo serra les dents pour retenir un grommellement exaspéré. La soirée


s’annonçait terriblement longue, s’il devait la passer en compagnie de cette
écervelée volubile.
Bien sûr, toutes ses soirées étaient longues, mais au moins d’ordinaire,
elles étaient tranquilles. Exactement comme il les aimait. Il gratta la tête de
Max. Le chien grogna, content. Max était la seule compagnie dont il avait
besoin. Ce dont il n’avait absolument pas besoin, en revanche, c’était de
voir son salon envahi de jolies jeunes filles déterminées à l’irriter par leur
sempiternelle bonne humeur et leurs stupides jacasseries.
Il tourna légèrement la tête en direction du cliquetis de la cuillère dans
la tasse en porcelaine. Theo n’avait eu aucun mal à deviner qu’elle était
jeune et jolie. Le bruissement de son jupon, quand elle était entrée la
première fois, avait trahi la souple et gracieuse foulée d’une jouvencelle. Et
le ton de sa voix était celui d’une femme habituée à se trouver au centre de
l’admiration générale. De toute évidence, lorsqu’elle discutait avec un
homme, elle s’attendait à ce qu’il prenne un air fasciné et la couve de
flatteries. Eh bien, avec lui, elle allait être déçue. Il n’avait guère de temps à
perdre avec une débutante escomptant qu’il l’abreuve de compliments et
tombe sous son charme chaque fois qu’elle battait des paupières ou
retroussait ses jolies lèvres. L’unique avantage qu’il tirait de ses blessures
était qu’il ne se laisserait plus jamais piéger par ces jeux de coquette.
— Comment s’appelle votre chien ? demanda-t-elle soudain d’une voix
toujours aussi insupportablement mélodieuse.
— Max.
Lorsqu’il ouït son maître prononcer son nom, Max leva le museau vers
lui et s’assit.
— Oh ! quel beau toutou !
Max tourna la tête, s’écartant de la main de Theo, et le bruit feutré de
ses pattes sur le tapis s’éloigna en direction de Lady Iris.
— Mais oui, c’est toi le beau toutou.
Non sans contrariété, Theo entendit la queue de ce traître de Max
balayer le sol, encourageant la jeune femme à poursuivre ses flatteries et ses
caresses. Contrairement à lui, Max n’était pas immunisé contre les
attentions d’une belle jeune femme.
— J’ai un petit carlin à la maison. Elle s’appelle Sookie. Et elle aussi est
adorable ? Hein, c’est vrai ? Oui, c’est vrai ! Oh ! mais oui, c’est vrai ! Je
crois que Sookie et toi auriez fait d’excellents amis, tu es d’accord ?
Theo tressaillit en entendant la demoiselle s’adresser à l’animal sur ce
ton idiot et infantilisant, mais le jappement d’encouragement de ce dernier
et la façon vigoureuse dont il secouait sa queue laissaient suggérer que Max
ne voyait aucun inconvénient à ce qu’on lui parle comme à un bambin de
deux ans, tant que la jeune femme continuait de le complimenter.
— Sookie est un gentil, gentil chien… tout comme toi, Maxou-Max !
Theo claqua des doigts :
— Max, au pied, gronda-t-il.
Son compagnon était un lévrier irlandais de pure race, noble et fort, pas
un petit carlin de salon. Il n’autoriserait personne à le traiter d’une manière
susceptible d’atteindre à sa dignité.
Maxou-Max… sérieusement ?
Max s’empressa de rejoindre Theo, mais ce fut avec un grognement
mécontent qu’il se rallongea à côté de lui. Theo gratta la tête du chien en
guise d’excuse, regrettant de ne pouvoir lui expliquer que les belles
jouvencelles propriétaires de carlins étaient un fléau à éviter à tout prix. Ces
femmes étaient frivoles, volages et on ne pouvait leur confier le cœur de
personne, humain ou animal.
Il priait également pour que cette maudite tempête prenne fin et qu’il
puisse pousser cette Lady Iris Springfeld dans un carrosse et s’en
débarrasser. Mais au mugissement du vent dans les arbres, au fracas des
branches contre les fenêtres et au sifflement continu de la pluie sur le toit,
Theo devinait que l’orage ne se calmerait pas cette nuit. Il ne pouvait
qu’espérer que demain matin, les routes ne seraient pas inondées, la forçant
à demeurer un jour de plus. Theo doutait de pouvoir le supporter.
Un bruit rythmique régulier attira de nouveau son attention vers
Lady Iris. Apparemment, elle s’était mise à tapoter la table du bout des
doigts.
— Ce salon est vraiment très élégant.
Il l’entendit se lever et s’éloigner. Ce n’était plus le frou-frou de son
jupon qui accompagnait le son de ses pas dans la pièce, mais le froissement
doux du tissu de son pantalon. Lorsqu’il s’était tenu à côté d’elle, il avait
estimé à la provenance de sa voix que la jeune femme devait mesurer
environ cinq pieds et demi. Elle devait donc nager dans ses vêtements
d’emprunt. Pourtant sa démarche assurée à travers le salon le laissait
deviner qu’elle n’était pas le moins du monde gênée d’être habillée de la
sorte. Mais après tout, personne ne pouvait la voir ici, n’est-ce pas ? Aucun
homme digne de ce nom devant lequel avoir honte de son accoutrement.
Personne dont l’avis lui importait. Il n’y avait que lui, un infirme qui ne
présentait pas le moindre intérêt pour une femme.
Il leva son verre pour le boire d’un trait, mais se rendit compte qu’il
était vide. Cette exaspérante intruse le poussait à s’enivrer, du moins plus
que de coutume.
— En vérité, cette maison tout entière est splendide. Quand a-t-elle été
construite ?
Sa voix provenait de l’autre côté de la pièce.
Était-elle en train de faire l’inventaire de ses possessions ? D’évaluer si
sa fortune parvenait à contrebalancer ses indéniables handicaps ? Si tel était
le cas, elle perdait son temps.
Il inspira profondément avant de répondre :
— Le château d’origine a été bâti au milieu du XVe siècle, mais de
nombreuses extensions ont été réalisées au fil des années.
Il pria pour que cette explication lui suffise.
— Oui, j’ai remarqué les remparts médiévaux à mon arrivée. Ils sont
très intimidants, surtout par un temps orageux.
Elle gloussa de cette façon si agaçante. Hélas, pas assez intimidants
pour vous dissuader de venir me déranger, faillit rétorquer Theo.
— Cette pièce est de style géorgien, n’est-ce pas ? Spacieuse, avec des
moulures au plafond, de hautes fenêtres allant du sol jusqu’en haut des
murs… et ce chandelier est absolument magnifique. Je me demande à quoi
il ressemble lorsqu’il est allumé.
— Comment le saurais-je ? répondit-il d’un ton qu’il espéra
suffisamment sec pour la décourager de poursuivre cette conversation.
— C’est vrai, pardonnez-moi, s’excusa-t-elle aussitôt d’une voix si
douce et contrite que Theo sentit une petite boule de culpabilité lui nouer
l’estomac.
Il savait parfaitement à quoi ressemblait la pièce et combien ce
chandelier resplendissait lorsque toutes ses bougies étaient allumées. Leur
lumière chatoyait et donnait l’impression que tout le salon scintillait.
Combien de soirées avait-il organisées dans cette même pièce avant son
accident ? Combien d’invités élégants s’étaient-ils extasiés devant la
splendeur de sa demeure, pour son plus grand plaisir ? Et surtout, combien
de fois avait-il admiré Estelle en train de se mouvoir gracieusement parmi
eux, parée de ses plus ravissants atours ? Sa magnifique fiancée avait
toujours été la femme la plus séduisante de l’assemblée. Oh ! comme il
s’était délecté de voir les regards jaloux sur les visages des autres hommes !
Mais c’était avant de découvrir ce que la beauté d’une femme
dissimulait. Avant que le monde entier lui tourne le dos. Il se resservit un
peu de brandy et fit tourbillonner le liquide parfumé dans son verre avec
hargne.
Son invitée regagna son fauteuil et ne dit plus un mot. Allait-elle enfin
le laisser profiter du silence ? Mais non, au bout d’à peine
quelques secondes, elle se remit à tapoter la table du bout des doigts,
jusqu’à ce que Theo ait l’impression que le bruit martelait son crâne et
couvrait le rugissement de la tempête. Il tendit le bras pour faire cesser cet
horrible bruit. Theo saisit les doigts de l’intruse, sa peau douce et chaude
contre sa paume. Il se figea aussitôt, son corps et son esprit envahi de
sensations indésirables, puis il ôta brusquement sa main, comme s’il s’était
brûlé.
— Arrêtez cela, c’est agaçant, s’exclama-t-il avec bien plus de
véhémence qu’il ne l’avait souhaité.
— Oh ! pardonnez-moi. Je ne me rendais pas compte… Mais, euh…
que faisais-je exactement ?
Le son étranglé de sa voix semblait refléter sa propre confusion.
— Vous tapiez vos doigts sur la table.
— Oh ! vraiment ? Je suis navrée.
Comment parvenait-elle à lui donner l’impression qu’il se comportait
comme un mufle ? Il était chez lui, après tout. Si l’infernal vacarme qu’elle
lui imposait le dérangeait, il avait parfaitement le droit de lui demander de
cesser. Et pourquoi toucher sa main lui avait-il valu de ressentir cette onde
si étrange et intense le parcourir de la tête aux pieds ? Il serra puissamment
le poing, comme pour écraser l’empreinte rémanente et brûlante que ses
doigts soyeux avaient laissée sur sa peau.
— Je suis surprise que vous ayez pu l’entendre par-dessus le
mugissement du vent.
Elle poussa un nouveau petit gloussement exaspérant, se leva et
recommença à faire le tour de la pièce. Il s’efforça de ne pas écouter le
bruissement du tissu qui s’éloignait. La dernière chose dont il avait besoin
en cet instant, c’était de songer à une paire de jambes jeunes et féminines
flottant dans l’un de ses pantalons.
Un crissement sonore retentit lorsqu’elle tira les rideaux.
— La pluie tombe encore plus dru que tout à l’heure et le vent est si
puissant qu’il pousse pratiquement les gouttes à l’horizontale. Je remercie le
Seigneur de m’avoir conduite jusqu’ici avant ce déluge. Je n’ose imaginer
dans quel état je me trouverais si j’errais toujours dehors par ce temps.
Elle recommençait. Elle lui donnait l’impression d’être un monstre
reclus et hostile. Mais après tout, n’était-ce pas exactement ce qu’il était ?
Reclus et hostile, parce qu’il ne voulait pas d’invités dans sa demeure. Et
son accident l’avait transformé en une hideuse bête, un infirme qu’Estelle
ne supportait même plus de regarder.
Toutefois, l’intruse avait raison. La tempête l’avait poussée à chercher
refuge ici, elle n’avait absolument pas choisi de s’immiscer dans son
intimité. Theo ne doutait pas que, si elle avait pu désigner son sanctuaire,
Greystone aurait été son ultime recours. Il n’avait pas le droit de la traiter
comme une ennemie simplement parce que les circonstances l’avaient jetée
sur son seuil. Et puis, demain, elle serait partie. Il pourrait l’oublier sans
ciller. Tout ce que l’étiquette exigeait de lui était de tolérer sa présence pour
une nuit et de se comporter comme un gentilhomme accueillant une invitée.
— Oui, vous avez eu de la chance de tomber sur cette demeure,
répondit-il en s’efforçant de contenir son irritation. Il n’y en a pas d’autres
sur plusieurs milles à la ronde.
Un nouveau crissement lui indiqua qu’elle avait remis le rideau en
place, puis il l’écouta revenir jusqu’à son fauteuil. Elle poussa un petit
soupir, le cuir grinçant lorsqu’elle s’installa, et recommença
inconsciemment à tapoter la table du bout des doigts. Theo serra les dents et
empoigna plus fermement son verre de brandy pour ne pas être tenté de
toucher à nouveau sa main.
— Oh ! pardonnez-moi, s’exclama-t-elle. Je ne m’en rends pas compte.
Le bruit vous dérange, n’est-ce pas ? Eh bien, si vous tenez à ce que je
cesse, je crains qu’il ne vous faille me faire la conversation.
— Oh ! vraiment ?
Theo ignorait laquelle de ces deux options l’irriterait le plus.
— Mais oui, vraiment. Et si vous refusez de causer, alors j’ai peur que
vous ne soyez contraint de m’écouter vous parler. Vous avez sans doute
remarqué que je ne suis guère habituée à demeurer silencieuse.
— Je ne l’ai que trop remarqué, en effet, répliqua-t-il, sa voix
ressemblant étrangement à un grognement de Max.
Mais sa réponse n’eut absolument pas l’effet escompté. Au lieu de
paraître intimidée, l’intruse se contenta de glousser à nouveau, ce qui le
hérissa au plus haut point.
— Alors, souhaitez-vous que je vous parle de moi et de ma famille ?
Il serra les lèvres.
— Très bien, si vous insistez. Comme vous le savez, je suis
Lady Iris Springfeld. J’ai une sœur aînée, Hazel, qui est mariée à
Lucas Darkwood. Ils ont une magnifique petite fille prénommée Lucy. J’ai
également une benjamine, Daisy, et un frère plus âgé, qui s’appelle
Nathaniel.
Elle s’interrompit. Avec un peu de chance, elle arrivait à court de choses
à dire. Mais non, loin s’en fallait.
— Alors, avez-vous des questions ?
Il demeura silencieux.
— Aucune ? Très bien, dans ce cas, je continue. Nous vivons à Londres,
dans le quartier de Belgravia, mais nous possédons un domaine familial
dans le Dorset. Ma mère et moi séjournons chez Lord et Lady Walberton.
Ils organisent une grande fête. Lady Walberton est l’une des plus anciennes
amies de ma mère… Enfin, je ne veux pas dire qu’elles sont vieilles,
simplement qu’elles se fréquentent depuis des lustres. Les connaissez-
vous ? Les Walberton.
Elle attendit sa réponse.
— Oui, finit-il par grommeler.
— Oh ! formidable. Ce sont des gens vraiment délicieux, vous ne
trouvez pas ?
Theo s’agita dans son fauteuil, mal à l’aise. Il avait assisté à de
nombreuses fêtes au domaine des Walberton. Ils étaient des hôtes réguliers
sur le calendrier de la bonne société locale et aimaient offrir aux hommes en
quête d’une épouse une occasion de faire la connaissance des jeunes
femmes célibataires de la saison. C’était chez eux qu’il avait rencontré
Estelle.
Il se tortilla sur son siège à la recherche d’une position plus confortable,
comme si cela pouvait l’aider à chasser toute pensée de son ancienne vie.
— S’ils sont si délicieux que cela, pourquoi avez-vous décidé de fuir
leur petite fête et de vous aventurer seule à travers la campagne ? rétorqua
Theo, aussi furieux contre ses souvenirs que contre cette demoiselle bien
trop curieuse.
— Oh ! cela n’avait absolument rien à voir avec Lord ou
Lady Walberton.
— Vraiment ? Dans ce cas, dites-moi, milady, quelle terrible situation a
bien pu vous émouvoir au point de vous pousser sur les sentiers sauvages
des Cornouailles en pleine tempête ?
Il n’avait pu s’empêcher d’enduire de sarcasme chacun de ses mots.
Avait-elle cherché à punir un pauvre damoiseau qui s’était entiché d’elle ?
S’était-elle vexée de ne pas recevoir suffisamment d’attention ? Y avait-il
eu tellement de jeunes filles plus jolies ou mieux habillées qu’elle à cette
soirée qu’elle avait imaginé un moyen absurde de se rendre plus
intéressante ?
— Pour ma défense, il n’y avait pas d’orage lorsque je suis sortie et je
ne m’étais pas rendu compte que le temps pouvait se déchaîner aussi
puissamment et aussi vite… et pour être tout à fait honnête, je crois que je
suis partie parce que je commençais à m’ennuyer. Les bals et les soirées
sont très divertissants pendant votre première saison, mais j’en suis à ma
cinquième et, bien que j’aime me mêler à la société, parfois je trouve cela
quelque peu… éreintant.
Elle poussa un petit soupir.
— Quand j’ai été présentée à la cour, j’avais une idée si romantique de
ce à quoi ressemblerait ma saison. J’avais l’impression de vivre un rêve
lorsque je me suis inclinée devant la princesse Alexandra. C’est la belle-
fille de la reine Victoria, voyez-vous.
Theo resta muet. Il savait pertinemment qui était la princesse Alexandra,
mais il ne tenait pas à l’encourager dans ses bavardages.
— Ensuite, je me suis rendue à mon premier bal et j’en ai savouré
chaque instant. Tout était comme dans les contes de fées. Mais à présent…
eh bien, pour parler franchement, ces événements ont quelque peu perdu de
leur lustre.
— Pourquoi ne pas vous être mariée ? N’est-ce pas à cela que servent
les saisons ? grogna Theo avant de se fustiger intérieurement.
Il se moquait bien de savoir pourquoi et il ne tenait pas du tout à
l’écouter poursuivre son interminable verbiage. Ce fut au tour de la jeune
femme de demeurer muette. Il n’entendit qu’un léger froissement de tissu,
comme si elle haussait une épaule.
— Quelles que soient vos raisons, vous serez sans doute plus heureuse
en restant célibataire, la consola-t-il.
— Comme vous ? répondit-elle avant de pousser une exclamation
navrée. Oh ! je vous en prie, pardonnez-moi ! C’était un commentaire
impoli pour un sujet si personnel. Vous aussi avez probablement de bonnes
raisons de ne pas vous être marié dont vous ne tenez pas à discuter avec une
étrangère.
Il se tourna vers elle pour lui faire face. Était-elle aussi aveugle que lui ?
La raison pour laquelle il était toujours célibataire ne lui sautait-elle pas aux
yeux ? Ne voyait-elle pas ses cicatrices ? Après le temps qu’elle avait passé
à le dévisager tout à l’heure, elle n’avait tout de même pas pu manquer de
remarquer à quel point il était défiguré. Elle devait bien se rendre compte
que sa difformité était telle qu’aucune femme ne pourrait jamais accepter de
l’épouser.
— Ma sœur cadette, Daisy, a fait le serment qu’elle ne se marierait
jamais, poursuivit-elle, comme si son apparence n’avait rien d’anormal.
Elle déclare à qui veut l’entendre que l’union conjugale est une forme
d’esclavagisme de la femme. Mais père et mère sont heureux ensemble et
personne ne décrirait ma mère comme étant l’esclave de mon père. J’ai
même parfois l’impression que c’est plutôt elle qui tient le fouet.
Elle rit de sa plaisanterie.
— Quant à ma sœur aînée, Hazel, je ne l’ai jamais vue plus épanouie
que depuis son mariage avec Lucas.
Theo se détourna, replongeant dans sa contemplation du feu, peu
désireux d’en apprendre plus sur les couples béats de sa famille.
— Mais ils se sont tous mariés par amour.
Un grognement méprisant lui échappa avant qu’il ne s’en rende compte.
L’amour ? Cette émotion fugace ? Était-ce cela qu’elle attendait ? Était-ce
pour cela qu’elle ne s’était pas encore laissé conduire à l’autel ? Eh bien, la
jouvencelle n’avait pas fini d’être déçue ! La vie se chargerait tôt ou tard de
lui enseigner de dures leçons, si elle continuait à poursuivre pareille
chimère.
— Allons, ne soyez pas si sceptique. J’ai vu Hazel s’épanouir comme
une fleur lorsqu’elle est tombée amoureuse de son époux. Elle est
profondément comblée. Le véritable amour est une chose merveilleuse.
— Et comment saurez-vous qu’il est réel ? rétorqua-t-il.
Quelle mouche l’avait piqué ? Était-il sérieusement en train de parler
d’absurdes notions romantiques en compagnie de cette jeune écervelée ? Il
devait mettre un terme à cette ineptie. Immédiatement.
— Je suis certaine que je le reconnaîtrai, quand je l’aurai trouvé.
Il secoua la tête, incrédule.
— Et dites-moi, comment comptez-vous le reconnaître, exactement ?
Cette jouvencelle frivole ne connaissait rien à rien. N’avait-il pas
autrefois été convaincu d’être amoureux et aimé en retour ? Et il s’était tant
fourvoyé…
— Eh bien…
Elle s’interrompit et il entendit un léger tapotement de son doigt, sans
doute sur son menton ou sa joue, comme si elle réfléchissait à sa question.
Question qu’il n’aurait jamais dû poser. Il ne s’intéressait absolument pas à
l’opinion de cette jeune femme, quel que soit le sujet, et encore moins en
matière d’amour. Mais son optimisme l’avait mis en colère et les mots
avaient franchi ses lèvres avant qu’il ne puisse les retenir.
— Hazel m’a expliqué qu’elle avait réalisé être tombée amoureuse de
Lucas quand elle n’avait plus été capable de le chasser de ses pensées, qu’il
était devenu le centre de son univers. Elle ne rêvait alors que d’une seule
chose : être avec lui.
Theo grogna à nouveau :
— Voilà qui ressemble davantage à une forme de délire obsessionnel.
— Hmm, oui, peut-être. Hazel a dit quelque chose de cette teneur. Pour
elle, tomber amoureuse ressemblait à une sorte de folie. Mais une folie
merveilleuse qui vous fait tourner la tête de bonheur. Un sentiment
d’ivresse.
— Et aucun des hommes présents à la fête des Walberton n’a éveillé
chez vous d’ivresse ou de folie ?
Comme s’il s’en souciait !
Elle rit à nouveau.
— Oh ! si, certains ont bien failli me rendre folle, mais je suis certaine
que ce n’était pas l’œuvre d’une inclination ! Quant à l’ivresse, le
champagne s’est avéré bien plus efficace.
— Vous ont-ils rendue si folle que vous avez dû fuir au risque
d’affronter une tempête ?
— Oui. C’était idiot, j’en ai conscience.
— Mais alors si vous êtes déjà folle et ivre, comment saurez-vous que
vous êtes tombée amoureuse ?
Un autre bruissement d’étoffe lorsqu’elle haussa les épaules :
— Eh bien, j’espère que je le saurai en le vivant, comme Hazel me l’a
assuré.
— Dans ce cas, je vous souhaite bien de la chance pour trouver un
homme digne de votre folle ivresse, répliqua-t-il avec indifférence,
persuadé que pareille fantaisie ne se produirait jamais.
— Merci, répondit-elle d’un ton tout aussi sarcastique que le sien. Dois-
je en déduire que vous n’avez jamais ressenti cela ?
Theo eut un mouvement de recul face à l’absurdité de cette idée. Cette
jeune femme était réellement folle.
— Je plaisantais. Vous ne semblez pas être le genre de personnes à
succomber à l’ivresse ou à la folie.
C’était sans doute l’euphémisme du siècle.
— Vous avez raison, milady, je ne suis guère enclin aux élans de folie.
— Non, bien évidemment. Je suppose que vous êtes toujours
parfaitement rationnel. Et un homme qui ne croit pas en l’amour ne
s’autoriserait jamais à ressentir de l’ivresse et encore moins une part de
folie en présence d’une jeune femme.
Theo reposa son verre de brandy sur la table avec plus de force qu’il ne
l’avait escompté. Pourquoi donc laissait-il cette femme l’abreuver
d’inepties sur l’amour ? Ce n’était pas un sujet qu’il souhaitait aborder ni
auquel il voulait songer. Si la plupart des jouvencelles nourrissaient encore
des illusions romantiques, l’amour était une fable à laquelle Theo avait
renoncé six ans plus tôt. Il connaissait même la date exacte à laquelle il
avait cessé de croire à ces absurdités, le jour où la réalité l’avait
littéralement écrasé. Il avait peut-être perdu la vue, mais cet incident lui
avait ouvert les yeux. L’amour n’était qu’une émotion passagère et
capricieuse. Mais Lady Iris devrait le découvrir par elle-même.
Comme si elle était incapable de demeurer assise plus d’une seconde,
elle se leva à nouveau pour vagabonder dans le salon. Il tenta d’ignorer le
bruit que faisaient les objets lorsqu’elle les soulevait avant de les reposer.
De toute évidence, elle s’ennuyait, mais il n’avait aucune intention de
poursuivre leur conversation. Surtout s’ils continuaient leur stupide
discussion sur la nature de l’amour. Si elle désirait du divertissement, elle
n’avait qu’à se débrouiller ; il n’allait certainement pas se mettre en quatre
pour l’amuser. Contrairement à Max. Le chien quitta les pieds de Theo et se
dirigea vers leur invitée.
— Toi aussi tu te sens piégé par la tempête, pas vrai, Maxou-Max ?
lança la jouvencelle, sa question tirant un joyeux jappement à l’animal.
Percevant le plaisir évident de son compagnon, Théo comprit que,
contrairement à lui, le lévrier était parfaitement heureux de se retrouver
enfermé chez lui avec Lady Iris.
— La pièce est assez grande. Que dirais-tu de faire une promenade avec
moi ?
Max couina son approbation et Theo entendit le son de leur pas faiblir
tandis qu’ils rejoignaient la partie opposée du salon. Il s’efforça de ne pas
les écouter. Tant qu’elle ne lui rebattait pas les oreilles de ses boniments
incessants, elle pouvait bien parcourir les lieux à sa guise.
Finalement, après avoir prononcé une litanie de sornettes infantiles,
répétant que Max était un chien intelligent, un beau chien et un gentil chien,
ils regagnèrent les fauteuils près du feu et Max choisit de s’allonger aux
pieds de la jeune femme, sa queue battant contre la base du siège à un
rythme effréné. Theo serra les dents, s’apprêtant à une nouvelle salve de
jacasseries sans intérêt. Mais elle ne dit rien. Parfait.
— C’est vous qui le faites, à présent, intervint-elle avec amusement en
effleurant sa main de sa paume soyeuse.
— Quoi ? aboya-t-il, surpris.
— Vous tapotez la table avec vos doigts. Je croyais que ce bruit vous
dérangeait.
Theo ne s’en était pas rendu compte. En revanche, il lui était impossible
d’ignorer la main chaleureuse qui enserrait la sienne. Pas plus qu’il ne put
ignorer sa propre réaction, cette décharge d’énergie qui se répercuta dans
tout son corps, cette flamme dévorante qui s’éveilla au plus profond de lui,
ce brusque désir d’aller plus loin, qui manqua de le consumer sur place.
Il retira son bras. Une jeune femme n’était pas censée toucher un
gentilhomme de cette façon. Elle le savait forcément. Son comportement
n’était qu’une preuve supplémentaire qu’elle le traitait différemment des
autres hommes. Si Theo avait eu besoin qu’on lui rappelle que cette
Lady Iris ne le considérait pas réellement comme un homme, c’était chose
faite à présent.
— Je commence à fatiguer, voilà tout, mentit-il.
À son grand désarroi, il trouva sa propre voix rauque et étranglée.
— Je pense qu’il est l’heure de nous retirer.
Du moins était-il temps pour lui de s’extraire de la perturbante
compagnie de Lady Iris. Il tendit le bras vers une clochette de service posée
sur la table à côté de lui.
— Je vais ordonner à Charles de vous conduire à votre chambre.
Et sur ce, il agita vigoureusement la sonnette.
— Si les conditions climatiques le permettent, ma voiture vous attendra
demain matin dès votre lever pour vous ramener chez vous.
Seigneur, pria-t-il en silence, pitié, faites que le temps le permette.
— Vous avez sonné, monsieur ? demanda Charles en entrant dans le
salon.
— Oui. Conduisez Lady Iris jusqu’à sa chambre, s’il vous plaît.
Il entendit la jeune femme se lever de son fauteuil et l’imita aussitôt.
— Bonne nuit, milord, et merci encore pour votre hospitalité, lança la
voix gaie de la demoiselle, sans la moindre note de sarcasme.
Pourtant, elle ne pouvait décemment pas considérer son comportement
comme hospitalier.
— Bonne nuit, Lady Iris, répondit-il en s’inclinant.
Tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, Max se leva et Theo entendit le
doux battement de ses pattes suivre la jeune femme.
— Max, au pied, appela-t-il, choqué par la soudaine infidélité de
l’animal.
— Bonne nuit, Maxou-Max ! gazouilla la jouvencelle. Au moins, je sais
que je manquerai à quelqu’un quand je repartirai demain, ajouta-t-elle en
refermant l’huis derrière elle.
Max poussa un petit gémissement puis revint s’allonger devant le feu,
son endroit préféré pour passer la nuit.
Theo demeura debout un moment, toujours dos aux flammes,
contemplant une porte qu’il ne pouvait voir. Il venait de vivre une soirée
curieusement troublante. Dès qu’il aurait retrouvé son équanimité
habituelle, lui aussi se retirerait pour la nuit et chasserait de son esprit toute
pensée de Lady Iris et de sa peau chaude et soyeuse.
Chapitre 4

Iris suivit Charles à l’étage, puis le long du couloir jusqu’à sa chambre,


ravie de découvrir que des chandelles avaient été allumées tout le long du
chemin. Elle était émerveillée de constater combien une mince lueur
chaleureuse pouvait transformer l’atmosphère d’un lieu. La demeure ne lui
paraissait désormais plus aussi intimidante que lorsqu’elle s’était tenue
dehors sur le seuil, à lever le nez vers ses menaçantes tourelles. Le corridor
lui rappelait ceux que l’on trouvait dans n’importe quel manoir de
l’aristocratie, avec ses épais tapis, ses murs ornés de tableaux et une
pléthore de meubles antiques sur lesquels était exposé ce qui ressemblait à
une interminable collection de vases et de statuettes en argent, en porcelaine
et en céramique, probablement amassée au fil des décennies par l’illustre
famille qui avait habité cette noble maison.
Plusieurs chandeliers avaient été placés dans sa chambre, qui lui parut
tout aussi chaleureuse et accueillante, avec ses murs tapissés de soie bleu
pâle, son lit à baldaquin, ses meubles élégants et son âtre où crépitaient de
belles braises. En dépit de l’isolement dans lequel le comte s’était cloîtré,
ses domestiques semblaient continuer à prendre grand soin de sa demeure,
car tout était propre et l’air n’empestait pas le renfermé.
— Merci, Charles. Pour tout, dit Iris avec la plus profonde sincérité.
Contrairement au maître des lieux, le majordome avait fait en sorte
qu’elle se sente la bienvenue à Greystone.
— Avec plaisir, milady, répondit Charles en dépliant les draps pour
préparer le lit. Il est agréable d’avoir une invitée dans la maison. Cela faisait
trop longtemps.
Iris inclina la tête avec curiosité, mais Charles, en serviteur fidèle, se
contenta d’une révérence avant de s’éclipser. Elle n’obtiendrait pas d’autre
information de sa part.
Sur la courtepointe, elle trouva une chemise de nuit soigneusement
déposée à son intention. Iris la souleva et grimaça : une chemise de nuit
d’homme.
Elle la secoua et haussa les épaules, consciente qu’elle n’aurait guère pu
s’attendre à mieux. Charles n’allait tout de même pas réveiller les
chambrières endormies afin de leur réclamer une chemise pour une invitée
imprévue.
Iris tint le vêtement contre son corps. Tout comme ses habits actuels, il
était beaucoup trop grand et la belle qualité du lin finement tissé suggérait
qu’il appartenait à un gentilhomme. Elle allait donc se coucher dans la
chemise de nuit de Theo Crighton. C’était une chose étrangement intime et,
elle devait bien l’admettre, plutôt affriolante.
À nouveau, un grisant frisson la parcourut de la tête aux pieds.
Pourquoi ne cessait-elle de réagir aussi singulièrement à la présence du
comte ? Aucun homme ne l’avait jamais affectée de cette manière. Depuis
sa présentation en société, cinq ans plus tôt, les prétendants s’étaient
succédé, l’abreuvant de leurs flatteries… la noyant même parfois. Mais
aucun ne lui avait donné cette impression d’être si douloureusement
consciente de son propre corps. Aucun n’avait fait fourmiller sa peau ou
papillonner son cœur. Mais peut-être réagissait-elle ainsi seulement parce
que cet homme qui ne lui accordait pas la moindre attention constituait une
sorte de défi ? À moins que ce ne soit parce qu’il ne ressemblait en rien aux
hommes qu’elle avait rencontrés jusque-là… Theo Crighton était réservé,
mystérieux et terriblement intrigant.
Elle renifla timidement la chemise de nuit, cherchant une nouvelle fois à
détecter une petite bouffée de son odeur. Et elle la trouva, juste là, à peine
discernable sous le parfum du savon utilisé pour laver le linge. Iris frémit à
nouveau, de cette sensation presque familière à présent, et en eut la chair de
poule. Cette senteur lui donnait envie de fermer les yeux et de pousser un
long soupir de contentement pour apaiser l’effervescence de ses sentiments.
Iris parcourut la chambre du regard. Elle était seule. Il n’en saurait jamais
rien. Personne n’en saurait jamais rien. Quel mal pouvait-il donc y avoir à
céder à son impulsion ? Aucun ! Elle plongea le visage dans la chemise,
inspira profondément et poussa un interminable soupir de satisfaction.
C’était absolument exquis. Elle resongea à leur discussion dans le salon : si
quoi que ce soit dans ce monde devait un jour la faire succomber à l’ivresse
et à la folie, ce serait son arôme si masculin.
Gloussant de sa propre conduite si peu convenable, Iris ôta ses
vêtements et enfila la chemise de nuit, se demandant si, la prochaine fois
qu’il porterait ses habits, il serait capable de percevoir son parfum à elle.
Mais elle ne parvenait pas à imaginer ce comte si sérieux faire quelque
chose d’aussi bête que d’enfouir son visage dans sa chemise de nuit pour en
capter les effluves. Il était bien trop réservé et maître de lui pour se laisser
aller à un comportement si frivole. Iris éteignit toutes les bougies sauf une,
puis grimpa sur le matelas et poussa un nouveau soupir de délice. Charles,
toujours si prévenant, avait songé à passer une bassinoire pour réchauffer le
lit. Quel bonheur !
Soufflant la dernière chandelle, Iris se pelotonna à l’intérieur des draps
chauds et contempla les braises qui crépitaient dans l’âtre.
Cela faisait bien longtemps qu’elle ne s’était plus couchée si tôt, plus
depuis sa présentation en société. D’ordinaire, elle dansait dans des bals
jusqu’au petit matin, ou bien elle se rendait au théâtre et prenait un souper
tardif, ou participait à l’un des innombrables et éblouissants événements
que la haute organisait tout au long de la saison. Mais après cette journée
riche en émotions, Iris devait bien admettre qu’elle était épuisée. Et puis,
comme aimait le dire sa nourrice : se coucher tôt n’avait jamais fait de mal
à personne.
Pourtant, malgré sa fatigue physique, son esprit demeurait alerte et
Morphée lui refusait son étreinte. Des images de tout ce qui lui était arrivé
au cours de cette aventureuse soirée continuaient de tourbillonner devant
ses yeux.
Lorsqu’elle était sortie s’aérer les idées, jamais elle n’aurait imaginé
atterrir quelques heures plus tard dans un manoir inconnu, encore moins y
passer la nuit vêtue de la chemise d’un comte énigmatique. Et pour être
énigmatique, il l’était ! De plus d’une façon, d’ailleurs, pas seulement parce
qu’ils n’avaient jamais été officiellement présentés ou que sa famille
ignorait jusqu’à son existence. C’était un homme hors du commun, nimbé
de mystère.
Iris savait qu’elle aurait dû s’inquiéter de sa situation. Si quelqu’un
l’apprenait, cela pourrait détruire sa réputation et annihiler toutes ses
chances de faire une bonne alliance. Mais, étrangement, cela ne l’angoissait
pas autant qu’elle aurait pu s’y attendre. Sa mère serait profondément
bouleversée, et c’était ce qui navrait le plus la jeune femme, mais
puisqu’elle n’avait toujours pas rencontré d’homme capable de faire
chavirer son cœur, le mariage demeurait à ses yeux un concept lointain et
une issue improbable.
L’amour.
Iris tira le drap jusqu’à ses joues, comme si elle craignait que quelqu’un
la voie sourire dans la pénombre de sa chambre. De tous les sujets de
conversation, pourquoi Iris avait-elle parlé d’amour, en particulier avec un
homme comme lui ? Un homme qui de toute évidence n’éprouvait que du
mépris pour ce genre de choses ? Sans doute la considérait-il comme une
écervelée fantaisiste, à présent ! Pourtant, Iris croyait fermement en
l’amour, même si elle ne l’avait jamais vécu elle-même.
Elle se demanda soudain si le comte avait connu une expérience
romantique douloureuse. Cela aurait expliqué sa réaction cynique et la
façon dont il avait ensuite balayé le sujet. Un tel homme serait
probablement inapte à éprouver la moindre affection pour une femme et,
franchement, aucune jouvencelle ne pourrait tomber amoureuse de
quelqu’un d’aussi sinistre. Iris savait qu’elle en serait incapable. Elle se
retourna obstinément dans son lit, comme pour illustrer ses convictions.
Si intrigant fût-il, avec sa faculté à lui tirer d’étranges et grisants
frissons, Theo Crighton n’était pas le genre de gentilhommes qu’Iris
s’imaginait épouser un jour. Elle aimait s’amuser, rire, danser et profiter de
ce que la vie avait à offrir, quand le comte semblait ignorer le sens de ces
mots, ou tout du moins ne pas en saisir l’intérêt.
Le vent mugissait toujours autour du manoir et s’engouffrait parfois
dans la cheminée, ravivant brusquement les braises dans l’âtre, ce qui
nimbait la pièce d’une douce lueur safran. Iris se lova plus confortablement
sous la courtepointe bien chaude. Oui, le comte était un homme
énigmatique et il ne ressemblait en rien aux hommes qu’elle avait
rencontrés jusqu’à aujourd’hui. Son beau visage austère apparut dans son
esprit et Iris ne put s’empêcher de se demander comment il avait obtenu ses
cicatrices. De toute évidence, l’incident qui l’avait ainsi marqué lui avait
également ôté la vue.
Un terrible accident était-il à l’origine de son rejet du monde et de son
désir de demeurer cloîtré dans son château à broyer du noir ? Ou avait-il
toujours été aussi malheureux ? Quelle que soit son histoire, rien ne
l’obligeait à rester prisonnier de sa peine. Dans la famille d’Iris, personne
n’était jamais triste, du moins jamais longtemps. Sa mère ne le tolérait pas.
Elle était prête à accepter bien des choses, mais pas que l’on s’apitoie sur
son propre sort. Chez les Springfeld, on se soutenait les uns les autres et on
apprenait à voir le verre à moitié plein.
Le comte avait besoin d’une bonne leçon d’optimisme et la mère d’Iris
aurait été la personne idéale. Mais il était hors de question que ces deux-là
se rencontrent. Malheureusement, cette aventure nocturne devrait rester
secrète si Iris tenait à protéger sa réputation.
Elle soupira. Cela signifiait que l’homme devrait demeurer dans ce
triste état, reclus dans son château, coupé du monde tout en continuant à
nourrir de vieux démons.
Quel dommage… Et quel gâchis !
Iris bâilla plus bruyamment qu’il n’était convenable pour une
jouvencelle de bonne famille. Il devait bien exister quelqu’un capable de
tirer un sourire au comte, de lui montrer ce que ce monde recélait de joie.
Peut-être même de lui enseigner que l’amour n’était pas une chimère. Mais
ce ne serait pas elle.
S’accrochant à cette pensée, elle se laissa enfin gagner par le sommeil…
pour s’en faire brusquement déposséder lorsqu’un hurlement déchira l’air.
Iris s’assit dans son lit et parcourut la pièce du regard. Les braises
mourantes scintillaient encore légèrement dans l’âtre et prodiguaient juste
assez de lumière pour qu’elle puisse distinguer qu’il n’y avait personne
avec elle dans la chambre.
Était-ce le vent ? Il rugissait toujours à l’extérieur, mais guère plus que
lorsqu’elle s’était endormie. Avait-elle rêvé ? Ou ce château était-il bel et
bien hanté ? Elle se mordit la langue et tâcha de se convaincre que les
fantômes n’existaient pas et que les châteaux n’étaient hantés que dans les
romans gothiques.
Ce fut alors qu’elle l’entendit à nouveau. Un homme hurlait comme si
tous les molosses des Enfers étaient en train de le déchiqueter vivant. Ce
n’était pas un rêve. Et ce n’était clairement pas un fantôme ; le cri était bien
trop réel et suintait une terrible agonie.
Son cœur battant frénétiquement contre les parois de sa cage thoracique,
Iris descendit de son lit et, les mains tremblantes, alluma une chandelle.
Levant le bougeoir devant ses yeux, elle ouvrit lentement la porte de sa
chambre et se figea. Elle ignorait d’où provenait le hurlement, ne
connaissait pas les lieux et ne savait ce qu’elle ferait quand elle trouverait la
personne en détresse… mais elle devait agir. Comment aurait-elle pu se
recoucher et prétendre que rien ne s’était produit ?
Prudemment, elle avança dans le corridor désormais plongé dans le noir.
La lueur de sa chandelle vacillait sur les murs et donnait une apparence
grossière et effrayante à son ombre.
Le cri déchirant et douloureux retentit à nouveau dans son dos. Iris fit
volte-face et tenta de se diriger vers l’origine du bruit. Il y avait tant de
pièces dans cette vaste demeure et la pénombre ne l’aidait guère à conserver
ses repères.
Le hurlement résonna encore, plus fort, plus dolent, et Iris comprit qu’il
provenait de la dernière chambre au bout du couloir. Plaçant une paume
devant la flamme de la chandelle pour empêcher qu’elle s’éteigne, elle
pressa le pas et posa une main sur la poignée de la porte. Elle s’immobilisa
et inspira profondément. Qu’allait-elle devoir affronter ? Elle l’ignorait,
mais il était hors de question de faire marche arrière. Un homme était en
train de subir un genre de torture. Elle jeta néanmoins un œil derrière elle,
espérant que quelqu’un, n’importe qui, sorte de la pénombre pour venir
l’aider, mais elle était seule. Les quartiers des domestiques devaient se
situer tout en haut de la maison, bien trop loin pour qu’ils l’entendent. Elle
aurait tant aimé pouvoir une nouvelle fois compter sur Charles, mais dans
l’obscurité, elle ne parviendrait jamais à trouver sa chambre. Et même si
elle réussissait, cela lui ferait perdre un temps précieux. Non, elle était la
seule chance de cet inconnu. Poussant la porte, elle serra les dents,
redoutant les horreurs auxquelles elle s’apprêtait à assister.
Chapitre 5

Iris ignorait à quoi s’attendre, mais son imagination avait maintenant


pris le pas sur la raison. Si elle se trouvait dans un roman gothique, alors le
comte serait inévitablement en train de résister vaillamment aux assauts
d’un démon et elle, l’héroïne romantique, devrait le sauver. Aussi effrayante
que cette idée puisse paraître, Iris la préférait largement à une situation plus
réelle, où un agresseur humain s’attaquerait au maître des lieux… un
adversaire face auquel, hélas, Iris n’aurait que peu de chances de triompher.
Lentement, elle ouvrit la porte et jeta un œil à l’intérieur. Elle ne vit
personne de menaçant, ni démon ni criminel. L’unique occupant était le
comte lui-même, qui s’agitait violemment dans son lit, ses draps en bataille,
son visage grimaçant, mais les paupières étrangement closes.
Un cauchemar.
La première réaction d’Iris fut de pousser un soupir de soulagement. Ce
n’était qu’un cauchemar. Puis elle se houspilla intérieurement d’avoir si peu
de cœur. Son hôte était bel et bien assailli par des démons, même s’ils
étaient immatériels. Comment pouvait-elle éprouver du soulagement,
simplement parce qu’elle-même n’était pas en danger ? Et bien que le
comte ne risquât rien à proprement parler, dans son esprit, les monstres
contre lesquels il se débattait étaient tout à fait réels. Tout autant que son
agonie. Quelqu’un devait le sauver de ses tourments et il n’y avait personne
d’autre dans les parages.
Après un dernier coup d’œil dans le couloir, Iris contourna la porte.
Ce qu’elle s’apprêtait à faire était bien pire que de se présenter sans
prévenir chez quelqu’un que sa famille n’avait pas officiellement rencontré.
Pire que de séjourner seule dans la maison d’un homme célibataire. Pire
encore que d’y passer la nuit. Ce qu’elle s’apprêtait à faire frôlait le
scandale.
Elle n’était pas mariée. Cette chambre appartenait à un homme
célibataire. Ils étaient seuls. Non, cela faisait plus que frôler le scandale.
C’était la définition même d’un scandale. Mais quel autre choix avait-elle ?
Après tout, comme elle l’avait souligné, ils étaient seuls. Personne ne
saurait jamais ce qu’elle avait fait. Les entorses à l’étiquette ne le
devenaient qu’une fois qu’elles étaient révélées au grand jour. Et un
comportement indécent ne constituait un scandale que si les gens en
parlaient.
Iris hocha la tête, satisfaite de ce raisonnement logique, et elle avança
silencieusement dans la pièce. Elle approcha du lit haut et large au centre
duquel le comte continuait de s’agiter en tous sens. Elle ne pourrait rien
faire de là. Elle allait devoir le rejoindre si elle voulait tenter d’apaiser son
angoisse.
Se répétant que tout ceci ne constituerait un scandale que si la bonne
société en entendait parler, Iris posa le bougeoir sur la table de chevet,
rassembla les pans de sa chemise trop ample autour de ses cuisses et se
hissa sur le matelas.
Que dirait sa mère si elle pouvait la voir en cet instant ? Iris préférait ne
pas y songer. Sans doute l’aurait-elle félicitée pour sa générosité face à la
souffrance d’autrui, mais rien n’aurait pu excuser à ses yeux le fait qu’elle
venait de rejoindre un homme dans son lit.
Mais mère n’en saura jamais rien, elle non plus.
Le comte continuait de bouger et de se tordre, sa tête roulant de droite et
de gauche sur son oreiller. Iris se pencha en avant et enveloppa ses épaules
collantes de sueur de ses deux bras. Il se tourna brusquement vers Iris et
s’agrippa à elle comme un naufragé à un rocher. Il avait besoin d’aide,
besoin d’elle… alors au diable les convenances ! Peu importait ce que l’on
pourrait dire ou non, Iris savait qu’elle avait pris la bonne décision.
Elle l’attira contre lui, plaça sa tête sur sa propre épaule et caressa
doucement ses cheveux. Combien de fois sa mère l’avait-elle apaisée de
cette façon lorsqu’elle était enfant, chassant ses cauchemars de son étreinte
réconfortante ?
— Du calme, tout va bien, vous êtes en sécurité, murmura-t-elle de la
même voix rassurante que sa mère. Je suis là. Tout ira bien, ajouta-t-elle.
Les violents mouvements de l’homme s’atténuèrent et Iris sourit. Oui,
elle avait pris la bonne décision et quiconque avec assez de cœur n’aurait
sans doute rien eu à redire sur son comportement, même si le comte ne
portait pas de chemise et qu’il était peut-être entièrement nu. Elle ignorait à
quoi il ressemblait sous cette pelote de draps froissés, mais elle était une
jeune demoiselle trop bien élevée pour chercher à spéculer.
Elle caressa avec tendresse son front moite de sueur, repoussant ses
cheveux trempés.
Son geste sembla l’apaiser davantage, mais il continuait de marmonner
non, non, non.
Iris inclina la tête et la posa gentiment au sommet de la sienne.
— Il n’y a plus rien à craindre, murmura-t-elle. Je suis là. Plus personne
ne vous fera de mal.
Ses lèvres étaient si près de son front qu’elle les couvrit d’un léger
baiser, se persuadant qu’elle se contentait de reproduire ce qu’aurait fait sa
mère pour la soulager. L’homme se détendit dans son étreinte, bien que son
souffle demeure saccadé. Il marmonnait toujours et Iris pouvait sentir son
cœur battre dans son large torse.
Il avait besoin d’elle, besoin qu’elle le réconforte.
Iris embrassa sa tempe, puis sa joue. Juste pour l’apaiser, évidemment,
et non pour un quelconque autre motif. Puis, du bout des lèvres, elle
effleura sa bouche. C’était simplement dans l’espoir de dissiper ses
murmures fiévreux. Bien entendu.
Et cela fonctionna. Preuve qu’elle n’avait aucune raison de s’inquiéter
de son comportement. La respiration du comte ralentit et il se détendit
entièrement dans ses bras, la tête toujours posée sur son épaule, son torse
pressé contre le sien.
Elle aurait dû s’en aller ; le rallonger délicatement sur le matelas et
s’éclipser en silence. Les démons l’avaient libéré et plus rien ne justifiait sa
présence ici.
Pourtant, elle s’attarda, se délectant de la sensation de tenir ce parangon
de masculinité au creux de son étreinte. Elle aimait le serrer contre elle.
Lentement, elle plaça une paume sur son torse. Son cœur battait toujours la
chamade. Cela la convainquit.
Elle devait rester. Il aurait été cruel de l’abandonner avant qu’il ne soit
complètement calmé. Une fois qu’elle aurait eu la confirmation que ses
démons étaient bel et bien partis, elle regagnerait sa chambre. En attendant,
il n’y avait aucune raison pour qu’ils ne demeurent pas ainsi. C’était la
décision la plus logique.
Elle opina du chef, comme si, puisqu’elle était seule ici et qu’il n’y
avait personne pour lui en donner la permission, elle se l’accordait à elle-
même. La paume toujours plaquée sur son pectoral, Iris savourait le
battement puissant de son cœur sous ses doigts. Puis elle fit lentement
glisser sa main sur les aplats moites de son torse et sentit son propre cœur
bondir dans sa poitrine. À la lueur vacillante de la chandelle, la peau du
comte semblait nimbée d’un halo doré qui dessinait les courbes de ses
muscles sculpturaux à la perfection. Il était absolument magnifique. Du
bout du doigt, elle traça une ligne le long de ses épaules, en appréciant la
force et la fermeté. C’était comme s’il avait été façonné dans le marbre,
sauf qu’il était chaud et plein de vie. Elle suivit de l’index une veine
proéminente qui saillait sur toute la longueur de son bras, puis remonta par
le même chemin jusqu’à son cou, où elle posa timidement la paume sur sa
joue, caressant la barbe naissante qui couvrait le bas de son visage. Depuis
leur rencontre, elle rêvait de toucher la fossette qui creusait le centre de son
menton. Cette fois, elle céda à la tentation. Après tout, songea-t-elle avec un
sourire, elle n’en aurait probablement plus jamais l’occasion.
Le comte semblait à présent parfaitement serein. Elle plaqua à nouveau
sa paume sur son torse, juste pour vérifier que son cœur avait retrouvé un
rythme normal. C’était le cas. Elle avait sa confirmation. Elle n’avait plus
aucune excuse pour s’attarder.
La respiration de l’homme était lente et régulière, il dormait
paisiblement. Tout était terminé. Il était temps de partir.
Avec autant de douceur qu’elle le put, elle se défit de son étreinte et
plaça sa tête sur l’oreiller. Puis, se mouvant aussi discrètement que possible,
elle regagna le bord du lit, déterminée à ne pas le réveiller maintenant qu’il
se reposait tranquillement.
Mais elle échoua. En mettant un pied à terre, elle bouscula bruyamment
la table de chevet.
Le comte se redressa d’un coup. Il bondit du matelas et se tourna vers
elle, tout son corps tendu comme un ressort.
— Quoi ? Où ? s’exclama-t-il d’une voix paniquée.
Il battit l’air de ses bras un moment, pantelant, puis soudain, il les laissa
retomber. Son dos se raidit et il carra les épaules.
— Que faites-vous ici ? gronda-t-il d’un ton glacial.
Iris se demanda s’il était réveillé à présent et s’il s’adressait bien à elle
et non pas à quelque démon de ses cauchemars, mais puisqu’elle était seule
avec lui dans la pièce, elle jugea préférable de répondre :
— Ce n’est que moi. Iris Springfeld.
— Je sais qui vous êtes. Que faites-vous dans ma chambre ?
— Comment saviez-vous que c’était moi ?
Après tout, il était aveugle et, quelques instants plus tôt, il s’était cru
attaqué par des ennemis invisibles.
— Votre odeur. Vous sentez la fleur d’oranger, ainsi que l’eau de rose
que vous appliquez probablement sur votre visage.
Et vous sentez le musc et le citron, voulut rétorquer Iris, tentée de l’en
informer, mais elle préféra se mordre la lèvre pour éviter de trop en révéler.
— Répondez-moi, reprit-il d’un ton acéré. Que faites-vous dans ma
chambre et dans mon lit ?
Bonne question. Que faisait-elle encore ici ? Iris se tourna vers lui et sa
main bondit jusqu’à sa bouche, mais pas assez vite pour retenir le petit
couinement de surprise qui lui échappa. Il lui faisait face, le visage orageux,
mais il ne paraissait pas se rendre compte qu’il était complètement nu.
Iris se trouvait seule dans la chambre d’un homme nu. Ce scandale
empirait de minute en minute. Et voilà qu’elle le lorgnait aussi ouvertement
que si elle en avait eu tous les droits.
Reprenant ses esprits, Iris se cacha derrière ses paumes pour se protéger
d’une vision si peu chaste et qu’elle n’aurait jamais dû contempler avant sa
nuit de noces. Mais, incapable de s’en empêcher, elle écarta légèrement les
doigts pour jeter un second coup d’œil à ce bel Adam.
Ses mains étant devenues inutiles, elle les ramena devant sa bouche
pour se retenir de pousser plus d’exclamations ou de soupirs indécents. Elle
n’aurait pas dû faire cela. C’était tellement inconvenant. Mais comment
aurait-elle pu faire autrement ? Il se tenait debout en face d’elle.
Complètement nu.
— Eh bien, allez-vous me répondre ? exigea-t-il.
Iris essaya. Elle essaya vraiment, mais ne put que déglutir bruyamment
et continuer de l’admirer.
Et que n’aurait-elle donné pour faire plus que cela ! La tentation de
laisser ses paumes courir sur tout son corps était si pressante qu’elle avait
les doigts qui en fourmillaient. Elle déglutit encore, baissa les mains et les
ramena dans son dos, comme pour les empêcher de céder à cette pulsion
primaire.
C’était une situation terriblement choquante pour une jeune femme. Elle
avait pourtant eu d’honorables intentions en pénétrant dans cette pièce, mais
ne pouvait nier que certaines de ses actions, par la suite, avaient été aussi
inconvenantes que répréhensibles. S’il était horrifié de la trouver dans sa
chambre, il serait sûrement outré et furieux d’apprendre qu’elle avait
caressé sa joue, son torse, ses lèvres… sans son consentement. Sans doute
l’aurait-elle été plus encore que lui, si les rôles avaient été inversés. Elle
commençait seulement à prendre conscience de l’immoralité de ce qu’elle
venait de faire.
— Je… euh… J’étais juste…
Le comte plaqua ses poings sur ses hanches, attendant l’explication
qu’elle semblait incapable de formuler.
Son esprit était trop accaparé par ce qu’elle voyait et par la réalisation
de ce qu’elle avait fait. Hélas, elle avait beau s’exhorter à plus de discipline,
se dire qu’elle devait absolument lui répondre et quitter cette pièce le plus
vite possible, la partie de son cerveau qui contrôlait ses yeux ne paraissait
pas l’écouter. Ces derniers continuaient leur implacable descente le long de
son corps, admirant le tapis de poils sombre sur son torse, qui se réduisait
en une fine ligne jusqu’aux aplats de ses abdominaux. Iris se couvrit à
nouveau la bouche pour s’empêcher de pousser de nouvelles exclamations à
mesure que son regard glissait de plus en plus bas.
Elle aurait dû tourner la tête. Elle aurait vraiment dû tourner la tête.
C’était impardonnable pour des dizaines de raisons et pas simplement parce
que c’était un comportement inconvenant pour une jeune lady. Elle profitait
de sa vulnérabilité et même de son infirmité ! Elle aurait dû avoir honte de
se conduire de façon si impudique, si égoïste, si grossière. Oui, elle aurait
dû avoir honte, songea-t-elle alors que son regard s’attardait. Puis
brusquement, ses yeux remontèrent jusqu’au visage du comte, déformé par
la colère tandis qu’il attendait sa réponse.
Dis-lui.
— Euh… vous ne le savez sans doute pas, tenta-t-elle timidement, mais
j’ai apporté une chandelle avec moi et vous êtes… eh bien, vous vous tenez
au milieu de la pièce… et vous êtes complètement…
Elle toussota, puis recula d’un pas lorsque le comte arracha un drap du
lit avec violence pour en envelopper le bas de son corps. Il enroula le tissu
blanc autour de ses hanches étroites, mais son torse demeurait parfaitement
visible. Iris, que sa propre audace surprenait, n’eut aucun scrupule à se
repaître de cette vision de son anatomie. Après tout, s’il avait souhaité
qu’elle cesse de le regarder, il se serait entièrement couvert, raisonna-t-elle.
N’est-ce pas ?
— Vous n’avez toujours pas répondu à ma question, aboya-t-il avec
hargne. Que faites-vous ici ? À moins que ce genre de comportements ne
soit chez vous une habitude ? Entrez-vous souvent dans la chambre d’un
homme au beau milieu de la nuit ? Sans y avoir été conviée ? Et jusque
dans son lit, qui plus est ?
Maintenant que la partie la plus critique de son corps était couverte, Iris
sembla retrouver un meilleur contrôle de son esprit et elle se concentra sur
ses accusations :
— Non, certainement pas.
Elle lui fit face et se redressa fièrement, plaçant ses propres poings sur
ses hanches, même si le comte ne pouvait voir sa posture de défi.
— Si vous tenez tant à le savoir, vous hurliez dans votre sommeil.
La colère sur son visage s’atténua un moment, aussitôt remplacée par un
regard dur et chargé de reproche, même si Iris était incapable de dire si cette
expression lui était destinée ou s’il se l’adressait à lui-même.
— Et en quoi cela requérait-il votre intervention ? Qu’espériez-vous en
venant ici ? Me sauver ?
Iris haussa les épaules :
— Je ne savais pas vraiment quoi penser. J’ignorais pour quelle raison
vous gémissiez de la sorte.
Elle le contempla un instant et se rappela combien la douleur et la
détresse avaient déformé son beau visage lorsqu’elle s’était invitée dans la
pièce.
— Vous faisiez un cauchemar, expliqua-t-elle avec douceur.
— Un cauchemar ! s’exclama-t-il, visiblement à deux doigts de hurler.
Vous êtes entrée dans ma chambre à cause d’un cauchemar ?
— Ma foi, oui. Mais ce devait être un cauchemar terrible.
Elle lui désigna d’un geste les draps en bataille avant de se souvenir
qu’il ne pouvait pas les voir.
— Ce n’était rien d’autre qu’un rêve ! cracha-t-il.
Iris haussa les épaules :
— Parfois les cauchemars sont aussi effrayants que la réalité, ou même
plus.
Il secoua la tête, incrédule.
— Et comme je vous l’ai dit, ce cauchemar semblait terrible. Vous ne
faisiez pas que hurler. Vous vous débattiez en tous sens… votre cœur s’était
emballé.
Il haussa un sourcil et Iris espéra qu’il ne se demandait pas comment
elle avait obtenu cette dernière information. Elle ne tenait pas à ce qu’il
sache où ses doigts imprudents s’étaient promenés.
— Je ne pouvais pas vous laisser ainsi, ajouta-t-elle rapidement.
Il inspira longuement avant de souffler lentement.
— Les rêves ne peuvent pas me blesser et je ne suis pas un enfant qui a
besoin d’être rassuré.
Il avait tort. Les rêves pouvaient blesser quelqu’un et, de toute évidence,
ce cauchemar l’avait profondément torturé. Quelque chose de terrible avait
donné naissance à ce mauvais rêve. Quelque chose ou quelqu’un lui avait
fait du mal. Cette même chose qui l’avait rendu si agressif et qui était
probablement aussi à l’origine de son isolement. Iris aurait tant aimé savoir
ce qui lui était arrivé. Mais ce n’était guère le moment de lui poser ce genre
de questions.
— Tout le monde a besoin d’un peu de réconfort de temps en temps,
préféra-t-elle répliquer, se retenant d’ajouter : et vous sans doute plus que
les autres.
Au lieu de débattre de ce point avec elle, il se contenta de pousser un
grognement désapprobateur.
— Savez-vous de quoi vous rêviez ? demanda-t-elle en conservant une
voix douce et apaisante.
— Non, aboya-t-il à nouveau, et je n’ai aucune intention d’en discuter
avec vous.
Iris haussa une épaule, guère impressionnée par son accès de fureur :
— C’est juste que lorsque nous faisions des cauchemars, enfants, mère
faisait toujours en sorte que nous lui racontions nos rêves. Elle disait qu’en
parler était le meilleur moyen d’affaiblir le croque-mitaine.
Il resta muet, se contentant de demeurer figé au milieu de la pièce, les
poings de nouveau vissés sur ses hanches.
— C’est pour cela que je vous propose d’en discuter, pour que vos
cauchemars perdent de leur emprise sur vous.
— Je-ne-suis-pas-un-enfant, finit-il par prononcer, chaque syllabe
brûlant de rage contenue. Je ne crains pas le croque-mitaine et je n’ai
certainement pas besoin d’être materné.
— Je le sais. Je pensais simplement…
— Penser n’est clairement pas une activité dans laquelle vous excellez,
Lady Iris, la coupa-t-il avec hargne. De toute évidence, l’intelligence n’est
guère l’un de vos points forts.
Iris le foudroya du regard. C’était ce que tout le monde présumait. Parce
qu’elle était jolie, d’aucuns partaient du principe qu’elle ne pouvait pas
aussi être dotée d’un esprit bien fait. Peu de personnes en dehors de sa
famille se souciaient d’entendre son avis. Tout ce que les hommes
attendaient d’elle était qu’elle soit belle, qu’elle glousse aux bons moments
et qu’elle apprécie ouvertement leurs attentions et leurs flatteries. Et
visiblement, le comte n’était finalement pas différent des autres. Bien qu’il
ne pût savoir si elle était jolie ou non, il avait néanmoins embrassé les
mêmes préjugés que tous ces paons condescendants.
— Comment osez-vous ? murmura-t-elle d’une voix bouillonnante
d’indignation. Le fait que je m’efforce de vous aider ne vous octroie
nullement le droit de m’insulter.
— Et le fait que vous vous efforciez de me materner ne vous octroie
nullement le droit de faire irruption dans ma chambre au beau milieu de la
nuit.
— Je n’ai pas fait irruption. Et je n’ai aucune intention de vous
materner.
Elle le jaugea de la tête aux pieds dans une attitude de défi. Puis elle le
jaugea de la tête aux pieds une nouvelle fois, avec un peu moins de défi et
un peu plus d’admiration.
— Si vous n’êtes pas venue ici pour me sauver, alors que faites-vous
dans ma chambre ? Pourquoi étiez-vous dans mon lit ? Et pourquoi êtes-
vous encore là ?
Iris déglutit. C’était une bonne question. Elle s’était effectivement
attardée plus que de raison après avoir réussi à l’apaiser, mais cela n’avait
rien à voir avec un besoin de le materner… bien au contraire. Hélas, elle ne
pouvait lui avouer la vérité.
Elle avait ressenti un désir irrépressible de l’admirer, de l’enlacer, de le
toucher… et elle l’avait fait. Sans son accord. Comment aurait-elle pu
admettre une chose pareille ? L’informer qu’elle savait exactement à quel
point les muscles de son torse étaient fermes ? À quel point la peau de ses
joues était douce sous sa barbe naissante ? À quel point ses lèvres étaient
chaudes sous les siennes ?
Iris serra ses paumes l’une contre l’autre, comme si elles contenaient
toujours le souvenir de son corps sculpté, de sa bouche sensuelle et de son
visage endormi.
Puis elle s’efforça de se rappeler que l’homme en question venait de la
traiter de la façon la plus grossière qui soit, quand tout ce qu’elle avait
cherché à faire, c’était l’aider. Il ignorait ce qu’elle avait fait et n’avait
aucun droit de lui parler ainsi. Il aurait dû la remercier de l’avoir libéré des
démons qui tourmentaient son sommeil.
— Vous êtes vraiment l’homme le plus agaçant et le plus ingrat que
j’aie jamais rencontré, rétorqua-t-elle, préférant se mettre en colère contre
lui plutôt que de penser à son propre comportement amoral. Ne pouvez-
vous exprimer quelque peu de reconnaissance envers les gens qui cherchent
à vous aider ?
— Je n’ai pas besoin d’aide, ni de vous ni de personne.
— Bien, contra-t-elle en plaquant à nouveau ses mains sur ses hanches
pour imiter sa posture furieuse, puisque vous le prenez ainsi… ne comptez
pas sur moi pour me précipiter la prochaine fois que vous hurlerez au beau
milieu de la nuit.
Il écarquilla les yeux et retroussa légèrement le coin de ses lèvres,
visiblement incrédule. Iris avait parlé trop vite et en eut brutalement
conscience : il n’y aurait pas de prochaine fois. Au terme de cette nuit
mouvementée, elle ne reverrait sans doute jamais Theo Crighton.
— Et puisque vous vous montrez si grossier, je m’en vais.
Elle lui adressa un dernier regard noir, avant de se rappeler que c’était
un geste inutile. Ses yeux tombèrent sur le matelas du comte et ses draps en
bataille où, quelques minutes plus tôt, il s’était débattu de toutes ses forces.
— Laissez-moi juste arranger vos draps et couvertures pour que vous
puissiez vous rendormir tranquillement.
Iris se dirigea vers le lit, mais se trouva stoppée par la poigne de fer de
l’homme qui se referma sur son bras.
— Laissez ça ! aboya-t-il.
Il était vraiment affreusement grossier.
— Mais je voulais seulement…
— Vous vouliez me materner une dernière fois avant de partir. Je ne
veux pas de votre aide et, comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas besoin que
vous me materniez.
— Oh ! très bien, descendez de vos grands chevaux, souffla-t-elle en
contemplant le lit avec consternation.
Elle ignorait comment il espérait se rendormir dans cet enchevêtrement
de tissu, car les draps, les couvertures et la courtepointe s’étaient emmêlés
jusqu’à faire des nœuds, mais tant pis pour lui.
Le comte lâcha son bras :
— Fichez le camp, gronda-t-il.
Iris renifla avec mépris, navrée qu’il ait une fois de plus refusé son aide,
mais il n’y avait plus rien à dire ou à faire et elle ne comptait pas demeurer
dans cette chambre une minute de plus.
— Je constate que vous allez beaucoup mieux, maugréa-t-elle en
récupérant son bougeoir. Vous êtes redevenu aussi grincheux qu’avant. Je
vous laisse donc vous rendormir au milieu de votre… champ de bataille.
Et bien qu’il ne pût la voir, Iris leva haut le nez et quitta la pièce,
déterminée à sortir telle l’incarnation de l’indignation vertueuse. Au
moment de franchir la porte, elle s’interrompit et se retourna. Même
l’incarnation de l’indignation vertueuse pouvait s’autoriser à un dernier
coup d’œil à ce torse nu. Après tout, ils le savaient tous deux : il n’y aurait
pas de prochaine fois et elle n’aurait plus jamais l’occasion de contempler
ainsi le comte de Greystone.
Chapitre 6

Impossible. Il n’y avait pas d’autre mot. Toute cette situation n’avait
pas pu se produire. C’était impossible. Cette femme était impossible !
Dès qu’il entendit le cliquetis de la porte se refermant derrière elle,
Theo se recoucha et lutta avec les draps et la courtepointe, s’efforçant de
remettre un semblant d’ordre dans sa literie. Il ignorait où était passée sa
chemise de nuit, dont il avait dû se débarrasser pendant son sommeil agité,
mais il était inutile de la chercher à cette heure.
Il tira sur le fouillis de tissu pour tenter de se couvrir sans cesser de
maudire entre ses dents cette odieuse et exaspérante Lady Iris. Pour qui se
prenait-elle pour s’inviter ainsi dans sa chambre ? La dernière chose dont il
avait besoin était qu’une femme envahissante décide qu’il était son devoir
de sauver ce pauvre et malheureux aveugle.
Existait-il personne plus agaçante ? Il en doutait fort. Et alors qu’il lui
exprimait, d’une façon qu’il jugeait fort mesurée, ses objections à la trouver
dans sa chambre, voilà qu’elle lui répondait d’un ton offensé et hautain !
À quoi diable s’était-elle attendue ? À ce qu’il l’abreuve d’une gratitude
éternelle ? Il n’était pas un enfant et ne laisserait jamais une soi-disant âme
charitable l’infantiliser de la sorte. Il tira à nouveau sur le nœud de draps.
Cette femme était complètement folle ! Il avait simplement fait un
cauchemar, par Dieu ! Ce n’était guère le premier et ce ne serait
certainement pas le dernier. Comme si cela méritait qu’elle se mette dans
tous ses états !
Il vira sur le côté et de vagues souvenirs de son cauchemar lui revinrent
en mémoire, des flammes dansant à la périphérie de sa conscience. C’était
un rêve familier, qui avait souvent refait surface au cours des six années
passées, mais ce soir, il semblait s’accompagner d’autre chose. D’une
sensation différente. Plus douce et plus tendre. Comme les caresses d’une
femme, ses baisers délicats, son corps souple.
L’avait-elle touché ? Caressé son visage et son torse ? Ou son esprit
enfiévré avait-il imaginé tout cela ? Ça ne pouvait être qu’un songe, car il
avait également l’impression que quelqu’un avait déposé un baiser sur son
front. C’était impossible. Personne n’oserait jamais l’embrasser là, sur ces
hideuses cicatrices qui le défiguraient.
Maudite soit cette femme ! Elle n’allait tout de même pas se mettre à
envahir ses rêves aussi ? Il se rassit brusquement et frappa son oreiller avec
hargne, autant pour lui redonner sa forme que pour soulager une partie de sa
colère. Il ne voulait pas de son aide, il n’avait pas besoin de son aide, pas
plus que de ses caresses et de ses baisers, même imaginaires. Il ne savait
que trop bien à quel point il serait dangereux de laisser une jolie jeune
femme comme Iris Springfeld entrer dans sa vie. Il savait à quel point il
serait aisé de succomber à ses charmes. Et s’il devait bien admettre qu’il
était tentant de reproduire cette erreur, le prix à payer par la suite serait bien
trop élevé. Non, il refusait de revivre cela.
Il s’en sortait très bien tout seul. Certes, il faisait des cauchemars de
temps en temps. Et alors ? Il était parfaitement capable de surmonter cela
sans qu’elle vienne le materner. Il avait perdu le compte du nombre de nuits
où il s’était réveillé en sursaut, tremblant et agité, ses draps en bataille, tout
son corps trempé de sueur. C’était habituel. De simples rêves avec lesquels
il avait appris à vivre, à sa façon et sans l’aide de personne.
Theo se retourna et ses narines se trouvèrent soudain submergées par le
parfum de Lady Iris, encore présent sur son oreiller et ses couvertures.
Maudite, maudite soit cette femme ! Même lorsqu’elle n’était plus là, il ne
parvenait pas à lui échapper. Il huma profondément le tissu. Fleur d’oranger
et eau de rose. Malgré lui, Theo dut bien admettre que son odeur avait
quelque chose de réconfortant.
Au lieu de tourner le dos à cette fragrance, il continua à l’inhaler
lentement. À chaque inspiration, son souffle s’apaisait, sa colère se
dissipait. Petit à petit, il se laissa tomber dans les bras de Morphée, cette
fois baigné d’une sensation chaleureuse, celle d’une douce étreinte, teintée
de guérison et d’amour. La caresse du soleil inondant la pièce par la fenêtre
sans rideau tira Theo d’un repos réparateur. Il s’étira dans son lit, plus
détendu qu’il ne l’avait été depuis des années. C’était un agréable
changement, de profiter enfin d’une bonne nuit de sommeil, et Theo se
demanda ce qui l’avait induit.
Il demeura allongé un moment, repassant dans son esprit tout ce qui
s’était produit la veille et cette nuit, chaque nouveau souvenir élaguant
davantage son calme jusqu’à ce que sa sérénité se soit totalement évaporée
et que cette rage si coutumière l’ait à nouveau englouti.
Théo était souvent en proie à la colère, mais ce matin-là, elle trouva une
coupable toute désignée : Iris Springfeld. Cette commère envahissante et
bavarde avec ses incessants gloussements.
Et qui séjournait encore sous son toit ! Il allait devoir l’affronter une
fois de plus. Si seulement cette femme n’avait été qu’agaçante, mais elle
avait aussi été témoin de ses instants les plus vulnérables.
Il détestait songer qu’elle avait assisté à ses terreurs nocturnes. Imaginer
que quelqu’un puisse le considérer comme faible, en particulier une
jouvencelle, et en particulier Lady Iris Springfeld, le rendait malade. Il était
furieux qu’elle ait cru qu’il eût besoin d’aide, simplement parce qu’il faisait
des cauchemars. Il n’avait besoin de personne et surtout pas d’un petit
rayon de soleil envahissant qui pensait pouvoir tout arranger avec quelques
caresses et paroles de réconfort.
Theo repoussa ses draps, dont les nœuds lui jetèrent davantage de
souvenirs insultants au visage, comme le piteux état dans lequel elle l’avait
découvert cette nuit. Sa colère frémissant toujours en lui, Theo se dirigea
vers la fenêtre et l’ouvrit d’un coup sec dans l’espoir que l’air frais et
matinal lui permettrait de garder la tête froide. Le vent était enfin tombé, la
tempête disparue. Les oiseaux chantaient gaiement dans les arbres et la
brise portait la délicieuse odeur de l’herbe et des feuilles mouillées.
Plus rien désormais ne pourrait l’empêcher de sortir cette intruse de sa
vie et de la renvoyer chez elle pour de bon.
Parfait.
Se détournant de la fenêtre, Theo s’enveloppa dans sa robe de chambre
et tira la cloche de service de son valet. Il attendit son arrivée en faisant les
cent pas dans la pièce.
Elle allait enfin s’en aller, mais malheureusement, il n’aurait d’autre
choix que de la croiser une dernière fois avant son départ. La politesse
exigeait qu’il lui présente ses adieux, mais ensuite, il s’en laverait les mains.
Miss Springfeld disparaîtrait de son existence, de même que ses manières
envahissantes et ses viles intentions de le réconforter.
Il se figea soudain. Quelle mouche le piquait ? Pourquoi était-il aussi
furieux contre elle ? Les actions de la jeune femme justifiaient-elles une
condamnation si sévère ?
Il inspira profondément avant de souffler lentement. Se montrait-il
injuste ? Ou pire, se comportait-il comme un véritable mufle ? Après tout,
que lui avait-elle réellement fait ? Elle avait entendu ses cris au milieu de la
nuit et s’était précipitée à son secours.
Ses intentions, bien que peu judicieuses, avaient été honorables. Et,
même si toute cette situation l’avait terriblement fâché, il lui fallait
reconnaître qu’elle avait fait preuve de courage. Elle qui s’était retrouvée
par la force des choses à dormir dans l’étrange demeure d’un parfait
inconnu n’avait pas hésité à intervenir lorsqu’elle l’avait cru en danger. Et il
avait récompensé sa bravoure par des remarques acerbes et furieuses.
Serrant les mâchoires, il se remit à arpenter la pièce. Maudite soit cette
femme ! Voilà qu’il allait devoir se rabaisser une fois de plus devant elle et
lui présenter des excuses pour son comportement.
Soit. Le plus vite il se serait débarrassé de cette corvée, mieux il se
porterait. Elle pourrait ensuite repartir et le laisser vivre en paix.
Son valet arriva avec une aiguière pleine d’eau et son matériel de
rasage. Theo s’assit et James fit courir le blaireau chargé de savon sur ses
joues et son menton. Il fulminait toujours tandis que son domestique
aiguisait le rasoir sur une longue lanière en cuir.
Pourquoi avait-il fallu qu’elle pénètre dans sa chambre et lui complique
autant la vie ? Ne lui avait-on donc jamais appris qu’une jeune femme
célibataire n’était pas censée s’inviter dans les quartiers d’un homme, et ce
en aucune circonstance ? Ne réalisait-elle pas à quel point une telle action
aurait pu la compromettre ? Si quelqu’un découvrait ce qui s’était passé
cette nuit, sa famille serait en droit d’exiger leur mariage. Sa colère enfla à
nouveau.
Ces importantes considérations avaient-elles seulement effleuré son
esprit étroit ? À moins qu’elle ne se soit crue en sécurité parce qu’elle était
entrée dans sa chambre ?
Oui, c’était sûrement ce qu’elle s’était dit. Même si Theo avait été
suffisamment cruel pour la compromettre, aucun parent n’aurait insisté pour
qu’un homme comme lui épouse leur fille. Il inclina la tête en arrière tandis
que son valet glissait la lame acérée sur ses joues et son cou et se
contraignit au calme.
Il était grand temps de chasser Lady Iris Springfeld de ses pensées. Il ne
gaspillerait pas une minute de plus à songer à une femme qui lui faisait
bouillir le sang. Surtout pas quand un rasoir aiguisé courait si près de sa
jugulaire.
Sa respiration toujours lente et profonde, il s’efforça de ne plus laisser
cette petite diablesse s’imposer à son esprit avec ses rires, ses bavardages
insouciants et son comportement inconvenant.
Quand son valet plaça finalement une serviette chaude sur son visage,
Theo poussa un soupir de soulagement. Il avait survécu à cette séance de
rasage sans une seule estafilade, en dépit de son agitation intérieure. Même
s’il devait admettre que cette victoire reposait davantage sur le talent de
James que sur sa propre capacité à écarter Lady Iris de ses pensées. Et
maintenant, il allait devoir supporter sa compagnie quelques heures de plus
et faire de son mieux pour masquer son agacement, un exploit qui requerrait
un degré de retenue que Theo n’était pas certain de posséder.
— Lady Iris est-elle levée ? demanda-t-il à son valet lorsque ce dernier
eut retiré la serviette chaude.
— Oui, milord. Je crois que la jeune lady s’est réveillée très tôt.
— Bien.
— Et elle porte désormais sa propre toilette, nettoyée et séchée.
Theo perçut l’amusement dans la voix du domestique. Sans doute
Charles l’avait-il informé que Lady Iris avait été contrainte de finir la soirée
avec les vêtements du comte.
— Et où se trouve-t-elle à présent ? s’enquit-il tandis que James
choisissait un costume dans son armoire.
— La dernière fois que je l’ai vue, elle était dans la salle du petit
déjeuner, répondit le valet en tendant le pantalon et la chemise à Theo.
— Et le cocher a-t-il bien reçu l’instruction de la ramener chez elle dès
qu’elle sera prête à partir ?
— Oui, milord.
Theo hocha la tête. Il ne lui restait plus qu’à lui présenter rapidement
ses excuses, la laisser prendre congé, la pousser dans sa voiture et c’en
serait terminé. Sa vie reviendrait enfin à la normale.
James l’aida à enfiler sa veste et, quand ce dernier l’eut brossé jusqu’à
atteindre un degré de perfection qu’il estimait satisfaisant, Theo quitta ses
quartiers et emprunta le chemin qu’il connaissait par cœur.
Il avait fait en sorte que les trajets qu’il effectuait le plus souvent soient
libres de tout obstacle. Là où le reste de la maison comportait toute une
panoplie de décorations et de babioles que ses ancêtres avaient amassée au
fil du temps, le couloir menant à sa chambre était aussi spartiate qu’une
cellule de moine.
Il avait également ordonné à son personnel de n’huiler aucun gond ni
aucune serrure. Cela permettait à Theo de savoir quand la porte s’ouvrait
pour laisser entrer quelqu’un. Ces petits agencements offraient à Theo
l’assurance nécessaire pour qu’il puisse se déplacer librement dans sa
propre demeure. Il ne jouissait guère de cet avantage dehors, où n’importe
quel obstacle pouvait le faire trébucher et attirer l’attention sur son
infirmité.
Il agrippa fermement la rambarde. Pourtant, même dans ce sanctuaire,
la jouvencelle l’avait vu dans ses pires états. C’était pour cela qu’il évitait la
société. Pour cela qu’il se coupait du monde. Parce qu’il ne supportait pas
qu’elle, ou quiconque d’ailleurs, le considère avec pitié.
La main toujours sur la rambarde, il descendit l’escalier en comptant les
marches jusqu’au rez-de-chaussée. Puis il compta à nouveau les pas qui le
séparaient de la salle du petit déjeuner.
Il atteignit la porte, serra les dents et se figea, le poing étroitement
refermé sur la poignée. Puis, avec un soupir résigné, il poussa le vantail,
déterminé à en finir le plus rapidement et le moins douloureusement
possible.
Chapitre 7

— Bonjour ! claironna sa voix rayonnante depuis l’autre côté de la


table. C’est une merveilleuse journée, n’est-ce pas ?
Il grommela une réponse, s’assit sur sa chaise habituelle et tendit le bras
vers la cafetière… mais ses doigts se refermèrent dans le vide. La bougresse
l’avait bougée. Charles s’empressa de s’avancer pour faire glisser le
récipient à portée de sa main. Theo murmura un remerciement, versa la
boisson chaude dans une tasse et résista à la tentation d’informer Lady Iris
que chaque objet dans cette maison avait une place et qu’il n’appréciait
guère que cela change, au risque de l’obliger à dépendre des autres pour des
actions basiques, comme se servir un café. Mais il se mordit sa langue, se
rappelant qu’il avait des excuses à lui présenter et qu’un reproche
constituerait une piètre entrée en matière.
— Vous pouvez vous retirer, merci, Charles, déclara Theo.
Il était inutile que qui que ce soit entende ce qu’il avait à dire. Ses
domestiques étaient probablement déjà au courant pour ses cauchemars ;
peu de choses leur échappaient entre ces murs. Mais ils n’avaient guère
besoin de savoir de quelle façon Lady Iris occupait ses nuits et Theo ne
tenait pas à ce que Charles le voie s’abaisser à demander pardon à cette
petite écervelée.
— Sans les branches cassées et l’allée détrempée, on peinerait à croire
qu’une tempête a sévi toute la nuit, reprit Lady Iris sur le même ton
guilleret. Et encore, vos jardiniers sont déjà à pied d’œuvre ! Je suis sortie
m’aérer un moment avant de venir m’attabler pour le petit déjeuner et ils
avaient presque terminé de tout nettoyer.
Visiblement, la bonne humeur de Lady Iris ne se cantonnait pas aux
soirées, elle était tout aussi pétulante le matin. Certaines personnes étaient
plus énergiques au réveil, d’autres à la brune… Au grand désarroi de Theo,
Lady Iris était énergique jour et nuit.
— Maintenant que la tempête est passée, vous devez être impatiente de
rentrer chez vous, dit-il en prenant une gorgée de ce revigorant café.
Je suis certainement impatient de vous voir repartir.
— Oui, je ferais mieux de regagner le domaine des Walberton le plus tôt
possible. Avec un peu de chance, je serai de retour avant que les autres se
lèvent et personne ne saura que j’avais disparu. Ils se couchent
généralement très tard et descendent peu avant midi, je ne crains donc pas
grand-chose.
Theo hocha la tête pour marquer son approbation. Parfait, elle serait
bientôt partie. Mais il lui restait une chose à faire avant qu’ils se séparent
pour de bon. Quelque chose de douloureux. Il devait lui présenter ses
excuses.
Theo but une nouvelle gorgée de café, reposa sa tasse dans sa soucoupe,
se redressa, inhala profondément et se lança :
— À propos d’hier soir.
Il prit une autre inspiration, lente et mesurée. Qui aurait pu croire que
quelque chose d’aussi simple que de présenter des excuses puisse s’avérer
aussi difficile ? Mais après tout, Theo n’avait guère l’habitude de se justifier
devant qui que ce soit, encore moins de s’excuser.
— Ah oui, à ce sujet, intervint-elle, sa tasse cliquetant dans sa soucoupe.
Je faisais très régulièrement des cauchemars lorsque j’étais enfant ; à
chaque fois, ma mère m’étreignait et me caressait le front jusqu’à ce que je
cesse de trembler.
Elle s’interrompit, puis gloussa d’un ton qui semblait gêné.
— C’est pour cela que je me trouvais dans votre chambre à votre réveil.
Je suppose que je voulais simplement vous aider, comme ma mère l’avait
fait pour moi. Rien de plus. Rien de moins.
Theo serra les dents pour s’empêcher de lui rappeler une nouvelle fois,
avec la véhémence appropriée, qu’il n’avait nullement besoin d’être
materné, mais il se retint, convaincu que la fustiger de la sorte n’était guère
compatible avec le fait de présenter des excuses.
Mais il manqua de s’étrangler lorsqu’il comprit soudain ce qu’elle
venait d’insinuer. L’étreindre… lui caresser le front ? Était-ce ce qu’elle
avait fait ? Ces sensations d’avoir été enlacé étaient-elles finalement réelles
et non le produit de ses rêves fiévreux ? Mais même si elle l’avait vraiment
tenu dans ses bras, elle ne l’avait pas caressé et embrassé comme une
femme l’aurait fait avec un homme, mais comme une mère pour rassurer un
bambin effrayé. Ce n’était guère une marque d’affection ou d’attirance…
c’était une insulte ! Theo était un homme, nom d’un chien, pas un enfant !
Elle était entrée dans sa chambre. Elle n’aurait jamais dû faire une
chose pareille, même si ses intentions étaient bonnes. Mais ses actions
nocturnes et la raison qui les avait motivées n’avaient guère d’importance.
Theo n’avait plus qu’à lui présenter ses maudites excuses et en finir avec
elle.
— Je suis navré de m’être montré grossier avec vous cette nuit, dit-il
entre ses dents, sa mâchoire si tendue qu’elle lui donnait un ton sévère.
Il s’efforça de se détendre.
— Vous avez fait preuve de beaucoup de courage lorsque vous avez
entendu…
Il termina sa phrase d’un geste de la main, peu désireux de rappeler à
haute voix qu’il hurlait dans son sommeil.
— De courage ? s’étonna-t-elle avant de glousser légèrement. Je ne suis
pas courageuse. Imprudente, ça oui. Je n’ai guère réfléchi à ce que je
faisais. J’ai simplement… agi, je suppose. J’ignore ce que j’aurais fait si
vous aviez réellement subi une attaque ou s’il y avait eu un véritable
fantôme dans votre chambre.
Et voilà ! Elle recommençait à jacasser. Ne s’arrêtait-elle donc jamais ?
Mais Theo tint sa langue. Il n’était pas venu la critiquer, se répétait-il
intérieurement, mais s’excuser.
— Eh bien, je vous remercie.
Là. Il l’avait dit. Avec un peu de chance, cela mettrait un terme à tout
ceci et il pourrait boire son café en paix.
— Ç’a été ma première idée, vous savez, quand j’ai été si brusquement
réveillée, poursuivit-elle, anéantissant ses espoirs d’un petit déjeuner
silencieux. Que le château était hanté… après tout, il est très vieux. Puis j’ai
pensé à un implacable assassin qui rôdait dans les couloirs et semait la
mort… ou peut-être une bande de brigands.
Theo continua de boire son café, car il ignorait comment répondre à de
telles absurdités, ni s’il avait réellement envie de prendre cette peine.
— Vous ai-je informé que je suis une grande lectrice de romans
gothiques ? Hélas, ils ont tendance à nourrir mon imagination déjà
débordante, au point que mon esprit prend parfois de surprenantes
tangentes.
— Non, vous ne m’en aviez pas informé. Mais maintenant que je le
sais, je suis étonné que vous ayez osé sortir de votre lit, plus encore que
vous ayez pénétré dans mes quartiers.
— Je suppose que vous avez raison, car je me fais bien souvent disputer
pour ce genre de choses.
Il reposa sa tasse :
— Quel genre de choses ? Entrer dans la chambre d’un homme au beau
milieu de la nuit ?
— Non ! Bien sûr que non. Ne dites pas de sottises. Je me fais souvent
disputer parce que j’agis sans réfléchir.
— Oh ! je vois. Comme quand vous sortez vous promener alors qu’une
tempête rôde à l’horizon.
— Hmm, oui, je suppose. Et merci encore de m’avoir hébergée.
J’ignore ce que j’aurais fait si je n’étais pas tombée par hasard sur votre
demeure.
Theo prit une nouvelle gorgée de café, ravi d’en avoir fini avec son
excuse et satisfait d’avoir réussi à se retenir de mentionner qu’il aurait
préféré qu’elle tombe par hasard sur n’importe quelle autre maison que la
sienne. Elle aurait alors pu infliger son implacable bonne humeur à
quelqu’un susceptible de l’apprécier. Mais non, il se montrait injuste.
Lady Iris n’avait pas choisi sa demeure ; les circonstances l’avaient
contrainte à chercher refuge chez lui. Et, dans n’importe quelle autre
maison, elle n’aurait pas été réveillée au beau milieu de la nuit par les
hurlements de son hôte.
Theo déglutit bruyamment lorsqu’un autre souvenir de cet épisode, un
qu’il aurait désespérément voulu oublier, refit surface dans son esprit. Il lui
restait une excuse à présenter, et elle serait sans doute plus délicate :
— Je suis également navré que vous m’ayez vu…
Il s’interrompit, cherchant la meilleure tournure de phrase pour éviter à
la jeune femme de piquer un fard.
— Je suis navré que vous m’ayez vu… dépourvu d’une mise plus
formelle.
Elle rit franchement :
— Eh bien ! Quelle élégante façon de le formuler !
Theo ne voyait pas ce que la situation avait de comique. Elle était entrée
dans la chambre d’un célibataire, seule, et l’avait trouvé en tenue d’Adam.
La plupart des jeunes femmes seraient ressorties en courant. Mais pas
Lady Iris. Et ses excuses, loin de l’empourprer, avaient provoqué son
hilarité.
Était-ce parce qu’elle ne le considérait toujours pas comme un homme
digne de ce nom ? Même après l’avoir vu entièrement nu ? Existait-il
situation plus humiliante ? La colère qu’il s’était tant efforcé de réprimer
pendant qu’il cherchait à faire amende honorable se mit à bouillonner dans
ses veines.
— Mais cette situation n’était guère votre faute, reprit-elle.
La voix de la jeune femme était légèrement étouffée, comme si elle
avait placé sa main devant sa bouche. Au moins avait-elle la décence de
faire montre d’une pointe d’embarras après avoir contemplé le corps d’un
homme sans le moindre bout de tissu pour le dissimuler à sa vue.
— Et vous avez raison, je n’aurais jamais dû me précipiter dans votre
chambre sans réfléchir. Je ne l’aurais certainement pas fait si j’avais su que
vous étiez…
Elle rit à nouveau, d’un ton toujours légèrement gêné, avant de
conclure :
— … dépourvu d’une mise plus formelle.
— Bien, nous avons tous deux fait amende honorable, je suggère donc
que nous changions de sujet. Moins nous en dirons, mieux cela vaudra.
— Certes, approuva-t-elle d’un murmure. Il ne faudrait pas que l’on
apprenne que je vous ai vu… dépourvu d’une mise plus formelle.
Theo grommela dans sa barbe, souhaitant de tout son être qu’ils
terminent cette conversation et qu’elle cesse de répéter cette phrase. Au
moins, il allait enfin pouvoir boire son café en paix. Theo mangeait
rarement au petit déjeuner et ce matin, il avait encore plus de raisons
d’écourter son repas au plus vite. Il n’avait aucunement l’intention de
retarder le départ de Lady Iris plus que nécessaire. Mais de toute évidence,
la jeune femme aimait prendre un copieux petit déjeuner. Le crissement de
ses couverts contre le fond de l’assiette, ainsi que de bonnes odeurs de
bacon, d’omelette, de saucisses et de pain fraîchement cuit lui parvenaient
depuis l’autre côté de la table. Visiblement, sa cuisinière avait décidé de
proposer à leur invitée un véritable festin avant son départ.
Theo pria pour qu’elle mange rapidement et se retienne de jacasser.
— Vos domestiques ont réussi à sécher ma tenue et à la débarrasser de
toute la boue, lança-t-elle soudain de son ton guilleret, tuant ses prières dans
l’œuf. Vous serez heureux d’apprendre que je suis désormais vêtue comme
une lady à nouveau et non plus comme un gentilhomme, ajouta-t-elle d’une
voix qui avait retrouvé sa sempiternelle jovialité. Ils n’ont rien pu faire pour
mon chapeau, hélas. Il ressemble toujours à une pauvre petite créature
noyée. J’ignore ce que je vais raconter à ma mère. Il faudra que je trouve un
moyen de justifier qu’il ait passé la nuit dehors en pleine tempête pendant
que j’étais bien au chaud dans mon lit, chez les Walberton. Hélas, pour
l’instant, je n’ai pas la moindre excuse un tant soit peu crédible à lui
proposer.
— Êtes-vous toujours aussi enjouée le matin ? demanda Theo dans une
tentative désespérée de couper court à son interminable verbiage.
— Je le suis, en effet. Merci.
— Cela n’avait rien d’un compliment.
— Ah non ?
Elle s’interrompit et Theo faillit se féliciter d’être parvenu à la faire
taire, avant de se rappeler que Lady Iris ne se décourageait pas si aisément.
— Pourtant, cela ne peut guère être une insulte. Après tout, il n’y a
aucun mal à être enjoué, n’est-ce pas ? En particulier par une si belle
matinée ! Le soleil brille, les oiseaux chantent et il flotte dans l’air ce
merveilleux parfum frais que la pluie laisse dans son sillage. C’est tout
bonnement exquis ! Comment ne pas éprouver de gratitude d’être en vie par
un jour pareil ?
— D’aucuns aiment leurs matinées silencieuses, même lorsqu’elles sont
« tout bonnement exquises », rétorqua-t-il d’un ton signifiant que ces
matinées-là étaient les pires de toutes.
— Je crains de ne connaître personne qui aime les matinées
silencieuses. Du moins, personne parmi mes proches. Mon père n’est guère
loquace, mais il ne nous a jamais rabrouées, ma mère, mes sœurs et moi,
quand nous parlions pendant son petit déjeuner. Quant à mon frère,
Nathaniel, c’est probablement le plus bavard d’entre nous. Si vous me
trouvez bruyante, je me demande ce que vous penseriez du reste de ma
famille ! Vous vous rendriez alors compte que je suis l’une des plus
discrètes.
Dieu le préserve de rencontrer des gens ressemblant à Lady Iris ! Fort
heureusement, il n’aurait sans doute jamais le malheur de croiser d’autres
membres des Springfeld, encore moins la famille au complet.
— Sachez qu’un homme aime pouvoir boire son café dans le calme
avant de devoir subir un tel assaut d’entrain, dit-il, fâché de devoir
expliquer un principe aussi basique dans sa propre maison.
— Oh ! je vois. Souhaitez-vous que j’attende que vous ayez fini votre
café avant de vous frapper avec toute la puissance de ma nature enjouée ?
Theo serra les lèvres, se contentant de remplir à nouveau sa tasse pour
lui montrer qu’il escomptait encore le silence.
— Et je pourrais vous poser une question équivalente, reprit-elle,
ignorant sa subtile requête. Êtes-vous toujours aussi grincheux le matin ?
Elle patienta une seconde avant d’ajouter :
— Non, ne répondez pas.
Comme s’il en avait eu l’intention !
— Je crois que je sais déjà ce que vous direz à propos de votre humeur
matinale.
Le trille dans sa voix semblait suggérer, à défaut d’autre chose, que
Lady Iris trouvait le sujet de son humeur terriblement cocasse.
Theo tendit la main vers la cloche qui était toujours posée au milieu de
la table et l’agita avec force dans l’espoir de noyer dans son tintement
claironnant les infernales provocations de son invitée.
— Charles, le cocher a-t-il avancé la voiture ? s’enquit Theo dès que le
majordome pénétra dans la pièce. Lady Iris souhaite rentrer chez elle au
plus tôt.
— Je l’ai informé qu’il devait se hâter, milord. Il nous préviendra dès
qu’il sera prêt, répondit Charles.
— Bien.
Theo se demanda soudain si ses domestiques cherchaient à retarder
volontairement le départ de Lady Iris, car les préparatifs semblaient prendre
bien plus de temps qu’il lui paraissait nécessaire. Ils n’auraient pas osé se
montrer aussi déloyaux, n’est-ce pas ? Son personnel lui avait toujours été
très fidèle, mais après les changements survenus des suites de l’accident,
leurs vies, tout comme la sienne, avaient irrévocablement basculé cette nuit-
là. Cette terrible nuit. Autrefois, il avait organisé des fêtes très
régulièrement. Bien que cela s’accompagnât d’un surplus de travail pour ses
domestiques, cela leur permettait également de rencontrer ou de revoir les
serviteurs d’autres maisons, qui séjournaient sur place afin d’assister leurs
maîtres et maîtresses. Sans doute cet aspect-là de leur métier leur manquait-
il ? Il savait que sa cuisinière regrettait de ne plus avoir l’occasion
d’organiser de grands et fastes dîners. Son majordome et son intendante,
quant à eux, déploraient quelque peu la monotonie de leurs tâches actuelles.
Pourtant, malgré les changements imposés à sa façon de vivre, Theo n’avait
congédié aucun de ses domestiques et conservé un personnel complet.
Simplement, ils avaient désormais moins de travail qu’auparavant. Cela
constituait forcément une amélioration par rapport aux longues heures que
leurs homologues des autres grandes maisons étaient contraints de
réaliser… Ils ne pouvaient qu’être satisfaits de cette situation. Il en était
certain. Du moins, il n’avait jusqu’à présent jamais eu de raison de douter
de leur loyauté.
Non, il était sûr qu’ils n’auraient jamais l’outrecuidance de retarder le
départ de Lady Iris, d’autant moins lorsqu’il était si évident que leur maître
tenait à se débarrasser d’elle le plus rapidement possible. C’était elle qui lui
faisait imaginer des choses.
— Charles, pourriez-vous s’il vous plaît aller voir ce qui retient le
cocher ? Nous lui avons donné tout le temps nécessaire pour préparer les
chevaux et la voiture. Rappelez-lui qu’il est impératif que Lady Iris rentre
chez elle sans attendre.
— Très bien, milord, répondit Charles avant de s’éclipser.
— Je constate que vous êtes terriblement impatient de vous débarrasser
de moi, déclara Iris. C’est à croire que vous aimez réellement passer vos
journées en solitaire.
Theo eut l’impression qu’une main en acier se refermait sur son
estomac, comme s’il venait de boire une substance toxique et non du café.
— Ma propre compagnie me suffit, répliqua-t-il, horrifié d’avoir parlé
d’une voix étranglée.
— Hmm.
Sa réponse semblait suggérer qu’elle n’en croyait pas un mot.
Mais il se moquait bien qu’elle le croie ou non ! Il n’allait certainement
pas se justifier de vivre sa vie comme il l’entendait. Ni devant elle ni devant
personne.
— Nous ne sommes pas tous semblables, Lady Iris. Certains d’entre
nous apprécient le calme et la solitude, se justifia-t-il malgré sa conviction
que ce n’était pas nécessaire.
— Oui, j’ai pu constater combien le calme et la solitude ont fait de vous
une personne heureuse et enjouée, répondit-elle dans un murmure.
Comment osait-elle ? C’était parfaitement scandaleux. S’attendait-elle à
ce qu’il défende son existence ? Face à elle qui plus est ?
— Vous n’êtes pas obligé de rester seul, vous en êtes conscient ?
continua-t-elle d’un ton toujours très doux.
Theo était trop choqué pour parler. Ce bout de femme impertinent
croyait-il réellement être en mesure de lui donner des conseils sur la façon
de vivre sa vie ? Elle ne savait rien de lui. Elle ne savait rien du tout.
— Vos voisins, les Walberton, sont très gentils et très chaleureux. Et j’ai
rencontré d’autres familles des environs, chez eux. Ils sont tous très
aimables. Peut-être devriez-vous faire un effort pour les fréquenter un peu
plus souvent ?
— Et peut-être devriez-vous garder vos opinions pour vous.
Elle avait dépassé les bornes. Il savait exactement quel genre de
personnes étaient les Walberton. Par le passé, il avait longuement et
régulièrement séjourné chez eux, et la réciproque était tout aussi vraie. Il
avait invité ses voisins chez lui fréquemment, pour toutes sortes
d’événements. Mais cette époque était révolue. Il n’était plus le même
homme, désormais, et il n’avait aucune intention de changer sa façon de
vivre, simplement parce qu’elle déplaisait à Miss Springfeld.
Theo attendit qu’elle poursuive ses bavardages. Qu’elle lui donne un
autre conseil importun. Mais elle ne dit rien. Enfin, il avait obtenu le silence
tant désiré, mais par l’enfer, il s’était encore montré grossier avec elle.
Cependant, cette fois, elle l’avait amplement cherché.
— Merci de m’avoir expliqué comment je devrais vivre ma vie, finit-il
par rétorquer en s’efforçant d’atténuer le niveau de sarcasme de sa voix. Je
ne manquerai pas d’accorder à votre avis la considération qu’il mérite.
— Je n’en doute pas, répliqua-t-elle sur le même ton. Et je suis certaine
que nous n’aurons pas le plaisir de nous recroiser chez les Walberton ou
ailleurs.
En guise de réponse, Théo but une autre gorgée de café.
La porte s’ouvrit.
— La voiture est prête à reconduire Lady Iris chez elle, milord.
Merci, Seigneur, faillit s’exclamer Theo. Enfin, cette ridicule
conversation touchait à sa fin. Dans quelques minutes, il n’aurait plus
jamais à supporter son attitude maternelle, ses gloussements idiots et ses
interminables jacasseries.
— Très bien, Charles. Je suis certain que Lady Iris est impatiente de se
mettre en route… si elle a suffisamment mangé.
— C’est le cas. Merci, Charles.
Un froissement de tissu lui indiqua qu’elle s’était levée.
— Je vais donc vous laisser savourer votre café en paix, milord.
— Non, je vais vous accompagner jusqu’à la voiture.
Quelle mouche le piquait ? Après son accueil plus que glacial la veille
au soir et son ton grossier ce matin, pourquoi prenait-il soudain la peine de
se montrer courtois ?
Se sentait-il coupable d’avoir été si malpoli ou tenait-il simplement à
s’assurer qu’elle montait bien dans ce maudit carrosse pour ne jamais
revenir ?
Theo suivit le bruissement de son jupon jusqu’au hall d’entrée, puis
dehors. Elle n’avait pas eu tort en parlant du changement de temps. Le
soleil lui réchauffait le visage ; l’herbe et les arbres exhalaient cette fraîche
odeur de pluie et du sol s’élevait une senteur boisée et argileuse. Theo avait
la sensation d’assister à la renaissance du monde après le déluge.
Comptant ses pas, il descendit les marches du perron principal jusqu’à
l’avenue où l’équipage attendait Lady Iris.
— Eh bien, adieu, lança-t-elle d’une voix à la douceur sincère, cette
fois. Et merci infiniment pour votre hospitalité.
Son hospitalité ? Elle devait plaisanter. Il lui avait fourni un refuge,
guère plus. Il avait tout fait pour se montrer aussi inhospitalier que possible
envers cette jeune créature enjouée, sans paraître ouvertement hostile.
— Adieu, Lady Iris, répondit-il d’un ton ferme.
Dans un grand froissement de tissu, elle pénétra dans la voiture. Puis le
cocher fit claquer les rênes, les chevaux renâclèrent devant l’effort
nécessaire pour mettre en branle le véhicule, puis les roues crissèrent sur le
gravier et l’attelage s’éloigna.
Theo demeura debout au bas des marches, simplement pour s’assurer
qu’elle était bel et bien partie, puis il regagna sa maison.
— Bon débarras, marmonna-t-il dans sa barbe en pénétrant dans le
manoir, brusquement redevenu silencieux.
Chapitre 8

Iris se retourna sur son siège et contempla par la fenêtre du carrosse la


silhouette solitaire qui remontait les marches de pierre.
Elle ne reverrait sans doute jamais le comte de Greystone, mais Iris
savait qu’elle ne l’oublierait jamais, pas plus que la nuit qu’elle venait de
vivre. C’était décidément un homme très intrigant et Iris ne se rappelait pas
avoir jamais éprouvé une telle curiosité pour quelqu’un.
Elle se laissa aller contre le dossier de la banquette en cuir. Il était temps
pour elle de reprendre sa vie et l’interminable suite de bals, pique-niques, et
autres fêtes qui meublait ses jours et ses nuits. Quel dommage qu’aucun des
hommes qu’elle avait rencontrés à ces rassemblements de la haute société
ne soit aussi intéressant que le comte de Greystone ! Même si elle se
refusait à le considérer comme un potentiel époux. Cette simple idée suffit à
lui tirer un éclat de rire. L’homme l’avait traitée avec mépris et s’était
comporté comme si prendre du plaisir à vivre était un crime contre nature.
Ce n’étaient certainement pas là des qualités qu’elle recherchait chez un
prétendant.
Elle jeta un nouveau coup d’œil en arrière, admirant la maison qui
rétrécissait rapidement. Il était grincheux, malpoli et avait choisi de se
couper du reste du monde. Non, le comte de Greystone ne ferait guère un
mari convenable et, même si elle lui avait témoigné de l’intérêt, ce qui
n’était pas le cas, lui avait clairement exprimé son opinion à son sujet. Il n’y
avait qu’à voir son empressement à se débarrasser d’elle ce matin.
Mais son caractère colérique avait eu un avantage : il ne l’avait pas
noyée de flatteries obséquieuses et ne l’avait pas traitée comme une belle
babiole en vente, contrairement à la majorité des hommes. Et oui, il était
grossier, mais au moins disait-il le fond de sa pensée au lieu de ne
prononcer que des demi-vérités, comme si elle était une petite chose
sensible et délicate que la moindre remarque pouvait blesser. Cette aventure
s’était révélée étonnamment rafraîchissante.
Et d’une façon tout aussi surprenante, elle avait la conviction qu’elle
n’oublierait pas de sitôt Theo Crighton, comte de Greystone.
Tout comme elle savait qu’elle ne cesserait de songer ou de s’inquiéter
au sujet de ces démons qui tourmentaient son sommeil. Le carrosse tourna,
quittant l’allée du domaine pour s’engager sur la route de campagne, et la
maison disparut derrière une rangée de grands ormes. Hélas, Iris
n’apprendrait jamais quels étaient ces démons. Elle supposait qu’ils avaient
un rapport avec ce qui lui avait valu ces cicatrices, et probablement sa
cécité également. Serait-il à nouveau la proie de ces terribles cauchemars
cette nuit, sans personne dans cette immense demeure pour l’épauler ? Le
soutenir ? C’était un homme si puissant physiquement, pourtant cette
menace invisible qui envahissait et possédait son esprit endormi le réduisait
à un état d’agonie bien réel. Il avait besoin d’un coup de pouce, mais il avait
bien fait comprendre à Iris qu’il n’était pas prêt à l’accepter, encore moins
de sa part.
Elle poussa un long et triste soupir. Pourquoi se croyait-il si différent du
reste du monde ? Personne ne pouvait vivre sans avoir un jour besoin du
soutien de quelqu’un d’autre, de l’assurance de ne pas être seul face à
l’adversité, d’une main tendue au moment opportun.
Mais Iris ne pouvait rien faire pour changer la situation. Elle ne
reverrait probablement jamais Theo Crighton, alors autant le chasser de son
esprit, lui et toutes ces questions sans réponse… d’autant plus qu’elle avait
suffisamment de sujets d’inquiétude dans l’immédiat. Elle devait se
concentrer sur son retour au domaine des Walberton et faire en sorte d’être
la plus discrète possible. Il était inutile de repenser au comte, à son
comportement, à ses démons et surtout à cette image de lui « dépourvu
d’une mise plus formelle », comme il l’avait si savamment édulcoré. Iris
sourit et se mordit la lèvre inférieure.
« Dépourvu d’une mise plus formelle, » c’était l’euphémisme du siècle !
Elle n’aurait pas dû laisser ses pensées s’engager sur cette pente, mais
elle savait qu’elle ne pourrait jamais oublier l’apparence du comte dépourvu
d’une mise plus formelle, et vraiment, pourquoi aurait-elle souhaité omettre
pareille vision ? Elle l’avait trouvé tout à fait grandiose, un véritable festin
pour les yeux. Elle aurait dû éprouver de la honte à céder à des instincts
aussi primaires, mais elle s’était délectée de son magnifique corps sculpté la
nuit dernière. Et ce petit frisson qui venait de la parcourir des oreilles aux
orteils n’avait décidément rien à voir avec de la contrition. Iris se raidit sur
sa banquette, luttant pour réprimer cette étrange sensation avant de
s’admonester silencieusement de faire si peu d’efforts pour chasser le comte
de son esprit. Elle devait absolument garder la tête froide pour se faufiler
dans la maison sans que quiconque la découvre ou lui pose des questions
gênantes.
Ils ne roulaient que depuis quelques minutes et déjà la campagne
environnante lui parut plus familière. Iris se tortilla sur son siège lorsqu’elle
vit défiler de l’autre côté de sa fenêtre un groupe de jolis petits cottages aux
toits de chaume perché au bord d’une falaise surplombant l’océan. Elle
avait admiré ces habitations la veille, quand elle avait commencé sa
promenade… une marche qui avait duré plusieurs heures. Et pourtant les
cottages n’étaient qu’à quelques minutes en voiture de l’entrée du domaine
de Theo Crighton. Elle avait dû tourner en rond plusieurs fois ! Pas
étonnant que le comte l’ait prise pour une parfaite nigaude… comment
avait-elle pu s’égarer sur une si courte distance ? Si seulement elle était
restée sur la route. Si seulement elle avait marché dans la bonne direction,
elle serait rentrée chez les Walberton en quelques minutes au lieu d’errer
interminablement jusqu’à se retrouver complètement et irrémédiablement
perdue.
Très vite, le manoir des Walberton apparut, son imposante silhouette se
dressant majestueusement au sommet d’une colline. Les rideaux étaient
tous fermés aux fenêtres des chambres réparties sur trois étages. Bien, cela
signifiait que personne n’était encore levé. Le conducteur s’engagea le long
de l’allée en gravier qui menait à la porte principale.
— Excusez-moi, cocher ? appela-t-elle. Pourriez-vous me déposer ici, je
vous prie ? Je vais faire le reste à pied.
— Entendu, milady, répondit l’homme en tirant sur les rênes.
Il bondit à terre pour aider Iris à descendre de voiture et, après l’avoir
remercié, la jeune femme se tourna vers la maison pour s’assurer que le
calme régnait toujours.
Le plus rapidement possible, elle parcourut l’allée en esquivant les
flaques laissées par la tempête de la nuit dernière. Les domestiques seraient
probablement déjà tous levés et à pied d’œuvre, malgré le fait que les
invités dormaient sans doute encore pour se remettre des festivités de la
veille. Mais avec un peu de chance, même si l’un d’eux l’apercevait, l’on
croirait qu’elle était sortie pour une promenade matinale et rien de
compromettant ne remonterait aux oreilles de leurs maîtres ou maîtresses.
Iris pénétra dans la maison aussi silencieusement que possible et, sur la
pointe des pieds, grimpa l’escalier quatre à quatre jusqu’à sa chambre. Les
couloirs étaient déserts. C’était presque trop facile. Avec un large sourire,
elle s’engouffra à l’intérieur et se figea, la main sur la poignée.
Sa mère, la dernière personne qu’elle aurait souhaité voir ce matin, se
tenait au milieu de la pièce et contemplait le lit d’Iris. Hélas, les draps bien
bordés et la courtepointe en soie sans la moindre froissure révélaient que
personne n’avait dormi là.
— Bonjour, mère, lança Iris en s’efforçant de chasser la panique de sa
voix.
Avant même qu’elle puisse songer à une excuse, sa mère traversa la
chambre au pas de charge, se jeta dans les bras de sa fille et la serra
puissamment contre elle en la berçant de droite et de gauche.
— Oh ! Iris, j’ai cru que vous… j’ai cru… Oh ! j’ignore ce que j’ai cru.
Qu’on vous avait kidnappée peut-être, ou que quelque chose de terrible
vous était arrivé.
Puis elle recula d’un pas et posa une main sur son cœur :
— Je suis tellement soulagée de vous voir.
Alors seulement, elle fronça les sourcils :
— Où diable étiez-vous passée ?
La nuit dernière, Iris avait fait le serment devant les dieux que, s’ils
faisaient preuve de miséricorde envers elle et la menaient jusqu’à un refuge,
elle ne mentirait plus jamais à sa mère. Les dieux avaient rempli leur part
du contrat, il était temps qu’elle en fasse autant.
Elle adressa un sourire forcé à sa mère tout en s’efforçant de trouver une
explication convaincante, suffisamment proche de la vérité pour ne pas
constituer un mensonge, mais qui parviendrait également à apaiser
l’inquiétude de Lady Springfeld. La matrone patienta, une grimace
angoissée plissant son visage tandis qu’Iris cherchait le meilleur moyen de
lui annoncer qu’elle avait passé la nuit seule chez un inconnu, dont une
partie dans sa chambre, et qu’elle l’avait vu totalement nu. Aucune version
de cette histoire ne lui éviterait de plonger immédiatement sa mère dans un
état de profonde détresse. Les dieux ne pourraient lui tenir rigueur de dire
un dernier tout petit mensonge… après tout, c’était pour épargner les nerfs
d’une vieille femme.
— Oh ! je… je me suis réveillée à l’aube et je suis sortie marcher.
La matrone haussa un sourcil chargé de soupçons et dévisagea
lentement Iris de la tête aux pieds.
— Dans la même tenue qu’hier soir ?
— Je ne voulais pas déranger ma chambrière si tôt, alors je me suis
habillée seule, balbutia Iris.
Le sourcil chargé de soupçons s’éleva davantage encore.
— Et qu’est-il arrivé à vos cheveux ?
Iris jeta un coup d’œil à la masse de mèches informe qui tombait sur son
épaule et tenta d’imaginer une explication logique.
— On dirait que vous avez été traînée à travers une haie en marche
arrière !
La matrone tendit la main et retira une brindille qui s’était logée dans sa
tresse.
— Et votre chapeau !
Elles contemplèrent ensemble le chiffon mou qui pendait de la main
d’Iris. Seigneur ! Comment allait-elle expliquer cela ? Si elle ne mettait pas
immédiatement un terme à son petit mensonge, celui-ci risquait de se
transformer en interminable fabulation. Elle n’avait plus le choix. Elle
devait dire toute la vérité. Ou du moins une grande partie.
— Oh ! très bien, mère. Je vais tout vous raconter, mais vous devez me
promettre de ne pas vous fâcher.
— Je ne ferai aucune promesse de la sorte. La seule chose que je puis
vous jurer, c’est que je serai furieuse si vous ne me dites pas très
exactement ce qui vous est arrivé. Et plus de mensonges, mademoiselle.
— Je suis sortie me promener hier, tôt dans la soirée, et je me suis
perdue.
Sa mère fronça les sourcils et pivota vers la fenêtre avant de la désigner
d’un vif geste de la main :
— Comment ? Par cette tempête ?
Dehors, le ciel était d’un bleu immaculé. Tout était calme et tranquille,
comme si le concept même d’averse ou de vent n’avait jamais existé. La
matrone se tourna de nouveau vers Iris, son visage aussi orageux que le
temps qui avait poussé sa fille à s’abriter chez un inconnu, la veille au soir.
— Oui. Il ne pleuvait pas lorsque je me suis mise en route, puis tout à
coup, le déluge a commencé et je me suis retrouvée trempée. Je ne
parvenais plus à distinguer les alentours et j’ai fini par me perdre. J’ai
toutefois pu trouver refuge dans la demeure du comte de Greystone. Il m’a
très aimablement autorisée à rester pour la nuit, le temps que la tempête se
calme, s’empressa d’ajouter Iris d’un ton haletant.
Sa mère cessa de hausser les sourcils pour mieux écarquiller les yeux :
— Vous avez dormi dans la maison d’un homme ? Y avait-il une
Lady Greystone ?
— Tout va bien, mère, il s’est conduit comme un parfait gentilhomme.
Voilà qui était peut-être un peu exagéré. Il s’était comporté de façon
grossière et inhospitalière. Et il s’était effectivement produit un incident,
dans sa chambre qui plus est, lorsqu’elle l’avait trouvé dépourvu d’une mise
plus formelle, mais sans doute valait-il mieux ne pas mentionner ce détail.
— Quelqu’un d’autre est-il au courant ? demanda sa mère dans un
murmure, comme si les murs avaient soudain eu des oreilles. Avez-vous dit
à quelqu’un hier soir que vous sortiez vous promener ? Quelqu’un vous a-t-
il vue rentrer ce matin, dans la même tenue que la veille, et dans cet état ?
— Non, non et non.
Lady Springfeld poussa un long soupir :
— Tant mieux. Espérons que ce comte de Greystone soit discret.
Croyez-vous qu’il le sera ?
Iris acquiesça vivement :
— Oui, j’en suis certaine.
— Hmm. Je pense que je ferais mieux d’aller m’en assurer moi-même.
La matrone, songeuse, leva une main pour se pincer le menton avant
d’ajouter :
— Après tout, votre réputation dépend désormais de lui. Il pourrait
aisément la réduire en miettes, si l’envie l’en prenait.
— Je suis convaincue qu’il n’en fera rien, mère.
Pour répandre des rumeurs, il aurait fallu qu’il se mêle au monde
extérieur, ce qu’il ne ferait jamais.
— Je pense que je devrais lui rendre visite.
— Non, mère, ce ne sera pas nécessaire ! s’exclama Iris en se retenant à
grand-peine de crier. Je suis certaine que le comte de Greystone sera d’une
discrétion absolue, ajouta-t-elle en s’efforçant de retrouver un ton mesuré.
Et je suis plus certaine encore qu’il serait terriblement furieux de me
voir revenir, en particulier en compagnie de ma mère, voulut-elle renchérir.
— J’espère que vous avez raison. Mais je vais lui rendre visite malgré
tout, déclara sa mère en hochant la tête, sa décision prise. Après tout, il est
normal que je le remercie de s’être montré si généreux avec vous. Dieu sait
ce qui aurait pu vous arriver s’il ne vous avait pas offert un abri contre
l’orage. Lui exprimer ma reconnaissance en personne n’est que simple
politesse.
— Vous pourriez lui envoyer une lettre, fit remarquer Iris, qui
commençait à perdre espoir d’échapper à une visite des plus
embarrassantes.
— Non, je tiens à rencontrer cet homme afin de m’assurer que votre
réputation est sauve. Si tout se passe bien, je me contenterai de le remercier
pour sa générosité. Dans le cas contraire, je lui ferai comprendre qu’il a tout
intérêt à garder le silence sur cet incident.
Iris sentit son cœur tomber dans sa poitrine. La situation empirait de
minute en minute. Elle ne tenait absolument pas à voir sa mère proférer des
menaces devant le comte.
— Bien. Dès que vous serez changée, nous nous mettrons en route. Est-
ce loin ? Vous rappelez-vous le chemin ?
— Non et oui. Pour être honnête, c’est une distance que l’on peut
parcourir à pied.
Lady Springfeld haussa une fois de plus les sourcils, d’un air de dire :
« Dans ce cas, comment avez-vous pu vous perdre ? » Par chance, elle ne fit
aucun commentaire.
La matrone quitta la pièce et Iris, vaincue, jeta son lambeau de chapeau
sur le lit. Le comte de Greystone n’allait guère apprécier ce qui se profilait.
Loin de là ! Lui qui se félicitait sans doute d’être enfin débarrassé d’elle
allait soudainement la voir débarquer à nouveau chez lui, cette fois
accompagnée de sa mère…
Il ne lui restait plus qu’à prier pour que le comte se montre aussi discret
qu’elle l’avait assuré. La dernière chose qu’elle souhaitait était que
Lady Springfeld apprenne ce qui s’était réellement passé cette nuit-là.
Chapitre 9

La mère d’Iris l’attendait dans le salon, vêtue spécialement pour une


promenade à travers la campagne. Iris frottait son cuir chevelu encore
endolori suite aux mille tortures que lui avait infligées sa femme de
chambre en lui assénant de furieux coups de brosse jusqu’à ce que les
longues mèches blondes retrouvent leur splendeur d’origine. Bougonne,
Annette avait également emporté sa toilette en claquant la langue de
désapprobation face à l’état désastreux de ses bas, qui arborait toujours des
stigmates de ses aventures de la veille.
Au moins, cette fois, elle portait une tenue adéquate pour sa nouvelle
entrevue non désirée avec le comte. Elle avait choisi sa robe de marche
sépia brodée de fil ébène, un bonnet assorti qui lui donnait un air distingué
et une robuste paire de bottines à boutons en cuir noir. C’était ainsi qu’elle
aurait dû s’habiller pour sa promenade de la veille, au lieu de sortir avec son
jupon de coton, sa veste et ses chaussons en soie si inconfortables. Bien
qu’après réflexion, cela n’aurait probablement pas changé grand-chose au
résultat final. Elle doutait qu’il puisse exister des vêtements capables de la
protéger d’une pareille tempête, et même si cela avait été le cas, elle n’en
aurait certainement pas mis dans sa malle pour un séjour consacré aux
soirées en société.
Mais au moins avait-elle davantage la sensation d’être une jeune fille
sensée aujourd’hui, loin de l’écervelée dépeignée et trempée qui s’était
échouée sur le seuil du comte la nuit dernière.
— Vous voilà ! lança sa mère légèrement plus fort qu’il n’était
nécessaire tout en ramassant son ombrelle. Ah ! Une agréable balade à
travers la campagne ensoleillée, que peut-on rêver de mieux ?
Iris se contenta de sourire. Son commentaire ne lui était pas vraiment
adressé, mais plutôt destiné à convaincre quiconque les écoutait qu’elles
sortaient se promener sans avoir d’objectif précis, comme sauver la
réputation d’Iris. Toutefois, personne dans le salon ne semblait leur prêter
réellement attention. Les deux gentilshommes âgés assis près de la
cheminée étaient concentrés sur leurs journaux et les deux jeunes mariés
dans le coin opposé paraissaient trop absorbés l’un par l’autre pour se
soucier du reste du monde.
Iris et sa mère se mirent en marche et suivirent la route de campagne
qu’elle avait empruntée un peu plus tôt en sens inverse. La matrone bavassa
pendant tout le trajet, racontant à Iris tout ce qui s’était produit la veille en
son absence, s’émerveillant devant les paysages qu’elles croisaient, les
petits chemins champêtres, les charmantes haies et les magnifiques prés
verdoyants mouchetés de moutons blancs.
Iris se contentait de hocher la tête et d’acquiescer à tout ce qu’elle disait
tout en s’inquiétant intérieurement de l’accueil que leur ferait le comte à
leur arrivée.
Le manoir apparut devant elles. Mais aujourd’hui, sur un fond de ciel
azur, au milieu des grands ormes qui oscillaient doucement sous la brise,
avec sa façade de pierre encore mouillée qui scintillait au soleil comme si
elle était incrustée de perles, la maison lui parut absolument splendide et
plus du tout intimidante.
Iris tint son chapeau d’une main sur la tête et leva les yeux. Seuls les
créneaux et ces fières tourelles du château d’origine suggéraient toujours
que le propriétaire des lieux cherchait à chasser les intrus. Et c’était
exactement ainsi que le comte considérerait Iris et sa mère : comme des
intruses, des indésirables.
— C’est tout à fait charmant, déclara Lady Springfeld. C’est une
demeure médiévale, n’est-ce pas ? Oui, tout à fait charmant. Eh bien, dans
le pire des cas, pouvoir contempler cette antique résidence valait bien le
trajet ! Le comte doit descendre d’une lignée longue et distinguée pour
vivre dans un manoir comme celui-ci.
Iris ne nourrissait aucune passion pour les demeures anciennes, aussi ne
partageait-elle pas l’enthousiasme de sa mère. Elle s’inquiétait surtout du
moment où elle déciderait de prendre d’assaut le château, avec pour seule
arme sa bonne humeur envahissante.
Les jardiniers étaient encore en train de retirer les branches tombées au
sol. Tandis qu’elles remontaient l’allée de gravier, sa mère salua
chaleureusement chaque ouvrier qu’elles croisèrent. Lorsqu’elles
atteignirent la porte, la matrone abattit vigoureusement le heurtoir contre
l’huis, puis recula d’un pas, toujours souriante.
Ce fut le même domestique que la veille qui les accueillit, cette fois
sans bougie à la flamme vacillante.
— Bonjour, Charles, dit Iris en s’efforçant de masquer la panique dans
sa voix. Ma mère, Lady Springfeld, et moi-même sommes venues rendre
visite au comte.
Charles opina du chef et la salua d’un large sourire :
— Un plaisir de vous revoir si tôt, Lady Iris.
Puis il s’inclina devant la matrone :
— Lady Springfeld. Veuillez entrer, je vous prie. Je vais prévenir
monsieur le comte.
— Oh ! c’est réellement splendide ! s’exclama sa mère tandis qu’elles
patientaient dans le hall.
Iris ne pouvait le nier. L’endroit était splendide. Le soleil dardait ses
rayons à travers le spacieux dôme en verre qui surplombait le vestibule et le
baignait d’une chaleureuse lumière. C’était pourtant bien la pièce qui lui
avait paru si lugubre la nuit dernière. Aujourd’hui, elle ne ressemblait plus
du tout à un tunnel sombre conduisant aux Enfers. Iris la trouvait même
plus qu’accueillante.
— Admirez ce carrelage, Iris, intervint à nouveau sa mère en caressant
du bout du pied les carrés d’argile sous ses bottes. Je parie qu’il est
d’origine et date du Moyen Âge. C’est fantastique. Tout bonnement
fantastique.
Iris suivit son regard et examina le tapis oriental qui recouvrait
partiellement des carreaux blanc et brun arborant des torsades et motifs
complexes. Iris reconnut les dalles sur lesquelles elle avait répandu de la
boue la veille, mais elle éprouvait toujours aussi peu d’intérêt pour cet
aspect de la demeure. Son esprit était sur le point d’être saturé de
conjectures quant à la réaction du comte à leur présence ici.
Sa mère examinait maintenant les portraits alignés au mur qui
représentaient sans doute les ancêtres de Theo Crighton.
— Oh ! et je constate que j’avais raison. Le comte descend bel et bien
d’une famille ancienne et distinguée, déclara-t-elle d’un ton approbateur.
— Mère, avant que nous rencontrions monsieur le comte, il y a quelque
chose que vous devriez savoir, murmura Iris en plaçant sa main sur le bras
de la matrone.
Lady Springfeld releva la tête et sourit :
— Oui, ma chérie, de quoi s’agit-il ?
— Le comte est aveugle.
Le sourire sur le visage de sa mère se dissipa, remplacé par une
expression chagrinée.
— Oh ! Seigneur. Quel malheur !
Iris opina.
— En effet, mais il surmonte admirablement son handicap. On finit par
oublier qu’il ne peut pas voir.
— Ah, mais quel dommage ! Il ne pourra guère apprécier votre beauté.
Lady Springfeld toucha la coiffure complexe d’Iris avec tendresse.
Annette, après avoir achevé de lisser les derniers nœuds et frisottis, avait
insisté pour que sa maîtresse soit élégante.
— Et vous êtes particulièrement radieuse, aujourd’hui.
Sa mère se détourna et reprit son examen du hall d’entrée, un sourire
satisfait étirant ses lèvres. Iris pouvait presque voir les rouages tourner dans
sa tête. Un comte. Une famille ancienne et distinguée. Un vaste domaine. Et
l’homme était célibataire. Elle sentit son cœur tomber dans sa poitrine.
Pitié, pitié, mère, ne jouez pas aux entremetteuses, supplia-t-elle en
silence. Le comte ne veut pas de moi. Il ne veut personne.
Charles apparut :
— Je vous en prie, suivez-moi, dit-il en s’inclinant.
Elles lui emboîtèrent le pas jusqu’au salon dans lequel Iris avait
rencontré le comte la veille au soir. Il n’y avait plus de feu dans l’âtre, mais
l’homme était installé dans le même fauteuil. Passait-il donc toute sa vie
là ? Max était une fois encore allongé aux pieds de son maître, mais il
bondit brusquement en avant et se précipita vers elle.
— Maxou-Max ! s’exclama Iris en se penchant pour gratter le grand
lévrier derrière les oreilles.
Son geste fut aussitôt récompensé, car l’animal se mit à remuer la
queue. Puis Iris tourna les yeux en direction du comte qui venait de se
lever :
— Lady Springfeld. Lady Iris, dit-il en s’inclinant.
Les deux ladies lui rendirent sa révérence. Même s’il ne pouvait les
voir, Iris savait à présent qu’il pouvait entendre le bruissement de leurs
vêtements et en déduire ce qu’elles faisaient avec aisance.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
D’un geste, il désigna un joli divan que Charles avait probablement
approché de son fauteuil au profit de leurs invitées.
— Alors, que me vaut le plaisir de cette visite ?
Et surtout, quand allez-vous repartir ? le soupçonna-t-elle de vouloir
ajouter. Au moins, il se montrait bien plus courtois aujourd’hui avec sa
mère qu’il ne l’avait été la veille avec elle. Les deux femmes traversèrent la
pièce, Max sur leurs talons, et s’assirent sur le divan, le chien s’installant
aux pieds d’Iris. Cette dernière lui sourit et lui caressa à nouveau la tête.
— Je suis venue vous remercier d’avoir porté secours à ma fille, hier
soir, et de lui avoir offert un abri contre l’orage, déclara Lady Springfeld
avec une expression radieuse, même si le comte ne pouvait sans doute pas
le percevoir.
L’homme agita négligemment la main, comme pour écarter cette idée.
— Ce n’était rien. N’importe qui en aurait fait autant. Il est simplement
malheureux que la tempête ait été trop violente pour que nous puissions
renvoyer votre fille chez elle immédiatement sans risquer sa vie ou celle de
mon cocher.
— Oui, certes… Et comme vous, ma fille et moi-même sommes les
seuls au courant, il serait probablement plus sage que tout ceci demeure
notre petit secret.
Il acquiesça vigoureusement :
— Je n’ai aucune intention de divulguer cette information à qui que ce
soit, milady.
Ce n’était rien de moins que ce à quoi Iris s’était attendue. Elle avait
autant de mal à imaginer Theo Crighton répandre des commérages que
sourire.
— C’est fort généreux de votre part, monsieur le comte, répondit la
matrone en inclinant légèrement la tête. Comme vous le savez sûrement,
Iris n’est pas mariée et de tels ragots risqueraient de priver une charmante
jeune femme de belles opportunités.
Le cœur d’Iris tomba de sa poitrine jusque dans son estomac avec le
poids d’une pierre. Oh ! non ! Elle allait vraiment le faire. Le discours
matrimonial. Sa mère perdait son temps, aussi bien avec le comte qu’avec
Iris. Tous deux ne s’appréciaient guère et Iris ne pouvait imaginer un couple
plus improbable. Elle aurait encore préféré convoler avec Lord Pratley !
Non, c’était exagéré. Même Theo Crighton valait mieux que ce flagorneur
de vicomte. Au moins, il ne l’ennuyait pas à périr.
— Heureusement, elle est si populaire auprès de ces messieurs que je
doute que les dégâts auraient été irréparables, poursuivit Lady Springfeld.
Ce week-end encore, plusieurs gentilshommes m’ont sollicitée pour obtenir
l’autorisation de la courtiser. C’est ainsi depuis sa toute première saison !
Malheureusement, ma splendide fille est quelque peu… sélective.
Elle sourit à Iris, qui serrait les dents tout en foudroyant sa mère du
regard. Au moins, le comte ne pouvait voir son expression de détresse la
plus totale. Ni les paroles qu’elle prononçait en silence pour faire
comprendre à sa mère qu’il était temps de mettre un terme à cette
conversation. Immédiatement. La matrone fronça les sourcils, mais se
détourna d’Iris pour se concentrer sur le comte, un large sourire toujours
plaqué sur son visage.
— Je ne doute pas que vous n’aurez aucun mal à lui trouver un époux
convenable, répondit leur hôte avec indifférence, comme si lui aussi priait
intérieurement pour qu’ils changent de sujet.
— Vous avez absolument raison, milord. Il lui faut simplement
rencontrer la bonne personne.
Iris enfonça son coude dans les côtes de sa mère pour attirer son
attention tout en secouant la tête avec véhémence. Mais à sa plus grande
frustration, Lady Springfeld ne lui accorda même pas un regard, son sourire
toujours tourné vers le comte. Quelle mouche la piquait ? Contrairement à
la plupart des matrones, la mère d’Iris n’avait jamais essayé de la marier à
un homme dont elle ne voulait pas, peu importait la taille de son domaine,
de sa fortune ou de son titre. Lady Springfeld souhaitait que ses trois filles
soient aussi heureuses de leurs alliances qu’elle l’avait été dans la sienne.
Elle tenait à ce qu’elles convolent par amour. Alors pourquoi ce brusque
revirement ? Pourquoi ce soudain intérêt pour le comte ? Commençait-elle à
désespérer parce qu’Iris n’était toujours pas mariée au bout de
cinq saisons ?
— Oui, je suis convaincue que ma fille ferait une épouse merveilleuse
pour tout homme capable d’apprécier sa nature douce et sa vive
intelligence. Elle est également réputée dans la haute société pour sa beauté.
La plupart des hommes qui ont demandé sa main ne se sont même pas
inquiétés de sa dot, qui est pourtant considérable. Non, ils étaient bien trop
fascinés par son charme pour songer à l’argent.
— Peut-être pourrions-nous prendre le thé ? la coupa brusquement Iris.
Elle n’avait pas soif et il était malpoli de proposer ce genre de choses à
la place de son hôte, mais elle devait absolument mettre un terme aux
manigances de sa mère qui avait tenté de façon si peu raffinée d’encourager
le comte à l’interroger sur la dot de sa fille. Le comportement de la matrone
était pour le moins inhabituel, d’autant plus qu’elle ne faisait pas le moindre
effort de subtilité.
Lady Springfeld jeta un coup d’œil à sa fille, visiblement surprise, elle
aussi, par l’indélicatesse d’Iris, puis elle sourit de nouveau à leur hôte :
— C’est une excellente idée. Prendre le thé nous permettra d’apprendre
à mieux nous connaître.
Iris vit le comte réprimer un soupir, mais il fit néanmoins retentir la
clochette en argent posée sur la table basse et, quand Charles apparut, il lui
demanda de servir le thé.
— Mais je suis certaine que ma fille et vous avez eu l’occasion
d’apprendre à vous connaître hier soir, recommença la matrone d’un ton
léger, mais lourd de sens. Pas trop, toutefois, sans quoi nous serions
contraints de publier les bans !
— Non, nous avons à peine discuté et je suis allée me coucher presque
immédiatement après mon arrivée, balbutia Iris.
Sa mère se tourna vers elle en haussant un sourcil. Horrifiée, Iris sentit
ses joues chauffer douloureusement.
— Après tout, j’avais vécu une expérience traumatisante et je tenais à
me lever tôt le lendemain matin, poursuivit Iris rapidement dans l’espoir de
masquer son embarras.
Il était bien assez scandaleux qu’elle se soit retrouvée seule avec un
homme toute la nuit. C’était un motif suffisant pour pousser une famille à
exiger un mariage. Mais ce qui s’était produit cette nuit-là était bien pire
encore. Seigneur ! Elle était entrée dans sa chambre, elle l’avait vu…
dépourvu d’une mise plus formelle.
Sa mère continuait de la dévisager, la tête inclinée sur le côté tout en
haussant deux sourcils incrédules.
— Nous n’avons donc guère passé de temps ensemble, renchérit Iris
d’un ton aussi défait que son humeur.
— Juste assez longtemps pour apprendre à connaître « Maxou-Max »,
rétorqua sa mère non sans une note de scepticisme.
Le chien leva le nez vers Lady Springfeld en entendant son sobriquet et
remua la queue de plus belle. Le regard de la matrone bondit de l’animal
enthousiaste au comte renfrogné.
— Eh bien, cela ne saurait convenir, n’est-ce pas ? reprit-elle, un
soupçon de triomphe dans la voix. D’autant que je suis persuadée que ma
fille et vous avez beaucoup en commun.
Le fauteuil du comte grinça lorsque ce dernier se tortilla d’un air gêné
en toussotant. Nous n’avons rien en commun, voulut crier Iris. Ne le voyez-
vous pas ? Nous ne nous apprécions même pas.
Sa mère souriait toujours lorsque Charles pénétra dans le salon et servit
le thé. L’expression de Lord Greystone était le miroir de celle d’Iris et la
jeune femme était certaine que lui aussi espérait que cet embarrassant
événement prendrait fin dès que la politesse l’autoriserait.
— Nous séjournons au domaine de ma très chère amie, Lady Walberton,
reprit Lady Springfeld d’un ton gai en remuant son thé. Les Walberton sont
vos voisins les plus proches. J’imagine que vous êtes tous en très bons
termes ?
Charles sourit à Iris en lui tendant sa tasse, puis en déposa une à côté du
comte en la faisant cliqueter délibérément afin que son maître sache où la
trouver.
— Je n’ai pas rendu visite à mes voisins depuis quelque temps, répondit
l’homme en ignorant son thé.
N’importe quel autre invité aurait compris au ton de sa voix que c’était
ainsi qu’il aimait les choses et qu’il ne tenait pas à en discuter davantage, et
aurait changé de sujet. Mais Iris connaissait bien la détermination de fer de
sa mère lorsque celle-ci prenait une décision, même si elle dissimulait cette
effrayante ténacité derrière un masque de politesse à toute épreuve et de
féroce sympathie.
— Oh ! cela ne saurait convenir, répéta Lady Springfeld. Nous devrons
tâcher d’arranger cela, n’est-ce pas ?
— Il n’y a absolument rien à arranger, rétorqua-t-il, ôtant les mots de la
bouche d’Iris.
L’attitude dédaigneuse de Lord Greystone, sa morosité et son évidente
absence d’encouragements auraient dissuadé n’importe qui d’autre, mais
Iris doutait que cela suffise à rebuter sa mère. Et ce n’était pas uniquement
parce qu’elle le considérait comme un époux potentiel pour sa fille cadette.
Lady Springfeld possédait naturellement un caractère joyeux et elle
s’attendait à ce que tous autour d’elle en fassent autant. Elle ne supportait
tout simplement pas que quelqu’un se complaise dans le chagrin. Le comte
ferait mieux de capituler dès à présent, de plaquer un sourire factice sur son
visage et de céder aux exigences de sa mère.
— Lady Walberton est l’une de mes plus proches amies, et je suis
certaine qu’elle sera positivement ravie lorsqu’elle apprendra que je vous ai
convié au dîner de ce soir. La plupart des invités s’en vont aujourd’hui, ce
ne sera donc qu’un petit rassemblement en toute intimité et une parfaite
occasion de renforcer notre nouveau lien.
Le comte serra la mâchoire et raidit le dos :
— Cela ne me convient pas, contra-t-il en énonçant lentement chaque
mot pour être sûr de se faire comprendre.
— Oh ! quel dommage, intervint aussitôt Iris en lançant un regard de
supplique à sa mère, même si elle savait que c’était parfaitement inutile. Si
le comte est occupé, il ne pourra guère venir.
— Sottises ! s’exclama la matrone. Je doute que vous ne puissiez
repousser vos affaires à plus tard et, comme nous ne séjournons chez les
Walberton que jusqu’à la fin de la semaine, je suis certaine que vous
trouverez le temps de nous rendre visite ce soir.
— Lady Springfeld, je ne viendrai pas dîner ce soir ni aucun autre soir.
Je ne fréquente pas mes voisins, conclut-il fermement, la sombre puissance
de sa voix offrant un net contraste avec l’enthousiasme guilleret de sa mère.
— Eh bien, c’est une habitude que nous devrons changer, n’est-ce pas ?
répondit la matrone d’un ton parfaitement cordial. Et ce soir me semble
l’occasion idéale de commencer. Disons… 8 heures ? Ainsi, nous pourrons
trinquer ensemble avant de dîner.
Il demeura silencieux.
— Autant vous avertir, monsieur le comte, renchérit Lady Springfeld
d’une voix toujours aussi gaie que s’ils étaient en train d’avoir la
conversation la plus plaisante du monde : je n’abandonne jamais. Il est bien
plus aisé d’accéder à mes demandes.
— Je commence à m’en rendre compte, madame, rétorqua-t-il sans
prendre la peine de masquer un soupir exaspéré.
— Mais si vous ne pouvez vous libérer ce soir pour le dîner, je suis
certaine que nous pourrons arranger d’autres visites, ma fille et moi…
Chaque jour jusqu’à notre départ. Et je ne doute pas que de nombreux
invités des Walberton seront également enchantés de venir admirer cette
splendide demeure. Peut-être pourrez-vous leur faire un tour guidé ? Vous
préférerez sans doute éviter d’avoir trop de monde en même temps, aussi
pourrions-nous diluer ces visites, un peu chaque jour ? Un groupe le matin,
un groupe l’après-midi et un dernier le soir ?
Iris n’avait que rarement vu sa mère faire preuve de si peu de pitié. Elle
en était ébahie ! Lady Springfeld tendit la main vers le menton d’Iris et
referma sa mâchoire.
— Cela ne me conviendrait absolument pas, grogna le comte d’une voix
lente, les dents serrées.
Il inspira profondément, puis poussa un long soupir résigné :
— Très bien. Si cela peut mettre un terme à toute cette histoire, je
dînerai chez Lady Walberton ce soir.
— Oh ! fantastique ! s’exclama la matrone en remuant son thé avec
satisfaction, ignorant la grimace désapprobatrice d’Iris. Je suis certaine que
vous passerez un excellent moment et que cette fête marquera le début
d’une relation belle et durable.
Elle se tourna vers Iris avec un sourire triomphant.
— Avec vos voisins, bien sûr.
Chapitre 10

Theo n’aurait jamais cru cela possible, mais la mère était encore pire
que la fille. Elle faisait preuve d’un enthousiasme encore plus acharné,
semblait totalement incapable de saisir que sa progéniture et elle n’étaient
pas les bienvenues dans sa demeure et voilà que cette petite matrone
ridiculement joyeuse le considérait comme un prétendant potentiel pour sa
fille.
Au moins, cette dernière n’avait pas nourri de telles aspirations, à en
juger par la façon dont elle s’était agitée sur son siège, son silence gêné
ponctué de soupirs et de gémissement désapprobateurs. C’était un point en
faveur de Lady Iris. Il était heureux de constater qu’elle n’était pas une de
ces chasseuses d’époux fortunés.
Si accepter de participer à un dîner chez les Walberton lui permettait de
se débarrasser définitivement d’elles, la meilleure chose à faire était, hélas,
de tolérer cette épreuve avec le sourire. Il doutait d’être capable de sourire,
mais il devrait au moins tolérer. Theo était prêt à tout endurer pour
retrouver la paix. Maintenant que la matrone avait obtenu ce qu’elle
souhaitait, il déploya toute la patience qu’il lui restait pour attendre
fébrilement leur départ.
Mais celui-ci ne vint pas.
— Oh ! vous n’avez pas bu votre thé et il doit être froid, à présent,
gazouilla Lady Springfeld. Nous devrions demander qu’on vous en apporte
un autre.
— C’est inutile. Je n’avais de toute façon pas très envie d’un thé, la
coupa-t-il en s’empêchant d’ajouter : Je ne voulais pas non plus de votre
visite. Plus vite vous partirez, mieux cela vaudra.
Le bruissement d’un jupon lui apprit qu’il allait enfin être exaucé. Merci
Seigneur. Il se leva et tendit la main vers sa cloche pour demander à Charles
de les escorter vers la sortie, mais il trouva l’emplacement vide. L’instant
d’après, un tintement résonna. Sa clochette.
Cette femme infernale avait traversé la pièce et dérobé sa cloche sur la
table. Elle n’avait pas décidé de partir, mais de prendre le contrôle de son
personnel.
Charles apparut aussitôt :
— Vous m’avez appelé, milord ?
— Non, Charles, c’est moi, répondit la matrone avant qu’il n’ait le
temps d’ouvrir la bouche. Le thé du comte est froid. Pourriez-vous lui
apporter une autre tasse, je vous prie ?
— Bien, milady. Apparemment, Charles avait décidé qu’il était
désormais aux ordres de cette intruse.
— Lord Greystone a dit qu’il ne voulait pas de thé, lui rappela Lady Iris
d’une voix douce, mais impatiente.
Une remarque pertinente. Que sa mère ignora totalement. Au lieu de
cela, cette dernière se contenta de retraverser la pièce dans un froissement
de soie et de revenir s’asseoir. De toute évidence, Lady Iris et lui-même
avaient désormais une chose en commun : leur agacement face aux
manières grossières de la matrone. Non, en vérité, ils en avaient deux. Ils
tenaient tous deux à ce que cette visite prenne fin le plus tôt possible.
À moins que ce ne soit trois ? Ni l’un ni l’autre ne souhaitait d’un mariage.
Theo n’avait que peu d’influence sur les deux premiers points, mais il
ne comptait pas renoncer au troisième. Lady Springfeld ne le convaincrait
pas de se passer la corde au cou ! Theo ne comprenait même pas sa
motivation. Si Lady Iris était aussi populaire que la matrone le proclamait,
pourquoi tenait-elle tant à lier sa fille à un homme comme lui ? Certes, il
jouissait d’une fortune et d’un titre, mais dans les qualités qu’une mère
escomptait lorsqu’elle cherchait un mari pour sa progéniture, la cécité et
une hideuse balafre constituaient d’ordinaire des arguments rédhibitoires.
Mais peu importait ce qui se tramait dans l’esprit dérangé de
Lady Springfeld. Il n’épouserait jamais sa fille.
Theo se laissa aller contre son dossier. Il se résigna à tolérer un peu plus
longtemps la compagnie de ces deux ladies et s’efforça d’ignorer les
jacasseries guillerettes de la matrone.
Charles arriva avec une nouvelle théière dont il ne voulait pas,
débarrassa sa tasse froide et la remplaça par une nouvelle, bien chaude, que
Theo ne toucherait pas davantage. Des remerciements murmurés et le
cliquetis des tasses et des cuillères lui apprirent que ces dames s’étaient
également resservies. Theo ravala un soupir irrité.
— Votre famille est-elle installée depuis longtemps dans ce comté ?
l’interrogea Lady Springfeld.
Une question polie, mais que n’importe quel membre de l’aristocratie
aurait perçue comme intéressée, provenant de la mère d’une jeune femme
célibataire. En réalité, elle lui demandait : Votre lignée est-elle ancienne ?
Votre rang est-il bien établi parmi la noblesse ? Et qu’est-ce que notre
famille gagnera en s’unissant à la vôtre ?
— Depuis assez longtemps, répondit vaguement Theo, bien décidé à ne
pas l’encourager en lui expliquant que son arbre généalogique remontait
encore plus loin que l’époque des Tudor.
Un arbre qui prendrait fin avec lui. Il n’avait aucune intention d’imposer
un monde comme celui-ci à des enfants innocents. Non, ses cousins
hériteraient du domaine et Theo s’en moquait royalement.
— Et vous semblez posséder des terres vastes et d’une beauté
remarquable, je dois dire, poursuivit la matrone.
Theo se contenta d’acquiescer. Allait-elle lui demander de consulter ses
comptes afin d’estimer sa valeur financière ?
— Nous avons profité d’une si délicieuse promenade en venant ici,
n’est-ce pas, Iris ?
— Oh ! absolument, répondit Lady Iris. Et peut-être devrions-nous
prendre congé et rentrer retrouver les Walberton, à présent ? Je suis certaine
que le comte a beaucoup à faire et que nous avons déjà suffisamment abusé
de son temps.
Quelle jeune demoiselle infiniment sensée ! Elle aussi avait remarqué la
futilité des efforts de Lady Springfeld pour encourager une alliance entre
eux. D’ailleurs, sans doute était-elle horrifiée à l’idée que sa mère s’évertue
à la marier à un homme comme lui. Les souvenirs de la nuit dernière
submergèrent aussitôt l’esprit de Theo, qui s’agita dans son fauteuil, mal à
l’aise. C’était évident. Comment aurait-elle pu vouloir l’épouser ? Quelle
femme rationnelle s’enticherait d’un homme qui hurlait dans son sommeil,
un homme qu’elle pensait devoir rassurer comme un enfant ? Mais
Lady Iris n’avait probablement pas transmis cette information à sa mère.
Dans le cas contraire, la matrone n’aurait sans doute pas été si impatiente de
faire de lui son gendre.
— Je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps, opina-t-il dans
l’espoir que Lady Springfeld saisirait ce sous-entendu si peu subtil et le
laisserait enfin en paix.
Mais non, cette dernière continua de lui poser une interminable liste de
questions sur l’histoire de la demeure et des environs et parvint à chaque
occasion possible à glisser un commentaire élogieux sur la beauté et les
talents de sa fille.
Theo répondait à chaque fois de façon très succincte. Quant aux
remarques sur le charme de Lady Iris, il préférait ne rien dire du tout. Il se
moquait bien de son apparence. Pourquoi y aurait-il songé ? Il était aveugle,
par Dieu ! Sa mère n’avait tout de même pas pu passer à côté d’une telle
évidence ! Lady Iris pouvait bien ressembler à une gargouille, il ne le
saurait et ne s’en soucierait jamais. En vérité, cela aurait peut-être augmenté
son estime pour la demoiselle bien plus que sa prétendue beauté.
Il savait d’expérience combien les belles femmes étaient volages et
égoïstes, à user de leurs attraits pour promouvoir leur place dans la société.
Même s’il devait bien admettre que Lady Iris ne correspondait guère à cette
description. Comme sa mère l’avait répété, elle était douce, aimable, bien
élevée et, il le reconnaissait à contrecœur, possédait un caractère que
beaucoup trouveraient charmant. Si elle jouissait également d’un physique
harmonieux et d’une généreuse dot, comme l’avait sous-entendu la
matrone, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne soit pas déjà mariée à
son avantage. Peut-être y avait-il quelque chose de rebutant chez Lady Iris
qu’il ne pouvait voir, littéralement ou figurativement ?
Finalement, après une interminable discussion à sens unique,
Lady Springfeld commença à parler de rentrer au domaine des Walberton.
Theo bondit sur ses pieds avant qu’elle n’ait le temps de changer d’avis :
— J’espère que la promenade du retour sera agréable, déclara-t-il.
Et j’espère que vous allez partir maintenant pour ne jamais revenir.
— Oh ! sans le moindre doute ! s’exclama la joviale Lady Springfeld.
Et nous serons impatientes de vous voir ce soir, n’est-ce pas, Iris ?
— Certainement. Je suis aussi impatiente de participer à cette soirée que
le comte, lança Lady Iris, ce qui faillit arracher un sourire à Theo.
— Je doute que cela soit possible, préféra-t-il répondre en s’inclinant.
À ce soir, dans ce cas. Lady Springfeld. Lady Iris.
Avec une immense satisfaction, il fit retentir la cloche et Charles vint
escorter ces dames hors de la pièce.
Ses visiteuses se dirigèrent vers la sortie dans une fanfare de frous-
frous, suivies par ce traître de Max, qui revint tristement vers son maître
quand Theo claqua des doigts. Lorsque la porte se referma, Theo s’écroula
dans son fauteuil, soulagé de se retrouver enfin seul. Il ne lui restait plus
qu’à subir une fastidieuse soirée en société et sa vie reprendrait son cours,
aussi calme et paisible qu’elle l’avait été avant que l’éternellement
rayonnante Lady Iris et son infernale de mère envahissent son existence.

Cela faisait très longtemps que Theo n’avait plus endossé l’un de ses
costumes d’apparat. Par le passé, il avait pris plaisir à s’adonner au rituel
des préparatifs, impatient de profiter des joies de ces événements.
Mais plus maintenant. Devoir se raser une seconde fois aujourd’hui et
revêtir une tenue de soirée était une farce qu’il s’était épargnée depuis
six ans et à présent, il ne pouvait s’empêcher de songer que tout ceci était
bien plus d’efforts qu’il n’en valait la peine. Maudite femme. Et sa maudite
fille. Plus vite cette détestable soirée prendrait fin, mieux il se porterait. Il
aurait tant préféré passer ce temps devant le feu avec son fidèle compagnon,
Max. Du moins, son fidèle compagnon la plupart du temps. Lorsque le
chien était en compagnie de Lady Iris, il en oubliait immédiatement qui et
ce qu’il était : un noble et fier lévrier irlandais et non un petit bichon de
salon appelé Maxou-Max.
— Maxou-Max… sérieusement.
— Je vous demande pardon, milord ? demanda son valet.
Theo fut choqué d’avoir exprimé sa frustration à haute voix. Ces
femmes n’avaient décidément pas leur pareil pour lui mettre les nerfs en
pelote.
— J’aimerais que quelqu’un sorte promener Max ce soir, pendant que je
serai… occupé ailleurs, dit-il pour masquer son embarras.
— Entendu, milord, répondit James en continuant de brosser la veste de
Theo. Je suis heureux de vous dire, monsieur, que ce costume vous va
toujours à la perfection, ajouta-t-il.
Theo devina au son de sa voix que James s’était reculé d’un pas pour
admirer son travail. Il était également certain que son valet avait souri en
prononçant ces mots. Pourquoi diable souriait-il ? Pourquoi devrait-il se
soucier de la façon dont son maître s’habillait ? Il n’était tout de même pas
tombé lui aussi sous le charme de Lady Iris, comme Max ? Ou était-il
simplement satisfait de savoir que Theo sortait après toutes ces années ?
Quoi qu’il en soit, James devrait se contenter de cette unique soirée, car
passé cette nuit, Theo ne remettrait plus jamais les pieds en société et, avec
un peu de chance, il ne reverrait jamais Lady Iris ni son horrible mère.
Six ans plus tôt, il avait tourné le dos à une vie de faste, d’élégants
dîners, de bals, de pièces de théâtre et autres frivolités. Une vie qui, en fin
de compte, ne lui avait apporté que douleur et déception. Il serra les dents et
s’efforça de repousser les souvenirs de son existence avant l’accident. Il
vivait alors dans une bulle d’illusions, avec des gens qu’il avait seulement
cru connaître, avant de découvrir toute la froideur que pouvaient dissimuler
un joli visage et un sourire enchanteur.
Non, il ne retournerait pas à ce monde de faux-semblants. Ses voisins
avaient accepté son isolement… il ne lui restait qu’à faire passer le message
à ces deux intruses si frustrantes. Elles devaient comprendre que cette
soirée était une aberration, et une exception à ne jamais reproduire.
Son valet attacha soigneusement le nœud papillon de Theo.
— Je retrouve l’ancien comte de Greystone, monsieur, déclara James, si
je puis me permettre cette remarque.
Theo était tenté de lui répondre que non, il ne pouvait se le permettre,
mais il savait que l’homme s’était exprimé avec bienveillance. Ce n’était
guère la faute de James si Theo se trouvait si mal disposé, mais de celle de
Lady Iris, de sa mère et de ce maudit dîner.
— Merci, James, ce sera tout, préféra-t-il conclure, pressé de donner
congé au valet et à son indésirable bonne humeur.
James lui tendit sa canne, son haut-de-forme et ses gants, puis il
s’éclipsa. Theo compta les pas jusqu’à la porte, puis le long du couloir, puis
les marches de l’escalier jusqu’à l’entrée. Il se servit du bruit que faisaient
les chevaux en s’ébrouant pour localiser sa voiture, refusa l’aide de son
cocher d’un geste de la main et grimpa dans le véhicule. Puis, avec un
soupir profondément exaspéré que personne n’entendrait, il s’assit et frappa
le toit du carrosse de sa canne pour signaler au domestique qu’il était prêt à
partir.
Theo utilisait rarement sa canne. Il connaissait sa demeure comme le
fond de sa poche, de même que le domaine et les environs, ce qui lui
permettait de s’orienter aisément. Mais il ne s’était pas rendu chez les
Walberton depuis son accident et aurait besoin de cet outil ce soir. Theo
avait été un visiteur régulier quand il jouissait encore de la vue, la
disposition des pièces lui était donc familière, mais il avait appris dans la
douleur que, lorsqu’il sortait de son propre cadre de vie, des dizaines
d’obstacles pouvaient le faire trébucher. Et il n’avait aucune intention de se
donner en spectacle ce soir, du moins pas plus que nécessaire. Il savait qu’il
ne pourrait manquer d’attirer l’attention sur lui et sur son infirmité en se
déplaçant dans la maison à l’aide de sa canne.
Maudit dîner.
Il refusait que ses voisins le traitent avec pitié ou s’adressent à lui avec
condescendance et il ne tenait surtout pas à subir l’indignité de les entendre
se précipiter au secours du pauvre invalide. Il ne leur permettrait pas d’être
navrés pour lui, de le juger ou de se considérer comme ses supérieurs.
Les dents toujours serrées, les muscles tendus, il maudit une dernière
fois Lady Springfeld de lui infliger pareille torture.
Chapitre 11

Lady Iris faisait les cent pas devant le hall d’entrée en balayant des yeux
l’allée de gravier dans l’attente de la voiture de Lord Greystone. Elle n’était
pas anxieuse à l’idée de le revoir, évidemment. Elle ne craignait pas non
plus que le comte se retrouve en difficulté dans cette maison méconnue.
Elle était certaine qu’il s’en sortirait prodigieusement. Après tout, il
semblait capable de tout surmonter… tout, sauf peut-être la détermination
de sa mère.
Mais au moins la matrone était-elle parvenue à le faire quitter son
manoir, un véritable exploit que personne n’avait pu accomplir jusque-là,
d’après Lady Walberton. Cette dernière avait exprimé sans ambages son
admiration envers Lady Springfeld pour avoir réussi là où tant avaient
échoué avant elle. Le comte avait été le réceptacle d’innombrables
invitations provenant des Walberton et de ses autres voisins, mais il les
avait toutes refusées.
Lady Springfeld, d’ordinaire si douce, joviale et amicale, pouvait se
transformer en formidable adversaire lorsqu’elle prenait une décision. Et
pour une raison qu’Iris ne comprenait pas, elle s’était mis en tête que
Lord Greystone ferait un excellent époux pour sa fille. La matrone ne s’était
pourtant jamais montrée si déterminée à la marier. Jusqu’à présent, elle
avait été heureuse de laisser la nature suivre son cours en espérant qu’Iris
rencontrerait un homme décent avant qu’il ne soit trop tard. Alors pourquoi
lui ? Iris n’avait pas l’ombre d’une explication, mais sa mère n’avait guère
fait preuve de subtilité devant lui. Cette visite était devenue si gênante !
Et c’était pour cette raison, et seulement celle-là, qu’Iris attendait
anxieusement l’arrivée du comte. Elle tenait à l’informer au plus tôt que
toute cette histoire de mariage était entièrement l’idée de sa mère. Avec
autant de tact que possible, elle lui assurerait qu’il n’avait rien à craindre
d’elle. Tout comme lui, elle n’éprouvait aucun intérêt à une alliance entre
eux.
Il avait très clairement laissé entendre qu’il ne voulait pas d’elle, même
si Lady Springfeld avait manqué ou ignoré toutes ses allusions. Et Iris
n’avait pas l’intention d’épouser un homme reclus et grincheux qui estimait
que rire et s’amuser étaient des activités trop vulgaires pour lui.
Elle s’immobilisa un instant et observa à nouveau l’allée. Serait-il en
retard ? Allait-il seulement se présenter au dîner ? La main d’Iris s’envola
jusqu’à sa poitrine, où son cœur venait de bondir de façon si particulière.
C’était une possibilité qu’elle n’avait même pas envisagée jusqu’à présent.
Et s’il n’avait accepté que pour mettre un terme aux instances de sa mère ?
Peut-être n’avait-il jamais eu l’intention de réellement se plier à ses
exigences ? Pouvait-il vraiment se montrer aussi insidieux ? Hélas, Iris le
soupçonnait d’en être parfaitement capable ; après tout, l’impolitesse était
sa spécialité.
Il était inutile de l’attendre, s’il ne prenait même pas la peine de venir.
Iris tourna la tête vers le perron qui menait au hall d’entrée. Tout ceci n’était
qu’une perte de temps. Elle s’était angoissée pour rien. Évidemment qu’il
ne viendrait pas !
Avec un soupir résigné, elle remonta les marches, mais ne put
s’empêcher de jeter un dernier coup d’œil en direction de l’allée avant de
pénétrer dans le manoir. Ce fut alors qu’elle le vit. Sa voiture s’engageait
tout juste sur la petite route.
Comme une enfant surexcitée, Iris dévala l’escalier dans l’autre sens et
agita sa main au-dessus de sa tête avant de se rappeler qu’il ne pouvait pas
la voir. Dieu merci, songea-t-elle, puis elle se morigéna intérieurement de
faire preuve de si peu de charité. Il était aveugle et le fait qu’il ne puisse pas
la voir se rendre ridiculiser n’aurait pas dû la soulager.
L’équipage à deux chevaux s’arrêta au pied du perron. Iris lissa sa robe
de soie bois de rose, celle qu’elle avait spécialement choisie parce que tout
le monde aimait déclarer qu’elle mettait son joli teint en valeur, et tapota sa
coiffure pour s’assurer qu’aucune mèche folle ne s’était échappée. Quelle
mouche la piquait ? Lord Greystone était peut-être le seul homme ici qui se
moquait bien de son apparence. Elle tapota à nouveau ses cheveux.
— Bonsoir, monsieur le comte, lança-t-elle lorsque le valet en livrée
ouvrit la porte du carrosse et abaissa le marchepied. Je suis ravie que vous
ayez décidé de venir malgré tout. Si vous vous étiez défilé, ma mère
m’aurait probablement traînée jusque chez vous pour une autre visite des
plus embarrassantes. Et ni vous ni moi n’aurions souhaité cela, je le crains.
N’êtes-vous pas d’accord ? Je suis sûre que si.
Elle gloussa d’un ton léger, mortifiée d’ânonner ainsi devant lui. Le
comte lui avait pourtant très clairement fait comprendre, lorsqu’elle avait
séjourné chez lui, qu’il détestait quand elle jacassait de la sorte, mais Iris
peinait à rester silencieuse en temps normal et ses jaspinages empiraient dès
qu’elle était en proie à la fébrilité. Or Lord Greystone la rendait
terriblement nerveuse, malgré tous ses efforts pour se convaincre du
contraire.
— Mais je devais absolument vous parler avant que vous n’entriez dans
la maison, s’empressa-t-elle d’ajouter. Je tenais à ce que vous sachiez que
rien de tout ceci n’était mon idée, mais entièrement celle de ma mère.
Alors… je vous en prie, ne croyez pas que j’aie pu manquer de tact au point
de vous infliger cette épreuve.
Elle le dévisagea dans l’attente de sa réaction, mais il resta muet. Il se
contenta de descendre les marches de la voiture en les tapotant du bout de
sa canne à la poignée argentée pour se repérer.
Iris tournait autour de lui, incapable de décider que faire ou que dire, à
présent.
— Vous pouvez prendre mon bras, si vous le souhaitez, proposa-t-elle
soudain en tendant sa main dans sa direction.
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Je n’en doute pas. Toutefois, ce serait courtois, répondit Iris, quelque
peu offensée.
Elle n’avait jamais vu aucune femme offrir son bras ; la moindre des
politesses, pour un gentilhomme, aurait été de l’accepter gracieusement.
Le comte se figea, puis tendit roidement le bras vers elle. Iris glissa sa
main gantée dessous avant de la poser sur la sienne. Depuis son entrée dans
la société, elle avait marché au bras d’une pléthore d’hommes, mais pour
une raison qui lui échappait, ce geste si commun prenait une tout autre
dimension, beaucoup plus intime, avec Lord Greystone. Une fois de plus,
tout son corps se mit à réagir, comme si sa peau fourmillait de papillons. Et
ce frisson familier qui la bouleversait tant surgit de nouveau des tréfonds de
son être et se répandit dans tous ses membres. Iris frémit de la tête aux
pieds. Son cœur tressauta également dans sa poitrine, comme il l’avait fait
de si nombreuses fois lorsqu’elle avait passé la soirée avec lui. Tout ceci
n’aurait pas dû se produire. Le comte n’était qu’un homme comme un autre,
après tout, qui plus est un homme qu’elle n’appréciait pas particulièrement.
Il n’y avait aucune raison qu’elle se mette à trembler et à s’agiter
simplement parce qu’elle avait pris son bras.
Peut-être était-ce à cause de ce qu’ils avaient partagé lors de cette soirée
à Greystone, ou parce qu’elle savait que sa mère espérait les fiancer. Dans
tous les cas, Iris s’en trouvait tout étourdie… et terriblement consciente de
la proximité de son puissant corps masculin.
Ils grimpèrent lentement le perron, sa canne tapotant le chemin devant
lui. Lorsqu’ils atteignirent le sommet, un valet de pied s’inclina et ouvrit les
larges portes qui conduisaient à un vestibule brillamment éclairé.
— Tous les invités sont déjà dans le salon. Ils prennent quelques verres
avant le dîner, expliqua-t-elle lorsqu’ils pénétrèrent dans le hall.
— Tous les invités ? répéta-t-il.
Il s’immobilisa et pencha légèrement la tête :
— L’on m’avait pourtant donné l’impression que cette soirée
n’impliquerait que vous, Lady Springfeld et Lord et Lady Walberton. Votre
mère n’avait-elle pas affirmé que les autres convives partiraient dans la
journée ?
— Elle a dit que la plupart des convives partiraient. Il n’en reste qu’une
poignée et Lady Walberton a décidé d’inviter également quelques-unes de
ses connaissances de la région. Je crois que nous serons une vingtaine
présents à ce dîner.
Il serra plus étroitement sa canne et inspira profondément.
— Ils sont tous très aimables, ajouta aussitôt Iris dans l’espoir de le
rassurer. Et je serai là, de même que ma mère. Il n’y a pas de quoi vous
inquiéter.
— Je ne suis pas inquiet, rétorqua-t-il avec humeur. Je n’apprécie
simplement pas être dupé. Votre mère avait laissé entendre que nous
dînerions en petit groupe et en toute intimité.
— Oh. Je crains que ma mère considère vingt convives comme un petit
groupe.
Le comte expira bruyamment.
— Qu’il en soit ainsi, conclut-il d’un ton maussade et solennel en
avançant d’un pas.
Iris plaça sa deuxième main par-dessus la sienne pour lui intimer de
s’arrêter.
— Je… je voulais également vous avertir.
— M’avertir ?
— Euh… oui. Pour je ne sais quelle raison, ma mère s’est mis en tête
que vous feriez un bon époux pour moi, elle risque donc d’être un peu…
Oh ! je suis navrée… je n’ai réellement rien fait pour l’encourager en ce
sens.
Le comte ôta la paume d’Iris de la sienne :
— Oui, j’ai parfaitement conscience des attentes de votre mère.
— Mais pour être tout à fait franche, il n’y a qu’elle qui désire une telle
issue. Je ne souhaite pas vous épouser.
La main d’Iris bondit jusqu’à sa bouche lorsqu’elle réalisa comment sa
phrase pouvait être interprétée :
— Non pas que je trouve quoi que ce soit à redire sur votre personne.
C’est juste que nous ne sommes pas… enfin… vous voyez… hem…
Iris espérait une réponse, n’importe quoi, pour la tirer de cette nouvelle
bévue. Il resta muet. Attendait-il délibérément qu’elle s’enterre plus
profondément ?
— Bref, je voulais simplement vous recommander d’ignorer ma mère,
ajouta-t-elle d’une voix timide.
— J’en avais bien l’intention, rétorqua-t-il sèchement en repartant.
— Parfait.
Elle opina rapidement, les joues brûlantes de honte de s’être à nouveau
ridiculisée devant Theo Crighton et de s’être montrée aussi déloyale envers
sa propre mère. Après tout, Lady Springfeld n’avait toujours agi que dans le
but d’assurer le bonheur de ses enfants. Ses efforts actuels étaient juste
terriblement malavisés.
Ils atteignirent le salon et un valet de pied leur ouvrit la porte. Les
invités, tous rassemblés dans la vaste pièce, bavardaient tranquillement et
trinquaient gaiement.
Dès l’instant où Theo et Iris pénétrèrent dans la salle, les conversations
polies se dissipèrent, laissant place à un silence de mort quand chacun
pivota pour dévisager le comte. Iris les foudroya du regard, choquée par
leur terrible manque de savoir-vivre. Elle se tourna vers Lord Greystone,
fourrageant son cerveau à la recherche d’une parole susceptible d’atténuer
l’indélicatesse de la situation, mais aucune ne lui vint. Elle était trop
scandalisée par la grossièreté des invités et bien trop navrée pour l’homme à
son bras.
— Quoi que vous portiez ce soir, Lady Iris, vous semblez avoir laissé
tous les autres convives pantois.
Son commentaire, prononcé à voix basse, n’était destiné qu’à elle. Iris
écarquilla les yeux et le dévisagea avec curiosité, s’efforçant de déchiffrer
son expression. Venait-il de faire une plaisanterie ? Pour autant qu’elle
sache, le comte ne plaisantait jamais. Ne riait jamais. Et sa posture ne
semblait guère suggérer une brusque humeur badine. Son menton était
incliné vers le plafond et, s’il n’avait pas été aveugle, elle aurait
immédiatement pensé qu’il toisait les invités d’un air hautain.
Mais non, c’était forcément une plaisanterie. Et il avait raison, la
meilleure façon de surmonter cette épreuve était d’en faire peu de cas.
— Allons, ma mère vous en avait pourtant fait l’interminable éloge : je
suis une beauté rare et exquise à laquelle nul homme ne saurait résister,
répondit-elle avec un rire quelque peu forcé.
— En plus d’être charmante, d’un naturel doux, d’avoir la fibre
maternelle et une capacité innée à s’occuper efficacement de la gestion
d’une maisonnée, si ma mémoire est exacte, dit-il.
— Vous oubliez mes extraordinaires talents pour la broderie et
l’aquarelle, renchérit-elle, son rire de plus en plus authentique.
— Ah, comment les oublier ? Votre mère s’est assurée que je les grave
dans ma tête en me répétant la longue liste de vos accomplissements, encore
et encore. Liste à laquelle nous pourrons désormais ajouter votre
charismatique présence, apte à réduire au silence toute une salle d’invités.
— Que voulez-vous ? Je suis unique en mon genre, gloussa Iris,
soulagée de constater que les convives avaient repris leurs conversations
tranquilles, même si une poignée d’entre eux continuait de dévisager le
comte, certains plus discrètement que d’autres.
Lady Walberton et la mère d’Iris surgirent soudain de la petite foule,
traversèrent la pièce jusqu’à l’embrasure de la porte et les rejoignirent, des
sourires enthousiastes illuminant leurs visages.
— Je suis si heureuse que vous ayez accepté mon invitation, monsieur
le comte, déclara Lady Springfeld.
— Quant à moi, je suis tout simplement ravie de vous revoir, ajouta
Lady Walberton.
Lord Greystone demeura muet un instant et Iris crut qu’il allait
rétorquer qu’on ne lui avait guère laissé le choix et que le salon des
Walberton était le dernier endroit sur Terre où il désirait se trouver en cet
instant. Mais au lieu de cela, il inclina poliment la tête.
— Je suis certaine que vous êtes impatient de rencontrer nos invités et
de retrouver certains de vos vieux amis, reprit Lady Walberton. Iris, auriez-
vous, je vous prie, l’amabilité de présenter le comte à nos convives ? J’ai…
d’autres tâches qui m’attendent.
La bonne lady adressa un regard complice à la mère d’Iris, qui lui
répondit d’un sourire conspirateur.
— Cela ne sera pas nécessaire, intervint Lord Greystone, catégorique.
— Oh ! mais si, contra Lady Springfeld d’un ton jovial, mais laissant
entendre qu’elle n’accepterait aucune objection.
Puis elle se tourna vers Iris et lui signala d’un geste d’obéir à son
hôtesse, avant d’aller se mêler à un groupe de femmes mûres près de la
cheminée ornée. Pendant ce temps, Lady Walberton entraînait le valet de
pied le plus proche à l’écart, comme si elle avait quelque chose de vital à lui
expliquer, mais sans quitter des yeux Iris et le comte.
— Je crains que vous ne deviez choisir entre moi, ma mère ou
Lady Walberton, lui chuchota Iris avec amusement.
Il haussa les sourcils :
— Et je suppose que vous vous considérez comme le moindre de ces
trois maux ?
— Moi ? Non. Mais quelque chose me dit que vous, oui.
Lady Walberton semble elle aussi d’humeur à jouer les entremetteuses. Si
vous ne désirez pas passer la soirée à entendre une nouvelle litanie vantant
mes mérites de potentielle épouse, je pense que vous feriez mieux de me
laisser faire les présentations.
Il souffla d’une façon pouvant donner l’impression qu’il pouffait, puis
acquiesça. Iris saisit à nouveau son bras et le conduisit à travers le vaste
salon jusqu’au rassemblement de convives.
— Lord Hamilton, puis-je vous présenter Theo Crighton, le comte de…
?
— Theo et moi sommes de vieux amis, la coupa son interlocuteur.
Comme il est bon de vous revoir, Greystone !
Theo inclina la tête :
— Lord Hamilton.
Puis il prit le bras d’Iris pour lui signaler qu’il souhaitait passer à la
suite. La jeune femme adressa un regard navré au gentilhomme surpris,
mais entraîna le comte vers le prochain groupe.
— Puis-je vous présenter Lord et Lady Smythe ?
Le couple sourit à Theo, qui se contenta d’opiner.
— Theo, mon garçon, s’exclama Lord Smythe. Nous ne vous avions
plus vu depuis des lustres ! Où étiez-vous passé, toutes ces années ?
— Mon domaine m’a beaucoup accaparé. À présent, si vous voulez
bien m’excuser, il me semble que d’autres attendent des présentations.
Et il reproduisit le même schéma avec chaque personne qu’ils
rencontrèrent. Le comte faisait preuve d’un peu plus de politesse avec ceux
qu’il ne connaissait pas qu’avec ses anciens amis, lesquels durent se
contenter d’un salut froid et d’une réplique brusque. Nombreux furent ceux
qui tentèrent d’engager la discussion ou de renouer le contact, mais il les
repoussa tous, souvent avec à peine moins qu’une réponse monosyllabique.
Lord Greystone leur faisait comprendre très clairement que, même s’il
participait exceptionnellement à cette soirée en société, il n’avait aucune
intention de se montrer sociable. Theo et Iris revinrent bientôt à leur point
de départ et la jeune femme songea qu’il s’agissait sans doute du tour de
présentations le plus rapide auquel elle ait jamais pris part. Puis, finalement,
ils se tinrent à l’écart du reste des invités.
— Bien, voilà une formalité en moins ! murmura-t-elle avec
amusement. Je suppose qu’à présent, vous êtes libre de demeurer dans votre
coin à jeter des regards noirs à toute l’assemblée.
Le comte lui jeta un regard noir :
— Je ne jette pas de regards noirs.
Iris ne put s’empêcher de sourire.
— Dans ce cas, dites-moi : comment appelle-t-on cela lorsqu’une
personne se tient à l’écart dans une pièce bondée et fronce les sourcils en
observant les gens comme s’il leur souhaitait les pires malheurs possible ?
— Je n’appellerais pas cela « jeter des regards noirs » contra-t-il.
Le regard acéré d’Iris remarqua le léger tressaillement au coin de ses
lèvres. S’apprêtait-il à sourire ? Mais non, ses sourcils étaient toujours aussi
froncés.
— Je n’éprouve simplement aucun intérêt à entretenir ces bavardages de
politesse et je ne compte absolument pas répondre à leurs questions quant à
mes activités de ces dernières années. Hélas, il semble que seul ce sujet les
passionne.
— Peut-être se soucient-ils juste de votre bien-être ?
— Balivernes. Ce n’est que de l’indiscrétion déguisée.
Le soupçon de sourire avait disparu de son visage et il était à présent bel
et bien en train de jeter des regards noirs.
— Lorsque je m’enquiers de la santé des invités ou de leurs activités,
c’est uniquement parce que je m’intéresse à eux et souhaite leur bonheur. Et
non pour assouvir une quelconque curiosité malsaine.
— C’est votre façon de faire, mais guère celle de tous.
Iris ignorait si elle devait se sentir flattée que le comte l’ait distinguée
des autres, ou frustrée qu’il se montre aussi injuste envers eux. C’était ce
mépris d’autrui qui l’avait poussé à vivre en reclus et Iris n’en comprenait
pas la raison. Toutes les personnes présentes paraissaient sincèrement ravies
de le retrouver. Iris soupçonnait même leur réaction impolie à leur arrivée
de n’avoir été en réalité qu’une réponse surprise au choc de le voir
participer à un événement social.
— Mais vous êtes enfin sorti de chez vous. Ne devriez-vous pas en
profiter pour au moins tenter de discuter avec certains des invités ? suggéra-
t-elle.
— Je parle avec vous, non ? Vous faites partie des invités, il me
semble ?
Peut-être ne l’avait-il pas tant distinguée des autres que cela,
finalement… Il venait de la catégoriser comme l’une des invités et, à en
juger par sa façon de leur jeter des regards noirs, cela n’avait rien d’un
compliment.
— Certes. Enfin, demeurer en votre compagnie devrait au moins avoir
le mérite de satisfaire ma mère, répondit-elle d’un ton diverti. Et je sais à
quel point vous aimez la satisfaire.
Il souffla à nouveau et cette fois, Iris était presque, presque certaine
qu’il avait pouffé d’amusement.
— Ce qui satisferait le plus votre mère serait de vous voir convoler.
Aussi peut-être devriez-vous éviter de perdre votre temps avec moi ? N’y a-
t-il aucun autre homme dans cette pièce que vous pourriez captiver avec
votre charme et votre beauté ?
Il avait une façon bien à lui de parler du charme et de la beauté, comme
s’il s’agissait des pires qualités qu’une femme puisse posséder.
Les yeux d’Iris tombèrent sur Lord Pratley, un homme qui saisissait la
moindre occasion de faire l’éloge de ses talents, fussent-ils réels ou fictifs.
Si Lord Pratley mentionnait son charme et sa beauté, ses compliments ne lui
donneraient certainement pas l’impression d’être des insultes. Ce dernier
croisa son regard et leva son verre avec un sourire. Iris réprima un soupir,
mais lui répondit d’un signe de tête poli.
— Non, je crains qu’il n’y ait personne ici qui soit capable de
m’apprécier comme vous le faites, rétorqua-t-elle sans prendre la peine de
masquer l’espièglerie dans sa voix.
— Je doute fort que cela soit vrai.
Elle leva les yeux vers lui. L’avait-il crue sérieuse ? Et sa réponse était-
elle une insulte ou un compliment ? Il était si difficile d’en être certaine,
avec lui. Iris se tourna de nouveau vers la pièce bondée. Il était
probablement plus sûr de partir du principe que tout ce qu’il disait était une
rebuffade.
— Même si vous disiez vrai, il n’y a personne ici qui éveille en moi le
moindre intérêt matrimonial. Vous êtes donc un interlocuteur comme un
autre.
— Vous m’en voyez flatté. Je suppose que cette franchise impertinente
fait partie de ce que votre mère m’a décrit comme un « délicieux sens de la
courtoisie » ?
C’était encore une insulte, mais Iris éclata de rire.
— Je dois admettre qu’il est agréable de pouvoir parler avec quelqu’un
qui se moque bien que je me montre excessivement polie ou aimable,
répondit-elle avant de brusquement réaliser combien cette affirmation était
vraie.
Depuis sa présentation en société, cinq ans plus tôt, elle avait été
contrainte d’endosser le rôle de la jolie jouvencelle au caractère doux et aux
manières impeccables. Au fond, c’était ce que tout le monde attendait d’une
débutante. Elle portait ce masque depuis si longtemps qu’il avait fini par
faire partie d’elle. Mais lorsqu’elle était avec le comte de Greystone, une
autre facette de sa personnalité prenait le pas. Tout ceci était tellement
intrigant.
— D’ailleurs, vous devriez vous méfier, renchérit-elle. Si vous discutez
avec moi toute la soirée, vous ne tarderez pas à me voir devenir
parfaitement grossière.
Elle prenait un immense plaisir à leurs joutes verbales.
— Et alors vous vous en mordrez fichtrement les doigts ! ajouta-t-elle.
Oh oui, c’était follement divertissant ! Quand avait-elle prononcé le mot
« fichtrement » pour la dernière fois ? Jamais. La réponse était aussi simple
que cela. Elle fut presque tentée de le répéter, plus fort, juste pour s’amuser.
— J’en trépigne d’impatience, approuva le comte de son ton pince-sans-
rire. J’espère alors que vous ferez preuve de la même courtoisie envers moi
et m’autoriserez à me montrer tout aussi grossier avec vous.
Iris gloussa :
— Je n’ai guère réussi à vous en empêcher jusqu’ici, il me semble.
Seigneur. Il venait de le faire. Pour de vrai. Il souriait. Et, par Dieu, quel
sourire ! Il aurait dû sourire bien plus souvent. Iris le dévisagea,
complètement fascinée. Ses lèvres pleines s’étaient écartées pour révéler
une rangée de dents blanches parfaitement alignée. Des pattes d’oie
apparurent aux coins de ses yeux, preuve qu’il avait autrefois beaucoup
souri. Et… oh, Seigneur, il possédait même une petite fossette ! Qui aurait
pu imaginer que le maussade et taciturne comte de Greystone puisse arborer
quelque chose d’aussi adorable qu’une fossette à la joue gauche ?
Une vague de chaleur submergea Iris et elle éprouva le pressant besoin
de l’étreindre, tant ce sourire la rendait heureuse. Puis, plus vite qu’elle était
apparue, cette divine expression s’évanouit, comme un rêve se dissipe au
réveil, et Lord Greystone recommença à froncer les sourcils. C’était comme
s’il s’était surpris en train de faire quelque chose d’interdit. Mais il était
trop tard. Iris l’avait vu et elle ne pourrait jamais l’oublier. Elle savait à
présent qu’il pouvait sourire et peut-être rire. Et elle comptait bien tout
mettre en œuvre pour le faire sourire et rire à nouveau, le plus tôt et le plus
souvent possible.
Iris fouilla l’assemblée à la recherche d’une idée de causerie
divertissante, mais rien ne lui vint. Les conversations dans le salon avaient
repris leur cours, même si les fréquents coups d’œil lancés dans leur
direction suggéraient que le comte demeurait un important sujet de
discussion.
Avant qu’Iris puisse songer à quoi que ce soit susceptible d’amuser son
compagnon, un étrange silence s’abattit une nouvelle fois sur la petite foule
et toutes les têtes se tournèrent vers la porte ouverte. Iris suivit les regards et
aperçut Lady Estelle qui pénétrait dans la pièce en compagnie de
Lord Thaddeus Redcliffe. Tous les yeux revinrent petit à petit vers le comte,
puis se braquèrent de nouveau sur le couple, comme s’ils observaient une
partie de tennis très lente.
Que diable se passe-t-il ? s’étonna Iris. Pourquoi l’arrivée de
Lady Estelle et de Lord Redcliffe provoquait-elle la même réaction que
l’apparition de Theo Crighton un peu plus tôt ? Ils comptaient parmi les
invités des Walberton depuis le début de la semaine et connaissaient la
plupart des personnes présentes. Leur entrée n’avait jamais engendré une
telle réaction auparavant.
Lady Redcliffe était particulièrement éblouissante, ce soir, mais elle
l’était toujours. Elle était indiscutablement la plus belle femme qu’Iris ait
jamais vue, avec ses fascinants iris pervenche, son épaisse chevelure noire,
sa peau de porcelaine et sa haute et élégante silhouette. Elle était
l’incarnation du charme et de la grâce.
Et malgré la réaction quelque peu surprenante des autres convives, la
lady leur sourit comme s’il était normal que sa présence soit accueillie par
un silence abasourdi. Elle parcourut la pièce d’un regard majestueux et ses
yeux s’arrêtèrent sur Theo et Iris.
— Apparemment, nous ne sommes pas les seuls à provoquer un vif
émoi, murmura Iris. Ou, du moins, je ne suis pas la seule à laisser les invités
pantois.
Le comte inclina la tête vers elle comme pour lui demander une
explication, mais avant qu’elle ne puisse songer à une façon amusante de
décrire l’extravagante entrée des Redcliffe, elle vit Lady Redcliffe
chuchoter quelque chose à son époux, puis glisser gracieusement à travers
le salon dans leur direction.
— Lady Iris, la salua-t-elle avec une courte révérence.
Puis elle tourna toute son attention vers le comte et son beau sourire se
fit soudain encore plus radieux.
— Theo, ronronna-t-elle d’une voix pleine d’affection. J’ignorais que
vous seriez là ce soir.
Chaque parole de Lady Redcliffe semblait drainer davantage de couleur
des joues de Lord Greystone. Iris le sentit se raidir davantage chaque
seconde. Elle le vit serrer les dents si férocement que les muscles de sa
mâchoire en devenaient blancs.
— C’est si merveilleux de vous revoir, continua Lady Redcliffe comme
si la réaction choquée du comte et son absence de réponse ne la
concernaient pas une seconde. Tant de choses ont changé depuis notre
dernière entrevue. Nous devrions rattraper le temps perdu, un de ces jours.
Mais pardonnez-moi, mon époux me fait signe de le rejoindre. À plus tard.
Et sur ce, elle traversa une fois de plus la pièce avec grâce, tous les
regards braqués sur elle, y compris celui d’Iris. À une exception près. Le
comte de Greystone était toujours figé et sous le choc, le menton levé, les
poings serrés.
Le cœur d’Iris battait furieusement dans sa poitrine et elle examina à
nouveau l’homme austère à ses côtés et la splendide femme qui bavardait
avec son mari en souriant comme si rien d’incongru ne venait de se
produire.
De toute évidence, ces deux-là partageaient un lourd passé, une histoire
que tous les invités connaissaient. Lady Redcliffe était-elle la raison pour
laquelle le comte vivait reclus dans son château ? Était-ce par sa faute qu’il
se montrait aussi hostile envers tout le monde ? Avait-il un jour aimé
Lady Redcliffe ? Et l’aimait-elle toujours en retour ?
Un étau froid et sournois se referma sur la poitrine d’Iris, si bien qu’elle
peina soudain à reprendre son souffle. Elle tâcha de se convaincre que sa
détresse était liée à celle du comte, rien de plus. Qu’elle n’éprouvait qu’une
forte empathie face à la souffrance de quelqu’un d’autre. Mais c’était un
mensonge et elle le savait.
Et même si elle rechignait à l’admettre, sa réaction était personnelle et
ressemblait fort étrangement à de la jalousie.
Chapitre 12

Theo avait du mal à respirer. Il luttait de toutes ses forces pour préserver
son équanimité. Il ne laisserait personne deviner combien la présence
d’Estelle le bouleversait. Ni les invités, ni Estelle, ni son époux, ni
Lady Iris Springfeld. Mais il savait déjà qu’il avait échoué avec cette
dernière. Il pouvait la sentir le dévisager. Quelle émotion trahissait donc son
visage ? De la pitié ? De la curiosité ? De l’amusement ? Non,
probablement pas de l’amusement. Quoi qu’il puisse reprocher à Lady Iris,
il était à présent certain qu’elle n’était pas le genre de femmes à se divertir
du malheur d’autrui.
— Lady Estelle est… une vieille connaissance, finit-il par déclarer dans
le but de couper court aux questions indiscrètes que la demoiselle ne
manquerait pas de lui poser. Mais nos chemins se sont séparés il y a bien
longtemps et nous ne nous étions plus croisés depuis lors.
Il espéra avoir répondu avec suffisamment de brusquerie pour dissiper
tout sentiment de pitié qu’elle aurait pu éprouver à son encontre.
— Elle est plus qu’une vieille connaissance, pour vous, j’ai
l’impression.
Lady Iris s’était exprimée avec une sobriété inhabituelle, sa voix dénuée
de la moindre note de gaieté. De toute évidence, la présence d’Estelle
l’avait elle aussi affectée. Peut-être ressentait-elle de la pitié pour lui malgré
tout.
Theo haussa les épaules avec une nonchalance exagérée :
— Peut-être, mais c’était il y a longtemps, avant qu’elle épouse le
comte de Redcliffe.
Il serra les dents, anticipant le bombardement de questions qui ne
manquerait pas de suivre et qu’il lui faudrait dévier avec son acerbité
coutumière. Il ne s’étendrait pas sur la manière dont Estelle l’avait détruit,
elle qui avait été l’amour de sa vie avant de lui tourner le dos au moment où
il avait eu le plus besoin d’elle. Il n’expliquerait pas à Lady Iris qu’Estelle
lui avait enseigné de la plus terrible des façons combien l’amour était un
sentiment volage et fourbe.
Mais elle ne lui posa aucune question.
Bien. Pour une fois, elle demeurait silencieuse.
Theo patienta. Elle allait bien trouver un commentaire à faire, non ? Elle
était rarement muette et jamais aussi longtemps. D’ordinaire, il devait
supplier le Seigneur pour qu’elle cesse ses interminables jacasseries… mais
en cet instant, c’était exactement ce dont il avait besoin. N’importe quelle
interaction aurait été préférable au silence troublé qui s’était instauré entre
eux. Il était prêt à tout pour distraire ses pensées d’Estelle et de son époux.
Theo attendit encore, certain qu’elle finirait par prononcer une parole,
une taquinerie ou l’une de ses plaisanteries, mais Lady Iris ne fit aucun
commentaire.
— Je suis navrée si cette situation vous a affecté, murmura-t-elle au
bout d’un long moment. Lorsque ma mère vous a convié, je ne doute pas
qu’elle ignorait totalement que la présence de l’un des invités de
Lady Walberton pourrait constituer une source d’embarras pour vous.
— L’identité des convives de Lady Walberton me laisse parfaitement
indifférent, contra-t-il.
C’était un mensonge, et Lady Iris le savait, mais Theo ne tenait pas à
discuter de sa réaction à la présence d’Estelle avec elle ni avec quiconque.
Hélas, sa rebuffade fit retomber un pesant silence. D’ordinaire, cela ne
le dérangeait pas, mais ce soir, tout était différent.
— Lady Redcliffe et moi avons été fiancés, finit-il par avouer, surpris
d’être le premier à briser cet embarrassant mutisme et plus étonné encore de
s’être mis à parler du sujet qu’il s’était juré de taire : sa réaction à la
présence d’Estelle.
— Je vois, murmura-t-elle.
Cette fois, elle allait lui poser des questions, c’était certain. Faire un
commentaire, donner son avis. Mais non, elle ne dit rien. Allait-elle
vraiment se contenter d’un simple « je vois » ?
— Mais c’était il y a très longtemps, répéta-t-il malgré lui.
Il n’allait tout de même pas voler le rôle de Lady Iris et se mettre à
ânonner de façon incontrôlable ?
— Elle est très belle, murmura Iris d’un ton toujours affreusement terne.
— Oui, elle l’était, et je ne doute pas qu’elle le soit encore. Mais cela
est désormais fort peu pertinent pour moi, vous ne croyez pas ?
— Oui, je suppose que vous avez raison. Si vous souhaitez…
Il l’entendit inspirer profondément.
— Si vous souhaitez aller la retrouver pour discuter avec elle, je vous en
prie, faites à votre guise. Rien ne vous oblige à demeurer avec moi.
— Votre compagnie me convient parfaitement.
Theo fronça les sourcils en prenant brusquement conscience qu’il y
avait une part de vérité dans cette affirmation. Malgré sa répugnance à
participer à ce dîner, la présence de Lady Iris à ses côtés ne le dérangeait
pas.
— Mais si vous souhaitez vous mêler à l’assistance, allez-y, je ne vous
retiens pas, reprit-il.
— Non.
Elle s’interrompit avant d’ajouter :
— J’ai passé toute la semaine en compagnie de cette même assemblée.
La plupart ont séjourné ici et j’ai croisé les autres aux nombreux bals et
soirées organisés au cours des cinq dernières saisons.
Sa voix retrouvait peu à peu son entrain coutumier.
— Je doute que nous ayons grand-chose de nouveau à nous apprendre.
Theo soupçonnait son entrain d’être quelque peu forcé, mais il en
éprouvait de la gratitude. Il ne tenait pas à songer à Estelle Redcliffe plus
que nécessaire et souhaitait vivement que Lady Iris regagne sa gaieté
naturelle. Il avait perçu son évidente détresse et cela le contrariait. Theo
interrompit le fil de ses pensées pour analyser cette surprenante réaction.
Pourquoi ce soudain intérêt pour l’humeur de Lady Iris ? Jusqu’à présent, la
seule chose qu’il avait désirée était qu’elle le laisse en paix. Mais voilà qu’il
prenait plaisir à sa compagnie ?
— Je possède donc l’attrait de la nouveauté ? répondit-il avec dérision
avant qu’il ne puisse étudier ce changement d’avis de trop près.
Elle émit un léger gloussement et Theo dut reconnaître qu’il était
heureux de l’entendre rire.
— D’une certaine manière, je suppose. Vous êtes si différent de toutes
les autres personnes ici.
Elle s’interrompit brusquement :
— Je veux dire… je ne pensais pas…
Il tapota son avant-bras pour la rassurer :
— Je sais ce que vous vouliez dire.
Il laissa sa main s’attarder. Le bras de la jeune femme était nu au-dessus
de ses gants, sa peau douce et souple. Un désir presque irrésistible de faire
glisser son index jusqu’à ses épaules pour découvrir si elles étaient nues
elles aussi le submergea brutalement.
Il retira précipitamment sa main, comme s’il l’avait approchée trop près
d’une flamme vive. Que diable lui arrivait-il ? Peut-être s’était-il résigné à
la présence de Lady Iris et à son opiniâtre gaieté naturelle, peut-être même
en était-il venu à en apprécier les mérites, du moins lorsqu’il avait besoin
d’une distraction pour écarter Estelle de ses pensées, mais cela n’irait pas
plus loin. Il n’éprouvait aucun désir pour Lady Iris, aucune attirance, et il
n’avait aucune intention d’encourager sa mère dans ses projets
d’épousailles. Il devait absolument éviter de la toucher d’une façon qui
aurait pu être prise pour de l’affection.
Maintenant que Theo connaissait un peu mieux Lady Iris, il n’avait plus
guère d’objections à émettre sur son caractère. Elle n’avait à son sens aucun
réel défaut, à moins de considérer des dispositions aimables et une tendance
au bavardage comme des imperfections. Theo était certain que la plupart
des hommes seraient heureux de faire d’elle leur femme. Mais pas lui. Theo
ne voulait personne. Il tourna la tête dans la direction qu’avait prise Estelle
lorsqu’elle s’était éloignée de lui. Il ne voudrait plus jamais personne.
Et Lady Iris méritait bien mieux que lui. Il ne pouvait décemment la
laisser s’enterrer dans un mariage sans amour avec un invalide dont le cœur
demeurait ridiculement sous le joug d’une autre femme. Une femme qui lui
avait pourtant fait comprendre de la façon la plus crue qu’elle ne voulait pas
de lui. Lady Iris méritait un homme capable de l’aimer sans retenue, de tout
son être. Et Theo n’était pas cet homme.
Chapitre 13

L’on fit retentir le gong pour le dîner et Lady Iris glissa son bras au
creux de celui de Theo, ce qui le surprit.
— Je ne vous offre pas mon aide, le gourmanda-t-elle d’une voix douce
comme pour l’empêcher d’émettre une objection. Je vous demande
simplement de vous comporter en gentilhomme et de m’escorter à table.
— J’en serais honoré, répondit-il en inclinant la tête.
Il n’avait jamais souhaité offenser Lady Iris, ni la première fois où elle
avait pris son bras ni cette fois-ci. Et elle avait raison. Lui offrir son bras
n’était que pure politesse, mais il devait bien admettre que cela faisait très
longtemps qu’il n’avait pas ressenti le besoin de se montrer poli avec
quelqu’un. Pas depuis sa dernière sortie en société… et à son grand
étonnement, il se trouvait quelque peu rouillé. Toutefois, Lady Iris se
méprenait sur la raison de sa surprise. Certes, il refusait catégoriquement
qu’on le considère comme une personne requérant une assistance, mais sa
réticence face au geste de Lady Iris n’avait rien à voir avec cela. Il ne tenait
simplement pas à revivre la déconcertante réaction qui l’avait envahi en
posant ses doigts sur la peau nue de la jeune femme.
Les convives formèrent une file de couples et quittèrent le salon en
cortège, longeant un couloir pour gagner la salle à manger. Lady Iris le
mena jusqu’à leurs chaises et Theo fut heureux d’apprendre qu’ils seraient
voisins de table. Sans doute sa mère avait-elle arrangé cela elle-même.
Theo inclina la tête et se concentra, tendant attentivement l’oreille
jusqu’à distinguer la voix doucereuse d’Estelle à l’autre bout de la table.
Elle bavardait gaiement, probablement avec son époux.
Il sentit sa gorge se nouer douloureusement. Pourquoi s’infligeait-il
cela ? Il n’avait guère besoin d’un cruel rappel que son ancienne fiancée
était désormais heureuse en ménage. L’agonie qu’elle lui avait fait subir ne
signifiait rien aux yeux d’Estelle. Elle avait continué sa vie comme si de
rien n’était en l’abandonnant derrière elle, comme un bibelot dont on se
débarrasse avant d’en oublier l’existence.
S’il tenait à survivre à ce maudit dîner, il devrait s’efforcer d’ignorer la
présence d’Estelle.
Saisissant sa serviette, il la déplia d’un geste rageur avant d’en agripper
férocement les bords pour la déposer sur ses genoux, le tout en se
contraignant à occulter le son de sa voix de son esprit.
Mais c’était impossible. C’était comme si tous ses sens étaient
concentrés sur Estelle. Le tintement cristallin de son rire retentit par-dessus
la cacophonie des conversations et Theo tressaillit. Autrefois, ce rire lui
avait apporté tant de joie. Aujourd’hui, il le transperçait comme une lance.
— Je suis tellement navrée que vous deviez endurer cela, murmura
Lady Iris. J’ignore ce qu’il s’est passé entre vous exactement et je ne
m’attends pas à ce que vous m’en parliez, mais je peux voir combien cette
situation vous est douloureuse et j’éprouve une réelle affliction de vous
savoir contraint de participer à ce dîner.
Il secoua la tête :
— Ne vous en préoccupez pas.
— Je vous prie de bien vouloir croire, monsieur, que ma mère n’est pas
une femme cruelle. Elle ne se conduirait jamais sciemment d’une façon
susceptible de blesser quelqu’un et elle ne vous aurait jamais invité si elle
avait su quelle détresse cela vous infligerait.
Theo aurait pu lui faire remarquer que Lady Springfeld l’avait menacé
de lui imposer un incessant flux de visiteurs sur son domaine s’il refusait de
participer à ce dîner, mais Lady Iris cherchait seulement à se montrer
aimable et éprouvait visiblement des remords quant aux actions de sa mère.
— Vous n’avez rien à vous reprocher.
Et sa réponse n’était pas mue par de la simple politesse. Lady Iris n’était
pas responsable de ce fiasco. Elle n’était pas responsable de la présence
d’Estelle. Et, Theo devait bien l’admettre, demeurer à ses côtés avait au
moins le mérite de rendre cette épreuve insoutenable presque supportable. Il
avait l’impression d’avoir quelqu’un dans son camp et se sentait redevable
envers Lady Iris.
Peut-être l’avait-il sous-estimée, finalement ? Il l’avait prise pour une
écervelée volubile et perpétuellement pétulante, mais elle était bien plus que
cela… Elle avait fait preuve de courage lorsqu’ils étaient entrés dans le
salon et il constatait à présent qu’elle avait également bon cœur. Sans
oublier qu’elle s’était retenue de l’interroger sur sa réaction à la présence
d’Estelle. Theo s’était attendu à ce que sa curiosité l’emporte sur son
jugement. Il s’était persuadé qu’elle chercherait a minima à lui extraire
quelques révélations en lui posant des questions détournées, mais elle avait
tenu sa langue. Il savait par expérience combien les jeunes femmes aimaient
les commérages. Se pouvait-il que Lady Iris soit une exception ?
Encore une chose pour laquelle il aurait certainement dû s’excuser. Il
l’avait injustement méjugée lorsqu’elle était entrée dans sa vie, trempée,
mais pleine d’entrain. Oui, Lady Iris n’était décidément pas aussi
superficielle qu’il l’avait imaginé de prime abord.
Au premier service, elle conversa poliment avec lui comme le voulait
l’étiquette. Theo s’efforça de lui répondre avec autant de cordialité ; après
tout, comme il l’avait déjà reconnu, rien de tout ceci n’était la faute de
Lady Iris. En vérité, elle lui donnait fréquemment l’impression de prendre
ses intérêts à cœur, quelque chose qui ne lui était pas arrivé depuis
longtemps. Il se demanda même si qui que ce soit s’était un jour tant soucié
de son bien-être.
Aussi, le moins qu’il puisse faire en retour était de se montrer aimable
et bien élevé, même s’il ne rêvait que de quitter ce maudit dîner pour se
réfugier dans son sanctuaire, loin de ces gens et loin d’Estelle, qui ne lui
rappelaient que trop vivement tout ce qu’il avait perdu.
Au deuxième service, comme l’exigeait la politesse, Lady Iris se tourna
vers son autre voisin de table, Lord Pratley, tandis que Theo acquiesçait
cordialement à tous les commentaires sur la météo et les temps forts de la
saison que lui marmonnait la matrone à sa gauche, les sujets de prédilection
des dames de la haute société.
La voix grave de Lord Pratley ne tarda pas à recouvrir leurs murmures
bienséants. L’homme discutait avec Lady Iris… si l’on pouvait décemment
qualifier cela de discussion. Theo n’entendait qu’un interminable
dithyrambe. Pratley trouvait Lady Iris splendide ce soir, sa robe rose flattait
merveilleusement son teint, teint qu’il comparait à l’aurore des roses
blanches, ses yeux bleus scintillaient comme des saphirs et sa magnifique
chevelure blonde ressemblait à du beurre riche et crémeux.
À chacun de ses compliments, Lady Iris le remerciait poliment, d’une
voix presque lasse. L’homme ne voyait-il pas que sa flagornerie avait l’effet
inverse de celui qu’il escomptait ? Que la dame qu’il galantisait n’appréciait
guère son empressement obséquieux ? Cette absence de vanité était une
autre des admirables qualités de Lady Iris ; elle n’était vraisemblablement
que peu sensible aux louanges, contrairement à la majorité de la gent
féminine.
Sur cet aspect, elle était aussi radicalement différente d’Estelle que
deux femmes pouvaient l’être. Son ancienne fiancée ne se lassait jamais
d’être adulée. À l’époque, il avait flatté son orgueil à la moindre occasion.
S’était-il conduit de façon aussi pitoyable que Lord Pratley en encensant
Estelle ? Il n’en avait guère eu l’impression, sur le moment. Il n’avait eu
conscience que d’une chose : il était alors fiancé à la femme la plus
éblouissante qu’il ait jamais vue, une femme que tous les autres hommes
désiraient et lui enviaient. Il ne s’était jamais fatigué d’entendre les autres
vanter sa beauté, pas plus que de le faire lui-même.
Theo reconnaissait à présent que, parfois, il s’était conduit comme s’il
s’enorgueillissait d’être le propriétaire d’un objet précieux et convoité,
comme si les compliments lui avaient été adressés à lui, comme si Estelle
avait incarné à elle seule sa capacité à s’attirer les attentions d’une femme
que tant d’autres rêvaient d’épouser. Il s’était comporté comme un imbécile
arrogant et s’était persuadé qu’être fiancé à une telle déesse était un gage de
sa masculinité. Il s’était délecté de la jalousie de ses pairs, avait éprouvé
une fierté hautaine chaque fois qu’Estelle avait pris son bras. Tant de
suffisance lui paraissait aujourd’hui mesquine et vaine.
Malgré tout, il avait aimé Estelle, profondément, et en dépit de tout ce
qui s’était passé entre eux, cet amour ne l’avait jamais quitté.
La voix nasillarde et sonore de Lord Pratley coupa le fil de ses pensées.
Ce dernier parlait maintenant des lèvres de Lady Iris, qu’il comparait à des
boutons de rose, à un vin millésimé et à des fraises mûres. Puis il loua à
nouveau ses yeux. Apparemment, même des saphirs scintillants ne
rendaient pas suffisamment honneur à la splendeur de ses iris, car
Lord Pratley assimilait à présent leur couleur à celle d’un ciel d’été, des
bleuets et de la bourrache.
De la bourrache ? Cette plante était-elle seulement bleue ? Theo n’en
avait pas la moindre idée. Au lieu de l’encourager dans ses flatteries,
comme Estelle l’aurait fait, Lady Iris tenta de détourner la conversation en
interrogeant Lord Pratley sur son futur voyage en Norvège dédié à la pêche.
Et tandis que ce dernier s’enthousiasmait sur la quantité de saumons qu’il
comptait attraper, le lieu où il séjournerait et les aventures que ses amis et
lui espéraient vivre, Lady Iris murmura des réponses aimables et
intéressées. Theo se demanda alors quelle expression il aurait lue sur son
visage. De l’ennui ? Ses réponses étaient polies, mais elles manquaient
d’une réelle exaltation. Mais peut-être jugeait-elle la compagnie du vicomte
plaisante ?
— Quel dommage que vous ne puissiez pas nous accompagner,
poursuivit Lord Pratley. Mais peut-être l’année prochaine ?
L’homme s’esclaffa bruyamment, noyant la réaction de Lady Iris. Les
poings de Theo se refermèrent plus étroitement sur son couteau et sa
fourchette. L’audace de cet homme ! Supposait-il qu’il aurait épousé
Lady Iris avant la saison de pêche de l’année prochaine ? La jeune femme
n’avait jamais parlé de Lord Pratley comme de son promis. Sa mère lui
avait répété que Lady Iris recevait de nombreuses offres de mariage chaque
année, et les tentatives maladroites de Pratley pour la courtiser semblaient
suggérer que la jouvencelle avait effectivement fait au moins une conquête
cette année. Même si elle ne paraissait pas particulièrement intéressée.
Theo se demanda pourquoi. Pourquoi cette demoiselle n’était-elle pas
intéressée par une alliance avec Pratley ? Theo le considérait comme un
imbécile, mais il n’en demeurait pas moins un bon parti pour n’importe
quelle jeune femme célibataire. Il était issu d’une lignée distinguée,
possédait un important domaine et de gros revenus et, a priori, toutes ses
facultés. Pourquoi Lady Springfeld se concentrait-elle sur Theo lorsque
Lady Iris s’était déjà attiré les faveurs d’un gentilhomme jouissant des
mêmes qualités que lui ? Voire meilleures, puis qu’il n’était pas infirme.
Mais la véritable question qui le taraudait était : pourquoi s’en souciait-
il ? Lady Iris n’était qu’une connaissance, elle ne signifiait rien à ses yeux.
Sa mère le considérait peut-être comme un époux potentiel, mais ni lui ni
Lady Iris ne désiraient une telle union. Pourquoi aurait-il dû se préoccuper
de la relation que Lady Iris entretenait avec Lord Pratley ? Non, c’était
simplement l’impertinence de l’homme qui lui faisait bouillir les sangs.
— Monsieur, puis-je ôter votre assiette ? Le prochain service va
commencer, murmura un valet de pied non loin de son oreille, interrompant
ses pensées.
Theo lâcha les couverts qu’il avait si férocement serrés dans ses poings
et s’appuya contre le dossier de sa chaise tandis que les domestiques
s’affairaient autour de lui.
— Oh ! du saumon. Quel délice, c’est mon mets préféré, chantonna
Lady Iris de sa voix rayonnante.
— Quelle chance, vous pourrez en pêcher autant que vous le
souhaiterez lors de la prochaine saison, n’est-ce pas ? répondit-il d’un ton
bien plus sec qu’il ne l’avait escompté. J’ai cru comprendre que vous
aimiez la pêche ?
— Étiez-vous en train d’espionner ma conversation avec Lord Pratley ?
le taquina-t-elle en retour.
— Difficile de ne pas entendre Pratley jaser à cette distance, rétorqua-t-
il vivement pour masquer son embarras de s’être adonné à une activité
risquant de suggérer qu’il s’intéressait aux relations de Lady Iris avec les
autres hommes.
— Eh bien, pour répondre à votre question, j’ignore ou non si j’aime la
pêche puisque je ne l’ai jamais pratiquée.
Theo faillit répliquer que cela faisait d’elle une perle rare parmi les
jeunes femmes. Après tout, la pêche aux bons partis était l’un des sports
favoris des jouvencelles de son âge. Et malheureusement, il avait fait
l’erreur de mordre un jour à l’appât lancé par une jolie fille. Les hommes
pouvaient se conduire si bêtement, parfois. Tout comme Pratley, Theo
s’était jadis pris pour le pêcheur avant de se retrouver talentueusement
ferré, tel un saumon sans défense.
— Peut-être pourrez-vous le découvrir une fois que vous aurez épousé
Pratley et qu’il vous aura emmenée en Norvège ? répliqua-t-il d’un ton
incisif.
Quelle mouche le piquait ? Lady Iris pouvait bien se marier avec Pratley
ou avec n’importe quel autre âne de son espèce, en quoi cela le regardait-
il ? La pression de cette soirée l’affectait sans doute plus qu’il ne l’avait
imaginé. Il était impatient d’en finir avec ce dîner et de pouvoir rentrer chez
lui. En attendant de prendre la tangente, il devrait maîtriser son humeur et
se comporter de façon plus placide.
Lady Iris gloussa avec légèreté, mais ne fit aucun commentaire. Mais
pourquoi avait-il escompté qu’elle lui parle d’un quelconque arrangement
avec Lord Pratley ? Il n’avait pas plus le droit de l’interroger au sujet de
Pratley qu’elle n’en avait de le questionner sur Estelle. Il devait d’ailleurs
bien admettre qu’elle avait fait preuve de bien plus de retenue que lui dans
ce domaine.
— Mangez. Il ne faudrait pas que votre plat refroidisse, grommela-t-il
pour dissimuler sa gêne.
Il leva son verre de vin et fut satisfait de constater, au poids du récipient,
que le valet de pied l’avait resservi.
— Eh bien, il s’agit d’une mousse de saumon, je ne crains donc pas
qu’elle refroidisse.
Elle gloussa une nouvelle fois. Cette femme riait-elle de tout ?
— Et vous feriez mieux de boire votre vin. Il court autant de risques de
refroidir.
— À vos ordres, milady, grogna Theo en avalant une longue gorgée.
Theo se montrait terriblement injuste avec elle et il en avait conscience.
Ce n’était nullement sa faute si Pratley nourrissait des intentions à son
égard, après tout. Et il se moquait bien de savoir si son admiration était
réciproque. Il devait absolument se calmer et cesser de se comporter comme
un rustre. Mieux valait reprendre une discussion polie, comme le
gentilhomme civilisé qu’il avait un jour été.
Il fourragea dans son cerveau à la recherche d’une banalité bienséante à
prononcer, mais rien ne vint. Autrefois, il avait été un expert des
conversations triviales, capable d’utiliser une pléthore de mots
grandiloquents pour n’exprimer presque rien. Un talent qu’il avait
développé en participant à d’innombrables bals et fêtes comme celle-ci.
Mais il en avait perdu l’habitude et ne parvenait pas à trouver quoi dire.
Avant qu’il puisse songer à une remarque pleine d’esprit ou à une
observation intelligente, le carillon clair du rire d’Estelle s’éleva dans la
pièce, occultant les murmures polis des autres invités. Lady Iris parut
l’entendre également, car le raclement de ses couverts dans son assiette
cessa aussitôt. Theo ignorait toutefois en quoi la joie d’Estelle pouvait bien
affecter Lady Iris. Tout comme il ignorait en quoi les présomptions de
Pratley sur son mariage avec Lady Iris pouvaient bien l’affecter, lui. Le rire
badin d’Estelle retentit une fois de plus, lui cisaillant la poitrine, et Theo
sentit tous ses muscles se tendre.
Il saisit son verre, le porta à ses lèvres et fut agacé de découvrir qu’il
était vide. Tapotant la coupe du doigt, il signala au domestique le plus
proche qu’il désirait du vin, maintenant. L’homme se pencha aussitôt par-
dessus son épaule pour le servir.
Theo le finit d’un trait, puis il s’efforça d’apaiser son esprit et de
détendre son corps. Il savait d’expérience qu’aucune quantité d’alcool ne
suffirait à anesthésier sa peine, mais il était prêt à réessayer ce soir, juste au
cas où.

Iris tourna la tête vers l’extrémité de la table, là où Lady Redcliffe était


assise. Cette dernière souriait d’un air radieux, riait bruyamment et parlait
avec animation, comme si elle passait le meilleur moment de sa vie.
Pourtant, elle ne cessait de jeter des coups d’œil discrets en direction du
comte, comme pour s’assurer qu’elle avait toute son attention.
Son époux donnait l’impression de ne pas remarquer son comportement
ou même de l’apprécier. Il était assis en face d’elle et plastronnait aussi
fièrement qu’un paon. En cet instant, tous les regards masculins étaient
tournés vers Lady Redcliffe et cette dernière rayonnait. De toute évidence,
elle se délectait d’être le centre d’intérêt.
Iris priait silencieusement pour que Lady Redcliffe cesse de rire si
bruyamment. D’ordinaire, ce genre de comportements ne la dérangeait
guère. Après tout, les membres de sa famille et elle-même pouvaient parfois
se montrer tapageurs et il lui arrivait de rire plus fort qu’il n’était acceptable
de la part d’une jeune lady. Mais Iris avait beau se tancer intérieurement
pour son manque de tolérance, le rire de Lady Redcliffe l’agaçait. Était-ce
parce qu’il lui paraissait forcé ou à cause du tourment dans lequel il
semblait plonger le comte ? Ou, pire encore, était-ce simplement parce
qu’elle était jalouse de Lady Redcliffe qui lui volait l’attention de Theo ?
Était-elle donc si égoïste ? Le pauvre homme souffrait le martyre et elle se
montrait vaniteuse et frivole en souhaitant accaparer son intérêt.
Oui, c’était pathétique, en plus d’être mesquin. C’était le comte qui
traversait une épreuve traumatisante ! Elle n’avait aucun droit de s’apitoyer
sur son propre sort. Oh ! pourquoi sa mère l’avait-elle forcé à assister à
cette soirée ? Si Iris n’avait pas été suffisamment bête pour se perdre dans
une tempête, Lord Greystone serait actuellement chez lui, assis auprès du
feu avec Max. Elle se tourna vers l’autre extrémité de la table, où
Lady Springfeld dînait aux côtés de Lord Walberton. Sa mère lui adressa un
sourire chagriné. Le comportement de Lady Redcliffe et la réaction du
comte n’avaient guère échappé à l’œil affûté de la matrone.
— Je m’en veux tellement, murmura-t-elle.
Il secoua la tête :
— Vous n’avez rien à vous reprocher, répondit-il avec un nouveau signe
de la main au valet de pied. Sans vous, je n’aurais pas eu le plaisir de goûter
à ce délicieux bordeaux.
Il reposa sa coupe et inspira profondément avant d’ajouter :
— Lady Iris, je vous assure que vous n’avez aucune excuse à me
présenter, insista-t-il d’un ton conciliant. Je suis parfaitement capable de
mener mes propres batailles, mais je vous remercie pour votre sollicitude.
Le regard d’Iris tomba sur son verre de vin et elle fronça les sourcils,
espérant que ce n’était pas de cette façon qu’il menait ses propres batailles.
— Vous n’avez pas mangé votre saumon, fit-elle remarquer.
— Je n’ai guère d’appétit, répondit-il d’un ton sec.
Puis, avec davantage de douceur, il sourit :
— Quel dommage que Max ne soit pas là ! À force de vivre seul, j’ai
pris la mauvaise habitude de lui donner tous les plats que je ne mange pas
moi-même.
Iris sourit, heureuse qu’il lui parle avec moins de brusquerie et soulagée
de constater que leur discussion amicale atténuait la façon dont les éclats de
rire de Lady Redcliffe emplissaient l’atmosphère.
— Votre chien est tellement gentil, répondit-elle. J’ai beau adorer ma
Sookie, je dois admettre m’être follement entichée de Maxou-Max.
— Et lui de vous. Je ne l’avais jamais vu s’attacher aussi vite à
quelqu’un. J’en étais presque jaloux.
Iris tressaillit lorsqu’il parla de jalousie et ne put s’empêcher de jeter un
œil en direction de Lady Redcliffe. Croisant le regard de la jeune épouse par
inadvertance, Iris détourna aussitôt la tête.
Les domestiques vinrent débarrasser les assiettes de saumon que le
comte et Iris n’avaient pratiquement pas touchées. À contrecœur, elle se
tourna de nouveau vers Lord Pratley et se prépara pour une nouvelle volée
de compliments. Elle se demanda si le vicomte serait jamais à court de
flagorneries. Après tout, il devait bien y avoir une limite au nombre de
choses auxquelles l’on pouvait comparer ses yeux, ses cheveux, sa bouche
et sa peau, non ? Peut-être allait-il maintenant s’attaquer à son nez ? Lui
dire qu’il lui rappelait un bulbe de tulipe, une pomme de terre ou un
champignon ?
Cette dernière observation lui tira un sourire, ce qu’elle regretta aussitôt
lorsque le vicomte le prit pour lui et s’empressa de complimenter sa
dentition.
— Lady Iris, ronronna-t-il en levant son verre comme s’il lui portait un
toast. Vous avez le plus charmant sourire qu’il m’ait été donné de voir et
c’est un véritable honneur pour moi que d’être le témoin de sa splendeur.
Vos dents sont aussi blanches que la neige et aussi droites que…
Il s’interrompit pour réfléchir et Iris fut tentée de lui faire quelques
suggestions : aussi droites qu’une rangée de pierres tombales dans un
cimetière… aussi droites que les couverts sur cette table… aussi droites que
les piquets d’une clôture…
Finalement, Lord Pratley renonça à inventer un comparatif élogieux et
se remit à lui parler de ses lèvres, si bien qu’Iris perdit rapidement le fil de
ses propos, se contentant d’opiner occasionnellement pour observer un
minimum de politesse.
Pourquoi les hommes semblaient-ils croire que les femmes attendaient
d’eux un flot incessant de flatteries ? Elle jeta un œil au comte. Il n’avait
pas la moindre idée de ce à quoi elle ressemblait et Iris trouvait cela
libérateur. Elle aurait aussi bien pu être belle comme un astre ou laide
comme un pou, cela n’aurait fait aucune différence pour lui. Mais il avait
tout de même été fiancé à une femme éblouissante. Était-ce avant ou après
avoir perdu la vue ? se demanda Iris. Le comte avait-il été attiré par autre
chose que par son physique ? Il ne pouvait plus la voir, pourtant elle
semblait toujours avoir une puissante influence sur lui… ce ne pouvait donc
pas être qu’un attachement superficiel.
Une fois de plus, Iris croisa le regard de Lady Redcliffe par
inadvertance et, une fois de plus, elle s’empressa de détourner les yeux
comme si elle avait été surprise en train de faire quelque chose de honteux.
Les valets de pied débarrassèrent leurs assiettes, le dessert fut servi et Iris se
tourna de nouveau vers Lord Greystone, soulagée.
— J’ai cru comprendre que vous possédiez des dents aussi blanches que
la neige et aussi droites qu’un… concept insaisissable, la taquina-t-il, ce qui
lui tira un sourire.
Elle jeta un œil à Lord Pratley pour s’assurer qu’il ne l’avait pas
entendu.
— Je commence à me faire une image tout à fait pittoresque de vous,
poursuivit le comte. Vos iris sont des saphirs, votre bouche une fraise, votre
peau une rose et vos dents de la neige. Vous êtes une jeune femme à
l’apparence fort inhabituelle, je dois dire.
Iris se mit à rire. Sa remarque était à la fois grossière et très drôle. Il
s’exprimait toujours avec austérité, si bien qu’Iris peinait à deviner s’il
souhaitait simplement plaisanter ou s’il disait cela pour se moquer de
Lord Pratley, mais tout ceci l’amusait follement. Elle venait de s’imaginer
avec des gemmes en guise d’yeux, des fraises sur les lèvres et une bouche
pleine de neige.
— Cela aurait pu être pire, renchérit-elle à voix basse. J’aurais pu avoir
les dents jaunes comme du beurre.
— Cela reste plus flatteur que des dents semblables à de la bourrache et
une peau couleur de vin avec la texture d’une fraise.
Iris plaça une main sur sa bouche pour s’empêcher d’éclater de rire.
À présent, elle était certaine qu’il plaisantait, même s’il le faisait aux
dépens de Lord Pratley et de ses arrogantes tentatives de la courtiser.
— Votre mère avait raison, poursuivit-il. Vous êtes une inégalable
beauté. Du moins, aux yeux de Lord Pratley, vous êtes une inégalable
collection de spécimens variés.
Alors qu’Iris commençait enfin à se détendre et à profiter de l’instant, le
rire de Lady Redcliffe retentit une nouvelle fois, plus fort et encore moins
naturel que précédemment, et fit éclater l’agréable bulle de connivence
qu’elle venait de partager avec Theo. Iris tourna la tête vers la comtesse et
découvrit avec stupeur qu’elle les observait sans gêne. Elle souriait comme
si elle passait la plus formidable des soirées, mais ses yeux perçants étaient
fixés sur Iris et il n’y avait aucune chaleur dans son regard.
Voilà qui était très étrange. À quoi diable jouait cette femme ? Non
seulement elle n’était plus fiancée à Lord Greystone, mais elle avait épousé
quelqu’un d’autre. Pourtant, il était évident aux yeux d’Iris que Lady Estelle
essayait délibérément d’attirer son attention, mais pourquoi ? Elle était
mariée, pour l’amour du ciel ! Pourquoi s’adonner à un jeu si cruel ?
Pourquoi faire ainsi souffrir son ancien promis ?
Comme Lady Estelle l’avait escompté, Theo aussi entendit son rire et il
se rembrunit une fois de plus. Iris aurait voulu lui dire de faire la sourde
oreille, car elle était certaine que cette femme jouait avec ses sentiments.
Mais elle ignorait tout du passé du comte, ce qui avait bien pu arriver entre
Lady Redcliffe et lui… et au fond, elle ne connaissait que très peu
Theo Crighton. Elle savait seulement qu’il vivait reclus dans un ancien
château fort transformé en manoir, qu’il possédait un chien appelé Max et
qu’il avait déjà eu au moins un terrible cauchemar.
Oh ! et qu’il était absolument éblouissant lorsqu’il était dépourvu d’une
mise plus formelle, mais Iris n’était vraiment pas censée être au courant de
ce dernier détail.
L’on débarrassa les assiettes à dessert et Lady Walberton se leva pour
annoncer qu’il était temps pour ces dames de laisser les hommes à leur
brandy et à leurs cigares. Avec force raclements de chaises et murmures
d’approbation, tous les invités se levèrent. Les femmes formèrent une ligne
en fonction de leur rang et quittèrent la salle à manger en procession. Avant
de s’en aller, Iris jeta un dernier regard à Lord Greystone et une étonnante
sensation de perte la submergea. Il n’avait jamais souhaité participer à ce
dîner et l’épreuve s’était avérée encore plus stressante et déplaisante qu’Iris,
et probablement le comte lui-même, n’auraient pu l’imaginer. Elle ne
pouvait qu’espérer lui avoir rendu cette soirée un peu moins pénible de par
sa compagnie, ainsi que leurs discussions. Pour sa part, Iris avait apprécié
ces moments avec Theo Crighton. Bien plus qu’elle n’était prête à
l’admettre.
Chapitre 14

— Lady Iris et vous semblez vous entendre à merveille, commenta


Lord Pratley lorsque le frou-frou des jupons de ces dames mourut derrière
le claquement d’une porte que l’on referme.
— En effet, répondit succinctement Theo.
— Vous savez qu’elle est pratiquement ma promise, ajouta Pratley.
Theo fut tenté de lui faire remarquer qu’être « pratiquement promis » à
quelqu’un n’avait rien d’un statut officiel, mais à quoi bon ? Si Lord Pratley
courtisait Lady Iris, cela ne le concernait guère.
— Cela fait plusieurs saisons qu’elle évolue en société et j’ai enfin une
chance de réussir là où tant d’autres hommes ont échoué, poursuivit Pratley.
Et aucun gentilhomme digne de ce nom ne saurait se montrer suffisamment
discourtois pour gâcher les chances d’un pair. N’êtes-vous pas d’accord,
Greystone ?
La carafe de brandy fut déposée près d’eux dans un claquement audible.
Theo se servit un verre en réprimant un soupir las.
— J’en conviendrais volontiers… si ledit pair avait réellement une
chance.
— Allons, Greystone ! Que dites-vous là ?
— Je ne suis pas votre rival, Pratley, le rassura Theo en faisant tourner
le brandy dans sa coupe avant d’en savourer le riche arôme.
— Je suis heureux de l’entendre… J’ai remarqué la façon dont Lady Iris
vous regardait. Si elle vous avait observé avec pitié, j’aurais pu
comprendre, car elle possède une âme charitable. Mais cela n’avait rien à
voir avec de la compassion. En vérité, elle semblait vous dévisager avec
admiration. Aussi, j’apprécierais que vous n’encouragiez pas ses attentions,
Greystone.
— Croyez-moi, je n’ai absolument rien fait pour encourager Lady Iris.
— Tant mieux. Après tout, vous la laisser reviendrait à donner du caviar
à un cochon, pas vrai, mon vieux ?
Le vicomte gloussa grassement à sa propre plaisanterie.
— Cette femme est un véritable plaisir pour les yeux et les vôtres ne
peuvent en profiter.
Il ricana à nouveau, comme si la cécité de Theo était une excellente
source de divertissement.
— Soyons honnêtes, Greystone, vous n’êtes plus capable d’apprécier
pleinement sa beauté. Elle était déjà la plus ravissante des débutantes lors
de sa première saison et aucune demoiselle n’a encore réussi à surpasser
son éclat, je peux vous l’assurer. Mais pour vous, peu importe que vous
courtisiez une sylphide ou un mulet !
Theo serra plus férocement son verre et ravala sa colère avec une
gorgée de brandy. Il tenta de se concentrer sur la brûlure réconfortante que
le délicieux breuvage laissait le long de son gosier et d’ignorer les inepties
insultantes que déblatérait Pratley.
— D’ailleurs, vous n’avez guère besoin de sa dot non plus, il me
semble ? continuait le vicomte sans se rendre compte, ou sans se soucier, de
l’offense qu’il venait de commettre. Entre vous et moi, c’est une somme
plutôt rondelette. Et vous n’aurez aucun usage non plus des contacts de son
père ; j’ai entendu dire que vous viviez comme un ermite, ces derniers
temps. Non, soyez raisonnable, Greystone. Vous devriez laisser Lady Iris à
quelqu’un qui profitera pleinement de tout ce qu’elle a à offrir.
Pratley se coula contre son dossier et poussa un soupir satisfait, comme
un signal qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire et que le sujet était
maintenant clos. Theo savait qu’il aurait dû l’ignorer. Il ne nourrissait
aucune intention envers Lady Iris et il était certain qu’une femme aussi
intelligente qu’elle ne s’abaisserait jamais à épouser pareil imbécile, mais il
ne put s’en empêcher. Il ne pouvait pas laisser ce nigaud bouffi d’orgueil
parler de Lady Iris comme si elle n’était qu’une commodité, un prix
convoité que cet âne bâté croyait avoir fièrement décroché.
— Est-ce tout ce que Lady Iris est à vos yeux ? Un joli minois et une
dot confortable ?
— Comment ? Non, bien sûr que non, répliqua Pratley, l’air offensé.
C’est une charmante jeune femme, très charmante. Je dis simplement
qu’elle ferait une épouse digne d’admiration pour un homme comme moi
et… qui n’aimerait pas avoir à son bras une femme que tout le monde vous
envie ? Cela vous fait vous sentir… eh bien, encore plus homme, pas vrai ?
Theo grimaça. Avait-il réellement le droit de juger Lord Pratley ?
N’avait-il pas prêché exactement le même sermon ? Ne s’était-il pas pavané
avec fierté, Estelle à son bras ? Il s’était enivré de sa propre importance
parce qu’il s’était fiancé à la femme que tous les autres hommes
convoitaient. Comme il avait été niais ! Aussi niais que l’était toujours
Pratley… et Lady Iris méritait tellement mieux. Mieux que Pratley, mieux
que lui-même.
— Et dites-moi : Lady Iris est-elle intéressée par ce que vous avez à lui
offrir ?
— Pardon ?
Pratley s’agita sur sa chaise avant d’ajouter :
— Eh bien, elle ne me l’a pas expressément confirmé, mais je suis sûr
que c’est pour se faire désirer. Comme toutes les femelles, n’est-ce pas ?
Pratley souffla du nez d’un air quelque peu indigné et conclut :
— Après tout, c’est une très jolie femme, cela lui donne donc le droit de
s’amuser aux dépens de son futur promis, vous ne croyez pas ? Cela ne rend
la victoire que plus délectable, une fois que vous leur passez la bague au
doigt.
En cela, Pratley n’avait pas tort. Les demoiselles aimaient s’amuser aux
dépens des hommes. Estelle ne s’en était guère privée avec lui. Et ses petits
jeux, d’abord taquins, étaient vite devenus cruels. Mais il doutait fermement
que Lady Iris soit le genre de femmes à encourager les attentions d’un
homme par simple coquetterie. Pratley n’avait aucun droit de parler d’elle
ainsi. Lady Iris n’avait jamais témoigné de réel intérêt à ce flagorneur, Theo
en était certain. Leur conversation de tout à l’heure laissait suggérer qu’elle
ne considérait pas du tout Pratley comme un prétendant sérieux… bien au
contraire. Cette notion selon laquelle elle était « pratiquement la promise »
de cet imbécile n’était probablement que fabulation de la part de ce dernier.
Après tout, Lady Iris était une femme de goût, songea Theo avec
assurance. Mais peut-être pas sa mère ? Son assurance s’évapora. La
matrone semblait déterminée à marier sa fille à Theo, mais Pratley était un
meilleur parti, il ne pouvait le nier. Peut-être la mère de Lady Iris avait-elle
donné à Pratley des raisons d’espérer ?
— Et qu’en est-il de Lady Springfeld ? l’interrogea-t-il en s’efforçant de
conserver un ton aussi indifférent que possible. Avez-vous abordé le sujet
avec elle ? Vous a-t-elle été agréable ?
Pratley souffla :
— Cette femme ! Je dois dire que c’est quelqu’un de… spécial. C’est à
croire qu’elle ne tient pas à marier sa fille ! Elle ne fait rien pour vanter ses
mérites. Je ne compte plus le nombre de matrones qui m’ont approché cette
saison, prêtes à tout pour que je témoigne de l’intérêt à leurs filles. Mais
Lady Springfeld ? Rien.
Fascinant. Ce n’était guère le ressenti qu’en avait Theo. Sa présence ce
soir chez les Walberton était une preuve de la détermination féroce de
Lady Springfeld à marier sa fille. Il but une nouvelle gorgée, satisfait que
Pratley ait confirmé ses soupçons. L’homme n’avait pas la moindre chance
avec Lady Iris… ni la demoiselle en question ni sa mère ne le considéraient
comme un prétendant potentiel. Theo n’était probablement pas le premier
homme que Lady Springfeld tentait d’unir à sa fille, mais au moins, Pratley
ne faisait pas partie des candidats. Bien. Theo ne pouvait imaginer Lady Iris
mariée à ce mufle égotique.
— Mais cela ne m’inquiète pas, reprit Pratley en se servant plus de
brandy. Lady Iris n’a témoigné d’intérêt pour aucun autre homme cette
saison, ou pendant les saisons précédentes, et l’on m’a rapporté que sa mère
ne s’était empressée auprès de personne, elle non plus. Ainsi, tout le monde
a ses chances, comme on dit, mais je dirais que les miennes sont meilleures
que celles de la plupart.
Voilà qui était encore plus fascinant. À quoi diable jouait sa mère en
s’efforçant de marier Lady Iris avec Theo quand tant d’autres bons partis
s’offraient à sa fille ? Parfois, Theo ne comprenait rien aux rouages de
l’esprit des femmes… Il ne saisirait jamais quelles raisons mystérieuses
animaient ces dernières au moment de choisir un époux convenable. La
seule chose dont Theo était certain, c’était qu’en dépit des stratagèmes
malavisés de Lady Springfeld pour l’unir à sa fille, ni lui ni Lady Iris ne
désiraient cette alliance.
— Dans ce cas, je vous souhaite bonne chance dans votre conquête,
répondit-il à Pratley.
— Merci, Greystone, c’est fort aimable de votre part, s’exclama ce
dernier sans percevoir le manque de sincérité dans les paroles du comte.
J’ignore pourquoi je m’inquiétais, ajouta le vicomte avant de tirer sur son
cigare. Au fond, tout le monde sait qu’aucune femme séduisante ne pourrait
vouloir d’un homme comme vous. Lady Redcliffe nous en a fait une
flagrante démonstration, pas vrai ?
Les doigts de Theo se refermèrent en poing étroitement serré. Ses
muscles tressautèrent. Tout son corps tremblait de rage et le désir de traîner
Lord Pratley dehors pour lui asséner une bonne correction menaçait de le
submerger. Rassemblant tout le sang-froid dont il était capable, Theo posa
son verre de brandy sur la table et se pencha vers Pratley, si près qu’il
pouvait sentir son haleine de cigare et d’alcool.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, gronda-t-il entre ses dents
serrées. Vous ignorez tout sur Lady Iris et moi et vous ne connaissez rien à
ma relation avec Estelle.
— Ce n’est pas… Je ne voulais pas… Je disais simplement… c’est
comme si l’histoire se répétait, voilà tout. Vous étiez fiancé à la plus belle
débutante de la saison, il y a six ans, et cette année, vous avez à nouveau
attiré l’attention de la plus jolie demoiselle disponible. Je disais juste…
Enfin, je suis certain que Lady Iris n’éprouve pas de réel intérêt pour
vous… quant à Lady Redcliffe…
Sa voix étranglée s’interrompit.
— Vous êtes méprisable, Pratley, gronda Theo. Je comprends à présent
pourquoi vous n’avez jamais fait mieux qu’être « pratiquement promis ».
De toute évidence, Lady Iris est bien trop intelligente pour nourrir la
moindre inclination envers vous.
— Mais pas suffisamment pour ne pas s’enticher d’un ermite aveugle,
contra Pratley en haussant le ton. Lady Redcliffe, au moins, a fait preuve de
lucidité.
Theo saisit les bords de la table pour ne pas se jeter sur lui. Il n’était
peut-être pas capable de voir Lord Pratley, mais cela ne l’empêcherait pas
d’amocher sérieusement son visage bouffi d’orgueil.
— J’espère que vous n’êtes pas en train de parler de ma bonne épouse,
intervint Lord Redcliffe d’une voix forte depuis l’autre bout de la table. Ce
serait un affreux manque de courtoisie.
— Nous disions simplement qu’elle avait fait un excellent mariage,
répondit Pratley avec son obséquiosité habituelle.
— C’est certain. La demoiselle a su faire le bon choix, déclara
Redcliffe. Au bout du compte, ajouta-t-il d’un ton remarquablement hostile.
Les bruyantes conversations des autres hommes autour de la table
s’évanouirent brusquement. Le lourd silence n’était plus ponctué que des
mouvements feutrés des valets de pied qui remplissaient les verres et des
grincements des chaises dans lesquelles des gentilshommes embarrassés
s’agitaient. La tension dans la mâchoire de Theo s’intensifia. Il ne pouvait
guère contester l’affirmation de Lord Redcliffe. Estelle avait eu
parfaitement le droit de choisir Lord Redcliffe plutôt que lui et elle avait eu
raison. Après l’accident, qu’aurait-il pu lui offrir ? D’épouser un homme
diminué ? Quelle vie grotesque et triste pour une femme aussi belle et
vibrante que Lady Estelle Redcliffe ! Ou Lady Iris… Pratley n’avait pas
tort, là non plus.
Theo tendit la main vers son verre ; il lui fallait absolument une autre
gorgée de brandy. Ses doigts glissèrent et renversèrent le récipient,
l’aspergeant de liquide. Un valet de pied approcha aussitôt, une serviette à
la main. Si Theo avait eu besoin qu’on lui rappelle combien il était
amoindri, cet incident le prouvait. Il ne pouvait même pas saisir sa coupe de
brandy.
Chassant la serviette du domestique d’un geste de la main, il attrapa son
verre à présent rempli. Quelques voix rompirent le silence dans un effort de
couvrir cet épisode gênant, puis d’autres suivirent. Bientôt, la pièce retentit
de nouveau du tintement des coupes et des éclats de rire graves tandis que
les hommes cherchaient à surpasser les autres avec leurs traits d’esprit et
leurs fanfaronnades.
Le bruit des conversations enveloppa à nouveau Theo, mais il demeura
assis à siroter son verre et à ruminer sa colère. Finalement, cette soirée
n’était pas aussi désastreuse qu’il l’avait imaginée. Elle était bien pire. Elle
n’avait fait que mettre en exergue une terrible vérité : il n’était plus
l’homme qu’il avait été et ne le redeviendrait jamais. Il n’était plus qu’un
homme diminué, un aveugle qui avait jadis courtisé la plus belle femme de
la saison, celle que tous les autres hommes lui enviaient, mais qui n’était
plus qu’un idiot pitoyable et pataud. Mais au moins ce maudit dîner avait-il
eu une conséquence bénéfique : il lui avait rappelé avec force pourquoi il ne
sortait plus en société et Theo put réaffirmer sa détermination de ne plus
jamais recommencer.
Lady Estelle Redcliffe glissait à travers la pièce et Iris ne parvenait pas
à en détacher les yeux. Elle était réellement d’une beauté éblouissante.
D’ordinaire, Iris ne songeait pas à se comparer aux autres femmes, mais
Lady Redcliffe lui donnait l’impression d’être insipide. Cela faisait plus
d’une semaine que la lady et son époux séjournaient chez les Walberton.
Elles avaient discuté plusieurs fois, échangé des politesses, mais Iris n’avait
jusqu’alors jamais remarqué combien elle était attirante.
À sa grande frustration, Iris savait qu’elle considérait à présent
Lady Redcliffe sous un nouveau jour parce qu’elle avait été la fiancée de
Theo Crighton. Elle savait également qu’elle se comportait de façon
ridicule. Le comte avait forcément connu d’autres femmes, par le passé.
C’était un homme séduisant, avec un titre et un vaste domaine, ce qui faisait
de lui un excellent parti.
Mais le plus agaçant était cette désagréable sensation qui lui rongeait
l’estomac depuis que Lord Greystone avait démontré qu’il éprouvait
toujours des sentiments pour Lady Redcliffe. Cette fameuse émotion qu’elle
n’avait aucun droit de ressentir.
Lady Redcliffe s’installa dans le fauteuil bergère à côté d’Iris et sourit.
Son sourire illumina encore davantage son beau visage, mais Iris ne put
s’empêcher de se demander si ce n’était pas une expression travaillée. Elle
s’efforça de repousser cette pensée peu charitable, d’autant plus qu’elle était
sans doute le résultat de ces sentiments frustrants et interdits. Par politesse,
elle rendit son sourire à Lady Redcliffe.
— Eh bien, ma chère, n’êtes-vous pas une jeune femme pleine de
courage ? lança Lady Redcliffe en remuant le sucre dans son thé.
— De courage ?
C’était la deuxième fois en quelques jours qu’on lui attribuait ce
qualificatif, et Iris ne le trouvait toujours pas apte à décrire son caractère ou
son comportement.
— Vous avez invité Theo Crighton à ce dîner, clarifia Lady Redcliffe.
Iris secoua la tête, perplexe :
— Je ne l’ai pas invité. C’est ma mère. Et je ne vois pas en quoi
l’inviter à une soirée serait une preuve de courage.
Lady Redcliffe sourit comme si Iris venait de faire une plaisanterie
qu’elles comprenaient toutes les deux, puis se pencha et baissa la voix :
— Ces cicatrices ne vous répugnent-elles pas ?
Iris se redressa sur sa chaise tout en s’efforçant de ne pas hausser le
ton :
— Non, pourquoi me répugneraient-elles ?
Lady Redcliffe but une gorgée de thé en étudiant Iris par-dessus le bord
de sa tasse.
— Oui, je suppose qu’elles ne sont plus aussi affreuses que lorsqu’il a
eu son accident, mais je trouve difficile de ne pas les remarquer.
Iris se mordit la lèvre inférieure pour se retenir de lui adresser une
réponse acerbe. Elle avait effectivement remarqué les brûlures sur le visage
de Lord Greystone lors de leur première rencontre, mais elle n’y songeait
déjà plus. Il lui arrivait même d’oublier qu’il était aveugle tant il avait
d’autres qualités qui suscitaient l’admiration.
— Comme je le disais, vous êtes pleine de courage.
Lady Redcliffe sirota à nouveau son thé avant d’ajouter :
— Dois-je en déduire que le comte vous courtise ?
Iris était sur le point de la détromper, mais préféra finalement ne pas lui
donner cette satisfaction. Quel droit avait donc cette femme de lui poser une
telle question ? Sa relation avec Theo Crighton ne la concernait en rien.
Aussi, en guise de réponse, lui adressa-t-elle ce qu’elle espérait être un petit
sourire énigmatique.
— Eh bien, quelle surprise ! déclara Lady Redcliffe en reposant sa tasse
sur la table. Après tout, vous êtes plutôt séduisante, vous savez.
Elle jaugea lentement Iris de la tête aux pieds, comme pour évaluer sa
silhouette et son visage, ce qui hérissa la jeune femme.
— Oui, même très séduisante, marmonna Lady Redcliffe d’un ton
doucereux et faussement approbateur. Vous savez sans doute que Theo et
moi étions fiancés… et qu’il était désespérément amoureux de moi.
Elle sourit à nouveau en tapotant sa coiffure.
— Et je suppose qu’il l’est toujours un peu, ajouta-t-elle.
Iris en venait rarement à éprouver de l’aversion pour quelqu’un, mais ce
qu’elle ressentait pour Lady Redcliffe commençait à franchement s’en
rapprocher.
— Alors pourquoi ne l’avez-vous pas épousé ? contra Iris, horrifiée
d’avoir posé sa question d’un ton aussi accusateur.
Lady Redcliffe écarquilla les yeux, puis dévisagea Iris comme si elle lui
avait demandé pourquoi elle n’avait pas fui pour devenir clown dans un
cirque.
— Avez-vous vraiment besoin de me poser la question ?
Iris soutint son regard pour lui faire comprendre que oui, la question se
posait.
— Je ne crois pas nécessaire de mentionner sa difformité faciale ni son
infirmité. J’ai l’impression qu’il parvient plutôt bien à dissimuler cette
dernière, mais il est complètement aveugle, vous en avez conscience ?
— Évidemment, répliqua Iris en s’efforçant de ne pas hausser la voix de
peur de trahir l’ampleur de sa colère et de son indignation.
— Là, vous avez votre réponse, dans ce cas, déclara Lady Redcliffe en
reprenant sa tasse pour avaler une gorgée de thé.
— Et donc pourquoi ne l’avez-vous pas épousé ? répéta Iris.
Les sourcils de Lady Redcliffe s’envolèrent et elle inclina la tête,
comme si elle cherchait à s’assurer qu’Iris n’était pas simplette.
— Tout comme vous, ma chère, lorsque j’étais encore jouvencelle,
j’étais réputée pour ma remarquable beauté. Certains disent que je le suis
toujours.
Elle sourit à Iris et marqua une courte pause, comme pour lui laisser le
temps de fournir le compliment attendu. Lorsque rien ne vint, elle fronça
légèrement les sourcils, puis reprit :
— Avant son accident, Theo était un prétendant idéal, le genre
d’hommes que toutes les jeunes femmes de la saison espéraient fixer. Il était
séduisant, fortuné et jouissait de fort belles connexions. Il était parfait à tous
égards.
Lady Redcliffe poussa un petit soupir avant d’ajouter :
— Quelle ne fut pas ma déception lorsque je découvris que l’incendie
avait gâché tout son potentiel ! Mon époux n’est sans doute pas aussi
attirant que l’était Theo, mais c’est une bonne alliance et j’en suis satisfaite.
Iris mourait d’envie de condamner Lady Redcliffe pour avoir fait
preuve de si peu de cœur, mais comment aurait-elle pu ? L’on attendait des
jeunes femmes de la haute société qu’elles fassent le meilleur mariage
possible. L’amour était rarement pris en compte. Les parents d’Iris
s’aimaient, sa sœur Hazel et son mari, Lucas Darkwood, s’aimaient
également, mais leurs couples étaient des exceptions, guère la règle.
L’objectif des femmes de son rang n’était pas de faire un mariage d’amour,
mais un bon mariage. L’amour était tout au plus une heureuse coïncidence,
mais certainement pas le but premier d’une union. Lady Redcliffe n’avait
fait que répondre aux exigences de la société.
— Cela dit, entre vous et moi, poursuivit Lady Redcliffe en se penchant
vers elle sur le ton de la confidence, j’ai toujours trouvé merveilleux qu’un
homme puisse se conduire de façon si romantique… et si héroïque.
Elle se redressa avec un sourire satisfait.
— C’est un souvenir que je chérirai toute ma vie, conclut-elle.
— Je ne comprends pas.
Iris vivait un véritable dilemme, déchirée entre sa curiosité et la crainte
de découvrir ce que Lady Redcliffe pourrait lui apprendre. Tenait-elle
réellement à savoir ce que le comte de Greystone, désespérément
amoureux, avait été prêt à faire pour prouver la force de son admiration à
une autre femme ?
Lady Redcliffe inclina à nouveau la tête à la façon d’un oiseau de proie
et se redressa davantage dans sa chaise, un sourire nostalgique étirant ses
lèvres.
— Oh ! vous ignorez donc l’origine de ses cicatrices ? Il m’a sauvée. Il
était tellement amoureux de moi qu’il a risqué sa propre vie pour m’extraire
d’un bâtiment en flammes.
Iris la dévisagea, sous le choc.
— Mais oui, je vous assure, minauda-t-elle. Le comte était follement
épris de moi ! Il séjournait avec moi dans la demeure de ma famille, la nuit
où l’incendie s’est déclaré. Il a immédiatement couru jusqu’à ma chambre
et m’a portée dans ses bras pour me mettre à l’abri.
Elle sourit et plaça les deux mains sur son cœur.
— Puis il est retourné dans la maison porter secours à une poignée de
domestiques coincés à l’étage. Quelque chose s’est produit alors, je ne sais
plus exactement quoi. Une poutre en feu est tombée, ou quelque chose de ce
genre, et c’est ainsi qu’il a été blessé au visage. Au final, ce sont les
domestiques qui ont dû le sauver. Tout ceci était parfaitement dramatique.
— C’est terrible.
— Oh ! ça l’était, oui. Le manoir n’a pas subi trop de dégâts, ma famille
n’a eu aucun mal à le faire réparer et tout le monde s’en est sorti indemne…
sauf Theo, qui n’a plus jamais été le même après cela. Ses brûlures étaient
absolument affreuses, au début, bien pires qu’elles ne le sont maintenant.
Personne ne savait s’il guérirait complètement un jour, mais il fut aussitôt
évident qu’il ne recouvrerait jamais la vue. Lord Redcliffe avait demandé
ma main, un peu plus tôt dans la saison, mais j’avais refusé, car je préférais
de loin épouser Theo. Toutefois, étant donné les circonstances, il m’a
finalement paru plus judicieux d’accepter l’offre de Lord Redcliffe. Et il
semble que j’ai fait le bon choix ! Theo n’a jamais complètement guéri et je
ne parle pas seulement de son apparence. Il vit reclus chez lui et s’est
transformé en véritable ermite, à ce qu’on m’a dit.
Iris ne savait que répondre à cette femme.
Lady Redcliffe était juste foncièrement incapable de comprendre que
quelqu’un puisse la condamner pour ses paroles ou ses actes vis-à-vis de
Theo, pour avoir blessé et maltraité un homme qui l’aimait tant qu’il avait
risqué sa vie pour elle.
Lady Redcliffe secoua la tête, ses grands yeux bleus empreints d’une
sorte de tristesse :
— Je n’aurais jamais pu vivre ainsi ! Et, vraiment, ma chère, en tant que
femme plus mûre et plus expérimentée que vous, je vous exhorte à y
réfléchir : pensez-vous qu’une telle existence vous rendrait heureuse ?
Elle sourit à Iris et lui tapota gentiment le bras :
— Après tout, vous êtes une belle jeune femme. Vous devriez prendre
une place de prestige dans la société, là où chacun pourra apprécier votre
charme. Vous devriez vous mêler à l’élite et non vous retrouver coincée à la
campagne, sans la moindre distraction susceptible de vous amuser.
Une myriade de contre-arguments se bouscula dans l’esprit d’Iris. Elle
aurait voulu répondre à Lady Redcliffe que son amour pour son mari
éclipserait complètement ce genre de futilités. Mais était-ce bien vrai ?
N’avait-elle pas déjà décidé qu’elle ne pourrait jamais tomber amoureuse
d’un homme comme le comte ? Un homme qui ne riait jamais, qui fuyait la
société et donnait l’impression de mépriser tous ceux qui s’amusaient. Et
pourtant… elle mourait d’envie de le défendre, d’affirmer qu’il ferait un
époux merveilleux, que c’était un homme dont on pouvait facilement
s’éprendre.
Au lieu de cela, Iris fronça les sourcils et s’efforça de remettre de
l’ordre dans ses idées tout en digérant ce que Lady Redcliffe venait de lui
apprendre.
Les portes s’ouvrirent et les hommes pénétrèrent dans le salon,
accompagnés d’effluves de cigare et de l’agréable bonhomie née autour
d’un verre de brandy. Iris et Lady Redcliffe continuèrent de fixer le couloir,
même après l’arrivée de Lord Redcliffe. Estelle cherchait-elle des yeux le
comte de Greystone, elle aussi ? se demanda Iris. Elle avait beau prétendre
avoir fait le bon choix et être satisfaite de son mariage, Lady Redcliffe
semblait encore éprouver une certaine affection pour Theo Crighton.
À moins que cette femme vaniteuse tire simplement du plaisir à savoir qu’il
y avait dans la pièce un homme l’ayant un jour aimée au point de risquer sa
vie ? Au point de détruire sa vie…
Le salon était à présent plein de gentilshommes conversant
bruyamment, mais il n’y avait toujours aucun signe de Lord Greystone.
Lord Redcliffe se joignit à elles. Il s’assit à côté de son épouse, puis balaya
l’assemblée du regard avec un sourire fier, comme s’il présentait une
inestimable œuvre d’art que chacun se devait d’admirer. Un dernier groupe
d’hommes arriva, mais le comte n’était pas avec eux. Iris prit congé et
quitta la pièce pour découvrir ce qui le retardait. Theo Crighton n’était pas
dans le couloir. Elle s’empressa de regagner la salle à manger, mais celle-ci
était à présent déserte, à l’exception de quelques domestiques qui
débarrassaient les verres.
— S’il vous plaît, héla-t-elle un des valets de pied. Savez-vous où se
trouve le comte de Greystone ?
— Il a demandé que l’on avance sa voiture il y a quelques minutes,
milady, répondit l’homme en livrée.
— Sa voiture ?
Iris dévisagea le serviteur dans l’espoir qu’il lui en apprendrait
davantage, mais, comme elle s’y était attendue, ce dernier demeura
impassible et muet.
Le remerciant d’un signe de tête, elle quitta la salle à manger et se
dirigea d’un pas vif vers l’entrée. Elle ouvrit la porte sans douceur, mais ne
trouva ni le comte ni son équipage. Il avait fui sans un adieu. Iris resta figée
dans l’embrasure, le regard perdu dans l’obscurité de la nuit, incapable de
comprendre ce qui avait motivé le soudain départ de Lord Greystone. Puis
elle fut prise d’un brusque accès de colère, envers Theo Crighton, envers
Lady Redcliffe, mais surtout envers elle-même… Que diable faisait-elle
debout dans ce vestibule désert à se lamenter sur l’absence de cet homme ?
Un homme dont elle n’aurait jamais pu tomber amoureuse et qui, de
surcroît, était toujours épris d’une autre femme…
Chapitre 15

Iris était épuisée. Le tourbillon d’émotions de la veille l’avait


tourmentée toute la nuit au point de la tenir éveillée jusqu’à l’aube. Une
seconde, elle fulminait de rage contre Lady Redcliffe pour la façon
abominable dont elle traitait le comte, la suivante, elle en voulait à
Theo Crighton d’être tombé amoureux d’une femme aussi égocentrique.
Puis elle se fustigeait de laisser cette histoire lui mettre les nerfs en pelote et
la priver de sommeil, avant d’éprouver de la compassion pour
Lord Greystone, dont l’amour pour Lady Redcliffe avait détruit sa vie.
Enfin, elle se trouvait submergée d’une intense admiration pour lui et pour
son héroïsme pendant ce terrible incendie. Alors la colère revenait. Iris était
furieuse qu’il l’ait si mal traitée. Furieuse qu’il ait si brutalement quitté la
soirée, sans un mot, sans même lui dire au revoir.
Elle avait pourtant eu l’impression que leur relation s’était nettement
améliorée. Après tout, elle était certaine de l’avoir fait sourire au moins une
fois et il avait même pratiquement ri, à un moment. Ou avait-elle rêvé ?
Mais peut-être se fourvoyait-elle de bout en bout ? Peut-être n’avait-il pas
apprécié sa compagnie du tout ? Dès que cette pensée faisait irruption dans
son esprit, Iris recommençait à osciller entre chagrin et désespoir, pour
finalement rebasculer vers la colère. Elle était particulièrement fâchée
contre elle-même… pourquoi s’inquiétait-elle tant d’avoir gagné
l’approbation du comte ? De s’être ou non rapprochée de lui ?
Et au cœur de cette houle de ressentiment, d’admiration et de tristesse,
une autre émotion indésirable ne cessait de lui tirailler le cœur. Elle
ressemblait à de la colère, sauf que ce n’en était pas. Et, tout comme sa
colère, elle était principalement destinée à Lady Redcliffe. C’était cet
horrible petit monstre aux yeux verts… la jalousie. Elle était jalouse de
l’amour que le comte éprouvait pour Lady Redcliffe, une femme égoïste et
froide, qui ne voyait Theo Crighton que comme un moyen de s’élever dans
la société. Pourtant, malgré tous ses défauts, il l’avait aimée. Et sans doute
l’aimait-il toujours. Pour Iris, la jalousie était la plus affreuse des émotions.
C’était elle qui l’avait fait se tourner et se retourner dans son lit. Le seul
sentiment dont elle semblait incapable de se débarrasser et, pire que tout, le
seul qu’elle n’avait aucun droit de ressentir. Après tout, elle ne comptait pas
épouser cet homme, alors pourquoi son amour pour une autre femme la
bouleversait-il autant ?
Mais songer à l’amour et à ce qu’elle n’aurait pas dû éprouver ne cessait
de la ramener dans la douce pénombre de cette chambre, face au souvenir
du comte debout devant elle, son corps nu baigné de la chaude lueur des
chandelles. Quand ces images envahissaient l’esprit d’Iris, un frisson
désormais familier jaillissait des tréfonds de son être et balayait chaque
pouce de sa peau. Iris bondissait aussitôt de son matelas et arpentait la pièce
jusqu’à ce que son cerveau passe à autre chose et que la colère la submerge
à nouveau. Elle retournait alors se coucher.
Après une nuit pareille, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’Iris soit
complètement épuisée. Elle n’avait que très peu dormi et se traîna hors de
son lit avec difficulté. Elle devait absolument cesser de réfléchir aux
questions qui la taraudaient depuis le dîner.
C’est un nouveau jour, se dit-elle, déterminée à ne plus songer à
Lady Redcliffe et à l’amour que le comte lui vouait. Désormais, elle
concentrerait son esprit sur une émotion différente, moins déconcertante
que la colère ou que ces autres sentiments si frustrants. Et l’émotion qu’elle
choisit fut la réprobation, car elle avait parfaitement le droit de réprouver
Lord Greystone pour avoir quitté la soirée sans même avoir la courtoisie de
prendre congé auprès d’elle, de sa mère ou des Walberton.
Iris se redressa, satisfaite. Oui, c’était une façon tout à fait objective de
voir les choses !
C’était un comportement scandaleux et il était normal qu’elle en soit
froissée. Elle pouvait le pardonner de ne pas lui avoir dit au revoir, après
tout, il ne lui devait rien. Elle aurait même pu le pardonner de ne pas avoir
pris la peine de saluer sa mère, puisqu’elle n’était pas l’hôtesse et qu’elle
avait pratiquement extorqué sa venue au dîner. Mais elle ne pouvait excuser
sa grossièreté envers Lady Walberton. C’était une inadmissible entorse à
l’étiquette !
Oui, réprouver son impolitesse vis-à-vis de Lady Walberton était bien
plus sensé que toutes ces émotions compliquées qui avaient tenté de
s’imposer à elle pendant la nuit.
Et Iris avait parfaitement le droit de lui reprocher un tel comportement.
Il était terriblement grossier de partir sans remercier son hôtesse et
quelqu’un devait le lui faire savoir. Or, comme personne ne pouvait s’en
charger, cette responsabilité revenait à Iris. Elle tira sur la corde en velours
pour convoquer sa femme de chambre tout en ruminant ses pensées
moralisatrices. Elle bouillonnait toujours lorsque Annette finit de l’aider à
enfiler sa blouse en dentelle blanche et son jupon gris tourterelle. Ses
émotions n’avaient maintenant plus rien à voir avec ce que Lady Redcliffe
lui avait appris ni avec les sentiments du comte pour cette affreuse femme,
rappela fermement Iris à son reflet tandis que la camériste brossait et
coiffait ses cheveux.
Certes, elle avait retourné ses paroles dans sa tête toute la nuit au point
d’en perdre le sommeil, mais c’était terminé, à présent. À la froide lumière
du jour, Iris avait pris conscience qu’elle se moquait bien de ce que
Lord Greystone éprouvait pour Lady Redcliffe. Cela ne changeait
absolument rien à sa propre vie ! Non, c’étaient ses consternantes manières
qui l’avaient irritée ! Même si la présence de Lady Redcliffe au dîner l’avait
quelque peu bouleversé, ce n’était guère une excuse pour se conduire
comme un malotru. Et elle comptait bien le lui faire savoir, ce matin !
— C’est une si belle journée, nous devrions aller nous promener, dit-
elle à Annette qui apportait les dernières touches à sa coiffure. Je ne veux
pas perdre de temps avec un petit déjeuner, je suis trop impatiente de sortir
et de profiter de ce temps splendide.
Elles tournèrent toutes deux la tête vers la fenêtre, derrière laquelle un
vent fort inclinait les arbres sur un canevas de ciel gris.
— J’adore me promener quand le fond de l’air est frais, s’empressa
d’ajouter Iris en priant silencieusement pour que ces gros nuages sombres
ne soient pas annonciateurs de pluie. C’est revigorant, vous ne trouvez pas ?
— Oui, milady, répondit sa femme de chambre d’un ton bien moins
enthousiaste. Je vais sortir votre manteau et votre parapluie, dans ce cas.
— Oui, ce serait sans doute plus sage, reconnut Iris en jetant un autre
coup d’œil au ciel menaçant.
Allait-elle à nouveau se présenter chez le comte en pleine tempête ? Iris
ne tenait pas à ce qu’il s’imagine qu’elle avait pour habitude de se conduire
de façon si imprudente, mais elle n’avait guère le choix, cette fois. Elle
braverait la pluie si nécessaire, mais il était crucial qu’elle rende
immédiatement visite à Lord Greystone, afin de le réprimander pour son
affreuse entorse à l’étiquette, tant que les faits étaient encore frais. Iris se
leva et tourna sur elle-même devant la psyché, s’examinant sous toutes les
coutures avant de froncer les sourcils de contrariété. Qui cherchait-elle donc
à impressionner ? L’homme ne pourrait la voir. Iris pourrait porter une robe
à la mode soulignant sa silhouette ou de vieilles guenilles lui donnant
l’aspect d’un épouvantail… cela ne changerait rien pour lui. Et puis
d’ailleurs, elle se moquait bien de ce qu’il pouvait penser d’elle, non ? Elle
ne se rendait pas chez le comte pour qu’il puisse lui témoigner son
admiration pour sa magnifique toilette. Elle lui rendait visite pour lui dire
ses quatre vérités.
Annette l’aida à endosser son manteau et, pendant que la domestique
rangeait sa chemise de nuit, Iris s’empressa de pousser son réticule pour le
faire tomber derrière la commode. Elle descendit les escaliers et quitta le
manoir à grands pas tout en enfilant ses gants, comme si elle était
impatiente de sortir et d’inspirer une bonne bouffée d’air frais. Annette la
suivit à contrecœur.
— Passons par la côte, lança Iris en se pressant sur le sentier qui les
conduirait jusqu’à l’impressionnante falaise qui dominait la mer.
Iris devait bien admettre que le vent était un peu trop virulent pour
rendre la promenade réellement agréable. Son jupon lui fouettait les jambes
et tous les efforts d’Annette pour donner à ses cheveux une allure élégante
furent gâchés en quelques minutes par les puissantes bourrasques. Les deux
femmes tenaient leurs chapeaux sur leurs têtes d’une main pour les
empêcher de s’envoler vers le large.
— Nous devrions gagner le village. J’aimerais beaucoup admirer les
boutiques, déclara Iris en élevant la voix pour que la camériste puisse
l’entendre par-dessus le souffle du vent et le fracas des vagues sur les
rochers en contrebas. Mais… oh non, j’ai oublié mon réticule !
Elle fronça les sourcils en se tournant vers la femme de chambre, l’air
faussement attristée.
— Pourriez-vous retourner le chercher ? Je vous retrouverai au village.
— Entendu, milady, répondit Annette en faisant volte-face sans
attendre, sans doute impatiente d’échapper aux bourrasques.
Iris regarda la domestique se hâter de remonter le sentier. Dès qu’elle
fut sortie de son champ de vision, Iris pivota et s’empressa de traverser la
prairie jusqu’à la petite route de campagne qui la mènerait au domaine du
comte.
Lorsqu’elle atteignit l’allée en gravier, elle hésita et, pour la première
fois, se demanda si c’était vraiment une bonne idée. S’efforçant d’attiser
son indignation, elle se rappela l’instant où elle était demeurée assise dans
le salon à côté de Lady Redcliffe à attendre son arrivée, puis celui où elle
avait réalisé qu’il était parti sans prendre congé. C’était aussi malpoli
qu’insultant ! Il méritait que quelqu’un condamne publiquement ses actions.
Son courroux suffisamment ravivé, Iris carra les épaules et se lança vers
le manoir à grandes foulées. Le majordome lui ouvrit la porte, lui sourit et
s’inclina pour la saluer.
— Bonjour, Charles, dit-elle en s’efforçant de ne pas trop sourire pour
préserver son humeur grave. Pourriez-vous informer Lord Greystone que
Lady Iris demande une audience ?
Charles jeta un œil derrière elle pour voir qui l’accompagnait.
— Ma femme de chambre ne devrait pas tarder à arriver.
Un autre petit mensonge à ajouter à une liste grandissante… N’avait-
elle pas pourtant juré de ne plus dire de mensonges ? Non, elle avait fait le
serment de ne plus mentir à sa mère. Cela ne concernait pas Charles. Iris se
demanda si cela comptait, puis elle secoua la tête pour chasser ces pensées
frivoles. Elle devait se concentrer sur sa mission.
— Très bien, milady.
Charles s’écarta pour la laisser entrer, puis il longea le vestibule
jusqu’au salon. Tandis qu’elle patientait, Iris réfléchit à ce qu’elle allait lui
dire… Elle commencerait par lui rappeler comment un gentilhomme était
censé se comporter en société, puis elle lui ferait savoir qu’il aurait dû faire
preuve de bien plus de respect envers sa mère et les convives.
Charles lui ouvrit la porte du salon, puis s’inclina avant de s’éclipser. Le
comte se tenait debout au milieu de la pièce et lui faisait face. Iris franchit
le chambranle et, presque aussitôt, toute sa vertueuse indignation se dissipa.
Il lui parut soudain trop imposant, beaucoup trop séduisant et d’une virilité
bien trop troublante pour qu’elle puisse suivre son plan sans flancher. Son
cœur battait plus vite et plus fort que ce qu’une simple marche aurait dû
provoquer et elle demeura figée sur place à le dévisager. Même les marques
de brûlure qui avaient déformé la peau sur son front et son œil gauche ne
pouvaient dissimuler à quel point il était beau. Iris en avait le souffle coupé.
Pas étonnant que Lady Redcliffe se soit un jour éprise de lui.
Lady Redcliffe.
Ce nom suffit à raviver une féroce colère chez Iris. C’était pour cela
qu’elle se trouvait ici, debout à l’entrée du salon, son attention braquée sur
lui, mal à l’aise et muette. Elle n’était pas venue pour l’admirer ! Elle était
venue lui faire des remontrances pour son impardonnable comportement de
la veille.
Elle traversa la pièce à grands pas, le nez fièrement levé.
— Je voulais vous informer que j’ai été plus que déçue par votre
conduite, hier soir. Vous avez agi de façon fort grossière avec ma mère et
Lady Walberton.
Voilà, c’était dit. Elle inclina le menton plus haut, le défiant de contester
cette affirmation. Le comte haussa les sourcils avant de les froncer
légèrement :
— Votre mère ? Lady Walberton ? Je leur ai à peine adressé la parole. Je
ne vois pas comment j’aurais pu dire quelque chose susceptible de les
offenser.
— Précisément, rebondit-elle en se redressant davantage. Vous êtes parti
sans même prendre congé auprès d’elle. C’était affreusement malpoli.
Il demeura muet. Iris le dévisagea furieusement et attendit ses excuses.
Mais l’homme ne disait toujours rien. Allait-il se contenter de rester
silencieux ? Cette situation était de plus en plus embarrassante. Elle
s’efforça néanmoins de conserver sa posture indignée, de se rappeler qu’il
s’était comporté comme un goujat… d’ignorer son cœur qui battait
follement et cette terrible impression de rougir de tout son corps.
— Je ne comprends pas en quoi cela vous concerne, finit-il par répondre
d’un ton grave et troublant.
— Cela me concerne. Enfin, pas vraiment, mais…
Iris s’interrompit, choquée par sa propre agitation et incapable de
trouver ses mots. Par chance, il ne pouvait voir son désarroi et elle se
mordit la lèvre tout se contraignant à rassembler des idées.
— Personne d’autre n’osera vous le dire, reprit-elle, alors oui, j’ai eu le
sentiment qu’il était de mon devoir d’agir.
Elle opina fermement, plus confiante.
Le comte s’approcha d’elle et Iris résista à la tentation de reculer.
— Et votre mère ou Lady Walberton ont-elles commenté mon
impolitesse ?
Iris déglutit bruyamment. Pourquoi avait-elle la gorge aussi sèche ?
Il fit un nouveau pas vers elle.
— L’une d’elles a-t-elle suggéré que quelqu’un devrait remettre ce
malotru de Lord Greystone à sa place, afin de lui enseigner comment se
conduire convenablement en société ?
— Eh bien, non…
Iris grimaça, bien décidée à ne pas laisser cette soudaine proximité
saper sa détermination.
— Mais ce sont deux femmes bien élevées. Elles ne se le permettraient
jamais.
Iris sourit, satisfaite de sa réponse.
— Qu’êtes-vous en train de dire, Lady Iris ? Que vous n’êtes pas aussi
bien élevée que votre mère ou Lady Walberton ?
Le sourire d’Iris disparut.
— Non, ce n’est pas ce que j’ai dit. Cessez de déformer mes propos.
J’ai juste… j’ai juste estimé que quelqu’un se devait de vous dire qu’il est
terriblement grossier de ne pas prendre congé de ses hôtes lorsque l’on
quitte un événement en société. C’est tout. Vous auriez également dû saluer
ma mère avant votre départ, puisque c’était elle qui vous avait invité.
Elle plaça ses poings sur ses hanches avec emphase, même s’il ne
pouvait voir toute la solennité de sa remontrance.
— J’estime quant à moi qu’une jeune femme bien élevée devrait
vérifier ce qu’elle avance avant de se présenter chez un homme, sans
chaperon, pour porter des accusations sans fondement.
— Je suis certaine de ce que j’avance, contra Iris avant de se mordre à
nouveau la lèvre en s’efforçant de se rappeler quels étaient les faits dont elle
était réellement sûre.
— Si vous aviez interrogé votre mère ou Lady Walberton, vous sauriez
que j’ai demandé à Lord Walberton de leur transmettre mes excuses quant à
mon départ prématuré.
Oh ! c’est donc de cela qu’il parlait…
— Vous auriez également su que je leur ai fait parvenir une carte tôt ce
matin pour remercier les Walberton de leur hospitalité.
Flûte. Peut-être aurait-elle dû poser quelques questions avant de se
lancer dans cette croisade.
— Cela vous paraît-il suffisamment poli, Lady Iris ? Ou souhaiteriez-
vous porter à mon attention une autre soi-disant entorse à l’étiquette ?
Iris s’affaissa, renonçant à sa posture réprobatrice, et ôta les mains de
ses hanches.
— Je ne savais pas.
— Vous ne savez rien. Car à présent, c’est à mon tour de vous donner
une petite leçon d’étiquette. Dois-je vous rappeler qu’une jouvencelle ne
doit pas faire de remontrances à un gentilhomme, en particulier quand il
n’existe entre eux aucun lien de parenté ? Qu’elle n’a absolument pas le
droit de se présenter au domicile d’un homme, sans invitation et sans
chaperon ? Un code sociétal que vous semblez aimer enfreindre !
— Ma femme de chambre nous rejoindra dans un instant, balbutia-t-elle
avant de s’excuser silencieusement pour ce nouveau mensonge.
— Dans un instant ?
Il inclina la tête.
— Beaucoup de choses peuvent se produire en un instant. Il suffit d’un
instant pour détruire la réputation d’une jeune lady. Et que dirait votre mère
si elle vous savait à nouveau ici, seule avec moi ? D’autant que cette fois,
vous ne pourrez prétexter vous être perdue ou chercher à vous abriter d’une
tempête.
Iris contemplait toujours son visage à l’expression fière, sa mâchoire
levée, ses lèvres pleines pressées fermement l’une contre l’autre pour
marquer son agacement… Elle aurait tant aimé que l’étrange brouillard qui
obscurcissait ses pensées se dissipe pour qu’elle puisse formuler une
réplique cohérente.
— C’est très venteux dehors, finit-elle par marmonner avant de se
tancer intérieurement pour cette réponse ridicule.
Réponse qu’il balaya d’un rire dédaigneux. Iris avait rêvé de l’entendre
rire, mais ce ricanement n’avait rien de chaleureux.
— Mais peut-être croyez-vous que l’étiquette ne s’applique pas avec
moi ?
Il lui saisit soudain le bras et le serra étroitement. Iris poussa une
exclamation choquée.
— Est-ce votre raisonnement, Lady Iris ? Est-ce parce que vous me
considérez comme un infirme, une farce ? Et non comme un homme avec
qui vous devriez éviter de vous retrouver seule ?
Iris était figée, incapable de respirer, incapable de parler, incapable de
penser. Elle n’avait conscience que de sa main qui enveloppait son avant-
bras. Le contact de sa peau la brûlait jusqu’aux tréfonds de son âme et
semblait donner vie à son corps.
Et il avait tort. Tellement tort. En cet instant, comment aurait-elle pu le
voir comme autre chose qu’un homme ? Il était si près d’elle qu’elle
pouvait sentir la chaleur qui émanait de lui, capter son arôme si masculin…
celui de ses vêtements qu’elle avait empruntés, celui qui avait si
délicieusement empli ses narines lorsqu’elle l’avait enlacé. Il aurait été si
facile de tendre la main et de toucher son torse, de retrouver la merveilleuse
sensation de ces muscles forts et durs sous ses doigts. Et plus encore… Il
était si près qu’elle n’avait qu’à se hisser sur la pointe des pieds pour
embrasser ces lèvres pleines, si désirables.
Elle déglutit bruyamment, puis inspira fébrilement en portant sa main à
sa propre bouche qui semblait soudain fourmiller. C’était terriblement
inconvenant. Qu’était-il en train de faire ? Il n’était pas censé l’approcher
autant. Il n’aurait pas dû la tenir par le bras. Et l’étiquette exigeait qu’elle
ne l’y autorise pas, qu’elle le réprimande sans équivoque, qu’elle se libère
de sa poigne et qu’elle quitte les lieux d’un pas furieux pour ne jamais
revenir. Mais elle savait qu’elle ne ferait rien de tout cela.
— Eh bien ? gronda-t-il en resserrant légèrement l’étau de ses doigts.
— Non… c’est… je…
Mais ses paroles restèrent coincées dans sa gorge. Elle était incapable
de se rappeler ce qu’elle avait voulu répondre, tant son esprit était accaparé
par de sulfureuses idées. Elle ne savait plus qu’une chose avec certitude : ce
qu’elle brûlait de faire et ce qu’elle attendait de lui. Aussi pantelante que si
elle avait couru de la demeure des Walberton jusque-là, Iris se pencha vers
le comte. Elle désirait bien plus que ce simple contact… elle mourait
d’envie qu’il la serre dans ses bras, qu’elle puisse à nouveau sentir son
corps pressé contre son torse. Ce torse si puissant et musclé qu’elle avait eu
le plaisir de contempler deux nuits plus tôt. Et elle rêvait qu’il l’embrasse
passionnément, qu’il la caresse sans retenue. Oh ! Seigneur ! Tout ceci était
une très, très mauvaise idée. Une idée qu’elle n’aurait jamais dû avoir.
Iris leva les yeux vers son visage fermé, implacable, et fut attirée
comme par un aimant vers ces lèvres pleines à la moue furieuse… Que
n’aurait-elle pas donné pour que ces lèvres l’embrassent et lui murmurent
des mots doux et enjôleurs dans le creux de l’oreille. Elle déglutit à
nouveau et s’humecta la lippe du bout de la langue en plaçant une main sur
son ventre lorsqu’une nuée de papillons sembla venir s’y nicher. Était-ce de
la nervosité ? De l’exaltation ? Un peu des deux ? Elle l’ignorait.
— Êtes-vous entrée chez moi, seule, parce que vous croyez qu’un
aveugle est incapable de ruiner votre réputation ?
— Non, non, je…
Iris n’était pas certaine de savoir ce qu’elle souhaitait répondre. Son
cœur battait si fort dans sa poitrine que toutes les idées cohérentes qu’elle
tentait de former dans son esprit se trouvaient noyées dans ce martèlement
insistant.
Elle prit quelques inspirations étranglées et s’efforça de se concentrer
sur la conversation :
— Je n’ai jamais pensé cela, finit-elle par murmurer.
Lorsqu’elle s’était mise en route pour Greystone, elle n’avait pas songé
une seconde à sa réputation. Elle n’était même pas certaine d’être
réellement interrogée sur ce qu’elle projetait de faire. Iris était venue
animée d’un puissant désir de revoir Theo Crighton. Elle le comprenait à
présent. Et maintenant qu’elle lui faisait face, elle n’avait aucune envie de
perdre du temps à réfléchir. De toute façon, comment aurait-elle pu
raisonner quand son corps tout entier était consumé par un sentiment
étrange, une émotion si intense qu’elle la submergeait chaque fois qu’elle se
trouvait en sa compagnie ? Et en cet instant, elle était encore plus forte,
encore plus exigeante… elle palpitait dans chacune de ses veines, sauvage
et incontrôlable.
Renonçant définitivement à son bon sens, Iris ferma les yeux. Sa peau
brûlait d’entrer en contact avec la sienne, ses doigts la démangeaient de le
toucher. Elle arqua le dos et approcha jusqu’à ce que seulement quelques
pouces les séparent. Il avait laissé entendre qu’il était capable de ruiner sa
réputation… et là, tout de suite, c’était exactement ce qu’elle désirait. Que
Theo Crighton l’attire dans son étreinte, ruine minutieusement sa réputation
et au diable les conséquences !
Chapitre 16

Elle était encore là. Theo s’était attendu à ce qu’elle se drape dans sa
dignité et fuie sans demander son reste, convaincu qu’elle n’oserait plus
jamais mettre les pieds chez lui. Mais elle était encore là. Aucune femme ne
devait laisser un homme se tenir aussi près d’elle et lui saisir le bras avec
une telle possessivité, comme il l’avait fait. Elle qui semblait tant se soucier
de l’étiquette aurait au moins dû protester ! Mais elle ne le voyait toujours
pas comme une menace. Elle ne le considérait toujours pas comme un
homme. Maudite soit-elle ! Comment osait-elle le traiter de cette façon,
comme un enfant inoffensif ?
Finalement, elle n’était pas différente d’Estelle ni de toutes les
personnes présentes au dîner, la veille, qui s’étaient adressées à lui avec tant
de condescendance. Si Lady Iris ne sortait pas rapidement de chez lui, elle
allait bientôt découvrir à quel point elle avait tort de le voir comme un
homme diminué simplement à cause de sa cécité.
Ils étaient si proches qu’il pouvait presque la sentir contre lui. Il
percevait la chaleur de son corps et son parfum de fleur d’oranger et d’eau
de rose emplissait ses narines.
C’était une odeur enivrante. Il inspira profondément, laissant cette
fragrance submerger ses sens. C’était l’arôme qui l’avait tiré de son dernier
cauchemar, cette nuit où elle était entrée dans sa chambre pour le prendre
dans ses bras comme un enfant apeuré. Elle avait même reconnu avoir
reproduit les gestes exacts que sa mère avait utilisés pour la réconforter
lorsqu’elle était petite. Car c’était ainsi qu’elle le voyait, comme un
garçonnet à câliner…
Il expira bruyamment pour se libérer de l’emprise ardente de son
parfum et se concentrer sur sa colère.
Peu importait ce qu’elle pensait de lui, Theo était toujours un homme,
bon sang ! Un homme que l’on avait admiré, autrefois. Un homme qui avait
incarné le meilleur de la haute société. Et malgré son accident, il ne
laisserait personne le traiter comme un invalide, surtout pas
Lady Iris Springfeld. Si elle ne faisait pas bientôt demi-tour, elle
découvrirait qu’il n’avait rien d’un gamin inoffensif et qu’un innocent câlin
était la dernière chose qu’il avait en tête.
— Dois-je donc en déduire que c’est chez vous une habitude ? gronda-t-
il, satisfait d’avoir parlé d’un ton chargé d’une bonne dose de menace.
— Une habitude ?
Il perçut la trépidation de sa voix. Bien. Elle commençait enfin à
comprendre qu’elle avait commis une grave erreur en se présentant chez un
homme, sans chaperon.
— De réprimander les gentilshommes.
— Oh ! non, mais…
Il pouvait entendre sa respiration saccadée. Elle avait peur de lui. Il
faillit lui lâcher le bras, frappé de honte en réalisant ce qu’il était en train de
faire. Il n’avait jamais traité une femme ainsi. C’était inacceptable, à ses
yeux.
— Non, ce n’est pas une habitude, mais j’ai choisi de faire une
exception dans votre cas, répondit-elle.
Ses paroles le transpercèrent comme des lances. Il était une exception. Il
était différent des autres hommes. Un enfant à réconforter ou à réprimander
selon son bon vouloir. Theo raffermit sa poigne autour de son avant-bras. Il
allait lui montrer la folie de sa méprise.
— Et pourquoi ce traitement si particulier ?
Allez-y, dites-le, maudite femme ! Parce que je suis un infirme.
— Eh bien, parce que…
Elle inspira profondément et expira lentement.
— Je n’en sais rien. Je suppose que j’ai dû faire erreur.
Il tendit la main et saisit le menton de la demoiselle entre ses doigts,
l’incitant à lever la tête vers lui.
— Une grave erreur. Et vous en avez commis une autre aujourd’hui.
Elle déglutit :
— Vraiment ?
Sa voix n’était plus qu’un murmure haletant.
— Comme je vous l’ai dit, une jeune femme de bonne famille ne doit
jamais rendre visite à un homme toute seule.
Il attendit qu’elle plaisante à nouveau, qu’elle glousse pour lui faire
comprendre qu’elle le voyait, lui, comme une plaisanterie.
— À moins que sa réputation ne lui importe guère.
Lady Iris demeurait muette, mais il pouvait encore entendre sa
respiration, forte et rapide. Elle n’était toujours pas partie, n’avait même pas
cherché à protester. Elle ne le considérait toujours pas comme un homme,
comme un danger pour sa réputation. Très bien, il allait devoir lui montrer
combien elle se fourvoyait.
— Les jeunes femmes n’entrent jamais seules dans la maison d’un
homme à moins d’être en quête de ceci…
Il posa une main dans le creux de son dos et l’attira contre lui.
— On ne pourrait me faire aucun reproche d’avoir cru que vous étiez
venue pour cela.
Theo l’entendit pousser une exclamation de surprise juste avant de
capturer ses lèvres des siennes. Il l’avait amplement mise en garde, mais
elle avait refusé de le prendre au sérieux. À présent, elle allait découvrir à
quel point elle avait eu tort de ne pas le considérer comme un homme. Et il
ne comptait pas l’embrasser galamment. Il voulait lui donner une leçon, lui
apprendre qu’elle n’avait aucun droit de jouer avec lui, de s’apitoyer sur lui,
de chercher à le protéger. De sa langue, il écarta les lèvres de la jeune
femme et plongea en elle, goûtant sa bouche, sondant ses douces
profondeurs pour mieux s’en délecter. La paume de Theo caressa sa taille
fine avant de l’attirer plus près, de serrer sa délicate poitrine contre son
torse, ses tendres cuisses contre ses jambes. Si Lady Iris avait douté de sa
virilité, elle pouvait à présent la sentir, dure et pressante contre son bassin.
Il intensifia leur baiser, certain que la demoiselle ne tarderait pas à se
débattre et à le repousser. Bientôt, elle ferait exactement ce qu’il avait
prévu… elle le giflerait et fuirait sa demeure.
Mais Lady Iris n’eut aucune de ces réactions. Au lieu de cela, son corps
jusque-là rigide s’alanguit brusquement, se moulant contre le sien, et elle lui
rendit son baiser avec ferveur.
Theo était perplexe. Lady Iris désirait-elle ses attentions ?
Tandis que son esprit s’efforçait d’analyser ce surprenant
comportement, le reste de sa personne s’adapta instinctivement à cette
étreinte. Sa main descendit lentement le long de son dos, savourant chacune
de ses courbes, se délectant de la sensualité avec laquelle elle répondait à
ses caresses. Elle écarta davantage les lèvres, comme pour l’accueillir, le
tenter, l’aguicher. C’était plus que Theo ne pouvait supporter. Elle voulait
qu’il l’embrasse et, en cet instant, il la désirait à en perdre la tête.
Mais tout ceci n’était pas correct. Il aurait dû s’arrêter.
Il le savait, mais il en était incapable.
Theo laissa ses deux mains glisser jusqu’à la cambrure féminine de son
dos, puis plus bas pour saisir ses fesses rondes et tendres et les presser
ardemment contre lui. Il mourait d’envie qu’elle le délivre de ce désir
palpitant qui le consumait.
Mais elle avait forcément constaté l’effet qu’elle avait sur lui, à
présent… Elle pouvait fatalement sentir la roideur de son membre poussant
urgemment contre son ventre. Elle allait reprendre le contrôle et le rebuter.
Mais Lady Iris ne semblait ni choquée ni horrifiée par la situation. Bien au
contraire, elle arqua le dos et son bassin roula lentement contre le sien,
attisant encore le désir que Theo éprouvait pour elle.
Il ne put retenir un grognement. Il était désormais complètement perdu,
incapable de penser, de raisonner… seulement capable d’agir. Sa bouche
abandonna les lèvres de la jeune femme et traça un sillon d’ardents baisers
jusqu’à son cou, y nichant son visage pour mieux se délecter de l’arôme
suave de sa peau soyeuse.
Lady Iris bascula la tête en arrière avec un gémissement mélodieux.
Cette femme allait le rendre fou ! Il voulait la faire sienne. Maintenant. Sans
douceur, il saisit les pans de sa blouse et les libéra de la jupe, glissant
lentement une paume sous le lin pour caresser ce buste si sensuel. Theo prit
tout son temps ; ses mains remontèrent le long du corset jusqu’au tissu
délicat de sa chemise. Il pouvait sentir le cœur de la jeune femme battre
férocement, sa respiration saccadée agiter sa poitrine…
Theo s’interrompit et attendit qu’elle proteste, qu’elle le repousse. Mais
au lieu de cela, la demoiselle se pressa plus fort contre lui et referma les
doigts sur le col de sa veste comme pour se stabiliser. Theo enveloppa l’un
de ses seins de sa paume chaude toujours couverte de la fragile dentelle.
Lady Iris émit une exclamation surprise. Il se figea, ôtant aussitôt sa main.
Allait-elle enfin lui demander d’arrêter ? Allait-elle enfin s’écarter et partir
en courant ?
Mais non, la jeune femme saisit la main de Theo et la reposa sur son
sein. Un nouveau gémissement s’échappa des lèvres de Lady Iris, qui
semblait peiner à reprendre son souffle. Elle venait de lui donner la
permission d’agir à sa guise et chaque pouce de son être suppliait Theo
d’accepter cette invitation. Il agrippa la délicate chemise sous la blouse et la
tira brutalement vers le bas. Un bouton sauta, mais la merveilleuse poitrine
de Lady Iris était désormais nue et toute à lui.
Il referma les mains sur ces tendres monts et les massa lascivement,
fasciné de les voir remplir si parfaitement ses paumes. Les pointes roses
durcirent lorsqu’il les caressa du pouce et Theo en éprouva une vive
satisfaction.
Il chercha sa bouche, la trouva et l’embrassa avec une fougue proche du
désespoir. Lady Iris lui rendit son baiser avec une passion tout aussi
débridée. Elle plongea ses doigts dans les cheveux de Theo et le tint
fermement contre elle, comme si elle craignait qu’il disparaisse.
Timidement, elle glissa sa langue entre les lèvres de Theo, son exploration
chaque seconde plus audacieuse.
Theo intensifia ses caresses, pinçant délicatement les pointes roses
dressées. La demoiselle rompit leur baiser pour pousser un petit cri de
plaisir avant de poser la tête sur son épaule. Chacune des attentions de Theo
semblait exacerber les réactions de la jeune femme, qui gémissait de plus en
plus bruyamment. Elle venait de balayer ses derniers doutes. Cette femme
voulait ses attentions. Elle ne le traitait pas avec compassion, mais avec
passion. Elle se comportait comme une femme ivre de désir pour un
homme. Cette petite fleur n’attendait que d’être cueillie et Theo savait que
rien ne pourrait l’empêcher de la faire sienne, ici et maintenant.
Il referma ses mains sur ses seins et les pressa sensuellement, caressant
les pointes roses plus fort et plus vite jusqu’à ce que la jeune femme se
tortille de plaisir.
Elle aussi était perdue dans l’instant, dans ces merveilleuses sensations,
incapable de réfléchir. Rien ne l’empêchait à présent de la soulever
brusquement, de l’asseoir sur la table, de lui écarter les cuisses et de la
posséder. Et à sa respiration haletante, à sa peau fiévreuse et à la façon dont
elle se mouvait lascivement contre lui, Theo savait que c’était également ce
qu’elle désirait. Quant à lui, ce dont il mourait d’envie, ce que tout son
corps exigeait de lui, était de plonger en elle sauvagement et de la prendre
jusqu’à soulager enfin ce besoin primaire de ne plus faire qu’un avec elle.
Theo avait voulu lui enseigner qu’il était bel et bien un homme et devait
être traité comme tel et non comme un enfant. Il avait voulu lui montrer
qu’elle était inconsciente de croire qu’elle ne risquait rien en lui rendant
visite sans chaperon, simplement parce qu’il était aveugle. Et c’était
exactement ce qu’il faisait. Il lui prouvait qu’il était toujours un homme.
Elle était sienne. Il pouvait mettre sa menace à exécution.
Il pouvait la déshonorer.
La déshonorer.
Ces mots lui fendirent le crâne et dissipèrent le brouillard qui
obscurcissait son esprit. Qu’était-il en train de faire ? Il était sur le point de
la déshonorer. Elle ne méritait pas cela. Comme s’il s’était soudain brûlé les
mains, il s’arracha brusquement à leur étreinte et recula d’un pas. Il se
comportait comme le plus vil des suborneurs ! Lady Iris était une jeune
femme douce, charmante et innocente et il s’apprêtait à la déshonorer. Elle
qui lui avait prouvé qu’elle le considérait comme un homme digne de son
désir !
— Vous devriez vous en aller, gronda-t-il d’une voix si rauque qu’il
peinait à la reconnaître. Réajustez votre toilette et partez.

Iris s’efforçait de reprendre son souffle et avait l’impression de sortir


d’un rêve éveillé. Que venait-il de se passer ? Elle dévisagea l’homme
austère qui se tenait devant elle, puis baissa les yeux vers sa blouse froissée.
Ce qui venait de se passer était évident. Et si sa blouse n’avait pas suffi, la
peau sensible de sa poitrine, les battements erratiques de son cœur et ces
intenses palpitations entre ses cuisses lui auraient fourni une réponse des
plus claires. Non, la véritable question était : comment tout ceci était-il
arrivé ? Un instant, elle s’efforçait de réprimander Lord Greystone pour sa
grossièreté, l’instant d’après elle se comportait comme une femme qu’elle
ne connaissait pas, une courtisane qui autorisait, et même encourageait, un
homme à prendre des libertés avec elle !
Mais qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Une autre question à
laquelle elle n’eut aucun mal à répondre : rien du tout. Dès l’instant où le
comte avait touché son bras, Iris avait perdu la capacité de réfléchir. Puis il
l’avait embrassée. Et le peu d’aptitudes mentales qui lui restait encore avant
qu’il ne pose sa bouche sur la sienne s’était brutalement évaporé. Et
franchement, après ce qui venait de se passer, Iris n’était pas sûre de
parvenir un jour à se remettre à penser de façon rationnelle.
Elle s’humecta les lèvres avant de pousser un soupir. Elle avait peut-être
perdu le don de raisonner, mais certainement pas celui de ressentir. Tout son
corps avait pris vie au contact de Theo, comme si chaque nerf du sommet
de son crâne au bout de ses orteils s’était enflammé. Iris ferma les yeux un
instant et souffla longuement. Elle n’aurait jamais cru qu’il était possible de
vivre une telle ardeur, mais elle en avait savouré chaque seconde.
L’intensité des émotions qui l’avaient parcourue lorsqu’il l’avait prise dans
ses bras, la passion que ses caresses avaient éveillée au plus profond d’elle-
même, ce sentiment d’abandon, de s’offrir à l’autre… tout avait été
magique. Elle ouvrit les yeux et leva la tête pour observer son visage,
souhaitant désespérément qu’il la serre à nouveau contre lui, qu’il écrase
son torse d’acier contre les tendres courbes de son corps, qu’il la touche et
la caresse.
Iris poussa un nouveau soupir et sourit. Elle n’éprouvait pas une once
de remords. Comment aurait-elle pu ? Tout avait été si merveilleux. Elle
regrettait simplement qu’il se soit arrêté si vite et l’ait laissée en proie à un
désir si brûlant qu’il menaçait de la consumer. Le comte, quant à lui, ne
ressentait pas du tout la même chose, à en croire son expression grave et
austère. Mais Iris savait que ce n’était qu’une façade. Il avait beau donner le
change, prétendre que tout ceci ne l’avait guère affecté, elle connaissait la
vérité.
Lui aussi s’était retrouvé happé dans l’instant, tout comme Iris. Enfin,
presque. Il était parvenu à reprendre le contrôle, à brider son désir. Elle en
aurait été parfaitement incapable. Contrairement à lui, hélas.
— Eh bien… J’ignore qui devrait réprimander qui pour cette petite
entorse à l’étiquette, commenta-t-elle avec un gloussement léger. Je crains
que nous ne devions nous partager la faute.
— Vous devriez partir, Lady Iris, répliqua le comte en retrouvant son
habituelle brusquerie et son air pincé.
— Non, répondit-elle, retenant un autre gloussement lorsque
Lord Greystone fronça les sourcils. Je pense que nous devrions discuter de
ce qui vient de se passer.
Il expira bruyamment.
— Oui, je suppose que vous avez raison. Je vous présente mes excuses.
Ce que j’ai fait était impardonnable. Je n’aurais pas dû abuser de vous.
— Vous n’avez pas abusé de moi.
— Bien sûr que si. Je n’aurais pas dû vous embrasser ni…
Il s’interrompit et leva le menton, comme s’il était même incapable de
mentionner ce qu’il venait de se produire.
— J’en suis vraiment profondément navré.
— Je vous ai embrassé aussi.
Il se figea, le menton toujours levé, tout son corps raide comme un
piquet.
— Mais j’ai fait plus que vous embrasser.
Iris sourit :
— Hmm, en effet.
Elle se mordit le bout du pouce, son sourire de plus en plus radieux, et
pressa son bras contre sa poitrine encore terriblement sensible.
— Et je vous y ai encouragé. Je désirais vos attentions. Vous n’avez rien
à vous reprocher.
Sauf peut-être de vous être arrêté si tôt.
— Vous êtes une jeune femme innocente, rétorqua-t-il en haussant le
ton, comme s’il était contrarié qu’elle ne le laisse pas s’admonester et se
complaire dans sa culpabilité comme un bon pénitent.
— Je ne suis certainement plus aussi innocente que je l’étais à mon
réveil ce matin, gloussa Iris, incapable de retenir sa plaisanterie.
— Pour cela, je vous présente également mes excuses.
Iris leva les yeux au ciel et poussa un soupir. Il était réellement
déterminé à assumer l’entière responsabilité de ce petit interlude.
— Theo…
Elle s’interrompit un instant avant d’ajouter :
— Je suppose que je peux vous appeler Theo, à présent. Après ce que
nous venons de vivre, les titres me paraissent quelque peu superflus.
Il approuva d’un hochement de tête, mais son visage ne s’adoucit pas
une seconde.
— Theo, si je ne vous reproche rien, il n’y a aucune raison que vous
vous sentiez fautif.
Elle le contempla, l’implorant silencieusement de la croire. Mais le
comte demeura figé et muet. Rien dans son comportement ne semblait
suggérer qu’il renoncerait à son sentiment de culpabilité.
— De toute façon, personne ne sait ce qu’il s’est passé entre nous. Je
n’ai aucune intention d’en parler autour de moi et j’imagine que vous non
plus.
— Cela va sans dire, répondit-il d’une voix presque offensée.
— Tant mieux. Ainsi, personne n’est au courant et ma réputation est
intacte. Tant que nous gardons le secret, tout ira bien.
Il secoua lentement la tête :
— Vous êtes vraiment une jeune femme unique et remarquable, déclara-
t-il d’un ton ouvertement admiratif.
Iris haussa les épaules. Rien dans sa conduite ne lui semblait
particulièrement digne d’éloges.
— C’est vous qui êtes remarquable, contra-t-elle d’une voix douce, un
sourire aux lèvres tandis qu’elle le contemplait de la tête aux pieds.
Il se contenta d’un grognement tout en balayant ses propos d’un geste
de la main, comme si son compliment était quelque chose qu’il ne pouvait
accepter. Iris aurait voulu lui faire la liste de toutes ses remarquables
qualités. Il était courageux, séduisant, plus honorable qu’elle ne l’aurait
souhaité en cet instant, mais le plus remarquable chez lui était sa capacité à
lui faire perdre la tête dès qu’il la touchait. Elle n’avait jamais connu
pareille intensité, pareille passion avant que Theo Crighton l’embrasse… la
caresse. Oui, tout chez lui était remarquable.
Les yeux d’Iris tombèrent sur les mains de Theo, ces mains fortes et
élancées avec de longs doigts souples… et elle espéra qu’il l’enlacerait à
nouveau. Mais elle savait que rien de tout cela ne se produirait. Il s’estimait
coupable et ne changerait pas d’avis. D’ailleurs, à la façon dont il se tenait
devant elle, le corps raide et le visage fermé, Iris comprit qu’il ne
commettrait plus le moindre faux pas avant des lustres.
Pourquoi fallait-il qu’il se montre aussi honorable ? songea-t-elle avec
un soupir. Au moins, sa réputation était intacte, se rappela-t-elle, même s’il
ne s’agissait que d’un maigre lot de consolation par rapport à ce qu’elle
venait de perdre.
— Vous avez sans doute raison. Je ferais mieux de partir, finit-elle par
concéder sans pouvoir masquer la déception dans sa voix.
— Oui, ce serait plus judicieux, renchérit Theo d’un ton très formel. Je
vais demander à mon cocher de vous ramener.
— Non, ce ne sera pas nécessaire. Après tout, si nous souhaitons
préserver le secret, je ne dois pas arriver chez les Walberton dans votre
voiture.
— Vous avez raison. Je suis navré que vous deviez repartir à pied et
sans escorte.
— Une fois de plus, vous n’y êtes pour rien. Je suis venue seule. Je serai
parfaitement capable de rentrer par mes propres moyens.
Elle baissa les yeux vers sa blouse et la trouva dans un état fort peu
convenable.
— Oh ! je ferais sans doute mieux d’ajuster ma tenue avant de prendre
congé.
— Bien entendu.
Il lui tourna le dos, comme pour lui offrir de l’intimité, bien que son
geste soit inutile puisqu’il ne pouvait la voir. À moins que ce ne soit
symbolique ? Lui avait-il tourné le dos pour lui signifier qu’il la
repoussait ? Qu’il la rejetait ?
Tandis qu’elle glissait à nouveau les pans de sa blouse sous sa jupe, Iris
espéra se tromper. Elle lissa le tissu froissé et quelque chose tomba de sous
le vêtement pour rebondir sur le tapis. Elle se pencha pour le ramasser et
constata qu’il s’agissait d’un petit bouton provenant de sa chemise.
C’était une babiole tellement innocente, mais sa présence dans sa main
témoignait d’une situation qui n’avait rien eu d’innocent. Elle sourit en le
rangeant dans sa poche, comme un souvenir des choses merveilleuses qui
s’étaient produites entre eux. Il lui faudrait trouver une explication
convaincante pour Annette, qui découvrirait inexorablement qu’il manquait
un bouton à ses dessous.
— Bien, je suis prête. Je suppose que c’est un adieu, déclara-t-elle en
lissant sa jupe.
— Adieu, Lady Iris, répondit-il en lui faisant à nouveau face. Et une fois
encore, je ne puis m’excuser suffisamment pour mon terrible
comportement.
— Et une fois encore, vous n’avez rien à vous reprocher.
Elle le contempla une dernière fois. Elle n’avait aucune envie de s’en
aller. De sortir de chez lui, de sortir de sa vie et de faire comme si rien ne
s’était produit. Hélas, c’était précisément ce dont ils avaient convenu. Pour
protéger sa maudite réputation, ils devaient prétendre que la plus
merveilleuse expérience qu’Iris avait connue n’avait jamais existé.
Elle fit un pas vers la porte, s’arrêta et se tourna de nouveau vers Theo.
Aurait-il été vraiment déplacé de lui dire au revoir d’une simple bise sur la
joue ? Après tout, cela n’avait rien d’aussi scandaleux que tout ce qu’ils
venaient de faire. Un petit baiser de plus ne changerait rien, n’est-ce pas ?
Elle déglutit bruyamment, faisant fi de ses doutes, et avança d’un pas
vers le comte. Comment allait-il réagir ? Avec un peu de chance, de la
même manière que la première fois où il l’avait embrassé.
— Au revoir, Lady Iris, lança Theo fermement.
Comme s’il avait lu ses pensées, il recula et tendit le bras vers sa
clochette pour rappeler Charles. Cependant, avant qu’il ne puisse mettre la
main dessus, quelqu’un frappa à la porte.
Comme prise en train de faire une bêtise, Iris sursauta. Ils se
redressèrent tous deux, comme deux jeunes gens parfaitement innocents –
ou parfaitement coupables – et se tournèrent vers le vantail qui s’ouvrait.
Chapitre 17

— Entrez, lança le comte d’un ton presque trop laconique.


Charles apparut, suivi par la mère d’Iris, qui n’attendit même pas que le
majordome l’annonce.
— Lady Springfeld, milord, maugréa Charles en jetant un regard
légèrement offensé à la matrone qui venait de pénétrer dans le salon en le
bousculant à moitié.
Theo s’inclina profondément et salua Lady Springfeld tandis qu’Iris
examinait rapidement sa robe pour s’assurer que tout était en ordre avant de
tapoter sa coiffure. Au moins pourrait-elle accuser sa promenade venteuse
si ses cheveux étaient quelque peu défaits. Puis elle adressa un sourire
rayonnant à sa mère, comme si elle était transportée de joie de la voir ici.
Mais Iris n’avait rien d’une actrice et sa mère ne semblait guère convaincue.
Elle observa sa fille, puis Lord Greystone, puis elle de nouveau, les sourcils
haussés et les yeux écarquillés d’un air suffisamment menaçant pour qu’Iris
sente la chaleur déjà bien présente dans ses joues s’intensifier et se répandre
dans tout son visage.
Iris inspira profondément pour se contraindre au calme, sans se départir
de son plus radieux sourire. S’il y avait un temps pour les petits mensonges,
il était arrivé. Au diable les châtiments que lui réserveraient les dieux pour
avoir brisé son serment ! Elle doutait fort que leur colère puisse surpasser
celle de sa mère si Lady Springfeld apprenait ce qui s’était produit entre le
comte et elle.
— Mère, quel plaisir de vous voir !
Petit mensonge numéro 1.
— J’étais sortie me promener et j’ai décidé de venir saluer monsieur le
comte.
Petit mensonge numéro 2.
— Nous parlions justement du bon moment que nous avons passé au
dîner, hier soir.
Petit mensonge numéro 3. Mais pouvait-elle vraiment le qualifier de
« petit » ? Étant donné ce que Theo et elle avaient fait ensemble, déclarer
qu’ils avaient simplement discuté ressemblait davantage à un gros
mensonge, voire à une énormité. Iris s’efforça de maintenir son sourire,
même si ses joues commençaient à la faire souffrir.
Sa mère haussa les sourcils plus haut :
— Vraiment ? répondit-elle d’un ton qui laissait entendre qu’elle n’en
croyait pas un mot. Lady Springfeld examina Lord Greystone de la tête aux
pieds et Iris fut certaine que, tout comme elle, Theo devait remercier le
hasard de porter une redingote longue ce matin-là, car celle-ci masquait
toute preuve incriminante que la mère d’Iris aurait eu tôt fait de remarquer.
— J’ai trouvé Annette dans tous ses états, expliqua la matrone, son
attention revenant lentement sur Iris. Elle m’a dit que vous lui aviez
demandé de rentrer récupérer votre réticule, mais elle ne l’a pas retrouvé.
Elle était ensuite censée vous rejoindre au village, non à Greystone.
— Oh ! oui, je crains de m’être encore égarée.
Iris fit une moue navrée pour signifier « comme je suis bête ». Un autre
petit mensonge, mais elle avait depuis longtemps cessé de tenir les comptes.
— Quand je me suis retrouvée par hasard à proximité de Greystone, j’ai
jugé plus poli de venir présenter mes respects au comte.
— Je vois. Je suppose que vous les lui avez présentés, à présent ?
— Hem, oui, en effet.
Et quels respects ! Le sourire forcé d’Iris se mua en une expression
radieuse authentique. Elle dut même réprimer un petit gloussement qui
menaçait de franchir ses lèvres.
— Souhaitez-vous un peu de thé, Lady Springfeld ? demanda le comte
avec une amabilité surprenante, surtout en de pareilles circonstances.
— Non, je vous remercie. Je pense que ma fille a suffisamment abusé
de votre hospitalité, marmonna la matrone avec une froideur qui ne lui
ressemblait pas.
— Dans ce cas, permettez-moi d’appeler ma voiture pour vous
reconduire chez les Walberton, proposa-t-il.
Lady Springfeld refusa d’un geste de la main :
— Non, merci. Je dois avoir une petite discussion avec Iris et une
vivifiante marche sera l’occasion idéale.
Iris faillit se départir aussitôt de son sourire. Une petite discussion ?
Voilà qui n’augurait rien de bon.

Iris et sa mère longeaient la route de campagne qui reliait Greystone au


manoir des Walberton et qui lui était désormais si familière. Le vent était
tombé, rendant la promenade plutôt plaisante. Du moins l’aurait-elle été si
Iris n’avait pas redouté un sermon sur ce qui constituait une terrible entorse
à l’étiquette : rendre visite à un homme célibataire chez lui, sans chaperon.
Et ce n’était que la partie émergée de l’iceberg…
Au fil de leur marche, sa mère se mit à commenter ce qu’elle voyait ;
elle admira les arbres, les cottages et les haies bien entretenues qui
bordaient la route. Iris en oublia presque la « petite discussion » et se
détendit, profitant de l’instant. Peut-être allait-elle s’en tirer sans
répercussion, finalement, songea-t-elle avec un sourire satisfait.
— Je ne suis pas naïve, mon enfant, déclara soudain sa mère, changeant
brusquement de sujet après un dernier éloge sur les charmants jardins des
cottages.
Iris sentit sa sérénité et son sourire s’envoler.
— Personne n’a jamais suggéré que vous l’étiez.
Lady Springfeld lui lança un regard en biais.
— Cela va peut-être vous étonner, mais je sais très bien à quoi
ressemble une femme surprise dans un élan de passion, et un homme mieux
encore.
Iris grimaça, en partie parce qu’elle n’allait manifestement pas s’en tirer
sans représailles, mais surtout parce qu’elle ne tenait pas du tout à ce que sa
mère lui explique comment elle avait appris à reconnaître un homme surpris
dans un élan de passion. Personne n’aimait contempler ses parents à travers
ce prisme-là et Iris ne faisait pas exception.
— Je sais exactement comme une femme se retrouve avec les joues et le
cou écarlates, et ce n’est certainement pas en discutant du dîner d’hier soir,
qui a probablement été tout sauf plaisant pour le comte.
Sa mère s’arrêta et se tourna vers Iris.
— Je sais également que ce n’est pas en conversant avec un homme
qu’une jeune fille finit avec les lèvres gonflées et les yeux brillants.
— Oh ! fut tout ce qu’Iris parvint à répondre.
— Comme vous dites, renchérit Lady Springfeld.
Elles reprirent leur marche, sans mot dire cette fois. Iris se sentit
soudain très coupable. Pas à cause de ce qu’elle avait fait, mais parce
qu’elle n’avait jamais voulu inquiéter sa mère et qu’elle ne tenait surtout
pas à lui faire honte.
— Vous êtes amoureuse de lui, mon enfant, finit par déclarer
Lady Springfeld, brisant le silence avec cette surprenante annonce.
Elle avait parlé d’une voix douce, mais ses paroles frappèrent Iris avec
la force d’un cri lancé depuis les toits.
Iris s’arrêta brusquement :
— Amoureuse ? Du comte ? Non, vous faites erreur.
Sa mère sourit :
— Je ne me trompe pas. J’ai observé votre comportement avec tous ces
jeunes hommes qui ont essayé de vous faire la cour. Vous vous êtes montrée
affable, avenante. Il vous est même arrivé de coqueter. Mais vous les avez
tous traités comme s’ils n’étaient guère plus que des connaissances, des
amis au mieux. Aucun ne vous a affectée comme Lord Greystone.
Iris dévisagea sa mère, réfléchissant à ce qu’impliquaient ses paroles.
Non, cela ne pouvait être vrai. Elle ne pouvait pas être amoureuse du comte.
Elle n’aurait jamais pu s’éprendre d’un homme reclus et grincheux, même
s’il était terriblement séduisant et capable de l’embrasser jusqu’à lui en faire
oublier qui elle était ou ce qu’elle faisait.
Lentement, Iris secoua la tête, ce qui tira un sourire à sa mère.
— J’ai commencé à soupçonner votre partialité pour le comte la
première fois où vous avez mentionné son nom. Votre voix s’est adoucie.
Un signe clair de votre inclination naissante pour lui. Suite à cela, chaque
fois que vous avez prononcé son nom, vous avez réagi d’une façon
particulière. : vous vous mettiez à parler avec tendresse, vous piquiez un
fard ou vous sembliez avoir du mal à vous comporter normalement. Ce fut
vraiment très amusant à observer.
Lady Springfeld repoussa une mèche folle du visage de sa fille avec
affection.
— J’aurais préféré que vous tombiez amoureuse de quelqu’un d’autre,
mais soit.
Iris se hérissa et tourna un regard outré vers sa mère :
— Pourquoi ? Parce qu’il est aveugle ? Sachez qu’il est bien plus
compétent que la plupart des hommes qui ne souffrent pas de ce handicap et
il est certainement bien plus courageux que tous les hommes que j’ai pu
rencontrer. Je m’attendais à mieux de votre part, mère.
— Oh ! cessez de monter sur vos grands chevaux, Iris ! Ce n’est pas
parce qu’il est aveugle. Mais vous savez aussi bien que moi pourquoi il
aurait été plus simple de tomber amoureuse de l’un de vos autres
prétendants.
Iris soupira et ses épaules s’affaissèrent.
— Lady Redcliffe ?
Sa mère opina :
— Oui, Lady Redcliffe. Hier soir, Lady Walberton m’a raconté tout ce
qui s’était passé entre le comte et cette Lady Estelle, comme elle s’appelait
avant. Il n’est guère aisé d’avoir une inclination pour un homme qui en
aime encore une autre.
— Mais je ne suis pas amoureuse de lui, répéta Iris d’un ton démoralisé.
Sa mère se contenta de lever les yeux au ciel, quelque chose qu’elle
n’avait jamais fait en présence d’Iris. Elles reprirent leur chemin et Iris se
mit inconsciemment à traîner des pieds.
Ressentait-elle vraiment de l’inclination pour le comte ? Était-ce pour
cette raison qu’il hantait ses pensées chaque heure de la journée et jusqu’à
ses rêves, la nuit ? Était-ce pour cela qu’elle était prête à tout pour se
retrouver en sa compagnie, même si cela l’obligeait à briser toutes les règles
de la bonne société ? Qu’elle mourait d’envie qu’il l’embrasse et, qu’une
fois au creux de son étreinte, elle éprouvait un désir pour lui que rien ne
semblait pouvoir assouvir ? Sa mère avait vu juste. Elle était amoureuse du
comte de Greystone, et lui se languissait d’une autre femme.
— Mais tout n’est pas perdu, déclara Lady Springfeld en reprenant
soudain sa gaieté coutumière. Même si le comte en aime une autre, rien ne
l’empêche de s’éprendre de vous… alors il oubliera complètement
Lady Redcliffe. Et à moins que mes yeux ne me trompent, mais je suis
certaine que non, il est évident que vous ne le laissez pas indifférent.
Iris ne répondit rien, réticente à l’idée d’expliquer à sa mère que, même
si Lord Greystone l’avait embrassée, il ne l’avait pas fait par passion, mais
pour lui donner une leçon sur les dangers qu’une jeune femme encourait en
rendant visite seule à un homme. Puis il l’avait rejetée. Il n’avait eu aucun
mal à reprendre le contrôle, contrairement à elle. Iris doutait qu’il eût pu
faire preuve d’autant de retenue si Lady Redcliffe s’était trouvée dans ses
bras. Non, sa mère voulait bien faire, mais c’était une cause perdue et plus
vite Iris oublierait ce baiser, mieux cela vaudrait. Elle poussa un bruyant
soupir. Ce serait un véritable exploit si elle y parvenait… un jour.
— Il suffit de l’aider à se rendre compte que son amour pour vous est
bien plus grand que tout ce qu’il a pu ressentir pour Lady Redcliffe,
poursuivit Lady Springfeld d’une voix pleine d’assurance.
Iris saisit le bras de sa mère et l’obligea à s’arrêter :
— Mère, on ne peut forcer quelqu’un à tomber amoureux, lui rappela-t-
elle avec emphase.
Iris le savait d’expérience. Combien d’hommes au fil de ces cinq
dernières saisons avaient tenté de la convaincre qu’elle éprouvait de
l’affection pour eux ? Ils avaient tous échoué. Le comte était amoureux
d’une autre et rien ne pourrait changer cela. Le fait qu’il l’ait repoussée
aujourd’hui en était une preuve suffisamment douloureuse.
— Bien sûr que si, contra la matrone avec un sourire, pas le moins du
monde découragée. Votre père n’avait pas conscience qu’il m’aimait avant
que je ne l’en convainque. Ensuite, il ne me restait plus qu’à paraître
terriblement surprise lorsqu’il m’a fait sa demande, comme si je n’avais
même jamais envisagé qu’il puisse devenir mon époux.
— Mais je croyais que votre mariage avait été arrangé ?
— Bien sûr ! Arrangé par mes soins. Mais je n’ai jamais parlé de cela à
personne, Iris, alors ayez la bonté de garder ceci entre vous et moi.
Iris acquiesça.
— Tout en dissimulant mon propre intérêt, je suis parvenue à
convaincre mes parents et les siens que notre union serait avantageuse pour
nos deux familles. Puis j’ai persuadé votre père, qui jusque-là n’avait jamais
fait attention à moi, qu’il était désespérément amoureux de moi. Chacun
était certain qu’il s’agissait de son idée et que moi, jeune fille innocente, je
n’avais rien à voir avec cette histoire. Aussi, si j’ai pu convaincre
deux familles bien établies et un fils aîné plus têtu qu’un mulet qui refusait
le mariage que m’épouser était exactement ce qu’il leur fallait, alors
pousser Lord Greystone à réaliser qu’il vous aime ne devrait poser aucun
problème.
Iris dévisagea sa mère, bouche bée. D’émerveillement ? D’horreur ?
D’admiration ? C’était difficile à dire.
— Oh ! fermez donc la bouche, ma chérie. Vous savez que c’est ce que
vous désirez. C’est ce que vous avez souhaité dès votre première rencontre
avec le comte.
— Bien sûr que non et ça ne l’est toujours pas ! s’exclama Iris en
secouant la tête avant d’ajouter : Je ne me suis pas éprise de lui ce soir-là. Il
était grossier et irascible, en plus de vivre reclus. Et n’oubliez pas qu’il est
amoureux d’une autre. Comment pourrais-je épouser quelqu’un comme
lui ?
Lady Springfeld leva à nouveau les yeux au ciel. Décidément, cela
devenait une habitude !
— Vous pouvez vous mentir autant que vous le souhaitez, mais vous ne
pouvez abuser votre mère. Le comte est l’homme qui vous est destiné.
Iris fut tentée de l’informer qu’elle avait perdu le compte du nombre de
petits mensonges qu’elle lui avait racontés, mais jugea moins dangereux de
garder cela pour elle.
— Quand vous mentez, vous clignez des yeux à plusieurs reprises. Vous
faites cela depuis que vous êtes enfant, poursuivit la matrone. Lorsque vous
avez prétendu souffrir d’une migraine, je savais que vous mentiez, mais je
savais également que vous cherchiez à échapper à Lord Pratley et à sa…
cour empressée, aussi n’ai-je rien dit. Toutefois, je n’aurais jamais imaginé
que vous seriez assez sotte pour sortir vous promener alors qu’une tempête
pointait à l’horizon. Ni que vous seriez coincée dehors toute une nuit. Cette
partie-là était assez inattendue. Mais le lendemain matin, quand vous avez
commencé à me parler de Lord Greystone, vous vous êtes mise à cligner
des yeux si vite que j’ai cru que vous alliez générer votre propre orage.
Alors je me suis dit : « Oh ! comme c’est intéressant ! » Voilà pourquoi j’ai
tenu à rencontrer le comte. Et pourquoi j’ai pris la liberté de l’inviter au
dîner d’hier soir.
— Vous vous fourvoyez complètement, mère, se fâcha Iris en
s’efforçant de garder les yeux bien ouverts pour ne pas cligner.
Lady Springfeld éclata de rire et tapota le bras de sa fille avec tendresse.
— Si vous le dites. Je sais que vous voulez épouser le comte et je pense
qu’il ferait pour vous un excellent mari, je ne lui laisserai donc pas le choix.
D’ailleurs, après ce que je viens de voir, je serais en droit d’insister pour
qu’il se comporte honorablement et vous conduise à l’autel.
— Non, je vous en prie, mère. Vraiment… non, la supplia Iris,
désespérée, tandis qu’elle s’efforçait de formuler une explication capable de
convaincre sa mère que Lord Greystone n’avait rien à se reprocher, qu’il
avait fait preuve de bien plus de retenue qu’elle et qu’il ne méritait pas
d’être puni pour les actes irréfléchis d’Iris.
— Oh ! ne vous angoissez pas ainsi. Je ne ferais jamais cela, la consola
la matrone en tapotant le bras d’Iris pour la rassurer. Je ne vous condamne
pas, pas plus que le comte. Ces choses-là arrivent souvent quand
deux jeunes gens tombent amoureux. La passion peut parfois l’emporter sur
la raison et ils en oublient toutes les règles de bienséance.
La mère d’Iris soupira doucement, le regard soudain perdu au loin.
— Je sais exactement ce que vous ressentez. Avant notre mariage,
quand votre père me faisait encore la cour, nous aussi, nous…
— Merci, mère, j’ai saisi l’idée, l’interrompit Iris, horrifiée d’avance
par ce qu’elle pourrait lui révéler.
Lady Springfeld se contenta de rire :
— Tout ce que je veux dire, c’est que cela peut arriver et que je ne vous
jugerai pas. Je ne rappellerai pas non plus ses obligations à monsieur le
comte. Il ne faudrait pas qu’il ait l’impression d’avoir été forcé de vous
épouser, après tout. Ce n’est guère une bonne base pour une union heureuse.
Non, l’idée doit venir de lui, ou du moins doit-il en être persuadé.
Elle adressa à sa fille un sourire de conspiratrice, mais Iris ne put le lui
rendre. Ce plan machiavélique était celui de sa mère, pas le sien.
— Dans cette optique, je vais demander à Lady Walberton de nous
autoriser à prolonger notre séjour chez eux d’un mois. Cela devrait nous
laisser suffisamment de temps pour aider le comte à réaliser combien il
vous aime.
Iris dévisageait toujours la matrone, la bouche ouverte, incapable de
parler. Contrairement aux mères de tant de débutantes, Lady Springfeld
n’avait jamais vraiment endossé le rôle d’entremetteuse. Mais de toute
évidence, elle semblait aujourd’hui déterminée à se rattraper et Iris ne
parvenait pas à décider si c’était une bonne ou une mauvaise chose, pour
elle comme pour Lord Greystone. À moins que ceci ne soit son châtiment
pour tous ses mensonges et ses entorses à l’étiquette : une cuisante et
complète humiliation.
Chapitre 18

Lady Walberton fut enchantée d’apprendre que Lady Springfeld et sa


fille souhaitaient prolonger leur séjour, d’autant que la nouvelle ne parut
guère la surprendre. Iris était mortifiée de voir ces deux dames d’âge mûr
conspirer pour une quête si vaine. Elle pouvait presque comprendre les faux
espoirs que nourrissait sa mère, après tout, elle connaissait à peine le comte,
mais Iris s’était attendue à ce que la sage Lady Walberton s’efforce de
dissuader son amie de se lancer dans cette tâche impossible.
Au lieu de cela, elle paraissait tout aussi enthousiaste que sa mère. Tout
fut rapidement arrangé : elles séjourneraient chez les Walberton pendant
encore au moins un mois. Si Iris avait dû se montrer honnête, elle aurait
admis que cela ne la dérangeait pas. La pléthore de bals, fêtes, dîners et
pique-niques auxquels elles avaient été invitées les prochaines semaines
n’éveillait plus son intérêt ; autant demeurer à la campagne et profiter de ses
bienfaits. Et, si Iris avait dû se montrer parfaitement honnête, elle aurait
reconnu être heureuse de ne pas rentrer à Londres, car alors elle n’aurait
probablement plus jamais revu le comte. Et puis, pour quelle raison aurait-
elle bien pu participer au reste de la saison ? Aucun homme ne l’intéressait.
Aucun homme ne l’avait jamais intéressée… jusqu’à sa rencontre avec
Theo Crighton. Et maintenant qu’il l’avait embrassée, Iris était certaine que
plus aucun homme ne l’intéresserait jamais, sauf lui.
Quel cruel coup du sort ! Après avoir rejeté les avances de tant de
célibataires au cours de ces cinq dernières saisons, Iris était tombée
amoureuse du seul homme qui ne voulait pas d’elle.
Pire, pendant cet interlude passionné, elle avait goûté à ce que le comte
aurait pu lui offrir s’il l’avait aimée, mais la vie lui avait tout repris en un
instant.
Le simple fait de songer à leur étreinte suffisait à la tourmenter… même
si la torture était exquise. Jamais Iris n’avait vécu une expérience comme
celle-ci et Lord Greystone était assurément différent de tous les hommes
qu’elle avait rencontrés. On l’avait déjà embrassée par le passé, mais c’était
bien la première fois qu’elle en ressortait aussi profondément bouleversée.
D’autres hommes lui avaient volé un baiser, ce qui leur avait valu, au
mieux, un petit gloussement de sa part. Mais aucun d’eux n’avait éveillé
pareille tempête en elle ni le désir brûlant et insatiable qui l’avait consumée
dans les bras du comte, au point d’en vouloir plus, tellement plus. Et aucun
de ces hommes, une fois partis, ne lui avait donné la sensation d’être vide.
D’avoir perdu quelque chose de précieux.
Était-ce uniquement parce que ses baisers avaient été différents de ces
doux larcins dépourvus de passion qu’elle avait connus ces précédentes
années ? Theo Crighton ne l’avait pas embrassée avec légèreté ni même
avec tendresse, mais avec une telle intensité qu’Iris s’en était retrouvée
submergée, balayée et mise à nu, sans défense. Était-ce un bon ou un
mauvais signe ? Comment l’aurait-elle su ? Iris aurait tant aimé en discuter
avec quelqu’un, mais il était hors de question de demander à sa mère.
Lady Springfeld possédait sans doute la réponse, mais il aurait été beaucoup
trop gênant de parler de ces choses-là avec elle. Iris aurait pu aborder le
sujet avec sa sœur, Hazel, mais cela aurait nécessité d’écrire une lettre et
elle n’était pas certaine de parvenir à décrire son état de confusion avec des
mots. D’ailleurs, elle était encore moins certaine de souhaiter mettre
pareilles idées sur papier. Et si sa lettre tombait entre de mauvaises mains ?
Oh ! Elle aurait tellement honte qu’elle n’oserait plus jamais quitter sa
chambre !
Iris n’avait donc d’autre choix que de continuer à s’interroger sur ce
baiser, sur Theo Crighton et sur la détermination de sa mère à les voir
bientôt mariés. La matrone avait juré de se montrer subtile pour que le
comte n’ait pas l’impression qu’on lui avait forcé la main, mais lorsqu’elle
annonça qu’un festival se tiendrait chez lui, à Greystone, Iris comprit que sa
mère lui avait encore extorqué une promesse de façon fort peu gracieuse.
Lady Springfeld était parvenue à convaincre sans mal son amie,
Lady Walberton, qu’il était indispensable de mettre sur pied une fête locale
dans quelques semaines sur le thème du Moyen Âge et que, puisque le
manoir de Lord Greystone possédait toujours plusieurs parties du château
fort d’origine, elle ferait un décor absolument splendide.
Lady Walberton s’était empressée d’approuver et de féliciter la mère
d’Iris pour sa brillante idée. Puis elle avait rapidement rassemblé les dames
des domaines voisins pour former un comité d’organisation. Étrangement,
Iris doutait que le comte ait trouvé cette idée brillante, mais d’après sa
mère, il avait accepté immédiatement. À croire que c’était au tour de
Lady Springfeld de dire de petits mensonges, songea Iris.
Lorsqu’elle l’interrogea, la réponse de cette dernière ne manqua pas de
l’horrifier :
— Ne vous inquiétez pas pour Lord Greystone. Il fera exactement ce
que je lui demanderai.
Elle adressa un sourire de connivence à sa fille avant d’ajouter :
— Il n’est pas idiot. Il vous a embrassée. Il sait que j’aurais
parfaitement le droit d’exiger de lui bien plus que d’héberger un petit
festival local. C’est un piètre prix à payer pour avoir pris tant de libertés
avec vous.
— Donc vous l’avez fait chanter ? clarifia Iris, frappée d’effroi.
Sa mère ne cessait de la surprendre, mais guère de la bonne façon.
— Mais non, ma chérie, ce n’était pas du chantage. Je lui ai simplement
demandé poliment d’héberger une fête qui profitera à tout le monde dans le
comté et il a gracieusement accepté.
Gracieusement ? Iris en doutait fortement.
— Vous n’avez donc aucune raison de vous en faire, ajouta la matrone
avant de quitter la pièce en fredonnant la marche nuptiale.
Iris la regarda s’en aller, persuadée qu’elle avait au contraire toutes les
raisons de s’inquiéter.

Le jour de la fête arriva, et Theo eut l’impression de se retrouver aux


prises avec une tempête bien pire que celle qui avait soufflé Lady Iris sur
son seuil. Cette tempête s’appelait Lady Springfeld et elle semait
actuellement le chaos dans sa vie et sa demeure.
Quelques semaines plus tôt, il vivait encore sereinement, seul avec
Max, et avait à peine entraperçu ses voisins au fil des ans. Mais à présent,
c’était comme si le comté tout entier s’était donné rendez-vous sur son
domaine et chacun semblait trouver normal de faire comme chez lui. Tout
ceci lui avait été imposé, bien entendu, par Lady Springfeld. Cette femme,
aussi rayonnante et joviale soit-elle, possédait une effrayante part d’ombre
ainsi qu’un abominable talent pour faire chanter son entourage. Tout en lui
suggérant qu’il serait aimable à lui d’accueillir le festival qu’elle organisait,
elle était parvenue à glisser négligemment dans leur conversation des mots
tels que « baisers », « inconvenant », « réputation » et, le plus dangereux de
tous, « mariage ». La matrone n’avait rien exprimé ouvertement, mais elle
lui avait fait comprendre sans la moindre équivoque qu’elle était au courant
de ce qui s’était produit entre Lady Iris et lui et qu’elle aurait été dans son
bon droit d’exiger qu’il épouse sa fille. Sur ce point, hélas, Theo ne pouvait
lui donner tort. Lady Springfeld le tenait désormais à sa merci.
Fort heureusement, elle n’avait pas fait d’esclandre ni paru totalement
scandalisée au nom de sa fille. Au lieu d’être furieuse, la matrone lui avait
même semblé plutôt satisfaite de la situation. Les Springfeld étaient
décidément une famille très singulière.
Si elle avait insisté pour qu’il épouse Lady Iris, Theo aurait consenti.
Après tout, ce n’était rien de moins que ce que l’on attendait d’un
gentilhomme dans pareilles circonstances. Il s’était comporté d’une façon
inacceptable.
S’il avait dû justifier ses actes, Theo aurait sans doute déclaré qu’il
n’aurait jamais imaginé que la jeune femme l’autoriserait à l’embrasser.
Mais c’était un argument irrecevable. Un vrai gentilhomme n’aurait jamais
dû prendre de telles libertés avec une lady à moins d’être prêt à en assumer
les conséquences.
Et pour lui, cela impliquait d’héberger un festival local, et non
d’épouser la demoiselle, un prix dérisoire à payer pour un interlude qui, il
devait bien l’admettre, l’avait profondément bouleversé. Non seulement
n’avait-il jamais imaginé qu’elle puisse l’autoriser à l’embrasser, mais il ne
s’était pas attendu à ce qu’elle lui rende son baiser… et avec quelle
férocité ! Sa réaction l’avait tellement surpris qu’elle lui coupait le souffle
chaque fois qu’il y repensait. Et, malheureusement, il y songeait bien plus
qu’il ne l’aurait souhaité. En dépit de sa détermination à sortir Lady Iris de
son esprit, le souvenir de ses lèvres avides, de sa peau soyeuse comme du
satin et de sa poitrine si pleine et généreuse emplissant ses paumes ne
cessait de le hanter. Theo secoua la tête comme pour en chasser ces
sensations. Il ne pouvait se permettre de pareilles rêveries, en particulier
quand la mère de Lady Iris se trouvait quelque part sur le domaine en
compagnie d’une foule de visiteurs curieux.
Il s’effondra dans son fauteuil et gratta les oreilles de Max. Au moins,
l’on n’attendait rien de plus de sa part que de laisser la populace vaquer
librement sur sa pelouse. Rien ne l’empêcherait de se cacher dans son salon
jusqu’à la fin des festivités.
Il agita sa clochette dans l’espoir que Charles viendrait le tenir informé
sur ce qui se passait dehors. Le majordome entra, mais le tintement
continua. Theo était pourtant certain d’avoir reposé la clochette sur la table.
Voilà qui était très étrange.
— Quel est ce bruit ? demanda-t-il en tournant la tête de droite et de
gauche, à la recherche de l’origine du carillon.
— Je crains que cela vienne de moi, monsieur, répondit Charles au
moment où le tintement cessa. Ce sont les grelots accrochés à mes mollets.
Vous nous avez ordonné d’accéder à toutes les requêtes du comité
d’organisation et, lorsque ces mesdames ont découvert mon petit passe-
temps, elles ont insisté pour que je porte le costume toute la journée.
— Votre petit passe-temps ?
De quoi diable l’homme parlait-il ?
— Oui, milord. Je fais de la danse Morris et le comité m’a demandé, à
moi ainsi qu’à ma troupe, de présenter une chorégraphie pour clore le
festival.
Theo tourna la tête en direction de son majordome. Charles était un
danseur Morris caché ? Qui l’eût cru ? Il connaissait pourtant l’homme
depuis des années, mais n’avait jamais rien su de ce hobby. Ses
domestiques avaient-ils eu le temps de se trouver un violon d’Ingres parce
que leur maître ne donnait pas suffisamment de travail ? songea Theo.
Theo referma sa mâchoire qui était tombée de stupeur.
— Je vois, dit-il, toujours perplexe. Et les organisatrices du festival ont-
elles tout ce qu’il leur faut ?
Je vous en prie, dites oui, implora-t-il silencieusement son majordome.
Il ne tenait pas à être à nouveau malmené par les dames du comité qui, au
cours des semaines passées, s’étaient davantage comportées comme des
généraux en pleine campagne que comme des ladies bien élevées préparant
une petite fête rustique.
— Oui, ces dames ont tout sous contrôle. C’est un spectacle vraiment
étonnant, monsieur. Elles ont fait venir des jongleurs, des bouffons, des
acrobates et des hommes déguisés en chevaliers pour amuser la foule. Sans
oublier les danseurs Morris, bien sûr. Notre prestation sera le bouquet final !
Theo pouvait entendre l’enthousiasme bouillonnant dans la voix du
majordome, d’ordinaire si neutre.
— Il y a des étals de tout ce qu’il est possible d’imaginer, poursuivit
Charles. Des concoctions à base de plantes, du vin de sureau, des fleurs, des
légumes, des pâtisseries… Et je puis vous assurer, monsieur, que notre
personnel fait honneur à votre nom. Les fleurs et les légumes de nos
jardiniers sont parmi les plus beaux produits présentés et personne ne
saurait battre la tarte aux groseilles de notre chef ! Je suis certain qu’elle va
remporter le prix.
Charles se montrait à présent bien plus passionné qu’il n’était jugé
convenable pour un majordome.
— Dans ce cas, vous feriez mieux de prendre congé pour le reste de la
journée afin de vous joindre aux festivités et de… danser, ou quoi que vous
fassiez.
— Merci, milord, répondit gaiement le domestique, le tintement des
grelots accompagnant sa révérence. Mais avant que je prenne congé,
Lady Springfeld voudrait s’entretenir avec vous. Puis-je la faire entrer ?
Theo réprima un soupir agacé. Visiblement, son souhait de demeurer au
calme dans sa propre maison était trop demander à cette horripilante
matrone.
— Oui, qu’elle entre, ensuite allez vous amuser.
— Très bien, monsieur, dit Charles avant de tintinnabuler en direction
de la sortie.
Lady Springfeld fit irruption dès que Charles fut parti :
— Lord Greystone, cela ne saurait convenir. Vous devez absolument
nous rejoindre et vous mêler aux invités. C’est le devoir de l’hôte.
Elle baissa la voix avant d’ajouter :
— Et je sais que vous tenez à faire ce qui est honorable.
Ah, le retour des menaces voilées. Theo entendit alors une autre femme
pénétrer dans la pièce, bien moins bruyamment.
Lady Iris. Il aurait reconnu son parfum n’importe où, de même que sa
façon de se mouvoir. C’était ce froissement de dentelle plein de jeunesse et
pourtant infiniment gracieux qui la trahissait à chaque fois.
Il s’inclina devant les deux femmes :
— Si vous insistez, Lady Springfeld, se résigna-t-il en se rappelant qu’il
valait mieux cela qu’être traîné de force devant l’autel.
— Ah, formidable, roucoula la matrone comme si elle lui avait laissé le
moindre choix. Prenez donc le bras d’Iris, elle vous escortera. Je suis bien
trop occupée avec l’organisation.
— Avec plaisir, répondit-il en offrant son bras à la jeune femme, bien
qu’il n’en éprouvât aucun à l’idée de faire ce que l’on attendait de lui.
Il circulerait rapidement parmi les invités et se retirerait dès que
possible pour laisser les autres profiter de la fête.
— Oh et nous aurons besoin de vous pour décerner les prix, alors évitez
de disparaître avant la fin, si vous le voulez bien, ajouta Lady Springfeld
avant de repartir avec autant d’énergie qu’elle était entrée, nul doute pour
aller houspiller une autre malheureuse victime.
Theo réprima un grognement de rage et mena Lady Iris vers la sortie.
Pouvoir la toucher à nouveau et la sentir à ses côtés était sans doute la seule
chose qui ne lui procurait aucun déplaisir. Au contraire. Après tout, il
n’avait cessé d’y songer depuis leur interlude… même si, lorsqu’il avait
rêvé la tenir contre lui, il avait imaginé des circonstances plus agréables.
— Je suis profondément navrée pour tout ceci, s’excusa-t-elle tandis
qu’ils longeaient le vestibule, Max sur leurs talons.
Dès qu’ils eurent atteint la porte d’entrée, le chien se faufila entre leurs
jambes et se précipita dehors, excité par la présence de tant de gens et
d’activités.
— Rien de tout ceci n’était mon souhait. C’est à nouveau l’œuvre de ma
mère, ajouta-t-elle.
— Je n’en doute pas une seconde.
La matrone était une véritable force de la nature et il était certain,
depuis qu’il l’avait rencontrée, que rien ne pouvait l’arrêter lorsqu’elle se
mettait une idée en tête. Ils franchirent le seuil et Theo fut frappé par une
puissante cacophonie. Des rires, des conversations sonores, les
exclamations des prestidigitateurs et des hommes cherchant à rameuter la
foule vers leurs étals, des numéros de tombola annoncés et des balles
lancées contre des chamboule-tout, le tout mêlé aux éclats de voix des
enfants en train de jouer et aux grelots carillonnant des danseurs Morris.
Lady Iris le conduisit à l’intérieur du chapiteau le plus proche et Theo
entendit Tom, son jardinier en chef, déclarer bruyamment que le secret pour
faire pousser de beaux légumes était une bonne combinaison de fumier de
cheval et de paille. Un murmure approbateur, provenant sans doute des
autres jardiniers, lui répondit.
Puis soudain, les discussions se turent.
— Continuez, je vous prie, dit Theo. Nous sommes ici parce que
Lady Iris tenait absolument à admirer les légumes.
— Oh ! oui, en effet, ajouta Lady Iris en entrant dans son jeu. J’étais
particulièrement impatiente de contempler les navets. J’ai cru comprendre
que la récolte avait été extraordinaire, cette année ?
Ses quelques paroles suffirent à raviver les discussions ; les jardiniers se
mirent à parler tous en même temps afin d’expliquer comme faire pousser
le plus gros et le meilleur des navets. Lady Iris répondit de façon appropriée
à chacun, puis entraîna délicatement Theo pour lui indiquer qu’ils pouvaient
prendre congé. Tant mieux, songea-t-il, car les jardiniers avaient
recommencé à se disputer sur les mérites des différents fumiers et des
quantités à épandre.
Ils pénétrèrent dans un second chapiteau et, une fois de plus, un silence
révérencieux tomba sur l’assemblée. Au froissement de coton qui
s’ensuivit, Theo comprit que plusieurs femmes venaient de s’incliner.
— Monsieur le comte, Lady Iris, c’est un plaisir de vous voir, lança sa
chef cuisinière.
— J’ai entendu dire que vous étiez en lice pour gagner le prix de la
meilleure tarte aux groseilles ? l’interrogea Lady Iris.
— Merci, milady. Oui, j’espère l’emporter.
Theo pouvait percevoir la fierté dans la voix de la cuisinière.
— Et les meilleurs scones, ajouta une fille de cuisine.
— Oh ! je n’en suis pas sûre, Lottie, répondit la chef cuisinière avec
fausse modestie. La concurrence sera rude, la chef cuisinière des Walberton
a beaucoup de talent.
— Oh ! vous êtes trop aimable, intervint une autre femme, sans doute la
cuisinière des Walberton.
— Et puis il y a Polly Smith, la cuisinière des Redcliffe…
Elle s’interrompit brusquement et Theo entendit plusieurs personnes
s’agiter nerveusement.
— Polly est très douée aussi, renchérit-elle rapidement. Même si
j’avoue ne pas être tout à fait d’accord avec sa température de cuisson. Et je
trouve qu’elle ajoute un peu trop de fruits.
— Balivernes ! intervint une autre cuisinière. Plus un four chauffe fort
et meilleur est le gâteau. Et il ne peut jamais y avoir trop de fruits.
— Bien, je vous souhaite bonne chance à toutes, lança Theo en menant
Lady Iris vers la sortie.
Toutes les personnes présentes à ce festival étaient-elles au courant pour
Estelle et lui ? Éprouvaient-ils tous de la pitié à son encontre ? Même les
domestiques ? Dans ces conditions, était-il vraiment surprenant qu’il
préfère ne pas se mêler à des gens qui discutaient de son infortune dans son
dos ?
Dans le chapiteau suivant, Theo fut frappé par le parfum des fleurs. On
leur présenta les différents compétiteurs, qui avaient tous leur propre idée
de la meilleure façon d’obtenir les plus belles fleurs et de créer les
arrangements les plus élégants.
Et le cycle se répéta. Lady Iris le conduisit d’un chapiteau à l’autre, où
il fut accueilli avec beaucoup de chaleur et d’enthousiasme, comme un
voyageur parti longtemps qui rentre enfin chez lui. En dépit de leurs
tentatives parfois maladroites d’éviter de parler de Lord et Lady Redcliffe,
Theo devait bien admettre que leurs aimables vœux de bonheur et leurs
salutations joviales lui réchauffaient le cœur. Malgré lui, à mesure que la
journée avançait, il commença lentement à se détendre.
La présence de Lady Iris à son bras était une autre source de gaieté.
Pour une fois, sa prédisposition à l’allégresse s’avérait un atout, car elle
conversait avec les habitants avec aisance et acceptait les tasses de thé
qu’on lui offrait régulièrement avec une grâce innée. Theo pouvait
également entendre les tons polis et réservés que les domestiques et
villageois utilisaient pour s’adresser à la noblesse, devenir rapidement plus
naturels et ouverts, parce que Lady Iris savait les mettre à l’aise avec sa joie
de vivre contagieuse et son intérêt sincère pour ce qu’ils disaient.
Il devait avouer qu’elle l’aidait, lui aussi, à se décontracter. Il s’était
attendu à ce qu’une certaine gêne demeure entre eux, après ce qui s’était
produit, mais c’était mal connaître Lady Iris. Oui, la jeune femme rendait
cette journée tout à fait tolérable, plus que tolérable même, mais cela ne
signifiait pas qu’il voulait d’elle, ou de quiconque, dans sa vie. Lorsque la
fête serait terminée, que les chapiteaux auraient été démontés et remballés,
il reprendrait son ancienne existence comme si rien ne s’était passé.
Une soudaine douleur le frappa, comme un coup de poing à l’estomac.
Il reprendrait son ancienne existence… seul. Il inspira profondément avant
de souffler lentement. Quelle mouche le piquait ? C’était pourtant celle
qu’il s’était choisie et celle qu’il continuerait de vivre, la vie qu’il désirait.
— Tout va bien ? demanda Lady Iris, d’un ton légèrement inquiet.
— Tout va très bien, contra-t-il brusquement.
Elle ne dit rien, mais Theo devina qu’elle l’observait avec anxiété.
Hélas, qu’aurait-il pu lui répondre alors que lui-même ignorait la cause de
cette étrange réaction ?
— Ah, vous voilà ! retentit la voix de Lady Springfeld, interrompant ses
pensées.
Comme s’il avait pu se trouver ailleurs qu’à l’endroit exact où elle
l’avait obligé à se tenir…
— Ne vous éloignez pas et ne disparaissez pas, n’est-ce pas ? lui
rappela-t-elle d’un ton guilleret, même si Theo fut certain de percevoir une
note de menace. N’oubliez pas que vous devez encore décerner les prix.
— Je n’ai pas oublié, répliqua Theo sans parvenir à masquer
complètement son agacement.
— Cela pourrait être pire, lui chuchota Lady Iris avec un sourire dans la
voix. Au moins, vous ne ferez que décerner les prix. Je détesterais être l’un
des juges. Quelque chose me dit qu’il leur faudra effectuer un repli
stratégique une fois les résultats annoncés.
Theo sourit en se rappelant les discussions animées sur le fumier dans le
chapiteau des jardiniers. Quand Lady Iris et lui s’étaient éclipsés, ils en
étaient pratiquement venus aux mains.
— Et m’est avis que certains des perdants iront noyer leur chagrin dans
le vin de sureau de Marthe Williams, ajouta-t-elle.
— J’ai noté que vous étiez plus que disposée à en tester la saveur, vous
aussi, renchérit-il, ce qui la fit rire.
— Au fait, à propos des juges, les coupa brusquement la mère d’Iris. Il
y a eu un désaccord sur l’impartialité du juge pour le concours des tartes
aux fruits et cela a engendré quelques… frictions entre les candidates.
Theo se joignit au rire d’Iris. Cela ne le surprenait pas le moins du
monde. Si les cuisinières s’étaient montrées aimables les unes envers les
autres en leur compagnie, Theo avait pu sentir l’esprit de compétition qui
flottait dans l’air aussi sûrement qu’une odeur de gâteau en train de cuire. Il
était persuadé qu’une fois Lady Iris et lui repartis, les échanges dans le
chapiteau avaient pris la même tournure que dans celui des jardiniers.
— Il a été décidé qu’Iris jugerait l’apparence des scones, poursuivit
Lady Springfeld.
Theo se tourna vers la jeune femme avec un sourire, amusé par sa
malchance.
— Et vous, le goût et la texture.
Théo cessa aussitôt de sourire.
— Allons, dépêchez-vous, ils vous attendent sous le chapiteau dédié à la
pâtisserie.
La matrone s’en fut dans un froissement de satin empressé, laissant
Theo abasourdi. Quand cette femme allait-elle donc cesser de le
tourmenter ?

— Je suis certaine que ce ne sera pas si terrible, le rassura Iris, bien


qu’elle soupçonnât le contraire. Toutefois, nous aurions peut-être dû
demander à ma mère ce qu’il est advenu du dernier juge.
— Sans doute l’ont-elles enduit de goudron et de plumes, répondit-il,
l’air aussi anxieux qu’elle. Ou peut-être de beurre et de farine ? Cela aurait
été plus approprié.
Elle sourit, soulagée de voir qu’il était capable d’en plaisanter.
— Bien, je crains que nous n’ayons guère le choix, soupira-t-elle en
prenant son bras. Encore une fois sur la brèche, comme on dit.
Ils se dirigèrent vers le chapiteau des pâtissiers avec l’enthousiasme de
deux prisonniers menés devant un peloton d’exécution.
— Nous ferions sans doute mieux de sourire, lui chuchota Iris d’un ton
conspirateur. Sans cela, elles risquent de sentir notre peur.
Il baissa le visage vers elle et lui sourit :
— Qu’en dites-vous ?
— C’est parfait.
Et ça l’était. Il possédait le plus parfait des sourires. Iris aurait tant aimé
qu’il le montre plus souvent. Ils pénétrèrent dans la tente et, une fois de
plus, les conversations moururent aussitôt.
— Je crois que monsieur le comte et moi-même sommes censés noter
les scones ? demanda Iris en s’efforçant de paraître calme.
— Oui, milord, milady, acquiesça la cuisinière de Theo. L’autre juge, il
n’y connaissait rien aux tartes aux groseilles. Il n’aurait pas reconnu une
bonne pâtisserie même si elle lui avait mordu le… enfin bref, je suis
certaine que vous vous montrerez bien plus équitables.
— Nous ferons de notre mieux, répondit le comte avec bien plus
d’assurance qu’il n’en ressentait sans doute réellement, songea Iris.
Conduisez-moi jusqu’à vos délicieux scones.
Iris examina la longue ligne de scones à la confiture, aux dattes et aux
raisins secs. Tous paraissaient aussi alléchants les uns que les autres :
délicatement dorés, bien gonflés et parfaitement ronds ou carrés.
Theo ouvrit le premier, en prit une bouchée et mâcha, les sourcils
froncés de concentration.
— Léger, belle texture et un excellent équilibre des saveurs, déclara-t-il.
Les femmes autour d’eux sourirent avec approbation et la domestique
responsable de la pâtisserie bomba la poitrine de fierté. Theo passa au
suivant, puis au suivant. Pour chaque scone, il maintint son expression
d’intense concentration et chaque commentaire qu’il fit, en plus de flatter la
cuisinière concernée, surprit Iris par son inventivité. Il ne devait pas être
aisé de trouver, pour chaque création, une description différente et
pertinente.
Lorsqu’on lui présenta le dernier scone, Iris comprit que le comte allait
devoir relever un nouveau défi. Les scones n’étaient ni dorés, ni
parfaitement ronds ou carrés et, si elle devait être honnête, ressemblaient à
peine à des scones, mais plus à des cailloux contenant des morceaux de
fruits brûlés.
La fille de cuisine de Greystone souriait à s’en faire tomber les oreilles,
visiblement très fière de sa production.
Non sans effort, Theo ouvrit le scone, tenta d’en prendre une bouchée,
puis parvint à en arracher un morceau avec ses canines. Iris observa avec
émerveillement son expression toujours aussi concentrée tandis qu’il
mâchait la pâtisserie trop cuite. Il lui fallut un peu de temps pour avaler le
morceau, qu’Iris put presque voir descendre dans sa gorge.
— Une saveur unique, une utilisation des ingrédients intéressante et une
réinterprétation surprenante d’une recette traditionnelle, énonça-t-il avec un
tact qui fascina Iris.
La fille de cuisine gloussa de joie tandis que les autres participantes
haussaient les sourcils ou se mordaient les lèvres pour ne pas rire.
— Pourrais-je avoir une tasse de thé ? demanda Theo, qui de toute
évidence s’efforçait encore d’avaler cette dernière bouchée.
Lorsqu’il eut terminé, les domestiques se penchèrent en avant, leurs
regards anxieux fixés sur Theo.
— Vous ne m’avez pas facilité la tâche, n’est-ce pas, mesdames ? sourit
le comte.
Les cuisinières murmurèrent et s’agitèrent en réponse.
— Permettez-moi de me concerter un moment avec Lady Iris, puis nous
rendrons notre verdict.
Iris le conduisit jusque dans un recoin de la tente où ils s’inclinèrent
l’un vers l’autre.
— Je n’ai aucune idée, confessa-t-elle à voix basse. Ils ont tous l’air
excellents, à l’exception du dernier. Qu’allons-nous faire ? Nous devons
choisir une gagnante.
Iris jeta un œil par-dessus son épaule ; les cuisinières les dévisageaient,
la mine sévère.
— Nous pourrions annoncer une égalité générale.
Theo rit :
— Quel que soit le sort qui nous attend, nous l’affronterons ensemble,
murmura-t-il en refermant ses doigts sur les siens. Au moins, personne ne
pourra m’accuser d’avoir été partial. C’était réellement un test à l’aveugle
et j’ignore qui a fait chacun des scones.
Iris serra sa main en retour.
— Bonne chance, chuchota-t-elle. Et si les choses dégénèrent, je
recommande que nous tentions une échappée.
Iris sentit son cœur se gonfler de plaisir lorsqu’il sourit à sa plaisanterie.
— Bien, allons-y, dit-il en faisant face aux candidates impatientes.
— Après avoir longuement discuté des mérites de chaque scone,
prenant en compte la couleur, le goût, la légèreté et la texture, nous
déclarons le scone aux dattes vainqueur.
La cuisinière des Walberton frappa dans ses mains en se tournant vers
les autres compétitrices, transportée de joie.
— Ah ! Mes scones étaient les meilleurs du comté autrefois, lança la
cuisinière de Theo tandis que les autres femmes offraient leurs félicitations,
tantôt chaleureuses, tantôt réservées, à la gagnante. Mais je suppose que je
manque un peu d’entraînement, comme on ne reçoit plus aucun invité au
château…
Elle jeta un regard contrarié à Lord Greystone, puis sourit à Iris.
— Mais peut-être que cela changera bientôt ! Et je compte bien
perfectionner ma recette pour la fête de l’an prochain.
Elle se tourna vers la gagnante.
— Et alors, nous verrons bien qui fait les meilleurs scones de la région.
— Vous pouvez toujours essayer, répliqua la cuisinière des Walberton.
Les miens ont une texture, une légèreté, une couleur et un goût parfaits.
C’est le comte qui l’a dit.
Theo et Iris s’éclipsèrent du chapiteau avant que le ton ne monte
davantage entre les deux femmes. Une fois sortis, ils éclatèrent de rire tous
les deux.
— Nous ferions mieux de ne pas nous attarder, gloussa Theo en
saisissant la main d’Iris. Je gage qu’il ne faudra pas longtemps avant que les
rouleaux à pâtisserie se mettent à voler et je ne tiens pas à me retrouver pris
entre deux feux.
Il l’entraîna à l’écart de la tente et une vague de pur bonheur submergea
Iris. Cette journée avec Theo était terriblement amusante. Il était
terriblement amusant et elle espéra qu’il passait un aussi agréable moment
qu’elle.
Ils traversèrent la foule, bras dessus, bras dessous, et chaque invité leur
présenta ses respects en souriant avant d’adresser un regard complice à Iris.
Visiblement, la cuisinière de Greystone n’était pas la seule à présumer
qu’Iris ferait partie de l’avenir de Theo. Mais tout ce qui importait pour Iris
était qu’elle n’avait jamais vu Theo si satisfait et détendu. Ce constat lui
faisait espérer que peut-être, peut-être la cuisinière avait raison et que les
prochaines années lui offriraient de nombreuses occasions de s’entraîner à
préparer les meilleurs scones du comté.
Le brouhaha de la foule fut soudain couvert par le tintement de dizaines
de grelots. Imitant le reste des festivaliers, ils pivotèrent et se dirigèrent vers
l’endroit d’où provenait la musique.
— Ce doit être les danseurs Morris, annonça Theo. Une autre activité
dans laquelle l’un de mes domestiques s’est investi. Même si j’espère qu’il
fera preuve de moins de combativité que nos pâtissières.
Ils atteignirent la cour, où les danseurs se projetaient dans les airs en
agitant des mouchoirs blancs. Et en plein milieu de cette joyeuse assemblée
se trouvait le majordome d’ordinaire si distingué, Charles, avec un chapeau
garni de fleurs et un large sourire fendant son visage.
— Oh ! c’est merveilleux, fantastique ! s’exclama Iris avant de décrire
la scène au comte. Je n’aurais jamais imaginé que Charles puisse être d’une
nature aussi enjouée !
— Avant ce jour, moi non plus, admit Theo en secouant lentement la
tête. À présent, je commence à me demander combien de mes domestiques
ont des vies secrètes.
Iris rit et tapa des mains en rythme avec l’accordéon, joué par un
homme jovial au visage rubicond.
— Allons, joignez-vous à moi, encouragea-t-elle Theo avec un petit
coup de coude.
Le comte lui jeta un regard en biais en haussant les sourcils, mais il se
mit malgré tout à frapper dans ses mains et bientôt il sourit aussi largement
qu’Iris. Quand les danseurs saluèrent le public en liesse, tous deux les
applaudirent avec enthousiasme et les acclamèrent avec le reste de la foule.
Les danseurs Morris s’en furent en tintinnabulant jusqu’au chapiteau le
plus proche, où on leur servit de l’ale. Au plaisir avec lequel ils reçurent
leurs chopes, Iris comprit que cet instant de camaraderie autour d’un verre
était un attrait tout aussi important de leur activité artistique. Iris reprit le
bras de Theo et le mena à l’écart des invités.
— Et si nous allions voir ce que préparent vos autres domestiques ? Si
Charles est un danseur Morris, Dieu seul sait ce dont le reste d’entre eux est
capable !
— Excellente idée, répondit-il, jovial. Je me suis toujours demandé si
mon intendante n’était pas un genre de sorcières. Peut-être la trouverons-
nous quelque part en train de dire la bonne aventure ? Oh ! et l’un de mes
valets de pied a la manie de laisser tomber les assiettes. Je ne serais pas
étonné d’apprendre qu’il utilise ma belle porcelaine pour s’entraîner à
jongler.
Elle leva les yeux vers lui et sourit.
— Si je ne vous connaissais pas, je jurerais que vous êtes en train de
vous amuser.
— Il est heureux, dans ce cas, que vous me connaissiez si bien. Je ne
voudrais pas que vous vous fassiez de fausses idées, répondit-il, son
expression détendue et divertie contredisant ses paroles sévères.
Iris se rapprocha un peu plus de lui, certaine qu’elle ne se faisait aucune
fausse idée dans son appréciation du caractère du comte.
Chapitre 19

S’amusait-il ? Theo n’en était pas certain. Cela faisait si longtemps qu’il
ne s’était pas amusé qu’il en avait presque oublié ce que l’on ressentait.
Tout ce qu’il pouvait affirmer, c’était que cette fête n’était pas aussi terrible
qu’il l’avait imaginé, mais comme il s’était attendu à quelque chose de
parfaitement intolérable, cela ne voulait pas dire grand-chose.
— Bien, vous êtes là, retentit soudain la voix de la redoutée matrone,
qui semblait avoir jailli à côté de lui tel un oiseau de mauvais augure.
Chaque fois que cette femme apparaissait, Theo se retrouvait contraint
et forcé de faire quelque chose qui le dérangeait.
— Nous allons bientôt décerner les prix. Vous êtes attendu sur le
podium.
Theo hocha la tête. Pas de mauvaise surprise, finalement. Elle l’avait
prévenu plus tôt que cette tâche indésirable lui incomberait, il s’y était donc
préparé.
— Oh ! et vous devrez également faire un petit discours, ajouta
Lady Springfeld.
Ah, la voilà, la mauvaise surprise.
Theo acquiesça avec un sourire résigné ; après tout, il savait que les
exigences de Lady Springfeld n’étaient guère négociables et qu’il était
inutile de tenter de marchander avec pareille maître chanteuse. Acceptant
son sort avec autant de dignité qu’il le pouvait, Theo prit le bras de
Lady Iris et la laissa le conduire jusqu’au podium. Le brouhaha ambiant lui
indiqua que la foule avait commencé à se rassembler.
Quand le silence retomba, il s’avança.
— J’aimerais vous souhaiter à tous la bienvenue sur mon domaine ;
j’espère que vous passez une agréable journée.
En dépit du fait que j’ai dû héberger cette fête sous la menace et que je
suis impatient que vous repartiez tous, ajouta-t-il intérieurement.
— J’ai pu goûter à de délicieux mets, aujourd’hui, et je sais de source
sûre que les légumes, les fleurs et les confections de nos artisans sont tous
absolument remarquables.
Sauf que je ne peux pas les voir.
— Je pense pouvoir affirmer avec assurance que les produits de cette
partie des Cornouailles sont les meilleurs du comté. Et comme les
Cornouailles sont le meilleur comté d’Angleterre, cela signifie que nos
produits sont les meilleurs de toutes les îles britanniques.
La foule accueillit cette déclaration exagérément généreuse par des
acclamations enjouées et des cris d’approbation.
— Chacun d’entre vous ici mérite d’être félicité pour ses brillants
efforts, mais hélas tout le monde ne peut remporter un prix. Passons donc à
la remise de ces coupes et rubans.
— Et nous sommes tous drôlement heureux de vous revoir, milord !
lança une voix anonyme.
Plusieurs hommes renchérirent :
— Bien dit ! Bravo !
Et finalement, toute la foule se mit à l’acclamer et à l’applaudir.
— J’ai l’impression que vous leur avez manqué, monsieur le comte,
intervint Lady Springfeld tandis que Theo écoutait bouche bée la
surprenante joie des spectateurs.
Quand les dernières clameurs s’éteignirent, l’on décerna les prix, les
heureux festivaliers repartirent et les chapiteaux furent démontés. Theo
s’était attendu à ce que cela marque la fin de la journée. Il avait payé sa
rançon à la vile matrone. À présent, Lady Springfeld et Lady Iris pouvaient
elles aussi s’en aller et le laisser en paix. Mais non. Apparemment,
Lady Walberton et les membres du comité d’organisation devaient
impérativement dresser le bilan de la fête immédiatement, dans sa demeure.
— Oh ! mais nous n’aurons pas besoin de vous, déclara
Lady Springfeld, au grand soulagement de Theo. Lady Iris et vous-même
pouvez vous retirer dans votre salon pendant que nous tenons notre réunion
dans la salle bleue.
Elle traversa le vestibule en compagnie des autres dames, qui parlaient
toutes en même temps. Theo se retrouva seul avec Lady Iris dans l’entrée.
Comme vous êtes généreuse, songea amèrement Theo, de me dire quelle
pièce de ma propre demeure je puis utiliser.
Mais il était vain de se lutter ; il se contenta de prendre le bras de
Lady Iris et de se replier dans la salle qu’on lui avait assignée. La porte se
referma derrière eux dans un léger claquement et Theo commença à
s’interroger sur les motivations de Lady Springfeld. Pensait-elle qu’en
laissant Theo seule avec Lady Iris, il serait incapable de se contenir, qu’il
finirait inévitablement par l’embrasser et se retrouverait une nouvelle fois à
la merci de la matrone ?
Eh bien, elle se trompait ! Il était parfaitement capable de se comporter
avec la plus grande bienséance… comment osait-elle croire le contraire ?
Ne lui en avait-il pas fourni la preuve céans ? Il avait passé la journée avec
Lady Iris à son bras, envoûté par son délicieux parfum de fleur d’oranger et
d’eau de rose, douloureusement conscient de son corps chaud si près du
sien, et pourtant il s’était conduit en tout temps comme le parfait
gentilhomme qu’il était. L’incident qui s’était produit quelques semaines
plus tôt était son unique encoche sur une ardoise vide de fautes. Et cela ne
faisait pas de lui une sorte de bête primaire !
Il mena Lady Iris jusqu’à l’endroit où il savait que les fauteuils avaient
été placés.
— Cette journée fut un exceptionnel succès ! Tellement que je
soupçonne Lady Walberton d’espérer tenir une nouvelle édition du festival
à Greystone tous les ans, déclara la jeune femme d’un ton taquin en
s’écroulant sur son siège.
Theo s’installa dans le fauteuil voisin. Il faudrait lui passer sur le corps,
voulut-il répondre, mais il ne souhaitait pas gâcher la joie de Lady Iris. Ce
n’était guère sa faute si sa mère dissimulait un esprit perfide sous des
extérieurs gais et aimables.
— Hmm, préféra-t-il marmonner pour ne pas se mouiller.
— Je constate que ce projet vous enchante, gloussa-t-elle avec
amusement.
Quelqu’un frappa timidement à la porte avant de faire lentement pivoter
le vantail dans un long grincement.
— Pardonnez-moi, milady, Lady Springfeld m’envoie. Je vais m’asseoir
là-bas, dans le coin, si cela vous convient ?
Ainsi, Lady Springfeld le considérait bel et bien comme une bête que
l’on ne pouvait laisser seule en compagnie de sa fille. Sans doute
s’attendait-elle à ce que Theo tente de séduire Lady Iris dès l’instant où ils
se retrouveraient en tête à tête ? C’était pour cela qu’elle leur envoyait un
chaperon pour les surveiller.
— Merci, Annette. Oui, ce sera très bien, acquiesça Lady Iris à
l’intention de sa femme de chambre. Avez-vous passé une journée
agréable ?
— Oh oui, merci ! C’était absolument merveilleux, répondit la petite
voix enthousiaste depuis l’autre bout de la pièce.
Theo s’efforça de réprimer son irritation face à la présence de la
domestique. Après tout, les convenances l’exigeaient. Cela ne signifiait pas
forcément que Lady Springfeld ne lui faisait pas confiance. Mais il ne
pouvait nier qu’au plus profond de lui, il avait attendu avec impatience, et
non sans plaisir, de passer un peu de temps seul avec Lady Iris, même
brièvement. Il n’avait pas eu l’intention de l’embrasser à nouveau, mais la
présence de la jeune femme ne lui était pas totalement odieuse et il
commençait à s’habituer à ses rires et bavardages incessants. Au moins,
avec un chaperon dans la pièce, Lady Springfeld ne pourrait l’accuser de
prendre des libertés avec sa fille. Dieu merci. Il préférait ne pas imaginer
quelle nouvelle promesse elle lui extorquerait s’il embrassait à nouveau la
demoiselle… organiser la prochaine saison de chasse, un bal masqué et
peut-être une ou deux fêtes de fin de semaine ?
Lady Iris se tortilla sur sa chaise pour se tourner vers sa camériste et le
délicat froissement de ses bas en soie frottant l’un contre l’autre assaillit les
oreilles de Theo. Il s’agita dans son fauteuil, mal à l’aise. Il devait
absolument éviter de penser aux longues jambes de Lady Iris enveloppées
dans de la soie ou à toute autre partie de son corps souple et tendre qu’il
avait eu le plaisir de toucher.
Tandis que la jeune femme poursuivait sa discussion avec la
chambrière, Theo se redressa et toussota pour déloger une étrange boule qui
obstruait sa gorge. Il ne devait pas non plus songer à leur baiser, à ses mains
caressant ses courbes. Se conduire ainsi lui avait déjà attiré bien assez de
problèmes… et il ne tenait pas à compliquer sa vie davantage. Mais
l’espace d’un instant, il se demanda si organiser une saison de chasse ou un
bal pour gagner le droit d’embrasser à nouveau Lady Iris serait une si
mauvaise transaction.
À quoi diable pensait-il ? Aussi tentant que cela lui parût, le prix était
bien trop élevé. Il n’avait aucune intention d’embrasser à nouveau
Lady Iris. Tout comme il n’avait pas eu l’intention de l’embrasser la
première fois qu’il l’avait prise dans ses bras. Il ne comprenait toujours pas
comment c’était arrivé, mais tout s’était passé très vite et ne devrait jamais
se reproduire.
La porte grinça à nouveau et Charles entra, cette fois, Dieu merci, sans
tintement de grelots. Il fut suivi par un Max épuisé qui, après avoir reçu les
attentions enjouées qu’il attendait de la part de Lady Iris, s’écroula aux
pieds de Theo et se mit presque aussitôt à ronfler.
— Dois-je servir du thé, monsieur ? s’enquit Charles. Et la cuisinière
demande si vous aimeriez quelques scones. Apparemment, elle est
impatiente de tester une nouvelle recette.
— Non ! s’exclamèrent Theo et Lady Iris à l’unisson, avant d’éclater de
rire devant leurs réactions identiques.
— Merci, Charles, mais non, répondit Theo avec un peu plus de sérieux.
Mais je vous invite à servir des scones et du thé à la femme de chambre de
Lady Iris, ainsi qu’au comité d’organisation.
— Votre danse Morris était pleine de gaieté, Charles ! ajouta Lady Iris.
N’est-ce pas, Annette ?
— Oh ! oui, c’était très impressionnant, renchérit la camériste depuis
l’autre extrémité de la pièce, d’un ton étrangement timide. La plus belle
danse que j’aie jamais vue. Et vous étiez tellement élégant dans votre
costume !
Charles et Annette étaient-ils en train de coqueter ? Lady Iris jouait-elle
les entremetteuses avec leurs domestiques ? Tout ceci devenait bien trop
informel au goût de Theo.
— Ce sera tout, Charles, déclara-t-il d’un ton qui, il l’espérait, ferait
comprendre à chacun présent qu’il ne tolérerait pas un tel niveau de
familiarité.
— Très bien, monsieur. Je reviens dans un instant avec le thé pour la
femme de chambre.
— Peut-être Annette souhaiterait-elle prendre son thé dans l’aile des
domestiques ? suggéra Lady Iris. Vous pourrez me rejoindre une fois votre
boisson terminée, Annette. Je suis certaine que vous n’en aurez pas pour
longtemps, et Charles laissera la porte ouverte par souci des convenances.
Lady Iris conspirait-elle avec sa mère ? Essayaient-elles toutes deux de
le piéger ? Theo savait qu’il aurait dû émettre une objection. Même avec la
porte ouverte et même si la camériste n’était absente qu’un bref instant,
Theo risquait toujours de se retrouver dans une situation compromettante
dont Lady Springfeld pourrait se servir pour le faire chanter.
Mais il demeura muet tandis que la femme de chambre quittait la pièce
en compagnie de Charles. Quelle mouche le piquait ? Était-il en train de
perdre son instinct de survie ?
— Ne vous inquiétez pas, gloussa Lady Iris. Je sais que ma mère vous a
menacé pour obtenir que vous hébergiez ce festival, mais ce n’est pas une
femme vindicative. Elle ne vous forcerait jamais à faire quelque chose qui
vous causerait un tort réel.
Était-elle sérieuse ? Ce festival avait causé un tort indiscutable à sa
tranquillité et à sa sérénité. Il n’y aurait jamais consenti si elle ne l’avait pas
contraint.
— Oh ! n’ayez pas l’air si offensé, ajouta-t-elle. Vous savez que vous
vous êtes amusé, aujourd’hui. Et héberger un festival n’est-il pas infiniment
préférable au mariage avec moi ?
— Je… eh bien, je…
Theo ignorait quoi dire. Elle avait raison : il ne voulait pas l’épouser.
Mais cela ne signifiait pas qu’obtenir la main de Lady Iris était un destin
abject que tout homme souhaiterait s’épargner. C’était un destin que lui
souhaitait s’épargner et pas seulement avec Lady Iris, mais avec toutes les
femmes.
— Détendez-vous. Je vous taquine. Mais mère ne vous aurait jamais
imposé un mariage entre nous. Pouvez-vous réellement imaginer mon
adorable mère pousser quelqu’un à agir contre son gré ?
— Elle m’a fait héberger cette fête, lui rappela-t-il avec brusquerie,
retrouvant enfin sa voix.
— Oui, et vous avez passé un après-midi agréable, n’est-ce pas ?
Allons, admettez-le.
Theo exhala bruyamment.
— Avouez que vous vous êtes amusé. Je le sais, continua-t-elle d’un ton
taquin.
— Oh ! fort bien. Oui. Ce n’était pas aussi terrible que je l’avais
imaginé.
— Et ?
— Et, oui, il m’est arrivé par moments de trouver cela plaisant.
— Vous voyez, ce n’était pas si difficile à reconnaître, gloussa-t-elle.
Il voulut la réprimander pour son ton taquin, mais se contenta de
sourire. Elle avait raison. Cela ne lui avait rien coûté de l’admettre.
— Je suppose que le verre de vin de sureau de Marthe m’a permis de
me détendre.
— Le verre ? rit-elle.
Il haussa les épaules :
— D’accord, les verres. Je compte commander un tonneau ou deux de
ce délicieux vin pour m’aider à supporter le festival de l’an prochain.
Qu’était-il en train de raconter ? Il n’aurait même pas dû plaisanter sur
ce sujet. Il n’avait aucune intention d’héberger une nouvelle fête.
Visiblement, le vin de sureau l’affectait plus qu’il ne l’avait imaginé.
— Je suis certaine que les habitants des environs seraient ravis que vous
acceptiez de recommencer l’an prochain. Ils étaient tous tellement heureux
de vous revoir. De toute évidence, vous leur aviez beaucoup manqué.
Theo balaya l’idée d’un grognement.
— Je suis le comte de la région. Quel autre accueil auraient-ils pu me
faire ?
Elle baissa la voix :
— Vous n’êtes pas obligé de réagir ainsi, vous savez.
— Comment cela ?
— Vous repoussez votre entourage. Tout le monde était sincèrement
heureux de vous retrouver, aussi bien au festival qu’au dîner, l’autre soir. Et
j’ai vu combien vous vous êtes amusé, aujourd’hui, ce qui prouve que vous
n’avez plus besoin de vous cacher.
— Je sais parfaitement que je n’ai pas besoin de me cacher, répondit-il,
d’un ton plus véhément qu’il ne l’avait souhaité. Je me tiens à l’écart par
choix. Vous pouvez bien appeler cela comme vous voulez.
— Mais vous étiez si heureux, je vous ai vu sourire et même rire. Je ne
crois pas que votre ancienne façon de vivre vous satisfasse vraiment,
poursuivit-elle d’une voix grave, qui n’avait plus rien de taquin.
— Balivernes.
Il s’attendit à ce qu’elle lui oppose un barrage d’arguments pour contrer
son affirmation, mais elle ne dit rien. Elle ne lui rappela pas une fois de plus
combien il s’était amusé aujourd’hui. Sur ce point, elle avait étonnamment
raison. Une fois que le choc de voir tant de gens sur ses terres s’était
estompé, il avait aimé rencontrer à nouveau les roturiers des environs. Et,
bien malgré lui, il avait trouvé leur accueil chaleureux très réconfortant,
comme s’ils lui vouaient une affection sincère.
— Bon, très bien. J’ai passé une journée divertissante, mais cela ne veut
pas dire que je compte changer ma façon de vivre. Comme je vous l’ai dit,
je suis parfaitement heureux ainsi.
— Hmm, se contenta-t-elle de répondre.
Il attendit l’inévitable leçon de morale. Elle allait lui opposer que s’il
était si heureux que cela, pourquoi se montrait-il aussi irritable ? Il crut
même qu’elle allait l’insulter en lui rappelant que se cacher était le
comportement d’un lâche. Mais non, Lady Iris demeura inhabituellement
muette.
— Bon, très bien, dit-il à nouveau pour répondre aux questions qu’elle
n’avait pas posées. Peut-être ne suis-je pas entièrement heureux. Mais j’ai
choisi de vivre ainsi, fin de la discussion.
Elle ne dit rien. Theo tapota l’accoudoir du bout des doigts. Le silence
de la jeune femme faisait croître son irritation de seconde en seconde. Il
savait qu’elle était toujours là. Il pouvait entendre sa douce respiration,
humer son enivrant parfum, alors pourquoi ne répondait-elle pas ? Après
tout, les bavardages incessants étaient sa spécialité. Pourquoi ne se mettait-
elle pas à jacasser à propos de la météo ou à s’extasier devant Maxou-
Max… n’importe quel sujet de discussion aurait été préférable à cette
condamnation muette de son style de vie.
— Bon, très bien, répéta-t-il pour meubler le silence. Je me suis conduit
comme un lâche. C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Que je me suis
caché chez moi parce que j’étais incapable d’affronter le monde extérieur ?
Que j’ai battu en retraite après mon échec ?
— Vous n’êtes pas un lâche ! répondit-elle aussitôt d’un ton presque
indigné. Après ce que vous avez fait, personne ne pourrait vous considérer
comme quelqu’un qui manque de courage.
Theo souffla du nez avec agacement.
— Je ne vous parle pas de l’incendie. Cette nuit-là, j’ai fait ce que
n’importe quel homme aurait fait à ma place. Je vous parle de la façon dont
j’ai vécu depuis mon accident.
— Moi aussi, répliqua-t-elle. Votre univers tel que vous le connaissiez
s’est écroulé autour de vous, après ce terrible accident. Vous avez fait ce
qu’il fallait pour vous protéger. Ce n’était pas de la lâcheté, mais de la
survie.
Que diable racontait-elle ? Pour se protéger ? De quoi ? De qui ? Du
monde ? De ces gens au festival qui paraissaient ravis de me revoir ?
D’Estelle ?
Balivernes. Il n’avait pas peur d’eux. Il n’avait peur de rien.
Theo planta les ongles dans les accoudoirs de son fauteuil, son irritation
se muant en colère sourde. Ou croyait-elle qu’il cherchait à se protéger
d’elle ? De la potentielle douleur que lui causerait son rejet ? De la crainte
d’être à nouveau éconduit ? C’était encore plus stupide ! Il ne voulait pas
d’elle. Il ne voulait d’aucune femme dans sa vie et il n’appréciait pas du
tout la tournure que prenait cette discussion.
— Vous avez été blessé, poursuivit-elle. Il est naturel de souhaiter
s’isoler pour se rétablir.
Ne cesserait-elle donc jamais de raconter des absurdités ? Il avait envie
de hurler contre elle d’une façon très éloignée du comportement d’un
gentilhomme. Il était temps de couper court à ses suppositions ridicules, de
lui rappeler qu’elle n’avait aucun droit de lui parler de cette façon… Après
tout, elle ne signifiait rien à ses yeux.
— Dois-je vous faire remarquer, Lady Iris, que vous outrepassez ce qui
est considéré comme une conduite appropriée de la part d’une jeune femme
lorsqu’elle est en compagnie d’un gentilhomme ? grogna-t-il, les dents
serrées. Vous vous êtes présentée chez moi deux fois sans y avoir été
invitée, la dernière dans l’objectif de me réprimander pour une faute
d’étiquette que je n’avais pas commise. Et voilà que vous vous octroyez le
droit de remettre en question la façon dont je choisis de vivre ma vie.
Quand il eut terminé sa tirade, Lady Iris éclata d’un rire bien plus
sonore qu’il n’était généralement acceptable en société. Ce n’était guère la
réaction que Theo avait espérée.
— Et dois-je vous faire remarquer, milord, que ledit gentilhomme a
peut-être perdu le droit de dire à ladite jeune femme quel comportement est
convenable ou non depuis qu’il l’a embrassée à lui en couper le souffle et
glissé sa main sous sa blouse ?
Theo se figea sur sa chaise. Comment pouvait-elle parler de ce qui
s’était passé entre eux si librement, comme s’il s’agissait d’un simple sujet
de taquinerie ? La plupart des demoiselles auraient été trop contrites pour y
faire allusion, alors en plaisanter ! Il espérait seulement que personne ne les
écoutait depuis le couloir.
— Estimez-vous que ce bref instant d’intimité que nous avons partagé
vous donne le droit de critiquer ma façon de vivre ? gronda-t-il d’un ton
menaçant.
Le froissement attrayant de la soie attira son attention lorsqu’elle s’agita
sur sa chaise. Il s’efforça de ne pas se laisser distraire, se concentrant sur les
paroles agaçantes qu’elle venait de proférer.
— Il est tout naturel de se renfermer lorsqu’on a besoin de guérir, mais
ce n’est plus nécessaire, à présent. Vous devriez sortir profiter du monde.
Renouer avec les gens des environs. Vous étiez heureux, autrefois, il n’y a
aucune raison pour que vous ne puissiez l’être à nouveau… mais cela
n’arrivera pas si vous continuez de vous tapir entre ces murs.
— Je suppose que vous allez ensuite m’encourager à me marier, à
fonder une famille, à faire partie de la communauté ?
— Serait-ce si terrible ? demanda-t-elle avec douceur.
Theo demeura silencieux un moment, incapable de formuler toutes les
raisons pour lesquelles ce serait effectivement terrible. C’était tout ce qu’il
avait désiré autrefois, mais plus aujourd’hui. Et si la petite Lady Iris se
faisait des illusions dans ce sens, il comptait bien les anéantir
immédiatement :
— Pire que terrible. Je n’ai aucune intention d’épouser qui que ce soit.
Jamais. Et j’apprécierais que vous gardiez vos avis pour vous. Certes, nous
avons partagé un court instant d’intimité, mais cela ne vous donne aucun
droit de remettre mes choix en question, pas plus que moi les vôtres.
— Vous avez raison, acquiesça-t-elle avec douceur.
Theo savait qu’il se montrait froid et cruel, et il en ressentait une
violente culpabilité, mais il ne pouvait tolérer qu’elle exige de lui qu’il
bouleverse toute son existence uniquement parce qu’elle n’approuvait pas
ses décisions.
— Ce ne sont pas mes affaires, reconnut-elle sans une once de jovialité.
Je suppose que je ressemble un peu à ma mère. Je veux seulement que tout
le monde soit heureux.
Theo grogna :
— Et, comme votre mère, vous aimez interférer dans la vie des autres.
— Oui, vous avez sans doute raison, admit-elle d’un ton factuel, comme
si l’insulte la laissait de marbre. Mais uniquement lorsque nous pensons
agir pour le mieux.
Il ne put que répondre par un second grondement mécontent.
— Et nous voulons vraiment ce qu’il y a de mieux pour vous,
poursuivit-elle en adoptant ce ton apaisant et affectueux, comme si elle
parlait à un petit garçon. Mais Theo n’était pas un enfant et il ne laisserait
personne s’adresser à lui ainsi !
— Vous m’avez fait chanter, m’avez forcé à ouvrir ma demeure au tout-
venant, contraint à assister à un dîner où j’ai dû endurer… alors que je vous
avais pourtant clairement dit que je ne souhaitais pas m’y rendre. Si c’est
ainsi que votre mère et vous croyez aider les gens, je détesterais voir
comment vous vous comportez quand vous avez une dent contre un pauvre
bougre.
— Le dîner était une erreur, j’en conviens, mais une erreur totalement
fortuite.
Le souvenir d’Estelle en train de glousser et de coqueter avec son époux
à quelques mètres de lui surgit brusquement dans l’esprit de Theo. Une
erreur. Ce dîner n’avait pas été une erreur, mais un véritable désastre, tout
comme chacun de ses contacts avec le monde extérieur depuis que Lady Iris
avait envahi sa vie avec sa gaieté excessive et son horripilant besoin de
fourrer son nez partout. Cette femme qui croyait qu’il suffisait de rire d’un
problème pour le résoudre ! Elle ne réglerait pas toutes les crises sur Terre
en les tournant à la plaisanterie. Elle ne le pousserait pas à changer en le
forçant à participer à un stupide dîner ou à un festival ridicule.
— Et j’ai bien conscience que je ne devrais pas donner aussi
ouvertement mon opinion, poursuivit Lady Iris en s’agitant sur son fauteuil.
— Cela ne vous a pourtant pas empêchée de le faire.
Il s’enfonça dans son siège, prêt à entendre sa prochaine théorie
grotesque.
— Je sais que Lady Redcliffe vous a blessé, affirma-t-elle. Mais vous ne
devriez pas continuer de vous punir pour la façon dont elle vous a traité.
Rien de tout ceci n’était votre faute. Vous méritez d’être heureux et de vivre
pleinement.
Theo eut l’impression qu’un étau gelé se refermait sur sa poitrine,
coinçant son souffle dans sa gorge.
— Vous avez raison, répondit-il, les dents si serrées qu’il en avait mal à
la mâchoire. Vous ne devriez pas donner votre opinion aussi ouvertement et
j’apprécierais si, à l’avenir, vous vous absteniez de le faire.
— Je voulais simplement…
— Oh ! oui, simplement ! siffla-t-il avec hargne. Vous croyez toujours
que tout est simple ! Qu’il vous suffira de glousser pour tout arranger,
rendre tout le monde heureux et faire de ce monde un endroit radieux ! la
coupa-t-il avant qu’elle ne puisse prononcer un autre conseil ou jugement
malavisé dont il ne voulait pas.
— Non ! Je disais juste…
— Maintenant que vous avez fini de me dire comment je devrais vivre
ma vie et ce que je devrais ressentir, je pense que vous feriez mieux de
partir et de rejoindre la couvée de femmes qui a envahi mon salon bleu.
Avant qu’elle puisse prononcer une parole de plus, Theo saisit sa
clochette et la fit retentir de toutes ses forces.
— Vous avez sonné, monsieur, demanda Charles avec une touche
d’ironie, étant donné que Théo était encore en train d’agiter la cloche
vigoureusement.
— Oui, Charles, tonna-t-il en replaçant la clochette sur la table dans un
claquement catégorique. Lady Iris s’en va. Maintenant. Veuillez l’escorter
jusqu’au salon bleu. Il est plus que temps pour toutes ces dames de prendre
congé.
— Bien, monsieur.
Theo entendit Max japper de plaisir lorsque Lady Iris lui caressa la tête.
Elle dit adieu au chien, mais n’étendit pas la courtoisie au comte. Quand la
porte se referma derrière elle, Max émit un couinement sonore.
— Oh ! ne commence pas, gronda-t-il l’animal. Tu étais parfaitement
heureux avant qu’elle entre dans notre vie. Tu n’as pas besoin d’elle, alors
oublie-la.
Max s’allongea à ses pieds, mais continua à gémir tristement.
Chapitre 20

Iris n’avait aucun regret suite à sa conversation avec Theo Crighton.


Non, ce n’était pas tout à fait vrai. Elle regrettait d’avoir détruit la fragile
complicité qu’ils avaient partagée pendant la journée. Et elle regrettait qu’il
l’ait repoussée. Mais si elle avait dû remonter le temps, elle lui aurait dit
exactement la même chose, mot pour mot. Il fallait bien que quelqu’un ait
le courage de le faire.
Le voir continuer à gâcher sa vie, enfermé dans son château, lui brisait
le cœur.
C’était un homme foncièrement bon qui méritait une belle vie, avec une
femme qu’il aimerait sincèrement et qui l’aimerait en retour. Iris ne serait
jamais cette femme, c’était évident à présent, mais il pouvait toujours
rencontrer quelqu’un… à condition de sortir de chez lui et d’arrêter de
repousser tous ceux qui tentaient de l’approcher. Et à condition de se libérer
enfin de son amour destructeur pour Lady Redcliffe. Iris bouillait de rage
chaque fois qu’elle songeait à cette horrible femme. Pas parce que le comte
était amoureux d’elle, du moins pas seulement pour cela, mais parce qu’elle
ne méritait pas son amour, pas après l’avoir traité d’une façon aussi abjecte.
Elle pénétra dans le salon bleu et sa mère leva vers elle un regard
interrogateur. Iris secoua légèrement la tête, le visage fermé.
Lady Springfeld se contenta de hausser les épaules et de reprendre sa
discussion avec les autres matrones, qui cherchaient à savoir s’il serait
intéressant d’avoir une compétition de quilles au festival de l’année
suivante, ainsi que des balades à dos d’âne ou de poney pour les enfants.
Iris s’assit en silence dans un coin tandis que les conversations allaient
bon train et fut bientôt rejointe par sa femme de chambre au visage
rayonnant. De toute évidence, Annette avait eu plus de chances qu’Iris dans
ses poursuites amoureuses même si, hélas, leur retour prochain à Londres
risquait de causer bien du chagrin à la jeune domestique.
Lorsque les débats prirent fin, sans véritable résolution aux divers
problèmes, mais une promesse d’une nouvelle réunion pour en discuter plus
avant, les femmes se rassemblèrent pour prendre congé. Elles se dirigèrent
vers le salon pour dire au revoir au comte, se disputant toujours sur les
mérites des poneys par rapport aux ânes. La mère d’Iris lui suggéra de se
joindre à elles, mais quand Iris déclina la proposition, la matrone haussa un
sourcil.
— J’ai déjà pris congé, expliqua-t-elle à sa mère, qui sembla peu
convaincue, mais n’insista pas.
Iris demeura dans le couloir pendant que les dames du comité
submergeaient Lord Greystone de paroles de gratitude et de ravissement,
exprimant combien elles étaient heureuses du succès de cette journée et
laissant entendre qu’il faudrait recommencer l’année suivante. Les réponses
brèves du comte lui apprirent que son humeur ne s’était guère améliorée
depuis son départ, mais cela ne parut pas froisser ces dames qui quittèrent le
salon aussi enjouées qu’à leur entrée. Toutes regagnèrent les voitures qui les
attendaient dans un frou-frou généralisé de dentelle et de soie.
— Ce fut une journée fort satisfaisante, dans son ensemble, déclara
allègrement Lady Walberton tandis que Lady Springfeld, Iris et elle-même
grimpaient dans son équipage. Quelle excellente idée d’avoir tenu le
festival sur le domaine de Greystone ! Et il a semblé beaucoup s’amuser,
aujourd’hui.
Elle adressa un sourire à Iris avant d’ajouter :
— Et je crois que c’est à vous que nous le devons. Je pense que vous lui
avez fait forte impression, ma chère.
Iris se força à lui rendre son sourire.
— Espérons qu’il est enfin prêt à laisser le passé derrière lui et à
reprendre sa place dans notre bonne société. Qui sait, nous aurons peut-être
un mariage dans le comté, bientôt !
Iris continua de sourire, même si sa mâchoire commençait à la faire
souffrir. Lady Walberton les couva, elle et sa mère, d’un regard radieux.
Quand elles atteignirent la demeure des Walberton, la mère d’Iris la prit
par le bras et la tira avec empressement dans les escaliers jusqu’à sa
chambre. Le festival n’était pas l’unique chose que la matrone comptait
analyser et disséquer pour en discuter. Sa mère voulait savoir tout ce qui
s’était passé entre le comte et elle lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls dans le
salon, tout ce qu’ils s’étaient dit et chaque geste qu’ils avaient fait. Iris tenta
de lui relater les faits aussi fidèlement que possible, les paroles qu’elle avait
prononcées, les réponses de l’homme et sur quel ton.
— Je crains d’avoir défait tous les maigres liens d’amitié que nous
avions noués pendant le festival… C’est un cas désespéré, mère, gémit Iris
lorsqu’elle eut enfin terminé de tout lui raconter.
— Pas nécessairement, contra Lady Springfeld en pinçant les lèvres
comme si elle réfléchissait intensément.
Iris admirait l’optimisme de sa mère, même s’il lui paraissait à présent
totalement futile. Mais après tout, ce n’était pas elle que le comte avait
éjectée de son salon.
— Il vous a embrassée et il a pleinement apprécié votre compagnie,
aujourd’hui, reprit la matrone. Nous devons juste imaginer de nouveaux
stratagèmes pour vous permettre de passer du temps tous les deux, alors il
se rendra compte combien il vous aime.
Iris ne put retenir un soupir :
— Mère, soyez raisonnable, nous avons déjà reculé notre départ de plus
trois semaines. Nous ne pouvons pas vivre indéfiniment chez les Walberton.
Sa mère agita la main comme pour signifier que ce ne serait pas un
problème
— Je suis certaine que Lady Walberton n’y verra pas le moindre
inconvénient.
— Et notre famille ? Et la fin de la saison ? Je n’ai guère envie
d’assister à d’autres bals, mais peut-être Daisy voudra-t-elle ? Elle aura
besoin d’un chaperon. Et je suis sûre que vous manquez à notre père.
— Convaincre votre sœur d’assister à un bal est un exploit que même
moi je n’ai pas su accomplir. J’ai pratiquement renoncé, mais si un miracle
se produisait, votre frère pourrait l’escorter. Et votre père peut toujours
venir nous rendre visite ici. Non, je sens que votre union avec le comte est
imminente. Nous ne devrions pas abandonner si près du but.
— Mais il ne m’aime pas, mère, rétorqua Iris sans parvenir à masquer
son désespoir.
— Pas encore, répondit Lady Springfeld avec emphase. Il ne vous aime
pas encore, Iris, n’oubliez jamais cela. Certains hommes ont juste besoin
d’un peu plus d’encouragements que d’autres, voilà tout. Votre père
ressemblait beaucoup au comte, pour cela.
Iris se laissa choir sur son lit pendant que sa mère faisait les cent pas
dans la chambre à la recherche de stratégies susceptibles de faire enfin
battre le cœur de pierre de Theo Crighton. Un problème bien plus épineux
qu’un simple choix entre des balades à dos d’âne ou de poney.
— Peut-être devrions-nous organiser un bal, ici, chez les Walberton. Et
si nous…
— Non, mère, la coupa Iris. Je sais que vous souhaitez mon bonheur,
mais cette bataille est vaine. On ne peut pas forcer un homme à tomber
amoureux. Soit il vous aime, soit il ne vous aime pas. Et le comte ne
m’aime pas, il n’aurait pas pu être plus clair sur ce point.
— Mais voyez votre père, lui aussi croyait qu’il ne…
— Non, mère, vous vous trompez. Père serait tombé amoureux de vous
quoi qu’il arrive. Je suis certaine, quoi que vous en pensiez, qu’il s’est épris
de vous dès votre première rencontre. Ce n’est pas le cas du comte. Tout
ceci n’est qu’une perte de temps, en plus d’être effroyablement gênant.
— Oh ! ma chérie, répondit sa mère en s’asseyant sur le bord du lit. Je
n’ai jamais eu l’intention de vous rendre malheureuse.
Elle essuya la petite larme qui s’était inexplicablement faufilée sur la
joue d’Iris.
— Si tout ceci vous chagrine ou vous cause de l’embarras, je cesserai
aussitôt, bien entendu.
— Ne pourrions-nous simplement rentrer à Londres et oublier tout
ceci ?
La mère la dévisagea longuement.
— Si c’est ce que vous souhaitez, ma chérie. Ce que vous souhaitez
réellement ?
— Ça l’est, répondit Iris en hochant fermement la tête.
Ce n’était pas tout à fait ce qu’elle désirait, mais c’était ce dont elle
devrait se contenter. En dépit des assertions de Lady Springfeld, Iris savait
qu’on ne pouvait forcer un homme à tomber amoureux. Et elle était tout
aussi certaine de ne pas souhaiter l’amour d’un homme qu’elle aurait
obtenu par la ruse ou un quelconque stratagème. Mieux valait accepter la
réalité : Theo Crighton, comte de Greystone, n’était pas amoureux d’elle, et
aucun bal, festival ou pique-nique ne changerait cela.

Theo fulminait. Il continuait de se disputer avec elle dans sa tête. Pour


qui se prenait-elle à envahir sa vie, à tenter de tout transformer, de le
transformer, lui ? Croyait-elle vraiment qu’un malheureux baiser lui donnait
le droit de lui dire comment vivre ? Certainement pas ! Il se félicitait de
l’avoir remise à sa place.
Depuis qu’il l’avait pratiquement éjectée de chez lui, Theo n’avait plus
reçu la moindre nouvelle de Lady Iris ou de son encombrante mère. Il
s’était attendu à recevoir d’autres invitations ridicules ou des menaces
voilées s’il ne participait pas à tel ou tel événement en société. Mais rien de
tout ceci ne se produisit. Le chantage semblait avoir cessé.
Bien. La mère et la fille avaient enfin compris le message ! Il pouvait
reprendre le cours normal de sa vie. Il ne lui restait plus qu’à chasser
Lady Iris de son esprit et il serait libéré de son emprise. Theo se remit à
faire les cent pas, les paroles grotesques de la jeune femme résonnant dans
sa tête.
— Me cacher ! gronda-t-il à haute voix.
Il fit volte-face et retraça les mêmes pas qu’il effectuait depuis des
heures au milieu de son salon.
Comment osait-elle prétendre qu’il se cachait ?
Comment osait-elle le traiter de lâche ?
Il s’arrêta. Non, ce n’étaient pas ses mots. Elle lui avait dit qu’il n’avait
rien d’un lâche. Mais elle avait soutenu qu’il se terrait chez lui pour prendre
le temps de guérir, comme s’il était un genre de bête blessée. Il recommença
ses va-et-vient. Comment osait-elle le comparer à une bête blessée ?
Il serra les dents plus fort encore jusqu’à en avoir la mâchoire
douloureuse sous toute cette tension, tension que cette petite sotte lui avait
infligée. Il n’avait jamais été aussi agité avant qu’elle fasse irruption dans sa
vie. Peut-être avait-elle dit vrai en prétendant qu’il n’était pas réellement
heureux, peut-être même n’avait-il jamais été réellement satisfait,
contrairement à ce qu’il avait affirmé, mais au moins avait-il vécu sans
toute cette affreuse fébrilité qui semblait menacer de le faire exploser et le
plongeait dans la plus terrible confusion. Elle seule en était responsable.
Avant qu’elle atterrisse sur son seuil, trempée par l’orage, il n’avait jamais
arpenté cette pièce en fulminant et en divaguant comme un aliéné.
Puis, aussi soudainement qu’elle était apparue, elle avait disparu de sa
vie.
— Bon débarras, marmonna-t-il.
Il vivrait bien plus heureux sans ses visites impromptues pour lui
donner contre son gré son avis sur sa façon de vivre.
Peut-être était-elle repartie à Londres ?
Il se figea à nouveau. Était-elle rentrée chez elle retrouver la longue
parade de bals, fêtes, pièces de théâtre, pique-niques et autres mondanités
qui remplissaient sans nul doute son calendrier ? Sans doute brillait-elle à
chacun de ces événements, entourée d’une horde d’admirateurs gauches
comme Lord Pratley. Eh bien, qu’ils la gardent ! Et qu’elle retourne donc à
ce style de vie, si c’était ce qui lui convenait ! Ce n’était pas pour lui. Et
comment osait-elle penser qu’il aurait dû vivre de cette façon ? Ce n’était
pas parce qu’elle aimait passer ses journées à rire et à se divertir de façon
frivole que c’était ce qu’il désirait, lui aussi.
Il se remit à faire les cent pas au milieu de son salon, puis s’arrêta de
nouveau brutalement. Et à ces fêtes, bals et pique-niques, embrassait-elle un
autre homme ? Un autre que lui était-il en train de déchaîner cette passion
brute et sauvage qui sommeillait en elle, comme il l’avait fait lorsqu’il
l’avait tenue dans ses bras ? Un autre que lui était-il en train de l’étreindre
fermement, de presser son corps doux et tendre contre le sien ?
Sans s’en rendre compte, il serra les poings jusqu’à enfoncer ses ongles
dans la chair de ses paumes. Et pourquoi se soucierait-il de ce qu’elle faisait
ou de qui elle embrassait ? Sa fourbe de mère pouvait bien faire chanter
tous les gentilshommes de Londres pour les forcer à épouser Lady Iris, il
s’en moquait complètement ! Au moins, il était désormais à l’abri de ce
terrible destin !
Oui, c’était un soulagement, vraiment, qu’elle soit rentrée à Londres,
loin de lui. Elle pourrait librement piéger un autre homme pour lui passer la
corde au cou. Non, il se montrait injuste. Elle n’avait jamais essayé de le
forcer à l’épouser. Pourtant, si elle l’avait souhaité, elle aurait pu sans
difficulté. Et sa mère aurait également pu exiger leur union au lieu d’un
simple festival sur son domaine.
Mais il demeurait soulagé qu’elle soit partie, de retour à son ancienne
vie et hors de la sienne.
Il fit volte-face et se figea. Mais il n’était pas tout à fait certain qu’elle
était rentrée à Londres. Peut-être logeait-elle toujours chez les Walberton ?
Sa mère n’avait-elle pas mentionné qu’elles y resteraient le mois entier ?
Mais ce temps était pratiquement écoulé. Elles avaient déjà rallongé leur
séjour une fois, il n’y avait aucune raison pour qu’elles s’attardent
davantage. Lady Iris se trouvait peut-être encore à quelques minutes de
marche de Greystone… il pouvait à nouveau être victime d’une visite
importune, et ce à tout moment !
Peut-être ferait-il mieux de s’en assurer, juste pour apaiser son esprit. Il
pouvait se rendre à pied chez les Walberton et leur demander si, oui ou non,
leurs invitées avaient quitté le comté. Il pourrait alors la sortir
définitivement de ses pensées, certain de ne plus jamais être dérangé par
Lady Iris ou sa mère. Max apprécierait la promenade et l’exercice lui ferait
du bien, à lui aussi. Ce pourrait même être le remède idéal pour cet excès
d’énergie qui électrisait tout son corps. Il connaissait suffisamment bien le
chemin et, avec Max à ses côtés, il ne devrait avoir aucun mal à s’orienter.
Oui, c’était une excellente idée. Il sonna la clochette pour appeler
Charles.
— Apportez-moi mon manteau, mon chapeau et ma canne, demanda-t-il
avec une détermination toute neuve. Je vais sortir me promener avec Max.
— Bien, monsieur, répondit Charles. Mais vous avez de la visite. Dois-
je d’abord la faire entrer ?
Chapitre 21

— Pardon ? gronda Theo, bien qu’il ait parfaitement entendu.


Le majordome toussota :
— Il s’agit de Lady Estelle Redcliffe, monsieur.
Comme si ses poumons avaient été perforés, Theo poussa une
exclamation étranglée.
— Faites-la entrer, Charles, ordonna-t-il, surpris que le choc se soit si
vite transformé en dépit.
Il avait cru que Charles allait annoncer Lady Iris. Mais dans ce cas,
pourquoi ressentait-il une telle déception ? Il avait attendu cet instant
pendant six ans.
Quand le majordome fut ressorti, il approcha de son fauteuil, saisit sa
veste, l’enfila et se figea. Theo n’avait pas oublié la dernière fois où
Lady Redcliffe s’était trouvée entre ses murs… encore une débutante, sa
fiancée qu’il était impatient d’épouser et d’emmener en Italie pour leur
voyage de noces. La femme avec laquelle il avait planifié tout son avenir.
Mais ce temps-là était révolu et Theo n’était plus le même homme. Elle
allait voir ce qu’il était devenu. Un pitoyable invalide, un reclus qui ne
s’était jamais remis de la douleur que lui avait causée son abandon. Un
homme qui, comme l’avait dit Lady Iris, s’était caché du monde pour tenter
de soigner ses blessures, trop brisé pour reprendre sa place dans la société.
— Theo, comme il est bon de vous revoir !
Sa voix n’avait pas changé. Toujours aussi légère. Toujours aussi
insouciante et mélodieuse. C’était une voix qui l’avait autrefois ensorcelé.
— Lady Redcliffe, répondit-il en s’inclinant profondément.
— Je suis navrée de me présenter sans avoir été invitée, mais j’étais
certaine que vous ne m’en voudriez pas. Allez-vous me proposer de
m’asseoir ?
Il désigna d’une main le fauteuil installé devant la cheminée, celui qui
avait été placé là pour que Lady Iris puisse se réchauffer et se sécher après
être arrivée chez lui trempée jusqu’aux os. Le siège depuis lequel elle avait
questionné ses choix de vie. Celui dont il l’avait pratiquement éjectée avant
de lui annoncer de façon très claire qu’il ne voulait plus jamais la revoir.
— Je saluais vos voisins et je me suis dit que je ne pouvais décemment
pas passer si près de chez vous sans venir présenter mes respects, expliqua-
t-elle en s’asseyant.
Theo se demanda s’il devrait lui faire remarquer qu’elle vivait à une très
courte distance de Greystone, mais qu’elle était malgré tout parvenue à
l’éviter pendant six ans. Six années pendant lesquelles il avait
désespérément souhaité qu’elle lui rende visite.
— Vous êtes la bienvenue, ici, Lady Redcliffe, répondit Theo sans
vraiment savoir si c’était la vérité.
— Oh ! je vous en prie, appelez-moi Estelle. Et asseyez-vous ! À moins
que vous n’ayez besoin d’assistance ?
Il entendit le froissement de son jupon lorsqu’elle se leva.
— Non, merci, je n’ai perdu que la vue, pas le reste de mes capacités,
répliqua-t-il en s’installant dans le second fauteuil.
— Oui, je commence à m’en rendre compte, répondit-elle avec un
sourire dans la voix avant de marquer une pause, comme si elle prenait le
temps de le jauger. C’était un tel plaisir de vous recroiser, l’autre soir chez
les Walberton. J’espère que vous aussi étiez heureux de me voir ?
Elle s’interrompit à nouveau, puis éclata de rire :
— Enfin, vous ne pouviez pas réellement me voir, n’est-ce pas, mais
vous me comprenez ?
Il réprima sa colère face à sa tentative d’humour et se contenta de
hocher la tête.
— C’est vraiment un plaisir de vous retrouver, Theo. Vous avez bonne
mine, je dois dire. Bien meilleure que je ne l’aurais imaginé.
Elle s’agita sur son siège, faisant crisser le satin de sa robe.
— Mais vous avez toujours été un homme séduisant. Et vos cicatrices
se sont presque estompées, à présent.
Il entendit sa voix se rapprocher lorsqu’elle se pencha vers lui.
— Elles sont loin d’être aussi hideuses que ce que l’on m’avait
rapporté.
— J’ignore à quoi ressemblent mes cicatrices. Comme vous l’avez fait
remarquer, je ne peux pas les voir.
Theo ne comprenait pas pourquoi il était si furieux contre
Lady Redcliffe. Était-il devenu si grincheux qu’il ne parvenait plus à
s’apaiser lorsque la femme qu’il avait aimée se trouvait en face de lui ? Une
femme qui avait hanté ses pensées pendant ces six dernières années. Même
s’il devait admettre que cela avait changé, récemment… Il ne songeait plus
aussi souvent à Estelle depuis quelque temps. Les semaines passées,
Lady Iris avait régulièrement fait irruption dans son esprit, au point d’en
chasser tous les souvenirs de la femme qu’il avait autrefois juré d’aimer
jusqu’à sa mort.
— Eh bien, croyez-moi sur paroles, elles ont presque disparu.
Et pourtant, vous ne cessez d’en parler.
— Et vous semblez surmonter votre handicap avec beaucoup d’aisance,
poursuivit-elle.
— Je me débrouille. Et vous-même, Lady Estelle ? Je suppose que la
vie de femme mariée de la haute noblesse vous comble à tout point de vue ?
Il était curieux de savoir si elle était heureuse et impatient d’éloigner la
conversation du sujet de son infirmité.
Elle s’agita sur son siège :
— C’est en partie la raison de ma visite, Theo. Je tenais à m’excuser
d’avoir choisi Lord Redcliffe plutôt que vous.
Ce fut au tour de Theo de se tortiller dans son fauteuil, croisant les
jambes et se redressant contre son dossier. Il n’avait guère envie de
retourner le couteau dans la plaie, de repenser à cet instant fatidique où elle
l’avait abandonné quand il avait eu le plus besoin d’elle.
— À l’époque, je croyais réellement avoir fait le choix le plus rationnel,
poursuivit-elle d’un ton implorant. Le seul choix qu’il me restait vraiment.
J’espère que vous comprenez, Theo.
Il n’avait pas compris, à l’époque, et n’était toujours pas sûr d’y
parvenir aujourd’hui.
— Mais ce n’est pas exactement ce que vous m’avez demandé, n’est-ce
pas ? reprit-elle. Vous m’avez demandé si la vie de femme mariée de la
haute noblesse me comblait à tout point de vue.
— Est-ce le cas ?
— Eh bien, j’admets que j’adore mon statut de femme mariée… il
s’accompagne de tant de libertés. Et j’adore ma position dans la société, le
rang que me confère le titre d’épouse d’un comte.
— Vous avez donc tout ce dont vous rêviez. Peu de gens peuvent en dire
autant.
— Mais vous me manquez, Theo, dit-elle doucement, comme si elle
avait baissé la tête.
Elle aussi lui avait affreusement manqué, Theo devait bien le
reconnaître. Pendant ces six dernières années, il n’avait cessé de se
demander à quoi aurait ressemblé son existence s’il n’avait pas été blessé
pendant cet incendie. Il aurait été marié à la dame de ses pensées. Ils
auraient eu une vie charmante. Sans doute auraient-ils eu des enfants. Au
lieu de cela, il avait vécu seul avec son chagrin et sa colère pour unique
compagnie, pendant que la femme qu’il aimait se trouvait avec un autre
homme.
— J’espère vous avoir manqué aussi, Theo.
— Oui, terriblement, reconnut-il avec honnêteté. Mais ce qui est fait est
fait.
— Mais cela ne veut pas nécessairement dire que tout doit se terminer,
s’empressa-t-elle de lui répondre.
Theo fronça les sourcils. Bien sûr que tout était terminé. Elle avait
épousé quelqu’un d’autre.
Elle baissa la voix :
— Comme je vous l’ai dit, les femmes mariées jouissent de certaines
libertés. J’ai fait mon devoir d’épouse en donnant à mon mari deux beaux et
solides garçons. Il m’autorise désormais à profiter des mêmes opportunités
que celles qu’il a saisies pendant toute notre vie conjugale. Des
opportunités que je compte bien savourer à mon tour. Avec vous.
Theo demeura muet, choqué par la tournure de cette conversation.
— Vous voyez ce dont je veux parler, n’est-ce pas ?
Il resta coi.
— Allez-vous me forcer à le dire à voix haute ?
Elle patienta, mais il préféra ne rien répondre.
— Oh ! Theo, ne comprenez-vous pas ? Je vous offre de devenir votre
maîtresse.
Une fois encore, il choisit le mutisme.
Elle gloussa avec légèreté
— Si vous voulez de moi, bien sûr.
Mais son rire indiquait clairement qu’elle s’attendait à ce qu’il accepte
sans réfléchir. Alors pourquoi hésitait-il ?
— Si vous craignez que vos voisins l’apprennent, rassurez-vous,
s’empressa-t-elle d’ajouter, visiblement persuadée que c’était cette
inquiétude qui l’empêchait de répondre. Personne n’en saura rien. Je rends
régulièrement visite à Lady Walberton, ce qui profiterait parfaitement à
notre accord. Nous n’aurions qu’à être très discrets.
Elle baissa la voix :
— Je sais combien vous me désiriez, Theo, et combien vous me désirez
toujours. Aujourd’hui, je peux enfin devenir vôtre.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Lady Redcliffe, finit-il
par répondre, surpris par sa propre réaction.
Elle gloussa à nouveau, mais son rire teinté d’amertume n’avait plus
rien de mélodieux.
— Vous n’avez pas besoin de vous montrer aussi honorable. Mon époux
ne se donne guère cette peine.
Elle s’interrompit et inspira profondément avant d’ajouter :
— Oh ! Theo, je suis si malheureuse. Mon mari ne m’aime plus, lui
dévoila-t-elle soudainement. Depuis qu’il a eu ses fils, il ne me touche
pratiquement plus. Lorsqu’il m’a épousée, il semblait ne jamais pouvoir se
lasser de moi. Il me couvrait de cadeaux et me répétait sans cesse que j’étais
d’une beauté époustouflante. À présent, c’est à peine s’il m’adresse la
parole et je sais qu’il a une maîtresse à Londres.
Elle se tut un instant et, quand elle parla à nouveau, sa voix était pleine
d’amertume et de défi :
— Je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas en faire autant. Je suis
certaine qu’il s’en moquerait.
Était-ce le rôle qu’elle espérait qu’il endosse ?
Elle s’offrait à lui afin de se venger de son époux infidèle qui avait
cessé de flatter sa vanité ? Elle souhaitait que Theo vante sa beauté et la
couvre de cadeaux à son tour ? C’était un rôle qu’il avait été heureux de
jouer six ans plus tôt, mais aujourd’hui ?
Elle se mit debout et s’approcha de lui :
— Dites-moi, Theo, dites-moi que vous serez mon amant.
Il voulut se lever aussi, mais elle plaqua une main sur son épaule :
— Mais je suis sotte. Je sais que vous me désirez. J’ai vu votre réaction
lorsque nous nous sommes croisés au dîner des Walberton.
Elle se pencha vers lui et approcha son visage du sien.
— Vous pourriez enfin me faire vôtre, Theo, murmura-t-elle à son
oreille. Non comme épouse, mais comme amante.
Elle effleura sa joue d’une caresse légère.
— Mon mari n’attend pas mon retour avant ce soir, susurra-t-elle, son
sous-entendu étant très clair.
Theo saisit son poignet et se leva brusquement :
— Lady Redcliffe, vous êtes une femme mariée. Vous avez fait vœu de
fidélité envers votre époux.
— De fidélité ? Envers mon époux ? répéta-t-elle d’un ton soudain dur.
Vous ne savez rien de ma vie. Mon époux ne m’aime plus.
Sa voix s’adoucit aussitôt :
— Mais vous, oui. Quand je vous ai vu au dîner des Walberton, quand
j’ai remarqué votre réaction à ma présence, j’ai su que vous étiez toujours
amoureux de moi.
Elle se pencha vers lui :
— Mon époux ne m’a jamais aimée comme vous le faisiez, Theo.
Comme vous pourriez encore le faire.
— Vous avez fait votre choix il y a six ans, Estelle, répondit-il avec
douceur.
— Dois-je comprendre que vous comptez vraiment refuser ma
proposition ?
Elle rit devant l’absurdité de cette possibilité.
— Absolument.
Theo n’en revenait pas lui-même.
— Je suis navré que votre union ne vous ait pas comblée comme vous
l’espériez. Mais le temps pour vous et moi est révolu. Je pense que vous
devriez retourner auprès de votre époux.
— Comment ? Êtes-vous sérieux ? Je m’offre à vous, Theo. Vous savez
très bien que j’aurais pu avoir n’importe quel autre homme, lorsque nous
nous sommes rencontrés. Et je suis toujours une femme désirable. De
nombreux gentilshommes seraient heureux de me prendre comme amante.
— Dans ce cas, je vous souhaite bonne chance avec eux.
Elle recula brusquement, comme s’il l’avait giflée.
— Vous avez changé, Theo. Ce feu a fait bien pire que vous voler votre
vue et vous défigurer. Il a aussi fait de vous un imbécile.
— Je suis navré que ma décision vous blesse. Ce n’était pas mon
intention.
— Vous vous imaginez sans doute que cette jolie petite chose qui vous
tenait compagnie au dîner des Walberton s’intéresse à vous, rétorqua-t-elle
avec fiel. Croyez-moi quand je vous dis que vous vous fourvoyez. Elle est
presque aussi belle que moi et ne manque certainement pas de prétendants.
Jamais elle ne choisira un invalide défiguré pour époux.
— Estelle, vous êtes en colère. Vous feriez mieux de partir avant que
vos paroles ne dépassent votre pensée, répondit-il, surpris de prendre toute
cette situation avec autant de calme et de détachement.
— Vous perdez votre temps, avec elle. Elle vous a peut-être fait
l’honneur de vous parler pendant le dîner, mais tout cela ne vous mènera à
rien. Ce genre de jolies filles joue avec les hommes comme vous
simplement pour s’attirer l’attention de meilleurs partis. Je connais les
stratagèmes des femmes et, croyez-moi, Lady Iris n’est pas pour vous.
Était-ce cela qui avait ravivé l’intérêt d’Estelle pour lui ? Était-elle
jalouse qu’une autre femme réputée pour sa beauté ait parlé et ri avec lui ?
Était-elle réellement si mesquine ?
— Lady Iris faisait uniquement preuve de compassion parce que vous
êtes un invalide, poursuivit-elle. Vous n’imaginez tout de même pas avoir
plus de chances de l’épouser, elle, que vous n’en aviez de m’épouser, moi ?
— Non, vous avez probablement raison, dit-il.
— Oh. Bien, dans ce cas, haleta-t-elle d’une voix manquant de
conviction, au moins, vous ne passerez pas pour un imbécile devant elle. Et
je sais de source sûre que Lord Pratley et Lady Iris sont pratiquement
fiancés.
Theo aboya un rire sans humour. La dernière fois qu’il avait parlé avec
Lord Pratley, il lui faisait pratiquement la cour. À présent, ils étaient
pratiquement fiancés. Sans doute bientôt seraient-ils pratiquement mariés.
— Je ne vois pas ce que cela a de drôle, cracha Estelle. C’est vous qui
ferez ricaner toute la haute société si vous vous ridiculisez en faisant la cour
à Lady Iris.
— Je pense qu’il est temps que vous partiez.
Il tendit la main et agita sa cloche une fois.
— Pourriez-vous raccompagner Lady Redcliffe jusqu’à la sortie, je
vous prie ? demanda-t-il à Charles quand le domestique se présenta.
Soufflant bruyamment sa frustration, Estelle quitta la pièce dans un
frou-frou de tissu précipité. Theo se laissa choir dans son fauteuil et secoua
lentement la tête, incrédule. Il avait gâché toutes ces années à pleurer la
perte de quelque chose qui n’avait jamais existé. Il s’était cru amoureux de
Lady Estelle, mais il comprenait à présent qu’il ne l’avait jamais vraiment
connue. Sa beauté rayonnante et sa propre fierté masculine l’avaient
aveuglé bien plus sûrement que l’incendie. Il lui avait fallu perdre la vue
pour enfin voir la vérité.
Oui, il avait gaspillé six années de sa vie, mais il était hors de question
d’en galvauder une seconde de plus.
Il appela Charles et lui demanda de lui ramener son manteau, sa canne
et la laisse de Max. Theo était plus déterminé que jamais à marcher
jusqu’au domaine des Walberton, mais cette fois avec un objectif bien
différent.
Chapitre 22

Lorsque Theo se présenta à la porte de la demeure, le domaine des


Walberton était en proie à une telle effervescence qu’il eut l’impression de
se retrouver au cœur d’une fourmilière. Plusieurs voitures étaient avancées ;
les chevaux attelés s’ébrouaient et piétinaient le sol impatiemment. Des
domestiques charriaient malles et boîtes, s’interpellaient pour se crier des
instructions, tandis que d’autres effectuaient des allers et retours entre les
équipages et le vestibule où étaient entassés davantage de bagages.
Theo espéra qu’il n’arrivait pas trop tard et que Lady Iris se trouvait
encore chez les Walberton. Il arrêta un valet de pied qui passait et lui
demanda d’emmener Max aux cuisines pour lui offrir un bol d’eau. Quand
le domestique revint, il l’interrogea au sujet de Lady Iris :
— Savez-vous si elle réside toujours ici ?
— Oui, milord, répondit aussitôt l’homme en livrée. Mais madame la
comtesse et sa fille vont bientôt partir. Ce sont leurs bagages que nous
chargeons actuellement. Elles doivent prendre le train ce soir pour rentrer à
Londres.
Theo poussa un profond soupir. Il ne s’était même pas rendu compte
qu’il avait retenu son souffle. Il n’était pas trop tard.
— Pourriez-vous s’il vous plaît informer Lady Iris que Lord Greystone
demande une audience ?
L’homme s’en fut aussitôt et, à l’aide de sa canne, Theo grimpa le
perron jusqu’au hall d’entrée, où il patienta anxieusement. Lorsque le valet
de pied revint, il le conduisit au salon.
— Lord Greystone, dit Iris.
De doux froissements de soie accompagnèrent ses pas quand elle
avança vers lui.
— Je ne pensais pas vous revoir. Je vous en prie, asseyez-vous.
Elle prit son bras et le mena jusqu’à un fauteuil. Theo attendit le frou-
frou de tissu indiquant qu’elle avait pris place, puis il s’installa face à elle.
Il n’avait guère réfléchi à ce qu’il comptait lui dire. Son unique certitude
était qu’il avait besoin de lui parler, de se trouver à nouveau en sa
compagnie, de tenter d’arranger les choses entre eux, même si c’était la
dernière fois qu’il la voyait.
— Êtes-vous venu afin de me réprimander de vous avoir réprimandé ?
Elle gloussa avec son habituelle gaieté. Theo sourit. Il réalisait
seulement maintenant qu’il en était venu à chérir ces petits rires qui
ponctuaient la plupart de ses phrases.
— Non, Lady Iris. Je suis venu afin d’implorer votre pardon.
— Mon pardon ?
Il perçut l’incrédulité dans sa voix.
— Oui, pour tout ce que je vous ai fait endurer depuis notre première
rencontre.
Elle demeura muette, mais Theo pouvait aisément l’imaginer en train de
le dévisager, les yeux écarquillés de stupeur. Il n’avait jamais été homme à
se repentir. Du moins, jamais n’en avait-il pris la peine jusqu’à ce qu’il
croisât la route de Lady Iris, et malheureusement, ces excuses-ci s’avéraient
tout aussi difficiles à présenter que le semblant de regret qu’il lui avait
exprimé quelques semaines plus tôt. Mais il se devait de persévérer. Il était
essentiel pour lui de retrouver l’estime de Lady Iris avant qu’elle ne quitte
le comté pour toujours.
— Je me suis montré grossier, brusque et terriblement impoli et vous ne
méritiez pas cela.
Encore pas de réponse. Avait-il tant choqué cette délicieuse discoureuse
qu’elle en avait perdu sa langue ? Il espérait que non.
— Et malgré la manière abominable dont je vous ai traitée, vous êtes
demeurée avec moi bienveillante et courtoise en tout temps.
— Bienveillante ? Courtoise ? À notre dernière rencontre, j’ai critiqué
sans vergogne votre façon de vivre et vous m’avez très clairement fait
comprendre que vous n’appréciiez guère mes remontrances.
— Et je tiens à vous présenter mes excuses pour mon comportement.
Vous avez certes questionné mes choix, mais je sais à présent que vous
l’avez fait avec cœur et les meilleures intentions du monde. Vous êtes une
femme charmante et attentionnée, d’une chaleur et d’une générosité rares.
J’aurais dû prendre le temps de réfléchir à vos aimables conseils. Au lieu de
cela, j’ai répondu à votre gentillesse par des invectives et de la colère.
— Oh !
Elle demeura muette un instant.
— Je ne vous contredirai pas sur ce point, finit-elle par reconnaître en
adoptant à nouveau ce ton taquin qu’il adorait davantage à chaque minute
passée en sa compagnie.
Theo sourit, puis reprit plus sérieusement. Il avait tant à lui relater… Il
ne pouvait se laisser distraire par le carillon mélodieux de sa jolie voix.
— Je n’en avais pas conscience sur l’instant, mais je comprends
maintenant que tout ce que vous m’avez dit était exact.
— Je… Vous… Vraiment ?
Son exclamation ébahie lui tira un nouveau sourire.
— Avant que vous entriez dans ma vie, je n’avais jamais réalisé
combien j’étais en colère, lui expliqua-t-il. J’étais furieux contre tout et tout
le monde pour ce que j’avais perdu. Ce que je croyais avoir perdu. Je
voulais punir le monde entier, alors je me suis replié sur moi-même. Vous
m’avez fait comprendre que la seule personne que je punissais en agissant
ainsi… c’était moi.
Il inspira profondément afin de chasser la colère qui l’envahissait, une
colère qui n’était plus destinée au monde, mais à lui-même, à l’homme qu’il
avait été.
— Vous m’avez montré que la seule personne que je blessais, c’était
moi. Je pouvais vivre avec cette prise de conscience, mais je ne pouvais
continuer en sachant que j’avais fait preuve d’une grossièreté
impardonnable envers la femme qui avait eu la bonté et le courage de me
dire la vérité. Pour tout cela, je vous présente à nouveau mes plus humbles
excuses.
— Oh ! Theo, je ne puis vous blâmer pour votre réaction. Pas plus que
je ne vous blâme de vous être renfermé. N’importe qui en aurait fait autant
après cet incendie et… vous savez. Lady Redcliffe et tout le reste.
— Oui, reconnut-il avec un soupir résigné. L’incendie, Lady Redcliffe
et tout le reste. Telles étaient les injustices auxquelles je m’étais raccroché,
si férocement d’ailleurs qu’elles m’entraînaient vers le fond. J’étais comme
un homme qui se noie. Ce n’est que lorsque j’ai enfin lâché prise que j’ai pu
refaire surface.
— J’en suis si heureuse.
Il pouvait entendre son sourire dans sa voix.
— Je souhaiterais également remercier votre mère avant que vous ne
partiez pour Londres.
— Ma mère ? s’exclama-t-elle. Voulez-vous la remercier de vous avoir
tourmenté ou de vous avoir fait chanter ?
Il rit en percevant le choc dans sa question.
— Un peu des deux. J’aimerais la remercier de m’avoir forcé à assister
à ce dîner. Si je n’avais pas participé à cette soirée, je n’aurais jamais
recroisé Lady Redcliffe.
— Oh ! je vois.
Mais la déception clairement discernable dans sa voix lui apprit qu’elle
n’avait pas du tout compris son propos. Theo s’interrompit pour réfléchir,
déterminé à tout lui expliquer correctement.
— Quand Lady Redcliffe est venue me parler après une séparation de
plusieurs années, je dois bien admettre que cette rencontre m’a dévasté.
Comme vous le savez, j’avais été amoureux d’elle autrefois, nous devions
nous marier. Me trouver à nouveau en sa compagnie et en compagnie de
l’homme qu’elle avait finalement épousé m’a rappelé tout ce que j’avais
perdu et n’aurais jamais.
— Je sais, j’en suis tellement navrée. Tout comme ma mère. Elle
ignorait tout de votre passé avec Lady Redcliffe, à l’époque.
Theo leva les mains pour l’interrompre :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire et ni vous ni votre mère n’avez
d’excuse à me présenter. Cette rencontre avec Lady Redcliffe a également
changé ma vie.
Il l’entendit inspirer brusquement, puis d’un ton grave, elle répondit :
— Je vois.
Une fois encore, il sut qu’elle ne comprenait pas, qu’il ne se montrait
pas suffisamment clair.
— Recroiser Lady Redcliffe m’a fait prendre conscience que je n’avais
jamais vraiment été amoureux d’elle. Que je n’avais même jamais vraiment
su ce qu’était l’amour.
— Elle… Vous… Vraiment ?
Sa confusion lui tira un sourire.
— Je croyais être amoureux d’elle. Elle était la plus belle femme de ma
connaissance et je m’étais laissé éblouir. Je sais désormais que c’était la
seule chose dont je m’étais épris : sa beauté physique. Et que j’étais un
homme affreusement superficiel. J’aimais me pavaner avec la débutante la
plus désirable de la saison à mon bras, j’aimais susciter l’envie de tous mes
pairs. Et pendant six ans, je me suis lamenté d’avoir perdu tout ceci… alors
que je n’avais rien perdu du tout. Et certainement pas l’amour.
Il réprima la colère qui l’envahissait chaque fois qu’il repensait à toutes
ces années gâchées et s’efforça de continuer.
— Quand elle m’a rejeté parce que je n’étais plus celui que j’avais été,
parce que j’étais devenu un aveugle défiguré, je me suis renfermé sur moi-
même. Je détestais ne plus être celui que tous les autres hommes enviaient.
Après l’incendie, je ne pouvais plus être cet homme-là, alors je me suis
caché comme un ermite et j’ai évité les gens, car je ne supportais pas l’idée
que l’on s’apitoie sur mon sort. Mais la seule personne à s’apitoyer, c’était
moi. Je m’apitoyais sur mon propre sort, sur ce que j’avais perdu, sans me
rendre compte que je n’avais rien perdu. Je comprends aujourd’hui que le
seul être qui mérite notre pitié, c’est l’homme superficiel que j’étais
autrefois, celui qui ne se souciait que des apparences. Ma rencontre avec
Lady Redcliffe après tout ce temps m’a enseigné cette dure leçon et c’est à
votre mère que je le dois.
— Elle sera ravie de l’entendre. Elle n’avait pas eu l’intention de vous
blesser et s’était sentie terriblement coupable après le dîner.
Elle s’interrompit avant d’ajouter :
— Même si cela ne l’a pas empêchée de vous faire chanter pour
héberger son festival, ce qu’elle n’aurait jamais dû faire non plus.
— Au contraire. Je lui dois des remerciements pour cela également.
Vous aviez entièrement raison. Je me suis beaucoup amusé ce jour-là. J’ai
eu beau tenter de le nier, me retrouver en compagnie de tous ces gens m’a
fait grand bien, tout comme le fait d’entendre à nouveau des rires et de
l’activité sur mon domaine.
— C’est formidable. Dois-je en déduire que vous comptez reprendre
votre place dans la société ?
— Oui, je l’espère.
— J’en suis enchantée. Vous méritez d’être heureux, Theo.
— Mais je ne suis pas venu ici dans le seul but de vous présenter mes
excuses, continua-t-il. Je suis également venu vous dire à quel point je vous
admire.
— Vous ? Vous m’admirez… moi ?
— Oui, vous êtes une femme d’une remarquable beauté.
— Oh ! je vois.
Il perçut la déception dans sa voix.
— Je sais que vous êtes d’une grande beauté, car les réactions des
hommes en votre présence ne trompent pas, toutefois, ce n’était pas tout à
fait le sens de mes propos. Je parlais d’une autre forme de beauté. Vous
possédez une belle âme, un cœur merveilleux. Vous êtes douce, généreuse,
clémente et brave, et pour toutes ces raisons, vous êtes la plus belle femme
que j’aie jamais rencontrée.
— Je vous admire également, Theo, répondit-elle avec un sourire dans
la voix. Pour votre force et votre courage.
Elle gloussa.
— Sans oublier votre charme ravageur, ajouta-t-elle, ce qui le fit rire.
Non pas que je me soucie de choses aussi superficielles que les apparences,
conclut-elle en riant à son tour.
Theo lui avait presque tout dit à présent, mais il demeurait un poids sur
son cœur dont il tenait à se libérer avant qu’elle ne rentre chez elle. Il se
leva, franchit la courte distance qui le séparait de Lady Iris et s’agenouilla
devant elle.
— Lady Iris. Ce que je ressens pour vous dépasse la simple admiration.
Il inspira profondément dans l’espoir de reprendre contenance.
— J’ai également réalisé que j’étais tombé amoureux de vous.
Il patienta. Un interminable silence lui répondit, soudain brisé par une
exclamation haletante :
— Vraiment ?
— Oui, Iris. Je vous aime.
Comme il était bon de prononcer à voix haute une vérité qu’il avait fuie
pendant si longtemps !
— Je sais que vous devez rentrer à Londres ce soir et je n’attends rien
de vous, mais je ne pouvais vous laisser partir sans vous faire part de ma
plus profonde et sincère inclination. Vous rencontrer a bouleversé ma vie.
Vous m’avez changé, vous avez fait de moi un homme meilleur. Vous avez
ramené la lumière et la chaleur dans ma sombre et glaciale existence,
comme le soleil qui réchauffe une froide journée d’hiver. Je sais que je ne
suis pas digne de vous. Et je sais que je n’ai aucun droit d’espérer que vous
m’aimiez en retour, mais pour vous, je jure de poursuivre mes efforts et de
continuer à m’améliorer.
— Vous l’êtes… vous en avez le droit… vous le pouvez, balbutia-t-elle.
Oh ! ce que je veux dire, c’est que vous êtes digne de moi et vous avez le
droit d’espérer que je vous aime en retour, parce que c’est le cas. Et je crois
que ça l’a toujours été.
— Je… Vous… Vraiment ? s’exclama-t-il d’une façon si similaire à la
sienne qu’elle éclata de rire.
— Oui ! Je crois être tombée amoureuse de vous dès l’instant où je vous
ai vu, assis devant l’âtre de votre salon, l’air sombre et grincheux. Je savais
que sous cette mine austère se cachait un homme merveilleux avec un cœur
noble. À notre première rencontre, quelque chose au plus profond de moi
m’a murmuré que je me trouvais face à l’homme que j’allais é… dont
j’allais m’éprendre.
— Épouser ? Étiez-vous sur le point de dire « épouser » ?
— Non, répondit-elle avec emphase. À moins que vous ne soyez sur le
point de le dire ?
— J’admets que je l’espérais, mais je n’aurais jamais imaginé cela
possible.
Il saisit ses mains douces et délicates au creux de ses paumes.
— Pouvez-vous réellement envisager de vous unir à un homme comme
moi ? M’autoriseriez-vous à vous faire la cour ?
— Oh ! cessez de tourner autour du pot. Vous savez bien que j’en serais
comblée, le coupa-t-elle avant de se pencher vers lui pour déposer un baiser
sur sa joue.
Une déferlante de joie s’abattit sur Theo, d’une puissance telle qu’il
n’en avait jamais connu. Il eut brusquement envie de chanter, de danser, de
voir le monde entier aussi heureux que lui ! Mais il ne fit rien de tout cela.
Il devait préserver sa dignité. Après tout, il fallait respecter les
convenances.
— Dans ce cas, je tiens à faire les choses comme il se doit.
Il porta sa main à sa bouche et l’embrassa délicatement :
— Lady Iris Springfeld, me ferez-vous l’honneur de consentir à devenir
mon épouse ? Si vous acceptez, je promets de faire tout ce qui est en mon
pouvoir pour vous rendre heureuse, pour que vous vous sentiez aimée
chaque jour de votre vie, car vous méritez un tel amour.
Elle demeura muette.
— Iris ? demanda-t-il à nouveau, avec un peu moins d’assurance.
Consentez-vous à m’épouser ?
— Oh ! pardonnez-moi, s’exclama-t-elle d’une voix étranglée. Je
souriais en hochant la tête… L’émotion… Mais j’aurais dû vous dire oui,
Theo. Oui, j’accepte de vous épouser. Oui, oui, oui.
Theo n’aurait jamais cru qu’il puisse exister plus grande allégresse que
celle qu’il avait ressentie lorsqu’elle lui avait avoué son amour. Mais il
s’était trompé. L’entendre accepter sa demande en mariage propulsa son
bonheur jusqu’au firmament. Il était si fou de joie qu’il en eut presque le
vertige.
— Dans ce cas, je vais m’empresser de demander à vos parents
l’autorisation de vous courtiser. Pensez-vous qu’ils me l’accorderont ?
— Je peux d’ores et déjà vous garantir que ma mère y consentira. Et si
vous avez son accord, il va de soi que vous obtiendrez automatiquement
celui de mon père.
Elle se tut, mais Theo était certain qu’elle souriait.
— Mais si vous tenez à vous en assurer, vous pourriez m’embrasser à
nouveau. Si ma mère nous découvre, elle n’aura d’autre choix que de vous
forcer à m’épouser.
Il rit. C’était une merveilleuse idée. Theo se releva, enlaça Lady Iris et
l’embrassa tendrement, savourant son arôme féminin, se délectant de la
douceur de sa peau soyeuse.
Il avait eu l’intention de déposer un simple baiser sur sa bouche, pour
sceller leur engagement, mais lorsqu’il se retrouva les bras chargés de son
corps chaud et vibrant, ses lèvres contre les siennes et qu’Iris saisit
délicatement des joues entre ses paumes, il ne put se contenir bien
longtemps. Il l’étreignit avec force et l’embrassa avec passion, comme pour
s’unir à elle, pour ne plus faire qu’un. Et elle lui rendit son baiser avec tout
autant de férocité. Elle plongea les doigts dans ses cheveux, maintenant son
visage contre le sien, comme si elle craignait qu’il prenne la fuite. Mais elle
n’avait rien à craindre. Pour la première fois de son existence, il se trouvait
exactement là où il voulait être… là où il espérait demeurer toute sa vie.
Dans ses bras. Theo laissa ses paumes glisser le long de son dos et franchir
la courbe de ses hanches. Sentir la rondeur de ses fesses à travers son jupon
manqua de lui faire perdre la tête. Oh ! comme il était impatient de savourer
leur nuit de noces ; il pourrait enfin la débarrasser de ses vêtements et
explorer son corps. Il comptait bien toucher, caresser et embrasser chaque
pouce de sa peau. Theo n’était pas certain de réussir à résister à la tentation
de passer à l’acte maintenant. Ils prévoyaient de se marier… aurait-ce
vraiment été si inconvenant ?
Derrière lui, comme s’il provenait d’une autre planète, le grincement
d’une porte que l’on ouvre retentit.
— Iris, nous devons nous préparer à…
La matrone s’interrompit lorsqu’elle les découvrit. Elle semblait peiner
à consigner ce qu’elle voyait.
— Oh ! mère, vous nous avez surpris… quel dommage ! s’exclama Iris
avec un rire dans la voix, ses bras toujours enroulés autour des épaules de
Theo, ses lèvres à quelques pouces des siennes. Je crois que vous allez
devoir forcer le comte à m’épouser, finalement.
— C’est ce que je constate.
Lady Springfeld bondit vers l’avant. Theo recula d’un pas, s’attendant
au pire.
— Oh ! je suis tellement heureuse pour vous deux ! scanda la matrone
en prenant leurs mains, ce qui acheva de choquer Theo. Je crois n’avoir
jamais vu de couple plus amoureux ni mieux assorti.
Elle les libéra :
— Oh ! Seigneur ! Je vais ordonner aux domestiques de décharger nos
bagages et prévenir Lady Walberton que nos plans ont à nouveau changé.
Elle se précipita vers la porte :
— Et je suppose que je peux d’ores et déjà commencer à préparer un
mariage. En attendant, faites comme si je n’avais jamais été là !
Lorsque l’huis claqua derrière elle, ils lui obéirent avec empressement.
Chapitre 23

Il ne fallut guère de temps avant que toute la famille d’Iris se présente


pour rencontrer son promis, et bientôt la demeure de Theo résonna de leurs
rires et causeries.
Cette grande, bruyante, chaleureuse et merveilleuse famille se
composait de la benjamine d’Iris, Daisy, qui avait apporté sa bicyclette avec
elle par le train pour explorer la campagne environnante ; de son aînée,
Hazel, l’époux de celle-ci, Lucas, et leur fille, Lucy, qui malgré ses
deux petites années, avait déjà hérité de la volubilité familiale ; de son frère,
Nathaniel, et de ses parents. Le père d’Iris était le seul membre de la famille
qui ne passait pas tout son temps à bavarder ou à plaisanter et il devint
instantanément un allié de Theo face à toutes ces femmes pleines d’entrain.
Sookie, le petit carlin, faisait partie des visiteurs. Lorsqu’on lui présenta
Max, chacun retint son souffle, car il était essentiel pour Iris et Theo que
leurs compagnons à quatre pattes s’apprécient s’ils voulaient être assurés
d’un heureux avenir ensemble. Les deux animaux se reniflèrent brièvement,
Max semblant chercher à savoir si cette minuscule créature était bien un
chien, mais l’enjouement de Sookie ne tarda pas à le convaincre et
rapidement, ils se mirent à jouer. Chacun poussa un soupir de soulagement.
Sookie et Max étaient maintenant les meilleurs amis du monde et, malgré
leurs évidentes différences, ils passaient leurs journées à se courir après et
leurs nuits à dormir recroquevillés l’un contre l’autre devant la cheminée.
Un noble lévrier irlandais s’entichant d’un petit carlin ne fut pas le seul
changement surprenant à survenir dans la vie de Theo après qu’Iris et sa
famille commencèrent à séjourner chez lui.
Iris proposa de lui lire certains de ses livres préférés, et Theo découvrit
qu’il appréciait les romans gothiques… du moins aimait-il écouter Iris lui
en faire la lecture. L’entendre lui narrer des récits de vampires, de maisons
hantées et d’odieux meurtriers le fascinait, même si le son de sa jolie voix et
le fait de partager ce plaisir simple avec elle contribuaient sans doute autant,
si ce n’est davantage, à sa fascination que les histoires en elles-mêmes.
Mais plus surprenant encore que ses goûts littéraires inédits, qu’un
lévrier irlandais jouant avec un carlin ou que Charles tintinnabulant en
danseur Morris, fut la disparition de ses cauchemars. Dès l’instant où il se
libéra enfin de ses démons pour entrevoir son avenir, un avenir avec Iris, ses
tourments nocturnes s’évanouirent. Theo était impatient de se forger une
nouvelle vie et il espérait ne jamais redevenir l’homme qu’il avait été avant
que Lady Iris Springfeld fasse irruption à Greystone. Il était passé d’une
existence austère et morne à une vie où le bruit et l’activité ne cessaient
jamais… et il adorait cela ! Il faisait désormais partie d’une famille
accueillante et heureuse qui l’enveloppait d’affection. Mais il y avait bien
plus que cela. Il était amoureux pour la première fois. Vraiment amoureux.
Parfois, cet amour se trouvait simplement là, assis en silence à l’arrière-
plan, tel un cadre enjolivant son quotidien. Parfois, il bouillonnait à
l’intérieur de lui et Theo ressentait le besoin de dire à Iris ce qu’il éprouvait,
de crainte d’exploser. Quand cela se produisait et qu’ils étaient seuls, il
pouvait s’autoriser à lui faire une déclaration passionnée. Mais si l’envie le
prenait par surprise, lorsque sa famille était présente, par exemple, il devait
alors se contenter de lui murmurer son amour à l’oreille, de lui saisir la
main ou de toucher son bras pour lui rappeler toute la ferveur de son
affection.
Theo était certain qu’à chaque nouvelle journée passée aux côtés d’Iris,
son amour pour elle grandissait. Et s’il s’agissait d’une merveilleuse
sensation, cela rendait également l’attente avant leur mariage de plus en
plus difficile. Fort heureusement, ses parents s’accordèrent sur le fait qu’il
n’était pas nécessaire pour le comte de courtiser la jeune femme sur une
longue durée. Dieu merci.
Et finalement, après ce qui leur parut une éternité, le grand jour arriva.
La cérémonie se tint dans l’église située aux abords du domaine de la
famille d’Iris, dans le Dorset. Le couple devait ensuite séjourner une petite
semaine à la demeure familiale des Springfeld avant de regagner les
Cornouailles. Theo en fut profondément reconnaissant. Il n’était pas certain
de pouvoir garder le contrôle pendant tout le voyage et il ne tenait pas à
consommer le mariage dans un wagon couchette. Debout devant l’autel
tandis que le vicaire récitait l’office, Theo fut tenté de dire à l’homme de se
hâter. Quand enfin, il les déclara mari et femme, Theo pouvait à peine
croire un tel bonheur possible. Mais lorsque le vicaire lui annonça qu’il
pouvait embrasser la mariée, il réalisa qu’il s’était trompé, une fois de plus.
Transporté d’une joie indescriptible, il se pencha en avant et embrassa
délicatement sa femme, savourant la douceur de ses lèvres désormais
familières et son arôme enchanteur de fleur d’oranger et d’eau de rose.
— Oh ! voilà qui était un peu trop sage à mon goût, lui murmura son
impertinente épouse, ce qui tira un sourire à Theo.
— Hélas, nous devrons nous en contenter pour l’instant,
Lady Greystone. Après tout, le vicaire nous observe, répliqua-t-il à son
oreille, en profitant pour effleurer sa joue de ses lèvres. Vous devrez
attendre que je vous aie pour moi seul.
— Hmm, seul et dépourvu d’une mise plus formelle, j’espère, chuchota-
t-elle en retour.
Theo bascula la tête en arrière et partit d’un grand rire, même si ce
genre de comportements était sans doute peu convenable dans une église.
Iris se joignit au rire de son époux. Son époux. Existait-il plus merveilleuse
phrase dans la langue de Shakespeare ? S’il était possible de mourir de
bonheur, Iris était certaine que ses jours étaient comptés. Mais comment ne
pas perdre la tête d’allégresse lorsque l’on épousait l’homme le plus
formidable sur cette Terre ?
Elle aimait Theo Crighton. Chaque fois qu’elle songeait à lui, un petit
frisson de plaisir parcourait tout son corps, comme en cet instant.
Le vicaire brandit les mains pour indiquer aux invités de se lever.
— C’est bon, il ne nous regarde plus, murmura Iris à Theo. Vous
pouvez m’embrasser à nouveau.
— Et qu’en est-il de vos parents, de votre famille et des convives ? dit-
il, riant toujours. Ou souhaitez-vous demander à toute la congrégation, ainsi
qu’aux villageois, de fermer les yeux ?
— Je suis sûre que nous pourrions arranger cela.
Theo l’attira au creux de son étreinte et l’embrassa à nouveau sous les
acclamations et les applaudissements de la petite foule. Prenant sa main, il
la mena jusqu’à la sortie de l’église dont ils émergèrent sous un soleil
rayonnant. Puis il l’embrassa encore, cette fois sous une pluie de pétales de
rose tandis que les cloches retentissaient à travers la campagne.
— Et cette fois, ma chère, vous devrez vous en satisfaire jusqu’à ce soir,
dit-il lorsqu’il libéra ses lèvres.
Iris résista à l’envie de bouder et de taper du pied. Elle n’avait d’autre
choix que d’attendre. Il leur faudrait d’abord participer au repas du mariage,
écouter les discours et danser avec les invités. Il était si tentant de dire à
tout le monde de poursuivre sans eux, car ils avaient des choses bien plus
importantes à faire. Mais Iris savait qu’elle en serait incapable. Elle avait
beau mourir d’envie de se retrouver seule avec Theo, elle tenait également à
partager ce merveilleux moment avec sa famille et ses amis.
Elle se tourna vers son mari adoré, qui souriait aussi largement qu’elle.
En vérité, il souriait si souvent depuis qu’il avait commencé à la courtiser
officiellement qu’il était difficile de croire qu’à peine quelques mois plus
tôt, il n’avait jamais souri, jamais ri, son visage figé dans une expression
sérieuse et lugubre. Désormais, Theo était devenu l’homme qu’elle avait
toujours deviné sous ses manières brusques. Un homme aimant et charmant,
parfaitement capable d’éprouver de la joie, de donner et de recevoir de
l’amour.
Sa famille les encercla ; ils parlaient tous en même temps et leurs
félicitations et vœux de bonheur se mêlaient au chant des cloches. Son
aînée, Hazel, faisait une resplendissante demoiselle d’honneur et sa
benjamine, Daisy, avait troqué son éternelle tenue de cycliste contre une
magnifique robe en soie crème et une couronne de marguerites fort à
propos. Bien que persuadée que Daisy devrait être autorisée à vivre sa vie
comme elle l’entendait et à se vêtir selon ses propres goûts, Iris était
contente que sa petite sœur n’ait émis aucune objection à porter la toilette
de demoiselle d’honneur qu’elle lui avait choisie.
— Je suis si heureuse ! s’exclama sa mère en embrassant Iris tandis que
son père serrait la main de Theo. J’ai réussi à marier deux de mes filles.
Plus qu’une, à présent ! clama-t-elle en essuyant une larme qui avait coulé
sur sa joue.
Elle se tourna et adressa un large sourire à la benjamine :
— Et avec une aussi jolie parure, je suis certaine que je n’aurai aucun
mal à trouver un époux convenable pour Daisy, comme je l’ai fait pour
Hazel et vous.
Les trois sœurs levèrent les yeux au ciel à l’unisson avant d’éclater de
rire. Iris n’avait guère le cœur à faire remarquer à leur mère qu’Hazel et elle
avaient trouvé leurs époux toutes seules. Si Iris n’avait pas quitté le manoir
des Walberton en plein milieu d’une tempête, elle n’aurait peut-être jamais
rencontré l’amour de sa vie. Elle soupçonnait également Hazel d’être tentée
de rappeler à la matrone qu’elle avait fait la connaissance de son époux
dans des conditions fort peu conventionnelles et quelque peu scandaleuses.
Quant à Daisy, chacun savait qu’elle n’avait aucune intention de se marier.
Jamais. Tout ce qu’elle désirait, c’était vivre libre en tant que femme
indépendante et explorer le monde depuis la selle de sa bicyclette. Mais
hélas, Iris savait que leur mère ferait la sourde oreille au vœu de célibat de
Daisy. Comme Lady Springfeld l’avait souvent répété à la benjamine,
trouver l’amour et faire du vélo n’étaient pas des activités qui s’excluaient
mutuellement.
Iris se tourna vers son époux, lequel était aux prises avec une
interminable file de convives qui souhaitaient lui serrer la main et le
féliciter. Le pauvre homme semblait épuisé et Iris refusait que l’on épuise
son mari. Après tout, elle avait des projets pour ses merveilleuses mains, ce
soir.
Un second frisson de plaisir la parcourut de la tête aux pieds lorsqu’elle
songea à sa nuit de noces. Ils seraient enfin ensemble, seuls et mariés. Elle
venait de jurer d’aimer Theo Crighton jusqu’à ce que la mort les sépare. Iris
avait fait un unique autre serment, par le passé, celui de se marier par amour
et elle l’avait tenu. Elle venait d’en faire un nouveau, mais Iris était certaine
qu’elle n’aurait aucun mal à chérir son mari jusqu’à la fin de leurs jours.

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TITRE ORIGINAL : STRANDED WITH THE RECLUSIVE EARL
Traduction française : Marine DEPRET
© 2021, Eva Shepherd.
© 2023, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-9027-6

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Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE

Situés aux siècles les plus mouvementés de l’histoire anglaise, les


romans d’Helen Dickson, toujours fertiles en rebondissements, nous
tiennent en haleine jusqu’à la dernière page. Ses héroïnes, fougueuses et
anticonformistes, vont jusqu’au bout de leurs rêves.
NOTE DE L’AUTRICE

J’ai pris beaucoup de plaisir à écrire ce roman, qui se déroule de 1745


à 1746, durant une période troublée de l’histoire de l’Angleterre et de
l’Écosse.
Vous y trouverez de sombres secrets de famille, des blessures cachées,
du désespoir, le véritable amour… Et bien plus encore.
La belle et intelligente Henrietta Brody est contrainte de fuir Londres
pour échapper à un diabolique meurtrier. Elle se lance alors dans un
périlleux voyage à travers les paysages rudes et désolés d’Écosse pour
rejoindre son oncle. Elle trouvera en chemin une aide inattendue en la
personne de Lord Simon Tremain, un loyal défenseur de la cause jacobite,
dont les valeurs sont malheureusement à l’opposé des siennes.
Alors que la bataille de Culloden et la période historique sont bien
réelles, les personnages — à l’exception duBonnie Prince Charlie — sont
entièrement fictifs.
Prologue

1734

Alors que sa demi-sœur Marie, fille aînée de James II, régnait sur
l’Angleterre avec son époux Guillaume d’Orange, James Edward Stuart,
connu sous le nom du Prétendant, ou du Chevalier de Saint-George, reprit
les revendications de son père, lequel avait invariablement échoué dans ses
tentatives pour recouvrer son trône.
James Edward Stuart fut proclamé par ses soutiens roi James III
d’Angleterre et d’Irlande et VIII d’Écosse, et reconnu roi par Louis XIV à
la mort de son père.
Il ne parvint cependant pas à régner, ce qui déchaîna la colère de ses
partisans. Connus sous le nom de Jacobites, soutenus par la France et
l’Espagne, ceux-ci étaient essentiellement implantés en Irlande et dans les
Highlands d’Écosse, où se déroulèrent plusieurs révoltes.
L’avènement au trône de George Ier de Hanovre donna lieu à un nouveau
soulèvement. Comme toutes les autres, cette tentative de restauration
échoua, et James Edward Stuart se réfugia à Rome.
Considérant comme des usurpateurs tous les rois et les reines qui se
succédèrent au trône, les Jacobites continuèrent à les combattre très
activement.
Ce fut ainsi que, après la découverte d’un complot visant à enlever la
famille royale, Andrew Brody fut arrêté avec les autres opposants à la
monarchie en place, et pendu à Carlisle, une ville anglaise située à une
quinzaine de kilomètres au sud de l’Écosse.
Son corps fut ramené chez lui à Glasgow dans une simple caisse en
bois.
Afin d’éviter à son épouse et à sa jeune enfant la vision horrible de son
visage déformé par la rigidité cadavérique, le couvercle resta cloué.
Mary, sa femme, devint folle de chagrin.
Inconsolable, elle pleura jour et nuit, refusa de s’alimenter, et tomba
gravement malade.
Deux semaines après, leur fille de sept ans, Henrietta, pensant que sa
mère était peut-être sortie faire un tour dans le jardin, partit à sa recherche.
Ne la trouvant pas, elle décida de regagner la maison. Mais, pour une
raison qu’elle ne comprit pas totalement elle-même, la fillette s’arrêta et
regarda du côté de la rivière, dont la surface bleutée scintillait au soleil, de
l’autre côté de la barrière clôturant le jardin.
Située non loin de l’université de Glasgow, fondée en 1451 sous
Jacques II d’Écosse, leur maison était bâtie à proximité de la rivière Kelvin,
un affluent du fleuve Clyde, et il n’y avait que quelques pas à faire pour
atteindre sa rive.
Après un moment d’indécision, Henrietta commença à marcher dans
cette direction.
Peut-être était-ce pour satisfaire une sensation de nostalgie, pour se
rappeler des temps plus heureux, quand la rivière était un endroit magique,
où elle allait se promener l’été en famille, attentive au clapotis de l’eau, au
pépiement des oiseaux, à la brise tiède qui, en soufflant, déplaçait des
odeurs de fleurs et d’herbe fraîchement fauchée.
Ou peut-être était-ce quelque chose de plus sombre, comme un funeste
pressentiment, qui l’incitait à aller y voir de plus près.
Quoi qu’il en soit, elle s’avança jusqu’à la berge. Et ce fut alors qu’elle
vit le corps d’une femme flotter sur le ventre, ses cheveux formant un halo
ondoyant à la surface de l’eau.
Il s’agissait de sa mère.
L’estomac d’Henrietta se révulsa, et elle hurla « maman », avant de
s’approcher, espérant qu’il ne soit pas trop tard, mais sachant que c’était le
cas.
Pivotant sur les talons, elle courut vers le jardin, où elle savait qu’elle
trouverait le jardinier en train de ratisser les feuilles mortes.
— Aidez-moi ! cria-t-elle. Ma mère… Elle est dans la rivière. Je ne sais
pas quoi faire. Aidez-moi ! Je vous en supplie, aidez-moi !
Le jardinier, un homme dans la force de l’âge et à la silhouette de géant,
jeta son râteau et courut vers la rivière, suivi de près par la fillette.
En voyant le corps, il évalua rapidement la situation.
Sans perdre un instant, il entra dans l’eau, il tira sa maîtresse jusqu’à la
terre ferme et la retourna sur le dos. Puis il observa la silhouette inerte, le
visage si blanc mais toujours magnifique dans la mort.
Pauvre femme, songea-t-il. Il fallait qu’elle ait atteint le fond du
désespoir pour commettre un tel acte.
Se sentant totalement démuni, il regarda la fillette. Elle se tenait comme
une petite statue de glace, les yeux écarquillés et emplis d’horreur, et il
pouvait ressentir la détresse qui lui broyait l’âme.

Lentement, Henrietta tomba à genoux, fixant le visage livide de sa


mère, caressant de sa petite main les cheveux noirs plaqués sur son front,
murmurant des mots que personne ne pouvait entendre.
La fillette se rappelait toutes ces journées passées avec sa mère,
l’insouciance avec laquelle elles chantaient et bavardaient.
Mais à présent elle était partie. La jeune femme délicieuse, vive et
pleine d’esprit n’était plus.
Une idée effroyable taraudait la fillette : plus jamais elle ne reverrait sa
mère. Mais elle ne devait pas y penser, ou bien elle perdrait la raison
comme sa pauvre maman.

Finalement, le jardinier se releva, en titubant un peu sous le coup de


l’émotion. Il n’était pourtant pas porté à la sensiblerie, mais c’était bien
triste quand même de perdre sa mère aussi jeune, et dans de telles
circonstances.
— Il semblerait que votre mère ait eu un accident, Miss Henrietta, dit-il
en guise d’explication, tout en sachant que c’était faux. Je vais la ramener à
la maison.
La petite ne releva pas les yeux, occupée qu’elle était à caresser les
cheveux de sa mère, tout en lui murmurant de tendres paroles, comme si
elles étaient seules au monde.
— Je prendrai bien soin d’elle, c’est promis. Mais je crois que nous
devrions la ramener maintenant.
Le jardinier attendit encore un peu, observant un cygne et ses trois
oisons évoluer à la surface de l’eau.
Quelle grâce, quelle beauté dans ce spectacle de la nature. Et quelle
cruauté aussi de voir que la vie continuait, indifférente aux drames qui la
ponctuaient.
Malgré l’arrivée de l’automne, un soleil radieux éclairait le paysage, le
ciel était d’un bleu presque irréel, et une étrange douceur flottait dans l’air.
Non, songea le jardinier, ce n’était pas un jour pour mourir.
La fillette se leva. Son visage ruisselait de larmes, et la confusion voilait
son regard vert, comme si elle essayait désespérément de comprendre
pourquoi sa mère l’avait quittée.
— Je vous en prie, ne lui faites pas de mal.
Déglutissant avec peine, le jardinier hocha résolument la tête, avant de
fixer solennellement le jeune visage.
— Je ne lui en ferai pas.
Et alors, avec des gestes d’une délicatesse qui ne lui était pas
coutumière, il se pencha et souleva la défunte dans ses bras, en essayant de
ne pas la regarder tandis qu’il la transportait vers la maison.

Ce second décès, si tôt après celui de son père, en fut trop pour l’enfant.
Elle commença à paniquer.
Elle ne voulait plus vivre là.
Elle ne voulait plus avoir peur en permanence de la mort.
Le frère de son père, oncle Matthew, vint et la prit dans ses bras.
Il secouait la tête, en proie au désespoir, les yeux brillants de larmes. Il
essaya de lui fournir des explications. Tout ceci s’était produit parce que
son père était un Jacobite.
Henrietta ne savait pas ce que cela signifiait, et oncle Matthew essaya
de le lui expliquer. Elle ne comprit pas tout, si ce n’est que les Jacobites
avaient causé la mort de son père et de sa mère.

Matthew considérait que les hommes devraient être libres de vénérer


Dieu à leur façon, dès lors qu’ils obéissaient à leur roi et ne faisaient de mal
à personne.
Malheureusement, son frère avait soutenu le mauvais roi. La cause
jacobite était toute sa vie. Il avait même considéré sa conduite au gibet
comme un véritable moment de gloire, comme si on célébrait sa bonne
conduite, au lieu de le condamner pour ses actes séditieux contre la
Couronne.

Ce nouvel éclairage sur les circonstances de la mort de son père, suivie


presque aussitôt par le suicide de sa mère, hanta la fillette jour et nuit.
La colère et la haine dirigées contre les Jacobites s’entremêlèrent, se
développant en elle au point de consumer son corps et son âme.
Jamais elle n’avait expérimenté un tel degré de détestation.
Puis oncle Matthew l’emmena à Londres, mettant autant de distance
que possible entre elle et le dramatique événement.
Chapitre 1

1745

Le baron Charles Lucas et son épouse Dorothy avaient accueilli


Henrietta à bras ouverts.
Sensibles à sa situation désespérée, ils lui avaient fait une place dans
leur cœur et dans leur maison, avec cette insouciante bonté inhérente à ceux
qui possèdent une bonne naissance et jouissent d’une vie heureuse.
À présent, ils étaient tous deux décédés, ainsi que leur cocher, victimes
d’un accident de calèche alors qu’ils rentraient du théâtre.
En l’espace de vingt-quatre heures, Henrietta avait été obligée de
grandir rapidement, et de se contenir par égard aux domestiques en deuil.
Mais sous des apparences de calme, elle était dévastée par la perte des
deux personnes qui lui avaient donné une raison de vivre, et envers qui elle
avait conçu un amour véritable et dénoué d’égoïsme.
Réalisant combien elle était seule désormais, elle ferma les yeux, et
songea qu’elle allait devoir étudier sérieusement comment tirer le meilleur
parti des circonstances et penser à son avenir.
Après avoir évalué les avantages qu’il y avait pour sa nièce à demeurer
à Londres, et notamment le fait de pouvoir apprendre tout ce qui était de
mise pour une jeune lady, Matthew l’avait placée chez le baron Lucas et son
épouse Dorothy, la meilleure amie de sa mère. Il avait toute confiance en
ces deux personnes de qualité, et bien que ne connaissant rien aux enfants,
étant lui-même un célibataire endurci, il était persuadé qu’Henrietta serait
très heureuse dans son nouveau foyer. Et en effet, le baron et la baronne
Lucas avaient été ravis de devenir les tuteurs légaux d’Henrietta, la
considérant comme la prunelle de leurs yeux, l’enfant qu’ils n’avaient
jamais eu.
Matthew était la seule famille qui restait à Henrietta. Fort intelligent, et
doté d’une curiosité sans égal, il n’avait eu de cesse dans sa jeunesse de
parfaire son éducation.
Afin d’étancher sa soif de connaissances, il avait donc voyagé pendant
quelque temps. Lorsqu’il était rentré chez lui, espérant être accueilli par son
frère, il avait été confronté à une tragédie inattendue.
N’ayant jamais été marié, et semblant éprouver un certain déplaisir à
fréquenter la société, il avait acquis, après la mort brutale de son frère bien-
aimé, un cottage rural non loin d’Inverness où, entouré de ses précieux
livres, il était devenu une sorte d’ermite. Toutefois, Henrietta ne doutait pas
de trouver là-bas un accueil chaleureux, même si, d’après ce qu’elle avait
entendu dire, la vie était rude et solitaire sur la lande écossaise.
Mais peut-être n’aurait-elle pas à quitter Londres. Dorothy lui avait en
effet assuré qu’elle serait bien dotée.
Henrietta se rappelait encore comment la chère lady avait insisté pour
qu’elle l’appelle « ma tante », affirmant que sa mère et elle étaient proches
comme des sœurs, et promettant d’honorer la mémoire de son amie en
prenant le meilleur soin de la fillette qui lui était confiée.
Forte de cette pensée réconfortante, Henrietta prit une grande
inspiration et redressa les épaules.
Mais ce semblant de sérénité fut de courte durée.
Quelques minutes plus tard, en effet, un bruit de roues sur le gravier la
fit se précipiter à la fenêtre.
Aussitôt, son cœur se serra.
Il faisait sombre, mais grâce aux lanternes du carrosse elle pouvait voir
que le neveu de sa bienfaitrice était arrivé à Whitegates pour réclamer son
héritage.
Cynique, présomptueux, grossier, c’était le genre d’homme que
d’ordinaire elle fuyait comme la peste. Hélas, elle ne pouvait se soustraire à
la conversation qui allait suivre.

Suivi de son épouse, Claudia, Jeremy Lucas pénétra d’un pas décidé
dans le hall et se dirigea vers le salon, où Henrietta feuilletait sa
correspondance, principalement des lettres de condoléances lui ayant été
adressées par les amis de ses tuteurs.
À l’instant où il entra dans la pièce, l’atmosphère s’alourdit. Grand,
mince et vêtu à la dernière mode, il se déplaçait avec cette arrogance que
confèrent le pouvoir et l’argent, comme si le monde lui appartenait.
C’était un personnage populaire et très recherché en ville, et il pouvait
être charmant quand la situation le demandait. Mais Henrietta savait
combien en réalité il était froid et calculateur.
Par ailleurs, il avait la fâcheuse tendance de se présenter à la maison
sans prévenir, la dernière fois remontant au lendemain de l’accident.
Toutefois, il n’avait pas jugé utile de venir aux funérailles, qui s’étaient
déroulées à peine vingt-quatre heures auparavant.
Henrietta se leva, lissant du plat de la main sa jupe noire tandis qu’elle
se tournait vers lui.
Jeremy, elle le savait, éprouvait un vif ressentiment à son égard, et
n’avait jamais fait le moindre effort pour le dissimuler.
— Jeremy ! Je ne vous attendais pas. Néanmoins, vous êtes le bienvenu.
La courtoisie d’Henrietta était sans doute quelque peu forcée mais, de
toute évidence, Jeremy n’en avait cure. Campé tel un coq de combat sur le
tapis oriental, les yeux brillants d’avidité, il passait en revue tous les objets
précieux qu’il convoitait depuis des années.
— Cela me semble tout à fait normal, rétorqua-t-il avec arrogance,
puisqu’il s’agit de ma maison.
Le visage crispé, tandis qu’elle s’efforçait de retenir une repartie
sarcastique, Henrietta s’arma de courage en songeant à ce qui l’attendait.
Pour avoir déjà eu affaire à cet homme par le passé, elle savait que ce ne
serait pas plaisant.
Elle lança un regard à Rose, qui s’était postée dans l’embrasure de la
porte, et affichait une expression pensive.
— Tout va bien, miss Brody ? demanda la domestique, non sans jeter
des coups d’œil nerveux aux visiteurs.
— Oui, merci Rose.
La jeune femme recula, mais resta en vue. Sa loyauté envers sa
maîtresse demeurait aussi forte qu’au jour où elle était venue vivre chez le
baron Lucas, et elle avait depuis fort longtemps prouvé que l’on pouvait lui
accorder toute confiance en des temps troublés.
— Apportez-nous des rafraîchissements, voulez-vous, Rose ?
La domestique esquissa une révérence et s’en alla prestement.
Le salon offrait suffisamment d’intimité pour une conversation privée,
cependant les domestiques étaient raisonnablement proches pour
qu’Henrietta ne se sente pas menacée.
Le simple fait de penser une chose pareille, c’est-à-dire qu’elle puisse
courir un danger dans sa propre maison, montrait à quel point elle se méfiait
de Jeremy.
— Ces domestiques sont terriblement irrespectueux ! C’est
inadmissible, l’informa Jeremy.
Il s’assit lourdement dans un fauteuil et étendit ses longues jambes
devant lui, une lueur malfaisante éclairant son regard bleu pâle tandis qu’il
observait Henrietta avec insolence.
— Mais peu importe. Je ne suis pas venu discuter de quelque chose qui
peut aisément se remplacer.
Henrietta se crispa, tous ses sens en alerte.
— Se remplacer ? De quoi parlez-vous ?
— Des domestiques, on en trouve treize à la douzaine. Étant donné que
je vais m’installer ici, ils ont intérêt à savoir rester à leur place s’ils veulent
que je les garde.
— Vous avez parfaitement raison, Jeremy, pérora Claudia, de sa voix de
fausset. Vous devez leur montrer dès le début comment vous entendez faire
fonctionner la maisonnée, et leur faire comprendre que vous ne tolérerez
aucun manquement.
Henrietta reporta son attention sur l’épouse de Jeremy, en prenant sur
elle de ne rien laisser transparaître de son mépris.
Au cours de ses précédentes visites, Claudia n’avait pas caché combien
elle était affligée par les flamboyants cheveux roux d’Henrietta.
N’éprouvant aucune vergogne à qualifier tous les Écossais d’arriérés, elle se
permettait également de traiter Henrietta de païenne, un terme que
beaucoup d’Anglais de confession protestante employaient à l’encontre des
catholiques romains. Pas une fois son mari ne l’avait reprise, mais il
partageait sans doute cette opinion, et se délectait probablement de
l’humiliation d’Henrietta.
Fidèle à elle-même, Claudia était vêtue avec ostentation, et faisait
largement étalage de ses généreux atouts. Poudrée à l’excès, elle arborait
plus de fard que ne le recommandait le bon goût. Ses cheveux bruns étaient
rassemblés en un volumineux chignon bouclé, et sa joue s’ornait d’une
mouche de velours noir.
Le nez levé de façon dédaigneuse, son regard noisette empli d’hostilité,
Claudia grimaça un sourire, avant d’ôter ses gants et de les déposer
négligemment sur une console.
Puis elle se mit à déambuler à travers la pièce, ses jupons bruissant dans
son sillage, et laissa glisser ses doigts parfaitement manucurés sur les
surfaces cirées, s’attardant ici sur une figurine, là sur un livre…
— Si vous êtes venu me parler du testament, dit Henrietta, en essayant
de masquer l’aversion que lui inspirait Jeremy, le notaire vient demain.
— J’en connais le contenu, Henrietta. J’ai déjà appelé Braithwaite.
Comme vous le savez, il est le notaire de notre famille depuis plus de dix
ans.
— Il a été absent ces deux dernières années. Je crois qu’il se trouvait en
Amérique.
— Je ne l’ignore pas, répliqua Jeremy, visiblement agacé par
l’interruption. Mais il est rentré récemment, et il a recueilli les dernières
volontés de mon oncle…
— Qu’il vous aurait, dites-vous déjà communiquées. À l’évidence, il
doit y avoir une erreur, et votre oncle ne vous a pas informé…
— Calmez-vous ! ordonna Jeremy d’un ton sec.
Il se leva et la toisa sévèrement, sa longue et molle silhouette frémissant
tel un serpent prêt à frapper.
— Ce que vous avez à dire ne m’intéresse pas. Mon oncle a conservé
une copie du testament dans son bureau, et je la trouverai quand je passerai
en revue ses papiers, ce que j’ai l’intention de faire ce soir même.
Levant l’index d’un geste menaçant, il s’avança d’un pas vers Henrietta.
— Comprenez bien que tout me revient : la maison, l’argent… Tout. Et
j’ai l’intention d’en prendre possession immédiatement.
L’inquiétude commença à gagner Henrietta.
Pas une fois elle n’avait abordé ce sujet avec ses bienfaiteurs. En réalité,
elle n’avait jamais eu aucune raison de le faire, n’étant pas de nature vénale,
et leur faisant entière confiance.
Mais peut-être n’y avait-il pas lieu de se mettre martel en tête. Elle
savait que ses tuteurs se souciaient d’elle, et qu’ils auraient fait en sorte
qu’elle ne se retrouve pas dans le dénuement après leur décès.
« Oui, bien sûr », se dit-elle, passablement rassérénée. Il était
impossible qu’ils aient négligé la question, même si elle-même n’y avait
jamais songé.
Ses espoirs retombèrent lorsque Jeremy reprit la parole, avec un petit
sourire satisfait.
— Vous n’êtes pas mentionnée. Comment pouvez-vous croire que ma
tante et mon oncle vous aient laissé quelque chose ? Vous ne faisiez pas
partie de la famille. Vous n’étiez rien pour eux.
— Jeremy a raison, approuva Claudia de sa voix désagréablement
aiguë.
Interceptant le regard dédaigneux d’Henrietta, elle s’enflamma.
— Et ne me regardez pas comme ça ! Jeremy va effacer cette mimique
condescendante en vous envoyant empaqueter vos effets.
Du regard, elle chercha l’approbation de son mari, qui haussa
mollement les épaules.
— N’est-ce pas, mon cher ? insista-t-elle.
— Mais oui, ma douce.
Claudia n’en avait pas encore terminé de cracher son venin. Le regard
mauvais, elle se mit à éructer :
— Vous vous croyez meilleure que moi, n’est-ce pas, espèce de sorcière
écossaise ? Eh bien, vous vous trompez, ma pauvre fille. Vous n’êtes même
pas digne de nettoyer mes chaussures !
Bien qu’offensée par les paroles de Claudia, Henrietta s’intima l’ordre
de rester calme.
Certes, elle était blessée, vulnérable, à la merci de ces deux monstres,
mais ce serait faire trop d’honneur à cette femme que d’alimenter un
sentiment de supériorité que sa basse extraction ne justifiait en rien.
— Permettez-moi de ne pas partager votre opinion, dit-elle avec un petit
sourire.
Doublement éprouvée par l’épreuve qu’elle vivait, après la perte de ses
tuteurs, et par la cruauté de Jeremy, Henrietta pouvait au moins
s’enorgueillir d’avoir conservé son sens de la repartie.
— Et, reprit-elle, contrairement à ce que vous sous-entendez, je
n’espérais certainement rien qui ait de la valeur. Après avoir perdu mes
parents, et m’être retrouvée seule au monde, j’ai été extrêmement
reconnaissante à vos proches de m’accueillir dans leur maison.
Sa voix se brisa discrètement sur la fin de la phrase.
— J’étais très dévouée à votre tante et à votre oncle, et je sais qu’ils se
sont attachés à moi au fil des années.
— Il est certain que vous avez su y faire, avec vos manigances,
commenta Claudia, avec un ricanement mauvais.
Henrietta fit mine de ne pas avoir entendu et poursuivit, s’adressant
toujours à Jeremy :
— Votre oncle était particulièrement méthodique dans ses affaires, et je
ne puis croire qu’il n’ait pas pris de dispositions pour moi, ne serait-ce que
pour me permettre de libérer la maison avant que vous en preniez
possession.
Jeremy eut un sourire narquois.
— Eh bien, ce n’est pas le cas, répliqua-t-il.
À l’évidence, il se délectait de la remettre à sa place, mais Henrietta
parvint à garder son calme.
— Je suppose qu’ils en avaient assez de vous voir rêver du jour où vous
prendriez possession de la maison, et qu’ils avaient l’espoir de vous marier
avant leur décès, afin que vous ne puissiez spolier leur héritier légal, ajouta-
t-il.
Henrietta ne s’en laissa pas compter, et le toisa fièrement.
— Vous parlez de vous, j’imagine.
Le regard de Jeremy se posa sur elle.
— Pour qui vous prenez-vous ? demanda-t-il, avec une petite moue
dégoûtée. Une lady ?
— Si vous connaissiez vraiment votre tante et votre oncle, vous ne me
parleriez pas sur ce ton, et vous ne m’accuseriez pas de méfaits inexistants.
Le baron et la baronne Lucas étaient bons et attentionnés, et n’auraient pas
permis que je sois mise dehors aussi aisément.
— C’est pourtant le cas. Je possède cette maison, à présent. Je suis le
maître ici et, dès qu’il aura été fait lecture du testament, je veux que vous
partiez.
Henrietta avait à présent la certitude que Jeremy ignorait que son oncle
avait modifié ses dispositions testamentaires, mais également changé de
notaire.
Insatisfait de la façon dont Me Braithwaite conduisait ses affaires,
l’homme n’étant guère connu pour sa discrétion, le baron Lucas avait en
effet porté son choix sur Me Goodwin, un notaire de la ville, dont la probité,
le bon sens et l’empathie avaient fait leurs preuves.
Henrietta ne pouvait manquer de s’étonner que Me Braithwaite, qui était
un ami proche de Jeremy, ne l’en ait pas informé. Sans doute y était-il tenu
sur le plan légal ? À moins qu’il n’ait quelque chose à y gagner ?
Elle faillit le dire elle-même à Jeremy, mais quand elle vit la façon dont
il la toisait à nouveau, lui faisant silencieusement comprendre qu’il la
mettrait dehors sur-le-champ si elle s’avisait de le contrarier davantage, elle
resta muette.
Jeremy, devinant probablement sa peur, et ressentant sans doute alors un
regain de pouvoir, eut un ricanement cruel qui glaça le sang d’Henrietta.
— Vous, jeune demoiselle, reprit-il, en lui agitant l’index sous le nez,
cela fait bien trop longtemps que vous vivez aux crochets de cette famille,
en profitant de la naïveté de ma tante et de mon oncle pour mener grand
train.
Impressionnée malgré elle, Henrietta fit un effort surhumain pour ne
rien laisser paraître, tandis que Jeremy poursuivait :
— Vous croyez sans doute que cela vous est dû, mais vous n’êtes pas à
la hauteur de vos ambitions. Quoi qu’il en soit, c’en est assez ! Veuillez
faire vos bagages et vous tenir prête à partir dès que Braithwaite nous aura
donné lecture du testament.
— Bien dit, Jeremy ! Vous l’avez remise à sa place, dit Claudia d’un ton
mauvais.
Caressant du bout des doigts un épais rideau de damas, elle observa
d’abord le chandelier de cristal, puis le tapis turc sous ses pieds, avant de
poursuivre :
— Ce n’est qu’une moins-que-rien, une mendiante. Elle n’est pas de
notre monde. Il était temps que quelqu’un la remette à sa place.
C’était pour Henrietta le comble de l’ironie. Claudia n’était-elle pas
elle-même une théâtreuse que Jeremy avait ramassée à Drury Lane ?
Elle se serait volontiers esclaffée si la situation n’avait pas été aussi
sérieuse.

Jeremy laissa son regard s’attarder sur Henrietta, notant ses magnifiques
cheveux cuivrés, sa longue et nerveuse silhouette, sa taille fine, et les
rondeurs que ne parvenait pas à dissimuler sa tenue de deuil.
Certes, il avait l’intention d’exercer sa vengeance sur la protégée de son
oncle, et le fier port de tête de l’orpheline, doublé d’un regard de défi, ne
faisait que l’y encourager.
Cependant, il devait bien admettre que Claudia souffrait mal la
comparaison avec cette farouche et fraîche beauté. Pour tout dire, il y avait
longtemps que Claudia n’affolait plus ses sens. Et sa vulgarité, amusante
lorsqu’elle était une jeune artiste de théâtre, gouailleuse et insolente,
commençait à l’agacer prodigieusement. Elle était même du plus mauvais
effet dans les cercles huppés qu’il fréquentait.
Alors que cette ardente Écossaise… Oui, décidément, il se verrait bien
lui conter fleurette…
— Vous ne pouvez pas faire ça, dit Henrietta. Je vous supplie de
reconsidérer votre décision.
Il afficha une petite moue pensive.
— Je suppose que je pourrais me laisser fléchir… Mais c’est donnant,
donnant.
— Ne commencez pas à marchander avec elle, protesta Claudia. Elle
s’en va, et voilà tout !
Indifférent à l’interruption de sa femme, Jeremy contemplait avec
fascination le décolleté d’Henrietta.
— Je suppose que nous pourrions trouver un terrain d’entente,
poursuivit-il d’un ton lourd de sous-entendus.

Henrietta se recroquevilla sous le poids du regard de Jeremy. Elle


sentait ses yeux lui brûler la peau à travers l’étoffe de sa robe.
Le cœur battant à tout rompre, elle se risqua à le regarder.
La lueur prédatrice dans les yeux de Jeremy, le sourire confiant qui
étirait ses lèvres minces indiquaient avec la plus grande clarté que ses
pensées n’étaient pas du genre qu’une jeune et décente lady devait
encourager. Certes, elle n’avait aucune expérience des hommes, mais elle
savait reconnaître quand l’un d’eux avait des vues sur sa vertu.
— Naturellement, il faut considérer la question de votre tutelle, ma
chère Henrietta, déclara Jeremy d’un ton docte. Cela ne peut être négligé.
En tant qu’héritier de mon oncle, je suppose que cette responsabilité me
revient. Auquel cas, j’ai autorité sur vous, puisque vous n’avez pas encore
atteint l’âge légal de prendre vos décisions seule. Vous devez donc m’obéir.
L’arrogance de son expression eut finalement raison de l’hébétude
d’Henrietta.
— Je ne suis pas votre pupille ! répliqua-t-elle. Je ne pense pas qu’il soit
fait mention d’un transfert de tutelle dans quelque testament que ce soit.
D’ailleurs, je ne comprends pas votre soudaine sollicitude. Il y a quelques
minutes à peine, vous étiez prêt à me jeter à la rue.
Le regard de Jeremy se fit moins menaçant.
— J’ai réagi un peu hâtivement, je le reconnais. Mais je suis prêt à vous
autoriser à rester quelque temps.
— Mais avec une contrepartie, l’interrompit Henrietta, outrée par ce
qu’il était en train de suggérer. Comment osez-vous m’insulter ainsi ? Le
simple fait de suggérer ce genre de choses est déjà écœurant, mais le faire
en présence de votre femme l’est doublement. Je préfère encore me
retrouver à la rue que de rester ici.
Le visage de Jeremy s’empourpra, et ses yeux lancèrent des éclairs.
— Et c’est ce qui va vous arriver, vous pouvez y compter ! lança-t-il,
tout son corps vibrant de rage. À présent, allez dans votre chambre, et n’en
sortez que lorsque je vous en donnerai la permission.
Il y avait dans sa voix un avertissement qui fit frissonner de peur
Henrietta.
— Avec le plus grand plaisir, dit-elle.
Pivotant sur les talons, elle quitta la pièce au moment où deux
domestiques y entraient, portant des plateaux chargés d’un service à thé en
argent, de tasses en délicate porcelaine, et de pâtisseries, qu’en d’autres
circonstances, elle aurait trouvé appétissantes.

Henrietta avait gravi la moitié de l’escalier quand elle se ravisa et


décida d’informer Jeremy que son oncle avait changé de notaire.
La porte était entrebâillée, et elle s’immobilisa quelques instants,
s’armant de courage pour faire face à la nouvelle confrontation qui allait
suivre.
Mais, en entendant la voix criarde de Claudia, elle resta où elle était.
— Je remercie le Seigneur qu’elle s’en aille. Elle ne pouvait pas
continuer à vivre ici.
— Ne vous inquiétez pas, ma chère.
Jeremy mordit dans un petit-four recouvert d’un glaçage blanc, et fit
tomber sur le col de sa redingote des miettes, qu’il balaya d’un geste distrait
de la main, avant de poursuivre :
— Vous n’aurez pas à la supporter longtemps.
— Quel malheur que nous n’ayons pas pu nous débarrasser d’elle en
même temps que ces deux vieux fous, dit Claudia, d’un ton geignard. Elle
devait pourtant les accompagner ce soir-là.
Elle soupira avec exagération, aussi mauvaise comédienne dans la vie
qu’au théâtre.
— Enfin, tout s’est déroulé comme vous l’espériez puisque vous héritez
de tout.
— Il était temps. Je ne pouvais pas attendre davantage. Avec les
créanciers à nos portes, c’était ça ou la prison. Aussi, il n’est pas question
que cette petite intrigante récupère un objet ou un penny de ce qui
m’appartient.
— N’oubliez pas que cette fille est une papiste, ajouta Claudia. Il nous
faut donc redoubler de prudence. Ces gens-là sont connus pour poignarder
les bonnes gens dans leur lit. Et quand on connaît les exactions de son père,
on se dit qu’elle a de qui tenir. Heureusement qu’il a fini au bout d’une
corde. C’est tout ce qu’il méritait.
Henrietta était pétrifiée d’horreur.
Ainsi, ces deux-là étaient responsables de la mort de ses bienfaiteurs. Et
elle aurait subi le même sort si un rhume ne l’avait empêchée
d’accompagner le baron Lucas et la baronne Dorothy au théâtre ce soir-là.
Mais ce qui la mettait le plus en colère, c’était la façon dont cette
créature sortie du ruisseau osait évoquer la mémoire de son père.
Jugeant qu’elle en avait assez entendu, elle s’éloigna lentement de la
porte à reculons, et se dirigea silencieusement vers le bureau du baron. Là,
elle ouvrit l’un après l’autre les tiroirs de son écritoire, et ne tarda pas à
trouver ce qu’elle cherchait.
Jeremy avait raison. Il y avait bien une copie du testament. Mais il
s’agissait du nouveau document, celui consigné par Me Goodwin.
Lorsqu’elle entendit Jeremy quitter le salon et traverser le hall pour aller
aboyer des ordres au personnel de cuisine, Henrietta franchit prestement la
porte du bureau, en serrant d’une main le testament contre son cœur.
Redoutant de faire du bruit, elle trottina furtivement vers l’escalier et
regagna sa chambre.
Henrietta ferma soigneusement la porte, et regarda autour d’elle avec le
sentiment qu’elle voyait pour la dernière fois cette chambre élégante et
confortable, où elle avait passé les plus belles années de sa vie, et dont elle
chérissait le moindre détail.
Seule la douce lueur des flammes qui dansaient dans la cheminée
éclairait la pièce, mais elle n’avait aucun mal à distinguer, trônant au milieu
de la pièce, imposant et majestueux, le grand lit à baldaquin, habillé de
tentures et d’une courtepointe indigo. Elle connaissait l’emplacement de
chaque bibelot, de chaque meuble, des coussins patiemment brodés par la
baronne… Elle aurait pu décrire par le menu les tableaux aux moulures
dorées représentant de délicieux paysages…
Mais le temps n’était pas à l’apitoiement. Il n’y avait pas une minute à
perdre.
Les mains tremblantes, elle ouvrit la copie du testament et le lut
sommairement.
Les dernières volontés du baron Lucas lui firent l’effet d’un coup de
tonnerre.
Le premier choc passé, elle comprit que, si elle tenait à la vie, elle
devait s’enfuir sur-le-champ.
En tant qu’unique parent du baron Lucas, Jeremy était en droit
d’imaginer que tous les biens et avoirs de son oncle lui reviendraient.
Mais le baron lui avait tout légué à elle.
Nageant en plein cauchemar, Henrietta réalisa qu’elle était
complètement seule, à la merci de démons qui avaient l’intention de la
détruire.
Qui pouvait dire ce que serait tenté de faire Jeremy s’il découvrait
qu’elle avait connaissance du terrible crime commis par lui, et pour lequel il
serait assurément pendu si cela venait à se savoir ?
Et demain, lorsqu’il apprendrait que son oncle avait changé de notaire et
rédigé un nouveau testament, lui laissant tout, les répercussions seraient
terribles.
Or, elle n’avait pas la force de se dresser contre lui.
L’espace d’un instant, elle envisagea d’aller trouver refuge auprès des
amis de ses tuteurs, mais y renonça très vite. Jeremy avait toujours été très
apprécié de tous et, compte tenu des événements choquants qui avaient eu
lieu dans sa famille, Henrietta savait qu’elle n’était pas très bien vue de la
bonne société.
Personne ne croirait à la conversation qu’elle avait surprise entre
Jeremy et Claudia, où celui-ci reconnaissait avoir assassiné son oncle et sa
tante pour faire main basse sur leur fortune et ainsi éviter la prison pour
dettes.
Ce serait sa parole contre celle de Jeremy. Et, même si Me Goodwin
établissait que l’héritage lui revenait bel et bien, jamais l’homme de loi ne
croirait qu’elle courait un danger mortel.
Elle n’avait personne vers qui se tourner, et ne pouvait compter que sur
elle-même pour sauver sa peau.
Forte de ce triste constat, elle écouta ce que lui soufflait son instinct.
Elle n’allait pas rester assise à attendre que Jeremy l’élimine avec la
même ingéniosité vicieuse qu’il avait employée à l’encontre de sa tante et
de son oncle.
Il lui fallait s’enfuir, et le plus rapidement possible.

Pressentant qu’un drame était en train de se jouer, Rose n’avait pas


tardé à aller frapper à la chambre de sa maîtresse, pour lui demander si elle
avait besoin de quelque chose.
Henrietta expliqua rapidement à sa fidèle domestique le différend au
sujet de l’héritage et la décision qu’avait prise Jeremy de la jeter dehors.
Elle omit toutefois de préciser que Jeremy avait reconnu avoir tué ses
tuteurs.
Elle avait toujours le plus grand mal à admettre qu’il ait pu faire
quelque chose d’aussi horrible mais, s’il pouvait agir ainsi avec sa propre
chair et son sang, il était évident qu’il n’aurait aucune pitié pour elle.
Sans perdre davantage de temps, elle envoya Rose lui chercher des
vêtements d’homme, plus pratiques pour une longue chevauchée, et qui lui
permettraient plus aisément de passer inaperçue. Elle lui demanda
également de donner instruction à Robbie, le jeune palefrenier, de seller sa
jument et d’amener discrètement l’animal derrière la maison, sans en dire
un mot à quiconque.
Restée seule, Henrietta rassembla quelques affaires dont elle pourrait
avoir besoin : la copie du testament, une bourse contenant quelques pièces
de monnaie, et ses bijoux, qu’elle pourrait vendre en cas de nécessité.
Elle eut aussi la présence d’esprit de s’armer d’une petite dague ayant
appartenu à son père, pour se défendre contre les vagabonds et les bandits
de grand chemin.
Lorsque Rose revint avec des vêtements appartenant à Robbie,
Henrietta s’empressa de les enfiler, en s’interdisant de faire grise mine
devant les accrocs et les taches dont ils étaient truffés.
Observant dans le miroir sa nouvelle apparence, elle ne put s’empêcher
de songer que Lady Lucas l’aurait vertement admonestée d’oser monter à
cheval dans une tenue aussi immodeste et dénuée de féminité.
Y avait-il quelque chose qui risquait de la trahir ? se demanda-t-elle.
Son petit nez insolent, ses yeux verts en amande, ses longs cils, sa bouche
trop rose et délicate ?
Petite et mince, elle n’aurait aucun mal à passer pour un jeune garçon
— même Jeremy ne la reconnaîtrait pas, vêtue ainsi — mais elle devait
absolument faire quelque chose pour ses cheveux. En effet, les longues et
soyeuses mèches bouclées constitueraient vite un handicap, et elle en avait
déjà suffisamment comme ça.
— Je m’inquiète beaucoup pour votre sécurité, dit Rose, qui n’hésitait
jamais à lui parler franchement. J’espère que vous savez ce que vous faites.
— Pas du tout, répondit Henrietta. Tout ce que je sais, c’est que je ne
peux pas rester ici avec Jeremy. Et pour que mon personnage soit crédible,
je veux que vous me coupiez les cheveux.
Rose eut l’air horrifié par sa requête.
— Vos beaux cheveux ? Je ne peux pas faire ça.
— Mais si, vous le pouvez. C’est absolument nécessaire.
— Mais… Miss… Vous n’y songez pas !
— Il y va de ma survie, vous dis-je. Le moment n’est pas à jouer les
coquettes. Et puis, ce n’est pas si grave que ça. Ils repousseront très vite.
D’un geste décidé, elle lui tendit une paire de ciseaux.
— Maintenant, dépêchez-vous. Je dois partir avant que Jeremy ne
vienne me chercher.

Rose achevait de faire disparaître les longues mèches bouclées qu’elle


avait maladroitement cisaillées, quand Henrietta entendit une porte claquer
au rez-de-chaussée.
Lorsque la voix furieuse de Jeremy s’éleva, elle se mit à trembler de
tous ses membres, imaginant que la malheureuse domestique à laquelle il
s’adressait n’en menait pas large non plus.
— Où est-elle, bon sang ? Dans sa chambre, je suppose. Allez me la
chercher.
Soudain, Henrietta sentit les bras de Rose autour d’elle. Une brusque
bouffée d’émotion lui fit à son tour étreindre sa fidèle domestique.
Avant de fondre en larmes, elle s’écarta et redressa fièrement la tête.
— C’est terrible que vous soyez obligée de quitter votre maison, dit
Rose, en essuyant du bout des doigts une larme qui roulait sur sa joue. Où
irez-vous ?
Dans la situation dramatique où elle se trouvait, il n’y avait qu’un
endroit où Henrietta pouvait aller, qu’une personne à qui elle pouvait
demander de l’aide : son oncle. Or, ce dernier se trouvait à des centaines de
miles de là, dans l’immensité sauvage de l’Écosse, et elle n’ignorait pas que
ce serait pour elle un défi monumental d’arriver là-bas saine et sauve.
Craignant que Jeremy n’interroge Rose, et ne parvienne, à force de
menace, à lui tirer les vers du nez, Henrietta considéra qu’il était mieux
pour la domestique d’ignorer ses projets.
— Je ne peux pas vous le dire, Rose. Mais j’ai l’intention de quitter
Londres. Je vous écrirai lorsque j’aurai atteint ma destination, c’est promis.
Souhaitez-moi bonne chance.
— Je le fais toujours, miss. Que Dieu vous protège. Je prierai pour
vous.
Enveloppée dans une cape noire, ses cheveux roux noircis à la cendre et
dissimulés sous un grand chapeau, Henrietta se précipita sans attendre vers
la porte de service, tandis que Jeremy tempêtait à travers la maison.
Réalisant ce qu’elle s’apprêtait à faire, elle frissonna. Il aurait été moins
dangereux d’entreprendre ce voyage de jour, mais elle ne pouvait pas
reporter son départ.
Sans un regard en arrière, telle une ombre, elle quitta le domaine sans
croiser âme qui vive.
Heureusement, aucun nuage noir ne planait au-dessus de sa tête. Il n’y
avait pas de vent et, en cette fin août, l’air était encore tiède.
Par chance, elle connaissait bien les environs, et il n’y avait pas un
chemin, pas un étang, pas un bois qui ne lui soit familier. Cependant,
Hampstead Heath avait la sinistre réputation d’être un repaire de criminels,
et le risque d’en croiser était encore plus élevé la nuit.
Poussée par le besoin de mettre le plus de distance possible entre elle et
Jeremy, Henrietta avait lancé sa monture au grand galop à travers la lande.
À l’approche du bois, elle dut ralentir, de crainte d’être désarçonnée par
une branche basse.
Avançant au pas dans l’obscurité, la lune et les étoiles lui étant cachées
par la frondaison, elle tendait l’oreille, à l’affût du moindre son. Mais,
hormis l’écho étouffé des sabots de sa jument sur la terre battue, tout était
silencieux.
Elle s’arrêta aux abords d’une clairière, pour observer la sombre
silhouette d’un cottage en ruines.
Alors qu’elle s’apprêtait à longer la bâtisse, elle réalisa qu’une lanterne
avait été allumée, et que quelqu’un se tenait à l’extérieur.
Redoutant que l’inconnu ne se jette sur elle si elle venait à chevaucher à
proximité, elle descendit de cheval et attacha sa monture à une branche
basse.
Le cœur battant à tout rompre, elle se baissa et s’approcha rapidement
de l’angle de la bâtisse.
Tandis qu’elle prenait appui contre le mur, elle réalisa alors que ses
jambes tremblaient.
Pendant un bref instant, la panique faillit la submerger mais, les doigts
pressés contre ses lèvres, elle parvint à se contenir au prix d’un énorme
effort de volonté.
Un rayon de lune éclairait partiellement la ruine mais, au cœur des
ombres projetées par les murs, l’obscurité recouvrait tout, tel un épais
manteau de velours noir.
Retenant son souffle, Henrietta osa jeter un coup d’œil vers l’endroit où
se trouvait autrefois la porte.
Un homme se tenait là, longue et sombre silhouette dans les ténèbres.
Elle attendit que les battements de son cœur ralentissent, et que sa
respiration redevienne normale.
Quelque part sur la lande, une chouette hulula, le son glaçant se
répercutant longuement dans le silence.
Respirant à peine, Henrietta se pressa contre le mur.
Soudain, des bruits de sabots résonnèrent, mêlés au cliquètement des
harnais.
Reculant contre le mur, elle se dissimula dans l’ombre.
Trois hommes chevauchèrent jusqu’à la bâtisse, et mirent pied à terre.
L’homme qui les guettait s’approcha pour les accueillir.
Rongée de curiosité, Henrietta prit le risque de s’avancer afin de mieux
voir, tout en se demandant la raison de cette réunion furtive.
Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité, et elle put aisément distinguer
les silhouettes des chevaux et des hommes.
Ils discutèrent un moment à voix basse, puis deux d’entre eux se
détachèrent du groupe, et s’approchèrent de l’endroit où elle se trouvait.
— Ravi de te voir, Jack, dit celui qu’elle avait vu en train de faire le
guet.
— De même, Simon. Tu attendais depuis longtemps ?
— Une demi-heure, environ.
— Tu arrives de Douvres, j’imagine ?
— J’ai rencontré le Français, répondit Simon. C’est un homme de
confiance.
— Que serions-nous sans nos fidèles agents de liaison, approuva Jack.
Quant à toi, mon ami, il te reste encore une longue route à faire avant
d’atteindre Édimbourg.
— Certes, mais c’est nécessaire. J’ai l’intention de m’arrêter chez moi,
à la frontière. J’ai des dispositions à prendre au cas où les choses ne
tourneraient pas comme nous l’espérons. Mais j’espère pouvoir mettre cap
au nord avant l’aube.
— Ah bon ? Pourquoi cela ?
— Il se trouve que le prince Charles est arrivé en Écosse avec une
poignée d’hommes. Ce sera bientôt de notoriété publique. Convaincu que
les Jacobites anglais sont en train de susciter une rébellion, il a l’intention
d’envahir l’Angleterre. Je dois me rendre dans le Nord pour évaluer la
situation.
— Je suis dévoué à la cause, affirma Jack, mais soulever une révolte
pour asseoir à nouveau son père sur le trône me semble être de la folie.
— Je le pense aussi, dit Simon. Mais notre Bonnie Prince Charlie,
comme nous le surnommons en Écosse, n’en démord pas. Depuis que son
père l’a nommé prince-régent, lui donnant l’autorité d’agir en son nom, il
multiplie les tentatives de soulèvement pour lui rendre son trône. Ainsi que
tu le sais, il a été proclamé que, par la volonté de Dieu tout-puissant, le roi
James, VIII d’Écosse, et III d’Angleterre et d’Irlande fait valoir ses justes
droits au trône des trois royaumes, et qu’il est soutenu en cela par les chefs
de clan des Highlands, les lords jacobites, et d’autres loyaux sujets.
Simon balaya d’un geste impatient une mèche de cheveux que le vent
avait rabattue sur son front.
— Tout cela est bien beau, dit-il d’un ton las, mais il nous faudrait pour
mener à bien ce combat des soldats, des armes et de l’argent. Or, nous
n’avons rien de tout cela.
— Alors, Charles échouera. À moins que les Français ne nous aident.
Simon eut un soupir amer.
— Si nous comptons sur les Français, nous pouvons attendre longtemps.
— Cependant, les Anglais étant en guerre contre eux, et toutes les
armées se trouvant déployées en Europe, c’est peut-être le moment d’agir,
suggéra Jack.
Simon secoua la tête.
— J’ai des doutes. Je crains que nous ne manquions de soutien en
Écosse. Certains chefs de clans répondront à l’appel. D’autres, qui ont fait
allégeance au gouvernement britannique, ne le feront pas. Ils sont
nombreux à penser que les choses vont mieux depuis que les Stuarts sont
partis. C’est devenu une fière nation, unie avec l’Angleterre. Les gens se
sont enrichis, ont gagné en puissance et en respect à travers le monde. Ils
craignent que le retour des Stuarts n’apporte un regain de misère, et n’ont
aucune appétence pour la guerre.
Simon posa la main sur l’épaule de son ami.
— Et toi, Jack ? Redoutes-tu de continuer ? Charles a-t-il ton soutien ?
— Certainement. Nous sommes allés trop loin pour faire retraite
maintenant. J’informerai nos hommes à Londres des événements. Il n’y a
rien que je ne ferais pour Charles. S’il réussit, je saurai que j’y suis pour
quelque chose. Peu d’hommes pourront en dire autant. Qu’en penses-tu,
Simon ?
— Je suis d’accord, mais il serait préférable que le roi George soit
destitué par la voie diplomatique.
— Cela ne se produira pas. Le rôle que tu joues dans ce drame est grand
et héroïque. Tu es parfait comme agent de liaison dans le Nord. Nous
n’aurions pu choisir un homme qui connaisse mieux cette région.
Modeste, Simon haussa les épaules.
— Il est vrai que je la connais passablement bien. Mais si la rébellion
doit avoir lieu, des temps difficiles nous attendent. Ceux qui soutiennent le
prince Charles seront considérés comme des rebelles et des traîtres à la
Couronne anglaise.
— Ce n’est rien en comparaison de ce que nos compagnons catholiques
ont déjà enduré. Si nous sommes en sécurité depuis quelque temps, c’est
parce que nous avons appris à garder le silence, mais cela fait deux cents
ans que nous souffrons. Ce ne sera qu’une nouvelle épreuve pour tester
notre résolution. Je prie pour que ce soit la dernière.
— Certes, mais voyons plutôt l’arrivée du prince Charles, après tant
d’années de ténèbres et de désespoir pour les Jacobites, comme un rayon de
soleil perçant enfin les nuages.

Réalisant que sa curiosité l’avait involontairement mise en danger,


Henrietta suivait cet échange avec stupéfaction.
Depuis quelques heures, tout ce qui lui arrivait avait l’incohérence d’un
mauvais rêve.
Et, pour couronner le tout, elle venait de tomber sur un nid de
conspirateurs jacobites.
Quelque part dans un coin reculé de sa mémoire, un souvenir
douloureux, celui du retour au domaine du cercueil de son père, tenta de
monter à la surface. Elle le chassa aussitôt, mais ne put réprimer le frisson
qui courut le long de sa colonne vertébrale.
En tant que catholique, il lui était impossible d’ignorer les
revendications des Jacobites. Mais, imputant à ces derniers le drame qui
avait frappé sa famille, elle ne pouvait s’empêcher de leur en garder une
certaine rancœur.
D’après le peu qu’elle en savait, la cour de James Stuart, le roi d’Écosse
en exil — ou le prétendant au trône, selon la tendance politique de
chacun — se trouvait à Rome. Il avait essayé de reconquérir le trône en
1715, et avait échoué faute de soutien. Depuis, il avait travaillé sans relâche
à tenter d’obtenir le concours d’autres monarques, rappelant la légitimité de
son fils Charles au trône d’Écosse et d’Angleterre.
Ce qu’elle venait d’entendre suggérait que Charles Edward Stuart était
venu réclamer le trône de son père, et se tenait prêt à la rébellion armée
pour restaurer la monarchie Stuart.
Tandis qu’elle changeait de position, sa cape frôla le mur, délogeant une
pierre qui tomba à ses pieds avec un bruit sourd.
Alertés, les hommes se turent aussitôt.
Elle resta immobile, le cœur battant à tout rompre, une sueur froide
coulant le long de sa colonne vertébrale. Elle avait l’impression que sa
respiration faisait un bruit assourdissant dans le silence, et que les hommes
pouvaient l’entendre.
Un long moment passa, puis des bruits de pas se rapprochèrent.
Henriette frissonna et vacilla légèrement, manquant perdre l’équilibre.
Elle était certaine qu’ils allaient la trouver. Il fallait qu’elle s’en aille.
Prudemment, elle commença à reculer.
Un homme contourna alors l’angle de la bâtisse, imposante et
menaçante silhouette évoquant un meurtrier sanguinaire.
Au même moment, la lune glissa de derrière un nuage, créant un halo
autour de lui. Son chapeau était abaissé sur son visage, masquant ses traits.
Ses gants étaient de cuir fin, et son mantelet de lourde étoffe noire s’ornait
de fils d’or.
Comme un gibier hypnotisé par un prédateur, Henrietta resta figée sur
place quelques secondes.
Puis, réalisant le mal qu’il pouvait lui faire, elle pivota sur les talons et
se précipita vers sa jument.
Elle sentit que l’homme la poursuivait, qu’il gagnait du terrain, puis il
lui saisit le bras.
Laissant échapper un cri, elle se débattit tant et plus, mais elle n’était
pas de taille à lutter contre lui.
— À ta place, je resterais tranquille, mon garçon, grommela-t-il.
La tenant d’une main, l’autre posée sur la crosse de son épée, il la
ramena vers les autres.
— Ce n’est qu’un gamin, annonça-t-il à ses camarades.
Il avait une poigne de fer, et Henrietta commença à craindre pour sa vie.
Lorsqu’elle était venue vivre chez les Lucas, un des valets, qui adorait
raconter des histoires, lui avait narré toutes les choses horribles qui étaient
arrivées aux personnes osant s’aventurer de nuit sur la lande. Jamais elle
n’aurait imaginé vivre un jour de telles mésaventures mais, elle devait se
rendre à l’évidence : il était impossible de se trouver face à quatre hommes
à l’allure dangereuse sans craindre pour sa vie.
Même si elle levait fièrement le menton, et toisait les hommes avec
insolence, elle savait qu’elle était sans défense et, quand les hommes
l’encerclèrent, elle se sentit prise au piège.
Dans un geste de survie désespéré, elle s’empara de la dague glissée
dans sa ceinture, dont la lame étincela sous le clair de lune.

Simon observa son prisonnier.


Le gamin ne manquait pas de courage, mais il avait perdu la tête s’il
pensait pouvoir les battre tous.
Il tendit la main.
— C’est une vilaine lame que tu as là, mon garçon. Donne-la-moi.
Les yeux écarquillés d’effroi, le jeune homme regarda les hommes qui
l’entouraient.
— Pour me faire tuer ?
— Tu es déjà dans de sales draps, et tu vois bien que tu ne peux pas
t’échapper. N’aggrave pas ton cas.
Le garçon s’humecta les lèvres, tout en regardant nerveusement les
hommes.
— Mais, ils…
— C’est de moi que tu dois t’inquiéter. Donne-moi ta dague.
Il attendit, tandis que la tension autour d’eux s’amplifiait, les hommes
s’étonnant que le jeune paltoquet ose refuser de lui obéir.
Simon claqua des doigts avec impatience, puis tendit sa paume ouverte,
en fixant le garçon dans les yeux.
— Donne-la-moi, dit-il d’une voix dure. Tu n’as pas le choix.

Henrietta était tiraillée entre la capitulation immédiate, et l’envie de


lutter encore, envers et contre tout.
Après un long moment, certaine que les émotions qui livraient en elle
une rude bataille se lisaient sur son visage, elle finit par tendre son arme,
d’un geste lent.
Simon s’en empara et la glissa dans sa ceinture.
— Voilà ! Ce n’était pas difficile, n’est-ce pas ? Si tu veux un bon
conseil, petit, songe à développer ta force physique. Crois-moi, tu ne fais
pas le poids.
Henrietta plongea les yeux dans un regard sombre, enchâssé dans un
visage anguleux. Le menton était fendu par une fossette, le nez était
légèrement aquilin, et la bouche généreuse. L’homme avait une apparence
de soldat professionnel, mais quelque chose dans son maintien évoquait une
excellente naissance.
— Je vous en supplie, ne me tuez pas, plaida-t-elle, n’ayant pas la
moindre idée du genre d’hommes à qui elle avait affaire.
Un rire sardonique lui répondit.
— Pas de témoin. C’est la première règle dans ce métier.
— Qui êtes-vous ?
L’homme haussa un sourcil.
— Qui je suis ? Je pourrais te poser la même question.

Simon observa le jeune homme d’un air désapprobateur, notant chaque


détail de son habillement. Le gamin n’était pas un campagnard, en dépit de
ce que pouvait laisser croire son accoutrement. Sa façon de parler le
trahissait.
— Explique ce que tu fais ici, petit. Pourquoi diable erres-tu seul dans
la campagne ?
— Ça me regarde.
— Plus maintenant. La personne qui t’a envoyé ne peut l’avoir fait pour
le seul plaisir de te faire parcourir la lande de nuit.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que quelqu’un m’a envoyé ? demanda
le gamin, en levant fièrement la tête.
Simon le fixa intensément.
— Si tu es en mission, tout porte à croire que tu es un agent de liaison.
Mais de quel côté es-tu ? Tu nous as suivis jusqu’ici ?
— Non, je le jure. J’ai vu de la lumière, et je me suis demandé ce que
c’était.
— Qui me prouve que tu n’es pas en mission ?
Le garçon le dévisagea avec hébétude, semblant comprendre qu’il
l’accusait de les espionner.
— Personne ne m’emploie. Je ne travaille pour personne.
— Et tu penses que nous allons te croire ? grommela Jack. Que fuis-tu,
petit ? Peut-être la justice. Si ça se trouve, tu es un voleur.

Se faire accuser ainsi fut plus qu’Henrietta ne put en supporter.


— Je ne suis pas un voleur ! déclara-t-elle avec force. Et je vous interdis
de m’insulter.
— Tu nous interdis ? répéta Jack. Écoute-moi, gamin. Tu n’es pas en
mesure de nous interdire quoi que ce soit. À ta place, je tiendrais ma langue.
Rien ne m’empêche de te prendre par le col et de te jeter dans la rivière.
Henrietta était trop furieuse pour avoir peur.
— Si vous avez envie de me jeter dans la rivière, faites donc à votre
guise. Vous me rendrez service, car j’ai grandement fait erreur à votre sujet.
Je vous prenais pour un espion, mais je constate que vous n’êtes qu’un
vulgaire meurtrier !
— Enfer et damnation !

Jack, bouillonnant de rage, était sur le point de se jeter sur le jeune


polisson, mais Simon s’interposa entre eux et le repoussa.
— Laisse couler, Jack. Ne vois-tu pas que ce n’est qu’un enfant ?
Simon se tourna vers le gamin et, malgré lui, son expression féroce se
radoucit.
— Désolé, petit. Mes amis sont loin de chez eux, et je crains qu’ils aient
perdu en route leur bonne éducation, tout comme leur capacité de jugement.
Quel âge as-tu ?
— Je suis assez âgé pour savoir trier le bon grain de l’ivraie, si vous
tenez à le savoir. Moi, je ne vous ai pas posé de question mais, après ce que
j’ai entendu, j’imagine que certaines personnes seraient très intéressées
d’apprendre ce que vous fomentez. Je pense que l’on pourrait qualifier cela
d’activités antipatriotiques, au rang desquelles figure le projet de rassembler
des soutiens pour l’accession au trône du prince Charles Edward Stuart.
Simon hocha lentement la tête.
— Tu as bien compris. Nous nous retrouvons en secret, et nous courons
un grand danger en agissant ainsi.
Il jeta un coup d’œil à ses amis qui se tenaient silencieux et immobiles.
— Tu dois comprendre, reprit-il d’un ton menaçant, que tu as intérêt à
tenir ta langue si tu tiens à la vie.
— Et si je ne le fais pas ?
Simon afficha une moue peinée.
— Je serai contraint de prendre une pénible décision, d’autant plus
regrettable que tu n’es qu’un gamin. Tu peux m’en croire.
Il toisa durement son jeune prisonnier.
— Qu’as-tu à dire ?

Henrietta se mordit la langue.


Les mots restaient coincés au fond de sa gorge.
Autour d’elle, les hommes silencieux et sur la défensive attendaient sa
réponse.
Chapitre 2

L’expression d’Henrietta était pleine d’appréhension tandis qu’elle


soutenait courageusement le dur regard de Simon.
Il y avait chez cet homme une assurance dénuée de toute arrogance qui,
en dépit des circonstances, inspirait confiance et l’incita à capituler.
— Vous avez ma parole que je ne dirai pas un mot de ce que j’ai
entendu, promit-elle. J’ai mes propres raisons pour garder le silence.
Il hocha la tête, laissant paraître sa satisfaction.
— Il n’y a donc plus rien à ajouter sur le sujet.
— Merci. Quand vos amis sont apparus, j’étais sur le point de continuer
ma route, mais j’ai eu peur de ce que vous pourriez me faire si vous
m’entendiez.
— Donc, si tu n’es pas un espion, que fais-tu ici ? demanda Simon.
Elle lui lança un regard agacé, suggérant qu’il s’occupe de ses propres
affaires, mais comprit très vite que ce comportement n’était pas dans son
intérêt.
— Je vais chez mon oncle. J’ai… J’ai dû quitter la maison des
personnes chez qui je vivais.
— Savent-ils où tu es ? demanda Simon.
— Ils se retourneraient dans leur tombe s’ils le savaient.
— Je vois. Et ton oncle ? Où vit-il ?
— En Écosse.
— C’est un sacré périple pour un garçon seul.
— Je n’ai pas le choix. Je suis dans l’obligation de quitter Londres.
— On dirait qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort.
— C’est le cas.
Henrietta frissonna et jeta un regard furtif par-
dessus son épaule, comme si elle s’attendait à ce que quelque chose de
terrible sorte des ténèbres.
S’y reprenant à deux fois, elle balaya du regard la masse sombre des
arbres et tendit l’oreille, guettant un bruit dans le lointain.

Simon fut tenté de dire au jeune garçon qu’il exagérait, mais admit qu’il
serait plus avisé d’en savoir davantage sur le sujet avant de trancher de
façon péremptoire.
Devant l’expression inquiète de l’enfant, il se radoucit. Le pauvre petit
ne devait pas avoir plus de quinze ans, et n’avait sans doute pas reçu
beaucoup d’affection. Il lui faisait penser à un petit animal sauvage guettant
l’approche d’un féroce prédateur.
Contre toute attente, sa curiosité à l’égard de l’infortuné garçon
commençait à prendre de l’ampleur.
— As-tu un nom ?
Le garçon grimaça d’un air embarrassé, et regarda autour de lui.
— Tu as bien un nom, n’est-ce pas ? insista Simon, d’un ton
sarcastique.
Le garçon hocha la tête à contrecœur.
— Henry, dit-il. Je m’appelle Henry.

Voilà !
C’était son premier mensonge, et elle ne s’en sortait pas si mal.
Fixant le visage de l’homme, Henrietta l’étudia autant qu’il lui était
possible sous le clair de lune.
Elle l’avait entendu dire qu’il se rendait en Écosse…
L’espoir la submergea.
Il était en mission, une mission dangereuse à en croire ce qu’elle avait
entendu, et ne devait pas être trop regardant en matière de formalités. Pour
elle, cela signifiait la sécurité, tout en représentant une chance inespérée.
S’il acceptait de l’emmener, elle était prête à lui rendre tous les services
qu’il pourrait demander, dans une mesure raisonnable, cela allait sans dire.
Sa décision prise, et bien que craignant un rejet, Henrietta s’exhorta à
poursuivre. Sa marge de manœuvre était étroite, et elle n’avait d’autre choix
que d’avancer. Cette première étape franchie, il n’était plus question de
faire machine arrière, et elle devait trouver le courage de prononcer les mots
qu’elle avait répétés dans sa tête.
— Puisque vous allez en Écosse, voulez-vous m’emmener ?
Elle n’avait rien à perdre à faire cette demande, étant donné l’aspect
désespéré de sa situation. Cependant, sa propre audace la stupéfiait.
Serrant les bras autour d’elle, comme si elle puisait dans ce geste un
réconfort, elle s’arma de courage en attendant le refus qui n’allait
probablement pas tarder à lui être opposé.
Simon la fixa longuement et laissa échapper un soupir.
— Non.
Il secoua la tête.
— Absolument pas.
— Mais pourquoi ?
— Parce que c’est une mauvaise idée.
— Pas du tout !
— Si ! Je suis peut-être disposé à te laisser filer, mais je n’ai pas
l’intention de jouer les nourrices pour un garnement au mauvais caractère.
Ne s’en laissant pas compter, Henrietta fit un pas vers lui, le menton
fièrement levé.
— J’ai passé l’âge d’avoir besoin d’une nourrice. Je peux prendre soin
de moi. Vous allez en Écosse, de toute façon, je vous ai entendu le dire. Au
moins, si vous m’emmenez, vous serez sûr que votre secret est en sécurité.
Il plissa les yeux.
— Ça ressemble à du chantage.
Elle esquissa un sourire.
— Ce n’est pas le cas, pourtant. Mais je comprends que vous puissiez le
penser.
Son sourire se ternit.
— Je sais que vous pourriez tous être pendus pour les propos que vous
avez tenus, mais je me moque de qui vous êtes et de ce que vous projetez de
faire. Tout ce que je sais, c’est que j’ai plus de chances d’arriver sain et sauf
en Écosse si je ne voyage pas seul.

Jack s’avança, contrarié par la proposition du garnement.


— Ne te laisse pas amadouer, Simon. Réfléchis. Le temps est un luxe
que tu ne peux pas te permettre. Le gosse ne fera que te retarder.
— Tu as raison.
Simon considéra sévèrement le garçon.
— Comme je l’ai dit, il n’en est pas question. J’ai des choses
importantes à faire, et je n’ai nul désir de m’encombrer d’un chenapan.
Maintenant, fiche le camp, et estime-toi heureux que nous te laissions
repartir sain et sauf.

Henrietta poursuivit son chemin en direction de Highgate, en se sentant


à la fois mortifiée et amèrement déçue.
Tout ce qui lui était arrivé semblait tellement improbable…
Elle avait certes un peu d’argent sur elle, mais la somme était si
dérisoire qu’elle ne lui permettrait pas de subsister plus de deux semaines.
Elle avait aussi ses bijoux, mais ils n’avaient pas grande valeur. Par
ailleurs, elle y était très attachée car le collier de perles était celui de sa
mère, et les autres lui avaient été donnés par tante Dorothy.
Le jour se levait quand elle atteignit Hatfield, grâce au ciel sans le
moindre incident.
Épuisée d’être restée en selle aussi longtemps, et affamée, elle mit pied
à terre et mena sa jument à la main le long des rues, jetant au passage des
regards circonspects vers les auberges. Elle n’était jamais entrée dans de
tels établissements et répugnait à le faire.
Il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis qu’elle avait quitté
la maison. Pourtant, il n’avait fallu que quelques heures pour qu’elle se
transforme de jeune femme outragée par l’injustice perpétrée contre elle par
Jeremy, en fugitive qui serait bientôt ardemment recherchée par le même
homme.
Son seul espoir était que Jeremy ne songe pas tout de suite à déployer
ses recherches au nord de la frontière. C’était toutefois peu probable,
l’homme étant loin d’être stupide.
Faisant appel à tout son courage, elle balaya ces sombres pensées de son
esprit, et s’efforça de formuler des pensées positives. Elle était jeune, forte,
et déterminée à se battre. Elle s’en sortirait. Il ne pouvait en être autrement.
Attachant sa jument à un poteau, elle regarda autour d’elle. Elle ne se
sentait pas très sûre d’elle dans sa tenue masculine, et redoutait d’attirer les
regards.
La ville commençait à se réveiller, et la rue s’animait. Des gens à
l’apparence rustique, paysans, domestiques, modestes façonniers, s’en
allaient vaquer à leurs occupations.
Un violent juron lui fit faire un bond de côté, et elle attendit que passe
un attelage de chevaux de traits tirant un lourd chargement de tonneaux.
Soucieuse de l’éviter, elle recula sans s’en rendre compte dans un groupe de
jeunes gens.
Elle ne prit conscience de leur présence que lorsqu’une voix forte
s’éleva.
— Qu’est-ce que tu fiches par ici, jeune freluquet ?
Inquiète, elle pivota et se retrouva nez à nez avec un groupe de garçons.
Le plus âgé, qui ne devait pas avoir plus de seize ans, vint se poster devant
elle, les jambes écartées, les pouces passés dans sa ceinture.
Henrietta, qui n’en menait pas large, essaya d’évaluer la situation.
C’était sans doute ce vaurien qui l’avait interpellée, et il s’agissait
probablement du chef de la bande.
Un vieux chapeau crasseux posé de travers sur une masse indomptée de
cheveux bruns, il la regarda d’un air suspicieux, la dominant de toute sa
hauteur.
— Je ne te connais pas, toi. Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je… Je ne faisais que passer, bégaya nerveusement Henrietta, en
essayant de rendre sa voix plus rauque pour convenir à son accoutrement
masculin.
Ébranlée par cette confrontation inattendue, elle observa avec
circonspection les autres qui faisaient cercle autour d’elle.
À première vue, ils cherchaient seulement une diversion à leur ennui,
mais elle devait rester prudente.
— Je dois retrouver mon oncle, dit-elle, en espérant que ça les ferait
fuir. Il ne devrait pas tarder à arriver.
Un des jeunes éclata de rire et donna un coup d’épaule à Henrietta.
— Tu espères qu’il va venir à ta rescousse, hein ?
Des mains semblant venir de toutes les directions la poussèrent et la
tirèrent. Puis on lui arracha son chapeau.
— Rendez-le-moi ! protesta-t-elle.
Le chapeau passa de main en main, et elle se mit à courir d’un côté et
l’autre, sautant en l’air à chaque fois qu’un bras tendu le mettait hors de
portée.
Après quelques minutes de ce petit jeu, qui semblait beaucoup divertir
les garnements, Henrietta réussit à s’emparer de son chapeau. Elle se
l’enfonça résolument sur le crâne, prête à jouer des poings s’ils essayaient à
nouveau de l’en dépouiller.
Mais soudain, elle les vit battre en retraite.
Une imposante silhouette enveloppée d’une cape noire venait d’entrer
dans leur cercle. Elle reconnut aussitôt l’homme dénommé Simon qu’elle
avait croisé dans les bois la nuit précédente.
À la lumière du jour, il ressemblait de façon troublante aux pirates dont
elle se délectait à lire les exploits. Certes, il ne portait pas de bandeau noir
sur l’œil ni d’anneaux d’or aux oreilles mais, ces détails mis à part, il avait
tout l’air d’un aventurier.
— Filez, espèce de vauriens, dit-il, en les houspillant à grands gestes. Je
suis sûr que vous avez des choses plus intéressantes à faire que de vous en
prendre aux voyageurs qui ne vous ont rien demandé.
Il regarda les jeunes s’éparpiller comme une volée de moineaux
effrayés, et se tourna vers Henrietta.
— Je pensais bien que c’était toi, dit-il d’un ton sec. Tu as vraiment le
don de t’attirer des ennuis.
Le cœur d’Henrietta fit un curieux bond dans sa poitrine. Elle était
partagée entre le ressentiment, parce qu’il avait refusé qu’elle l’accompagne
jusqu’en Écosse, et le soulagement qu’il se soit porté à son aide.
— Il faut que tu te méfies de ce genre de garçons, dit Simon. Ils rôdent
un peu partout, te bousculent, et disparaissent avec ta bourse. Je suis certain
qu’ils finiront un jour au bout d’une corde. Mais dis-moi, j’étais sur le point
de manger un morceau. Veux-tu te joindre à moi ?
Henrietta, qui avait retrouvé son aplomb, posa sur lui son regard clair,
dans lequel elle fit passer une bonne mesure de suspicion.
Elle ne lui avait pas pardonné de l’avoir abandonnée sur la lande. Et à
présent, il semblait s’amuser de son humiliation face à cette bande de
vauriens.
Si sa situation n’avait pas été aussi calamiteuse, elle lui aurait volontiers
suggéré d’aller au diable.
— Ma mère m’a appris à ne pas parler aux étrangers, dit-elle d’un ton
méprisant.
— Et elle avait raison, mais tu étais bien content de me parler, hier soir,
quand tu pensais que je pourrais t’être utile.
— C’était la nuit dernière. Les choses sont différentes à la lumière du
jour. Je ne veux pas qu’on me fasse l’aumône.
— Je n’offrais pas de payer ton repas. Je pensais seulement que tu
pourrais avoir envie de compagnie. Mais il semblerait que je me sois
fourvoyé. Le moins que tu puisses faire serait quand même de me remercier
de t’avoir sauvé la mise.
— Je ne vous ai rien demandé ! répliqua fort peu gracieusement
Henrietta. Je peux me débrouiller sans personne.
— C’est ainsi ?

Simon enveloppa d’un regard dédaigneux la silhouette informe, les


cheveux tailladés d’une couleur indéterminée, et les vêtements tachés.
— Quand on voit à quoi tu ressembles, il est évident que tu as besoin
d’être pris en main.
La mâchoire serrée, il se détourna.
Ce garçon lui promettait de fameux maux de crâne. Et pourtant… Ces
yeux verts étincelants… La rondeur veloutée des joues… La douceur de la
bouche…
Assez ! lui commanda une voix intérieure. Ta perte viendra si tu laisses
ce genre de pensées prospérer.
Cela suffisait en effet. Et malgré tout, il ne put s’empêcher de se tourner
vers le cheval du gamin.
— Va chercher ta monture et viens avec moi si tu veux manger. À moins
que tu ne préfères attendre le retour des jeunes ruffians…
Pivotant sur les talons, il mena son propre cheval à la main, et se dirigea
vers l’auberge la plus proche.

Pétrie d’indécision, Henrietta regarda la haute et puissante silhouette


s’éloigner, tandis que le creux douloureux dans son estomac lui rappelait
combien elle avait faim.
Apercevant ses tourmenteurs qui rôdaient au coin de la rue, en
l’observant toujours d’un air malintentionné, et bien qu’une telle décision
lui coûtât, elle saisit les rênes de sa jument et s’empressa de suivre Simon.
Laissant sa monture aux bons soins du palefrenier de l’auberge, elle
collait littéralement aux basques de Simon quand il franchit le seuil et
pénétra dans une vaste et accueillante salle commune.
Un bon feu brûlait dans la cheminée, et des servantes chargées de lourds
plateaux circulaient entre les tables.
Il y eut un mouvement d’intérêt parmi elles quand elles posèrent les
yeux sur Simon, le détaillant sans vergogne. L’expression de ce dernier se
radoucit tandis qu’il enveloppait l’une d’elles d’un regard appréciateur.
La fille était jeune et assez jolie, dans un genre passablement vulgaire,
son corset souplement lacé contenant à peine sa poitrine généreuse.
La façon dont il la regardait apprit à Henrietta que son compagnon
appréciait la compagnie féminine. Et, à la façon dont les jeunes femmes
battaient des cils, il était évident qu’elles n’étaient pas indifférentes à son
charme.
— Quel fardeau d’être populaire, commenta Henrietta, sans se soucier
de dissimuler son sarcasme, tandis qu’elle le suivait à travers la salle.
Il haussa les épaules.
— Le fait d’être raisonnablement beau, ainsi qu’on me l’a dit, a ses
avantages, Henry.
— J’imagine que les dames font cercle autour de vous tels des
moustiques autour d’une chandelle.
Le beau regard de Simon s’assombrit.
— Beaucoup de moustiques, mais guère de papillons, et je dois
confesser que je n’ai guère d’attirance pour les moustiques.
La matrone qui tenait l’auberge s’interrompit pour les regarder traverser
la salle et s’asseoir près de la cheminée, où ils commandèrent à déjeuner.
— Tu as parcouru une belle distance, dit Simon, en ôtant son chapeau et
sa cape, qu’il déposa sur le siège à côté de lui.
À contrecœur, Henrietta fit de même, avant de se caler contre le dossier
de son siège, et de s’autoriser à détailler son compagnon.
La force qui émanait de Simon semblait emplir la pièce d’une telle
virilité qu’elle en avait le souffle coupé, habituée qu’elle était à la
complexion chétive de feu son tuteur.
Paresseusement, le regard d’Henrietta parcourut les cuisses longues et
musclées sous la culotte noire glissée dans les bottes de cheval, les épaules
puissantes qui tendaient la redingote bleue, les cheveux aussi noirs et
luisants qu’une aile de corbeau, retenus en catogan sur la nuque.
Ayant écarté sa chaise de la table afin d’étirer ses longues jambes,
Simon prenait ses aises, mais il n’y avait rien de disgracieux dans sa
posture.
Il la regardait avec un certain amusement, son sourire laissant voir des
dents très blanches en contraste avec sa peau brune, mais il y avait quelque
chose de dérangeant dans la lueur qui vibrait au fond de son regard bleu.
La façon insistante dont il la scrutait mettait Henrietta mal à l’aise.
Avait-il vu au-delà du déguisement et découvert son secret ?
Ou bien était-il seulement consterné par son apparence négligée ?
En tant qu’homme du monde, il devait se trouver en mesure de
reconnaître les subtiles différences de structure osseuse entre hommes et
femmes, et il avait peut-être remarqué qu’elle ne ressemblait pas aux autres
garçons.
Quoi qu’il en soit, il n’y avait aucune hostilité dans sa voix quand il
s’adressait à elle.

Simon observait nonchalamment les servantes qui allaient et venaient.


Son regard s’alluma quand une belle rousse plantureuse lui fit de l’œil.
Aussitôt, il réfléchit à un moyen de l’attirer à l’écart afin de l’honorer de sa
virilité.
Cette évocation lui rappela Thérèse, la dernière de ses conquêtes, qu’il
avait troussée dans le pavillon de musique du jardin de son père. Fille d’un
aristocrate français, elle ne signifiait rien de plus à ses yeux que toutes les
autres qui l’avaient précédées, mais son exceptionnelle beauté l’avait
marqué.
Normalement, il ne s’autorisait pas à éprouver des sentiments. D’une
nature très froide, il cultivait ce trait de caractère qui lui permettait aussi de
se protéger.
À présent, alors qu’une rébellion était sur le point d’éclater, il était
indispensable qu’il ne relâche pas sa vigilance. Mais il était agité, nerveux,
troublé par de brûlants souvenirs qui attisaient son imagination. Imagination
qui était souvent préférable à une décevante réalité.
Ses relations avec le sexe faible le laissaient souvent perplexe. Il se
donnait rarement la peine de séduire une femme, étant pour certaines
d’entre elles une proie très convoitée. Et le frisson de la conquête n’était pas
ce qu’il recherchait.
Il était un bon amant, lui avait-on dit, et il est vrai qu’il savait comment
procurer du plaisir physique à sa partenaire. Lui-même y puisait des
sensations passablement agréables.
Mais où était l’extase aveuglante engendrée par la fusion mystique de
deux corps en un seul ? Cela, il ne l’avait jamais expérimenté.
Détachant son regard de l’aguichante servante, il étudia de plus près son
jeune compagnon. Avec ses cheveux tailladés sans rime ni raison, son petit
visage pointu, ses grands yeux verts innocents, et sa fragile silhouette, le
gamin était sans doute encore plus jeune qu’il ne l’avait tout d’abord pensé.
— Puisque nous déjeunons ensemble, nous devrions peut-être faire
davantage connaissance, proposa-t-il. Mon nom est Simon Tremain. Je sais
déjà que tu te nommes Henry, mais je n’ai pas retenu ton patronyme.

Henrietta fut aussitôt sur la défensive.


Simon lui faisait l’effet d’un grand aigle menaçant, face auquel elle se
transformait en pitoyable poussin prêt à se faire occire.
— C’est parce que je ne vous l’ai pas dit, rétorqua-t-elle, peu désireuse
de devenir trop familière avec un militant jacobite dont les sympathies
étaient analogues à celles de son père.
Ce dernier aussi était un agent jacobite, et ses actes et conspirations
contre le roi George l’avaient conduit au gibet, laissant à sa femme et sa
fille la croix de sa trahison à porter.
Rien n’apaiserait jamais la profonde amertume qu’elle éprouvait à
l’encontre des Jacobites. C’était une animosité qui brûlait en elle avec une
féroce intensité.
Le regard de Simon vibrait de curiosité.
— Je voulais savoir, c’est tout.
Henrietta n’aimait pas parler d’elle, surtout avec des étrangers. Andrew
Brody était un nom dont on se souvenait encore, et dont on continuait à
faire des gorges chaudes.
— Vous posez trop de questions.
— C’est dans mes habitudes. Tu as bien un nom, n’est-ce pas ?

Comme Henry gardait le silence, Simon n’insista pas.


Observant à nouveau le jeune garçon, il ressentit pour lui une étrange
sympathie. Il était assis bien droit, son fin menton fièrement levé, menant
une vaillante bataille pour conserver le contrôle de lui-même. En dépit de sa
tenue de vagabond, il ressemblait à un jeune prince, ses yeux étincelant
comme des pierres précieuses jumelles.
Simon se radoucit.
Il comprenait l’humiliation qu’éprouvait l’enfant à se trouver rabaissé
par une situation qui l’avait contraint à quitter son foyer.
— Je te demande pardon, Henry. Il n’était pas dans mon intention de
faire intrusion dans ta vie personnelle. Étant moi-même une personne
secrète, je respecte cela chez les autres. Tu n’as donc rien à redouter. Mais il
y a quand même une chose que j’aimerais savoir. Étais-tu sérieux quand tu
parlais d’aller en Écosse ? Il était question que tu ailles voir ton oncle, je
crois.
Le garçon hocha la tête.
— Où vit-il, précisément ?
— À quelques miles d’Inverness. C’est assez… inhospitalier, je crois.
— Je le crois aussi.
Ils se turent quand l’aubergiste se présenta à leur table, chargée d’un
lourd plateau. Elle déposa devant eux les assiettes fumantes de jambon
fumé et d’œufs, ainsi que du pain, du beurre, deux pintes de bière fraîche, et
une tarte aux fruits des plus appétissantes.

Incapable de résister plus longtemps aux demandes de plus en plus


pressantes de son estomac affamé, Henrietta se jeta sur le pain.
Ne tardant pas à comprendre que Simon la considérait avec amusement,
elle ralentit, l’air contrit. Il rit, puis reporta son intérêt sur son propre repas.
Henrietta n’avait pas dîné depuis la veille au soir, et mangea de bon
appétit au début. Lorsque sa faim fut calmée, elle prit davantage le temps de
savourer les mets délicieux, imitant en cela son compagnon, qui dégustait
lentement chaque bouchée.
Rassasiée par la nourriture, elle céda bientôt à la douce chaleur de
l’auberge, et, tandis que ses muscles éprouvés par la longue chevauchée
commençaient à se décontracter, elle céda à la somnolence qui la gagnait et
ferma les paupières.

Son repas terminé, Simon se tamponna les lèvres avec sa serviette, et


observa une fois de plus le jeune garçon. Sa tête était retombée en arrière, et
il avait les paupières closes. Visiblement, les effets de sa longue chevauchée
commençaient à se faire sentir.
Plus ils passaient de temps ensemble, plus il éprouvait de curiosité à
l’égard de ce jeune compagnon que le hasard avait placé sur sa route.
Il avait déjà établi qu’il ne s’agissait pas d’un garçon de basse
extraction, sa façon de s’exprimer, ses manières délicates et son intelligence
trahissant plutôt un gentilhomme. Sa culotte et sa chemise étaient de
médiocre qualité, tandis que son visage et ses cheveux avaient grand besoin
d’être savonnés. Mais ses bottes et son manteau étaient d’excellente facture.
Sa jument non plus n’avait rien d’une haridelle à bout de souffle. Il
s’agissait d’un pur-sang visiblement issu des écuries d’un homme fortuné.
— Que fuis-tu ? demanda-t-il tout à trac.

Henrietta ouvrit brutalement les yeux et se redressa sur sa chaise,


aussitôt éveillée et sur ses gardes.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je suis en fuite ?
— Tu en avais tout l’air hier soir, sur la lande.
Baissant les yeux, Henrietta laissa passer quelques secondes, avant
d’opiner du chef.
— Je suis dans l’obligation de me rendre en Écosse.
— Et il s’agit d’une question de vie ou de mort, si j’ai bon souvenir.
Elle hocha de nouveau la tête.
— Je préfère ne pas en parler.
S’il découvrait sa véritable identité, elle ne saurait comment faire face
aux répercussions.
Et, après sa déplaisante confrontation avec les jeunes vauriens, elle
prenait pleinement conscience que sa chance d’atteindre saine et sauve
l’Écosse était bien plus grande si elle faisait le voyage en compagnie de cet
homme.
Il restait à le convaincre.
— Et tes parents ?
Henrietta ne put retenir une larme.
— Ils ne sont plus de ce monde.
— Je suis désolé.
Il y avait dans la voix de Simon un véritable élan de compassion, et,
l’observant à nouveau, Henrietta décida qu’elle l’aimait bien.
— Il ne faut pas. Cela fait longtemps.
— Mais ils te manquent toujours.
Elle hocha la tête.
— Eh bien, tu ferais mieux de te hâter de manger ta tarte, si tu veux que
nous nous mettions en route sans tarder.
Henrietta écarquilla les yeux.
Il n’en faudrait pas plus pour qu’elle reprenne courage et se sente
capable de lutter contre les insidieuses influences du désespoir.
Sans compter que la protection d’un homme tel que lui serait d’une
valeur sans égale sur la route. Quant à penser qu’il pourrait lui vouloir du
mal, c’était là une direction qu’elle refusait de donner à ses pensées.
— Êtes-vous en train de dire que vous voulez bien m’emmener ?
Simon esquissa paresseusement un sourire. Comme si elle l’amusait.
— Je l’envisage. Mais si tu lambines en route, je n’hésiterai pas à
t’abandonner. Est-ce bien clair ?
— Merci. Je vous suis très reconnaissant, dit-elle, se rappelant ses
bonnes manières, et la nécessité pour elle de s’exprimer au masculin. Je ne
perdrai pas de temps. Je ne peux pas me le permettre.
Parvenant difficilement à contenir son exaltation, elle ajouta :
— Je monte à cheval aussi bien que n’importe quel homme. Je pourrais
même vous servir de valet. Je ne serai pas un fardeau. Mais, si vous pensez
que vous avez quelque chose à craindre de moi, monsieur, alors mieux vaut
ne pas m’engager. Après tout, je pourrais être un voleur prêt à vous
dépouiller à la première occasion.

Simon rit aux éclats devant l’audace du garçon.


— Appelons ça de l’intuition. J’aime ton état d’esprit, Henry. J’ai
confiance en toi.
Il était déjà parvenu à la conclusion que le gamin était honnête et franc.
Il commençait également à penser qu’Henry pouvait être totalement
exaspérant, et cependant il ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour lui
beaucoup de sympathie.
— Je suppose que tu vas maintenant aborder la question des gages.
Le regard du garçon s’éclaira.
— Combien êtes-vous prêt à me payer ?
— Rien du tout. Je t’offre uniquement les repas au cours du voyage.
C’est à prendre ou à laisser.
— Je prends. Et je paierai pour mon lit. J’aime mon intimité, et
j’apprécie de dormir dans ma propre chambre.
— Je ne ronfle pas, si c’est ce qui t’inquiète.
— Je n’y avais même pas songé. Comme je viens de vous le dire, je
préfère être seul.
— Eh bien, c’est réglé, décida Simon, sans se départir de son sourire
amusé. Mais j’espère que tu sais dans quoi tu t’aventures. Le voyage ne sera
pas de tout repos, et Dieu seul sait ce qui pourra arriver.
Il redevint sérieux.
— Je dois cependant émettre une restriction à ce pacte.
Le garçon lui jeta un regard oblique.
— Qui est ?
— Tu ne dois parler à personne de la conversation que tu as surprise
dans la clairière.
— Je croyais vous avoir déjà donné ma parole.
Simon hocha la tête.
— Je voulais simplement être sûr.
Henrietta se contenta de hocher la tête, fascinée par l’incroyable
présence physique de son compagnon de voyage.
L’espace d’un instant, elle sentit sa résistance vaciller, mais elle
s’exhorta à la méfiance. Pour la paix de son esprit, et pour sa sécurité, elle
ne devait pas baisser sa garde devant lui. Elle lui était reconnaissante de lui
permettre de voyager à ses côtés, mais elle devait préserver coûte que coûte
sa véritable identité.
— Et pendant que nous y sommes, continua Simon, ne crois-tu pas que
tu devrais te laver ?
Henrietta serra les mâchoires d’indignation.
— Conduisez-moi jusqu’en Écosse, c’est tout ce que je vous demande.
Mais ne vous occupez pas de moi. Un peu de saleté n’a jamais tué
personne.
La rousse aux généreux atouts, qui avait tapé dans l’œil de Simon un
peu plus tôt, vint desservir leur table, en affichant un sourire provocateur.
— Ce sera tout, monsieur ? Un peu plus de bière, peut-être ?
— Non, merci. La nourriture était parfaite, répondit Simon, en lui
rendant son sourire.
Lorsque la servante se fut éloignée, en balançant les hanches de façon
suggestive, il s’adressa à son compagnon :
— Dis-moi, Henry, as-tu déjà connu l’amour d’une femme ? Est-ce pour
cela que tu te rends en Écosse ?
Henrietta écarquilla les yeux d’indignation.
— Non, bien sûr que non.
— Il est vrai que tu es encore bien jeune. Il suffit de regarder tes yeux.
Il n’y a pas en eux une étincelle d’amour. Suis mon conseil, et continue de
la sorte. Les femmes sont la perte des hommes, et j’en connais quantité qui
se feraient un malin plaisir de débaucher un honnête garçon comme toi.
Il s’interrompit, songeur, et Henrietta se demanda, non sans une pointe
de jalousie totalement déplacée, si son compagnon de voyage avait connu
beaucoup de femmes.
— Quand j’ai scruté ton regard, reprit Simon, je n’y ai vu qu’une
chose : de la peur. C’est pour cela que j’ai décidé de t’emmener en Écosse.
Je n’ai que faire de l’amour. Il y a bien longtemps que j’ai décidé que ce
n’était qu’une perte de temps. Mais la peur… Voilà quelque chose qui me
parle. Maintenant, allons-y. Je pense que nous devrions bien nous entendre.
Jetant sa cape sur ses épaules, il mit son chapeau, et sortit de l’auberge à
grandes enjambées, laissant Henrietta méditer ses paroles.
Après quelques secondes d’hésitation, elle le suivit, en se demandant
comment cet homme qui ressemblait à un pirate, et semblait capable
d’instiller de la peur même dans les cœurs les plus aguerris, lui inspirait une
telle confiance.
Elle se hissa en selle avec agilité et s’arma de courage en songeant à la
longue distance qu’il leur faudrait parcourir avant d’arriver à destination.

La vaillante petite jument d’Henrietta suivait consciencieusement


l’impressionnant étalon noir de Simon, tandis qu’ils se dirigeaient vers le
nord.
La route était large et encombrée de voyageurs qui circulaient dans les
deux sens, certains à pied, d’autres à cheval, d’autres encore en coche ou en
carriole.
À mesure que les heures s’écoulaient, Henrietta sentait la fatigue
l’envahir. Elle essayait de n’en rien montrer à son compagnon, mais elle
était à bout de forces, et l’intérieur de ses cuisses lui faisait si mal qu’elle
doutait de pouvoir à nouveau monter à cheval.
La nuit commençait à tomber quand ils arrivèrent aux abords d’un
village dont la taille laissait espérer une bonne auberge, un repas copieux et
un lit confortable.
Elle descendit de selle avec précaution et massa discrètement son
postérieur, en regrettant de ne pas pouvoir exprimer sa douleur à haute voix
par des gémissements et immerger son corps martyrisé dans un bain chaud.
Ne voulant pas révéler sa faiblesse, elle parvint à déplacer sa
douloureuse carcasse avec un minimum de dignité.
Du moins le crut-elle, jusqu’à ce qu’elle surprenne le regard moqueur
de Simon.
— Des courbatures, mon garçon ? Tu as le cuir trop tendre, voilà ton
problème. Mais ne t’en fais pas.
Il rit aux éclats, tandis qu’il tendait ses rênes au garçon d’écurie.
— Tu t’endurciras avant d’atteindre la frontière.
— Ou je serai mort avant, marmonna Henrietta, en n’ayant aucun mal à
imaginer combien elle devait sembler pitoyable à son compagnon.
— Si tu me permets de t’offrir mon aide, j’ai du baume dans mon
bagage. Je pourrais te masser…
— Non, c’est impossible !
Consciente de la couleur écarlate de ses joues, Henrietta secoua la tête.
— Que se passe-t-il, Henry ? Tu as peur de baisser ta culotte devant
moi ?
Elle le toisa avec irritation.
— Non. Je suis capable de m’occuper de moi, c’est tout.
Simon eut un haussement d’épaules nonchalant.
— À ta guise. Mais si tu veux mon avis, quand un garçon est aussi
douillet que toi, il devrait porter une robe.
— Allez-vous cesser de vous moquer de mon apparence ? J’ai passé le
cap de la première journée sans me plaindre, n’est-ce pas ?
Simon balança son sac par-dessus son épaule et sourit narquoisement.
— En effet, Henry. Mais nous en reparlerons demain matin, quand tes
muscles se seront refroidis.
Il lui lança un regard oblique.
— Nous verrons alors comment tu réagiras. Il se pourrait bien que,
demain soir, tu me supplies de t’appliquer ce baume.
Jamais Henrietta ne lui réclamerait son précieux baume, aussi
désespérée fût-elle.
Gardant pour elle son indignation, elle leva les yeux vers Simon, et fut
étonnée de voir à quel point il était beau.
Gênée sans bien comprendre pourquoi, elle abaissa la visière de son
chapeau sur ses yeux et le suivit.
Quand elle s’autorisait à oublier qu’il était un homme en mission, et elle
une jeune femme, le contraste entre eux était douloureusement frappant.

L’auberge était en effet spacieuse, et Simon leur procura deux


chambres. Mais, avant même qu’elle ait terminé son repas, Henrietta
commença à sentir les effets lénifiants du feu de cheminée et de la
nourriture copieuse. Sa tête dodelinait et ses paupières se fermaient, sans
qu’elle n’exerce plus aucun contrôle sur ses mouvements.
Ses jambes bottées tendues vers l’âtre, dans une posture détendue,
Simon l’observait, et elle songea qu’il devait avoir conscience de son
épuisement.
Elle en eut confirmation quand il prit la parole.
— La journée a été longue, dit-il d’une voix douce. Tu dois être cuit.
— Oui, c’est vrai. Et demain, ce sera pareil.
— Ainsi que le jour suivant.
Avec un soupir, Henrietta se passa la main dans les cheveux.
Simon l’observait toujours et, quand leurs regards se croisèrent, il
détourna vivement la tête.
À ce moment, elle réalisa combien il se tenait proche d’elle. Il avait le
visage un peu rouge. Sans doute la proximité du feu. Ou cette bière qu’il
avait bue un peu trop rapidement…
— Va te coucher et repose-toi autant que tu peux, dit Simon d’un ton
étrangement sec. Je viendrai frapper à ta porte demain matin.

Le soleil n’était pas encore levé quand Henrietta fut brutalement tirée
du sommeil par des coups violents frappés à sa porte.
Les yeux à demi fermés, elle enfila ses vêtements et ses bottes, et alla
ouvrir.
— Il est tard ! déclara Simon, sur un ton de reproche. Dépêche-toi de
venir déjeuner, pour que nous puissions prendre la route.
Henrietta le suivit sans rien dire, chaque pas lui provoquant des
douleurs dans tout le corps, conséquence de la chevauchée de la veille.
Le déjeuner avalé à la hâte, ils reprirent leur périple.

Le ciel était couvert, mais il ne pleuvait pas, et vers midi le soleil se mit
à taper fort sur leurs têtes.
Henrietta sortit un mouchoir de sa poche et s’essuya le visage et la
nuque.
Elle changea de position sur la selle pour essayer de soulager son
inconfort.
La journée était exactement identique à la précédente, et à celle d’avant.
À part les arrêts occasionnels pour manger et étancher leur soif, Simon ne
lui laissait aucun répit. Elle ne s’en plaignait pas, cependant, car elle était
déterminée à lui prouver qu’elle pouvait suivre la cadence.
Bien qu’elle puisât de l’assurance dans le fait qu’il n’avait toujours pas
deviné son secret, elle se demanda s’il était incapable de voir au-delà de la
saleté sur son visage et de ses vêtements mal taillés, puisque c’était sur cela
qu’il ne cessait de la critiquer.
Bien sûr, il ne pouvait pas savoir, quand il la menaçait de la plonger
dans la rivière pour la nettoyer, l’effort que cela lui demandait de salir
chaque jour son visage et ses cheveux.
Aussi mal à l’aise qu’elle fût dans son déguisement de garçon, elle était
incapable de s’en débarrasser.

Plus ils progressaient vers le nord, plus les routes devenaient calmes.
On était au beau milieu de l’après-midi, et ils s’arrêtèrent près d’une
rivière, pour manger le pain et le fromage qu’ils avaient achetés dans le
dernier village qu’ils avaient traversé, une pittoresque bourgade jalonnée de
charmants cottages aux abords fleuris.
Profitant de cette pause inespérée, Henrietta s’offrit le luxe d’ôter ses
bottes et de tremper ses pieds dans l’eau fraîche.
Avec un soupir de satisfaction, elle ferma les yeux et offrit son visage au
soleil, attentive au clapotis de l’eau, aux stridulations des insectes dans les
hautes herbes, à la caresse légère de la brise tiède et parfumée.

Quand ils se remirent en selle, Simon se montra silencieux et pensif,


maintenant sa monture au pas à côté de la jument de son compagnon.
Au cours du voyage, malgré sa promesse de respecter la vie privée du
jeune garçon, il avait tout fait pour découvrir pourquoi celui-ci voulait à ce
point gagner l’Écosse. Mais, avec un talent de l’esquive étonnant chez
quelqu’un de cet âge, Henry avait réussi à ne donner que des réponses
vagues et générales, tout en restant amical.
Simon n’en savait donc pas plus qu’au moment d’entreprendre ce
périple et, à dire vrai, il s’inquiétait de ce qui pourrait arriver à son jeune
ami une fois qu’ils auraient atteint Édimbourg et que leurs chemins se
sépareraient. Privé de sa protection, Henry deviendrait la proie des mille et
un dangers guettant les voyageurs solitaires.
Ne pouvant masquer son appréhension, il se tourna vers le garçon.
— Quand nous serons arrivés à Édimbourg, je pourrais te trouver une
escorte pour t’accompagner jusqu’à Inverness, proposa-t-il.
— Merci, Simon, mais ne vous inquiétez pas pour moi. Je vous suis
reconnaissant de m’avoir permis de voyager avec vous, mais je suis capable
de terminer le trajet seul. Vous ne me devez rien.
— Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu fuyais.
— Je ne veux pas vous impliquer dans quelque chose qui ne vous
concerne pas. Vous avez suffisamment de problèmes comme ça.
Simon soupira.
— Tu es un garçon têtu, Henry.
— Je pourrais dire la même chose de vous. Depuis que nous sommes
ensemble, pas une fois vous n’avez baissé votre garde.
— Ce n’est pas intentionnel, je te l’assure. Mon esprit est occupé par ce
qui est en train de se passer de l’autre côté de la frontière.
Il chercha le regard de son compagnon.
— Contrairement à toi, Henry, je n’ai rien à cacher. Que veux-tu
savoir ?
Henry haussa les épaules.
— À dire vrai, je n’y ai pas réfléchi.
— Eh bien, je commencerai par te dire que j’ai été éduqué en France,
comme la plupart des enfants de famille catholique d’Angleterre ou
d’Écosse. Je me suis ensuite engagé dans l’armée, et j’ai servi à l’étranger.
— Êtes-vous marié ?
Simon détourna les yeux.
— Non.
— Vous avez donc été soldat. C’est bien plus que je n’en savais il y a
quelques minutes. Que faites-vous, maintenant ?
— Je suis les injonctions de ma religion et de ma conscience.
— Ce qui n’est pas sans danger.
— Surtout dans le climat actuel. Mais je suis toujours lent à exprimer
mon opinion. En ces temps de persécutions contre les catholiques en
Angleterre, étant donné que le roi et ses ministres n’ont aucune intention de
tolérer l’ancienne religion, il est prudent de rester sur ses gardes. C’est
pourquoi les Tremain ont pu garder leur titre et leurs terres. Peu de familles
peuvent en dire autant.
Henry s’étonna :
— Vous avez un titre ?
Simon s’amusa de sa réaction.
— J’en ai peur.
— Qu’est-ce ? Comment dois-je m’adresser à vous ?
— Je suis Lord Simon, James, Talbot-Tremain. Mais tu peux continuer
à m’appeler Simon.
— Ainsi, vous êtes un lord et vous êtes fortuné, mais vous vous trouvez
sans attache. C’est bien égoïste de votre part.
— Pourquoi cela ?
— Après avoir vu comment les femmes tombent à vos pieds quand vous
entrez dans une pièce…
— Tu fais allusion aux servantes dans les auberges, remarqua Simon
avec un sourire amusé.
Henry haussa les épaules.
— Et alors ? Quelle est la différence ? Les femmes réagissent toutes de
la même façon et, même s’il m’est pénible de le reconnaître, car je n’ai
aucune envie de vous flatter, vous êtes un bel homme.
Simon ne chercha pas à jouer les modestes.
— Sans doute. Et alors ?
— J’imagine que les femmes du royaume n’accorderont pas un regard
aux autres gentlemen tant que vous ne serez pas marié.
Simon ne comprit pas son raisonnement.
— Où veux-tu en venir, petit ?
— Eh bien, il me semble que c’est égoïste de votre part de les laisser
attendre ainsi, alors qu’elles pourraient trouver chaussure à leur pied
ailleurs.
Simon éclata de rire.
— Serais-tu donc un expert en relations amoureuses ?
Henry leva les yeux au ciel.
— Parlons d’autre chose. Si la conversation que j’ai surprise entre vous
et vos amis jacobites reflète la vérité, et que Charles Stuart est vraiment en
Écosse, alors, un événement extraordinaire se prépare. Va-t-il y avoir un
soulèvement ?
Simon ne répondit pas tout de suite. Et quand il le fit, ce fut en
choisissant soigneusement ses mots.
— Ce n’est pas aussi simple. Je suis assailli par une multitude de
questions, mais je ne trouverai de réponses fermes qu’une fois l’Écosse
atteinte.
— Pensez-vous que les catholiques gagneront ?
L’humeur de Simon s’assombrit. Bien qu’il parût calme et maître de lui-
même, son esprit bouillonnait sous l’effet de pensées contradictoires.
— Tout dépend du soutien dont Charles Stuart bénéficiera de chaque
côté de la frontière.
— L’avez-vous rencontré ? Comment est-il ?
Simon hocha la tête.
— Il est jeune, avec beaucoup de charme et de dignité.
— Et cela suffit-il pour l’amener en Écosse afin de mener une armée de
restauration ?
— Il faut attendre pour le dire. J’étais à Paris récemment, et le projet ne
semblait pas intéresser les aristocrates français.
Il eut une moue désabusée.
— Une chose est certaine : quelle qu’en soit l’issue, il y aura du
changement pour les catholiques. En cas d’échec, ils seront condamnés, ici
comme à l’étranger. Tous ceux ayant un lien avec le soulèvement seront
arrêtés. Il sera en effet difficile d’échapper aux conséquences si nous
sommes accusés de rébellion et de trahison. Des hommes ont perdu la tête
pour moins que ça.
Il glissa un regard à Henry.
— Tu sais, les protestants n’hésitent pas à envoyer des gens au gibet
simplement parce qu’ils disent que James Stuart a le droit de réclamer le
trône.

— Que Dieu vous vienne en aide, murmura Henrietta.


Touchée en plein cœur par les paroles de Simon, elle se rappelait la
tragédie qui l’avait privée de son père.
Son compagnon de route ne dit rien, et se contenta de la dévisager avec
surprise.
— Êtes-vous en faveur de la rébellion, Simon ?
— En un mot : non. Mais je suis catholique et je dois soutenir la cause.
Cela fait des années que nous conspirons pour restituer le trône aux Stuarts.
Henrietta pinça les lèvres.
— Cela, je le sais bien, dit-elle en songeant à la dévotion de son père
pour la cause.
Simon lui lança un regard surpris.
— Que veux-tu dire ?
— Rien. Je pensais à voix haute.
Elle détourna le regard.
— Regardez, les nuages se rassemblent. Je crois qu’il va pleuvoir avant
la tombée de la nuit.
— Tu as raison.
Simon marqua une courte pause, où se devinait son embarras.
— Excuse-moi si mes paroles t’ont fait peur. Il n’était pas dans mes
intentions de te troubler.
L’intonation de Simon était étonnamment douce, et Henrietta sentit
qu’elle rougissait.
Il avait le visage tourné vers elle et affichait une étrange expression
qu’elle ne lui avait jamais vue auparavant.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, je ne suis pas, contrairement aux
apparences, une petite nature. Et n’oubliez pas que ma seule raison d’aller
en Écosse est de retrouver mon oncle. Mais à présent que je sais à quoi
m’en tenir, je vais pouvoir anticiper le danger et agir en cas de besoin.
— Le tableau n’est peut-être pas aussi sombre, protesta Simon. Je peux
me tromper.
— Mais vous pourriez aussi avoir raison, marmonna Henrietta.
Puis elle lança son cheval au galop, alors que les premières gouttes de
pluie commençaient à tomber, et qu’un grand coup de vent balayait la
lande.
Chapitre 3

À Londres, une peur insidieuse envahissait l’âme sombre de Jeremy


Lucas.
Alors qu’il pensait avoir à portée de main tout ce à quoi il avait toujours
rêvé, et qu’il commençait à former de brillants projets, tout s’effondrait.
Pendant des années, il avait convoité la fortune de son oncle, puis il
avait fini par perdre patience. Le baron Charles était en excellente santé et
risquait de vivre encore une dizaine d’années.
Fort heureusement, il avait trouvé la solution pour s’en débarrasser, et
tout allait pour le mieux.
Jusqu’à ce jour, où il lui semblait que le monde qui l’environnait avait
brutalement volé en éclats.
Jamais il ne lui était venu à l’esprit qu’il pourrait y avoir un problème.
Mais, après avoir fouillé la maison de fond en comble, et constaté qu’il ne
parvenait pas à mettre la main sur les papiers de son oncle — registres de
comptes et actes de propriété — , il avait cédé à la panique.
Les choses ne s’étaient pas arrangées quand un dénommé Me Goodwin
s’était présenté au domaine et avait demandé à s’entretenir avec Miss
Brody.
Lorsque le visiteur lui avait appris qu’il était le notaire de feu son oncle,
et que tous les biens du défunt avaient été légués à Miss Henrietta Brody,
Jeremy n’avait pas eu l’ombre d’une hésitation. Il avait mis fin aux jours du
respecté homme de loi, d’un coup d’épée bien placé, et avait jeté son
cadavre dans la Tamise.
Au moment de détruire le testament, et ce afin de se prévaloir de
l’ancienne version toujours détenue par Brathwaite, Jeremy avait découvert,
inscrit en caractères bien lisibles, que le nouveau document était assorti
d’une copie.
Bien sûr, qu’il y avait une copie !
Pourquoi n’y avait-il pas pensé avant ? Il était pourtant suffisamment
averti des pratiques légales pour savoir que le testament en la possession de
Goodwin n’était pas le seul et unique en son genre.
Mais où se trouvait le second document ?
Jeremy s’était mis en quête de Braithwaite et, après une courte
délibération, les deux hommes avaient conclu que la seule personne à
pouvoir les éclairer sur le sujet n’était autre qu’Henrietta.
Peut-être même cette maudite sorcière Écossaise avait-elle mis les
voiles avec la copie du testament…
Jeremy songea vaguement qu’il aurait été bien inspiré de s’en aviser
avant ou, à tout le moins, de la fouiller avant qu’elle quitte la maison.
Mais l’heure n’était pas aux lamentations. Il était impératif qu’il la
retrouve avant qu’elle ne remette le document à un homme de loi, et que
son affaire ne passe en justice.
Un cri de rage lui échappa tandis qu’il évoquait Henrietta Brody.
La petite peste allait payer, et payer cher.
Où avait-elle pu aller ?
Elle n’avait aucun ami susceptible de l’accueillir, et son seul parent était
son oncle. Ce dernier résidait près d’Inverness, si sa mémoire était bonne.
Peu importe, il allait la trouver.
Dût-il pour cela retourner chaque pierre de ce fichu pays d’Écosse.

Simon et son compagnon avaient traversé le Northumberland.


Située entre Tyne et Tweed, la région où Romains et Normands avaient
laissé leur marque se composait pour l’essentiel de rivières et de forêts.
Mile après mile, ils avaient chevauché entre collines et vallées, longé
jusqu’à Cheviot de longues crêtes à la beauté immémoriale.
Enfin vint le moment où ils franchirent la frontière avec l’Écosse,
traversant les villes historiques de Jedburgh, Melrose et Kelso, qui portaient
encore la marque de la destruction cruelle et dépourvue de sens engendrée
par la guerre et les répressions politique à travers les siècles.
Malheureusement, le temps qui avait, pour l’essentiel, été clément se
déchaîna avec une alarmante sauvagerie.
Subissant force averses depuis qu’ils avaient quitté l’hôtellerie où ils
avaient passé la nuit, les deux cavaliers faillirent bien souvent être
désarçonnés par la violence du vent, tandis que leurs malheureuses
montures pataugeaient dans des chemins transformés en bourbiers.
Henrietta n’en menait pas large. Son corps, martyrisé par neuf jours de
chevauchée, était à bout, et le poids de ses vêtements détrempés et glacés ne
faisait qu’ajouter à son calvaire.
Un petit gémissement de désespoir lui échappa quand un éclair déchira
le ciel, bientôt suivi d’un bruyant roulement de tonnerre.
Comme elle jetait un coup d’œil à son compagnon, dont la silhouette
découpée sur fond de ciel gris évoquait quelque monstre diabolique, une
violente rafale de vent souleva sa cape, lui façonnant comme deux ailes.
Elle talonna sa jument pour l’inciter à presser le pas, mais la pauvre bête
était épuisée. Le sol boueux collait à ses sabots, ralentissant sa progression
et sollicitant à l’excès sa force musculaire.
Découragée que les circonstances leur soient si peu favorables,
Henrietta faisait tout son possible pour ne pas pleurer. Mais l’envie de
laisser éclater ses sanglots fut vite oubliée quand un éclair éblouissant fila à
travers les arbres et frappa un grand pin.
La foudre fendit le tronc en deux, aussi aisément qu’une brindille sèche,
provoquant un déconcertant jaillissement d’étincelles.
La partie supérieure du pin s’abattit au sol dans un bruit assourdissant,
arrachant quelques branches aux arbres environnants et frôlant le visage
d’Henrietta.
Terrorisée, sa jument se dressa sur ses postérieurs en hennissant, et
s’élança au galop.

Immédiatement, Simon s’élança à la rescousse de son jeune


compagnon, dont il imaginait aisément la frayeur.
Saisissant la bride pour arrêter la jument, il essaya de calmer l’animal.
— Doucement, ma belle, doucement.
La jument s’apaisa quelque peu, mais continua à frissonner et renâcler
sous la pluie.
Inquiet du sang qui coulait sur le visage de son compagnon, Simon cria,
pour couvrir le bruit de l’orage :
— Henry ? Est-ce que tu vas bien ?
N’obtenant pas de réponse, Simon mit pied à terre, et fit glisser Henry
de sa selle.
Toutes ses forces semblaient avoir abandonné le garçon qui, incapable
de se tenir debout, tomba à genoux dans la boue.
Sans hésiter, Simon le souleva dans ses bras et le hissa sur le dos de son
étalon. Puis il attacha la jument derrière sa selle et enfourcha sa monture, en
passant un bras autour de la taille d’Henry pour l’aider à garder son
équilibre.
Tandis que le corps du garçon s’affaissait contre son torse, sa tête
dodelinant contre son épaule, il reprit sa chevauchée sous la pluie.

La pluie battante s’était transformée en une bruine insidieuse et


lancinante.
Enveloppés par le manteau opaque de la nuit, ils cheminaient depuis
une éternité, et seul le bras ferme de Simon passé autour de sa taille
empêchait Henrietta de tomber.
Elle l’entendait qui l’exhortait à rester éveillée, mais sa voix semblait
distante et étouffée.
Quand il avait ouvert sa cape pour l’attirer plus étroitement contre lui,
elle n’avait pas trouvé la force de résister, et avait appuyé sa tête contre le
torse aussi solide que le tronc d’un chêne.
Vaincue par l’épuisement, ses membres engourdis par la bruine qui
s’enroulait autour d’elle et lui coupait le souffle, elle finit par sombrer dans
le néant.

Apercevant enfin la silhouette familière de son manoir qui se découpait


dans la brume, Simon exigea un dernier effort de sa monture et lui fit
presser le pas vers l’écurie.
Sautant à terre, il donna des ordres au palefrenier qui était sorti pour
voir qui venait d’arriver.
Découvrant le maître des lieux, le domestique s’empressa de prendre les
rênes des deux montures épuisées, et regarda avec stupeur sa seigneurie
soulever dans ses bras la silhouette inerte d’un jeune garçon.
Transportant son compagnon jusqu’à la maison, Simon entra dans le
hall à grand bruit, ce qui attira aussitôt l’attention d’Annie Atwood, la
gouvernante du domaine Barradine.
Ravie du retour du maître, elle se rembrunit aussitôt quand elle
découvrit qu’il transportait une personne blessée.
— Oh ! Seigneur ! s’écria-t-elle, en observant le pâle visage abandonné
contre l’épaule de Lord Simon. Est-ce grave ?
— Ce n’est rien de plus que de la fatigue et une coupure à la tête,
Annie. Et le garçon est trempé jusqu’aux os. Je vais l’emmener à l’étage.
Demandez qu’on lui prépare un bain et de la nourriture.

Le front plissé de perplexité, Annie regarda sa Seigneurie traverser le


hall et emprunter le vaste escalier.
« Un garçon » ?
Il était pourtant évident, pour quiconque possédait deux yeux et un peu
de bon sens, qu’il ne s’agissait aucunement d’un garçon.

Émergeant du néant, Henrietta réalisa, non sans soulagement, qu’elle


n’était plus submergée par un sentiment d’inconfort.
Son corps était étendu sur un lit, un oreiller glissé sous sa tête, et, si elle
ressentait encore une impression d’humidité dans tout le corps, elle avait
plus chaud qu’auparavant.
La seule chose qui la dérangeait, c’était cette vive lumière dans ses
yeux.
Fermant fort les paupières, elle essaya de l’éviter. N’y parvenant pas,
elle finit par risquer un coup d’œil à travers ses cils baissés, et découvrit que
le coupable n’était autre qu’une lampe à huile posée sur la table de chevet.
Une forme indistincte était penchée sur elle, qui prit bientôt l’apparence
de Simon. L’air sombre et pensif, il avait la main près de sa gorge,
suffisamment près pour qu’elle puisse percevoir la chaleur de sa peau.
Réalisant qu’il s’apprêtait à déboutonner sa chemise, elle s’affola et ne
put s’empêcher de crier un « non ! » retentissant, avant de repousser
brusquement la main de Simon.
— Je suis content de voir que tu es toujours en vie, dit-il. Tu dormais si
profondément que je me demandais si tu allais te réveiller. Ne bouge pas, et
laisse-moi t’enlever ces oripeaux, avant que tu ne prennes froid.
Bien décidé à ce que rien ne l’empêche de lui ôter ses vêtements
mouillés, il commençait à dénouer le lien autour du cou, quand Annie
s’interposa, l’air horrifié.
— Arrêtez, milord. J’ai quelque chose à vous dire.
— Qu’est-ce donc ?
— Eh bien… Ce n’est pas facile à dire, marmonna la gouvernante.
— Foin de circonvolutions, Annie. Exprimez simplement votre pensée.
— C’est un bien bon déguisement que votre ami a adopté. Et vous vous
êtes apparemment laissé duper. Mais, en réalité, il s’agit…
La gouvernante, comme embarrassée de son audace, n’osa pas terminer
sa phrase.
Le cœur d’Henrietta se mit à battre plus vite tandis que les pans de sa
chemise s’ouvraient.
Consciente que son secret n’en serait bientôt plus un, elle essaya de se
redresser, mais elle était toujours faible.

Le visage crispé par une expression sévère, Simon ignora les mains qui
frappaient les siennes et essayaient de les repousser, et finit par ouvrir la
chemise.
À peine dissimulée par une fine et transparente camisole de batiste,
apparut la pâle rondeur d’un sein.
Son regard se figea, tandis que son esprit refusait la réalité. Puis les
fenêtres de sa compréhension s’ouvrirent tout à coup, comme sous l’effet
d’une violente bourrasque.
Horrifié, il eut un mouvement de recul.
Le garçon… son compagnon de voyage qu’il avait pris pour un
garçon… n’était finalement pas un garçon.
Comment avait-il pu se laisser abuser ainsi ?
Était-il fou ?
Était-il aveugle ?
Et cependant, il était bien excusable. « Henry » ou quel que soit son
prénom, avait gardé son chapeau baissé sur son visage presque en
permanence. Il avait caché sa silhouette sous des nippes informes et modifié
le son de sa voix.
Quant à lui, il n’avait aucune raison d’imaginer que « il » était « elle ».
Non, vraiment il n’avait pas de reproche à se faire.
En deux enjambées, il fut de nouveau auprès d’elle, conscient que son
visage se tordait de fureur et que ses yeux lançaient des éclairs.
Lorsqu’elle voulut rabattre les pans de la chemise sur sa poitrine, il lui
saisit rudement le poignet, lui arrachant un cri de douleur.
— Lâchez-moi ! protesta-t-elle en se débattant. Je vous en prie, Simon.
La rage bouillonnait en lui tel un acide corrosif, détruisant les
sentiments d’affection qu’il avait développés pour le jeune garçon, qui
s’avérait finalement être une fille… ou plutôt une jeune femme.
— Allez-vous vous calmer, fichue petite traîtresse ? siffla-t-il entre ses
dents serrées.
Comme elle n’obtempérait pas, il augmenta la pression de ses doigts sur
les os délicats de son poignet.
— Lâchez-moi, répéta-t-elle d’un ton plus suppliant que la première
fois. Vous me faites mal.
— Tenez-vous tranquille, alors.
Penché au-dessus d’elle, il avait conscience de son attitude menaçante,
mais quelque chose s’était détruit en lui, et il était incapable de contrôler ses
émotions.
Lentement, elle se calma, et Simon desserra son emprise. Mais, sous
l’effet de l’intense frustration qu’il ressentait à avoir été dupé ainsi, son
regard demeurait sévère.
Ce garçon, ou plutôt cette fille, méritait une bonne leçon.
— C’est mieux, dit-il. Mais je crois qu’il est temps de parler. À quoi
jouez-vous, que diable ? Qu’avez-vous à dire pour expliquer ce subterfuge ?

Envahie par un profond désespoir, Henrietta se laissa retomber contre


son oreiller.
— Je peux… Je peux vous expliquer, dit-elle, en croisant sur sa poitrine
les pans humides de sa chemise. Je suis d’ordinaire une personne honnête,
croyez-moi. Mais il est parfois nécessaire de dissimuler la vérité.
— Ce que vous essayez de dire, c’est que vous mentez lorsque cela
vous arrange.
— Pas du tout.
Henrietta aurait voulu protester avec virulence, mais elle n’en avait pas
la force.
Elle éprouvait une vive douleur à la tête, là où la branche l’avait
heurtée. Et elle était si épuisée qu’elle ne parvenait même plus à rougir sous
le regard que Simon posait avec insistance sur sa poitrine, dessinée avec
une rare indécence par l’étoffe devenue transparente de sa chemise.
— Dans ce cas, ayez l’obligeance de vous expliquer clairement, Miss
Je-ne-sais-qui. Je vous écoute.
D’un regard froid, il lui enjoignit de répondre.
— Je croyais que vous aviez confiance en moi. Pourquoi ne m’avez-
vous pas dit que vous portiez un déguisement ?
Henrietta s’accorda quelques secondes de réflexion.
Certes, elle était à bout de forces et avait grand besoin de sommeil, ce
qui réduisait sa capacité à raisonner rationnellement, mais elle possédait
encore suffisamment de présence d’esprit pour ne pas révéler ce qui l’avait
incitée à partir de chez elle.
— Je m’appelle Henrietta, finit-elle par répondre. Et si je ne vous ai rien
dit, c’est parce que je savais que vous ne voudriez pas m’aider si vous aviez
su que j’étais une fille déguisée en garçon. Cela vous aurait peut-être
amusé, mais vous vous en seriez servi contre moi.

Malgré lui, Simon sentit sa colère s’apaiser, tandis que son cœur
s’ouvrait à l’écoute des paroles plaintives de la jeune fille.
Elle avait raison. S’il avait eu connaissance de la vérité, il n’aurait pas
toléré la situation, et lui aurait ordonné de rentrer chez elle.
Il la dévisagea, soudain sur ses gardes.
— Quel âge avez-vous ?
— Dix-huit ans.
Il laissa échapper un soupir de soulagement.
— Je craignais que vous ne soyez beaucoup plus jeune. Eh bien, jeune
lady, je ne sais pas qui vous êtes, mais je ne suis pas stupide au point
d’ignorer qu’une jeune femme respectable ne sort pas de chez elle sans être
dûment chaperonnée.
Il vit Henrietta détourner les yeux avec embarras.
— J’en conclus que, soit vous n’êtes pas respectable — ce dont je
doute, étant donné la délicatesse de vos manières et le raffinement de votre
langage — soit vous traversez une cruelle épreuve. J’avoue n’avoir aucune
idée de ce qui vous a fait quitter votre demeure et adopter une telle tenue.
Peut-être auriez-vous l’obligeance de m’expliquer ce que vous faisiez seule
sur la lande cette fameuse nuit ?
— Pour votre gouverne, sachez que j’ai été mise à la porte de chez moi.
Mes tuteurs sont décédés, et je n’ai nulle part où aller. Hormis chez mon
oncle paternel, qui vit près d’Inverness, ainsi que je vous l’ai dit.

Rongé par la curiosité, Simon avait envie de savoir qui l’avait forcée à
fuir sa maison et à se faire passer pour un garçon. Mais il sentait combien
elle répugnait à s’expliquer.
Il n’était pas insensible non plus à son épuisement et à sa vulnérabilité,
et la galanterie commandait qu’il la ménage.
Par ailleurs, il savait d’expérience qu’elle avait besoin d’une personne
en qui avoir confiance, pas d’un inquisiteur cherchant à lui extirper ses
secrets.
La pensée que cette naïve jeune femme aurait pu, n’eût été sa présence
providentielle, entreprendre seule ce long périple l’effarait
rétrospectivement. À l’évidence, elle n’avait aucune idée de ce à quoi elle
s’exposait quand elle avait décidé de se lancer dans cette aventure.
Ôtant sa cape humide, il la déposa sur le dossier d’une chaise, où Annie
la récupéra, en laissant entendre un petit claquement de langue
désapprobateur.
Lorsqu’il se tourna à nouveau vers Henrietta, elle s’était levée, et
tanguait sur ses pieds, l’air hébété.
Étouffant un juron entre ses dents, il se précipita vers elle et l’aida à se
recoucher, surpris de constater combien elle était fine et délicate. Ses traits
étaient tirés, et sous ses yeux des ombres mauves donnaient à ses joues une
apparence creusée.
À dire vrai, la vision passablement pitoyable qu’elle offrait eut raison de
ce qu’il lui restait de colère.
— Maintenant que vous savez que je ne suis pas un garçon, je vous
supplie de ne pas me jeter dehors. Je ne peux pas faire demi-tour.
La voix était basse, mais Simon perçut quand même la peur qui
l’altérait.
Il savait qu’elle était terrorisée. Ses mains étaient croisées sur son
estomac, comme si elle était en prière, et sa frêle silhouette tremblait.
Comment aurait-il pu lui tourner le dos ?
— N’ayez pas peur, dit-il enfin.
Elle sursauta, comme s’il l’avait frappée.
— Peur ?
Elle riait à présent, d’un petit rire contenu, mais distinctement
sarcastique.
— Vous ne savez pas ce qu’est la peur, milord.
— Erreur, mon garçon… Je veux dire, miss. Je connais la peur. Elle
m’accompagne chaque jour, et son ombre pèse sur mon épaule depuis trop
longtemps. Oui, je la connais, et je sais que vous l’éprouvez.
Il marqua une courte pause.
— Je n’en connais pas la cause mais sachez que vous n’avez aucune
raison d’avoir peur de moi.
Elle soutint son regard, et Simon crut lire un apaisement dans ses yeux
verts.
— Merci. Mais, je vous en prie, Simon, j’ai besoin de sommeil.
— Vous vous sentirez mieux après un bain et un bon repas.
Il se tourna vers la gouvernante.
— Veuillez vous en occuper, s’il vous plaît, Annie.
Prenant le menton d’Henrietta entre ses doigts, il se pencha pour
observer de plus près la blessure qu’elle avait à la tempe.
— Il n’y a pas à s’inquiéter. Ce n’est qu’une égratignure, et ce sera
bientôt guéri. Mais vous allez avoir un bleu pendant quelques jours.
Il se redressa, avant d’ajouter :
— Je vais me changer, et je reviens. En attendant, ne bougez pas. C’est
compris ?
Elle plissa le front, comme s’il lui demandait un effort surhumain, puis
elle finit par hocher la tête et remonta le plaid sur ses frêles épaules.

Lorsque Simon revint dans la chambre, porteur d’une tasse de brandy


agrémenté de citron et d’eau chaude, une vague d’air parfumé le frappa en
plein visage.
Un grand feu avait été allumé dans la cheminée, et un paravent avait été
déployé à proximité.
Déposant la tasse sur une console, Simon contourna l’écran et s’arrêta
net en découvrant Henrietta plongée, entièrement nue, dans un baquet.
Elle avait les paupières closes, et il fut tout d’abord tenté de la réveiller.
Mais, cela l’aurait privé du plaisir de la contempler.
Il était médusé, pas seulement par la vision de tant de joliesse, mais
aussi par cette innocente impudeur qui n’était possible que lorsqu’on ne se
croyait pas observé.
La regarder l’enchantait et le troublait jusqu’au plus profond de son
être.
Avant cet instant, il ne se serait jamais imaginé éprouver autant de
contentement à regarder une femme dévêtue. La sensation était inédite,
comme si un immense frisson courait à travers tout son corps. Le simple
fait de regarder l’eau savonneuse caressant ces deux petites orbes jumelles
de féminité lui procurait un plaisir si fort qu’il en avait presque mal.

Un peu plus tôt, ayant réussi à ôter ses vêtements avec l’aide d’Annie,
et à grimper dans le baquet sans tomber, Henrietta s’était plongée dans l’eau
avec un profond soupir, et s’était offert le luxe de se détendre quelques
minutes dans l’eau chaude.
Puis elle s’était longuement savonné le corps et les cheveux, avec le
sentiment d’évacuer tous les désagréments de son voyage et de se purifier.
Enfin, elle avait reposé sa tête contre la partie haute du baquet, celui-ci
étant juste assez long pour qu’elle étende ses jambes, et avait contemplé
d’un air absent les flammes qui dansaient dans l’âtre, jusqu’à ce que ses
paupières se ferment et qu’elle s’endorme.

Henrietta perçut vaguement le bruit d’une porte qui s’ouvrait et se


refermait mais, s’imaginant au domaine du baron et de la baronne Lucas, et
songeant qu’il s’agissait d’une femme de chambre venue l’assister pour
sortir de son bain, elle ne réagit pas.
Soudain, l’impression d’être espionnée la tira de sa douce somnolence,
et elle se redressa. La panique l’envahit quand elle ne reconnut pas son
environnement. Des chandelles éclairaient la zone autour d’elle d’une
douce lumière dorée, et la chaleur d’un feu de cheminée lui caressait le
visage.
Tout lui revint brusquement.
Tournant la tête, elle découvrit que Simon l’observait, laissant courir
son regard avec une lenteur délibérée sur ses cheveux, son visage, et ses
épaules, avant de s’arrêter sur ses seins nus.
Avec un petit cri, elle croisa les bras sur sa poitrine, consciente que
l’eau savonneuse n’offrait guère de refuge au reste de son corps.
Très élégant dans sa redingote vert foncé et son pantalon gris, Simon se
tenait si proche qu’elle n’avait aucun mal à discerner les moindres détails
de son visage. Comment ne pas être troublée par cet air désinvolte, ce
sourire insolent, l’intensité brutale de ce regard ?
Alors qu’elle le regardait avec fascination, il lui apparut qu’elle aurait
dû être fâchée de cette intrusion. Mais, avant qu’elle ait eu le temps de lui
faire une réflexion, il s’avança jusqu’au pied du baquet.
Se sentant soudain intimidée et vulnérable, elle écarquilla les yeux.
S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, elle aurait crié. Mais c’était Simon,
et elle savait qu’il ne lui ferait aucun mal.
— Depuis combien de temps m’observez-vous ? demanda-t-elle.
Il parut amusé.
— Depuis assez longtemps pour en conclure que cela valait la peine de
faire le voyage jusqu’ici avec vous.
— Vous auriez dû signaler votre présence !
— Et me priver ainsi du plaisir de vous contempler ?
La chaleur de son intonation la fit rougir. Troublée par la façon dont il la
scrutait, et par le fait qu’il avait délibérément omis de signaler sa présence,
elle choisit soigneusement ses mots et les prononça distinctement, comme si
elle s’adressait à une personne un peu lente d’esprit.
— Simon, j’apprécierais énormément que vous me laissiez prendre mon
bain tranquillement pour me débarrasser des miasmes du voyage. J’ai
l’impression d’avoir été traînée à travers un étang. Le fait de ne pas pouvoir
faire correctement ma toilette durant ce périple m’a été très pénible. C’est
pourquoi j’aimerais beaucoup poursuivre ce moment de détente.
— Vous dormiez. Et vous aviez l’air si heureuse que je ne voulais pas
vous déranger.
Henrietta n’était pas d’humeur à ce badinage.
— Eh bien, vous m’avez dérangée. Il est terriblement inopportun de
faire intrusion dans mon intimité. Avez-vous pour habitude d’entrer ainsi
dans les chambres des ladies ?
Elle essayait d’employer un ton choqué mais, à dire vrai, elle était si
fatiguée qu’elle s’en moquait un peu.
— Cela dépend de la lady.
De moqueuse, l’expression de Simon se fit soudain plus concernée.
— J’imagine que l’eau chaude a détendu vos muscles endoloris. Mais
puis-je vous rappeler ce baume dont je vous ai déjà parlé ? Je serais ravi, si
vous le souhaitez, de l’appliquer sur vos… parties douloureuses. Cela en
apaisera les raideurs.
— Je pense que votre gouvernante est déjà horrifiée de me savoir ici
seule avec vous. Par conséquent, je doute qu’elle approuve votre
proposition.
— Et pourquoi cela ?

N’ayant d’autre idée en tête que de l’aider, Simon était quelque peu
agacé par l’entêtement que mettait Henrietta à lui rappeler ce qui était
approprié et ce qui ne l’était pas.
— Vous avez besoin d’un endroit où séjourner et que l’on prenne soin
de vous, lui rappela-t-il, d’un ton passablement sentencieux. Je n’ai pas
l’intention d’abuser de vous, ainsi que vous semblez le penser. Croyez-moi,
Henrietta, si j’avais l’intention d’offenser votre vertu, je ne commencerais
pas par vos parties douloureuses.
Il posa les yeux sur sa poitrine, comme pour préciser l’endroit par où il
commencerait, puis, presque aussitôt, les releva pour croiser le regard
interloqué d’Henrietta.
— Je vous assure, Simon, que ma vertu n’était pas ce que j’avais en
tête, protesta-t-elle. Et je n’ai pas besoin de massage.
— Si vous changez d’avis, je serai ravi de vous rendre service — sans
compromettre votre vertu.
— Non, merci. Et maintenant, allez-vous-en. Je suis sûre que vous en
avez assez vu pour satisfaire votre curiosité.
Les mains sur les hanches, il s’avança lentement vers elle, torturé par
l’envie d’en voir davantage.
— Il se trouve que vous êtes tout à fait charmante à contempler, et que
mes yeux ne s’en lassent pas.
Simon continuait à la détailler sans vergogne mais, comprenant les
mérites de la retenue, il n’avança pas davantage.
Avant cet instant, il n’avait pas compris toute l’étendue de sa beauté, à
la fois sauvage et délicate. Les courts cheveux cuivrés encadraient un
visage à la peau laiteuse, les lèvres étaient pleines et sensuelles, les traits
aussi exquis que s’ils avaient été sculptés dans le marbre le plus fin. Mais,
ce qui frappait le plus chez elle, c’était son innocence. Bien que son
étincelant regard vert, frangé de cils épais, ne manquât ni de franchise ni
d’insolence, la fraîcheur de son esprit était la première impression qui s’en
dégageait.
Elle était le genre de femme devant laquelle un homme ressentait le
besoin de se mettre à genoux… ou de fuir comme un beau diable.

Quelque chose dans son expression incita Henrietta à un mouvement de


recul. Elle avait conscience de sa haute taille, et de la façon dont sa simple
présence semblait envahir l’espace confiné.
En outre, le fait qu’il soit entièrement habillé ne la rendait que plus
attentive à sa propre nudité.
Elle était tout aussi consciente, et s’en alarmait d’ailleurs grandement,
d’être troublée par sa masculinité. Mais elle refusait de se soumettre à
l’appel de sa sensualité. Aussi s’empressa-t-elle d’esquiver ces perfides
sensations qui risquaient de l’affaiblir.
Elle le fixa, le regard vibrant de colère et d’indignation.
— Je vous conseille de ne pas me toucher, Simon Tremain. Si vous
faites un pas de plus, je vous jure que je hurle à en faire trembler toute la
maison. Et cessez de me regarder ainsi. On pourrait croire que vous n’avez
jamais vu une femme de votre vie.
— Tant s’en faut, murmura Simon, mais aucune ne saurait soutenir la
comparaison avec vous.
Henrietta rougit de plus belle.
— J’ai suffisamment d’imperfections pour que vous cessiez de les
répertorier toutes. Cessez, je vous en prie. Vous devenez grossier.
— Vraiment ?
— Oui. Et si vous persistez, je vais être obligée d’appeler Annie.
— Veuillez m’excuser. Mais comprenez aussi que je sois fasciné, après
avoir cru pendant neuf jours que nous étions du même sexe.
Perplexe et le visage en feu, Henrietta faillit lui rétorquer qu’elle n’était
pas un gibier à abattre, mais elle se retint à temps.
Jamais elle n’avait rencontré un homme aussi provocateur, et elle se
sentait tout à coup intimidée face à lui. Il y avait quelque chose dans le
regard de Simon qui, tout à coup, lui donnait l’impression qu’il lui était
impossible de le regarder. Sa voix éveillait aussi dans son cœur et son esprit
des pensées contradictoires qui faisaient qu’elle ne savait plus comment lui
parler.
Il en résultait un mélange de peur et d’excitation auquel elle devait
mettre un terme.
En effet, elle était en danger de se laisser hypnotiser par cette voix de
velours et ces bouleversants yeux bleus.
— Êtes-vous sûre que je ne puis vous être d’aucune aide pour votre
bain ?
— Tout à fait sûre. Maintenant, partez.
— Vous avez assez barboté dans l’eau. Je vais envoyer Annie vous aider
à vous habiller.
— Eh bien, moi, j’ai encore envie de barboter. Pourriez-vous verser ce
broc d’eau chaude dans mon bain, je vous prie ?
Indiquant le récipient sur le sol, où Annie l’avait laissé, elle lui glissa un
regard en coin, à travers ses cils baissés d’où ruisselaient quelques gouttes
d’eau.

Simon fit comme Henrietta le lui avait demandé, découvrant


furtivement ses cuisses à la pâleur marmoréenne tandis que l’écoulement de
l’eau sortie du broc agitait le contenu savonneux du baquet.
En confiance, Henrietta n’était pas consciente de la vision enchanteresse
qu’elle lui offrait.
La regarder était une bénédiction pour les yeux. Sa beauté avait quelque
chose d’irréel, et il peinait à croire qu’il avait pu si facilement se laisser
duper. Elle avait les joues rosies par l’eau du bain, et ses cheveux, où se
mêlaient de superbes nuances de cuivre et d’or, formaient un adorable
casque de boucles brillantes, dont quelques mèches humides dessinaient des
accroche-cœurs sur ses pommettes.
Ce ravissant tableau tyrannisait ses sens et lui donnait l’envie de la
prendre dans ses bras et de la renverser sous lui. Si elle avait eu
connaissance de la puissance des émotions qu’il retenait, nul doute qu’elle
aurait pris peur et se serait remise en route le lendemain sans lui.
— Faites attention à ne pas vous brûler, le mit en garde Henrietta
lorsque des gouttes d’eau l’éclaboussèrent.
Arraché à ses pensées, il répondit avec une lueur d’amusement dans le
regard.
— Il va falloir que j’apprenne à me méfier des garçons impertinents, et
des brocs d’eau chaude,
Il la regarda se frotter les yeux du bout des doigts, comme un enfant
épuisé qui lutterait pour rester éveillé.
— Êtes-vous vraiment certaine que je ne puis vous être d’aucune aide ?
insista-t-il, d’une voix enjôleuse.
— Absolument certaine, je vous assure. Maintenant, laissez-moi seule.
Je ne sortirai pas tant que vous n’aurez pas quitté la pièce.
— Je ne serai pas loin.
Il lui adressa un sourire ensorceleur.
— Ne me décevez pas, Henrietta, murmura-t-il d’une voix de plus en
plus charmeuse, tout en faisant passer dans son regard un défi très
personnel. Ne me dites pas que vous allez commencer à faire des chichis
maintenant.

Dès qu’il avait repris la parole, Henrietta avait senti un frisson la


traverser, une sorte d’éveil à la vie de quelque chose qui aurait été endormi
auparavant.
Confrontée à la boutade de Simon, elle n’avait pu retenir une légère
crispation, mais elle ne pouvait guère s’offenser après l’avoir dupé en lui
faisant croire qu’elle était un garçon.
Comme il s’apprêtait à contourner le paravent, il s’arrêta pour lui lancer
un dernier regard.
— Si je ne vous revois pas ce soir, je dois vous prévenir que les vieilles
poutres craquent et gémissent. Ne soyez donc pas inquiète si vous entendez
des bruits étranges durant la nuit. Au fait, vous êtes au manoir Barradine, et
il m’appartient. Dormez bien, Henrietta. Il nous faudra parler de beaucoup
de choses demain.

Henrietta battit des paupières et ouvrit lentement les yeux, éblouie par le
soleil qui inondait la chambre de lumière.
Les lourdes tentures de velours bleu avaient été tirées pour permettre à
la lumière de pénétrer son univers. Un feu nourri pétillait dans l’âtre,
apportant chaleur et bien-être.
Henrietta se redressa et tapota les oreillers pour s’installer plus
confortablement.
Un bruit de vaisselle se fit entendre de l’autre côté de la porte, et elle
remonta prestement le drap sous son menton.

Annie entra avec un plateau. Un large sourire illumina son visage quand
elle vit que l’occupante du lit était assise.
— Oh ! je vois que vous êtes réveillée.
L’amitié dans sa voix était aussi notable que la chaleur dans son regard
et son sourire.
— Sa Seigneurie a pensé que vous seriez fatiguée après le voyage et
votre calvaire sous l’orage, hier. Par conséquent, il a demandé que nous
vous laissions dormir.
— Sa Seigneurie étant Lord Tremain ?
— C’est cela même, miss.
Annie déposa le plateau sur la table et ôta la cloche qui maintenait le
repas au chaud, révélant un pichet de thé, une assiette d’œufs au bacon, du
pain frais, et du beurre jaune et crémeux.
— Vous m’avez tout l’air d’une jeune lady qui a grand besoin d’un
solide petit déjeuner, déclara la gouvernante d’un ton encourageant. Vous
n’avez rien mangé depuis que vous êtes arrivée. Allez-y, piochez dedans et
profitez-en.
— Avec plaisir, Annie. Ça semble délicieux, et je dois avouer que je
suis affamée.
— Eh bien, mangez donc. Je vais vous faire apporter de l’eau chaude
pour votre toilette, et j’ai déjà déposé les effets que le maître a choisis pour
vous.
— Mais… Que sont devenus les vêtements que je portais à mon
arrivée ?
— Ils sont à la lingerie, miss.
— Je vois, murmura prudemment Henrietta, tout en jetant un regard
incertain à la tenue féminine déposée sur une chaise. Je… Je préférerais
porter mes propres affaires, si cela ne vous dérange pas, Annie.
La gouvernante eut une moue embarrassée.
— Oh ! non, miss. Le maître a particulièrement insisté pour que vous
vous habilliez comme une lady. Quand vous aurez terminé de déjeuner et de
faire votre toilette, je viendrai vous aider.
— Merci, dit Henrietta. Je porterai donc cette tenue en attendant que
mes propres vêtements soient secs.
— C’est bien, décréta Annie, avant de se retirer, toujours en souriant.

Henrietta venait de terminer son petit déjeuner quand elle entendit un


martèlement de sabots de chevaux dans la cour sous sa fenêtre. Aussitôt elle
se leva pour aller voir.
Une douzaine de gentlemen, tous élégamment vêtus et tous en selle, se
trouvaient dehors, arborant des expressions sévères. Henrietta n’avait pas la
moindre idée de l’endroit d’où ils venaient, mais ils s’étaient engouffrés
dans la propriété comme s’ils y avaient leurs habitudes.
Tout cela était très mystérieux et, comme d’habitude, la curiosité
d’Henrietta eut raison de toute prudence, et elle décida de s’habiller
prestement, afin d’aller voir de quoi il retournait.
Reportant son attention sur les vêtements mis à sa disposition, elle
s’étonna de les voir aussi grandioses. La robe, en damas vert pomme, était
brodée de fil d’or tout le tour du décolleté, des manches et de l’ourlet. Un
châle dans des tons gris clair et vert amande, ainsi que des souliers vert
foncé complétaient la tenue.
Avant de quitter la pièce, elle observa son reflet dans le miroir avec une
certaine satisfaction. On aurait dit que la robe avait été faite pour elle. Le
bustier s’ajustait parfaitement à la minceur de sa taille, et la couleur mettait
en valeur les reflets cuivrés de ses cheveux.
Drapant le châle sur ses épaules, elle pirouetta vivement et se dirigea
vers la porte.
Elle suivit silencieusement le couloir et s’arrêta en haut de l’escalier, où
elle resta quelques instants à tendre l’oreille.
Les hommes étaient regroupés dans le vaste hall, près de l’immense
cheminée en pierre. Leurs regards préoccupés, pour le peu qu’elle en
voyait, et leur conversation à voix basses et pressées présageaient de
mauvaises nouvelles. Il avait été annoncé que Charles Stuart, fils de James
Stuart, qui avait nommé celui-ci régent, l’autorisant à agir en son nom, était
désormais considéré comme un rebelle, un traître et un ennemi public.
— Que va-t-il en résulter ? demanda Simon, qui se tenait en leur centre.
Dites-moi ce que vous savez. Cela va-t-il se terminer par une bataille ?
— Je le crains, répondit quelqu’un. Contre toute attente, et avec le
support de Donald Cameron of Lochiel, une armée a été levée, qui compte
au moins deux mille Écossais. Sir John Cope, le commandant en chef des
forces gouvernementales écossaises n’a que quatre mille hommes sous ses
ordres, répartis en deux régiments, et il est submergé par les problèmes.
— De quel ordre ?
— Son officier supérieur de cavalerie est malade et il manque de
fusiliers pour étoffer son artillerie. Sur ordre du gouvernement, Cope a
marché avec son infanterie sur Fort Augustus, afin de tenter d’intimider les
Highlanders, et de tuer la rébellion dans l’œuf.
Henrietta entendit Simon demander :
— Et comment ont réagi les clans ?
— Beaucoup échappent à l’appel et prennent les armes pour le compte
du gouvernement. Nos agents ont rapporté que Cope, en apprenant que
Charles Stuart se préparait à s’opposer à lui à Corryarrack, a renoncé et
qu’il fait maintenant marche sur Inverness.
— Et le prince ?
— Il avait l’intention de poursuivre Cope, mais il a finalement décidé
de faire route vers les Lowlands, où il n’existe aucune défense. Aux
dernières nouvelles, il aurait atteint Perth.
— Dans ce cas, je saurai où le trouver, déclara Simon.
Puis il regarda tour à tour chacun des visiteurs.
— Que ferez-vous si un conflit éclate ? Prendrez-vous les armes contre
le roi George ?
L’homme qui s’était exprimé le plus au cours de la conversation
répondit :
— Ce n’est pas que je répugne à risquer ma vie, mais si nous échouons
et sommes capturés, ils prendront ma maison, mes terres, et je ne serai plus
là pour protéger ma famille.
— C’est la même chose pour chacun d’entre nous, répondit sèchement
quelqu’un. Mais si nous ne le faisons pas maintenant, l’opportunité de
porter à sa juste place notre prince ne se représentera peut-être plus jamais.
— Eh bien, espérons que le conflit s’achèvera avec l’avènement au
trône de Charles.
Tandis que les hommes se dispersaient, Henrietta essaya d’assimiler ce
qu’elle venait d’entendre, et qui n’était pas sans l’inquiéter.
Si elle poursuivait son voyage vers Inverness, alors elle ne manquerait
pas de rencontrer l’armée gouvernementale…

La grande horloge du hall sonnait 10 heures quand Henrietta descendit


le grand escalier en chêne. Dehors, de gros nuages noirs s’étaient amoncelés
dans le ciel, annonçant un regain de pluie, et un vent violent soufflait,
faisant grincer de toutes parts la vieille bâtisse.
Le visage assombri par une expression morose, Simon se tenait près du
feu, dont la présence ne parvenait pas à effacer complètement l’impression
d’humidité.
Faisant montre d’un calme qu’elle était pourtant loin de ressentir,
Henrietta l’étudia subrepticement, jusqu’à ce qu’il prenne conscience de sa
présence et tourne la tête.
Tout un monde d’émotions indéchiffrables traversa le regard de Simon
quand leurs yeux se croisèrent, mais ce fut son inquiétude qui toucha le plus
Henrietta.
Il portait les mêmes vêtements que la veille, et offrait tout à la fois
l’apparence d’un homme du monde sophistiqué et d’un aventurier. Et
pourtant, tout son corps était tendu comme si une rude bataille se livrait en
lui.
En dépit des journées qu’ils avaient passées ensemble sur les routes,
c’était comme un face-à-face avec un étranger.
À présent que sa mascarade avait été découverte, leur comportement
l’un envers l’autre avait complètement changé, et Henrietta s’en inquiétait.
Surtout quand ces yeux d’un bleu profond cherchaient les siens. Elle
n’avait pas réalisé combien ils étaient vifs et inquisiteurs, dotés d’une
capacité mystique à lire ses pensées secrètes.
Lorsque le regard de Simon se posait ainsi sur elle, avec une intensité
presque insoutenable, elle se sentait mise à nu, percée jusqu’au plus profond
de l’âme.
Et ce ne fut qu’au prix d’un immense effort de volonté qu’elle
s’empêcha de fuir ce défi muet, et de trouver refuge dans le cocon
protecteur de sa chambre.
Chapitre 4

Installé au salon, Simon regarda Henrietta approcher.


Depuis qu’il l’avait quittée, il avait essayé de ne pas penser à elle, et de
se concentrer sur l’arrivée des hommes qui lui tenaient lieu d’agents de
liaison, ici à Barradine. Mais à présent, il était consumé par l’anxiété, et ne
pouvait penser qu’à cette jeune femme qui s’était insinuée dans sa vie et
menaçait de la bouleverser.
La nuit dernière, quand elle avait révélé sa véritable nature, il était
tombé des nues, et son soudain élan de passion pour elle avait très vite cédé
la place à la culpabilité.
Il était resté éveillé presque toute la nuit, incapable qu’il était de cesser
de penser à elle.
Quand il fermait les yeux, elle était là, et lorsqu’il les rouvrait, rien
n’avait changé. Cette incapacité à trouver le sommeil ne lui était pas
coutumière, et il était passablement irrité contre lui-même.
Son seul espoir était que, à la lumière du jour, elle se révèle différente
du souvenir qu’il en avait. En effet, il n’avait vraiment pas besoin d’une
nouvelle complication dans sa vie.
Mais hélas, ce n’était pas une chimère induite par la lumière tamisée qui
entourait le moment de son bain. Au grand jour, elle semblait encore plus
belle.
Les vêtements qu’il lui avait fait porter avaient appartenu à sa mère. Ils
allaient à la perfection à Henrietta qui, pour mince qu’elle était, n’en était
pas pour autant dépourvue de courbes féminines.
La voir provoquait une accélération de son cœur, et réveillait d’autres
instincts plus primaires.
Il devait cesser maintenant, avant que les choses n’aillent trop loin, et
qu’il ne soit plus en mesure de faire machine arrière.
Elle n’était pas comme ces femmes sophistiquées dont il cherchait
habituellement la compagnie, des femmes qui savaient comment le
satisfaire et qu’il oubliait à la minute où ses ardeurs étaient calmées.
Et c’était justement cela qui lui faisait peur, tant il pressentait que, cette
fois-ci, il ne maîtriserait rien.
Cela ne pouvait pas continuer.
Jusqu’à présent, la logique et la raison avaient toujours dominé son
désir. Avec Henrietta, il savait que ce serait différent. Il devait la chasser de
son esprit avant qu’il ne soit complètement battu, et si elle restait auprès de
lui il perdrait cette bataille.
Il était en grand danger de s’amouracher d’elle, et il ne pouvait pas
prendre ce risque.
Et cependant, à présent qu’elle se trouvait dans sa maison, par un
incroyable, et quelque peu pervers, tour du destin, il ne pouvait tout
bonnement l’ignorer et prétendre qu’il était seul.
Que faire ?
Simon savait qu’il risquait de perdre la tête si Henrietta demeurait sous
le même toit que lui.
Où qu’il se tourne, elle serait là pour le subjuguer. Et si elle était
absente, son besoin de la voir le pousserait à la chercher.
Il s’en voulait énormément d’être devenu ainsi.
Jamais auparavant il ne lui était venu à l’esprit que désirer une femme
pouvait s’avérer compliqué.

Rien à cet instant n’était plus évident pour Henrietta que ces yeux qui
enregistraient immédiatement chaque détail de son apparence.
— Merci pour les vêtements, dit-elle. À qui sont-ils ?
— À ma mère. Mais ne vous inquiétez pas. Je sais qu’elle serait
heureuse que vous les portiez.
Il déplaça deux chaises près de l’âtre.
— Venez vous asseoir. Il faut que nous parlions.
Elle lui obéit en silence et s’assit maladroitement sur le bord du siège.
Il haussa un sourcil, en une mimique interrogative.
— Comment allez-vous ce matin ? Mieux, j’espère.
Il s’assit en face d’elle et croisa nonchalamment les jambes.
— Oui, beaucoup mieux.
Tandis qu’il hochait la tête, Henrietta se demanda pourquoi il adoptait
cette attitude froide et détachée avec elle.
Était-il possible qu’il ait honte de la façon dont il s’était conduit avec
elle la veille ?
Ou bien fallait-il penser que le désir qu’il ressentait à son égard était si
grand qu’il redoutait de se tenir trop près d’elle ?
En dépit des complications que cela engendrerait, elle se prit à espérer
qu’il s’agissait de la seconde hypothèse. Mais la façon dont il la fixait ne lui
laissait guère d’espoir.
Elle chercha son regard.
— Vous voulez me parler, Simon ? Je crois que je sais de quoi il s’agit.
Je soupçonne que vous regrettez de vous être encombré de moi, et que vous
avez envie que je débarrasse la place.
Henrietta espérait que ces paroles provoqueraient une réaction mais,
hormis un durcissement de son regard, et le tressautement d’un muscle dans
sa mâchoire, Simon n’en eut aucune.
— Ce qui est fait est fait, et je dois décider de l’action la plus sensée à
suivre. Une chose est certaine : vous ne pouvez pas continuer le voyage
seule, et je ne peux pas vous emmener.
— Que proposez-vous ?
— Bien que je ne sache rien de vous, répondit Simon, j’ai conscience de
la responsabilité qui m’incombe. C’est pourquoi je pense qu’il serait
préférable que vous demeuriez quelque temps à Barradine.
La détermination qui vibrait dans sa voix indiquait que sa décision était
déjà prise, mais Henrietta ne l’entendait pas ainsi.
Elle le dévisagea longuement avant de déclarer :
— Je n’en ferai rien. Vous m’avez certes offert votre protection pendant
le voyage, et je vous en suis reconnaissante, mais cela ne vous donne pas le
droit de prendre des décisions à ma place.
— Telle n’est pas mon intention, protesta Simon.
— Peu importe ! Je ne souhaite pas dépendre de vous ni d’aucun
homme. Je suis parfaitement capable de me débrouiller seule.
— Seigneur, Henrietta, je ne vous propose pas de devenir ma maîtresse.
Je me sentais simplement obligé…
Elle l’interrompit froidement.
— Ne le soyez pas. Vous ne me devez rien, et je n’accepterai rien de
vous. Vous n’avez pas à vous sentir responsable de moi. J’ai entrepris ce
voyage en sachant à quoi je m’exposais. La suite m’appartient.
Avec la cordiale politesse d’un invité sur le départ, elle ajouta :
— Je vous remercie pour votre protection depuis notre rencontre, et
pour votre hospitalité. J’ai apprécié votre compagnie, cependant, je dois
continuer ma route vers le nord.
Il y eut soudain dans le regard de Simon une douceur inattendue.
Surprise par ce changement d’expression, Henrietta ouvrit la bouche
pour dire quelque chose, mais il la prit de cours.
— Vous ne pouvez partir seule, Henrietta. Réfléchissez aux risques que
vous courez. Les soldats du gouvernement sont déployés un peu partout.
Vous n’arriverez jamais à destination.
Détachant les yeux du visage de Simon, Henrietta se tourna vers la
cheminée et observa les flammes qui dansaient dans l’âtre.
Son cœur et son esprit lui semblaient vides, et elle était glacée
jusqu’aux os.
À cet instant, alors qu’elle était désespérée à l’idée de le quitter, elle
devait s’interroger sur la raison de cette réaction, et découvrir ce qu’il y
avait vraiment au fond de son cœur.
— Si, il le faut, répliqua-t-elle.
— Vous avez été prise à partie par des ruffians dès votre premier arrêt,
espèce de petite sotte. N’avez-vous pas réalisé ce qu’ils avaient en tête ? À
leurs yeux, vous étiez un garçon possédant un cheval de qualité. Ils auraient
pu vous égorger pour voler votre monture. Et je ne parle même pas de ce
qu’ils auraient pu faire s’ils avaient découvert votre véritable sexe.
Il eut un soupir d’agacement.
— Ne croyez-vous pas que j’ai déjà assez de soucis sans avoir à perdre
mon temps à protéger une jeune femme ?
Henrietta se crispa sous l’outrage.
— Je ne vous ai jamais retardé, et je n’ai pas l’intention de changer
d’attitude à présent que vous avez découvert que je suis une femme. Mais,
si ma féminité vous dérange, acceptez dans ce cas que nous fassions route à
part.
— Bon sang ! Henrietta ! s’exclama-t-il avec rudesse.
Se levant d’un bond, il se passa les doigts dans les cheveux et soupira
de frustration.
— Vous êtes encore plus têtue en femme qu’en jeune garçon.
— C’est dû à mes origines écossaises, répondit-elle, non sans une
certaine fierté. Ce tempérament de fer finit toujours par prendre le dessus
malgré mes efforts pour le tempérer.
Il la toisa.
— Je le crois bien volontiers.
Laissant passer un instant de silence, il se radoucit.
— Mais je ressens intensément le poids de votre détresse actuelle,
reprit-il. Et j’admets que j’en suis responsable en grande partie. Je vous ai
conduite jusqu’ici avec les meilleures intentions du monde, et parce que je
pensais que vous aviez grand besoin de mon attention et de ma protection.
— Et je vous en suis reconnaissante. Mais, encore une fois, rien ne vous
oblige à me prendre en charge.
Simon balaya cette remarque d’un mouvement de main.
— Il n’est pas question que je vous abandonne maintenant. Si la bataille
que nous évoquions devient réalité, si les choses tournent mal pour nous et
que les Anglais nous recherchent, croyez-vous que je vous laisserai à leur
merci, tel l’agneau sacrificiel ?
Sa voix se radoucit, et son regard bleu se fit plus vibrant.
— Ne me connaissez-vous pas mieux que ça ?

Simon observait Henrietta, qui se tenait assise toute raide, son délicat
profil obstinément incliné pour lui dissimuler ses pensées.
Une fois encore, il s’interrogeait sur la vie qu’elle avait connue avant, et
sur les raisons qui l’avaient forcée à prendre la route.
Tournant la tête, elle croisa son regard, et il se perdit dans les
profondeurs de ses yeux verts semblables à des eaux tropicales. Il aurait pu
y plonger et ne jamais remonter à la surface.
S’exhortant à la raison, il tourna la tête et regarda ailleurs.
Et cependant, il ne pouvait s’empêcher de penser à la bravoure de cette
jeune femme. Il n’en avait jamais connu de semblable et, ce qui le choquait
le plus, c’est qu’elle semblait capable de bouleverser sa vie.
Henrietta eut la bonne grâce de paraître contrite.
— Je vous connais relativement bien, dit-elle. Mais j’ai pensé que…
peut-être… vous voudriez vous débarrasser de moi maintenant que nous
avons atteint l’Écosse.
Simon reprit place sur son siège.
On sentait flotter dans l’air une étrange exaltation. Le salon d’apparat
semblait soudain plus petit. La pièce était pourtant impressionnante, avec
son haut plafond à caissons, ses boiseries de chêne sombre, sa cheminée en
bois sculpté surmonté d’un trumeau orné des armoiries de la famille, ses
tentures de brocart précieux, et son élégant mobilier. Et pourtant, ainsi
baigné de la lumière chatoyante du feu qui pétillait dans l’âtre, le salon, où
régnait un silence feutré, semblait être devenu un monde à part qui
n’appartenait qu’à eux.
— J’ai omis de vous présenter mes condoléances pour la perte de vos
tuteurs, dit-il. Veuillez excuser ce manquement à la bonne éducation.
— Je vous en prie, dit gracieusement Henrietta. Je suis certaine qu’ils
vous seraient très obligés de m’avoir offert votre protection.
Il soupira.
— Vous ne m’avez toujours pas expliqué ce qui vous a poussée à
entreprendre ce dangereux voyage. Je sais que cela ne me regarde
aucunement, mais je sens que vous avez des ennuis, et je pense qu’il vous
serait profitable d’en parler à quelqu’un. Dites-moi pourquoi vous fuyez
ainsi, et je pourrai peut-être vous aider.
Elle lui glissa un regard hésitant.
— N’avez-vous pas assez de souci avec l’arrivée du prince Charles pour
vous encombrer encore des miens ?
— Ce n’est pas faux, mais il se trouve que mon expérience pourrait
vous être de quelque utilité.
Il marqua un temps d’hésitation.
— Voyez-vous, j’ai eu l’occasion de découvrir que la fuite était souvent
une mauvaise idée.
Henrietta le dévisagea avec surprise.
— Essayez-vous de me faire comprendre que vous vous seriez sauvé de
chez vous ?
Il hocha la tête en souriant.
— Un jour, alors que j’avais cinq ans, j’ai mis des vêtements et un peu
de nourriture dans un sac, et je suis parti pour Édimbourg. On m’avait dit
que c’était une grande ville, avec un château perché sur un rocher, et je
voulais voir cela par moi-même. Je ne suis pas allé loin avant que mon père
me rattrape. À ce moment-là, j’avais très froid et très faim, et je regrettais
ma stupidité. Alors, croyez-moi, je ne le recommanderais pas.
Henrietta lui lança un regard hésitant, et il devina, à ses mains
nerveusement serrées l’une contre l’autre, son agitation intérieure.
— Vous pouvez parler librement, dit-il. Cela ne résoudra peut-être rien,
mais vous vous sentirez mieux.
Henrietta se leva, non sans une certaine brusquerie.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
— Je ne le suis pas, mais ça ne peut pas faire de mal.

Henrietta observa longuement Simon, avant de se détourner, les bras


serrés autour de sa taille comme pour contenir l’horreur que lui inspiraient
les agissements de Jeremy.
Simon avait raison.
Ce serait un soulagement de libérer son esprit car, en dépit de tous ses
efforts pour ne plus y penser, les souvenirs revenaient sans cesse,
accompagnés d’une effrayante impression de danger.
Elle hésitait encore, mais elle commençait à comprendre qu’il était
important pour elle de se confier à Simon. À n’en pas douter, il saurait
l’écouter et peut-être lui proposer une solution à son problème.
Pour finir, elle se tourna vers lui, et elle eut l’impression qu’une lueur
d’espoir éclairait le chaos de ses pensées.
— Je sais que vous avez raison, Simon. Je devrais vous en parler. Je
vous dois bien ça, au moins.
Elle soutint son regard quelques instants et finit par détourner les yeux
en soupirant.
— Il est difficile de savoir par où commencer.
Simon se cala contre le dossier de sa chaise et croisa les jambes.
— Peut-être par le décès de vos tuteurs, suggéra-t-il calmement.
Gardant les yeux fixés sur le feu, comme si les images du passé se
déployaient au rythme dansant des flammes, elle raconta tout ce qui s’était
passé la nuit où Jeremy avait déboulé à la maison : la confusion à propos
des testaments, son comportement déplacé et les menaces qu’il avait
proférées.

Les yeux rivés sur Henrietta, Simon ne perdait pas une miette de ses
révélations.
Quand elle avait expliqué, d’une voix brisée, que la mort de ses tuteurs
n’était pas due à un accident, comme tout le monde l’avait cru, mais que
Jeremy en était responsable, il avait senti son cœur se serrer.
Tandis qu’il assimilait peu à peu toute l’étendue de ce qu’elle avait
enduré, prenant conscience de la peur et de l’horreur rivées en elle depuis
cette nuit, mais aussi du courage qu’il lui avait fallu pour prendre la
décision d’entamer ce dangereux voyage, il n’avait qu’une envie, celle de se
précipiter vers elle et de la prendre dans ses bras.
Mais il ne pouvait rien faire d’autre que de continuer à l’écouter, les
poings serrés de rage contenue.
— À cette époque, dit-elle, ni Jeremy ni Me Braithwaite ne savaient que
le baron Lucas avait rédigé un nouveau testament. Me Braithwaite était à
l’étranger à ce moment-là, et venait tout juste de rentrer à Londres quand la
tragédie s’est produite. J’ai découvert la vérité sur la mort de mes tuteurs en
surprenant la conversation entre Jeremy et sa femme. Craignant pour ma
propre vie, je savais que je devais m’enfuir. C’était une question de survie.
À présent, Jeremy a sans doute découvert que je sais tout, et il me tuera dès
qu’il en aura l’opportunité.
— Si j’ai bien compris, vous avez en votre possession une copie du
dernier testament en date ?
— Oui, je l’ai avec moi.
— L’avez-vous lu ?
Elle hocha la tête, les yeux rivés sur ses mains.
— Je l’ai fait avant de partir. Je croyais que le baron Lucas avait tout
laissé à Jeremy, qui était son seul et unique héritier. C’était le cas dans le
premier testament que le baron a rédigé avant qu’il devienne mon tuteur.
Mais il en a établi un autre quand il a changé de notaire. À part quelques
tableaux et babioles sans importance légués à Jeremy, il me laisse tout.
— Cela a dû vous faire un choc.
— En effet, je n’en croyais pas mes yeux. Craignant des représailles de
la part de Jeremy, j’étais terrorisée. C’est alors que j’ai pensé à mon oncle.
Je savais qu’il serait de bon conseil sur la suite à donner à cette triste
affaire.
— Me Goodwin n’aurait-il pas pu vous aider ?
— J’y ai pensé, mais je connais Jeremy. Il est plus rusé qu’un renard. Il
comptait sur l’argent de son oncle pour le sauver de la prison, eu égard à ses
dettes, et il devait absolument trouver un moyen de le récupérer.
— Certes, mais comment ?
— Eh bien, j’y ai beaucoup songé. Soit il aurait trouvé un moyen de
circonvenir Me Goodwin, ou peut-être même de le faire taire à jamais, soit il
aurait obtenu de devenir mon tuteur. Il m’aurait ensuite affaiblie en me
faisant prendre de puissantes potions, et m’aurait obligée à signer un
testament en sa faveur. Puis, sans le moindre scrupule, il se serait débarrassé
de moi.
— Sait-il que vous vous êtes rendue en Écosse ?
— Non, mais j’imagine qu’il aura enquêté auprès des amis de son oncle
et de sa tante, et qu’il aura ainsi appris que j’ai un oncle en Écosse. Il aura
aussi réalisé que j’ai pris mon cheval.
Elle soupira.
— Mon seul espoir est qu’il ne m’ait pas crue assez courageuse pour
entreprendre seule ce long voyage.
— Se pourrait-il qu’il vous ait suivie jusqu’ici ?
— Peut-être. En tout cas, il faut bien qu’il me retrouve pour résoudre ce
problème de testament. J’imagine qu’il doit être passablement désespéré à
l’heure qu’il est.
Elle se leva et fit quelques pas.
— J’ai bien évalué toute l’étendue du problème avant de partir. Jeremy
possède suffisamment d’influence dans la haute société pour représenter un
danger, et je sais combien il est tenace quand il veut quelque chose. Il ne me
laissera jamais en paix.
— Dans l’éventualité où il entreprendrait le voyage jusqu’en Écosse,
nous devons organiser votre sécurité. Il vous faut une protection
substantielle.
— Que suggérez-vous ?
— Que vous restiez ici. Puisque personne ne sait que nous nous
connaissons, il est fort improbable qu’il se présente ici. Vous serez en
sécurité au manoir Barradine. Je peux vous l’assurer, Henrietta.
— En sécurité, mais prisonnière.
— Soyez raisonnable, Henrietta. Il n’y a pas d’autre solution.
Elle se campa devant lui, tout son corps raide de colère, tandis qu’une
étincelle de rébellion passait dans ses yeux.
— Je ne resterai pas ici. Comment osez-vous envisager de
m’abandonner pendant des semaines dans cet endroit isolé ? Vous n’avez
aucune autorité sur moi, Simon. Je dois partir, et je partirai.
— Il n’en est pas question ! décréta-t-il avec arrogance. Je ne le
permettrai pas.
— Je ne crois pas avoir besoin de votre permission, répliqua Henrietta,
en le toisant d’un air de défi.
Médusé, Simon resta quelques instants à la dévisager.
Il était rare qu’un homme adulte ose le défier, et voilà pourtant que ce
petit bout de femme s’y risquait. S’il n’avait pas été aussi agacé par sa
réaction, sans doute aurait-il félicité Henrietta pour son courage.
— Je dois aller retrouver mon oncle, ajouta-t-elle. Si vous refusez de
m’accompagner pendant une partie du trajet, alors je partirai seule de mon
côté.
Simon avait conscience qu’Henrietta était furieuse contre lui parce qu’il
essayait d’ordonnancer sa vie, et qu’elle bouillonnait d’envie de lui lancer à
la tête une tirade bien sentie.
Quelle détermination, quelle fierté chez elle ! Elle n’était déjà pas
banale quand elle était déguisée en garçon, faisant montre d’un caractère
bien trempé, mais il ne s’attendait pas à une telle détermination chez une
jeune femme d’une si exquise beauté.
Ce qui l’embarrassait, en outre, c’était la certitude qu’il avait d’avoir
affaire à une innocente totalement inexpérimentée.
La pensée qu’elle s’engage seule dans ce long périple vers Inverness le
glaçait d’effroi. Elle n’avait pas la moindre idée de ce à quoi elle s’exposait.
Et cependant, l’idée de la prendre sous son aile lui semblait totalement
absurde. Pourtant, c’était bien le rôle qu’il allait être forcé à jouer.
— Je vous remercie pour votre offre de demeurer chez vous, ajouta
Henrietta, d’un ton radouci, mais je ne veux pas être une charge pour vous.
Je préfère donc m’en tenir à mon projet initial, et me rendre à Inverness.
Simon se pencha en avant, le visage sévère.
— Écoutez-moi, Henrietta, vous…
— N’essayez pas de me convaincre de renoncer.
— Bon sang ! gronda-t-il. Vous allez m’écouter !
Il laissa échapper un soupir de frustration.
— Vous êtes une vraie tête de mule, Henrietta, mais je ne vous
abandonnerai pas.
— Si vous allez à Perth, je pourrai chevaucher avec vous jusque-là.
Il lui lança un regard surpris.
— Perth ? Comment… ?
Puis il comprit et hocha la tête.
— Des voisins sont venus me voir tout à l’heure, vous avez dû nous
entendre parler.
— Oui, mais ce n’était pas mon intention.
— C’est sans doute ce que vous vous êtes dit quand la curiosité vous a
emportée à Hampstead Heath. Un jour, cela vous créera des ennuis. Depuis
quand n’avez-vous pas vu votre oncle ?
— La dernière fois, j’avais sept ans.
— Dans ce cas, il doit s’imaginer que vous êtes toujours une petite fille.
Il sera sans nul doute étonné quand il vous verra.
— Ainsi, vous acceptez de m’emmener à Perth ?
Simon soupira, ne connaissant que trop bien ses propres limites.
Étant donné qu’il n’avait pas réussi la nuit précédente à bannir Henrietta
de ses pensées, il savait qu’il allait devoir affronter des jours de torture
aiguë s’il autorisait cette adorable, gracieuse, et extrêmement attirante jeune
femme à l’accompagner.
Et cependant, s’il la laissait à Barradine, il savait qu’elle lui emboîterait
le pas à la seconde où il aurait quitté la propriété.
— Ai-je le choix ? répondit-il.
Après quelques instants de silence, il ajouta :
— Si je dois vous emmener à Perth, me direz-vous au moins votre
nom ?
— Vous le savez. Je vous l’ai dit.
— Vous m’avez donné votre prénom. Ce que je voudrais connaître,
c’est votre nom de famille.

Henrietta hésita.
Il fallait qu’elle soit prudente. Mais il n’y avait sans doute aucun danger
à révéler son nom à Simon.
— C’est Brody. Mon nom complet est Henrietta Maria Brody.
Simon la regardait comme s’il soupesait chacun de ses mots.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
— Ce nom m’est familier, mais je ne…
Il se tut, et parut songeur.
— À moins que…
Soudain, il blêmit.
— Brody ? C’est un nom écossais ?
— Oui.
Le regard de Simon se riva au sien.
— Êtes-vous catholique ?
— Oui.
— Encore une chose que vous cachez.
— En effet, car il est dangereux d’être catholique par les temps qui
courent.
— C’est exact. Eh bien, c’est une surprise. Mais je m’étonne, après ce
que vous avez entendu sur la lande, que vous ayez choisi de me le cacher. Je
n’aurais pas cru que vous souteniez les Jacobites.
— Ce n’est pas le cas ! répondit-elle sèchement. Je hais les Jacobites et
le mal qu’ils ont fait à mon père.
— Qui était ?
À la façon dont il la regardait, Henrietta eut l’impression qu’il
connaissait déjà la réponse.
— Andrew Brody. C’était un actif défenseur des Jacobites.
Elle frissonna en se remémorant la mort brutale de son père.
— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?
— Je n’avais aucune raison de vous le dire. Pourquoi l’aurais-je fait ?

Simon était stupéfié par la révélation d’Henrietta.


La vérité et l’importance des dangers que cela faisait peser sur elle le
laissaient sans voix.
— Je me souviens d’un Andrew Brody, qui a été exécuté pour son
implication dans un complot visant à restituer son trône au roi James. Était-
ce votre père ?
— Lui-même.
— Et vous avez décidé de garder cette singulière information pour
vous ?
Elle haussa les épaules.
— C’était mon problème, pas le vôtre. Je n’en parle jamais mais, oui,
mon père était un Jacobite. Il l’a reconnu publiquement. Il a même fait plus
que cela, puisqu’il est allé à Rome, où se trouvait la cour du roi James. À
n’en pas douter, il était partie prenante dans le complot pour la restitution
du trône.
— C’était de la folie, si on considère que la tentative de reconquête en
1715 avait été un échec cuisant.
— Oui.
Visiblement émue, elle laissa passer un silence.
— Quoi qu’il en soit, ma mère a terriblement souffert. Elle ne s’est pas
remise de l’exécution de son époux et, très vite, elle a perdu l’esprit. Il
fallait s’y attendre. Comment ne pas s’effondrer dans ces circonstances ?
Sa voix s’était brisée sur la fin de la phrase, et il lui fallut quelques
instants pour se ressaisir.
— Je n’étais qu’une enfant quand ils sont venus l’arrêter. Je savais qu’il
se passait quelque chose d’anormal, et j’ai été dévastée quand on m’a dit
qu’il ne reviendrait plus. Je n’ai bien sûr appris que plus tard la vérité sur
les circonstances de sa mort.
Elle détourna les yeux.
— Le déshonneur de son exécution ne s’effacera jamais, c’est pourquoi
je ne me suis pas tournée vers les amis de mes tuteurs pour leur demander
de l’aide. Ils partagent tous la même opinion, à savoir que je n’étais pas
digne d’être recueillie par eux. Les accusations de conspiration portées
contre mon père étaient étayées par des preuves solides, et il ne pouvait
échapper à son sort. Mais sa captivité a été un véritable calvaire du fait des
tortures infligées par ses geôliers. Heureusement pour lui, elle n’a que peu
duré.
Le regard humide, elle ajouta :
— Quand j’étais enfant, j’avais l’impression qu’on m’avait volé mon
père. Et, parfois, je me disais que j’aurais pu le venger si j’avais été un
homme.
— Je savais que vous aviez du courage, Henrietta, mais j’étais loin de
m’imaginer d’où vous venait cette force de caractère. Néanmoins, la
vengeance ne vous apporterait rien. Et vous risqueriez même d’y laisser la
vie.
— S’il le fallait, je suis certaine que je saurais me battre aussi bien
qu’un homme. Mais j’ai renoncé à l’idée de me venger car, aux yeux des
autres, cela passerait pour un soutien à la cause jacobite. Et je ne veux en
aucun cas y être assimilée.
— Quelle va-t-en-guerre vous faites, dit-il, avec une lueur amusée dans
le regard. Cela ne m’avait pas échappé quand vous avez brandi un couteau
vers moi pour me menacer.
— Ne vous moquez pas de moi. Et ne me sous-estimez pas non plus.
Quant au couteau, vous vous trompez. Ce n’était pas une menace, mais
simplement la preuve que je suis capable de me prendre en charge.
Plissant les paupières, Simon l’étudia un moment.
— Ne me sous-estimez pas non plus, Henrietta. Les arts de combat
n’ont pas de secret pour moi. Mais avez-vous bien conscience des dangers
que vous encourez ? S’il y a un autre soulèvement, et qu’il échoue, vous
pourriez être appréhendée à cause de ce que vous êtes, et subir le même sort
que votre père.
Henrietta blêmit.
— Je n’y avais pas songé. Quand je me suis enfuie, je ne pensais qu’à
échapper à Jeremy. J’étais loin de penser aux Jacobites et à leurs complots.
— Dans ce cas, vous feriez bien d’y réfléchir, Henrietta Brody. Car
votre vie est doublement menacée. Mais le danger que représente Jeremy
n’est rien à côté de la puissance des Anglais. Si vous m’accompagnez, vous
devrez continuer à vous habiller comme un jeune garçon.
— Croyez-vous que je parviendrai à donner le change ?
— Je ne vois pas pourquoi vous ne le pourriez pas. Vous m’avez
parfaitement dupé. Et si je m’y suis laissé prendre, ce sera le cas pour
d’autres.
— Annie ne s’y est pas trompée.
— C’est différent pour Annie. Elle était déjà gouvernante à Barradine
quand je n’étais qu’un bambin. Elle voit tout et comprend tout. Et elle sait
mener ses troupes à la baguette. Elle aurait dû être officier dans l’armée.
Après s’être autorisé un petit rire, il redevint sérieux.
— La seconde chose que je vous demande, c’est de vous faire
remarquer le moins possible. Quelques gredins qui se donnent le nom de
soldats pourraient bien venir vous chercher des noises, dans l’espoir de
déclencher une bagarre.
Pressentant la réaction d’Henrietta, il s’empressa d’ajouter :
— Et ne me dites pas que vous êtes de taille à vous défendre.
— Vous m’ôtez les mots de la bouche.
Simon ne se laissa pas ébranler.
— Quant à la dernière condition, elle est encore plus importante.
Henrietta attendit.
— Vous ne parlerez de votre passé à personne. Ce que vous m’avez dit
sur votre père, il ne faudra jamais l’évoquer. C’est bien compris ?
Elle hocha la tête.
— Autre chose ?
— Oui, dit-il en se levant. Pour l’amour du ciel, gardez votre chapeau
sur votre tête. Cette chevelure de feu attire l’attention comme un feu de joie
dans la nuit.

Ils durent rester à Barradine quelques jours avant de se mettre en route


pour Perth. Encore éprouvée par son épuisante chevauchée jusqu’en Écosse,
Henrietta accueillit ce répit avec plaisir. Simon avait quantité de tâches à
accomplir et il s’absenta fréquemment. Henrietta en profita pour explorer la
maison.
C’était une belle et solide bâtisse de trois étages en pierres, flanquée
d’une vaste terrasse qui donnait sur un splendide jardin surplombant la
rivière Tweed. La maison respirait l’opulence, avec ses portraits d’ancêtres
exposés dans le hall, ses meubles de qualité et ses bibelots précieux.
Il y régnait une atmosphère indescriptible, une sensation d’ordre, le
souvenir de siècles de joies et de peines, l’empreinte des êtres qui y avaient
vécu.
N’ayant rien d’autre à faire que de flâner, Henrietta se retrouva souvent
à cheminer au bord de la Tweed. On aurait dit que le monde s’était arrêté
aux portes de Barradine. Plus personne, ni Jeremy ni le prince Charles
n’existait. Son esprit était comme libéré. Elle ne pensait plus à rien.
Sauf à Simon.
Force était d’admettre qu’il ne la laissait pas indifférente.
Plus elle séjournait dans sa demeure, plus elle passait du temps à le
chercher des yeux. Et quand il était dehors, à donner des ordres aux gens
qui travaillaient sur son domaine, elle ne pouvait s’empêcher de se poster
derrière l’une ou l’autre des fenêtres pour le contempler.
Rien dans son expérience très limitée des personnes du sexe opposé ne
l’avait préparée à rencontrer un homme tel que Simon Tremain.
Si elle l’avait auparavant trouvé impressionnant, le voir à Barradine,
entouré de femmes et d’hommes qui dépendaient de lui, lui conférait
soudain une aura d’invincibilité.
L’effet qu’il produisait n’était pas uniquement dû à son incomparable
beauté. C’était beaucoup plus que cela. Son énergie en apparence
inépuisable, sa courtoisie, ses manières irréprochables, et son humour
parfois sardonique, le différenciaient des autres.
Même quand il était absent, elle ressentait partout sa présence. Elle
avait beau se dire qu’elle n’était pas attirée par lui, il fallait toujours qu’elle
le cherche, comme si le voir la rassurait.
Il était dans les habitudes de Simon de se lever à l’aube pour vaquer à
ses occupations. Mais, au quatrième jour de son séjour à Barradine, alors
qu’elle descendait l’escalier, Henrietta entendit des voix qui provenaient de
la salle à manger.
Certes, il n’était pas inhabituel pour Simon de recevoir des visites aussi
matinales, mais quelque chose d’indéfinissable incita Henrietta à la
prudence dans son approche.
— Bonjour, Miss Henrietta, s’exclama Annie, en la croisant dans le
couloir. Encore une belle matinée ensoleillée qui s’annonce.
Henrietta risqua un coup d’œil dans la salle à manger. Cinq hommes
étaient assis autour de la table rectangulaire, devant des bols de porridge
fumants.
Immédiatement, tous les regards se tournèrent vers elle.
— Entrez, voyons !
Elle entendit crisser les pieds d’une chaise sur le sol, puis Simon
apparut sur le seuil pour l’accueillir.

Simon aurait préféré garder Henrietta à l’écart des regards curieux.


Mais, à présent qu’elle était là, il pouvait difficilement l’ignorer.
Son cœur s’accéléra étrangement tandis qu’il la détaillait de la tête aux
pieds. Avec sa courte chevelure bouclée et sa longue robe de faille vieux
rose, elle était tout simplement étourdissante. En dépit de la terrible
accumulation d’épreuves qui l’avait assaillie depuis le décès de ses tuteurs,
il était évident qu’elle ne se laissait pas démoraliser et continuait à avancer
dans la vie sans crainte et sans pensées moroses.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je ne serais pas descendue si j’avais
su que vous aviez des visiteurs.
— J’espérais éviter cela, mais il est trop tard, maintenant. Il ne nous
reste donc plus qu’à y faire face.
Devinant qu’Henrietta allait protester et proposer de retourner dans sa
chambre, il lui prit le bras avec autorité.
— Venez, laissez-moi faire les présentations, dit-il.

Une brise légère entrait par les fenêtres ouvertes, rafraîchissant la pièce.
Les gentlemen se levèrent d’un même élan, adressant à Henrietta des
signes de tête courtois, mais elle perçut néanmoins leur curiosité. Ils étaient
tous habillés dans des teintes passe-partout de gris et de marron, à
l’exception de l’un d’eux qui portait un kilt de chasse en tartan bleu et vert.
— Miss Lucas, ces gentlemen sont mes voisins. Ils sont venus
m’entretenir d’affaires locales. Messieurs, je vous présente Miss Lucas, qui
est venue rendre visite à ma mère. Comme vous le savez, elle est
actuellement en visite chez des amis à Paris, mais Miss Lucas l’ignorait. Si
la prochaine arrivée du prince Charles en Écosse devait soulever certaines
hostilités, Miss Lucas en serait la première affectée, car elle avait pour
projet de se rendre chez un proche parent dans le Nord.
— Vraiment ? demanda un homme à l’apparence sévère. Et pensez-vous
qu’il soit sage pour une jeune lady de voyager en ces temps agités ?
— J’en prends le risque, répondit-elle d’un ton léger, en priant pour
qu’on ne l’interroge pas sur sa destination.
— Miss Lucas, je suis positivement honoré de faire votre connaissance,
dit un élégant gentleman du nom de Ian Frobisher.
Puis il lança un regard amusé à son hôte.
— Dis-moi, Simon, avais-tu l’intention de garder cette ravissante
demoiselle pour toi seul ?
Simon rit de bon cœur.
— C’est à Miss Lucas de décider. Elle est la bienvenue à Barradine
aussi longtemps qu’elle le souhaite, et je n’ai rien contre la compagnie
féminine, comme tu le sais, Ian. Néanmoins, je pense que, avec
l’agrandissement récent de ta famille, tu as d’autres sujets de préoccupation
que ma vie personnelle. Il me semble que tu as prénommé ta petite dernière
Alice ?
Frobisher eut un bref hochement de tête.
— Eh bien, je te souhaite beaucoup de courage, car je ne doute pas
qu’elle sera aussi turbulente que ses frères.
Tandis que l’assemblée ricanait, Henrietta entra de bonne grâce dans le
jeu de Simon.
— Lord Tremain est un ami de ma famille, et un homme d’honneur. Je
ne vais donc pas le priver tout de suite de ma compagnie.
— Méfiez-vous, Miss Lucas, insista Ian. Simon s’entiche vite et se lasse
aussi vite des jeunes dames. Mais je suis prêt à vous tenir lieu de chevalier
servant.
— Je doute que ta femme soit d’accord, dit un autre des hommes, en lui
assenant une claque dans le dos, ce qui ne manqua pas de faire rire à
nouveau l’assemblée.
— Déjeunerez-vous avec nous, Miss Lucas ? proposa Simon.
— Non, je vous remercie. J’ai déjà mangé.
— Un thé, peut-être ?
— Oui… Oui, j’apprécierais beaucoup. Mais je ne voudrais pas
m’immiscer dans votre conversation. Je suis certaine que ces gentlemen et
vous avez beaucoup de choses à vous dire.
— Rien que vous ne puissiez entendre.
— Dans ce cas, je vais m’asseoir ici, dit-elle, en se dirigeant vers une
petite table près de la fenêtre.
Annie déposa une tasse de thé devant elle et sortit, la laissant écouter la
conversation.
Tandis que les voix flottaient vers elle, Henrietta sirota son thé, en
écoutant son hôte s’exprimer avec conviction. Loin de l’ennuyer, ces
échanges la fascinaient. Simon était aussi intelligent et enthousiaste que son
père, et sans doute même aurait-il pu lui en remontrer.
Il était vraiment l’homme le plus impressionnant qu’elle eût jamais
rencontré. Il y avait une fierté indéniable ciselée dans son magnifique
visage, de la détermination dans la façon de tenir son menton, de
l’intelligence dans chacun de ses traits. Il émanait de lui une force, une aura
de puissance, qui n’avait rien à voir avec sa silhouette musculeuse.
Il était aussi un homme du monde, riche d’une multitude d’expériences,
et cela ne pouvait manquer de l’intriguer et de la troubler tout à la fois.
Glissant un regard discret vers son profil, elle sentit son cœur
s’emballer.
Aussitôt, elle tenta de se raisonner. Simon Tremain n’était rien pour
elle, et il en serait toujours ainsi.
Tout ce qui comptait, c’était qu’elle arrive saine et sauve chez son
oncle.
Elle ne devait pas s’autoriser à succomber au charme de Simon. Il était
jacobite, comme son père, et il ne pouvait en résulter pour ses proches que
de la douleur. Si elle se laissait aller à éprouver des sentiments pour lui, il
lui briserait le cœur, tout comme sa mère avait eu le cœur brisé par la mort
de son père.
Elle devait absolument écouter ce que lui dictait son bon sens, et faire
en sorte que cela ne lui arrive pas.

N’ayant pas la moindre idée des chemins tortueux qu’empruntait


l’esprit d’Henrietta, Simon ne pouvait s’empêcher d’admirer son maintien
et la délicate beauté de son jeune visage.
Henrietta avait reçu une excellente éducation, cela se voyait à sa façon
de marcher, de se comporter. Elle avait la confiance en soi, l’élégance de
qui avait grandi dans les meilleurs cercles.
En résumé, elle était la quintessence de la beauté féminine, et il se
rendait parfaitement compte du plaisir que les gentlemen présents prenaient
à laisser leurs regards s’attarder sur elle.
Ce constat lui inspira un surprenant pincement de jalousie, et il se sentit
soulagé quand ses invités se levèrent pour partir.
S’excusant auprès d’Henrietta, il s’en alla avec eux, mais attendit avec
impatience le moment de retourner auprès d’elle.

La nuit était tombée quand Simon revint au manoir.


Henrietta avait dîné et prenait l’air sur la terrasse, avant de se retirer
dans sa chambre. L’air était frais, et elle resserra son châle autour de ses
épaules.
Simon sortit sans faire de bruit de la maison. Henrietta avait
négligemment passé son bras autour d’une vasque en pierre débordant de
fleurs. Il marqua un temps d’arrêt pour observer son visage auréolé par le
clair de lune, remarquant la mélancolie de son regard perdu au loin.
— Vous êtes là, finit-il par dire, en la rejoignant.
Henrietta lui sourit, et il eut l’impression qu’un grand soleil illuminait
soudain les lieux.
— J’allais marcher près de la rivière avant d’aller me coucher, dit-il.
Voulez-vous m’accompagner ?
— Avec plaisir.
Il lui prit le bras, et ils descendirent une volée de marches étroites
menant au jardin en contrebas.
Plongé dans ses pensées, Simon ne dit pas un mot tandis qu’ils
déambulaient.

Laissant échapper un soupir, Henrietta leva les yeux vers le ciel.


— C’est la pleine lune, murmura-t-elle.
Comme Simon ne répondait pas, elle chercha quelque chose d’autre à
dire.
— J’ai du mal à croire que je suis vraiment en Écosse.
— Quoi qu’il arrive, Henrietta, quoi que vous décidiez, vous devez
prendre conscience qu’il vous faudra rentrer un jour ou l’autre.
— À la maison ? Mais comment considérer qu’il s’agit de ma maison,
alors qu’il n’y a que des étrangers là-bas ? Il fut un temps, pas si éloigné, où
je croyais pouvoir décider de mon avenir. Soudain, j’ai l’impression d’être à
la merci du sort.
— Peut-être y a-t-il un peu des deux. Parfois, quand nous sommes
forcés à quitter le cocon protecteur de la maison dans laquelle nous avons
grandi, cela nous donne l’opportunité de jouer un rôle actif dans notre
propre destinée.
— Ce que vous dites est peut-être vrai.
— Comment est votre oncle Matthew ?
Henrietta réfléchit quelques instants.
— Oncle Matthew est dur, comme l’était mon père, mais il est aussi
excentrique. C’est un universitaire, voyez-vous, et il est sans doute assez
peu orthodoxe. Lorsque mon père a été exécuté, il est parti. Je crois qu’il
n’a pas pu le supporter. Mais, j’aurais aimé qu’il reste.
— Et votre mère ?
Henrietta détourna les yeux.
— Avant la tragédie, ma mère avait une personnalité très affirmée, elle
possédait énormément de discipline et de contrôle sur elle-même. Après,
elle a totalement perdu la raison…
Il y avait une telle tristesse dans la voix d’Henrietta, que Simon sentit
son cœur se serrer.
— Je n’étais qu’une enfant, reprit-elle, et je ne pouvais pas tout
comprendre. Mais, avec le temps, j’ai appris qu’il fallait endurer ce que l’on
ne pouvait parvenir à résoudre.
Son regard se posa sur la rivière devant eux, et elle devint silencieuse,
tout entière tournée vers ses propres pensées.
Empli de compassion, Simon l’observa un moment. Il sentait qu’elle ne
lui avait pas tout dit, mais il ne se risqua pas à l’interroger.
Henrietta finit par reprendre la parole, d’une voix presque désincarnée.
— Je ne comprenais pas ce que vivait ma mère. Je me sentais
totalement inutile. Et puis, je crois que j’étais un peu jalouse des sentiments
qu’elle portait à mon père. J’avais l’impression qu’elle ne m’aimait pas
autant, et qu’elle aurait été moins triste si c’était moi qui étais morte.
Simon avait l’impression de n’avoir jamais entendu ni ressenti une telle
désolation.
Un élan d’admiration l’envahit pour ce qu’Henrietta avait accompli,
pour ce qu’elle avait surmonté. Et cette admiration fut encore renforcée par
le chagrin et la solitude qu’elle avait endurés dans son enfance.
— Regrettez-vous d’être venue en Écosse ? demanda-t-il, en espérant
ainsi la ramener dans le présent.
Ils étaient tout au bord de la rivière, et derrière eux les lumières de la
maison s’étaient amenuisées, avant de s’évanouir complètement, les laissant
dans le noir.
— Non, je n’avais pas le choix.
Soudain, ils n’eurent plus où marcher, rien devant eux que l’eau.
Ils s’arrêtèrent, et Simon enfouit ses mains dans ses poches, en proie à
un étrange embarras.
Chapitre 5

Ignorant dans quel état d’esprit Simon se trouvait, Henrietta s’éloigna


de quelques pas.
Il faisait plus froid près de l’eau, et elle enroula plus étroitement son
châle autour de ses épaules, tout en observant Simon à la dérobée.
Accentuée par le clair de lune, la courbe de sa mâchoire paraissait plus
rude, et il se massait la nuque du bout des doigts, comme s’il était tendu.
Le silence s’étira, jusqu’à devenir embarrassant.
— Je suppose que nous devrions rentrer, finit par suggérer Henrietta.
En réponse, Simon rejeta la tête en fermant les paupières, comme un
homme en proie à une profonde bataille interne.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons atteint le bord de la rivière, et que nous
n’avons plus nulle part où aller.
— Si seulement c’était vrai, murmura-t-il.
Henrietta le dévisagea sans comprendre.
— Que se passe-t-il, Simon ? Vos visiteurs vous ont-ils perturbé d’une
façon ou d’une autre ?
Il tourna vers elle un regard où se lisait une certaine agitation.
— Non, absolument pas. Nous avons tous la même vision des choses.
— Vous allez apporter votre soutien à Charles Stuart ?
— J’ai autrefois soutenu son père, James. Depuis l’échec de la tentative
de reconquête en 1715, il n’a cessé de faire valoir ses droits au trône
d’Écosse et d’Angleterre, et la légitimité de son fils Charles en tant
qu’héritier. J’ai séjourné en France avec le prince Charles pendant des
mois…
— Ce que vous essayez de me dire, c’est qu’il s’agit d’une histoire de
famille.
— En quelque sorte. Mais rien n’est joué d’avance. Constituer une
armée de restauration demande beaucoup d’argent, et Charles espérait
obtenir de l’aide du roi Louis et des banquiers français. Mais Louis ne peut
se permettre de faire à la fois la guerre en Belgique et de financer des
invasions en Angleterre. Tout dépend si nous pouvons ou non trouver des
financements.

Simon posa sur Henrietta un regard assombri.


Il détestait les conflits et, même s’il avait confiance en ses capacités de
bretteur, ayant pratiqué l’épée depuis son plus jeune âge, il supportait mal
l’idée de plonger cette lame effilée dans le corps d’un autre homme.
— Ne me jugez pas, Henrietta, plaida-t-il.
— Je ne vous juge pas. Vous ferez ce que vous estimez juste.
Comme il faisait mine de l’interrompre, elle s’empressa de poursuivre :
— Vous suivrez ce que vous dictera votre conscience. Ce n’est pas à
moi de dire si ce que vous faites est bien ou mal. Je vous demande
simplement de penser aux conséquences si vous échouez. Dans ce cas, les
Anglais ne feront pas de quartier. Vous serez arrêté et exécuté pour trahison.
À mes yeux, cela semble très dangereux.
— Certes, mais si je meurs durant la bataille, je saurai au moins que j’ai
fait tout ce que je pouvais pour la cause.

Soudain agacée par la pression que Charles Stuart faisait subir à des
hommes tels que Simon à travers toute l’Écosse, Henrietta se détourna, les
épaules crispées.
— Je déteste cette situation, et je serais ravie que Charles Stuart
reprenne un bateau pour la France. Si vous voulez une confidence, l’aperçu
que vos amis et vous m’avez donné, cette nuit-là sur la lande, de ce que sont
les communications secrètes et les réunions clandestines m’a rebutée. Pour
moi, c’était un autre monde, auquel j’avais tourné le dos depuis longtemps.
— Êtes-vous vraiment sûre d’en être sortie ?
— Absolument ! Il y aura un conflit, c’est inévitable, mais je ne veux
pas avoir de rôle à y jouer. Je ne peux oublier les malheurs qui se sont
abattus sur ma famille à cause des Jacobites. Toute ma vie a été détruite par
les activités clandestines de mon père. Je serais déraisonnable de m’associer
avec eux… ou avec vous.
— Mais vous l’avez déjà fait. Et puis, vous savez, Henrietta, je ne suis
pas un traître.
— Dites cela au roi George. Quoi qu’il en soit, si un conflit doit éclater,
qu’il éclate, et qu’on en finisse.
— C’est pourquoi j’aimerais vous convaincre de rester à Barradine. Ça
me rassurerait de savoir que vous êtes parfaitement en sécurité.
— Je ne peux pas. J’ai moi aussi des choses à faire qui n’ont rien à voir
avec votre prince. Quand partons-nous pour Perth ?
— Demain matin.
Simon posa les mains sur ses épaules et la regarda intensément dans les
yeux.
— Et si je vous disais que je veux que vous restiez ici ?
Sa voix était devenue plus rauque, et il y avait une telle intensité dans
son regard qu’Henrietta sentit son cœur s’accélérer.
Simon était un homme séduisant, et plus elle passait de temps avec lui,
plus elle l’appréciait. Beaucoup plus qu’elle n’était disposée à l’admettre.
Elle secoua la tête.
— Je ne peux pas.
— Restez, insista-t-il.
— Non, Simon.
Elle fut surprise de la difficulté qu’il y avait pour elle à prononcer ces
mots, d’autant que le regret dans les yeux de Simon était sincère.
Elle pressa une main sur ses lèvres, fermant un instant les yeux face à
une étrange sensation de perte.
Simon fit un pas en arrière en laissant échapper un soupir, mais son
regard ne quitta pas celui d’Henrietta.
— Vous me pardonnerez si, pour le temps qu’il nous reste à passer à
Barradine, j’utilise mon pouvoir de persuasion pour vous faire changer
d’avis.
— Comme il vous plaira. Mais je ne suis guère influençable. Et mon
propre pouvoir de persuasion n’est pas négligeable non plus.
Simon esquissa un sourire.
— Il est certain que vous avez fait des merveilles sur mes voisins, ce
matin. Ils ne parvenaient pas à détacher les yeux de votre visage pendant
tout le repas.
— Vous exagérez !
— Non, je vous assure. Il est étonnant de voir l’effet qu’une femme
belle et talentueuse peut avoir sur les hommes. Avant longtemps, ils vous
mangeront dans la main. Et il n’est pas impossible que vous brisiez
quelques cœurs. Comme ça a été le cas pour moi quand je vous ai vue dans
votre bain.
— Ce soir-là, je vous aurais volontiers réduit en pièces pour votre
audace, répliqua Henrietta, non sans une certaine férocité dans l’intonation.
Simon rit de bon cœur.
— Je vois que vous ne manquez pas d’esprit. C’est très bien. Vous en
aurez grand besoin dans vos futurs échanges avec moi. Mais vous risquez
vite de vous sentir dépassée. D’autres femmes avant vous ont échoué.
Henrietta haussa les sourcils.
— Je pense avoir évalué de façon précise votre caractère, milord, dit-
elle d’un ton empli de confiance.
Malheureusement, elle n’avait pas conscience qu’elle était déjà tombée
sous le charme d’un séducteur aguerri, de tels hommes dépassant l’étendue
de son expérience.
— Il se trouve que vous êtes la plus charmante des diversions,
Henrietta. Au point que je serais tout disposé à attendre un peu plus
longtemps avant de rejoindre le prince, si cela nous permet de mieux faire
connaissance.

Simon était totalement sous le charme du délicieux tableau qu’offrait


Henrietta dans sa robe vert pâle, dont l’étoffe frémissait telle une feuille
sous la brise qui soufflait de la rivière. Ses cheveux courts lui donnaient tout
à la fois une apparence de fragilité et d’insolence. Le tendre rose de ses
lèvres était si attirant qu’il était tenté de les savourer. Ses yeux étincelaient
comme des émeraudes jumelles. Ils étaient d’un vert si vif qu’on les eut dits
éclairés de l’intérieur.
Il n’était pas homme à pouvoir résister à la tentation de détailler sa
silhouette. Et la façon dont sa robe épousait les rondeurs qu’elle cachait,
tels des trésors, lui était une délicieuse torture.
Elle était si proche de lui qu’il pouvait sentir la chaleur de son corps,
respirer son délicat parfum… Et la sensation était si troublante qu’une
surprenante explosion de chaleur se répandit en lui.

Surprise par l’étrange lueur qui s’était allumée dans les yeux de Simon,
Henrietta fit un pas en arrière. Mais il lui prit le bras et la ramena vers lui.
Momentanément surprise par la force de son assaut, elle resta plaquée
contre lui sans réagir. Il la dominait de sa haute et large stature, lui
masquant le ciel et son environnement, et la laissant en proie à un sentiment
d’impuissance.
Le regard qui la fixait était bien difficile à soutenir tant il était intense.
Et surtout, une lueur indéchiffrable y vibrait, qu’elle n’avait jamais vue
auparavant, et qui l’effrayait.
— Lâchez-moi, Simon, murmura-t-elle. Je crois que nous ferions mieux
de rentrer.
— Pourquoi ? Ne vous détournez pas de moi.
Sa voix s’était faite cajoleuse, et Henrietta sentit une étrange langueur
l’envahir.
— J’ai connu beaucoup de femmes, Henrietta, et vécu quantité
d’expériences, mais jamais personne n’a titillé mon imagination comme
vous le faites.
Du bout des doigts, il lui caressa le menton.
— Vous êtes une tentatrice, d’autant plus dangereuse que votre
innocence ne vous permet pas de comprendre ce que vous provoquez. C’est
un calvaire pour moi de vous voir chaque jour, de savoir que vous êtes à
portée de mes bras chaque nuit, et de ne pas pouvoir vous toucher comme
j’en ai envie.
Les yeux fixés sur ses lèvres tremblantes, il ajouta :
— Je veux vous embrasser, et je sais que vous trouverez cela plaisant.
Le cœur battant à tout rompre, Henrietta eut du mal à trouver son
souffle pour répondre :
— Je ne le crois pas.
— Comment pouvez-vous en être sûre avant d’avoir essayé ?
La panique l’envahit, mais elle était dans l’incapacité de s’échapper.
— Je vous en prie, Simon. Laissez-moi.
— Pas question !
Le visage de Simon était incliné au-dessus du sien, son regard
intensément plongé dans le sien, la chaleur de son souffle caressant sa peau.
Elle savait qu’il allait l’embrasser sous peu, et elle tremblait car c’était
pour elle la première fois.
Hypnotisée, elle attendit que les lèvres de Simon se posent sur les
siennes, chaudes et conquérantes.
Au début, elle chercha à résister aux mains expertes qui caressaient son
dos, aux lèvres qui cherchaient à forcer les siennes. Mais elle fut bientôt
balayée par une onde puissante et irrésistible.
Pour la première fois, elle réalisa à quel point elle avait envie d’être
dans ses bras depuis les premiers jours de leur rencontre. Ce fut donc de
toute son âme qu’elle répondit à cette soif dévorante qu’elle sentait dans le
baiser de Simon.
Un flot d’impressions contradictoires l’envahit, fait de surprise,
d’excitation et de peur. Puis une douce langueur l’enveloppa, tandis qu’une
sensation de plaisir inédite se diffusait en elle, tel un bouton de rose
s’ouvrant en une magnifique fleur.
Elle sentit la fermeté virile du corps pressé contre le sien, et une vague
de chaleur courut dans ses veines.
Simon rejeta la tête en arrière puis plongea son regard intense dans le
sien, pendant de longues et délicieuses secondes. Puis soudain il écrasa
sauvagement sa bouche sur la sienne. L’étreinte, presque brutale, n’avait
rien à voir avec le baiser précédent.
Cette fois, il n’y avait plus la moindre tendresse, mais une exigence qui
fit comprendre à Henrietta que tout cela n’avait été qu’une stratégie de la
part de Simon pour parvenir à ses fins.
Elle essaya de se libérer du cercle de ses bras, mais elle se découvrit
sans aucune volonté.
Les yeux fermés, toute peur oubliée, elle s’abandonna à la caresse de
ses lèvres, chaudes et douces, qui s’aventuraient le long de son cou,
glissaient vers le renflement de sa poitrine en partie dénudée au-dessus du
corsage de sa robe.
Le temps cessa alors d’exister, et rien de ce qui s’était passé avant n’eut
plus d’importance pour elle. Son corps vibrait d’un besoin délicieux, et elle
sombrait dans un océan de plaisir.
Lorsque Simon mit fin à leur baiser et s’écarta, Henrietta fut déçue.
L’intensité de cette étreinte la laissait sous le choc. Désormais, sa vie se
diviserait en deux parties : avant et après les baisers de Simon.
Elle ouvrit les yeux et vit qu’il l’observait d’un air ironique.
— Vous êtes insatiable, Henrietta. Insatiable, et incapable de vous
protéger de vos propres désirs. Vous êtes jeune et inexpérimentée en matière
d’amour, et cependant votre corps semble très bien savoir comment
répondre.
Brutalement ramenée à la réalité, Henrietta battit des paupières.
Comment avait-elle pu si facilement, et sans aucune vergogne, plier devant
les exigences de Simon ?
— Eh bien, demanda-t-elle, en contenant difficilement sa colère, était-
ce cela que vous vouliez ?
— C’était bien plus que ce que j’espérais. Mais vous devez me
pardonner, Henrietta. Je me suis quelque peu laissé emporter par votre
beauté.
L’amusement qui faisait pétiller le regard de Simon fut plus qu’elle n’en
pouvait supporter.
— Comment osez-vous ? s’écria-t-elle.
Peut-être exagérait-elle un rien sa colère pour dissimuler sa confusion et
le flot d’impressions contradictoires qui livraient bataille en elle.
— Comment osez-vous profiter de moi alors que je me trouve au
comble de la vulnérabilité ? Sachez que je ne suis pas une fille de petite
vertu que l’on peut molester selon son bon vouloir.
Les paupières étrécies, elle le regarda d’un air soupçonneux.
— À moins qu’il ne soit dans vos habitudes de vous en prendre aux
femmes respectables. Si… Si j’étais un homme, je vous ferais sortir et vous
provoquerais en duel.
Simon soupira, un sourire nonchalant étirant sa bouche magnifique.
— Et moi qui pensais que vous aviez envie de m’embrasser.
— Ce n’était absolument pas le cas.
— Dans ce cas, sans doute devriez-vous faire davantage d’efforts pour
avoir l’air d’une lady. Sachez qu’une dame de qualité résiste davantage
quand un gentleman veut l’embrasser.
— Et trouvez-vous normal qu’un gentleman se comporte aussi
grossièrement avec une lady ? répliqua Henrietta avec acrimonie. Je trouve
qu’Henry, en dépit des menaces pesant sur sa personne, était traité avec plus
de respect que cela. J’en viendrais presque à regretter de ne plus être
déguisée en garçon.
— Ce serait dommage, car je préfère, et de loin, votre apparence
actuelle.
Son visage était si proche qu’Henrietta n’avait aucune difficulté à en
discerner les moindres détails, et le sourire narquois que Simon arborait
réveillait de brûlants souvenirs du baiser qui, bien que troublant, était des
plus dérangeants.
Un frisson la parcourut et réduisit à néant ses efforts pour paraître
irritée.
Elle tourna la tête pour dissimuler la soudaine coloration de ses joues et,
ne supportant plus ce sourire insolent qui lui donnait l’envie de le gifler,
s’enfuit vers la maison.
Poursuivie par le rire de Simon, elle ne put s’empêcher de songer à ses
lèvres habiles, à ses mains possessives, et aux troublantes sensations
qu’elles avaient éveillées en elle.
Il fallait absolument éradiquer ce qui s’était passé entre eux, maintenant
et pour toujours. Les risques étaient trop grands.
Mais cette humiliante sensation de faiblesse persista, même lorsqu’elle
se fut réfugiée dans le sanctuaire de sa chambre.

Le sourire de Simon s’évanouit tandis qu’il suivait Henrietta des yeux,


et s’étonnait de la réaction qu’il avait eue à son égard.
Elle était tout à la fois une fillette naïve, une jeune fille aux portes de
l’âge adulte, et une femme du monde déjà accomplie. Et il émanait d’elle
une sensualité dont le souvenir le tiendrait certainement éveillé cette nuit.
Il sentait encore sa chaleur, sa douceur… Elle était si jolie, si innocente,
si prête à découvrir la séduction.
Mais Henrietta était aussi vulnérable, fragilisée par son passé et par les
récentes épreuves qu’elle venait de traverser.
Il ne pouvait pas profiter d’une si innocente créature. Ce dont elle avait
besoin en ce moment, c’était d’une personne sur qui elle pourrait compter,
pas d’un étranger obnubilé par l’envie de la séduire.
Il se détourna, soudain furieux contre lui-même d’avoir succombé si
aisément et de manière aussi déraisonnable au charme d’Henrietta.
Il s’était laissé emporter par un élan de passion, ce qui ne lui ressemblait
pas. Était-elle une sorte de sorcière qui lui aurait jeté un sort ?
En tout cas, jamais il n’avait rencontré une personne du sexe faible qui
possède une telle liberté d’esprit, un tel courage, qui soit si franche et
honnête.
Malheureusement, ce qui était sur le point de se produire sur la scène
politique ne lui laissait pas le loisir de se consacrer aux affaires de cœur.
Mais il ne pouvait échapper au fait que, depuis le moment où sa
mascarade avait été révélée, elle n’avait cessé de l’intriguer et de le
fasciner.

L’estomac d’Henrietta se crispa au souvenir de ce qui s’était passé dans


le jardin. Elle avait pris son petit déjeuner dans sa chambre, et avait de
nouveau enfilé sa tenue de jeune garçon.
Prête à entamer le voyage, elle attendait Simon, assise dans un
renfoncement vitré du hall et, pour occuper son temps, observait le ballet
des domestiques.
Avec un soupir résigné, elle appuya sa tête contre la fenêtre.
Elle savait que jamais elle ne se libérerait de Simon Tremain. À mesure
que les jours passaient, il devenait un peu plus audacieux. C’était donc une
bonne chose qu’ils aient à quitter Barradine pour Édimbourg. Ils
prendraient ensuite la direction de Perth, où ils se sépareraient, et elle
continuerait seule son périple jusqu’à Inverness.
Prenant conscience que quelqu’un marchait dans sa direction, elle ouvrit
les yeux et releva la tête.
C’était Simon. Son beau visage affichait une expression morose. Tandis
qu’il approchait, elle se risqua à croiser son regard, si troublant et
déconcertant. Tant d’émotions contradictoires et inhabituelles livraient
bataille en elle : la colère, l’humiliation, la fierté blessée…
Mais elle ressentait aussi une étrange excitation qui mettait à mal sa
résolution de rester indifférente à Simon, la plaçant juste au point de rupture
entre contrôle de soi et soumission au bon vouloir de Simon.
Quoi qu’elle en dise, il ne lui était plus possible de croire qu’elle ne
ressentait rien pour lui, ni d’ignorer les forces extérieures qui étaient à
l’œuvre pour les rapprocher l’un de l’autre.
Que lui avait-il fait ?
Que lui était-il arrivé ?
Était-elle une dévergondée parce qu’elle avait envie que Simon
l’embrasse à nouveau ?
Il n’y avait pas d’attachement romantique entre eux, mais elle avait cru
deviner de la passion dans son baiser. Son comportement avec elle était à la
fois sérieux et moqueur, et il semblait prendre plaisir à la confusion dans
laquelle elle se débattait.

Tandis que Simon approchait d’Henrietta, il fut surpris par la nervosité


qui émanait d’elle. Elle souriait timidement, et son regard avait quelque
chose d’implorant. Ainsi, elle était incroyablement différente de la jeune
femme qui s’était révélée à lui la nuit où ils étaient arrivés au manoir, cette
fière créature dont la beauté et l’assurance l’avaient empli de désir.
Tout d’abord, il pensa qu’elle ne se sentait peut-être pas bien. Puis il
comprit que ce qui s’était passé entre eux la nuit précédente l’avait affectée
d’une manière à laquelle il n’avait pas pensé.
Afin d’alléger la tension entre eux, il dit sur le ton de la plaisanterie :
— Peureuse.
Immédiatement, elle écarquilla les yeux.
— Vous me traitez de peureuse ?
Il hocha la tête et se pencha au-dessus d’elle en lui lançant un regard de
défi.
L’indignation fit étinceler le regard d’Henrietta.
— Veuillez m’expliquer pourquoi vous m’accusez ainsi. Je n’ai rien fait
pour mériter cette insulte.
Simon haussa les épaules, une lueur amusée dans le regard.
— La nuit dernière, quand je vous ai embrassée, vous avez à l’évidence
supposé le pire, à savoir que j’avais l’intention d’attenter à votre vertu. Au
lieu d’attendre pour voir ce qui allait se passer, vous vous êtes enfuie
comme si vous aviez le diable aux trousses.
Les joues d’Henrietta s’empourprèrent.
— À ce moment-là, il ne m’a pas semblé judicieux de m’attarder.
Maintenant, veuillez je vous prie oublier ce qui s’est passé et accorder toute
votre attention à la journée d’aujourd’hui.
Il semblait à Simon qu’Henrietta oscillait toujours entre assurance et
vulnérabilité, et cette fragilité qu’elle s’obstinait fièrement à cacher faisait
naître en lui des émotions qu’il n’avait jamais éprouvées auparavant. Il
ressentait le besoin de la protéger, de faire en sorte qu’il ne lui arrive rien de
mal.
Mais comment pourrait-il mener à bien cette mission que lui dictait sa
conscience si elle s’entêtait à vouloir partir pour Inverness ?
— Êtes-vous prêt à partir ? demanda-t-elle, avec une impatience non
dissimulée.
Il hocha à la tête.
— Je suis ravi de voir que les vêtements vous vont.
— Oui, merci. Ils sont étonnamment confortables, bien qu’ils soient un
peu ajustés.
Simon laissa courir son regard appréciateur sur la tenue masculine.
Henrietta était si attirante et désirable dans ses atours de femme, qu’il
espérait confusément pouvoir mieux l’ignorer dans des vêtements
masculins. Mais le pantalon épousait les longues jambes et la rondeur des
hanches comme une seconde peau et, contre toute attente, rendait la
silhouette encore plus féminine et désirable.
— Ils appartiennent à mon frère Edward.
— J’espère qu’il ne vous en voudra pas de me les avoir donnés.
— Il n’a nul besoin de ces vêtements. Lorsqu’il rentrera à Barradine, il
aura grandi et ils ne lui iront plus.
Lorsque Henrietta voulut passer devant lui pour prendre son bagage, il
lui prit soudain le bras pour l’arrêter, et chercha son regard.
— Êtes-vous vraiment sûre de ne pas vouloir rester ici ? Ma maison est
à votre disposition, et vous y serez parfaitement en sécurité.
— Non, je vous l’ai déjà dit et répété, dit-elle en détournant les yeux. Je
dois y aller. Vous n’allez pas m’en empêcher, n’est-ce pas ?
— Non, bien que j’aie mes propres raisons pour vouloir vous garder ici.
Ni l’un ni l’autre n’avons rien à gagner à prétendre que l’autre n’existe pas,
que le baiser que nous avons partagé dans le jardin n’a jamais eu lieu. Je
m’en souviens, et je sais fichtrement bien que vous vous en souvenez aussi.

Henrietta avait envie de nier, mais elle ne pouvait pas mentir à Simon.
Il avait raison. Le souvenir brûlant de ce baiser flottait toujours entre
eux, et c’était devenu pour elle une source d’angoisse.
— Je n’ai pas oublié. Comment le pourrais-je ? dit-elle, sur la
défensive.
— Je comprends que vous deviez aller retrouver votre oncle, et je dois
moi-même rejoindre le prince Charles. Mais vous pourriez rester ici encore
quelque temps.
Il parlait de cette voix enjôleuse qui la charmait tant, et elle ne put
retenir un frisson en songeant à la caresse de ses lèvres, dont elle ressentait
un tel besoin à cet instant même.
Levant la tête vers lui, elle vit qu’il la regardait d’un air interrogateur et
beaucoup trop personnel, presque possessif.
Elle en fut grandement troublée. Et cependant, sa vie était beaucoup
trop compliquée, et elle n’avait aucune intention d’être émotionnellement
liée à lui.
Par ces temps incertains, elle ne pouvait pas se le permettre.
— Non, Simon. Votre offre est certes généreuse, mais je ne peux
l’accepter. Je dois être prudente et ne pas oublier qui vous êtes et pourquoi
je suis venue en Écosse.
Elle devint songeuse, l’observant avec la plus grande attention.
— Je ne veux pas tomber amoureuse de vous.
L’expression de Simon se fit grave.
— Je n’ai pas l’intention de vous y inciter.
— Je suis soulagée.
— Pourquoi ?
— Parce que cela ne mènerait à rien.
Henrietta décida de faire preuve de franchise. Cependant, elle ne put se
résoudre à croiser ce regard d’azur qui la troublait tant.
— J’admets que je suis attirée par vous, et il m’est très difficile de vous
résister. D’autant que vous pouvez vous montrer extrêmement persuasif.
Mais je crois que vous savez pourquoi je dois partir.
Enfin, elle osa relever la tête.
— Je ne veux pas que vous vous sentiez rejeté, méprisé, ou quoi que ce
soit de cet ordre. Vous êtes très spécial à mes yeux. Je vous apprécie et vous
respecte beaucoup. Vous comprenez, n’est-ce pas ?
— J’essaye.
— Je ne peux oublier que vous êtes un Jacobite, sur le point de prendre
les armes contre les protestants, contre le roi. Vous me faites penser à mon
père, et au malheur que son adhésion à la cause a apporté dans la vie de ma
mère et la mienne. Je ne veux pas revivre ça. Je ne crois pas que je pourrais
le supporter.
Craignant d’avoir heurté l’amour-propre de Simon, elle tint à préciser :
— Vous devez me pardonner si je vous semble ingrate, mais comprenez
que je me sentirais mal à l’aise si je restais ici. Je vous suis déjà
suffisamment redevable de m’avoir accompagnée jusqu’en Écosse, de
m’avoir hébergée ici… Et pour ces vêtements que vous m’avez
généreusement donnés.
— Redevable ? Quelle femme étrange vous faites, Henrietta. Quoi qu’il
en soit, je ne souhaite aucunement que vous vous sentiez redevable de quoi
que ce soit.
— Très bien. Mais je dois vraiment vous remercier de m’avoir laissée
faire le voyage avec vous jusqu’en Écosse.
— Ce fut un plaisir pour moi. Votre franchise est rafraîchissante, et
j’admire votre fierté et votre courage.
Il parut hésiter quelques instants, avant de reprendre :
— J’ai envie de vous prendre dans mes bras, de vous embrasser à
nouveau, mais vous avez raison. Vous êtes bien avisée de me résister, et je
comprends très bien vos raisons. Qu’ai-je à vous offrir ? Rien que moi, et
une vie pour le moins précaire.
Henrietta s’autorisa un sourire de satisfaction.
— Bien. Nous sommes enfin d’accord.
Henrietta était intensément consciente de ce corps viril penché au-
dessus d’elle, si grand et si fort.
Mais, au-delà de son physique impressionnant, c’était aussi un homme
courageux, déterminé, capable d’affronter toutes les épreuves. Il avait fait
preuve des plus nobles qualités en prenant galamment soin d’elle, et en la
soulageant de tous tracas pendant deux semaines.
Cette combinaison de sérieux et de charme commençait à devenir
dangereusement attirante.
Lorsqu’une boule d’émotion monta dans sa gorge et que les larmes
commencèrent à brouiller sa vision, elle fut surprise de voir qu’elle pouvait
perdre tout contrôle simplement parce que quelqu’un avait fait preuve d’un
peu de gentillesse envers elle.

Le visage d’Henrietta était un livre ouvert et, en voyant son expression


éperdue, Simon comprit qu’il lui serait beaucoup plus difficile qu’il ne
l’avait imaginé de lui dire adieu à Perth.
Il l’observa longuement, cherchant à emprisonner dans sa mémoire
chacun de ses traits.
Les mots qu’Henrietta avait prononcés étaient sincères et venaient du
cœur, et il devait admettre qu’elle avait raison. Elle ne pouvait pas perdre
son temps à s’imaginer qu’elle était amoureuse de lui, et il avait bien fait de
ne pas lui avouer combien elle comptait pour lui.
Lui-même n’avait ni temps ni place pour l’amour. Mais il ne lui était
pas facile de maîtriser la rébellion que ses émotions cherchaient à livrer
contre la voix de la raison.
— Venez maintenant, dit Henrietta, en ramassant son bagage. Si nous
tardons davantage, nous aurons du mal à atteindre Édimbourg avant la nuit.
Simon la suivit hors de la maison.
À la porte, elle se retourna et le regarda.
C’était un regard spécial, uniquement pour lui. Vibrant d’énergie, ce
regard le séduisit et le laissa en pleine confusion émotionnelle.
Il était intrigué par le mystère que représentait cette jeune femme, dont
la personnalité naïve dissimulait une facette mystérieuse qu’elle-même
ignorait probablement.
Il la suivit donc, prenant acte de ses paroles et se forçant à penser à
autre chose.
Mais quelque part, profondément enfouie dans les méandres de son
esprit, une petite voix s’éleva pour lui dire que viendrait un jour où il la
posséderait complètement.

Ce fut sous un ciel d’un bleu lumineux et sans nuages que Simon et
Henrietta entamèrent leur voyage.
Sur les recommandations de Simon, Henrietta avait laissé son cheval à
Barradine, et montait un puissant et râblé poney highland, dont la race était
connue pour sa capacité à parcourir de longues distances sur les terrains les
plus difficiles.
La campagne était sauvage et désolée, comme dans les souvenirs
d’Henrietta. Rejetant la tête en arrière, elle offrit son visage à la caresse du
soleil, et respira profondément l’air chargé d’odeurs de bruyère. Deux buses
volaient haut au-dessus de leurs têtes, tandis qu’un peu plus loin des
martins-pêcheurs piquaient vers un étang pour y chasser leur repas.
Henrietta était très jeune quand elle avait quitté l’Écosse, mais en
retrouvant les monts Cheviot et les troupeaux de moutons à tête noire, elle
eut soudain conscience que ce pays lui avait profondément manqué, et se
sentit extraordinairement réconfortée en retrouvant les images familières de
son enfance.
Tandis qu’ils cheminaient sur des voies empruntées depuis des siècles,
Henrietta éprouvait un sentiment de sécurité en compagnie de Simon.
L’homme et sa monture, aussi impressionnants de force et de beauté
sauvage l’un que l’autre, semblaient ne former qu’un. Un pistolet à la
ceinture et une épée fixée à sa selle, Simon paraissait invincible, et même le
plus audacieux des voleurs ne s’y serait pas frotté.
Ayant vécu ici toute sa vie, Simon connaissait bien la région et ne
manquait pas de signaler à Henrietta les endroits remarquables, à propos
desquels il fourmillait d’anecdotes.
Ils atteignirent enfin Édimbourg, la capitale de l’Écosse, dominée par la
présence massive de son château érigé sur un promontoire rocheux.
Ils se retrouvèrent bientôt sur le Royal Mile, la rue pavée montant de
Holyrood House vers le château. Les longues journées d’été s’achevaient, et
des lampes avaient été allumées derrière les fenêtres.
La ville était peuplée jusqu’à la suffocation, et il y régnait une puanteur
insoutenable. Au bord de la nausée, Henrietta s’étonna que Simon n’en
paraisse pas affecté.
— Vous finirez par vous y habituer, dit-il avec un petit sourire moqueur.
— J’en doute, protesta Henrietta, en secouant vigoureusement la tête.
J’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer.
— Il faut un temps d’adaptation de quelques jours, mais je vous
promets que vous n’y ferez bientôt plus attention. Il se passe tellement de
choses intéressantes à Édimbourg qu’on cesse vite de se préoccuper de
l’odeur et de la crasse ambiantes.
Henrietta n’en était pas convaincue.
Conservant son mouchoir sur son nez tandis qu’ils continuaient à
chevaucher, elle observa les bâtiments qui se dressaient de part et d’autre, et
eut l’impression d’être enfermée dans une boîte.
Toute la ville était envahie par l’armée des Highlands, et les hommes
paraissaient nerveux. Quant aux femmes, elles baissaient la tête et
surveillaient leurs enfants.
Un mélange d’excitation et d’appréhension flottait dans l’air. Dans bien
des foyers, on avait exhumé les armes cachées depuis 1715. Les chefs de
clans, Glengarry, Ranald et McDonald, pour n’en citer que quelques-uns,
avaient tous déclaré leur loyauté au prince Charles, engageant leur vie et
leur réputation.
Impatient de rejoindre les officiers supérieurs, Simon ne perdit pas de
temps à louer des chambres. Situées dans une ruelle de Canongate, elles
étaient fort heureusement spacieuses et assez confortables.
— Reposez-vous, dit-il à Henrietta. Vous semblez épuisée.
— Et vous ? demanda-t-elle, en se passant la main dans les cheveux.
— Je vais au poste de commandement pour me renseigner. Mais au vu
de la situation, je m’inquiète pour votre sécurité. Veillez bien à verrouiller
votre porte quand je serai parti.

Lorsque Simon revint, il était près de minuit.


Il fut accueilli par l’agréable chaleur d’un feu de cheminée. Tirant une
chaise près de l’âtre, il ôta ses bottes. Puis il se servit dans la réserve de bois
rangée à côté de la cheminée, ajouta une bûche, et se mit à déambuler dans
la pièce en ôtant sa veste.
Sachant qu’il devrait quitter Édimbourg dès le lendemain matin, et
réticent à l’idée d’abandonner Henrietta, il était rongé de nervosité.
Tout en déboutonnant sa chemise, il marcha jusqu’à la porte d’Henrietta
et tendit l’oreille.
Il n’entendait rien, ni respiration, ni murmure, ni mouvement. Intrigué,
il actionna la poignée, constata que la porte n’était pas verrouillée et la
poussa.
Traversant la pièce sans bruit, il s’avança jusqu’au lit.
Dans la lumière provenant du couloir, il observa le visage endormi
d’Henrietta. Ses longs cils dessinaient des ombres sur ses joues délicates.
Ses lèvres roses légèrement entrouvertes laissaient passer son souffle lent et
régulier. Ses cheveux bouclaient sur l’oreiller en profondes nuances d’or et
de cuivre, tandis que son bras dessinait une courbe ivoire au-dessus de sa
tête, laissant son épaule et le haut de sa poitrine à découvert.
Il s’autorisa à contempler un moment son ravissant visage et la
plénitude alléchante de ses seins. Dans le sommeil, elle semblait encore
plus innocente, avec ses traits délicats et sa peau crémeuse.
Cette vision enchanteresse enflamma ses sens, et Simon eut le plus
grand mal à se rappeler qu’il n’était pas là pour un rendez-vous amoureux.
Les longs cils d’Henrietta papillonnèrent, comme si cette insistance
avec laquelle il la contemplait l’avait sortie de son sommeil, et il se retrouva
face à un grand regard vert éberlué.
— Simon ?
— Je n’avais pas l’intention de vous réveiller. Rendormez-vous.
Le regard d’Henrietta passa lentement de son torse nu, révélé par
l’ouverture de la chemise, à son entrejambe. Son pantalon ajusté ne laissait
rien ignorer du désir soudain qu’il avait d’elle, mais il ne fit pas un geste
pour le dissimuler.
Rougissant jusqu’à la racine des cheveux, Henrietta détourna
rapidement la tête.
— Vous allez partir, n’est-ce pas ? Quand devez-vous prendre la route ?
demanda-t-elle d’une toute petite voix timide.
— Bientôt.
— M’auriez-vous réveillée ?
Il hocha la tête.
— Je ne serais pas parti sans vous avoir parlé d’abord.
— Merci.
Pudique, elle remonta le drap jusque sous son menton et s’assit. Puis
elle tendit le bras pour attraper sa chemise et la fit passer par-dessus sa tête.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, en repoussant le drap et en se
levant.
— L’armée des Highlanders est prête à se lever contre l’Angleterre.
— Où cela ?
— À Prestonpans. C’est à l’est, près de la côte. Le gros des troupes
occupe déjà les collines environnantes.
— Cela signifie que vous n’irez pas à Perth ?
— Si. Je dois aller rejoindre les hommes que vous avez vus à Barradine.
Ils sont arrivés à Édimbourg, et nous allons chevaucher ensemble jusqu’au
point de rendez-vous avec le prince Charles.
Il soupira.
— C’est mon honneur et mon devoir de le faire, même si j’aimerais
qu’il y ait une autre solution.
— Un tel héroïsme pourrait vous faire tuer, remarqua Henrietta.
— Je le sais, mais je ne ferai pas machine arrière. Je ne le peux pas. Je
me suis engagé, et je n’ai plus maintenant d’autre choix que d’aider Charles
Stuart à gagner. Et dans ce but, j’enrôlerai autant d’hommes à Barradine et
réunirai autant d’armes que possible.

Henrietta frissonna sous le regard d’acier de Simon. Serrant les lèvres


en une moue boudeuse, les bras croisés sur sa poitrine, elle se tourna de
profil, le nez levé.
— Vous risquez de tout perdre. Et votre vie, et votre propriété qui sera
saisie par la Couronne.
— J’ai veillé à cela en transférant ma propriété à mon frère Edward. En
attendant sa majorité, elle sera administrée par ma mère et son frère, qui a
prouvé à plusieurs reprises sa loyauté au roi George. Le document a été
signé devant témoin, et daté du 1er mars 1745, avant que Charles Stuart ne
lance sa rébellion en Écosse et ne fasse de moi un traître à la Couronne.
— Je vous félicite pour votre prévoyance, mais si vous n’êtes pas tué
pendant la bataille, vous serez activement recherché comme traître, et
conduit au gibet.
— Je le sais.
— Je l’espère bien.
La voix d’Henrietta s’était brisée. Les larmes lui montèrent aux yeux, et
elle tourna la tête pour les dissimuler à Simon. Mais il eut le temps de se
rendre compte que quelque chose n’allait pas et la prit par l’épaule pour la
faire pivoter vers lui.
Incapable de supporter l’idée qu’il meure, elle toussota pour essayer de
déloger la boule d’angoisse qui s’était formée dans sa gorge.
— Prions pour que la bataille n’ait pas lieu. Ou que vous vous en sortiez
sain et sauf.
Après un moment de silence, Simon reprit :
— J’aurais voulu me montrer encore plus prévoyant que ce que vous
dites, et vous trouver une escorte pour vous accompagner jusque chez votre
oncle.
— Une escorte pour moi ? répéta Henrietta, d’un ton chargé d’émotion.
Il n’est pas utile de vous donner cette peine, Simon. Je suis capable de me
débrouiller toute seule. Je croyais que vous l’aviez compris.
— En temps normal, le voyage jusqu’à Inverness est déjà long et
dangereux pour une femme seule. S’y risquer alors que la révolte menace
serait de la folie. Je ne peux ni vous conduire chez votre oncle, ni vous
autoriser à y aller seule. Trop de Highlanders sans foi ni loi pourraient s’en
prendre à votre vertu.
— Mais je vous rappelle que j’ai l’apparence d’un garçon. Êtes-vous en
train de me dire que mon déguisement ne trompe personne ?
— Non, mais vous faites un charmant jeune homme, Henrietta. Et vous
risquez d’éveiller les plus bas instincts chez certains. Soyez raisonnable, et
restez ici jusqu’à mon retour.
Henrietta le dévisagea avec étonnement.
Elle commençait à comprendre qu’il avait peur pour elle, et qu’il s’en
voulait de n’avoir pas réussi à organiser son voyage dans les meilleures
conditions.
— C’est mon départ qui vous préoccupe autant, ou la future bataille ?
— Je pensais que j’aurais pris toutes les dispositions pour que vous
puissiez partir tranquillement, avoua-t-il d’un ton gêné. Cela me peine
beaucoup de vous avoir fait défaut.
Henrietta le dévisagea avec stupéfaction.
— Me faire défaut ? Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?
Sans vous, je ne serais jamais arrivée jusqu’ici. Je suis stupéfiée par tout ce
que vous avez fait pour moi.
Simon pressa gentiment ses doigts sur les lèvres d’Henrietta pour la
faire taire.
Elle cilla pour chasser une larme, tandis qu’il se penchait pour déposer
un baiser sur son front. Puis il chercha ses lèvres, et ils s’embrassèrent
longuement.
Lorsqu’il mit fin à leur baiser, il la tint un moment serrée contre lui,
avant de la repousser à bout de bras.
— Nous ne pouvons pas rester ensemble, dit-il. Je vous en prie, essayez
de le comprendre.
Un muscle jouait dans sa mâchoire, et elle devina combien il prenait sur
lui.
— Je reviendrai, c’est promis. Dites-moi que vous serez là, Henrietta.
Sous son regard scrutateur, elle finit par baisser les yeux et soupira.
— Oui. Oui, je serai là.
— Je suis désolé de cette séparation.
— Moi aussi.
Affaiblie par la turbulence de ses émotions, elle eut l’impression que
son cœur allait se briser.
Devinant qu’il allait ajouter quelque chose, elle le regarda en retenant
son souffle.
Le regard de Simon était aussi immobile que son corps, dénué
d’expression, à l’exception de ses yeux qui cherchaient les siens.
— Je crois qu’il est temps que nous nous mettions d’accord sur ce que
nous ressentons l’un pour l’autre, dit-il.
Ces mots la troublèrent. Cet homme était tout ce que son père avait été
et, rien que pour cela, elle aurait dû l’éviter comme la peste. Les dangers
qu’il faisait courir à ses sens et à ses émotions étaient immenses. Et
pourtant, le désir physique qu’elle ressentait pour lui continuait à la ronger
de l’intérieur.
Une petite voix insidieuse lui souffla de prendre garde, lui rappelant
qu’une liaison avec Simon ne lui apporterait rien qu’un immense chagrin.
Mais une autre voix lui disait autre chose, lui conseillant de ne pas
laisser passer ce moment, mais au contraire de le saisir et de s’y accrocher.
L’intensité des sentiments entre eux était évidente, mais difficile à
comprendre. La seule chose qu’elle savait, c’est qu’il pourrait perdre la vie
au cours de la bataille en préparation, et qu’elle risquait de ne plus jamais le
revoir.
Et cependant elle hésitait, car ce qu’elle était en train d’envisager n’était
ni dans ses habitudes ni dans sa façon de penser.
Elle était plus effrayée qu’elle ne l’avait été de toute sa vie, et elle était
tout à la fois stupéfaite et honteuse de pouvoir songer à une chose aussi
indécente.
Mais n’était-ce pas ce qu’elle avait toujours voulu, ce à quoi elle avait
pensé depuis qu’il l’avait embrassée à Barradine ?
Tout ce qu’elle demandait, c’était qu’il la prenne à nouveau dans ses
bras et l’embrasse jusqu’à ce que toute pensée raisonnable lui échappe.
Comme s’il avait deviné ses pensées, Simon avait les yeux rivés sur ses
lèvres.
— Lorsque je vous ai embrassée, à l’instant, vos lèvres étaient aussi
douces que dans mon souvenir, dit-il.
— Il est étrange qu’il m’ait fallu venir aussi loin pour vous trouver,
murmura Henrietta, songeuse.
Visiblement surpris, il demanda d’un ton hésitant :
— Devrais-je prendre votre commentaire pour un encouragement,
Henrietta ?
Rassemblant toutes ses forces, elle balaya ses peurs, ses angoisses et ses
idées de départ.
— Je vous laisse libre de penser ce que vous voulez, dit-elle d’une voix
douce. Devez-vous partir très vite ?
Simon la regarda avec une intensité effrayante, et un long moment passa
avant qu’il plisse le front et secoue la tête.
— C’est mieux ainsi. Nous savons tous les deux ce qui se passerait si je
restais. Or, je ne veux pas vous rendre malheureuse.
— Ce ne sera pas le cas. Enfin… Si, corrigea-t-elle d’une voix
tremblante. Je serai malheureuse si vous partez.
Simon n’eut pas de réaction. Il se tenait immobile, le front toujours
plissé.
L’air s’était chargé d’une tension nouvelle.
Ses yeux bleus, assombris jusqu’à paraître noirs, l’observaient.
Henrietta savait à quoi il pensait.
Elle avait un peu peur, mais elle ne baissa pas les yeux.
Le silence qu’elle observait, son regard empli à la fois d’espoir et de
crainte étaient plus éloquents que des mots.
La décision lui appartenait.
Sans doute aurait-elle dû lui dire de partir maintenant, pendant qu’il en
était encore temps. Mais elle en était incapable. Après cette nuit, elle ne le
reverrait peut-être jamais.
Il n’y avait vraiment pas d’autre choix possible.
Elle le regarda et comprit qu’il savait.
Chapitre 6

Henrietta était nerveuse à présent, tremblant de l’intérieur et regrettant


de ne pas être en sécurité quelque part ailleurs.
Elle aurait voulu ne pas connaître la signification de ces nouvelles
émotions qui l’agitaient. Mais ses jambes ne se dérobèrent pas sous elle
tandis qu’elle marchait vers son destin.
Car c’était son destin d’aimer cet homme, et elle savait qu’il ne servirait
à rien d’essayer de résister.
Elle ne devrait pas l’aimer, le bon sens lui disait que c’était une
dangereuse folie, mais ce qu’elle ressentait pour lui était trop fort, trop
indéniable, et elle refusait de renoncer à lui.
Et cependant, à cause de son inexpérience, elle se sentait démunie. Elle
débordait d’envie, d’amour, et ne savait pas comment l’exprimer.
D’un geste hésitant, elle tendit le bras et toucha la main de Simon.
Elle le vit prendre une grande inspiration et pincer les lèvres, tandis que
son regard exprimait l’indécision.
Du bout des doigts, elle repoussa une mèche qui lui tombait sur le front.
Elle était lourde et soyeuse, les cheveux coulant entre ses doigts comme du
sable.

Comme à chaque fois qu’Henrietta se tenait près de lui, Simon respirait


sa délicate odeur poudrée, et il en avait la tête tournée, comme sous l’effet
d’un alcool fort.
À l’instant où ses lèvres s’étaient posées sur celles d’Henrietta, un
brûlant afflux de sang s’était répandu dans tout son corps, provoquant une
immédiate et virile réaction. Il avait alors douloureusement pris conscience
de son désir pour elle. Et la caresse légère de ses doigts sur son visage ne
faisait que multiplier les sensations qui s’étaient éveillées en lui quand il
l’avait embrassée.
Peu importaient les nobles intentions qu’il tentait de manifester en sa
présence, ses mâles instincts prenaient le dessus et, les yeux rivés sur les
rondeurs de sa poitrine, il nourrissait un désir insatiable.
Après une dernière hésitation, il passa un bras autour de sa taille si fine,
et l’attira contre lui.
Faisant preuve d’une audace sans limites, il posa les mains sur ses
fesses et la plaqua contre son sexe durci, avant de s’emparer sauvagement
de ses lèvres.

Le cœur de Simon battait si fort qu’Henrietta en éprouvait l’écho dans


sa propre poitrine. Elle le sentait trembler de tout son corps, et comprit que
son désir était désormais devenu incontrôlable.
Elle en eut la confirmation lorsqu’il murmura d’une voix essoufflée :
— Un homme ne peut pas toujours contrôler la façon dont son corps
répond à la vue d’une belle femme, or, votre compagnie réveille des désirs
que j’ai le plus grand mal à contenir.
Il soupira.
— Je suis un homme, Henrietta, sujet à toutes les sensations et les
égarements de mon genre. Et, en tant qu’homme, j’apprécie grandement de
vous avoir près de moi. Vous êtes douce et attirante, et vous avez égayé ma
maison comme une fleur délicate. Je vous désire infiniment, et pourtant je
ne vous forcerai jamais. Et jamais non plus je ne vous ferai délibérément du
mal.
Un doux soupir franchit les lèvres d’Henrietta.
— Je ne veux pas que nous nous séparions, dit-elle d’une voix mal
assurée. J’ai les mêmes sentiments que vous.
— Alors, n’en soyez pas honteuse. Ce sont des sentiments honnêtes qui
font partie de la nature humaine. Et cependant, mon aimée, je vous supplie
de bien réfléchir…
Elle posa l’index sur ses lèvres pour l’interrompre.
— Ne dites rien. Je sais qu’il n’y a aucun avenir possible pour nous
deux, et il se pourrait que ce soit notre seule chance.
Perdant la bataille, Simon glissa les doigts sous le menton d’Henrietta et
souleva son visage vers le sien.
Il l’embrassa très tendrement, tout en lui caressant les cheveux avec
beaucoup de douceur.
Mais leurs émotions s’engagèrent bientôt sur un tout autre chemin.
Tandis que leur étreinte se prolongeait, se faisait plus passionnée, plus
avide, le monde extérieur et ses turbulences cessèrent bientôt d’exister.
Dans l’espace clos et protecteur de la chambre, les préoccupations
concernant Charles Stuart, et ce que l’avenir leur réservait, n’étaient plus à
l’ordre du jour.
— Apprenez-moi comment vous faire l’amour, Simon. Montrez-moi ce
qui donne du plaisir à un homme. Pour cette unique nuit, je veux être votre
amante, effacer le souvenir de celles que vous avez connues avant.
— N’avez-vous pas peur ?

Henrietta prit soudain conscience de son audace.


Retenant un instant son souffle, elle réfléchit à la question.
C’était sa première fois. Jamais auparavant elle n’avait eu envie de faire
cela. Elle était si ignorante… Mais le désir fou qu’elle sentait sourdre au
plus profond d’elle-même lui donnait de la témérité.
— Non, je n’ai pas peur, répondit-elle.
— Je serai doux, promit-il.
Puis il la souleva dans ses bras et la porta sur le lit.
Avec un sourire charmeur, elle posa doucement ses lèvres sur celles de
Simon, et fit lentement courir ses mains sur le large torse, en s’émerveillant
de la fermeté de ses muscles.

Depuis le moment où la mascarade d’Henrietta avait été découverte,


Simon n’avait cessé d’être surpris et fasciné par ce mélange d’innocence et
de franchise qu’il avait découvert chez cette femme qu’il tenait maintenant
dans ses bras.
Tout chez elle l’intriguait délicieusement, et jamais il n’avait été si
conscient de son obsession pour elle qu’au moment de découvrir ensemble
un nouveau monde d’intimité.
Il avait l’intention de prendre son temps, de l’éveiller doucement au
plaisir, et ce fut donc avec une lenteur extrême qu’il explora les pleins et les
déliés de son corps, les redessinant d’abord du bout des doigts, avant d’y
faire courir ses lèvres.

Exprimant son plaisir par des soupirs fiévreux, Henrietta avait rejeté la
tête en arrière, tandis qu’un incendie consumait son corps.
Même ses rêveries les plus osées ne l’avaient pas préparée à cela. Les
mains de Simon, puissantes et diaboliquement habiles, étaient partout à la
fois : sur ses seins, dont la pointe se dressait comme un bourgeon prêt à
éclore, sur son ventre et ses hanches, le long de ses jambes et à la jonction
entre ses cuisses…
Avec hardiesse et imagination, il la guida vers un monde de sensations
enivrantes, un univers dont elle n’aurait jamais soupçonné l’existence.
Tandis qu’il la renversait sous lui, un frisson de joie anticipée la traversa
à l’idée qu’elle allait bientôt lui appartenir totalement. Mais, lorsque son
sexe durci fit sa première intrusion contre la barrière de sa virginité, elle
cria de surprise et de peur.
Heureusement, la joie exaltante que Simon sut faire naître en elle, par
les assauts redoublés de ses reins puissants, ne tarda pas à effacer tout
inconfort.
La tête vide de toute pensée, grisée par l’idée que leurs corps ne
formaient plus qu’un, elle se laissa emporter par le courant impétueux du
plaisir qui, vague après vague, les conduisit tous deux vers les rivages de
l’extase.
Tandis qu’elle perdait tout contrôle, et que son univers semblait
exploser comme un bouquet de lumière intense, elle ne put retenir une
larme à l’idée qu’ils seraient désormais unis pour toujours dans leur chair et
dans leur cœur.

Épuisé, Simon laissa échapper un long soupir tremblant, tandis qu’il se


retirait lentement pour s’installer à côté d’elle. La tête sur sa poitrine, il
pouvait entendre battre son cœur.
Tandis qu’Henrietta glissait les doigts dans ses cheveux, il déposa un
baiser sur son épaule.
Il était si essoufflé qu’il attendit un long moment avant de pouvoir
parler.
— Henrietta… , commença-t-il.
Elle pressa les doigts contre ses lèvres, et il y déposa un baiser.
— Non, dit-elle doucement. Ne parlez pas.
Il hocha la tête, et perçut la douceur de sa poitrine ivoirine sous sa joue.
Roulant sur le côté, il la serra contre lui, l’embrassant et caressant son
corps comme s’il voulait ne jamais la laisser partir.
Bien que récemment satisfait, il sentit à nouveau un réveil au creux de
son bas-ventre.
— Votre curiosité est-elle apaisée, mon aimée ?

Sentant renaître la chaleur du désir, Henrietta se retourna dans les bras


de Simon.
Ce qui s’était passé entre eux était si beau qu’elle avait envie de pleurer.
Jamais elle ne s’était sentie aussi vivante. Tout son corps vibrait encore
de plaisir.
— Pas complètement. Je pense que vous avez encore d’autres choses à
m’apprendre.
— Ne ressentez-vous donc aucune douleur ?
— Pas la moindre.
Elle s’étira en soupirant d’aise.
— Je me sens terriblement dépravée.
— Vous ne l’êtes pas, mon aimée. Une dépravée est une femme perdue,
qui accepte l’argent des hommes. Ce n’est pas votre cas.
— En tout cas, je suis complètement à votre merci, milord.
— Et moi, je suis votre serviteur, murmura-t-il, en la renversant à
nouveau sous lui.

Sur le moment, le monde qui les entourait ne les inquiéta pas. Mais, au
fil de la nuit, la tristesse assombrit le regard d’Henrietta, sans doute à l’idée
de ce qui allait suivre.
Quand elle s’endormit, Simon eut la possibilité de l’observer tout à
loisir et, le sommeil ayant fait tomber son masque, il put voir, dans la
couleur cuivrée de ses cheveux, dans la forme délicate de son menton et le
doux renflement de ses lèvres, la femme qu’elle était vraiment.
Cette femme-là, il pourrait l’avoir, et cette pensée le bouleversait.
Elle ouvrit soudain les yeux, et il se demanda si c’était l’insistance avec
laquelle il la contemplait qui l’avait sortie de son sommeil.
Ils s’observèrent en silence, chacun cherchant à déchiffrer les attentes et
les souhaits de l’autre. Et dans cet échange qui fit battre leur cœur plus fort,
un lien très spécial se noua, que rien ni personne ne pourrait jamais rompre.

Quand vint l’aube, diffusant une lumière grise dans la chambre, Simon
observa sa compagne endormie.
La tête d’Henrietta reposait sur son épaule, et elle était blottie contre lui
comme si elle recherchait sa chaleur. Un sein pressait contre son bras, et il
dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas y refermer la paume, de
crainte de la réveiller.
Respirant son parfum grisant, il la regarda dormir un moment, détaillant
chacun de ses traits, et les mémorisant dans son esprit.
Un soupir s’échappa des lèvres entrouvertes d’Henrietta.
Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient aimés, il était envahi par le
remords. Il n’aurait pas dû lui faire l’amour, négligeant délibérément les
conséquences qu’elle devrait affronter si un coup fatal l’emportait et qu’elle
se retrouvait à porter un enfant.

Lorsque Henrietta se réveilla, avec une plaisante sensation de bien-être,


elle fut déçue de découvrir que Simon n’était plus là. Seule l’odeur
familière de son corps imprégnait encore les draps, réveillant les souvenirs
d’une nuit passionnée.
Le rouge lui monta aux joues tandis qu’elle se rappelait les choses
incroyablement audacieuses qu’elle avait faites. Il n’y avait pas une parcelle
d’elle qu’il n’avait pas touchée ou goûtée, tandis qu’il éveillait son corps au
plaisir et détruisait toutes les barrières de sa pudeur.
Elle se glissa rapidement hors du lit et se posta à la fenêtre, espérant
l’apercevoir avant qu’il ne s’en aille rejoindre le prince Charles avec les
hommes de Barradine.
Baissant les yeux vers la ruelle, qui était déjà envahie par des
Highlanders quittant la ville pour se rendre à Prestonpans, elle disséqua
chacun des moments qu’ils avaient passés ensemble pour tenter de mettre
de l’ordre dans ses émotions et d’y voir plus clair.
Simon avait l’horripilante capacité de réveiller le pire de sa nature, de
voir ce qu’aucun homme n’avait vu avant, et de la transformer en une furie
passionnée.
Mais, songea-t-elle avec attendrissement, il possédait aussi le pouvoir
de titiller, cajoler, enchanter ses sens, comme jamais elle ne l’aurait cru
possible.
Il avait fait naître en elle des besoins dont elle ignorait l’existence. Il
avait été doux avec elle, tendre, attentionné…
Son expérience avec lui avait été si différente de ce que lui avaient
raconté certaines de ses amies qui, à mots couverts, avaient évoqué de la
douleur et du dégoût.
Comment envisager dans ces conditions de se séparer de lui ?
Et pourtant, elle devait partir.
Pourquoi, ô pourquoi avait-elle dit qu’elle l’attendrait ici ?
Elle ne pouvait pas. C’était impossible.
Des larmes lui montèrent aux yeux, brouillant sa vision.
Leur amour n’avait pas d’avenir.
Elle ne pouvait pas l’épouser. Mais, après ce qu’elle avait fait, elle était
perdue pour les autres hommes car elle avait péché, physiquement et en
pensée. En effet, même si elle éprouvait de la culpabilité, elle savait qu’elle
retournerait dans les bras de Simon encore et encore, qu’aucune mise en
garde de sa conscience n’effacerait le besoin dévastateur qu’elle avait de
Simon.
Au bout de quelques minutes, elle se détourna de la fenêtre, les yeux
secs, et le visage figé par une expression déterminée.
L’heure n’était pas aux réflexions saugrenues.
Consciente d’une peur insidieuse qui se développait peu à peu en elle,
elle fit de son mieux pour l’ignorer.
Elle ne devait pas penser aux dangers qu’encourrait Simon si une
bataille se déclarait.
Elle devait au contraire garder la tête froide si elle entendait quitter
Édimbourg et faire route vers le nord.
Plus tard dans la journée, quand Simon revint à la chambre, espérant y
trouver Henrietta en train de l’attendre, elle avait pris la route depuis
plusieurs heures.
Au début, il fut surpris de voir qu’elle n’était pas là, puis la surprise fit
place à la colère.
Son visage blêmit, et un muscle joua dans sa mâchoire serrée.
Quelque chose explosa en lui, en une myriade d’émotions échappant à
tout contrôle rationnel.
Un million de pensées et de sentiments se mirent à tournoyer follement,
au point qu’il fut à peine en mesure de réfléchir à cette énorme débâcle.
Il avait fait l’amour à quantité de femmes, mais jamais il n’avait ressenti
pour aucune d’entre elles ce qu’il ressentait pour Henrietta.
Que trouvait-il à ce point attirant chez elle ?
Son innocence ? Sa sincérité ? Son sourire, qui lui faisait battre le cœur
plus vite, comme un jeune homme inexpérimenté en proie aux premières
affres de l’amour.
Il se rembrunit.
Non, pas l’amour.
L’amour lui était toujours passé à côté, et il avait fini par en déduire que
ce n’était pas pour lui.
Et cependant, Henrietta l’affectait profondément. Il se souvenait, quand
il l’avait embrassée pour la première fois, s’être demandé s’il pourrait
revenir à Barradine sans se rappeler les moments qu’ils y avaient passés
ensemble.
À cet instant, il pouvait toujours entendre son rire cristallin, voir son
regard vif et brillant, son sourire attendrissant.
Fermant les yeux pour effacer son image, il se rendit compte qu’il
sentait toujours son odeur dans l’air.
Il essaya de se convaincre que ce qu’il ressentait était l’amertume d’un
désir frustré, mais il ne pouvait nier que, chaque fois qu’il pensait à elle,
c’était l’amour qui lui venait à l’esprit.
Si les circonstances avaient été différentes, si Henrietta était simplement
allée se promener au parc pour le plaisir, il ne se serait pas inquiété. Mais
les temps étaient troublés, et des gens peu recommandables arpentaient les
rues.
L’envie de partir à sa recherche le taraudait, mais il ne pouvait déroger à
son devoir à la veille d’une bataille.
Il passa donc les jours suivants à tenter de modérer sa colère. Il
maudissait Henrietta, et pourtant elle lui manquait.
Mais ce qui était fait était fait.
C’était mieux ainsi.
Et puis, elle serait bientôt chez son oncle, là où était sa place.

Henrietta quitta Édimbourg, et se dirigea vers Queensferry, distante


d’une quinzaine de kilomètres.
Admirant au passage les envolées d’oiseaux marins installés en colonie
sur la rive du fleuve Firth of Forth, elle franchit le pont et, afin de
rencontrer moins de monde, poursuivit son périple en empruntant les petites
voies secondaires plutôt que les grandes routes.
Comme elle avait eu la présence d’esprit d’acheter du pain et du
fromage avant de partir, elle n’eut donc pas à s’arrêter dans un village pour
faire quelques emplettes, et se contenta d’un repas sur le pouce. Cette pause
fut également la bienvenue pour sa monture qui cheminait vaillamment,
mais commençait à montrer quelques signes de fatigue.
Peu avant la tombée de la nuit, elle se mit en quête d’une auberge. À
dire vrai, elle redoutait un peu de s’aventurer dans un endroit peu
recommandable. Elle eut cependant la chance de trouver un établissement
de bonne tenue, où on lui servit un repas simple mais copieux. La chambre,
propre, spacieuse et confortable, fut aussi une bonne surprise.
On était en septembre, et le temps était encore clément, mais elle
s’enveloppa dans sa cape et garda son chapeau baissé.
À son grand soulagement, les Highlanders qu’elle croisa lui prêtèrent
peu d’attention. Leur seule préoccupation était de rejoindre le prince
Charles, mais elle fit toutefois de son mieux pour les éviter ou s’en cacher.
La dernière partie du voyage fut la plus éprouvante.
La tête baissée pour lutter contre le vent, couverte de boue et ankylosée
de fatigue, elle chevaucha à travers les étendues désertiques, suivant les
chemins empruntés par des générations de moutons et de bergers lors de
leurs migrations. Elle but aux rivières des eaux claires, fraîches et pures.
Parfois, quand elle était seule avec les lapins et les biches qui habitaient la
lande et les bois, les circonstances et les injustices qui l’avaient obligée à
quitter Londres revenaient la hanter douloureusement. Elle criait alors sa
rancœur au ciel.
Les derniers miles prirent des allures de calvaire tant elle était fatiguée.
Fermant les yeux, elle laissa son cheval la mener.
Contre le rideau noir de ses paupières, une image de Simon apparut. Il
était comme elle l’avait vu dans le jardin la nuit précédant leur départ de
Barradine. En imagination, elle sentit la chaleur de son souffle et se plut à
croire qu’il n’était qu’à quelques pas d’elle et l’attendait.
En se remémorant les moments qu’ils avaient passés ensemble à
Édimbourg, le plaisir inouï qu’elle avait ressenti dans ses bras, la tendresse
de leurs baisers après que leur premier désir fut apaisé, la tentation fut
grande de se laisser entraîner dans une rêverie où un avenir entre Simon et
elle serait possible.
Mais elle savait que chaque heure qui passait l’éloignait de l’homme
qu’elle aimait au-delà de toute mesure.
Le reverrait-elle un jour ?
La possibilité que ce ne soit pas le cas lui déchirait le cœur. Ils ne
seraient peut-être plus jamais intimes, et elle en était profondément
malheureuse, connaissant la valeur de ce qu’elle avait gagné, et de ce
qu’elle avait perdu.
Pour la première fois de sa vie, elle était tombée amoureuse d’un
homme. Et elle ne pouvait pas vivre avec cet homme.
Une immense tristesse s’abattit sur elle, pesant sur ses épaules comme
une lourde couverture.
Peut-être aurait-il mieux valu qu’elle ne rencontre jamais Simon
Tremain. Alors, elle serait venue tout droit en Écosse, et serait déjà auprès
de son oncle.
Mais, tandis que son esprit continuait à vagabonder, elle se demanda ce
que Simon faisait à cet instant précis.
Pensait-il à elle comme elle pensait à lui ?
Soudain, une idée cruelle vint s’immiscer dans sa douce rêverie, la
ramenant brutalement à une réalité où le danger rôdait en permanence
autour d’elle.
Et Jeremy ? Pensait-il également à elle ? Elle n’avait guère de doute à
ce sujet, et cela n’était pas pour la rassurer.
Ouvrant les yeux, elle incita sa monture à presser le pas.
Le vent redoublait de violence, et le ciel s’assombrissait, contribuant à
créer une atmosphère inquiétante.
Les dernières minutes lui parurent interminables, et ce fut avec un
immense soulagement qu’elle vit apparaître la silhouette trapue et ramassée
d’un cottage construit sur un sol rocailleux. Il s’en dégageait une
impression de désolation presque fantomatique qui ne fit qu’ajouter à sa
nervosité.
Elle n’avait pas réfléchi à ce qu’elle trouverait une fois arrivée sur
place, obnubilée qu’elle était par les conditions intolérables créées par
Jeremy. Et cependant, à cet instant, les terribles circonstances qui l’avaient
contrainte à quitter son foyer et à se lancer dans un périlleux voyage lui
semblaient étrangement détachées de l’instant présent.
Ce qui lui importait pour le moment, c’était de savoir comment son
oncle allait réagir. Serait-il heureux ou fâché de la voir ?
Un joli poney Highland avait passé la tête au-dessus de la porte en deux
parties de l’écurie adjacente, et les accueillit, elle et sa monture, par un
doux hennissement. Henrietta avait une tendresse toute particulière pour cet
équidé très rustique, au caractère placide, que les fermiers écossais,
l’appréciant pour son agilité et sa force, employaient comme animal de bât,
et notamment pour transporter la tourbe.
N’obtenant pas de réponse à son coup frappé à la porte, Henrietta la
poussa et entra.
C’était beaucoup plus grand que ce à quoi elle s’attendait et bien
meublé. Partout où se posait son regard, il y avait des livres soigneusement
rangés dans des bibliothèques.
Elle se demandait où pouvait bien être son oncle quand une voix s’éleva
dans son dos.
— Que voulez-vous, mon garçon ?
Elle pivota sur les talons, ôta son chapeau, et lui adressa un petit sourire
embarrassé.
— Ma chère Henrietta… Car c’est bien toi, n’est-ce pas ? Quel
bonheur ! Mais je n’en crois pas mes yeux. Que fais-tu en Écosse ? J’espère
que tout va bien. Mais, en te voyant seule et si loin de la maison, j’imagine
que ce n’est pas le cas.
Henrietta s’était imaginé retrouver son oncle tel qu’il était onze ans plus
tôt, mais son visage s’était profondément ridé sous le poids des ans et du
rude climat des Highlands. Son regard, en revanche, était toujours vif et
intelligent, et l’âge n’y avait pas laissé de marque.
Tout sourires, les bras tendus, il s’avança pour la serrer contre lui, et
l’embrassa sur les deux joues, à la française, car il avait passé plusieurs
années à étudier en France.
— Je ne rêve pas. C’est vraiment toi. Seigneur, ma petite fille, comme
tu es devenue jolie. Quand je pense que cela fait onze ans que je ne t’ai pas
vue. C’est beaucoup trop long. Beaucoup trop long pour être éloigné de sa
famille.
— C’est vous qui avez choisi de vous isoler, lui rappela Henrietta.
— Ah… Eh bien, cette histoire avec ton père…
Il secoua la tête avec tristesse.
— Je n’ai jamais compris pourquoi il s’était acoquiné avec ces fichus
Jacobites.
Henrietta s’étonna.
— Vous avez toujours été un militant catholique, mon oncle. Auriez-
vous renié votre foi ?
— Parlons d’autre chose, mon enfant. Tu n’imagines pas à quel point je
pensais à toi à Londres et te souhaitais tout le bonheur possible.
Il lui prit les mains et les serra fort, visiblement très ému.
— Tes lettres étaient un enchantement, bien sûr, mais je suis tellement
heureux de ta visite. Je commençais à croire que je ne te reverrais jamais.
Tu es la seule famille qu’il me reste maintenant.
Ces mots attendrirent Henrietta aux larmes.
— Eh bien, je suis là désormais, murmura-t-elle.
Elle regrettait infiniment de ne pas l’avoir mieux connu avant qu’il
disparaisse de sa vie. Mais elle avait l’espoir que cela change maintenant.
— Vivez-vous seul ?
Il eut un sourire.
— J’aime la solitude. Je m’assois souvent dans le noir, et je médite.
Cela doit te sembler étrange, mais c’est ainsi.
— Vous n’avez pas d’amis ?
— Si, bien sûr. La plupart sont à Inverness et je leur rends visite quand
j’en ressens l’envie. Mais je suis seul la plus grande partie de l’année.
— Pourquoi ne vous êtes-vous jamais marié, oncle Matthew ?
— Je n’en ai jamais eu le souhait. J’étais trop occupé à voyager, et…
— À lire vos livres de philosophie et d’histoire, termina Henrietta à sa
place.
— C’est exact. Il se trouve aussi que je n’ai jamais eu beaucoup de
succès avec les femmes. Je pense que celles avec qui j’ai eu des contacts
ont dû me prendre pour un vieux croûton sans intérêt.
— Cela m’étonnerait beaucoup. Ma mère disait toujours que votre
compagnie était très plaisante.
Il balaya cette remarque d’un geste de la main.
— Allons donc… Au lieu de dire des sottises, raconte-moi un peu ce
que tu fais ici, et dans cet accoutrement.
— Je vous assure, insista Henrietta. Plus j’y songe, plus je trouve qu’il y
a quelque chose en vous qui me fait penser à mon père. Il était si
charmant…
Elle pinça dédaigneusement les lèvres.
— Quand il n’était pas occupé à fomenter des rébellions avec sa bande
de Jacobites, s’entend.
— Et nous savons où cela l’a mené.
La tristesse assombrit son visage, et Henrietta devina qu’il songeait à
son frère défunt. Elle changea alors de sujet.
— J’ai des choses importantes à vous dire, oncle Matthew.
— Bien, bien…
Il lui fit signe de s’approcher du feu.
— Quel genre d’hôte suis-je ? Tu m’as l’air à bout de forces. Assieds-
toi. Je vais te préparer du thé. J’ai même des petits gâteaux.
Il rit devant l’air surpris d’Henrietta.
— Je n’ai pas grand mérite, car je paie une femme du village, Moira,
pour venir cuisiner et faire le ménage une fois par semaine. Son fils l’amène
en carriole et me dépose les provisions dont j’ai besoin.
— Je suis ravie de l’apprendre. Le cottage est tellement isolé que je
n’aimerais pas vous savoir seul ici jour après jour.
Tandis qu’ils partageaient du thé et des muffins, Henrietta raconta à son
oncle tout ce qui lui était arrivé.
— Mais c’est l’œuvre du diable ! déclara Matthew, horrifié. Cet homme
est un gredin de la pire espèce. Et un meurtrier, si ce que tu viens de
m’apprendre sur la mort de tes tuteurs est véridique.
— Ça l’est, oncle Matthew. Vous ne pouvez pas imaginer de quoi
Jeremy est capable pour obtenir ce qu’il veut.
Henrietta remit à son oncle la copie du testament qu’elle avait réussi à
subtiliser, et il lut attentivement le document.
— Je ne m’attendais pas à cet héritage, dit-elle, quand il eut terminé sa
lecture. Je n’en voulais pas.
— En tout cas, tu as bien fait de venir ici, et je vais tout faire pour te
protéger. Mais il faudra bien que tu retournes à Londres un jour…
Le vieil homme s’accorda quelques secondes de réflexion, avant de
poursuivre :
— Je t’accompagnerai. Mais je pense que nous devrions attendre que
l’agitation liée à l’arrivée en Écosse de Charles Stuart se calme.
— Je dois avouer que j’en ai assez des voyages.
— Dans ce cas, je suggère que nous attendions jusqu’au printemps.
Mais en attendant, je vais écrire à Me Goodwin et lui expliquer la situation.
— Merci, oncle Matthew. Je sais que j’aurais dû lui parler moi-même,
mais j’avais peur de Jeremy. Quand j’ai quitté Londres, j’étais désespérée.
Je ne savais pas vers qui me tourner. Il n’y avait personne, à part vous, et
vous étiez à des centaines de miles.
— Mais tu es venue. Et tu as chevauché seule depuis Londres ?
— Non, je… J’ai rencontré quelqu’un qui devait également se rendre en
Écosse. Sa maison se trouve à la frontière, au sud d’Édimbourg.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Lord Simon Tremain of Barradine, répondit-elle, en baissant les
yeux de peur que son oncle n’y lise ce qu’il y avait dans son cœur.
— Est-il honorable ?
— Oui, il l’est, sans conteste.
— Puis-je te demander où il se trouve maintenant ?
Henrietta marqua un temps d’hésitation.
— Lorsque nous nous sommes séparés, il devait rejoindre le prince
Charles à Prestonpans, dans la région de l’East Lothian. Je n’ai eu aucune
information depuis que j’ai quitté Édimbourg, mais je crois qu’une bataille
devait avoir lieu.
Matthew hocha la tête.
— La bataille de Gladsmuir, qui s’est déroulée le 21 septembre. J’en ai
entendu parler hier, quand j’étais à Inverness. L’armée gouvernementale,
fidèle au roi George et menée par Sir John Cope, a été battue. Composée à
la fois de troupes d’infanterie et de cavalerie, elle se croyait pourtant
invincible. Mais les troupes rebelles, composées de près de mille cinq cents
Highlanders, ont mené la charge sans faiblir, et n’ont finalement
comptabilisé que très peu de pertes.
Le soulagement d’Henrietta fut si intense que les larmes lui montèrent
aux yeux.
Matthew la dévisagea avec curiosité.
— Que représente-t-il pour toi, ce lord dont tu sembles faire grand cas ?
Y a-t-il quelque chose de spécial entre vous ?
Elle secoua vigoureusement la tête.
— Oh non, mon oncle. Lord Tremain est un Jacobite. Comprenez-
vous ?
Matthew l’observa encore un moment, puis il hocha la tête.
— Oui, ma chère, je comprends. Je comprends parfaitement bien.

Les jours suivants, Henrietta vit peu son oncle. Quand il n’était pas
plongé dans ses livres, il sortait se promener à cheval, ou allait à la chasse
avec ses voisins, dont les plus proches résidaient à deux miles du cottage.
Des nouvelles leur parvinrent, selon lesquelles Charles Stuart et ses
fervents soutiens highlanders, grisés par leur succès à Prestonpans, se
préparaient à marcher sur l’Angleterre, et même à se rendre à Londres pour
réclamer les terres de son père.
Certains chefs de clans écossais n’étaient pas aussi enthousiastes et
essayaient de l’en dissuader. Car si les hommes affluaient du nord pour le
soutenir, il n’y avait guère de soutien au sud.
Mais le prince traitait par le mépris les réticences des lords jacobites et
des chefs de clans, et faisait la sourde oreille.

Simon n’avait aucunement l’intention d’accompagner le prince Charles


dans le Sud. Charles en fut fort mécontent mais il accepta finalement sa
décision, en échange de sa promesse de rallier de nouveaux soutiens parmi
les Highlanders. Ce fut ainsi que Simon partit vers le nord, en direction
d’Inverness.
En dépit de tous ses efforts, il n’était pas parvenu à oublier Henrietta. La
pensée qu’il ait pu lui arriver quelque chose, et qu’elle n’ait jamais réussi à
rejoindre son oncle le torturait.
Était-elle en sécurité ? Il avait absolument besoin de le savoir.
Il voulait tant l’embrasser à nouveau, la tenir dans ses bras, regarder son
beau visage…
Que se serait-il passé s’il avait rencontré Henrietta Brody quelques
années auparavant ?
Serait-il tombé amoureux d’elle ? Sans doute pas, car il était bien
différent aujourd’hui du jeune homme qu’il avait été. Il s’était endurci
physiquement et mentalement après des années passées à se battre aux côtés
du prince Charles.
Et pourtant, s’il avait alors découvert son frais minois, ses splendides
yeux verts, sa luxuriante chevelure cuivrée…
Il secoua la tête, s’exhortant à un peu de bon sens. Il ne servait à rien de
conjecturer au sujet du passé. Ce qui était fait était fait, et on ne pouvait rien
y changer.
Mais peut-être avait-il la possibilité d’influer sur le futur ?
Cette femme, qu’il avait envie d’épouser, s’était insinuée au plus
profond de son âme. Elle l’avait marqué au fer rouge, faisant de lui son
esclave pour toujours.
Jamais il ne se libérerait d’elle. Il l’aimait avec une force inédite, et
savait que, si cet amour n’avait pas de réciproque, il serait condamné à
vivre l’enfer.

— Quelque chose ne va pas, déclara un jour Matthew, d’un ton qui ne


souffrait pas de contradiction. Tu es pâle comme une pâquerette et tu te
morfonds à longueur de journée. Une jeune personne comme toi devrait
passer du temps avec des amis.
— Vous savez bien que je n’en ai pas, mon oncle. Le cottage est si
isolé… Qui voulez-vous que je rencontre ici ?
— Peut-être une visite à Inverness te mettrait-elle un peu de baume au
cœur ? Je dois m’y rendre pour consulter mon avocat, et tu pourrais
m’accompagner.
— Cela me plairait beaucoup, approuva Henrietta, enthousiaste à l’idée
d’un changement de décor.
Matthew observa avec un dégoût non dissimulé les vêtements masculins
de sa nièce.
— Apprécierais-tu de faire quelques emplettes ? proposa-t-il.
— Eh bien…
— J’avoue que je préférerais te voir dans une tenue plus féminine. Les
femmes aiment toujours acheter des fanfreluches, et il m’a été donné
d’entendre qu’il y avait d’excellentes couturières en ville.
Sa proposition fit naître un sourire sur les lèvres d’Henrietta.
Son oncle, perdu comme il l’était dans ses livres, était fort peu au fait
des humeurs féminines et s’imaginait qu’il suffirait d’une nouvelle robe
pour lui redonner de l’entrain. Elle n’avait pas la tête à s’intéresser à la
mode, mais c’était si gentil de la part du cher vieil homme de proposer de
l’accompagner et de lui offrir une tenue sur ses propres deniers, qu’elle
n’eut pas le cœur de le décevoir en refusant.
— J’adorerais aller à Inverness avec vous, oncle Matthew, et je suppose
que vous en profiterez pour visiter quelques échoppes de livres quand nous
serons là-bas.
L’étincelle qui s’alluma dans le regard de l’excentrique universitaire lui
apprit qu’elle avait vu juste.

Henrietta apprécia le trajet jusqu’à Inverness dans la petite carriole


d’oncle Matthew, tirée par son poney highland, aux crins abondants qui lui
donnaient une allure échevelée.
La campagne était encore verte, avec çà et là quelques taches rousses
annonçant l’automne. Un soleil voilé tentait de percer derrière l’écran
opaque des nuages, et l’air humide portait la menace de la pluie.
Le paysage était une splendeur. Bordée de falaises escarpées où
nichaient des oiseaux marins, la lande, jonchée de bruyères et de fougères et
parsemée de rochers, s’ouvrait sur des vallées profondes ponctuées de lacs,
où le sol marécageux se couvrait de tourbières.
Située sur les rives de la rivière Ness, moins turbulente que la mer du
Nord où elle prenait sa source, et d’où remontaient des vents glacés,
Inverness ne ressemblait à aucune autre ville.
Finalement, le soleil s’était levé, et ce fut sous un ciel clair et une
température clémente qu’ils firent leurs emplettes.
Henrietta porta son choix sur des vêtements simples et pratiques
— robes en laine cardée dans des tons de feuilles mortes ou de bleus, capes
de lourd velours vert bouteille ou gris, châles épais, unis ou à motifs —
parfaitement adaptés à son séjour en Écosse.
Matthew, quant à lui, visita sa boutique de livres préférée, et présenta
avec fierté sa nièce au propriétaire.
Puis il invita cette dernière à déjeuner dans une taverne où il avait ses
habitudes. Il y flottait des odeurs mêlées de rôti, de laine mouillée, de
whisky et de bière, et l’ambiance y était chaleureuse et bon enfant.
Le repas à peine terminé, ils reprirent la route. La lumière déclinait vite
à cette époque de l’année, et Matthew ne tenait pas à voyager de nuit.

Le lendemain après-midi, tandis que le temps se maintenait au beau,


Henrietta laissa son oncle plongé dans ses livres et alla se promener sur la
lande. Pour l’occasion, elle avait revêtu une robe de laine d’un bleu
turquoise soutenu, et avait discipliné ses courtes boucles sous une coiffe de
dentelle.
La soudaine apparition au loin d’un cavalier la sortit de ses pensées
mélancoliques.
Elle s’immobilisa, resserra son châle autour d’elle, et regarda l’homme
s’approcher.
Il sauta à terre à quelques pas d’elle, et son cœur fit un bond dans sa
poitrine.
— Simon !
Comment avait-elle pu croire qu’il ne viendrait pas la retrouver ?
Folle de joie, elle adressa une prière muette de remerciement au ciel.
En un instant, elle avait fait son choix entre la peur et le bonheur.
Plus rien n’existait que la joie de ces retrouvailles. Son être tout entier
irradiait de ravissement.
Et cependant, alors qu’elle prenait conscience de l’étendue de son
amour pour Simon, elle comprit qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne devait
pas, être à nouveau sienne tant que le conflit sanguinaire qui déchirait
l’Écosse n’était pas réglé, et que Simon n’était pas libéré de ses
engagements à la cause jacobite.
Chapitre 7

Il suffit à Henrietta de poser les yeux sur le visage de Simon pour


comprendre qu’il était en colère contre elle. Ses yeux avaient la froideur
d’un lac gelé en hiver, et sa mâchoire était contractée à l’extrême.
Immédiatement, elle fut sur la défensive.
— Quelle surprise ! dit-elle, d’un ton pincé. Je pensais que vous seriez
occupé à aider le prince Charles dans sa rébellion.
Complètement seuls sur la lande, ils se tenaient face à face, et se
contemplaient avec ébahissement.
Henrietta était offusquée par la mimique butée et ombrageuse de Simon.
Que lui reprochait-il ? Elle savait, car il le lui avait dit, qu’il la considérait
comme une douce et gracieuse créature. Était-ce parce qu’il découvrait de
la résistance derrière une fragilité trompeuse qu’il réagissait ainsi ?
— Allons-nous continuer à nous dévisager ainsi, Henrietta ? demanda
Simon.
L’agacement de Simon était flagrant.
— Dites-moi simplement une chose. Était-ce trop difficile pour vous
d’attendre la fin de la bataille de Prestonpans pour quitter Édimbourg ? Ou
bien étiez-vous impatiente à ce point de me quitter que cela ne pouvait
attendre une heure de plus ?

Simon était extrêmement contrarié, mais il ne parvenait pas à en


déterminer l’exacte raison.
Après tout, Henrietta ne s’était pas cachée de vouloir retrouver son
oncle. Et cependant, le fait qu’elle ait mis ses projets à exécution lui avait
fait l’effet d’un coup de couteau en plein cœur.
En dépit de ses doutes passés à propos d’un engagement avec elle, il
était réticent à la laisser partir et à voir leur histoire se terminer sans avoir
accompli tous les efforts nécessaires pour la garder.
— Était-ce vraiment votre but de réveiller toutes les émotions
contradictoires que je suis capable de ressentir ? demanda-t-il, non sans une
certaine brusquerie.
Déconcertée par la colère de Simon, Henrietta le dévisageait sans rien
dire.
— Vous avez quitté Édimbourg sans avertir personne, insista-t-il. Vous
ne m’avez même pas fait vos adieux. D’ailleurs, vous n’avez pas non plus
manifesté votre intention de partir.
Le ton de Simon se fit accusateur.
— Vous m’aviez dit que vous attendriez mon retour.
— La principale raison que j’avais de quitter Édimbourg, était mon
souci de rejoindre mon oncle.
Elle marqua une brève hésitation avant de poursuivre.
— Mon autre raison était que mes sentiments pour vous sont d’un genre
qu’une femme ne devrait pas éprouver pour un homme qui a bafoué les lois
de son pays. Imaginez un peu que vous ayez trouvé la mort dans cette
bataille, Simon. Le moment me semblait approprié pour partir.
— Approprié ? répéta-t-il avec un ricanement. Imaginez-vous que j’ai
quitté le prince pour venir vous retrouver.
— Et pourquoi cela ?
— Il le fallait. Bon sang, petite sotte, vous auriez pu porter mon enfant.
N’y avez-vous donc pas pensé ?
— Ce n’est pas le cas. Vous pouvez donc retourner auprès du prince.
J’ai entendu dire qu’il marchait vers l’Angleterre. Je suis surprise que vous
ne l’ayez pas accompagné. Que faites-vous ici ? Que voulez-vous ? Si vous
espérez me convertir à votre cause, je vous préviens que c’est peine perdue.
— Je suis venu parce que je voulais vous voir. Le conflit se poursuit, et
il n’y aura pas de retrait tant que le prince n’aura pas gagné.
— Le prince ! Toujours le prince ! s’exclama-t-elle d’un ton colérique.
Vous êtes un traître à la Couronne d’Angleterre. Vous et les hommes
comme mon père parlez de la cause avec la même passion que s’il s’agissait
de votre maîtresse. Avez-vous oublié que j’ai considérablement moins de
raison d’aimer la cause ? Vous chérissez peut-être la nostalgie d’une Écosse
dirigée par les Jacobites. Mes propres souvenirs sont beaucoup moins
reluisants, je vous l’assure.
— Vous avez tort de croire que je souhaite cela. Oui, je suis un Jacobite,
et j’admets qu’au début je rêvais de voir l’Écosse dirigée par James Stuart.
Mais je considère que c’est de la folie de s’être aventuré dans cette
campagne sans le soutien du roi Louis. Mais j’ai cependant engagé mes
ressources dans cette cause, et je ne peux plus faire machine arrière.
Avec un soupir, il lui prit la main et chercha son regard. Ses yeux bleus
étaient noyés par de sombres pensées, tandis que ses doigts lui massaient
délicatement la paume.
— Henrietta, ô Henrietta ! Oubliez tout ce qui n’est pas nous. Une part
de moi ne rêve que de vous ramener à Barradine en tant qu’épouse,
d’administrer mon domaine et de vous retrouver chaque soir. Mais si je
faisais cela, j’aurais la sensation de m’être parjuré, et je serais hanté par les
voix des gens que j’ai trahis.

Henrietta chercha ses mots.


Comme souvent auparavant, l’énormité de ce qui se passait en Écosse la
glaçait et la laissait sans voix.
De quel droit lui demanderait-elle d’abandonner la cause pour laquelle
il se battait depuis si longtemps ?
Mais, quels que soient les efforts de Simon pour lui en expliquer les
tenants et les aboutissants, elle ne voulait pas y être mêlée.
— Je suis désolée si je vous ai mis en colère, et je ne m’attendais certes
pas à ce que vous veniez ici.
D’une petite voix contrite, elle ajouta :
— Je ne pensais vraiment pas que cela avait de l’importance.
— Eh bien, cela en avait. Énormément, figurez-vous. Je ne parvenais
pas à croire que vous étiez bel et bien partie. Et pourtant, j’aurais dû m’y
attendre. Après tout, vous aviez déjà prouvé que vous étiez tout à fait
capable de prendre la fuite.
Alors qu’elle détournait la tête, il chercha obstinément son regard.
— De quoi aviez-vous peur, Henrietta ? Si je ne vous connaissais pas
mieux, je serais enclin à penser que vous étiez mal à l’aise à l’idée de vous
trouver face à moi après ce qui s’était passé entre nous.
Offensée, Henrietta leva fièrement le menton.
— Je ne suis pas une lâche, Simon.
Il exprima son désaccord par un ricanement.
— Je ne dirais pas la même chose.
— Je ne voyais aucune utilité à reporter notre séparation, expliqua
Henrietta, d’un ton buté.
— À l’évidence ! répliqua-t-il d’un ton sec. Mais, grâce au ciel, vous
avez rejoint votre oncle sans encombre.
— Vous saviez où j’allais, dit Henrietta, d’un ton radouci.
D’une certaine façon, elle se sentait un peu ragaillardie de voir que le
visage de Simon s’était détendu.
— Je vais retourner à Londres, annonça-t-elle. Et oncle Matthew va
m’accompagner.
— Et lorsque Jeremy Lucas sera condamné pour meurtre, et que vous
serez rentrée en possession de votre maison, vous serez bientôt assaillie de
demandes en mariage. Combien de temps cela prendra-t-il avant que vous
ne vous trouviez un mari ?
Elle rit, et il la dévisagea avec sévérité.
— Il n’y a guère matière à rire, Henrietta.
— On dirait que vous êtes jaloux, Simon !
Il ne répondit pas, et elle sut qu’elle avait vu juste.
— Vous n’avez aucune raison de l’être, dit-elle d’une voix douce. Je
suis liée à vous.
— Et cependant, vous épouserez quelqu’un d’autre.
Elle s’enflamma.
— Et croyez-vous que je devrais vous épouser ? Vous savez pourtant
aussi bien que moi que vous n’avez pas d’avenir.
Une flamme de défi vibrait dans son regard.
— Qu’avez-vous à m’offrir, à part une vie de fugitive ? Je ne
comprends pas ce que vous attendez de moi.
Pour toute réponse, Simon la prit dans ses bras et la serra contre lui.
Envoyant voler son chapeau, il commença à couvrir son visage de
baisers.
— Voilà ce que j’attends de vous, murmura-t-il, la bouche contre ses
lèvres, tandis qu’il l’entraînait doucement vers le sol couvert de bruyères.
Sa main avait glissé dans le corsage d’Henrietta, lui caressant un sein,
non sans une certaine rudesse.
Henrietta eut un petit cri de surprise, consciente qu’elle ne devrait pas
l’encourager, mais au contraire le repousser et lui signifier qu’elle ne
voulait plus rien avoir à faire avec lui.
La première fois pouvait être mise sur le compte d’un moment
d’égarement. Mais recommencer serait une erreur.
C’était totalement impensable.
Et cependant, l’idée de connaître à nouveau ces sensations qu’il avait
fait naître en elle à Édimbourg la tentait irrésistiblement. Ne serait-ce pas
absolument merveilleux ?
Tandis que la chaleur qui émanait du corps de Simon commençait à la
rassurer, et que la pression de ses lèvres se faisait plus intense, elle oublia
ses bonnes résolutions.
Transportée par la façon dont il la touchait, par son odeur enivrante, elle
se sentait trop faible pour lutter.
Laissant échapper un petit gémissement, elle rendit les armes et
commença à lui retourner ses baisers, les bras fiévreusement noués autour
de lui.
Les mains de Simon couraient sur son corps, caressaient sa poitrine, ses
cuisses, son ventre. Il la trouva bientôt conquise et se perdit dans sa chaleur,
l’entraîna dans une danse sauvage en lui imposant un rythme rapide et
puissant.
Plus tard, alors que déclinaient les derniers frissons de volupté qui les
traversaient encore, elle reposa sa tête sur l’épaule de Simon tandis qu’il la
berçait doucement dans ses bras.
Pendant quelques minutes on n’entendit plus que les cris occasionnels
des oiseaux qui volaient haut dans le ciel, puis Simon reprit la parole.
— Henrietta… , dit-il, en lui caressant la joue du bout des doigts.
Elle le regarda fixement, et soudain la peur l’emporta sur la passion.
Se relevant d’un bond, elle mit de l’ordre dans sa tenue. Elle tremblait
et se demandait si elle avait froid, ou si c’était la nervosité.
Il avait été doux avec elle, tendre, attentionné, et il y avait de l’amour
dans ses yeux bleus. L’amour était même aussi présent dans sa voix
profonde et envoûtante.
Leur étreinte lui avait procuré du plaisir, il est vrai, mais aussi de la
culpabilité. Elle était une femme non mariée et si, comme elle le redoutait,
la tentative de Charles Stuart pour chasser le roi George du trône échouait,
Simon deviendrait un fugitif.
Leur amour n’avait pas d’avenir.
Elle ne pouvait pas l’épouser.
Et s’ils continuaient à entretenir cette relation, ils finiraient tous les
deux pendus.
Elle serra fort les paupières dans l’espoir d’effacer les images atroces
que cette pensée avait fait naître. Mourir dans de telles conditions n’était
pas exactement l’idée que l’on se faisait du bonheur éternel apporté par le
mariage.
— Je vous en prie, ne dites pas un mot de plus. Je dois retourner à la
maison. Venez, je vais vous présenter à oncle Matthew. Il sait que vous
m’avez apporté votre protection durant mon voyage jusqu’en Écosse, et je
suis persuadée qu’il voudrait vous remercier.

— Oncle Matthew ?
Henrietta entra d’un pas décidé dans le cottage, suivie par Simon. Sans
grande surprise, elle trouva son oncle dans son bureau.
— Voici Lord Simon Tremain, le gentleman dont je vous ai parlé.
Nous… Nous venons juste de nous rencontrer sur la lande.
Matthew posa le livre qu’il était en train de lire et se leva, avec une
lenteur qui ajoutait encore à sa dignité. Puis il reporta son attention sur
l’étranger à la haute stature qui accompagnait sa nièce.
L’implacable autorité dans la contenance de l’homme l’impressionna.
Quand Henrietta lui avait expliqué qu’elle avait voyagé seule avec cet
homme, il s’était gardé de faire un commentaire, de peur de trahir son
inquiétude.
Le sujet le préoccupait grandement, car il se demandait ce que Lord
Tremain avait en tête. Il aurait aimé avoir plus d’informations à son sujet,
mais Henrietta n’avait pas voulu lui en parler. Elle s’était bornée à lui dire
qu’il était un Jacobite et soutenait la demande de restitution de son trône du
roi James.
— Je suis ravi de faire votre connaissance, Lord Tremain. Et je dois
vous remercier d’avoir veillé sur ma nièce.

Simon remarqua la gêne de Matthew Brody. Il était important pour lui


que cet homme sache qu’il n’était nullement malintentionné à l’égard
d’Henrietta.
— Je suis ravi d’avoir pu être utile, monsieur. Bien que votre nièce
m’ait mystifié quelque temps. Ce n’est qu’une fois chez moi que sa
mascarade a été éventée, et que j’ai réalisé qu’elle n’était pas un jeune
garçon, mais une jeune demoiselle.
— Et une demoiselle tout à fait ravissante, qui plus est, ajouta Matthew.
Enveloppant sa nièce d’un regard affectueux, il ajouta :
— Peut-on savoir ce qui vous amène ici, Lord Tremain ? Nous avons eu
peu d’informations sur la bataille de Prestonpans. Nous avons simplement
su que cela avait été une défaite pour l’armée du roi George, et que les aides
financières et armées affluent du nord en soutien au prince Charles.
Simon hocha la tête.
— C’est exact, mais l’argent manque. Nous n’avons jamais vu la
couleur de l’or promis par la France et l’Espagne. Les Lowlands persistent à
ne pas vouloir envoyer d’hommes pour le soutenir.
— Et, en dépit de cela, il continue à porter l’étendard de son père vers le
sud.
— J’ai dans l’idée qu’il ne trouvera pas beaucoup de soutien en
Angleterre, et qu’il fera vite demi-tour vers l’Écosse.
— Il est donc peu probable qu’il prenne Londres au débotté ?
— J’en doute.
— Moi aussi. Mais vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous amène
dans la région. Pourquoi n’avez-vous pas accompagné le prince ?
— Escorté par quelques hommes qui m’attendent à Inverness, j’ai fait
route vers le nord pour rallier de nouveaux soutiens dans les Highlands.
— Vous êtes donc un émissaire des Stuarts ?
Simon eut un sourire énigmatique.
— On peut dire ça.
Jetant un coup d’œil à Henrietta, qui était restée à côté de lui depuis
qu’ils étaient entrés dans le cottage, il ajouta :
— Je voulais également prendre des nouvelles de votre nièce. J’avais
besoin de savoir si elle était arrivée à bon port. Ce n’est pas la meilleure
période pour voyager seule quand on est une femme.
— Je suis bien d’accord avec vous. Mais, dites-moi, quel est l’état
d’esprit des hommes qui ont rallié le parti du prince ?
— Beaucoup des chefs écossais ne sont pas enthousiastes à l’idée de
marcher sur l’Angleterre. Ils estiment que le prince devrait se retirer dans
les Highlands durant les mois d’hiver. Le prince oublie que si les
Highlanders sont de fiers guerriers, ce sont aussi des fermiers. C’est
pourquoi nombre d’entre eux ont refusé de se rendre dans le Sud. Quant à
moi, je dois à présent aller retrouver mes hommes.
— Ne voulez-vous pas rester dîner avec nous ? proposa Matthew.
— Merci, mais je dois décliner votre invitation.
— Je comprends. Y a-t-il une Lady Tremain, qui attend votre retour ?
— En dehors de ma mère, qui se trouve à Paris avec mes deux jeunes
frères, il n’y a pas de femme dans ma vie.
Simon avait répondu en gardant les yeux fixés sur Henrietta, dont les
joues soudain empourprées lui apportèrent une certaine satisfaction, et
allumèrent une lueur de compréhension dans le regard de Matthew.

Matthew avait remarqué que sa nièce se tenait obstinément près de Lord


Tremain.
Henrietta était rouge comme une pivoine, et ses yeux avaient un éclat
inaccoutumé, ce qui l’incita tout naturellement à se demander ce qui s’était
passé entre eux quand ils s’étaient retrouvés sur la lande.
En tout cas, ils formaient vraiment un beau couple.
Il escorta son visiteur jusqu’à la porte, tandis qu’Henrietta ôtait son
châle.
— Je vois que ma nièce est devenue une femme parfaitement en mesure
de se prendre en charge, dit-il d’une voix étouffée, prenant garde à ce
qu’Henrietta n’entende pas la conversation.
— Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’en rendre compte, répondit
Simon. Cependant, je m’inquiète pour elle. Vous a-t-elle fait part des
circonstances entourant son départ précipité de Londres ?
Matthew hocha la tête d’un air grave.
— Oui. Elle se trouvait alors sous le coup d’une terrible menace. Je
vous avoue que, moi aussi, je me fais beaucoup de souci. Le danger que ce
vaurien de Jeremy Lucas apparaisse pour exercer sa vengeance est immense
et ne peut être ignoré.
— Je partage votre crainte. Voyez-vous, je suis extrêmement attaché à
Henrietta, monsieur. En fait, elle représente beaucoup pour moi. Soyez sûr
que j’ai les meilleures intentions qui soient à son égard. Je ne voudrais pas
qu’il lui arrive malheur.
— Soyez assuré que je veillerai sur elle comme il se doit.
— Je n’en doute pas, mais je regrette grandement de ne pas pouvoir le
faire moi-même. Je ne me le pardonnerais jamais s’il lui arrivait quelque
chose. J’ai fait de mon mieux mais, malheureusement, il lui est difficile
d’accepter ma loyauté envers le roi James et son fils.
— Cela est bien compréhensible. Vous a-t-elle parlé de son père, et des
tragiques circonstances de sa mort ?
Simon hocha la tête.
— Ce fut une période épouvantable pour Henrietta et sa mère. La
pauvre petite en a été très affectée. Surtout après que sa mère…
Il se tut, ne voulant pas révéler toute l’étendue de la tragédie.
— Henrietta a depuis beaucoup de mal à tolérer les sympathies à l’égard
des Jacobites.
Simon hocha la tête avec gravité.
— C’est bien compréhensible.
Son regard se riva à celui de Matthew.
— Il serait peut-être plus prudent pour vous deux de retourner à
Londres, car personne ne peut dire ce qui se passera quand le prince Charles
reviendra en Écosse.
Lorsque Henrietta vint dire au revoir à Simon, Matthew se retira dans le
salon et observa discrètement le couple, tout en se massant le menton d’un
geste pensif.
Personne ne pouvait vraiment juger le caractère d’un homme sur une
première rencontre, mais il était évident que Lord Tremain avait des
sentiments pour Henrietta et, hormis ses sympathies, le gentleman semblait
tout à fait honorable. Il était rare en tout cas qu’un homme et une femme se
complètent d’une telle façon.
Quant à l’avenir, personne ne pouvait le prédire.

Simon jeta un coup d’œil à Matthew, tandis que ce dernier se tournait et


déposait une bûche dans la cheminée.
Il avait le sentiment que l’homme serait un formidable opposant si
quelqu’un cherchait à s’en prendre à sa nièce. Par ailleurs, il était persuadé
que Matthew serait son allié s’il décidait de faire d’Henrietta sa femme.
Reportant son attention sur Henrietta, il resta un long moment à la
dévisager, ne sachant pas quand ils se reverraient.
Pour finir, Henrietta murmura :
— Êtes-vous sûr de ne pas vouloir vous restaurer avant de partir ?
C’était à la fois une banalité et une question d’importance. La faim
pouvait être une source de distraction et d’affaiblissement.
— Non, merci. Prenez soin de vous, Henrietta. Je ne veux que votre
bonheur. Quand vous ferez route vers Londres, n’hésitez pas à faire étape à
Barradine. Vous y serez toujours la bienvenue.
Elle secoua vigoureusement la tête.
— Je vous remercie, Simon. Mais c’est impossible.

Henrietta esquissa un sourire triste, tandis que, une fois encore, les
souvenirs affluaient pour la tourmenter.
Tant d’obstacles se dressaient entre eux. Mais elle savait que le
principal venait d’elle-même. Ne pouvait-elle mettre de côté son aversion
pour la cause afin de sauver leur amour ?
Une fois de plus lui vint la tentation, si puissante qu’elle en était
presque impossible à ignorer, de baisser les armes, de se jeter dans les bras
de cet homme, et de se laisser emporter sans plus se poser de questions.
Elle avait tellement besoin de lui, de sa force, de la protection qu’il lui
apportait… Et cependant, elle avait tellement souffert que sa fierté la
retenait encore.
Le pire était qu’elle ne pouvait pas réellement blâmer Simon. Si on se
plaçait de son point de vue, ses décisions étaient légitimes.
Mais elle ne pouvait pas non plus renier ses propres principes.
Levant la tête, elle chercha courageusement le regard de son amant.
— À plusieurs reprises, je vous ai expliqué pourquoi cette rébellion me
rebute. Rien n’a changé. La question de votre implication auprès du prince
Charles reste ma première inquiétude. Ce sujet sera toujours une source de
conflit entre nous, et un jour il finira sans doute par nous séparer.
C’était dit simplement, sans animosité, un simple constat des faits.
Cependant, Simon ne le prit pas ainsi.
— Vous êtes injuste, dit-il. Il me semble que vous avez pris votre
décision sous le coup de l’émotion, ce qui peut se comprendre, mais je vous
implore de la reconsidérer.
Une expression de tristesse assombrit le regard d’Henrietta.
— Vous connaissez peut-être mon corps, Simon, mais vous avez
beaucoup à apprendre sur ma personne.
Sa voix était étonnamment calme.
— Je vous connais comme amante et comme femme. Je n’ai pas
l’intention de renoncer, Henrietta. Peu importent les reproches que vous
avez à me faire, je vous veux pour épouse.
Henrietta voulut l’interrompre, mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Je comprends qu’il faut d’abord régler le sujet de mon allégeance au
prince Charles. Mais soyez assurée que c’est votre vie et votre sécurité qui
m’importent en premier lieu, et naturellement aussi votre bonheur. Je
n’aurai de cesse de faire en sorte que nous ayons un avenir commun.
Tandis qu’elle le regardait, les émotions d’Henrietta étaient à leur
comble, et elle ne parvenait pas à trouver un juste équilibre dans ses
pensées.
Ce que souhaitait son cœur allait à l’encontre de ce qu’elle considérait
comme honorable.
— Ne songez pas à faire de moi votre femme, Simon. Je ne le peux pas
et ne le veux pas.
La déception et la tristesse dans le regard de Simon lui brisèrent le cœur.
Il eut un geste vers elle, mais se ravisa et s’inclina légèrement, sans un
mot.
Puis il traversa le hall en quelques enjambées, ouvrit la porte et s’en
alla.
Le cœur brisé, Henrietta le suivit, s’arrêta sur le seuil, et le regarda
enfourcher son cheval.
— Au revoir, Simon. Que Dieu vous accompagne et vous protège.
Un muscle se contracta à la commissure de ses lèvres, et il regarda au
loin.
Le fossé entre eux, un instant comblé lors de leurs retrouvailles, venait
de se creuser à nouveau, et cette fois sans doute de façon irrémédiable.
Elle savait très bien quel but il poursuivait quand il lui avait
sauvagement fait l’amour sur la lande. Il voulait annihiler sa volonté, son
esprit et son âme, et faire naître en elle une faim éternelle de cette extase
dévastatrice qu’il lui avait fait connaître.
Mais elle ne se laisserait pas ensorceler par une quelconque rêverie
romantique. Elle lui avait dit qu’ils ne pouvaient pas être ensemble, et elle
ne reviendrait pas sur cette décision.
Et bientôt, elle retournerait à Londres, où elle renouerait le fil brisé de
sa vie.

Lorsque Henrietta rentra dans le cottage, son oncle remarqua aussitôt la


tristesse dans ses yeux et l’affaissement de ses épaules.
— Lord Tremain devait être extrêmement inquiet à ton sujet, pour faire
tout ce chemin afin de s’assurer par lui-même que tu étais saine et sauve, au
lieu d’aller en Angleterre avec le prince Charles.
— Vous tirez des conclusions trop hâtives, mon oncle. Vous avez
entendu ce qu’il a dit. Il est venu dans le Nord pour rallier de nouveaux
soutiens à la cause.
— Tu peux le penser si tu le souhaites, ma petite fille, mais tu ne
m’ôteras pas de l’idée qu’il tient beaucoup à toi. Et je soupçonne que ses
sentiments sont réciproques, même si tu t’interdis de le reconnaître.
— Je tiens à lui, c’est vrai, dit-elle posément. Et je crois que ce sera
toujours le cas. Je ne peux pas lutter. Voyez-vous, les sentiments, ça ne se
commande pas.
— Eh bien, lorsque tout sera terminé…
— Non, mon oncle.
Une lueur de révolte dans le regard, Henrietta redressa le menton, et
Matthew comprit que sa nièce était prête à riposter, preuve qu’elle s’était
parfaitement ressaisie.
— Nous ne pouvons pas être ensemble. Un point, c’est tout.
— Ah là là, murmura Matthew.
Tout en secouant la tête face à tant d’entêtement, il s’installa dans son
fauteuil près du feu.
— C’est bien malheureux, ajouta-t-il, entre ses dents.
— Je vous en prie, essayez de comprendre, plaida-t-elle. La perte d’une
personne aimée est notre lot commun et, dans des circonstances normales,
nous trouvons la force de supporter cette épreuve.
Tout en parlant, elle s’était avancée vers le second fauteuil, et elle y prit
place.
— Mais je ne peux ni oublier ni pardonner la façon dont mon père est
mort, poursuivit-elle. Et encore moins ce que ma mère a fait suite à cela.
Lorsqu’il a été enterré, j’ai eu l’impression qu’on enterrait une partie de
mon cœur avec lui. Je ne veux pas revivre cela.
Elle soupira.
— Je ne suis pas venue en Écosse pour me faire ravir mon cœur par un
Jacobite. Avec tout ce qui occupe mes pensées en vue d’un prochain retour
à Londres, ce n’est pas le moment de faire des sottises.
— Je suis désolé, ma chère. J’aurais tellement aimé que les choses se
passent autrement.
— Moi aussi, murmura-t-elle. Vous ne pouvez pas imaginer à quel
point.

Simon se réveilla dans la semi-pénombre de la tente, entouré par les


Highlanders qui s’étaient rassemblés pour la bataille à venir.
L’air était froid, et cependant il avait la peau moite et se sentait presque
fiévreux. Il avait rêvé d’Henrietta, de leurs deux corps enlacés dans une
étreinte passionnée.
Cela semblait tellement réel… Et puis, il s’était réveillé subitement,
essoufflé, en proie à un désir brûlant.
Il se leva, quelque peu vacillant, et se servit un verre d’eau. Puis il sortit
et observa un moment le campement.
Tout semblait si vrai, les sons, les caresses, le contact de la peau… Il
avait vraiment cru qu’Henrietta était avec lui.
Il retourna à l’intérieur, contempla son bat-flanc, et fit rouler ses épaules
douloureuses.
Il posa son verre sur une petite table, d’un geste si brusque qu’il se
brisa. Comme sa vie.
À l’instant où Henrietta lui avait dit qu’elle ne l’épouserait jamais, sa
vie n’avait plus eu aucun sens.

Le prince William, duc de Cumberland et fils cadet du roi George II, fut
désigné pour mettre un terme à la rébellion jacobite.
Rappelé des Flandres, alors que le prince Charles, ne recevant qu’un
soutien limité de la part des Jacobites anglais, avait décidé de retourner en
Écosse, le duc de Cumberland se lança aux trousses de son ennemi.
Lorsque les Highlanders prirent Carlisle en décembre, le duc retourna à
Londres où on se préparait à une possible invasion des Français. Son
remplaçant en Écosse, Henry Hawley, fut battu à Falkirk en février.
L’invasion française n’ayant finalement pas eu lieu, le duc de
Cumberland revint en Écosse, et décida d’attendre la fin de l’hiver à
Aberdeen, où il en profita pour faire entraîner ses troupes en vue de l’étape
suivante du conflit. En avril, il fit route vers Inverness.
Matthew et Henrietta ne quittèrent pas le cottage. Le temps froid et
humide avait transformé les voies en marécages, et des groupes d’hommes
arpentaient la lande d’un pas décidé, la tête baissée pour lutter contre le
vent.
L’oncle et la nièce n’avaient donc pas d’autre choix que de reporter leur
voyage à Londres, particulièrement à cette époque de l’année, où la nuit
tombait vite, et durant laquelle les chutes de neige étaient fréquentes.
Ils étaient complètement isolés du monde, comme si le cottage était une
sorte d’île au beau milieu d’une mer inconnue. Ils apprirent cependant que
la bataille de Falkirk avait été un succès pour les Écossais.
Tout le monde ignorait où était actuellement l’armée écossaise. D’après
les rumeurs, elle se trouverait dans le Nord, mais ne serait pas en position
de force. Le temps avait été mauvais, les rations limitées, les désertions de
plus en plus nombreuses et à présent les hommes étaient épuisés et affamés.
Finalement, Matthew et Henrietta apprirent que l’armée écossaise se
déplaçait vers Drummossie Moor, à cinq miles au nord-est d’Inverness. Et
ils attendirent.
Le 16 avril, il y eut du bruit à l’est, et Henrietta songea d’abord que
c’était l’orage. Puis elle comprit qu’il s’agissait de quelque chose de bien
plus sinistre que ça. Les lointains coups de feu évoquaient l’apocalypse.
Elle n’avait pas eu de nouvelles de Simon depuis qu’il avait quitté le
cottage en décembre, mais elle ne s’y attendait pas non plus.
Le cœur lourd elle écouta les échos lointains de la bataille. En songeant
que Simon devait se trouver en première ligne, elle fit une prière pour qu’il
ne lui arrive rien.
L’armée jacobite fut finalement débordée à Culloden, et la ville se rendit
à la force des fusiliers de Cumberland.
La bataille fut rapide et sanglante, et ne dura pas plus d’une heure. Les
clans furent décimés et l’armée jacobite battit lamentablement en retraite.

Simon rampa dans l’obscurité et prit appui contre un rocher, en respirant


à petits coups.
La bataille avait été un calvaire pour lui et ses hommes, et il y avait été
grièvement blessé.
Épuisé, ravagé de douleur, il avait conscience de la gravité de sa
blessure, et savait qu’il ne tarderait pas à mourir s’il ne trouvait pas très vite
de l’aide.
Sous une pluie glacée, s’orientant grâce au clair de lune, il arpenta la
lande telle une bête à l’agonie cherchant à regagner son terrier.
Par miracle, il retrouva son chemin jusqu’au cottage et Henrietta.
Depuis qu’ils s’étaient quittés, il n’avait jamais cessé de penser à elle.
Le souvenir de leur séparation le hantait. Il se torturait constamment en
se demandant si elle allait bien. Il aurait voulu lui dire tant de choses…

Henrietta ne parvenait pas à dormir. Elle tremblait, non parce qu’elle


avait froid ou peur, mais parce qu’un sentiment de malaise l’envahissait.
Enveloppée dans une épaisse couverture matelassée, elle écoutait les
souris courir sur les poutres au-dessus de sa tête, et le vent souffler sur la
lande.
Les contours de la chambre, baignés de lune, étaient aussi nets qu’en
plein jour et néanmoins différents, mystérieux. Une étrange sensation
flottait dans l’air, comme si quelque chose était en préparation.

À l’aube, Henrietta se leva et se posta à la fenêtre. Observant la lande


battue par les vents et la sombre masse des montagnes au loin, elle fut à
nouveau saisie de frissons.
Et puis soudain, quelque chose retint son attention au loin, un
mouvement qui la mit en alerte.
Le cœur battant à tout rompre, elle chercha son souffle, tandis qu’elle
essayait de distinguer la forme mouvante qui zigzaguait entre les rochers,
non loin du cottage.
C’était un homme, réalisa-t-elle.
Ses bras se couvrirent de chair de poule, et elle hésita à réveiller son
oncle, à le prévenir. Finalement, son instinct lui souffla d’attendre encore.
Enveloppé dans une cape couverte de boue, l’homme leva les yeux,
comme s’il se savait observé.
Elle découvrit alors son visage.
— Simon ! s’exclama-t-elle.
Elle resta encore un moment à le regarder, en se demandant pourquoi
son sentiment d’angoisse ne se dissipait pas.
Puis elle attrapa un châle, le jeta sur sa chemise de nuit, glissa les pieds
dans des mules, ouvrit la porte de sa chambre, dévala l’escalier, traversa le
hall, et se précipita dans le jardin.
Simon franchissait les derniers mètres qui le séparaient de la porte
d’entrée, en respirant fort et en vacillant.
— Simon ! l’appela-t-elle.
Il releva la tête. Son visage était blafard, pas rasé, et couvert de
transpiration.
— Henrietta, dit-il d’une voix cassée, à travers des lèvres craquelées de
sécheresse. Je ne vais pas rester longtemps. Je ne veux pas vous mettre en
danger.
— Ne soyez pas ridicule !
Voyant que ses jambes allaient se dérober sous lui, elle se précipita pour
le soutenir et le faire entrer.
— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle en refermant la porte.
— J’ai reçu une balle.
Le guidant vers le canapé, elle l’aidait à s’installer, quand des bruits de
pas dans son dos la firent sursauter.
Elle poussa un énorme soupir de soulagement en voyant que c’était son
oncle.
Médusé, Matthew regarda Henrietta penchée au-dessus d’un homme
blessé, qui avait les yeux clos.
— Que s’est-il passé ? Qui est-ce ?
— C’est Simon. Il est blessé.
— C’est grave ?
— Je ne sais pas. Je crois qu’il a perdu connaissance.
Une intense sensation de froid avait envahi Henrietta, mais elle serra les
dents avec détermination.
Ce n’était pas le moment de se laisser paralyser par la peur. La situation
exigeait de l’action.

Matthew prit le tisonnier, et remua les braises du feu qu’il avait étouffé
avant d’aller se coucher. Quand une flamme naquit, il souleva le chandelier
sur le manteau de la cheminée, et alluma les bougies.
— Je vais regarder, dit-il, en se penchant sur le blessé. Je ne peux pas te
laisser accomplir une telle tâche. Tu n’as aucune expérience médicale. Je
vais cependant avoir besoin de ton aide. Il me faut de l’eau bouillante, des
torchons propres, et un couteau.
Henrietta hocha la tête, et Matthew reporta son attention sur Simon. Il
écarta la cape et vit que le devant de la chemise était entièrement rougi. Il
l’ouvrit avec précaution, et grimaça en découvrant la blessure, dont
jaillissait du sang à chaque respiration.
Prenant les tissus que lui tendait Henrietta, il les pressa sur la plaie, en
se demandant s’il parviendrait à arrêter l’hémorragie. Puis, tout doucement,
il glissa une main sous le dos de Simon, pour vérifier l’étendue des dégâts,
et sentit une humidité poisseuse.
Il soupira de soulagement.
— Je n’aurai pas besoin du couteau, Henrietta. La balle est ressortie
toute seule. Et comme la blessure est du côté droit, son cœur n’est pas
menacé. En revanche, l’hémorragie pourrait s’avérer fatale.

Tandis que son oncle officiait, Henrietta comprit qu’elle n’avait jamais
pris la pleine conscience de ce qu’elle ressentait pour Simon.
Jusqu’à ce qu’elle le voie ainsi impuissant et vulnérable. Il avait
toujours été si fort, si capable.
C’était un tourment pour elle de ne pas pouvoir le toucher avec
tendresse et lui dire qu’elle l’aimait.
— Il ne peut pas rester dans la maison, déclara Matthew, après qu’il eut
nettoyé et bandé la plaie, et réussit à revêtir Simon d’une de ses chemises de
nuit. Les Dragons recherchent certainement ceux qui ont survécu à la
bataille. Ils ne tarderont pas à venir frapper ici. Nous devons le déplacer.
— Mais que pouvons-nous faire ? demanda-t-elle d’un ton désespéré.
Où peut-il aller ?
— Dans la grotte.
Elle le dévisagea avec stupeur.
— Quelle grotte ?
— Dans les rochers, derrière la maison.
— J’ignorais son existence. Est-elle grande ?
— Pas tellement. Mais suffisamment quand même pour cacher un
homme. Elle a déjà été utilisée à cet effet après que Cromwell eut battu les
royalistes à Dunbar. Personne ne pensera à venir y chercher Simon. Laisse-
moi m’en occuper. Je vais y aller et la rendre un peu plus habitable.

Une demi-heure plus tard, l’oncle et la nièce transportèrent Simon


jusqu’à la grotte, dans la carriole tirée par le poney.
Henrietta était très étonnée d’être passée si souvent devant cette
élévation rocheuse, sans jamais deviner qu’elle abritait une cavité. Mais il
est vrai que l’entrée était petite et bien cachée. Elle fut aussi surprise de
constater combien il faisait sec et chaud dans ce lieu, illuminé par une
lampe posée sur une pierre.
Ils déposèrent le blessé sur le lit de fortune, composé d’un matelas et
d’oreillers. Simon avait sombré dans un profond sommeil, et semblait
moins souffrir à présent.
Henrietta avait rasé la barbe noire qui couvrait son visage, et il
ressemblait davantage maintenant à l’homme qu’elle avait connu.
— Voulez-vous bien rester auprès de lui, mon oncle ? Je crois qu’il va
falloir changer ses pansements régulièrement.
— Je suis d’accord, et nous nous relayerons pour veiller sur lui.
— Oui, dit Henrietta, en lui adressant un sourire de remerciement.
— Je vais également faire prévenir Moira que je ne vais pas avoir
besoin de ses services pendant quelques jours. Ça pourrait devenir
compliqué si elle se doutait que nous hébergeons un rebelle.
Henrietta approuva, tout en se passant une main lasse sur le visage.
— Je vais me changer et remettre un peu d’ordre dans la maison. Puis je
viendrai vous relever. Tant que Simon ne se sera pas réveillé, il faut
quelqu’un en permanence avec lui.
Elle s’empressa de sortir, accueillant avec soulagement la sensation de
l’air frais sur ses joues brûlantes, et regagna le cottage.
Dans sa chambre, elle ôta rapidement ses vêtements tachés de sang, se
changea, et s’étendit sur son lit.
Mais les événements des heures précédentes se bousculaient dans sa
tête, et elle fut incapable de trouver le repos.
Elle avait été si heureuse de revoir Simon, jusqu’à ce qu’elle réalise
qu’il était blessé. À présent, il gisait dans une grotte, et peut-être ne
rouvrirait-il jamais les yeux.
En proie à un terrible sentiment d’abandon et de détresse, elle sentit ses
yeux s’emplir de larmes.
Prenant conscience que tout espoir de bonheur avec Simon était peut-
être anéanti à jamais, elle enfouit la tête dans l’oreiller et pleura à chaudes
larmes.

Les jours suivants, Simon lutta contre une forte fièvre et fut très agité.
Henrietta et son oncle le veillèrent à tour de rôle.
En l’écoutant gémir et en le regardant se tourner en tous sens entre les
draps trempés de sueur, Henrietta avait le cœur déchiré.
Si seulement elle avait pu appeler un médecin.
Mais en ces temps particulièrement troublés, elle ne voulait pas prendre
ce risque. Le médecin insisterait pour connaître son identité, et
l’information pourrait remonter jusqu’aux Dragons. Ils viendraient et
emmèneraient Simon. Son oncle et elle connaîtraient sans doute le même
sort.
Seule avec Simon, elle contempla tristement son visage. Des cercles
noirs creusaient le dessous de ses yeux, et quand ils les ouvraient de temps
en temps, il semblait ne rien voir. Ses yeux bleus avaient perdu leur éclat,
son visage était crispé, et sa peau brûlante au toucher.
Elle prit une de ses mains entre ses paumes fraîches. Lorsqu’il gémit,
elle la relâcha et, saisissant une serviette qui trempait dans l’eau fraîche,
elle lui baigna le visage et le cou, en espérant que cela ferait baisser sa
fièvre.
— Que pouvons-nous faire ? demanda-t-elle à son oncle, quand celui-ci
vint la relever. La fièvre ne semble pas baisser.
— Il est entre les mains de Dieu, déclara Matthew avec renoncement.
— Oui, je crois que vous avez raison.
Henrietta continua à veiller sur lui, ravagée de chagrin tandis qu’elle le
regardait lutter contre ses démons.
Les heures s’écoulèrent avec une lenteur éprouvante. Sachant combien
elles étaient décisives, Henrietta pria, parla à Simon, rafraîchit son visage…
Elle voulait qu’il se batte pour vivre, qu’il ouvre les yeux et la regarde,
que sa bouche si belle lui sourie.
Finalement, l’épuisement eut raison d’elle, et elle s’endormit, le visage
baigné de larmes, assise à côté de l’homme qu’elle aimait plus que tout.
Chapitre 8

Simon tendit l’oreille.


Il percevait un léger son à côté de lui. Lentement, il ouvrit un œil, et son
étonnement fut total quand il découvrit l’endroit où il se trouvait. C’était
une sorte de caverne, éclairée par une lampe. Le lit sur lequel il était couché
était passablement confortable.
Il ressentait une vive douleur au torse et, quand il le toucha, ses doigts
entrèrent en contact avec un bandage.
La mince silhouette d’une femme se déplaça au fond de la caverne, et il
la reconnut aussitôt.
Il essaya d’humecter du bout de la langue ses lèvres parcheminées.
— Henrietta ?
Ces efforts se réduisirent à un pitoyable coassement.

Henrietta s’approcha en hâte du lit, le regard interrogateur et inquiet,


tandis qu’elle observait le visage de Simon.
Touchant son front, elle fut soulagée de constater que sa température
était redevenue normale et que ses joues avaient perdu leur couleur de
cendre.
Il avait les yeux ouverts, et elle retrouva le bleu si vif et si clair qu’elle
aimait tant.
— Bienvenue dans le monde des vivants, dit-elle. Vous nous avez fait
très peur. Comment vous sentez-vous ?
— Pourriez-vous me donner à boire ?
Sa voix était à peine plus élevée qu’un murmure rocailleux.
Elle s’écarta du lit et revint.
Acceptant l’aide d’Henrietta, Simon se redressa et but lentement.
La fièvre avait disparu, mais chaque muscle de son corps était en feu, et
la douleur dans son torse ne semblait vouloir connaître aucun répit.
— Cela vous fait très mal ? demanda Henrietta.
Simon massa très doucement le bandage qui comprimait son torse.
— C’est un enfer.
Heureux d’être en vie et d’avoir retrouvé Henrietta, il parvint à
esquisser un sourire.
— J’avais oublié combien vous étiez belle, dit-il, parvenant enfin à
s’exprimer de façon intelligible. Où suis-je ?
— Dans une grotte, près de la maison. Vous êtes en sécurité, mais vous
devrez rester ici si vous voulez qu’il continue à en être ainsi. Les soldats
anglais recherchent ceux qui ont survécu à la bataille de Culloden. Il ne faut
pas qu’ils vous trouvent dans la maison, si jamais ils viennent.
— Je suis désolée si je vous ai mise en danger. Ce n’était pas mon
intention.
— Vous seriez mort si vous n’étiez pas venu. Vous avez été blessé par
balle. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas, Simon ?
Il hocha la tête, le regard soudain assombri tandis que les souvenirs de
la bataille lui revenaient en masse.
— Je ne suis pas le seul à avoir été blessé ce jour-là. À quand cela
remonte-t-il ?
— Trois jours.
— Et maintenant ? À quel moment de la journée sommes-nous ?
— Tôt, le matin.
Fermant les yeux, il laissa sa tête retomber contre l’oreiller.
— Ceux qui ont fui le champ de bataille ne seront pas allés loin,
affaiblis comme ils l’étaient par le froid, la faim et la fatigue. Ce fut un
carnage. À ma connaissance, tous les hommes de Barradine ont été tués.
Cumberland a autorisé l’exécution immédiate de tous les rebelles. Ses
troupes vont ravager les Highlands dans leur quête frénétique de vengeance.
— Charles Stuart est un fugitif. Vous l’êtes aussi. À présent que votre
cause est perdue, vous devez songer à sauver votre vie, Simon.
— Je le ferai dès que je serai en mesure de voyager. Je vais essayer de
rejoindre les îles Hébrides, et de là j’embarquerai pour la France. Mais, ce
ne sera pas facile.
— Il vaut mieux attendre que la fureur soit retombée. Vous êtes encore
très faible. Vous avez perdu beaucoup de sang.
Un spasme de douleur traversa ses yeux. Il les ferma un moment, et
attendit que ça passe.
Lorsqu’il les rouvrit, il se concentra sur le visage penché au-dessus du
sien.
Levant un bras, il essaya de toucher les cheveux d’Henrietta, qui
bouclaient autour de ses joues et avaient repoussé presque jusqu’à ses
épaules. Mais l’effort était trop grand.
— Qu’y a-t-il ? demanda gentiment Henrietta.
— Vos cheveux.
— Eh bien ?
— Ils ont poussé.
— Oui.
— Vous avez l’air…
— Oui ?
— Très féminine et adorable, Henrietta.
Il sourit, et ses yeux se fermèrent tout seuls.
Elle s’assit à côté de lui et le regarda dormir.

On tambourinait à la porte avec insistance. Jetant un coup d’œil à son


oncle, Henrietta posa son ouvrage de couture et alla ouvrir.
Un homme de haute taille se tenait sur le seuil. Ses bottes étaient
boueuses, et ses vêtements trempés par la pluie.
— Oui ? dit-elle.
— Je vous demande pardon, miss, mais je suis le capitaine Garnet, des
Dragons de Son Altesse.
— Les Dragons ? répéta Henrietta, en feignant la surprise.
Heureusement, son oncle les avait repérés sur la lande, et avait eu le
temps de prévenir Simon. Ils l’avaient laissé dans le noir, et s’en étaient
retournés au cottage pour attendre.
— Oui, miss, dit poliment le capitaine.
— Que voulez-vous ?
— Nous cherchons des Jacobites en fuite. Nous pensons que certains
sont venus par ici.
— Des Jacobites ! s’exclama-t-elle d’un air effrayé.
— Il n’y a pas de Jacobites dans cette maison, déclara fermement
Matthew, en venant se placer à côté de sa nièce. Je suis Matthew Brody,
capitaine, un loyal sujet du roi George, et cette jeune personne est ma nièce.
Le capitaine hocha la tête. Il avait entendu dire que Matthew Brody était
un érudit quelque peu excentrique, qui ressentait une vive animosité à
l’égard des Jacobites.
— C’est bien possible, monsieur, mais nous avons l’ordre de fouiller
toutes les maisons. Je suis donc dans l’obligation de vous demander de
laisser mes hommes entrer.
Henrietta réfléchit à toute allure. S’ils refusaient, le capitaine aurait des
soupçons. Ses hommes et lui pourraient même entrer de force et mettre à
sac la maison de son oncle.
L’espace d’un instant, elle céda à la panique, songeant que les Dragons
pourraient soupçonner quelque chose, qu’ils savaient même peut-être qu’ils
hébergeaient un rebelle.
Mais ne s’étaient-ils pas préparés à une telle éventualité ?
Ils n’avaient pas le choix. Ils devaient se risquer à tester leur ruse.
— Très bien, capitaine. Dites à vos hommes d’entrer.
Elle s’écarta pour lui laisser le passage.
— Mais demandez-leur d’essuyer leurs pieds d’abord.
— Oui, miss.
L’homme lui sourit et porta la main au rebord de son chapeau noir.
Elle regarda son oncle, qui lui fit un signe de tête encourageant.
Henrietta resta à l’écart, affichant un calme olympien, tandis que les
hommes franchissaient la porte. Le cottage n’était pas très grand, et il ne
leur fallut pas longtemps pour faire le tour du rez-de-chaussée.
Lorsqu’ils montèrent l’escalier étroit qui menait à sa chambre, il sembla
à Henrietta que son cœur cessait de battre. Même si elle savait qu’il n’y
avait rien à trouver, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir peur.
Lorsque les soldats redescendirent, en secouant la tête, le capitaine se
tourna vers Matthew.
— Y a-t-il d’autres bâtiments ?
— Une écurie et une grange. C’est tout.
— Nous y jetterons un œil en sortant. Si je peux vous donner un conseil,
faites attention à vos chevaux. Ils pourraient attirer l’attention des rebelles.
— Je n’y manquerai pas.
— Bien, je crois qu’il n’est pas utile de nous attarder davantage.
Veuillez nous excuser pour le dérangement.
— Pas du tout, capitaine. Vous faites ce que vous avez à faire.

Après le départ des soldats, Henrietta attendit une heure avant de


retourner à la grotte pour changer le pansement de Simon.
— Ils sont partis, dit-elle en allumant la lampe. Ils ne se sont doutés de
rien. Je ne pense pas qu’ils reviendront. Maintenant, je vais changer vos
bandages, et vous pourrez manger. Vous devez avoir faim.
Simon était calé contre les oreillers, et un pli soucieux barrait son front.
Une semaine s’était écoulée depuis son arrivée et, bien que sa blessure le
fasse encore souffrir, il se sentait un peu mieux. Mais il faudrait encore du
temps avant qu’il se sente assez fort pour se lancer dans un long et
dangereux périple vers l’ouest.
Quand elle eut changé son pansement, Henrietta lui fit manger à la
cuillère un épais et nourrissant potage. Il aurait sans doute pu se nourrir
seul, mais ses mains tremblaient et il craignait de tout renverser.
Il l’étudia tandis qu’elle lui donnait la becquée.
Elle était si jolie, avec une bouche si tendre qui appelait les baisers… Il
se rappela leur nuit à Édimbourg, qui semblait si loin maintenant, et, pour la
première fois depuis qu’il avait été blessé, il ressentit l’appel lancinant de la
passion.
— Vous me gâtez trop, Henrietta, dit-il en l’enveloppant d’un regard
aimant.
Elle lui sourit gentiment.
— N’est-ce pas agréable, de temps en temps ?
— Votre présence seule suffit à me satisfaire.
Il fixa avec insistance sa poitrine dissimulée de façon respectable sous
une robe de laine bleue.
Comme si elle devinait la nature de ses pensées, elle fit un mouvement
brusque, et renversa le liquide sur lui.
— Veuillez m’excuser, dit-elle, en fixant la tache avec embarras.
J’espère que je ne vous ai pas brûlé.
— Ce n’est rien, dit-il, incapable de détacher ses yeux du visage
d’Henrietta.
— Je suis désolée…
— Henrietta…
Il prit le bol et le déposa par terre, puis il saisit la main d’Henrietta dans
la sienne.
— Ce n’est rien, je vous assure.
Pendant un moment, elle ne dit rien, puis elle retira sa main et se leva.
— Ne partez pas, dit Simon d’une voix douce. Ne voulez-vous pas
rester et me parler ?
Désignant la grotte, il ajouta :
— Mon environnement est quelque peu limité.
Comme elle ne disait rien, il la dévisagea en essayant de comprendre les
émotions qui traversaient son visage.
— Je suis désolée si je vous ai donné l’impression de vous négliger, dit-
elle.
Simon ne sut pas quoi dire. Pourquoi était-elle aussi froide avec lui ?
Qu’avait-il fait ? On aurait dit qu’ils n’avaient jamais partagé de
moments d’intimité. Il se sentait comme un intrus, dans son cœur, dans sa
vie.
Il avait envie de lui dire tellement de choses, mais il ne trouvait pas les
mots pour exprimer correctement ses sentiments.
— Je voudrais vous remercier d’avoir pris autant de risques pour
m’héberger, et de m’avoir sauvé la vie.
L’espace d’un instant, il sentit un radoucissement dans son attitude, puis
le masque de froideur réapparut.
— Vous êtes le bienvenu, Simon.
— Vous m’avez manqué, dit-il finalement.
— Vraiment ? demanda-t-elle d’un ton indifférent.
— Je pensais que vous aviez apprécié ma compagnie, si ce qui s’est
passé entre nous à Édimbourg puis de nouveau sur la lande vous rappelle
quelque chose.
— C’est du passé, dit-elle en baissant les yeux.
— En êtes-vous vraiment sûre ?
Le silence s’éternisa entre eux, puis elle le regarda droit dans les yeux.
— Je pensais que vous aviez été tué à Culloden. Je ne m’attendais pas à
vous revoir.
Il brûlait de la serrer contre lui, de la rassurer. Mais comment l’aurait-il
pu, alors qu’il ne savait pas ce que lui apporterait le lendemain ?
— Vos yeux sont rouges. Avez-vous pleuré, Henrietta ? Pourquoi ?
— J’ai pleuré à cause de nous. À cause de ce qui aurait pu être, mais qui
ne sera jamais.
Simon sentit sa gorge se serrer.
Henrietta ramassa le bol vide.
— Je reviendrai plus tard. Peut-être voudriez-vous que je vous fasse la
lecture ?
— Ce que je veux…
— Oui ?
Il avait envie de dire qu’il souhaitait qu’elle reste plus longtemps. Elle
semblait si différente, si guindée. Il ne reconnaissait plus la femme qu’il
avait aimée à Édimbourg.
Que lui était-il arrivé depuis ? Le détestait-elle à présent ?
À regret, il finit par admettre qu’elle avait raison de le maintenir à
distance.
Bientôt, il lui faudrait la quitter.
Plus longtemps il resterait, plus ce serait difficile quand viendrait le
moment de la séparation.
Ce ne serait pas chose évidente pour lui d’arriver jusqu’aux Hébrides.
Mais libérer Henrietta et son oncle de la suspicion valait grandement la
peine de prendre ce risque. Si les Dragons s’avisaient de revenir pour une
seconde fouille, l’issue n’en serait peut-être pas si heureuse.
Désireux de la retenir, il essaya de relancer la conversation.
— Nous avons été séparés pendant un long moment, Henrietta. Vous
est-il arrivé de penser à moi ?
— Bien sûr. Quelquefois.
Il haussa un sourcil.
— Seulement quelquefois ?
— Chaque semaine.
— C’est honnête, mais guère flatteur. Seulement une fois par semaine ?
L’intensité de son regard eut enfin raison de la posture impassible
d’Henrietta.
— Ai-je dit une fois par semaine ?
— Deux fois ?
— Peut-être, mais je n’ai pas l’intention de flatter votre orgueil. Il est
déjà démesuré.
Il sourit, considérant qu’il avait obtenu la réponse qu’il voulait.
— Vous êtes toujours la même Henrietta, qui ne s’en laisse jamais
compter.
Elle lui rendit son sourire.
— Je ne peux pas me le permettre. Surtout en ce qui vous concerne,
milord.
Lorsqu’elle se tourna pour partir, il tendit le bras et lui saisit la main.
— Revenez si vous avez du temps.
— Je viendrai. C’est promis.

Ayant découvert en elle une sensualité dont elle ignorait l’existence,


Henrietta éprouvait quelques difficultés à s’en tenir à son personnage de
jeune femme vertueuse.
Quand elle était en présence de Simon, elle devenait la proie d’un
incontrôlable tumulte intérieur, et elle redoutait qu’il puisse discerner
quelque chose en découvrant son visage rougissant.
Le moment le plus éprouvant pour elle était celui des soins, car il lui
était quasiment impossible de maîtriser le tremblement de ses doigts quand
elle changeait son pansement.
Même si elle essayait de se concentrer sur sa tâche, elle ne pouvait
s’empêcher d’admirer son torse, ou de laisser son regard dériver sur le
renflement de son entrejambe sous le drap.
Revenant au présent, elle réalisa que Simon l’observait avec un sourire
narquois, et un appétit dans le regard qui n’avait rien à voir avec un besoin
de nourriture.
Cela suffit à lui faire battre le cœur plus vite, ce qu’elle s’empressa de
dissimuler derrière une admonestation.
— Si vous voulez que je fasse vos soins, Simon, j’insiste pour que vous
fassiez preuve de davantage de contrôle de vous.
Guère affecté par la remontrance, il passa la main sur son bandage.
— Je suis surpris que vous ayez le cœur à faire cela.
Henrietta s’assit sur le rebord du lit.
— Je ne suis pas une mauviette, si c’est ce que vous pensez. En outre,
votre blessure a bien meilleure allure maintenant.
— Eh bien, je suis tout à vous, dit-il, en écartant les bras pour la laisser
œuvrer.
Mais, quand elle se pencha pour couper le bandage qui barrait son
épaule et sa poitrine, il en profita pour poser une main sur son genou.
Elle s’interrompit, souleva ostensiblement sa main par le poignet, et la
posa sur le matelas.
— Je ne tolérerai aucun comportement déplacé, Simon.
Un lent sourire séducteur retroussa les commissures de ses lèvres.
— Vous êtes terriblement formelle, mon aimée. M’auriez-vous tout à
coup pris en grippe ?
— Je souhaite changer votre bandage le plus rapidement possible, et je
n’ai aucune envie de vous encourager dans votre manifeste irrespect de mon
statut de femme non mariée, expliqua-t-elle d’un ton cassant. Voilà tout.
— Vous croyez que le fait de nier ce qu’il y a entre nous m’empêchera
de vous désirer ? demanda-t-il, tandis qu’il la caressait du regard. Vous me
connaissez bien mal si vous pensez que des mots peuvent annihiler ce que
je ressens pour vous. Ce n’est pas une simple envie physique qui me
tourmente, Henrietta, mais le désir de vous avoir près de moi à chaque
instant, et de pouvoir vous déclarer mienne.
Henrietta ne s’en laissa pas compter. Elle savait que c’était une ruse
pour qu’elle baisse sa garde.
Pour autant, elle n’était pas complètement indifférente à Simon. Le fait
d’être avec lui jour après jour lui faisait prendre conscience, avec une
terrible acuité, de la profondeur des sentiments qu’elle éprouvait pour lui.
Elle brûlait de se blottir dans ses bras, de l’embrasser à en perdre le
souffle. Il venait même la hanter dans ses rêves, lui inspirant des images
fabuleusement audacieuses.
Mais il pouvait déployer tous les efforts qu’il voulait pour l’attirer dans
son lit, elle ne ferait pas tomber les barrières qu’elle avait érigées entre eux.
Il soutint son regard sans faillir, lui promettant plus que ce qu’elle ne
pouvait, en toute conscience, accepter.
Ses mains tremblaient tandis qu’elle refaisait le pansement, et elle eut
conscience que ses gestes mal assurés devaient être douloureux pour Simon.
Pourtant, il ne se plaignit pas, et continua à l’observer avec adoration.
Tandis qu’elle commençait à enrouler la bande autour de son torse, il
l’attira contre lui et captura ses lèvres.
Déstabilisée, elle ne put pas s’écarter immédiatement, et fut assaillie de
baisers enfiévrés qui mirent à mal sa décision de lui résister quoi qu’il
arrive.
La bouche de Simon dévorait la sienne, avec une avidité délicieuse.
Un flot d’excitation se répandit en elle, et elle fut tentée de se laisser
aller. Mais le souvenir de ce qu’il était, et de la promesse qu’elle s’était faite
de ne jamais avoir de relation avec un Jacobite, lui donna la force de
repousser Simon.
Elle se leva, les joues rougies de honte.
— Je vous en prie, Simon, ne faites pas ça. Vous prenez trop de libertés
dans la maison de mon oncle. Vous allez nous détruire tous les trois si vous
persistez dans votre folie.
Sa réprimande n’eut pour effet que de l’amuser, à en juger par son grand
sourire. Cela la fit douter de sa capacité à le décourager.
Retrouvant un peu de contrôle sur elle-même, elle rassembla les
pansements souillés et les plaça dans la cuvette à côté du lit.
— J’ai terminé. Votre blessure semble saine et commence à cicatriser. Je
vais aller vous chercher de quoi vous restaurer, puis vous pourrez vous
préparer pour la nuit.
Sans attendre, elle s’en alla, passablement contrariée.
Elle était troublée par sa présence, et pourtant elle ne pouvait pas exiger
de lui qu’il s’en aille, la gravité de sa blessure lui interdisant de voyager
pour le moment.
Cependant, elle ne savait pas combien de temps encore elle allait
pouvoir supporter de l’avoir aussi près d’elle. Il lui rappelait constamment
ce qu’ils avaient fait ensemble, et le manque de retenue dont elle avait fait
preuve, son incapacité à contrôler ses passions, sa désinvolture à l’égard de
l’avenir.
Le fait de résider chez son oncle lui avait fait prendre conscience, avec
plus d’acuité encore, de la faute qu’elle avait commise. Elle était une
femme non mariée, de naissance respectable, et ce qu’elle avait fait, à deux
reprises qui plus est, ne pouvait se répéter.

Vint enfin le jour où Simon put se lever. Il était faible et vacillant tandis
qu’il accomplissait ses premiers pas.
Matthew venait le matin, l’aidait à se lever, puis le laissait faire seul le
tour de la grotte. La première fois, la douleur dans son torse et son dos fut si
forte qu’il faillit perdre connaissance.
Peu à peu, sa force revint, mais il se fatiguait vite, et s’endormait dès
qu’il avait regagné son lit.
Finalement, il commença à se laver et s’habiller seul, et vécut comme
un véritable triomphe le fait de prendre un bain, quand il fut autorisé à se
rendre dans la maison.
Les patrouilles anglaises n’étant jamais loin, il ne quittait pas la grotte
sans que Matthew soit venu lui dire que tout allait bien. Il s’échappait alors
comme un fantôme de sa tanière de roche, et gagnait le cottage.
Moira ne venant plus, Matthew se rendait régulièrement à Inverness en
carriole, afin d’acheter des provisions et de prendre des nouvelles.
Ce jour-là, Matthew était donc parti, et Simon se trouvait seul dans la
maison. Tandis qu’il s’aspergeait d’eau et se savonnait vigoureusement les
reins, il sentit disparaître l’angoisse du confinement.
À cet instant, il se sentait libéré de son corps blessé, de ses pensées
moroses. C’était comme s’il se découvrait à nouveau vivant.
Quand l’eau commença à refroidir, il sortit précautionneusement du
baquet et commença à se sécher.

Henrietta entra, tenant entre ses bras un grand panier de linge qu’elle
avait mis à sécher plus tôt.
Elle écarquilla les yeux quand elle vit Simon, et eut du mal à retrouver
son souffle. Son corps était toujours aussi superbe qu’avant, ses épaules
aussi larges, ses hanches aussi étroites. En résumé, il était un splendide
spécimen d’homme.
Elle sentit son propre corps s’embraser, tandis qu’elle laissait courir ses
yeux sur sa nudité. Relevant la tête, elle croisa le regard narquois de Simon.
Embarrassée d’avoir été surprise en train de l’observer, elle rougit
violemment, et s’empressa de s’excuser.
— Oh ! j’avais oublié que vous vous… J’aurais dû faire le tour pour
aller à la lingerie. Veuillez m’excuser.
Il lui adressa un sourire en coin.
— Je n’aurais peut-être pas dû mettre autant d’empressement à sortir du
bain. Vous auriez pu me frictionner le dos.
— Je pense que vous êtes capable de vous débrouiller tout seul.
Gênée, elle traversa la pièce pour se rendre à la lingerie. Lorsqu’elle lui
changeait ses pansements, il était faible, et nullement en condition de la
submerger de son désir amoureux. Mais à présent qu’il était presque
complètement remis, il lui semblait plus dangereux que jamais, et elle avait
peur qu’il ne la poursuive à nouveaux de ses assiduités.
Quand elle s’était donnée à lui, tout son être s’était enflammé. Ses
mains sur son corps, ses lèvres sur les siennes, sa force de persuasion
avaient contribué à sa chute.
Elle n’avait pas été capable de résister à son ardeur, et sa fierté avait
cédé sous l’attaque délibérée de Simon sur ses sens. Il lui avait fait
découvrir l’extase en sachant parfaitement ce qu’il lui faisait, et désormais
elle ne cesserait de se languir de ce moment.
Simon la rattrapa, lui prit le panier, le posa par terre, et l’attira contre
lui.
— Je vous en prie, Simon, ne faites pas ça. Je ne peux pas.
La repoussant à bout de bras, il la regarda intensément.
— Dans ce cas, mentez-moi, Henrietta. Dites que vous ne m’aimez pas.
Henrietta ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit, et elle resta à
fixer Simon, irrémédiablement prise dans la toile d’araignée de ses propres
désirs.
Elle avait déjà péché deux fois, par le corps et par l’esprit. Mais en dépit
de la culpabilité qui la rongeait, elle savait qu’elle irait vers lui encore et
encore, sans que rien puisse tarir le besoin envahissant qu’elle avait de cet
homme.
Lentement, il inclina la tête et posa les lèvres sur les siennes. Elle ne lui
opposa aucune résistance, ouvrant au contraire la bouche pour lui offrir la
possibilité d’un baiser plus appuyé.
Bientôt, elle perdit la notion du temps dans le cercle de ses bras. C’était
comme s’ils ne s’étaient jamais séparés.
Les baisers de Simon étaient puissants et tendres à la fois. Enfiévrée par
le contact de son corps nu contre le sien, elle les lui rendit avec une ferveur
qui la surprit.
Rejetant la tête en arrière, Simon sourit et lui caressa la joue du bout des
doigts.
— Je vous veux, dit-il d’une voix enrouée. Ici, et maintenant.
Pour toute réponse, elle lui effleura les lèvres d’un baiser.
— Je vous veux aussi, Simon. Mais pas ici.
Il hocha la tête.
— À l’étage. Dans votre lit.
Sans un mot, sachant qu’elle avait perdu la bataille, Henrietta lui prit la
main et le guida vers l’escalier, puis jusqu’à sa chambre.
Une fois que la porte se fut refermée sur eux, elle se sentit soudain
intimidée, sachant ce qui allait se passer.
Simon perçut sa nervosité, et lui sourit.
— Je suis le seul à avoir le droit de grelotter, ou bien pensez-vous ôter
vos vêtements prochainement ?
Elle rit.
— Aidez-moi.
Délicatement, il commença à la déshabiller avec des gestes aussi
attentifs que la plus dévouée des femmes de chambre.
Lorsque enfin elle fut nue devant lui, il détailla chaque parcelle de son
corps.
— Vous êtes toujours aussi belle que dans mon souvenir. Et même plus
encore. Si belle que j’en souffre quand je vous regarde.
— Flatteur, murmura-t-elle.
— Non. Je n’ai nul besoin de vous flatter.
Fermant les yeux, Henrietta s’étendit sur le lit et le sentit s’enfoncer
sous elle tandis que Simon la couvrait de son corps.
— Votre oncle ? demanda-t-il, tandis qu’il picorait son cou de tendres
petits baisers.
— Il ne sera pas de retour avant des heures. Mais…
Elle tourna la tête.
Simon lui prit le menton et l’obligea à tourner le visage vers lui.
— Regardez-moi, Henrietta, dit-il d’une voix basse et caressante. Qu’y
a-t-il ? Avez-vous peur que je vous fasse mal ?
Lentement, elle ouvrit les yeux et le fixa.
— Est-ce cela ?
Elle secoua la tête.
— Alors, qu’est-ce donc ?
— Je… J’ai honte de ce que nous avons fait… De ce que nous allons
faire à nouveau.
— Il n’est pas dans mon intention de vous forcer.
— Je sais.
Elle prit une profonde inspiration.
— Mais j’y ai longuement réfléchi. J’ai essayé de lutter, et j’ai
misérablement échoué. Alors, tant pis. Même si mon âme doit être damnée,
cela m’est égal. Je vous veux, Simon… Tant que vous êtes avec moi. Et
pour aussi longtemps que cela durera.
À nouveau, leurs bouches se joignirent en une chaude communion,
dévorées par une passion brûlante.
Prononçant des paroles enfiévrées, Simon parcourut son corps de
baisers qui firent basculer l’univers d’Henrietta dans un chaos de
sensations.
Penché sur sa poitrine, il la parcourut de baisers tendres et langoureux,
tandis que ses mains exploraient son corps, et l’embrasait par de troublantes
caresses dans les régions les plus secrètes de sa féminité.
Transporté de plaisir, le corps en feu, Henrietta se soulevait
voluptueusement, accentuant par les mouvements de son ventre les caresses
de Simon.
C’était tellement merveilleux de l’avoir là avec elle, d’être dans ses
bras, de l’aimer et d’être aimée de lui.
Il y avait si longtemps qu’elle brûlait de connaître à nouveau cette
exaltation du corps, ce bonheur d’être enlacée avec force, et ce désir violent
qui l’avait entraînée à accomplir des gestes d’une audace dont elle se
croyait incapable.
Couvrant de caresses ce corps tout entier tendu vers elle, elle explora les
cicatrices de batailles antérieures, la puissance des muscles et la fermeté de
la peau. Puis, ne pouvant plus attendre, elle cambra le dos et s’ouvrit à lui,
impatiente de le sentir en elle.

Enivré par son désir, Simon pénétra Henrietta. Leurs corps se


reconnurent, se souvenant instinctivement du plaisir déjà éprouvé, et
réclamèrent leur dû.
Ensemble, ils recherchèrent le plaisir avec la même ardeur, la même
intensité, aussi insatiables l’un que l’autre. Bientôt, un incoercible sursaut
de volupté les fit exploser ensemble.
Assommé par la violence de son plaisir, ses bras le soutenant à peine,
Simon attendit que déclinent les derniers frissons de volupté qui le
traversaient encore. Puis il roula à côté d’Henrietta, s’émerveillant d’avoir
retrouvé des sensations qu’il n’avait jamais oubliées durant ces terribles
mois où ils avaient été séparés.
Peu après, il observa son visage en feu, ses yeux brillants et ses cheveux
en désordre.
— Vous êtes très belle, Henrietta, murmura-t-il, avant d’incliner la tête
et de l’embrasser.
— Vous me flattez, Simon.
— Ce n’est pas de la flatterie, mon aimée.
Elle soupira et garda le silence.
Simon déposa un baiser dans le creux de son épaule, l’effleurant de sa
langue. Elle frissonna. Il caressa alors la courbe de sa hanche.
Elle lui prit la main et la posa sur son ventre.
— Contentez-vous de me serrer contre vous, Simon.
Simon hocha la tête et interrompit le ballet de ses mains.
La tête d’Henrietta s’emboîtait à merveille dans le creux de son épaule.
La chaleur de son corps blotti contre le sien le réconfortait.
Les battements de son cœur ralentirent, son souffle s’apaisa.
Pour la première fois depuis des mois, il se sentait complètement
détendu et serein.

Plus tard, Henrietta s’étira et réveilla Simon qui somnolait.


— Nous devons nous habiller avant qu’oncle Matthew ne rentre.
N’oubliez pas que ce n’est pas ma maison.
— Oui, je sais.
Simon avait conscience que Matthew avait fait preuve d’une grande
gentillesse envers lui, et il savait que cela lui ferait l’effet d’une douche
froide s’il rentrait et les trouvait au lit.
À regret, il se leva et quitta la chambre.
Henrietta le regarda partir, puis laissa retomber sa tête contre l’oreiller.
Les larmes brouillant sa vision, elle ferma les yeux.
Elle était folle, se dit-elle, folle de lui avoir à nouveau cédé. Elle n’était
pas une sainte, c’était désormais une certitude.
Peut-être devrait-elle lui demander de partir maintenant. Pourquoi pas
aujourd’hui même ?
Mais non, elle savait qu’il n’était pas encore en état de voyager. De
toute façon, il ne tarderait pas à partir.
Mais alors elle serait seule, il emporterait son cœur avec lui.
Ses larmes redoublèrent lorsqu’elle songea qu’elle ne le reverrait plus.
C’était totalement incohérent, pensa-t-elle, non sans un certain dégoût
d’elle-même. Elle ne pouvait pas avoir Simon, mais ne pas le vouloir.
Il n’y avait ni temps ni place pour l’amour dans sa vie, essaya-t-elle de
se persuader. En tout cas, pas tant que Jeremy chercherait à la tuer.
Oui, il fallait vraiment qu’elle ait perdu la raison pour tomber
amoureuse de Simon Tremain, un rebelle, un fugitif, un homme accusé de
sédition, d’actes de traîtrise à l’encontre du roi George.

Les lettres arrivaient de façon irrégulière dans les Highlands.


Considérant les efforts que devaient déployer les messagers pour les
apporter dans les coins les plus reculés d’Écosse, Henrietta s’étonnait même
qu’elles parviennent à destination.
Matthew sortait de l’écurie, quand il vit le messager qui chevauchait sur
le chemin menant au cottage. Immédiatement, il alla prévenir Simon, qui
avait quitté le confinement de la grotte pour passer un peu de temps en
compagnie d’Henrietta.
Ne désirant pas être vu, et répugnant cependant à quitter son confortable
fauteuil au coin du feu, Simon se retira prestement dans sa triste tanière.
Matthew accueillit le messager, qui avait apporté des paquets contenant
des livres, et plusieurs lettres. L’une d’elles provenait de Londres.
— Enfin ! Je commençais à me demander quand nous aurions des
nouvelles du notaire du baron Lucas. Je pense que c’est ce que nous
attendions.
Matthew s’éclaircit la gorge, tandis qu’il s’installait dans un fauteuil.
Puis il ouvrit l’enveloppe, déplia la lettre, et commença à lire.
Après quelques secondes, un pli soucieux barra son front.
Henrietta eut un mauvais pressentiment.
— Que se passe-t-il, oncle Matthew ? Quelque chose ne va pas ?
— Il semblerait. Cette lettre est du fils de Me Goodwin, Christopher
Goodwin. Il m’écrit en réponse à ma lettre, pour m’informer que son père a
disparu.
— Mais… c’est une terrible nouvelle. Qu’a-t-il pu lui arriver ?
— Dieu seul le sait. Christopher Goodwin poursuit en expliquant qu’il a
repris l’étude de son père, et qu’il va se pencher sur l’épineuse question du
testament du baron Lucas.
— Je vois. En tout cas, rien ne pourra se régler tant que je serai en
Écosse. Je dois retourner à Londres.
— Je suis d’accord. Et le plus tôt sera le mieux. J’ai toujours dit que je
ne te laisserais pas affronter cela toute seule. Nous allons faire en sorte de
partir dès que Simon sera en mesure de plier bagage lui aussi.
Regardant par la fenêtre, Matthew vit Simon qui se dirigeait vers la
maison.
— Le voici justement. Je te laisse l’informer du contenu de la lettre. Je
dois aller nourrir les chevaux.

Le lendemain, Henrietta alla faire une courte promenade sur la lande,


puis revint à la maison. Simon se reposait dans la grotte, et Matthew était
allé voir un voisin pour lui apprendre qu’il partait en voyage, et lui
demander de jeter un œil sur sa propriété et de s’occuper de ses chevaux. Il
devait rentrer d’une minute à l’autre.
La semaine précédente, il avait rapporté d’Inverness une nouvelle
étonnante : le prince Charles avait abandonné la cause jacobite, et tentait de
fuir l’Écosse. Pour le moment, il avait réussi à ne pas être capturé. On
pensait qu’il se cachait sur la lande, où quelques fidèles sympathisants
pourraient l’aider à s’échapper. Sa tête avait été mise à prix trente mille
livres, mais personne ne s’était présenté pour réclamer la prime.
Matthew avait également appris que Cumberland avait vidé les prisons
d’Inverness des personnes emprisonnées par les soutiens des jacobites, et
les avait remplacées par des prisonniers Jacobites. Certains prisonniers
allaient être transférés à Londres afin d’y être jugés pour trahison.
Ôtant sa cape, Henrietta se rapprocha du feu pour se réchauffer.
— Alors, c’est là que vous vous cachez ! Je savais bien que je vous
retrouverais, s’exclama une voix masculine dans son dos.
Henrietta se figea. Elle ne connaissait que trop bien cette voix. Elle
évoquait de sombres souvenirs, qui lui donnèrent la chair de poule.
Elle vacilla légèrement sur ses jambes et prit une profonde inspiration
pour se calmer, avant de se retourner lentement.
— Jeremy ! Vous comprendrez que je sois surprise. J’étais loin de
m’attendre à votre visite.
Les vêtements de Jeremy étaient mal coupés, froissés par le voyage, et
tachés. On était loin de l’apparence de dandy qu’il affichait à Londres. Il
était plus mince, et son visage s’était creusé.
Au moins, ses mésaventures l’avaient épuisé et sans doute déprimé,
constata Henrietta, non sans un certain plaisir.

Avec un grommellement furieux, Jeremy sortit de l’ombre et s’avança


dans la pièce, outragé par cette jeune femme, dont la disparition l’avait
laissé dans une situation financière dramatique.
Détaillant avec dédain l’objet de sa haine, il ressentit une pointe de
déception en remarquant l’air assuré de la jeune femme.
Une moue amère tordit ses lèvres, tandis qu’il commentait :
— La vie de fugitive semble vous réussir.
— Je ne suis pas en fuite, Jeremy. Mais comment m’avez-vous
trouvée ?
— Cela, ma chère Henrietta, fut relativement aisé. Je savais que vous
aviez un oncle en Écosse. Il m’a simplement fallu un peu de temps pour le
localiser. Les événements politiques m’ont quelque peu retardé, mais me
voici enfin.
— Comment êtes-vous arrivé jusqu’à la maison ?
— J’ai laissé mon cheval près des rochers, et j’ai continué à pied.
— Je vois. Vous vouliez me surprendre. Eh bien, je vous souhaite la
bienvenue en Écosse. J’espère que la région vous plaît.
Il exprima son dégoût par un ricanement.
— Je n’ai vu jusqu’ici que des moutons et des Highlanders en maraude.
Rien de tout cela n’est de nature à me donner envie de m’aventurer à
nouveau dans le Nord.
Henrietta afficha un sourire indulgent.
— Mais Édimbourg et les autres villes écossaises sont très belles. Pour
ma part, j’apprécie l’espace et la liberté qu’offre l’Écosse. L’esprit
d’aventure fleurit sur cette lande et parle à mon cœur. Le voyage jusqu’à
Inverness a été pour moi une expérience très enrichissante.
Jeremy n’appréciait guère les péroraisons d’une Écossaise butée, surtout
quand elle était la fille d’un traître.
— Je suis certain que vous devez vous sentir chez vous dans cette
immensité sauvage, mais je préfère le raffinement civilisé de Londres.
Évidemment, seul un véritable Anglais peut apprécier cet héritage culturel.
Henrietta ne releva pas l’insulte. Elle en connaissait tellement de ces
hommes arrogants qui se croyaient supérieurs au commun des mortels.
— Que voulez-vous, Jeremy ? Ce doit être important pour que vous
vous soyez donné le mal de venir jusqu’ici.
— Vous le savez bien. Si nous parlions du testament de mon oncle ?
Celui que vous m’avez volé.
Henrietta haussa les épaules, et le détachement qu’elle ressentait
l’étonna. Jamais elle ne se serait imaginée capable d’un tel calme face à un
danger de cette importance. Elle avait toujours redouté de céder à la
panique lorsqu’elle se retrouverait devant Jeremy.
En silence, elle remercia le ciel pour son aplomb.
— Je possède en effet une copie du testament. L’original se trouve à
l’étude de Me Goodwin. Mais je suis certaine que vous le savez, sinon vous
ne seriez pas venu ici. Avant de me jeter à la rue, vous étiez trop occupé à
vociférer pour me laisser une chance de vous expliquer que votre oncle
avait fait appel aux services d’un nouveau notaire et rédigé un nouveau
testament.
— Qui m’exclut totalement.
— Pas totalement. Il vous a laissé quelques objets d’art.
— Des objets d’art ! Que voulez-vous que j’en fasse ? Avec les
créanciers sur mes talons nuit et jour, c’est d’argent que j’ai besoin. Je les ai
tenus éloignés autant que j’ai pu, en priant pour que mon oncle meure,afin
que je puisse hériter. J’en avais assez de devoir le supplier pour n’obtenir
qu’une maigre obole.
— Mais il persistait à vivre, n’est-ce pas, Jeremy ? Votre situation est
devenue désespérée, et vous avez décidé de tuer votre oncle, ainsi que votre
tante et leur cocher.
Le visage de Jeremy se tordit de fureur.
— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi ridicule ! Je ne comprends pas ce
que vous voulez dire. Il s’agit d’un mensonge éhonté.
Il la fusilla du regard.
— Je suis surpris de la cruelle inventivité dont vous êtes capable de
faire preuve pour m’humilier.
Henrietta le toisa, sans se laisser impressionner.
— Je vous ai entendu évoquer le meurtre avec votre femme. Il est donc
inutile que vous vous donniez la peine de nier.
— Eh bien oui, je l’avoue, dit-il. J’en avais assez d’attendre, et j’ai
décidé de prendre les choses en main. Ce ne fut pas compliqué. Mon seul
regret fut toutefois que vous ne vous trouviez pas dans la calèche avec eux.
— Je m’en doute. Et vous avez dû être terriblement désappointé quand
e
M Goodwin vous a présenté la nouvelle version du testament. Et
cependant, vous n’avez pas renoncé, n’est-ce pas ? Qu’espériez-vous
obtenir en partant à ma recherche ?
— Je veux cette copie.
— Afin que vous puissiez la détruire ?
Elle esquissa un sourire.
— Cela ne vous servira à rien. Me Goodwin possède le document
original. Oncle Matthew lui a écrit de ma part pour lui expliquer ce qui
s’était passé. Malheureusement, il a mystérieusement disparu. Son fils a
repris son étude. Nous allons le rencontrer dès notre arrivée à Londres.
— Croyez-vous que j’allais laisser un tel rendez-vous avoir lieu ?
En proie à une funeste prémonition, Henrietta sentit son sang se glacer.
— Goodwin et le nouveau testament ont disparu.
Henrietta n’osa comprendre. Elle savait que Jeremy était diabolique,
mais elle ne s’attendait certes pas à ce qu’il avoue un nouveau meurtre.
— Vous voulez dire que… vous l’avez tué ?
— Pas immédiatement.
— Espérez-vous m’effrayer avec une litanie de meurtres ?
— Vous effrayer ?
Jeremy ricana, tout en l’observant de ses yeux si pâles qu’ils semblaient
ne pas avoir de couleur.
— Mais bien sûr que non.
Il se mit à arpenter le tapis, et l’informa calmement :
— J’avais envisagé de vous ramener de force à Londres, de vous garder
prisonnière dans la maison, et de vous affaiblir avec de puissantes drogues,
jusqu’à ce que vous en mouriez. Naturellement, vous auriez auparavant
rédigé un testament en ma faveur, et j’aurais récupéré toute la fortune de
mon oncle. Mais cela aurait pris trop de temps. J’ai donc choisi une
méthode beaucoup plus simple. Je vous fais disparaître avec une copie du
nouveau testament, et ce sera tout bonnement comme s’il n’avait jamais
existé. L’ancien testament qui me laisse tout deviendra le seul et unique, et
personne ne contestera sa légalité.
Henrietta était stupéfaite de la légèreté avec laquelle il parlait de sa
mort.
Lentement, elle commença à s’écarter de lui.
— Vous allez avoir des difficultés à m’emmener à Londres. Mon oncle
ne le permettra pas.
Jeremy éclata de rire.
— Que croyez-vous ? Je vais m’occuper de lui aussi. La région est
inondée de cadavres de Highlanders qui n’ont pas survécu à Culloden. Un
mort de plus ne se remarquera pas. Et maintenant, hâtez-vous d’aller
chercher le testament. Ne me compliquez pas inutilement la tâche.
Henrietta secoua la tête d’un air obstiné.
— Si vous croyez que je vais vous obéir et vous laisser me tuer, vous
avez perdu la tête.
La rapidité avec laquelle Jeremy réagit la prit totalement par surprise.
Le visage déformé par la fureur, il lui saisit le poignet et lui tordit le bras
dans le dos.
— Dites-moi où vous avez caché la copie du testament, ou je vous casse
le bras.
Il accentua la pression, arrachant un cri de douleur à Henrietta. Elle
avait l’impression que son épaule était en feu, et ses yeux se remplissaient
de larmes.
Elle réalisait un peu trop tard toute l’étendue de la haine que Jeremy lui
portait.
— Dites-le-moi, insista-t-il.
— Je… Je ne peux pas parler alors que vous me faites mal. La… La
douleur… Mon bras, s’il vous plaît…
L’étau de ses doigts se desserra. Et soudain, il la libéra si violemment
qu’elle tomba à genoux au sol.
— Si vous ne parlez pas, ce sera pire pour vous et votre oncle.
Henrietta se releva maladroitement, encore tremblante du choc ressenti.
Percevant un léger mouvement derrière elle, elle tourna la tête, et vit
son oncle qui se tenait sur le seuil.
Chapitre 9

Matthew évalua immédiatement la situation mais, avant qu’il ait eu le


temps de traverser la pièce et de sauter à la gorge de l’intrus, l’homme sortit
un pistolet de sa poche, l’arma, et le pointa dans sa direction.
— Reculez, siffla l’homme entre ses dents, ou bien je vous tue.
Face à une telle menace, Matthew n’eut d’autre choix que d’obéir.
Désemparé de ne pouvoir agir, il se demandait comment Henrietta et lui
allaient pouvoir s’en sortir, quand une porte s’ouvrit en grand dans le dos de
l’intrus, livrant le passage à Simon.

Au sortir de la grotte, Simon avait repéré un cheval inconnu attaché à


proximité de l’amas rocheux, comme si quelqu’un avait voulu le dissimuler
et pénétrer par surprise dans la maison.
En proie à un mauvais pressentiment, il était retourné dans la grotte
prendre ses pistolets. Il en avait glissé un dans sa ceinture, le dissimulant
sous sa redingote. Puis, tenant l’autre à la main, il s’était discrètement
approché du cottage.
Voyant par la fenêtre que Matthew et Henrietta étaient sous la menace
d’une arme, il s’était immédiatement porté à leur secours, en entrant dans le
cottage par la porte de derrière.

Henrietta regarda avec effroi Jeremy pivoter sur les talons en entendant
du bruit dans son dos.
Aussitôt, l’infâme personnage dirigea son arme vers Simon. Il ne devait
certainement pas s’attendre à ce que son oncle et elle aient de la compagnie.
Simon s’était figé. Tout son corps s’était tendu à l’extrême. Mais elle le
connaissait suffisamment pour savoir qu’il bouillait d’une furieuse énergie,
et qu’il était prêt à entrer en action.
Elle lui lança un regard alarmé.
— Prenez garde, Simon. C’est Jeremy Lucas, l’homme dont je vous ai
parlé.

Comprenant aussitôt, Simon plissa les yeux d’un air dangereux.


— Ainsi, ce criminel vous a retrouvée.
— Comme vous le voyez, dit Jeremy. Posez votre arme sur le sol, ou je
vous tue sans l’ombre d’une hésitation.
— Il le fera, Simon, dit Henrietta, d’une voix affolée. Je vous en prie,
faites ce qu’il vous demande.
Après un moment d’indécision, Simon déposa à regret son pistolet par
terre. Tout en continuant à le viser, Jeremy donna un coup de pied dans
l’arme pour l’envoyer plus loin.
— Et maintenant, allez rejoindre les deux autres, ordonna Jeremy.
Simon fit ce qui lui était demandé, bien qu’il ne fût pas totalement sans
défense. Mais, le temps qu’il ôte son second pistolet de sa ceinture, Lucas
risquait de tirer le premier.
L’air se chargea d’une tension presque palpable tandis qu’il étudiait
l’homme qui avait fait de la vie d’Henrietta un tel enfer.
Il aurait voulu lancer un assaut dès maintenant, mais il ne pouvait
négliger le risque qu’Henrietta ou Matthew soient blessés.
La raison l’emporta, et il décida de gagner du temps, en attendant que
les événements tournent en sa faveur.
— Restez où vous êtes, aboya Jeremy, comme s’il avait deviné ce que
Simon avait à l’esprit. Je sais me servir de cette arme. N’imaginez donc pas
que je vais hésiter à faire feu.
— Oh ! je ne doute pas que vous en soyez capable. Vous ne semblez pas
manquer de sang-froid dès qu’il s’agit de prendre une vie.
— Il est sans pitié, dit Henrietta. À un point que vous ne sauriez
imaginer. Non content d’avoir tué son oncle et sa tante, il vient juste
d’avouer avoir tué Me Goodwin.
Elle se tourna vers Jeremy, le regard furieux et choqué.
— Me Braithwaite vous a-t-il aidé dans vos desseins meurtriers ?
— Il ne savait rien de tout cela. Il n’est devenu partie prenante que
lorsque je lui ai offert de le rémunérer grassement s’il m’aidait à prouver la
validité de la première version du testament.
Il eut un rire méprisant.
— Voyez-vous, Braithwaite est sensible aux petits luxes de la vie.
— Je comprends mieux pourquoi votre oncle ne l’appréciait pas, fit
remarquer Henrietta.
— Comme je l’ai dit, deux options se présentaient à moi. Je pouvais
vous retrouver, détruire la copie du testament, et vous faire disparaître
également, ou vous ramener à Londres, et vous obliger à signer un
testament en ma faveur, avant de me débarrasser de vous. La seconde
semblait un tantinet tarabiscotée et peu rapide. Il vaut mieux vous tuer ici,
et qu’on n’en parle plus.
Il lui adressa un sourire satisfait, visiblement très fier de son
raisonnement.
— Alors, vous voyez, Henrietta, d’une façon ou d’une autre, vous allez
mourir.
— Il faut d’abord que vous mettiez la main sur la copie.
— Sachez que je me battrai vaillamment pour vous en empêcher,
déclara solennellement Simon.

Le regard glacial perçant la pénombre du cottage ralentit


considérablement les ardeurs belliqueuses de Jeremy.
Le souvenir de la douleur qu’il avait ressentie, lorsqu’il avait été attaqué
sur la route en provenance d’Inverness, par deux ruffians qui avaient
l’intention de lui voler son cheval, était encore trop présent à sa mémoire
pour rechercher délibérément à être blessé. Mais c’était lui qui tenait le
pistolet, et il était parfaitement capable de tuer ces deux hommes dès que
l’envie lui en prendrait.
— Vous êtes fier de ce que vous avez fait, n’est-ce pas ? dit Henrietta.
Vous jubilez quand vous parlez de la façon dont vous avez organisé la mort
de votre oncle et de votre tante. Mais vous n’êtes pas aussi intelligent que
vous le pensez. La vérité finira bien par se faire un jour. N’oubliez pas que
nous sommes trois à savoir ce que vous avez fait.
Commençant à perdre le peu de patience qu’il possédait, Jeremy agita
son pistolet de façon menaçante.
— Dans ce cas je vais devoir vous tuer tous. Maintenant, allez me
chercher ce fichu testament, ou votre vie prendra fin à cet instant.
— Si vous me tuez, il vous sera difficile de trouver le testament, car je
suis la seule à savoir où il est.
— Dans ce cas, c’est votre amant que je vais tuer. Car c’est bien ce qu’il
est, n’est-ce pas, Henrietta ? D’ailleurs, je me demande ce qu’il fait ici. Ne
serait-ce pas un de ces maudits Jacobites qui ont fui le champ de bataille de
Culloden ?
La soudaine pâleur d’Henrietta lui tint lieu de réponse. Il eut alors un
profond rire de gorge.
— Juste ciel ! Quel rebondissement.
Ne se sentant plus du tout intimidé par Simon, Jeremy osa le regarder
droit dans les yeux.
— Finalement, je ne vais pas avoir besoin de vous tuer. Une mort bien
plus cruelle vous attend. Quand j’aurai parlé au capitaine des Dragons, et
que vous aurez été pendu pour traîtrise, je pourrai tranquillement rentrer à
Londres. Ils pourraient peut-être même vous pendre tous les deux côte à
côte. Auquel cas, cela vaudrait la peine de suspendre mon retour de
quelques jours, si vous me pardonnez ce mauvais jeu de mots.
Il rit, très fier de sa plaisanterie de mauvais goût.

D’humeur belliqueuse, Simon esquissa un geste, mais il s’immobilisa


dès qu’Henrietta posa la main sur son bras, devinant que celle-ci redoutait
de le voir se faire tuer.
Une lueur de défi s’alluma aussitôt dans le regard de Jeremy, comme
s’il attendait ce moment avec impatience.
— Si vous tentez quoi que ce soit, je vous fais exploser la tête.
— Arrêtez ! cria Henrietta.
— Et vous aimeriez ça, n’est-ce pas, Lucas ? dit froidement Simon.
Mais je n’ai pas l’intention de vous laisser me tuer, et de vous laisser ainsi
le champ libre pour ramener Miss Brody à Londres.
— Je vous ai dit que je n’avais aucune intention de la ramener.
Il resta songeur quelques instants, et Simon comprit qu’un autre plan
commençait à se former dans son esprit.
— Cependant, reprit Jeremy, je pense que les Redcoats apprécieraient
sans doute de savoir que son père a été pendu pour trahison et actes
séditieux à l’encontre du roi. Ça pourrait être intéressant d’entendre ce
qu’elle a à dire pour sa défense. Et, comme les Anglais sont très affairés à
traquer les rebelles évadés, je doute qu’ils prennent le temps de l’écouter, et
plus encore qu’ils la croient innocente.

Jeremy perçut un léger mouvement. Tout entier fixé sur Simon, il


n’avait pas prêté attention au vieil homme. Et voilà que celui-ci se déplaçait
sur le côté, les yeux rivés sur le pistolet que Simon avait déposé à terre.
Aussitôt, Jeremy braqua son arme sur Matthew Brody. Simon en profita
pour sortir l’arme dissimulée dans sa ceinture. Il ne lui fallut qu’une
seconde pour basculer le mécanisme de mise à feu et tirer.
Du sang jaillit du torse de Jeremy. Saisi de convulsions, il eut un
étrange sourire tandis qu’il tournait les yeux vers Henrietta. Cette dernière,
encore surprise de ce qui venait de se passer, et de la rapidité avec laquelle
Simon avait réagi, eut soudain l’impression de regarder la mort en face.
— Non ! cria-t-elle, en ayant l’impression que son cœur allait s’arrêter
tant elle était terrorisée.
Mais Simon se jeta en avant, et repoussa le bras de Jeremy. Un coup
partit, et la balle alla se ficher dans le plafond.
Jeremy se mit à tanguer, baissa les yeux vers le devant de sa chemise,
où la tache rouge s’élargissait, telle une rose en pleine floraison. Puis il
tomba à genoux, et chercha Henrietta des yeux.
— J’aurais dû… vous tuer… avant que vous ne quittiez Londres.
Vous… Vous…
Il tomba face contre terre et rendit son dernier soupir.
Ne parvenant pas à réaliser ce qui venait de se passer, Henrietta resta
figée tandis que son oncle se penchait sur le mort. Simon la rejoignit
aussitôt et l’attira contre lui.
— C’est fini, murmura-t-il, la bouche contre son oreille. Il ne peut plus
vous faire de mal.
— J’étais persuadée qu’il allait me tuer, dit-elle d’une voix tremblante.
— Vous n’avez plus rien à craindre désormais, dit Simon, d’une voix
apaisante. Son intention était de nous tuer tous les trois, et il l’a payé de sa
vie.
— J’ai su qu’il s’agissait de Lucas à la minute où j’ai posé les yeux sur
lui, murmura Matthew.
Il se redressa et regarda tour à tour Henrietta et Simon, d’un air anxieux.
— L’un d’entre vous est-il blessé ?
— Non, répondit Simon. Mais cela aurait pu se produire si vous n’aviez
pas eu la présence d’esprit de détourner son attention comme vous l’avez
fait.
— Je savais déjà qu’il n’avait pas eu le moindre scrupule à tuer sa tante
et son oncle, ainsi que le cocher de ces derniers, dit Henrietta. Mais j’ai eu
de la peine à croire qu’il avait également tué Me Goodwin.
— Nous l’avons tous entendu confesser ce crime, dit Simon. Il nous a
également appris que Braithwaite avait accepté de devenir son complice.
Dans son cas, je ne doute pas que la justice fera son œuvre.
Encore fragilisée par les événements, Henrietta prit une profonde
inspiration et rassembla tout son courage pour ne pas laisser libre cours aux
larmes qui lui brûlaient les yeux.
— Qu’allons-nous faire de lui ? demanda-t-elle, d’une toute petite voix.
— L’enterrer, répondit Simon avec dédain.
Matthew hocha la tête en signe d’approbation.
— C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Mais je vais l’emmener à
Inverness dans la matinée. J’aviserai un responsable des Redcoats, et lui
raconterai qu’il errait sur la lande, et qu’il a menacé de me tuer si je ne lui
donnais pas mon cheval et de l’argent. Je doute qu’ils perdront du temps à
essayer de découvrir son identité. Pour eux, il viendra tout simplement
grossir le lot des rebelles ayant fui Culloden Field.
— Mais ce n’est pas le cas, protesta Henrietta.
— Cela vaut mieux pour nous qu’ils le croient, répliqua posément
Matthew.

Deux jours plus tard, Matthew avait emmené le cadavre de Jeremy à


Inverness.
Quittant son lit, Henrietta se dirigea vers la fenêtre, et vit Simon qui
observait la lande. Jetant un châle sur ses épaules, elle quitta la maison et le
rejoignit.
Tandis qu’elle observait son visage aux traits forts, il lui sembla soudain
qu’elle regardait un autre homme, un homme qu’elle ne connaissait pas. À
quoi cela était-il dû ? Le pli amer de sa bouche ? Une certaine désillusion
dans le regard ? Ou bien quelque chose de distant dans son attitude
générale ? On aurait dit qu’il s’était soudain replié dans un autre monde.
— Il semblerait que vous soyez en pleine réflexion, Simon.
Sans prendre la peine de tourner les yeux vers elle, il hocha la tête.
Le silence retomba entre eux, occasionnellement brisé par le cri d’un
oiseau.
Henrietta luttait pour apaiser les battements frénétiques de son cœur. Il
lui semblait que le temps s’était soudain rafraîchi, alors que le vent était
retombé. Elle réalisa alors que la sensation de froid était en elle. Elle se
propageait depuis la gangue de glace qui encerclait son cœur.
— Vous allez partir, n’est-ce pas, Simon ? demanda-t-elle, au bout d’un
moment.
Il avait pris sa décision. Elle le voyait dans son visage assombri, où se
mêlaient résignation et détermination. Il y avait sur ses traits de la tristesse
et des regrets, mais on devinait également qu’il n’avait plus le temps à
présent de faire du sentimentalisme.
— Oui, je le dois. J’ai déjà perdu assez de temps.
Elle eut un petit rire amer.
— Oui, vous avez raison, vous avez perdu beaucoup trop de temps.
Perçut-il sa rancœur ? D’un geste brusque, il lui prit le bras et l’attira
contre lui.
— Henrietta, pourquoi dites-vous cela ? Vous saviez très bien depuis le
début que je ne pourrais pas rester ici indéfiniment. Tant que je n’aurai pas
quitté l’Écosse et découvert ce qui se passe, je ne m’appartiendrai pas. Il est
vrai que j’ai perdu du temps au regard de mon pays, qui souffre toujours.
Nous savions que ce moment viendrait. Nous étions d’accord sur la
nécessité de mon départ. Vous ne l’avez pas oublié, n’est-ce pas ?
— Non.
Henrietta s’était refusée à penser que ce jour viendrait. Tout en sachant
qu’ils n’avaient pas d’avenir ensemble, elle avait espéré un miracle.
Elle resta immobile, sentant son cœur se briser, sa vision se brouiller,
tandis que le vent sifflait lugubrement à ses oreilles.
Simon lui sourit alors, et la regarda avec une grande tendresse. Puis son
sourire s’évanouit, et il porta à nouveau son regard sur la lande et sur les
collines qui la bordaient. Pour le moment, le soleil les éclairait, mais
Henrietta ressentirait leur présence comme une menace dès que la nuit
tomberait.
Se plaçant derrière elle, il noua les bras autour de sa taille.
Ils restèrent longtemps silencieux tandis que la journée s’étirait. Tout
était calme, et elle n’entendait plus que la respiration de Simon proche de
son oreille.
— Quand ?
— Ce soir.
— Si vite ?

Plus tard, quand le cheval fut sellé et qu’il ne resta plus rien d’autre à
faire que se dire au revoir, Simon observa le visage livide d’Henrietta et ses
grands yeux assombris par l’appréhension. Il la prit alors dans ses bras et
déposa un baiser sur son front.
— Nous devons y faire face, Henrietta.
Sa voix s’amenuisa jusqu’au murmure, et ses bras se refermèrent autour
d’elle.
— Si vous attendez un enfant, ce sera peut-être tout ce qu’il restera de
moi. Je vous demande de faire en sorte qu’il ne lui arrive rien. Je vais vous
donner l’adresse où ma mère réside à Paris. Allez la voir. Me le promettez-
vous ?
Il ne fut pas possible à Henrietta de répondre tout de suite, tant les
larmes lui obstruaient la gorge. Elle reprit son souffle, sachant qu’elle
devait être forte pour tous les deux. Finalement, elle dit :
— Il n’y a pas d’enfant, Simon, ce qui est aussi bien.
S’arrachant à ses bras, elle recula de quelques pas et leva la tête vers lui.
— Rien n’a changé, dit-elle. À cause de ce que vous êtes, nous ne
pouvons pas être ensemble.
— Mais si, bien sûr. À condition que je survive à cela. Soyez honnête
avec vous-même et admettez-le. Nous sommes pris dans quelque chose qui
ne peut aisément s’effacer, et je sais que ni la distance ni le temps
n’affaibliront nos sentiments.
Henrietta secoua la tête avec une infinie tristesse.
— Je n’oublierai jamais la souffrance que mon père nous a causée à ma
mère et à moi, en raison de son entêtement à soutenir cette vaine cause
Stuart. Et vous faites preuve de la même obstination. Je ne peux pas et ne
veux pas vivre de cette façon. De toute façon, ma vie est à Londres.
— Et qu’allez-vous y faire, Henriette ? Devenir une adepte des
réceptions mondaines, et épouser un beau célibataire incapable de vous
résister ?
— Probablement. Mais, j’avoue que je n’ai guère eu le temps d’y
penser. Je dois d’abord rencontrer Christopher Goodwin et lui apprendre ce
que Jeremy à fait à son père, puis je mettrai mes affaires en ordre.

Simon l’observait sans relâche, la mâchoire crispée et les lèvres pincées.


Fouillant les profondeurs émeraude des yeux de cette jeune et fière beauté,
il résolut de tout faire pour l’empêcher de mener cette vie qu’elle avait
prévue, et où il n’y avait pas de place pour lui. L’idée qu’elle puisse épouser
un autre homme le dévastait.
— Regardez-moi.
Il lui prit le menton entre le pouce et l’index et l’obligea à lever le
menton. Elle résista quelques instants puis elle redressa la tête et le regarda
droit dans les yeux.
— Faites comme vous voulez, Henrietta, si vous pensez que ça vous
aidera à vous sentir mieux. Mais, je sais que nous nous aimons et, quoi que
vous disiez, nous sommes destinés l’un à l’autre.
— Parce que nous avons fait l’amour, vous vous êtes imaginé que nous
allions nous marier. Mais je ne conçois pas les choses de la même manière.
— Je sais ce que vous ressentez quand vous êtes dans mes bras. Je l’ai
vu dans vos yeux, et j’ai senti comment vous réagissiez quand nous faisions
l’amour. Aussi, je suis certain que vous faites erreur si vous pensez pouvoir
me regarder partir et m’oublier.
— Je ne souhaite nullement m’opposer à vous, Simon, mais il ne peut
pas en être autrement. Comment pourrions-nous vivre ensemble si vous
continuez à soutenir Charles Stuart, et à le suivre partout ?
La colère s’ajouta à l’amertume de Simon. Il savait que la haine
qu’éprouvait Henrietta à l’encontre des Jacobites relevait presque du
fanatisme, mais il avait espéré que cela n’affecterait pas ce qu’elle ressentait
pour lui.
Il lui saisit les avant-bras avec rudesse.
— Vous devez me faire confiance, Henrietta.
— Comment le pourrais-je ? s’écria-t-elle, en se libérant. Je ne vous
connais même pas. Vous ne semblez pas vous rendre compte que vous me
demandez, en devenant votre femme, de partager un mode de vie que je
réprouve.
— Vous ne comprenez pas que j’ai un devoir à accomplir.
— Et qui vous importe apparemment bien plus que moi, répliqua-t-elle,
les larmes aux yeux.
— Non !
Il tendit la main vers elle, mais Henrietta recula pour se placer hors de
sa portée.
— Henrietta, vous êtes pour moi ce qu’il y a de plus précieux au monde,
et votre sécurité est la seule chose qui m’importe.
Elle secoua la tête.
— Je crois que vous devriez y aller, car il me semble que nous ne
tomberons jamais d’accord.
Simon s’écarta et dévisagea longuement Henrietta.
Pour la première fois de sa vie, il découvrit qu’il commençait à ressentir
de l’amertume à l’égard de la cause Stuart. Après tout ce qu’Henrietta avait
vécu avec son père, ce n’était pas juste de lui demander de s’impliquer à
nouveau dans cette histoire.
Mais cependant il ne s’imaginait pas se dérober à son devoir. C’était
trop profondément enraciné en lui.
Peut-être n’aurait-il pas dû lui faire une cour aussi insistante. Peut-être
aurait-il dû lui épargner tout cela…
Et en même temps il ne pouvait imaginer sa vie sans sa ravissante
Henrietta. Elle était pour lui ce qu’il y avait de plus important au monde. Et
parce qu’il l’aimait, il ne lui imposerait pas de partager sa vie tant qu’il
resterait un fugitif.
Finalement, il lui adressa un bref signe de tête.
— Très bien. J’accepte ce que vous dites. Je n’argumenterai pas avec
vous sur ce point. Je ne possède pas toutes les réponses, et il est trop tôt
pour connaître les répercussions que notre défaite à Culloden aura sur la
cause. Peut-être le conflit se poursuivra-t-il.
— J’espère sincèrement que ce ne sera pas le cas.
— J’ai bien conscience d’être égoïste. Je ne peux pas être gagnant sur
tous les tableaux. Tout bien considéré, je pense que vous serez mieux sans
moi. Pour le moment, je n’ai rien à vous offrir. Je n’ai pas le droit de vous
demander de partager la vie d’un fugitif.
Henrietta perçut l’angoisse qui sous-tendait les paroles de Simon, et elle
s’en émut. Mais elle ne pouvait cependant accepter sa dévotion au prince
Charles et à l’obsession qu’avait ce dernier de reprendre le trône de son
père.
— Je suis désolée qu’il en soit ainsi, mais je ne peux pas…
— Je comprends. Et j’aurais sincèrement préféré ne pas avoir à vous
quitter. D’une certaine façon, quoi qu’il arrive, je ne serai jamais libéré de
vous. Je ne vous écrirai pas, ce serait trop dangereux. Mais sachez que je
vous aime, Henrietta. Je ne vous oublierai jamais, je ne cesserai jamais de
vous aimer. Cependant, si vous me laissez partir sans me donner le moindre
espoir, je ne reviendrai pas. Croyez-moi, je ne suis pas homme à supplier.
— Arrêtez ! s’écria-t-elle, d’un ton désemparé. Ne me faites pas de
chantage, Simon.
Le visage de l’homme qu’elle aimait se radoucit.
— Ce n’est pas du chantage, Henrietta. Je pense ce que je dis. Mais je
voudrais un baiser à emporter en souvenir, pour me tenir chaud lors des
froides nuits à venir.
Simon se pencha pour l’embrasser et, malgré ses résolutions, elle
s’accrocha à lui.
Tout à coup, il était à nouveau l’amant passionné qu’elle avait appris à
connaître. Les bras de Simon s’étaient refermés autour d’elle, et son souffle
était chaud sur son visage, mais elle ne lui rendit pas son baiser. Quelque
chose en elle demeurait figé.
Quand il ôta les mains qu’elle avait passées autour de son cou, en un
geste instinctif, elle tint ses bras raides le long de son corps.
Apercevant Matthew sur le seuil du cottage, Simon se dirigea vers lui et
s’inclina cérémonieusement.
— Je suis à jamais votre obligé, dit-il d’un ton grave.
Matthew lui offrit sa main sans réserve.
— Ne vous inquiétez pas pour Henrietta. Je veillerai sur elle.
Baissant la voix pour n’être entendu que de Simon, il ajouta :
— Essayez de revenir. Elle en vaut la peine et le mérite.
— Je le sais depuis longtemps. Mais votre nièce est têtue, bien plus
inflexible que je ne l’aurais pensé.
— Ah, mais l’amour déplace des montagnes et change même les
personnes les plus obstinées.
Chevauchant le poney Highland de Matthew, dont ce dernier n’avait
plus l’usage puisqu’il s’apprêtait à partir pour Londres, Simon s’en alla,
après un dernier signe de la main.
Le cœur brisé, Henrietta le regarda s’éloigner. Puis, les yeux brouillés
de larmes, elle amorça une retraite vers le cottage, en s’efforçant de
conserver devant son oncle une attitude suffisamment digne.
Dès qu’elle eut regagné sa chambre, elle se pelotonna dans un fauteuil,
submergée par une vague de désespoir.
Comment allait-elle pouvoir continuer à aller de l’avant ? Il serait aussi
bien qu’elle meure.
Pendant un moment, elle se demanda même si elle n’était pas déjà
morte, car l’enfer ne pourrait pas être pire que d’affronter la vie en sachant
que tout espoir de bonheur avec Simon était anéanti à jamais.
Combien de temps resta-t-elle là ? Elle n’aurait su le dire.
Quand elle eut épuisé ses larmes, elle voulut se lever, mais son corps,
comme doté d’une volonté propre, refusait de bouger.
Finalement, elle parvint à quitter son fauteuil et alla se passer de l’eau
fraîche sur le visage. Puis elle partit à la recherche de son oncle, et le trouva
sur la lande.
Lorsque Henrietta s’approcha de Matthew, le vieil homme passa
gentiment un bras autour de ses épaules.
— Pensez-vous que je le reverrai ? demanda-t-elle. Je souhaite
tellement être avec lui, mais…
— Mais il y a trop de divergences entre vous, termina son oncle. Le
conseil que je peux te donner, c’est de mettre de côté ce que ton père vous a
fait subir à ta mère et à toi. Tu dois passer à autre chose et aller de l’avant,
Henrietta. Le fait de trop regarder en arrière te rend aveugle au présent. À
supposer que Simon parvienne à échapper aux Redcoats, et réussisse à
gagner la France, je pense qu’il t’écrira, même s’il a prétendu le contraire,
pour te faire savoir qu’il est sain et sauf. Aussi, je te demande de prendre
soin de toi. Veux-tu mourir avant de pouvoir laisser libre cours à votre
amour au grand jour ?
Matthew s’était exprimé avec un tel air de chagrin et de regrets
qu’Henrietta sentit à nouveau les larmes lui monter aux yeux. Déjà,
l’instinct de vie reprenait le dessus, l’exhortant à poursuivre le but qui
primait pour le moment.
— Comment le savez-vous ? demanda-t-elle à son oncle.
— Je m’en suis rendu compte dès le premier jour où je vous ai vus
ensemble. Il t’aime. Toi aussi. Et je n’ai pas le droit d’interférer dans vos
vies.
Il lui pressa l’épaule d’un geste d’encouragement.
— Tout s’arrangera, tu verras.

Simon prit la route la plus directe vers la côte ouest, contournant les
lochs, suivant des chemins truffés d’embûches à travers des marécages, et
traversant des forêts infestées de hors-la-loi.
Torturé par l’épuisement, les crampes et la douleur de sa blessure au
torse, il s’en réjouissait néanmoins car cela l’empêchait de penser à
Henrietta. La sensation de perte était encore fraîche, et laissait en lui un
vide atroce.
Plus d’une fois, il faillit croiser des Redcoats, qui menaient des battues à
travers les forêts, et parvint à leur échapper grâce à la vivacité de ses
réactions.
En entrant dans les Highlands de l’Ouest, à Fort Augustus, il rencontra
des Jacobites qui faisaient route vers la France, et continua le voyage avec
eux.
Ils embarquèrent pour les Hébrides, où Simon retrouva le prince
Charles. Poursuivis par les soutiens du gouvernement, et les fermiers locaux
qui espéraient toucher la prime de trente mille livres en livrant le prince aux
autorités, ils passèrent d’une île à l’autre.
Finalement, une frégate française leur permit de quitter l’Écosse pour la
France, où ils accostèrent en septembre 1746.

Dans la lumière grise et balayée de pluie d’une morose fin de journée,


Henrietta et son oncle arrivèrent à Whitegates.
Elle avait le moral en berne, et cet état d’esprit se retrouvait chez tous
ceux qui s’étaient rassemblés sous la bannière du prince Charles.
Culloden était dans toutes les mémoires. La rapide et sanglante défaite
les avait tous démoralisés. La cause des Stuarts était désormais perdue.
Les domaines des lords et des chefs de clan qui avaient soutenu la
rébellion jacobite avaient été saisis, et le tartan des Highlands avait été
banni dans toute l’Écosse.
Quel étonnement ce fut pour Henrietta, quand elle franchit la porte
d’entrée, de constater que rien dans la maison ne semblait avoir changé. Les
domestiques, qui avaient tenu à lui souhaiter la bienvenue, étaient tous
rassemblés dans le hall, et cette vision lui fut d’un grand réconfort.
— Pardonnez ma surprise, dit-elle à Coleman, qui était déjà majordome
à Whitegates bien avant qu’elle ne vienne y vivre, mais je pensais retrouver
une maison vide.
— Pas du tout, miss Brody. Lorsque Mr Lucas a quitté Londres, il a
précisé qu’il prendrait le contrôle complet des affaires de son oncle à son
retour. En attendant, nous devions nous adresser à Me Braithwaite s’il se
passait quelque chose.
— Je vois. Eh bien, j’ai le regret de vous apprendre que Mr Lucas a été
victime d’un accident fatal en Écosse. Quant à Me Braithwaite, vous devez
savoir que le baron Lucas avait changé de notaire douze mois avant son
décès. Il a rédigé un nouveau testament, qui me laissait tout, au cas où son
épouse ne lui survivrait pas. Si Me Braithwaite venait à se présenter, il va
sans dire que vous lui refuseriez l’entrée. Et maintenant…
Se tournant avec un sourire vers Matthew, elle ajouta :
— Je voudrais vous présenter mon oncle, Matthew Brody. Il va
séjourner un moment avec nous. Je voudrais donc que vous lui fassiez
préparer une chambre. En attendant, des rafraîchissements seraient les
bienvenus.
Henrietta s’apprêtait à se diriger vers le salon, quand elle fut alertée par
un curieux regard qui passait de domestique en domestique.
Elle marqua une pause, le front plissé par une interrogation inquiète.
— Que se passe-t-il ?
N’obtenant pas de réponse, elle tourna la tête vers Rose, qui ne la
quittait plus d’une semelle depuis son arrivée.
— Rose ? Allez-vous me dire pourquoi tout le monde semble aussi
nerveux ?
— C’est la femme de Mr Lucas, Miss Henrietta. Elle vit ici depuis qu’il
est parti.
Henrietta n’en fut guère étonnée.
— Je vois.
Elle reprit son souffle, et s’arma de courage.
— Eh bien, je vais aller lui parler.
— Elle n’est pas là pour le moment. Je crois qu’elle avait un
engagement théâtral.
— Dans ce cas, nous aurons une discussion à son retour. Et si elle rentre
vraiment tard, eh bien, cela pourra attendre demain matin.
Elle se tourna vers son oncle, et lui fit signe de la suivre au salon.
— Nous devons voir Me Goodwin le plus tôt possible demain matin, dit
Matthew. Il n’y a pas une minute à perdre.
— J’en suis consciente, mais je dois d’abord m’occuper de Claudia.

Grâce à la sincérité et à la chaleur de l’accueil des domestiques,


Henrietta était heureuse d’être de retour chez elle.
Cette opinion dura jusqu’au retour de Claudia, tard dans la nuit. Il suffit
en effet d’un seul regard à la femme de Jeremy, qui portait trop de
maquillage et de bijoux, pour que sa bonne humeur retombe.
Prévenue par Coleman du retour d’Henrietta, Claudia se tenait sur le
seuil du salon, les bras croisés en une attitude hostile, le visage écarlate et
les yeux étincelants de fureur.
— Alors comme ça, vous êtes de retour ! s’exclama-t-elle, d’une voix
vulgaire où transparaissait un accent des faubourgs qu’elle ne faisait plus
l’effort de gommer.
— Comme vous le voyez, répondit sèchement Henrietta. J’aurais aimé
rentrer plus tôt, mais divers contretemps m’en ont empêchée.
En regardant Claudia avancer dans la pièce d’une démarche mal
assurée, Henrietta se demanda si elle avait bu.
— Peut-être devriez-vous vous asseoir, suggéra-t-elle.
— Je n’ai aucune envie de m’asseoir avec vous.
Claudia se mit soudain à tanguer et s’agrippa au dossier d’un fauteuil
pour ne pas perdre l’équilibre.
Henrietta s’inquiéta.
— Vous ne vous sentez pas bien ?
— Je suis ivre, mais je me sens bien. Très bien, même. Et je serai
encore mieux quand vous serez partie.
— Mais je n’ai pas l’intention de partir.
Claudia se déchaîna.
— Vous n’avez rien à faire ici, espèce de sorcière écossaise. J’ai vu dans
votre jeu depuis le début. Cette façon que vous avez eue de vous immiscer
dans la famille… Jeremy aussi a très bien compris quel genre de personne
vous étiez.
Henrietta soupira d’agacement.
— Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, Claudia, vos paroles ne
m’atteignent pas. Cette maison m’appartient, ainsi que vous le savez. Je ne
perdrai pas mon temps à en dire davantage puisque vous connaissez
parfaitement la situation.
Claudia ne chercha pas à nier.
— Jeremy a découvert que son oncle lui avait fait une entourloupe
quand Goodwin s’est présenté ici. C’est pour ça qu’il est parti en Écosse. Il
voulait récupérer la copie du testament et la détruire. A-t-il réussi à vous
retrouver ?
— Oh oui. Je dois dire que votre mari avait le flair d’un chien de
chasse.
Les yeux de Claudia s’étrécirent de façon suspicieuse.
— Avait ?
— Jeremy est mort.
Claudia ne sembla pas comprendre tout de suite. Puis elle ouvrit de
grands yeux affolés.
— Mort ? Mais ce n’est pas possible. Vous mentez. Il ne peut pas être
mort.
— Je vous assure qu’il l’est tout à fait. On lui a tiré dessus. Entre les
troupes gouvernementales et les Highlanders qui ne demandent qu’à en
découdre, l’Écosse est en plein chaos. Il a mal choisi son moment pour s’y
aventurer.
— Vous l’avez tué !
Les yeux de Claudia débordaient de haine.
— Maudite soyez-vous ! Je vais vous dénoncer.
— À votre place, je ne ferais pas ça. Et ce n’est pas moi qui ai tiré sur
lui. De toute façon, il méritait ce qui lui est arrivé. Après tout, il a tué quatre
personnes de sang-froid.
— De quoi parlez-vous ?
— Je sais que Jeremy a tué son oncle et sa tante, sans oublier leur
cocher. Et plus tard Me Goodwin, le notaire du baron Lucas. Avant de
mourir, votre mari a confessé ses crimes devant moi-même, mon oncle, et
une autre personne. Tous deux peuvent en témoigner.
Ce disant, Henrietta pria pour que Simon survive.
Claudia devint livide.
— Jeremy n’aurait jamais fait cela.
— Bien sûr que si, et vous le savez. Quant à moi, j’ai l’intention de
parler aux autorités dès demain. C’est pourquoi, si vous ne souhaitez pas
être impliquée, je vous conseille de quitter cette maison sur-le-champ.

Claudia s’exhorta à ne pas céder à la panique.


Si elle tardait à quitter la maison, elle risquait fort de se retrouver au
bout d’une corde.
À cet instant, les éventuels sentiments de tendresse qu’elle aurait pu
éprouver pour son mari disparurent.
Elle le maudit même de s’être fait tuer, d’avoir tout fait de travers,
précisément au moment où elle commençait à apprécier de vivre dans le
luxe.
— Je vais aller faire mes bagages et demander à Coleman de faire
avancer la calèche. J’ai des amis chez qui aller.

Henrietta attendit avec impatience que les semaines s’écoulent, tandis


que son oncle écrivait lettre après lettre à l’intention de son vaste cercle
d’amis en France, pour leur demander s’ils auraient, par hasard, des
nouvelles de Jacobites réfugiés dans leur pays.
Au début, les amis de Matthew répondirent tous la même chose : ils
n’avaient entendu parler de rien.
Et Henrietta continua à attendre, incapable de penser à autre chose.
Sans relâche, le manque de Simon se rappelait à elle, se transformant en
désespoir quand elle songeait qu’elle ne le reverrait peut-être jamais. Elle se
rappelait avec une douloureuse acuité chaque petit détail de sa
physionomie : le bleu profond de ses yeux, la souple ondulation de ses
cheveux sombres, la séduisante fossette au menton, la douceur de sa peau…
Et comment aurait-elle pu oublier le timbre chaleureux de sa voix, la
sensation de ses mains sur elle, la fièvre de leurs étreintes…
Elle ne tenait pas en place, attendant désespérément d’apprendre qu’il
était arrivé en France sain et sauf.
Finalement, son souhait fut exaucé. Début octobre, un ami de son oncle
lui écrivit que Lord Simon Tremain faisait partie des gentlemen
accompagnant Charles Stuart.

Matthew observait sa nièce, s’inquiétait pour elle. Depuis qu’elle avait


appris que Simon était en vie, jamais elle ne parlait de lui. Elle était
souriante, sa conversation était animée, mais il trouvait sa joie de vivre
exagérée et factice. En d’autres circonstances, il aurait pu songer que c’était
bon signe, mais il devinait qu’elle cherchait tout simplement à se cacher la
vérité.
— Tu as l’air fatigué, ma chérie, dit-il un soir au cours du dîner. Tu
devrais aller te reposer.
Elle lui lança un regard absent.
— Plus tard.
— Ton cœur n’est pas ici, Henrietta, dit-il en s’essuyant délicatement
les lèvres dans sa serviette, qu’il reposa sur la table. Il est en France, avec
Lord Tremain.
Elle soupira.
— Vous avez raison. Je ne peux m’empêcher de songer à lui. Que dois-
je faire ?
— Vendre Whitegates, pour commencer.
— Vendre Whitegates ?
Henrietta parut horrifiée par une telle suggestion.
— Mais je ne peux pas faire ça !
— Penses-y, ma chérie. Il n’y a plus rien pour toi ici.
— Ce n’est pas une raison pour vendre la maison.
— Bien sûr que si. Tourne la page une bonne fois pour toutes. Tu aimes
Simon. N’est-ce pas pour toi une raison suffisante ?
Henrietta ne répondit pas, mais son expression en apprit à Matthew plus
que des mots.
Il tendit une main à sa nièce chérie et, quand il parla, sa voix vibra de
tristesse à l’idée de la perdre bientôt. Pourtant, il dit ce qu’il estimait être
juste et vrai.
— Lord Tremain est un homme bien, Henrietta. Je le crois sincèrement.
— Est-ce vrai, oncle Matthew ? Même s’il est un Jacobite ?
Il hocha la tête.
— Assurément, ma petite fille. Il ne te fera pas de mal, Henrietta, car tu
sais te défendre. Tu as du courage, le sens de la repartie, tu es forte… Ton
père t’a fait souffrir, je le sais, mais ce n’était pas délibéré. Il a suivi ce que
lui dictait sa conscience. Nous n’avions pas les mêmes convictions, mais je
l’admirais de rester fidèle à ce en quoi il croyait. Quant à toi, je l’ai dit et le
répète, ta place n’est pas ici. Va en France. Prends cette décision, et sois-en
fière.
— J’ai dit à Simon que nous ne pourrions jamais être ensemble.
— La cause est perdue. Maintenant, ceux qui ont suivi Charles Stuart en
sont réduits à essayer de survivre. Je pense que tu t’imposes de souffrir pour
rien. Peux-tu vraiment oublier cet homme qui t’aime et qui a besoin de toi
autant que toi tu as besoin de lui ? Si tu fais cela, tu passeras le reste de ta
vie à te haïr, et à te reprocher d’avoir eu peur de saisir ta chance. Vous êtes
faits pour être ensemble. J’en suis persuadé.

Henrietta était étendue sur son lit, dans la pénombre. La nuit était
silencieuse et humide. En entendant la pendule sonner 2 heures, elle se leva
et alla à la fenêtre.
La lune et les étoiles illuminaient le jardin, qu’elle observa d’un regard
absent.
Depuis le départ de Simon, elle avait été incapable d’apaiser la
confusion qui régnait dans son esprit, de calmer la tempête d’émotions que
Simon avait éveillée en elle.
Il lui avait fait connaître le désir et le plaisir, lui avait appris à ressentir,
mais il l’avait aussi mise en colère, et l’avait obligée à penser et penser
encore. Lorsqu’il était parti, il avait laissé un vide dans sa vie que rien ni
personne ne pouvait combler.
Avec un soupir, elle se retourna et observa la chambre, notant les
ravissants objets qu’elle chérissait depuis des années. Mais il s’agissait de
possessions matérielles et, bien qu’elle eût tendrement aimé ses tuteurs, elle
ne pouvait s’empêcher de penser que cette maison ne lui appartenait pas.
Tout cela n’avait aucune valeur, comparé à Simon. Cet homme qu’elle
aimait. Cet homme irremplaçable. Cet homme qui signifiait tout pour elle.
Elle le voulait, songea-t-elle avec désespoir.
Pourquoi n’avait-elle pas réalisé plus tôt la profondeur de son amour
pour lui ?
Pourquoi n’était-elle pas partie avec lui ?
Elle était tellement aveuglée par ses ressentiments, tellement déterminée
à ne pas être mêlée à la rébellion, qu’elle avait perdu l’homme qu’elle
aimait.

Après une nuit sans sommeil, incapable d’ignorer plus longtemps le


message que lui adressait son cœur, Henrietta informa son oncle, durant le
petit déjeuner, qu’elle avait décidé de suivre son conseil et de mettre la
maison en vente, mais à une condition.
— Venez avec moi, oncle Matthew. Je parle assez bien français, mais je
ne crois pas que je serai capable de me débrouiller toute seule en France.
Matthew observa sa nièce avec une grande tendresse.
Jamais elle ne saurait combien il avait été heureux de la voir, le jour où
elle s’était présentée au cottage, comme surgie de nulle part. Et, bien qu’elle
fût de son sang, il était saisi d’étonnement et de bonheur à chaque fois qu’il
la regardait. Henrietta était comme un grand soleil réchauffant tout sur son
passage après de longues journées d’hiver. Elle était arrivée dans sa vie à un
moment où, malade de solitude, il sombrait dans une profonde morosité et
n’attendait plus que la mort. Cette chère petite l’avait sorti du marasme
mental où il avait fini par se complaire, et l’avait ramené à la vie.
— Crois-tu que je t’aurais laissée y aller seule ? La France me manque
depuis un moment mais, avec tous ces tracas, je ne pensais pas pouvoir y
retourner de sitôt.
Il s’inquiéta en la voyant pensive.
— Qu’y a-t-il, mon enfant ? C’est une immense étape que tu t’apprêtes
à franchir, et il est normal que tu éprouves de l’appréhension.
— Imaginez que je vende la maison, et que je découvre que Simon ne
veut pas de moi. Que deviendrai-je alors ?
— Si cela devait se produire, ma chère petite, alors nous partirions tous
les deux en voyage à travers l’Europe. Tu es à présent une jeune femme
fortunée, ne l’oublie pas. Quant à moi, je serais ravi de te faire voir tout ce
que j’ai découvert dans ma jeunesse : Venise, Rome, Vérone… pour ne citer
que quelques-unes des merveilleuses cités d’art et de culture qui regorgent
sur ce continent.
— C’est une idée. Mais, où allons-nous demeurer quand nous serons à
Paris ?
— Laisse-moi m’en occuper. Je vais prendre contact avec un très cher
ami à moi, Armand de Valeze. Cela fait longtemps qu’il insiste pour que je
lui rende à nouveau visite. Quant à Simon, n’aie nulle crainte. Il ne te
tournera pas le dos. Il t’aime. De cela, tu peux être sûre. Lui écriras-tu pour
lui faire part de tes intentions ?
Un sourire malicieux étira les lèvres d’Henrietta.
— Oh ! non ! Je veux lui faire la surprise.
Chapitre 10

Henrietta regarda la côte française grossir et se rapprocher.


Des vagues frangées d’écume blanche venaient heurter la coque du
bateau, le faisant tanguer, et elle s’agrippait au bastingage tandis que l’air
salin lui fouettait le visage.
Bientôt, elle poserait à nouveau le pied sur la terre ferme, mais ce ne
serait pas le sol de son pays natal.
Elle avait quitté ce pays pour retrouver l’homme à qui elle avait donné
son cœur.
Avant qu’ils quittent l’Angleterre, Christopher Goodwin était venu à
Whitegates pour les informer que Me Braithwaite avait été arrêté pour
complicité dans les crimes de Jeremy Lucas.
Bien qu’il clamât haut et fort son innocence, le notaire indélicat était en
prison et attendait d’être fixé sur son sort. Il n’avait pas été accusé de
meurtre, mais il encourait une longue peine d’emprisonnement.
Après avoir annoncé aux domestiques qu’elle vendait la propriété,
Henrietta les avait aidés à trouver des situations ailleurs.
Rose, qui était sans famille, avait décidé de les accompagner et se
réjouissait de commencer une nouvelle vie en France.
Armand, l’ami d’oncle Matthew, avait tout organisé pour eux, et un
coche les attendrait à l’arrivée du bateau.
Durant la traversée, Henrietta avait beaucoup réfléchi à ce qu’elle
faisait, et se sentait complètement submergée par l’énormité de sa décision.
Pour être vraiment sûre qu’elle ne s’était pas trompée, elle avait besoin
de revoir Simon, de sentir à nouveau ses bras autour d’elle.
Le bateau accosta sans encombre dans le port de Calais. Des cordes
furent jetées et nouées pour l’arrimer, et la passerelle fut déroulée.
Le coche les attendait comme promis, et ils se mirent en route sans
délai.
Le voyage fut long et fatigant, bien qu’entrecoupé de nuitées dans des
auberges de campagne, et Henrietta fut à la fois ravie et soulagée d’arriver à
destination.
L’imposante bâtisse en pierre de taille où ils devaient loger était
précédée d’une cour pavée, fermée par de hautes grilles armoriées. Alignés
de part et d’autre du perron, les domestiques étaient sortis pour les
accueillir.
— La maison appartient à un ami d’Armand qui voyage à l’étranger,
expliqua Matthew, et dont le retour n’est pas annoncé avant au moins un an.
Elle est très bien meublée et possède tout le confort souhaitable. Et, comme
tu peux le voir, la domesticité ne manque pas. Je suis certain que tu aimeras
vivre ici.

Très vite, les invitations commencèrent à arriver, adressées pour la


plupart à Matthew, et provenant d’amis et de connaissances qui les
invitaient, lui et sa nièce, à différents événements mondains.
Henrietta s’en réjouit, songeant qu’il ne lui serait pas aussi difficile de
revoir Simon qu’elle se l’était imaginé.
Quant à Matthew, il revivait tout simplement. Entre ses rendez-vous
quotidiens avec Armand, ses retrouvailles avec de vieux amis qu’il n’avait
pas revus depuis des années, et la visite des lieux d’intérêt en compagnie de
sa nièce, le vieil homme ne tenait pas en place.
Quinze jours après leur arrivée à Paris, il revint à la maison dans un état
de grande agitation.
— Henrietta, j’ai été invité à un bal, et je voudrais que tu
m’accompagnes.
Occupée à rédiger une lettre à l’attention de Christopher Goodwin, elle
releva distraitement la tête.
— Qui y aura-t-il à ce bal ?
— Le roi, ainsi que le prince Charles, et un de ses plus proches amis, à
savoir Lord Simon Tremain.
Henrietta ressentit un soudain pincement d’excitation au creux de
l’estomac, et lança un regard interrogateur à son oncle. Ce dernier haussa
les épaules, comme s’il n’avait rien dit de particulièrement remarquable,
mais ses yeux brillaient de malice.
— Ce sera un événement de la plus grande importance, et l’occasion
idéale pour toi de te montrer, ne crois-tu pas ? Cela marquera aussi ton
entrée officielle dans la société parisienne.
Henrietta eut un soupir heureux et se cala contre le dossier de sa chaise.
— Oui, oncle Matthew. C’est parfait.
Immédiatement, elle commença à se demander ce qu’elle allait porter
pour une telle occasion. Simon ne l’avait vue que déguisée en garçon, ou
vêtue de tenues empruntées à sa mère, et plus tard dans de rustiques robes
de lainage d’habitante des Highlands.
Pour ces retrouvailles à Paris, elle voulait être éblouissante.

Vint enfin le jour tant attendu.


Après qu’Henrietta se fut baignée dans une eau parfumée au lilas, elle
s’assit devant sa coiffeuse, et Rose coiffa en chignon sa chevelure cuivrée,
qui avait à présent suffisamment repoussé pour lui permettre d’adopter une
apparence plus féminine.
S’observant dans le miroir, Henrietta tourna la tête en tout sens, et
constata avec satisfaction que cette coiffure mettait en valeur ses hautes
pommettes ciselées, faisait paraître plus grands ses yeux verts, et dégageait
son long cou à la peau d’albâtre.
Elle avait choisi sa robe avec le plus grand soin, car elle voulait que
Simon n’oublie jamais l’allure qu’elle avait cette nuit.
Une heure plus tard, elle avait fini de s’habiller.
S’étant finalement décidée pour une robe de brocart or, elle tourna
lentement devant le grand miroir en pied.
Le décolleté carré était très échancré, et le corset, rebrodé de perles. Un
châle de soie du même or était drapé sur ses épaules, et elle portait des
boucles d’oreilles et un collier de perles.
Oui, sans fausse modestie, elle devait reconnaître que le résultat était à
la hauteur de ses espérances.
— Oh ! ma chère petite, s’exclama Matthew, ébahi par l’apparence de
sa nièce. Je jure que tu es la plus belle femme que j’aie jamais vue. Tu vas
éclipser toutes les autres femmes. Les gentlemen n’auront d’yeux que pour
toi.
Elle minauda, jouant les modestes.
— Vous exagérez, oncle Matthew, dit-elle. Mais votre compliment me
va droit au cœur.

L’imposante silhouette du château situé au sud de Paris apparut enfin au


loin.
Pour Henrietta, qui avait connu à Londres des demeures plus modestes,
les somptueuses résidences et les palais parisiens étaient toujours un
enchantement.
Les unes après les autres, au rythme lent du pas des chevaux, les
calèches s’avancèrent dans la longue allée bordée de chênes.
— Le château est splendide, n’est-ce pas ? remarqua Matthew. C’est
bien que tu puisses le voir avant que la lumière du jour décline. Mais peut-
être voudras-tu, un peu plus tard, te promener dans le parc avec Simon ?
Un frisson d’impatience la traversa, et elle s’imagina au bras de Simon,
déambulant au clair de lune dans les allées et s’arrêtant dans un endroit
secret pour partager un baiser.
À la descente de la calèche, elle posa le pied sur un tapis rouge qui se
déroulait jusque sur les marches du perron.
Il y avait beaucoup d’animation dans la cour du château. Des valets en
livrées aux couleurs chatoyantes s’y mêlaient aux invités. Le roi Louis lui-
même devait être présent, mais c’était en l’honneur du prince Charles
Edward Stuart qu’était donnée la réception. Les quelque mille invités
présents se sentaient donc infiniment privilégiés.
Le hall était comme un hymne à la blancheur, avec son escalier, son sol
et ses murs de marbre immaculé, et ses statues et bustes d’albâtre.
Les vastes pièces de réception débordaient de femmes et d’hommes
vêtus à la dernière mode de Paris, et l’air était saturé de leurs parfums
capiteux et de leur poudre à perruque.
Henrietta et Matthew entrèrent dans un salon blanc et or, illuminé par
une invraisemblable quantité de chandeliers, où rires et exclamations
ponctuaient le brouhaha des voix.
L’élite de Paris et certains membres de la Cour étaient présents.
Henrietta déambula parmi eux, un sourire aux lèvres. Un orchestre jouait
dans la salle de bal adjacente, et de nombreux couples dansaient déjà.
Elle regarda autour d’elle, l’estomac légèrement noué d’appréhension.
Un groupe de gentlemen apparut à l’autre bout du salon. Soudain, le
regard d’Henrietta fut aimanté par l’un d’eux, qui se tenait légèrement à
l’écart, à côté d’une gigantesque urne débordant de fleurs.
Même à cette distance, elle n’eut aucune difficulté à reconnaître
l’imposante silhouette de Simon.
Elle dévora des yeux ses traits aristocratiques, ses yeux d’un bleu
étincelant, ses lèvres étirées par un petit sourire narquois, et sa masse
indisciplinée de cheveux sombres.
Son cœur se mit à battre à tout rompre tandis qu’elle traversait la foule,
inconsciente du radieux spectacle qu’elle offrait dans sa robe dorée, que
faisaient scintiller les chandeliers, indifférente aux murmures des hommes
qui l’observaient avec curiosité.
Autour d’elle le monde semblait avoir disparu, comme happé par un
épais brouillard, et les bruits ambiants s’étaient fondus en une rumeur
étouffée.
Débordant de joie, son cœur criait le prénom de Simon bien avant qu’il
ne franchisse ses lèvres.
Lorsque enfin il tourna la tête vers elle, il ne parut pas la reconnaître.
Elle lui adressa un sourire séducteur.
— Eh bien, m’auriez-vous déjà oubliée, Lord Tremain ?
Simon se redressa et la dévisagea, avec un mélange de surprise,
d’incrédulité et de joie. En tout cas, ce fut ainsi qu’Henrietta décrypta les
émotions qui passèrent fugitivement dans son beau regard bleu.
Puis il s’inclina cérémonieusement devant elle.
— Quelle surprise, dit-il. Je ne m’attendais certes pas à vous voir ici…
et avec cette apparence si différente. J’ai failli ne pas vous reconnaître.
Permettez-moi de vous complimenter. Vous êtes exquise, ce soir.
Totalement prise au dépourvu, Henrietta le dévisagea sans comprendre.
Alors qu’elle s’avançait vers lui, le cœur débordant d’amour et de joie,
le ton de Simon était froid et distant.
Que s’était-il passé pour qu’il se transforme en cet étranger poli mais
indifférent ?
— Merci, répondit-elle sur le même ton. Je suis également surprise de
vous voir. Et je suis soulagée de constater que vous avez pu quitter
l’Écosse. Cela n’a pas dû être facile.
— J’ai parfois pensé que je n’y arriverais pas.
On aurait dit deux inconnus échangeant des banalités pour tenter
d’agrémenter la conversation.
Henrietta réalisa qu’elle avait envie de pleurer.
Se pouvait-il que cet homme soit le même que celui qui lui avait fait
l’amour avec tant de passion ? Celui qui lui avait demandé de devenir sa
femme ?
Tandis qu’elle cherchait à dire quelque chose qui ne soit ni stupide ni
déplacé, elle avait conscience de l’insistance curieuse avec laquelle Simon
scrutait chaque détail de son visage.
Elle baissa les yeux, alors que le silence devenait inconfortable, malgré
la musique et les conversations qui bruissaient autour d’eux.
Malade de déception, et incapable de supporter plus longtemps cette
tension entre eux, elle était sur le point de s’excuser, quand elle s’avisa
qu’une personne s’approchait de lui.
— Simon, vous êtes là ! s’exclama une voix féminine haut perchée.
Vous m’avez promis une danse, vous en souvenez-vous ?
Henrietta leva les yeux et dévisagea avec le même effroi qu’une
personne voyant le diable la mince jeune femme aux yeux noisette qui les
avait rejoints.
— Si vous me permettez, Vanessa, dit Simon, en attirant la nouvelle
venue plus près de lui, j’aimerais vous présenter. Miss Henrietta Brody.
Henrietta, voici Miss Vanessa Wallace, une vieille connaissance à moi.
Henrietta parvint à masquer sa contrariété, et fit mine d’ignorer la gifle
que lui assenait le sort.
Miss Wallace était une connaissance, avait-il dit…
Elle était aussi très jolie. Un peu trop, peut-être…
— Je suis ravie de vous rencontrer, Miss Wallace, dit-elle, avec une
courtoisie forcée.
Vanessa la dévisagea d’un air soupçonneux.
— Il en va de même pour moi, dit-elle, tout aussi froidement. Êtes-vous
originaire d’Écosse ?
— Oui, bien que j’aie passé la majeure partie de ma vie à Londres.
Habitez-vous à Paris, Miss Wallace ?
— Pour le moment. Mon père était un fervent soutien du prince Charles,
et il nous est impossible de retourner en Écosse, comprenez-vous ?
— Oui. Oui, je comprends parfaitement.
— Que faites-vous à Paris ? demanda Simon.
Henrietta fit un effort pour ne pas lui laisser voir à quel point elle était
malheureuse.
— J’accompagne oncle Matthew. Nous avons décidé de voyager un
peu.
— Comment va-t-il ? Bien, j’espère.
— On ne peut mieux. Je sais qu’il serait ravi de vous revoir.
— Moi aussi. Je tâcherai d’aller le saluer un peu plus tard.
Henrietta fit un pas en arrière, et se força à sourire.
— Excusez-moi, je vous empêche de danser.
Ne daignant pas accorder un regard de plus à Simon, le cœur
bouillonnant de rage, elle tourna les talons et se mit en quête de son oncle.

Resté en retrait, Matthew n’avait pas manqué une miette des


retrouvailles de sa nièce avec Lord Tremain et, rien qu’en observant leurs
postures, il avait deviné que les choses ne se passaient pas comme prévu.
La soudaine apparition de cette beauté brune à côté de Simon avait
éveillé son inquiétude pour Henrietta.
La pauvre petite n’avait-elle pas commis une terrible erreur en décidant
de venir en France ? Si tel était le cas, il portait une part de responsabilité
dans ce qui semblait, contre toute attente, être un fiasco.

En colère et blessée par le froid rejet de Simon, Henrietta ne pouvait se


cacher la vérité : sur un plan physique, elle n’était pas davantage
indifférente à Simon qu’elle ne l’avait été six mois plus tôt.
Son cœur battait frénétiquement, comme s’il voulait s’échapper de sa
cage thoracique, et elle avait les plus grandes difficultés à respirer.
Elle parvint pourtant à donner le change, à marcher, à sourire…
Ainsi, c’était cela un chagrin d’amour ?
Comment allait-elle y survivre ?
Il le fallait, pourtant.
Peu importait la suite, elle allait devoir supporter sa douleur en silence.
Et il n’était pas question qu’elle s’apitoie sur son sort.
Simon ne voulait plus d’elle. Il venait de le lui faire comprendre très
clairement.
Mais elle était la seule responsable de cette humiliante mise au point.
Tandis qu’elle s’imaginait sottement qu’il l’attendait, il avait trouvé
quelqu’un d’autre.
Comme cela s’était déjà produit quand elle avait fui Londres et Jeremy
Lucas, elle fut saisie par cette vieille tentation de s’en aller en laissant les
ennuis derrière elle.
C’était un besoin primitif qui prenait le dessus chaque fois qu’elle était
malheureuse. Il ne s’agissait pas de lâcheté, toutefois. Elle n’avait pas peur
d’affronter l’adversité. Mais elle ressentait le besoin de dissimuler ses
sentiments aux regards trop curieux, et de suivre une cure de silence et de
solitude.
— Tout va bien, ma chérie ? demanda gentiment Matthew.
Sa colère était telle qu’elle avait le plus grand mal à réprimer les
tremblements qui l’agitaient.
— Bien sûr, prétendit-elle, avec un petit rire nerveux. Pourquoi cela
n’irait-il pas ?
— C’est bien, Henrietta. Tu ne dois pas te laisser abattre par ce qui
vient de se passer.
Il la prit par le bras, d’un geste engageant.
— Viens, je voudrais te présenter des amis qui ont exprimé le souhait de
faire ta connaissance. À moins que tu ne préfères t’éclipser.
— Je ne souhaite pas m’en aller maintenant, mon oncle. Le roi n’est pas
encore arrivé, et ce serait impoli de partir. Mais j’ai compris ce soir que j’ai
commis une erreur en venant à Paris. Il n’y a rien pour moi ici. Je crois que
j’aimerais passer à autre chose.
— Tu souhaites quitter Paris ? Mais, ma chérie, nous venons à peine
d’arriver. Et Lord Tremain…
Ce fut d’une voix glaciale qu’Henrietta répliqua :
— Je ne suis en rien concernée par Lord Tremain. Ses attentions sont
désormais dirigées ailleurs. Toutefois, je reconnais que mon souhait de
quitter Paris est lié à sa présence dans cette ville. Si vous ne voulez pas
m’emmener loin d’ici, alors je partirai seule. Je suis prête à tout pour
effacer Simon Tremain de ma vie.
Son oncle dut réaliser qu’elle pensait ce qu’elle disait car, l’effet de
surprise passé, ce fut de la fierté qu’elle lut dans ses yeux, d’ordinaire
toujours chaleureux et bienveillants.
— As-tu un pays en tête ? L’Italie, peut-être ?
— Parfait. Je vais demander à Rose de commencer à faire mes bagages
dès demain matin.
En attendant, elle allait continuer à donner le change. Même si son cœur
battait douloureusement, et qu’elle frissonnait malgré la chaleur étouffante
qui régnait dans la pièce, elle avait l’intention d’aller jusqu’au terme de
cette soirée sans se donner en spectacle. Sans laisser voir à quiconque
combien elle souffrait.

Simon n’était pas aussi indifférent à la soudaine apparition d’Henrietta à


Paris que cette dernière le pensait.
Tandis qu’il escortait Vanessa vers la piste de danse, son esprit était tout
entier occupé par la jeune femme qu’il avait laissée en Écosse.
Il avait été surpris de la revoir, et de la découvrir aussi radieuse.
Immédiatement, il s’était remémoré la joie qu’il avait ressentie quand ils
étaient devenus amants, avec une étonnante réciprocité dans la passion. Il
était rare que l’ardeur de deux amoureux soit égale. Il y en avait toujours un
des deux qui ressentait davantage de plaisir. Mais avec Henrietta, ils avaient
connu l’extase ensemble, en un exquis partage fait de respect et de
tendresse. Il rêvait de connaître cela à nouveau, et savait qu’il ne le
retrouverait avec aucune autre femme.
Que pouvait-elle bien faire à Paris ?
Lorsqu’il lui avait fait ses adieux, la façon dont elle l’avait rejeté lui
avait fait beaucoup de mal. En la retrouvant ce soir, si belle en ces lieux
splendides où elle avait toute sa place, il avait voulu à son tour la faire
souffrir comme il avait souffert.
Il lui en avait coûté de jouer l’indifférence, et il savait que cette
mascarade ne tiendrait pas longtemps s’il devait la revoir. Aussi résolut-il
de quitter Paris sitôt la soirée terminée.

Tandis que la réception battait son plein, Henrietta découvrit qu’elle


était capable de regarder chacun dans les yeux et de sourire avec
insouciance.
Elle avait espéré, naturellement, pouvoir prendre le bras de Simon, se
sentir protégée par sa présence, mais elle ne s’en souciait plus désormais.
L’arrivée du roi Louis avec son entourage rapproché causa beaucoup
d’excitation. Tandis qu’il balayait la foule de son regard sombre, levant
hautainement ce nez si caractéristique des Bourbons, Henrietta put constater
qu’il n’était pas très grand. Mais la richesse de sa tenue et son attitude
altière rehaussaient sa stature.
Cependant, ce fut surtout vers le jeune homme qui se tenait légèrement
en retrait de l’entourage royal que le regard d’Henrietta fut attiré.
D’instinct, elle sut qu’il s’agissait du prince Charles Edward Stuart, et une
vague d’amertume la saisit.
Séduisant, certes, mais légèrement efféminé, avec une bouche trop rose
et des cheveux trop poudrés, il n’était pas du tout comme elle se l’était
imaginé.
C’était donc lui, l’homme dont la tête avait été emplie de grandes idées
révolutionnaires, dont l’obsession de monter sur le trône de son père avait
mené au bain de sang de Culloden… Une fois la cause perdue, il avait fui
en France, où il vivait maintenant fastueusement, sans se soucier du sort de
ceux qui l’avaient soutenu, et qui se trouvaient en butte à la cruauté
sanguinaire de leurs ennemis.
Le reste de la soirée se passa en présentations et conversations dont elle
ne retint rien. Ne quittant pas son oncle, elle but plus qu’elle n’en avait
l’habitude, et considéra d’un œil morne le feu d’artifice, dont elle s’était
pourtant fait une joie.
Elle ne revit pas Simon et, contrairement à sa promesse, ce dernier ne
chercha pas à venir saluer Matthew.

Le lendemain, en fin de matinée, Simon se présenta à la résidence de


Matthew Brody, qu’il n’avait pas eu de difficulté à découvrir.
Son impatience de revoir Henrietta et d’apprendre pourquoi elle se
trouvait à Paris le rongeait. Il était dans l’incapacité de supporter une heure
de plus, et encore moins une journée de plus, de cette épouvantable attente.
Installé dans la bibliothèque, Matthew déposa la gazette qu’il était
occupé à lire, et se leva pour accueillir le visiteur qu’un valet venait
d’annoncer.
Il s’attendait plus ou moins à la visite de Lord Tremain, et fut soulagé
que ce dernier se soit décidé à venir.
Mais, après la froideur dont Simon avait fait preuve à l’égard
d’Henrietta au bal, il n’avait nulle intention de lui faciliter les choses.
Les deux hommes se serrèrent la main et échangèrent des politesses.
Puis Matthew désigna un fauteuil à son visiteur, et ils s’installèrent face à
face.

— Je suppose que vous allez bien, Matthew, demanda Simon,


sincèrement heureux de revoir le vieil homme et de pouvoir lui exprimer
une fois de plus sa gratitude pour l’avoir hébergé en Écosse.
Matthew l’observa un moment avant de répondre.
— Je vais bien, et je dois vous dire combien j’ai été soulagé quand j’ai
appris que vous aviez réussi à gagner la France sans encombre. Mais je ne
pense pas que vous soyez venu ici uniquement pour prendre de mes
nouvelles. Je suppose que vous voulez voir Henrietta.
— C’est en effet le but de ma visite.
Matthew se leva et se dirigea vers une console, où il souleva une carafe
contenant du vin de Madère. Il en remplit deux verres et revint en tendre un
à Simon.
— Dans ce cas, il est bien que vous soyez venu aujourd’hui, ajouta-t-il,
car nous n’allons pas tarder à partir pour l’Italie.
Sur le point de porter le verre à ses lèvres, Simon se figea.
— Mais pourquoi ? Vous venez à peine d’arriver, à ce que j’ai cru
comprendre.
— Je pourrais vous dire que le climat de Paris ne convient pas à ma
nièce, répondit Matthew, mais la vérité est que votre comportement d’hier
soir est pour beaucoup dans son désir de quitter la France.
Simon avala d’un trait le contenu de son verre, comme pour faire passer
la mauvaise nouvelle.
— M’autorisez-vous à la voir ? J’aimerais beaucoup pouvoir lui parler.
— Malheureusement, je crains que ma nièce ne veuille pas vous voir.
Son bien-être et son bonheur sont primordiaux pour moi, c’est pourquoi j’ai
accepté de l’emmener en Italie.
— Où elle connaîtra sans nul doute un grand succès et rencontrera des
célibataires ayant l’étoffe requise pour faire de bons maris.
L’intonation de Simon était féroce, et teintée d’un sarcasme qui n’était
pas dans sa nature.
Agacé, il posa son verre d’un geste brusque et se leva.
— Elle le pourrait, en effet, répondit Matthew. Cependant, depuis
qu’elle vous a rencontré, l’idée d’épouser quelqu’un d’autre lui paraît
impossible. La richesse, les titres, et tout le décorum qui va avec n’ont
aucune importance pour elle. Mais depuis la façon dont vous l’avez traitée
hier, et qui n’avait aucune raison d’être, si vous me permettez de donner
mon avis, elle se trouve dans un terrible état de colère.

Aux yeux de Matthew, la moralité et la justice primaient en toutes


circonstances, et il ne pouvait laisser passer l’affront fait à sa nièce sans
manifester sa désapprobation.
— Je n’ai certes pas assisté à votre conversation, reprit-il, mais j’ai des
yeux pour voir. Et, d’après ce qu’Henrietta m’a raconté, vous n’avez ni
cœur ni conscience. Quand je pense à tout ce qu’elle a fait pour venir ici…
— Quoi ? Qu’a-t-elle fait ? l’interrompit Simon avec brusquerie.
— Elle a vendu tout ce que le baron Lucas lui avait laissé, afin de
pouvoir être avec vous. Elle a délaissé l’Angleterre et la sécurité de sa
maison pour venir vous rejoindre.
Avec une triste satisfaction, Matthew observa un muscle jouer dans la
mâchoire de Simon.
— En dépit de ce que je suis ? Malgré le fait que je n’ai rien à lui
offrir ?
— Malgré tout cela. Elle a grandement souffert quand son père a été
exécuté. Elle n’était qu’une enfant, confuse et blessée, incapable de
comprendre. Et puis…
— Quoi donc ? Que s’est-il passé ?
— Sa mère ne pouvait pas supporter de vivre sans mon frère.
Matthew soupira.
— Henrietta m’en voudra certainement de vous raconter cela mais, pour
que vous puissiez comprendre parfaitement la situation, je pense que vous
devez tout savoir.
— Continuez ! le pressa Simon, alors qu’il observait une pause.
— Comme je le disais, reprit Matthew, ma belle-sœur n’a pu supporter
la brutalité de la mort de son mari. Folle de chagrin, elle a commencé à se
comporter de façon irrationnelle. Craignant qu’il arrive quelque chose à
Henrietta, et qu’elle aussi lui soit enlevée, elle exigeait que l’enfant soit en
permanence avec elle. Peu à peu, elle a perdu la raison, et elle a fini par se
donner la mort. C’est Henrietta qui l’a découverte, noyée dans la rivière qui
longeait leur maison.
Reprenant son souffle, Matthew essuya furtivement une larme.
— Cette double tragédie fut trop lourde à supporter pour un cœur et un
esprit si jeunes. L’exécution de son père a eu un impact terrible sur
Henrietta, mais le suicide de sa mère a fait de sa vie un enfer permanent.

Le front plissé en une expression attristée, Simon peinait à croire ce


qu’il entendait.
Son cœur commença à battre douloureusement vite, tandis qu’il était
pris entre tourment et tendresse.
— Je l’ignorais, dit-il d’une voix émue. Elle ne m’en a jamais parlé.
— Il lui est impossible d’évoquer cette partie de sa vie. Quand je l’ai
vue pour la première fois après le drame, il y avait dans ses yeux une
douleur comme je n’en avais jamais vu chez personne, et que je n’oublierai
jamais.
Simon dévisagea Matthew, son esprit se refusant d’abord à croire ce que
le vieil homme lui disait. Puis son cœur se gonfla de compassion, tandis que
l’image d’une fillette aux cheveux cuivrés et aux grands yeux verts emplis
de larmes se formait dans sa tête.
— J’ai fait ce que j’ai pu pour elle, continua Matthew. Et quand elle est
devenue plus forte, je l’ai confiée au baron Lucas et à sa femme. Je pensais
qu’elle était heureuse, mais le passé la rongeait. Elle avait besoin de
quelqu’un ou de quelque chose à blâmer. Peut-être comprenez-vous mieux
maintenant pourquoi elle éprouve tant de haine à l’égard des Jacobites et de
leur cause.
La gorge nouée, Simon marcha vers la fenêtre, et se perdit dans la
contemplation du parc.
Les révélations de Matthew éclairaient d’un jour nouveau l’attitude
d’Henrietta. Et la cruauté dont il avait fait preuve à son égard l’emplissait
de honte.
Il la revit telle qu’elle était en Écosse, courageuse et ravissante,
débordant d’innocente passion dans ses bras.
Il entendit aussi les mots qu’elle avait prononcés la nuit dernière
« M’auriez-vous déjà oubliée ? »
Seigneur, même s’il vivait jusqu’à cent ans, il ne pourrait jamais
l’oublier.
Une vague de remords et de colère à l’égard de son aveuglement et de
sa stupidité l’envahit.
Les dernières paroles qu’il lui avait adressées en Écosse, « si vous me
laissez partir sans me donner le moindre espoir, je ne reviendrai pas »,
étaient dictées par la colère. Et à présent, il apprenait qu’elle avait tout
vendu pour le rejoindre.
Écœuré de lui-même, il ferma les yeux.
Henrietta était si altruiste, si douce…
Elle avait fait cela pour lui.

Matthew n’avait pas bougé. Gardant le silence, il observait Simon, qui


se tenait à demi tourné vers la fenêtre, les yeux clos.
La pendule sur le manteau de la cheminée égrena les secondes, puis
Simon finit par se tourner complètement.
— Puis-je la voir ? demanda-t-il, d’une voix où vibraient l’impatience et
la crainte.
— Uniquement si vous me promettez de ne pas la faire souffrir.
— Cela va sans dire.
Matthew eut du mal à dissimuler son soulagement.
— Eh bien, tout est pour le mieux. Je ne devrais peut-être pas vous
parler de cette façon, mais il me semble que nous avons un peu la même
façon de penser. Ma vie, voyez-vous, a été quelque peu solitaire, et je crains
que cela ne m’ait rendu trop direct. Je n’ai pas le droit de me mêler de la vie
d’Henrietta, je le sais bien, mais je voudrais tellement qu’elle soit heureuse.
Elle est amoureuse de vous, et elle a eu le cœur brisé quand vous êtes parti.
Le sourire aux lèvres, Matthew accompagna Simon à la porte.
— Il y a pire que d’épouser une jeune femme qui a le bon goût de
tomber amoureuse de vous, dit-il avec humour. Mais je dois vous mettre en
garde : elle risque fort de vous dire d’aller au diable.
Tandis qu’il se dirigeait vers le salon, où il savait qu’il pourrait trouver
Henrietta, Simon réfléchissait aux explications qu’il allait lui donner.
Elle était en colère, et elle essayerait sans doute de lui rendre la monnaie
de sa pièce, en prétendant qu’elle ne voulait pas de lui.
Mais il ne se souciait guère de cela.
Ils s’étaient désirés à la minute où elle avait ôté son déguisement et
s’était montrée à lui en femme, et dès lors ils n’avaient cessé d’avoir envie
l’un de l’autre.

Par la fenêtre, Henrietta avait vu Simon arriver. Depuis, elle était la


proie d’une tension nerveuse insoutenable.
À présent, tandis qu’il entrait et fermait la porte derrière lui avec un
claquement sec, elle prenait conscience qu’elle allait, pour la première fois
depuis six mois, se retrouver complètement seule avec lui.
Luttant pour paraître calme, elle le regarda fouler le tapis précieux, de
cette démarche à la fois élégante et virile qui était la sienne. Il se dégageait
de lui une telle énergie qu’on aurait pu croire que le monde entier pénétrait
avec lui dans le salon.
Il s’arrêta à quelques pas du siège sur lequel elle était assise, et ses
larges épaules lui masquèrent la vue sur la pièce.
Refusant de se laisser intimider par le regard bleu qui la dévisageait,
elle s’exclama d’un ton cassant :
— Vous êtes sans doute venu rendre visite à mon oncle. Dans le cas
contraire, je ne vois pas la raison de votre présence ici.
— En fait, c’est vous que je viens voir. Bien que j’aie été très heureux
de pouvoir m’entretenir avec Matthew. Votre oncle est un homme d’une
grande sagesse.
— C’est vrai. Toutefois, je suis très occupée. Je me prépare à partir pour
l’Italie, comprenez-vous ? Vous me rendriez donc un grand service en
partant sur-le-champ.
— Je n’en ferai rien.
— Cependant, il ne serait pas raisonnable de demeurer avec moi,
considérant la relation que vous avez avec Miss Wallace.
— Rien de ce que nous avons fait n’a jamais été raisonnable. Ne
commençons pas maintenant.
À contrecœur, elle croisa son regard.
— Que voulez-vous ?
— Vous présenter mes excuses pour mon comportement de la nuit
dernière. C’était incroyablement grossier de ma part de vous traiter aussi
mal.
Ne croyant pas encore tout à fait à son changement d’état d’esprit,
Henrietta le regarda avec méfiance.
— Ça l’était, en effet.
— Suis-je pardonné ?
Déjà radoucie, elle répondit :
— Vous l’auriez bien mérité si je vous refusais mon pardon.
Simon eut la bonne grâce de rire, tandis qu’il se rapprochait un peu
plus.
— Grâce au ciel, votre sens de la repartie est intacte. Depuis hier soir, je
vivais avec la crainte qu’il n’en soit pas ainsi.
— Vraiment ? Mais pourquoi ?
— Parce que la femme que j’ai vue au bal n’était pas celle que j’ai
connue en Écosse.
Malgré sa ferme résolution de ne pas capituler devant son charme,
Henrietta sentit une vague de chaleur l’envahir, qui réveilla des sens
endormis par le désespoir.
— Sous mes luxueux atours, je suis toujours la même femme. Vous ne
pouvez imaginer à quel point je brûlais de vous revoir. Mais quand je vous
ai vu avec cette péronnelle, j’ai compris qu’il était trop tard.
— Vanessa est la fille d’un ami. Elle ne représente rien pour moi. Vous
devez le croire. Quand je vous ai laissée en Écosse, je ne savais pas si
j’allais survivre, et encore moins si j’allais vous revoir. Je pensais vous
avoir perdue pour toujours.
Une expression douloureuse déforma le visage de Simon.
— Vous étiez si farouchement opposée à moi et à la cause.
— Non, Simon. Je n’ai jamais eu aucun grief contre vous. Seulement
contre cette maudite cause !
— Et je sais maintenant pourquoi. J’étais déjà au courant pour votre
père. Mais j’ignorais tout de ce qui était arrivé à votre mère. Votre oncle
vient de me l’apprendre.
Il secoua la tête.
— Seigneur, Henrietta, pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?
Elle blêmit.
— Parce que je n’ai jamais eu la force d’en parler. Cette double tragédie
était plus que je n’en pouvais supporter. Peut-être comprenez-vous
maintenant l’étendue de ma haine pour les Jacobites. Si mon père n’en avait
pas fait partie, acceptant de donner sa vie pour la cause, rien de tout cela ne
se serait produit. Mais, quand nous nous sommes séparés, j’ai compris que
je ne pouvais plus continuer à fuir mon passé, si cela signifiait que je devais
vous perdre.
— Vous feriez cela pour moi, Henrietta ?
— Je mourrais pour vous, murmura-t-elle, les yeux rivés à ceux de
Simon.
— Et il en va de même pour moi, mon aimée. Vous savez bien que je
vous aime. Si vous ne croyez rien d’autre de ce que je vous ai dit jusqu’à
présent, croyez au moins cela.
— Quand vous êtes parti, mon cœur s’est brisé, murmura-t-elle. Il fallait
que je vous revoie. Comme vous ne pouviez pas retourner en Angleterre,
alors c’est moi qui suis venue.
— Et vous avez vendu votre maison ?
Elle balaya cette question d’un geste de la main.
— Peu importe. Je n’ai nul besoin de cette maison. Vous seul comptez.
Elle hésita.
— Dites-moi que vous voulez toujours de moi.
Pour toute réponse, il l’attira contre lui et la tint serrée dans ses bras.
— Je n’ai jamais cessé de vouloir de vous, déclara-t-il. Vous m’avez
tellement manqué.
— Je n’arrive pas à croire que vous êtes ici avec moi. Il y a quelques
heures encore, tout semblait si…
— Vide ? suggéra Simon. Dénué de sens ?
Elle hocha la tête.
— Et sans espoir, ajouta-t-elle.
— Ce n’est plus le cas maintenant. Je vous aime de tout mon cœur.
Elle lui sourit, le regard débordant de tendresse.
— Moi aussi.
Elle lui tendit les lèvres, et ils s’embrassèrent longuement,
passionnément.
— Mais, et le prince Charles ? demanda-t-elle. Pensez-vous qu’il
voudra lancer une nouvelle rébellion ?
Simon secoua la tête.
— C’est terminé. Le mode de vie des Highlands, en particulier le
système de clans, a été démantelé. Même le port du tartan a été banni.
— Et Barradine ? Avez-vous réussi à faire transférer le titre de propriété
à votre jeune frère ?
— Cela a causé une certaine confusion au tribunal, mais la légalité du
document a été reconnue. Le fait que mon oncle, dont la loyauté envers le
roi George est absolue, ait été nommé administrateur jusqu’à ce que mon
frère atteigne sa majorité, a joué en notre faveur.
— Votre frère ne risque-t-il pas d’avoir les mêmes idées politiques que
vous ?
— Edward ne me ressemble en rien. C’est un garçon sérieux qui se
consacre à ses études. Malheureusement, il est de santé fragile. Il souffre de
la même faiblesse cardiaque dont est mort notre père, peu après la naissance
d’Ewen. Il sera ravi de mener une vie tranquille et rangée en Écosse, ce qui
satisfera les Anglais. Quant à moi, je suis heureux que le domaine reste
dans la famille.
Simon se rembrunit soudain.
— Et cependant, ce serait de la folie de croire que nous pouvons
échapper à notre destin. Nous ne pouvons jamais nous libérer des erreurs
que nous avons commises. Je suis un fugitif, Henrietta. Sans nom, sans
terre. Quel avenir ai-je à vous offrir ? Aucun.
— Je vous aime de tout mon cœur, Simon. Vous le savez.
— Et cela ne vous préoccupe pas que je ne puisse retourner en Écosse
ou en Angleterre ?
— Pas le moins du monde. J’irai partout où vous irez. Tant que je suis
avec vous, c’est tout ce qui compte.
— Acceptez-vous de devenir ma femme et de vous jeter avec moi dans
l’inconnu et le danger ?
Henrietta lui sourit tendrement.
— Il me semble que la réponse est évidente.
— Nous allons devoir décider où nous voulons vivre. J’avais pensé à
émigrer en Amérique.
— Vous avez des liens forts avec la France, Simon. En outre, votre mère
et vos frères voudront vous rendre visite… L’Amérique me semble très loin.
— J’aimerais que vous fassiez leur connaissance, avant qu’ils ne partent
pour l’Écosse. Ma mère est impatiente de rencontrer la femme qui a su
enfin capturer mon cœur. Elle commençait à craindre que cela n’arrive
jamais. Depuis le décès de mon père, elle passe une grande partie de son
temps en France.
— N’a-t-elle jamais envisagé de se remarier ?
Il secoua la tête.
— C’est mon vœu le plus cher, mais elle n’a jamais rencontré d’homme
qui soit à la hauteur de mon père.
— J’ai hâte de faire sa connaissance. Et je crois que nous devrions
rester en France. Peut-être dans le Sud. Il paraît que la vie y est paisible, et
qu’il n’y fait jamais froid. Je pense que cela me plairait beaucoup.

Simon chercha dans le regard de la femme qu’il aimait éperdument la


confirmation d’une vérité qu’il connaissait déjà, mais à laquelle il n’osait
croire.
— Sans regret ? demanda-t-il.
Le message qui passa alors dans le regard d’Henrietta contenait tout ce
que Simon avait tant attendu d’elle : l’amour, la compréhension, la
confiance…
— Sans regret, dit-elle.

En arrivant à la résidence parisienne de Simon, où il vivait avec sa mère


et ses deux frères, Henrietta resta un peu en retrait, à observer comment il
se comportait avec sa famille.
Ses frères, deux beaux jeunes garçons bruns, rirent de bon cœur à
quelque chose que leur aîné leur avait dit, sous le regard attendri de Lady
Mary, qui brodait, assise près d’une fenêtre.
Puis Simon vint la prendre par la main, échangeant avec elle un regard
empli d’amour, avant de faire les présentations.
— Mère, je voudrais vous présenter Henrietta.
Lady Mary, une blonde délicate à la fine silhouette, se leva et saisit les
mains de sa future belle-fille.
— Dieu a enfin exaucé mes prières en envoyant à mon fils une belle
jeune femme, dit-elle, les larmes aux yeux. Bienvenue dans la famille, ma
chère enfant.
Simon se glissa à côté d’Henrietta et passa un bras autour de sa taille, en
un geste possessif et fier.
— Vous devez beaucoup aimer mon fils pour avoir renoncé à tout afin
de le retrouver.
— C’est vrai, je l’aime infiniment, reconnut Henrietta, mais il ne m’a
pas toujours été facile de le lui dire.
— Eh bien, tu n’as plus à t’inquiéter de cela, intervint Matthew. Tu l’as
assez prouvé par tes actions.
Henrietta alla prendre le bras de son oncle, et l’invita à se rapprocher.
— Lady Mary, j’aimerais vous présenter mon oncle, Matthew Brody.
C’est chez lui que Simon a trouvé refuge après avoir été blessé à Culloden.

Lady Mary leva un regard poli, et cependant légèrement indifférent,


vers l’homme qu’on lui présentait. Mais en croisant des prunelles calmes et
claires comme un ciel d’été, un visage encore séduisant et un sourire
affable, un intérêt inattendu s’éveilla en elle.
Un sourire charmeur se dessina sur ses lèvres, tandis qu’elle tendait la
main à l’oncle de sa future belle-fille.
— Je suis positivement enchantée de faire votre connaissance, monsieur
Brody.
Le regard pétillant, Matthew s’accorda le temps de détailler les traits
délicats et encore jeunes, avant de prendre délicatement la main tendue et
de s’incliner pour un protocolaire baisemain.
— Très heureux, madame.
Lady Mary inclina courtoisement la tête, mais une joie nouvelle
éclairait son regard.
— Je dois vous remercier pour l’hospitalité que vous avez offerte à
Simon. Vous n’imaginez pas à quel point je me sens votre obligée. Venez
donc vous asseoir à côté de moi. Je pense que nous avons quantité de
choses à nous dire.
Sans laisser à Matthew le temps de répondre, elle lui prit le bras et le
guida vers un ensemble de fauteuils installés près de la cheminée.
Songeant à la même chose, Henrietta et Simon échangèrent un regard et
se sourirent.
— Pensez-vous… ? demanda Henrietta à voix basse.
Simon posa les lèvres sur son oreille et murmura :
— En effet, je le pense. Mais, pour le moment, contentons-nous de
prendre les paris et d’attendre.
Ils ne tarderaient pas à avoir la confirmation qu’ils avaient vu juste.
Mais il s’agissait là d’une tout autre histoire…

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TITRE ORIGINAL : A TRAITOR’S TOUCH
Traduction française : Carole PAUWELS
© 2014, Helen Dickson.
© 2018, 2023, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
© 2019 Tony Marturano/Shutterstock/ROYALTY FREE
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-9028-3

HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce roman a déjà été publié en 2018
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À PROPOS DE L’AUTRICE

Dans ses romans, Michelle Styles nous fait découvrir sa passion pour
l’Histoire grâce à des récits qui mêlent avec art véracité historique et souffle
romanesque. D’origine américaine, elle vit actuellement en Angleterre, où
elle partage son temps entre sa famille et l’écriture de ses romans.
Chapitre 1

8 juin 793 — Lindisfarne, Northumbrie

Annis pinça les lèvres tandis qu’elle essayait de garder la tête immobile
pendant que sa servante lui tressait les cheveux. Qu’avait-elle donc espéré ?
Que son oncle, l’abbé du prieuré de Saint Cuthbert, lui donnerait les
moyens financiers de tenir tête à son beau-père ? La seule solution qu’il lui
avait proposée était d’entrer dans les ordres, où sa dot, affirmait-il, lui
permettrait de mener une vie décente.
— Madame, cela prendra moins de temps si vous penchez légèrement la
tête de ce côté.
Replongeant dans ses pensées, Annis se mit à fixer le mur de
l’hôtellerie de Saint Cuthbert orné d’une fresque représentant Marie
agenouillée au pied de la croix.
Venir ici avait été une erreur. La conversation de la veille au soir
résonnait encore dans son esprit. Son oncle avait refusé d’écouter ses
arguments. Comment avait-elle pu s’imaginer qu’il en irait autrement ?
Dès le lendemain, dès que la marée basse aurait dégagé le passage, elle
quitterait le monastère et l’île. Elle n’avait d’autre choix que de retourner à
Birdoswald, sur le fleuve Irthing, à l’ouest de la Northumbrie. Et d’affronter
seule son destin.
— Cela vous convient-il, madame ?
Sa nouvelle chambrière, Mildreth, avait achevé de la coiffer et lui
tendait maintenant un petit miroir. Annis jeta un bref regard à son reflet. La
masse rebelle de ses boucles brunes avait été disciplinée en deux nattes de
chaque côté de son visage. Elle considérait ses cheveux comme sa plus
belle parure, — peut-être la seule qui fût digne d’intérêt. Pour elle, ses
cheveux étaient le symbole de la révolte qui l’habitait.
Elle constata une fois de plus que Mildreth ne manquait pas de
compétence. Elle continuait néanmoins à se méfier de la servante,
persuadée qu’elle était du côté du père de son défunt mari. Dès son retour
sur les terres familiales, à la mort de son époux, son beau-père avait en effet
exigé le remplacement de tous les domestiques de la maison. Elle n’avait
alors aucune raison de rester dans la famille de Selwyn. Elle n’avait pas
d’enfants et sa belle-sœur ne l’avait jamais appréciée. Aussi était-elle
rentrée chez elle dans l’espoir d’y trouver un foyer plus accueillant. C’était
à ce moment-là qu’elle avait découvert que son beau-père régnait désormais
en maître sur le domaine ancestral de sa famille.
— Nous allons bientôt préparer vos fiançailles.
— Si Dieu le veut… , repartit Annis en reposant le miroir sur la
coiffeuse et en s’efforçant de garder un visage impassible.
En réalité, elle ne souhaitait pas plus épouser le fils de son beau-père,
l’odieux Eadgar aux mains poisseuses et aux manières plus poisseuses
encore, qu’elle n’avait l’intention de se retirer dans un couvent ainsi que le
lui avait suggéré son oncle.
— Il faudra bien vous marier un jour, ajouta Mildreth. Et il est vrai
qu’Eadgar est un bon parti…
La bonne s’interrompit soudain. L’air confus et désemparé, elle semblait
en proie à un débat intérieur. Enfin, elle poursuivit :
— Maîtresse, je ne puis continuer à vous mentir. Avec le temps, j’ai fini
par m’attacher à vous. Il faut que vous sachiez la vérité… Eadgar est en fait
un horrible individu. Toutes les autres servantes ont peur de se retrouver
seules avec lui. Mais, je vous en supplie, gardez cette confidence pour
vous !
Annis serra la main de Mildreth. Une légère rougeur colorait ses joues,
la rendant presque jolie. L’aveu de la domestique procurait à Annis un
réconfort certain. Son voyage jusqu’à Lindisfarne n’avait pas été vain,
finalement : elle venait de se découvrir une alliée.
— Je vois, murmura-t-elle, que nous avons la même opinion du
personnage.
— Les autres m’ont prévenue que vous étiez bonne, madame, et elles
avaient raison.
— De toute façon, reprit Annis en rajustant le col de sa robe, il est
encore trop tôt pour parler de remariage. Je viens à peine d’enterrer mon
époux et je n’ai toujours pas fini de porter son deuil. Je suis venue ici pour
solliciter l’avis de mon oncle, et maintenant qu’il me l’a donné, je n’ai plus
qu’à m’en retourner chez moi.
— Comme vous voudrez, madame.
Un carillon affolé retentit soudain dans la pièce, empêchant toute
discussion. Annis se raidit de la tête aux pieds.
— C’est le tocsin ! s’écria Mildreth en se tordant les mains. C’est
horrible ! Nous allons être violées, massacrées !
Annis s’obligea à respirer calmement. Paniquer ne servirait à rien. En
dépit du vacarme, elle s’efforça donc de garder son sang-froid.
— Violées ? Massacrées ? répéta-t-elle à sa servante. Enfin, Mildreth,
réfléchis un peu ! Qui oserait attaquer cet endroit ?
Cependant elle avait beau parler d’une voix posée, elle ne savait qui au
juste, d’elle-même ou de sa domestique, elle essayait ainsi de rassurer.
— On sonne peut-être les cloches pour une autre raison, ajouta-t-elle. Il
se peut qu’un pèlerin ait été surpris par la marée alors qu’il essayait de
gagner l’île.
Mildreth esquissa un sourire tremblant avant de voûter les épaules,
comme pour échapper au tintement persistant des cloches. Annis pria le ciel
que son interprétation soit exacte. Elle ne pouvait croire que la raison de
cette alerte soit plus grave que cela. Qui risquerait en effet la damnation
éternelle en profanant l’un des sites les plus sacrés et les plus réputés de la
Northumbrie, sinon de toute l’Europe ?
La sûreté du lieu était d’ailleurs la raison pour laquelle sa famille avait
choisi de confier son trésor aux moines plutôt que de le garder enfermé dans
les coffres du domaine, imitant en cela la grande majorité des propriétaires
terriens de la Northumbrie. Pour eux, c’était là un moyen aussi simple
qu’efficace d’assurer la protection de leurs fonds.
Brusquement, le tocsin cessa, laissant place à un silence inquiétant.
— Tu vois bien ! s’exclama Annis d’une voix qui résonna entre les
parois de bois de la pièce. Ce n’était sans doute pas grand-chose. Un moine
a dû paniquer en voyant un navire dériver vers l’île. Mon oncle m’a
prévenue que certains novices s’excitaient parfois pour un rien. Si problème
il y avait, il a dû être résolu.
— Puisque vous le dites, madame, concéda Mildreth en hochant la tête.
Elle n’en gardait pas moins un air si lugubre qu’Annis lui serra de
nouveau la main.
— Tout va bien se passer, Mildreth. Nous sommes dans la maison de
Dieu. Il veillera sur nous.
— Il y a eu des présages, madame, répliqua la servante dans un souffle.
L’un des moines dit avoir aperçu des dragons qui volaient devant la lune.
Des feux étranges se seraient allumés dans la nuit et des tornades seraient
apparues dans le ciel. Il paraît que nous allons être punis pour nos péchés.
On en parlait encore en cuisine, l’autre jour.
— Tout cela n’est que fariboles pour effrayer les jeunes servantes,
rétorqua Annis en se forçant à rire. Je suis sûre que d’ici les moissons, plus
personne ne s’en souviendra.
Sur ce, elle se leva et alla d’un pas vif se poster devant la petite fenêtre
qui surplombait la mer. La veille elle y avait admiré le paysage de sable
jaune d’or et d’eau étincelante qui entourait le prieuré. Sur l’onde ne
voguaient alors que quelques bateaux de pêche. Il en allait tout autrement
aujourd’hui.
— Il se peut que je me sois trompée, Mildreth. Nous allons finalement
avoir de la compagnie, annonça Annis en s’efforçant de maîtriser le début
de panique qui altérait sa voix.
Attention aux conclusions hâtives, se sermonna-t-elle. Son oncle le lui
avait souvent répété depuis son arrivée ici : elle avait le caractère bien trop
vif et l’imagination bien trop débridée.
Comme la veille, les vagues étincelaient sous les premiers rayons du
soleil. La mer, cependant, n’était plus vide. Trois navires à la proue en
forme de serpent, aux garde-corps soulignés de boucliers ronds et aux
voiles rayées de rouge et de blanc oscillaient sur les flots. L’un d’entre eux
avait accosté, suivi de près par les deux autres.
Des guerriers débarquèrent du premier drakkar et pataugèrent jusqu’au
rivage. Ils portaient des pantalons et des cottes de mailles, des casques
métalliques et des boucliers ronds. Ils avaient un air sauvage. Ils étaient
tous habillés de manière différente. C’étaient des païens. Des barbares. Des
pillards.
Elle se pencha pour mieux les regarder. Leur chef avait des cheveux
sombres qui lui tombaient jusqu’aux épaules et une barbe de plusieurs
jours. Un motif compliqué représentant un serpent aux prises avec un
monstre décorait son bouclier. La troupe disparate qui l’escortait comportait
aussi bien une sorte d’homme des bois à la barbe et aux cheveux fous
qu’une réplique de lui-même en plus mince et en plus blond. Il leva la tête
vers la fenêtre devant laquelle elle se tenait. Pendant une fraction de
seconde, son regard d’un bleu intense se riva dans le sien et un bref sourire
effleura ses lèvres avant qu’il ne ramène son attention sur le groupe qui se
hâtait de sortir du monastère. Elle porta une main à sa gorge.
L’avait-il vue ?
Son oncle marchait en tête de la délégation, haute silhouette de blanc
vêtue, plus petit que le chef des nouveaux venus mais respirant l’assurance
et l’autorité. Elle eut un demi-sourire. Elle avait eu tort de s’inquiéter. Les
capacités de diplomate de son oncle étaient renommées dans toute la
Northumbrie et la Mercie. Elle était certaine qu’il saurait dompter ces
sauvages en un instant.
Il leur présenta sa main pour qu’ils l’embrassent, ainsi que l’exigeait la
tradition. Le seigneur de guerre païen l’ignora et, après une sèche
inclinaison de la tête, lui tendit une tablette.
Son oncle blêmit et saisit les tablettes d’une main tremblante.
Que pouvaient donc vouloir ces barbares ?

Haakon Haroldson considéra avec incrédulité le mince prélat qui se


dressait devant lui, impassible. Il lui avait pourtant donné la tablette dont le
contenu était parfaitement clair. Il s’en était assuré en prenant la peine de la
lire après que le scribe d’Oeric le Scot y avait retranscrit sa requête. Et
c’était lui-même qui y avait apposé le sceau d’Oeric.
Leur felag était venu réclamer les pièces d’or qui leur revenaient de
plein droit. Si, par la même occasion, ils pouvaient commercer ou négocier
la protection du prieuré, tant mieux. Mais ils ne laisseraient personne les
tromper.
Cette expédition maritime d’été s’était jusqu’à présent révélée plutôt
profitable. La nouvelle ligne de leurs navires avait accru leur vitesse et les
Scots semblaient apprécier les épaisses pelisses et les perles d’ambre du
royaume de Viken.
Il ne leur restait plus que cette affaire-ci à conclure pour retourner chez
eux avec les honneurs.
— Nous souhaitons toucher l’argent qu’Oeric le Scot nous doit.
L’abbé haussa un sourcil.
— Je suis étonné d’entendre un Nordique parler latin.
— Nous sommes des commerçants. Nous apprenons les langues qui
nous sont nécessaires, répondit Haakon en gardant ses yeux fixés par-dessus
l’épaule du prélat.
Il ne voyait pas l’intérêt de tergiverser, du moins pas pour le moment.
Plus tard, peut-être, à l’issue de leurs tractations, quand ils goûteraient
ensemble une coupe d’hydromel…
— Nous venons en paix, ajouta-t-il en présentant ses mains à son
interlocuteur, paumes levées vers le ciel. Nous désirons seulement obtenir
ce qui nous a été promis.
— Qu’est-ce qui me prouve que cette tablette est authentique ?
— Nous ne serions pas ici si elle ne l’était pas.
— J’ai eu vent de raids opérés par les vôtres contre des fermes sans
défense.
— Il s’agissait d’autres commerçants. Nous sommes ici pour affaires,
pas pour faire la guerre, précisa Haakon avant de se permettre un léger
sourire. Cela dit, nous sommes aussi connus pour assurer la protection de
ceux qui nous le demandent.
— Ce prieuré est la demeure de Dieu. Sa protection nous suffit.
Haakon se réjouit intérieurement que ni son demi-frère, Thrand, ni, plus
important encore, son chef de nage, Bjorn, ne comprennent le latin. Il lui
avait déjà été assez difficile de convaincre ce dernier d’entamer les
négociations de manière pacifique.
Car, si la Northumbrie représentait un marché potentiel intéressant, elle
n’était pas exempte de dangers. Ses habitants étaient des guerriers réputés.
Haakon jeta un coup d’œil à l’imposant berserker qui se tenait près de lui.
Beaucoup auraient pensé que Bjorn était plus à sa place sur le bateau mais,
pour sa part, il tenait à l’avoir à ses côtés, en cas de problème.
Il vit Bjorn se raidir et l’entendit renifler. Qu’avait donc senti son vieil
ami ? Y avait-il des Walkyries dans la brise matinale ? Il chassa aussitôt
cette idée de son esprit.
— Nous venons en paix, répéta-t-il en gardant une voix posée.
L’aspect malingre des moines ne l’abusait pas. Il restait persuadé que le
monastère était bien gardé. Le contraire aurait été invraisemblable. Le lieu
était réputé autant comme centre culturel que comme forteresse renfermant
de fabuleuses richesses. L’attaquer était tentant bien évidemment — sauf
que leur felag ne comportait pas assez de guerriers pour cela. Tempêtes et
maladies n’avaient déjà que trop réduit leur troupe, or il allait avoir besoin
de chacun de ses hommes pour ramener tout le monde sain et sauf à la
maison. Le différend qui l’opposait à l’abbé devait donc être réglé par la
voie diplomatique.
— Puisque vous venez en paix, nous pourrions peut-être discuter
tranquillement de tout ceci, repartit l’abbé en inclinant sa tête argentée. Nul
doute qu’une fois pesés les arguments en votre faveur, je pourrai me faire
une meilleure opinion de votre cas.
— Il n’y a que peu d’arguments à soupeser.
— Je crains, hélas ! que vous n’ayez été envoyés ici par erreur. Il ne me
semble pas que nous détenions le moindre fonds d’Oeric le Scot.
— Le Scot m’a montré la tablette de récépissé, portant votre sceau, qui
prouve le contraire.
Un moine au visage vérolé qui se tenait près de l’abbé tira sur la robe de
ce dernier avant de lui murmurer quelque chose à l’oreille. Le prélat fonça
les sourcils.
— Et cette tablette, vous l’avez sur vous ? s’enquit-il en tendant la
main.
Au bout d’un moment, il laissa retomber celle-ci.
— Non, bien évidemment, reprit-il. Cela dit, je vais quand même mener
une enquête. Entre-temps, vous et vos hommes pourrez vous
réapprovisionner dans nos réserves.
— Cette tablette-ci n’en porte pas moins le sceau d’Oeric, répliqua
Haakon en serrant les dents et en croisant les bras. Le Scot m’a certifié que
cela suffirait. Nous n’avons pas l’intention de nous laisser spolier de l’or
qui nous revient de plein droit.
— Misérable gredin ! Maudit pillard ! s’emporta soudain le moine à la
face vérolée. Mon oncle Oeric n’a jamais trompé personne ! Cessez donc de
polluer ce lieu saint avec vos mensonges empoisonnés de païens !
— Tu as raison, cousin ! s’écria un autre. Ce sont ces mêmes bandits qui
ont détruit la ferme de mon père, l’année dernière.
— Jamais nous ne… , commença à répondre Haakon.
Avant qu’il ne puisse terminer sa phrase, le second moine se rua vers
eux en brandissant une dague qu’il enfonça dans le ventre d’Erik. Une fleur
pourpre s’épanouit au centre du justaucorps en cuir de ce dernier.
— A moi ! A moi ! s’exclama Haakon. Nous sommes attaqués !
Annis se pencha autant qu’elle le pouvait pour mieux entendre la
conversation entre son oncle et le beau viking.
Comme l’abbé tournait les talons, la tête droite, pour s’éloigner,
quelqu’un poussa un cri dans une langue étrangère. Le prélat s’arrêta. Un
moine se précipita alors vers les barbares et frappa l’un d’eux à l’estomac.
Annis se demanda comment son oncle allait punir cette insubordination.
Les pillards tirant l’épée, les gardes du prieuré se précipitèrent vers le
moine pour le protéger.
Toute la suite sembla se dérouler sous l’eau. Le temps était comme
ralenti et chaque mouvement s’éternisait. L’assaut des gardes se heurta à la
contre-attaque immédiate des vikings.
L’immense brute qui se tenait près du chef des barbares leva sa hache de
combat avec un hurlement bestial. Ce dernier voulut le retenir, mais
l’homme le repoussa pour marcher sur son oncle, le tranchant de sa hache
étincelant au soleil.
L’abbé demeurait figé sur place. L’air perplexe, il leva les mains, en un
geste de supplique ou de bénédiction. Le sauvage n’y prêta aucune
attention. Il lui asséna un coup d’une violence inouïe.
Etouffant un cri, elle détourna les yeux de cet abominable spectacle
— mais l’image de la hache s’abattant, du sang jaillissant de la plaie et de la
tête de son oncle roulant sur le sable mordoré ne s’en imprima pas moins
dans son esprit. Elle n’osait regarder de nouveau vers la plage dont s’élevait
maintenant un tumulte de cris, de suppliques et de vociférations barbares.
Les cloches du monastère se remirent à sonner avec frénésie.
Elle sentit son corps s’engourdir et son estomac se nouer. Elle porta une
main à sa bouche, refusant de croire à la réalité de ce qu’elle venait de voir.
Ce devait être un cauchemar, se dit-elle. De telles horreurs ne pouvaient
arriver en ce lieu.
Elle avait envie de s’effondrer par terre et de pleurer. Elle aurait surtout
aimé se réveiller pour échapper à cet affreux cauchemar. Elle se mordit la
lèvre. Le goût du sang lui fit comprendre que tout était réel — horriblement,
terriblement réel. Il lui faillait fuir mais ses pieds restaient comme enracinés
dans le plancher. Elle savait qu’il lui suffisait de regarder en arrière pour
vérifier que le sable de la plage était bel et bien maculé de sang.
— Qu’y a-t-il, Madame ? Que s’est-il passé ? Vous êtes devenue toute
pâle. Dites-moi donc, qu’avez-vous vu ?
La voix de Mildreth l’arracha à cet élan de faiblesse.
— Il faut nous cacher, et vite, répondit-elle en joignant les mains. Un
événement terrible est survenu sur la plage. Nous ne sommes plus en
sécurité. Personne n’est plus en sécurité.
Tout en essayant de recouvrer sa lucidité, elle rassembla dans un
baluchon ce qui se trouvait sur la coiffeuse. Voilà plusieurs années qu’elle
avait entendu parler de ces monstres qui attaquaient des fermes et
extorquaient des tributs aux villes côtières. Elle n’aurait cependant jamais
imaginé que ces barbares oseraient s’en prendre au monastère et elle avait
toujours cru que son oncle exagérait quand il lui rapportait des histoires de
pillages, de viols et d’exactions pires encore perpétrés par les Nordiques. En
fait, elle s’en rendait compte maintenant, il avait plutôt édulcoré la réalité.
Ces hordes de sauvages étaient capables de tout !
Mildreth et elle devaient donc fuir impérativement. Et rapidement !
Avant d’être découvertes.
— Nous cacher ? gémit sa servante, ses yeux s’arrondissant d’effroi
dans son mince visage. Ici ? Dans l’église peut-être ? Saint Cuthbert dans sa
tombe nous protégera !
— Non, repartit Annis, hantée par le souvenir de la tête de son oncle
roulant sur le sable. Ces païens ne respectent pas les ministres de Dieu.
Pourquoi épargneraient-ils ce lieu sacré ?
— Alors nous sommes condamnées ! conclut Mildreth en se signant
avant de s’agenouiller sur le sol.
— Allons, du nerf ! rétorqua Annis en saisissant la bonne par le coude
pour essayer de la redresser.
Mais Mildreth ne l’écoutait plus. Affalée sur le plancher, elle
marmottait son rosaire. Annis se passa une main sur les yeux. Elle n’avait
pour sa part aucune envie de baisser les bras. Elle voulait vivre. Or, pour
cela, il lui fallait trouver une solution au plus vite.
— Nous devons nous dépêcher de franchir l’isthme, reprit-elle. Il n’y a
pas une minute à perdre.
Pour seule réponse, Mildreth accéléra le débit de sa litanie.
Annis se risqua à jeter un nouveau coup d’œil par la fenêtre. La plage
grouillait maintenant de guerriers qui marchaient sur le monastère en
brandissant épées et haches. Un martèlement sourd envahit la pièce quand
ces monstres se mirent à cogner leurs boucliers de leurs armes.
Puis il y eut un grand craquement. La porte qui défendait l’entrée de la
cour venait de s’effondrer. Les agresseurs envahissaient le prieuré.
L’hôtellerie n’était plus un endroit sûr. Les barbares allaient se répandre
partout, en quête d’or et d’argent. Ils n’hésiteraient pas à prendre des
captives. Elle eut un haut-le-corps en se rappelant les histoires racontées par
son oncle à la table du dîner, l’avant-veille. Elle les avait considérées alors
comme des contes destinés à effrayer les jeunes enfants. Elle s’apercevait
maintenant qu’elles étaient très loin de décrire toute l’horreur de la
situation.
Ayant fini son rosaire, Mildreth regardait droit devant elle, le visage
blême et les yeux vides. Annis s’accroupit en face d’elle pour prendre ses
doigts glacés entre ses mains.
— Nous allons nous faufiler jusqu’à la porcherie, murmura-t-elle.
Aucun de ces sauvages n’ira jamais fouiller là-bas. Nous y serons
tranquilles. Et une fois qu’ils seront repartis, nous pourrons quitter le
monastère saines et sauves. Tu m’entends, Mildreth ?
La bonne hocha imperceptiblement la tête. Annis entreprit aussitôt de
recueillir le reste de leurs affaires dans le baluchon : le miroir qui avait
appartenu à sa grand-mère, la broche de sa tante, son propre crucifix
d’argent. Cela ne lui prit qu’un instant. Elle s’efforçait de rester calme et de
concevoir clairement chacune des étapes de leur fuite : elles allaient d’abord
descendre l’escalier, puis franchir la porte de service avant de longer les
cuisines et gagner enfin la porcherie. De là, elles auraient une vue dégagée
sur l’isthme et pourraient attendre le moment opportun pour le traverser.
— Allons-y, dit-elle. Il ne faut plus tarder.
Mildreth se leva avant de chanceler et de s’effondrer de nouveau par
terre. Annis se tordait les mains de frustration.
— Laissez-moi, maîtresse, se lamenta Mildreth, le visage ravagé par les
larmes.
— Jamais de la vie ! Nous allons nous en sortir toutes les deux, toi et
moi.
— Que le seigneur, la vierge Marie et tous les saints vous bénissent !
sanglota Mildreth en agrippant sa main.
Un craquement retentit dans tout l’étage supérieur. Le choc d’une hache
contre une porte. Puis il y eut des cris et le bruit d’une cavalcade, comme si
on cherchait à empêcher une intrusion. Mildreth poussa un gémissement
sonore. Instinctivement, Annis porta la main au couteau à découper qui
pendait à sa ceinture. C’était une bien piètre protection face à des épées,
mais elle n’avait pas d’autre arme à sa disposition.
Elle adressa une prière silencieuse à Dieu.
Des gouttes de sueur commençaient à ruisseler sur son visage et dans
son cou.
— Bloquons la porte ! lança-t-elle tout en se mettant à tirer le lit tandis
que sa servante demeurait prostrée par terre. Aide-moi donc, Mildreth, si tu
tiens à la vie !
Dans les profondeurs de l’édifice, des marches se mirent à grincer.

Haakon n’avait pas prévu que la journée se passerait ainsi. Ils étaient
venus en paix, pour faire du commerce, pas pour mener une guerre.
Il considéra la bataille, ou plutôt le massacre, qui se déroulait autour de
lui. Déjà des flammes léchaient nombre de bâtiments. Il savait que
Lindisfarne était un centre culturel réputé, mais il n’avait pas le pouvoir de
le sauver. L’abbé, pensa-t-il, aurait dû mieux tenir ses troupes. Il avait perdu
à la fois un guerrier de valeur et un ami cher, et cela à cause d’un moine
déchaîné. L’abbé s’attendait-il donc à ce qu’il reste passif devant un acte de
violence aussi gratuit ?
— Bjorn avait raison, Haakon ! s’exclama Thrand depuis le seuil du
monastère.
Il était échevelé mais paraissait indemne et tirait derrière lui un coffre
débordant de calices étincelants et de crucifix ornés de joyaux.
— Le monastère croule sous l’or et les bijoux, annonça-t-il. Tu n’en
croirais pas tes yeux. Tu as eu bien raison de nous amener jusqu’ici pour
récupérer l’argent que nous devait le Scot.
— Brûle donc les bâtiments, répliqua Haakon. C’est un raid comme les
autres, Thrand. Rassemble le maximum de butin. Nous aurons de quoi
donner une belle fête à notre retour à la maison.
Il refusait d’éprouver la moindre compassion à l’égard de leurs
victimes. Il n’y aurait pas de place pour eux au Walhalla que leur Dieu
réservait aux guerriers. Eux, ils ne méritaient pas ce titre. Des enfants
auraient mieux su manier l’épée. Avec de tels guerriers, le prieuré était sans
défense.
— Attention, derrière toi ! le prévint son demi-frère.
Plusieurs gardes à la carrure massive s’avançaient vers lui. Thrand fut
sur eux le premier. Les lames s’entrechoquèrent. Ces soldats-ci étaient
visiblement plus aguerris, songea Haakon tout en rendant coup pour coup. Il
envoya un de ses adversaires au sol tandis que Thrand terrassait les autres.
— Tu vaux presque un berserker en férocité, Thrand.
L’interpellé leva son épée.
— Tuer ne me procure aucun plaisir, Haakon. Tu le sais bien. C’est là
toute la différence entre Bjorn et moi.
— A propos, l’as-tu vu ?
— Pas depuis le début du combat. Ces moines étaient vraiment stupides
de croire qu’ils pourraient nous attaquer avec leurs canifs sans que nous
défendions notre honneur.
— J’aurais préféré que Bjorn attende mes ordres.
— C’est toi qui as tenu à ce qu’il débarque avec nous, lui rappela
Thrand avec un haussement d’épaules. Bjorn est un homme dangereux,
aussi bien pour ses amis que pour ses ennemis, quand il est atteint de folie
meurtrière.
— Jamais il ne s’en prendrait à un membre du felag. Nous sommes tous
unis par un pacte de sang.
— Peut-être, mais il paraît qu’il aurait déjà commis un parjure, il y a
deux étés de cela. Maintenant, je n’ai jamais vraiment prêté foi à cette
rumeur, ajouta Thrand avant de se remettre à tirer le coffre. De toute façon,
c’est toi le chef de cette expédition et je n’ai aucune envie de te disputer ce
titre. Bjorn est sous ta responsabilité.
Haakon se frotta la nuque, acquiesçant par son silence aux paroles de
son demi-frère. Bjorn représentait effectivement une menace pour tout le
monde, y compris pour lui-même. Il ne lui restait donc plus qu’à retrouver
le berserker pour l’arracher au délire sanglant qui avait pris possession de
lui. Car, bien qu’ils se soient mutuellement juré loyauté et fidélité, il savait
de quoi Bjorn était capable lorsque la soif de sang l’obsédait.
— Bjorn ! s’écria-t-il. Bjorn, la victoire est à nous ! Il est temps de se
partager le butin !

Annis était accroupie derrière la barricade improvisée que formaient le


lit, le matelas, les coffres et la coiffeuse. Ses tresses s’étaient dénouées alors
qu’elle entassait frénétiquement les meubles et ses cheveux cascadaient
maintenant librement dans son dos.
L’oreille tendue, elle osait à peine respirer.
Le calme était retombé après le grincement qui avait retenti au bas de
l’escalier. Elle ne savait qu’en déduire. Fallait-il interpréter ce silence
comme le signe d’une nouvelle menace ? Ou bien les assaillants avait-il
quitté l’édifice ?
Des volutes de fumée s’enroulaient dans les airs, rendant sa respiration
difficile et lui brûlant les yeux. Ses muscles étaient ankylosés par l’effort
déployé pour déplacer les meubles. Loin de l’aider à monter la barricade,
Mildreth était restée assise sur le plancher, se balançant sans mot dire, l’air
hagard et les bras serrés autour du baluchon qui contenait leurs maigres
possessions.
Annis adressa une nouvelle prière au Seigneur — sans grande illusion.
Elle craignait Dieu mais ne l’écoutait point. Il s’était détourné d’eux et les
avait abandonnés à un sort qui servirait de leçon aux autres pécheurs.
C’était ce que son oncle aurait certainement dit s’il avait été encore de ce
monde.
Elle ne voyait cependant toujours pas pourquoi Dieu aurait pu vouloir le
décès de ce dernier et celui des autres moines. Son oncle était vénéré de
tous. Sa piété était notoire et ses opinions respectées. Or, il était désormais
mort et le sable doré de la plage buvait son sang.
Elle considéra un instant le couteau qu’elle tenait à la main.
— Je vais te protéger, murmura-t-elle à Mildreth qui ne parut point
l’entendre. Je te le jure.
La porte de la chambre vibra soudain dans son encadrement.
Annis se figea, la respiration bloquée, souhaitant de toutes ses forces
que l’intrus se lasse et parte à la recherche d’une proie plus facile.
Comme en réponse, le battant fut repoussé avec une violence inouïe. Le
lit et tous les autres meubles volèrent dans la pièce comme s’ils n’étaient
que fétus de paille.
Un immense barbare apparu sur le seuil, le fer de sa hache rougi par le
sang. Son torse et ses bras étaient aspergés de taches sombres. Elle se figea
en reconnaissant l’assassin de son oncle.
Les yeux du sauvage, derrière son casque, luisaient d’un éclat soufré.
Un rictus lui découvrait les dents.
— Seigneur, ayez pitié ! s’écria-t-elle en se rencognant dans la
pénombre.
Le guerrier au regard fauve scrutait la chambre. Le volet de la fenêtre,
un instant repoussé par le vent, se referma brusquement, attirant aussitôt son
attention.
Avec un peu de chance, il penserait qu’elles s’étaient échappées.
Avec un grognement étouffé, le barbare tourna les talons. Le cœur
d’Annis manqua un battement. Etaient-elles sauvées ? Elle n’osait y croire.
Ce fut ce moment que Mildreth choisit pour recouvrer l’usage de la
parole et laisser échapper un gémissement. Le sauvage s’immobilisa et, le
souffle lourd, pivota sur lui-même. Cette fois-ci, il ne manqua pas de
repérer l’endroit où la domestique se cachait, recroquevillée sur elle-même.
Un sourire diabolique fendit son visage tandis que ses doigts enserraient
amoureusement le manche de sa hache.
— Ah ! Bjorn, te voilà ! s’exclama Haakon en pénétrant à son tour dans
la chambre exiguë de l’étage.
Le mobilier de la pièce était renversé. Un rude combat avait dû se tenir
ici.
— Il n’y a rien dans cette pièce, dit-il. Ses occupants ont dû la quitter
depuis longtemps.
Il s’arrêta soudain en remarquant que le berserker s’avançait lentement
vers une femme accroupie. Une deuxième femme, aux yeux lumineux, se
cachait dans la pénombre, de l’autre côté de la chambre. Elle posa un doigt
sur ses lèvres en lui jetant un regard suppliant. Il serra les dents. Il n’y avait
aucun mérite, estimait-il, à tuer des créatures sans défense.
— Nous avons obtenu tout ce que nous voulions et bien plus encore,
reprit-il. Il est l’heure de repartir, Bjorn. Il ne faut pas laisser passer la
marée.
Il s’efforçait de garder une voix calme afin de ramener Bjorn à la raison.
Celui-ci, malheureusement, ne semblait même pas l’entendre et continuait à
marcher sur sa proie. Haakon avait pensé que la femme profiterait de son
intervention pour essayer d’échapper au berserker, or elle demeurait
prostrée sur le plancher, tel un lapin terrorisé.
— Le butin a été embarqué, Bjorn Bjornson, insista Haakon. Il est
temps de s’en aller.
A ces mots, Bjorn tourna vers son chef sa tête massive, le considérant
avec une expression qu’il ne lui avait jamais vue. Son regard se riva sur
l’épée que Haakon tenait à la main tandis qu’une lueur sinistre embrasait
ses prunelles.
La bouche tachée de sang et de bave, il s’avança vers lui en agitant sa
hache.
Haakon demeura immobile. Bjorn allait bien finir par le reconnaître. Ils
avaient partagé tant d’épreuves ensemble ! Cependant, jamais il n’avait
connu le berserker en proie à une folie meurtrière d’une telle intensité.
— Bjorn, c’est moi, Haakon, ton jaarl. N’oublie pas ton serment.
Ressaisis-toi.
Une certaine hésitation envahit alors les yeux de Bjorn. Il contempla sa
hache comme si l’arme lui était étrangère. Soulagé, Haakon opina de la tête
pour l’inviter à approcher.
A cet instant, le regard du berserker se reposa sur son épée et une
flamme diabolique se ralluma dans ses pupilles. Humectant ses lèvres, il
leva sa hache pour l’abattre sur son chef.
Ce dernier esquiva sur la droite, le bouclier levé pour parer le coup. Le
choc lui ébranla le bras jusqu’à l’épaule. Et déjà, le berserker se reculait
pour reprendre son élan.
— C’est moi, ton compagnon d’expédition, Bjorn, lui rappela-t-il en
levant les mains, sur le ton apaisant d’une mère en train de bercer son
enfant. Nous nous sommes juré fidélité et loyauté devant Thor et Odin.
Nous avons mêlé nos sangs. Tu es membre de notre felag.
Bjorn ne donnait cependant aucun signe de compréhension. L’odeur du
sang l’avait plongé dans une fureur démente. Une seule idée l’obsédait :
tuer, encore tuer, toujours tuer. Un énorme rugissement jaillit du tréfonds de
ses entrailles.
Haakon leva de nouveau son bouclier qui craqua sous la violence du
coup.
Annis, de son côté, regardait avec stupéfaction le nouveau venu se
défendre des attaques du géant et riposter avec son épée. Elle peinait à saisir
la raison de ce combat, mais n’y vit pas moins une occasion inespérée de
s’échapper.
— Va-t’en, Mildreth, va-t’en vite ! Cours à la porcherie ! Je te rejoins
là-bas.
La domestique n’eut pas besoin d’autres encouragements. Elle bondit
vers la porte et passa derrière le beau guerrier. Dans son mouvement, elle
lui heurta le pied et le fit trébucher. Son bouclier tomba sur le plancher
tandis que son épée lui échappait des mains. Il était sans défense.
Annis se rendait bien compte qu’elle devait fuir, elle aussi, mais ses
jambes refusaient subitement de bouger. Elle devait partir, maintenant. Elle
ne devait pas laisser passer cette chance de salut, la seule peut-être qui
s’offrirait à elle. La nécessité de quitter la pièce sur-le-champ était évidente
— mais la vue du guerrier allongé sur le sol, à la merci de son compagnon
d’armes, la retenait sur place.
C’était ce même guerrier, se dit-elle, qui les avait sauvées, Mildreth et
elle, d’une fin atroce. Et voici qu’il courait à son tour un danger mortel. En
outre, dès qu’il serait trépassé, son adversaire ne manquerait pas de se
retourner contre elle.
Ce dernier marchait justement sur lui avec une respiration pesante.
Quand il le surplomba, il s’arrêta et un lent sourire lui fendit le visage. Il
s’humecta une nouvelle fois les lèvres.
Elle retint sa respiration.
Alors que le barbare levait sa hache pour administrer le coup de grâce,
elle vit les pièces de son armure de cuir bâiller au niveau de sa gorge,
exposant la peau de son cou…
Chapitre 2

Annis bondit de sa cachette en brandissant son couteau. Elle savait


qu’elle n’aurait pas d’autre occasion. Il lui fallait réussir ou périr.
Le sauvage eut à peine le temps de se tourner vers elle. La lame lui
trancha proprement la gorge. Immédiatement, il se mit à cracher du sang,
l’air hébété.
Ebranlée par le choc, elle lâcha le couteau et partit en arrière, tombant
sur le guerrier allongé au sol. Aussitôt, il l’entoura de ses bras puis la fit
glisser sous lui, pour la protéger. Il étouffa un juron contre son oreille tandis
qu’elle s’efforçait de reprendre son souffle.
Quelques secondes plus tard, le barbare à la hache s’abattait sur le sol
dans un fracas retentissant, les manquant de peu.
Toujours étendue sous le guerrier, elle sentait sur elle le poids de son
sauveur dont l’haleine se mêlait à la sienne. Elle eut à peine le temps de
distinguer la barbe naissante qui lui piquait les joues et l’éclat de ses yeux
bleus que, déjà, il se redressait et lui saisissait les mains pour l’aider à se
relever à son tour.
Alors que son regard d’azur la scrutait avec une expression préoccupée,
elle considéra la forme étendue par terre que cernait l’orbe croissante d’une
mare de sang.
Elle avait visé juste !
Elle détourna les yeux pour enfouir sa tête contre la cotte de mailles qui
recouvrait la poitrine du guerrier, cherchant du réconfort dans sa force. Ses
bras robustes la serrèrent contre lui. Elle percevait dans le lointain la rumeur
de la bataille et les crépitements de l’incendie, mais ne prêtait attention
qu’aux battements du cœur de son sauveur. Peu à peu, la réalité de son acte
pénétrait sa conscience.
Elle avait tué. Le barbare était mort, mort de sa propre main !
Elle repoussa le guerrier avant de reculer en chancelant jusqu’à un seau
retourné sur lequel elle se laissa choir. Le corps secoué de tremblements,
elle s’efforça de reprendre le contrôle d’elle-même.
L’air chargé de fumée lui piquait les yeux et la gorge. Il lui fallait filer
sans plus tarder pour essayer de franchir l’isthme, se rappela-t-elle en se
remettant debout. Mais ses jambes peinaient à lui obéir, au point qu’elle
craignait de tomber à genoux si elle se risquait à effectuer le moindre pas.
— Moi aussi, j’ai été malade la première fois, lui confia alors le guerrier
d’une voix basse et grave dont les intonations résonnèrent dans la pièce.
Il avait une voix rassurante qui l’enveloppait comme un châle
protecteur. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, ne pouvant croire
que ces mots en latin avaient été prononcés par le guerrier barbare.
D’ordinaire, les pillards comme lui ignoraient tout de la langue sacerdotale.
Elle devait souffrir d’hallucinations. Etait-ce là la rançon du meurtre ? Des
voix imaginaires ? Elle plaqua ses paumes contre ses oreilles en secouant la
tête pour s’éclaircir les idées.
Son sauveur retira alors son casque, révélant une chevelure sombre dont
des mèches étaient plaquées contre son front. Il était grand et puissamment
bâti. Il frotta d’une main le début de barbe qui lui piquetait les joues.
Annis sursauta à la vue de ce visage. L’homme qui l’avait défendue
contre la brute sanguinaire n’était autre que le chef de guerre païen qu’elle
avait aperçu plus tôt, celui qui s’était disputé avec son oncle, celui qui avait
lancé ses hommes à l’assaut du prieuré. Elle en aurait sangloté de
consternation : l’individu qui, grâce à elle, avait échappé à la mort était
responsable du meurtre de son oncle. Si elle l’avait reconnu plus tôt, elle
l’aurait abandonné à son sort pour courir après Mildreth. Elle baissa les
yeux sur ses mains, se demandant ce qu’il allait faire maintenant et de quoi
il était capable.
— Vous m’avez sauvé la vie, articula-t-il dans un latin à peine teinté
d’un léger accent qui était loin d’être désagréable. Moi, Haakon Haroldson,
jaarl de Viken, suis votre débiteur.
Elle cilla. Ses sens ne l’avaient point abusée. Ce pillard parlait latin
aussi bien, voire mieux, qu’un noble de Northumbrie.
— Est-il mort ? demanda-t-elle dans cette même langue en considérant
la silhouette allongée par terre.
— Je le crains, répondit Haakon avec tristesse.
Il s’agenouilla sur le plancher pour retourner son ancien compagnon
d’armes et marmonna quelques mots avant de lui fermer les paupières.
— Bjorn était un fier combattant, ajouta-t-il. Il va nous manquer. Un
grand banquet sera donné au Walhalla ce soir.
— Il a essayé de vous tuer et vous regrettez sa mort ? s’enquit-elle avec
incrédulité.
Haakon la dévisagea. Sa chevelure sombre retombait dans son dos. Elle
était vêtue d’une simple robe couleur pin, dénuée de tout ornement, et ne
portait aucun de ces bijoux que chérissaient tant sa belle-mère ainsi que la
reine Asa et les courtisanes de Viken. Dans ses grands yeux vert bronze
palpitait encore une lueur terrorisée : c’était la toute première fois qu’elle
tuait.
Etait-elle bien réelle ou était-ce une Walkyrie, une de ces guerrières qui
écumaient les champs de bataille à la recherche de candidats au Walhalla ?
— C’était un valeureux compagnon d’armes, un berserker, repartit-il en
contemplant la fidèle hache de Bjorn.
Combien d’hommes avait-il tué avec elle ? Combien d’hommes avait-il
également sauvés d’un coup décisif de sa hache ?
Il lui paraissait inconcevable que Bjorn se soit comporté aussi
agressivement à son encontre, qu’il ait achevé sa vie en brisant son serment
et en attaquant délibérément le chef désigné de son felag. Il secoua la tête.
Bjorn s’était tout simplement laissé entraîner trop loin dans sa folie
meurtrière. Il ne savait plus ce qu’il faisait.
— Un berserker ? répéta Annis.
— Il ne vivait que pour le combat, répondit-il sans parvenir à trouver de
termes latins plus appropriés pour décrire le défunt. C’était un grand
guerrier.
Elle hocha la tête mais une expression dubitative se peignit sur son
visage.
Haakon reporta son attention sur le corps de Bjorn. Nombre de ses
compatriotes exigeraient que la perte d’un combattant d’une si grande
valeur soit punie de mort. Lui-même respectait d’ordinaire le code
d’honneur des guerriers, mais il n’en restait pas moins que la jeune femme
lui avait sauvé la vie et que cette dette-là, à ses yeux, l’emportait sur toute
autre.
— Vous êtes désormais sous ma protection, Walkyrie, reprit-il avant de
se frotter la nuque. Et si vous me disiez ce qui s’est passé ici ? Qu’avez-
vous fait pour provoquer Bjorn ?
Elle secoua la tête tout en reculant. Elle finit par heurter du dos le
rebord de la fenêtre et s’arrêta.
— Vous me devez la vie, rappela-t-elle, les yeux écarquillés de peur.
A la voir si effrayée, Haakon se sentit bouleversé. Il était clair qu’elle
s’attendait à ce qu’il la tue ; or, il aurait été bien incapable de s’en prendre à
une femme, même dans le feu de l’action.
— C’est bien pour ça que vous êtes dorénavant sous ma protection,
rétorqua-t-il. Soyez assurée que vous ne courez plus aucun danger. De plus,
aucun de mes compagnons n’ira jamais songer qu’une femme a pu tuer
Bjorn. Déjà, la nouvelle de sa mort en surprendra plus d’un.
— Il allait vous achever, ce berserker, comme vous dites, après que ma
bonne vous a fait trébucher. Ce que j’ai fait pour vous, je l’aurais fait pour
n’importe qui d’autre.
Tout en prononçant ces mots d’une voix altérée, elle piocha dans son
baluchon une poignée de bijoux qu’elle lui tendit.
— Allez-vous-en maintenant. Laissez-moi ici. Prenez ceci et partez.
Il contempla la frêle créature avec incrédulité et repoussa les joyaux
qu’elle lui tendait. N’avait-elle donc aucune conscience du danger ? Ne
comprenait-t-elle pas ce qui se passait ici ?
Quand lui et les membres de son felag en auraient fini, il n’y aurait plus
aucun bâtiment debout. Quoique dépourvus d’intentions belliqueuses à leur
arrivée sur les lieux, ils n’étaient pas hommes à esquiver un défi. Et la
prochaine fois, les habitants de cette île hésiteraient peut-être à s’opposer à
une demande légitime d’un représentant de Viken.
On leur avait menti, on les avait trompés, on avait tenté d’abuser de leur
bonne volonté. Ce n’était pas tolérable. La guerre, ce n’était pas eux qui
l’avaient déclarée.
Reportant son attention sur la jeune femme, il remarqua qu’elle
tremblait et que le pourtour de sa bouche était pâle. Elle lui évoquait un
cheval ombrageux qu’il fallait amadouer et apprivoiser pour lui faire
entendre raison.
— Où sont vos guerriers ? lui demanda-t-il.
— Mes guerriers ?
— Vos gardiens, si vous préférez. Un être aussi précieux que vous ne
saurait être laissé sans protection.
— Tous les hommes présents dans le monastère sont pour l’instant
occupés à se défendre contre vous et vos semblables.
Il lui indiqua la petite fenêtre qui donnait sur la plage.
— Là-bas, c’est une scène d’apocalypse. Mieux vaut que vous n’y
mettiez pas les pieds.
— Ai-je le choix, de toute façon ? répliqua-t-elle, ses yeux verts brillant
de défi. Ce ne sont pas les nôtres qui ont entamé les hostilités. Et
maintenant, je vais vous laisser.
Comme elle passait devant lui, Haakon lui attrapa le bras, la
contraignant à l’immobilité. Il pouvait voir son pouls battre à la base de son
cou.
— Si je vous laisse partir, vous perdrez la vie. Il y a d’autres hommes
comme mon ami, là dehors Dans les deux camps.
Elle se dégagea d’un geste rageur.
— Je prends le risque.
— Et si vous me faisiez plutôt confiance ?
— L’abbé a été taillé en pièces, décapité d’un seul coup par la hache de
cet individu, répondit-elle en désignant le cadavre du berserker. Et vous
n’avez même pas levé le petit doigt pour empêcher la mort de ce saint
homme.
Elle s’était retenue à temps de dire « mon oncle », estimant préférable
de ne pas divulguer son lien de parenté avec le supérieur du monastère.
— J’ai tout vu, poursuivit-elle. Vous êtes responsable du comportement
de vos guerriers. L’abbé était venu vous saluer. C’est vous et vous seul qui
avez apporté en ces lieux la mort et la destruction.
— Et où étiez-vous donc ? s’enquit-il. Je ne crois pas avoir remarqué
aucune femme dans le comité de bienvenue. Et puis il semble que votre
latin n’est pas aussi bon que vous le croyez. Nous étions venus en paix et
nous avons été agressés. Comme je l’ai souligné à l’abbé, nous désirions
seulement l’or qui nous revenait, qui nous avait été promis. C’est un des
moines qui a fait couler le sang le premier.
— J’ai suivi la scène d’ici, repartit-elle en montrant la fenêtre. L’abbé
était un homme de bien.
— Son décès est regrettable, admit Haakon. Mais comme vous avez tué
celui qui l’a provoqué, sans doute peut-il être considéré comme vengé.
Il passa une main dans ses cheveux.
— Nous souhaitions uniquement toucher le prix de nos fourrures et de
notre ambre, reprit-il, et aussi proposer aux religieux notre protection. Nul
n’est à l’abri du malheur aujourd’hui, pas même les hommes de bien.
— En effet, murmura-t-elle, la gorge nouée.
Elle refusait de laisser libre cours à son chagrin en présence de ce
barbare, même s’il l’avait sauvée. Elle pleurerait plus tard son oncle ainsi
que tous ceux qui étaient morts à ses côtés. Pour l’heure, il lui fallait trouver
un moyen d’échapper à Haakon et d’aller prévenir les seigneurs des
domaines voisins du danger que représentaient ces pillards.
Déjà, l’odeur de la fumée était devenue plus forte, tandis que le
plancher commençait à lui chauffer la plante des pieds. Elle percevait
maintenant les crépitements de l’incendie.
— Nous devons évacuer cet endroit au plus vite, l’avertit Haakon. Mes
hommes ont reçu l’ordre de mettre le feu à tous les bâtiments.
— Plutôt mourir que m’en aller d’ici avec vous, rétorqua-t-elle en
posant les mains sur ses genoux, soudain épuisée.
— Vous allez bientôt être exaucée, si vous n’écoutez pas ce qu’on vous
dit, répliqua-t-il avant d’esquisser un sourire ironique. Mais je pense que
vous me suivrez.
— Ah oui ? s’exclama-t-elle en redressant la tête, indignée par
l’impertinence de ce chef barbare.
— Vous venez de prouver la force de votre instinct de survie. Allons,
venez. Je vais vous trouver un lieu sûr.
Elle déglutit péniblement. Elle avait commis une énorme erreur,
aujourd’hui, songea-t-elle. Elle aurait dû laisser Haakon affronter seul son
compagnon d’armes. Néanmoins, il avait raison : il leur fallait partir. Elle
espérait seulement qu’elle parviendrait à lui fausser compagnie une fois à
l’extérieur. Elle allait devoir guetter le moment approprié pour prendre ses
jambes à son cou. Sa gorge se noua encore une fois. Elle haïssait cet homme
de tout son cœur.
— Je vais vous obéir, articula-t-elle. Pour l’instant.
— Sage décision, approuva-t-il d’une voix plus dure. Filons maintenant.
Nous n’avons déjà que trop tardé.
Elle se mit aussitôt à rassembler ses biens. Sa main s’arrêta un moment
au-dessus de son miroir, désormais rayé.
— Que faites-vous donc ?
— Je récupère mes affaires.
— Vous n’en aurez pas besoin, rétorqua-t-il avant de se pencher pour
récupérer le couteau de la jeune femme qu’il lui tendit après en avoir essuyé
la lame. Mais ceci, en revanche, risque de vous être nécessaire.
Elle le dévisagea avec méfiance. Que pouvait-il avoir en tête ? Il l’avait
vue utiliser cette même arme pour tuer un de ses guerriers et devait se
douter qu’elle n’hésiterait pas à s’en servir de nouveau pour lui échapper.
Elle s’empressa cependant de saisir la dague avant qu’il ne change d’avis et
la rangea dans sa ceinture.
Il lui saisit le poignet.
— Je vous porte ou vous marchez ?
— Je marche.
Il la précéda dans l’escalier et la guida vers la sortie, l’épée au poing,
s’arrêtant à chaque tournant pour vérifier que la voie était dégagée. Quand
ils émergèrent dans la cour du monastère, le ciel était noir et l’air imprégné
de fumée.
Le spectacle qui s’offrait à eux semblait tout droit sorti des enfers.
Annis remarqua avec consternation les butins empilés un peu partout :
tapisseries volées dans le solarium de son oncle, crucifix incrustés de
joyaux, coffrets remplis d’or. Un amas de livres et de manuscrits brûlait au
centre de la cour. A cette vue, elle sentit des larmes lui monter aux yeux.
Elle les essuya du dos de la main, atterrée de voir tout ce savoir et toute
cette connaissance partir ainsi en fumée. Comme elle se précipitait pour
retirer au moins les bibles du feu, Haakon la retint fermement par le
poignet.
Ce geste lui rappela sa captivité, achevant de la convaincre de la réalité
de sa situation : elle n’était pas la proie de quelque cauchemar dont elle
allait bientôt se réveiller pour retrouver le visage souriant de sa nourrice.
Lindisfarne dans son intégralité avait été sciemment et sauvagement
saccagé. Tout son univers avait changé. Irrévocablement.
Elle sursauta en s’apercevant que Haakon ne la conduisait pas en
direction des bateaux ni vers les autres barbares, mais qu’il l’emmenait
jusqu’à un petit tertre situé à l’écart.
Ici, nota-t-elle, l’air était plus clair, même si on distinguait à peine le
soleil derrière le rideau de fumée. Quelques rochers procuraient un abri de
fortune où les cris et le vacarme du pillage se fondaient en une rumeur
lointaine. Au-dessus d’eux, une mouette volait en cercle, indifférente au
chaos et à la confusion qui régnaient en contrebas.
Lorsque Haakon la relâcha, elle se frictionna le poignet, ne comprenant
toujours pas pourquoi il l’avait entraînée jusqu’ici. Il fit le tour des rochers
en silence, avant d’émettre un grognement satisfait.
— Vous serez en sécurité ici. Attendez notre départ avant de tenter de
franchir le passage. Marchez ensuite aussi vite que vous le pourrez, sans
vous retourner, et rentrez chez vous.
— Pourquoi ce traitement de faveur ? demanda-t-elle
— Je vous dois la vie, lui rappela-t-il avant de lui prendre le menton.
C’est ici que nos chemins se séparent. Adieu, Walkyrie.
De nouvelles larmes brûlèrent soudain les paupières d’Annis qui les
refoula en cillant. Le barbare lui rendait sa liberté. Elle s’était crue sa
prisonnière et voilà qu’il la sauvait encore une fois. Elle savait qu’elle aurait
dû s’écarter de lui, mais le contact léger de ses doigts sur son menton la
figeait sur place.
— Au revoir, Haakon Haroldson, jaarl de Viken, chuchota-t-elle à deux
doigts de ses lèvres.
— Vous pouvez faire mieux que ça, répliqua-t-il.
Sans avertissement, il pencha la tête vers elle et l’embrassa. Ce ne fut
qu’un bref baiser, mais il était rassurant, presque tendre. Elle chancela et il
l’enveloppa aussitôt de ses bras, la pressant contre son torse large et musclé.
Leur baiser s’approfondissait, s’intensifiait, devenant aussi passionné et
ardent que les flammes qui engloutissaient le monastère.
Les doigts crispés sur l’armure de cuir du guerrier, enivrée par le
contact de sa bouche qui dévorait la sienne, elle s’abandonna totalement à
ses sensations nouvelles. Mais cet instant ne dura pas et bientôt il la
repoussa. Elle leva les yeux vers lui, troublée de le voir haleter comme s’il
venait de produire un violent effort. Elle avait conscience de respirer elle-
même avec difficulté. Et tout cela, pensa-t-elle, à cause d’un simple baiser.
Elle s’efforça de reprendre son souffle, d’apaiser le bouillonnement de son
sang.
— Si toutes les Walkyries sont comme vous, j’ai hâte de me retrouver
au Walhalla, proféra-t-il avant de lui tourner le dos et de la quitter sans
attendre sa réponse.
Haakon se força à s’éloigner d’un bon pas, refusant toute tergiversation.
Il était inutile de s’attarder. Elle serait en sécurité ici. Dans quelques heures,
ses hommes et lui seraient repartis. Elle pourrait alors reprendre sa vie et lui
la sienne. Il avait remboursé sa dette envers elle. Ils étaient quittes.
Annis effleura rêveusement ses lèvres encore chaudes du baiser de
Haakon, les yeux fixés sur sa haute et massive silhouette qui s’évanouissait
dans les volutes de fumée noire. Il avait la démarche martiale des
vainqueurs, des conquérants sûrs de leur force.
Pourquoi donc fallait-il qu’il soit si beau ? Son baiser lui avait été bien
plus agréable que tous ceux que Selwyn avait jamais pu lui donner. Son
défunt mari avait toujours essayé de la dominer, alors que Haakon s’était
contenté d’exercer sur elle une douce persuasion. Et son corps n’avait pas
manqué d’y répondre.
De plus il lui avait rendu sa liberté et, ce faisant, lui avait aussi sans
doute sauvé la vie. Malheureusement, il n’en restait pas moins son ennemi
et elle était navrée de l’avoir connu dans de pareilles circonstances.
Aurait-il mieux valu qu’elle continue à ignorer l’existence d’un tel
homme ?
Elle se laissa tomber sur le tapis de salicornes qui garnissait le fond de
sa cachette et ramena ses genoux contre sa poitrine. Elle était saine et sauve,
se dit-elle. Libre de rentrer chez elle et de reprendre le cours de son
existence. Après les épreuves qu’elle venait d’endurer, elle aspirait à la
sécurité et à la tranquillité qu’offraient les murs de pierre de Birdoswald. La
houle clapotait contre les flancs des navires aux voiles rayées de rouge et de
blanc, signalant un changement de marée. Les envahisseurs qui
embarquaient coffres et sacs à bord des drakkars paraissaient minuscules
dans le lointain. Le vent apportait les échos de leurs rires. Elle avait hâte
qu’ils partent pour qu’elle puisse franchir le passage.
Mais soudain, un hurlement déchira l’air.
Elle sentit les poils de sa nuque se hérisser. Sortant son couteau, elle
contourna prudemment les rochers pour jeter un coup d’œil.
Il n’y avait personne, ce n’était qu’une sterne qui tournoyait dans le ciel
en criant.
Elle retourna s’accroupir dans sa cachette, la dague brandie devant elle,
aux aguets, ne cessant de songer à la promesse qu’elle avait faite à
Mildreth. Elle espérait seulement que sa servante l’attendait toujours dans la
porcherie.
Elle lui avait juré qu’elle la retrouverait là-bas. Elle devait s’y rendre
sans plus tarder.
Bien sûr, il aurait été préférable d’attendre le départ des barbares pour
retrouver la servante, mais Mildreth risquait de s’inquiéter. Et puis, en
passant par l’arrière de la porcherie, elle était pratiquement certaine que
personne ne la remarquerait. Elle pourrait ainsi aller secourir la pauvre
servante à l’insu de tout le monde.
La main en visière, elle examina de nouveau les bateaux. Le chargement
de ces derniers suivait son cours. D’ici peu, la majorité des guerriers aurait
déserté le monastère pour remonter à bord des navires. En outre, la
porcherie était située près des cuisines et il n’y avait là-bas ni or, ni bijoux
ni livres à brûler — juste un tas de fumier.
L’estomac contracté, elle se répéta qu’il lui fallait agir, bouger. Elle
avait des obligations à l’égard de Mildreth.
Les paroles de Haakon résonnaient encore dans ses oreilles. Elle était en
sécurité ici, lui avait-il assuré. Elle ne courrait plus aucun danger tant
qu’elle resterait cachée au milieu de ces rochers.
Et s’il changeait d’avis ? songea-t-elle. Et s’il revenait la chercher ?
Pouvait-elle réellement se fier à un homme comme lui ? A un chef de
guerre barbare ? N’était-il pas plus raisonnable de penser qu’elle ne serait
jamais en sécurité tant qu’il saurait où la trouver ?
Sa résolution fut bientôt prise : il lui fallait quitter son abri pour porter
secours à Mildreth. Jamais jusqu’alors elle n’avait failli à une promesse, et
ce n’était pas maintenant qu’elle allait commencer.
Elle se contenterait de courir jusqu’à la porcherie sans aller plus loin.
Mildreth s’était forcément réfugiée là-bas, et les Nordiques étaient bien trop
occupés à piller les trésors d’un des monastères les plus riches de la
chrétienté pour se soucier d’aller capturer des cochons dans leur souille. Sa
servante et elle pourraient ainsi patienter en compagnie de ces braves bêtes
sans crainte d’être découvertes.
Elle frémit en songeant au nombre de familles de la Northumbrie et de
la Mercie qui allaient se retrouver ruinées à la suite de ce raid, alors qu’elles
croyaient leurs biens en sécurité auprès des moines, en ce lieu sacré que nul
croyant n’aurait osé profaner par crainte de la damnation éternelle.
Le ciel était maintenant noir de suie, donnant l’impression d’être plus
proche de minuit que de midi. Elle entreprit de redescendre la colline en
direction des bâtiments saccagés. L’église dédiée à Saint Cuthbert luisait
d’un éclat orangé. Sous ses yeux, une énorme poutre de la toiture s’abattit
dans l’allée centrale en propulsant vers les hauteurs un geyser d’étincelles.
Choquée, elle trébucha et tomba à genoux dans une flaque. Sa main se
referma sur une petite croix d’argent qui gisait dans la boue. Elle la rangea
dans sa ceinture, à côté de sa dague. C’était un cadeau de sa mère. Mildreth
avait dû l’emporter en fuyant l’hôtellerie avant de l’égarer dans un moment
de panique. C’était peut-être un signe : sa bonne était sûrement saine et
sauve. Quand elle raconterait cela à sa mère, à Birdoswald, elles en riraient
ensemble et conviendraient que c’était décidément la Providence qui lui
avait rendu ce bijou.
Elle se pinça l’arête du nez, irritée par les relents acres de l’incendie, et
refoula les larmes qui lui montaient aux yeux. A quoi bon songer à son
retour au domaine ? Il lui fallait d’abord survivre à cette journée.
Elle inspira à trois reprises tout en inspectant les alentours. Les
Nordiques avaient disparu et nul ne semblait lui prêter attention. En fait,
elle était toute seule.
Elle rajusta sa toilette d’un geste machinal qui lui arracha un demi-
sourire : la laine vert sombre était déjà bien trop tachée et déchirée pour que
la robe puisse être sauvée. Il lui paraissait incroyable qu’elle ait même
l’idée de songer à sa tenue vestimentaire en de pareilles circonstances. Cela
prouvait en tout cas à quel point elle avait été imprégnée par les leçons de
sa nourrice qui n’avait eu de cesse de lui apprendre à se comporter en vraie
dame de Northumbrie.
Quoi qu’il en soit, elle devait continuer à aller de l’avant si elle ne
voulait pas finir captive.
Se coulant dans la pénombre, elle reprit son chemin en progressant le
long de la façade d’un des bâtiments. La fumée y était encore plus épaisse
et les pierres du mur diffusaient une chaleur intolérable.
Par miracle, nul ne la remarqua, si bien qu’elle put atteindre les
communs sans encombre. Elle vit alors que la barrière de la porcherie était
brisée et que les cochons s’étaient échappés, ne laissant que les empreintes
de leurs sabots dans la terre de l’enclos.
— Mildreth ? appela-t-elle doucement. C’est Annis, ta maîtresse. Je suis
là, comme promis.
Seul le silence lui répondit — un silence lourd, étouffant, qui tranchait
singulièrement avec le fracas et la confusion qui régnaient dans la cour.
Elle tendit désespérément l’oreille, à l’affût du moindre bruit. Mildreth
devait forcément être ici, pensa-t-elle. Dieu n’avait pu qu’assurer sa fuite
après les avoir délivrées toutes deux de la bête qui les avait menacées dans
l’hôtellerie.
Elle nota soudain un détail qui lui avait échappé jusqu’alors : le toit de
la porcherie s’était affaissé. La servante avait sans doute cherché refuge
ailleurs. Mais où ? Près d’ici, très probablement. Malheureusement, elle
n’avait plus le temps de fouiller les environs pour essayer de la localiser.
Elle s’en voulait d’avoir à prendre cette décision, mais il ne lui restait plus
qu’à prier le ciel pour que Mildreth arrive à s’en sortir toute seule et
qu’elles se retrouvent de l’autre côté du passage.
Comme elle s’apprêtait à tourner les talons, son attention fut attirée par
un bout de bure qui dépassait de l’angle de la toiture effondrée. Elle plaqua
une main contre sa bouche pour étouffer le cri qui montait à ses lèvres,
vacillant d’effroi.
C’était le corps de la pauvre Mildreth qui était coincé sous la charpente.
Elle se jeta sur elle pour lui porter secours. Elle palpa le cou de la
domestique. Hélas ! sa peau était déjà froide et son regard éteint. Le souffle
coupé, Annis croisa les bras sur sa poitrine tout en oscillant sur place pour
tenter de recouvrer son sang-froid.
— Oh non ! gémit-elle malgré elle. Oh non…
Elle ne sut combien de temps elle demeura ainsi prostrée, mais elle finit
par comprendre qu’elle était en danger. L’incendie faisait désormais rage et
ses flammes ardentes bondissaient tout autour d’elle. Il lui était cependant
impossible d’abandonner Mildreth dans cette posture, le visage tourné vers
un ciel qu’elle ne voyait plus.
Elle lui ferma donc les paupières et murmura la prière des morts. C’était
peut-être une illusion, mais il lui sembla qu’ensuite le corps de la défunte
avait un air plus serein. Puis elle déposa un baiser sur son front et se leva en
s’époussetant les mains sur le devant de sa robe.
Plus tard, se jura-t-elle, elle reviendrait donner à sa servante une
sépulture digne de ce nom. Elle irait aussi rendre visite à sa famille pour lui
annoncer la triste nouvelle.
Pour l’instant, retourner à la cachette au milieu des rochers était encore
la décision la plus avisée qu’elle pouvait prendre, malgré toute la méfiance
que lui inspirait Haakon. De là, au moins, il lui serait possible de guetter le
départ des drakkars.
Elle rebroussa chemin en se couvrant la bouche et le nez de sa manche
pour se protéger à la fois des nuages de suie et de l’ardeur de l’incendie.
Avançant d’un pas mal assuré dans la demi-pénombre, elle se rendit
compte au bout d’un moment qu’elle marchait dans la mauvaise direction et
changea de cap au milieu des remous suffocants de la fumée.
Soudain, elle heurta un obstacle qui ressemblait à un mur. Elle
s’apprêtait à repartir quand elle sentit qu’on lui attrapait le bras. C’était un
des guerriers, qui se mit à lui adresser la parole dans son idiome barbare.
— Vous avez eu ce que vous vouliez, lui déclara-t-elle en s’efforçant
d’adopter un ton ferme. Il n’y a plus rien pour vous ici. Quittez cet endroit
sur-le-champ.
L’interpellé parut surpris car il desserra quelque peu son étreinte. Elle se
risqua à relever la tête vers lui. Quoique plus jeune que Haakon, il lui
ressemblait vaguement et la dévisageait avec incrédulité.
Dégageant son bras, elle se redressa de toute sa taille.
— Allons, laissez-nous ! ajouta-t-elle en lui montrant la direction
approximative du rivage.
Il commença à obtempérer, l’air de plus en plus perplexe.
Elle poussa un soupir de soulagement, l’exhortant silencieusement à
repartir sans se retourner.
Comme en réponse à sa prière muette, il pivota soudain sur lui-même et
lui empoigna l’épaule d’une main possessive. Puis, le visage fendu d’un
large sourire, il l’attira contre lui.
Chapitre 3

— Haakon Haroldson !
Le cri de détresse avait échappé à Annis alors qu’elle se débattait sous
les doigts fureteurs du viking. Le chef des barbares l’avait pourtant
prévenue de ce risque, mais elle avait préféré ne pas tenir compte de son
avertissement. Elle s’en repentait maintenant et, si elle était en colère contre
son agresseur, elle s’en voulait peut-être encore plus à elle-même. En
croyant agir au mieux, elle s’était montrée inconséquente. Et il était
désormais trop tard pour le regretter.
Le guerrier finit par lui empoigner les cheveux qu’il tordit d’un coup
sec du poignet, lui infligeant une douleur qui la contraignit à l’immobilité.
De l’autre main il brandissait une épée. A sa vue, elle sentit son cœur
manquer un battement et le sang quitter ses membres.
Elle avait eu une occasion de s’échapper et l’avait bêtement gâchée. Un
goût amer lui emplit la bouche.
Se sentant sur le point de défaillir, elle se força à redresser l’échine. Elle
n’avait pas réussi à survivre jusqu’à présent pour périr sous la main de cet
homme.
Elle lança son pied en avant et parvint à lui heurter le tibia. Etouffant un
juron, il relâcha ses cheveux. Elle en profita pour reculer d’un bond.
Aussitôt, le guerrier leva la main sur elle. Elle esquiva le coup tout en
tordant le buste pour prendre la fuite.
Son jeune agresseur fut alors subitement tiré en arrière, laissant place à
Haakon dont le visage était assombri par une fureur noire.
— Vous a-t-il blessée ? s’enquit-il en la prenant doucement par le
coude.
— Non, non, ça va, répondit-elle en secouant la tête, alors même qu’elle
commençait à frémir comme une feuille.
Elle s’enveloppa de ses bras, mais les tremblements ne voulaient point
s’arrêter.
Les yeux de Haakon étincelaient de colère. Il avait revêtu son casque de
combat. Ce n’était plus son sauveur qui lui faisait face, mais le chef de
guerre qu’elle avait entraperçu sur la plage un peu plus tôt.
Elle déglutit avec peine, s’efforçant de retrouver son calme tandis
qu’une vague de lassitude la submergeait. Elle aurait aimé pouvoir
s’étendre sur le sol et ne plus jamais avoir à se relever. Ce mauvais rêve
devait cesser. Il lui fallait impérativement se réveiller. Son existence n’était
pas censée prendre un tour pareil. Sa vie, jusqu’alors, suivait un train réglé,
planifié, et voilà qu’il ne lui en restait plus rien. Plus rien du tout.
Une nouvelle houle de fatigue douloureuse l’envahit, lui engourdissant
les membres. Elle réfléchirait aux horreurs dont elle avait été témoin plus
tard ; pour l’instant, elle ne désirait qu’une seule chose : que tout cela cesse.
Ses paupières devinrent plus lourdes que du plomb ; ses yeux se fermaient
malgré elle. Se laissant tomber à terre, elle ramena ses jambes contre sa
poitrine, et s’adossa aux jambes de Haakon. Sa méfiance envers ce dernier
s’était envolée. Elle s’en remettait à lui pour la sauver de nouveau.
Haakon réprima son envie de la secouer pour l’obliger à se redresser.
Il l’avait conduite jusqu’à un endroit sûr où il lui aurait suffi d’attendre
sagement leur départ pour pouvoir ensuite aller retrouver les siens et ne
garder qu’une belle frayeur de toute cette mésaventure. Mais non, il avait
fallu qu’elle lui désobéisse et qu’elle revienne au monastère ! Odin l’avait
mise sur son chemin de nouveau, juste à temps pour empêcher Thrand de
commettre l’irréparable.
Il ne pouvait croire qu’elle soit à ce point inconsciente du danger. Ses
hommes n’avaient que peu de respect pour les femmes de l’ennemi. Au
pire, ils les tuaient, au mieux ils en faisaient leurs prisonnières.
— Cette dame est sous ma protection, Thrand, lança-t-il à son demi-
frère tout en changeant de position pour que la concernée soit fermement
calée contre ses jambes. Et je n’ai absolument pas le désir de t’expédier au
Walhalla avant l’heure.
— Ta protection ? répéta Thrand avant de hausser les épaules. Je l’ai
trouvée en train d’errer toute seule. Tu devrais garder un œil sur tes prises
de guerre.
— Ivar m’a averti que tu avais des ennuis, reprit Haakon en feignant
d’ignorer la pique. Il craignait que tu n’aies besoin d’assistance.
— Bah, ce n’était rien, répondit son demi-frère. Juste un moine de
Northumbrie qui refusait de se laisser emmener.
Il se courba pour ramasser son arme.
— La prochaine fois, ajouta-t-il, surveille mieux tes captives. Il y a pas
mal des nôtres qui traînent dans le coin avec la fièvre dans le sang.
— A propos, quelles sont nos pertes ? s’enquit Haakon en se passant
une main dans les cheveux. Je veux dire : pas sur la plage, mais ici, au
monastère.
Dans une bataille de ce genre, il s’attendait à voir beaucoup d’hommes
rejoindre le Walhalla. Et la plus pénible des responsabilités qui lui
incombaient était assurément d’informer de ces décès les épouses, fiancées
et familles concernées à son retour à Viken, afin qu’elles puissent élever
une pierre gravée à la mémoire de leurs chers disparus.
— La plupart d’entre nous n’ont reçu que quelques bleus et entailles.
Seuls six sont gravement blessés, l’informa Thrand avant de s’interrompre
brusquement en fronçant les sourcils. Et puis Bjorn manque à l’appel. Mais
bon, tu sais comment il est quand la folie des berserkers le prend. Tu es le
seul qu’il écoute dans ces moments-là. Il finira bien par revenir avant qu’on
ait fini de charger l’or dans les bateaux, des trésors plein les bras et sa hache
rouge de sang. Par tous les dieux, ce raid a été un franc succès !
— Bjorn est mort, lâcha alors Haakon en défiant Thrand du regard.
— Mort ? Mais comment ? Les soldats du monastère n’avaient rien de
guerriers ! Un gamin avec une épée de bois se serait mieux défendu
qu’eux ! s’exclama Thrand, ahuri. Bjorn ne craignait personne. D’ailleurs,
as-tu oublié la prophétie de l’augure à son sujet — que nul homme ne le
tuerait ?
— Elle a effectivement dû me sortir de l’esprit quand il s’est jeté sur
moi, repartit Haakon avec un humour glacial. Sa rage meurtrière était telle
qu’il ne m’a même pas reconnu. Nous nous sommes affrontés dans
l’hôtellerie. Son corps y est toujours, s’il n’a pas été brûlé par l’incendie.
Thrand siffla entre ses dents.
— Et dire que c’est toi qui as insisté pour qu’il fasse partie de ce
voyage… Il appartient à un clan puissant, tu le sais.
Haakon baissa les yeux sur la femme effondrée à ses pieds. Elle avait
penché la tête et fronçait les sourcils comme si elle essayait de suivre leur
conversation. Ses cheveux sombres frisaient au niveau de ses tempes et sa
robe portait les traces du combat. Il se refusait néanmoins à confier la vérité
à son demi-frère. Il avait donné sa parole. S’il ne tenait pas sa langue,
beaucoup exigeraient sa mort en échange de celle du berserker. Or, il lui
devait la vie. Et il avait la ferme intention de continuer à la protéger, qu’elle
le veuille ou non.
— Qu’ils me défient donc si ça leur chante, rétorqua-t-il en empoignant
le pommeau de son épée.
Thrand leva les mains en signe de conciliation.
— Tu es un guerrier légendaire, mon frère. Et Mord-Jambe, ta lame
fidèle, ne l’est pas moins.
— Elle ne m’a jamais failli jusqu’à présent.
— Te rends-tu compte de l’ampleur que ta réputation va prendre,
maintenant que tu as défait Bjorn en combat singulier ? Cela dit, cet exploit
va aussi te coûter un wergild de taille.
Haakon considéra de nouveau la jeune femme assise contre lui, se
demandant comment Thrand réagirait s’il apprenait que le vainqueur du
berserker n’était autre que cette créature à l’apparence si fragile.
— J’étais trop occupé à parer ses coups pour songer à la compensation
que me réclamerait sa famille. Ou au châtiment que voudraient m’infliger
ses amis. Je doute que, de son côté, il ait accordé la moindre pensée au
tribut qu’il vous devrait, à toi et à notre mère, au cas où il réussirait à
m’occire.
— Sois persuadé que je lui aurais demandé une fortune, mon frère. Tu
as tellement fait pour la famille, lui assura Thrand avant de hausser de
nouveau les épaules. Maintenant, je dois t’avouer que je ne suis pas
mécontent que tu aies tué Bjorn. Et si sa famille n’est pas satisfaite par ce
que tu lui proposeras, elle n’aura qu’à s’en plaindre à Thorkell. Après tout,
il faut bien qu’il justifie sa couronne et la portion de nos biens qu’elle lui
rapporte.
Quoique prononcées avec désinvolture, ces paroles n’en causèrent pas
moins un certain malaise à Haakon. Malaise qu’il mit aussitôt sur le compte
de la fatigue, car il avait toute confiance en son demi-frère.
— Je ne manque jamais à aucune de mes obligations, se contenta-t-il de
lui répondre en ployant le buste.
Thrand rougit.
— Et cette femme ? s’enquit-il. Que comptes-tu faire d’elle ? Certains
risquent de te la disputer, surtout si elle est de nouveau surprise loin de toi.
Tu as d’ailleurs de la chance que ce soit moi et non un autre membre du
felag qui sois tombé sur elle.
Haakon se renfrogna et regarda encore une fois la jeune femme. Elle
n’avait pas bougé depuis qu’il l’avait sauvée des mains de Thrand.
Il avait cru avoir assuré sa sécurité en la laissant au milieu des rochers, à
l’abri de la curiosité de ses compagnons d’armes. Malheureusement, Thrand
l’avait vue et l’avait entendue s’exprimer en latin. Il y avait fort à parier
qu’il en tirerait la même conclusion que lui, à savoir qu’ils avaient affaire à
une dame de haute naissance susceptible d’être échangée contre une
substantielle rançon. En outre, dans l’état où elle se trouvait, elle serait une
proie pour tous les guerriers.
Oui, se dit-il avec une grimace amère, leur victoire était totale. Et
malheur aux femmes de ceux qui avaient tâté de leur épée. Elles allaient
connaître un sort qu’il ne souhaiterait pas à son pire ennemi. En
conséquence, et puisqu’il avait juré de protéger celle-ci, il n’avait d’autre
choix que de la ramener avec lui et, une fois à Viken, de transmettre une
demande de rançon à sa famille par l’intermédiaire de ses relations à la cour
de Charlemagne.
— C’est à moi et à moi seul qu’il revient de décider de son sort,
décréta-t-il. Elle est à moi, désormais.
— Je te prie une nouvelle fois de m’excuser, Haakon, murmura Thrand
en s’inclinant. J’ignorais à qui elle appartenait.
— Eh bien, maintenant, tu le sais. Et, par le sang que nous partageons,
je te somme de ne pas l’oublier. Ne convoite plus mon bien, mon frère.
— Je ne t’ai jamais jalousé, Haakon. Je n’ai pas l’ambition de ma mère.
Ne m’accable pas de ses défauts.
Puis, s’étant redressé, Thrand repartit en direction des drakkars.
Haakon attendit qu’il se fût éloigné pour reporter son attention sur la
jeune femme. Celle-ci n’avait toujours pas changé de position. Se penchant
vers elle, il lui subtilisa son couteau.
— Confisqué. Et que cela vous serve de leçon.
Elle se releva aussitôt, le regard étincelant de fureur, et voulut lui
reprendre l’arme. Il se contenta de la ranger dans sa propre ceinture.
— De quel droit me volez-vous cette dague ? s’emporta-t-elle. Rendez-
la-moi !
— Je vous avais certifié que vous ne risquiez rien dans les rochers. Vous
ne m’avez pas écouté.
— Il fallait que je cherche ma servante… , protesta-t-elle en écartant
une mèche de cheveux bruns qui lui était retombée sur les yeux. Vous
savez, la femme qui vous a fait trébucher.
— Et vous l’avez retrouvée ? demanda-t-il en veillant à garder un ton
neutre. Où est-elle maintenant ? A-t-elle été enlevée par l’un de mes
hommes ?
— Elle est morte, avoua-t-elle, le visage soudain ravagé par une
immense tristesse. Le toit de la porcherie s’est effondré sur elle.
— J’en suis désolé.
— Je lui avais recommandé d’aller m’attendre là-bas. Je lui avais juré
qu’elle y serait en sécurité… J’ai commis une erreur en venant ici, c’est
vrai, mais je n’avais pas le choix.
Elle se couvrit le visage de ses mains.
— Me comprenez-vous ? Allez-vous me rendre ma liberté… comme
tout à l’heure ?
Haakon refréna l’envie soudaine de la soulever dans ses bras.
— Vous êtes dorénavant ma prisonnière. Lindisfarne n’est plus un
endroit sûr pour vous. Ni pour personne.
Elle ne bougea pas. Elle le dévisageait en silence avec une expression
ravagée. En dépit de la chaleur dispensée par l’incendie, elle frissonnait
légèrement, le corps secoué de convulsions. Ses lèvres avaient viré au bleu.
Malgré tout, elle gardait la tête droite et ne semblait plus aussi abattue
qu’auparavant.
Il lui couvrit les épaules de sa cape et l’agrafa sous son menton.
Annis eut l’impression d’être clouée au sol par le poids du vêtement.
Elle aurait aimé s’enfuir ventre à terre, mais sa confrontation avec l’autre
guerrier l’avait rendue prudente. Et puis la cape gardait encore un peu de la
tiédeur du corps de son sauveur, lui rappelant le baiser qu’ils avaient
partagé. Elle l’enveloppait aussi de son odeur, qui n’était pas déplaisante.
Elle tirait de cet ensemble de sensations une impression d’intimité qu’elle
n’avait jamais connue jusqu’alors. Ce n’était pas son défunt mari, en tout
cas, qui aurait eu cette attention…
A cette pensée, elle voulut se débarrasser du vêtement. Elle n’avait
aucun droit de la porter. L’épingle de l’agrafe lui piqua l’index qu’elle porta
à ses lèvres avec un petit cri de douleur.
— Gardez-la donc, lui conseilla Haakon sur un ton sans appel.
Qu’était-elle au juste à ses yeux ? s’interrogea-t-elle. Un guerrier
n’aurait jamais eu de tels égards envers une simple captive. Sans compter
qu’il ne lui avait pas lié les poignets, alors que les moines que ses hommes
avaient faits prisonniers et dont elle avait aperçu un groupe sur la plage
étaient tous ligotés, sans exception.
Il ne cherchait pas non plus à l’humilier — du moins, pas encore.
Elle laissa retomber ses mains.
— Je vous trouve un air bien buté, Walkyrie, remarqua-t-il.
— Tout brûle autour de moi et je suis votre captive, lui rappela-t-elle
tandis qu’une bande de Nordiques passaient devant eux en s’esclaffant, les
bras chargés de calices, de morceaux de croix et de bouteilles d’hydromel.
Ma vie et mon monde ne seront plus jamais les mêmes.
— Tout change, vous savez, repartit-il en la prenant par les épaules.
Réjouissez-vous plutôt d’être indemne et de voir le soleil se lever demain
matin.
Elle aurait dû s’écarter, mais son corps refusait de lui obéir. Dans cet
univers totalement bouleversé où elle évoluait désormais, Haakon
représentait son seul point d’ancrage. La chaleur qui émanait de ses mains
se diffusait dans tout son être. Son visage était si proche du sien qu’il lui
aurait suffi de lever la tête pour l’embrasser. Elle ferma les paupières pour
mieux savourer la sentation. Elle aurait bien aimé, aussi, reposer sa tête sur
son torse. Devait-elle en avoir honte ? S’en sentir coupable ?
Elle se força enfin à rouvrir les yeux et à reculer avant de se remettre à
dégrafer la broche.
— J’ai assez chaud comme ça, déclara-t-elle en le toisant. Vous allez
avoir plus besoin de ce manteau que moi.
— Gardez-le, vous dis-je. Il montrera aux autres membres du felag à qui
vous appartenez et vous évitera d’être importunée, aussi bien ici que sur le
bateau. Je ne souhaite nullement avoir à combattre encore une fois l’un de
mes compagnons d’armes à cause de vous.
Un frisson la parcourut. Montrer à qui elle appartenait ? Elle avait
jusqu’à présent évité de songer à la réalité de sa condition. Or, il venait de la
formuler avec la plus parfaite clarté : elle était son esclave, son bien, sa
chose. Pourquoi donc l’avait-il sauvée ? Elle aurait été mille fois plus
inspirée de s’échapper alors qu’il luttait avec la bête à la hache. Comment
pouvait-elle se montrer aussi égoïste ? se sermonna-t-elle. La pauvre
Mildreth, elle, n’avait pas eu le choix. Son sort était-il à envier ?
Non, elle voulait vivre. Et elle était prête à tout pour cela.
— Je ne saisis pas bien certains des termes que vous employez, dit-elle,
autant pour ne plus avoir à penser à sa situation que pour se donner le temps
d’imaginer une solution. Felag, par exemple, ne signifie rien pour moi.
— Nombre de vos mots m’étaient également étrangers quand j’ai
commencé à commercer avec vos compatriotes, répliqua-t-il avec un mince
sourire. Au fait, vous ne m’avez toujours pas dit votre nom. Vais-je devoir
vous en choisir un ? J’ai deviné que vous étiez de haute naissance dès les
premiers mots que vous avez prononcés à l’hôtellerie. Quelle fille de serf
saurait s’exprimer aussi aisément en latin ?
Elle baissa les yeux, la gorge serrée. Elle n’avait aucune envie de renier
son nom.
— Annis, murmura-t-elle. Annis de Birdoswald, sur le fleuve Irthing.
Mon père était le comte de Birdoswald.
— Dès que nous serons en sécurité, je rassurerai les vôtres sur votre
sort, Annis de Birdoswald.
Elle serra les poings à en avoir mal. Elle savait ce que recouvraient ces
termes : une demande de rançon.
— Quand les avertirez-vous ? s’enquit-elle, consciente de son
impuissance.
Les rapts étaient courants en ces temps troublés. Selwyn lui-même avait
dû être libéré par deux fois, la première d’une cave scot et la seconde d’une
geôle en Mercie. On s’y attendait, on le prévoyait, on économisait en
conséquence. Le problème, dans son cas, c’était que la majeure partie des
biens de sa famille se trouvaient justement dans les coffres que les
Nordiques étaient en train d’embarquer sur leurs navires.
Les siens accéderaient-ils aux exigences de ses ravisseurs ou se
résigneraient-ils à sa disparition ? Après tout, cela affermirait la mainmise
de son beau-père sur Birdoswald. Mais peut-être restait-il en lui quelques
vestiges d’honneur et de sens du devoir…
— En temps utile et lorsque je serai en position de force, repartit
Haakon, le visage fermé et le regard dur.
Elle hocha la tête, comprenant que les pillards n’allaient pas s’attarder
sur l’île. Ils étaient trop peu nombreux pour la défendre contre un assaut des
Northumbriens. D’autant que ce ne seraient pas seulement ces derniers
qu’ils auraient sur le dos quand la nouvelle de leur raid serait connue, mais
l’Angleterre tout entière. Non, se répéta-t-elle, leur intérêt était de repartir
au plus vite. Et de l’emmener avec eux dans leurs contrées septentrionales
pour y attendre une rançon qui n’arriverait probablement jamais.
— Qu’est-ce qu’un felag ? insista-t-elle, pour s’arracher à ses lugubres
ruminations.
— Une confrérie de négociants. Mes compagnons et moi-même avons
mêlé nos sangs avant d’embarquer pour ce voyage, en signe de loyauté
inconditionnelle, et chacun de nous recevra une part des profits à proportion
de sa contribution de départ.
En d’autres termes, songea-t-elle, vu le succès de leur raid sur
Lindisfarne, leur fortune à tous était assurée. Elle s’abstint toutefois
d’émettre tout haut cette remarque et pinça les lèvres pour réprimer sa
colère.
— Une fois que nous serons revenus à Viken, quand les comptes auront
été réglés, les vôtres seront prévenus de votre présence chez nous, déclara
Haakon en posant une main sur son épaule.
— Les comptes ?
— Nous sommes venus ici pour vendre de l’ambre, des fourrures, de la
stéatite et notre tournée se déroulait à merveille jusqu’à notre rencontre
avec le Scot… Mais elle se révèle finalement des plus profitables, ajouta-t-
il en souriant. Dorénavant, tous les Northumbriens sauront ce qu’il en coûte
de vouloir nous tromper. Nous avons gagné leur respect.
— Vous vous apercevrez un jour que mes compatriotes sont des
guerriers autrement plus coriaces que les moines que vous avez massacrés
aujourd’hui, répliqua Annis. Lindisfarne était un lieu saint et un centre
d’enseignement réputé. Les Northumbriens ont la mémoire longue, vous
savez.
A ces mots, un bref éclair de contrariété passa dans le regard bleu du
viking, mais ce fut là sa seule réaction notable.
— Votre religion n’est pas la nôtre. Nous, nous vénérons les Aesir,
comme Odin et Thor.
— L’Europe entière vous condamnera. Vous ne trouverez plus personne
pour acheter vos produits.
— Le commerce est roi, Annis, articula-t-il avec un sourire
condescendant. Nos fourrures et notre ambre intéresseront toujours nos
clients, demain comme hier. Ce raid aujourd’hui leur apprendra simplement
à se montrer plus honnêtes dans leurs rapports avec les pays Nordiques.
Elle s’enveloppa de ses bras et, sans rien ajouter, contempla l’église
mourante dont les dernières braises s’envolaient dans le ciel. Elle refusait
de pleurer. Elle abhorrait ces barbares mécréants. Si seulement Haakon ne
lui avait pas retiré son couteau, elle le lui aurait planté dans le dos. Et avec
joie encore.
Elle détourna la tête et baissa les yeux sur sa robe tachée. En vérité, elle
avait parfaitement conscience de se mentir à elle-même. Elle ne souhaitait
pas la mort de ce guerrier-ci, malgré tout ce qu’elle pouvait lui reprocher.
Ne l’avait-il pas sauvée ? Et par deux fois ?
Elle fut tirée de ses pensées par le son de sa voix rauque.
— Vous allez garder cette cape et me suivre si vous tenez à la vie.
— Où m’emmenez-vous ? l’interrogea-t-elle, irritée par le tremblement
qui altérait sa voix.
— Auprès des autres prisonniers, puisque vous semblez si déterminée à
les rejoindre.
— Qui d’autre avez-vous capturé ?
Elle repensa à la noble compagnie de moines qui peuplait naguère cet
endroit. Ceux-ci passaient la majeure partie de leurs journées à enluminer
des livres saints. Combien de temps allaient-ils résister aux affres de la
captivité ?
— Les hommes valides et tous les responsables de la communauté
encore vivants, répondit Haakon. Je les rendrai à leur pape en échange
d’une rançon.
— Je prie le ciel qu’il la paie.
— Le vent commence à tourner, nota-t-il, indifférent à sa remarque.
Nous avons ce que nous sommes venus chercher. Je dois aller m’occuper
des bateaux.
Il se dirigea vers la plage.
— Et ne vous avisez pas de vous débarrasser de ce manteau, ajouta-t-il
sans se retourner. C’est votre sauf-conduit pour Viken. Dites-vous bien que
certains de mes frères d’armes pourraient trouver regrettable de ne pouvoir
embarquer un ou deux coffres de butin supplémentaires à votre place. Et ne
vous lamentez pas trop, Annis de Birdoswald. C’est à moi que vous
appartenez désormais. Il est des sorts moins enviables.
— Oui, murmura-t-elle lui emboîtant le pas. Je sais.
— Thrand vient de m’apprendre que tu as trouvé une femme, déclara le
jaarl Vikar, vieil ami et pair de Haakon, en rejoignant ce dernier à la proue
du drakkar.
— En effet, admit sobrement Haakon en détournant les yeux des
coffrets remplis de pièces d’argent et d’or qui s’entassaient à bord de leur
bateau.
Le principal problème, songeait-il, serait de ramener toutes ces
richesses à Viken sur Le Serpent d’Or. Même dans ses rêves les plus fous, il
n’aurait jamais imaginé qu’un raid puisse être aussi profitable. D’autant
qu’ils n’avaient nullement l’intention, au départ, de piller le monastère. Il
allait falloir répartir soigneusement la charge sur le navire…
— Nous avions pourtant convenu de ne pas prendre de captives cette
fois-ci, lui rappela Vikar. Elles ne rapportent pas assez.
Serrant les dents, Haakon se redressa de toute sa taille, irrité d’avoir à se
justifier.
— Les circonstances ont changé.
— D’après Thrand, ce ne serait qu’une petite souillon qu’il aurait
surprise derrière les cuisines du monastère.
— Mon demi-frère parle beaucoup et souvent avec pertinence, mais il
lui arrive aussi de raconter n’importe quoi.
Pourquoi diable Thrand n’avait-il pas tenu sa langue ? Il n’avait aucune
raison d’aller se plaindre à un autre jaarl. Ce voyage, même sans le raid sur
Lindisfarne, avait déjà procuré à son demi-frère de quoi s’acheter un
domaine en propre à son retour chez eux et donner ainsi à sa mère la
possibilité de quitter enfin la maison de son beau-fils. Haakon s’en
réjouissait d’ailleurs : il y avait trop longtemps à son goût que cette femme
assoiffée de prestige et d’honneurs régentait la ferme qu’il avait héritée de
son père, et cela sans jamais chercher à cacher le dépit que lui inspirait son
statut d’aîné.
— Ma prisonnière, poursuivit-il, est la fille d’un seigneur de
Northumbrie et, à ce titre, représente beaucoup d’argent.
— Tu n’as donc pas l’intention de la prendre dans ton lit ?
— Je n’y ai pas encore réfléchi, lâcha-t-il en mentant avec aplomb.
Il jeta un coup d’œil vers Annis qui se tenait en retrait sur le pont, le
port altier et le regard fier. Une légère brise plaqua une mèche de cheveux
sur ses lèvres, qu’elle repoussa d’un geste nerveux. Il frémissait encore au
souvenir du contact de son corps souple contre le sien. Oui, se promit-il, un
jour il la posséderait, mais ce serait de son plein gré qu’elle s’unirait alors à
lui — et dans un cadre approprié, un endroit calme et confortable où il
pourrait profiter d’elle à loisir.
— Sa famille paiera-t-elle au moins sa rançon ? s’enquit Vikar.
— Je le crois… Allons, fais-moi confiance, mon vieux compagnon.
Vikar le considérait en silence, le visage fermé et les bras croisés.
Haakon soutint son regard, jusqu’à ce que les traits de son ami se détendent
enfin et qu’il arbore un large sourire. Se penchant en avant, Vikar lui donna
une vigoureuse tape sur l’épaule.
— Te faire confiance ? répéta-t-il. Mais je serais prêt à te suivre jusque
dans l’antre du serpent Midgard, assuré d’en revenir avec une pleine
cargaison d’or !
Haakon en éprouva un vif soulagement. L’appui de Vikar dissuaderait
les autres de remettre ouvertement en cause sa décision d’emmener Annis
avec eux au lieu de la violer et de l’abandonner sur place. Car s’il ne
souhaitait pas de conflit ouvert avec ses frères d’armes, il n’avait pas non
plus l’intention de manquer à son devoir et de cesser d’accorder à Annis la
protection qu’elle avait méritée en le sauvant de la folie meurtrière de
Bjorn.
Toujours préoccupé par la répartition de la cargaison sur le bateau, il
s’était décidé à repositionner lui-même quelques coffres pour les ramener
vers le centre du pont, quand il sentit que Vikar, qui n’avait pas bougé,
l’observait avec une expression soucieuse. Il se redressa et dévisagea son
ami et pair d’un air interrogateur.
— Une dernière chose, Haakon, finit par articuler ce dernier. Ce que
claironne ton demi-frère depuis son retour du monastère est-il vrai ? As-tu
réellement réussi à surpasser Bjorn en combat singulier ?
— Bjorn est mort et j’étais à ce moment-là le seul guerrier présent sur
les lieux. Je paierai à sa famille une compensation appropriée. Mais ne te
méprends pas, Vikar : c’est lui qui, le premier, a levé son épée sur moi. Je
ne suis pas un parjure.
Vikar hocha la tête, apparemment satisfait.
— Thorkell n’en attendrait pas moins de toi.
— J’honore toujours mes obligations, Vikar…
Assise sur le pont, Annis posa sa tête contre le bastingage du long
navire. Seulement une douzaine de moines avait embarqué sur les drakkars
et elle redoutait d’apprendre qu’il n’y avait pas eu d’autres survivants.
Mieux valait ne plus repenser à l’atmosphère à la fois recueillie et sereine
qui régnait naguère à Lindisfarne ni au nombre d’hommes et de femmes qui
avaient péri sous les coups de ces barbares. Tout son être se révulsait à cette
idée.
Elle aurait sans doute dû se lever pour jeter un dernier coup d’œil à l’île,
mais ses jambes refusaient de la porter. Peut-être était-ce mieux ainsi,
songea-t-elle en se rappelant le spectacle désolant des ruines fumantes du
monastère qu’elle avait contemplé avec ses compagnons de captivité tandis
qu’ils marchaient sur la plage en direction des navires. Un des moines avait
alors tenté de s’échapper avant d’être rattrapé et aussitôt passé par les
armes, ce qui avait dissuadé tous les autres de l’imiter.
Une clameur s’éleva soudain du drakkar.
— Viken ! Viken ! Viken !
— Que crient-ils donc ? demanda l’un des moines dans un
chuchotement étouffé.
— Viken — c’est le nom de leur pays, répondit-elle, heureuse de cette
diversion.
— Bah, répliqua un deuxième religieux au visage vérolé, ces gredins
impies n’ont pas de patrie. Ils ont profané la maison du Seigneur. Leur âme
endurera la damnation éternelle.
Elle reconnut en ce dernier Aelfric, un des favoris de son oncle.
Comment avait-il réussi à survivre au massacre sur la grève ? Il leva un
poing vers le ciel enténébré pour appeler la malédiction divine sur les
envahisseurs
— C’est à Dieu d’en décider, rétorqua un troisième avant d’émettre un
hoquet de douleur.
Elle se redressa aussitôt pour s’agenouiller devant lui. Il était encore
tout jeune.
— Je peux vous aider ?
Il lui agrippa les mains.
— Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. N’oubliez jamais
la Northumbrie.
Puis il ferma les yeux et une expression apaisée passa sur son visage.
Pendant ce temps, les vikings achevaient de rembarquer en riant et en
plaisantant, manifestement enchantés de leur journée. Annis, elle, ne
pouvait s’empêcher de songer à toutes les vies qu’ils avaient détruites.
Elle avisa Haakon et son demi-frère assis sur un banc de nage non loin
d’elle. Après quelques minutes, ils empoignèrent la rame qui se trouvait
devant eux, bientôt imités par les autres, et le bateau commença à glisser sur
l’eau, les éloignant de la côte de Northumbrie et de la vie qu’elle avait
connue jusqu’alors.
Une larme coula sur sa joue sans qu’elle ne se soucie de l’essuyer.
« Un jour, je regagnerai ma liberté, se jura-t-elle en serrant les poings.
Je ne resterai pas l’esclave des vikings jusqu’à la fin de mon existence. »
Chapitre 4

— Enfin de retour ! s’exlama Thrand tandis que Le Serpent d’Or


touchait le sable du rivage. C’est fou comme le pays m’a manqué !
— Et à moi donc ! renchérit Haakon en inhalant profondément les
odeurs familières de sa contrée natale.
Il se détendait pour la première fois depuis leur départ de Lindisfarne.
— Je t’envie, pourtant, reprit Thrand. J’ai toujours trouvé que tu avais
de la chance de pouvoir ainsi visiter des régions exotiques, rencontrer de
nouvelles têtes, amasser des trésors…
— Dis-toi bien que j’emportais toujours avec moi le souvenir de ce
fjord et de notre domaine sur le cap, et que c’est ce souvenir qui m’a permis
de tenir quand j’étais au loin.
Il respira de nouveau à pleins poumons, se sentant comme accueilli par
le paysage alentour, par son parfum de pin. Là était son foyer ; il en
connaissait par cœur la moindre parcelle. Souvent, au cours des longues
années où il avait séjourné à la cour de Charlemagne, il avait revisité ces
lieux en esprit pour bien se rappeler pourquoi il était un homme du Nord et
non un sujet de l’empereur d’Occident.
— Si je le pouvais, ajouta-t-il, je resterais ici à cultiver mes terres.
Malheureusement, rien n’est plus inconstant que les moissons et le bien-être
de mon peuple passe avant tout. Il m’a donc fallu partir commercer
jusqu’au-delà des mers.
— Je dirais plutôt : partir à l’aventure.
— Maintenant que tu as effectué ta première expédition, Thrand, tu dois
bien te rendre compte que ce genre d’« aventure » n’est pas toujours très sûr
ni très plaisant.
— N’empêche que nous ramenons une véritable fortune et que nous
n’avons rencontré aucun problème sur le chemin du retour, répliqua le jeune
homme avant de lever les mains au ciel en souriant. Njordr, le dieu de la
Mer, devait être de bonne humeur.
— La houle était modérée et les vents favorables, je te l’accorde. Nous
n’avons pas à nous plaindre.
— Sauf que, maintenant, enchaîna Thrand en redevenant sérieux, nous
allons avoir de nouveau ma mère sur le dos.
— Elle devait certainement s’attendre à ce que je ne revienne pas
d’Angleterre, marmonna Haakon tout en scrutant le manoir de bois et ses
dépendances. Je dois avouer que je ne regrette pas de la décevoir.
— Je ne me rappelle que trop bien les malédictions qu’elle a lancées à
ton encontre en apprenant que tu m’emmenais finalement en expédition,
renchérit son demi-frère sur le même ton. Quant à ce qu’elle a pu dire sur
moi, j’ai préféré l’oublier.
Il soupira et tapota un des coffres de la pointe du pied.
— Je crois que je vais aller m’occuper du déchargement de la cargaison
et te laisser les honneurs de la cérémonie de bienvenue. Après tout, c’est toi
le jaarl de ce domaine.
— A ta guise, Thrand, mais il faudra bien que tu affrontes Guthrun tôt
ou tard.
— Eh bien, quitte à choisir, j’aimerais mieux que ce soit plus tard,
répliqua son frère en retrouvant soudain le sourire. Après qu’elle aura vu le
butin, par exemple… Tu la connais.
— Oh oui ! acquiesça Haakon avant de désigner du menton le grand
manoir à pignon ajouré. D’ailleurs, si tu tiens toujours à l’éviter, je te
conseille de disparaître au plus vite. Voici justement le comité d’accueil.
— Merci, mon frère, répondit Thrand en lui donnant une tape sur le dos
avant de s’éclipser dans la cale.
Haakon esquissa un sourire amer au spectacle de sa belle-mère
marchant en tête de la procession de bienvenue, la rituelle corne
d’hydromel à la main. Pas un seul de ses cheveux d’un blond grisonnant ne
dépassait de sa coiffure et, pour l’occasion, elle avait revêtu sa plus belle
tunique de lin fin. Le vêtement était fermé par une série de grosses broches
ovales en or que lui avait offertes son défunt mari et qui brillaient de tous
leurs feux. Comme il descendait du drakkar, les yeux de Guthrun
s’écarquillèrent légèrement et sa main trembla au point de renverser un peu
d’hydromel.
Il avait deviné juste : la mère de Thrand ne s’attendait réellement pas à
le revoir. Elle n’était pas venue l’accueillir, elle avait simplement identifié
les drakkars à leurs voilures rayées et préparé en conséquence la réception
des arrivants.
— Nous voici de retour, Guthrun, lui lança-t-il en acceptant la corne
remplie d’hydromel.
Au moment où il prenait une gorgée du breuvage, ses chiens
accoururent en aboyant pour lui faire la fête. Agitant à toute allure sa queue
recourbée, l’air plus canaille que jamais avec son œil cerclé de blanc, Floki
menait la meute, visiblement déterminé à être le premier à saluer son
maître. Haakon se pencha pour caresser son elkhound préféré qui se coucha
aussitôt sur le dos pour lui présenter son ventre.
— Je pensais bien que tu reviendrais d’une manière ou d’une autre. Les
dieux sont avec toi, Haakon Haroldson, repartit Guthrun avec un
haussement d’épaules exagéré. Je ne t’attendais cependant pas si tôt. Avez-
vous eu des avaries ? Auriez-vous cassé un mât ? Je t’avais pourtant
prévenu que cette expédition était placée sous de mauvais auspices.
Il refréna son impatience, ne souhaitant pas provoquer d’esclandre avec
sa belle-mère en présence de ses hommes.
— En fait, j’ai le plaisir de vous annoncer que je rentre avec mon
honneur intact et les cales du bateau remplies d’or.
— Et ton demi-frère, l’as-tu aussi ramené indemne ? s’enquit-elle d’une
voix faussement calme tout en plissant les paupières.
— Thrand a non seulement survécu au voyage, mais il en revient plus
riche, comme je l’avais prédit, répondit-il en lui rendant la corne.
Il s’essuya la bouche du dos de la main, se souvenant fort bien des hauts
cris qu’elle avait poussés quand il lui avait appris que son fils les
accompagnait.
— Il m’a été fort utile, reprit-il. Je suis certain que les scaldes
chanteront un jour ses prouesses de guerrier.
Guthrun accueillit l’éloge d’un bref hochement de tête.
— Et les autres membres du felag ? Rentrent-ils également tous avec
toi ?
— Nous avons perdu Bjorn, lâcha-t-il laconiquement, estimant superflu
de narrer par le menu une histoire qu’elle apprendrait de toute façon bien
assez tôt.
— Sa famille en sera très affectée, murmura-t-elle, une lueur fugace
s’allumant dans ses yeux pâles.
Etait-ce du regret ? De la peur ? Haakon n’aurait su le déterminer tant
l’expression fut brève.
— C’était pourtant un combattant réputé sans égal, reprit sa belle-mère.
Comment donc a-t-il péri ?
— Il était en proie à un accès de folie meurtrière et ne m’a pas reconnu.
Il s’est jeté sur moi, j’ai dû me défendre, précisa-t-il tout en jetant des coups
d’œil vers le navire.
Annis venait de débarquer avec les autres captifs de Northumbrie.
— Continuer en ces circonstances à respecter un serment qu’il venait
lui-même de briser aurait été absurde et suicidaire. Il était incapable
d’entendre raison.
— Quelle pitié qu’il ait connu une fin pareille ! proféra Guthrun en
courbant la tête, vivante image de la dignitaire Viking.
Haakon ne se laissait toutefois pas abuser par ses poses ni par ses
manières. Il savait que sa belle-mère le détestait. Elle n’avait jamais
pardonné à son mari d’avoir eu un enfant d’un premier lit. Il n’aurait du
reste pas hésité à la chasser de chez lui à la mort de son père, si seulement il
avait eu les moyens de racheter la part du domaine qu’elle avait elle-même
héritée du défunt.
— Il va falloir que tu paies aux siens une compensation, ajouta-t-elle.
J’espère que tu auras de quoi la régler. Les récoltes ont été moins
abondantes que l’année dernière.
— Notre séjour en Angleterre nous a fourni tout l’or et l’argent
nécessaire.
Malgré les efforts de Guthrun pour ne pas trahir ses sentiments, il les
devinait sans peine. Sa belle-mère n’était motivée que par le goût du luxe,
la cupidité et l’ambition pour son fils.
— Combien doit toucher Thrand ? l’interrogea-t-elle en frottant l’un
contre l’autre pouce et index. C’est ton frère, Haakon Haroldson ; il mérite
à ce titre plus que le commun du felag.
— Nous avons réussi au-delà de nos espérances les plus folles. Thrand
aura de quoi s’acheter un domaine en propre et y entretenir des
domestiques.
— Tu vois que j’avais raison de te pousser à le prendre avec toi !
s’exclama Guthrun avec un grand sourire tout en désignant Thrand qui était
toujours occupé à décharger le bateau. Nul doute qu’il doit être pour
beaucoup dans le succès de cette expédition !
— Rendez-en plutôt grâces à Odin et à Thor, qui nous ont procuré or,
argent et esclaves, rectifia Haakon en indiquant le groupe de moines
démoralisés au milieu desquels se dressait Annis.
Jadis d’un blanc immaculé, les robes des religieux étaient maintenant
toutes tachées. Seule parmi eux, Annis gardait la tête haute et le regard fier,
persistant à opposer à l’adversité le silence altier qu’elle avait observé
durant tout le voyage.
— Nous n’aurons pas terminé de débarquer et de partager le butin avant
plusieurs jours, reprit Haakon. Nous ferons ensuite des sacrifices aux Aesir
avant de célébrer comme il se doit notre bonne fortune.
— Cette femme porte ta cape, remarqua soudain Guthrun.
— Oui, elle est sous ma protection, expliqua-t-il d’une voix sèche. C’est
la fille d’un noble northumbrien.
Guthrun émit un claquement de langue irrité.
— Elle travaillera comme les autres. Il n’y a pas de place pour les
paresseuses à la ferme, concubines ou pas.
— Ce n’est pas ma concubine.
La mère de Thrand afficha un mince sourire.
— Tant mieux. Car, jusqu’à ce que tu te maries, je compte bien
continuer à diriger la maison, comme je l’ai toujours fait jusqu’à présent.
— Tant que nous n’aurons pas reçu de rançon pour chacun des captifs,
tous sans exception seront obligés de rembourser hébergement et nourriture
à la sueur de leur front, précisa Haakon tout en s’exhortant mentalement au
calme.
— Tu ne crains donc pas le dieu des Anglais ? s’enquit sa belle-mère
sur un ton doucereux, la tête penchée sur le côté. Il paraît qu’il possède de
redoutables pouvoirs.
— Si leur dieu n’avait pas souhaité que je les emmène, il l’aurait
empêché, rétorqua-t-il sobrement avant de se tourner vers les prisonniers
pour leur parler en latin. Si vous êtes ici, c’est par la volonté de celui que
vous adorez. Continuez à le prier si ça vous chante. Je n’en ai cure. Je
compte demander à votre pape une rançon pour votre libération. D’ici là,
vous obéirez à ma belle-mère ici présente, Guthrun, ainsi qu’à mes
intendants, comme vous m’avez obéi durant la traversée.
Les moines furent conduits à l’écart. Annis demeura sur place, la brise
de la mer lui soufflant dans les cheveux et plaquant sa robe contre sa
silhouette, l’air plus digne que jamais. Elle défiait clairement Haakon du
regard, comme si elle se faisait la porte-parole des autres captifs.
— Quelle impudence dans le regard ! observa Guthrun. J’ai du mal à
croire qu’elle ne soit pas ta concubine. En tout cas, elle a beau être noble, ce
n’est pas elle qui fera la loi chez moi. Il n’est pas question qu’elle intimide
mes servantes. Va savoir de quoi sont capables les gens comme elle…
Haakon la considéra avec perplexité. Jouait-elle la comédie ou
redoutait-elle vraiment l’influence d’Annis sur leurs domestiques ? Lui, en
tout cas, savait de quoi la jeune femme était capable. Il se rappelait
nettement la première fois où il l’avait vue, ses longs cheveux cascadant sur
ses épaules, ainsi que l’expression farouche avec laquelle, sans craindre
pour sa propre vie, elle s’était portée à son secours alors qu’il était à la
merci de Bjorn.
— Vous n’avez rien à craindre d’elle, mère, assura-t-il à Guthrun. Je
vous en donne ma parole.
Puis, se tournant vers Annis :
— Ma belle-mère a peur que vous ne vous en preniez à elle…
— Que je m’en prenne à elle ? répéta-t-elle avec des yeux ronds en
tendant ses mains ouvertes. Et pourquoi commettrais-je cette folie ? Je n’ai
nulle part où aller, ma patrie est de l’autre côté de l’océan et je ne porte
aucune arme sur moi.
— Vous acceptez donc de vous soumettre à son autorité ou cherchez-
vous seulement à endormir notre méfiance ?
Il la fixa du regard jusqu’à ce qu’elle détourne les yeux, admettant
implicitement sa défaite.
— Tant que je serai ici, je me conformerai à vos us et coutumes,
répondit-elle d’une voix frémissante avant de s’interrompre
Elle ferma les yeux un instant puis ajouta :
— Ai-je le choix, de toute façon ? C’est vous le maître, ici. Aussi vrai
que je suis Northumbrienne, je ne vous créerai aucun souci.
— Vous avez raison. Vous n’avez pas le choix, repartit Haakon avant de
s’adresser de nouveau à Guthrun dont le sourire s’était de plus en plus figé
au cours de cet échange. Vous n’aurez pas de problème avec elle, mère. Elle
m’en a donné sa parole de noble dame.
— Merci, Haakon, articula Guthrun en inclinant la tête. Je vais aller
voir Thrand, maintenant. Il a besoin de sa mère et de ses conseils.
— Laissez-le donc finir de décharger la cargaison avec les autres. Il ira
vous retrouver après. Prenez plutôt Annis pour l’installer chez nous. Je suis
sûr que vous trouverez de quoi l’occuper.
— Soit. Mais j’exige de parler ensuite à mon fils.
Haakon observa la jeune femme. Elle fronçait les sourcils. Comprenait-
elle quelques rudiments de leur langue ? Elle avançait sa lèvre inférieure, de
la couleur d’une fraise mûre, et il ne put s’empêcher de repenser à la saveur
de leur premier baiser. S’il l’embrassait maintenant, sa bouche aurait-elle le
même goût ? Ses lèvres ne seraient-elles pas légèrement salées par les
embruns ? Cette idée alluma un brusque désir dans le creux de son ventre.
Il réprima cette soudaine flambée de concupiscence avec agacement. Ce
n’était pas le moment, se sermonna-t-il. Et puis il n’avait aucune intention
de coucher avec elle. Cela compliquerait trop la situation. En plus, il avait
pour règle de ne jamais introduire de maîtresse chez lui, se contentant des
flirts qu’il pouvait glaner à la cour de Thorkell ou lors de ses déplacements
à l’étranger — et dont une nuit ou deux d’étreintes passionnées suffisait
généralement à épuiser l’attrait.
Il ignorait ce qu’il en serait avec Annis, mais il refusait de contrevenir à
ses principes pour le découvrir.
— Vous serez sous les ordres de Guthrun, lui lança-t-il avec âpreté.
Suivez-les scrupuleusement ou vous aurez affaire à moi.
— Je devrai donc lui obéir en tout ? demanda-t-elle, l’air inquiet.
— Oui. Jusqu’à ce que j’en décide autrement.

Les dents serrées, Annis suivit la belle-mère de Haakon jusqu’au long


bâtiment à la toiture basse qu’ils appelaient leur « manoir ». Il lui aurait été
moins pénible d’être jetée dans une geôle et traitée comme une prisonnière
que de se voir ainsi reléguée au rang d’esclave. Dans une prison, au moins,
elle n’aurait pas eu constamment sous les yeux un environnement familier
lui rappelant le foyer qu’elle avait perdu et qu’elle n’espérait guère
retrouver un jour, tant il était peu probable que son beau-père envoie jamais
la rançon demandée pour son affranchissement.
La rusticité de l’édifice de bois la choqua. A Birdoswald, sa famille
vivait dans une demeure en pierre dont la construction, selon la légende,
remontait au temps des Romains. Le feu y brûlait à une extrémité de la
grand-salle, alors qu’ici il était allumé au beau milieu de la pièce. Chez elle,
en outre, chacun avait sa chambre, tandis que les occupants du « manoir »
de Haakon ne disposaient que de simples stalles surélevées le long du mur.
— Trop fin, décréta Guthrun en pinçant la laine de sa toilette. Bon, c’est
ici que tu vas travailler pour commencer.
A sa grande surprise, elle comprenait assez bien les propos de la belle-
mère de Haakon. Elle avait simplement l’impression d’entendre une de ses
compatriotes s’exprimer avec un très fort accent.
— Travailler ne me fait pas peur, répliqua-t-elle. Après ce que j’ai
enduré, je ne crains plus grand-chose.
Guthrun la toisa avec un haussement de sourcils avant de frapper dans
ses mains pour appeler une grosse blonde aux formes plantureuses et au
sourire servile affligée de petits yeux porcins.
— Occupe-toi d’elle, Tove, lui ordonna-t-elle. Mon fils m’attend.
Elle ajouta quelques remarques rapides qu’Annis ne comprit point, mais
auxquelles Tove répondit par une grimace obséquieuse et une révérence qui
tenait presque de la reptation.
Après le départ de sa maîtresse, celle-ci se rendit jusqu’à un coffre
qu’elle déverrouilla et dont elle sortit une chemise et une tunique de lin
écru.
— Change-toi, dit-elle à la jeune femme en lui lançant les vêtements.
Celle-ci sentit sa gorge se serrer. On l’avait toujours aidée jusqu’alors à
s’habiller et à se déshabiller. Ce ne serait plus le cas, désormais. Elle
regarda autour d’elle à la recherche d’un paravent, mais il n’y en avait
aucun. Comme sa main hésitait à dégrafer la broche qui retenait la cape de
Haakon, Tove émit un claquement de langue irrité et vint défaire elle-même
le bijou avant d’ôter le manteau d’un geste brusque de ses épaules.
— Allons, la suite, commanda-t-elle avec un claquement de doigts.
Annis se dépouilla de sa tunique. La croix d’argent tomba à terre. Tove
se précipita dessus.
— Ceci n’est plus à toi, déclara-t-elle en plaçant le pendentif sur le
manteau, à l’intérieur du coffre.
Elle allait tendre la main vers ce legs maternel, prête à protester, quand
elle aperçut les animaux gravés sur les parois du meuble. Elle se rappela
alors qu’elle n’était plus chez elle et, maudissant la malchance qui lui avait
valu cet exil, se força à baisser le bras.
Tove referma le couvercle d’un claquement sec avant de le verrouiller et
d’empocher la clé. La croix avait disparu. Annis resta là à contempler le
coffre avec hébétude. Seuls ses souvenirs la reliaient désormais à son foyer
perdu.
Elle frémit tout en endossant ses nouveaux habits dont le tissu rêche lui
irrita la peau.
Tove la conduisit ensuite jusqu’à un petit coin-cuisine où un feu brûlant
à même le sol chauffait une marmite remplie de bouillon. A côté, plusieurs
servantes étaient occupées à pétrir le pain. Deux félins, les plus gros qu’elle
ait jamais vus de sa vie, se prélassaient devant l’âtre. Elle trouvait qu’ils
ressemblaient plus à des chiens ou à des fauves à demi apprivoisés qu’à des
chats domestiques. Au lieu de les chasser, comme les siens en avaient
l’habitude à Birdoswald, les domestiques de Haakon semblaient apprécier
leur compagnie et s’arrêtaient parfois dans leur travail pour venir les
caresser. Trois autres femmes cousaient et tissaient à l’écart. Tove les
interpella ; plusieurs d’entre elles ricanèrent.
La grosse blonde la poussa dans le dos en lui montrant un sac d’orge
puis une meule à main, avant de faire le geste de moudre des grains. Quelle
consternation ! Jamais elle n’avait eu à accomplir une tâche pareille
auparavant. Ce genre de corvée était d’ordinaire dévolu à la dernière des
servantes. Serrant les dents, elle prit une pleine poignée de grain qu’elle
plaça sur la pierre inférieure de l’appareil circulaire.
Après avoir tourné plusieurs fois la partie supérieure de la meule, elle
vit l’orge se transformer en une farine grossière. Finalement, songea-t-elle,
ce n’était pas aussi difficile qu’elle l’avait craint. Avec un sourire
triomphant, elle ouvrit la meule pour récupérer le fruit de son labeur.
Tove lança une nouvelle remarque à la cantonade. Toute la salle éclata
de rire. Elle lui désigna ensuite le sac. Bouche bée, Annis compris qu’elle
allait devoir moudre tout le grain.
Mais elle ne faiblit pas et se remit à l’ouvrage. Elle reprit une poignée
d’orge et, l’ayant déposé entre les deux pierres, recommença à tourner celle
du dessus, mais plus vite cette fois-ci. Ses épaules ne tardèrent pas à
protester contre cet effort inaccoutumé. Elle les ignora, bien déterminée à
ne pas flancher et à accomplir jusqu’au bout la besogne exigée.
Elle accéléra le rythme, encore et encore, jusqu’à ce que, brusquement,
la meule s’ouvre en deux, répandant de la farine partout, au grand
amusement de Tove et de sa bande. Résistant à l’envie soudaine de
s’effondrer par terre en pleurant, elle se força à s’accroupir pour ramasser la
poudre grise sur le sol. Elle avait cependant du mal à retenir celle-ci entre
ses doigts et bientôt, comme pour mettre un comble à son embarras, un des
deux énormes chats vint s’asseoir au beau milieu du désastre pour se
nettoyer placidement les moustaches, achevant de déclencher l’hilarité
générale.
Une jeune domestique aux longues dents lâcha un commentaire rapide
en scandinave en agitant les mains et en secouant la tête.
— Je vais me débrouiller, c’est à moi de nettoyer les dégâts que j’ai
provoqués, repartit Annis en latin, puis en northumbrien.
La femme n’en vint pas moins chasser le chat avant de se munir d’un
balai court avec lequel elle eut tôt fait de rassembler la farine en un petit tas
qu’elle n’eut plus qu’à ramasser avec une écuelle. Se mordant la lèvre,
Annis la remercia d’un hochement de tête.
— Vide plus souvent la meule, sinon… , expliqua la domestique en
mimant ce qui venait de se passer. Cela m’est souvent arrivé, avant.
La gorge serrée, Annis posa sa main sur celle de la servante.
— Merci.
— Ingrid, repartit l’autre avant de lever un doigt et de débiter à toute
allure une nouvelle tirade en norvégien.
Posant une main sur sa poitrine, Annis prit soin d’articuler lentement sa
réponse.
— Annis, je m’appelle Annis. Parle moins vite si tu veux que je te
comprenne.
— Moi, c’est Ingrid, répéta l’autre avant d’arborer un grand sourire qui
enjoliva ses traits et lui donna moins l’air d’un lapin effarouché. Tove
cherche toujours à rabaisser les autres. Elle voudrait bien que le jaarl
couche avec elle et lui donne un enfant, comme ça elle serait tranquille
jusqu’à la fin de ses jours.
— Quel rapport avec moi ?
— Tout le monde se demande si tu as partagé le lit du seigneur Haakon
en Angleterre et si ce n’est pas à cause de ça qu’il t’a ramenée ici. C’est la
première fois que le jaarl revient avec une concubine.
Annis se sentit rougir.
— Je ne suis pas sa concubine, Ingrid, seulement son otage.
— N’empêche qu’on se pose des questions. Beaucoup aimeraient
coucher avec lui, tu sais. Il a la réputation d’être un amant gentil et
respectueux.
Annis s’empourpra de plus belle en se rappelant le baiser qu’ils avaient
partagé. Elle aurait dû se douter, alors, qu’il était un expert en la matière et
que, comme Selwyn, il devait changer de maîtresse comme de chemise.
— Tout ce qui l’intéresse chez moi, c’est la rançon que je peux lui
rapporter.
— Si c’est vrai, Tove en sera très contente, lui assura Ingrid avant de se
pencher vers elle. Mais tu m’avoueras quand même que c’est un homme
hors du commun.
— Oui, sans doute.
La salle entière s’esclaffa de nouveau.
Se rapprochant d’Annis, Ingrid prit la meule pour lui montrer comment
procéder à la mouture de l’orge.
— Comme ça, d’accord ? Tove met toujours les nouvelles à la meule
sans jamais leur apprendre à s’en servir. Alors c’est moi qui les aide.
Une vague de soulagement envahit Annis tandis que des larmes lui
piquaient les yeux. Elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui témoigne autant de
prévenance. Sa solitude s’en trouvait comme allégée. Elle s’était fait une
amie, ce qui ne lui était pas arrivé depuis l’époque de son mariage.
— Une chose m’intrigue, Ingrid, reprit-elle. Pourquoi permettez-vous
aux chats de rester dans la salle ?
— Vous n’en avez donc pas dans vos cuisines, en Angleterre ?
Elle secoua la tête.
Se penchant vers le félin blanc et noir, la domestique le prit tendrement
dans ses bras.
— Voici Kisa, dit-elle. Et le gris là-bas est Fress. Ce sont les émissaires
de la déesse Freya et ils nous aident à tenir les souris éloignées des réserves.
Tout en s’essayant à prononcer les noms exotiques des félins, Annis
tendit une main hésitante vers celui qu’Ingrid cajolait. Kisa réagit
immédiatement en fourrant sa tête contre sa paume avec un ronronnement
sonore.
— Ce sont bien les plus gros chats que j’aie jamais vus !
— Kisa t’aime bien. Elle ne se laisse pourtant pas caresser par
n’importe qui. C’est un signe. Les chats sentent les personnes, tu sais,
déclara Ingrid avec conviction. Ça veut dire que je peux te faire confiance
aussi.
Quand Annis se remit ensuite à moudre le grain sur les conseils de la
servante, Kisa demeura auprès d’elle, pelotonnée à ses pieds.

Annis essuya son front couvert de sueur. Le sac, naguère plein, ne


contenait plus qu’une poignée d’orge encore entier. Ces deux jours de
mouture l’avaient éreintée, mais elle en voyait la fin. Le seul avantage de
cette corvée était la lassitude qui la prenait le soir et l’assommait dès qu’elle
s’allongeait sur la paillasse qu’elle partageait avec Ingrid, la plongeant dans
un sommeil sans rêves que ne hantait aucune image de bâtiments en
flammes ou de guerriers à l’imposante carrure.
Comme elle soulevait la pierre du dessus pour remplir la meule, une des
ampoules de sa main droite se perça. Elle réprima le cri qui lui montait aux
lèvres et se remit à la tâche en s’efforçant d’ignorer la douleur.
De toutes les avanies qu’elle avait dû subir depuis son enlèvement,
c’était curieusement cette petite blessure qui lui était le plus pénible à
supporter. Elle se trouvait stupide. Nul doute que les moines devaient
endurer pires tourments qu’elle ; or, ce matin encore, elle les avait entendus
partir aux champs en entonnant des cantiques. Du coin de sa tunique, elle
essuya les larmes de souffrance qui lui montaient aux yeux.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Ingrid qui avait interrompu son pétrissage en la
voyant sursauter devant la meule.
— Je n’arrive pas à bien tenir la pierre, avoua-t-elle.
— Montre-moi tes mains, lui ordonna la domestique en l’obligeant à se
retourner.
Obéissant à contrecœur, elle exhiba une belle cloque vermillon.
— Ce n’est rien, bredouilla-t-elle.
Ingrid lui caressa la paume.
— Comme tes mains sont douces… On voit bien qu’elles ne sont pas
habituées à ce genre de travail.
— Elles vont s’endurcir.
— Haakon a exigé une grosse rançon pour toi, n’est-ce pas ?
— Oui, admit Annis.
— Sait-il qu’on t’impose ce genre de corvée ?
— Je le suppose, répondit-elle, soudain prise d’une crampe à la base de
la nuque qui se répercuta jusqu’au bas de son échine.
Elle était certaine que Haakon était au courant de son sort et qu’il en
était même responsable, prenant un malin plaisir à l’humilier.
— Si j’avais mon liniment, ça pourrait me soulager.
— Et tu le trouves où, ce… liniment ? demanda Ingrid en butant sur le
mot.
— Je le fabrique moi-même à partir d’herbes et de suif. Ce n’est pas
une recette compliquée. Il suffit d’avoir les bons ingrédients.
— Tu en sais des choses ! s’exclama la servante, admirative. Tu t’y
connais beaucoup, en remèdes ?
— Euh… oui, pas mal.
— Alors ta place n’est pas ici. C’est du gâchis de te garder en cuisine.
Annis voulut protester, mais Ingrid était déjà repartie. Elle haussa les
épaules avant de pivoter vers la meule. Elle reposa la main dessus en serrant
les dents, résolue à tenir bon, se refusant à imaginer ce que sa belle-sœur et
sa mère pouvaient faire en ce moment même. Pour oublier sa peine et
s’occuper l’esprit, elle entreprit de se réciter mentalement la liste des
diverses préparations médicinales qu’elle connaissait.
Comme elle tournait la meule avec une sorte de rage aveugle, le bras à
moitié tétanisé par la douleur, le galet circulaire recommença à basculer.
Elle allait le stabiliser quand une main autrement plus puissante que la
sienne saisit la lourde pierre au vol pour la repositionner sur son socle
rainuré.
L’atmosphère de la salle s’était soudain emplie d’une tension presque
palpable. Elle se retourna lentement.
Haakon se tenait derrière elle, un gros chien assis à ses pieds. Elle ne les
avait pas entendus arriver tant elle était concentrée sur son labeur. Et voici
qu’il se dressait devant elle, ressemblant moins que jamais au guerrier qui
l’avait enlevée de Lindisfarne.
Il avait lavé ses cheveux qui luisaient encore d’un voile de gouttelettes.
A la place de sa cotte de mailles, il avait revêtu une chemise de laine fine
d’un bleu délavé qui retombait sur un pantalon étroitement ajusté. Ses pieds
étaient chaussés de bottes en cuir clair. De toute sa personne rayonnait une
vitalité qui semblait emplir la pièce entière.
— Que puis-je pour votre service, mon seigneur ? s’enquit-elle sur un
ton volontairement distant et froid.
Elle ne doutait pas qu’il était l’auteur de ses tourments. Mais s’il croyait
que cela allait la briser, se dit-elle, il se trompait lourdement.
— Ingrid vient de m’avertir que vous aviez des raisons de vous plaindre
de la façon dont on vous traite.
— J’effectue le travail qui m’a été demandé : moudre de l’orge,
répondit-elle en reportant son attention sur la meule. Je ne vais peut-être pas
très vite, mais j’aurai bientôt fini tout le sac de grain.
— Vous ne manquez décidément pas de talents, repartit Haakon d’une
voix basse et amusée qui eut le don de l’irriter. N’est-ce pas aussi ton avis,
Floki ?
Le chien pencha la tête avant d’aboyer.
— Vous voyez : Floki est d’accord avec moi, ajouta-t-il en donnant à
son fidèle compagnon un quignon de pain pris dans la huche.
— J’aurais eu du mal à diriger le domaine de mon époux si je n’avais su
comment on moud de la farine, répliqua-t-elle avec humeur.
Il ne chercha pas à discuter.
— Ingrid m’a appris par ailleurs que vous compreniez notre langue.
— J’apprends vite, murmura-t-elle en haussant les épaules.
Elle se remit à moudre, espérant que cela inciterait Haakon à la laisser
tranquille et qu’elle pourrait ainsi ne plus avoir à penser à son corps musclé,
à ses longues cuisses puissantes que soulignait le tissu moulant de son
pantalon.
— C’est un avantage certain dans la vie, convint-il avant de saisir de
nouveau la pierre d’une main ferme pour l’arrêter. Je souhaiterais pouvoir
m’entretenir avec vous en dehors de cette cuisine. Ce que j’ai à vous dire ne
concerne pas les amateurs de potins qui hantent habituellement ces lieux.
Elle s’écarta de la table en essayant de ne pas prêter attention aux
sourires entendus des autres servantes. Haakon la conduisit dehors, sous le
porche du manoir, et l’invita du geste à prendre place sur un banc de bois
disposé contre le mur, face au paysage du fjord. Il resta lui-même debout et
la toisa d’un air sévère.
— Pourquoi les moines vous ont-ils permis de parler en leur nom à
votre arrivée ? l’interrogea-t-il au bout d’un instant. Ils ont tous une langue,
non ?
— Aucun d’entre eux ne m’a demandé quoi que ce soit. J’ai décidé
toute seule de m’isoler pour vous parler, rétorqua Annis avec hauteur. Il
fallait bien que quelqu’un s’en charge.
— Et ils vous ont laissée faire. Pas un ne vous a reproché cet acte
d’autorité. Pourquoi ?
— L’abbé était mon oncle, répondit-elle, une brise venant plaquer une
mèche de cheveux sur ses lèvres.
Le vent était chargé d’une légère odeur de fumée. Elle contempla la baie
où les vagues clapotaient contre les flancs des navires à la proue en forme
de serpent.
— La règle du monastère exerce encore son emprise sur eux, précisa-t-
elle. Ils sont habitués à tout subir en silence. Et puis ils avaient peur.
— Pas vous ?
— Quand les circonstances l’exigent…
Au vrai, elle avait l’estomac noué par la crainte. Mais peu lui importait
la punition que son ravisseur allait lui infliger. Les moines comptaient sur
elle. Elle ne pouvait rester indifférente à leurs souffrances.
— Ma belle-mère n’a pas apprécié votre intervention, lui apprit Haakon
sur un ton neutre.
— Avez-vous envoyé les demandes de rançons ?
— Elles partiront par le prochain bateau à destination de l’empire
d’Occident. J’ai des contacts à la cour de Charlemagne.
Elle hocha la tête, sûre qu’il allait en profiter pour augmenter la somme
exigée pour sa libération. Elle aurait aimé pouvoir le prévenir que son beau-
père ne la paierait probablement jamais, mais qu’il verrait au contraire dans
le rapt de sa belle-fille une occasion inespérée d’affermir son emprise sur le
domaine familial de Birdoswald. Cependant, elle n’avait pas le cœur de
l’avouer à voix haute. Si elle s’y risquait, elle perdrait la dernière lueur
d’espoir qui l’animait encore et devrait faire le deuil de son foyer.
— J’ai hâte que les miens vous répondent, déclara-t-elle en fourrant les
mains dans les plis de sa tunique pour en cacher le tremblement.
— Vous semblez avoir toute confiance en eux.
— En effet.
C’était un mensonge éhonté, mais elle ne souhaitait pas que Haakon
s’aperçoive trop tôt de sa méprise, car d’ici là elle pourrait continuer à aider
les moines qui, elle en était certaine, finiraient par être rapatriés par leur
hiérarchie. Elle avait déjà entendu parler de cas semblables. L’Eglise
détestait savoir ses religieux esclaves chez les païens et hésitait rarement à
payer les rançons réclamées pour leur affranchissement. Malheureusement,
elle doutait qu’elle soit prête au même sacrifice pour une simple chrétienne,
aussi noble soit-elle.
Peut-être aurait-elle dû prononcer ses vœux comme son oncle le lui
avait suggéré. Sauf que cela aurait été une adhésion de pure forme, car elle
ne se sentait pas de véritable vocation. Ce qu’elle voulait, c’était un foyer,
des enfants et un mari l’aimant pour elle-même et non pour sa dot. Endosser
l’habit de nonne aurait été dans ces conditions une imposture.
Sans rien dire, Haakon caressait d’une main distraite les reliefs d’un des
poteaux sculptés qui soutenaient l’avant-toit et son pignon ajouré. Elle avait
l’impression d’être aux prises avec lui dans un duel de volontés, chacun
attendant de l’autre qu’il se démasque en parlant, qu’il commette le premier
faux pas. Plus que jamais elle était consciente de la vigueur de son
ravisseur, de la force qui émanait de lui.
— Annis ! Annis, où es-tu donc passée ? Il reste de l’orge à moudre !
s’écria soudain Tove de sa voix criarde, rompant le charme ambigu de cette
confrontation. Annis ! Tu vas être punie.
— Il faut que je retourne en cuisine. Tove m’appelle, murmura-t-elle en
redressant le menton et en rivant ses yeux dans ceux de Haakon. Je veillerai
dorénavant à me montrer plus motivée dans mon travail.
— Guthrun sait-elle qu’on vous a imposé ce genre de besogne ?
s’enquit-il en la scrutant d’un œil inquisiteur.
— Tove règne en maîtresse sur les servantes, repartit-elle avec un
haussement d’épaules insouciant.
Il lui fallait néanmoins reconnaître qu’elle n’avait pas revu la belle-mère
de Haakon depuis qu’elle l’avait présentée à Tove et qu’en conséquence
Guthrun ignorait peut-être tout des agissements de cette dernière.
Cependant, en dépit de la méchanceté profonde dont Tove faisait preuve à
son égard, elle ne tenait pas à la dénoncer à Haakon et à lui faire subir elle
ne savait quel genre de punition.
— Je fais ce qu’on me demande de faire, conclut-elle.
Il tendit subitement la main pour lui saisir le poignet et examiner sa
paume.
— Vous n’êtes pas accoutumée à de telles corvées. Vous avez la peau
pleine d’ampoules.
Elle lui retira vivement sa main. Son contact déclenchait de singulières
sensations le long de son bras.
— Je n’ai pas non plus l’habitude d’être esclave, et les moines souffrent
plus que moi.
Le regard bleu de Haakon prit un éclat aussi dur que le reflet du ciel
dans un glacier. Il s’abstint toutefois de reprendre sa main.
— Les moines sont familiers des travaux des champs. Aucun d’eux
n’est issu de l’aristocratie. Vous, vous êtes une dame. C’est différent,
répliqua-t-il avant de se mettre à frotter ses lèvres d’un pouce songeur.
Ingrid prétend que vous connaissez un remède pour guérir les ampoules.
— Je connais effectivement une recette de liniment qu’on peut utiliser à
cette fin, répondit-elle avec circonspection, se demandant ce que la servante
avait pu lui raconter exactement.
— Alors préparez-en.
— Je ne dispose pas des ingrédients nécessaires.
— Que vous faut-il ?
Annis réfléchit. Il lui fallait se montrer prudente, pensa-t-elle. Elle ne
devait pas faire preuve de trop d’assurance, car l’efficacité du liniment
n’était pas garantie. D’un autre côté, c’était là une chance qu’elle ne pouvait
laisser passer. Tout valait mieux à ses yeux que continuer à moudre de
l’orge. Elle récita donc rapidement la liste des herbes dont elle avait besoin,
en terminant par la lavande.
Haakon hocha la tête, la considérant d’un regard à la fois pensif et
impressionné. Elle s’efforça de contenir l’espoir qui montait en elle, n’osant
croire qu’il allait l’autoriser à essayer sa recette.
— Curieux, tout de même, marmonna-t-il avant de s’essuyer les mains
sur son pantalon. Vous pouvez disposer.
— Mais… mais… vous allez parler à Guthrun du liniment, n’est-ce
pas ?
— Retournez au travail, Annis. Vous avez une besogne à terminer.
— Est-ce un ordre ? s’enquit-elle, profondément déçue.
Il prit de nouveau un air sévère.
— Ne mettez pas plus longtemps ma patience à l’épreuve.
— Car votre parole a force de loi ?
Une flamme de fureur s’alluma dans les prunelles du jaarl.
— Exactement. Et je vous conseille de ne jamais l’oublier.
Chapitre 5

— Le jaarl m’a demandé d’apporter ceci aux cuisines.


Annis sursauta en reconnaissant les douces inflexions de sa langue
natale au lieu du parler rugueux des vikings. Lorsqu’elle se retourna, elle
aperçut Aelfric sur le seuil de la pièce. Il était le seul des conseillers de son
oncle à avoir survécu au raid de Lindisfarne. Il tenait à la main un
assortiment d’herbes séchées qu’il déposa sur la table et ne manqua pas
d’afficher une moue dégoûtée en voyant Kisa venir renifler celles-ci avec
curiosité. Annis fit déguerpir la chatte.
— Vous a-t-il dit pourquoi ? s’enquit Ingrid en examinant les herbes.
Que veut-il donc que nous en fassions ? Que nous nous en servions comme
épices pour le dîner ?
— C’est pour dame Annis, précisa Aelfric en insistant lourdement sur le
titre.
Annis considéra les herbes.
— Ce sont les simples qui entrent dans la composition de mon liniment
pour guérir les ampoules, expliqua-t-elle à la domestique. J’en ai parlé à
Haakon et je vois qu’il ne l’a pas oublié.
— Haakon n’oublie jamais rien, déclara Ingrid. Chaque fois qu’il rentre
de voyage, il part inspecter le domaine et je peux te dire qu’il remarque
tout. Malheur à celui qui n’a pas respecté ses consignes en son absence ! Il
veille sur le bien-être de ses gens et cherche toujours des moyens
d’améliorer leurs conditions de vie.
— Cela dit, il n’a pas réussi à trouver de lavande, précisa Aelfric en
latin. Ce pays de barbares est vraiment trop froid pour héberger ce genre de
plantes.
— Merci de m’avoir apporté ces herbes aussi promptement, Aelfric,
repartit Annis, soudain en proie à un accès de nostalgie. Comment vous
portez-vous, vous et vos compagnons ?
— Nous allons bien, madame, murmura le moine en courbant la tête.
Sa tonsure commençait déjà à se regarnir. D’ici à quelques semaines,
songea-t-elle, il ressemblerait à n’importe quel autre homme.
— Sans exception ? demanda-t-elle.
— Nous survivons et sommes correctement nourris, répondit Aelfric en
continuant à s’exprimer en latin. Le labeur n’est pas plus dur que celui qui
nous occupait au monastère — mis à part que le sol est bien plus pauvre ici.
Des milliers de questions lui venaient aux lèvres, mais elle nota que
Tove suivait cet échange, les yeux plissés et les lèvres pincées.
— J’ai hâte que nous rentrions tous ensemble en Angleterre, ajouta-t-
elle en northumbrien afin de persuader la sourcilleuse servante qu’ils
devisaient de sujets sans importance.
Avec un dernier froncement de sourcils, celle-ci retourna à son propre
travail.
— Moi aussi, madame, approuva le moine avant d’incliner une nouvelle
fois la tête, de se signer et de repartir.
— Tu serais réellement capable de préparer un remède pour soigner les
ampoules et les engelures avec ce tas de plantes séchées ? vint l’interroger
Tove peu après en la toisant de haut.
— En les mélangeant avec un peu de graisse, oui, répondit-elle en
rangeant les ingrédients.
Elle aurait bien aimé commencer immédiatement la préparation du
liniment, mais elle soupçonnait Tove de lui avoir réservé une nouvelle
besogne dégradante.
— Et c’est le jaarl qui t’a envoyé ces herbes ?
— En effet, acquiesça Annis en caressant les plantes qui diffusèrent
aussitôt leur odeur.
— Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? s’emporta Tove. Mets-t’y tout de
suite. J’ai les mains toutes calleuses et je voudrais qu’elles soient douces
comme une fesse de bébé !

Sur le seuil de la grande salle, Annis hésita. La pièce était bondée de


vikings jouant aux dés ou buvant dans des cornes. Haakon était dos à la
porte. Son rire planait sur l’assistance. Elle se mordit la lèvre en le voyant
ainsi occupé, entouré de ses hommes, et songea un instant à repartir en
cuisine. Puis elle carra les épaules, honteuse de sa propre lâcheté. Haakon
méritait des remerciements.
A son approche, il pivota vers elle et haussa les sourcils.
— Oui ? dit-il. Y aurait-il encore un problème ?
— Je voulais simplement vous remercier, répondit-elle en tordant le
devant de sa tunique.
Le remercier en présence de ses guerriers était assez embarrassant pour
elle. Elle n’en redressa pas moins le menton pour soutenir son regard.
— Me remercier ? répéta-t-il en se levant et en la prenant par le coude
pour la conduire à l’écart, dans un coin plus tranquille. Et pour quelle
raison ?
— Dès que Tove a su, hier, que j’étais un peu versée dans l’art des
remèdes, elle n’a cessé de me commander onguents et potions, expliqua-t-
elle avec un bref sourire.
— Et vos mains ?
— Elles sont guéries, annonça-t-elle en lui présentant ses paumes que
ne déparait plus aucune inflammation. Bientôt, on ne distinguera même plus
les cicatrices des ampoules.
— Mais qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? s’enquit Haakon en
penchant la tête, les yeux fixés sur ses lèvres.
— Vous m’avez envoyé les herbes que je vous avais demandées, dit-
elle. Vous m’avez donné ma chance.
— Si je vous ai envoyé ces herbes, c’est parce qu’une femme avec des
ampoules aux mains ne me sert pas à grand-chose.
— Je vous en suis malgré tout reconnaissante, insista-t-elle, la gorge
serrée.
— Bien, fit-il avant de retourner auprès de ses hommes.
Des rires fusèrent bientôt du groupe de guerriers. Elle tiqua, certaine
qu’ils étaient en train de se moquer d’elle. Selwyn, jadis, ne se privait pas
non plus d’émettre à son propos des plaisanteries parfois blessantes. Il n’y
avait aucune raison pour que Haakon soit différent. Tous les mâles, au fond,
se ressemblaient. Il lui suffirait, à l’avenir, d’ignorer son ravisseur. Et
d’oublier le baiser qu’ils avaient échangé. Elle ne voulait plus jamais avoir
affaire à lui.
— J’espère que vous avez choisi le guerrier que vous souhaitez servir,
déclara Tove avec un petit sourire tout en ajustant sa tunique pour mieux
mettre ses formes en valeur.
Au lieu d’aider à écosser les petits pois, elle passait son temps à se
mirer dans les plats en argent pour corriger sa coiffure et rajuster le col de
sa toilette. Avec ça, elle semblait avoir le don de flairer l’approche de sa
maîtresse, car chaque fois que Guthrun passait la tête dans la cuisine, elle
s’arrangeait pour paraître terriblement occupée, ce qui lui valait les éloges
de la belle-mère de Haakon qui regardait ensuite les autres en soupirant
avant de leur conseiller de s’inspirer de son exemple.
— Comment ça, Tove ? s’enquit Annis sans se soucier de masquer son
scepticisme.
— Tous ces hommes doivent se sentir bien seuls sans compagnie
féminine, expliqua Tove avant d’embrasser le vide et de se mettre à arpenter
la pièce avec des déhanchements suggestifs.
— J’avoue n’y avoir pas songé, marmonna Annis en baissant les yeux.
Elle avait espéré s’arranger pour ne pas être remarquée le moment venu.
Les jours passant, elle avait réussi à se persuader que son attirance pour
Haakon était une aberration et qu’à force de s’adapter à sa nouvelle
condition, elle finirait par devenir insensible à la singulière emprise qu’il
exerçait sur elle. Elle ne voulait même pas commencer à songer à des
étreintes furtives ou à des baisers volés.
Ses mains tremblaient cependant, si bien qu’elle dut les cacher sous sa
tunique.
— Tout se résume à une question de choix mutuel, lança Tove,
provoquant l’hilarité générale. Quant au déroulement des opérations, rien de
plus simple : tu sers de l’hydromel ou de la bière au guerrier que tu
convoites et tu restes à côté de lui jusqu’à ce qu’il te prenne par la taille.
Annis se doutait bien qu’elle allait devoir affronter ce genre de rituel.
Ses compatriotes pratiquaient exactement le même. Sauf que, chez elle, elle
était assise à la table des maîtres, à l’écart du chassé-croisé des amants.
Selwyn, en revanche, ne manquait jamais d’y prendre part. Ainsi lui avait-il
fallu endurer les inconstances de son mari tout au long de leur vie conjugale
et le regarder choisir chaque soir une compagne de débauche différente,
plus conforme à ses goûts que sa femme, qu’il n’avait à l’évidence épousée
que par attrait pour sa dot et pour le prestige associé au nom de sa famille.
— Et on sait bien par qui tu aimerais te faire enlacer, hein, Tove ?
s’exclama Ingrid.
Les rires repartirent de plus belle.
— Vraiment, Ingrid ? repartit l’interpellée en faisant la moue. Figure-toi
que j’ai renoncé à Haakon depuis des mois. A mon avis, il a toujours le
béguin pour Asa, notre reine. Il faut dire que tous les jaarls bourdonnent
autour d’elle comme des abeilles autour d’un pot de miel.
— Allons, ce ne sont que des rumeurs, lui assura Ingrid. Comment
peux-tu croire à de telles fariboles ?
— Mais il paraît qu’ils étaient très proches, jadis. Et puis ce serait aussi
elle qui aurait manigancé le divorce de Vikar, rétorqua Tove sans cesser de
se pomponner. En tout cas, il y a d’autres seigneurs que notre maître dans le
royaume de Thorkell.
— Oui, mais aucun aussi beau, remarqua une de ses amies en soupirant.
— Je crois que je préfère encore Vikar. Il y a aussi Ivar, qui a perdu sa
femme il y a six mois, mais sa cicatrice ne l’arrange vraiment pas, reprit
Tove avant de tourner sur elle-même pour soulever le bas de sa toilette. Peu
d’hommes savent résister à mes chevilles, voyez-vous. Les scaldes ont écrit
des poésies sur elles.
— Un seul scalde — et il était bigleux, rectifia l’une des domestiques à
la grande joie des autres.
Tove en devint cramoisie d’indignation et posa les mains sur ses larges
hanches.
— Qui a dit ça ?
Un silence pesant retomba aussitôt sur la cuisine tandis que chacune se
hâtait de reprendre son travail.
— Je suis sûre que c’est toi, Ingrid !
Annis reposa son bol de petits pois, et Kisa en profita aussitôt pour lui
grimper sur les genoux. Si le différend entre les deux femmes devait
dégénérer en altercation, elle savait laquelle elle défendrait, et ce sans
aucune hésitation.
Comme Ingrid ne répondait pas, Tove la désigna avec un air supérieur.
— Tu es pourtant mal placée pour te moquer, ma petite !
— Allons bon, voilà autre chose, marmonna l’intéressée sans cesser de
remplir son bol.
— C’est ça, repartit Tove. Fais donc l’innocente. Tout le monde sait
bien que tu en pinces pour Thrand depuis ton premier jour ici.
Ingrid rougit à son tour.
— Il a un sourire et des manières agréables, admit-elle à mi-voix sans
relever la tête.
— Oui, eh bien, tu n’as pas intérêt à ce que sa mère te surprenne en
train de débiter ce genre de roucoulades. Elle a de grands projets pour lui
— une fille de jaarl bien dotée, déclara Tove avant de lâcher un rire
moqueur et de se courber vers Ingrid pour la regarder droit dans les yeux.
Ça doit d’ailleurs être pour ça qu’elle t’a assignée dans la cuisine au lieu de
te confier le service des tables. Tes jours ici sont comptés, ma petite.
Annis attendit que Tove ait été appelée par Guthrun pour se pencher
vers son amie.
— Est-ce vrai, Ingrid ? s’enquit-elle.
— Thrand et moi avons lié amitié avant qu’il ne parte en expédition,
avoua la servante en prenant Fress dans ses bras pour enfouir son visage
dans son poil gris. Mais je ne sais pas ce qu’il éprouve vraiment pour moi.
Il n’est toujours pas passé me saluer depuis son retour. Il n’est même pas
venu voir comment se portaient Fress et Kisa, alors que c’est lui qui les a
découverts quand ils n’étaient que des chatons.
— Thrand, c’est bien le frère de Haakon ?
— Oui. Il possède une part du domaine, mais il voudrait pouvoir
s’acheter une ferme à lui. Haakon et lui ne s’entendent pas toujours très
bien.
Ingrid marqua une pause et soupira.
— Il aimait bien se confier à moi, jadis. Ce n’est pas seulement un joli
garçon, tu sais. Il est aussi très gentil. Il lui arrivait souvent de jouer avec
Kisa et Fress… avant.
— Je ferai ton travail en cuisine, si tu veux, lui proposa Annis, émue, en
lui serrant la main.
A son avis, Ingrid méritait mieux que le fils de Guthrun, mais si c’était
lui l’élu de son cœur, alors elle était prête à l’aider à le conquérir.
— Vraiment ? s’enquit Ingrid dont le visage s’éclaira aussitôt. Tu parles
sérieusement ? Je pensais que tu voudrais servir l’hydromel.
— Je n’ai jamais eu de telles intentions, rétorqua Annis. Et je doute que
quelqu’un s’aperçoive de l’échange. Ils seront tous trop occupés à manger
et à boire pour prêter la moindre attention à l’identité des domestiques.
Quant à Tove, elle n’a rien à dire tant que le travail commandé par sa
maîtresse est effectué.
Ingrid semblait cependant hésiter encore.
— Tu es sûre ?
— Mais oui ! s’exclama Annis en l’invitant d’un geste à déguerpir.
Allons, cours donc te préparer. Il ne faut pas que Thrand manque de te
remarquer.
Avec un sourire lumineux, la servante se redressa et quitta la cuisine en
sautillant.
Annis ferma les yeux et joignit les doigts. Elle serait en sécurité, ici,
pensa-t-elle. Personne ne noterait son absence dans la grand-salle. Et peut-
être que, lorsque la fête battrait son plein, elle pourrait même trouver un
moyen de s’échapper avec les moines.

Annis puisa de l’eau dans un seau près de l’écurie pour se rafraîchir le


visage. Elle préférait oublier le nombre d’heures qu’elle avait consacrées à
la préparation du banquet. Tout ce qu’elle désirait désormais, c’était
s’étendre et se reposer.
— Alors, on se fait belle pour la fête ? lui demanda Haakon à voix basse
dans son dos. La réserve d’herbes semble avoir subi de lourdes ponctions.
Pas toutes pour des produits de beauté, j’espère, même si je suis certain que
mes hommes apprécieront le résultat de vos efforts.
Elle pivota sur elle-même. Il n’était qu’à un pas d’elle et la dévisageait
d’un œil interrogateur. Son chien avança la tête pour réclamer son attention
et elle lui octroya une rapide caresse tout en réfléchissant aux termes de sa
réponse. Haakon semblait laisser entendre qu’elle désirait séduire ses
guerriers.
Il se rapprocha plus encore, au point qu’elle put distinguer chacun de
ses cils.
— Il fait chaud et le travail en cuisine est exigeant, repartit-elle
prudemment.
A le sentir si près d’elle, toutes les fibres de son être vibraient au
souvenir du baiser qu’ils avaient échangé. Elle maudit Tove en silence pour
avoir éveillé ce souvenir par ses clabaudages.
— Et c’est l’unique raison de ces… ablutions ?
— En voyez-vous d’autres ? répliqua-t-elle en soutenant le regard de
ses yeux bleus.
Qu’il ose donc le dire tout haut ! pensa-t-elle. Qu’il ose l’accuser de
jouer les aguicheuses ! Pour sa part, elle estimait avoir eu une conduite
irréprochable.
— Après le défilé des figures de proue des navires victorieux et leur
bénédiction par les prêtres d’Odin et de Thor, vous et vos compagnons de
captivité serez exhibés avec le reste de nos prises.
— Je m’y attendais, murmura Annis.
La tension qui altérait sa voix la répugna elle-même. Elle paraissait sur
le point de fondre en larmes. Or, elle s’y refusait de tout son être.
— Le grand scalde déclamera l’histoire de l’expédition du felag,
poursuivit Haakon. Il racontera notamment mon combat avec Bjorn.
— Me mentionnera-t-il ?
— Non, il devra se contenter de ma version des faits, repartit-il, le
regard dur. Ce qui s’est passé ce jour-là, à l’hôtellerie du monastère, ne
concerne que nous deux.
Une migraine sourde la taraudait. Elle aurait voulu croire que son
ravisseur ne prenait ces précautions que pour préserver sa propre réputation,
mais son cœur lui soufflait qu’il cherchait avant tout à la protéger. Elle avait
vu dans quelle estime était tenu Bjorn ainsi que le chagrin que beaucoup
avaient manifesté à l’annonce de son trépas. Il était évident que la
responsabilité de Haakon dans cette disparition n’avait été tolérée que parce
qu’il était le chef de la communauté. Si jamais les siens apprenaient la
vérité sur le décès du berserker, ils voudraient immédiatement le venger.
— Merci de m’avoir prévenue, dit-elle. Je m’efforcerai de ne pas me
trahir par mes réactions.
Un bref sourire éclaira le visage de Haakon.
— Je savais que vous me comprendriez, Walkyrie.
— Cela me semble aller de soi, repartit Annis, qui chérissait malgré elle
ce surnom. Et ensuite, que se passera-t-il ?
— Ça dépend, répondit-il d’une voix rauque.
Elle se sentit aussitôt attirée par ses prunelles d’un bleu profond.
Ses cils étaient d’un brun légèrement plus clair que ses cheveux et il
avait une bouche d’un dessin décidément très ferme. Sans en avoir bien
conscience, elle entrouvrit les lèvres en se penchant vers lui.
Floki choisit ce moment pour lui fourrer sa truffe dans le creux de la
paume. Elle cilla et se ressaisit, mettant un terme brusque à cet instant
d’égarement. Que Tove et ses cancans aillent au diable ! songea-t-elle en
secouant la tête.
— Je ne suis pas sûre de bien saisir, articula-t-elle d’une voix qui lui
parut affreusement pâteuse.
Elle se mit à gratter les oreilles de l’elkhound pour dissimuler son
trouble.
— Vous allez avoir tout le temps d’y réfléchir, répliqua-t-il. La fête va
durer toute la nuit et se prolongera encore demain.
Sur ce, il lui tourna le dos et s’éloigna avant de siffler Floki. Le chien
s’empressa de rejoindre son maître.

Le vacarme de la fête emplissait tout le manoir jusqu’à la cuisine. Le


bruit des rires et des pieds frappés sur le sol de terre battue paraissait à
Annis presque aussi effrayant que les cris de guerre qui hantaient encore ses
rêves.
Elle avait vu juste : Guthrun et Tove étaient trop occupées pour
remarquer son absence dans la grand-salle. Elle avait donc pu demeurer à
l’office pour remplir les cruches d’hydromel et les plateaux de nourriture.
— Annis ! la héla Ingrid. Annis, j’ai besoin de toi.
Elle sursauta et porta une main à son front avant de prendre une
profonde inspiration.
— Qu’y a-t-il, Ingrid ?
— Je suis gênée de te demander ça, mais quelqu’un désire me parler en
particulier et les guerriers ne cessent de réclamer à boire. Peux-tu être un
amour et aller porter d’autres cruches dans la salle ? Je n’en ai pas pour
longtemps.
Elle fut tentée de refuser, mais ne put s’y résoudre en voyant les joues
rouges et le regard excité de la jeune domestique qui, à n’en pas douter,
allait retrouver Thrand dehors.
— D’accord, Ingrid, lui répondit-elle. Je m’en occupe. Prends donc ton
temps.
La servante lui pressa la main.
— Tu es une vraie amie, lui murmura-t-elle avant de s’éclipser.
Annis s’empara donc des cruches qu’elle venait de remplir pour les
porter dans la grand-salle. Celle-ci avait été réaménagée pour accueillir la
foule des convives. De longues planches sur tréteaux et des bancs garnis de
pelisses avaient été disposés contre les parois de bois auxquelles avaient été
pendues des tapisseries et accrochés des flambeaux. Un feu couvait au
centre de la pièce, cependant qu’à l’autre extrémité, se dressait la table
seigneuriale.
Curieuse, Annis y jeta un coup d’œil. Le spectacle qui s’offrit à elle lui
coupa le souffle. Haakon était encore plus magnifique que d’habitude à la
lueur des torches qui accentuait le brun de ses cheveux et accrochait des
reflets aux ornements d’or massif qu’il portait au cou ainsi que sur les
avant-bras. Il avait revêtu pour l’occasion une tunique rouge richement
brodée et une cape assortie. Pour exotique que ce costume lui parût, elle ne
l’en trouvait pas moins admirable que les tenues de cérémonie des
dignitaires de son pays.
A ce spectacle, sa bouche s’assécha et son pouls s’emballa. Elle aurait
voulu détester son ravisseur mais elle ne parvenait pas à détacher les yeux
de ses longs doigts qui enserraient la corne à laquelle il buvait son
hydromel. Elle crut elle-même avoir abusé du breuvage tant la tête lui
tournait. Déglutissant avec peine, elle se concentra sur le trajet à parcourir,
prenant garde à ne pas trébucher sur les aspérités du sol inégal.
De place en place, elle s’arrêtait pour remplir les cornes des uns et des
autres. Quand elle fut devant la haute table, Guthrun l’y accueillit avec un
haussement de sourcils, mais ne lui tendit pas moins sa corne ainsi que celle
de Thrand.
Annis réprima un sursaut d’étonnement. Pourquoi Thrand était-il ici ?
Ce n’était donc pas avec lui qu’Ingrid avait rendez-vous ? Le regard un peu
trouble, le fils de Guthrun était en train de régaler la tablée d’une histoire
relative au raid.
— Ah, enfin, Annis, vous voilà, grommela Haakon. Je commençais à
m’inquiéter. Vous avez disparu après le défilé des otages. Pour vous
échapper, peut-être ? Vous avez dû constater que les bateaux étaient bien
gardés. Est-ce donc pour cela que vous vous êtes finalement résignée à nous
faire l’honneur de votre présence ?
— J’avais du travail en cuisine, rétorqua-t-elle laconiquement tout en se
mettant à remplir les cornes.
Elle avait beau s’efforcer de ne penser qu’à sa tâche, elle ne cessait de
songer malgré elle aux mains de Haakon.
— Espèce d’idiote ! s’écria soudain Guthrun. Tu vas renverser de
l’hydromel partout !
Surprise, Annis redressa aussitôt la cruche, mais pas assez vite pour
empêcher quelques gouttes de déborder de la corne.
— Ce n’est pas bien grave. Sans doute est-ce la première fois que la
northumbrienne a la chance de voir de beaux guerriers vikings d’aussi
près ! intervint l’un des hommes de Haakon en ponctuant sa saillie d’un rire
gras.
— Tu tiens donc à aggraver ton cas ? vint lui chuchoter Tove à l’oreille
en la repoussant. C’est moi qui sers les maîtres. Va-t’en plus loin.
Elle hocha docilement la tête et, les yeux baissés, alla remplir les cornes
des autres convives.
— Voilà un bien joli petit lot, déclara Vikar en se penchant vers Haakon
tandis que la jeune femme s’éloignait. Je comprends mieux, maintenant,
pourquoi tu as tant insisté pour la ramener.
— C’est aussi une noble et, par là même, un otage de valeur, rétorqua
Haakon tout en s’efforçant de détacher ses yeux des hanches d’Annis qui, la
cruche au côté, contournait prestement les chiens couchés aux pieds des
guerriers.
Le souvenir du contact de son corps contre le sien lui revint subitement
à la mémoire. Il y avait de la passion derrière son apparence froide, il en
était sûr. Elle attendait seulement d’être libérée.
— Et depuis quand est-ce un empêchement ? répliqua Ivar en vidant sa
corne qu’il demanda à Tove de remplir. Ma cousine Sigrid a été emmenée
en captivité pour en revenir avec deux bébés. Cela arrive. Au mari ensuite
de prendre ses responsabilités. S’il avait mieux surveillé sa femme, elle
n’aurait pas été enlevée.
— C’est un argument qui se défend, admit Haakon en se frottant le
menton.
De fait, songea-t-il, si Annis avait bénéficié d’une escorte digne de ce
nom, il n’aurait sans doute jamais pu l’embarquer sur Le Serpent d’Or.
— Et ses charmes ne te laissent pas de marbre, mon ami, reprit Vikar.
J’en connais d’autres qui seraient en mesure — et même ravis — de
t’avancer sa rançon. Moi, par exemple.
— Elle n’est pas à vendre ! rugit Haakon en tapant du poing sur la table.
J’ai des principes, tout de même.
— Ce n’était qu’une suggestion. Maintenant, à ta place, je m’assurerais
que tout le monde a saisi le message. D’énormes quantités de bière et
d’hydromel ont été ingurgitées ce soir, vois-tu, et les hommes ne
manqueront pas de se rechercher des compagnes pour la nuit.
— Grand bien leur fasse. Qu’ils se gardent simplement de toucher à ma
captive.
— Entendu… A propos, mon vieux, tu vois cette petite blonde, là-bas ?
Je serais heureux que tu me la présentes, sa poitrine me paraît l’endroit
idéal pour reposer ma tête.

Annis se débarrassa des cruches vides sur la table de la cuisine, effarée


par la capacité des estomacs vikings. Les convives avaient déjà vidé dix
barriques d’hydromel et de bière et elle les entendait qui en réclamaient
encore. Et Ingrid qui n’était toujours pas revenue…
Avec un lourd soupir, elle remplit l’une des cruches avec ce qui restait
au fond de la barrique en perce et retourna dans la grand-salle. Les guerriers
s’étaient disposés en cercle autour du feu pour entamer une danse à base de
tapements de pieds.
Sur le seuil de la pièce éclairée aux flambeaux, plusieurs vikings lui
barrèrent le passage. Leur barbe empestait le miel fermenté et deux d’entre
eux semblaient avoir de sérieux problèmes d’équilibre.
— Alors, toujours de service, la Northumbrienne ? s’enquit l’un d’eux
en lui caressant le bras. Tu n’aimerais pas mieux danser ? Je parie que tu
sais remuer ce joli petit corps comme une diablesse.
Elle se raidit à ce contact. Elle aurait dû le prévoir, pensa-t-elle.
Naïvement, elle avait cru que la présence, ce soir-là, de tant d’autres
femmes consentantes dans le manoir lui épargnerait ce genre de
désagrément. Elle avait manifestement eu tort.
Elle sourit et, secouant la tête, tenta de poursuivre son chemin.
— Si j’ai besoin d’aide, je vous le demanderai.
Sans prêter la moindre attention à ses réticences, le guerrier la prit par la
taille.
— Moi, je peux te donner toute l’aide dont tu as besoin.
— J’en doute, répliqua-t-elle en se libérant d’une pirouette.
Les amis de l’impudent crièrent à ce dernier de ne pas la laisser partir et
formèrent un cercle autour d’eux. Elle était piégée. Comment allait-elle
pouvoir se sortir de cette situation ?
Encouragé par ses compagnons, le guerrier l’enlaça de nouveau pour la
presser contre lui. Elle réussit à détourner la tête juste au moment où il allait
l’embrasser, si bien que son baiser atterrit dans ses cheveux.
— Laissez-moi tranquille ! hurla-t-elle en frappant sa main avec la
cruche.
— Ah, tu as du caractère, toi, grommela-t-il. J’aime ça !
Il avait saisi son visage pour lui administrer un baiser, quand une voix
empreinte d’un calme mortel le figea net.
— Si la dame te dit non, c’est que c’est non, Godfred, articula Haakon.
Pivotant sur elle-même, elle vit le maître des lieux qui s’avançait vers
eux. Tous ses hommes reculèrent aussitôt, les mains levées en signe de
conciliation.
— Que faites-vous donc ici ? lui demanda-t-il ensuite, le regard brillant
d’une lueur menaçante.
Il ne voyait donc pas sa cruche ?
— Je ramène des réserves pour les buveurs, expliqua-t-elle.
— Et vous avez cru bon de les servir ici au lieu d’aller jusqu’à leur
table ?
— Pas du tout ! s’emporta-t-elle. Je ne suis pour rien dans ce qui est
arrivé !
— Ah oui ? Il vous a donc suffi d’apparaître pour déclencher la
concupiscence de ces mâles ? repartit Haakon d’une voix lourde de
sarcasme en haussant un sourcil.
Comment osait-il insinuer qu’elle avait essayé de les aguicher ? Ces
guerriers étaient soûls ! Elle n’était pas une traînée, tout de même !
— Je ne comprends vraiment pas comment cela a pu se produire,
répliqua-t-elle tout en repoussant une mèche de cheveux derrière son oreille
avant de rajuster le devant froissé de sa tunique.
— En êtes-vous sûre ?
— Ecoutez, imaginez ce que vous voulez. Moi, je sais ce qui s’est
passé. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser…
Sur ce, elle se retourna pour repartir en cuisine. Tous les muscles de ses
jambes tremblaient. Elle n’avait plus qu’une envie : s’asseoir dans un coin
tranquille pour souffler un peu.
— Vous n’êtes même pas consciente de l’effet que vous produisez,
gronda la voix de Haakon à son oreille.
Elle n’eut que le temps de prendre une brève inspiration avant qu’il ne
la rattrape par le bras pour la faire pivoter et la presser contre lui avant de
plaquer ses lèvres contre les siennes. Cette fois, son baiser fut beaucoup
moins tendre qu’impérieux. C’était un acte d’autorité, destiné à prouver son
ascendant sur elle. Or, son corps n’en répondait pas moins à cette caresse
aussi rude qu’intrusive, frémissant au contact des doigts de Haakon plongés
dans ses cheveux. Une douce chaleur l’emplit peu à peu, s’insinuant jusque
dans les moindres replis de son être.
Peu lui importait de se donner ainsi en spectacle. Elle aurait dû le
repousser, bien sûr, mais le désir de prolonger cette étreinte l’emportait en
elle sur toute autre considération. Le goût de ses lèvres, voilà tout ce qui
comptait pour elle en cet instant.
Enfin, il recula et la relâcha. Le pas mal assuré, elle vacilla en arrière et
tomba sur le sol de terre battue. Des rires s’élevèrent dans la salle. Avec
quelques mots brefs, Haakon réduisit les moqueurs au silence.
— Que leur avez-vous dit ? s’enquit-elle en ignorant la main qu’il lui
tendait pour se relever toute seule.
Elle sentait encore les picotements de leur baiser sur ses lèvres.
— Je croyais que notre langue ressemblait au Northumbrien ?
— Pas entièrement.
— Je leur ai rappelé que vous étiez ma captive, répondit-il en adoptant
une posture arrogante. Et qu’ils feraient mieux de ne pas oublier qui est leur
chef.
— Votre captive ? Jamais de la vie ! rétorqua-t-elle avec tout le mépris
que lui inspiraient aussi bien les airs supérieurs de son prétendu maître que
les petits frissons de volupté qui ne cessaient de parcourir son corps.
— Préféreriez-vous être celle d’un autre guerrier ? l’interrogea-t-il. Il
me semblait pourtant avoir compris que vous n’aimiez pas attirer
l’attention.
— Vous avez bien compris, repartit-elle.
Elle aurait dû mieux se maîtriser, se sermonna-t-elle, ne jamais perdre
de vue qui il était ni à qui elle devait sa condition présente. Elle ne pouvait
se permettre de se laisser aller ainsi aux élans d’une chair rebelle.
— Et je vous serai reconnaissante de me donner mon congé, ajouta-t-
elle. Le devoir m’appelle… mon seigneur.
Il fit courir une main légère sur son épaule. Elle dut résister à l’envie de
s’abandonner à lui. S’écartant d’un pas, elle croisa résolument les bras pour
ne plus avoir à sentir l’afflux de sensations qu’il faisait naître en elle.
— Ne craignez donc rien, Annis. Je ne suis pas un violeur et aucune de
mes partenaires ne s’est plainte jusqu’à présent de ma brutalité au lit.
— Ce n’est pas de ça que j’ai peur, répliqua-t-elle en relevant le
menton.
Selwyn ne l’avait jamais particulièrement séduite avec ses manières
rudes et son rire gras et elle avait été presque soulagée de le voir chercher
une autre compagnie que la sienne — mais elle ne l’avait jamais craint. Elle
savait la valeur qu’elle avait à ses yeux. Or, les baisers de Haakon lui
donnaient à songer qu’elle avait peut-être manqué quelque chose. Pour
preuve les pulsions de son corps indiscipliné qui en réclamait toujours
plus…
— De quoi avez-vous peur, alors ?
— Vous êtes mon ennemi. Vous m’avez enlevée.
Il fronça les sourcils.
— Je vous avais recommandé de rester à l’abri des rochers jusqu’à notre
départ de Lindisfarne, et vous avez décidé de retourner au monastère. Vous
m’avez désobéi.
— Je vous ai expliqué pourquoi.
Il esquissa un sourire.
— Nous voilà donc dans une impasse… Cela dit, si vous souhaitez
approfondir nos relations, je reste à votre disposition.
— Je crois que, pour le moment, votre présence est requise à la table
seigneuriale. Votre belle-mère essaie frénétiquement d’attirer votre attention
depuis tout à l’heure.
Haakon suivit son regard et plissa les yeux.
— Contrarier Guthrun ce soir serait une erreur, marmonna-t-il. Nous
n’aurions pas dû nous attarder ici. Peut-être aurais-je mieux fait de vous
jeter sur mon épaule pour vous emmener directement dans ma chambre et
répondre à l’invitation de vos lèvres.
— A l’invitation de mes lèvres ? Ce n’est pas moi qui vous ai
embrassé !
— Certes, mais nous savons tous les deux comment vous avez répondu
à mon baiser — n’est-ce pas, Annis ?
Elle eut la sensation détestable que ses joues la brûlaient. Cependant,
avant qu’elle ait pu concevoir une repartie appropriée, Haakon s’était
éclipsé.
Chapitre 6

Avec un dernier crachotement, les torches finirent par s’éteindre. Des


rires bas traversaient la pénombre, ainsi que le bruissement des draps que
l’on froissait un peu partout dans la grand-salle. Annis gagna la paillasse
qu’elle partageait avec Ingrid depuis plusieurs nuits. La jeune domestique
n’étant toujours pas revenue, pas plus que Tove, elle put s’étendre de tout
son long sur la couche, les mains croisées sous la nuque.
Chaque fois qu’elle fermait les yeux, le souvenir du baiser ravageur de
Haakon jaillissait dans sa mémoire. Là, dans l’obscurité, l’envie de sentir de
nouveau ses lèvres contre les siennes et ses mains sur sa peau s’imposait à
elle. Elle contracta les paupières en s’efforçant de concentrer son esprit sur
son foyer perdu et son ancienne vie, se demandant avec effarement
comment elle pouvait autant désirer un homme qui avait détruit son
existence.

Quand enfin apparut la lumière grise de l’aube, Annis traversa la salle


sans se soucier de remettre sa tunique. Un rire masculin s’éleva de l’alcôve
de Haakon, puis un autre, féminin cette fois-ci et ressemblant beaucoup à
celui de Tove. Elle se figea sur place, le cœur serré, avant de reprendre son
chemin. Cela ne la regardait pas, se dit-elle. De toute façon, Haakon ne
l’intéressait pas.
A son passage, deux des elkhounds levèrent la tête, sans toutefois
bouger de leur place auprès des braises du foyer.
Elle se hâta d’aller soulever le loquet de la porte et de sortir avant que
ses nerfs ne la lâchent. Une fois dehors, elle inspira une longue goulée d’air
frais qui la rasséréna. Pour la première fois depuis son enlèvement, elle se
sentait libre.
Libre de respirer. Libre de penser.
Le paysage était calme. Vaches, chèvres et moutons tranquillement. Les
vagues léchaient les coques des bateaux tirés sur le rivage.
Un frisson la traversa à la vue des drakkars. Même dépouillés de leur
féroce figure de proue en forme de serpent, ils lui semblaient comme une
menace et un mauvais présage. En ce lendemain de fête, ils avaient été
laissés sans surveillance.
Elle détourna son regard des navires. Tout le monde dormait, elle était
donc libre, au moins pour quelque temps, d’aller où bon lui semblait. Sauf,
se reprit-elle avec une grimace lugubre, là où elle aurait désiré le plus aller :
chez elle, vers ce foyer dont la séparait désormais toute une mer qu’elle
n’avait guère espoir de jamais retraverser.
Et s’échapper par bateau n’était pas envisageable. Quant aux bois de
pins et de mélèzes qui, sur trois côtés, enserraient le manoir de leurs falaises
noires et branchues, ils ne lui inspiraient que méfiance et crainte.
Comme Haakon l’avait fort bien deviné, elle n’avait aucune envie de
risquer sa vie. Elle voulait vivre — mais selon ses propres termes et
affranchie de toute tutelle. Un jour, se promit-elle, elle recouvrerait sa
liberté.
Laissant les navires, elle contourna le manoir pour descendre la pente
menant au lac qui fournissait la maisonnée en eau potable. Sa surface
miroitante réfléchissait le gris rosé du ciel. Un filet de fumée s’échappait
d’une hutte nichée sur sa rive.
Elle foula la prairie d’herbe tendre qui tapissait les parois de la pente.
Elle n’était qu’à deux cents pas de l’eau quand elle s’aperçut que le cercle
argenté du lac était ridé par les mouvements de l’eau. Quelqu’un était en
train de nager…
S’étant dissimulée à l’ombre d’un bouleau, elle vit un homme émerger
de l’eau. Des gouttes scintillaient dans ses cheveux, sur ses épaules et son
torse nus.
Haakon. C’était Haakon en personne. Il n’occupait donc pas son alcôve
au manoir, en déduisit-elle avec soulagement.
Son torse était encore plus musclé qu’elle ne l’avait imaginé, ses
hanches étroites et ses jambes sculpturales. Son corps, recouvert d’un film
humide, luisait sous le soleil matinal.
Une chaleur torride se coula dans les membres d’Annis. Surtout, elle ne
devait pas se montrer, pensa-t-elle, sinon il saurait qu’elle l’avait vu. Elle se
recula donc encore un peu plus dans l’ombre du bouleau, sans néanmoins
parvenir à détacher ses yeux de la silhouette de Haakon, de ses muscles qui
roulaient sous sa peau pendant qu’il se rhabillait.
Elle pria le ciel pour qu’il ne l’ait pas remarquée.
Comme en réponse à sa supplique muette, Haakon remonta vers le
manoir sans jamais tourner la tête dans sa direction. Laissant échapper un
soupir, Annis posa sa joue contre l’écorce soyeuse du bouleau.
Elle avait voulu échapper à la touffeur de la grand-salle et voilà qu’elle
avait l’impression de se consumer sur place. L’idée de rentrer au manoir lui
répugnait. Il lui faudrait y subir, allongée seule dans son lit, les
gémissements de plaisir des couples réveillés, alors que ses doigts la
brûleraient encore de l’envie de caresser la peau humide de Haakon.
Elle plaqua ses paumes contre ses cuisses et s’efforça de réprimer ce
flot de sensations lascives.
Qu’est-ce qui lui prenait, à la fin ? Avant le raid, jamais un homme ne
lui aurait inspiré de pareilles fantaisies. Or, il avait suffi à Haakon de
l’embrasser pour qu’elle ne songe plus qu’à lui. Pourtant, elle avait toutes
les raisons de le détester, lui et tout ce qu’il représentait.
Elle attendit que le silence soit retombé sur la campagne avant de
remonter à son tour vers le corps de logis.
Les abords du bâtiment n’étaient plus déserts ni tranquilles. Plusieurs
guerriers déambulaient devant le porche d’entrée de la démarche pesante et
maladroite des lendemains de beuverie, au milieu de poules qui picoraient
entre les pavés à la recherche de graines égarées.
Elle avait presque atteint la grand-salle quand elle tomba sur Aelfric. Le
moine rougit, puis pâlit à son approche, tout en tentant de cacher une miche
de pain et une cruche de vin dans les plis de sa robe. Il la toisa ensuite avec
un air supérieur.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi êtes-vous ici ? s’enquit-elle avec
inquiétude, redoutant qu’un des moines soit malade.
— Je, euh… voulais vérifier que vous n’aviez pas besoin d’autres
herbes pour vos préparations, commença Aelfric. Mais apparemment, vous
aviez d’autres obligations ce matin…
— J’ai déjà tout ce qu’il me faut, répondit Annis tout en dévisageant le
moine et en essayant de se rappeler ce qu’elle savait de lui.
Il était jeune, issu d’une bonne famille. Son oncle fondait de grands
espoirs sur lui. Elle se mordit la lèvre, s’exhortant à ne pas tirer de
conclusions hâtives. Après tout, se dit-elle, sa visite aux cuisines n’avait
peut-être pas d’autre raison que celle qu’il avait avancée.
— Puis-je vous être utile en quelque chose ?
— On m’a rapporté le baiser que vous avez échangé avec le jaarl hier
soir, lâcha Aelfric avec une moue dégoûtée en plissant les paupières. Frayer
ainsi avec un barbare ! Et de la pire espèce, qui plus est !
— Vous a-t-on également rapporté qu’en l’occurrence je n’avais pas eu
le choix ? répliqua-t-elle en croisant les bras et en s’efforçant de garder une
voix égale.
— Une vraie chrétienne… , commença à proférer le moine, d’une voix
onctueuse mais le regard malveillant.
— Vous n’êtes pas mon confesseur, Aelfric, veillez à ne pas l’oublier.
Comme elle tournait les talons, la tête haute, le moine la saisit par le
bras.
— Femme arrogante et orgueilleuse, vous êtes aveugle !
— Si mon oncle était encore de ce monde, vous n’oseriez pas me parler
ainsi ! s’écria-t-elle en se libérant de son étreinte.
— Il faut bien que quelqu’un s’en charge ! rétorqua-t-il avant de
poursuivre sur un ton plus accommodant. Annis, en tant qu’homme de Dieu
préoccupé par le salut de votre âme, j’estime qu’il est de mon devoir de
vous mettre en garde. Toute cette mésaventure prendra bien fin un jour et
vous serez alors ramenée en Northumbrie. Je sais qu’Eadgar vous a proposé
le mariage. Votre oncle m’a confié qu’il approuvait ce projet. Le fils de
votre beau-père est un bon parti, Annis.
— Ma patrie et mon foyer occupent tout mon esprit.
Elle ferma les yeux. Elle avait presque oublié Eadgar. Celui-ci n’était
plus dans ses souvenirs que l’ombre d’un cauchemar. C’était au moins un
des avantages de sa captivité : Eadgar se serait très certainement dégoté une
autre épouse quand elle reviendrait en Northumbrie. Et puis, sa condition
actuelle présentait également un autre attrait — et non des moindres… Elle
chassa aussitôt cette pensée de son esprit.
— Vous paraissez souffrante, madame. Nous rediscuterons de tout cela
une autre fois. Entre-temps, je prierai pour vous.
Annis rouvrit les paupières pour apercevoir la silhouette du moine qui
s’éloignait en silence vers les dépendances. Elle serra ses bras autour de sa
taille, résolue à se concentrer désormais sur l’essentiel : rentrer chez elle et
y retrouver son ancienne vie.
— Annis, la héla Haakon de sa voix profonde.
Elle sursauta. Il se tenait devant la porte de l’écurie, le torse moulé par
le tissu fin de sa chemise de lin blanc et les cheveux encore mouillés de sa
baignade. Elle déglutit avec peine, essayant de refouler le souvenir de son
corps nu émergeant du lac.
— Vous désirez quelque chose ? demanda-t-elle d’une voix qui sonnait
faux.
Elle s’interrompit, en s’exhortant au calme.
— Ravie de vous voir, Haakon, reprit-elle sur un ton plus naturel.
Ses yeux bleus, froids, la scrutaient.
— De quoi parliez-vous donc avec ce religieux ?.
— Il est venu me demander si j’avais besoin d’autres plantes
médicinales.
Au vrai, elle était sûre qu’Aelfric lui avait menti, mais elle refusait de
trahir l’un de ses compatriotes. Et puis, à tout prendre, le moine n’avait fait
qu’exprimer de l’inquiétude pour le sort de son âme.
— Si tôt dans la matinée ? s’étonna Haakon avec un haussement de
sourcils.
— En fait, il semblerait que tout le monde soit tombé de son lit
aujourd’hui, repartit-elle avec un rire faussement désinvolte, tout en se
retenant à grand-peine de lui demander où il avait passé la nuit.
— C’est assurément votre cas.
L’avait-il aperçue au lac ? Elle écarta aussitôt cette éventualité. Il
n’avait pas une seule fois tourné la tête dans sa direction.
— Je n’avais plus sommeil, alors je suis allée me promener un peu vers
le fjord. Est-ce répréhensible ?
— Pas le moins du monde, admit-il avant de pencher la tête pour la
détailler du regard. Je constatais simplement une évidence.
Gênée, elle croisa ses bras sur sa poitrine. Quelle idiote ! Pourquoi
n’avait-elle pas pris le temps d’enfiler sa tunique avant de sortir ? Le tissu
était décidément bien trop fin.
— Vous avez eu du mal à dormir, vous aussi ? articula-t-elle, les joues
en feu. La grand-salle était bondée.
— J’ai prêté mon alcôve à Vikar. Il en avait plus besoin que moi. J’ai
passé la nuit dans la cabane près du lac.
Vikar ! C’était donc un autre des jaarls qui se trouvait dans le lit de
Haakon. Et ce n’était donc pas lui qu’elle avait entendu rire tout à l’heure,
avec Tove. Un immense soulagement l’envahit. La nouvelle aurait pourtant
dû la laisser indifférente.
— Cette hutte est donc si confortable que ça ?
— Vous la connaissez ?
— Euh… , de loin, concéda-t-elle en maîtrisant sa voix, soucieuse de ne
pas lui révéler qu’elle l’avait espionnée. A vrai dire, je m’interrogeais sur
son utilité et pensais m’en enquérir auprès d’Ingrid.
— C’est une étuve. Mon étuve personnelle. Aimez-vous les bains de
chaleur, Annis ?
Elle baissa les yeux sur le sol en terre battue de la cour.
— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Nous n’avons pas d’étuves en
Northumbrie.
— Vous devriez essayer. C’est une expérience très agréable.
Elle releva la tête et fut aussitôt captivée par le regard de Haakon. Ce ne
fut qu’avec la plus grande peine qu’elle parvint à en détacher les yeux. Il
valait mieux qu’elle contrôle ses pulsions ou elle allait devenir pire que
Tove.
— Il faut que je retourne au travail, dit-elle. Ingrid doit être en train de
me chercher.
Sa respiration s’accéléra tandis que les remontrances d’Aelfric
résonnaient de nouveau à ses oreilles. Elle se sentit coupable d’avoir de
telles pensées, d’avoir envie de se baigner avec cet homme qu’elle avait vu
nu.
— Comme vous voulez, répondit-il sans toutefois bouger d’un pouce, se
contentant de la regarder.
Elle força ses jambes à l’éloigner de lui et de la tentation qu’il exerçait
sur elle. Une fois de retour dans la grand-salle, elle s’empressa d’aller
récupérer sa tunique avant de se rendre en cuisine. Elle y trouva Ingrid qui
touillait une marmite de porridge. A son entrée, la servante porta une main à
sa bouche et se mit à bâiller à gorge déployée.
— Où étais-tu passée ? s’enquit-elle. Un moine est venu me demander
des nouvelles de ta santé.
— Je suis sortie me promener. Je n’avais plus sommeil. Trop de monde
dans la grand-salle, mentit Annis avec une aisance qui la rassura elle-même.
Enfin elle s’était ressaisie !
— C’est toujours comme ça pendant les fêtes : on se marche
littéralement les uns sur les autres, dans cette maison, acquiesça Ingrid
avant d’afficher un sourire canaille. Et moi qui espérais que tu t’étais dégoté
un joli guerrier pour réchauffer ta paillasse…
Annis se sentit rougir, priant le ciel pour que son amie croie que c’était
à cause de la chaleur du foyer.
— A propos, reprit-elle pour désamorcer la curiosité d’Ingrid, avec qui
es-tu sortie toi-même ? J’ai aperçu Thrand à la table des maîtres, hier soir.
— Oh, j’ai renoncé à lui. C’est un balourd sans aucune éducation. Je
fréquente quelqu’un d’autre, maintenant. Un homme qui, lui, a parcouru le
monde et sait se montrer prévenant avec les femmes. Il m’écoute et se
soucie de moi.
Un grand cri retentit soudain à l’extérieur, suivi par un long et bruyant
coup de trompe qui résonna dans toute la cuisine. Annis pencha la tête,
surprise.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Le signal indiquant l’approche d’un navire.
— Ennemi ? interrogea-t-elle tout en s’appuyant à la table pour
empêcher ses genoux de trembler.
Elle ne se rappelait que trop bien la dernière fois où des navires avaient
ainsi accosté sur les côtes de Lindisfarne.
— Nous le saurons quand ses passagers auront débarqué, repartit Ingrid
avant de poser sa main sur la sienne pour la rassurer. A ta place, tu sais, je
ne m’inquiéterais pas trop. Le jaarl est ici avec ses hommes et il faudrait
être plus fou qu’un berserker pour oser attaquer cette place forte.

Haakon mit sa main en visière pour protéger ses yeux de l’éclat du


soleil. Aussi loin que se trouvait le navire inconnu qui remontait le fjord, il
ne tarda pas à distinguer sa figure de proue : un ours dressé, symbole des
Bjornson, la famille de Bjorn.
Il fronça les sourcils tout en tapotant distraitement la tête de Floki.
L’arrivée de ce drakkar l’intriguait. Les Bjornson ne pouvaient avoir déjà
appris le décès du berserker ni même le retour du felag. Certes, il leur avait
envoyé un message par bateau pour les en informer, mais il faudrait encore
plusieurs jours à ce dernier pour atteindre leur domaine.
— Des ennuis ? demanda Thrand en venant se poster près de lui et en
achevant de boucler le ceinturon de son épée.
— Peut-être. Ce navire porte la figure de proue des Bjornson, répondit
Haakon avant de passer une main dans ses cheveux tout en réfléchissant à la
situation.
Quelles que soient les intentions des Bjornson, tout le felag se tiendrait
prêt à les recevoir. Quel prétexte allaient-ils avancer pour justifier cette
visite ? Les routes de commerce qu’ils suivaient habituellement passaient
beaucoup plus à l’est.
— J’aurais préféré présenter mes condoléances à la famille de Bjorn sur
un terrain plus neutre, ajouta-t-il. A la cour de Thorkell, par exemple, mais
on dirait que les dieux en ont décidé autrement.
Thrand siffla tout bas.
— Penses-tu qu’ils se contenteront du wergild ? Ils ont mauvaise
réputation, paraît-il.
— Je sais qu’ils ont déjà été impliqués dans trois vendettas. Je leur ferai
cependant valoir que je n’avais pas provoqué le défunt et que c’est lui qui
m’a entraîné dans un duel à mort. Crois-moi, frère, je n’ai nullement le
désir de prendre place à la table d’Odin avant un bon bout de temps.
Tout en proférant ces mots, Haakon avait posé la main sur la garde de
son épée. Au cours des deux dernières années, plusieurs jaarls de moindre
importance que lui avaient subi la vengeance des Bjornson lorsque ces
derniers, venus récupérer chez eux l’un des leurs au retour d’une
expédition, avaient découvert qu’il était mort.
— Je ne crains pas ce clan, poursuivit-il. Je compte bien lui verser une
compensation équitable, mais pas ici. C’est à Thorkell et à Thorkell seul,
éventuellement assisté par l’assemblée des nobles, qu’il revient d’examiner
les faits et d’évaluer ensuite la somme d’or et d’argent que je devrai verser
aux Bjornson. C’est pour cela qu’il est notre souverain à tous. Il souhaite
mettre un terme à ces représailles sanglantes et je l’approuve. Ces luttes
fratricides sont préjudiciables à notre nation. Elles nous affaiblissent et nous
rendent vulnérables.
— Jamais tu ne réussiras à supprimer cette tradition, Haakon. C’est
notre honneur qu’elle met en jeu.
— Il existe d’autres façons de défendre son honneur, Thrand, ne
l’oublie jamais.
— Je vais battre le rappel du felag, annonça le jeune homme avant de
saisir Haakon par le coude et de reprendre la parole sur un ton farouche, les
yeux étincelant de hargne. La confrérie n’est pas encore formellement
dissoute. Sigfrid et le reste de son clan vont devoir comprendre que
s’attaquer à l’un d’entre nous, c’est s’en prendre à tous les autres.
— Je crois que je peux m’occuper tout seul du frère de Bjorn, répliqua
Haakon qui, tout en approuvant l’initiative de Thrand, refusait qu’on puisse
l’accuser de dépendre de ses pairs.
En plus, il était pratiquement sûr de pouvoir l’emporter sur chacun des
frères de Bjorn en combat singulier. Il doutait cependant d’être obligé d’en
arriver là. Sigfrid était un homme prudent qui ne s’engageait jamais dans
des entreprises trop risquées.
— J’ai le bras ferme et la vue perçante.
— Certes, admit Thrand, mais nous n’avons pas envie de te perdre. Tu
trompes la mort et grâce à toi nous sommes riches. Tes hommes ne
t’abandonneront jamais. Tu n’as qu’un mot à dire pour nous avoir tous à tes
côtés. Nous savons dans quelles circonstances Bjorn est mort.
Haakon étreignit le bras de son demi-frère avant de reporter son
attention sur la houle écumeuse qui battait contre les flancs du bateau à
l’approche. Tromper la mort… , se répéta-t-il. L’expression était encore
plus juste que Thrand ne l’imaginait. Il s’agissait maintenant de faire en
sorte que la faucheuse ne se rabatte pas sur celle qui l’avait bernée et de
veiller à ce que les Bjornson n’aient même pas l’idée de soupçonner Annis.
— Les voici qui accostent, reprit-il. Reste près de moi, Thrand.
Accueillons-les ensemble, en guerriers.
— A la vie, à la mort, mon frère.
L’aîné des Bjorn sauta dans le ressac avant de patauger jusqu’à eux.
Une fois sur la grève, il retira son casque qu’il attacha à son ceinturon et
s’avança, l’épée au fourreau, en montrant les paumes de ses énormes mains.
— Je viens en paix, Haakon Haroldson.
— C’est en paix que je te reçois, repartit ce dernier en agrippant le bras
de Sigfrid avec assurance et fermeté. Quels souffles fabuleux ont donc pu te
pousser jusqu’ici aussi vite ? Mon message n’est parti qu’hier et nous
n’avons même pas encore terminé de célébrer notre retour. Le felag n’est
toujours pas dissous ni notre serment rompu.
Sigfrid était campé devant lui, les pieds écartés. La masse hirsute de ses
cheveux blonds, soulevée par la brise, lui donnait une apparence aussi
animale que celle de son frère. Des légendes prétendaient que le clan des
Bjornson avait été fondé par un géant. Haakon n’y accordait guère de
crédit, mais restait conscient de la réputation querelleuse de la famille.
— Il y a six nuits de cela, des signes nous sont apparus dans le ciel,
déclara Sigfrid en désignant le nord. D’étranges lumières qui se sont
révélées être des navires voguant sur la mer assombrie. Puis Thor a surgi
sur son char tonnant, des éclairs au poing. Les femmes du clan ont vu avec
effroi leurs ragoûts brûler et le lait de ma meilleure vache tourner. Notre
augure nous a annoncé que c’étaient des présages et qu’il fallait nous rendre
de toute urgence chez toi.
— Le même augure qui avait prédit qu’aucun homme ne tuerait Bjorn,
je suppose, murmura Thrand à l’oreille de Haakon.
— Et en quoi ces signes justifiaient-ils une telle hâte ? s’enquit ce
dernier tout en dénombrant pas moins de vingt combattants aguerris sur le
pont du drakkar.
Il en déduisit que Sigfrid n’était décidément pas venu leur rendre une
simple visite de courtoisie. Ce dernier s’agita sur place, visiblement mal à
l’aise.
— Il y a eu des lumières dans le ciel, expliqua-t-il. L’augure y a vu les
éclats d’une immense bataille au cours de laquelle un puissant guerrier
aurait succombé. Comme elle nous avait jadis affirmé que Bjorn n’était pas
destiné à périr de main d’homme, nous avons tout de suite pensé à toi. Tu as
dû essuyer quelque revers, non ? Je ne vois pas d’autre interprétation. C’est
pour cela que nous sommes là.
— Je te remercie de t’inquiéter pour moi et le renom de ton augure t’a
précédé jusqu’ici, répondit Haakon en inclinant poliment la tête, soucieux
de pouvoir certifier à Thorkell, au cas où la confrontation dégénérerait en
bain de sang, qu’il n’y avait eu aucune provocation de sa part. Mais, comme
tu peux le constater par toi-même, je vais bien et suis revenu indemne de
l’expédition.
— Il y a tout de même une chose qu’il faut tu saches, Sigfrid, intervint
Thrand en se balançant sur ses talons. Les augures ne sont plus vraiment ce
qu’ils étaient. Au bout d’un moment, comme la viande crue, ils finissent par
se gâter et par intoxiquer leur entourage.
Haakon s’abstint soigneusement de renchérir en ce sens. Certains clans
s’étaient déjà servis de prétendues prédictions par le passé pour attaquer et
occuper des domaines voisins. Or, comme Sigfrid n’était pas arrivé sur un
drakkar bardé de boucliers, il ne pouvait lui faire ce reproche… pas encore,
du moins.
— Comme l’a rappelé ton demi-frère avec justesse, Thrand, notre
augure est réputée, articula Sigfrid en feignant de ramasser un cheveu sur
son manteau. Toutes les femmes de mon clan m’ont supplié de l’écouter.
Malheur à moi si je n’avais pas suivi son conseil.
— Mais pourquoi avoir songé à moi en premier lieu ? questionna
Haakon. Le felag comporte bien d’autres guerriers de valeur.
— Parce que tu es le plus fameux après mon frère dans tout Viken,
rétorqua Sigfrid avant d’incliner le buste à son tour. Ton domaine est
également l’un des plus étendus et des plus riches. Si jamais tu venais à
disparaître… Il faudrait bien le protéger contre le pillage. Tu avais laissé ta
belle-mère toute seule ici, sans personne pour veiller sur elle. Elle a besoin
d’un bras fort pour défendre toutes ces terres contre les maraudeurs.
Haakon se permit d’accueillir avec un sourire dubitatif cette enfilade de
semi-vérités, sachant fort bien que Sigfrid désirait en fait s’approprier le
domaine des Haroldson et qu’il avait sans doute prévu d’y parvenir en
épousant Guthrun. D’après la loi viking, en effet, c’était cette dernière qui
était censée hériter des biens de son défunt mari si son fils et son beau-fils
disparaissaient sans descendance. Haakon n’était pas loin de penser que
cette femme hypocrite méritait bien ce lâche — sauf qu’il n’était pas près
d’abandonner son patrimoine à qui que ce soit. Il se félicitait en tout cas
d’être rentré chez lui à temps pour déjouer les manœuvres du frère de
Bjorn, car ce dernier n’aurait probablement pas hésité à utiliser les
prophéties de son augure pour pousser Guthrun à une union qui lui aurait
permis ensuite de confisquer le domaine.
Il jeta un coup d’œil à Thrand et, à la pâleur soudaine de ce dernier,
comprit que son demi-frère avait lui aussi percé à jour les manigances de
Sigfrid.
— Ton augure a mal interprété les présages, dit-il. Je suis en pleine
forme et n’ai aucunement l’intention de me laisser dépérir. L’heure n’a pas
encore sonné pour moi de rejoindre mes prédécesseurs à la table d’Odin.
— Et en dépit des prédictions de ma mère, je suis également rentré sain
et sauf d’expédition, ajouta Thrand d’une voix tendue. Les dieux étaient
avec nous durant ce voyage.
— Votre retour est en effet… précoce, admit Sigfrid en serrant si fort la
bride de son casque que ses phalanges blanchirent. Et je dois reconnaître
que notre augure est peut-être moins clairvoyante que je le pensais. Elle
paraissait pourtant si sûre d’elle… Enfin, je suis certain que vous
comprendrez mon inquiétude.
— Ton inquiétude était injustifiée, repartit Haakon en posant une main
sur son ceinturon. Mon peuple est parfaitement capable de se défendre tout
seul. Et je me permettrai d’ajouter que, pour honorable que soit la raison de
ta visite, elle aurait pu, elle aussi, être fort mal interprétée par les miens. De
semblables malentendus, au dénouement tragique, se sont déjà vus par le
passé.
— Je me proposais simplement de protéger votre domaine et ceux qui
l’occupent. Je serais prêt à le jurer devant Odin et Thor, repartit Sigfrid
avant de parcourir du regard le groupe de guerriers qui s’étaient rassemblés
peu à peu derrière Haakon et Thrand. Mais où se trouve donc mon frère ?
Car il vous accompagnait, n’est-ce pas ? Lui non plus ne croyait pas aux
présages.
Haakon sentit retomber sur ses épaules tout le poids de ses
responsabilités de chef. Il lui fallait trouver un moyen d’apprendre à Sigfrid
la mort de son cadet sans provoquer en retour une réaction sanglante qui
anéantirait toute alliance entre les deux familles. Trop d’hommes avaient
péri au cours de l’expédition. Si cette rencontre avait eu lieu à la cour de
Thorkell, comme il l’avait espéré, un nombre approprié d’anneaux d’or
aurait pu être offert d’emblée aux Bjornson pour apaiser les tensions.
Prenant Sigfrid par l’épaule, il l’entraîna à l’écart. Thrand leur emboîta
le pas tout en désignant du menton, à son demi-frère, sa main qui étreignait
la garde de son épée. Haakon lui répondit par un discret hochement de tête,
heureux de constater que Thrand était devenu un solide guerrier. Il n’allait
pas le déshonorer maintenant en le priant de s’éloigner. En outre, les paroles
qui allaient être prononcées risquaient également d’affecter l’avenir de son
frère.
— Ton augure ne s’est pas trompée de beaucoup, commença-t-il à
expliquer, le regard perdu sur les profondeurs du fjord. Elle a seulement dû
mal lire les runes. Il y a bel et bien eu une grande bataille et nous avons à
déplorer la perte d’un fameux guerrier.
Les épaules de Sigfrid s’affaissèrent tandis que le chagrin crispait son
visage. Haakon se rapprocha de lui ; l’aîné de Bjorn leva une main pour
l’arrêter.
— Dis-moi que mon frère est tombé en affrontant l’ennemi.
— Bjorn a succombé l’épée au poing. Mais en m’affrontant, moi. Dans
un duel à mort.
— En t’affrontant ? Comment ça ? Jamais Bjorn n’aurait défié le chef
de son propre felag. Il ne briguait pas cet honneur. Il adorait se battre, pas
commander. Tu ne veux quand même pas insinuer que mon frère serait un
parjure ?
— Bjorn était aveuglé par sa folie de berserker, intervint Thrand en
s’interposant entre eux. Pardonne-moi, Sigfrid, mais j’estime nécessaire que
tu saches la vérité ; or, mon frère pourrait être tenté d’édulcorer les faits
pour ménager ta peine. Il se trouve que Haakon était parti chercher Bjorn.
Nous étions alors en train de brûler les bâtiments du monastère de
Lindisfarne en représailles d’une agression des moines et Haakon a voulu
s’assurer que Bjorn était en sécurité. Tu sais comme moi qu’une autre
prédiction avait annoncé que ton frère périrait dans les flammes…
Sigfrid opina du chef et se mit à caresser sa barbe.
— Continue, Thrand.
— Eh bien, la suite tient en peu de mots. Bjorn n’a pas reconnu Haakon.
Ils se sont battus et mon frère a eu le dessus. Voilà la triste réalité.
L’aîné des Bjornson parut prendre plusieurs années d’un coup.
— Mais, protesta-t-il en secouant la tête, l’augure avait pourtant dit…
— L’augure s’est trompée, Sigfrid, le coupa Haakon avec un geste
tranchant de la main. Bjorn s’est révélé n’être finalement qu’un simple
mortel, comme toi et moi. Mais crois bien que les Walkyries ont pris soin de
lui et qu’il siège désormais à la droite d’Odin au Walhalla.
— C’est une nouvelle difficile à accepter, bien que je ne remette pas en
cause vos paroles, marmonna Sigfrid en essuyant une larme avant de se
tourner vers la mer.
Une mouette cria dans le silence. Les épaules de Sigfrid tremblaient.
Haakon s’abstint de le déranger, imaginant combien la perte d’un frère
pouvait être rude. Il savait aussi que Bjorn et son aîné étaient très proches
l’un de l’autre. Juste avant d’embarquer pour l’Angleterre, du reste, le
berserker avait envoyé un bâton de message à Sigfrid.
— Bjorn était un frère modèle, déclara enfin ce dernier. Honnête, loyal,
sans l’ombre d’un défaut. Nous attendions tant de cette expédition… Voilà
trois ans que nos récoltes sont décevantes.
— Nous avons brûlé son corps, mais avons gardé son bouclier et son
cercle de bras, comme l’exige la tradition.
— Et la compensation ?
— Il est encore trop tôt pour en parler, répliqua Haakon avant de le
prendre de nouveau par les épaules. Thorkell en déterminera lui-même le
montant. En attendant, viens rompre le pain avec moi. Tiens, regarde, voilà
Guthrun qui a tenu à t’accueillir comme il se doit.
Il désigna sa belle-mère qui approchait en tenant à la main une corne
remplie d’hydromel. Les autres femmes de la maisonnée la suivaient,
chacune porteuse aussi d’une corne à boire. Annis fermait la procession.
Elle avançait la tête droite et, à la différence de ses compagnes, ne portait
pas de fichu, si bien que ses cheveux flottaient librement sur ses épaules.
Les paumes de Haakon le picotèrent au souvenir de leur contact soyeux
sous ses doigts. Il sursauta, surpris de constater que la simple vision de cette
femme lui procurait une réaction aussi intense. Il se sentait comme un jeune
garçon en proie à ses premiers élans amoureux.
— Mais qui est donc cette femme qui marche en arrière ? s’enquit
Sigfrid. Elle n’a pas l’air d’une viking.
— C’est une noble de Northumbrie que Haakon a capturée, répondit
Thrand. On attend une grosse rançon pour sa libération ainsi que pour celle
des moines que nous avons ramenés avec nous.
— Et combien en détenez-vous comme elle ? demanda Sigfrid en
passant la langue sur ses lèvres et en se frottant les mains, comme s’il
admirait une volaille dodue ou quelque grosse vache laitière. Il n’y a pas à
dire, ils ont de jolies femmes, en Northumbrie. Combien avez-vous réclamé
pour celle-là ? M’a l’air parfaite pour réchauffer un lit !
— Il n’y avait pas d’autres dames de bonne famille sur Lindisfarne,
repartit Haakon d’une voix égale, alors même que la colère couvait en lui.
Et celle-ci n’est pas à vendre.
— Il serait pourtant plus sûr de la vendre que d’attendre une rançon qui
ne viendra peut-être jamais, rétorqua Sigfrid avec un regard en coin.
— Elle n’est pas à vendre, répéta Haakon. Par ailleurs, madame est sous
ma protection et je te serai reconnaissant de le signaler à tes hommes
— Ta parole a ici force de loi, déclara Sigfrid avec une révérence
moqueuse. N’empêche que c’est un beau petit lot. Si jamais tu changes
d’avis…
— Ma maison t’est ouverte, l’interrompit Haakon tout en s’obligeant à
desserrer sa prise sur la garde de son épée. Mais si tu désires pleurer ton
frère, nul ne s’offensera de ton départ. Je puis te certifier que Bjorn a été
traité avec tous les égards dus à un membre du felag.
Sigfrid prit la corne que lui tendait Guthrun, laquelle le gratifia d’un
sourire pincé.
— Nous devons de toute façon rester un moment pour nous
réapprovisionner en eau, dit-il. Et, sans vouloir abuser de ton hospitalité,
j’aimerais bien entendre le récit de tes exploits.
— Ce sera un honneur pour nous de t’accueillir dans notre demeure et
de t’inviter à notre fête.
Sur ce, Haakon tourna les talons, entraînant Thrand avec lui.
— Pas de geste ni de propos inconsidérés, ordonna-t-il à son frère.
Passe le mot aux autres. Je veux qu’on n’ait rien à nous reprocher.
— Compris, acquiesça Thrand. Mais méfie-toi : Sigfrid a une idée
derrière la tête. Je n’ai pas cru une seule seconde à son histoire de présages.
Il est clair qu’il ne s’attendait pas à te trouver ici. Je le connais depuis
longtemps. Si son frère ne rêvait que de batailles, lui ne pense qu’à son
profit.
— Eh bien, dis-toi que j’ai la plus ferme intention de le voir repartir les
mains aussi vides qu’à son arrivée.

Le vent plaquait la tunique d’Annis contre ses mollets. Elle rechignait


toujours à suivre les autres dans la grand-salle. Le chef des invités
ressemblait un peu trop à la brute à la hache qui avait menacé Haakon
— sauf que, au lieu d’une hache, il possédait des mains d’une grosseur
hallucinante, capables, elle en était sûre, de broyer des crânes. Elle avait
jusqu’à présent réussi à dissimuler l’effroi qu’il lui inspirait, mais le suivre
jusqu’à l’intérieur du manoir lui paraissait au-dessus de ses forces.
— Annis.
Des doigts vigoureux lui étreignirent le coude. Elle pivota aussitôt.
Haakon, les cheveux ébouriffés par la brise, la dévisageait avec un air
soucieux.
Elle se força à reprendre son souffle.
— Haakon, murmura-t-elle.
— Les arrivants appartiennent au clan de Bjorn.
— Je m’en doutais, avoua-t-elle, sans oser toutefois préciser que c’était
avec des mains tremblantes qu’elle avait offert sa corne d’hydromel à l’un
des guerriers étrangers.
Le souvenir du berserker avait alors envahi sa mémoire et, au bord de la
panique, elle avait été brusquement persuadée que les nouveaux venus
allaient pouvoir deviner son crime à la seule expression de ses yeux.
— J’ai appris à Sigfrid la mort de son frère, ainsi que les circonstances
dans lesquelles elle est survenue, ajouta Haakon. Je lui ai servi la même
version qu’au scalde.
— Mais… , commença-t-elle à protester.
— Gardez le silence si vous tenez à la vie, Annis. Et sachez que vous
êtes toujours sous ma protection.
— Votre captive, rectifia-t-elle.
— Il est de pires sorts qu’être ma prisonnière.
Un frisson traversa la jeune femme. Haakon la relâcha. Elle recula en se
massant le coude.
— Je dois partir, murmura-t-elle en reprenant sa marche.
— Un dernier détail, l’interrompit-il : une chemise blanche se détache
nettement sur l’ombre des arbres.
Elle déglutit avec peine, figée dans son mouvement. Il l’avait donc vue,
pensa-t-elle. Il savait qu’elle l’avait espionné à sa sortie du bain, mais ne lui
en avait rien dit plus tard, devant l’écurie. Comment aurait-elle réagi s’il
avait de nouveau cherché à l’embrasser à ce moment-là ? Aurait-elle fondu
dans ses bras ?
— Je crois que je ferais vraiment mieux de rentrer. On risque d’avoir
besoin de moi en cuisine.
— Il serait sans doute préférable que vous restiez avec les autres
femmes jusqu’au départ de nos invités, Annis.
— C’était mon intention.
— Heureux de constater que vous savez retenir certaines leçons.

Annis essayait de se concentrer sur son fuseau. Elle avait rejoint les
autres femmes dans la grand-salle sitôt après sa conversation avec Haakon.
Les avertissements voilés de ce dernier avaient achevé de la persuader que
les nouveaux venus étaient dangereux. Plusieurs d’entre eux s’étaient
rassemblés non loin d’elle pour jouer avec Thrand à un jeu de dés qui lui
disait vaguement quelque chose et, chaque fois qu’ils lui lançaient un coup
d’œil, aussi indifférent fût-il, elle ne pouvait réprimer un frisson.
Comme elle s’efforçait de ne penser qu’au fil soyeux qui sortait d’entre
ses doigts, un cri s’éleva du groupe de joueurs.
— Tu as triché ! vociférait Thrand qui s’était redressé d’un bond.
C’était mon tour ! Tu as triché !
L’interpellé, un guerrier Bjornson, se leva à son tour et bientôt tous
deux en vinrent aux mains. Ils frôlèrent le feu dans leur lutte. Effrayée, elle
aurait voulu les prévenir de prendre garde, mais tous ses muscles étaient
comme tétanisés.
Il y eut soudain un bruit de grésillement, accompagné d’un remugle
écœurant de viande grillée.
— Il a plaqué Thrand sur les braises ! hurla Guthrun. Vite ! Arrêtez-le !
Un troisième guerrier vint séparer les deux joueurs.
— J’apporte le beurre ! lança Ingrid en se ruant vers la cuisine.
— Non, mon onguent est préférable, repartit Annis en rattrapant son
amie par la manche. Je m’en suis souvent servie… à la maison.
Ingrid se balançait maintenant d’un pied sur l’autre tandis que les
piaillements alarmés de Tove et de Guthrun remplissaient la salle.
— Ce sont les cicatrices que je redoute, avoua Ingrid avant de porter
une main à sa bouche, le visage défait. Oh ! quelle odeur épouvantable ! Va
vite prendre ton remède !
— Il va avoir besoin d’un médicament autrement plus puissant que le
beurre s’il veut que son corps ne garde pas trop de souvenirs de ses
brûlures, approuva Annis avant d’aller fouiller dans ses affaires pour en
revenir avec l’onguent.
La salle résonnait toujours de cris et de vociférations et l’un des bancs
avait été renversé. Tove et Guthrun se couvraient le visage avec le bas de
leur tunique. Plusieurs hommes immobilisaient le guerrier Bjornson, tandis
qu’un autre groupe entourait Thrand, prostré à terre.
Annis se dirigea droit vers lui. La moitié de son visage était rouge vif et
l’un de ses yeux était clos. Elle joua des coudes pour écarter les curieux
avant de se pencher vers le blessé.
— Laissez-moi l’examiner. Je peux peut-être l’aider.
— Que se passe-t-il ici ? s’enquit alors Haakon en fendant la foule. Que
signifie toute cette agitation dans mon manoir ? J’ai entendu vos hurlements
depuis le fjord où je souhaitais bon voyage à Vikar et Ivar.
— Thrand a eu un différend avec l’un des membres du clan de Bjorn au
sujet d’une partie de tafl, expliqua un de ses guerriers tandis que le demi-
frère de Haakon essayait de se redresser en position assise. Thrand s’est
emporté, mais l’autre avait triché.
Haakon tiqua en avisant la figure de ce dernier. Son demi-frère avait de
la chance d’être encore conscient, estima-t-il. Il avait déjà vu des hommes
mourir à la suite de telles brûlures. Tout ce qu’il restait à espérer, désormais,
c’était qu’il récupère au moins l’usage de son œil. Quant à sa carrière de
combattant, elle était fort probablement terminée.
La coïncidence était tout de même troublante, songea-t-il. Ce devait être
Sigfrid qui avait provoqué cette échauffourée. Mais dans quel but ?
Le guerrier Bjornson se débattait entre les mains de ceux qui le
retenaient, tout en traitant Thrand de menteur et de voleur et en maudissant
ce manoir ainsi que la « vermine » qui y logeaient.
— Suffit ! s’emporta finalement Haakon d’une voix de stentor.
Le silence retomba aussitôt sur l’assemblée, seulement troublé par les
sanglots de Guthrun.
— Ramenez-le à Sigfrid, ordonna Haakon à ses hommes en désignant le
guerrier étranger. A lui de s’occuper de son cas. Cette dispute était puérile,
mais il a fallu qu’elle dégénère en accident. C’est inadmissible et si Thrand
ne guérit pas, cela ne restera pas sans conséquences.
L’homme fut expulsé de la salle, jurant dans sa barbe.
Haakon se retourna vers son demi-frère.
— Je croyais t’avoir recommandé de rester calme.
— C’est… c’est vrai, bafouilla Thrand en parlant du coin de la bouche,
mais je ne voyais pas le mal qu’il… qu’il y avait à jouer avec eux une petite
partie de tafl… surtout après tout ce que nous avions enduré.
Il esquissa un sourire qui se transforma en grimace. L’un de ses yeux
était fermé et ses cheveux étaient roussis de ce coté-là.
— Apparemment, c’était mal avisé, murmura Haakon en posant une
main sur son épaule encore valide. La prochaine fois, suis mes conseils à la
lettre. Je n’ai pas pour habitude de les dispenser à la légère.
— Tu m’en reparleras plus tard, d’accord ? repartit Thrand en se
rallongeant sur le sol de terre battue avant de porter ses doigts à son visage,
comme s’il voulait empêcher la peau de s’en détacher. Pour l’instant, je
voudrais que l’on fasse cesser cette douleur.
— Je crois que j’ai de quoi l’aider, intervint Annis. J’ai souvent eu
l’occasion de constater les effets de ce remède à Birdoswald.
Baissant les yeux, Haakon vit Annis, accroupie près de son demi-frère,
un petit pot à la main. Il fut d’abord ému par sa sollicitude, puis il se rendit
compte que plusieurs des hommes de Sigfrid s’étaient attardés dans la salle
et s’empressa aussitôt de refouler ce sentiment, jugeant inutilement
dangereux de leur révéler son attachement pour la captive.
— Que faites-vous ici, Annis ? l’interrogea-t-il. Manquez-vous donc de
travail en cuisine ?
— J’ai quelque expérience dans le domaine des brûlures. Ma grand-
mère m’a appris des recettes d’onguents qu’elle tenait elle-même de sa
propre grand-mère, qui était celte, répondit Annis tout en écartant la main
de Thrand de son visage pour étudier ses blessures.
Elles étaient graves, mais elle en avait vu de pires, l’année dernière,
quand leur cuisine de Birdoswald avait pris feu et que le cuisinier de
Selwyn s’était gravement brûlé en tentant de sauver sa précieuse réserve de
sel.
Mieux valait ne pas songer au ton sur lequel Haakon venait de
s’adresser à elle et se concentrer sur sa tâche afin d’épargner à Thrand des
séquelles permanentes. Elle se savait capable d’y parvenir. Grâce à ses
soins, le cuisinier de Birdoswald n’avait gardé de son intrépide initiative
que quelques minuscules cicatrices au niveau des mains.
— Cet onguent-ci, reprit-elle, peut opérer des miracles. J’en ai été
témoin par le passé et il n’y aucune raison pour qu’il ne s’avère pas aussi
efficace sur Thrand.
Elle se tut et se mordit la lèvre dans l’attente de la réaction de Haakon,
priant le ciel pour qu’il se fie à elle. Certes, elle n’appréciait pas trop
Thrand, mais elle ne voulait pas non plus qu’il continue à souffrir de la
sorte. Surtout, elle tenait à mettre en œuvre ses dons de guérisseuse même
si, en l’occurrence, son patient était un Viking.
— Aura-t-il besoin d’autre chose ? s’enquit enfin Haakon.
— Oui : du repos et du calme pendant quelques jours, jusqu’à ce que sa
peau commence à se reformer. L’onguent y contribuera. Après quoi je lui
appliquerai un cataplasme de miel protégé par un carré de lin. Il est tout à
fait possible qu’il ne lui reste ensuite que deux ou trois cicatrices à peine
visibles.
Tout en énumérant ces différents points sur le bout de ses doigts, Annis
avait la désagréable impression d’oublier quelque chose. Elle s’exhorta à
réfléchir posément et méticuleusement, sachant combien la panique pouvait
être cause d’erreur, et fouilla dans sa mémoire pour se rappeler les
enseignements de son aïeule.
— L’hydromel devrait également l’aider à surmonter sa douleur,
marmonna-t-elle.
Thrand se mit brusquement à gémir.
— Oh ! mon visage ! Mon pauvre visage ! Je vais être défiguré !
— Allons, l’apaisa Haakon, tu sais bien que toutes les femmes adorent
les guerriers blessés au combat. Les balafres sont réputées pour accroître le
charisme d’un homme. N’est-ce pas, Annis ?
— Absolument, approuva-t-elle avec vivacité, sans pouvoir néanmoins
s’empêcher de repenser au réseau de cicatrices qui sillonnait le dos de ce
dernier. Je vous en prie, permettez que j’étale d’abord cet onguent sur ses
brûlures. Cela risque de le piquer un peu, mais ça le soulagera ensuite.
— Et on se passera de tes plaisanteries, mon frère, ajouta Thrand. Je te
rappelle que je souffre.
— Dommage, Thrand, car il serait peut-être temps que tu commences à
écouter un peu les autres, repartit Haakon avant de donner son assentiment
à Annis d’un hochement de tête. Bon, très bien, Annis, je vous fais
confiance. Mais sachez que je vous tiendrai pour personnellement
responsable de son bien-être.
Ses mains tremblaient un peu lorsqu’elle recueillit sur ses doigts la
première noisette d’onguent.
— Qu’entendez-vous par là ? répliqua-t-elle.
— Si vous êtes certaine d’être en mesure de le soigner avec ce remède,
je tiens à ce que vous veilliez sur lui jusqu’à sa guérison. Pour cela, vous
pourrez vous installer dans l’arrière-cuisine. Ce sera plus tranquille qu’ici.
Je tiens à ce que mon frère se remette au mieux de ce regrettable incident.
— Mon onguent le guérira, vous verrez, lui certifia-t-elle tout en étalant
la pommade avec une infinie douceur sur le visage du blessé. C’est
beaucoup plus efficace que le beurre.
Haakon demeura silencieux tandis que Thrand se laissait faire, l’air
presque apaisé. Seuls quelques petits cris lui échappaient de temps à autre.
Les pieds écartés, Haakon observait Annis. Ses cheveux frisottaient au
niveau de sa nuque, soulignant la finesse de son cou. Il ne laissait pas
d’admirer la détermination et le courage de sa captive. Elle avait conscience
des risques qu’elle prenait ainsi, c’était clair, mais en même temps elle
n’hésitait pas à se compromettre pour aider autrui. Elle ne ressemblait
décidément à aucune des femmes qu’il avait connues auparavant. Et il
ignorait s’il devait s’en réjouir ou s’en inquiéter.
— Mais, Haakon, qu’est-ce qui te prend ? l’interpella soudain Guthrun
avec sècheresse avant de lui agripper le coude et de poursuivre dans un
chuchotement rauque et tendu. Je suis parfaitement capable de m’occuper
de mon fils toute seule. Je vais convoquer l’oracle pour qu’elle interprète
les présages et nous dise comment nous concilier la bienveillance des dieux.
— Pourquoi pas ? concéda Haakon. En attendant, autant laisser agir la
Northumbrienne.
Il s’interrompit pour soupirer et se pincer l’arête du nez.
— Ses recommandations semblent inspirées par le bon sens et je crains
que ce soit justement le bon sens qui ait le plus manqué à tout le monde
dans cette affligeante mésaventure. Par ailleurs, je vous signale que nous
n’avons pas d’autre guérisseuse à portée de main.
— Je savais que tu étais une brute sans cœur, repartit Guthrun tout en
s’essuyant les yeux du coin de sa tunique. N’as-tu donc aucun respect pour
la peine d’une mère ? Comment pouvais-je deviner qu’on en arriverait là
quand j’ai suggéré une partie de tafl ? Enfin quoi, ce n’est qu’un jeu ! Je
pensais justement désamorcer les hostilités, pas les susciter.
Haakon lui désigna du menton les hommes de Sigfrid et ceux du felag
qui traînaient à l’autre bout de la grand-salle. L’ambiance festive qui régnait
jusqu’alors dans le manoir avait pris un tour sinistre. S’il n’y prenait garde,
se dit-il, la situation allait dégénérer en guerre ouverte. Il était d’ailleurs
bien embarrassé que le guerrier de Sigfrid ait choisi son demi-frère comme
victime pour susciter un esclandre. On pouvait difficilement ne pas
considérer cela comme un affront délibéré.
Combien de temps encore pourrait-il ignorer ces provocations ?
Combien de temps faudrait-il à Sigfrid avant de s’en prendre directement à
lui ? Ou de le blesser plus cruellement encore en visant quelque autre
cible ? s’interrogea-t-il avec angoisse, ses yeux retombant malgré lui sur les
cheveux bouclés d’Annis. Il aurait dû prévoir que le Bjornson chercherait à
le pousser à la faute pour pouvoir proclamer ensuite qu’il avait abusé de sa
force et de son autorité à l’encontre de ses invités. Il avait sous-estimé sa
fourberie.
— Vous allez continuer à veiller sur nos hôtes, ordonna-t-il à sa belle-
mère. Je ne veux pas qu’on aille prétendre que je manque aux règles
élémentaires de l’hospitalité.
Guthrun pâlit sous la semonce. Haakon dut reconnaître en lui-même
qu’elle avait l’air réellement éprouvée par l’accident de son fils. Il ne
parvenait toutefois à se défaire de l’idée qu’elle était pour quelque chose
dans l’arrivée inopinée du frère de Bjorn — même s’il ne doutait pas de sa
dévotion envers sa progéniture et qu’il était persuadé qu’elle ne mettrait
jamais volontairement Thrand en danger.
— Vous n’êtes pas d’une grande utilité ici, Guthrun, ajouta-t-il sur un
ton plus doux. Pleurer et vous tordre ainsi les mains ne soigneront pas votre
fils. S’il y a le moindre changement dans son état, je vous le ferai
immédiatement savoir.
Le regard de sa belle-mère alla du groupe de guerriers se morfondant à
l’autre bout de la salle à son fils. Il comprit qu’elle était partagée entre ses
élans de mère aimante et ses devoirs d’hôtesse.
— Allons, mère, cessez de vous lamenter ainsi, intervint Thrand. Ce
n’est qu’une brûlure. Et puis je sens que la potion de la Northumbrienne me
soulage déjà.
Haakon remarqua qu’Annis avait relevé la tête vers lui pour le supplier
du regard de lui donner l’autorisation de continuer à soigner son demi-frère.
— Peut-être, grommela Guthrun à contrecœur, mais si jamais quelque
chose t’arrive, mon fils…
Laissant sa phrase en suspens, elle replanta ses ongles dans le bras de
Haakon et murmura à son oreille.
— … J’exigerai le droit de punir la prisonnière, acheva-t-elle dans un
souffle.
— Il ne lui arrivera rien de fâcheux, je vous en donne ma parole,
répliqua Haakon avant de se redresser et de détacher ses doigts un à un.
— Tu m’as ramené mon enfant sain et sauf, les bras chargés de trésors
et tu es le maître ici, reprit-elle tout en tirant sur sa tunique pour la lisser.
Comment la faible femme que je suis pourrait-elle s’opposer à toi ? Il faut
bien que je te fasse confiance.
— Exactement, approuva-t-il sur un ton amer.
Les curieux se dispersèrent peu à peu et, bientôt, la salle résonnait du
brouhaha des conversations et du cliquetis des osselets comme si rien ne
s’était passé. Annis se remit à déposer l’onguent sur le visage de Thrand en
prenant soin de bien le faire pénétrer dans la peau… et d’éviter le regard de
Haakon.
— Connaissez-vous le motif du différend ? demanda-t-elle à la fin pour
rompre le silence.
— J’ai cru comprendre que tout s’était passé très vite, articula Haakon
avec circonspection. Je crois que mon demi-frère devrait surtout apprendre
à mieux se contrôler.
Ayant fini d’appliquer la pommade, Annis s’assit sur ses talons en
soupirant.
— Cela aurait pu être pire, déclara-t-elle. Si les flammes l’avaient
atteint un tout petit peu plus sur la droite, il aurait perdu son œil. Mais là, je
pense qu’il devrait pouvoir recouvrer la vue.
— J’aimerais que vous ne quittiez pas son chevet, ajouta Haakon en
posant une main sur son épaule. Comme ça, vous serez tous les deux plus
en sécurité.
— Tous les deux ? répéta-t-elle en sursautant. Mais personne ne m’a
menacée, moi !
— Je ne suis pas entièrement certain que ce qui est arrivé à Thrand soit
un simple accident, Annis, et je tiens en conséquence à ce que vous ne le
quittiez pas des yeux. Par ailleurs, mieux vaut que vous sachiez que vous
plaisez beaucoup à Sigfrid et qu’il m’a déjà proposé par deux fois de vous
acheter.
Annis porta une main à sa gorge. Elle n’allait pas pleurer, se dit-elle. Il
était hors de question qu’elle pleure.
Haakon la dévisageait avec un haussement de sourcils, attendant
manifestement sa réponse.
Que croyait-il donc ? se demanda-t-elle avec humeur. Qu’elle était
disposée à devenir la concubine du briseur de crânes ? A moins qu’il ne
souhaite l’entendre avouer qu’elle le désirait, lui et lui seul, et que, contre
toute raison, elle brûlait d’envie de sentir encore une fois ses lèvres contre
les siennes… Or c’était exclu. Jamais elle ne pourrait admettre tout haut une
chose pareille.
Elle s’essuya les mains avec un coin de sa tunique et se redressa.
— N’avez-vous pas envoyé un message me concernant à
Charlemagne ? lui rappela-t-elle d’une voix qu’elle s’efforça de rendre
calme et posée.
— Si, en effet, reconnut-il en s’inclinant. J’en ai du reste informé
Sigfrid, afin qu’il comprenne bien qu’il m’était impossible de prendre son
offre en considération avant de savoir combien les vôtres étaient prêts à
verser pour votre libération.
Naturellement, cette réponse ne dissipa guère le malaise d’Annis qui
déglutit avec peine, se sentant seule au monde, abandonnée de tous.
Chapitre 7

— Un de tes guerriers a agressé mon frère, déclara sans préambule


Haakon à Sigfrid sitôt que ce dernier l’eut rejoint au bord du lac.
Floki et les deux autres elkhounds assis aux pieds de leur maître
redressèrent la tête. Floki émit un grognement sourd. Haakon lui fit signe de
se taire. Le chien obéit et glissa sa truffe sous ses pattes. Une légère brise
d’été soufflait sur les eaux, troublant à peine le reflet des cieux qui dessinait
comme un masque sur les profondeurs traîtresses du lac.
S’il avait préféré convoquer son hôte ici plutôt que dans la grand-salle
du manoir, c’était pour éviter que les hommes se sentent obligés de prendre
parti et que cette confrontation se solde de nouveau par des coups et des
blessures. Le risque d’une vendetta entre leurs clans était plus grand que
jamais, et ce genre de rivalité sanglante ne menait jamais à rien.
— On m’en a parlé, reconnut Sigfrid en se campant près de lui, les
pieds écartés.
Tout en parlant, il ne cessait de serrer et desserrer ses énormes poings,
comme s’il avait envie d’étrangler quelqu’un.
— Triste affaire, conclut-il.
— Il a abusé de mon hospitalité.
— Que voulais-tu que je fasse ? répliqua Sigfrid avant de lever les
mains au ciel en signe d’impuissance, le visage cramoisi. J’étais à ce
moment-là avec toi, en train de souhaiter bon voyage à Vikar et Ivar.
J’ignorais tout de ce qui se passait dans le manoir. Et puis, tu avoueras qu’il
est assez normal de prendre la mouche quand on se fait traiter de tricheur.
Thrand est en partie responsable de ce qui lui est arrivé. Il aurait dû
s’exprimer autrement. Enfin, il est jeune et la sagesse, hélas, ne vient
qu’avec les années.
— Ton guerrier a plaqué la tête de mon frère dans le feu, délibérément.
Thrand est gravement brûlé, repartit Haakon tout en s’exhortant au calme.
— Un emportement bien compréhensible, non ? La mort de Bjorn
demeure entre nous comme une plaie ouverte. Mettons qu’il y a eu faute
des deux côtés et appelons cela un accident.
Sigfrid avait prononcé ces mots sur un ton désinvolte, le dos bien droit,
tel un coq de combat jaugeant son adversaire. Haakon n’avait cependant pas
l’intention de répondre à la provocation. Il n’était plus un gamin de vingt
ans ayant tout à prouver. Il avait appris les vertus de la patience.
— Facile à dire, mais il n’en demeure pas moins que ton homme a
blessé le frère d’un jaarl. Thrand aurait pu devenir aveugle. Une
compensation me semble de rigueur, répliqua Haakon avant de ramasser un
galet et de le faire ricocher à la surface du lac.
— J’ai cru comprendre que ta concubine s’occupait de lui en ce
moment-même et qu’elle le dorlotait comme un bébé. Tu n’as qu’à t’en
prendre à elle s’il meurt.
— Laisse-la donc. Le sort de cette femme ne concerne que moi. Et je te
rappelle que c’est un otage de grande valeur, pas une concubine.
— Tu m’en diras tant, marmonna Sigfrid avec un sourire en coin.
Haakon ne put s’empêcher de tiquer. Voyant que la pique avait atteint
son but, le frère de Bjorn sourit de plus belle. Haakon se reprocha de
n’avoir su mieux se contrôler, car maintenant Sigfrid connaissait sa
faiblesse. Or, après l’incident survenu au manoir, il était clair que les
intentions du barbare n’avaient rien d’honorable.
— Revenons au motif de la dispute, veux-tu ?
— A ta guise, convint Sigfrid en inclinant la tête. Comme je te le
rappelais à l’instant, Thrand a insulté mon guerrier et, à travers lui, notre
clan tout entier. C’est là, il me semble, un point à ne pas négliger.
— Et moi, j’ai plutôt l’impression que le chagrin t’obnubile au point
que tu en as perdu ta légendaire circonspection, Sigfrid, trancha Haakon en
se tournant résolument vers lui, décidé à crever l’abcès et à pousser le frère
de Bjorn à le défier ouvertement où à repartir en paix. N’oublie pas que
vous êtes ici en très nette infériorité numérique. Vikar et Ivar ne sont peut-
être plus là pour me prêter main-forte, mais je dispose toujours de mes
propres guerriers. Et ils me sont plus loyaux que jamais après le succès de
cette expédition. En plus, Sigfrid, franchement, tiens-tu tant que ça à
endeuiller plus encore ta famille ? Sans compter que la femme de Bjorn et
ses concubines apprécieront certainement de connaître de ta propre bouche
les circonstances de sa disparition. Et que ton frère laisse derrière lui un
jeune héritier qui va avoir besoin de ton soutien et de tes conseils.
Haakon n’en rajouta pas plus. Ce n’était pas nécessaire. Il avait dit
l’essentiel. De l’autre côté du lac, un oiseau lança un long cri plein de
tristesse. Sigfrid gardait le silence. Qu’allait-il donc décider ? s’interrogea
Haakon. Allait-il prendre conscience qu’il serait suicidaire de sa part de
s’en prendre aux habitants du manoir ? Ou tenterait-il sa chance quand
même ?
Le frère de Bjorn cilla, comme s’il se réveillait d’un mauvais rêve, et,
ramassant une pierre à son tour, la jeta dans le lac.
— Tu as raison, lâcha-t-il enfin. Hilde a le droit de connaître la vérité et
des dispositions doivent être prises pour honorer la mémoire de Bjorn. Le
vent est favorable. Je regrette de ne pouvoir participer à la fête de ce soir.
Tu m’en excuseras auprès de ta charmante et aimable belle-mère.
— Thorkell réglera cette affaire pour nous.
— J’écouterai son avis avec attention et déterminerai ensuite ma ligne
de conduite, mais il serait avisé de consulter l’assemblée des nobles avant
qu’il ne rende son jugement, repartit Sigfrid en cognant ses poings l’un
contre l’autre et en relevant agressivement le menton.
— Tu vas lui demander de réunir les jaarls ?
— Je ne me l’interdis pas. Mais d’abord je dois rendre les derniers
hommages à la dépouille de mon frère.
— A toi d’en décider. Je suis certain qu’au final tu opteras pour la
solution la plus sage, comme tu l’as toujours fait par le passé, repartit
Haakon tout en posant la main sur la garde de son épée, afin de persuader
Sigfrid qu’il était prêt à user de la force pour défendre ce qui lui appartenait
de plein droit.
— Mes hommes et moi allons repartir en paix, déclara ce dernier en
crochant ses pouces sous sa ceinture. Mais ne considère pas que nous
sommes quittes pour autant, Haakon Haroldson.
L’interpellé hocha la tête.
— J’espère simplement que notre prochaine rencontre sera également
placée sous le signe de la paix.
— Alors, comment se porte votre patient ? Suit-il bien vos
prescriptions ?
Annis s’immobilisa avant de reposer le couteau dont elle se servait pour
hacher les herbes. Un frémissement d’excitation la parcourut à l’idée que
Haakon soit ainsi venu lui rendre visite. Mais elle se ressaisit bientôt et
sourit intérieurement de sa naïveté. Quand allait-elle donc cesser de rêver à
l’impossible ? Haakon passait s’enquérir de la santé de son frère, voilà tout.
— Le sommeil a finalement eu raison de la douleur. C’est un traitement
imparable, répondit-elle sans redresser la tête. Avec un peu de chance, il
n’aura pas une nuit trop agitée.
— Et guérira-t-il ? Je veux dire : complètement ? Thrand est un homme
énergique qui aime dévorer la vie à pleines dents, un fier guerrier.
— Ce genre de chose prend du temps, murmura-t-elle en relevant
timidement les yeux.
De nouveau, elle fut captivée par le regard de Haakon. Comme la veille,
le chef du clan portait une tunique et une cape richement brodées. Cette
tenue soulignait sa carrure, éveillant en elle le souvenir de son corps
puissant qu’elle avait pu admirer dans sa glorieuse nudité le matin même.
Troublée, elle se hâta de reporter son attention sur sa tâche. Elle s’était
pourtant juré de ne plus jamais nourrir de pareilles pensées. Or, à son grand
désarroi, elle sentait bien que le désir que lui inspirait Haakon était loin, très
loin de décroître.
— Vous m’aviez soutenu que la cicatrice de sa brûlure ne serait pas
aussi vilaine que Guthrun le redoute, reprit-il.
— Je pense en effet qu’il a échappé au pire, confirma-t-elle en forçant
son esprit à revenir sur l’état de Thrand et à se détacher des pensées
sensuelles qui l’assaillaient. Pourtant, d’après Ingrid, son adversaire lui a
volontairement enfoncé le visage dans les braises. Mais bon, elle a été très
impressionnée par cette scène, sans doute son imagination a-t-elle pris le
pas sur son discernement
— Je vois.
Elle pensait qu’il allait ajouter quelque platitude polie avant de la
quitter, mais il demeurait campé de l’autre côté de la table, la dévisageant
en silence. Elle remarqua alors qu’il tenait entre ses mains un plateau de jeu
sur lequel étaient disposées des pièces en pierre finement sculptées. Et qu’il
la regardait d’un air interrogateur, comme s’il attendait une invitation de sa
part. Son cœur s’emballa aussitôt.
Elle pressa ses mains contre la surface solide de la table. Un contact
ferme et réel, sans rapport avec les songes dans lesquels il lui était arrivé de
se complaire. Elle décida qu’il lui fallait reprendre le contrôle de la situation
plutôt que de continuer à se perdre ainsi dans le bleu abyssal des prunelles
de Haakon. Elle devait au moins préserver sa dignité. Aelfric avait raison.
Elle n’avait que trop facilement cédé à l’appel de la volupté quand Haakon
l’avait embrassée pendant le banquet. Elle s’en rendait bien compte, à
présent.
— N’a-t-on pas besoin de vous dans la grand-salle ? s’enquit-elle en lui
désignant la porte du menton.
— Les scaldes sont en train de déclamer l’histoire du vol du marteau de
Thor, répliqua-t-il sans paraître comprendre l’allusion. Je l’ai déjà entendue
à plusieurs reprises, mais Guthrun l’a réclamée encore une fois. Je suppose
que cela lui fait une sorte de musique pour pleurer sur Thrand. En tout cas,
elle semble prête à aller arracher le cœur de Sigfrid à mains nues.
Heureusement que nos invités ont préféré ne pas s’attarder chez nous.
— Et vous avez pu quitter la salle, comme ça ? s’étonna-t-elle en
penchant la tête.
— Nous avons porté les toasts qui s’imposaient et échangé les anneaux
de paix, repartit Haakon avant de hausser les épaules. Je n’ai plus
d’obligations. Et mes hommes n’ont pas besoin de m’avoir constamment
sur le dos pour se rappeler que cette maison est la mienne et qu’ils doivent
la respecter. Et puis j’avais envie d’un peu d’intimité.
— Comme la nuit dernière ? suggéra-t-elle avant de le regretter aussitôt
en sentant le désir déployer ses ailes ardentes dans tout son corps.
A l’entendre, songea-t-elle avec consternation, on pourrait croire qu’elle
avait envie de revivre ces moments-là. Pourtant, ce n’était pas le cas. Pas du
tout…
Le regard de Haakon s’éclaira.
— Pour tout vous avouer, je pensais plutôt à une partie ou deux de tafl.
Cela m’aide à me concentrer ; or, j’ai besoin de démêler les causes de la
visite de Sigfrid.
— Pourquoi est-il venu jusqu’ici ? Est-ce qu’il avait l’intention de piller
le domaine ? énonça Annis en se tapotant les lèvres de l’index. C’est bien
ce genre de questions qui vous travaillent ?
Elle crut voir s’allumer dans ses yeux comme une lueur de respect.
— Nos drakkars ne servent pas uniquement aux raids, repartit-il avec un
rire moqueur. C’est sur mer aussi que nous traçons nos routes de commerce
et nos voies de communication. Notre région est pourvue de larges fjords
ainsi que d’une longue façade maritime.
— Il m’a cependant semblé apercevoir des chevaux sur vos terres, des
montures à la crinière paille.
— Je m’en sers uniquement pour la chasse et les courts trajets. Non,
voyez-vous, c’est sur les mers que nous voyageons surtout. Les bois
environnant la ferme sont quasi impénétrables et sont entourés de surcroît
par de hautes montagnes désolées habitées, selon les légendes, par des
trolls. Ceux qui se sont aventurés là-haut n’en sont jamais revenus.
— Vous devriez être scalde. Vous avez l’art de narrer les fantaisies les
plus inconcevables avec le plus parfait sérieux. Des trolls, voyons…
Elle ponctua sa repartie d’un rire léger, sans pouvoir toutefois réprimer
un frisson. Ce n’étaient pas tant les trolls qui l’effrayaient, mais plutôt les
ours et les loups. Son père avait jadis été blessé par un loup et la plaie avait
mis très longtemps à guérir. C’était d’ailleurs en le soignant qu’elle avait
découvert pour la première fois ses talents de guérisseuse.
— Je vous remercie, repartit Haakon, je prends cette remarque comme
un compliment même si ce n’était pas forcément son but. Enfant, j’avais
l’habitude de me raconter des histoires le soir. Cela m’a souvent aidé à me
sentir moins seul à la cour de Charlemagne.
Il s’inclina.
— Mes responsabilités m’ont guidé vers une autre voie, conclut-il.
Annis s’efforçait de ne penser qu’à l’onguent qu’elle était en train de
préparer. Haakon, cependant, persistait à la regarder sans bouger. Elle ne
savait trop comment réagir à sa présence. Elle avait été capable de le haïr
quand il était un guerrier, mais il suffisait de moments pareils, où il la
traitait d’égale à égal, pour qu’elle se trouve dangereusement attirée par lui.
Elle désirait qu’il reste avec elle. Elle voulait en apprendre plus sur lui et
son passé. Un étrange sentiment d’exaltation pétillait en elle, comme si elle
avait avalé plusieurs gobelets d’hydromel à la file.
Il esquissa un léger hochement de tête, sans toutefois se départir de son
immobilité. Il ne paraissait ni tendu ni déçu. Simplement calme et attentif. Il
déposa finalement le plateau de jeu sur la table.
— Peut-être devrais-je me trouver un autre partenaire, puisque Thrand
est endormi.
Annis sentit son pouls s’emballer et, au lieu de s’apaiser, la curieuse
ivresse qui lui gonflait le cœur lui parut gagner en intensité. Elle se
demanda vaguement si le tafl viking différait du jeu northumbrien portant le
même nom. Chez elle, il consistait à capturer le roi de l’adversaire. Son
père l’appelait le jeu du Renard et des Oies… Elle se força à prendre une
profonde inspiration.
— Je n’ai jamais joué au tafl, mais du vivant de mon père, je faisais
parfois avec lui des parties d’un jeu qui y ressemblait beaucoup. J’aimais
aussi le défier au Moulin.
— Je vais vous montrer la position de départ.
Haakon entreprit de lui expliquer brièvement le déroulement du tafl et,
tandis que ses longs doigts manipulaient les pièces bleues et blanches sur le
plateau, Annis ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle avait vu juste : ce jeu était
en effet très similaire à celui que son père auquel elle était devenue experte.
Ils jouèrent la première partie en silence. Elle s’efforça de focaliser son
esprit sur le mouvement de ses jetons et la protection de son roi plutôt que
sur les gestes souples et prompts des doigts de Haakon. Il ne lui était que
trop facile d’imaginer ses mains la caressant, l’étreignant… Elle secoua la
tête pour chasser ces idées. Il lui fallait demeurer vigilante. Rapidement,
elle rafla plusieurs pions. Avec un léger sourire, il la considéra, l’air étonné.
— Vous êtes une adversaire bien plus coriace que je l’avais imaginé,
remarqua-t-il en parvenant enfin à lui ravir son roi.
— Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas vraiment une débutante à ce
jeu. Dans notre tafl comme dans le vôtre, le roi occupe le carré central et ses
gardes sont alignés autour de lui.
— Cela confirme, en tout cas, que j’ai intérêt à être au mieux de ma
forme quand nous nous affrontons, Walkyrie.
— Moi aussi, avoua-t-elle en gardant les yeux résolument fixés sur les
pièces en pierre taillée.
Un chaud picotement la parcourait. Haakon ne parlait que du jeu, la
prévint son bon sens. Il ne pouvait en être autrement.
Pendant toute la suite du match, les parties se succédant sans qu’aucun
des deux ne parvienne vraiment à distancer l’autre, Annis put se croire libre
et du même rang que son opposant. A un tel point qu’elle en vint à se
demander si, en d’autres circonstances et en un autre lieu… Mais elle
s’empressa de refouler cette pensée. Leur proximité présente, se dit-elle,
n’était qu’un leurre. Haakon ne voyait en elle qu’un otage susceptible de lui
rapporter une grosse rançon, et quand il s’apercevrait de son erreur, il la
revendrait comme esclave. Dans la nouvelle existence où elle avait été
jetée, rêveries et vagues à l’âme n’avaient pas leur place.
Elle se mordit la lèvre.
— A quoi pensez-vous donc avec cet air soucieux ? la questionna
Haakon. Voilà trois fois que vous soulevez cette pièce sans vous décider à la
bouger.
— A certaines choses…
Elle s’empressa de jouer. Son adversaire répliqua aussitôt. Après un bref
coup d’œil au plateau, elle se permit un mince sourire : Haakon lui avait
laissé un début d’ouverture. Elle bougea une autre pièce et, comme elle
l’avait espéré, celui-ci tomba gentiment dans son piège.
— Votre roi est mien, Haakon Haroldson !
— Comment… Comment avez-vous réussi ce coup-là ? marmonna ce
dernier en étudiant le plateau.
Puis il redressa la tête vers elle, un grand sourire aux lèvres et une lueur
malicieuse dans le regard.
— Ça m’apprendra, dit-il.
— Ça vous apprendra quoi ? repartit-elle d’une voix qui lui parut
singulièrement cotonneuse et grave.
— A me concentrer sur le jeu plutôt que sur vos jolies lèvres roses et sur
votre petite moue pensive.
Annis en fit tomber le roi par terre. Comme elle se baissait pour le
ramasser, ses doigts rencontrèrent ceux de Haakon. Elle les retira aussitôt,
comme si elle s’était brûlée à leur contact.
— Qui essaie de détourner l’attention de l’autre, maintenant ? murmura-
t-elle.
— Croyez-moi, rétorqua-t-il sur le même ton, vous êtes une sacrée
distraction — et des plus charmantes, qui plus est.
Tout en prononçant ces mots il s’était levé pour venir se placer derrière
elle. Il était maintenant si proche qu’elle percevait la tiédeur de son corps
qui l’enveloppait, achevant de la griser. Seigneur, comme elle aurait aimé
pencher la tête en arrière pour la poser sur son torse… Mais elle se
contraignit à rester immobile. Elle avait déjà trahi une fois sa patrie en
répondant au baiser de son ravisseur. Elle n’avait pas l’intention de
recommencer.
— Ne vous inquiétez pas, rétorqua-t-elle. Bientôt, je ne serai plus là
pour vous distraire.
Elle pivota pour lui lancer un coup d’œil par-dessus son épaule.
La mâchoire de Haakon était crispée. Il se recula d’un pas, ses prunelles
jetant des éclairs bleus, et tendit le bras pour faire glisser une des bretelles
de sa tunique.
— Cela ne me quitte pas l’esprit, répondit-t-il. Au vrai, rien de ce qui
vous concerne ne quitte mon esprit. Quel dommage, tout de même, que
nous n’ayons pas parié !
— Parce que les prisonniers ont le droit de parier ?
Elle essayait de refréner l’excitation qui altérait sa voix. Le souffle
court, elle se demanda si elle ne pourrait pas proposer son corps contre sa
liberté. Et si elle perdait ? pensa-t-elle soudain. Mieux valait laisser Haakon
formuler lui-même les termes d’un éventuel pari.
— Cela dépend, articula-t-il tout en effleurant ses cheveux.
Ce geste, aussi délicat fût-il, la troubla profondément. Ses lèvres la
brulaient. Toutes ses résolutions s’effritaient. Elle avait envie de Haakon.
Elle voulait goûter sa bouche.
Un gémissement s’éleva soudain de la paillasse où gisait Thrand. Annis
l’entendit gratter le pansement de lin dont elle avait entouré son visage. Elle
s’accroupit aussitôt près de lui pour regarder sous le bandage.
— Votre frère est agité, dit-elle à Haakon en s’asseyant sur ses talons. Il
va falloir que je remette un peu d’onguent sur sa blessure si je ne veux pas
qu’il se griffe le visage et m’oblige à tout recommencer.
— Il a plus besoin de vous que moi, approuva Haakon en posant une
main sur son épaule. Nous continuerons plus tard. Et — pourquoi pas ?
— selon les conditions que vous avez suggérées.
— Je ne rappelle pas avoir suggéré quoi que ce soit.
Il se remit à sourire, son visage prenant d’un coup une expression de
douceur enfantine.
— Disons alors que ce sont les dieux qui me l’ont soufflé. Allons,
occupez-vous donc de votre patient. J’ai trouvé cette partie de tafl très
instructive, Annis. Et la prochaine fois que nous nous affronterons, je suis
sûr que nous saurons comment intéresser la partie.
Gênée, elle pivota sur elle-même tandis qu’il sortait de la cuisine sans
un regard en arrière. Demeurant un instant immobile, elle se laissa aller à
savourer le souvenir de ses caresses. Puis elle secoua la tête avec humeur, se
maudissant d’être incapable de réprimer les sentiments que lui inspirait le
chef viking.
Avec un claquement agacé de la langue, elle revint au chevet de Thrand
et entreprit de lui ôter ses bandages avec des mouvements précautionneux.

— Je viens d’apprendre la nouvelle, Annis, l’interpella Aelfric en latin


en pénétrant dans la cuisine le lendemain matin, alors que la maisonnée
n’avait même pas encore commencé à se réveiller.
Kisa et Fress vinrent aussitôt se frotter contre les jambes du moine qui
se mit à éternuer violemment.
— Alors comme ça, reprit-il après s’être mouché dans la manche
crasseuse de son habit, vous vous êtes mis en tête de soigner un de ces
vikings ? Je me permets de vous rappeler que ce sont des païens, ma fille.
Ils invitent même ces bêtes à poil dans leur demeure, alors qu’elles sont
notoirement des créatures du malin. Regardez donc comme elles sont
grosses ! Ce n’est pas naturel…
Il souligna son propos avec un tremblement exagéré.
— Ce garçon souffrait terriblement, Aelfric, répondit Annis en prenant
les chats dans ses bras pour les éloigner du moine.
La nuit avait été longue. Elle avait eu du mal à endormir Thrand et,
quand elle y était enfin arrivée, elle avait préféré rester près de lui et
somnoler près du feu plutôt qu’aller s’étendre sur sa paillasse. A son réveil,
elle avait décidé de ne pas s’aventurer près du lac, partagée entre la crainte
et l’excitation que susciterait la vue du corps nu de Haakon. Elle avait donc
préféré s’occuper de menues tâches domestiques.
— J’aurais cru que vous, plus que tout autre, seriez en mesure de
comprendre que notre devoir est d’aider notre prochain s’il est dans la
douleur, quelle que soit sa religion.
Aelfric se redressa de toute sa taille en prenant un air froid et sévère.
Son arrogance coutumière se lisait de nouveau sur son visage. Levant une
main, il se mit à énumérer ses objections.
— Premièrement, il n’en demeure pas moins un viking. Deuxièmement,
lui et ses congénères ont mis à sac Lindisfarne sans aucun égard pour ses
occupants. Et troisièmement, ce sont des bêtes sans foi ni loi.
— Leur foi et leurs lois sont différentes des nôtres, repartit Annis avec
une certaine acrimonie, hérissée par la description du moine.
Elle ne pouvait considérer Haakon comme une bête. A ses yeux, il était
bien plus que ça.
— Veillez-vous toujours à réciter votre chapelet au moins ?
— Tove m’a confisqué ma croix à mon arrivée ici. C’était un bien trop
précieux pour le laisser aux mains d’un otage.
— Si vous cherchiez mieux, cet inconvénient n’en serait plus un,
répliqua Aelfric avec un sourire énigmatique.
Annis soupira.
— Je n’ai pas de temps à perdre avec des devinettes, Aelfric, lança-t-
elle au moine tout en chassant Kisa de la table. Du travail m’attend. Et puis
à force de nous exprimer latin, nous risquons de donner l’impression que
nous cherchons à cacher quelque chose. Passez donc au northumbrien, je
vous prie.
Aelfric posa ses mains moites sur ses épaules.
— Tout ce qui m’importe, reprit-il en s’obstinant à parler la langue de
l’Eglise, c’est que vous n’oubliiez pas qui vous êtes ni pourquoi nous
sommes là.
— Seriez-vous en train d’insinuer que ça ait pu me sortir de l’esprit ?
rétorqua Annis en se redressant à son tour et en plaquant ses mains sur la
table.
Elle savait que Haakon était différent des autres barbares. Et elle le
croyait sur parole lorsqu’il affirmait que lui et ses compagnons n’avaient
pas au départ l’intention de piller le monastère. Elle avait suffisamment
repassé dans sa tête les événements survenus sur la plage ce jour-là pour
finir par s’en convaincre.
— Il n’est pas un instant où je ne revois la mort de mon oncle, Aelfric.
J’étais là. Et cette tragédie est pour toujours gravée dans ma mémoire.
Aelfric rougit et se mit à se dandiner d’un pied sur l’autre tout en tirant
sur sa tunique.
— Vous ne paraissiez pourtant vraiment pas…
— Les apparences sont parfois trompeuses, Aelfric, l’interrompit-elle
en croisant les bras. Tout comme vous, j’ai la nostalgie de mon pays natal.
Ça ne me quitte jamais. Moi aussi, j’aspire à rentrer chez moi, à être libre, à
renouer avec ma vie d’antan. Je ne me complais pas dans ma condition de
prisonnière.
Une étrange lueur s’alluma dans la prunelle du moine qui se pencha
vers elle avec une mine de conspirateur.
— J’ai un plan, chuchota-t-il.
— Un plan pour quoi ?
Il lui fit signe de baisser la voix et regarda par-dessus son épaule pour
vérifier que Thrand dormait toujours.
— J’ai surpris une conversation entre deux des vikings hier. Leur roi
ignorait qu’ils avaient projeté de s’en prendre à Lindisfarne. Peut-être
compatira-t-il à notre sort. C’est pour ça que le chef de ces bandits préfère
s’adresser directement à Charlemagne.
— Je ne pense pas que le raid sur le monastère ait été prévu à l’avance,
murmura Annis, la bouche soudain sèche.
Ce n’était pas possible, se dit-elle. Haakon avait agi sous le coup de la
colère, parce que les moines l’avaient provoqué. Il ne pouvait en être
autrement.
Aelfric devint cramoisi, ses yeux lançant des éclairs.
— Parce que vous vous figurez que ces barbares cupides ne nous
considéraient pas comme un fruit mûr, prêt à être cueilli ? s’emporta-t-il, sa
voix se brisant sous le coup de l’émotion. Non, toute cette histoire de dette
et de paiement n’était qu’un prétexte. Mon oncle a toujours honoré ses
engagements, il n’aurait jamais traité avec ces barbares.
Les mains d’Annis se mirent à trembler tandis que lui revenait à la
mémoire l’attaque du moine contre un des hommes de Haakon. Il lui
semblait incroyable qu’Aelfric ait pu survivre dans la mêlée générale qui
avait suivi. Il avait dû courir se cacher quelque part, en couard qu’il était.
— C’est votre famille qui a provoqué tout ça ?
— Non ! Ce sont Haakon et ses guerriers. Ce sont eux qui portent la
responsabilité de ce massacre. Vous n’étiez pas sur la plage. Moi si ! Un
frère m’est tombé dessus en succombant et je suis resté sous lui en feignant
la mort. Malheureusement, un des Vikings a trébuché sur moi et j’ai bougé.
J’ai aussitôt été fait prisonnier.
Annis se tourna vers le feu et s’entoura de ses bras pour essayer de se
réchauffer. Elle se sentait à deux doigts de se jeter sur le moine. Lui et son
arrogance étaient autant à blâmer que les Vikings dans cette tragédie. Peut-
être avait-il raison de les accuser d’avoir planifié leur raid sur le monastère,
mais elle n’en persistait pas moins à croire, comme Haakon le lui avait
assuré, qu’ils désiraient uniquement récupérer l’or qui leur était dû.
Seulement voilà : ce n’étaient pas, comme Aelfric l’avait du reste souligné,
de « vrais chrétiens ». Et c’était cette morgue et cette étroitesse d’esprit qui
étaient la cause profonde du drame — des défauts dont le moine ne s’était
toujours pas départi et dont il paraissait même s’enorgueillir.
Elle s’efforça de se remémorer le déroulement des événements. Un
frère, neveu lui aussi d’Oeric le Scot, avait d’abord apostrophé Haakon.
Puis un autre cousin d’Aelfric s’était rué sur les Vikings.
Si ces moines avaient mieux su contrôler leur ressentiment, songea-t-
elle, est-ce que son oncle, Mildreth ainsi que tous ceux tombés sous les
coups du felag seraient encore de ce monde ? Ou bien Haakon et ses
hommes auraient-ils quand même mis à sac le monastère ? Elle ne savait
plus quelle version devait avoir sa faveur.
Elle parvint toutefois à se ressaisir et à trouver la force de se retourner
vers Aelfric.
— Je vois, fit-elle.
— Vous voyez quoi ? lâcha le moine d’une voix rauque de rage, les
narines palpitantes. Il n’y a rien à voir. Ces païens n’ont rien à attendre de
nous. Nous ne leur devons rien. Ce sont des barbares, des…
— Oui, eh bien, ce n’est pas en discutant des torts des uns et des autres
que nous arriverons à sortir d’ici, n’est-ce pas ? le coupa-t-elle en serrant les
poings autour de la ceinture de sa tunique pour se retenir de l’étrangler.
Oeric le Scot, elle en était désormais certaine, avait bel et bien tenté de
tromper le felag. Et cela, sans doute avec la complicité d’Aelfric et de ses
autres neveux hébergés à Lindisfarne.
— Bah, repartit ce dernier avec une moue dédaigneuse, de toute façon
vous n’êtes qu’une femme. Comment pourriez-vous comprendre ce genre
de choses ? Vous avez besoin qu’un homme vous éclaire.
Serrant les dents, elle dut faire appel à toute son énergie pour se
maîtriser et ne pas jeter une cruche à la tête de l’impudent. Après tout,
c’était un homme de Dieu.
— En ce cas, articula-t-elle calmement, peut-être pourriez-vous éclairer
ma lanterne et m’expliquer en termes simples en quoi consiste votre fameux
« plan ».
— Nous pouvons peut-être rallier le roi des vikings à notre cause,
déclara Aelfric. Il ne voudra pas s’aliéner Charlemagne. Si nous nous
présentons à lui, il nous libérera aussitôt pour ne pas s’attirer l’hostilité de
toute la chrétienté.
— Et comment comptez-vous donc vous rendre auprès de lui, Aelfric ?
s’enquit Annis avec humeur, sentant le peu de respect qu’elle éprouvait
pour le moine s’évanouir. Auriez-vous oublié qu’aucun de nous ne sait
manœuvrer un drakkar ?
Aelfric jeta un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule avant de
baisser la voix.
— Nous n’aurons pas besoin de bateau. Tout ça, c’est du vent. En
vérité, la cour de leur roi n’est qu’à quelques jours d’ici, vers le sud. J’ai
prévu de partir dès aujourd’hui, quand les Vikings seront occupés à boire et
à jouer.
— Vous aurez à affronter les bêtes des bois alentour et la rigueur du
climat dans la montagne. C’est d’ailleurs pour cela que nos hôtes préfèrent
voyager par la mer. Vous n’y arriverez pas, Aelfric, et vous mettrez en
danger tous ceux qui auront eu la folie de vous accompagner.
— Qui vous a raconté ces fariboles ? Un Viking ? rétorqua le moine
avec un sourire méprisant. N’avez-vous pas encore compris qu’on ne peut
pas faire confiance à ces gens-là ? J’ai repéré une passe au sud. Une route y
conduit. Une route que j’ai vue de mes propres yeux.
— Et jusqu’où va-t-elle, cette route, à votre avis ? Ne craignez-vous pas
qu’elle s’arrête dans quelque cour de ferme ? Ou qu’elle se réduise à un
simple sentier se perdant dans les fourrés ?
— C’est possible, mais cela représente quand même une échappatoire.
Vous pouvez vous joindre à moi, si vous voulez.
— Votre entreprise est vouée à l’échec, Aelfric. En avez-vous informé
vos frères en religion ?
— Ce sont tous des couards. Ils s’attendant à ce que Dieu et le pape les
sortent d’ici sans qu’ils aient à lever le petit doigt, répondit Aelfric en
roulant les yeux. Ils me dégoûtent.
— Pas au point de les exposer aux représailles de nos geôliers, tout de
même ? objecta-t-elle. Tout en comprenant son désir d’évasion, elle ne
pouvait se résoudre à l’abandonner à une mort certaine.
— Le Seigneur les protègera. Ils le prient assez pour ça, repartit le
moine avant de la saisir par le coude. Alors, vous venez avec moi, oui ou
non ?
— Je pense que vous commettez une erreur, Aelfric. Vous n’avez pas le
droit d’abandonner ainsi vos compagnons d’infortune, répliqua-t-elle en
libérant son bras qu’elle se mit à masser. Je reste ici. Mais vous pouvez
compter sur ma discrétion.
— Je savais bien que je n’aurais pas dû me confier à vous, pesta-t-il
avant de la considérer avec un regard soupçonneux. De toute façon, si vous
parlez, je dirai que c’était votre idée et que c’est vous qui m’avez poussé à
partir.
Elle en eut le souffle coupé.
— Vous seriez prêt à aller jusqu’au mensonge — vous, un moine ?
— Le mensonge n’est pas péché s’il est proféré devant des impies,
objecta Aelfric avec hauteur.
— Vous vous êtes cru autorisé, tantôt, à me donner des leçons de morale
et vous voilà prêt à sacrifier vos frères ? s’insurgea-t-elle, lasse d’écouter
les folies du moine. Cela suffit, Aelfric. Allez donc vous égarer dans la
montagne, si ça vous chante. Je ne vous y suivrai pas.
— Une fois rendu à la civilisation, je prierai pour vous, ma sœur. J’étais
venu ici dans l’espoir d’avoir de quoi me sustenter et la seule chose que
vous avez daigné m’accorder ce sont des paroles de reproche, déclara le
moine.
Sur ce, il tourna les talons et se dirigea vers la sortie, le dos voûté.
Annis en éprouva quelque remords. Tout comme elle, Aelfric se trouvait
jeté dans un pays inconnu, loin de ses parents et de ses amis. Elle
comprenait son désir de retrouver son ancienne vie. Elle ne doutait
cependant pas que la folie de son projet lui apparaisse sitôt qu’il aurait
dépassé le dernier champ cultivé.
— Aelfric, le héla-t-elle avant de courir ouvrir un placard dont elle
retira une miche de pain. Tenez, prenez ceci. Cela pourra vous êtres utile…
pour votre voyage.
Chapitre 8

Annis se pencha pour plonger ses doigts dans l’onde fraîche du lac.
Aelfric l’avait mise en colère. Et, malgré son aversion pour le
comportement du moine, elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour lui.
Aussi, quand Ingrid était finalement venue la rejoindre en cuisine et, lui
trouvant une petite mine, lui avait suggéré d’aller prendre l’air, avait-elle
saisi cette occasion pour venir se promener au bord de l’eau.
Elle inspira profondément et avisa un tortillon de fumée qui s’échappait
de la hutte édifiée sur la rive. Qui donc avait besoin d’une suée à cette
heure ? s’interrogea-t-elle. Elle mit sa main en visière mais ne distingua
aucun nageur dans le lac. Elle en fut quelque peu déçue. Elle ôta ses
chaussures pour tremper ses orteils.
— Je me demandais quand vous reviendriez.
Elle pivota sur elle-même. Haakon se tenait juste derrière elle. Sa
chemise de lin fin collait par endroits à son torse, moulant des pectoraux
qu’elle avait déjà pu admirer auparavant, comme s’il venait juste de se
rhabiller après un bain.
— Je dois admettre que le lac mérite le détour.
Haakon rejeta la tête en arrière et s’esclaffa d’un rire sonore qui se
répercuta dans le bassin formé par le lac.
— Rien n’est-il donc capable de vous décontenancer, Annis ?
— Si, certaines choses, avoua-t-elle tout en regardant deux canards
passer au milieu de l’étendue liquide, apparemment insoucieux de leur
présence.
Bien qu’elle semblât sereine, voire froide extérieurement, elle était
agitée et bouillonnante à l’intérieur.
— Et ces choses, seriez-vous disposée à m’en parler ? Ou aurai-je à les
découvrir par moi-même ?
— Il vous faudra les deviner.
— Vraiment ?
Haakon posa les mains sur ses épaules. Elle eut aussitôt l’impression de
se noyer dans le bleu de ses yeux.
— Pourquoi êtes-vous ici, Annis ?
Gagnée par l’affolement, elle resta muette, captivée par les gouttelettes
qui coulaient sur le cou du Viking, fascinée par le dessin décidément parfait
de ses lèvres.
— Il… Il faisait trop chaud dans la cuisine, finit-elle par articuler. Et
puis Ingrid était en train de s’occuper de Thrand. J’ai eu peur de les
déranger.
— Tiens donc ? Je ne m’étais pas aperçu qu’Ingrid et mon frère étaient
si proches l’un de l’autre.
Annis haussa les épaules, troublée malgré elle par la vapeur qui
s’échappait du corps de Haakon.
— Pour quelle autre raison aurais-je pu venir ici ?
— Oh ! je serais capable de vous en citer plusieurs ! repartit-il, son
regard se perdant sur le lac. J’ai appris qu’il était dangereux de vous sous-
estimer.
— Mais je ne vous dis que la stricte vérité. J’étouffais dans la cuisine.
— Et vous avez encore chaud ?
Détournant le regard, elle se passa une main dans les cheveux, ne
sachant trop comment répondre à cette question sans mentir. Au vrai, la
tiédeur qui émanait de Haakon lui paraissait encore plus torride que
l’atmosphère de la cuisine.
— J’arrive à respirer.
— Mais vous n’êtes pas encore tout à fait à votre aise.
Sans lui laisser le temps de réfléchir, il la souleva dans les airs pour la
porter jusqu’au bord de l’eau.
— Haakon ! Qu’est-ce qui vous prend ? s’écria-t-elle en battant des
pieds et des mains.
Le Viking poursuivait sa progression imperturbablement. Sa puissance
était confirmée, en tout cas. Elle sentait ses muscles onduler contre sa peau,
attisant le désir qui brulait en elle. Elle était si proche de lui qu’il lui aurait
suffi de tendre légèrement la tête pour poser ses lèvres sur les gouttes d’eau
qui recouvraient son cou.
— Restez donc tranquille si vous ne voulez pas rameuter tout le monde,
grommela-t-il.
Il était désormais immergé jusqu’aux genoux et le bas de la chemise
d’Annis touchait la surface du lac. Mais qu’avait-il donc en tête ?
— Reposez-moi immédiatement ! lui ordonna-t-elle.
— A vos ordres, madame.
Et il la lâcha. Elle fut un instant engloutie par les eaux avant d’émerger
en écartant ses cheveux de ses yeux.
— Vous l’avez fait exprès !
— Vous m’avez dit que vous aviez chaud, que vous manquiez d’air. J’ai
pensé que ça vous rafraîchirait, expliqua-t-il avec un sourire effronté.
— Je nage très mal.
— Je ne vous aurais pas permis de vous noyer, répliqua-t-il en
redevenant sérieux. Et puis ce n’est pas si profond que ça, ici. Regardez :
vous avez le buste hors du lac… Alors, vous vous sentez mieux,
maintenant ?
— Il y a tout de même une différence entre se rafraîchir et se mouiller,
lui fit remarquer Annis. Vous me semblez un peu congestionné, vous aussi.
Et elle le poussa de toutes ses forces. Il tomba en arrière et heurta la
surface du lac avec un bruit sec. L’instant d’après, il s’était remis debout
avec une grâce féline. L’eau plaquait désormais sa chemise contre son torse,
dessinant chacun de ses muscles avec précision. La scène de la veille
envahit l’esprit d’Annis. Les yeux de Haakon s’étaient assombris et elle
sursauta brusquement en comprenant que sa propre chemise devait être
aussi transparente que la sienne.
— Ça, grommela-t-il, vous allez me le payer.
Il lui lança une giclée d’eau qui la recouvrit entièrement. Elle laissa
échapper un petit rire avant de l’arroser à son tour. Elle qui avait voulu se
rafraîchir…
— Je ne vous en demandais pas autant ! s’exclama-t-elle.Oh ! je suis
trempée ! gémit-elle en levant les bras. J’ai l’air d’une souris mouillée.
— Non. Vous avez l’air… , murmura-t-il en se rapprochant.
— De quoi ? questionna-t-elle d’une toute petite voix qu’elle ne
reconnut pas.
Elle était comme figée sur place. Les prunelles de Haakon avaient
changé de couleur, prenant une nuance grise qui reflétait celle du lac et leur
donnait une profondeur vertigineuse.
Il la prit dans ses bras et déposa des baisers dans son cou. Ses lèvres
étaient fraîche comme l’eau, sa langue chaude de passion. De la pointe, il
suivit les contours de sa bouche, doucement, tendrement, lui donnant à
goûter un baiser différent encore que ceux qu’ils avaient échangé
jusqu’alors. Au banquet il avait voulu lui signifier son emprise et la
revendiquer aux yeux de tous comme sienne ; maintenant elle le sentait en
position de demandeur. Avec délicatesse, il posa ses mains sur ses joues et,
comme elle demeurait immobile, attendant la suite, il s’enhardit à plaquer
ses lèvres sur les siennes.
Le baiser devint une lente et longue exploration mutuelle. Profonde.
Intense. Tantôt fiévreuse, tantôt plus apaisée.
Stimulée par cette sensualité, Annis en voulu plus. Elle émit un sourd
gémissement et tendit les bras vers Haakon, caressant sa tête, ses épaules,
l’immobilisant enfin pour mieux presser son ventre et ses seins contre son
torse dur et puissant.
Comme encouragé par ce geste, il glissa ses mains vers le bas de son
dos et, lui saisissant les fesses, la colla plus étroitement encore contre lui.
Percevant son excitation à travers le tissu fin de son pantalon, elle frémit
légèrement.
Haakon releva la tête et, tendant la main vers elle, repoussa une mèche
de cheveux de son visage. Son torse se soulevait par à-coups, moulant sa
chemise sur ses muscles ; il respirait laborieusement, comme s’il venait de
traverser le lac à la nage.
— Nous devrions nous trouver un endroit plus chaud.
— Pas au manoir, répliqua Annis en se remettant à couvrir ses lèvres de
baisers.
Elle ne voulait pas revenir dans la grand-salle pour exhiber leur intimité
devant tout le monde. Ce que Haakon et elle étaient en train de partager ne
regardait personne d’autre qu’eux-mêmes. Cependant, il avait raison : ils ne
pouvaient demeurer ici plus longtemps, à s’étreindre de la sorte dans les
eaux du lac.
Il secoua la tête.
— Je connais un autre endroit. Vous pourrez vous y sécher.
Dans un sursaut, elle pensa qu’il aurait été préférable de protester, de
fuir loin de lui, mais elle avait trop envie de ses caresses, de ses baisers pour
se risquer à gâcher ce moment. Elle se contenta d’acquiescer
silencieusement.
Il la souleva de nouveau pour lui faire traverser le lac. Cette fois-ci, elle
resta immobile, savourant la puissance des bras qui la transportaient.
Ayant ouvert d’un coup de pied la porte de la petite hutte, il y entra avec
elle et la déposa à terre, la laissant glisser tout le long de son corps.
— Il n’y a que moi qui viens ici, lui expliqua-t-il. Je chauffe moi-même
les pierres au feu avant d’aller me baigner. C’est pour mon seul usage.
Personne ne nous dérangera.
L’air chaud de la cabane s’abattit sur les épaules d’Annis. La pièce
sentait la fumée et la vapeur. Elle posa une main sur la paroi de bois et
perçut la chaleur emmagasinée dans le matériau. Des bancs aux pieds trapus
s’alignaient le long du mur, encerclant un tas de pierres.
La bouche sèche, elle prit soudain conscience de l’énormité de l’acte
qu’elle s’apprêtait à commettre. Elle allait prendre une suée avec un païen.
Les bonnes chrétiennes ne fréquentaient même pas ce genre d’individus. A
fortiori, elles ne leur prodiguaient pas non plus de baisers passionnés.
Elle déglutit avec peine, avec l’impression d’avoir reçu un seau d’eau
glacée. Elle avait déjà accompli tant de choses qu’une femme de bien
n’était pas censée faire ! songea-t-elle. D’ailleurs une femme de bien serait
d’ores et déjà morte. Elle était mauvaise, voilà tout. Mauvaise.
Elle se recula en serrant contre son torse les pans entrouverts de sa
chemise en lin. Elle avait beau chercher un motif valable pour justifier sa
conduite, elle n’en trouvait aucun.
Haakon devina ses réticences. Alors que l’instant d’avant il percevait en
elle une fièvre égale à la sienne, il la voyait maintenant hésiter, le regard
trouble et soucieux.
De quoi pouvait-elle donc s’inquiéter ?
En tout cas, il n’était pas près de la laisser repartir. Tout son corps la
réclamait avec une intensité presque douloureuse. Il avait passé presque
toute la nuit à repenser à leur partie de tafl. Il la désirait aussi consentante et
détendue qu’elle l’avait été ce soir-là.
— Restez, lui souffla-t-il en lui effleurant l’épaule.
— Il faut… Je dois… Du travail m’attend, bredouilla-t-elle. Les
blessures de Thrand…
Sans achever sa phrase, elle voulut le contourner. Il lui bloqua le
passage, s’interposant entre elle et la porte.
— Est-ce votre manière de jouer la coquette ?
— Non… Non, pas du tout, protesta-t-elle à mi-voix en baissant les
yeux sur ses mains.
Elle avait l’air si fragile. Si vulnérable. Si désirable.
Il était résolu à satisfaire sans plus tarder les élans de sa chair. Il ne la
forcerait pas, mais lui montrerait tout le plaisir qu’elle pouvait partager avec
lui. Il avait bien senti sa réaction dans le lac. Et il l’aurait volontiers prise
sur place s’il n’avait craint les cancans de la domesticité. Or, ses liaisons ne
concernaient personne d’autre que lui.
Il devinait qu’un désir semblable au sien couvait au fond d’Annis,
minant ses réticences. Il lui fallait simplement l’empêcher de réfléchir.
Se penchant vers elle, il fit courir ses lèvres sur la peau blanche de son
cou. Elle laissa échapper un mince soupir.
— Vous allez adorer ça, Annis.
— Ai-je le choix ? s’enquit-elle en le regardant avec ses grands yeux
sombres, les lèvres gonflées de désir.
— Non, répondit-il laconiquement avant de la serrer de nouveau dans
ses bras pour l’embrasser.
Elle s’offrit sans résister à son baiser. Il savoura sa bouche, sa saveur
obscure et moite, sa douceur qui semblait secrètement promettre d’autres
plaisirs plus violents et plus âpres.
Il prolongea ce préliminaire avec une lenteur patiente, jusqu’à ce qu’elle
fonde encore une fois contre lui, écrasant ses seins contre son torse, et
qu’avec un nouveau soupir frémissant elle noue ses mains sur sa nuque.
Désormais, elle était à lui…
Il lui caressa l’épaule, plaquant le tissu humide de sa chemise contre sa
peau.
— Mieux vaut vous sécher, non ? Je ne veux pas que vous attrapiez
froid.
— Vous aviez raison, murmura-t-elle d’une voix rauque. C’est différent.
Cela ne ressemble à rien de ce que j’ai connu… avec mon mari.
Il prit sa chemise par l’ourlet et la fit passer par-dessus sa tête, tout en la
tenant fermement par la taille.
— Nous n’allons pas nous presser, Annis. C’est vous qui donnerez le
rythme. Concentrez-vous sur vos sensations, sur celles que vous me
procurez.
Il posa ses mains sur son corps nu et la saisit de nouveau par les fesses.
Elle ne le repoussa pas.
— Vous aussi, vous êtes trempé, lui fit-elle remarquer.
— Chaque chose en son temps.
Il pencha la tête pour déposer d’ardents baisers sur son cou et la
naissance de ses seins.
— Que… Que faites-vous ? hoqueta-t-elle au contact voluptueux de sa
bouche grande ouverte.
— Eh bien, je vous sèche, repartit-il calmement. Saviez-vous que vous
avez le goût du miel et des fleurs des champs ?
Elle gémit légèrement tandis qu’il léchait le bout de ses seins. Sous les
assauts de sa langue, ses mamelons durcirent promptement. Ses caresses lui
prodiguaient de langoureuses sensations, allumant bientôt comme un feu au
creux de son ventre. De nouveau, elle eut l’impression d’être ivre. Ce
brasier s’étendait peu à peu à tous ses membres, éveillant en elle une
excitation qui lui était inconnue. Elle tendit les bras pour plonger ses mains
dans la chevelure de Haakon dont les lèvres avaient quitté sa poitrine pour
descendre plus bas encore, ses mains accompagnant le mouvement dans son
dos. Lorsque sa langue toucha son nombril, elle gémit encore une fois,
convaincue que ses jambes allaient la lâcher.
Saisie par un désir d’une force impitoyable, elle s’accrocha à la chemise
humide de son partenaire. Celui-ci l’étendit alors sur le sol pavé de galets
plats. La chaleur de l’étuve l’enveloppa, recouvrant sa peau d’une soyeuse
moiteur.
La dominant, Haakon commença à se déshabiller lentement, révélant
peu à peu les muscles luisants de son torse. Puis il se débarrassa de son
pantalon qu’il déposa sur le tas de pierres brûlantes. De près, il semblait
encore plus magnifique que lorsqu’elle l’avait surpris à sa sortie du lac. Le
peu de jour qui filtrait par les interstices de la porte jetait un camaïeu de
reflets et d’ombres sur les reliefs et les méplats de ses membres puissants.
Annis posa une main sur sa chair tiède. Quelques gouttelettes d’eau la
parsemaient encore. Elle les cueillit du bout des doigts pour les porter à ses
lèvres. Elles avaient une saveur fraîche, rehaussée par un indéfinissable
parfum qu’elle savait n’appartenir qu’à lui.
Ce qu’elle vivait là, avec Haakon, ne ressemblait à rien de ce qu’elle
avait connu auparavant. Du temps de son mariage, son mari se contentait de
prendre son plaisir en grognant avant de tomber de sommeil et de la laisser
insatisfaite. A cette époque-là, déjà, elle se disait que l’amour ne devait pas
se résumer qu’à cela, car autrement pourquoi ses servantes auraient-elles
tant aimé se confier les exploits de leurs amants avec des sourires et des
mines comblées, alors qu’elle-même ne retirait que souffrance et frustration
de ces trop brefs moments d’intimité ? Elle savait désormais qu’elle avait
deviné juste. Et se rendait compte que si elle n’était pas heureuse au lit,
jadis, ce n’était pas sa faute, mais bel et bien celle de sa brute de mari.
Attrapant le visage de Haakon entre ses mains, elle l’attira vers elle.
Elle sentit tout son corps entrer en contact avec le sien, sa chair tendre
accueillant la rudesse de ses membres virils. Elle avait maintenant envie de
parfaire cette initiation jusqu’au bout, de rattraper le temps perdu.
Elle fit courir ses paumes sur son dos, percevant tour à tour le grain
serré de sa peau et le réseau de cicatrices qui la striait.
— Haakon…
Il posa un doigt sur ses lèvres.
— Chut ! Laisse-moi juste te montrer tout ce qu’un homme et une
femme peuvent partager.
Et sa bouche reprit sa descente vers son ventre, jusqu’à atteindre les
boucles soyeuses de son intimité. Annis avait besoin de tout savoir, de tout
expérimenter. D’elle-même, elle arqua ses reins pour s’ouvrir plus
largement encore à ses caresses, aux baisers frais de ses lèvres contre la
moiteur incandescente de son désir.
Bientôt, plus rien n’exista autour d’elle que le contact de la langue de
Haakon dans les replis de sa féminité.
Mais cela ne lui suffisait toujours pas. Un brasier vorace la consumait.
Elle voulait s’unir à lui. Aussi, plantant ses doigts dans ses épaules, le
força-t-elle à remonter vers elle.
— Du calme, du calme, murmura-t-il en se positionnant au-dessus
d’elle.
Il la pénétra lentement. Il entra en elle, puis se retira. Pantelante, elle
cambrait le dos pour mieux l’accueillir.
Puis, avec une assurance soudaine, elle se mit à aller et venir contre lui.
Prudemment d’abord, de plus en plus vite ensuite. Il s’accorda à son rythme
tandis qu’elle s’accrochait à lui. Elle désirait le percevoir au plus profond de
son corps et se donna à lui sans plus aucune retenue jusqu’à ce qu’enfin un
tremblement interne la soulève, lui arrachant un cri qui provenait du plus
profond de son être.

Haussé sur un coude, Haakon contemplait Annis, allongée sous lui, la


pâleur de son visage ressortant sur sa chevelure sombre étalée autour d’elle.
Il avait imaginé que la posséder une bonne fois pour toutes le
rassasierait. Or, il savait désormais qu’une centaine, voire un millier
d’étreintes partagées ne pourraient apaiser son envie d’elle.
Son contact seul suffisait du reste à réveiller son désir. Cependant il
percevait aussi la rumeur des activités alentour. Les habitants des fermes
environnantes n’allaient pas tarder à venir saluer leur chef revenu
d’expédition et quérir son aide ou son jugement.
Il ne pouvait s’attarder avec Annis, du moins pas aussi longtemps qu’il
l’aurait souhaité. Il avait des responsabilités. Cette terre et ce peuple étaient
siens. Ces gens étaient la raison même qui l’avait poussé à braver l’océan.
Pas question de les abandonner.
Il aurait plus de temps ensuite à consacrer à sa propre vie.
Il déposa un baiser sur le front d’Annis et se détacha d’elle avant de
rouler sur le côté pour récupérer son pantalon maintenant sec.
— Il faut y aller, lui dit-il.
Elle rouvrit les yeux en cillant, ses prunelles paraissaient immenses
dans la pénombre. Elle sembla un moment désorientée, puis parut se
rappeler où elle se trouvait. Elle se redressa et serra ses genoux contre son
torse.
— Y aller ? Mais où ça ?
— La matinée est avancée, répliqua-t-il tout en se rhabillant en lui
tournant le dos, sachant que s’il se risquait à lui lancer le moindre coup
d’œil, il ne pourrait que céder au désir qui l’assaillait. Du travail nous
attend.
Annis s’obligea à se relever à son tour et renfila sa chemise de lin. Le
vêtement était encore mouillé par endroits et pendait sur elle comme un sac.
La réalité de sa situation lui sauta alors brusquement au visage : elle s’était
totalement donnée à Haakon et celui-ci lui tournait le dos. C’était comme
avec Selwyn jadis. Sauf que, cette fois-ci, elle avait enfin connu le plaisir.
Haakon était toujours occupé à se rhabiller et achevait de boucler le
ceinturon de son épée. A sa connaissance, songea-t-elle en fronçant les
sourcils, personne ne les avait vus entrer dans la hutte. Il lui était donc
possible de continuer comme avant — de glisser à la surface de sa nouvelle
existence comme si rien ne s’était passé.
— Que va-t-il m’arriver ? s’enquit-elle sans chercher à masquer la
crainte qui altérait sa voix.
Haakon, qui s’apprêtait à ressortir, s’arrêta sur le seuil de la cabane.
— Je ne suis pas sûr de bien te comprendre, avoua-t-il. Rentres-tu avec
moi au manoir ?
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, rétorqua-t-elle en
redressant le menton. Je ne veux pas qu’il soit dit que tu favorises un de tes
captifs.
Les yeux du guerrier se transformèrent en deux saphirs étincelants et ses
lèvres se pincèrent, mais elle soutint quand même son regard. Elle ne
souhaitait pas prêter inutilement le flanc à la rancœur de Guthrun ou de
Tove. Elle préférait enfouir au plus profond d’elle-même ce qui s’était passé
dans cette cabane. Et se promettait de tout mettre en œuvre pour que cela ne
se reproduise plus jamais.
— Tu vas me suivre ou je vais envoyer des hommes te chercher,
répliqua Haakon sur un ton sans appel avant de quitter la hutte sans un
regard en arrière.
Elle s’accorda quelques instants pour tresser ses cheveux en une natte
lâche et rajuster sa chemise. Puis elle sortit à son tour de la cabane dont elle
referma la porte derrière elle.
Ce qui venait d’arriver ne changerait rien à sa vie, se répétait-elle,
espérant pouvoir en convaincre son corps.
Mais son cœur, lui, ne cessait de lui répondre qu’au contraire, Haakon
avait tout changé.
Chapitre 9

— Je ne le vois nulle part ! s’exclama Guthrun d’une voix suraiguë,


faisant sursauter les deux chats qui se prélassaient dans la cuisine. Envolé
sans laisser de trace !
Annis se figea, la main sur la poignée de la porte. Elle s’était trouvé une
nouvelle chemise qu’elle avait enfilée avant de revenir dans la cuisine. Tove
et Ingrid la dévisageaient comme si elles devinaient ce qu’elle venait de
vivre avec Haakon.
« Que se passe-t-il ? » articula-t-elle silencieusement à l’adresse
d’Ingrid tandis que Guthrun ne cessait d’arpenter la pièce en tous sens.
— Un pain a disparu, lui répondit la servante dans un murmure. Son
pain spécial au froment.
Un pain, se répéta Annis. La miche qu’elle avait dû donner plus tôt à
Aelfric. Elle avait cru qu’il s’agissait d’un simple pain d’orge. Elle déglutit
avec peine. Non, se dit-elle, ce n’était pas possible. Elle savait tout de
même faire la différence. La miche qu’elle avait offerte au moine était
fabriquée avec de l’orge, elle en était certaine.
Tove et Ingrid se regardèrent l’une l’autre et posèrent leur rouet avec
une expression apeurée.
— Nous ne sommes pas au courant, dirent-elles en chœur, imitées par
les autres domestiques.
— Et toi ? s’enquit Guthrun en avançant vers Annis. Ce ne serait pas toi
qui l’aurais volé, ce pain, pour le mettre dans tes médicaments ?
— Je ne sais absolument pas où il a pu passer, rétorqua Annis en
soutenant le regard de la belle-mère de Haakon. Je n’utilise pas ce genre
d’ingrédient dans mes remèdes. Et vous ?
S’empourprant, Guthrun prit un air plus pincé encore, comme si elle
venait d’avaler une prune aigre.
— Je ne confectionne pas de potions ni d’onguents. Je laisse ça aux
oracles et aux guérisseuses.
— Quel dommage ! marmonna Annis en se forçant à sourire gentiment
à l’intraitable mégère.
Celle-ci se remit à fouiller la cuisine, ouvrant chaque tiroir l’un après
l’autre. Enfin, elle découvrit la miche manquante qui se cachait sous un
torchon de lin blanc.
— Hmm, je vais quand même aller voir dans la grand-salle s’il ne
manque rien, maugréa-t-elle, ses yeux noirs soudain animés d’une lueur
mauvaise. Si ça se trouve, nous avons un voleur dans la maison.
— Avec tous ces guerriers dans les parages ? Ça m’étonnerait, chuchota
Ingrid tout en cassant le fil qu’elle avait tiré de son fuseau. Qui oserait
marauder par ici ? Guthrun se cherche un souffre-douleur, voilà tout. Méfie-
toi, Annis. Quand notre maîtresse est agitée comme ça, c’est qu’elle a envie
de passer ses nerfs sur quelqu’un. Même Haakon ne pourra pas te protéger
si elle s’en prend à toi.
— Pourquoi s’en prendrait-elle à moi ? demanda Annis. Je n’ai rien fait
de mal.
Elle s’enveloppa de ses bras en essayant de se persuader que Guthrun ne
pouvait déjà être au fait de son aventure avec Haakon. Celle-ci était bien
trop récente.
— Elle a peur de toi et de tes talents de guérisseuse.
— Qu’est-ce que vous manigancez, toutes les deux ? rugit alors
Guthrun en se plantant devant elles, les poings sur les hanches.
— Mais rien, lui assura Annis en s’essuyant les mains sur sa tunique.
Nous serions simplement heureuses de vous aider. Que faut-il chercher, au
juste ?
Comme frappée d’une illumination, Guthrun écarquilla les yeux et, avec
un grognement sourd, se dirigea vers un grand coffre qui trônait contre un
des murs de la pièce. Sortant une clé de sa tunique, elle s’en servit pour
ouvrir le meuble dont elle bascula le couvercle. Son contenu était en
désordre. La belle-mère de Haakon le jeta sur la table. Il y avait là la robe
d’Annis et le manteau de Haakon. La croix, en revanche, manquait. Annis
ravala sa salive, se retenant d’aller arracher son ancienne toilette des mains
de Guthrun.
— C’est bien ce que je craignais. Ils ne sont plus là ! vociféra cette
dernière quand elle eut atteint le fond du coffre.
— Qu’est-ce qui n’est plus là ? voulut savoir Annis en se penchant sur
le meuble avec Tove et Ingrid.
Le visage de celle-ci se décomposa.
— Notre compte est bon ; on va avoir droit au fouet, marmonna alors
Tove. Qui a pu être assez stupide pour ne pas replier ces vêtements ?
Ingrid laissa échapper un sanglot et se fourra une main dans la bouche
en réponse au regard courroucé que lui lançait Tove. Un frisson de peur
parcourut le dos d’Annis. Guthrun devaient infliger des punitions d’une
cruauté sans égale pour inspirer une telle frayeur à son amie.
— Mes broches ovales, mes plus belles après celles de cérémonie, les
perles d’ambre que Thrand m’a offertes à la dernière moisson et… la croix
d’argent, énuméra la maîtresse de maison avant d’enfouir son visage dans
ses mains. Mais qui a pu voler tout ça ?
— Il faut vous calmer, Guthrun, intervint Tove d’une voix apaisante. Il
ne sert à rien de vous mettre dans un état pareil. Je suis sûre que cette
disparition peut facilement s’expliquer. Peut-être ces objets se trouvent-ils
dans un autre coffre.
— Non, c’est toujours là que je les mets ! rétorqua Guthrun en se
remettant à brailler. Vous le savez toutes aussi bien que moi. Quelqu’un est
venu les prendre, il n’y a pas d’autre explication.
Atterrée, Annis se retenait à grand-peine de pleurer. La croix d’argent
était le dernier souvenir qui lui restait de son foyer. Elle avait vaguement
espéré qu’elle lui serait rendue à l’arrivée de sa rançon — même si celle-ci
avait peu de chances d’être jamais versée. La savoir dans le coffre, en tout
cas, l’avait quelque peu consolée de sa perte. Un jour, s’était-elle promis,
quand elle ne serait plus une prisonnière, elle trouverait bien un moyen de
la récupérer. Et voilà qu’elle avait disparu pour de bon, celui qui l’avait
dérobée projetant sans doute de la fondre pour la revendre au poids de
l’argent.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? On vous entend hurler depuis l’écurie,
déclara Haakon en pénétrant dans la cuisine.
Il s’arrêta net en avisant la pile de linge sur la table.
— Mais à quoi rime tout ce chahut, à la fin ?
— Mon plus bel ambre et plusieurs autres biens m’appartenant ont
disparu du coffre à linge, expliqua sa belle-mère en se tamponnant les yeux
avec un coin de sa tunique. Mais dans quel monde vivons-nous ! Plus rien
n’est en sécurité nulle part…
Haakon alla fouiller méthodiquement le meuble en question. Il s’assit
ensuite sur ses talons et secoua la tête.
— Il n’y a effectivement plus rien de valeur là-dedans, concéda-t-il. Qui
avait accès à ce coffre ?
— Je le ferme toujours à clé, repartit Guthrun. Je sais de quoi sont
capables certains membres du felag. Ils n’hésiteraient pas à voler leur
propre mère s’ils ne craignaient d’être pris.
— La serrure n’a pas été forcée, rétorqua Haakon en se redressant, les
poings sur les hanches et les yeux lançant des éclairs sombres. A qui avez-
vous confié cette clé, Guthrun ?
— Tout le personnel de cuisine sait où je range mon trousseau. Ingrid
l’a utilisé il y a peu afin de prendre des bandages pour Thrand, énonça
Guthrun, provoquant une mimique horrifiée de l’intéressée. Annis me l’a
également réclamé dans le but d’obtenir des ingrédients pour ses remèdes.
J’avoue ne pas les avoir surveillées quand elles s’en sont servies. Allons
voir dans leurs affaires, veux-tu ?
— Si vous y tenez, mais je doute que cela nous avance beaucoup,
répliqua-t-il en levant les yeux au ciel. N’auriez-vous pas plutôt caché vos
perles ailleurs ? Comme vos cornes à boire, jadis, celles que vous m’aviez
accusé de vous avoir dérobées ?
— Cela n’a rien à voir avec l’affaire qui nous préoccupe en ce moment,
répondit-elle avec hauteur. J’exige une fouille en règle, Haakon Haroldson.
J’y ai parfaitement droit en tant que maîtresse de ce manoir.
— Comme vous voudrez, Guthrun, mais je vois mal un maraudeur
dissimuler son butin là où tout le monde peut le retrouver.
Les literies furent donc retournées une à une. Annis éprouvait un
soulagement secret chaque fois qu’une des servantes se voyait ainsi
innocentée. Quand Guthrun eut secoué sans succès la couverture en
fourrure d’Ingrid, Annis pressa la main glacée de son amie qui lui adressa
un petit hochement de tête en retour.
D’une main experte, la belle-mère de Haakon s’attaqua ensuite à la
literie d’Annis et retroussa sa propre fourrure. Un objet brillant tomba alors
sur la terre battue avec un tintement sonore. C’était la croix d’argent. Annis
la considéra avec stupéfaction tandis que Guthrun se précipitait dessus et la
brandissait dans ses doigts crochus, un grand sourire aux lèvres.
— Tu vois, Haakon, je t’avais bien dit de te méfier d’elle ! clama-t-elle
avant de plisser les paupières et de menacer Annis du poing. Où as-tu caché
le reste, captive ? Où as-tu mis mes affaires ?
— Comment… Comment est-ce arrivé là ?
Annis présenta ses paumes ouvertes à Haakon et le supplia du regard
d’intercéder en sa faveur. Il se contenta de la fixer d’un air dur, ses
prunelles ressemblant plus que jamais à deux billes de glace. Il avait carré
les épaules et croisé les mains dans le dos. Elle laissa donc retomber les
siennes contre ses flancs, se retenant de tordre le devant de son tablier. Déjà
les autres femmes s’étaient rangées derrière la maîtresse des lieux en
chuchotant derrière leur main et en lui lançant des regards lourds de
reproche. Haakon était son ultime espoir.
Il fallait qu’il comprenne qu’elle n’était pas une voleuse. Ce n’était pas
elle qui avait chapardé ces objets. Comment l’aurait-elle pu ? Elle ne savait
même pas où Guthrun gardait son trousseau.
Haakon prit la croix d’argent des mains de sa belle-mère pour la serrer
dans sa ceinture.
— Ce n’était pas là quand j’ai fait mon lit hier matin, reprit Annis en
s’efforçant de garder une voix posée et en guettant la moindre lueur de
compréhension dans le regard de Haakon. J’ai passé la nuit dans la cuisine à
veiller Thrand, assise près du four à pain, au cas où il aurait besoin que je
remette de l’onguent sur ses plaies.
Un silence assourdissant accueillit sa déclaration. Il fallait que Haakon
la croie, se répéta-t-elle. Les instants qu’ils avaient partagés dans l’étuve
devaient tout de même compter un peu pour lui, non ?
Elle pressa ses doigts contres ses yeux, le suppliant silencieusement de
prendre sa défense — mais il demeura coi, les sourcils froncés et les bras
croisés, ressemblant bien moins à l’amant qui lui avait donné tant de plaisir
dans la hutte qu’au formidable guerrier qui avait naguère dévasté
Lindisfarne.
— Quand avez-vous vu vos broches pour la dernière fois, Guthrun ?
demanda-t-il enfin avec calme. Ma journée s’annonce chargée et j’aimerais
pouvoir élucider rapidement ce petit mystère. J’apprécierais également
qu’aucune personne de cette maisonnée ne soit châtiée simplement parce
que la mémoire vous a fait encore une fois défaut.
— Annis ment ! Regarde donc comme elle rougit, s’emporta sa belle-
mère en lui désignant Annis d’un doigt accusateur. Elle a forcément
dissimulé le reste ailleurs. Peut-être avec l’aide d’un complice — un des
moines, par exemple.
— J’ai entendu Annis parler latin ce matin, intervint alors Thrand
depuis sa paillasse.
Il s’était redressé sur un coude, présentant sa face dont le bandage
masquait le côté rougi par les flammes.
— J’ai cru sur le coup que je rêvais, mais j’ai fini par me rendre compte
que ce que j’entendais, c’était une discussion en latin entre un homme et
une femme, or Annis est la seule femme à parler cette langue ici.
— As-tu pu comprendre ce qu’ils se racontaient, mon fils ? demanda
Guthrun avec empressement. Complotaient-ils, par hasard ?
Annis sentit sa bouche s’assécher. C’était un véritable cauchemar. Elle
essaya de se rappeler la teneur de sa conversation avec Aelfric. Elle n’avait
pas particulièrement surveillé ses paroles, mais n’en avait pas moins tenté
de dissuader le moine de prendre la fuite.
Prenant une profonde inspiration, elle s’efforça de réprimer la panique
qui menaçait de l’envahir. Après tout, rien de ce qu’il pourrait lui arriver ne
serait pire que ce qu’elle endurait déjà — en tant que captive sans presque
aucun espoir de libération.
— Hélas, non, répondit Thrand en tendant une main que sa mère se hâta
de venir serrer contre sa poitrine. Moi, je suis restée avec toi quand mon
frère, lui, est parti pour la cour de Charlemagne. Comme tu le sais bien,
mère, je ne parle que le Nordique. J’ai vu cependant Annis donner quelque
chose à son interlocuteur.
Annis se décida à prendre la parole. Il était indispensable qu’elle
réagisse pour prévenir toute conclusion erronée.
— Le moine Aelfric est venu me rendre visite, je le reconnais. Et,
comme il semblait avoir faim, je lui ai donné du pain — la miche de mon
petit déjeuner, pour être plus précise. Après quoi, il est reparti. Il voulait
savoir si j’avais besoin d’autres herbes. Et il s’exprime plus… plus
aisément en latin.
Sa voix avait trébuché sur ces derniers mots. Ce n’était là qu’une bien
piètre explication, elle en avait conscience, mais elle refusait de trahir
Aelfric, car elle redoutait que toute tentative de fuite de la part d’un
prisonnier soit aussi durement châtiée ici qu’en Northumbrie, voire plus
sévèrement encore. Or elle n’avait vraiment pas envie de voir un des
moines puni à cause d’elle.
Haakon la considéra avec un haussement de sourcils dubitatif, l’air plus
austère que jamais, avant de lui tourner carrément le dos pour s’adresser à
Guthrun.
— Allons-nous devoir convoquer tous les moines et les interroger un à
un ? lui demanda-t-il sur un ton las.
— Absolument, approuva sa belle-mère en hochant la tête avec vigueur.
Cette affaire doit être réglée et l’ordre restauré.
Elle ponctua sa repartie en croisant les bras avec une expression
déterminée.
— Je m’en doutais, marmonna Haakon avant d’aboyer une série
d’ordres.
Peu après les moines étaient amenés dans la salle, traînant les pieds et la
tête basse, comme s’ils étaient en train de prier. Annis les compta, une fois
puis deux, et crut sentir la grand-salle vaciller.
Aelfric n’était plus là.
Il était déjà parti.
Il avait mis à exécution son projet d’évasion. Depuis combien de
temps ? Elle n’aurait su le dire. Mais il s’était bel et bien échappé et sa fuite
allait être découverte. Ceux qu’il avait laissés derrière lui seraient châtiés à
sa place. Et vu l’humeur massacrante de Guthrun, ils n’auraient droit à
aucune indulgence. A cette pensée, son sang gela dans ses veines. Elle
n’osait imaginer ce qui arriverait à Aelfric lui-même quand il serait rattrapé.
Et elle, qu’allait-on lui faire ? Haakon allait-il enfin comprendre qu’elle
n’avait rien à voir dans tout ça ?
— Lequel de vous est Aelfric ? interrogea ce dernier.
Les moines remuèrent les pieds tout en murmurant des paroles
indistinctes en latin. Tous finirent par tourner leur regard vers Annis,
comme s’ils s’en remettaient à elle pour répondre à leur place.
— Aelfric n’est pas ici, mon seigneur, déclara-t-elle enfin. Tous les
autres moines sont là, sauf lui.
Haakon porta la main à la garde de son épée. Ainsi, il semblait plus
grand encore, sa stature était soudain effrayante.
— Pas ici ? s’exclama-t-il d’une voix tonnante. Et où est-il alors ?
— Je n’en ai aucune idée, repartit Annis sans parvenir à soutenir son
regard, au bord de l’affolement. La dernière fois que je l’ai vu…
— Oui, oui, je sais, la coupa Haakon en levant une main. Vous pouvez
aussi bien cesser de jouer les innocentes, Annis. Je suis sûr que vous avez
votre part de responsabilité là-dedans. Vous avez bien discuté avec cet
homme ce matin, n’est-ce pas ? Et en latin, qui plus est ? Quel besoin aviez-
vous de lui parler dans cette langue que peu ici comprennent ?
Les yeux baissés, elle murmura une réponse que nul n’entendit.
— Annis ? insista Haakon, les dents serrées.
Il soupira, exaspéré. Il n’avait pas de temps à perdre à ces petits jeux.
Annis en savait bien plus qu’elle ne le prétendait, il en était persuadé. Cela
se voyait à sa posture crispée. Elle s’était servie de lui. Si elle s’était rendue
au lac ce matin, c’était dans le seul but de le séduire pour s’attirer ses
bonnes grâces et protéger ainsi ce maudit moine. Elle l’avait sciemment
utilisé et lui, comme un idiot, était tombé dans son piège.
Mais on ne l’y reprendrait pas.
— J’ai déjà expliqué pourquoi ! s’écria-t-elle en serrant les poings.
— L’un de tes prisonniers se serait échappé ? demanda alors Guthrun
avec une sollicitude venimeuse. Es-tu sûr d’avoir regardé dans tous les
coffres ?
— Ce moine finira bien par réapparaître sous une forme ou une autre,
rétorqua Haakon avant de se tourner vers les hommes affectés à la garde des
captifs. Y a-t-il une raison susceptible d’expliquer son absence ?
— Non, mon seigneur, répondit l’un deux en secouant la tête. Ils étaient
tous là tantôt. Moi et les autres avons commencé un concours de lutte. C’est
à ce moment qu’il a dû partir, je suppose.
— Vous supposez ?
— Euh… oui, mon seigneur.
— Et qui donc a eu l’idée de ce… concours ?
— Je ne me le rappelle pas vraiment.
Haakon serra les poings tout en s’exhortant au calme. Et pendant ce
temps-là, Annis ne cessait de lui jeter des regards désespérés avec ses
grands yeux qui le suppliaient de la croire. Elle l’avait trahi, bon sang ! Elle
s’était servie de lui ! Quelle menteuse ! Quelle comédienne !
— Je veux qu’on le retrouve ! Maintenant !
Il leva ensuite le bras pour qu’on sonne l’alarme. Un long coup de corne
retentit au-dessus du manoir et de la ferme. Un appel aux armes. Un tumulte
de vociférations et de cris emplit l’air. Des guerriers se mirent à courir dans
tous les sens en appelant les chiens, des chevaux furent sortis des écuries et
sellés tandis que Haakon donnaient des ordres à ses hommes et leur
indiquait la direction à prendre.
Une rage froide l’étreignait. Il avait prévenu les otages du sort qui les
attendait en cas de désobéissance. Il les avait traités correctement et ils
avaient décidé d’en abuser. Le moine n’avait pas agi seul, songea-t-il.
C’était impossible. Quelqu’un avait dû l’aider.
Il veillerait à ce que cette personne soit également punie.
Annis pressa ses mains l’une contre l’autre tout en suivant les
préparatifs de la poursuite. Ceux-ci furent réglés en un clin d’œil et bientôt
ne restèrent plus dans la grand-salle que les moines, Haakon, Guthrun et les
servantes, tandis que s’éloignaient peu à peu les cris des traqueurs et les
aboiements de la meute.
Aelfric s’était-il réellement enfui ? se demanda-t-elle. Arpentait-il en ce
moment même la route qui devait le conduire à la liberté ? Combien de
temps allait durer son escapade ? Serait-il finalement ramené les poings
liés, traîné derrière un cheval au galop — si un sort pire encore ne lui était
pas réservé ? A cette pensée, elle porta ses mains à ses joues. Elle savait
combien les Vikings pouvaient se montrer cruels. Le raid de Lindisfarne
hantait encore ses nuits.
Elle avait eu beau déconseiller à Aelfric de s’échapper, elle ne lui
souhaitait vraiment pas d’être rattrapé. Et puis il lui était impossible de le
trahir. Ce devait être lui qui avait volé les broches ainsi que l’ambre de
Guthrun. Restait à savoir comment il avait pu avoir accès au coffre.
Elle tendit ses mains vers Haakon pour implorer son soutien. Le visage
du chef des Haroldson s’était figé en un masque dénué de toute tendresse,
de toute commisération. Un frisson glacé la parcourut.
Tout le monde s’était écarté d’elle. Les bruits de la poursuite n’étaient
déjà plus qu’une rumeur à peine audible.
Haakon ne la quittait pas des yeux, l’air plus inquisiteur que jamais. Ses
doigts battaient la mesure sur sa cuisse. Sa cape retombait sur sa silhouette
marmoréenne. Il était la vivante incarnation du chef, du guerrier. Du danger.
— Tu dois la punir ! s’écria Guthrun. Elle s’est moquée de moi ! De
toi ! Elle a aidé un de ses compagnons de captivité à s’échapper et toi, tu te
contentes de rester là à lui faire les gros yeux !
— Me punir ? répéta Annis.
Un goût amer envahit sa bouche et ses bras se mirent à trembler. Elle
faillit reprocher à Haakon de s’être servi d’elle pour son seul plaisir mais
s’en retint à temps.
— De quoi m’accuse-t-on ? Je n’ai rien à voir avec ce vol et Aelfric
s’est enfui tout seul. Je suis innocente.
Haakon pinça ses lèvres pour lutter contre la colère qui l’étreignait. Les
larmes qui brillaient dans les yeux d’Annis ne faisaient qu’ajouter à sa
fureur. Si elle escomptait pouvoir ainsi l’attendrir, elle se trompait
lourdement. Il avait vu, jadis, son père céder face à de telles armes et il
s’était promis de ne jamais y être sensible.
La trahison d’Annis lui nouait l’estomac. Il lui avait accordé sa
confiance et elle, pour le remercier, avait permis à un de ses compatriotes de
s’échapper.
Il avait cru qu’une amitié naissait entre eux. Une amitié dont elle
essayait encore d’user pour le persuader de son innocence. Or, elle venait
d’admettre s’être entretenue avec le moine ce matin même. Et avoir discuté
avec lui en latin plutôt qu’en northumbrien. Comment ne pas en déduire que
c’était parce qu’ils avaient quelque chose à cacher à leur entourage ?
Ensuite de quoi elle était descendue jusqu’au lac pour le séduire. Elle l’avait
pris pour un naïf, avait joué de son désir pour elle… Croyait-elle vraiment
pouvoir s’en tirer impunément ?
Elle le regardait toujours avec ses grands yeux, ses lèvres roses
tremblant légèrement. Ne comprenait-elle donc pas qu’elle avait eu droit à
un traitement de faveur ? Apparemment non. Guthrun avait raison, hélas ! Il
lui fallait la châtier s’il ne voulait pas perdre toute autorité sur son domaine
et ses hommes. Il n’avait pas le choix.
— A votre arrivée ici, déclara-t-il, je vous ai traitée comme un otage de
qualité et non comme une simple prisonnière. Je m’attendais en retour à un
comportement plus docile de votre part.
— Mais j’ai été docile ! répliqua-t-elle. J’ai suivi tous vos ordres.
Elle s’interrompit, secouée par un tremblement incoercible.
— Je vous en supplie, reprit-elle d’une voix apeurée. Croyez-moi.
— Je n’ai pas à croire ou à ne pas croire. Il me suffit de constater
l’évidence, rétorqua-t-il en posant les mains sur son ceinturon et en
s’efforçant de réprimer la fureur qui montait en lui.
A ces mots, Annis releva la tête, carra les épaules et se redressa de toute
sa taille, ses prunelles vertes lançant des éclairs.
— Je n’ai rien à me reprocher. Jamais je ne me suis approchée de ce
coffre. Demandez donc à Ingrid. Elle vous le confirmera, articula-t-elle tout
en désignant la domestique. Hier soir encore, j’ai dû lui demander d’aller
chercher des bandes de lin pour Thrand. Je ne savais même pas où on les
rangeait.
Haakon reporta son attention sur la servante qui ne pipait mot et se
tenait immobile dans son coin, le visage blanc comme un linge. Elle secoua
vaguement la tête et parut sur le point de défaillir. Tove et deux autres
femmes durent la soutenir par les bras pour l’empêcher de s’effondrer.
— Voilà plus de deux ans que nous hébergeons Ingrid, énonça-t-il, et
jamais elle ne nous a volés quoi que ce soit. Elle nous a au contraire
toujours montré un dévouement sans faille. Vous devriez avoir honte de
l’accuser ainsi. Avez-vous la moindre preuve de ce que vous avancez ?
— Je n’avance rien. Je sais seulement que je suis innocente, repartit
Annis d’une voix étonnamment calme. Dieu m’en soit témoin, je ne suis
pour rien dans cette affaire.
— Et vous niez également avoir aidé le moine Aelfric à nous fausser
compagnie ?
— Je lui ai seulement donné une miche de pain. Voilà à quoi se résume
ma prétendue complicité avec lui.
Haakon se tourna vers le doyen des frères.
— Est-ce vrai ? s’enquit-il.
L’interpellé se contenta d’incliner le buste sans répondre.
— Parlez ! leur ordonna Haakon. Qui a aidé Aelfric à s’enfuir ? Je
doute qu’il y soit parvenu tout seul.
Les moines échangèrent des regards effrayés avant de dévisager Annis.
Ils ne parvenaient pas à rester en place. L’un d’eux leva les mains au ciel
pour prier.
— Soit vous me dites la vérité, soit vous serez punis vous aussi.
— Nous n’avons pas aidé notre frère, commença alors à expliquer le
doyen en northumbrien. Nous désapprouvions sa tentative. Il nous avait
confié qu’il avait trouvé un soutien dans la cuisine du manoir, une femme.
Je n’ai aucune idée de son identité. Je n’ai pas souhaité la connaître. Aelfric
a contrevenu à la règle de notre ordre telle qu’elle fut jadis édictée par saint
Benoît.
— Cette femme n’était pas moi ! protesta Annis.
Elle avait l’air si indignée et si sûre d’elle-même que Haakon l’aurait
volontiers crue… s’il n’avait été persuadé qu’elle mentait. Car il n’était pas
aveugle. Il comprenait mieux, maintenant, ce qui avait dû se passer : Annis
avait fouillé dans le coffre pour donner au moine tous les objets de valeur
qui s’y trouvaient, sans toutefois pouvoir s’empêcher de garder la petite
croix d’argent pour elle.
Une question, cependant, se posait encore : pourquoi n’avait-elle pas
suivi Aelfric dans sa fuite ?
C’était peut-être son intention au départ, et le moine l’avait trahie en
saisissant l’occasion du concours de lutte pour s’échapper tout seul. Peut-
être ensuite avait-elle parié sur l’attrait qu’elle exerçait sur le chef du clan
pour échapper à toutes représailles. Eh bien, cette présomption allait lui
coûter cher.
Il refusait de se laisser influencer par ses émotions. Il était le jaarl.
C’était à lui qu’il revenait de décider ce qui était bon ou mauvais pour son
peuple. Tel était son devoir premier.
— Puisque vous persistez à nous abreuver de contes à dormir debout,
vous recevrez la marque des captifs afin que nul n’ignore votre condition.
Il fit signe à deux de ses hommes qui plaquèrent les bras d’Annis contre
ses flancs. Elle se débattit avec rage.
— Qu’est-ce que ça signifie ? hurla-t-elle, paniquée.
Haakon serra les dents. Pensait-elle donc qu’elle aurait droit à son
indulgence simplement parce qu’ils avaient couché ensemble ?
— Coupez-lui les cheveux. Mettez-lui un collier. Et jetez-la dans la
porcherie afin qu’elle réfléchisse à la portée de ses actes, décréta-t-il en la
contemplant d’un regard haineux.
Elle l’avait pris pour un imbécile, avait abusé de sa crédulité, de sa
confiance. Il lui avait exprimé son affection, son admiration pour son corps,
sa beauté. Il avait même imaginé qu’ils étaient devenus amis, en plus d’être
amants. Or, tout cela n’était qu’illusion et tromperie.
Jamais il n’aurait dû oublier les leçons de sa jeunesse : les femmes
n’étaient que tromperie et artifices.
— Elle aura ainsi l’occasion de voir si elle préfère cette sorte
d’hospitalité viking, ajouta-t-il.
Il s’était attendu qu’à l’énoncé de cette sentence, Annis fonde en larmes
et le supplie de l’épargner. Mais non : elle gardait la tête droite et se tenait
coite.
— Et les autres ? s’enquit un des guerriers.
— Mettez-leur aussi un collier. Comme ça, s’ils tentent également de
s’enfuir, tout le monde les reconnaîtra pour ce qu’ils sont — ma propriété,
répondit-il avant de se tourner vers sa belle-mère. Cette décision est
exécutable sur-le-champ.
Guthrun s’empara aussitôt d’une paire de ciseaux et marcha résolument
vers Annis, les lames de l’ustensile brillant sinistrement dans son poing.
Annis ne put demeurer stoïque en voyant la première mèche de cheveux
tomber à terre.
— Ecoutez-moi ! s’exclama-t-elle. Je suis innocente. Je n’ai rien fait de
mal. Par pitié, croyez-moi. Il faut que vous me croyiez !
Elle voulut reculer la tête et se libérer, mais les hommes de Haakon la
tenaient fermement. Et ses cheveux continuaient à choir sur le sol de terre
battue, le recouvrant peu à peu d’un tapis soyeux. Haakon eut le cœur serré
au souvenir de leur contact sous ses doigts. Repoussant cette pensée, il fit
un effort surhumain pour garder un visage impassible.
Quand la dernière mèche eut été coupée et le collier attaché au cou
d’Annis, celle-ci, de nouveau silencieuse, se remit à le toiser avec un regard
brûlant de reproche.
Il lui tourna alors le dos et s’éloigna, poursuivi par le regard angoissé de
sa captive.
Chapitre 10

Annis frissonna. Etendue sur la paille, elle était entourée par l’obscurité,
à peine dissipée par la faible clarté qui filtrait par les fissures des parois de
bois. Elle avait entendu les traqueurs rentrer avec les chiens quelques
instants auparavant. Ils parlaient bas et les bêtes semblaient calmes : ils
n’avaient pas dû retrouver Aelfric.
Et personne n’était venu la libérer.
Comment en était-elle arrivée là ? Elle avait le cou enserré dans un
collier qui la grattait et les mains liées dans le dos par une corde grossière
dont le frottement lui enflammait la peau. On ne pouvait guère choir plus
bas, songea-t-elle, sinon dans la tombe. Jamais elle n’aurait imaginé, elle, la
fière héritière, être un jour retenue prisonnière dans une pareille bauge !
Epouser Eadgar lui paraissait presque préférable en cet instant.
Elle eut un rire amer. Elle avait fait confiance à un Viking. Elle avait
couché avec lui, de son plein gré. Elle avait jugé Haakon différent des
autres, parce qu’il parlait latin et elle avait été témoin de sa gentillesse et de
son humanité.
Un sanglot étouffé s’échappa de ses lèvres.
Elle avait fini par ne plus se soucier de la rançon exigée par le Viking,
espérant envers et contre tout qu’elle arriverait à le persuader de lui rendre
sa liberté. Après tout, elle lui avait sauvé la vie, non ? Et voilà comment il
la remerciait !
Elle se rendait bien compte, maintenant, qu’elle s’était trompée du tout
au tout et qu’il lui fallait définitivement renoncer à son ancienne vie. Elle
avait été marquée comme esclave et le resterait sans doute jusqu’à la fin de
ses jours.
A moins, bien évidemment, qu’elle ne trouve un moyen de s’échapper à
son tour… Cette idée lui fit battre le cœur un peu plus vite. Au fond, se dit-
elle, Aelfric avait raison, même si elle répugnait à l’admettre. La fuite était
la seule issue qu’il leur restait.
Mais comment procéder ? Et, une fois loin du manoir, comment
retourner en Northumbrie ?
Elle donna un coup de pied rageur dans la paille. Désormais, ses
geôliers surveilleraient chacun de ses faits et gestes affaiblissant d’autant
plus ses chances de s’échapper.
Ce qui l’accablait le plus, dans toute cette histoire, c’était la froide
indifférence avait laquelle Haakon l’avait jugée et condamnée, l’expression
impassible de son visage quand Guthrun lui avait coupé les cheveux et la
rudesse avec laquelle il l’avait poussée dans cette cabane de planches. Elle
avait même cru lire une sorte de reproche dans ses yeux — comme si c’était
elle qui l’avait trahi !
Elle remua les bras et roula sur le côté pour désengourdir ses muscles.
Dans son mouvement, sa main droite heurta un objet pointu et rugueux. La
tête d’un clou qui dépassait du mur ! Elle s’immobilisa aussitôt pour tâter
l’objet. Il n’était pas très grand mais n’en représentait pas moins une chance
inespérée de se débarrasser de ses liens. Elle se mit immédiatement à
l’ouvrage, frottant la corde sur la protubérance métallique.
Bientôt ses muscles la lancèrent de nouveau. L’air, autour d’elle, était
lourd et moite. De petites mouches, attirées par sa sueur, ne cessaient de
voleter devant son nez et sa bouche. Faute de mieux, elle se frottait
régulièrement le visage contre son épaule pour les chasser, désespérant de
parvenir à user ses liens sur le clou qui lui semblait maintenant être plus une
malédiction qu’une aubaine.
Malgré tout, elle redoubla d’efforts et, soudain, à sa grande surprise, la
corde lâcha d’un coup. Elle ramena devant elles ses poignets endoloris pour
les masser et faire circuler le sang dans ses doigts ankylosés.
Elle porta ensuite une main au collier qui lui encerclait toujours le cou
et tenta de l’arracher. Les cheveux courts ne la gênaient pas ; au contraire,
ça lui rafraîchissait la nuque. Mais ce symbole d’une condition infâmante,
jamais elle ne le tolérerait ! Elle était née libre et noble. Rien ne justifiait à
ses yeux un pareil traitement.
Elle décida de partir dans la même direction qu’Aelfric, en espérant que
le moine avait vu juste. De toute façon, elle n’avait pas trop le choix.
Elle se précipita vers la porte de la cahute. Comme elle le craignait,
Haakon avait pris soin de la verrouiller. Elle étouffa un juron. On ne pouvait
nier au Viking son efficacité, pensa-t-elle avec aigreur.
Son cou et ses bras la faisaient atrocement souffrir, mais ce n’était rien
en comparaison de la douleur que lui avait infligée Haakon en refusant
d’écouter ses explications. Il lui semblait pourtant évident que, si elle avait
été coupable du larcin, elle n’aurait eu aucun intérêt à dissimuler la croix
dans son lit. Mais non : le Viking avait préféré rester sourd à ces arguments
de bon sens.
— Annis ? l’appela soudain Ingrid à voix basse derrière la porte. Tu es
réveillée ?
Annis s’empressa de regagner l’endroit où elle gisait un peu plus tôt et
de ramener les poings dans son dos. Que voulait donc la servante ? Annis
avait cru que celle-ci était son amie, mais elle n’avait même pas levé le petit
doigt pour l’aider. Elle savait pourtant qu’elle ne s’était jamais approchée
du coffre à linge.
— Je suis là, Ingrid, dans le fond, répondit-elle. Que veux-tu ?
— Je t’ai apporté de la nourriture. Désolée d’avoir mis si longtemps à
venir mais, tu comprends, j’ai dû attendre que les autres aient commencé à
manger.
Ingrid apparut sur le seuil de la porcherie, tenant à la main une écuelle
garnie d’une tranche de pain et d’un morceau de fromage.
— Comme tu disais que tu avais donné ton petit déjeuner à… Aelfric,
j’ai pensé que tu risquais d’avoir faim.
Elle avait prononcé le nom du moine avec un léger tremblement dans la
voix qui intrigua Annis. Celle-ci n’avait pas songé, sur le coup, à interroger
le moine sur la raison de sa présence au manoir, ce matin-là, mais elle
commençait à se demander si la domestique n’était pas justement la femme
qui avait soutenu Aelfric, comme celui-ci s’en était vanté auprès de ses
frères.
Cela lui donna une idée : Ingrid pouvait également lui être utile. Si
seulement elle parvenait à l’attirer un peu plus près… Jadis, c’était avec la
plus parfaite répugnance qu’elle avait suivi les leçons de lutte que lui
prodiguait son père afin de la préparer à se défendre elle-même, se hérissant
à l’idée de devoir un jour effectuer une prise sur un adversaire ou lui rendre
coup pour coup. Or, il lui fallait désormais rameuter le peu de souvenirs qui
pouvaient lui rester de ces séances d’entraînement. Et les mettre en
pratique.
— Et comment veux-tu que je mange avec les mains liées dans le dos ?
fit-elle remarquer à la servante sur un ton las et résigné.
Ingrid s’avança vers elle avant de déposer l’écuelle par terre.
Malheureusement, elle n’était pas encore assez près. Annis pouvait à peine
distinguer l’expression de son visage.
— Je suis navrée, Annis. Je sais que tu dois souffrir, mais je ne peux pas
te détacher, murmura la domestique en secouant la tête. Haakon serait
furieux. Je crois bien ne l’avoir jamais vu aussi en colère depuis que je suis
ici. Il crie après tout le monde. Il a même effrayé les chats qui ont renversé
la baratte en voulant se cacher derrière.
— Bien fait, grommela Annis.
— Il fait ça pour protéger le domaine. Il est notre chef, tu comprends ?
Il est obligé de punir ceux qui commettent des fautes, expliqua Ingrid en
écarquillant les yeux. Ça doit être pareil chez toi, non ?
— Sauf que moi, je suis innocente. Tu sais d’ailleurs mieux que
personne que je n’ai jamais ouvert ni encore moins fouillé le coffre à linge,
puisque tu ne m’en as jamais donné la clé et que Guthrun ne l’a confiée
qu’à toi et à Tove, rétorqua Annis avec humeur en se retenant à grand-peine
de bondir sur Ingrid.
Elle s’efforça de calmer son irritation. Le moment n’était pas encore
venu d’user de la force.
— Allons, reprit-elle d’une voix plus douce, tu vois bien que je ne peux
pas prendre la nourriture. Elle est trop loin.
La servante la considéra en se mordant la lèvre.
— J’ai déjà pris beaucoup de risques en venant te l’apporter, dit-elle.
— Je ne te demande pas de me délier les mains, mais juste de me
rapprocher l’écuelle. Je ne mords pas, tu sais, ajouta Annis avec un petit rire
destiné à achever d’endormir la méfiance de la domestique.
Celle-ci s’avança de nouveau.
Annis attendit le moment favorable, les muscles relâchés et le souffle
régulier, comme le lui avait appris son père. Plus près, un peu plus près…
Finalement Ingrid ne fut plus qu’à un pas d’elle. Elle reposa l’écuelle,
presque sous son nez et se mit aussitôt à reculer. Juste à l’instant où elle
soulevait son pied pour faire un pas en arrière, déséquilibrée, Annis lui
sauta dessus et la fit choir dans la paille.
La servante couina de surprise avant d’essayer de lui griffer le visage.
Cette férocité inattendue dissipa les dernières hésitations d’Annis qui lui
attrapa un poignet puis l’autre. Malheureusement, la domestique était
robuste et, d’une détente des reins, l’envoya rouler sur le côté. Elle allait se
redresser quand Annis, prenant appui sur le mur pour rebondir, lui donna un
violent coup de tête dans l’estomac. Ingrid tomba à genoux en se tenant le
ventre, bouche bée d’étonnement et de suffocation. Annis en profita pour la
renverser en arrière et s’asseoir sur sa poitrine en lui immobilisant les
épaules sous ses genoux. Elle plaqua ensuite une main sur sa bouche pour
l’empêcher de donner l’alerte et marqua un temps pour reprendre son
souffle.
— J’ai des questions à te poser, articula-t-elle enfin. Tu vas y répondre
par des signes de tête. Tu m’as bien comprise ?
Aucune réponse ne venant, elle secoua la servante de sa main libre.
Celle-ci se hâta d’opiner du chef.
— Je ne te veux aucun mal, ajouta Annis, mais je ne partirai pas d’ici
sans savoir la vérité.
Elle rapprocha son visage de celui de la domestique.
— C’est toi qui as ouvert le coffre, n’est-ce pas ? Et cela pour permettre
à Aelfric de fouiller dedans. La femme qui l’aidait au manoir, c’était toi,
hein ?
Ingrid cilla. Une larme roula sur sa joue. Annis s’empêcha de ressentir
la moindre pitié. La servante était responsable de son malheur. Alors qu’elle
avait la possibilité de la disculper, elle avait gardé le silence et laissé
Haakon la punir.
Elle la secoua encore une fois, plus rudement.
— Allons, réponds-moi !
Ingrid hocha de nouveau la tête avant de marmonner quelque chose
contre la paume d’Annis. Celle-ci crut comprendre qu’elle rejetait tous les
torts sur le moine, lui reprochant de l’avoir séduite. Annis eut une moue
dégoûtée. Et dire qu’elle avait fait confiance à cette femme…
— Voilà qui t’apprendra à te fier à des inconnus, lui lança-t-elle avec un
rire amer. J’imagine toutefois que tu ne t’attendais pas à ce qu’il dérobe le
collier de Guthrun…
Ingrid secoua la tête avec véhémence. Une idée traversa alors l’esprit
d’Annis.
— Mais, dis-moi, murmura-t-elle, il avait besoin d’être seul avec toi
pour commettre son forfait. N’est-ce pas lui, par hasard, qui t’aurait suggéré
de me conseiller de sortir me promener ?
La domestique détourna les yeux en se remettant à pleurer. Annis n’eut
pas besoin d’autre réponse.
Elle n’avait plus désormais qu’une envie : quitter au plus vite ces lieux
où l’on ne respectait ni l’amour ni l’amitié. Elle força Ingrid à la regarder
dans les yeux.
— Est-ce que la porcherie est gardée ? la questionna-t-elle.
Nouvelle dénégation. Annis n’avait plus aucune raison de la croire,
mais comme la servante l’avait appelée de l’extérieur, elle supposait que
nulle sentinelle n’avait été postée à proximité.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule vers la porte qu’Ingrid
avait laissée ouverte. Le soleil brillait encore et il était difficile de savoir
l’heure qu’il était, mais à entendre le tintement des écuelles en provenance
du manoir, il était facile de deviner que la maisonnée s’était d’ores et déjà
attablée pour le dîner. En d’autres termes, il ne devait plus y avoir grand-
monde dans la cour. Et puis son intuition lui soufflait que Haakon avait jugé
ses liens suffisants pour la retenir et qu’il n’avait pas estimé nécessaire de
se priver d’un de ses guerriers pour lui confier sa surveillance.
Ingrid interrompit ses réflexions en se remettant à geindre.
— Désolée, lui dit-elle, mais je dois prendre quelques précautions avant
de te quitter.
Avec des gestes prestes et sûrs, elle arracha le fichu de la domestique
pour le lui fourrer dans la bouche, puis se servit du reste de la corde pour lui
ligoter les poignets dans le dos. Après quoi, elle donna un coup de pied
dans le clou qui s’arracha du mur et ramassa ce dernier pour le jeter plus
tard dans la cour, loin d’Ingrid.
Elle s’écarta enfin de la servante et s’approcha de l’entrée de la
porcherie afin d’inspecter les environs. N’apercevant âme qui vive, elle
ferma les yeux pour réciter une courte prière et, après avoir pris une
profonde inspiration, elle sortit au soleil et courut se réfugier dans l’écurie.
Les chevaux l’accueillirent en hennissant doucement. Annis préféra ne
pas se risquer à en seller un, de peur qu’il ne s’effarouche et n’alerte ses
maîtres. Elle ne pouvait compter que sur ses pieds pour la porter. Et sur le
mince espoir qui la soutenait encore.
Un rire bas lui parvint. C’était la voix de Tove. Un grognement mâle lui
répondit. Annis se figea en avisant, dans le fond de l’écurie, le couple qui
s’étreignait sur la paille. Elle recula lentement. Le sang battait si fort à ses
oreilles qu’elle craignait que les autres l’entendent.
Par chance, elle ne fit aucune autre rencontre jusqu’au bord du lac. Elle
s’arrêta près de l’étuve pour reprendre sa respiration. Elle avait réussi, se
dit-elle en posant une main sur les parois désormais froides de la hutte.
Elle ne tarda pas à repartir et atteignit bientôt l’embouchure du ruisseau
qui alimentait le lac, en bordure de la forêt de pins. Elle s’engagea dans
l’eau pour tromper le flair des chiens et, une fois à l’intérieur des bois,
revint plusieurs fois sur ses traces pour achever de brouiller sa piste.
Elle prit ensuite résolument la direction du sud et finit par découvrir un
chemin de terre qui se dirigeait vers les montagnes. Son cœur se mit à battre
plus fort. Elle était presque sûre d’avoir trouvé la route dont lui avait parlé
Aelfric, celle qui menait tout droit à la cour de Thorkell.
Elle s’y engagea en prenant soin de rester près des arbres, afin de
pouvoir se réfugier dans le sous-bois au moindre danger.
Après quelques tournants, le chemin se fit moins sinueux. Devant elle,
la route se perdait dans des lointains vaporeux dont jaillissaient des cimes
aux pics enneigés. Elle exulta : elle avait gagné ! Elle était parvenue à
s’échapper.
Une nouvelle vie s’offrait à elle.

— Concentre-toi donc, Haakon ! C’est à toi de jouer et ton roi n’est pas
loin d’être cerné.
Haakon releva la tête vers son frère. Thrand était assis contre tout un tas
de fourrures et d’oreillers. Fress et Kisa ronronnaient béatement au pied de
son lit. Son demi-frère avait beau avoir la tête à moitié bandée, il semblait y
voir plus clair que jamais, son œil valide brillant même d’une lueur
malicieuse.
Loin de distraire ses pensées d’Annis, comme Haakon l’avait espéré,
cette partie de tafl avait au contraire alimenté sa gêne et sa confusion en lui
rappelant à quel point la jeune femme s’était montrée habile à ce jeu. Tant
et si bien qu’une question le travaillait maintenant : comment quelqu’un
d’aussi manifestement intelligent avait-il pu commettre la grossière erreur
de dissimuler le fruit d’un de ses larcins dans son propre lit ?
— Cela ne tient pas debout, énonça-t-il tout en effectuant sur le plateau
un mouvement qui ruina l’offensive de Thrand.
— Ah bon ? repartit ce dernier, dépité. Tu viens pourtant de réussir à
sauver ton roi.
— Je ne te parle pas de ça… Annis n’est pas bête, quand même.
Pourquoi irait-elle cacher sa croix là où elle pouvait être sûre qu’on
fouillerait en premier ?
— Bah, si je comprenais les femmes, je serais un homme riche, répliqua
Thrand. Prends Ingrid, par exemple. Avant notre départ, je la sentais prête à
s’offrir à moi au moindre signe de ma part et voilà qu’à notre retour, alors
qu’on rentre pourtant avec la soute pleine d’or et d’argent, elle me bat
froid ! Et tout ça parce que j’ai lancé quelques œillades à Tove. Et puis voilà
que, tantôt, elle se met à pleurer comme une fontaine en me changeant mes
pansements, émue sans doute par mes blessures. Bon, que je me dis, elle ne
va pas tarder à revenir me dorloter comme jadis — mais non ! Disparue,
envolée !
— Elle pleurait ? répéta Haakon avec un haussement de sourcils.
Pourquoi donc ? Tes plaies ne sont presque déjà plus qu’un mauvais
souvenir. Annis est une guérisseuse de talent. Son onguent est un vrai
remède miracle. Je doute même qu’il te reste la moindre cicatrice… Non,
décidément, la réaction d’Ingrid ne se justifie pas. A mon avis, mon frère,
ce n’est pas sur toi qu’elle pleurait.
— Avec un physique comme le mien ? répliqua Thrand, un sourire
moqueur aux lèvres en croisant les mains sous sa nuque. C’est toi qui te
trompes, mon frère.
— Pourquoi te délaisserait-elle, alors ?
Un sombre pressentiment agita subitement Haakon. Avait-il commis
une erreur ? Avait-il accusé — et condamné — la mauvaise femme ? Avait-
il donc sauté sur le premier prétexte venu pour se défier d’Annis ?
Elle ne cessait de hanter son esprit et ses rêves. Il savait qu’il avait
envie d’elle et que cette envie était loin, très loin d’avoir été comblée par
leurs étreintes au bord du lac. Or, l’intensité même de ce sentiment
l’effrayait. Il lui donnait l’impression d’être vulnérable. Comme son père…
Il ne se rappelait que trop bien le chagrin de ce dernier à la mort de sa
mère et la terrible facilité avec laquelle sa cruelle belle-mère avait soumis
son fier géniteur à sa volonté. Il s’était alors juré de ne jamais tomber dans
ce piège à son tour.
Mais cela lui était arrivé quand même. Il s’était épris d’une femme à en
perdre la raison et, quand l’heure était venue de la défendre, ses vieilles
peurs avaient repris le dessus, troublant son jugement sans même qu’il en
ait conscience.
Il avait pensé, sur le coup, avoir une vision claire de la situation : Annis
était venue au lac le séduire et lui offrir son corps dans le seul but de couvrir
la fuite du moine défroqué. Or, cette interprétation, il s’en rendait compte
maintenant, ne reposait sur rien de solide — sinon sur son refus farouche
d’être le jouet du sexe faible. Le refus, songea-t-il en se raidissant soudain,
le cœur battant la chamade, de ressembler à son père.
— Sais-tu où Ingrid a pu partir ? s’enquit-il.
— Aucune idée, repartit Thrand avec un geste désinvolte de la main.
Guthrun a dû lui donner du travail dehors, je suppose.
Haakon émit un grognement avant de reporter son attention sur le
plateau de tafl. Il était certain qu’il lui manquait une clé pour connaître le
fin mot de cette histoire… Il se mit à tapoter sa bouche de ses doigts en
fronçant furieusement les sourcils, plus perplexe que jamais.
— Tu sais, reprit son demi-frère tout en jouant, une chose m’étonne,
quand même. Pourquoi le moine n’a-t-il pas emmené Annis avec lui ? Enfin
quoi, ce n’est pas un laideron, cette fille, et puis on n’est pas trop de deux
pour se risquer à travers un pays qu’on ne connaît pas — surtout un pays
comme le nôtre.
— Les autres moines sont restés aussi, objecta Haakon tout en
s’efforçant de ne plus songer au regard vert, plein d’amertume, que lui avait
lancé Annis.
— N’empêche qu’Annis a parlé à Aelfric…
Thrand s’interrompit soudain et parut réfléchir.
— Maintenant que j’y songe, remarque, ils n’avaient pas trop l’air de
s’entendre, tous les deux. Si ça se trouve, peut-être même qu’elle essayait
de le dissuader de s’enfuir.
Haakon se redressa lentement pour le foudroyer du regard.
— Aurais-tu l’obligeance d’être un peu plus précis ? articula-t-il d’une
voix d’un calme mortel.
Thrand ne parut même pas remarquer ce brusque changement de ton.
— Tu sais, je ne connais pas le latin et je ne suis pas certain…
— Rapporte-moi simplement ce que tu as entendu.
Thrand soupira.
— Eh bien, reprit-il sur un ton ennuyé, il me semble qu’il lui a crié
dessus et qu’elle l’a envoyé sur les roses. Après quoi il est sorti et je crois
m’être un peu assoupi. Je me suis réveillé juste au moment où Ingrid
conseillait à Annis d’aller prendre l’air et lui promettait de changer mes
bandages à sa place.
— Et pourquoi ne pas m’avoir raconté ça plus tôt ?
— Tu connais ma mère. Elle cherchait juste un prétexte pour punir
Annis. Je n’ai pas voulu me mêler de tout ça.
Tenté d’étrangler son demi-frère, Haakon changea de position sur son
tabouret.
— Et le coffre à linge ? Et la croix qu’on a retrouvée dans la fourrure
d’Annis ?
Thrand s’effondra contre les oreillers et, joignant les mains, leva les
yeux vers le plafond.
— Je dois reconnaître, admit-il, que cela m’a chagriné aussi. En fait,
chaque fois qu’Annis changeait mes bandages, elle devait attendre
qu’Ingrid aille lui chercher la clé du coffre. Je suis pratiquement certain
qu’elle n’y a jamais touché elle-même.
C’en fut assez pour Haakon, déjà taraudé par les remords. L’air de la
cuisine lui parut d’un coup étouffant, irrespirable. Il lui fallait des réponses,
et vite. Il se leva d’un bond et se dirigea vers la porte.
— Mais où vas-tu comme ça ? s’étonna son demi-frère. Nous n’avons
pas fini la partie !
— Je vais faire le tour de la cour pour vérifier que tout va bien.
— Haakon ? le héla Thrand alors qu’il franchissait le seuil. Transmets
mes salutations à Annis, veux-tu ? Son onguent est un véritable cadeau des
dieux.
Haakon étouffa un juron et claqua le battant avec une rage à peine
contrôlée.

Annis avait mal aux pieds. Ses bottes trempées lui pinçaient les orteils.
Depuis combien de temps boitillait-elle ainsi sur ce chemin, elle n’aurait su
le dire. Elle avait cessé depuis un bon moment de compter les arbres du bas-
côté, les virages ou encore les endroits où la route, traversée par un
ruisseau, devenait boueuse. A un moment, elle avait dû effectuer un détour
pour éviter une ferme dont s’échappaient les aboiements d’un chien
solitaire et les vagissements d’un bébé.
A cette époque de l’année, le soleil bougeait relativement peu dans le
ciel et le même jeu d’ombre et de lumière régnait sur le paysage en fin de
soirée qu’en milieu de journée.
Le hurlement d’un loup déchira soudain le silence, la faisant frémir de
peur. Elle pressa le pas, se mettant presque à courir, et jeta un regard par-
dessus son épaule. Mais il n’y avait rien derrière elle, à part l’immensité des
bois.
Pourtant, elle avait parfois l’impression de surprendre une ombre furtive
se déplaçant dans l’obscurité des sous-bois. Il lui semblait que quelqu’un,
ou quelque chose, progressait avec elle, à l’abri des fourrés, la dépassant et
s’arrêtant tour à tour.
Cette impression devint bientôt une certitude.
Elle était suivie. Traquée.
Un nouveau hurlement retentit, suivi d’un craquement de branche
brisée. Les bruits se rapprochaient. Annis se figea sur place, le cœur battant
à tout rompre.
Mais elle se força bientôt à repartir. S’arrêter, pensa-t-elle, c’était
renoncer. S’arrêter, c’était mourir.
Désormais, elle n’avait plus qu’un seul but : survivre.

Haakon fronça les sourcils. La cour avait un aspect inhabituel, songea-t-


il, comme si elle avait changé. Ou comme s’il lui manquait quelque chose.
Chassant cette idée de son esprit, il reprit son inspection et contourna la
porcherie.
Il s’aperçut alors que le loquet de la porte avait été mal remis et que la
prisonnière aurait pu l’ouvrir depuis l’intérieur d’un coup d’épaule. Il se
renfrogna de plus belle. Qui avait touché à cette porte ? se demanda-t-il. Et
quand ? Il avait vérifié par deux fois qu’elle était bien close après avoir
enfermé lui-même Annis dans la bâtisse.
Floki, qui ne le quittait pas d’une semelle, se mit à geindre et à tapoter
le battant du bout de sa patte.
— Annis ? Tu es là ?
Il tira la porte à lui et jeta un œil dans la pénombre de la porcherie. Une
femme était étendue devant lui, sur la paille qui recouvrait le sol, émettant
des sons étouffés et donnant des coups de pied. Ce n’était pas la silhouette
d’Annis. Cette femme-ci avait les cheveux longs et blonds. Après avoir
grondé de surprise, Floki se mit à lécher le visage de l’entravée.
Haakon se pencha alors sur elle, écartant son chien au passage. C’était
Ingrid ! Annis avait disparu !
Mais comment diable Ingrid était-elle arrivée ici ? Etait-elle la complice
de l’évadée ou une victime supplémentaire de sa duplicité ?
Il débarrassa la servante du fichu qui la bâillonnait. Elle cracha et
hoqueta avant de lever vers lui un regard misérable. Une larme coulait sur
sa joue. Haakon leva les yeux au ciel, lassé par toute ces pleurnicheries.
Que n’aurait-il donné pour se trouver face à une femme combative, sachant
rendre coup pour coup, au lieu d’avoir affaire à ce genre de poupée de son
qui n’avait même pas l’idée de cracher son bâillon pour appeler à l’aide !
— J’attends une explication, déclara-t-il en posant les poings sur ses
hanches, ne sachant toujours pas si Ingrid avait de son plein gré pris la place
de la captive ou si, au contraire, cette dernière avait réussi à lui jouer un
mauvais tour.
— C’est cette maudite sorcière qui m’a ligotée. J’étais venue lui
apporter à manger et elle m’a sauté dessus sans crier gare, répondit la
domestique d’une voix blanche en posant sa tête sur ses genoux. On ne m’y
reprendra pas à essayer d’être gentille avec les autres Je croyais qu’elle était
mon amie, et voilà comment elle me remercie.
— Ah, oui ? repartit Haakon avec incrédulité tout en se penchant vers
Ingrid pour la libérer.
Il ne pouvait s’empêcher d’admirer Annis, qui avait dû montrer autant
de courage que d’ingéniosité pour parvenir à s’échapper ainsi.
— Je lui avais pourtant lié les poignets moi-même après l’avoir amenée
ici, précisa-t-il en s’attaquant au nœud qui retenait la servante. Comment
diable a-t-elle réussi à ôter cette corde pour te la mettre ?
— Peut-être l’aviez-vous moins bien ligotée que vous ne le pensiez.
Quand elle m’a bondi dessus, en tout cas, elle avait les mains libres…
Dépêchez-vous donc, je ne sens déjà plus mes doigts !
Refrénant la colère qui montait en lui, Haakon se contenta de hausser un
sourcil.
— Et qui t’a donné la permission d’apporter de la nourriture à la
prisonnière ? s’enquit-il. T’es-tu donc cru autorisée à prendre cette initiative
toute seule, Ingrid ?
— Je vous en supplie, détachez-moi !
— Raconte-moi donc ce qui s’est passé, répliqua-t-il tout en constatant
que le nœud n’était pas si serré ni si compliqué que la domestique n’aurait
pu, moyennant un brin de détermination, s’en défaire elle-même.
— Je ne sais vraiment pas, répondit-elle. Je vous le jure ! J’étais
simplement désolée de ce qui lui arrivait. Après tout, comme je vous le
disais tout à l’heure, c’était mon amie. Et puis elle avait sauvé Thrand.
— Et ensuite ? T’a-t-elle demandé de l’aider ? la questionna Haakon sur
un ton doucereux tout en réprimant à grand-peine son envie de secouer la
geignarde par les épaules pour lui arracher la vérité.
Ingrid se massa les poignets avec une moue vexée.
— Tout ce que je sais, c’est que ma tête cogne comme si Thor frappait
dessus avec son marteau…
Haakon ferma les yeux pour s’exhorter au calme, préférant éviter
d’effrayer la domestique.
D’une manière ou d’une autre Annis était parvenue à se procurer une
arme qu’elle n’avait pas hésité à utiliser. En revanche, le récit d’Ingrid ne
lui paraissait pas cohérent. Il n’expliquait pas pourquoi la servante pleurait
quand elle avait changé les pansements de Thrand ni pourquoi elle avait
soudain éprouvé le besoin pressant de venir rendre visite à la captive. Ingrid
s’était toujours montrée obéissante à son égard. Et Annis n’était enfermée
que depuis quelques heures, elle ne devait pas mourir de faim…
— Je peux partir, maintenant ? l’interrogea Ingrid d’une voix quelque
peu anxieuse, sans cesser de se frotter les mains. Il faut que je nourrisse les
chats et, en plus, j’ai promis à Thrand…
— Tu en sais plus sur toute cette affaire que tu ne le prétends, n’est-ce
pas ? la coupa Haakon en la saisissant par le bras pour l’obliger à le
regarder.
Il savait que la servante avait bon cœur, mais il la voyait mal prendre
volontairement la place d’Annis. Elle n’ignorait pas les peines encourues
par ceux qui aidaient les prisonniers à s’échapper.
Elle voulut détourner la tête. Il lui prit le menton. Elle se débattit. Il la
lâcha brusquement.
— Dis-moi tout ! lui ordonna-t-il tandis qu’elle trébuchait en arrière.
— Je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler. Je vous répète
que j’ai seulement eu pitié d’Annis et qu’elle a profité de ce que je lui
apportais à manger pour me sauter dessus. C’est tout, rétorqua la
domestique en s’essuyant la figure sur la manche de sa chemise. J’ai
pourtant toujours été gentille avec elle, vous savez. Tenez, sans moi, elle
n’aurait même pas pu soigner votre frère. Elle craignait de demander la clé
du coffre à Guthrun alors c’était moi qui allais chercher les bandes dans le
coffre à linge. Comme une idiote ! J’aurais dû la laisser voir…
Elle s’interrompit brusquement en portant une main à sa bouche,
consciente de s’être trahie.
Haakon serra les poings et, faute de mieux, décocha un coup terrible à
l’encadrement de la porte. Le battant oscilla sur ses gonds. Ingrid sursauta
comme si c’était elle qu’il avait frappée.
— Je vous en prie, murmura-t-elle, il faut que vous compreniez que je
ne lui voulais aucun mal…
Elle se tut et, se roulant en boule par terre, se mit à pousser des sanglots
déchirants.
Haakon la considéra un moment en silence. Il aurait bien éprouvé de la
pitié pour elle si, d’un coup, il n’avait eu une vision claire de toute la
situation. Il avait été stupide, pensa-t-il, stupide et lâche. Il s’était empressé
de prêter crédit aux accusations calomnieuses de Guthrun — et maintenant
Annis n’était plus là.
— Annis ne s’est jamais approchée du coffre à linge, n’est-ce pas ?
articula-t-il tandis qu’un souvenir lui traversait subitement l’esprit.
D’ailleurs, si je me rappelle bien, à la différence d’elle, tu n’as pas du tout
paru étonnée de voir la croix d’argent tomber de sa literie… C’est toi, la
voleuse, hein ?
— Comment osez-vous… ? commença à articuler Ingrid avant de
déglutir, l’air soudain abattu. Oui… Enfin, non. Je vous jure que je n’ai rien
pris dans le coffre.
— Qui était-ce, alors ? Réponds vite ou tu t’en repentiras !
— Aelfric, marmonna-t-elle avant de se remettre à pleurer.
Puis ses sanglots devinrent de petits cris de douleur angoissés, des cris
certainement destinés à émouvoir le mâle qu’elle avait en face d’elle et à
désarmer son courroux. Excédé, Haakon crut qu’il allait perdre le peu de
contrôle qu’il parvenait encore à exercer sur lui-même.
— C’est lui qui caché la croix dans sa fourrure, ajouta-t-elle. C’était,
disait-il, pour lui laisser un souvenir. Il m’a promis en partant qu’il
s’arrangerait pour que je le rejoigne plus tard, qu’il m’emmènerait chez lui,
que là-bas, je deviendrais une grande dame avec une ribambelle de
serviteurs, qu’il était le fils d’un noble de haute naissance alors que, si je
restais ici, tout ce que je pouvais espérer, c’était d’épouser un guerrier de
basse extraction.
— Aelfric est un moine, lui signala Haakon, sidéré par son ignorance.
Un religieux tonsuré ! Il obéit à la loi romaine !
— Je ne comprends pas.
— Les moines n’ont pas le droit de se marier, Ingrid. Ils ont voué leur
vie au Christ. C’est pour cela qu’ils se rasent le crâne, pour montrer qu’ils
ne font qu’un avec leur Dieu mort sur la croix. Aelfric t’a menti.
Haakon ne pouvait malgré tout s’empêcher de ressentir de la pitié pour
cette nigaude. Ce n’était qu’une innocente, dans tous les sens du terme
— mais une innocente qui avait causé beaucoup de torts, et des torts sans
doute bien plus terribles que ce qu’elle pourrait jamais imaginer.
Car s’il était déjà ennuyeux qu’Annis se soit évadée, il était bien plus
inquiétant encore de la savoir seule dans les bois alentour où ses chances de
survie étaient plus que réduites.
— Il m’a menti ? répéta Ingrid en se frottant les yeux du dos de la main.
Mais c’est impossible ! Il était si bon et si doux avec moi. Il était gentil
aussi avec les chats. Il les prenait toujours sur ses genoux pour les caresser,
alors même que Fress le faisait éternuer. Et puis il m’embrassait sur le front
au lieu de me donner des tapes sur le derrière comme les autres hommes du
felag. Il ne peut m’avoir menti.
— Tu sais bien que si, Ingrid, et tu as laissé une autre personne que toi
être punie de cette erreur de jugement, repartit Haakon au comble de
l’agacement. Elle a été calomniée, humiliée, jetée ici avec les cochons et tu
n’as rien dit. As-tu au moins une idée de la direction qu’elle a prise en
partant ?
— Comment le saurais-je ? Cette sorcière m’avait ligotée et assommée,
répliqua la servante en haussant les épaules avec dédain avant de se relever
pour sortir dans la cour où elle inspira profondément. Ah ! ce que ça peut
empester, là-dedans !
Haakon se retint de la gifler. Mais outre qu’il craignait de mal dominer
sa hargne et de lui arracher la tête, il n’avait de temps à perdre avec elle. Il
lui fallait retrouver Annis au plus vite.
Ingrid ne lui était plus d’aucune utilité. Son hypocrisie et son égoïsme
aussi cruel que naïf la rendaient dangereuse. Il était d’ailleurs persuadé
qu’elle lui mentait encore pour protéger son moinillon défroqué.
— Quand je reviendrai, lui lança-t-il en calant ses pouces dans son
ceinturon pour ne pas être tenté de la frapper, je veux que tu aies récupéré
tes affaires et fichu le camp d’ici.
Elle blêmit et vacilla sur place. Haakon en retira une sombre
satisfaction. Elle ne s’attendait visiblement pas à cette réaction de sa part.
Sans doute s’était-elle imaginé qu’on passerait l’éponge sur ses fautes par
égard pour son père, un important fermier du royaume. Comme Guthrun
n’avait pas manqué de le souligner à plusieurs reprises, l’avoir chez eux en
pension était un honneur. Haakon avait même songé naguère qu’elle
pouvait représenter un bon parti pour Thrand. Mais tout cela n’était plus de
mise, désormais.
— Mais… Et mes parents ? bredouilla-t-elle. Je ne vais quand même
pas rentrer à la maison sous le coup d’une disgrâce ! Ils ont des projets pour
moi. J’étais censée me trouver ici un mari et apprendre à tenir une maison.
Vous ne pouvez pas me renvoyer comme ça !
— Tu aurais dû y songer avant de te laisser berner par un otage !
— La cour de Thorkell… vers le sud, lâcha-t-elle en baissant les yeux.
Aelfric compte solliciter l’aide du roi. Il prétend que Thorkell ignorait tout
du raid sur Lindisfarne et que tous ceux qui y ont participé s’en repentiront.
— Aelfric ne connaît manifestement pas notre estimé souverain. Il n’est
pas réputé pour apprécier les moines.
Sur ce, Haakon tourna le dos à la servante et se dirigea vers l’écurie. Il
aurait voulu se lancer sans plus tarder à la poursuite d’Annis, mais il
s’obligea à temporiser pour réfléchir.
Floki sur ses talons, il prit le temps de seller un des chevaux tout en
s’efforçant de déterminer la route qu’avait dû prendre la jeune femme.
Ayant décidé du trajet qui lui donnerait le plus de chances de la retrouver, il
sortit en trombe de l’écurie.
Il allait dépasser le manoir, quand il s’arrêta soudain pour aller
récupérer la robe d’Annis dans le coffre à linge. Il revint ensuite montrer la
toilette à son chien qui la renifla.
— Cherche, Floki, cherche ! lui lança-t-il.
L’elkhound s’immobilisa un instant, puis il lança un bref aboiement
avant de se lancer sur la route du sud. Haakon remonta en selle pour le
suivre.
Il gardait les yeux obstinément fixés sur Floki pour ne pas avoir à
penser aux ours et aux loups qui hantaient les bois alentour. Il retrouverait
Annis, se promit-il. Il la retrouverait, il la ramènerait et il réparerait les torts
qu’il lui avait causés.
Mais pour cela, il fallait d’abord qu’elle survive aux dangers de la forêt.
Chapitre 11

A la nuit tombée, Annis abandonna la piste qui se perdait dans les bois
pour s’enfoncer dans un bosquet de bouleaux et de mélèzes, à la recherche
d’un abri pour la nuit. Ses jambes étaient engourdies par la marche forcée
qu’elle s’était imposée et ses poignets tuméfiés portaient encore les traces
douloureuses de la corde qui l’avait retenue prisonnière.
Il lui tardait de pouvoir s’étendre pour se reposer. Elle espérait dormir
d’un sommeil sans rêves, sans être hantée par le souvenir d’un ténébreux
Viking aux larges épaules et à la chevelure sombre aussi prodigue de baisers
et de caresses qu’indigne de confiance.
Les hurlements persistants des loups lui tapaient sur les nerfs. Le mieux
aurait été de trouver un refuge en hauteur ou, encore mieux, d’allumer un
feu. Mais elle ne transportait ni silex, ni pierre à feu ni amadou.
Elle pressa ses doigts sur ses yeux en s’exhortant au calme. Paniquer ne
servirait qu’à aggraver la situation, ainsi qu’elle avait eu l’occasion de
l’apprendre à Lindisfarne.
Elle s’en voulait maintenant de s’être s’échappée sans couteau ni vivres.
Elle n’avait même pas pris la peine de s’interroger sur la durée probable du
trajet. A présent, son estomac criait famine et, malgré la tiédeur du soleil,
elle était secouée de frissons. Elle redoutait la fraîcheur qui allait bientôt
régner dans la forêt.
Malheureusement, elle n’avait pas vraiment eu le choix.
Si elle était restée au manoir, elle aurait fini par y dépérir aussi
— d’humiliation. Au moins, elle avait retrouvé sa fierté. Et puis, si Haakon
lui infligeait une pareille punition pour un forfait qu’elle n’avait pas
commis, elle préférait ne pas envisager sa réaction lorsqu’il s’apercevrait
que la famille de son otage n’était pas près de payer sa rançon.
De toute façon, songea-t-elle, il avait tort : rien n’était pire que la
captivité.
Ses genoux se remirent à trembler. Elle s’obligea à marcher encore,
pour mettre toujours plus de distance entre elle et la prétendue protection
que son ravisseur se targuait de lui offrir.
Elle palpa ses cheveux bouclés. Cette nouvelle coupe ne lui déplaisait
pas, finalement, et elle se sentait la tête plus légère ainsi. Pourtant, elle avait
été si fière de sa longue chevelure. Son oncle s’était renfrogné lorsqu’elle
lui avait lancé par plaisanterie que la nécessité de la couper la dissuaderait
sans doute à jamais d’entrer dans un couvent. Il lui avait alors reproché sa
coquetterie. Que dirait-il en la voyant maintenant ? Qu’elle avait mérité ce
châtiment pour n’avoir su jadis contenter son mari ? Car il n’avait pas
manqué de lui imputer la responsabilité des incartades de Selwyn — même
si, au fond, ce qu’il lui reprochait surtout, c’était de n’avoir su persuader ce
dernier de donner plus à l’Eglise.
Bah, songea-t-elle, ses cheveux finiraient bien par repousser. Ce n’était
pas si cher payé pour avoir découvert la vérité : Haakon était taillé dans la
même étoffe que Selwyn. Comme lui, il était intraitable et incapable
d’écouter les autres.
Une tige de mûrier lui érafla le mollet avant de se prendre dans l’ourlet
de sa chemise. Elle tomba à genoux au milieu d’un parterre de digitales et
entreprit de se libérer de la ronce. Même la végétation essayait de la retenir
prisonnière… Soudain, un bruissement perça le silence. Annis
s’immobilisa, aux aguets.
Dans la pénombre qui envahissait peu à peu les bois, elle aperçut une
paire d’yeux jaunes, des crocs luisant de salive et une truffe noire. Elle
recula lentement, la bouche sèche. Elle percevait maintenant, tout autour
d’elle, le tapotement de pattes griffues sur le sol. Elle cilla. La vision
disparut et les bruits cessèrent.
Son imagination lui jouait-elle donc des tours ?
Elle se redressa en s’essuyant les mains sur le devant de sa tunique. Oui,
pensa-t-elle, elle avait dû avoir une hallucination. Les loups avaient peur
des hommes, normalement. Dès qu’ils en voyaient un, ils couraient se
cacher.
Elle décida de chanter pour lutter contre la fatigue et se donner du
courage. Sa voix lui parut faible, comme perdue dans l’immensité sauvage
qui l’environnait. Ce qui ne l’empêcha pas, une fois sa chanson terminée,
d’en entamer une autre — une chanson que son mari et ses copains aimaient
brailler aux petites heures de la nuit lorsqu’ils étaient soûls. Tout en
beuglant à son tour les couplets égrillards, elle reprit son chemin en écrasant
plantes et herbes sous ses pieds.
Un nouveau craquement la fit taire. Fourrés et buissons alentour lui
parurent frémir, comme s’ils dissimulaient des bêtes. Il fallait à tout prix
qu’elle trouve un abri pour la nuit… et vite.
Elle frôla une branche dont les aiguilles lui chatouillèrent l’épaule.
Relevant la tête, elle avisa un mélèze qui semblait accessible et
suffisamment solide pour supporter son poids.
Elle hésita un instant. Comment pourrait-elle trouver le sommeil en
équilibre dans un arbre ? Une ombre traversa alors son champ de vision et,
balayant ses craintes, elle s’empressa de grimper sur le tronc à l’écorce
glissante.
Bien lui en prit : elle venait à peine d’accéder à l’une des branches que
déjà, un loup se précipitait vers elle en grondant, les babines retroussées et
les yeux injectés de sang. Elle eut à peine le temps de retirer ses pieds. Les
mâchoires de l’animal claquèrent dans le vide. Affolée, elle poursuivit sa
progression à toute allure et ne s’arrêta que lorsque la densité des épines
l’empêcha de monter plus haut.
Elle jeta alors un coup d’œil en bas et fut prise de vertige. Elle ferma les
yeux pour se reprendre, non sans apercevoir auparavant le loup assis au
pied de l’arbre, la tête rejetée en arrière, qui poussait un long gémissement
de frustration.
— Allons, lui cria-t-elle, va-t’en, maintenant ! Tu n’arriveras pas à me
rejoindre ici, de toute façon. Alors pars te chercher une autre proie,
d’accord ?
Elle rouvrit les paupières. A sa grande surprise, l’animal s’était redressé
et semblait vouloir s’éloigner. Elle poussa un soupir de soulagement et posa
sa tête contre le tronc du mélèze.
Mais la bête, loin de renoncer, s’était simplement mise à tourner autour
de l’arbre. Les jambes tremblant d’épuisement, Annis comprit qu’elle
n’allait pouvoir demeurer perchée ici indéfiniment. Elle n’était pas un
oiseau ni un écureuil. Elle devrait se chercher un abri plus confortable et
plus sûr.
Ce fut alors qu’elle prit conscience que deux autres loups avaient rejoint
le premier, comme en réponse à son appel.
Ils s’assirent tous les trois par terre, se préparant visiblement à un long
siège au pied de l’arbre. De temps à autre, l’un d’eux levait un regard jaune
vers elle cependant qu’au-dessus du mélèze, déjà, tournait une bande de
corbeaux qui croassaient bruyamment.
Annis étreignit plus étroitement le tronc de l’arbre, au bord du
désespoir, tandis que les loups, en bas, entonnaient un nouveau concert de
hurlements affamés.

En entendant les cris des loups, Haakon se raidit sur son cheval. Ces
plaintes étaient capables de donner le frisson au guerrier le plus aguerri, car
c’était le cri de ralliement de toute une meute en chasse.
Dressant les oreilles, Floki renifla l’air un instant avant d’émettre un
grondement sourd.
— Oui, je sais, murmura Haakon. La meute entière court les bois. C’est
l’époque où il lui faut nourrir ses petits. Malheur à qui croisera son chemin.
Il inspira profondément, plus soucieux que jamais, se demandant
jusqu’où, au juste, Annis avait pu s’éloigner.
Après être parti à sa recherche, il ne doutait plus de l’habileté et de la
détermination de la jeune femme.
Il l’avait gravement sous-estimée. En fait, se corrigea-t-il avec un
grognement dégoûté, son orgueil et sa peur de s’engager l’avaient rendu
complètement aveugle et sourd aux qualités réelles d’Annis.
Hélas ! il doutait fort qu’elle ait eu conscience du danger auquel elle
s’exposait en fuyant ainsi l’abri du manoir. Avait-elle au moins emporté de
quoi se couvrir, de quoi manger ou faire du feu ?
Après avoir perdu sa trace un moment, Floki parut la retrouver au-delà
du lac, sur le chemin de terre qui s’ouvrait en amont du ruisseau alimentant
l’étendue d’eau. Par chance, songea Haakon, la fugitive était tombée sur
une route digne de ce nom, au lieu de partir à l’aventure dans les sous-bois.
D’ordinaire, ours et loups, même affamés, évitaient les voies de
communication tracées par l’homme. Mis à part un ou deux endroits où
mélèzes et pins formaient comme une voûte obscure au-dessus du chemin,
Annis serait en sécurité tant qu’elle resterait sur ce sentier. Toutefois, il
n’était sûr de rien : une meute de loups chassant pour sa progéniture
devenait une horde de bêtes affamées sans peur ni scrupule.
Comme pour confirmer ses craintes, les loups hurlèrent de plus belle
— à croire qu’ils étaient tombés sur une proie de choix et appelaient leurs
congénères à la curée.
Floki pressa encore l’allure et cessa de zigzaguer d’un bord du chemin à
l’autre pour filer comme une flèche. Haakon talonna les flancs de sa
monture qui partit au galop.
Le chien avait-il repéré la trace d’Annis ? Et si c’était elle, arriveraient-
ils à temps ?

Annis changea de position pour reporter le poids de son corps sur la


droite et se dégourdir un peu les jambes. En bas, les loups encerclaient
toujours le mélèze et, par moments, celui qui l’avait débusquée, un animal
aux pattes argentées, sans doute le chef de la meute, levait la gueule pour
pousser un long cri vibrant qui lui vrillait les oreilles et lui glaçait le sang.
Cela lui coûtait de le reconnaître, mais Haakon avait eu raison de la
prévenir contre les dangers des bois entourant son domaine. Elle avait été
idiote de supposer qu’il affabulait. Tout comme quelques mois auparavant,
il avait eu raison de lui dire de ne pas revenir vers le monastère en
flammes… Il connaissait bien sa région natale et elle aurait dû l’écouter.
C’était un pays à part, plein de menaces, où il était insensé de se risquer
sans armes ni escorte. Elle regrettait maintenant de ne pas l’avoir pris au
sérieux. Pis encore : elle priait pour avoir l’occasion de le revoir… et de
s’excuser.
Elle plaqua son visage contre l’écorce de l’arbre.
Ce qu’elle souhaitait surtout, et ce malgré toutes les épreuves qu’il lui
avait infligées, c’était retrouver la sécurité de ses bras vigoureux, être
rassurée par le timbre grave et viril de sa voix.
Mais elle savait que c’était un rêve impossible à réaliser et qu’elle
s’était trompée du tout au tout sur la nature de son ravisseur.
Dès que sa fuite serait découverte, il enverrait hommes et chiens à sa
poursuite tout en restant lui-même à l’abri dans son manoir, ne se souciant
de son sort que parce qu’elle représentait à ses yeux une certaine somme
d’argent.
Elle ferma les yeux pour retenir ses larmes. A quoi bon gaspiller son
énergie à pleurer ? Elle avait la bouche terriblement sèche. Et puis elle avait
faim. Les gargouillements de son estomac couvraient presque les
hurlements des loups. Mais il lui fallait d’abord survivre. La question de la
nourriture se poserait ensuite. Si elle sortait indemne de ce mauvais pas, elle
trouverait bien un cours d’eau pour se désaltérer et des baies pour se
rassasier. Elle mit une main en visière pour fouiller des yeux le sous-bois à
la recherche de quelque éclat indiquant la présence d’une eau courante.
Elle ne vit rien.
Elle pivota avec précaution pour regarder de l’autre côté, en direction
des montagnes.
Il y eut alors un craquement et la branche sur laquelle elle était réfugiée
parut s’affaisser. Elle sursauta et, se tordant le cou, remarqua une fissure de
la couleur du bois frais juste à côté de son pied droit.
— Oh non ! gémit-elle. Pas ça, Seigneur, par pitié !
Subitement, les loups s’étaient tus et, dans un bel ensemble, avaient tous
levé la tête vers elle. L’un d’entre eux sortit une langue rose pour se lécher
les babines. Comme elle se collait avec désespoir contre le tronc, la branche
gémit et grinça en baissant encore d’un cran.
Son refuge devenait de plus en plus précaire. Elle devait trouver une
solution, et vite. En dépit de la chaleur qui pesait dans l’air, elle se mit à
claquer des dents et à frissonner de tous ses membres.
Elle se tordit la nuque pour examiner le haut du mélèze.
Sur quelle branche se hisser ? Elles semblaient toutes moins robustes
que celle qui pliait sous son poids. Pourtant, il lui fallait bouger sans plus
tarder.
Elle tendit ses muscles, se préparant à sauter. Il n’y avait pas d’autre
solution. Restait simplement à déterminer son point de chute et le moment
où elle bondirait de son perchoir. Elle avisa alors une étendue de mousse un
peu au-delà des loups et, l’estimant accessible, s’écarta aussitôt du tronc.
Juste à l’instant où elle s’envolait de la branche, celle-ci acheva de se
rompre et tomba au milieu de la meute qui s’égailla dans le sous-bois.
Souplement, Annis atterrit sur le sol et roula sur elle-même avant de se
redresser aussitôt. Déjà les loups revenaient vers elle, leurs yeux jaunes
brillant dans les fourrés alentour.
Elle se saisit d’un gourdin tout en en cherchant des yeux un autre arbre.
Mais elle s’aperçut bientôt qu’elle était cernée de pupilles couleur d’or
sale… Piégée.
Elle recula jusqu’à sentir le tronc rugueux d’un pin dans son dos. Elle
n’aurait pu y grimper, mais il protégeait au moins ses arrières.
— A l’aide ! s’écria-t-elle. Par pitié, au secours !
Les silhouettes grises et noires des prédateurs se rapprochaient de plus
en plus. Elle leva son gourdin, essayant de prévoir d’où jaillirait la première
attaque.
Et voilà, se dit-elle, c’était la fin. Elle n’avait échappé aux Vikings que
pour mourir sous les crocs des loups. Le plus hardi d’entre eux sortait déjà
de son buisson pour se précipiter vers elle.
Elle hurla, son arme levée, quand un éclair blanc et cendre percuta le
loup avec une violence inouïe pour l’entraîner dans un roulé-boulé sauvage
sur la mousse.
Etait-ce un de ses compagnons de meute ? s’interrogea Annis. Un chien
errant ? Qu’importait ? On avait entendu sa prière et c’était l’essentiel. Elle
avait droit à un répit.
Le chien — car c’en était bien un — avait saisi son adversaire par le
cou et, après l’avoir secoué, le projeta d’un coup de gueule contre un
rocher. Le loup glissa par terre, inanimé. Le chien vint ensuite se camper
devant Annis, face à la meute, les dents découvertes, le corps frémissant
d’un grondement sourd. Annis remarqua alors son œil cerclé de blanc et sa
queue en trompette.
Le chien de Haakon ! Floki !
Mais, s’il était là, où se trouvait donc son maître ?
Un regain d’espoir naquit en elle. Elle avait désormais une chance de
s’en tirer. Si seulement elle pouvait tenir encore un peu, elle allait être
sauvée.
— Par ici, Haakon, vite !
Seul lui répondit le grognement des loups qui la laissèrent frémissante.
Etait-elle donc seule avec le chien pour unique renfort ?
L’odeur du sang avait enhardi les fauves qui se rapprochaient de
nouveau en grognant et en claquant des mâchoires. Face à eux, le chien de
Haakon restait fermement campé sur sa position.
Deux loups chargèrent en même temps. Floki réceptionna le premier et
lui infligea le même sort qu’au précédent. Le second, cependant, avait
réussi à contourner le chien aux prises avec son compagnon et se ruait sur
Annis. Celle-ci lui assena un coup de gourdin. La bête marqua une pause.
Elle le frappa encore une fois, de toutes ses forces. Le loup chancela. Floki
vint alors à sa rescousse et mordit le fauve au cou. Ce dernier s’affala par
terre en battant des pattes avant de se raidir, la nuque brisée.
Devant les cadavres de trois de ses membres, le reste de la meute parut
hésiter. Annis en profita pour caresser Floki d’une main tremblante. Ce
dernier tordit un peu la tête pour lui lécher les doigts, les yeux toujours rivés
sur leurs ennemis.
— Haakon ! se remit-elle à crier. Haakon, par ici !
Il fallait que Haakon leur vienne en aide. Elle le voulait près d’elle. Elle
avait besoin de lui.
— Attrape ma main, Annis ! Maintenant !
C’était lui ! Arrivé au galop sur son cheval, il lui tendait la main.
Annis ne se posa aucune question. Elle leva le bras et des doigts
puissants lui entourèrent le poignet pour la soulever dans les airs.
Elle était de nouveau en sécurité. De nouveau captive.
Mais elle préférait ne pas y songer pour le moment. Tout ce qui
importait, c’était que cet homme l’avait sauvée d’une mort certaine. Elle
avait envie d’enfouir son visage contre la poitrine de Haakon, de s’enivrer
de son odeur virile. Il était bel et bien là, et son épreuve était terminée.
Haakon siffla son chien mais déjà, un loup découvrait ses dents avant de
bondir sur le flanc de leur monture. Effrayé, leur cheval se cabra aussitôt,
les envoyant au sol avant de partir au galop.
Haakon encaissa le plus gros du choc, amortissant la chute d’Annis qui
put se relever presque aussitôt.
Incrédule, horrifiée, elle prit conscience que Haakon ne bougeait plus.
Immobile, il gisait face contre terre.
— Debout, Haakon. Debout ! hurla-t-elle en tirant sur sa tunique en
cuir.
Il gémit et commença à se redresser, se servant de son épée comme
béquille, avant de retomber comme une masse.
Les loups s’étaient remis à progresser vers eux.
Annis examina les alentours à la recherche d’une arme. Son gourdin
était trop loin pour qu’elle songe à le récupérer.
Fort heureusement, Floki les avait rejoints. Le poil hérissé, il vint en
grondant s’interposer de nouveau entre elle et la meute. Annis nota avec
angoisse que du sang coulait de sa patte arrière.
Un des fauves bondit sur le chien. Ce dernier réagit aussitôt. Les deux
animaux roulèrent sur le sol de la forêt. Cette fois-ci, hélas ! ce fut Floki qui
ne se releva pas.
Annis cria et allait tenter de se précipiter vers son gourdin en dépit du
danger, quand Haakon apparut à côté d’elle son épée au poing.
— Place-toi derrière moi Annis. Et ne bouge plus. Si tu t’enfuis, ils te
courront après.
Il s’avança en balayant l’air du tranchant de sa lame, l’air résolu.
— Mais que fais-tu ? lui demanda-t-elle.
— Ce pour quoi je suis doué : me battre.
Le fil de son arme luisant aux feux du couchant, il se fraya un chemin à
travers la meute en abattant son arme de tous côtés et finit par atteindre son
chien.
Un premier loup tomba sous ses coups. Puis un second. Ce fut le signal
de la débandade. Après cinq morts, la meute se dispersait enfin.
Un silence si profond retomba dans le sous-bois qu’Annis crut être
devenue sourde. Il n’y avait plus ni hurlements ni bruissements dans les
fourrées, mais seulement le chuintement du vent caressant les ramures.
Dans un gémissement sourd, elle s’effondra contre Haakon qui la prit
dans ses bras.
— Chut, tout va bien, murmura-t-il contre sa tempe. Ils sont tous partis.
Tu es en sécurité, maintenant. Je suis là.
— Tu es venu me chercher, chuchota-t-elle tout en palpant son torse et
ses bras pour s’assurer qu’il était réel et indemne.
— Croyais-tu vraiment que j’allais te permettre de me quitter comme
ça ?
— Je ne savais plus quoi penser.
Elle leva la tête pour l’embrasser. Il la serra contre lui. Elle plaqua son
visage contre sa tunique de cuir tandis qu’il caressait doucement ses
cheveux courts. Ils n’avaient pas besoin de se parler. Annis percevait les
battements de son cœur contre sa joue et cela lui suffisait.
Quand elle eut cessé de trembler, elle s’écarta. Haakon laissa retomber
ses bras et elle recula légèrement.
Cinq cadavres de loups les entouraient. Floki geignait par terre. Annis
s’agenouilla près de lui sur le sol moussu. Le chien aboya faiblement. Il
avait les flancs couverts de marques de morsures. En voulant sauver Annis,
il avait été à deux doigts de perdre lui-même la vie. Cette dernière avait
parfaitement conscience de tout ce qu’elle lui devait et refusait de le voir
mourir après qu’il l’avait si vaillamment protégée.
— Il pourra s’en remettre si on lui administre les soins appropriés,
annonça-t-elle tout en se mettant à déchirer des pans de sa chemise en lin.
Je vais bander sa jambe. Il faudra ensuite qu’il reste tranquille pendant
quelques jours.
— Cette clairière est beaucoup trop dégagée, déclara Haakon d’une
voix tendue. Notre position sera intenable si la meute revient à l’attaque.
Nous devons nous éloigner. Tout de suite.
Annis releva les yeux vers lui. Il la considérait avec un visage fermé.
Elle crut même lire comme une expression de reproche dans son regard.
Elle en fut blessée. Ce n’était tout de même pas sa faute si son chien était
blessé ! Or, ils avaient maintenant un devoir envers lui.
— On ne peut pas abandonner Floki ici, dit-elle. Il m’a sauvé la vie. Il
nous a défendus tous deux quand tu étais inconscient. Il faut qu’on l’aide…
Je t’en prie, Haakon !
Ce dernier émit un grognement irrité tout en essuyant la lame de son
épée sur la mousse qui verte qui devint vite rouge.
— Les loups vont se regrouper et revenir à la charge. Il leur faut de la
viande, et Floki n’est plus en état de marcher. Et même si nous l’emmenons,
l’odeur de son sang risque d’attirer la meute jusqu’à nous.
— Alors je préfère rester près de lui, décréta-t-elle tout en appliquant un
morceau de sa chemise sur la plaie du chien qui émit un bref jappement de
douleur.
— Es-tu folle ? s’emporta Haakon en lui étreignant le bras. Je ne suis
pas venu jusqu’ici pour te voir dévorée par les bêtes sauvages ! Si tu restes
à côté de Floki, tu mourras aussi et son sacrifice aura été vain.
Annis se dégagea d’une secousse et posa ses paumes sur ses cuisses
pour recouvrer la maîtrise d’elle-même, estimant qu’une chamaillerie
n’arrangerait en rien leur situation. Elle prit une profonde inspiration et
s’exhorta au calme.
— Aide-moi à sauver Floki, Haakon, reprit-elle. Emportons-le. C’est un
bon chien. Il ne mérite pas de finir ainsi.
— J’en suis convaincu aussi, Annis, repartit-il sur un ton plus posé en
s’agenouillant à son tour près de l’elkhound pour le caresser. Quand je l’ai
eu, ce n’était qu’un chiot et c’est moi qui l’ai dressé. Malheureusement, sa
blessure est trop grave.
— Je peux le sauver, Haakon. J’en suis certaine.
Le guerrier viking baissa la tête en soupirant. Puis il souleva Floki et,
l’ayant placé en travers de ses épaules, quitta la clairière d’un pas décidé.
Annis constata avec surprise qu’il ne revenait pas vers le chemin, mais
s’enfonçait encore plus profondément dans le sous-bois, dans le territoire
des loups. Elle s’empressa de le suivre et dut presque courir pour soutenir
son allure.
— Mais où vas-tu ? La route est de l’autre côté ! s’exclama-t-elle en lui
indiquant la direction du bras.
Le combat l’avait-il donc désorienté ?
— Tu comptes le porter comme ça jusqu’au manoir ? ajouta-t-elle.
— Ne t’inquiète pas. Je sais très bien où nous sommes, lui répondit-il
sans ralentir. Il y a une ancienne cabane de bûcheron, non loin d’ici.
— Et alors ? s’enquit-elle tout en regardant par-dessus son épaule,
persuadée qu’elle allait voir les buissons frémir derrière eux et plusieurs
paires d’yeux jaunes transpercer la pénombre.
— Nous pourrons nous y abriter et il te sera ainsi possible de soigner
Floki, lui expliqua-t-il. Je suis d’accord avec toi : son heure n’est sans doute
pas encore venue de monter au Walhalla.
Sa voix se brisa légèrement.
— Car si un chien a jamais mérité rejoindre le paradis des braves,
murmura-t-il, c’est bien Floki.
— Et comment sais-tu qu’il y a une cabane dans cette direction ?
Il pivota vers elle, ses prunelles bleues scintillant dans le demi-jour.
— Cette terre est la mienne, Annis. J’en connais la moindre parcelle, le
moindre arbre et le moindre rocher.
Elle s’arrêta net, saisie : en dépit de tous ses efforts, elle n’était même
pas parvenue à quitter le domaine de son ravisseur. Comme sa tentative de
fuite devait paraître dérisoire à Haakon ! Elle porta une main au collier qui
lui enserrait toujours le cou.
— Pas à ce point-là, quand même, maugréa-t-elle.
Il lui sourit et repositionna le chien sur sa nuque.
— Non, peut-être pas, convint-il, mais je connais bien cette hutte pour
m’y être réfugié, étant enfant, quand on m’a appris que j’allais être envoyé
en pension à l’étranger. Le bûcheron qui l’occupait alors était un ami, un
ancien compagnon d’expédition de mon père. C’est lui qui m’a appris les
bois, qui m’a montré comment y survivre.
— Et tu as pu échapper à l’exil ?
— Non. Mon père a fini par me retrouver, repartit-il avant de prendre un
regard distant et d’esquisser un mince sourire. En fait, Gorm a refusé de me
cacher. Il m’a dénoncé à ma famille et j’ai accepté la punition que m’a
infligée mon père. J’ai ensuite quitté le domaine sans un regard en arrière,
mais en me jurant bien que j’y reviendrais un jour et que toutes ces terres
m’appartiendraient alors. Il m’a fallu attendre dix ans pour cela.
— Quel âge avais-tu en partant ?
— Sept ans.
Annis se mordit la lèvre, se demandant quelle leçon il avait pu tirer de
cette expatriation. Ne pouvait-il comprendre, grâce à cette expérience, son
propre désir de retrouver son foyer ?
— Et le domaine était toujours le même à ton retour ? demanda-t-elle.
Il secoua brièvement la tête.
— Non. Mon père était malade. Il avait négligé ses terres. Beaucoup de
travail m’attendait. Et je n’ai toujours pas fini. Mon peuple mérite mieux
que ça.
— Mais, objecta-t-elle, curieuse d’en savoir plus, le domaine m’a l’air
prospère, aujourd’hui. Tes greniers sont remplis et tes bêtes nombreuses et
en bonne santé.
— Allons, viens, répliqua-t-il en reprenant sa marche. Nous avons
encore du chemin à faire avant d’être à l’abri d’une porte bien close. Tu me
rappelleras de te raconter la suite de cette histoire à la veillée, cet hiver.
Annis voulut obtempérer, mais ses jambes refusèrent brusquement de la
porter.
— Attends, s’il te plaît. Il faut que je me repose un peu.
— Tu te reposeras dans la cabane, répliqua-t-il. Nous devons continuer.
— Mais j’ai mal partout, protesta-t-elle tout en détestant le ton geignard
de sa voix ainsi que les larmes qui lui montaient aux yeux.
Il se figea aussitôt.
— Tu as été mordue ?
— Non, grâce au ciel. Je me suis juste un peu tordu la cheville en
sautant de l’arbre. Mais je n’ai plus de souffle et j’ai l’impression d’avoir
tous les muscles en coton.
Elle s’appuya contre un bouleau dont l’écorce lisse lui rafraîchit la
paume.
— Si tu n’es pas blessée, rétorqua Haakon, alors tu peux marcher. Nous
sommes en danger, ici. Et puis tu as déjà causé assez de tort comme ça
aujourd’hui.
Indignée, Annis allait tout lui révéler sur Ingrid et Aelfric, mais préféra
finalement s’en abstenir. A quoi bon ? pensa-t-elle. Haakon semblait de
toute façon lui en vouloir. Et puis elle souhaitait oublier tout ça. Elle avait
tenté de s’échapper et elle avait échoué, voilà tout.
— Qui d’autre as-tu envoyé à ma recherche ?
— Je suis parti tout seul, répondit-il tout en déplaçant encore une fois le
poids de l’elkhound sur ses épaules. Allons, avance. La cabane est juste de
l’autre côté de cette butte. Tu ne veux pas que je te porte aussi, quand
même ?
— Je ne t’ai rien demandé, grommela-t-elle en se détachant de l’arbre.
Elle pouvait bien arriver sans aide jusqu’à l’abri, se dit-elle. Après, il
serait toujours temps d’aviser.
Chapitre 12

Comme Haakon l’avait promis, la hutte de bûcheron apparut bientôt


devant eux. L’épreuve était bel et bien terminée, songea Annis en se traînant
jusqu’à la porte de l’abri dont elle essaya de manœuvrer le verrou.
— C’est fermé, gémit-elle, près de s’effondrer par terre en sanglotant de
frustration.
Il y avait bien un refuge, comme il le lui avait assuré, mais l’intérieur
était interdit aux intrus. Après tout ce qu’ils avaient enduré, allaient-ils
mourir à cause d’un simple battant de bois qui refusait de s’ouvrir ?
— Laisse-moi faire, intervint Haakon. Il y a une technique pour l’ouvrir.
Il avait à peine posé la main sur la poignée que la porte, comme par
magie, pivotait sur ses gonds.
Quoique petite et basse de plafond, la cahute était douillette et sèche.
Un tas de feuilles mortes avait été amassé dans le foyer central. Une
chouette d’une blancheur de neige, perchée dans la charpente, accueillit les
visiteurs en hululant avant de disparaître d’un coup d’ailes par le conduit de
cheminée.
Annis s’affala sur le sol, les jambes coupées, soudainement terrassée par
la conscience du sort abominable auquel elle venait d’échapper. Chaque fois
qu’elle fermait les paupières, elle revoyait les crocs luisants et les prunelles
soufrées de la meute. Elle ramena ses genoux contre son torse pour y
appuyer sa tête.
Ayant déposé Floki à terre, Haakon referma le battant qu’il verrouilla
aussitôt. Le loquet s’enclencha dans la gâche avec un bruit mat et rassurant.
— Nous pouvons nous reposer, maintenant, déclara-t-il. La porte est en
bouleau massif. Elle suffira largement à nous protéger des loups et des
autres prédateurs. Tu n’as plus rien à craindre.
— J’ai… j’ai froid, bredouilla-t-elle en se mettant à trembler, tellement
froid.
— C’est le choc, affirma-t-il platement. Heureusement, j’ai toujours
mon nécessaire à feu sur moi.
Il sortit des poches de son ceinturon un silex, une pierre à feu et une
boule d’amadou enveloppée dans une pochette de cuir.
— Tu vas bientôt pouvoir te réchauffer. J’ai aussi pris la précaution
d’emmener avec moi un morceau de pain et du fromage.
Ces paroles éveillèrent son estomac affamé. Ses mésaventures l’avaient
vidée de son énergie. Elle mourait de faim.
— Plus tard, répondit-elle néanmoins. Après que j’aurai regardé la
blessure de Floki.
— Il faut d’abord que tu reprennes des forces. Floki ne saigne plus.
Mange et repose-toi. Tu t’occuperas mieux de lui quand le choc sera passé.
— Mais…
— Ce n’est pas négociable, Annis.
Elle allait protester quand elle s’aperçut que ses mains tremblaient.
Haakon avait raison, pensa-t-elle. Elle n’était pas en état d’examiner
l’animal.
— Merci, murmura-t-elle en lui touchant le bras. Merci, pour tout.
Il haussa les épaules sous sa tunique de cuir.
— Crois-tu encore que j’exagérais quand je te prévenais que ces bois
étaient dangereux ? Je te déconseille de fuir de nouveau : tu as plus de
chances de survivre si tu restes avec moi.
— Vas-tu encore me ligoter ? s’enquit-elle en penchant la tête de côté.
Un moment, elle eut envie de lui demander pour quelle raison au juste il
était parti à sa recherche — parce qu’il avait peur pour elle ou parce qu’il ne
pouvait tolérer l’idée de perdre un otage de valeur ? Mais elle s’en abstint,
se rappelant avec un sourire crispé que, s’il n’était venu lui porter secours,
elle serait morte maintenant, déchiquetée par les loups, une possibilité dont
la seule évocation lui était à peine supportable.
— Si je te ligote, tu ne pourras pas soigner Floki, répliqua-t-il avant de
se passer une main dans les cheveux. Et puis où irais-tu en sortant d’ici ?
Périr sous les dents et les griffes des loups n’est guère un sort enviable.
Nous avons d’ailleurs eu beaucoup de chance de leur échapper sans trop
d’égratignures.
Annis porta une main à son front pour essayer de réfléchir. Le contrôle
de la situation lui échappait de nouveau totalement. Elle aurait dû se
lamenter d’avoir échoué dans sa tentative de fuir ; or, elle ne pouvait
s’empêcher d’en éprouver du soulagement. Elle ne disposait pas des
ressources nécessaires pour survivre dans un environnement aussi hostile.
D’un autre côté, elle ne méritait pas non plus d’être traitée comme elle
l’avait été au domaine. En vérité, tout ce qu’elle souhaitait pour le moment,
c’était poser sa tête contre la poitrine de Haakon et tout oublier…
— J’ai cru que ma dernière heure était arrivée, reconnut-elle. Surtout
quand le cheval nous a désarçonnés.
— Oui, mais nous avons survécu et c’est tout ce qui compte, rétorqua-t-
il en lui serrant brièvement l’épaule avant d’aller chercher des branchages
sur le tas de bois accumulé dans un des angles de la pièce.
— Grâce à Floki.
Elle se pencha vers le chien pour le caresser. Il lui lécha la main.
— Comment t’es-tu aperçu de ma fuite ?
— J’ai découvert Ingrid dans la porcherie. Elle n’était franchement pas
ravie que tu l’aies troussée comme une volaille.
— Elle était venue m’apporter à manger. Je n’ai peut-être pas été très
gentille avec elle.
Elle se mordit la lèvre, hésitant encore à rapporter à Haakon les aveux
de la servante et ne sachant, après ce qu’ils venaient de vivre ensemble, s’il
importait toujours qu’il sache qui était le vrai coupable du vol des bijoux de
Guthrun.
— Il m’a semblé, sur le coup, ne pas avoir le choix, ajouta-t-elle. Je
devais m’en aller, c’est tout.
— Et comment t’y es-tu prise ?
— Mon père m’a appris quelques prises. Il estimait qu’il fallait se
préparer à tout… En fait, c’est bien la première fois que j’ai eu l’occasion
de mettre son enseignement en pratique — et j’espère ne jamais avoir à
recommencer, précisa-t-elle avec un sourire crispé.
— Savoir se défendre est toujours utile. Ton père avait raison.
— Ma vie a complètement changé après sa mort et le remariage de ma
mère, poursuivit Annis avec un soupir. Il tenait beaucoup à moi. J’étais son
seul enfant à avoir survécu jusqu’à l’âge adulte.
— J’ai renvoyé Ingrid, lâcha Haakon.
Sa voix se répercuta sur les parois de la cabane. Il était en train de
positionner du bois de chauffage sur la dalle du foyer, le dos tourné à elle.
Comment devait-elle interpréter cette nouvelle ? Avait-il voulu punir la
domestique parce qu’il pensait qu’elle l’avait aidée à s’échapper ?
— Renvoyée ? Pourquoi ? ne put-elle s’empêcher de l’interroger.
— C’est elle qu’Aelfric avait séduite, c’est elle qui lui a donné la clé du
coffre à linge, expliqua Haakon en se retournant soudain, les lèvres
blanches et le regard anxieux. Tu as clamé ton innocence et je n’ai pas su te
faire confiance. Cela me ronge depuis. Je te demande pardon, Annis.
Elle sentit sa gorge se serrer et ne put que hocher la tête. Elle
n’éprouvait aucun sentiment de triomphe, juste une douloureuse lassitude.
— Continue, dit-elle.
Haakon lui rapporta alors tout ce que lui avait raconté Ingrid. Annis
avait du mal à éprouver pour elle la moindre pitié. La servante avait fait son
propre malheur en se fiant au moine.
— Je suppose qu’il a mis ma croix dans ma literie pour me rappeler à
mes devoirs religieux, murmura-t-elle sur un ton amer. C’est tout juste s’il
ne m’a pas dit que j’étais une mauvaise femme avant de partir.
— Mauvaise ? repartit Haakon avec un haussement de sourcils. Voilà
bien le dernier terme qui me viendrait à l’esprit pour te qualifier. Pourquoi
t’a-t-il insultée de la sorte ?
— Parce que, d’après lui, j’aurais commis des actes répréhensibles au
regard de la religion chrétienne, répondit Annis avant de pincer les lèvres et
de croiser les bras sur sa poitrine. Et dire que, pendant ce temps, il était en
train de flirter avec Ingrid et de lui débiter des mensonges pour
l’amadouer…
— Et à quel sujet vous êtes-vous disputés ce matin ?
Ce matin ? songea-t-elle, prise de vertige. La scène lui paraissait
remonter à des siècles… En tout cas, estimait-elle, Haakon avait bien le
droit de savoir la vérité. C’était au moins la troisième fois qu’il lui sauvait
la vie.
— Il voulait s’échapper et me proposait de le suivre. J’ai refusé et lui ai
conseillé de penser un peu à ses compagnons d’infortune. Manifestement, il
ne m’a pas écoutée. Peu après, Ingrid est venue me dire que j’avais l’air
congestionné et m’a suggéré d’aller me promener autour du lac. Je ne savais
pas que tu t’y trouvais toi-même et me doutais encore moins qu’Aelfric en
profiterait pour fuir avec les bijoux de ta belle-mère… Je doute que ça lui
serve beaucoup si la meute lui tombe dessus.
— S’il se fait attraper par les loups, il l’aura bien cherché. C’est un être
retors et égoïste.
— Mon oncle avait pourtant la plus grande considération pour lui. Il le
disait prédestiné à une brillante carrière et pensait l’envoyer à Rome. Il est
vrai qu’Aelfric paraissait si pieux… Après qu’il m’a parlé, ce matin, j’ai eu
l’impression d’être sale.
Annis se pinça le haut du nez pour chasser la migraine qui menaçait de
l’accabler. Elle tenait à tout prix à se justifier, à ce que Haakon comprenne
les raisons de sa tentative d’évasion.
— A l’entendre, ajouta-t-elle d’une voix frémissante, j’aurais été mieux
inspirée de mourir…
— Cet homme était l’hypocrisie incarnée, Annis, la coupa Haakon.
Son regard s’était adouci. Il gardait néanmoins les mains le long du
corps. Au premier signe de sa part, elle se serait précipitée dans ses bras,
mais comme rien n’indiquait qu’il en ait envie, elle s’agenouilla près de
Floki.
— Tu n’as pas à avoir honte de ce que tu as fait, reprit-il. Nul ne peut te
reprocher d’avoir voulu survivre.
— Mais… mais… , bafouilla-t-elle, essayant de trouver un argument
susceptible d’étayer les reproches d’Aelfric.
Cependant, rien ne lui venait à l’esprit. Elle avait tellement envie de
croire Haakon, aussi, tellement besoin de se persuader que le simple désir
de prolonger son existence n’était effectivement pas un péché.
— Si tu mourais, ajouta-t-il, ce serait une grande perte pour nous tous.
Tu es une guérisseuse très talentueuse. Tu as évité à Thrand d’être défiguré.
Il s’accroupit à son tour devant son chien et le caressa.
— Qui mieux que toi serait capable de s’occuper de Floki ? Et puis ne
vaut-il pas mieux tenter de mettre à profit les années que nous accordent les
dieux que de passer son temps à regretter de les vivre ?
Annis reporta son attention sur le chien. La griffure sur sa patte arrière
était profonde. Comme elle palpait le pansement, celui-ci glissa et la plaie
se remit à saigner abondamment. Elle s’empressa de déchirer une nouvelle
bande de lin au bas de sa chemise pour l’appliquer contre la blessure, mais
ne parvint pas à arrêter l’hémorragie.
Alarmée, elle regarda autour d’elle sans rien voir qui puisse l’aider à
étancher la plaie. Elle avisa alors Haakon qui s’était relevé et s’évertuait
maintenant à projeter des étincelles sur de l’amadou carbonisé.
— Pourrais-tu me donner un peu d’amadou avant de le ranger, s’il te
plaît ? lui demanda-t-elle. J’en ai besoin pour Floki.
— Bien sûr, répondit-il, mais à quoi cela va-t-il te servir ?
Il rompit un morceau du champignon spongieux et noir qu’elle prit dans
sa paume en veillant à ne pas toucher les doigts de Haakon. Elle en perçut
néanmoins la tiédeur contre les siens et cette sensation fugace suffit à
déclencher en elle un long frisson.
— C’est excellent pour allumer des feux, ajouta-t-il, mais son utilité
s’arrête là.
Annis écrasa l’amadou dans le creux de sa main avant d’en répandre la
poudre dans la blessure de Floki. Le saignement cessa presque aussitôt. Elle
entreprit ensuite de bander le membre atteint, se concentrant sur ces petits
gestes simples pour distraire son attention de l’homme accroupi près d’elle.
— Cela devrait juguler l’hémorragie, expliqua-t-elle. J’ai déjà eu
l’occasion de constater l’efficacité de ce remède.
Haakon hocha la tête tout en se remettant à frotter le silex contre la
pierre à feu, provoquant une pluie d’étincelles qui ne tardèrent pas à faire
fumer l’amadou. Il plaça ce dernier contre les feuilles mortes qui se
consumèrent à leur tour, puis se mit à souffler doucement sur ces premières
braises qui enflammèrent bientôt les brindilles. Satisfait, il remit son
nécessaire à feu dans une des poches de son ceinturon tandis que lumière et
chaleur commençaient à se répandre dans la cabane.
Ayant elle-même terminé de panser Floki, Annis s’assit sur ses talons et
tendit ses mains vers le foyer.
— C’est drôle, murmura-t-elle. En partant ce matin, j’avais chaud, mais
maintenant j’ai l’impression d’être glacée jusqu’aux os.
Haakon hocha la tête en silence. Il devait se retenir pour ne pas enfouir
son visage dans les cheveux coupés d’Annis, pour ne pas la supplier de
nouveau de lui pardonner. Il avait désormais conscience que seules la
jalousie et la peur l’avaient poussé à la châtier. Mais comment pourrait-il
jamais lui expliquer la terreur qui l’avait saisi lorsqu’il l’avait vue entourée
d’une meute de loups affamés, puis l’émotion qui lui avait serré la gorge
face à son inquiétude pour son vaillant elkhound ?
— C’est fini, maintenant, lui assura-t-il en lui tendant pain et fromage,
telles des offrandes de paix.
Elle prit le bout de miche et y planta les dents avec appétit. Il crut
qu’elle allait tout dévorer, mais elle prit soin de lui réserver la moitié de la
nourriture.
— J’ai survécu jusqu’à présent, admit-elle. Reste à savoir ce qui va
m’arriver ensuite.
— En tout cas, je te promets que tu n’as plus rien à craindre de moi.
Comme elle tournait vers lui un regard angoissé, il la prit dans ses bras
pour l’embrasser. Il eut une grimace en la serrant contre lui et laissa
échapper un hoquet de douleur. Elle redressa aussitôt la tête pour le
dévisager.
— Mais tu es blessé, toi aussi ! s’exclama-t-elle. Tu aurais dû m’en
avertir. Il faut qu’on te soigne.
Baissant les yeux, il nota quelques taches sombres sur sa tunique.
— Bah, ce n’est rien. J’ai juste reçu un ou deux coups de griffes ainsi
qu’une petite morsure au bras, répliqua-t-il. Pas besoin d’amadou pour moi.
— Retire donc ta tunique que j’en juge par moi-même, rétorqua-t-elle.
Je te rappelle que c’est moi la guérisseuse.
Il obéit donc et se mit torse nu pour qu’elle puisse l’examiner à loisir.
— Tu as raison, ce ne sont que des égratignures superficielles. Ça va te
gratter pendant une bonne semaine, mais rien de plus.
Comme sa main s’attardait sur les traces sanglantes, il la saisit pour
l’empêcher de descendre plus bas. Certes, il avait envie d’elle, mais il savait
qu’il devait procéder avec lenteur. Or, si elle continuait à le toucher, il
craignait que son désir ne les consume tous deux sans qu’il ne puisse plus le
contrôler.
Son visage portait encore les traces de l’épreuve qu’elle venait de subir.
Il devait se montrer patient avec elle.
Il ne souhaitait surtout pas qu’elle puisse lui reprocher d’avoir abusé de
son état de faiblesse. Il voulait au contraire qu’elle s’offre à lui pleinement,
en assumant la passion qu’il devinait en elle. Il refusait de lui donner le
moindre motif de ressentir une honte semblable à celle que lui avait inspirée
Aelfric pour leurs étreintes passées. Il fallait qu’elle apprenne à écouter et à
respecter les élans de sa chair. Mais pour l’aider à y parvenir, il devait de
son côté procéder avec tact et délicatesse, afin de restaurer la confiance
entre eux.
— Je te disais bien que ce n’était rien, acquiesça-t-il. Ma tunique en cuir
m’a bien protégé.
Annis laissa retomber ses mains.
— Quand même, porter le chien sur ton dos n’a pas dû être facile.
— Quoi ? Un petit elkhound comme Floki ? s’écria-t-il en désignant du
menton l’animal de taille plutôt respectable qui souleva la tête et remua la
queue en l’entendant prononcer son nom.
Le porter n’avait vraiment pas été un problème. Il avait même failli
prendre Annis dans ses bras également. Seul son regard déterminé l’en avait
alors dissuadé.
— J’aurais pu le porter deux fois plus loin encore. Tu veux que je te le
prouve ?
— Allons, ne plaisante pas.
— Mais je ne plaisante pas. Je tiens autant que toi à sauver ce chien,
figure-toi. Simplement, il était nécessaire que nous trouvions au plus vite un
abri, repartit Haakon avant de se passer une main dans les cheveux. Nous
attendrons qu’il aille mieux pour repartir.
— Et si moi, je désire m’en aller avant ? s’enquit-elle, ses prunelles
brillant à la lueur du feu.
— Je ne crois pas que tu aies envie de mourir. Or, continuer toute seule
vers les montagnes te conduira vers une fin certaine. Et atroce.
Il tendit le bras pour lui toucher la main.
— Et puis ta rançon ne devrait plus tarder, ajouta-t-il.
Tout en prononçant ces paroles de réconfort, il avait involontairement
pressé les lèvres. La perspective de devoir renoncer un jour à Annis lui était
presque intolérable.
— Ah, oui, fit-elle tout en rajustant les bandages de Floki, la rançon…
— Elle va arriver plus tôt que tu ne le crois, lui affirma-t-il en posant la
main sur son épaule.
Il n’osait lui avouer qu’il redoutait le moment où il devrait se séparer
d’elle. Plus tard la rançon arriverait, mieux il se porterait ! Mais il devait
faire preuve de la plus grande prudence à son égard. Il avait été trop près de
la perdre aujourd’hui pour risquer de l’effaroucher.
— En es-tu bien sûr ? répliqua-t-elle en étouffant un bâillement.
— Fais-moi confiance… Allons, il faut que tu te reposes, maintenant.
Allonge-toi près de moi. Tu auras plus chaud.
Elle joignit les mains sous son menton, les paupières lourdes.
— Je vais dormir ici, près de Floki, au cas où il se remettrait à saigner.
— Que crains-tu au juste, Annis ? Moi… ou tes propres sentiments ?
Comme elle ne répondait pas, il releva les yeux pour constater qu’elle
était déjà endormie. Roulant sa tunique de cuir en boule, il la plaça sous sa
tête en guise d’oreiller, lui caressa les cheveux et déposa un baiser sur son
front.
Il aurait aimé pouvoir approfondir cette discussion, mais se résigna à
attendre un moment plus favorable.

Quand Annis rouvrit les yeux, un rayon de soleil descendu par le


conduit de fumée éclairait l’intérieur de la hutte. Elle s’étira et sursauta en
s’apercevant que la cabane était vide. Mis à part Floki qui sommeillait
encore, elle était seule. Elle ramena ses genoux contre sa poitrine et enserra
ses jambes.
C’était Haakon en personne qui était venu la sauver, pensa-t-elle. Non
pas ses hommes, mais lui et lui seul. Cela devait quand même signifier qu’il
éprouvait quelque chose pour elle. Cependant, il ne l’avait toujours pas
embrassée… alors qu’elle mourait d’envie de sentir de nouveau ses lèvres
contre les siennes.
Haakon apparut bientôt sur le seuil de la pièce et referma la porte
derrière lui. Sa tunique de lin moulait sa poitrine, soulignant la vigueur de
ses muscles dont elle ne se souvenait que trop bien. Ses gestes étaient lents
et circonspects, comme s’il était ankylosé. Elle ne pouvait le quitter des
yeux ; elle avait beau vouloir le détester, elle se prenait constamment à
admirer ses mains, ses doigts, le jeu précis de ses muscles puissants. C’était
plus fort qu’elle. Son corps le réclamait.
Elle se rendit alors compte que sa fuite n’avait pas été motivée par son
désir d’échapper à une punition injuste ni même à la servitude qu’on lui
avait imposée, mais bel et bien au désir qu’il éveillait en elle. Un désir qui
la dérangeait, certes, mais auquel elle allait devoir s’accoutumer, elle le
comprenait maintenant. Elle n’avait pas le choix : tant qu’elle vivrait, elle
ne pourrait nier l’attirance qu’elle ressentait pour Haakon — et elle voulait
vivre. Elle espérait seulement que, après les événements de la veille, il ne
l’avait pas reléguée au rang de simple captive.
— Je suis sorti nous chercher notre petit déjeuner, annonça-t-il, une
lueur malicieuse dans les yeux. Tu dormais en ronflant si fort que je n’ai
pas eu le courage de te réveiller.
— Je ne ronfle pas.
— Ce devait être Floki, alors, repartit-il avec un petit rire.
S’entendant appeler, le chien redressa aussitôt la tête et se mit à remuer
la queue.
— Oui, très certainement, approuva-t-elle en s’esclaffant à son tour
avant de se pencher sur la patte arrière de l’elkhound.
Cette fois-ci, constata-t-elle avec satisfaction, le bandage avait tenu.
— Floki a l’air d’aller mieux, reprit-elle. Au moins, il ne saigne plus.
— Grâce à toi.
— Et à l’amadou.
— Et à l’amadou, répéta Haakon, conciliant. Alors, tu veux des fraises,
oui ou non ? Vas-tu me laisser les manger seul ?
— Des fraises ?
— Comme je te le dis, répondit-il en ouvrant la main pour lui montrer
les minuscules baies rouges qui luisaient dans le creux de sa paume. Plus
tard dans la saison, les plaquebières donnent leurs fruits et c’est un régal
digne des dieux. Ça ressemble un peu à des framboises, en orange, et ça a
une saveur assez particulière mais délicieuse.
— Je n’en ai jamais goûté.
— Nous irons en cueillir quand elles seront mûres, dans deux ou trois
semaines.
Haakon semblait différent aujourd’hui. Il avait l’air plus jeune, plus
insouciant. Il ne ressemblait guère au guerrier de la veille, mais bien plus à
l’homme qu’elle avait aimé dans l’étuve, près du lac. Qui était-il au juste ?
Allait-elle oser se fier à lui ? Il s’était excusé, après tout, ce que Selwyn
n’aurait jamais fait à sa place.
— Quand rentrons-nous ? demanda-t-elle. Tu n’as pas l’intention de
rester ici jusqu’à ce que les plaquebières mûrissent, j’imagine.
— Eh bien, mettons dans un jour ou deux, le temps que Floki reprenne
suffisamment de forces pour nous accompagner sur le chemin du retour. Le
manoir est tout de même trop loin pour que je porte jusque-là-bas, précisa
Haakon en souriant.
Il redevint soudain sérieux.
— Le cheval a disparu, poursuivit-il. Peut-être est-il rentré à l’écurie,
mais mieux vaut ne pas trop y compter. De toute façon, mes hommes ont
déjà dû partir à notre recherche.
— Tu pourrais retourner seul là-bas. Je t’attendrais ici avec Floki.
Haakon la considéra en plissant les yeux.
— Je préfère que nous revenions ensemble.
— Ne t’inquiète pas, je n’ai plus envie de m’enfuir, précisa-t-elle. Ma
mésaventure d’hier m’a suffi. J’aime mieux patienter jusqu’au versement de
la rançon.
Voyant que Haakon allait de nouveau protester, elle posa une main sur
son ventre et changea de sujet.
— Mon estomac a déjà oublié le pain d’hier et ces fraises sentent
délicieusement bon.
— Il faudra que j’ajoute ça à mes autres techniques de séduction,
répliqua-t-il en déposant les baies sur ses genoux.
« Séduction… », se répéta Annis en frémissant. Voulait-il lui signifier
par là que, malgré leurs querelles passées, il la désirait toujours ? Un abîme
tiède s’ouvrit en elle. Elle hésitait cependant encore à s’y laisser glisser.
Quant à poser franchement la question à Haakon, c’était s’exposer à une
éventuelle dénégation. Aussi, craignant d’avoir mal interprété son propos,
concentra-t-elle toute son attention sur la dégustation des fraises.
— Excellent ! décréta-t-elle en se léchant les doigts.
— Tu as du jus sur le menton, murmura-t-il en avançant sa main vers
elle pour lui essuyer la bouche.
Annis frissonna, ses lèvres frémirent. Elle leva la tête en guise d’invite,
mais Haakon n’y répondit point, se contentant de scruter ses traits avec
intensité.
— Et si on faisait un jeu ? lui proposa-t-il en s’animant soudain.
Histoire de passer le temps ?
— Quel genre de jeu ? Tu n’as quand même pas emporté ton tafl, si ?
rétorqua-t-elle en se forçant à rire pour dissiper la tension qui lui mettait le
cœur en émoi.
— Gorm a gravé un plateau, juste là, répondit-il en lui indiquant
l’endroit. Nous n’aurons qu’à prendre des pierres pour jetons. Je jouais
souvent avec lui quand je venais lui rendre visite.
— Si tu y tiens…
Dès qu’elle vit le plateau en question, elle reconnut le jeu du moulin.
Pour gagner, il fallait enlever les pièces de son adversaire en alignant des
rangées de trois de ses propres pions. Il serait aussi bien de jouer : comme
ça, au moins, elle ne serait pas tentée de supplier Haakon de l’embrasser.
Car cette envie grandissait en elle de manière plus qu’inquiétante et, comme
jusqu’à présent le Viking avait montré une certaine réserve à son égard, elle
commençait à se demander si elle ne devrait pas tenter de le séduire.
— Tu as peur ? s’enquit-il.
— Je viens d’affronter une meute entière de loups et j’aurais peur d’un
simple jeu ?
Elle ponctua sa repartie d’un rire badin. Au fond d’elle, cependant, elle
était loin d’éprouver cette assurance. Il lui fallait impérativement découvrir
s’il la désirait aussi. Et cela, même s’il devait finalement lui avouer qu’elle
n’était pour lui qu’un otage de valeur.
Il avait eu envie d’elle une fois. C’était un fait acquis. Depuis qu’ils
s’étaient réfugiés ici, néanmoins, il semblait vouloir maintenir comme une
distance entre eux. Or, elle avait besoin de connaître la vérité, besoin d’être
fixée sur la nature de ses sentiments. Il fallait qu’elle sache si elle n’espérait
pas en vain…
— Et si on pariait ? suggéra-t-elle d’une voix légèrement tendue.
Haakon garda le silence un instant comme s’il réfléchissait.
— Je t’écoute, lâcha-t-il enfin. Que proposes-tu ?
Elle s’humecta les lèvres.
— Si je gagne, tu me devras une faveur.
— C’est-à-dire ?
— Tu le sauras quand j’aurai gagné, riposta-t-elle.
— Je te préviens qu’il n’est plus question de me fausser compagnie.
— Pas ce genre de faveur-là, répondit-elle avant d’avaler sa salive. Je te
parle d’une autre sorte de… récompense.
— Tu m’intrigues, avoua-t-il. Et si tu perds ?
— Alors je t’obéirai et c’est moi qui te devrai une faveur.
— D’accord, marché conclu, dit-il avant de se pencher vers elle. Mais
sache bien que je n’ai pas du tout l’intention de perdre.
— Moi non plus.
Il ramassa des cailloux par terre, en distribua à Annis et l’invita d’un
geste à commencer la partie. Elle plaça le premier pion sur le plateau d’une
main légèrement tremblante. Elle se forçait à rester concentrée sur le jeu et
à ne pas prêter attention au torse viril de son adversaire qu’elle apercevait
par l’échancrure de sa tunique au moindre de ses mouvements.
Au bout d’un moment, il n’y eut plus que six jetons sur le plateau. Le
premier à aligner trois de ses pions serait en mesure de prendre le dernier
jeton.
Annis étudia le plateau. La position des jetons était d’une simplicité
presque trompeuse. Elle bougea une de ses pièces. Haakon déplaça une des
siennes, lui permettant du même coup de procéder à l’alignement recherché.
— J’ai gagné ! s’écria-t-elle. C’est moi qui ai fait le dernier moulin.
Haakon considéra le plateau et se mit à compter sur ses doigts.
— Voyons, c’est impossible, marmonna-t-il. Je n’ai pas perdu au moulin
depuis la cour de Charlemagne.
— Mettrais-tu en doute ma victoire ? le questionna-t-elle en penchant la
tête sur le côté.
Elle levait les yeux sur lui, battant des cils innocemment, savourant son
triomphe.
— Non, repartit-il en inclinant le buste. Bon, qu’attends-tu de moi ? Je
suis à tes ordres.
— Je veux que tu me fasses l’amour.
Elle avait parlé d’une traite, soucieuse de découvrir la réaction de
Haakon au plus vite. Scrutant ses traits, à l’affût du moindre signe, elle fut
déçue de n’y lire aucune expression. Seule sa respiration s’était faite plus
rapide. Aussitôt, elle baissa les yeux sur le plateau de jeu. Il ne lui restait
plus qu’à le persuader qu’elle plaisantait et qu’elle désirait seulement le
taquiner. Elle aurait pourtant juré… Mais non, pensa-t-elle, la gorge un peu
serrée, elle s’était méprise.
— Il n’était pas nécessaire de jouer pour en arriver là, Annis, lui dit
alors Haakon en lui caressant la joue avant de lui relever le menton pour
qu’elle voie la flamme qui brûlait dans ses yeux. J’en ai envie depuis hier
soir mais, hélas ! je ne peux pas trop forcer sur mes côtes…
— Je comprends, fit-elle en redressant les épaules.
Elle aurait dû se douter qu’il trouverait une excuse simple et acceptable
à sa réserve. Elle regrettait de n’avoir su mieux le séduire. Elle manquait
cruellement d’expérience. C’était sa manière de la repousser sans la blesser.
Elle s’obligea à sourire pour dissimuler sa déception.
— Enfin, précisa-t-elle, ce n’était qu’une suggestion. Laisse-moi le
temps de réfléchir un peu à un autre gage…
— Pourquoi ? répliqua-t-il en croisant les mains derrière la nuque. Si tu
m’as demandé de te faire l’amour, c’est que tu en avais envie, non ? Va
donc jusqu’au bout de tes désirs
Elle se pencha vers lui pour déposer un petit bécot sur ses lèvres avant
de se rasseoir à croupetons.
— Voilà. Satisfait ?
— Loin de là, repartit-il, le regard soudain sérieux. Annis, tu m’as
avoué avoir eu honte de ce que nous avions vécu ensemble dans mon étuve.
Peu m’importe que ça ait été à cause d’Aelfric. Moi, en tout cas, je ne
souhaite vraiment pas t’inspirer ce sentiment. Alors, comme il est exclu que
je te force, c’est à toi de m’entraîner là où tu veux que nous allions
désormais — si du moins tu le veux effectivement.
— Bien sûr que je le veux !
Elle plaqua ses mains contre ses joues brûlantes, se rendant compte
qu’en fait, dans sa maladresse, elle s’était mal expliquée.
— Je n’éprouve ni honte ni regret quand je suis avec toi.
— Alors prouve-le-moi. Fais-moi l’amour, rétorqua-t-il dans un
chuchotement rauque. Donne-moi tout le plaisir que tu aimerais toi-même
recevoir.
C’était un test, comprit-elle. Une mise à l’épreuve. Mais aussi une
occasion unique qui ne se représenterait peut-être jamais plus.
Elle plaqua ses paumes sur ses cuisses et inspira profondément tout en
se préparant mentalement à ce qui allait suivre.
— Allonge-toi, ordonna-t-elle enfin.
Haakon accueillit cet ordre avec un haussement de sourcils mais n’en
obéit pas moins.
— Comme ça ?
— Exactement.
— Et après ?
— Tu vas bien voir. Tu ne m’as pas lancé ce défi en vain, Haakon
Haroldson, et je le relève de mon plein gré.
Elle se mit à caresser sa poitrine en surveillant attentivement ses
changements d’expression, remarquant que son regard se voilait de volupté
quand, du bout des doigts, elle se mettait à tracer de petits cercles autour de
ses mamelons.
A la fin, n’y tenant plus, elle plaqua un baiser torride sur ses lèvres. Il
accueillit sa bouche avec une ferveur au moins égale à la sienne.
— Est-ce ce genre de choses que tu avais en tête ? chuchota-t-elle
contre ses lèvres.
— Hmm, c’est possible, dit-il en prenant son visage entre ses mains.
Mais je n’en suis pas encore certain. Vérifions encore, veux-tu ?
Une douce chaleur l’envahit quand elle sentit ses paumes glisser le long
de son dos et la plaquer contre lui. Elle sentait la puissance de son
excitation contre son ventre. Il était plus que prêt à prendre le contrôle de la
situation.
— Et c’est tout ce que tu sais faire ? lui demanda-t-il sans cesser de
l’embrasser. Comment comptais-tu t’y prendre au juste pour me séduire ?
Elle se haussa en prenant appui sur sa poitrine.
— Je croyais que tu étais d’accord pour me laisser la direction des
opérations.
— Je le suis toujours, confirma-t-il en laissant retomber ses mains. Que
veux-tu que je fasse maintenant ?
— Que tu te détendes et me fasses confiance, répliqua-t-elle.
Elle prenait soudain conscience de ce que Haakon attendait réellement.
Il le lui avait du reste suggéré : qu’elle lui montre qu’elle était autant
capable de donner du plaisir que d’en recevoir. Son défunt mari, lui,
l’utilisait pour se procurer des spasmes aussi brefs que superficiels, exigeant
peu d’elle et ne lui apportant pratiquement rien en retour. Or, elle était sûre
d’avoir en elle plus de générosité, plus d’allant que ça. Elle était certaine de
pouvoir procurer à Haakon une volupté aussi intense que celle qu’elle avait
connue naguère dans ses bras.
A cette pensée, un indicible sentiment de puissance l’étreignit. Il lui
suffisait de se laisser guider par les élans de son corps pour s’affirmer
comme femme, au plein sens du terme.
Se soulevant légèrement, elle saisit le bas de la tunique de Haakon pour
la retrousser par-dessus son torse. Les traces de son combat contre les loups,
quoique s’effaçant déjà, étaient encore nettement visibles. Annis plaqua sa
bouche contre le creux de son cou pour goûter à sa peau. Puis, sans se
presser, elle fit descendre ses lèvres jusqu’à sa poitrine, lui arrachant de
sourds grognements de plaisir.
Parvenue au niveau de son pantalon, elle se redressa pour en défaire les
boutons et tira sur le vêtement, lentement, se repaissant de la moindre
parcelle de sa chair ainsi exposée, jusqu’à ce qu’enfin il apparaisse dans
toute la gloire de sa virilité.
Cette vision lui coupa le souffle. L’ancienne Annis en aurait été
apeurée, mais la nouvelle femme qu’elle était devenue en voulait plus
encore. Elle posa un doigt hésitant sur sa masculinité, sa raideur chaude et
veloutée. Elle eut l’impression de tâter une épée brûlante, gainée de soie.
Elle referma la main dessus, émue de la sentir battre jusque dans le creux de
sa paume.
— Annis…
Elle porta un doigt à ses lèvres pour lui intimer le silence ; il tendit les
mains pour lui caresser les seins. Le feu qui couvait en elle se diffusa dans
tous ses membres. Elle avait envie de lui, envie qu’il la pénètre — mais pas
tout de suite.
— L’un de nous est trop habillé, murmura-t-il en pouffant.
— Je sais, lui répondit-elle sur le même ton, sans toutefois esquisser le
moindre geste pour enlever sa chemise.
Elle se remit à embrasser ses lèvres, ses joues recouvertes d’une barbe
naissante, son cou, sa poitrine, le sillon de poils follets qui séparait son
ventre en deux et, enfin, la masse de boucles sombres entre ses jambes.
Il enfouit ses doigts dans ses cheveux, lui maintenant la tête en place, sa
chair irradiant d’une chaleur qui enveloppait Annis, l’enivrait, achevait de
la consumer de désir.
Puis elle le goûta avec vertige, le sentant durcir encore et encore.
— Je t’en prie, l’entendit-elle gémir tandis qu’il tiraillait sur sa chemise.
Prends-moi en toi.
Elle redressa alors le buste et, se déployant, ôta enfin son vêtement. Lui
saisissant aussitôt les hanches, il la positionna sur lui, l’installant fermement
sur son bas-ventre. Elle le reçut en elle tout entier, de plus en plus
profondément.
Soudain, elle s’immobilisa, grisée par l’afflux de sensations.
— A toi de jouer, lâcha-t-il dans un murmure. C’est toi qui commandes.
A ces mots, une vague ardente la souleva. Elle baissa les yeux sur leurs
corps réunis. Ils étaient homme et femme, mais à ses yeux ils ne formaient
désormais plus qu’un.
Elle se laissa doucement retomber sur Haakon, prenant le temps de bien
le sentir en elle. Et recommença à se soulever avant de redescendre encore
une fois tandis qu’il lui étreignait les fesses, accompagnant son mouvement.
Elle bougea ainsi, de plus en plus vite, et finit par se pencher sur son
amant, la pointe de ses seins effleurant le torse dur du Viking. Un raz-de-
marée de volupté la soulevait, la hissant toujours plus haut, vers un espace
rare, sublime auquel, mystérieusement elle avait l’impression d’appartenir
depuis toujours.
Enfin, une gigantesque flamme blanche les engloutit l’un et l’autre dans
sa lumière. Il lui sembla qu’elle criait, mais loin, très loin, et que Haakon lui
répondait.
Elle posa sa tête sur sa poitrine, heureuse, éreintée, et se fondit dans
l’étreinte de ses bras.

Plus tard, beaucoup plus tard, Annis s’éveilla sous le regard de Haakon
qui la contemplait. Ils étaient toujours liés l’un à l’autre et son amant la
considérait avec une expression singulière tout en caressant tendrement les
boucles de cheveux qui lui encadraient le front.
Elle prononça son nom et le prit par la nuque. Cela suffit à réveiller
l’ardeur de Haakon. Il la désirait pour elle-même, comprit-elle alors, et non
pour ce qu’elle pouvait apporter à leur relation.
Arquant les reins, elle noua ses jambes autour de sa taille pour mieux
l’accueillir en elle et ferma les yeux sous l’afflux du plaisir.
— Dès notre retour au manoir, tu deviendras officiellement ma
concubine, lui annonça-t-il dans le creux de l’oreille.
Elle rouvrit aussitôt les paupières et le dévisagea avec des yeux ronds
avant de se soulever et de se rasseoir.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Annis ? Comprends-tu au moins ce que je te propose ? repartit
Haakon sans chercher à la retenir contre lui. Je veux que tu sois ma
compagne en titre. Tu dormiras dans mon lit.
— Oui, je comprends, articula-t-elle dans un soupir frémissant, mais
tout cela est si rapide, si… si soudain.
— Croyais-tu que j’allais me contenter de te posséder et t’abandonner
ensuite à ton sort ?
— Comme la dernière fois ? s’enquit-elle avec un rire tremblant.
— Annis, je ne veux plus que tu subisses ce que tu as vécu. Il y va de ta
dignité et c’est pour cela que je tiens à te reconnaître formellement comme
membre de mon entourage.
— En d’autres termes, mon honorabilité sera garantie par mon statut de
maîtresse et de concubine. C’est pour le moins… inattendu.
— C’est toi qui as commencé à me séduire, lui rappela-t-il.
— C’est vrai, mais…
— Où est le problème ? s’enquit-il enfin. Tu n’as pourtant pas l’air de
détester mes caresses.
Lui saisissant le mollet, il fit remonter sa main le long de sa cuisse, ce
qui déclencha immédiatement un nouvel incendie dans son ventre.
— J’ai déposé ma semence en toi, Annis, continua-t-il. Et par deux fois.
Les enfants sont une responsabilité, et je n’ai pas pour habitude de faillir à
mes obligations.
Elle en resta bouche bée. Des enfants… Elle n’y avait même pas songé !
Elle se leva et s’écarta de lui, les yeux fixés sur l’une des parois de la
hutte. Jusqu’à présent, il ne lui était même pas venu à l’esprit d’envisager
un avenir commun avec Haakon. Leurs rapports se déroulaient pour elle
dans le seul moment présent.
— J’ai bien conscience qu’il s’agit d’un privilège que tu m’accordes,
reprit-elle. Tove et les autres m’ont expliqué la différence existant entre une
concubine en titre et une simple compagne de lit. Je partagerai ta couche et
tu donneras ton nom à tous les enfants que nous aurons ensemble.
— Et ils bénéficieront ensuite de l’éducation réservée aux fils et filles
de jaarl. Car il ne sera pas dit que je me serai soustrait à mes devoirs envers
toi.
Annis porta les mains à ses joues en s’efforçant d’ignorer le froid
glacial qui l’avait soudain envahie.
— Quand ma rançon arrivera, je veux être libre de nouveau et pouvoir
prendre mes enfants avec moi.
Haakon laissa retomber sa main et se recula à son tour. Ses prunelles
bleues lançaient des éclairs.
— Nous en reparlerons le moment venu.
Non. Il fallait mettre tout ça au clair une bonne fois pour toutes. Elle se
rendait bien compte que son avenir en dépendait et elle tenait à ne plus se
sentir menacée par Guthrun à son retour au manoir.
Quant aux enfants, comme Haakon venait de le suggérer, ils pourraient
toujours en rediscuter plus tard.
Si son ventre n’avait jamais porté les fruits de ses étreintes avec
Selwyn, elle connaissait au village de Birdoswald au moins trois garçons et
une fille qui avaient les yeux et le nez de son défunt mari — ce qui était sa
faute et non la sienne, ainsi qu’il le lui avait maintes fois répété avant de
mourir.
Elle repoussa ces tristes souvenirs dans le fond de sa mémoire, préférant
ne pas penser à d’éventuels enfants pour l’instant. Des enfants qui, elle le
pressentait, seraient un obstacle à son départ autrement plus insurmontable
que son ancien statut d’otage.
— Annis ? Tu as l’air songeur. Et tu ne m’as toujours pas donné ta
réponse.
— Je ne sais pas… , fit-elle en s’efforçant de sourire.
Jamais cela ne lui coûta autant. Et de fait, avait-elle vraiment de quoi se
réjouir, elle la fille de bonne famille, après avoir eu le malheur d’épouser un
incorrigible coureur de jupons, de se voir octroyer le statut de concubine ?
Elle se rappelait la méchanceté que lui avait adressée la dernière maîtresse
de Selwyn : nul homme, lui avait-elle lancé, n’accepterait de coucher avec
elle pour rien. Son seul attrait résidait dans sa dot. Annis savait bien qu’elle
cherchait seulement à la blesser, mais la pique n’en comportait pas moins
une parcelle de vérité et elle ne pouvait s’empêcher de se demander
combien de temps durerait l’affection de Haakon à son égard.
Mieux valait ne pas y songer, se dit-elle. Selwyn était mort et Haakon
n’était pas Selwyn. Le passé était le passé et le futur demeurait
fondamentalement imprévisible. Seul comptait le présent.
Elle ferma les yeux, les oreilles bourdonnantes et l’estomac nauséeux,
regrettant que tout ceci ne soit pas un rêve.
— Annis ? répéta Haakon.
Elle rouvrit d’un coup les paupières. Son amant et seigneur exigeait une
réponse. Sur-le-champ.
Elle doutait que sa décision, quelle qu’elle soit, lui procure une position
plus confortable au manoir que celle qu’elle avait endurée lorsqu’elle était
enfermée dans la porcherie. Mais avait-elle le choix ?
Elle déglutit avec peine, consciente d’avoir donné à Haakon toutes les
raisons de croire qu’elle briguait cet honneur. Elle l’avait séduit. Elle devait
maintenant en assumer les conséquences.
Les murs de la cabane lui parurent se resserrer sur elle. Haakon la
dominait de toute sa taille.
— Ta réponse, Annis.
Elle se pencha vers lui et, prenant son visage entre ses mains, refoula
crânement ses dernières hésitations.
— Oui, j’accepte d’être ta concubine.
Chapitre 13

— Nous avons de la compagnie annonça Annis le lendemain matin en


revenant de son bain qu’elle avait pris dans le ruisseau qui longeait la
cabane.
Elle mit sa main en visière.
— Six cavaliers approchent.
Haakon vint se placer à côté d’elle, la main sur la garde de son épée,
prêt à toute éventualité. Il plissa les yeux sous l’éclat du soleil et se détendit
bientôt.
— Notre idylle s’achève ici, Walkyrie. Il est temps de retourner au
manoir. Thrand nous a retrouvés.
Annis crut discerner comme une nuance de déception dans sa voix.
Mais peut-être était-ce un effet de son imagination qui l’amenait à
interpréter les sentiments de son amant à la lumière des siens — car, à vrai
dire, son visage fermé n’exprimait en cet instant pas grand-chose.
Subitement, tout avait de nouveau basculé entre eux. Ils avaient conclu
en ce lieu une trêve tacite. Il ne lui restait plus qu’à espérer qu’elle durerait
et que sa proposition d’être sa concubine jusqu’au versement de sa rançon
n’avait pas été proférée sous le coup de la seule passion. Elle était bien
placée pour savoir que ce genre de tocade ne durait pas.
Tous les doutes qu’elle avait chassés de son esprit depuis la veille
vinrent aussitôt l’assaillir.
— Est-ce un bien ou un mal ? ne put-elle s’empêcher de demander.
— C’est dans l’ordre des choses.
Elle le regarda se porter à la rencontre de son demi-frère et des autres
cavaliers du clan d’une démarche ample et fière. Pas une fois il ne se
retourna vers elle. Elle sentit sa gorge se serrer. Comme il serait facile,
songea-t-elle, de tomber amoureuse de cet homme.
Sauf que l’amour n’avait pas sa part dans leur marché. Ce n’était
qu’après avoir joui de son corps qu’il lui avait offert le titre de concubine,
elle ne l’oubliait pas — et cela, même si elle désirait bien plus que ses
caresses, même si, dans le secret de son cœur, elle aspirait à ce qu’il
éprouve au moins quelque sentiment pour elle.
Elle priait seulement le ciel que son envie d’elle perdure. Selwyn, lui,
changeait de maîtresse presque chaque semaine. Tout ce qu’elle savait de
Haakon, c’était qu’il n’avait personne d’autre qu’elle dans sa vie… pour
l’instant.

Les six chevaux couvrirent au petit trot la distance les séparant de la


cabane et bientôt Thrand démontait pour venir saluer Haakon avec force
tapes dans le dos. Ce dernier écarta un moment Annis de ses pensées pour
mieux se concentrer sur son demi-frère. Les cicatrices sur son visage,
constata-t-il, s’étaient grandement atténuées depuis qu’il l’avait laissé au
manoir. Tout ce qui restait de sa brûlure était un plissement rosâtre de sa
peau au milieu d’une de ses joues.
— Enfin nous te retrouvons, Haakon, déclara-t-il. Ton cheval est rentré
à l’écurie hier soir, taché de sang et boitant d’une jambe. Guthrun craignait
le pire.
— Aurait-elle par hasard déjà allumé mon bûcher funéraire ? répliqua
Haakon avec un rire moqueur.
Il voyait la scène d’ici : Guthrun se tordant les mains en déplorant
l’horrible tragédie tout en en se réjouissant intérieurement des avantages
que son fils et elle allaient en retirer.
Thrand leva les mains au ciel.
— Tu connais ma mère, répondit-il. Des fois je me dis qu’elle n’aura de
cesse avant d’avoir pris le contrôle du manoir et de tout le domaine.
— Je crois, moi, qu’elle a assez porté le deuil de mon père et qu’il est
temps de lui dégoter un nouveau mari, répliqua Haakon en indiquant la
direction de la mer. Qu’elle aille donc semer la zizanie ailleurs.
— Entièrement d’accord avec toi, approuva son demi-frère en se tâtant
la joue. Je n’ai d’ailleurs aucune envie de l’héberger dans mon futur manoir.
J’ai l’intention de prendre femme et je ne souhaite à personne d’avoir à
subir ma mère.
Il ponctua sa repartie d’une nouvelle bourrade dans le dos de Haakon
qui s’esclaffa de nouveau.
— Je vois que tu la connais effectivement bien.
— Et toi, on dirait que tu as finalement déniché ce que tu cherchais,
répliqua Thrand en lui désignant du menton Annis qui se tenait en retrait,
juste devant la hutte.
— Oui, acquiesça laconiquement Haakon en suivant le regard de son
demi-frère.
La jeune femme avait adopté une pose effacée, les mains croisées
devant elle et les yeux pudiquement baissés vers le sol. Ses cheveux étaient
encore un peu mouillés par l’eau du ruisseau et Haakon ne se rappelait que
trop bien le goût qu’avaient eu ses lèvres, ce matin-là, quand il l’avait
embrassée sous la cascade.
Oui, se répéta-t-il, il l’avait trouvée. En vie. Il n’osait imaginer ce qui se
serait passé s’il n’avait été aussi prompt à remonter sa piste. Plus d’une fois
au cours de la nuit il avait été réveillé par ses gémissements angoissés et
l’avait bercée dans ses bras jusqu’à ce que ses cauchemars la laissent en
paix et que ses traits se détendent de nouveau.
— Elle paraît indemne, nota Thrand.
— C’est Floki qui l’a repérée le premier. Elle était encerclée par les
loups, lui apprit Haakon en désignant l’elkhound qui se rapprochait d’eux
en clopinant. Thor et Odin étaient avec moi hier. Je ne sais pas comment
elle aurait pu échapper seule à la meute.
— Ah, c’était donc ça les carcasses de ces bêtes que nous avons
aperçues en venant ici ! s’exclama son demi-frère avant de se pencher vers
le chien pour lui caresser les oreilles. J’ai hâte de connaître toute l’histoire.
— Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je te la raconterai plus tard,
Thrand, répliqua Haakon en s’étirant de la tête aux pieds.
— Comptes-tu en faire ta concubine ? s’enquit son demi-frère en le
considérant d’un air soudain grave. Tu sais comme moi ce qu’on en pensera
si elle ne devient pas ta compagne en titre.
Une légère brise agitait les cheveux d’Annis. Haakon comprenait sans
peine l’allusion de Thrand. Or si, dans son esprit, la jeune femme était
toujours sous sa protection, il se souvenait également de sa réaction
effarouchée quand il lui avait évoqué la possibilité d’une grossesse.
— C’est bien mon intention, répondit-il. Elle est au courant.
— Et elle est d’accord ? s’enquit son demi-frère en haussant les
sourcils.
— Oui. Elle a compris la logique de cette décision.
Thrand passa un bras autour de ses épaules.
— Les femmes aiment être courtisées, tu sais, et si tu veux un conseil…
— J’ai vu comment tu courtisais tes conquêtes et les conséquences qui
en ont suivi, rétorqua Haakon en écartant son bras.
Il n’avait aucune envie de lui ouvrir son cœur. Ses liens avec lui avaient
beau s’être resserrés au cours de ces dernières semaines, ses sentiments
pour Annis étaient encore trop récents et le sujet de ses rapports avec elle
trop sensible pour qu’il expose les uns ou les autres à la curiosité d’autrui.
— Si je dois la courtiser, poursuivit-il, ce sera à ma façon. En attendant,
Annis sera ma concubine et tout le monde lui témoignera au manoir le
respect qui lui est dû.
— Beaucoup seront heureux de l’apprendre.
— As-tu découvert la piste du moine ? demanda Haakon pour changer
de sujet.
Il préférait ne pas trop imaginer Annis en maîtresse de sa maison.
C’était là une perspective exerçant sur lui un attrait qui l’effrayait presque.
Il avait tellement besoin d’elle, de sa présence constante à ses côtés… Voilà
dix minutes à peine qu’ils n’étaient plus ensemble et son rire lui manquait
déjà !
— Non, et ce n’est pas faute d’avoir cherché, mais le gredin a réussi à
nous échapper jusqu’à présent, avoua Thrand avant se renfrogner. Peut-être
est-il mort, d’ailleurs. Hier, nous avons aperçu des corbeaux qui volaient en
cercle, loin vers le sud, et tu sais comme moi que, lorsqu’ils se regroupent
ainsi, c’est en général pour curer la carcasse d’un gros animal.
Haakon dévisagea son demi-frère en songeant qu’il avait sans doute
raison. Maintenant, il n’était pas non plus exclu qu’Aelfric ait malgré tout
réussi à survivre aux dangers de la forêt et qu’il parvienne à gagner la cour
de Thorkell.
Et là, qu’arriverait-il ? Quelles seraient les réactions à son témoignage ?
Haakon ne doutait pas d’avoir des ennemis à la cour comme au sein du
Storting — l’assemblée des jaarls. En outre, les succès de son felag allaient
certainement lui valoir des jalousies. L’hiver dernier, déjà, Bose, le
chambellan du roi, avait répandu des rumeurs calomnieuses sur ses
prétendues relations avec Asa, l’épouse de Thorkell.
— Je ne sais pas pourquoi, murmura-t-il, mais j’ai le pressentiment que
nous n’avons pas fini d’entendre parler de ce maudit moine. A en croire
Annis, le bonhomme a de la ressource.
— Que veux-tu que je fasse, alors ? Que je continue les recherches ?
Haakon scruta l’horizon. Aelfric — ou son cadavre — pouvait être
dissimulé n’importe où. Et les bois étaient vastes.
— Non, mais garde l’œil ouvert et envoie des hommes prévenir nos
fermiers qu’un des religieux que nous gardions en otage s’est échappé. Il
faudra bien que nous remettions la main sur Aelfric un jour ou l’autre. Je
suppose que ta mère ne renoncera pas aussi facilement à ses broches.
Haakon s’attendait à voir son demi-frère accueillir cette dernière phrase
d’un bref sourire, au lieu de quoi Thrand se mordilla la lèvre supérieure tout
en serrant légèrement les poings.
— Allons, raconte-moi tout, l’encouragea-t-il. Qu’est-ce qui te tracasse,
mon frère ?
Thrand soupira.
— Ce n’est peut-être rien, lâcha-t-il enfin, mais un des nôtres a repéré
tantôt un navire le long de la côte sud du fjord. Le bateau avait pris le vent,
comme s’il voulait s’éloigner au plus vite du domaine, mais notre homme a
eu le temps de reconnaître la couleur de ses voiles : un damier rouge et
blanc, le symbole des Bjornson. Il est formel là-dessus. C’était peu de
temps après que nous avions aperçu le vol des corbeaux. J’aurais bien
envoyé des cavaliers vérifier ça, mais ton cheval est arrivé à ce moment-là,
couvert de sang et te retrouver est devenu prioritaire.
— Tu devrais pourtant savoir que je finis toujours par m’en tirer,
repartit Haakon avec un geste négligent de la main. Quant à ce navire, je ne
vois rien d’étrange à la route qu’il suivait. Beaucoup de nos voisins s’en
vont dans le sud une fois l’été venu sans éprouver l’obligation de venir nous
saluer au passage. Quant à la couleur de ses voiles, ton éclaireur l’a peut-
être mal distinguée. Après tout, il avait le soleil dans les yeux et de loin,
rien ne ressemble plus à un drakkar qu’un autre drakkar.
— Tu penses bien que ces objections me sont déjà venues à l’esprit,
rétorqua Thrand, un brin agacé, mais Harold m’a juré que c’était bien le
bateau de Sigfrid et qu’il avait accosté sur nos terres.
Haakon se mit à tapoter ses cuisses du bout des doigts. Un frisson glacé
lui parcourut l’échine.
— Sigfrid devrait être à des milles au nord d’ici, réfléchit-il tout haut. A
moins que…
— A moins que quoi ? s’enquit son demi-frère en paraissant se
désintéresser subitement de la question. Tu as peut-être raison, après tout.
Nous avons beaucoup bu, ces derniers temps, et Harold n’est jamais le
dernier à lever le coude.
Haakon se tut, le regard perdu dans les profondeurs du sous-bois. Tout
semblait paisible alentour. Rien n’indiquait que cette forêt était un repère de
prédateurs rusés et impitoyables. La société viking lui ressemblait, se dit-il.
Et seule la forte personnalité de Thorkell ainsi que la puissance de son
armée avaient jusqu’à présent empêché les jaarls de s’entretuer.
— Je crois que nous devrions nous préparer à recevoir avant peu une
convocation de Thorkell, énonça-t-il enfin. S’il s’agissait bien de Sigfrid,
alors il faut en déduire que le frère de Bjorn est parti sur-le-champ réclamer
une réunion du Storting.
— Comment ça ? s’étonna Thrand, l’air scandalisé. Tu veux dire que
Sigfrid n’est pas retourné auprès des siens pour rendre les derniers
hommages à la dépouille de Bjorn ? Ils étaient pourtant très proches l’un de
l’autre et sa veuve a besoin de son soutien.
— Sigfrid est un opportuniste, un politicien-né. Il a dû se rendre compte
qu’il avait tout intérêt à ce que le Storting examine en premier lieu sa
propre version de la mort de son frère.
— Une vendetta avec ce clan risque de nous coûter très cher, marmonna
Thrand avec inquiétude. Nous l’emporterons, bien évidemment — mais à
quel prix ? Dans combien de temps crois-tu que nous serons fixés ?
Haakon serra les dents, regrettant de n’avoir su deviner les intentions du
frère de Bjorn. Il aurait dû se douter que ce dernier n’hésiterait pas à
enfreindre la règle instaurée par Thorkell et voulant que les jaarls ne se
rendent auprès de leur roi que sur convocation de ce dernier.
— Dans une semaine, dix jours tout au plus, répondit-il. Tu sais aussi
bien que moi combien de temps il faut à un de nos drakkars pour atteindre
Kaupang, même avec vent arrière.
Il reporta son attention sur la cabane. Déjà les moments qu’il y avait
passés avec Annis lui semblaient appartenir à un rêve, à ce calme qui
précède les tempêtes.
— Nous devons nous tenir prêts à partir, conclut-il.
— Equiper un bateau va nous prendre au moins une semaine.
— Eh bien, mettons-nous-y tout de suite. Notre seul espoir est de réussir
à joindre le roi avant que Sigfrid ne lui ait pollué l’esprit avec tous ses
mensonges.
— Mais comment Thorkell pourrait-il mettre ta bonne foi en doute ? Le
message que tu lui as envoyé contenait une proposition de compensation
plus que décente pour la mort de Bjorn.
— Nous ne savons toujours pas pourquoi Sigfrid est venu nous rendre
visite, rappela alors Haakon à son demi-frère. Or, je suis désormais
pratiquement persuadé qu’il cherchait — et cherche encore — un prétexte
pour nous déclarer la guerre et nous ravir le domaine. Il tient seulement à se
gagner l’appui du roi et du Storting auparavant…
— Haakon ? demanda soudain Annis en se rapprochant d’eux. Que se
passe-t-il ? Il y a un problème ?
Elle serra doucement le biceps de Haakon qui lui tapota les doigts et
serra sa main contre son bras.
— Tu as une mine bien sombre, remarqua-t-elle. Aurait-on retrouvé le
corps d’Aelfric ?
— Non. Ne t’inquiète pas. C’est une histoire qui ne te concerne pas, lui
assura-t-il, plus soucieux que jamais de la protéger.
Si Sigfrid venait un jour à découvrir qui avait véritablement tué son
frère, pensa-t-il, la vie d’Annis serait en danger. Or, elle avait déjà traversé
assez d’épreuves comme ça, sans avoir en plus à s’alarmer d’une menace
qui ne se concrétiserait peut-être jamais.
— Nous devons cependant retourner au manoir sans plus tarder,
précisa-t-il avant d’ordonner aux autres cavaliers de préparer une civière
pour Floki et d’aller dépouiller les loups tués. Mieux vaut quitter cet endroit
tant que le soleil est haut dans le ciel. Nous avons une longue route devant
nous.
La voyant porter machinalement une main au collier qui lui serrait
toujours le cou, Haakon ne put réprimer une grimace et se promit une fois
de plus qu’Annis n’aurait plus jamais à regretter de lui avoir fait confiance.
— Il n’y a pas assez de chevaux pour nous transporter tous, remarqua-t-
elle.
— Non. Toi, tu montes avec moi, répliqua-t-il avant de se hisser sur
Baldur, un étalon brun à la crinière blonde.
Se penchant ensuite vers elle, il l’attrapa par la taille pour l’installer à
califourchon derrière lui.
Au lieu de se plaquer contre son dos, cependant, elle garda le buste
droit, veillant à ne pas le toucher. Il fut peiné de percevoir en elle un regain
de méfiance. Il aurait tellement voulu que les instants d’intimité qu’ils
avaient partagés durent éternellement.
— Accroche-toi à moi si tu ne veux pas tomber, lui ordonna-t-il avec un
rien de brusquerie.
Elle obtempéra ; il talonna leur monture qui s’élança en avant. Secouée,
Annis finit par resserrer son étreinte autour de son torse pour ne pas être
jetée à terre, pressant ses seins contre son dos.
— C’est mieux ainsi, approuva-t-il dans le tonnerre des sabots du
cheval heurtant le sol de la forêt
— J’aurais préféré avoir une monture pour moi toute seule, grommela-t-
elle contre son oreille. Que va-t-on penser en nous voyant ensemble sur la
même selle ?
— La vérité — à savoir que tu es devenue ma concubine, comme du
reste je l’annoncerai à tout le monde dès notre retour. Tu sais, quand je te
l’ai suggéré hier soir, ce n’était pas des paroles en l’air inspirées par la seule
passion. Je tiens toujours mes promesses, Annis.
Sa concubine… Sa concubine… Annis frissonna. Le mot ne cessait de
résonner dans son esprit. Elle devait se résigner à son nouveau statut, se dit-
elle. C’était elle qui avait séduit Haakon, non l’inverse. Personne ne l’y
avait contrainte sous la menace d’une arme.
Elle aurait certes dû envisager les conséquences de sa conduite, mais
d’abord elle n’y connaissait pratiquement rien en matière de séduction et,
surtout, elle n’avait pas grand-chose d’autre à proposer en échange de sa
liberté que son corps. Ensuite… Eh bien, ensuite, la passion les avait
engloutis tous deux.
Mais après, s’interrogea-t-elle, de nouveau taraudée par le doute, quand
cette passion se serait éteinte, que se passerait-il ? Haakon changerait-il de
compagne et elle-même continuerait-elle sur cette pente glissante où elle
avait imprudemment risqué le pied, jusqu’à se retrouver dans la peau de ces
femmes perdues qu’elle avait aperçues à la fête, prêtes à tout pour rompre
leur solitude ?
A chaque mouvement du cheval, le corps de Haakon se plaquait contre
le sien, réveillant en elle un flot de sensations aussi intenses que diffuses.
Elle avait beau essayer de focaliser son attention sur le chemin de terre qui
se déroulait devant eux, une douleur exquise se creusait en elle, un manque
que seul Haakon, elle le savait, était en mesure de combler.
Qu’arriverait-il donc à leur retour au manoir ? se demanda-t-elle.
Oserait-elle se fier de nouveau au maître des lieux alors qu’il l’avait déjà
trahie une fois ? Oserait-elle s’attacher à lui alors que, de son côté, elle
n’avait rien pour le lier à elle ?
Comme elle en était rapidement venue à avoir besoin de lui, à avoir soif
de son sourire, à ne pouvoir se passer du spectacle de ses yeux dans lesquels
se reflétaient si limpidement ses humeurs du moment ! Elle avait éprouvé
une véritable bouffée de haine à l’encontre de Thrand en voyant ce dernier
venir rompre leur idylle dans les bois.
Elle avait envie de Haakon. Pas seulement de sa chair, mais bien de
toute sa personne, corps et âme. Il était beau, intelligent et d’un commerce
agréable. Etait-ce suffisant, toutefois ? Selwyn était volage. Pourquoi
Haakon serait-il différent ? Mais le pire, c’était qu’elle espérait qu’il soit
différent. Elle aspirait à son affection exclusive, pleine et entière.
Malheureusement, elle ne pouvait le lui avouer. Il n’avait déjà que trop
de pouvoir sur elle. L’imposante silhouette du manoir apparut de l’autre
côté du lac. Annis avait bien cru ne jamais la revoir. Sa gorge se serra.
Sitôt que Guthrun l’aperçut assise derrière Haakon, elle plissa les yeux
et émit un claquement de langue irrité.
— J’ai récupéré notre captive, annonça son beau-fils qui laissa glisser
cette dernière du cheval sans même lui accorder un regard.
Annis s’empressa de tirer sur le bas déchiré de sa chemise pour cacher
ses jambes. Puis, craignant que ce geste n’attire au contraire l’attention sur
ses mollets nus, elle laissa retomber ses mains et toisa Guthrun avec un air
de défi.
— En d’autres termes, son complice court toujours, rétorqua aigrement
cette dernière. Et, comme de bien entendu, je suppose que c’est lui qui
détient mes bijoux.
— Ce n’était pas son complice, Guthrun, riposta Haakon. Et je ne suis
pas loin de penser que vous le saviez depuis le début. Alors, si vous
cherchez encore à faire lever le grain de la discorde dans ma demeure,
méfiez-vous : je ne m’y laisserai pas prendre une deuxième fois.
— Mais de quoi parles-tu ? s’indigna l’interpellée d’une voix suraiguë.
Imagines-tu au moins la frayeur que nous avons tous eue à voir ton cheval
revenir sans toi — et taché de sang, qui plus est ? Tout ça à cause de cette
femme. Et voilà que par-dessus le marché, Ingrid me dit en pleurant être
obligée de nous quitter !
— Suffit, Guthrun, lui ordonna Haakon.
— Pas question. Je n’ai pas fini, répliqua sa belle-mère en se mettant à
débiter une litanie de plaintes et de reproches dont la plupart étaient
manifestement inventés.
Haakon la laissa vider son sac. Puis, dans le silence revenu, il s’éclaircit
la gorge et reprit la parole sur le ton calme et posé qu’on prend pour
s’adresser à un enfant ou à un vieillard particulièrement dur d’oreille.
— Annis est ma concubine, Guthrun, et à l’avenir tu la traiteras comme
telle, en lui témoignant tout le respect qui lui est dû. Est-ce clair ?
Sa belle-mère eut un infime hochement de tête.
Il se tourna ensuite vers Thrand et l’entretint de questions agricoles
comme si Guthrun n’était qu’un détail dans l’ordre général de l’univers.
Cette dernière blêmit légèrement tandis que résonnaient derrière elle les
murmures excités des domestiques. Annis nota, non sans surprise, que Tove
semblait accueillir favorablement ce retournement de situation.
— Félicitations, Annis, vint lui dire Guthrun avec un sourire torve. On
dirait que tu as su offrir à mon beau-fils quelque chose que les femmes
vikings n’ont pas. Un parfum d’exotisme, peut-être. En tout cas, aucune de
mes autres servantes n’a jamais songé à jouer les esclaves en fuite pour
séduire leur maître. Tu as gagné cette première manche, c’est un fait. Mais
souvent homme varie…
Annis se crispa comme si on venait de la frapper, mais n’en soutint pas
moins le regard venimeux de la belle-mère de Haakon, refusant de lui
révéler combien sa pique l’avait touchée. Elle jeta un coup d’œil à ce
dernier dans l’espoir qu’il impose un prompt démenti aux insinuations de
Guthrun, mais il était toujours plongé dans sa conversation avec Thrand.
Elle serra les dents et s’exhorta au calme, comprenant que Guthrun
cherchait uniquement à provoquer un conflit dont cette vieille retorse était
sûre de sortir gagnante. Mieux valait donc imiter Haakon et feindre de
l’ignorer.
— Je souhaiterais voir les moines, lança-t-elle à celui-ci en tirant sur sa
tunique. Il faut qu’ils sachent qu’Aelfric n’a toujours pas été retrouvé et
qu’il a dû périr dans les bois.
— A ta guise, acquiesça-t-il avant de lui saisir le coude. Mais, tu sais,
nous n’en sommes pas encore sûrs. Loin de là.
— J’ai pourtant entendu Thrand te parler des corbeaux, répliqua-t-elle
en joignant les mains pour les empêcher de trembler.
Ce qu’elle désirait surtout, c’était apprendre elle-même aux frères son
nouveau statut. Et leur montrer qu’elle n’en éprouvait aucune honte.
— Tu n’es pas obligée de t’en occuper, objecta-t-il. Je peux très bien
leur transmettre la nouvelle par leurs gardiens.
— Après avoir affronté une meute de loups, ce ne sont pas des moines
qui vont me faire peur.
— Bon, soit, concéda-t-il. Mais fais vite. Je désire te montrer ensuite tes
nouveaux quartiers.
Ses nouveaux quartiers ? se répéta-t-elle en pinçant les lèvres. Elle n’y
avait pas songé. Sa vie conjugale avec Haakon risquait de ne plus avoir
grand-chose de privé ni d’intime. Tout un chacun au manoir allait pouvoir
épier leurs faits et gestes, leurs disputes, leurs étreintes… et les rapporter
aux moines. Qu’en penseraient-ils ? La condamneraient-ils, à l’instar
d’Aelfric ? Ou, au contraire, la comprendraient-ils ?
Elle attendit devant le bâtiment qu’on lui amène les religieux. Le vent
lui ébouriffait les cheveux, lui rafraîchissant la tête. Elle était presque
contente, maintenant, de sa nouvelle coupe de cheveux.
Les moines arrivèrent enfin. Ils portaient eux aussi le collier mais n’en
paraissaient guère affectés. Ils avançaient d’un pas ferme, le buste droit et la
tête haute.
— Vous voilà de retour, constata leur doyen.
— Haakon Haroldson m’a sauvée d’une meute de loups.
— Nous sommes heureux de vous revoir. Nous n’avons cessé de prier
pour vous ainsi que pour notre frère égaré.
— Je n’ai, hélas ! aucune nouvelle d’Aelfric.
Les moines s’inclinèrent.
— Nous comptons toujours sur la Providence divine pour l’éclairer,
mais on dirait qu’il a malheureusement choisi de tourner le dos à Notre
Seigneur. Il fait désormais partie des âmes perdues.
— Haakon m’a accordé le titre de concubine, annonça-t-elle sans
transition.
Elle s’attendait à des reproches, des hoquets de stupeur, des grimaces
offusquées, mais les religieux se contentèrent de la contempler sans mot
dire, l’air à peine affligé.
— Nous allons prier pour vous, déclara enfin le doyen avant de lever la
main vers le ciel. C’est à Dieu qu’il revient de vous juger, ma sœur, pas à
nous. Vous détenez dorénavant le pouvoir. Usez-en avec sagesse.
Annis hocha la tête, la gorge nouée. Elle n’avait vraiment pas prévu ça.
Il semblait même que les moines comptaient sur elle pour améliorer leur
condition. Elle ne voyait cependant franchement pas comment elle allait
pouvoir y parvenir.
Elle détenait le pouvoir, vraiment ?
Mais les religieux étaient déjà remmenés à leurs tâches.
— J’espère que l’imprudence de leur frère leur servira de leçon, déclara
Haakon qui était resté debout près d’elle. Et que cela les incitera à montrer
encore plus d’ardeur au travail dans l’attente de leur rançon.
Annis joignit les mains. Elle avait supposé que les moines réagiraient
comme Aelfric, mais il n’en avait rien été. Le doyen avait même poussé
l’humilité jusqu’à quémander son intercession.
— Est-il vraiment nécessaire de leur imposer le collier ? demanda-t-elle
à Haakon.
— J’en ai déjà perdu un, répondit-il, la mâchoire crispée. Ce sont des
otages de valeur. Si cet attribut leur répugne, ils n’ont qu’à s’en prendre à
Aelfric.

— A compter d’aujourd’hui, c’est ici que tu dormiras, déclara Haakon


en lui désignant l’estrade qui se dressait derrière la table seigneuriale. Avec
moi.
Annis s’avança vers l’alcôve en traînant un peu les pieds et s’arrêta sur
le seuil du renfoncement. Jusqu’alors, Tove lui en avait toujours interdit
l’accès. Ce serait dorénavant son foyer, du moins tant que Haakon ne serait
pas lassé d’elle. Elle aurait voulu détester ce refuge, mais elle le trouva en
fait charmant et d’un raffinement inattendu.
A la différence de son ancienne alcôve qu’elle avait partagée avec
Ingrid et Tove, celle-ci était vaste et somptueusement meublée. Des
tapisseries représentant des légendes vikings étaient pendues aux murs et un
lit au cadre sculpté trônait au milieu de la pièce, recouvert d’un
amoncellement de fourrures et d’oreillers. Comme il lui était facile de
s’imaginer allongée sur cette couche douillette, Haakon penché sur elle…
Elle rougit aussitôt, effarée de constater que même ses pensées prenaient un
tour licencieux. L’ancienne Annis, la fille de bonne famille northumbrienne,
n’aurait jamais osé concevoir des idées pareilles. Elle s’était pourtant juré,
jadis, de ne jamais ressembler à l’une des nombreuses maîtresses de
Selwyn, ces courtisanes à l’œil câlin et aux poses suggestives, mais son
corps semblait avoir une tout autre opinion sur la question.
Sur un petit coffre au chevet du lit se trouvait le plateau de tafl de
Haakon. Au pied de la couche fumait un baquet d’eau chaude. Des rideaux
avaient même été accrochés au-dessus de la porte pour pouvoir isoler
l’alcôve et garantir au jaarl un minimum d’intimité.
De l’intimité, pensa-t-elle avec nostalgie. Avant la mise à sac de
Lindisfarne, elle n’aurait guère imaginé combien cette simple commodité
pouvait être précieuse.
Elle avança jusqu’au centre de la pièce et inspira avec lenteur,
secrètement réjouie par le luxe à la fois discret et rustique de l’endroit.
— Ça te plaît ? s’enquit Haakon en venant l’enlacer, visiblement aussi
ravi de lui présenter sa chambre qu’un petit garçon exhibant son plus beau
jouet.
— Oui, beaucoup, acquiesça-t-elle en lui rendant son sourire et en
espérant qu’un sort cruel ne viendrait pas la priver brusquement de tous ces
avantages. Et je constate que tu disposes même d’un bain personnel.
— C’est pour alterner un peu avec l’étuve, repartit-il plaisamment.
Il alla allumer une torche avant de tirer le rideau de séparation. Annis
demeurait immobile, indécise. Elle savait qu’elle aurait dû prendre quelque
initiative, mais se sentait gauche et maladroite.
Après avoir fouillé dans le coffre, Haakon en retira la petite croix
d’argent suspendue à sa chaînette.
— Avec ta permission… , murmura-t-il en accrochant à son cou le
collier dont le pendentif vint se nicher entre ses seins. J’ai pensé que tu
aimerais le porter. En tout cas, c’est mieux que de le garder enfermé dans
un meuble.
Elle referma les doigts sur le crucifix, osant à peine respirer. Haakon le
lui avait rendu de son propre chef. Sans même qu’elle ait eu besoin de le lui
demander.
— Merci, murmura-t-elle. C’est un cadeau de ma mère.
— Je me doutais que tu y étais attachée, répliqua-t-il d’une voix douce
et grave dont les intonations grisèrent Annis faisant naître des frissons sur
sa peau.
Elle plongea une main dans le baquet et laissa l’eau chaude couler le
long de ses doigts. Elle savait ce qu’on attendait d’elle. Elle l’avait lu dans
le regard des autres. Or, si donner libre cours à ses désirs avait été possible
dans la cabane de bûcheron, ici la curiosité de la maisonnée l’intimidait.
Et puis l’enjeu était de taille. Il ne s’agissait pas seulement d’elle. Si elle
arrivait à mériter les faveurs de Haakon, elle pourrait contribuer au bien-
être des moines.
Restait à savoir comment elle allait parvenir à le contenter, elle qui
n’avait su retenir son mari dans son lit que quelques jours à peine…
— Nous avons eu une longue chevauchée, reprit-il en se versant un
gobelet d’hydromel, sans la quitter des yeux. Tu es couverte de poussière.
— Toi aussi, remarqua-t-elle.
Elle s’humecta les lèvres. Haakon lui paraissait curieusement tendu,
comme s’ils s’étaient engagés dans une partie délicate. Elle devinait que la
balle était dans son camp mais ignorait pratiquement tout des règles de ce
jeu.
— Tove et les autres servantes ont préparé un bain, ajouta-t-il.
— Le baquet n’est pas assez grand pour nous deux.
Il esquissa un sourire.
— Bien vu.
— Tu n’as qu’à te baigner le premier, suggéra-t-elle tout en lissant sa
chemise. Veux-tu que je te laisse ? On trouvera certainement du travail à me
donner en cuisine.
— Bon, soit, articula Haakon avant de se déshabiller sans plus de façon.
Annis eut le souffle coupé de revoir soudain son corps dans sa splendide
nudité. Il se dirigea vers le baquet et se coula dans l’eau sans la moindre
gêne apparente.
— Le seul travail qui t’attend désormais est de t’occuper de moi,
précisa-t-il.
— Co… comment ça ? bredouilla-t-elle, la bouche aussi sèche qu’un
parchemin.
— Et si tu commençais par me laver le dos ? lui proposa-t-il en
ramenant ses genoux contre son torse. Tu trouveras des serviettes dans le
coin là-bas.
Annis demeurait figée sur place, fascinée par les ombres mordorées que
la lueur de la torche projetait sur les muscles du Viking.
— Annis ? la héla-t-il à voix basse. Que se passe-t-il ?
— Euh… rien, répondit-elle en se hâtant de le rejoindre.
Désireuse d’en finir au plus vite, elle plongea les bras dans le liquide
tiède et aspergea Haakon à la hâte.
Il lui attrapa les mains.
— Mais qu’est-ce qui te rend si nerveuse, à la fin ?
— Je ne suis pas nerveuse, mentit-elle.
— J’ai senti un changement en toi dès l’instant où ce vieux moine t’a
parlé. Que t’a-t-il dit au juste ?
— Pas grand-chose. Il m’a seulement… approuvée, en quelque sorte.
Elle trempa une serviette dans le baquet et l’essora avant de la passer
sur la peau de Haakon.
— Il t’a approuvée ? répéta ce dernier avec une certaine incrédulité.
— Je crois qu’ils s’attendent à ce que je contribue à améliorer leur sort.
Il la saisit par la taille et la fit basculer dans le baquet.
— Ma chemise est toute mouillée ! protesta-t-elle.
Elle voulut le repousser. Sa bouche était si proche de la sienne qu’elle
en avait des picotements dans les lèvres. Il prit sa tête dans le creux de sa
paume.
— De toute façon, répliqua-t-il dans un souffle, ce n’est pas une tenue
digne de toi. Il ne sera pas dit que ma compagne porte des haillons.
— Comment veux-tu que je m’habille, alors ? rétorqua-t-elle en
redressant le menton. Je ne suis pas une viking, moi.
— Non, en effet, concéda-t-il tout en la pressant plus étroitement encore
contre lui.
Puis il s’immobilisa d’un coup et se mit à la dévisager avec avidité.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je me fabrique des souvenirs, Walkyrie, pour quand nous aurons des
cheveux blancs. Je veux être capable à ce moment-là, rien qu’en fermant les
yeux, de te revoir comme tu es là, aujourd’hui, devant moi, répondit-il sur
un ton presque douloureux qui fit chavirer son cœur.
— Comme je suis là ? Tu veux dire : un peu trempée sur les bords ?
voulut-elle plaisanter malgré les frissons qui parcouraient tout son corps.
Elle ne voulait pas songer à l’avenir qu’évoquaient les paroles de
Haakon. Le présent, seul le présent devait et pouvait compter à ses yeux.
Quant aux souvenirs, se dit-elle, il serait toujours temps d’en avoir plus
tard.
— Bah ! tu es juste un peu humide par-ci par-là, repartit-il sur le même
ton en effleurant ses seins.
— Haakon ! Haakon ! retentit la voix de Thrand dans la grand-salle.
Navire en vue ! Navire en vue !
Haakon laissa retomber ses bras en soupirant tandis qu’Annis
s’accrochait au bord du baquet pour garder son équilibre. Il s’empressa
ensuite de sortir du bain, de se sécher et d’enfiler pantalon et tunique.
— Hélas ! mon adorée, lui susurra-t-il en quittant l’alcôve, le devoir
m’appelle.

— Thorkell a convoqué le Storting, annonça Vikar sans préambule sitôt


qu’il eut mis le pied à terre.
Haakon constata que les traits du jaarl s’étaient durcis depuis leur
séparation. La nouvelle qu’il lui apportait n’était pas bonne, il en avait bien
conscience, se doutant que le roi n’avait pas proclamé le rassemblement de
ses vassaux dans le seul but de fêter le succès du felag des Haroldson.
— Je m’attendais un peu à ce qu’il prenne cette décision après avoir
reçu mon bâton de message, repartit-il tout en serrant l’avant-bras de son
ami. Mais, dis-moi, depuis quand un jaarl de Viken est-il chargé de
transmettre les ordres de notre souverain ?
— Depuis qu’Asa me l’a demandé. Elle te conseille d’arriver avant que
le Storting ne se réunisse. Elle affirme qu’il en va de ton intérêt.
Haakon reporta son regard sur le fjord.
— Je suis content d’apprendre qu’elle se souvient encore de moi. Voilà
des années que nous sommes revenus ensemble du Danemark, moi pour
rejoindre ma famille et elle pour se marier.
— Elle m’a même parlé de toi avec chaleur, renchérit Vikar en posant
une main sur son bras. Tu sais, elle n’a pas oublié l’amitié que tu lui as
prodiguée alors qu’elle ne pouvait compter sur rien ni sur personne. Et
Thorkell l’écoute.
— Et pourquoi donc Asa estime-t-elle ma présence nécessaire à la
cour ? Mon domaine a autant besoin de moi, sinon plus, que ma reine. Et
puis je n’ai aucune envie de me mettre en position de quémandeur en
arrivant là-bas trop tôt.
— Sigfrid est reparti vers le sud après t’avoir quitté. Il a accosté les
quais de Kaupang un jour seulement après moi.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, grommela Haakon. A croire que
régler ses comptes avec moi est plus urgent à ses yeux qu’accaparer la dot
de sa belle-sœur.
— Peut-être n’est-il pas si pressé que ça d’épouser la veuve de Bjorn, tu
sais. Il s’est toujours choisi des femmes menues pour concubines et Hilde
ne correspond pas vraiment à cette description. Et puis elle loge au manoir
familial et n’a nulle part d’autre où aller, répliqua Vikar avant de redevenir
sérieux. En tout cas, c’est peu après l’arrivée de Sigfrid que Thorkell a
exigé la réunion du Storting, alors que jusque-là, il semblait se satisfaire
pleinement de la part du butin que nous lui avions réservée ainsi que de ta
version du combat contre Bjorn. Il sait comme tout le monde jusqu’où le
frère de Sigfrid pouvait aller sous l’emprise de sa rage de berserker.
— Et il n’a pas voulu m’entendre auparavant ? C’est seulement Asa qui
t’a prié de venir me chercher ? demanda Haakon en s’efforçant de garder
une voix neutre.
Ce qui s’était passé entre Asa et lui des années auparavant n’était plus
qu’un souvenir qui s’était transformé en une amitié aussi chaste que sincère.
Mais il n’ignorait pas que des rumeurs couraient toujours sur leur compte.
— Si, bien sûr que Thorkell souhaite recueillir ton témoignage en
personne. Seulement il préférait ne pas t’envoyer un confrère du felag. Asa
a insisté pour que ce soit moi quand même qui t’annonce officiellement la
nouvelle. Je suis parti aussitôt. Et, grâce à Odin, les vents avaient tourné et
n’ont cessé de nous pousser jusqu’ici.
— Merci, repartit simplement Haakon en se remettant à contempler les
vagues frangées d’écume qui ridaient la surface du fjord.
Il ne put s’empêcher de songer qu’il avait eu raison, ce matin-là, de
penser que son intermède avec la belle Annis ne saurait durer et que la
réalité allait sous peu reprendre ses droits.
— Quels guerriers vas-tu emmener avec toi ? voulut savoir Vikar.
— Serais-tu en train d’insinuer que certains pourraient m’être moins
loyaux que je le crois ?
— Je te recommande seulement de choisir avec soin tes compagnons de
voyage. Tu auras besoin d’être entouré d’hommes discrets, avec la tête sur
les épaules. J’ai appris l’accident de Thrand. Il est hors de question que ça
se répète à la cour.
— Je n’emmènerai qu’une garde rapprochée. La saison des raids n’est
pas terminée. La visite de Sigfrid a suffi à me le rappeler.
Vikar plissa les lèvres.
— Et combien de temps te faudra-t-il pour préparer un drakkar ?
— Une semaine, deux tout au plus, repartit Haakon qui souhaitait
malgré tout profiter encore un peu d’Annis.
— C’est trop long, décréta Vikar en frappant dans sa paume. On raconte
déjà à Kaupang que tu serais un parjure et que tu aurais agressé Bjorn de
sang-froid. On parle de la dispute qui t’aurait opposé à lui la veille du
débarquement à Lindisfarne. On te reproche à mots couverts d’être cupide
et ambitieux.
— Bjorn a formulé une opinion que je ne partageais pas. Je lui ai
exprimé mon désaccord. Il a préféré ne pas me contester ma place de chef et
la controverse s’est arrêtée là, répliqua Haakon en serrant les mâchoires.
Bjorn était tout simplement aveuglé par sa folie meurtrière. C’est le prix
qu’ont parfois à payer les berserkers pour leur incroyable courage.
— Bose et Sigfrid ont été vus ensemble, Haakon. A eux deux, ils
peuvent faire beaucoup de mal et Asa partage mon opinion. Je te rappelle
en outre que je connais très bien Bose pour avoir été jadis marié à sa fille.
Je sais ce dont le bonhomme est capable. Si malheur devait arriver à
Thorkell, le fils d’Asa n’est pas encore en âge de lui succéder. J’ai des
ordres, Haakon. La reine exige ta présence dans les plus brefs délais pour
contrer les menées de ses ennemis.
Haakon dévisagea son ami, atterré par cette avalanche de mauvaises
nouvelles. Sigfrid était donc déterminé à causer sa ruine, se dit-il. Si le
moindre crédit était accordé aux accusations de parjure qu’il proférait à son
encontre, les Haroldson risquaient tout simplement de perdre leur domaine.
Car un parjure n’avait droit à rien. Un parjure n’était rien.
— Bon, lâcha-t-il. Dans ce cas, nous partirons dès demain.
Vikar garda le silence un instant tout en remuant de la pointe de sa botte
le sable de la grève.
— Un dernier détail, ajouta-t-il finalement. Je dois t’avertir que Sigfrid
a également parlé de ta captive à Thorkell.
Haakon eut l’impression qu’un glaçon lui était appliqué sur la nuque. Il
avait finalement décidé d’emmener Annis avec lui — mais ne risquait-il pas
ainsi de la mettre en danger ? Mieux valait sans doute qu’elle reste ici,
même s’il lui en coûtait affreusement de se séparer d’elle.
— C’est effectivement bon à savoir, reconnut-il.
Chapitre 14

— Sais-tu que Haakon va se rendre à la cour de Thorkell ? s’exclama


Tove en déboulant dans la chambre, fichu et tablier de travers. Il partira
demain sur le bateau de Vikar, dès que les vents auront tourné.
Annis termina de boucler la petite broche ovale qui retenait le col de sa
tunique. La chemise de lin fin ainsi que la tunique richement brodée que lui
avait données Haakon étaient magnifiques. Toutefois, entre ses cheveux
raccourcis et ces nouveaux habits, elle avait du mal à se reconnaître dans le
petit miroir de l’alcôve.
— Cela ne me surprend pas. Il est jaarl et a des devoirs envers son roi,
repartit-elle en s’efforçant de garder une voix calme.
Une douloureuse impression de vide venait toutefois de se creuser en
son ventre. Haakon n’avait apparemment pas jugé utile de la prévenir de
son départ. Elle l’avait pourtant entendu ce matin-là parler dans la grand-
salle et crier des ordres à ses hommes, mais il n’était pas rentré dans la
chambre pour l’informer de ses intentions.
Et voilà, se dit-elle, ça recommençait. Tout comme Selwyn après leur
nuit de noces, Haakon se désintéressait d’elle, ses pensées d’ores et déjà
tournées vers la cour et ses intrigues. Et quand il reviendrait de Kaupang, se
souviendrait-il au moins de ce qu’ils avaient partagé ?
— Oui, c’est vrai, et je t’admire de prendre aussi dignement cette
nouvelle, déclara Tove tout en faisant la moue.
— Pourquoi la prendrais-je autrement ?
— Moi, ça m’aurait rendue folle qu’il me laisse tomber comme ça juste
après m’avoir choisie officiellement pour concubine, rétorqua la servante en
secouant la tête. Honnêtement, je ne le comprends pas.
— Peut-être est-ce toute la différence entre toi et moi, suggéra Annis
sans se départir de sa posture rigide, les yeux rivés dans ceux de Tove.
— Oui, peut-être.
Annis aurait préféré que la domestique s’en aille, mais celle-ci restait à
traîner dans la chambre, ouvrant par-ci un pot de senteur, jetant par-là un
œil dans un coffre ouvert.
— Allons, vide ton sac, Tove, l’enjoignit-t-elle enfin. Que voulais-tu me
dire au juste ?
— La plupart des jaarls emmènent avec eux leur épouse ou leur
concubine quand ils vont à la cour, énonça l’interpellée en battant des cils,
l’air innocent.
— Et… ? la pressa Annis en tapant du pied et en sentant un début de
migraine la lancer.
— Pourquoi n’est-ce pas le cas de Haakon ? Je l’ai entendu demander à
Thrand de veiller sur toi et d’empêcher Guthrun de te chercher des noises.
C’est donc qu’il compte partir sans toi, expliqua Tove avec une mine
réellement soucieuse. Je t’aime bien, Annis, tu sais. C’est vrai que nous ne
sommes pas pareilles, toutes les deux, mais j’ai beaucoup de respect pour
toi. Tout ce que tu me confieras restera entre nous.
— Je suppose que Haakon a ses raisons pour agir ainsi, articula Annis
sans laisser transparaître aucune émotion sur son visage, se doutant bien
que, malgré ses protestations d’amitié et sa promesse de rester discrète,
Tove s’empresserait de divulguer la moindre de ses confidences et que la
rumeur s’en répandrait dans tout le domaine à une vitesse affolante.
— C’est bizarre, quand même, reprit la servante sur un ton pensif. Je
veux dire, pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour te présenter comme
sa concubine en titre ? Peut-être songe-t-il à la reine et ne veut-il pas
l’offenser… Il paraît qu’ils étaient très proches l’un de l’autre, jadis.
— Du travail m’attend, Tove, repartit Annis en tournant délibérément le
dos à la curieuse. J’ai promis à Haakon de fabriquer plusieurs doses de mon
onguent pour les brûlures.
— Oh, mais moi, je désire seulement t’aider, tu comprends ? Et si
c’était moi, la concubine du jaarl, je m’arrangerais pour qu’il m’emmène, tu
peux me croire ! Les fêtes à la cour sont légendaires. Tu devrais le travailler
un peu au corps au lieu de te soumettre à ses décisions. En tout cas, moi,
c’est ce que je ferais.
— Mais tu n’es pas la concubine de Haakon et tu n’es pas près de le
devenir, rétorqua Annis en croisant les bras.
La suggestion de Tove ne la laissait néanmoins pas insensible. Elle se
rappelait les propos que lui avait tenus Aelfric juste avant de s’enfuir :
d’après lui, il y avait une chance pour que le roi Thorkell s’émeuve de leur
sort d’otages. Il était également possible que Charlemagne ait un
représentant à Kaupang et qu’elle puisse ainsi lui transmettre un appel de
détresse à destination du souverain de la Northumbrie.
Tove accusa la rebuffade en rougissant.
— Guthrun dit que tu ressembles à une esclave et qu’elle est bien
contente pour sa part que tu n’ailles pas là-bas, lâcha-t-elle en redressant la
tête.
— Si mon apparence lui déplaît, elle n’a qu’à s’en prendre à elle-même.
C’est elle qui m’a coupé les cheveux, rappela Annis sur un ton plus léger,
soucieuse malgré tout de se garder Tove comme alliée.
La domestique avait effectivement d’autres ambitions que les siennes,
mais elle n’en était pas moins une gouvernante accomplie et Annis avait
besoin d’amis face à une Guthrun qui devait guetter ses moindres faux pas.
— Elle ne m’aime pas et je ne l’aime pas, ajouta-t-elle, mais Haakon
m’a nommée sa concubine et je te promets que je ne la laisserai plus
tyranniser la maisonnée comme avant.
Tove s’esclaffa.
— Je n’y pensais pas en ces termes-là, avoua-t-elle, mais après tout, il
n’est effectivement pas plus mal que tu sois là pour contrebalancer un peu
son autorité.
Annis se força à sourire. Il lui fallait songer à l’avenir, se dit-elle.
Haakon ne serait peut-être pas toujours épris d’elle. Elle se rappelait encore
le nombre de fois où Selwyn avait changé de maîtresse au cours de leurs
cinq années de mariage et ne voyait pas pourquoi le chef des Haroldson
serait différent de son défunt mari.
Cette éventualité suffisait néanmoins à lui donner envie de se rouler en
boule par terre pour pleurer. Elle s’était pourtant promis, à Lindisfarne, de
ne plus jamais se montrer aussi vulnérable. Mais voilà : il lui fallait bien
admettre que son bonheur dépendait désormais de cet homme et qu’au fond
d’elle, ce qu’elle désirait le plus au monde, c’était qu’il s’attache à elle
autant qu’elle commençait à s’attacher à lui.
— Tu pars demain, déclara Annis à Haakon qui était alors en train de
faire la fête à Floki.
— Exact, admit-il en se redressant, mais sans paraître vouloir la serrer
dans ses bras. Guthrun va également rester ici. Elle n’aime pas prendre le
bateau. Tu n’as pas à avoir peur d’elle. Pendant que je ne serai pas là, ce
sera Thrand qui dirigera le domaine. Je lui ai donné l’ordre formel
d’empêcher sa mère de te nuire. J’aimerais par ailleurs que tu en profites
pour établir l’inventaire de l’apothicairerie et que tu me dresses une liste
des simples qui pourraient nous manquer au manoir. Je tiens à ce qu’aucun
membre de ma maisonnée ne manque jamais de ton onguent.
— Combien de temps penses-tu être absent ? s’enquit-elle en
s’obligeant à garder les bras le long du corps, alors même qu’elle mourait
d’envie de nouer ses mains autour de son cou pour le supplier, les yeux dans
les yeux, de l’emmener avec lui parce qu’elle ne pouvait vivre loin de lui un
seul instant.
Il eut un vague haussement d’épaules.
— Cela dépend du roi.
— Alors pourquoi ne puis-je t’accompagner ? demanda-t-elle malgré
elle, incapable se retenir plus longtemps.
Cela n’avait pas de sens, songea-t-elle. Avant l’arrivée de Vikar, Haakon
semblait incapable de se passer de sa présence et voilà qu’il était sur le
point de l’abandonner ! Il n’avait même pas eu la courtoisie de venir
l’avertir de son départ. Elle se sentait glacée de la tête aux pieds et avait le
plus grand mal à réprimer les larmes qui lui serraient la gorge.
— J’ai été convoqué. Il faut que je me rende à Kaupang
immédiatement. De grandes manœuvres ont lieu en ce moment même à la
cour et c’est pure chance que Vikar ait eu vent de ces intrigues, répondit-il
avant de tendre enfin la main vers elle pour l’attirer contre lui.
Annis fut plaquée contre son torse musclé. Il se mit à lui caresser le dos
avant de lui embrasser la tempe.
— Tu vas me manquer, mais tu seras plus en sécurité ici.
— Tu as donc pensé à m’emmener, comprit-elle avec un soupir
frémissant tandis que le monde autour d’elle, qui lui semblait si sombre
l’instant d’avant, retrouvait d’un coup ses couleurs
— Thorkell a parlé de toi. Il voulait savoir qui tu étais et pourquoi je
n’avais ramenée que toi comme captive, lui expliqua Haakon tout en lissant
ses cheveux bouclés, geste simple mais tendre qui embrasa aussitôt les sens
d’Annis. Je préfère rester prudent, tu comprends ?
— Me laisser ici alors que tu vas te jeter dans la gueule du loup, moi, je
n’appelle pas ça de la prudence, rétorqua-t-elle tout en s’écartant de lui pour
mieux réfléchir.
Elle savait pertinemment que si elle restait collée contre lui, elle
acquiescerait à tout ce qu’il dirait rien que pour garder ses lèvres près des
siennes.
— Ne t’inquiète donc pas pour moi, lui lança-t-il, les yeux brillant
d’une flamme d’un bleu intense. Il n’est pas encore né, l’homme qui
arrivera à me vaincre en combat singulier ! Je ne cours aucun danger.
— S’il n’y aucun danger, pourquoi alors ne pas m’emmener avec toi ?
repartit-elle en ponctuant sa question d’un petit rire.
— Je ne t’abandonne pas de gaieté de cœur, crois-moi, mais
suffisamment de rumeurs calomnieuses courent déjà sur mon compte,
répondit-il avant de lui apprendre la réunion du Storting décidée par
Thorkell pour que les nobles du royaume l’aident à juger du cas posé par la
mort de Bjorn.
— Et ton roi a également demandé à me voir ? l’interrogea Annis en
penchant la tête, le cœur battant la chamade. Dans ce cas, je ferais mieux de
t’accompagner, non ?
— Ce n’est pas si simple que ça, marmonna-t-il en se passant une main
dans les cheveux avant de lui empoigner les épaules de ses doigts rudes de
guerrier. Si jamais les événements survenus à l’hôtellerie de Lindisfarne
s’ébruitaient, ta vie ne tiendrait plus qu’à un fil. Thorkell peut
éventuellement m’accorder son pardon, mais toi, tu n’es pas une Viking.
Elle ferma les yeux. Elle ne se souvenait que trop bien de l’irruption de
la bête hirsute dans sa chambre du monastère. Un violent frisson la secoua.
Même après toutes ces semaines loin de la Northumbrie, les images et les
sons de ce tragique épisode de son existence demeuraient profondément
gravés dans son esprit.
— Chercherais-tu à me protéger contre mon gré ?
— S’il le faut, oui, admit-il sans ambages. Je répéterai au roi et à mes
pairs notre version de la mort de Bjorn sans que ton témoignage risque de
contredire le mien
Annis se rapprocha de lui et posa une main sur la sienne.
— D’abord, je peux très bien me protéger toute seule et ensuite je pense
que, puisque ton roi a entendu parler de moi, mon absence à tes côtés
risquerait de paraître suspecte à ses yeux. Le Storting pourrait se poser des
questions à mon sujet.
Haakon retira sa main.
— Des questions auxquelles je puis aisément répondre. Tu es ici dans
un endroit sûr. Thrand pourra veiller sur toi. Et Guthrun aussi, à sa façon. Je
serai de retour avant peu, ajouta-t-il en prenant délicatement son menton
dans le creux de sa paume. Allons, souris-moi, que j’emporte un beau
souvenir qui me tienne chaud au cœur.
Ses prunelles avaient pris un bleu si profond qu’Annis sentit ses jambes
flageoler, et ses protestations se dissoudre dans son esprit en déroute.
— Haakon, insista-t-elle malgré tout, je veux partir avec toi. Je refuse
de te quitter.
— Et pourquoi ? rétorqua-t-il en laissant retomber son bras et en
fronçant les sourcils. Les raisons que je viens de te donner auraient dû te
suffire, il me semble.
Comment lui avouer qu’elle redoutait qu’il ne s’éloigne d’elle, qu’elle
ne supportait pas l’idée de le voir partir ? Qu’elle craignait que sa passion
pour elle ne s’étiole avec la distance ? Qu’il allait lui manquer ? Les mots
refusaient de franchir ses lèvres. Les proférer l’aurait rendue trop
vulnérable. Sa réserve était non seulement sa fierté, mais aussi le garant de
sa dignité.
Croisant les bras sur sa poitrine, elle adopta un ton résolu et jugea
préférable de se concentrer sur des arguments de bon sens.
— Parce qu’en persistant à me cacher, tu risques de froisser la
susceptibilité de ton roi qui, comme le mien en Northumbrie, ne doit guère
supporter la moindre dissimulation chez ses sujets. Je ne voudrais pas
provoquer ta disgrâce, même indirectement.
— C’est un risque que je suis prêt à prendre, répliqua-t-il en crochant
ses doigts dans son ceinturon, les pieds solidement campés sur le sol.
Elle laissa échapper un faible soupir et courba légèrement la tête,
accablée par son échec.
Le regard de Haakon se fit alors plus doux.
— Moi aussi j’aimerais bien que tu m’accompagnes, admit-il, mais tu
es plus en sécurité ici. Je sais d’expérience que la cour de Thorkell est
parfois plus dangereuse qu’une fosse à serpents ; or, j’ai juré de te protéger.
— J’ai survécu moi-même aux intrigues de la cour du roi de
Northumbrie à York, alors je ne crains pas celles de Kaupang, prétendit
Annis en redressant la tête et en se forçant à sourire. Je veux venir avec toi.
Je t’en prie, Haakon, emmène-moi.
— Tu y tiens donc tant que ça ?
— Oui.
Annis sentait bien qu’à cet instant, un peu de séduction l’aurait
certainement aidée à achever de le convaincre, mais elle voulait que
Haakon l’emmène avec lui de son plein gré, sans céder à aucune pression ni
contrainte.
— Cela dit, ajouta-t-elle, je ne veux pas te faire honte non plus.
— Me faire honte ? répéta-t-il en plissant les paupières. Et comment
pourrais-tu me faire honte ?
— J’ai les cheveux courts. Et je porte toujours ce collier, répondit-elle
en touchant le symbole de son appartenance au clan des Haroldson.
— Ce collier est aussi ta meilleure protection sur le domaine, lui
rappela-t-il. Tout ce qui porte ma marque est ici respecté.
— Guthrun trouve que cela me donne l’air d’une esclave et, d’après
elle, une esclave ne saurait être une concubine digne de ce nom pour un
jaarl.
Les prunelles de Haakon étincelèrent et un muscle se mit à jouer sur sa
mâchoire. Annis recula d’un pas, craignant d’en avoir trop dit, puis elle
s’immobilisa et releva fièrement la tête. Elle n’avait rien à se reprocher, se
dit-elle. Après tout, captivité ou pas, elle restait la fille du comte de
Birdoswald.
Elle soutint sans ciller le regard courroucé de son amant.
— Ne bouge pas, grommela-t-il en dégainant son couteau.
Avant qu’elle ait pu esquisser le moindre geste, il attrapa le bandeau de
cuir qui lui cerclait la gorge et le trancha d’un coup sec.
— Voilà, dit-il. Quant à tes cheveux, ils finiront bien par repousser.
Elle tâta son cou.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que Guthrun a raison : si tu venais comme ça avec moi, tu
serais considérée comme un déshonneur pour moi et ma maison. Et puis je
devrais quand même être capable de m’attacher ma concubine autrement
qu’en lui infligeant le port du collier.
Sur la fin de sa repartie, sa voix s’était fondue en un chuchotement
rauque qui lui donna des frissons tant elle semblait recéler de promesses
sensuelles.
Elle savait pour sa part ce qui l’attachait à lui : des liens qui n’étaient ni
de cuir ni d’acier, mais tressés de sollicitude et de délicatesse
Haakon ouvrit ensuite le coffre au chevet de leur lit pour en retirer un
torque en argent massif gravé de serpents très stylisés.
— Cela étant, reprit-il, il en est pour s’attendre à ce que je t’affirme
comme mienne, à ce que j’indique clairement que tu n’appartiens qu’à moi.
Il fit passer le torque autour de son cou et en boucla la fermeture. Le
métal parut d’abord froid à Annis, mais il se réchauffa bien vite au contact
de sa peau. Elle glissa les doigts dessous et constata qu’il pesait encore plus
lourd que le collier de cuir.
— Et si tu mets ton ancienne robe, personne ne prêtera attention à tes
cheveux courts. Tout le monde pensera que ce genre de coiffure est à la
mode chez les barbares, ajouta-t-il en souriant. Tu ne me feras pas honte, ni
à moi ni à ma maison.
Annis se figea sur place, comprenant soudain : il acceptait qu’elle
vienne avec lui ! Il voulait qu’elle demeure à ses côtés ! Elle joignit les
mains, craignant d’avoir mal entendu.
— Serais-tu en train de me laisser entendre que je peux me joindre à toi
pour ce voyage ?
— Tu parais tellement déterminée à voir à quoi ressemble la cour du
royaume de Viken, répondit-il en la prenant dans ses bras. Et puis, au fond,
je crois que je dormirai mieux en te sentant près de moi, dans mon lit, qu’en
me demandant si tu ne profites pas de mon absence ici pour tenter une
nouvelle fois de t’échapper.
— Je n’ai plus envie de fuir, lui confia-t-elle en appuyant la tête contre
son torse, enfin libre d’exprimer ses sentiments.
Il lui caressa les cheveux un instant avant de lui redresser le menton et
de plonger dans ses yeux son regard d’un bleu profond.
— Promets-moi de rester discrète, Annis. Et promets-moi surtout de
garder à tout prix le secret sur la mort de Bjorn.
— Je te le promets, dit-elle en se haussant sur la pointe des pieds pour
jouir du contact de ses lèvres chaudes.
— Très bien, fit-il en la relâchant si inopinément qu’elle manqua en
tomber à la renverse. Nous partirons dès que provisions et bagages auront
été chargés sur le bateau.

— Haakon Haroldson, viens donc me saluer ! s’exclama Thorkell d’une


voix de stentor, assis sur son tabouret d’audience où il recevait les
doléances de ses sujets. Je ne pensais pas te voir arriver aussi tôt.
— J’ai appris que vous aviez convoqué une réunion du Storting, déclara
Haakon tout en se frayant un chemin à travers l’assemblée des courtisans
pour venir s’agenouiller devant le couple royal.
Il dévisagea soigneusement Thorkell, à la recherche du moindre signe
indiquant qu’il avait toujours la faveur de son souverain. Depuis leur
dernière rencontre, des traits gris étaient apparus dans la chevelure blonde
de ce dernier. Haakon remercia silencieusement les dieux de leur avoir
octroyé un vent favorable et de leur avoir ainsi permis de débarquer à
Kaupang avant la plupart des autres jaarls.
Le roi se leva de son tabouret pour venir l’embrasser sur la joue, tel un
père souhaitant la bienvenue à son fils. Haakon se détendit quelque peu,
songeant que la situation n’était peut-être pas aussi mauvaise que le
redoutait Vikar et que le jugement de son ami, d’ordinaire fiable, devait
parfois être faussé par le souvenir exécrable qu’il avait gardé de Bose, son
ex-beau-père.
De la pénombre régnant derrière Thorkell se détachèrent justement
Sigfrid et Bose qui, avisant Haakon, cessèrent aussitôt leur conversation
pour le considérer avec stupeur. Portant une main à sa bouche, le frère de
Bjorn se pencha vers son interlocuteur pour lui chuchoter quelque chose à
l’oreille. Ce dernier opina en silence.
Haakon en éprouva une sombre satisfaction. Il avait interrompu leurs
manigances. Il était arrivé plus tôt que Sigfrid l’avait prévu. Il adressa un
hochement de tête à Asa qui laissa se dessiner un bref sourire sur ses traits
sculpturaux. Jadis, Haakon la considérait comme la plus belle femme du
monde, mais il avait désormais conscience que ses charmes physiques ne
pouvaient rivaliser avec le rayonnement intérieur d’Annis et qu’entre elles
deux régnait la même différence qu’entre la pierre et la chair vivante.
— Tes exploits nous ont été rapportés, continuait Thorkell comme s’il
était indifférent aux murmures fiévreux qui s’échangeaient derrière lui.
J’aurais toutefois préféré les entendre de ta propre bouche
— Je vous ai envoyé des messagers dès notre retour, lui rappela Haakon
en rivant ses yeux dans les prunelles de son souverain.
— C’est vrai, c’est vrai, admit ce dernier, mais ce n’est pas la même
chose.
Le ton querelleur du roi surprit Haakon. Ils s’étaient pourtant séparés en
bons termes, pensa-t-il. Thorkell devait tout de même comprendre que, s’il
avait tardé à lui rendre visite au retour d’une expédition aussi fructueuse et
qu’il lui avait délégué les autres membres de son felag, c’était précisément
pour le rassurer sur ses intentions et ne pas lui donner l’impression qu’il
comptait arguer de sa bonne fortune pour lui contester sa couronne.
Il jeta un bref coup d’œil à Asa qui secoua discrètement la tête, lui
suggérant ainsi de refréner tout éventuel mouvement de mauvaise humeur.
— J’attendais votre convocation, proféra-t-il avec prudence tout en
observant à la dérobée Sigfrid qui, paré de ses plus beaux atours, suivait
l’entretien avec un air renfrogné.
Il se demanda quel mauvais tour le frère de Bjorn pouvait lui avoir
concocté.
— Je vous ai dépêché Vikar et Ivar avec le tribut que je vous devais. Et
puis, pour tout vous avouer, voilà des mois que je n’avais revu mon
domaine ni les miens.
Thorkell s’esclaffa. Enfin il redevenait le souverain agréable que
Haakon connaissait.
— Mais je comprends, Haakon, je comprends bien. Et tes cadeaux ont
été appréciés à leur juste valeur, crois-moi. Quant à la convocation du
Storting, c’était pour vous honorer, toi et le reste de ton felag. Tu es trop
modeste, mon bon. Vikar et Ivar m’ont appris le succès de votre expédition.
Il nous faut fêter ça dignement. Thor et Odin nous ont accordé, par votre
entremise, une splendide victoire dont nous avons tout lieu de nous réjouir.
— Mieux vaut laisser autrui faire votre propre éloge, repartit Haakon.
C’est là une leçon que je tiens de vous.
Thorkell se rembrunit aussitôt et tiqua. Haakon serra les dents,
comprenant que ses ennemis avaient déjà réussi à semer le doute dans
l’esprit du roi. Il n’osait cependant imaginer que ce dernier puisse
sérieusement le considérer comme un parjure — pas après toutes les
épreuves qu’ils avaient traversées ensemble.
— Le sujet est clos alors, conclut Thorkell avant de croiser les bras.
Parlons d’autre chose, veux-tu ? Il paraît que Bjorn aurait péri au cours du
raid sur Lindisfarne. Comment cela est-il possible ? Les moines anglais
passent beaucoup trop de temps à prier leur dieu pour seulement songer à
s’entraîner au maniement des armes.
Haakon se retint de ne pas regarder Annis par-dessus son épaule,
souhaitant moins que jamais attirer l’attention sur elle. Thorkell n’avait
manifestement accordé aucun crédit à sa version des faits.
— Il a été tué à l’issue d’un combat singulier entre lui et moi. Il était
trop aveuglé par sa rage meurtrière de berserker pour me reconnaître
comme un de ses confrères du felag. Je m’en remets à Votre Majesté pour
déterminer la compensation censée revenir à sa famille.
— J’ai l’intention d’y réfléchir soigneusement. On m’a informé,
cependant, que tu te serais querellé avec lui la veille.
— C’est exact, mais notre différend était déjà réglé quand nous avons
débarqué sur la presqu’île.
Annis observait Haakon, admirant l’aisance avec laquelle il
s’expliquait, alors qu’elle-même en frémissait intérieurement d’angoisse. A
quoi exactement allait-il devoir renoncer ? C’était elle qui aurait dû être à sa
place. Elle sentait toutefois la menace qui planait sur eux et les cernait
d’une atmosphère de suspicion presque palpable. Elle comprenait mieux,
maintenant, pourquoi Haakon s’inquiétait pour sa sécurité. Mais elle ne s’en
félicitait pas moins de l’avoir accompagné, car de la sorte, au moins, il ne se
retrouvait pas seul face à ses ennemis.
— Tu as amené ta captive avec toi ?
A ces mots, Haakon passa un bras derrière Annis pour la pousser dans
le dos, si bien qu’elle put contempler Thorkell pour la première fois à loisir.
Le souverain du royaume de Viken était un grand blond à la silhouette
élancée. Sa peau, cependant, présentait une teinte malsaine. Annis nota
également que la main qu’il leva pour la saluer tremblotait un peu.
— C’est ma concubine, précisa Haakon.
Thorkell eut un haussement de sourcils.
— Elle doit être particulièrement remarquable, car je ne me rappelle pas
que tu aies jamais accordé cette distinction à aucune autre femme
auparavant.
— Les circonstances ont guidé mon choix, répondit Haakon en se
gardant d’être plus explicite.
— Ah oui ? fit Thorkell en se caressant la barbe.
Annis se rappela alors les rumeurs qui couraient sur Haakon et la reine
et se demanda quelle part de vérité elles pouvaient comporter. Elle jeta un
coup d’œil à la femme assise tranquillement près de Thorkell. Elle avait la
tête couverte d’un fichu brodé de motifs compliqués et portait des bijoux en
or au cou ainsi qu’aux doigts. Sa toilette scintillait. Son visage était calme,
serein et beau. Annis fit abstraction de cette façade pour se concentrer sur
les yeux d’Asa et y lut de la résolution mêlée d’appréhension.
Détournant la tête, elle dirigea son attention sur les courtisans qui
entouraient le roi.
L’expression avec laquelle Sigfrid toisait Haakon quand ce dernier
regardait ailleurs lui donna le frisson. Le frère de Bjorn chuchotait de
nouveau à l’oreille de l’homme au visage en lame de couteau qui se tenait à
côté de lui.
Elle avala sa salive, estimant nécessaire de réagir, ne fût-ce que pour
prévenir le souverain à mots couverts, mais les mots lui manquaient.
Entre-temps Thorkell s’était rassis, les traits pincés, et dodelinait de la
tête, comme en proie à une brusque somnolence. Puis il redressa le chef en
sursaut et considéra son entourage avec un air égaré. L’homme au visage en
lame de couteau vint alors lui murmurer quelques mots auquel il répondit
par un bref hochement de tête.
— Place au noble suivant, lâcha-t-il en désignant la personne derrière
Haakon. J’ai encore bien du monde à voir, beaucoup de gens à entendre.
Des gens qui, eux, respectent leur parole.
Un hoquet de stupeur s’éleva de l’assemblée.
— Le roi est las, Haakon Haroldson, s’empressa de préciser la reine
dont la voix basse mais vibrante résonna d’un bout à l’autre de la salle. Les
festivités de la nuit dernière se sont achevées fort tard.
— Loin de moi le désir de le fatiguer plus longtemps, acquiesça
Haakon. Nous rediscuterons une autre fois.
— Je t’écouterai juste avant le Storting et nous déciderons ensuite de ta
loyauté, intervint Thorkell d’une voix éteinte de vieillard. Tu peux te retirer,
maintenant. Tu recevras ma convocation le moment venu.
De nouveau une rumeur effarée parcourut l’assistance. Annis vit Sigfrid
contempler avec un sourire sardonique un Haakon visiblement stupéfait
d’avoir été congédié par son souverain comme un garnement, sans aucun
égard pour son rang.
Finalement, il saisit Annis par le coude pour l’entraîner hors de la salle.
De retour à l’air libre, cette dernière inspira profondément. L’attitude de
Thorkell lui semblait incohérente et totalement inexplicable.
Une idée lui traversa subitement l’esprit.
— Ton roi est malade, déclara-t-elle à Haakon.
— Simplement épuisé, d’après Asa.
— Il a un teint morbide et le front couvert de sueur, riposta Annis. Il
faudrait qu’il soit très rapidement examiné.
— Et que veux-tu que j’y fasse ? Je viens d’être renvoyé comme un
malpropre. Bose et Sigfrid ont désormais l’oreille du roi. Je vais en parler à
Ivar et à Vikar, mais je ne suis pas un rebelle, repartit Haakon en la
saisissant par la taille pour l’inciter à presser le pas. Tu ne sais pas comment
ça ce passe, ici. Ce n’est pas la Northumbrie.
— Je ne l’oublie jamais.

— Mais je ne comprends pas, insista de nouveau Annis quand Haakon


fut revenu de sa réunion, la mine plus lugubre que jamais. Ton roi est en
mauvaise santé. Il faut l’aider.
Haakon pressa ses paumes contre ses yeux.
— Je ne peux m’opposer à la volonté de Thorkell. Si je contrevenais à
ses ordres, je me mettrais moi-même hors-la-loi.
— Même si c’est pour essayer de lui sauver la vie ?
— Silence, Annis, j’entends des pas ! l’interrompit-il en levant la main,
le corps tendu.
On tapota à la porte et une forme encapuchonnée fut introduite dans les
appartements alloués au jaarl et à sa suite.
C’était une femme. Après avoir regardé autour d’elle et constaté qu’elle
était seule dans la pièce en compagnie de Haakon et Annis, elle rabattit son
capuchon, révélant des cheveux argentés et un visage sans rides — le visage
d’Asa, la souveraine de Viken. S’approchant de la Northumbrienne, elle prit
ses mains entre les siennes.
— Vous êtes une guérisseuse, lui dit-elle tout à trac d’une voix basse et
chantante.
— J’ai quelques compétences en ce domaine, acquiesça Annis.
— Vous êtes trop modeste, si je dois me fier aux témoignages qui me
sont parvenus, repartit Asa en relâchant ses mains avant de froncer
légèrement ses sourcils parfaits. J’irai droit au but : j’ai besoin d’assistance,
Haakon. Notre médecin est parti en mission à Trondeheim sur la requête de
Bose. Il n’y a que ta concubine au palais pour le remplacer.
— Quand je saurai ce qu’on attend d’elle, je verrai si je puis te la
confier ou non, répliqua Haakon avec un mince sourire tout en tendant un
gobelet d’hydromel à la reine qui y trempa délicatement les lèvres. En
vérité, Asa, je t’attendais.
Annis posa ses mains sur la table devant elle et s’efforça de réprimer la
bouffée de jalousie qui venait de l’envahir. Voir Haakon parler ainsi à cette
femme la blessait bien plus qu’elle ne l’aurait cru.
— Ne serait-il pas plus avisé de me laisser en décider par moi-même ?
intervint-elle. Après toi, c’est à moi que Sa Majesté est venue rendre visite.
— Tu m’as fait une promesse, Annis.
— Je t’en prie, Haakon, au nom de notre vieille amitié, permets-lui au
moins de m’écouter jusqu’au bout. Ce n’est pas pour moi que je sollicite
son assistance, mais pour mon époux et mon petit garçon, expliqua Asa en
écarquillant ses yeux bleu pâle, l’air effrayé et les mains tremblantes.
Jamais je n’ai vu Thorkell aussi mal en point. Son état n’a cessé d’empirer
depuis ce matin et l’oracle semble incapable d’identifier la nature de son
mal. Aidez-moi, je vous en supplie. Autrement, c’est à moi, la reine
étrangère, qu’on imputera la responsabilité de cette maladie. Vous êtes mon
dernier espoir.
Annis foudroya Haakon du regard. Mais à quoi pensait-il donc, avec
son visage fermé et ses lèvres pincées ?
— Thorkell n’a besoin ni de moi ni d’aucun autre membre de ma
maisonnée. Il me l’a clairement signifié tantôt.
— Tu as bien dû te rendre compte qu’il n’avait pas toutes ses facultés,
répondit la reine en tendant vers lui ses doigts ornés de bijoux. Tu as été
blessé dans ton orgueil, et je le comprends. Mais efforce-toi de voir au-delà
de cette contrariété, Haakon. Je te le demande instamment.
— S’il est vraiment malade… , commença à articuler Annis, frappée
par la peur et l’angoisse qui se lisaient sur les traits d’Asa.
L’humiliation injustement infligée par Thorkell à Haakon ne lui avait
évidemment pas échappé, mais si elle était en mesure de guérir le
souverain, il aurait été inhumain de l’en empêcher. Et puis elle était certaine
d’avoir déjà vu les symptômes que montrait ce dernier. Malheureusement,
elle ne parvenait toujours pas à se rappeler où ni quand.
Haakon leva une main pour lui intimer le silence.
— Annis, avant de parler, tu dois connaître les us et coutumes de mon
peuple. Garde-toi d’être aveuglée par les paroles et les manières mielleuses
de notre souveraine. Si jamais Thorkell venait à mourir alors que tu
t’occupes de lui, tu ne lui survivrais pas.
Mais Annis ne l’écoutait déjà presque plus. Elle s’était mise à arpenter
fébrilement le plancher. Elle était persuadée, tout au fond d’elle-même,
d’avoir les capacités de guérir le roi. Et puis, songea-t-elle, même si le roi
avait perdu de sa lucidité, il représentait tout de même un élément
modérateur dans le différend qui opposait les Haroldson aux Bjornson. Si
elle laissait Thorkell périr, Haakon se retrouverait seul face à Sigfrid et aux
complices que ce dernier avait su se rallier à la cour.
— Je ne puis rester passive quand un homme est à l’agonie, décréta-t-
elle enfin en frappant dans ses mains, déterminée à se fier à son intuition.
C’est contre ma nature.
— Pour une fois, Annis, peux-tu m’écouter et me faire confiance ?
C’est ta propre sécurité que tu compromets en agissant ainsi ! s’écria
Haakon.
La reine tiqua à cette remarque et détourna les yeux. Impavide, Annis
redressa le menton pour soutenir sans ciller le regard de Haakon.
— C’est aussi ta sécurité que je garantis.
— Sachez seulement que la récompense qui vous sera due sera à la
hauteur des espérances que je place en vous, déclara Asa dans le silence qui
s’ensuivit. Et que ma gratitude et celle de mon fils ne seront rien comparées
à celle de mon mari.
— La faveur des rois est chose variable, rétorqua Haakon avec un petit
sourire amer qui amena de nouveau Annis à se demander quel avait été
jadis son degré d’intimité avec Thorkell.
A moins, pensa-t-elle soudain, qu’il ne fasse allusion à son séjour à la
cour de Charlemagne.
— J’ai, pour ma part, toujours été constante dans mes affections,
murmura Asa avant de se retourner.
La voyant courber le dos, Annis vint passer un bras autour de ses
épaules graciles. Elle comprenait la démarche de la souveraine, car elle
aurait agi exactement de la même façon pour Haakon. Et son intuition lui
soufflait que la mort de Thorkell ne pouvait être que néfaste pour son
amant, pour les moines et pour elle-même — pour tout le monde en fait.
Car elle avait vu de quoi Bjorn était capable et savait son frère aussi
dangereux que lui, voire plus nuisible encore. Elle devait porter secours au
roi. Il y allait de l’intérêt général.
— Permettez que je mette un manteau, Majesté, et je vous suis dans
l’instant, lança-t-elle à Asa qui lui sourit derrière ses larmes.
Haakon lui saisit alors le bras de sa grosse main pour l’immobiliser.
— Je te l’interdis, Annis. Tu es toujours ma captive et tu me dois
l’obéissance.
Elle se dégagea d’une secousse ; il ne chercha pas à la retenir une
nouvelle fois, mais il ne s’écarta pas non plus de son chemin. Quand il était
en colère comme ça, néanmoins, il était aisément manipulable. Annis savait
qu’il lui suffirait de formuler sa requête avec douceur pour qu’il y accède
aussitôt.
— Haakon, je ne prendrai aucune mesure radicale. Je vais juste
l’examiner et déterminer comment je peux le soulager. Ainsi que je te l’ai
déjà dit, ses symptômes ne me sont pas inconnus. Il faut seulement que je
puisse les étudier de près.
Puis elle lui tendit les bras pour qu’il l’embrasse et lui souhaite bonne
chance, mais il se contenta de la dévisager avant de reporter son attention
sur la reine.
— Nous reparlerons de tout ça en privé, Annis, la prévint-il, les poings
serrés.
— Comme tu voudras, acquiesça-t-elle en déposant un rapide baiser sur
ses joues froides. Tu te plaignais tantôt que Thorkell n’était pas lui-même.
Une fois sa santé recouvrée, il sera en mesure de prendre les décisions qui
s’imposent et ne pourra que prendre ton parti dans ton combat contre
Sigfrid.
— Annis… , murmura-t-il dans un soupir étranglé.
— Fie-toi à mes capacités, Haakon. J’ai déjà sauvé Thrand et Floki. Et,
pour le moment, je désire seulement examiner ton roi.
Elle aurait bien aimé aussi qu’il l’accompagne, mais cela aurait été trop
demander. Cette épreuve-ci, il lui faudrait l’affronter seule, afin que son
amant ne pâtisse pas de ses erreurs si jamais Thorkell mourait entre ses
mains.
— Laisse-la au moins tenter sa chance, Haakon, plaida la reine. Au nom
de notre amitié de toujours, permets à ta concubine de nous aider. Je mettrai
tout en œuvre pour assurer sa protection.
— Asa, tu connais mal Annis. La protéger est une occupation à plein
temps, rétorqua Haakon avec un bref sourire.
— Merci, Haakon. Je veillerai à ce qu’elle te revienne saine et sauve.
Comme les deux femmes s’apprêtaient à quitter la pièce, il barra de
nouveau le passage à Annis et la toisa de ses prunelles bleues à la
profondeur insondable.
— Pas si vite. Je viens avec vous. Retourne auprès de ton mari, Asa.
Nous te rejoindrons dans tes appartements avant de nous rendre ensemble
dans ceux du roi. Comme ça, je pourrai t’aider à assurer sa protection.
Asa entrouvrit les lèvres pour lui répondre, ses yeux allant de son ami à
sa concubine, puis parut se raviser et hocha brièvement la tête.
— Rendez-vous à la porte sud, dit-elle.
Chapitre 15

Après le départ d’Asa, qui avait laissé derrière elle un sillage de


fragrances coûteuses, Haakon referma la porte et se tourna vers Annis,
résolu à tenter une dernière fois de la sauver malgré elle.
— Tu n’es pas obligée de te rendre auprès de Thorkell. Nos intrigues de
cour ne te concernent pas. Dès que ta rançon m’aura été remise, tu seras
libre de rentrer chez toi.
— Je vais quand même aller examiner ton roi. J’ai donné ma parole,
Haakon, lui rappela-t-elle avant de se pencher en avant, les mains jointes
sous le menton, le regard intense et brûlant. Asa est malade d’inquiétude.
Assez désespérée, en tout cas, pour quémander l’aide d’une inconnue.
— Voilà longtemps que je la connais, repartit Haakon, les yeux fixés sur
le feu. C’est une femme de caractère qui adore son mari, mais également
une politicienne de haut vol qui ne pense qu’à elle seule. C’est pour sa vie
qu’elle a des craintes, non pour la mienne ni encore moins pour la tienne. Il
n’est pas un de ses actes ni une seule de ses paroles qui ne soient destinés à
servir ses propres intérêts.
— Depuis combien de temps êtes-vous amis ?
— Depuis que je l’ai accompagnée jusqu’ici à mon retour de la cour de
Charlemagne. Elle n’était alors qu’une jeune princesse danoise envoyée
avec sa suite chez ses voisins du nord pour garantir paix et stabilité à la
frontière de son pays et du royaume de Viken.
Haakon ne put s’empêcher de sourire au souvenir de cette époque
lointaine où il était encore un jeune homme sourcilleux et bagarreur. C’était
d’abord sous l’influence d’Asa et ensuite sous celle de Thorkell qu’il avait
fini par apprendre, non sans mal, les vertus de la diplomatie et du tact.
— Comme toi, c’est une gagneuse, Annis. Sauf qu’elle est nettement
plus impitoyable que tu ne pourras jamais l’être.
— L’aimes-tu ? osa-t-elle alors demander.
La question demeura un instant en suspens. Annis se retint de la retirer,
sachant qu’au fond elle voulait en connaître la réponse et que celle-ci
risquait de conditionner tout son avenir.
— Elle m’est apparue telle une étoile au milieu d’une nuit sans lumière,
admit Haakon en nouant ses doigts aux siens, les traits soudain détendus et
le regard pensif. J’ai beaucoup envié Thorkell, jadis.
— Et maintenant ? insista Annis.
Elle devait en avoir le cœur net, elle devait s’assurer qu’il tenait au
moins un peu à elle.
Elle attendit le verdict sans plus respirer, le sang battant furieusement à
ses tempes.
— J’étais très jeune et cela remonte à loin, articula-t-il. Asa était une
sorte de rêve pour le gamin que j’étais alors — mais rien de plus.
Il tapota sa main et se rapprocha de la cheminée.
— Nous sommes amis désormais ou, plutôt, alliés : nous souhaitons
tous deux que la paix continue à régner dans le royaume.
Annis se mit à contempler à son tour les braises qui rougeoyaient dans
l’âtre. Une petite bulle d’allégresse gonflait en elle. Ils étaient amis, se
répéta-t-elle, seulement amis. Peu importait ce que Haakon avait ressenti
pour la reine par le passé. Tout ce qui comptait, c’était ce qu’il éprouvait
pour elle, sa captive et concubine en titre, aujourd’hui.
Ils partageaient pour l’heure une même passion. Sauraient-ils devenir un
jour amis, eux aussi ? Elle se rendait bien compte, en tout cas, qu’à force de
fréquenter le Viking, son ancienne vie en Northumbrie devenait toujours
plus floue et semblait comme s’évaporer dans les limbes du songe.
— Qu’arrivera-t-il si Thorkell meurt ? voulut-elle savoir.
— A ton avis ? répliqua-t-il. Les politiciens du monde entier sont tous
les mêmes. Que se passe-t-il d’ordinaire quand décède un roi puissant qui
laisse derrière lui un enfant trop jeune pour prendre sa succession ?
Elle baissa les yeux.
— Chaos, larmes et sang, murmura-t-elle.
Il hocha lentement la tête.
— Exactement. Et mon pays n’a vraiment pas besoin de ça. Ses
habitants ont déjà assez de mal à survivre. Si nous n’étions pas si démunis,
nous ne partirions pas si fréquemment en expédition au risque de finir par
mécontenter Njordr, le dieu de la Mer.
— Et pour toi, quelles seraient la conséquence de la disparition de
Thorkell ? s’enquit Annis, désireuse de connaître précisément les dangers
qui le menaçaient.
— Eh bien, il est fort probable que je me verrais impliqué dans une
vendetta. Mais cette perspective ne m’effraie pas, s’empressa-t-il de
préciser en plissant les yeux. Je suis un guerrier. Mon épée est solide et mon
bras sûr. Ne t’inquiète pas pour moi.
Annis détourna les yeux, craignant de révéler les sentiments qu’elle
éprouvait pour lui.
— Et moi, je suis une guérisseuse, repartit-elle.
Un silence tendu retomba dans la pièce, jusqu’à ce qu’enfin Haakon
soupire avant de la prendre dans ses bras.
— Tu es donc décidée à te rendre auprès du roi, n’est-ce pas ? lui
demanda-t-il en l’embrassant sur le front. Et moi qui croyais pouvoir t’en
dissuader une fois Asa partie…
— Rester ici serait me trahir moi-même.
Il la dévisagea un moment sans mot dire.
— C’est sans doute vrai, admit-il. Et je dois t’avouer que je me rends de
plus en plus compte que je t’apprécie telle que tu es.
Il se pencha vers elle et leurs lèvres se touchèrent, s’unirent. Annis
s’accrocha au tissu de sa tunique écarlate, lui exprimant par ses mains tout
ce que sa bouche ne pouvait lui dire. Puis elle se recula lentement, en
s’efforçant de reprendre le contrôle de sa respiration, et se revêtit de sa cape
dont elle ferma la broche d’une main tremblante.
— Je suis prête, murmura-t-elle.
— Allons-y, alors, repartit Haakon en bouclant le ceinturon de son épée.
Et malheur à celui qui osera s’en prendre à toi ce soir !

Annis rabattit son capuchon pour s’éponger le front. Après lui avoir fait
traverser la grand-salle, Haakon l’avait rapidement emmenée jusqu’à la
chambre de la reine, une main constamment posée sur la garde son épée, le
regard en perpétuel mouvement.
— Tu es prête, Walkyrie ? s’enquit-il quand ils parvinrent à la porte des
appartements d’Asa.
— Autant que je puis l’être, répondit-elle, quelque peu réconfortée,
malgré tout, d’entendre Haakon l’appeler par son surnom.
Ce n’était qu’un détail, mais il lui confirmait qu’il croyait en elle et
qu’il lui offrait un soutien sans faille. Elle espérait seulement ne pas
décevoir ses attentes et être capable de sauver la vie de Thorkell.
— Et je te promets de rien tenter de hasardeux, ajouta-t-elle.
— Tant mieux.
— Mais cela n’exclut pas que je prenne des risques quand même, si je
le juge utile.
— C’est à toi de voir, répondit-il laconiquement.
Il avait prononcé ces derniers mots avec le plus parfait sérieux, sans les
ponctuer d’un sourire ni même d’un regard à son adresse. Annis comprit
qu’il devait penser aux conséquences d’un éventuel décès du souverain.
Elle-même ne l’envisageait pas sans frémir.
Haakon posa alors une main sur son épaule, comme pour raffermir sa
détermination. Elle leva la tête vers lui pour lui adresser un sourire
tremblant qu’il lui rendit en serrant ses doigts sur son épaule.
— Bien, reprit-il. Ne t’éloigne jamais de moi ni de la reine. Et remonte
ton capuchon. Tu ne te découvriras qu’à l’intérieur de la chambre d’Asa.
Elle hocha la tête, émerveillée que le simple contact de la main de son
amant ait suffi à la calmer : le frisson qui la secouait un peu plus tôt s’était
réduit à une trémulation sourde dans le creux de son estomac.

Asa les attendait dans sa chambre, entourée de ses servantes et de


porteurs de flambeaux. Elle tendit les mains à Annis qui s’en saisit.
— Je savais que vous finiriez par venir.
— Il faut d’abord que j’examine Thorkell avant de me prononcer, lui
rappela Annis. Je ne peux vous faire aucune promesse.
— Je sais, acquiesça la souveraine avant de désigner Haakon du
menton. Vous et votre garde du corps, suivez-moi tous les deux.
Elle les guida jusqu’à la porte des appartements royaux que gardaient
deux sentinelles. La reine leur intima le silence d’un regard impérieux avant
de se glisser avec Annis et Haakon dans la chambre de Thorkell.
Arrivée au chevet du roi, Annis constata qu’une chaleur suffocante
régnait dans la pièce et que son atmosphère était saturée d’odeurs étranges
qui lui piquaient les narines et les yeux. Tout autour du lit encombré de
fourrures crachotaient six torches à la flamme orangée.
Plusieurs oracles étaient assises dans un coin où elles marmonnaient de
vagues conjurations, leurs couvre-chefs cornus accrochant par moments la
lueur du feu. Thorkell gisait au milieu de cette ambiance étouffante, le teint
encore plus verdâtre que durant l’audience et le souffle laborieux. A chaque
inspiration, il semblait disputer sa ration d’air à la mort elle-même.
— Où sont les autres jaarls ? s’enquit Annis à mi-voix, surprise de ne
distinguer nulle part la silhouette de Sigfrid ni celle de son comparse au
visage en lame de couteau.
— Pas loin, j’imagine, lui répondit Haakon sur un ton sinistre. Les
Bjornson et leurs affidés ont préféré se retirer dans l’ombre pour mieux
guetter nos faux pas. Quant aux autres, ils préfèrent retarder encore leur
arrivée à Kaupang, de peur, sans doute, qu’on les accuse de vouloir hâter la
mort du roi.
Thorkell se mit soudain à cracher et tousser. Puis il se tétanisa, les yeux
renversés dans leurs orbites, et fut secoué de terribles frissons qui, quoique
brefs, parurent à l’assistance durer une éternité.
Avec un cri sourd, Asa se précipita auprès de son époux. Il leva une
main et lui tapota vaguement la tête avant de retomber sur ses oreillers. La
reine lança un regard angoissé à Annis.
« Sauvez-le, par pitié », articula-t-elle en silence avant d’enfouir son
visage contre la poitrine de Thorkell et de chuchoter son nom à plusieurs
reprises.
Annis se sentit prise de vertige. Asa ne cherchait pas à se donner en
spectacle, elle éprouvait une réelle affection pour son mari. Elle comprenait
l’élan qui avait poussé l’altière souveraine à venir réclamer son aide. Si
Haakon avait été en danger, elle n’aurait pas hésité elle-même à supplier à
genoux quiconque aurait été susceptible de lui porter secours. Et c’était
cette pensée, surtout, qui l’ébranlait.
Une des oracles l’arracha à ses réflexions en venant lui agiter des
osselets sous le nez. Elle voulut l’écarter de son chemin, mais la
devineresse s’obstina à lui barrer le passage, grommelant des incantations et
jetant dans le feu des bâtonnets qui émettaient en se consumant une fumée à
l’odeur méphitique.
Asa avait commencé à se battre la poitrine et à se lamenter de concert
avec l’oracle. Annis se frotta les yeux, abrutie par les vapeurs d’encens et le
bruit environnant, ne sachant comment obtenir le calme et le silence
nécessaires à un examen un peu sérieux du malade.
— Haakon… , chuchota-t-elle en désespoir de cause.
Celui-ci dut la comprendre à demi-mot, car il alla aussitôt prendre Asa
par les épaules pour la confier à l’une de ses chambrières. La reine émit un
sanglot, des larmes brillèrent comme des diamants sur l’azur de ses yeux.
Puis elle déposa un dernier baiser sur le front de Thorkell avant d’aller
s’asseoir dans un coin de la pièce. Haakon claqua ensuite des doigts pour
exiger l’évacuation de la salle. Les oracles se dévisagèrent sans bouger. Le
Viking dégaina à moitié son épée. Il n’en fallut pas plus pour que les
devineresses se bousculent pour sortir de la chambre.
Les sentinelles passèrent une tête étonnée dans la pièce. Asa leur fit
signe de continuer à monter la garde.
— Plus personne ne viendra nous déranger, maintenant, dit-elle.
Annis alla tisonner le feu pour qu’il cesse de charbonner et brûle haut et
clair. Après quoi, elle aéra la pièce pour en chasser miasmes et fumée.
Cela fait, elle se rapprocha du roi pour l’examiner, à la recherche du
moindre signe susceptible de la renseigner sur les causes de son mal.
Un film de sueur couvrait la peau blême du souverain. Des remugles de
vomi, nettement perceptibles dans l’atmosphère désormais purifiée de la
chambre, émanaient de sa couche. Il ouvrit brusquement les yeux et, rivant
son regard à celui d’Annis, lui agrippa la main pour la forcer à se pencher
vers lui. Elle s’agenouilla à son chevet.
— Vous avez un halo jaune autour de vous, murmura-t-il. Chacun de
vous a un halo jaune autour de lui.
Annis le considéra en fronçant les sourcils. Elle avait déjà entendu ça,
se dit-elle, mais où ?
— Restez calme, répondit-elle tout en essayant de rameuter ses
souvenirs. Et respirez profondément.
Thorkell se plia brusquement en deux, les doigts crispés sur son ventre.
— Oh, que j’ai mal ! Que j’ai mal !
— Tu as une solution, Annis ? demanda Haakon en la prenant par la
taille. Il a l’air encore plus mal en point que cet après-midi. La camarde
rôde par ici, je le sens.
Les mains tremblantes et le crâne taraudé par un début de migraine,
Annis se releva et s’éloigna du lit pour mieux réfléchir.
— Ah, je l’ai sur le bout de la langue ! marmonna-t-elle. Cela me
rappelle quelque chose… quelque chose que mon oncle m’a dit au sujet
de… le dernier soir à Lindisfarne.
Elle s’interrompit soudain et regarda Haakon. Ça venait de lui revenir
d’un coup : du poison.
— Des champignons. Ou une variété de simple séchée. De la digitale,
peut-être. Administrée à petites doses, elle affaiblit petit à petit, jusqu’à ce
que la mort soit accueillie comme une délivrance. On a empoisonné
Thorkell.
— Mais que racontes-tu là, Annis ? s’enquit Haakon en fronçant les
sourcils. La seule personne qui s’y connaît ici en herbes médicinales, c’est
toi.
— Alors ce sont sûrement des champignons qui ont causé son mal. De
toute façon, le traitement est le même.
— Des champignons ? répéta Asa en relevant aussitôt la tête.
Elle se libéra de sa suite pour se rapprocher d’eux, sans manifester plus
aucun signe de chagrin ou d’hystérie, les yeux brillant d’une lueur
menaçante.
— Qu’est-ce qui vous prend de parler de champignons ? Mon mari est à
l’agonie et vous discutez de nourriture ? Ou alors seriez-vous en train de
m’accuser, moi, d’avoir attenté à sa vie ?
— A-t-il à un moment donné ou à un autre ingéré des champignons ?
repartit Annis en s’efforçant de garder une voix calme. Il est en tout cas très
possible qu’il ait avalé une substance nocive par mégarde.
— Ce n’est pas la saison des champignons, lui rappela alors Haakon.
Nous sommes en été. Il faudra attendre jusqu’à l’automne prochain pour en
retrouver dans nos bois.
— Mais il vous arrive d’en sécher, non ? insista-t-elle. Ton amadou, par
exemple.
— En effet, mais je ne vois pas le rapport, rétorqua-t-il en secouant la
tête. Jamais Thorkell n’aurait mangé de l’amadou. Il sait quand même ce
qui risque de lui faire du mal.
Annis se tourna vers Asa.
— Qu’est-ce que votre époux a avalé récemment ?
— Pas grand-chose, à vrai dire, répondit la reine en soupirant. Il a
considérablement perdu l’appétit ces derniers jours. Il s’inquiétait des
attentions de Haakon. Je lui ai pourtant répété qu’il se tourmentait pour
rien, mais il ne voulait pas en démordre. Je l’ai obligé à prendre un peu de
ragoût cet après-midi. Je le lui ai donné moi-même à la cuillère. Oseriez-
vous insinuer… ?
Asa s’interrompit pour porter un poing à sa bouche, des larmes au bord
des cils.
— C’est une suggestion injurieuse. Jamais je n’ai voulu nuire à mon
mari. Sans lui, mon enfant n’atteindra jamais l’âge adulte.
— Nous te croyons, lui assura Haakon d’une voix ferme et paisible.
Elle opina du chef en frémissant.
— Annis ne cherchait d’ailleurs pas à t’accuser. N’est-ce pas, Annis ?
Annis secoua la tête. Elle était toute disposée à croire que la reine
n’était pour rien dans la maladie de son époux — mais elle n’en était pas
moins certaine que ce dernier avait bel et bien été intoxiqué.
— Ne serait-il pas envisageable qu’on ait eu accès au plat que lui avez
servi ? Qu’on l’ait changé, peut-être, ou qu’on l’ait aspergé de poison ? Vos
ragoûts sont plutôt lourds et forts en goût.
Asa se renfrogna.
— Ce n’est pas à exclure, naturellement, mais qui prendrait ce risque ?
Et, surtout, qui possède ici le genre de connaissances nécessaires à la
préparation d’une telle substance ? Comme je vous l’ai annoncé tantôt,
notre apothicaire est absent.
— Quand Thorkell a-t-il commencé à être malade ? questionna Annis.
— Peu après l’arrivée de Sigfrid, c’est-à-dire trois jours après le départ
de notre guérisseur, articula Asa avant de pincer les lèvres. Ils étaient allés à
la chasse, et c’est en revenant que Thorkell s’est plaint pour la première fois
de douleurs à l’estomac. Je m’en souviens très bien, car je lui ai conseillé de
ne pas assister à la fête et de garder plutôt la chambre pour se reposer. Mais,
bon, comme tous les hommes, il n’a rien voulu écouter.
— Il faut que nous le fassions rendre jusqu’à ce qu’il ait évacué tout le
poison contenu dans ses entrailles. Je lui administrerai ensuite du charbon
de terre qui absorbera le reste du produit, détailla Annis en plaçant les
poings sur ses hanches. Qu’on m’amène une plume pour le forcer à vomir.
Aussi bien Haakon que la souveraine la dévisagèrent avec un air
incrédule.
— Une plume ? Du charbon ? l’interrogea Haakon. Tu es sûre, Annis ?
— Que c’est nécessaire pour sauver ton roi ? Oui.
— Je m’en occupe tout de suite, déclara Asa en sortant précipitamment
de la pièce.
— Rappelle-toi que j’ai déjà soigné Floki avec de l’amadou alors que tu
n’y croyais pas, reprit Annis en se passant une main dans les cheveux. Je
peux également guérir Thorkell, mais j’ai besoin pour cela des éléments que
je viens d’énumérer. Et j’en ai besoin sur-le-champ.
Haakon la considérait toujours sans bouger.
— Attention, Annis, murmura-t-il. Si tu te trompes, tu seras tenue pour
responsable de son trépas et condamnée pour meurtre.
— Si je me trompe, il mourra, Bose et Sigfrid accapareront le pouvoir,
les Bjornson déclareront la guerre à ton clan et s’arrangeront pour se rallier
d’autre jaarls ambitieux ou jaloux de toi, répliqua-t-elle en le toisant avec
humeur. Plus aucun membre de la maisonnée ne sera à l’abri de cette
vendetta. Sigfrid ne m’épargnera pas sous prétexte que je ne suis qu’une
captive. Il n’attend qu’une occasion pour déclencher les hostilités contre toi.
— Es-tu certaine au moins que ce sont bien des champignons qui ont
mis Thorkell dans cet état ? s’enquit Haakon à mi-voix.
Annis secoua lentement la tête. Bien des substances auraient pu
provoquer des symptômes identiques, pensa-t-elle, mais elle n’avait ni le
temps ni les moyens de déterminer précisément celle qui avait causé les
souffrances du roi.
— Je suis raisonnablement sûre qu’il a été intoxiqué. Quant à savoir par
quoi, je l’ignore.
— Tu ne peux donc affirmer qu’il s’agit d’une tentative d’assassinat.
— Non, lâcha-t-elle dans un souffle.
Elle avait bien conscience que reprocher à l’un des membres de la suite
du roi de l’avoir sciemment empoisonné reviendrait à l’accuser ouvertement
de haute trahison. Or, elle n’avait aucune preuve pour étayer une éventuelle
dénonciation et Asa, qui avait pour sa part toutes les raisons du monde de
protéger son mari, avait par ailleurs indiqué l’avoir nourri elle-même à la
cuillère.
— Non, répéta-t-elle, je ne peux pas l’affirmer, mais il n’en a pas moins
été intoxiqué.
— Je me fie à ton jugement, Annis. Tu as effectivement su ce qui était
bon pour Thrand et pour Floki. Je vais aller te chercher ton charbon et
monter la garde devant la porte jusqu’à ce que Thorkell se soit rétabli.
Ces paroles murmurées la rassurèrent considérablement et elle se promit
de ne pas trahir la confiance de son amant.
Asa revint dans la chambre alors que ce dernier reconduisait ses
servantes à la porte. Elle brandissait une longue plume blanche.
— Je ne vois vraiment pas en quoi un objet aussi banal pourra vous être
utile, dit-elle. Allez-vous vous en servir pour tracer des charmes sur le corps
de mon époux ?
Annis lui prit sans répondre la plume des mains et s’avança vers le lit.
Thorkell avait les yeux ouverts, mais elle savait qu’il ne la voyait pas car il
continuait à débiter des propos sans suite d’une voix mourante.
Elle chuchota une brève prière et se mit au travail.

Une fois qu’elle eut fait tout ce qu’elle pouvait, elle se recula et essuya
la sueur qui lui couvrait le front. Il lui avait fallu toute sa dextérité et son
obstination pour forcer le roi à avaler le charbon. Maintenant celui-ci
respirait plus calmement et présentait un teint moins cireux.
— Comment va-t-il ? demanda Asa en se penchant vers lui.
Bien que Haakon lui ait instamment conseillé de sortir, elle avait tenu à
rester pour assister Annis, obéissant à ses ordres sans broncher et lui
apportant cuvettes et linges avec empressement.
— Il se repose, lui répondit-elle en joignant les mains. La crise est
passée, je pense. Il ne reste plus désormais qu’à attendre. Il va dormir
pendant longtemps, du moins je l’espère. En tout cas, s’il survit à cette nuit-
ci, il sera définitivement tiré d’affaire.
— Il s’en sortira. C’est un battant.
— Je vois ça.
A ces mots, Thorkell ouvrit les yeux et posa un regard franc sur Asa.
— C’est toi, ma mie. La lumière autour de toi est partie, articula-t-il
d’une voix lasse mais ferme.
Avec un cri de soulagement, la reine enfouit son visage contre sa
poitrine. Au bout d’un moment, Annis la prit doucement par les épaules.
— Laissez-le sommeiller. Il n’a plus rien à craindre, dorénavant.
La reine prit les mains d’Annis entre ses doigts glacés.
— Merci, Annis, mais je crois pouvoir m’occuper de lui moi-même.
Nous sommes sauvés, tous les deux.
Annis se sentit soudain accablée par une immense fatigue. Tout ce
qu’elle désirait, désormais, c’était retourner dans les appartements de
Haakon pour y sombrer dans les bras de Morphée. Elle n’osait cependant
quitter tout de suite son patient. Elle regarda autour d’elle, mais n’aperçut
Haakon nulle part. Le Viking était parti sans même lui dire au revoir. Elle
soupira, se reprochant sa naïveté. Haakon avait d’autres problèmes à
résoudre de son côté.
— C’est Haakon que tu cherches ainsi des yeux ? Tu l’aimes, n’est-ce
pas ?
Annis sentit son estomac se contracter. Elle crut pendant un instant que
cette voix sortait de son propre esprit. Portant une main à son front, elle
chercha une réponse acceptable. Elle aurait aimé pouvoir tout nier en bloc,
mais se sentait incapable de lui mentir.
Elle se tourna vers Asa et sursauta. La reine la dévisageait avec un air
entendu.
— Est-ce donc si évident que cela ? lui demanda-t-elle enfin. Je croyais
pourtant bien le cacher.
— Ce n’est pas difficile à deviner pour qui sait lire les signes, repartit
Asa en lui tendant la main. Soyons amies, veux-tu ? Tu as sauvé mon mari.
Nous te devons la vie tous les deux. Reste donc me parler un peu. Voilà
longtemps que je n’ai eu l’occasion d’ouvrir mon cœur à personne. Et,
rassure-toi, Haakon ne sait rien. Les hommes sont singulièrement aveugles
en ce domaine.
Annis hocha brièvement la tête, désemparée. Si Asa avait découvert son
penchant pour Haakon, se dit-elle, ce dernier ne tarderait pas non plus à la
percer à jour et leurs rapports en seraient aussitôt altérés — car ils n’étaient
pas censés s’attacher de la sorte l’un à l’autre.
— Je serai heureuse de discuter avec vous… avec toi, repartit-elle en
retirant ses mains pour s’asseoir à côté de la reine, sur le banc qui faisait
face aux braises luisantes du foyer.
— Je sais que tu as sauvé mon mari pour protéger Haakon.
— Je l’ai fait parce que je déteste voir mon prochain souffrir.
— Peu importe : tu as accepté de le soigner alors que tu avais
conscience de prendre toi-même d’énormes risques. Tu aurais pu arguer de
ton statut d’otage pour refuser de m’aider, et je doute que tu aurais répondu
à mon appel si tu n’avais estimé que la vie de Haakon était en danger. Mon
sort à moi t’indifférait.
Annis eut un petit haussement d’épaules.
— Je n’avais pas le choix de toute façon. Et l’amour ne m’a pas privée
de cervelle. Je ne suis pas une oie blanche.
— Je n’ai jamais rien prétendu de tel, répliqua Asa en la fixant avec
dureté avant de se mettre à tapoter ses lèvres du bout de l’index. Je suis
même certaine que tu es une personne très réfléchie et que, de ce point de
vue-là, tu n’es pas loin de me ressembler.
Annis avait du mal à soutenir le regard intense de la souveraine. Elle se
leva pour ranger un peu la chambre et s’occuper les mains, ramassant une
cuvette par-ci, un bol par-là, qu’elle déposait aussitôt ailleurs. La reine ne la
quittait pas des yeux.
Elle était consternée d’apprendre qu’elle était aussi transparente. Certes,
Haakon n’avait pas encore su sonder son cœur, mais combien d’autres y
étaient déjà parvenus ? Elle s’enorgueillissait jusqu’à présent de son
habileté à dissimuler ses émotions ; or, voici qu’en quelques heures à peine
cette femme avait réussi à deviner ses sentiments les plus secrets.
— Les jaarls n’épousent jamais leurs captives, ajouta Asa dans un
murmure qui se perdit dans les profondeurs de la chambre mais qui retentit
dans l’esprit d’Annis tel un tocsin. Ce sont des hommes importants qui se
marient pour d’autres raisons que le plaisir.
Annis reposa d’une main tremblante le broc qu’elle tenait à la main.
— Aucun de nous deux n’a jamais parlé de mariage, protesta-t-elle. Pas
plus moi-même que Haakon.
— Mais tu dois comprendre, j’imagine, la nécessité pour lui de se
trouver un parti, énonça Asa en se levant d’un mouvement souple et fluide
pour se rapprocher d’elle. Thorkell n’aura de cesse de le voir uni à une
compagne digne de lui. C’est désormais le jaarl le plus riche de tout le
royaume et s’il survit au Storting, ce qui est désormais fort probable, il sera
dans son intérêt d’écouter son roi. Il serait bon que tu m’aides à l’en
persuader.
— Je ne vois pas comment je pourrais influer sur son choix d’une
épouse, répliqua Annis en s’obligeant à garder une voix posée, alors qu’en
vérité elle était tendue comme la corde d’un arc et n’avait qu’une seule
envie : fuir cette conversation, quitter cette pièce — ou bien alors hurler de
rage et de frustration.
Elle serra les poings, s’exhortant au calme. Comment Asa, toute reine
qu’elle fût, osait-elle la prier d’aider Haakon à prendre femme ?
— Vraiment ? riposta cette dernière avec froideur en se redressant de
toute sa taille. Tu ne saurais pourtant le retenir indéfiniment près de toi.
— Je sais, admit Annis d’une toute petite voix qui lui fit horreur.
Vous… Tu ne m’apprends rien.
— Alors tu es en mesure de concevoir aussi que Haakon ne puisse se
permettre de défier Thorkell et qu’il doit écouter la voix de la raison.
— Sauf le respect que je te dois, Asa, je doute fort qu’il ait jamais
l’intention de se rebeller contre ton mari. Et je me permets de te rappeler
que je ne suis qu’une prisonnière.
— Penses-tu que ta rançon va bientôt arriver ?
Annis haussa les épaules en essayant d’adopter une expression
détachée. Elle ne comprenait plus trop où la reine voulait en venir. Allait-
elle donc être forcée d’avouer aussi les craintes qu’elle pouvait nourrir à ce
sujet ?
— Cela dépend du temps que prennent les nouvelles pour atteindre la
Northumbrie. Sache cependant que je ne suis pas sans fortune personnelle.
— Et la personne qui gère en ton nom cette fortune, questionna Asa en
inclinant la tête, crois-tu qu’elle sera disposée à en distraire une part pour
payer ton retour chez les tiens ?
Annis sursauta, estomaquée par la perspicacité de la souveraine.
— Serais-tu donc une voyante ?
Asa lâcha un petit rire argentin.
— Mettons que j’ai réussi à survivre jusqu’à aujourd’hui et que cela
exige autant de sang-froid que de discernement, surtout de la part d’une
femme. Mais revenons à toi, poursuivit-elle en se penchant vers elle.
Pourquoi donc te trouvais-tu à Lindisfarne ? Tu n’es pourtant pas une
nonne.
— J’étais venue voir mon oncle, qui était l’abbé du prieuré, pour quérir
son opinion à propos… à propos de fiançailles.
— Et que t’a-t-il dit ?
— D’entrer dans un couvent, répondit Annis avec mépris.
— Idée qui n’a pas eu l’air de te plaire, constata Asa avec un sourire.
Pas plus que tu n’avais l’intention, je suppose, d’épouser l’homme que
t’avait choisi ta famille.
Annis baissa les yeux sur ses mains.
— Je ne sais vraiment pas ce que je vais faire à mon retour chez moi…
Si jamais je rentre chez moi.
— Ce serait la meilleure solution pour toi, repartit Asa avant de glisser
un doigt sous son menton pour lui redresser la tête. Tu ne trouveras ici que
déception et peine de cœur. Crois-moi. Je connais Haakon depuis
longtemps.
Annis opina en silence, abattue, en proie à un soudain accès de
nostalgie. Rester auprès du Viking serait en effet malavisé, songea-t-elle.
Elle ne pourrait supporter de voir ce dernier se lasser d’elle et, quand bien
même il lui demeurerait attaché, elle refusait de le disputer à sa future
épouse. Elle savait combien les incartades d’un mari pouvaient être
pénibles. Elle ne souhaitait à personne ce genre d’humiliation, pas même à
celle qui lui ravirait Haakon.
— Que dois-je faire ? s’enquit-elle en désespoir de cause.
— Laisse-moi y réfléchir, répondit Asa en posant une main fraîche sur
sa manche. D’ici là, cette conversation restera entre nous, d’accord ? Et
n’oublie pas : le roi et moi te devons la vie. Et les souverains de Viken
honorent toujours leurs dettes.
Annis hocha de nouveau la tête. De toute manière, elle n’avait
nullement le désir de rapporter cet entretien à Haakon. Les paroles de la
souveraine l’avaient démoralisée et, même si elle comprenait bien que cette
dernière cherchait à la protéger à son tour, elle n’en éprouvait pas moins un
cuisant sentiment d’échec.

— Thorkell est sur la voie de la guérison, déclara Haakon alors que les
premières lueurs de l’aube apparaissaient dans le ciel. Asa va être soulagée
d’apprendre que tu as réussi à sauver sa jolie petite tête.
Annis détourna les yeux de la mer. Elle était venue se réfugier dans
cette galerie attenante à la chambre du roi après sa conversation avec la
reine, pour méditer et décider de son avenir. Cette dernière lui avait promis
de ne pas trahir son secret, mais Annis craignait dorénavant que ses
sentiments pour Haakon ne soient que trop visibles sur son visage et se
demandait avec anxiété comment elle allait pouvoir continuer à dissimuler
les élans de son cœur.
— Il a bien meilleure mine, en effet, acquiesça-t-elle sur un ton
soigneusement neutre, et sa respiration est redevenue régulière.
— Toi, en revanche, tu as l’air éreinté. Tu tiens à peine debout, répliqua
Haakon en venant se camper derrière elle pour lui masser la nuque.
Annis eut le plus grand mal à ne pas s’adosser contre son torse. Elle
aurait tant aimé pouvoir puiser dans sa force !
— Que la reine et sa cohorte de servantes s’occupent donc de notre roi,
ajouta-t-il. Je te ramène dans nos appartements.
— Pour dormir ? s’enquit-elle en se retournant vers lui, ses paupières se
fermant malgré elle.
— Pour dormir, oui, et rien d’autre, lui promit-il en fixant ses traits tirés
avec une expression soucieuse, conscient de tout ce qu’il lui devait. Après,
évidemment, quand tu te seras reposée, nous pourrons toujours envisager la
question de la détente sous un autre angle…
Elle lui adressa un sourire triste. Il fronça les sourcils, étonné par son
manque d’enthousiasme.
— Qu’y a-t-il, Annis ?
— Oh, rien ! Je suis fatiguée, c’est tout. Et quand je suis dans cet état-
là, je ne maîtrise plus l’expression de mon visage.
Elle posa une main sur sa joue.
— Mais je serai ravie de m’allonger à côté de toi, même si je crains de
ne pas être très… active.
— J’aimerais aussi que nous parlions un peu, tous les deux, ajouta-t-il
en se retenant de plaquer sa main contre sa joue pour prolonger ce contact
tendre.
Il avait besoin d’elle, il en prenait de plus en plus conscience. Elle
n’avait pas hésité à risquer sa propre vie pour sauver Thorkell et le protéger
ainsi lui-même. Elle lui devenait aussi indispensable que l’air qu’il respirait.
Il refusait de la voir quitter un jour sa vie et espérait de tout son être que,
lorsque sa rançon arriverait, il saurait la persuader de demeurer malgré tout
au manoir, près de lui.
— Oui, oui, si tu veux, acquiesça-t-elle d’une voix ensommeillée avant
d’enfouir enfin son visage contre son épaule.
Elle jouissait sans vergogne de la tiédeur du corps de Haakon, craignant
au fond d’elle-même de vivre leurs derniers instants d’intimité. Elle ne
savait au juste combien de temps il lui faudrait pour se lasser d’elle ou pour
se dégoter une épouse digne de son rang, mais elle trouvait d’ores et déjà ce
délai beaucoup trop court.
— Fais-moi l’amour comme si c’était la fin du monde, murmura-t-elle
alors.
— Je doute que tu sois assez en forme pour ça, répliqua-t-il avec un
petit rire.
Il frémit néanmoins, les sens embrasés, incapable de contenir la violente
réaction de son corps à l’appel d’Annis.
La prenant par la taille, il la guida par des couloirs latéraux jusque dans
leurs appartements.
Le feu dans leur chambre n’était plus que cendres, mais sa chair à lui
brûlait d’une flamme éclatante. Néanmoins, il hésitait encore à assouvir son
envie d’Annis, estimant que celle-ci avait vraiment besoin de se reposer.
Il la coucha sur les fourrures du lit. Elle tendit ses bras vers lui.
— Haakon… , murmura-t-elle.
Mais déjà ses yeux se fermaient et elle s’assoupit doucement.
Il sourit et, s’allongeant près d’elle, la serra précautionneusement contre
lui pour la bercer.
— Dors bien, ma Walkyrie.
Chapitre 16

Annis ne garda que peu de souvenirs de la journée et de la nuit


suivantes qu’elle passa à dormir, emmitouflée dans les fourrures. Elle se
rappelait vaguement que Haakon l’avait déshabillée, mais après c’était le
trou noir. Elle se réveilla à un moment pour découvrir qu’il était parti en ne
lui laissant, en guise de consolation, que son odeur et la trace tiède de son
corps à côté d’elle. Quand elle rouvrit une nouvelle fois les yeux,
cependant, il était là, devant elle, debout au pied du lit.
— Tu devrais t’habiller, lui dit-il en lui tendant sa robe.
— Comment va Thorkell ? s’enquit-elle en se redressant sur les coudes.
Remarquant les chaînes d’or et d’argent qui pendaient au cou du Viking,
elle ne put s’empêcher de penser qu’un tel étalage de bijoux aurait paru
bizarre sur un Northumbrien — même si Haakon le portait pour sa part avec
prestance et naturel.
— Il n’a pas eu de rechute, n’est-ce pas ?
— Non, il se remet à vue d’œil, et cela grâce à toi et à tes remèdes
insolites. Personne n’aurait jamais osé lui prescrire du charbon, répondit-il
en la couvant d’un regard tendre et admiratif à la fois. Déjà il recommence à
donner des ordres et parle du moment où il pourra reprendre l’entraînement
au combat et à la lutte. Je doute qu’il accepte de rester au lit bien
longtemps.
— Puis-je aller le voir ? demanda Annis en s’efforçant de calmer les
battements affolés de son cœur.
Elle avait cru que les paroles d’Asa s’effaceraient vite de sa mémoire,
mais elles ne cessaient de la hanter. Haakon, lui avait affirmé la reine,
devrait se marier avant peu. Il lui fallait femme et enfants. Et, surtout, il ne
pouvait épouser une captive — interdiction qui, à son avis, provenait
certainement de Thorkell lui-même. Oh ! certes, elle comprenait les
nécessités de la politique, mais elle n’avait aucun désir de renoncer à
Haakon pour autant !
Elle espérait seulement qu’un miracle, à défaut de lui permettre de
prolonger ses rapports avec ce dernier, lui éviterait au moins d’assister à son
mariage. La perspective de le voir au bras d’une autre lui était intolérable.
— J’avais justement l’intention de t’emmener auprès de lui, répondit
Haakon. Autant que tu constates par toi-même l’efficacité de ton traitement.
Le roi aurait voulu te remercier tout de suite, mais j’ai tenu à ce que tu
reprennes des forces auparavant.
Il vint poser une main sur son épaule nue. Elle frémit sous cette caresse.
— Mieux vaut ne pas faire attendre Sa Majesté, répliqua-t-elle en se
retenant de faire glisser ses doigts vers sa poitrine.
Il soupira lourdement.
— Tu as raison, hélas ! Si nous nous attardons ici ne serait-ce que
quelques minutes de plus, je crains que nous ne finissions par contrarier le
roi, ce qui serait d’autant plus malavisé qu’il n’a pas encore déterminé le
montant du vergild.
Annis s’empressa donc de quitter sa couche et d’enfiler sa robe. Dans
son mouvement, sa main accrocha la chaîne qu’elle portait au cou. Elle la
sentit se tendre et casser. Elle rattrapa de justesse le crucifix qu’elle alla
déposer sur le coffre au chevet du lit.
— Je ferais mieux de laisser ce collier ici, murmura-t-elle en caressant
la petite croix d’argent. Je n’ai pas envie de le perdre.
— Je peux demander à l’orfèvre du palais de ressouder la chaîne.
— Non, ce n’est pas grave. L’essentiel est que je sache où il est,
repartit-elle.
La vérité de ces paroles la surprit elle-même : le bijou avait cessé de
symboliser à ses yeux tout ce qu’elle avait perdu. Elle pouvait s’en défaire
un instant pour le retrouver plus tard. Il était devenu pour elle un simple
souvenir parmi d’autres.
— Comme tu veux, articula Haakon en lui embrassant les cheveux.
Mais je crois que je vais quand même donner la chaîne à réparer.

— Haakon, Annis, enfin ! les salua Asa en sortant de la chambre de


Thorkell peu après leur arrivée dans les appartements royaux.
Elle portait une coiffure sophistiquée et son maquillage était parfait,
mais ce fut surtout l’énergie qui émanait de son regard qui frappa Annis.
Elle leur tendit ses mains. Haakon en porta une à ses lèvres.
— Thorkell est réveillé et désire vous parler à tous deux, leur annonça-t-
elle. J’étais à deux doigts d’envoyer des gardes vous chercher par la peau
du cou !
— Je doute aussi fortement de l’efficacité de cette méthode que de sa
nécessité, rétorqua le Viking en effleurant la garde son épée.
— Moi aussi, à vrai dire ! s’esclaffa Asa avec un rire de jeune fille.
Elle passa un bras sous celui de Haakon pour l’entraîner vers la
chambre, laissant Annis leur emboîter le pas.
— Enfin, tu es là et c’est tout ce qui compte.
— N’empêche, intervint Annis en se hâtant de les rejoindre, il aurait dû
me réveiller depuis longtemps. Je tiens à être informée sur-le-champ du
moindre changement dans l’état de mes patients.
— Même les guérisseuses ont besoin de se reposer, riposta Haakon tout
en se libérant délicatement de l’étreinte de la souveraine. Et c’est à moi, et à
moi seul, qu’il revient de veiller sur ta santé.
Annis vit la reine se renfrogner quelque peu avant d’afficher un éclatant
sourire.
— Thorkell se remet à une vitesse stupéfiante. Il s’est conformé à vos
prescriptions et ne mange que des plats simples, comme des œufs bouillis et
du pain blanc.
— Parfait, approuva Annis.
Quand ils pénétrèrent dans la chambre, le roi était assis dans son lit, une
étole de fourrure sur les épaules. Il avait nettement repris des couleurs et ses
yeux étaient vifs et brillants.
— Haakon Haroldson, il me semble que tu as droit à ma gratitude,
s’exclama-t-il tandis qu’Annis s’approchait de lui.
L’interpellé inclina la tête.
— C’est plutôt ma concubine qui mérite tes remerciements.
Thorkell reporta son attention sur elle.
— Mon épouse et reine m’a dit beaucoup de bien de vous, Annis de
Northumbrie. Nous avons eu une chance exceptionnelle de vous avoir près
de nous ; vos connaissances dans l’art de la médecine m’ont sauvé la vie.
— Je suis heureuse d’avoir pu utiliser mes compétences pour le bien de
mon prochain, énonça Annis tout en examinant discrètement son patient
pour vérifier qu’il ne lui restait pas de séquelles de son empoisonnement.
Asa vint alors se pencher vers son mari pour lui murmurer quelque
chose à l’oreille. Il hocha la tête, le visage grave.
— Haakon n’a visiblement pas choisi n’importe qui pour compagne,
poursuivit-il sur un ton solennel. Mon épouse m’apprend à l’instant que
vous seriez issue de la haute noblesse de votre pays, et que vous attendez
votre rançon.
— C’est tout à fait exact, admit l’intéressée, non sans remarquer la
tension soudaine dans les muscles du cou de Haakon.
Elle crut subitement comprendre que les propos du roi contenaient un
sens caché et sentit son pouls s’accélérer. Elle s’assura de la rectitude et de
la dignité de sa posture. Elle se rappelait encore des paroles d’Asa qui la
prétendait indigne d’épouser Haakon. Eh bien, elle allait leur montrer
qu’elle n’était pas une concubine ordinaire n’ayant aucun répondant de son
côté !
— Mon oncle, précisa-t-elle, était le père abbé de Lindisfarne. Mon père
et mon défunt mari étaient comtes — titre équivalent, je crois, à celui de
jaarl chez vous.
Thorkell opina lentement du chef.
— Votre sommeil m’a donné le temps de réfléchir à la récompense que
je vous devais. Et, après avoir longuement médité sur la question, il m’est
apparu qu’en échange de la vie que vous m’avez rendue, je ne pouvais
moins vous offrir que votre liberté.
— Ma liberté ? répéta-t-elle en le fixant avec perplexité.
Qu’allait-elle donc en faire, de cette liberté-là ? Dans quel but ? Et pour
aller où ? Elle n’avait ni argent ni moyens de transport à sa disposition.
— Vous n’êtes plus une captive, précisa Asa avec fermeté.
Sur un geste du roi, l’un des membres de sa garde rapprochée vint ôter
du cou d’Annis le torque d’argent. Elle s’était tellement habituée à sa
présence et à son poids qu’elle eut subitement l’impression de se retrouver
nue, exposée. Plus rien, désormais, ne la désignait comme la prisonnière de
Haakon.
Ce dernier arborait un air menaçant, les sourcils froncés et les lèvres
pincées. Annis prit alors conscience qu’il était aussi pris de court qu’elle-
même par le décret du souverain de Viken.
— Cesse donc de me foudroyer du regard, Haakon, lâcha Thorkell. Tu
recevras une compensation. Le trésor royal est plein à ras bord — en partie
grâce à toi, du reste.
— Vous auriez quand même pu m’en avertir.
— Au risque que tu l’enlèves avant que je puisse l’affranchir ? rétorqua
le roi en secouant la tête. Mets-toi un peu à sa place, veux-tu ? Moi, en tout
cas, j’ai essayé de m’imaginer ce que voudrait Asa si elle se trouvait dans
des circonstances similaires… Non, crois-moi, c’est la décision qui
s’impose. Asa et moi avons examiné le cas sous toutes les coutures et il
nous a semblé évident que la Northumbrienne devait être rendue à son pays,
aux siens.
— Réjouissez-vous d’être mon roi, repartit Haakon d’une voix vibrante
de colère contenue.
— Va-t-il falloir que je te rappelle à l’obéissance que tu m’as jurée ?
Haakon courba aussitôt le buste en signe d’allégeance.
— Je ne suis pas un parjure, dit-il sur un ton sec. Jamais je n’ai manqué
à ma parole et ce n’est pas maintenant que je vais commencer.
— Content de te l’entendre dire.
— Et que… que va-t-il m’arriver ? s’enquit alors Annis sans oser
regarder Haakon.
Mieux valait rompre tout de suite avec lui, pensa-t-elle. Plus ils
passaient de temps ensemble et plus ils s’attachaient l’un à l’autre, de sorte
que, lorsque le moment viendrait pour lui de renoncer à elle, comme il y
serait de toute façon obligé, ce serait un véritable déchirement.
Maintenant, se dit-elle, au premier pas de Haakon vers elle, au premier
signe indiquant qu’il avait envie d’elle, elle était prête à se précipiter dans
ses bras.
— Vous êtes toujours sous ma protection, Annis, répondit Asa d’une
voix forte et assurée. Vous serez, si vous le désirez, une de mes suivantes et
vous aurez droit à une place sur le prochain bateau qui partira pour la cour
de Charlemagne ainsi qu’à un viatique suffisant pour payer ensuite votre
passage en Northumbrie.
Annis dévisagea la reine avec incrédulité. Elle aurait voulu hurler
qu’elle ne désirait nullement ces faveurs, que ce n’était pas là une
récompense à ses yeux, mais une condamnation.
— Et les moines ? s’entendit-elle demander à la place. Ils ont été
capturés en même temps que moi.
— Le pape ne devrait plus tarder à nous remettre leur rançon, repartit
Thorkell. Le représentant de Charlemagne est parti la chercher.
— Apparemment, je n’ai même plus mon mot à dire sur mes propres
affaires, constata Haakon.
Une chape glacée s’était abattue sur ses traits, lui donnant l’air sévère et
distant. Il n’avait plus rien, en tout cas, de l’amant attentionné du matin.
Un frisson parcourut Annis. Il lui en voulait de lui échapper, comprit-
elle. Il lui en voulait d’avoir trouvé un moyen de lui fausser compagnie
avant qu’il ne la quitte lui-même.
— Que se passe-t-il, Annis ? demanda Asa. Vous ne souhaitez pas être
libre ?
Annis dévisagea Haakon, songeant de nouveau qu’au premier geste, au
premier signe de sa part, elle ne pourrait se retenir d’aller se jeter dans ses
bras. Mais il ne bougea pas ni ne trahit la moindre émotion. Il restait
comme figé sur place, tétanisé par la rancœur et la colère.
Elle hocha lentement la tête. Il lui fallait garder les pieds sur terre, se
dit-elle. Leur liaison ne pouvait durer éternellement. L’occasion lui était
donnée d’y mettre fin avec dignité. Pouvait-elle la laisser passer ?
— Bien sûr que je souhaite être libre, répliqua-t-elle. Retourner chez
moi est mon désir le plus cher.
C’était un mensonge, évidemment. Mais un mensonge nécessaire.
Mieux valait souffrir maintenant qu’agoniser plus tard à petit feu.
Mais comme elle avait mal ! Tout son être n’était plus que douleur.
Thorkell prononça ensuite des paroles qu’elle fut incapable de saisir.
Puis il lui tendit un anneau qu’Asa, d’un signe de tête, l’encouragea à
prendre.
— Si jamais vous avez besoin de moi, expliqua-t-il, cet anneau vous
permettra de me joindre en tout lieu et à tout moment.
Annis referma ses doigts sur l’anneau, se promettant de le chérir jusqu’à
la fin de ses jours comme le symbole même de l’amour auquel elle avait dû
renoncer.
— C’est un grand honneur que vous me faites, Votre Majesté.
Le roi agita sa main pour la congédier. Asa la raccompagna à la porte.
Elle marqua une pause sur le seuil de la chambre pour jeter un dernier
regard à Haakon, mais celui-ci lui avait déjà tourné le dos.

— Un navire doit partir à la prochaine marée, vint lui annoncer Asa le


lendemain matin en entrant dans la chambre où elle avait passé la nuit.
Annis détourna les yeux de l’entrebâillement des volets par lequel elle
n’avait cessé jusqu’alors de surveiller la cour. Elle avait espéré que Haakon
finirait par venir lui demander de rester, mais il n’en avait rien fait. Il
n’avait même pas eu la courtoisie de la saluer avant de partir. Elle avait su
par un domestique qu’il avait quitté le palais sans que nul ne sache où il
comptait ainsi se rendre. La dernière image qu’elle avait gardée de lui, celle
de son dos rigide, ne cessait de la hanter. Et voilà maintenant que la reine
lui parlait déjà de s’en aller à son tour…
— Quelle est sa destination ? s’enquit-elle en essayant de mettre un peu
d’entrain dans sa voix.
— La cour de Charlemagne. C’est un bateau affrété par Bose pour
envoyer au roi des chrétiens une délégation commerciale. J’ai eu l’occasion
de m’entretenir avec Bose et il a accepté de prier le capitaine de ce bateau
de vous prendre à son bord. Tenez, voici une bourse contenant de l’argent
ainsi qu’une lettre d’introduction.
— Merci, Asa. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous faites
tout ça pour moi.
— Vous avez sauvé la vie de mon mari et je sais que moi, à votre place,
je ne souhaiterais rien tant que retrouver mon ancienne vie.
Retrouver son ancienne vie ? se répéta Annis. Alors que certains aspects
de sa nouvelle existence lui manquaient déjà tellement ? Elle se mordit la
lèvre, regrettant de n’avoir plus de temps devant elle.
— Quand partira le prochain bateau ?
— Dans plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Cela dépend des
projets des jaarls. Ne vous avisez pas de vous attarder, Annis. Je ne vous
proposerai plus mon aide.
Elle baissa les yeux sur l’anneau d’or qu’elle avait glissé à sa main
droite. « Plusieurs semaines… » Et durant tout ce temps, elle risquait de
croiser Haakon dans les couloirs, de revoir son visage hostile ou, pis encore,
de le surprendre en compagnie d’une autre femme. Non, pensa-t-elle, mieux
valait tout quitter maintenant, avant que cette situation fausse ne lui pèse
réellement, recommencer sa vie ailleurs, le plus tôt possible. Elle n’avait du
reste aucune excuse pour rester. Son avenir était devant elle, pas ici.
— Bon, c’est entendu, je pars, dit-elle.
Elle repensa fugitivement à la petite croix d’argent qu’elle avait laissée
dans la chambre de Haakon, mais ne se sentit pas le courage d’aller la
récupérer.
— C’est bien mieux ainsi, Annis, croyez-moi, l’approuva gravement
Asa tout en lissant ses cheveux argentés de ses doigts couverts de bagues.
Une rupture franche, et toute cette histoire ne sera bientôt plus pour vous
qu’un lointain souvenir.
Annis hocha sèchement la tête.
— De toute façon, je ne désire garder aucun souvenir de mon séjour ici.
Alors même qu’elle proférait cette affirmation, cependant, elle se
rendait bien compte qu’elle n’oublierait jamais Haakon et que, sa vie
durant, elle risquait de regretter son amant viking. Pour l’instant, cependant,
elle était comme anesthésiée. Elle songeait même à se plier à la volonté de
son beau-père et à épouser finalement Eadgar. Plus rien n’avait
d’importance à ses yeux. Sa vie, elle l’abandonnait derrière elle.
Dorénavant, elle se contenterait d’exister.
— Comme Thorkell vous l’a expliqué hier, reprit la reine, si jamais
vous avez besoin de notre soutien, envoyez-nous cet anneau et nous ferons
tout notre possible pour vous aider.
— Je m’en souviendrai, repartit Annis tout en sachant que jamais elle
ne se séparerait de ce dernier vestige de son séjour au royaume de Viken.
— Où sont vos bagages ? demanda Asa en rabattant le capuchon de son
manteau sur sa tête.
— Je n’en ai pas.
La reine fit signe aux gardes ainsi qu’aux servantes qui l’escortaient.
— Nous allons vous accompagner au bateau, comme il sied à l’invitée
de marque que vous êtes désormais à nos yeux.
Quand ils traversèrent la grand-salle, Annis constata qu’une certaine
excitation y régnait. Plusieurs serfs étaient occupés à y dresser des tables et
à pendre aux murs des tapisseries richement brodées.
— C’est aujourd’hui que se réunit le Storting, expliqua Asa en réponse
à sa question muette. Les jaarls se retrouveront ensuite ici pour festoyer et
se jurer une amitié renouvelée. Thorkell a toutefois jugé utile de les prier de
ne pas venir armés.
— N’est-ce pas un peu inhabituel ?
— Si, reconnut la souveraine avant de sourire, mais mon mari est un
homme prudent. Il sait à quels excès pourraient être tentés de se laisser aller
les nobles du royaume, surtout quand leur roi vient tout juste de se remettre
d’une grave maladie. On a trop souvent vu des querelles bénignes dégénérer
en vendetta généralisée… Allons, pressons-nous. Bose m’a prévenue que le
navire appareillerait dès les premières heures de la marée.
Annis jeta malgré tout un dernier coup d’œil à la grand-salle par-dessus
son épaule, se demandant où allait s’asseoir Haakon. A la droite de Thorkell
ou un plus loin ? Elle ne croyait pas un instant à la fin de son différend avec
Sigfrid.
Elle se força à penser à autre chose. Les problèmes du Viking ne la
concernaient plus, se dit-elle. Elle était désormais une femme libre.
Elle ne put toutefois, durant le trajet jusqu’au port, s’empêcher de
guetter la silhouette de Haakon. Elle aurait bien aimé lui dire au revoir,
même de loin, mais ni lui ni aucun membre de son clan ne vint la saluer. Un
léger soupir s’échappa de ses lèvres quand ils arrivèrent enfin devant le
navire à quai.
— C’est mieux ainsi, Annis, lui répéta la reine en l’embrassant sur la
joue. Un jour vous aurez un enfant de votre mari et Haakon la compagne
que Thorkell veut lui voir épouser, une dame digne de sa position de jaarl le
plus fortuné du royaume. Demeurer ici serait cruel pour cette femme.
— Dites à Haakon… , commença à murmurer Annis, la gorge nouée.
Elle dut s’interrompre pour déglutir.
— Dites-lui adieu de ma part, parvint-elle enfin à articuler d’une voix
cotonneuse.
— Je n’y manquerai pas, promit la reine en lui serrant la main. Vous
avez pris la bonne décision, Annis, soyez-en convaincue.
— Je n’avais pas le choix.
Sur ces mots, elle monta sur la planche d’embarquement en s’efforçant
de garder la tête droite, les yeux fixés sur le damier rouge et blanc de la
voilure du drakkar. Ses pieds semblaient de plomb.
Après avoir salué le capitaine, vieux loup de mer à la mine revêche, elle
se dirigea vers la proue pour ne plus avoir à contempler le pays de Haakon.
Elle n’avait plus qu’une envie : se réfugier dans un coin sombre, à l’abri des
regards et laisser ses larmes couler sans retenue.
Une jambe placée en travers de son chemin la fit trébucher. Elle tendit
une main pour se rattraper au plat-bord et se redressa.
— Bonjour, Annis. Drôle d’endroit pour une rencontre, n’est-ce pas ?
Ces paroles vaguement menaçantes, prononcées en latin, donnèrent le
frisson à la jeune femme. S’obligeant à garder une expression neutre, elle se
tourna lentement vers la silhouette nonchalamment accoudée au bastingage.
— Aelfric… Que faites-vous sur ce bateau ?

Haakon contempla la croix d’argent. C’était tout ce qui lui restait


d’Annis. Il l’avait retrouvée à son retour dans ses appartements, sur le
coffre même où elle l’avait abandonnée.
Qu’elle ne se soit même pas donné la peine de venir la récupérer
l’intriguait. Annis semblait pourtant y tenir. A moins, bien évidemment,
qu’elle ne l’ait aussi berné sur ce point-là…
Jamais il n’aurait cru que la journée d’hier allait se terminer sur une
note aussi amère. Annis n’avait pas laissé passer l’occasion qui lui était
offerte de recouvrer sa liberté. Et le pire, c’était qu’il ne pouvait lui en
vouloir.
En fait, il ne savait contre qui il était le plus en colère : contre elle pour
avoir accepté d’emblée la proposition d’affranchissement de Thorkell, ou
contre lui-même pour n’avoir su la retenir.
Il serra la croix dans son poing jusqu’à en sentir les branches lui
écorcher la paume.
Malheureusement, songea-t-il, comment aurait-il pu ouvrir son cœur à
Annis alors qu’elle semblait avoir tant hâte de le quitter, alors qu’elle
paraissait si peu se soucier de lui ?
D’un autre côté, force lui était de reconnaître que la vie sans elle lui
paraissait affreusement morne et terne.
Bref, il était coincé et ne savait toujours pas comment se sortir de ce
dilemme.
— Haakon ? le héla Vikar en pénétrant dans la chambre. Le Storting est
en train de se réunir. J’ai un peu sondé les uns et les autres, et je crois que
nous devrions pouvoir convaincre nos pairs que tu n’es pas le parjure qu’on
prétend. Il faut cependant que tu saches que certains membres du felag
témoigneront que toi et Bjorn ne vous êtes pas vraiment réconciliés après
votre dispute la veille du raid.
— Vas-y donc. Je te suis.
Vikar se mit à se dandiner sur place tout en se frottant la nuque.
— Les armes ne sont pas autorisées pendant la réunion, lâcha-t-il enfin.
Haakon hocha la tête.
— Je m’y attendais. Les débats risquent d’être houleux et Thorkell est
la prudence incarnée. C’est d’ailleurs pour ça qu’il est notre roi depuis dix
bonnes années.
Cependant, Vikar semblait toujours aussi mal à l’aise.
— Allons, Vikar, dis-moi ce qui te préoccupe sans détour ! Quelle est
donc cette nouvelle si affreuse que tu oses à peine m’en parler ? finit par lui
demander Haakon. Nous sommes amis depuis assez longtemps pour que tu
m’épargnes ce genre de coquetteries !
— Bose a affrété un des drakkars de Sigfrid pour envoyer une
délégation commerciale à Charlemagne. C’est sur ce bateau que ton ex-
concubine a choisi de s’en aller.
Haakon eut l’impression qu’un abîme se creusait en lui. Un effroyable
sentiment de trahison l’accabla. Avait-il donc entièrement rêvé les moments
de bonheur qu’il avait partagés avec Annis ? L’avait-elle trompé à ce point-
là ? Non, se dit-il, c’était impossible, Vikar devait s’être mépris.
— Quand est-elle partie ?
— Ce matin même. Je viens juste de l’apprendre. J’ai pensé que tu
aimerais le savoir, répondit Vikar avant de se renfrogner soudain et de
claquer de la langue. Tout de même, ce projet de délégation tombe un peu
trop à pic, si tu veux mon avis. Depuis quand Bose négocie-t-il avec
Charlemagne ? Jusqu’alors, il a toujours commercé avec les pays de l’est,
se désintéressant complètement du sud… Non, vois-tu, je crois que cette
histoire cache quelque chose. Je connais trop bien mon ex-beau-père.
Haakon hocha la tête. Vikar avait raison, pensa-t-il. Quelque chose
clochait. Et puis il ne pouvait croire qu’Annis l’ait quitté sans même un au
revoir. On l’y avait forcément poussée d’une manière ou d’une autre.
En tout cas, il lui fallait en avoir le cœur net.
— Elle a laissé sa croix, murmura-t-il.
— Pour ce que ça vaut… , repartit Vikar en haussant les épaules.
Et pourtant, ce bijou valait bien plus que ce que ce crétin imaginait,
pensa Haakon en se retenant d’exprimer tout haut sa pensée.
Il aimait et respectait profondément son ami. Mais Vikar ne
comprendrait jamais la mentalité du sexe faible. Pour lui, les femmes
n’étaient qu’un passe-temps, certes plus agréable qu’une épine dans le pied,
mais nettement moins passionnant qu’une bonne bagarre.
— Il faut que j’y aille, Vikar, annonça Haakon en rangeant la croix dans
la poche de son ceinturon, juste à côté de son nécessaire à feu. Nous ne
nous sommes pas dit au revoir.
— Et lui dire au revoir est important à ce point-là ?
— Pour moi, oui.
— Et tu veux partir à sa poursuite maintenant ? s’enquit Vikar. Quitte à
abandonner le felag ? Cela donnerait raison à tes ennemis, tu sais. Et puis il
va quand même te falloir un peu de temps pour préparer un drakkar. Tu
rattraperas Annis à la cour de Charlemagne.
Haakon serra les dents, obligé d’admettre le bien-fondé de ces
arguments. Il avait des obligations envers ses compagnons d’expédition. Et
il ne pouvait laisser Sigfrid le calomnier impunément. Du reste, il n’était
pas loin de soupçonner le frère de Bjorn d’avoir lui-même organisé en sous-
main ce départ d’Annis pour le pousser à la faute.
— Bon, soit, fit-il, je partirai après le Storting. Allons vite rejoindre les
autres, maintenant. Nous avons un compte à régler avec les Bjornson.
Chapitre 17

Annis prit le temps de détailler Aelfric du regard. Le moine était habillé


à la mode viking et semblait en pleine forme. Il paraissait même avoir pris
du poids depuis son évasion de chez Haakon.
Ce qui n’avait pas changé chez lui, en revanche, c’était l’air
condescendant avec lequel il persistait à la dévisager.
— Avez-vous au moins versé une larme quand les barbares qui nous
retenaient captifs m’ont cru mort, Annis ?
— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? s’enquit-elle en portant une
main à son cou, ébahie malgré elle de le retrouver si bien portant.
— J’ai des relations, figurez-vous, répondit-il en se rengorgeant de plus
belle. Je voyage sur ce bateau en tant qu’invité de Sigfrid.
— De Sigfrid ? répéta-t-elle sans plus se soucier de cacher sa stupeur,
ne comprenant vraiment pas pourquoi le chef des Bjornson aurait payé à un
fugitif un voyage jusqu’à la cour de Charlemagne.
— Ce bateau m’a découvert alors que j’étais à moitié mort. J’avais
dégringolé dans plusieurs ravines que cette garce d’Ingrid avait omis de me
signaler. Finalement, les marins de Sigfrid m’ont repéré alors que je gisais
dans une crique creusée dans la paroi du fjord. Ce barbare a bien failli
m’achever séance tenante et, plus d’une fois au cours de la traversée
jusqu’ici, j’ai bien vu qu’il était à deux doigts de m’occire.
Il marqua une pause et glissa ses doigts dans la ceinture de son pantalon
viking, l’air plus satisfait que jamais.
— Mais ma connaissance des simples lui a finalement rendu un fier
service et il m’a permis de rentrer chez moi.
Annis le considéra un moment, l’esprit en déroute, adossée contre la
rambarde du drakkar. Puis elle comprit tout. Ce gredin devait parler de la
maladie du roi — une maladie provoquée, comme elle en avait eu
l’intuition.
— De la digitale… Vous avez versé de l’extrait de digitale sur la
nourriture de Thorkell. Vous dîniez ce soir là avec mon oncle et moi et ce
qu’il a dit n’est pas tombé ans l’oreille d’un sourd, n’est-ce pas ? D’où les
symptômes du roi : suées, vomissements, accélération du pouls…
— Je me suis contenté de me servir des instruments que Dieu nous a
fournis, repartit Aelfric en joignant pieusement les mains. Je veux mettre à
bas Ses ennemis. Et votre amant sera puni. Pensez-y, Annis. Pleurez et
repentez-vous. Un repentir sincère peut encore vous sauver.
— Vous êtes fou !
Le moine défroqué se renfrogna.
— Evidemment, continua-t-il sans relever sa remarque, Sigfrid a été
irrité de l’échec de ma tentative d’éliminer le roi mais, sur ma suggestion, il
a conçu un nouveau plan. Dès demain, il aura tout ce qu’il désire et votre
précieux Haakon sera détruit.
— Que lui avez-vous donc dit ?
— Que Haakon était un parjure. Il suffit d’ailleurs de le regarder dans
les yeux pour comprendre que sa version de son combat contre Bjorn est
mensongère.
— Seigneur, qu’avez-vous fait ?
— J’ai simplement rétabli la vérité — à savoir que Haakon avait attaqué
Bjorn. Je n’avais pas plus tôt prononcé ces mots que Sigfrid m’écoutait
avec la plus grande attention.
— Mais vous n’étiez pas sur place. Moi, si !
— Je sais. Pourquoi croyez-vous être là ?
Annis se figea, saisissant d’un coup le destin funeste qui les attendait.
Haakon était sur le point de tout perdre parce que, comme une nigaude, elle
était tombée dans le piège que lui avait tendu Sigfrid.
Elle seule pouvait arrêter cette machination. Le roi serait bien forcé de
la croire. Elle avait toujours son anneau… Mais si elle lui avouait tout,
songea-t-elle soudain en tremblant, elle risquait de le payer de sa vie.
Certes, elle avait tué le berserker en état de légitime défense. Serait-ce
néanmoins suffisant pour lui épargner la peine capitale ?
D’un autre côté, si Haakon était ruiné et déchu, aurait-elle encore le
moindre goût à l’existence, sachant qu’elle aurait pu prévenir sa disgrâce ?
Elle prit une profonde inspiration. Elle aurait aimé réfléchir plus
longtemps aux données du problème. Malheureusement, le temps lui était
compté.
Le plus important était de ramener Aelfric avec elle à la cour pour
dénoncer le complot. Sans lui, elle n’aurait que sa seule parole d’étrangère à
opposer aux calomnies de Sigfrid.
Mais comment parvenir à revenir là-bas avec lui ? se demanda-t-elle
tout en se tapotant les lèvres.
— Si vous pensez que Sigfrid rendra ce monde meilleur, vous vous
trompez lourdement, Aelfric. Par votre faute, il y aura encore plus de raids
vikings sur la Northumbrie.
— Bah ! Vous n’êtes qu’une pauvre femme qui ne comprend rien à ces
sujets. Bientôt vous serez de retour chez vous, saine et sauve. Vous devriez
plutôt me remercier.
Annis pinça les lèvres tout en regardant autour d’elle. Ils étaient seuls
sur le gaillard d’avant. En outre le moine n’était guère plus épais qu’Ingrid.
Si elle avait réussi à dominer la servante, elle saurait bien soumettre Aelfric
à sa volonté. Sans plus tergiverser, elle se jeta sur lui et l’envoya rouler sur
le pont. Il leva les mains pour se défendre. Profitant de son élan, elle le
plaqua sur le plancher, à plat ventre, avant de lui planter ses genoux dans les
reins pour l’empêcher de se relever. Elle lui saisit ensuite les bras pour les
lui remonter dans le dos et le prédisposer ainsi à se montrer un tantinet plus
disert.
— Voilà ce dont est capable une pauvre femme sans défense, Aelfric !
— Lâchez-moi ! Vous me faites mal ! couina le moine. Vous savez
pourtant combien je déteste la violence.
— Espèce d’âne bâté ! Dieu abhorre les pleutres de votre espèce, lui
chuchota Annis dans le creux de l’oreille. Ecoutez-moi bien, maintenant,
misérable imbécile. Sigfrid n’est pas près de vous permettre de repartir d’ici
vivant. Vous m’entendez ? Vos jours sont comptés. Allons, venez avec moi.
— Comment ça ? protesta Aelfric d’une voix encore plus geignarde.
Mais il m’a promis…
— Vous en savez trop, l’interrompit-elle. Vous représentez une menace
à ses yeux.
Elle ne cherchait plus à cacher son exaspération. Le temps filait. Les
cris des marins à la poupe laissaient deviner que le bateau allait bientôt
quitter ses amarres. Dans un instant, elle allait être emmenée loin de
Kaupang, loin de Haakon — à jamais.
— Quoi de plus simple à organiser qu’une petite disparition en mer ?
reprit-elle. Pensez-vous qu’un homme prêt à assassiner son propre roi aurait
scrupule à se débarrasser d’un étranger comme vous ?
Aelfric cessa aussitôt de se débattre, apparemment touché par
l’argument.
— Ce que vous avancez là, je dois l’admettre, ne manque pas de
vraisemblance.
— Alors filons d’ici tant que nous en avons la possibilité. Ce navire pue
la mort.
— Je… Je viens avec vous, n’est-ce pas ?
— Vous êtes un lâche, un manipulateur, un voleur et un tricheur,
Aelfric. Je tiens à ce que vous le sachiez. Mais il se trouve que j’ai besoin
de vous, répliqua Annis en desserrant son étreinte. Oui, vous pouvez venir
avec moi et je m’efforcerai de vous protéger — à condition toutefois que
vous m’obéissiez au doigt et à l’œil. Est-ce compris ?
— Me protéger ? répéta le moine d’une voix qui dérapa dans l’aigu.
Mais vous n’êtes qu’une femme !
— Une femme qui vous a terrassé, lui rappela-t-elle. Une femme qui a
affronté une meute de loups affamés et qui est encore là pour vous le
raconter. Plus rien n’est capable de m’effrayer, Aelfric.
Ce n’était pas la vérité : le risque de perdre Haakon la terrorisait
jusqu’au tréfonds de son être. Elle se refusait cependant à l’envisager,
préférant se persuader qu’elle était au contraire en mesure de le sauver.
— Allons, il faut partir.
— Bon, je vous suis. Je n’ai pas vraiment le choix, n’est-ce pas ?
Comme le moine se relevait, il sentit qu’Annis lui tenait toujours un
bras tordu dans le dos.
— Mais que faites-vous ? protesta-t-il.
— Avancez, répondit-elle en lui enfonçant un genou dans les reins pour
le pousser.
— Vous ne me faites pas confiance ? s’enquit-il sur un ton presque
scandalisé.
— On ne peut rien vous cacher… Maintenant, taisez-vous, si vous tenez
à quitter ce bateau indemne.
Ils se dirigèrent vers l’arrière du drakkar. Les marins, qui ne se
doutaient pas de leurs intentions, avaient laissé en place la planche
d’embarquement. Annis jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, surprise
de ne pas être l’objet d’une surveillance plus attentive. Elle vit dans un coin
un homme enrouler un bout de cordage et deux autres assujettir un coffre au
bastingage. Ils pouvaient y arriver, se dit-elle. Elle força Aelfric à descendre
du bateau à une telle allure qu’elle faillit tomber sur lui.
— C’est là que nos chemins se séparent, déclara le moine sitôt qu’ils
eurent débarqué. Vous pouvez me relâcher, désormais, je ne crains plus rien.
— Vous avez dû mal me comprendre, Aelfric. Vous venez avec moi.
Pour une fois, vous allez devoir assumer les conséquences de votre vilenie,
répliqua-t-elle en lui remontant le bras dans le dos avant de le pousser dans
la direction du palais de Thorkell.
Alors qu’ils approchaient de l’immense manoir, le moine voulut se
dégager d’une torsion du buste, mais Annis contrecarra avec dextérité son
mouvement, achevant de lui prouver qu’elle était au moins aussi forte que
lui. Elle n’en serra pas moins les dents en regrettant de n’avoir pas de dague
sur elle.
— Vous êtes un irresponsable, Aelfric, grommela-t-elle. Avez-vous au
moins songé à vos frères en religion quand vous étiez occupé à prêter la
main au complot de Sigfrid ?
— J’ignorais tout de ses intentions ! mentit le moine en s’arrêtant au
milieu de la rue pour lui jeter un coup d’œil implorant par-dessus l’épaule.
C’est la vérité, je vous le jure !
Annis eut une moue dégoûtée.
— Vous venez d’avouer le contraire, sur le bateau, répliqua-t-elle en le
forçant à repartir. Allons, avancez !
Tous ses muscles protestaient sous l’effort qu’elle leur imposait, mais
elle ignora la douleur, l’esprit focalisé sur la nécessité de prévenir Haakon
et Thorkell.
Sur le seuil du palais, deux sentinelles leur barrèrent le chemin. Annis
leur montra son index droit autour duquel brillait l’anneau royal.
— Cet homme est un fugitif que je dois remettre à Sa Majesté. Amenez-
moi auprès de lui sur-le-champ !
Elle retint son souffle tandis qu’ils conféraient à voix basse.
— Vous pouvez passer, lui annonça finalement un des gardes.
Annis pressa le pas pour gagner la salle où s’était réuni le Storting.
— Halte ! lui cria une autre sentinelle postée devant la porte. La
présence d’une femme est interdite à la réunion des jaarls.
Annis exhiba de nouveau l’anneau de Thorkell.
— Sa Majesté m’a promis son aide en tout temps et en tout lieu. Je la
demande ici et maintenant ! Oseriez-vous faire mentir votre souverain ?
— Non, je… Mais le Storting a commencé et tous les nobles du
royaume sont rassemblés dans cette salle.
— Annis, qu’est-ce qui vous prend ? s’affola Aelfric. Vous n’allez
quand même pas créer un incident diplomatique ?
Annis lui tordit le bras de plus belle. Le moine piailla de douleur.
— Je serais ravie de vous trancher la gorge si seulement j’avais une
lame sur moi. Votre seul espoir de vous en tirer vivant est de vous jeter aux
pieds de Thorkell pour solliciter son indulgence.
Après avoir haussé les épaules, le garde alla discuter avec son collègue.
S’ensuivit un échange à voix basse trop rapide pour qu’elle puisse le suivre.
De la sueur commençait à lui couler du front, lui picotant les yeux. Arrivait-
elle trop tard ? s’interrogea-t-elle avec angoisse.
Elle essaya de réprimer la panique qui menaçait de la submerger. Jamais
elle n’avait réussi à se faire aimer de Haakon, elle en avait bien conscience,
mais elle tenait au moins à ce qu’il conserve son titre et ses terres.
— Il nous est impossible de vous introduire dans la salle actuellement,
vint la prévenir la sentinelle. Mais nous pouvons vous conduire auprès de
Bose, le conseiller de Sa Majesté.
— Où se trouve-t-il ? demanda-t-elle tout en essayant de se rappeler qui
était cet homme.
Elle avisa alors la mine réjouie d’Aelfric et en déduisit que ledit Bose
n’était peut-être pas la personne indiquée pour écouter son histoire.
— Au Storting, répondit le garde. Il va vous falloir patienter.
— Ce que j’ai à dire concerne la vie du roi ! protesta-t-elle. Désirez-
vous être tenu pour responsable si par hasard il lui arrivait malheur ?
Elle avait changé ses plans et voulait dorénavant dénoncer devant
l’assemblée des nobles le complot ourdi contre Thorkell et avouer aussi la
part qu’elle avait prise dans la mort de Bjorn.
Les deux sentinelles se dévisagèrent avec embarras.
— Emmenez-moi auprès de la reine Asa.
— Elle siège avec le roi.
— Alors introduisez-moi dans la salle, bon sang ! Le message que je
dois délivrer est de la plus haute importance. Allez-vous donc contraindre
votre roi à ne pas respecter la promesse qu’il m’a faite ?
Les gardes se dandinèrent sur place, les yeux fixés sur l’anneau qu’elle
leur brandissait sous le nez.
Elle retint son souffle.
— Bon, d’accord, lâcha un des gardes. Venez avec nous. Mais si vous
mentez, il vous en coûtera cher. Très cher.
— Je comprends, acquiesça Annis d’une voix distraite tout en
rassemblant le peu de forces qui lui restaient pour continuer à pousser
Aelfric devant elle.
La salle du conseil était bondée d’hommes qui semblaient tous parler en
même temps. Leur foule se divisa pour livrer passage aux sentinelles
suivies d’Annis et de son prisonnier. Le silence retombait peu à peu dans
leur sillage, jusqu’à ce qu’Annis se trouve enfin en présence du couple
royal. Haakon se tenait légèrement en retrait des souverains. Il écarquilla les
yeux en avisant les arrivants. Elle se contraignit à ne lui accorder qu’un bref
coup d’œil avant de concentrer toute son attention sur Thorkell.
Le roi devait l’écouter, se dit-elle, il devait saisir le danger qui le
menaçait. Elle osait à peine regarder Asa qui avait accueilli son intrusion en
fronçant les sourcils et en pinçant les lèvres.
— Cet homme, entonna Annis d’une voix forte qui se répercuta dans la
salle, est un captif en fuite, un des moines de Lindisfarne. Je l’ai découvert
sur le drakkar de Sigfrid qui lui avait promis de l’emmener jusqu’à la cour
de Charlemagne.
— Sigfrid ? s’enquit Thorkell en se tournant vers le jaarl qui avait pâli
avant de s’empourprer et de serrer ses poings massif, les yeux à moitié
sortis de la tête.
Puis il parut brusquement se ressaisir et son teint redevint normal.
— Je ne vois vraiment pas de quoi parle cette femme. Comment aurait-
elle pu être admise sur un des mes bateaux ? C’est la concubine d’un
parjure notoire, rétorqua-t-il avec un rictus méprisant.
— Laissez-moi parler avant de me juger ! contra Annis en levant une
main, plus déterminée que jamais à se faire entendre. Majesté, comme le
prouve cet anneau qui m’a permis de venir troubler vos débats, vous avez
daigné m’accorder votre confiance. Au nom de cette confiance, je vous prie
aujourd’hui de m’écouter jusqu’au bout.
Thorkell se pencha en avant, les yeux brillants.
— Continuez donc. Je suis tout ouïe.
— Quand vous étiez malade, vous manifestiez des symptômes qui
étaient ceux d’un empoisonnement à l’extrait de digitale. Aucun de vos
proches, cependant, n’avait les connaissances nécessaires pour fabriquer
cette substance toxique.
— Le guérisseur du palais s’était en effet absenté depuis un certain
temps, confirma Thorkell. Mais, vous savez, ce qui m’est arrivé s’explique
assez bien : mon oracle m’a certifié ce matin même que c’était un message
envoyé par les dieux pour m’inciter à encore plus de prudence.
— Cet homme disposait du savoir requis ! révéla alors Annis en
poussant devant elle Aelfric qui en tomba à genoux devant le souverain de
Viken.
— Et d’où le tiendrait-il ?
— C’est un moine. Il était l’un des proches conseillers de mon oncle. Et
la médecine des simples est une tradition solidement ancrée dans notre
famille. Aelfric était là quand nous discutions des remèdes à la mélancolie ;
or, l’extrait de digitale fait partie des médications prescrites dans ce cas-là.
Mais, a tenu alors à me préciser mon oncle, c’est aussi un produit d’une
puissance telle qu’administré à trop fortes doses il peut provoquer un
emballement cardiaque qui se traduit par des suées, des vomissements, des
spasmes et des troubles visuels.
— Intéressant, marmonna Thorkell en se caressant la barbe. Et
comment cet individu aurait-il pu m’administrer ce poison ? Ma nourriture
est systématiquement goûtée avant de m’être donnée. S’était-il donc pendu
aux poutres de ma chambre ?
Le Storting accueillit la saillie par un éclat de rire général.
— Il me semble, Votre Majesté, que nous perdons notre temps à prêter
l’oreille à ces racontars, intervint le chambellan au visage en lame de
couteau. Revenons plutôt à l’ordre du jour : la détermination du vergild dû à
Sigfrid par le parjure Haakon.
— Préjugé ! Préjugé ! s’indignèrent des nobles dans la salle.
Le chambellan leva la main en signe d’apaisement.
— Le prétendu parjure, corrigea-t-il.
Annis, consternée, vit les gardes se rapprocher d’elle pour la reconduire
dehors. Personne ne la croyait, pensa-t-elle avec abattement. Elle jeta un
coup d’œil désespéré à Haakon, mais ce dernier n’avait pas bougé et
demeurait assis à sa place, les traits figés.
— Que crient-ils donc ? demanda Aelfric, affolé. Mon Dieu, Annis, j’ai
été fou de vous suivre !
— Dites-leur qui vous a commandé ce poison, l’adjura-t-elle à mi-voix.
Dites-le-leur tout de suite en northumbrien ou tout sera perdu !
Aelfric esquiva la sentinelle qui voulait lui saisir le bras pour aller se
jeter aux pieds de Thorkell.
— C’est Sigfrid et votre chambellan, Bose, l’homme qui se tient en ce
moment même près de vous, qui m’ont demandé de leur fabriquer l’extrait
de digitale ! hurla-t-il dans sa langue natale. Ils m’y ont contraint par la
force. Et c’est Bose encore qui versait la préparation dans vos plats juste
après que le goûteur en avait avalé une portion !
Il plongea la main dans sa poche pour en retirer une fiole opaque.
— Voici la preuve de ce que j’avance : le reste du poison !
Le roi se raidit sur son siège. Annis adressa une prière silencieuse à son
Dieu.
— Ce moine n’a visiblement plus toute sa tête, énonça Bose sur un ton
calme que démentait la panique qui se lisait dans son regard.
— Je puis au moins confirmer les accointances d’Aelfric avec Sigfrid,
repartit Annis avant de rapporter en termes succincts l’histoire de l’évasion
du moine et de son sauvetage par le frère de Bjorn.
— Thorkell, s’exclama ce dernier d’une voix tonnante, c’est à
l’évidence un coup monté par Haakon pour détourner l’attention de son
forfait. Il se sert de sa concubine pour semer la zizanie entre nous et jeter le
trouble dans nos esprits. Quand vous ai-je jamais manqué de loyauté ?
— Laissons plutôt parler Annis, recommanda alors Haakon sans se
départir de son expression fermée et austère. Sa Majesté sait bien que je
n’ai plus eu aucun contact avec elle depuis son affranchissement et que je
ne puis en conséquence exercer sur elle la moindre influence.
— Par égard pour votre rang et parce que vous m’avez sauvé la vie, je
ne vous tiendrai pas rigueur de cette interruption, Annis de Birdoswald,
trancha Thorkell. Mais accuser Bose, franchement… Il préférerait
empoisonner sa propre mère !
— Il n’en reste pas moins qu’Aelfric a été recueilli et amené jusqu’ici
par Sigfrid, insista vaillamment Annis. Et que c’est sur son bateau que je
l’ai retrouvé. Personne ne s’est-il donc demandé pourquoi Bose a éprouvé
le besoin subit d’envoyer une mission commerciale à la cour de
Charlemagne ? Et pourquoi le guérisseur du palais s’est absenté juste avant
que Sa Majesté tombe malade ?
— L’un de mes hommes a aperçu une voilure quadrillée dans un havre
au sud de mes terres, révéla alors Haakon. J’ai dû en conclure, Sigfrid, que
tu avais fait route dans cette direction au lieu de rentrer chez toi, au nord,
après la visite que tu m’avais rendue au domaine, visite dont tu ne m’as
d’ailleurs jamais clairement expliqué la raison.
— Mais ce moine ment, voilà tout ! vociféra le frère de Bjorn, défiguré
par la rage, en marchant sur Aelfric et Annis, ses énormes mains tendues
vers le cou frêle du défroqué.
— Sigfrid, n’oublie pas ton serment ! l’avertit le roi. Pas de violence
dans cette salle !
Mais l’interpellé ne l’écoutait plus et continuait à menacer Annis et son
compatriote. Un murmure effaré s’éleva de l’assistance.
Et voilà, songea Annis. C’était vraiment la fin, cette fois-ci. Après
toutes les épreuves qu’elle avait dû endurer, il lui fallait périr de la main du
frère de Bjorn.
— Vous… vous m’avez promis de l’or pour vous débarrasser de votre
roi ! Un… un tas d’or au… aussi haut que moi ! bredouilla Aelfric en
tentant de se relever.
Sigfrid le saisit par la nuque et serra ses poings. Il y eut un craquement
écœurant et le moine tomba raide mort à ses pieds. Il se tourna ensuite vers
Annis, les narines dilatées, les yeux exorbités. Le berserker s’était réveillé
en lui ; la rage de tuer le possédait comme elle avait jadis possédé son frère.
Elle voulut s’enfuir mais il lui attrapa le bras et tendit l’autre main vers
son cou. Annis se sentit défaillir. Déjà, les bords de son champ de vision
s’obscurcissaient. Elle voulut hurler mais aucun air ne sortait plus de ses
poumons.
— Le parjure, c’est toi et tous ceux de ta race maudite ! rugit soudain
Haakon en venant assener un formidable coup de poing sur la tempe de
Sigfrid.
Celui-ci recula en chancelant. Annis s’empressa de reprendre sa
respiration, la gorge douloureuse.
Alors que Haakon la soutenait par la taille, elle vit le frère de Bjorn
afficher brusquement une expression de surprise presque enfantine. Puis il
s’abattit en avant, un poignard planté dans le dos.
Derrière lui se dressait Bose, les traits livides. Il désigna le guerrier
étendu à terre.
— Cet homme était un traître… Un parjure… Il fallait protéger le roi.
— Thorkell a interdit à chacun de nous de se présenter ici armé. Cet
ordre était aussi valable pour toi, remarqua Haakon d’une voix froide.
— J’ai eu comme une prémonition, se défendit Bose. J’ai deviné qu’on
allait s’en prendre à Sa Majesté. Je…
Il se tut en avisant l’expression de son souverain.
— Gardes ! s’écria ce dernier. Emparez-vous de ce félon !
— Bose était effectivement le seul à avoir accès à votre nourriture après
qu’elle était goûtée, proféra Haakon par-dessus le brouhaha général.
— Allez-vous croire cet individu qui a attaqué et massacré de sang-froid
un membre de son propre felag ? Ne le laissez pas vous détourner de la
raison de notre présence ici aujourd’hui, énonça Bose sur un ton
comminatoire, apparemment indifférent à la présence des sentinelles qui lui
avaient empoigné les bras. Bjorn représentait un rival particulièrement
dangereux pour Haakon qui a profité du raid sur Lindisfarne pour
l’éliminer. C’est un parjure qui n’a plus le droit au titre ni au domaine d’un
jaarl.
— Ce n’est pas lui qui a tué Bjorn Bjornson, mais moi, déclara alors
Annis. L’oracle de son clan avait raison : ce n’est pas l’épée de Haakon
Haroldson qui a mis fin à ses jours. C’est ma propre dague.
— Annis !
Annis ignora l’avertissement furieux de Haakon. Elle s’écarta de lui
pour faire face à l’assemblée des nobles de Viken.
— Je ne suis plus sous la protection du seigneur que vous deviez juger
aujourd’hui. C’est donc en toute liberté et en mon seul nom que je
m’exprime devant vous. Et ce que je viens de vous dire est la stricte vérité.
— Vous ne cesserez de m’étonner Annis de Birdoswald, marmonna
Thorkell avant de chuchoter quelque chose à l’oreille d’Asa qui lui répondit
par un bref haussement d’épaules. Et comment vous y êtes-vous prise au
juste pour vaincre l’un des plus redoutables guerriers du royaume ?
— En fait, Bjorn allait m’attaquer quand Haakon est intervenu et a tenté
de lui faire entendre raison, expliqua Annis en parlant lentement et
distinctement. Le frère de Sigfrid s’est à ce moment-là retourné contre lui.
Ma servante a voulu en profiter pour s’enfuir de la pièce où celui-ci nous
avait surprises et a bousculé au passage Haakon qui est tombé par terre, à la
merci de Bjorn, lequel me tournait alors le dos…
— Vous prétendez que le frère de Sigfrid a agressé sans raison aucune le
chef de son felag ? la coupa Thorkell, ahuri. Je le conçois difficilement,
même de la part d’un berserker au comble de la rage.
— Je puis vous renseigner à ce sujet, affirma soudain Bose. Il me
semble, en effet, que je saisis mieux, désormais, les tenants et les
aboutissants de cette triste affaire.
— Eh bien, vas-y, parle donc, l’encouragea le roi. J’ai vraiment hâte
qu’on éclaire ma lanterne ! Et puis cela te permettra peut-être de sauver ta
tête.
— Je confesse, Votre Majesté, commença à articuler Bose d’une voix
moins assurée, vous avoir conseillé la réunion du Storting sur la suggestion
de Sigfrid. Je connaissais comme tout le monde la prédiction de son oracle
au sujet de Bjorn et, de plus, je ne comprenais vraiment pas pourquoi
Haakon l’aurait attaqué… Vous comprenez, je souhaitais seulement que
nous puissions éclaircir pacifiquement ce mystère et éviter ainsi une de ces
guerres de clan qui ont toujours été dommageables au royaume.
— Hum ! fit Thorkell, dubitatif. Continue toujours.
— J’ai pu en apprendre plus au cours du banquet que vous avez donné à
l’arrivée du frère de Bjorn pour fêter le succès de l’expédition conduite par
Haakon. La bière et aussi, peut-être, le chagrin aidant, Sigfrid a fini par me
confier que Guthrun en voulait à son beau-fils d’avoir emmené Thrand avec
lui. Vous n’ignorez pas non plus que la belle-mère de Haakon convoite
depuis longtemps le domaine de son défunt mari…
Thorkell lui adressa un signe impatient pour l’inviter à poursuivre.
— Eh bien, Sigfrid m’a appris, sous le sceau du secret le plus absolu,
bien évidemment, que Guthrun avait demandé à Bjorn, la veille du départ
du felag, de tuer Haakon si jamais ils se retrouvaient seuls ensemble au
cours d’une bataille. Bjorn a accepté, voyant là une occasion de satisfaire
les ambitions de son clan, et a aussitôt envoyé un bâton de message à son
frère pour le prévenir de sa décision.
— C’est tout à fait vraisemblable, acquiesça Haakon. Cela explique en
tout cas pourquoi Sigfrid a débarqué ensuite au domaine. Il avait l’intention
de forcer Guthrun à l’épouser, puis de tuer Thrand dès notre retour afin de
devenir le seul seigneur en titre de la terre de mes ancêtres.
L’assistance accueillit ces derniers mots dans un silence de monastère.
— L’histoire se tient, en effet, décréta enfin Thorkell. Mais il reste à
savoir pourquoi tu ne m’as pas rapporté immédiatement les confidences de
Sigfrid, Bose.
Il parut se recueillir un instant.
— Non, décidément, quand bien même je n’aurais pas été empoisonné
comme le prétend Annis et comme le soutenait aussi ce pauvre moine, ton
rôle dans cette affaire me semble encore des plus obscurs, Bose. Mais nous
réglerons cela plus tard. Garde, emmenez-le !
— La northumbrienne aura-t-elle à payer un vergild aux Bjornson ?
s’enquit alors Haakon, sa voix de basse résonnant tout contre les oreilles
d’Annis qui releva la tête et quitta le refuge de ses bras.
— Comme c’est Bjorn qui t’a agressé le premier et que je vous dois
énormément à tous deux, je dispense Annis de toute compensation pour le
décès du frère de Sigfrid.
— C’est fini, Annis, lui murmura alors Haakon en posant une main sur
son épaule. Il est temps de te ramener à la maison.
La maison, se répéta Annis. Un simple petit mot qui avait tant
représenté à ses yeux, naguère, et dont le sens avait tellement changé
depuis…
— Je ne retournerai pas en Northumbrie, Haakon, déclara-t-elle en
rivant ses yeux dans son regard d’un bleu insondable.
Il lui fallait se jeter à l’eau. Si elle devait retenir une leçon de cette
journée, c’était bien que la vie était un bien fragile et précieux qui ne
méritait pas d’être gâché. Elle tenait désormais à être fixée une bonne fois
pour toutes sur les intentions de Haakon. Il était exclu qu’elle traîne des
regrets jusqu’à la fin de ses jours.
— Comment ça, Annis ? lui demanda-t-il dans un souffle.
— Je souhaite rester ici, près de toi. Comme concubine.
Il lui sembla que les prunelles du Viking prenaient un bleu encore plus
intense.
— Non, répondit-il, tu ne seras pas ma concubine.
Elle eut tout à coup l’impression que le monde s’écroulait autour d’elle.
Haakon la rejetait. Ses espoirs étaient vains. Elle eut un petit hochement de
tête, la gorge nouée, et dut se faire violence pour réprimer les larmes qui lui
montaient aux yeux.
Haakon lui saisit brusquement les mains pour les appuyer contre son
cœur.
— Tu seras, si tu le veux bien, ma femme.
— Ta femme ? répéta-t-elle, éberluée. Mais… Mais…
Elle n’osait en croire ses oreilles.
— Mais quoi ? chuchota Haakon en nouant ses doigts aux siens. N’est-
ce pas le seul moyen dont je dispose pour m’assurer que tu ne me quitteras
plus jamais, ma belle et fière Walkyrie ?
— D’après Asa… , commença-t-elle à objecter.
Il posa un doigt sur ses lèvres.
— Ce que les autres peuvent penser de nous deux importe peu. Tout ce
qui compte, ce sont les sentiments qui nous unissent. Tu as conquis mon
cœur dès Lindisfarne. Je veux que tu continues à partager ma vie, que tu
m’assistes en toutes circonstances et que, surtout, il ne se passe plus un
matin où je n’aie le bonheur de me réveiller à côté de toi… Alors, c’est
oui ?
— Oh, Haakon ! Oui ! s’écria-t-elle en se pendant à son cou pour
l’embrasser.
Quand il put enfin détacher ses lèvres des siennes — ce qu’il fit avec le
plus grand regret — , il plongea la main dans la poche de sa tunique.
— Je comptais, à l’issue du Storting, aller te voir pour te remettre ceci.
Il lui plaqua la croix d’argent dans le creux de la paume. Annis
considéra le bijou avec émotion avant de relever la tête vers lui.
— Tu voulais donc me dire au revoir ?
— Mieux que ça : je voulais te persuader de revenir sur ta décision de
partir.
Elle se pelotonna contre son torse massif.
— Eh bien, c’est fait, dit-elle. Rentrons à la maison, maintenant, veux-
tu ?
Épilogue

Dix mois plus tard

— Je viens de recevoir une réponse de ton beau-père, annonça Haakon


en pénétrant dans la chambre où Annis se reposait avec leur nouveau-né.
Floki leva la tête à l’arrivée de son maître, mais ne cessa pas pour autant
de monter la garde sur le seuil de la pièce.
— Chut ! Tu vas réveiller Harold, murmura Annis en désignant du
menton le poupon qu’elle berçait dans ses bras. Il m’a fallu une éternité
pour l’endormir.
— Ma nourrice disait tout le temps que je n’aimais pas non plus faire la
sieste, repartit Haakon sur le même ton tout en posant un doigt sur la tête de
son fils. C’est le sang des Haroldson qui le travaille.
— Et que nous écrit mon beau-père ? voulut savoir Annis.
— Eh bien, crois-le ou non, mais il te demande pardon d’avoir autant
tardé à envoyer ta rançon. Les moines se sont empressés d’aller dénoncer sa
négligence à votre roi dès leur retour en Northumbrie.
— Je te remercie vraiment de les avoir libérés sans attendre la réponse
du pape. Et plus encore de leur avoir alloué une escorte pour assurer leur
protection.
— Guthrun aurait sans doute été furieuse de savoir que j’ai gâché autant
d’argent, énonça Haakon avec un sourire triste.
Ils gardèrent le silence un instant, repensant l’un et l’autre à la terrible
nouvelle qui les attendait au manoir quand ils étaient rentrés de Kaupang :
en apprenant la mort de Sigfrid et la découverte du complot, la mère de
Thrand avait eu une attaque qui lui avait été fatale.
Bose, quant à lui, avait été banni de la cour et assigné à résidence sur
ses terres.
— Elle chérissait son fils, reprit Haakon. C’était pour lui et pour lui seul
qu’elle avait de l’ambition. Si Sigfrid l’avait tué, elle ne l’aurait pas
supporté non plus.
— Si Thorkell n’avait tenu à nous retenir à la cour, nous aurions pu lui
annoncer la nouvelle nous-mêmes. Peut-être en aurait-elle été moins
affectée.
— Rien ne sert de ressasser le passé, Annis. Nous avons tout l’avenir
devant nous.
Elle changea doucement le bébé de position.
— Quand même, je suis contente que Thrand n’ait pas trempé dans le
complot.
Haakon lui serra la main.
— N’as-tu pas envie de lire la lettre de ton beau-père ? s’enquit-il en lui
tendant le carré de vélin.
Elle parcourut rapidement la missive.
— Il a vendu mes terres dotales à Eadgar ! s’exclama-t-elle. Et me
propose de m’envoyer l’argent pour payer ma rançon ! Il est désolé d’avoir
mis si longtemps à rassembler les fonds, mais, dit-il, l’or est devenu bien
rare en Northumbrie après le raid sur Lindisfarne !
Elle éclata de rire, stupéfaite de constater avec quelle rouerie son beau-
père avait réussi à se servir de cet acte de contrition — et de son propre fils
— pour s’assurer quand même la mainmise sur le domaine familial.
— Ça ne te dérange donc pas ? demanda Haakon, intrigué par sa
réaction.
Annis sourit à son mari. Naguère encore, cette manœuvre l’aurait très
certainement enragée, mais aujourd’hui ces terres ne représentaient plus
grand-chose à ses yeux.
— Jamais je ne pourrais retourner en Northumbrie, lui expliqua-t-elle.
Mon foyer est dorénavant ici, avec toi et avec notre enfant. Je garderai
toujours de ma patrie un souvenir ému, parce que c’est le lieu où j’ai passé
mon enfance. Mais c’est ici que je suis enfin devenue femme. Grâce à toi.
— Merci, ma Walkyrie.
— Ta Walkyrie apprivoisée.
— Lumière de mon foyer et mère de mon fils, ajouta Haakon en la
prenant par les épaules pour regarder avec elle leur enfant dormir.
Tous les trois, ils formaient désormais une seule et même famille.

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L’esclave du Viking, le nouveau roman de Caitlin Crews, dans votre
collection Les Historiques.
TITRE ORIGINAL : TAKEN BY THE VIKING
Traduction française : François DELPEUCH
© 2007, Michelle Styles.
© 2018, 2023, HarperCollins France pour la traduction française.
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
© daryakomarova.ru /Arcangel
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2804-9029-0

HARPERCOLLINS FRANCE
83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 - www.harlequin.fr
Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des entreprises, des événements ou des lieux serait une pure coïncidence.
Ce roman a déjà été publié en 2018
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
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