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RANNEY
Un si joli conte
de fées
Un parfum d’ensorceleuse
N° 7783
Titre
Copyright
Prologue
Dorset House, Domaine du comte de Wellbourne, juin 1788
Chapitre 1
Août 1791
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Épilogue
Prologue
Dorset House, Domaine du comte de Wellbourne,
juin 1788
Au sommet de la colline, une petite brise animait de frissons joyeux les hautes herbes et le feuillage
des arbres. Un vieux chêne dressait là son tronc centenaire, sentinelle austère qui semblait réprouver cette
humeur badine. Sous ses branches, l’herbe était vert émeraude et l’ombre paraissait délicieusement
accueillante. Le soleil, embusqué derrière un nuage cotonneux, jetait sur ce décor un halo de lumière
laiteuse.
Une grande demeure s’apercevait en contrebas, à mi-chemin entre le haut de la colline et le fond de la
vallée. La frénésie de ses occupants ne pouvait pas se deviner, d’aussi loin. On courait, on s’agitait, des
invités arrivaient… mais le vacarme provoqué par toute cette fièvre était absorbé par la distance, si bien
qu’une étrange sérénité régnait sous les frondaisons du chêne.
Le temps semblait s’y être alangui. Pourtant, le Destin était en marche, et il ne tarderait pas à
convoquer sur la scène tous les acteurs de la pièce qui allait se jouer.
L’un d’eux était une jeune fille de seize ans. Assise sur une couverture étalée au pied du chêne, elle
faisait la lecture à son petit frère.
— Harry, n’as-tu donc pas envie de savoir ce qui est arrivé à sir Bethune ?
— J’ai faim !
— Tu as toujours faim. Comment expliques-tu cela, Harry ? Pourtant, personne ne te prive, à table.
La jeune fille referma le livre en prenant soin de marquer sa page avec son doigt, tandis que, de son
autre main, elle nettoyait le genou du garçonnet.
— Et comment fais-tu pour toujours te salir aussi rapidement ?
— Je me moque d’être sale. J’ai faim.
— Nous prendrons le thé avec des petits gâteaux dès que le duc sera arrivé.
— Pourquoi faut-il l’attendre ?
— Parce que nous devons lui être présentés, voilà tout.
— Je n’ai pas envie de lui être présenté, Tessa.
— Il va falloir t’y résigner, Harry, j’en ai peur. En attendant, rien ne nous empêche de découvrir
comment sir Bethune se débarrasse du dragon. À ton avis, comment va-t-il s’y prendre ?
— Il va lui trancher les boyaux ! s’exclama Harry.
Et, joignant le geste à la parole, il agita une épée imaginaire.
Tessa fit mine d’être effrayée.
— Pour l’instant, sir Bethune commence simplement à descendre dans la vallée où le dragon a sa
tanière. Ne crois-tu pas qu’il a peur ?
— Les chevaliers n’ont peur de rien, Tessa.
— Moi, j’aurais peur, si je devais affronter un dragon, affirma Tessa, avant de reprendre sa lecture.
« Les ombres s’allongeaient rapidement, comme si la terre et le ciel s’obscurcissaient en même temps.
L’atmosphère devenait menaçante. Une odeur de vieux dragon se mêlait à une pestilence de chair en
décomposition. Sir Bethune se redressa sur sa selle. »
La jeune fille referma de nouveau son livre.
— Tu sais, Harry, sir Bethune s’apprête à livrer le combat le plus important de sa vie. Et il n’est
armé que de son épée et de son honneur.
— N’oublie pas qu’il porte aussi une armure et un heaume, compléta Harry.
Tessa sourit.
— Oui. L’un et l’autre si bien polis qu’ils réfléchissent les rayons du soleil.
Et l’armure recouvrait un bel homme, large d’épaules, musclé, avec des yeux argentés et une épaisse
chevelure d’un noir de jais. Son nez aristocratique et ses…
— Tessa ?
La jeune fille cligna les yeux, chassant du même coup l’image du chevalier arborant les traits de
Jered Mandeville, duc de Kittridge.
Elle rouvrit son livre.
— « Un brouillard opaque et malsain incitait le voyageur à rebrousser chemin. Mais sir Bethune
brandit bien haut son épée et donna des coups de lame pour trancher le rideau de fumée et ouvrir un
passage à son destrier. »
La jeune fille s’interrompit encore, pour demander à son petit frère :
— Sais-tu pourquoi les chevaliers doivent se montrer plus courageux que le commun des mortels,
Harry ?
Au lieu de répondre, Harry regarda derrière elle d’un air médusé.
Tessa se retourna. Il était là. Le chevalier – enfin, le duc.
Il montait un cheval noir, dont il semblait contrôler parfaitement les mouvements nerveux. Le soleil
déjà bas de la fin d’après-midi l’auréolait d’un halo lumineux.
— Êtes-vous chevalier ? demanda Harry, visiblement fasciné.
— J’ai bien peur que non. En revanche, je suis duc. Cela peut-il te satisfaire ?
— Avez-vous apporté des gâteaux ?
— Harry ! se récria Tessa, brusquement tirée de sa rêverie. Tu oublies tes manières.
Le cavalier sourit.
Au lieu de s’excuser, Harry lui lança :
— J’ai un chien.
— Ah oui ?
Le garçonnet hocha vigoureusement la tête.
— C’est un vieux chien galeux que nous enfermons dans un cabanon du jardin, expliqua Tessa. Il
hurle la nuit. Et il essaie de mordre tout le monde.
— En tout cas, il ne pisse plus partout.
— Harry !
Le cavalier s’esclaffa. Tessa se sentit piquer un fard. Elle lissa ses jupes pour se donner une
contenance et toisa son petit frère d’un regard sévère.
Pourquoi le Destin avait-il choisi ce moment précis pour lui faire rencontrer le duc de Kittridge ?
À l’origine, les présentations avaient été prévues pour le soir même, au dîner. Mais la mère de Tessa
avait finalement jugé celle-ci trop jeune pour assister à ce repas. Tessa serait donc présentée un peu plus
tôt au duc, et en présence de ses frères. Pour l’occasion, elle porterait sa plus jolie robe…
Au lieu de quoi, le duc l’avait surprise ici, en pleine nature, alors qu’elle n’était ni coiffée ni
convenablement habillée. En outre, elle avait les ongles tout verts pour avoir gratté l’herbe avec Harry
afin d’ouvrir un sentier pour une grosse chenille.
Tessa ne nourrissait pas le moindre doute sur l’identité du cavalier. Il n’existait pas des centaines de
ducs en Angleterre. Et encore moins de ducs possédant ces yeux gris pailletés d’argent. Les yeux
Mandeville.
Son portrait en pied se dressait dans la demeure du parrain de Tessa. Lequel se trouvait être
également, par un heureux hasard, l’oncle de Jered.
Le duc de Kittridge ignorait totalement qui était cette jeune fille, mais sa beauté, en revanche, ne
faisait aucun doute. Même sa voix le séduisait : sa sonorité musicale lui donnait d’agréables frissons. Le
nuage qui voilait le soleil avait opportunément choisi le moment de leur rencontre pour s’effacer, et un
rayon doré tombait sur sa chevelure, la nimbant de lumière. Une telle beauté associée à tant de jeunesse et
d’innocence rendait le duc muet. Il côtoyait pourtant de très belles jeunes femmes, à Londres. Mais cette
version rurale semblait plus réelle. Son sourire était sincère. Franc. Et touchant, à sa manière.
La brise jouait avec les plis des jupes de Tessa, les soulevant au-dessus de ses chevilles. Avec
l’arrivée du duc, les deux principaux personnages étaient à présent réunis sur la même scène. Une jeune
fille. Un homme plus mûr. Leur réunion formait un joli tableau.
Le Destin contrariait souvent la Nature. Mais pas cette fois. Et les doigts venteux de la Nature
s’amusaient avec les cheveux du duc comme ils s’amusaient avec les jupes de Tessa.
Les secondes s’égrenaient. Ni l’un ni l’autre ne parlait, comme si leur fascination mutuelle les
paralysait. Le duc ne se souvenait pas d’avoir un jour vécu un moment aussi magique. Tessa ne se
rappelait pas avoir déjà éprouvé pareille difficulté à respirer.
— Soyez le bienvenu à Dorset House, Votre Grâce, dit-elle finalement.
— C’est lui, le duc, Tessa ? demanda Harry, comme si un duc n’était qu’une chose au fond très
banale, qui ne méritait pas qu’on s’y attardât davantage.
Tessa répondit à son impolitesse d’un hochement de tête impatient. Harry dévala alors la colline pour
annoncer l’arrivée du visiteur – et probablement en profiter pour réclamer un gâteau.
— Il ignore tout des bonnes manières, mais il n’a que cinq ans, l’excusa Tessa, qui le suivait des
yeux.
— Il les apprendra en grandissant, répondit Jered, qui regardait aussi le garçonnet courir dans
l’herbe.
— Je ne vaux pas mieux que lui, reprit Tessa. Je ne me suis pas encore présentée. Je suis lady
Margaret Mary Teresa Astley, Votre Grâce. Mais ma famille m’appelle Tessa.
Il sourit.
— Ce garnement est votre petit frère ?
Elle soupira.
— Oui. Et je l’ai à ma charge depuis ce matin.
— Il n’est pas toujours facile d’être l’aîné, concéda le duc, avec une note d’amusement dans la voix.
Je me rappelle l’avoir payé souvent assez cher.
Tessa reporta son regard sur lui.
— Mais vous n’étiez pas une fille, Votre Grâce. On ne vous demandait pas de vous faire la main sur
vos petits frères pour apprendre à changer une couche.
Le duc rit si fort que quelques oiseaux s’envolèrent des branches du chêne, dans un bruissement
d’ailes courroucé.
Le regard encore brillant d’amusement, Jered éperonna gentiment Artémis, pour que son cheval
s’avance à la hauteur de la jeune fille. Puis il tendit son bras. Tessa s’en saisit pour se redresser. Mais
dès qu’elle fut debout, elle recula d’un pas.
— Auriez-vous peur de moi ? demanda-t-il, sans cesser de sourire – mais son sourire avait fraîchi. Je
souhaitais simplement vous escorter jusqu’à votre demeure. Artémis est assez solide pour supporter votre
poids et le mien.
— Je suis désolée, Votre Grâce. Je ne voulais pas me montrer impolie. Mais je n’aime pas beaucoup
les chevaux. Personne ne parle jamais de leur taille. Bien sûr, ils n’ont pas l’air si grands, quand on les
regarde depuis le sol. En revanche, ils sont beaucoup plus impressionnants une fois qu’on est assis
dessus ! Comment expliquez-vous cela ? Un arbre cause-t-il la même impression, quand on grimpe à son
sommet ? Et les montagnes ? Paraissent-elles plus petites, vues de loin, qu’elles ne le sont réellement ?
Le sourire du duc était pleinement revenu.
— Posez-vous toujours autant de questions, mademoiselle ?
— Oui. Depuis que je suis toute petite. Autrefois, mes frères les plus âgés étaient dotés de la même
curiosité, mais elle semble s’être émoussée avec les années. À l’inverse, la mienne n’a fait que croître.
Le regard du duc s’adoucit, jusqu’à devenir chaleureux.
— J’ai l’impression que vous me trouvez bien jeune, Votre Grâce, ajouta Tessa.
Le duc lui tendit de nouveau la main. Tessa crut qu’il voulait simplement la serrer, pour lui dire au
revoir. Mais à peine eut-elle accroché sa main qu’il en profita pour l’attirer contre son cheval et, de là, la
hisser à sa hauteur.
La Nature, qui avait décrété que ces deux-là étaient faits pour s’entendre, ne pouvait que se réjouir de
ce geste. Mais le Destin y ajoutait une note de gravité en l’empreignant d’une certaine fatalité.
Le duc de Kittridge approcha ses lèvres de celles de Tessa et les embrassa si délicatement qu’on
aurait pu croire qu’il s’était contenté de les effleurer. Sauf qu’aucun effleurement n’avait jamais laissé
une empreinte aussi puissante sur les sens de la jeune fille. Car le Destin avait paré ce baiser d’un
pouvoir presque magique. La Nature y ajouta son grain de sel, en poussant à l’exploration. Le baiser
s’éternisa. Le duc et Tessa avaient tous deux l’impression que des étoiles dansaient sous leurs paupières
closes, et leurs oreilles étaient pleines des battements de leur cœur.
Puis le charme se rompit. Le Destin, satisfait, se retira. Le Temps se chargerait, ensuite, de rendre ce
moment inoubliable. La Nature, cependant, ne s’estimait pas comblée. Elle aimait être repue et, pour le
coup, elle restait sur sa faim. Le léger froncement de sourcils du beau cavalier traduisait sa frustration.
Finalement, le duc de Kittridge reposa Tessa par terre et reprit les rênes de sa monture. Il eut un
dernier regard pour Tessa. La Nature portait le délicat parfum de la jeune fille jusqu’à ses narines.
— Ne craignez pas de passer pour une enfant, Tessa, lui lança-t-il. Aucun homme ne sera jamais
assez idiot pour se laisser duper.
Il parut vouloir ajouter autre chose, mais il se contenta de donner à Artémis le signal d’avancer, et le
cheval commença de redescendre la colline.
Tessa le regarda se diriger vers la maison.
Cette séparation avait quelque chose d’insupportable. Comme si l’un et l’autre avaient le sentiment
d’une perte. Le duc se retenait à grand-peine de faire tourner bride à sa monture, pour revenir auprès de
Tessa. Celle-ci s’était adossée au tronc du vieux chêne. Elle ne comprenait pas pourquoi elle avait envie
de sourire et de pleurer en même temps.
Le Destin et la Nature étaient ravis.
1
Août 1791
C’est ma nuit de noces. Ma nuit de noces.
Tessa avait beau se le répéter, cela lui paraissait toujours aussi irréel. La jeune femme fit de nouveau
le tour de la pièce – pour la centième fois, au moins, depuis une heure.
Elle soupira, puis sourit. Après tout, elle était mariée. Vraiment mariée. Tessa tourna sur elle-même.
Sa chemise de nuit se souleva.
La journée avait été magnifique. Tout s’était conjugué pour mettre la jeune mariée à son aise.
La cérémonie, pour commencer, n’avait accueilli que la famille de Tessa et celle de Jered. Le déjeuner,
ensuite, quoique servi dans la grande salle à manger d’apparat, s’était partagé en petit comité : seuls les
proches y avaient assisté. Ce n’est que plus tard que les autres invités avaient commencé d’affluer. Tout
l’après-midi, une file ininterrompue d’attelages s’était arrêtée devant le perron du château des Kittridge
pour déverser un flot de nouveaux arrivants. Comme le château n’était pas très éloigné de Dorset House,
les parents de Tessa avaient préféré retourner coucher chez eux, afin d’éviter cette cohue. Les nouveaux
mariés ne seraient pas non plus obligés de la supporter : dès le lendemain, ils partiraient en voyage de
noces, pour apprendre, dans l’intimité, à mieux se connaître.
La jeune femme s’arrêta devant l’une des fenêtres. Les volants de sa chemise de nuit retombèrent
sagement, dans un bruissement de soie. Le vêtement, fabriqué à Londres et orné d’une profusion de
dentelles, avait été livré le matin même, par porteur spécial.
Tessa ouvrit la fenêtre et s’accouda à la rambarde. La vue ne lui était pas familière – elle devrait s’y
habituer, comme à beaucoup d’autres choses dans cette demeure. Ici, le paysage n’était pas aussi vallonné
qu’à Dorset House. Il n’y avait pas non plus de ruisseau pour vous bercer de son chantonnement. Et la
roseraie était si éloignée de la maison que son parfum ne vous parvenait que lorsqu’il y avait du vent. Le
parc, immense, s’étendait à perte de vue. Une gloriette se dressait sur la pelouse, face à la fenêtre de
Tessa. Son ombre aimantait le regard et semblait vous appeler à la rejoindre.
La nuit était presque entièrement tombée : elle achevait de recouvrir Kittridge de son manteau feutré,
qui étouffait tous les bruits.
Le duc ne tarderait plus à rejoindre sa nouvelle épouse.
Tessa se pencha un peu plus, pour appuyer son menton sur ses mains croisées sur la rambarde. Elle
contemplait cette demeure qui serait la sienne pour le restant de ses jours.
Tessa était souvent venue à Kittridge, mais c’était la première fois qu’elle y dormirait. Le grand
portail de fer s’était ouvert en grand devant elle ce matin, comme s’il savait qu’avant midi la jeune femme
ne serait plus fille de comte, mais duchesse.
Et ce soir, elle perdrait sa virginité pour devenir une vraie femme.
Tessa n’avait jamais osé espérer épouser un jour Kittridge. Même après que son parrain en avait
suggéré l’idée, elle avait préféré ne pas se bercer d’illusions. Elle était même allée jusqu’à se convaincre
que ce mariage ne se ferait pas, pour ne pas être déçue si le duc de Kittridge s’y opposait. Mais cela
n’avait pas été le cas. Au contraire, il avait envoyé un petit mot aux parents de Tessa, pour leur dire qu’il
acceptait cette union, et à Tessa la bague de fiançailles que tous les héritiers Kittridge offraient à leurs
futures épouses – une émeraude avec le blason des Mandeville gravé sur sa face supérieure.
Tessa s’efforçait de ne pas oublier la véritable nature de cette union, qui n’avait rien à voir avec
celle de ses parents. Ceux-ci avaient fait un mariage de raison, puis l’amour était né entre eux. Combien
de soirs Tessa et ses frères avaient-ils gloussé en les regardant danser tous les deux sur la terrasse, avec
pour seule musique les airs que fredonnait leur père ? Tessa gardait aussi en mémoire les regards que
s’échangeaient ses parents au petit déjeuner. Et les taquineries de son père, qui faisaient rougir sa mère.
Le mariage de Tessa était, lui, de pure convenance. Et plus encore du côté du duc de Kittridge. Tessa
aurait pour mission de lui donner des héritiers. En échange, il veillerait à la sécurité matérielle de son
épouse et de leurs enfants. La plupart des jeunes filles ne recevaient pas autant de bienfaits de leur
mariage – et elles n’osaient certainement pas rêver à davantage.
Le contrat de mariage avait été signé par procuration, comme si le duc n’avait pu s’arracher aux
plaisirs londoniens pour venir apposer lui-même son paraphe sur un document aussi terre à terre. Mais,
au fond, quelle importance ? Tessa avait fini par l’épouser, et c’était l’essentiel.
La jeune femme appuya sa joue sur ses mains. Kittridge était une grande et belle demeure. Son futur
fils en hériterait. Sa future fille s’y marierait. Les appartements privés de Tessa – un salon, une petite
salle à manger et un boudoir – occupaient un angle de la bâtisse. Il en était de même pour Jered, mais à
l’angle opposé. Les deux suites étaient séparées par deux chambres communicantes. Celle de Tessa était
décorée avec faste, et celle du duc devait l’être aussi. Après tout, Kittridge était la vitrine de la majesté
ducale.
Tessa jeta un regard par-dessus son épaule, en direction de son lit. Il était d’un blanc immaculé. Le lit
d’une vierge.
Elle aurait dû se sentir nerveuse. Et même, pourquoi pas, avoir peur. Mais elle était au contraire très
excitée. De toute façon, elle n’avait jamais peur, quand elle songeait à Jered Mandeville. Elle n’éprouvait
que du plaisir. Et la sensation un peu enivrante de savoir que le plus beau rêve de sa vie avait été exaucé.
Les rayons du soleil jetaient des flammèches orangées sur les draps. Tessa cligna les yeux et
s’arracha à son rêve avec l’intuition que quelque chose clochait. Elle contempla quelques instants le dais
de velours vert du baldaquin, supporté par quatre piliers massifs en acajou sculpté. Un vrai lit de
duchesse.
Le soleil tomba sur son visage. Cette fois, la jeune femme se réveilla tout à fait. Elle tourna la tête de
côté et s’aperçut qu’elle était seule. Un déluge d’émotions l’assaillit – des émotions dictées par les
signaux que lui transmettait son corps. Cette sensation d’endolorissement qui montait de son entrejambe,
d’abord. Elle n’avait encore jamais rien ressenti de tel. Puis la honte, qui la gagna à mesure qu’elle se
remémorait les détails de la nuit. Son mari l’avait vue nue. Entièrement nue. Et à la lumière d’une
chandelle, encore. Tessa écrasa un oreiller sur son visage pour étouffer le gémissement qui montait de sa
gorge. En plus, son mari l’avait touchée. Et pas seulement touchée !
La jeune femme jeta l’oreiller de côté et se redressa sur les coudes pour regarder en direction de la
fenêtre, d’où filtrait l’insolente lumière du soleil. Non. Elle préférait ne plus repenser à la nuit.
Les draps glissèrent, et Tessa baissa les yeux sur sa nudité. Une petite marque rouge s’apercevait sur
l’un de ses seins. Jered l’avait embrassée fiévreusement à cet endroit, lui mordillant même la peau.
La jeune femme se rallongea sur le dos et reprit l’oreiller, qu’elle serra sur sa poitrine. Puis elle se
tourna du côté où avait dormi son mari. Les draps étaient déjà froids. Elle leva de nouveau les yeux vers
le dais de velours vert.
Jered avait parlé de son innocence, la veille. Elle l’avait perdue, depuis. Ou, plus exactement, elle
avait perdu sa virginité. Mais, au fond d’elle-même, elle se sentait toujours aussi innocente, sinon plus.
Ils avaient ri, ensemble, et elle avait trouvé cela délicieux. Même parler avec lui lui semblait presque
irréel – un peu comme si le dieu Éros en personne avait décidé de se pencher par-dessus un nuage pour
lui faire la conversation. Avec ses cheveux noirs et ses yeux gris si expressifs, son mari était d’une beauté
impossible. Son mari. Tessa ne se lassait pas de se répéter ce mot magique.
Il lui avait témoigné de la considération, et même de la tendresse. Tessa avait l’intuition que toutes
les jeunes mariées n’avaient pas droit à de tels égards – mais, bien sûr, elle n’en aurait jamais la
certitude : à qui irait-elle poser pareille question ? Les gens ne parlaient jamais de ce qui se passait dans
leur lit.
Ce soir, ils referaient l’amour. Et cette fois, Tessa n’aurait plus du tout mal. Pour un peu, elle aurait
été impatiente de voir le soleil se coucher. Mais entre-temps, comment occuperaient-ils leur journée ? Ils
parleraient. Jered lui dévoilerait sans doute le programme de leur voyage de noces, qu’il avait concocté
tout seul. Iraient-ils à Rome ? Ou à Paris ? Tessa désirait découvrir ces deux villes, et en compagnie de
son mari, ce serait encore mieux.
La jeune femme s’agenouilla dans les draps et regarda une nouvelle fois la place qu’avait occupée
son mari durant la nuit. Mon Dieu, faites qu’il finisse par m’aimer. Je ne réclame pas un amour fou. Ce
serait trop demander. Mais qu’il ait au moins la curiosité de vouloir me connaître, de parler avec moi,
de passer du temps en ma compagnie. Que je puisse devenir sa meilleure amie.
Si seulement Jered pouvait la considérer non pas comme un obstacle à son bonheur, mais comme un
élément qui, au contraire, l’enrichirait. Leur mariage ne serait plus, alors, cette simple union de
convenance portée par leurs deux familles. Tessa voulait s’accrocher à son rêve. Et elle se sentait déjà
toute prête à adorer son mari.
À seize ans, elle était convaincue de savoir ce qu’était l’amour. Mais deux saisons londoniennes
avaient eu raison de ses illusions. Tessa était redescendue sur terre. À Londres, le mariage n’était qu’un
marché où le romantisme n’avait pas sa place. Tessa avait vu nombre de jeunes femmes gaies et
insouciantes changer, après seulement quelques mois de mariage. Leurs rires devenaient cassants. Et,
dans les réceptions, elles parcouraient du regard les salles de bal, à la recherche d’un partenaire qui
saurait les combler pour la nuit, mais auquel elles diraient adieu le lendemain matin. Dans la bonne
société, tout le monde couchait plus ou moins avec tout le monde, et c’était, pour ces femmes, le moyen de
se consoler de leurs déceptions conjugales.
Durant ces deux saisons, Tessa avait vu les meilleurs partis que Londres avait à lui offrir. Des jeunes
gens au sourire éclatant et à la voix hésitante, qui auraient presque écrasé une larme quand elle les
autorisait à lui apporter un verre de punch. Ou des coureurs de dot, qui s’intéressaient davantage à la
fortune de son père qu’à elle et qui ne jugeaient pas nécessaire de savoir ce qu’elle avait dans la tête, ni
si même elle avait quelque chose dans la tête. Les premiers ennuyaient Tessa. Les seconds
l’insupportaient. Plus d’une fois, elle n’avait pas hésité à dire aux uns et aux autres ce qu’elle pensait
d’eux. Évidemment, aucun de ces prétendants n’avait goûté sa franchise.
Au bout de deux saisons, Tessa avait définitivement compris que l’amour, le grand amour, n’avait pas
sa place à Londres. Et peut-être ne l’avait-il nulle part. La relation fusionnelle qu’entretenaient ses
parents – une union parfaite des corps et des esprits – semblait relever de l’exception.
Cependant, Tessa ne pouvait s’empêcher de rêver. Où était le mal, après tout ? Et ce qui s’était passé
cette nuit avait été si magique qu’elle se surprenait à reprendre espoir. Son rêve finirait peut-être par se
réaliser.
Elle était quand même un peu déçue que son mari ait déjà déserté le lit conjugal. Ses parents avaient
dormi pendant des années ensemble, au point de choquer certains domestiques peu habitués à ce que les
maîtres fassent chambre commune. Mais peut-être avait-il préféré, par égard pour elle, la laisser se
réveiller seule. Sans doute allait-il pousser la porte d’une seconde à l’autre, pour lui dire bonjour… Et
que trouverait-il ? Tessa, la chevelure en bataille, n’ayant pas encore fait sa toilette !
La jeune femme bondit hors du lit et se précipita dans la petite pièce aménagée en salle de bains 1.
Elle n’aurait besoin que d’une demi-heure, pas plus, avant d’être en état de se présenter décemment à son
mari.
— Comment ça, il est parti ? rétorqua Tessa, le dos raide, comme se tiendrait une duchesse.
Il n’était pas question qu’elle perde la face alors qu’une bonne cinquantaine de personnes épiaient le
moindre de ses mouvements.
La jeune femme se tenait au bas du grand escalier, face au majordome, tandis que des invités sortaient
de la salle à manger. Le château était encore plein de monde.
— Sa Grâce est partie pour Londres.
À entendre le majordome, c’était aussi simple que cela.
— Il n’a pas laissé de mot ? demanda Tessa, une boule dans la gorge.
— Non, Votre Grâce.
Pas d’instruction pour qu’elle le rejoigne, pas d’indication sur la date de son retour, pas même
d’explication sur ce départ qui aurait pu être causé par une urgence. Pas non plus de petit billet gentil,
pour s’enquérir de l’état de son épouse.
Tessa tourna les talons et, relevant ses jupes, reprit l’escalier en sens inverse, consciente du murmure
de voix dans son dos.
Elle gagna sa chambre avec le plus de dignité possible, referma doucement la porte, puis appuya son
front contre le mur. Et là, seulement, elle se mit à pleurer.
— Quel spectacle ravissant, dit une femme. Mais je suppose que toutes les vierges ont ce petit air
touchant.
— Connaissant Jered, je doute qu’elle soit encore vierge, répliqua un jeune homme efféminé qui
toisait Tessa avec le même dédain nonchalant que sa compagne.
Ce n’était pas la première fois que Tessa entendait de tels commentaires sous son propre toit. La
jeune femme referma le livre qu’elle lisait et redressa fièrement le menton. La bibliothèque lui avait
pourtant paru le refuge idéal. Jusqu’à présent, aucun des invités de Jered ne s’y était aventuré. Hélas, il y
avait un début à tout.
La femme respirait la vulgarité. Ses lèvres étaient peintes et ses sourcils beaucoup trop noirs pour
être naturels. Elle portait une robe jaune qui dévoilait une bonne partie de sa poitrine. Le jeune homme,
en costume de satin gris, était à l’inverse habillé comme un prince. Leur couple détonnait d’autant plus.
Mais ils étaient aussi grossiers l’un que l’autre, car ils restaient là, à regarder Tessa, sans même songer à
se présenter.
Tessa, en revanche, n’avait pas besoin de décliner son identité. Ils savaient qui elle était, bien sûr. La
« petite femme » de Kittridge. Combien de fois avait-elle entendu cette expression, qui l’horripilait ?
Sans parler des commentaires qui ne manquaient jamais de suivre : « Elle est si mignonne » ou : « Quelle
ravissante enfant ! » Tessa aurait voulu lancer quelque chose à la tête de tous ceux qui parlaient d’elle
ainsi. Cependant, c’était toujours plus agréable à entendre que ces murmures qu’elle devinait dans son
dos et qu’elle avait surpris une ou deux fois, au moment d’entrer dans une pièce : « Elle était trop
innocente pour lui. Il s’en est déjà lassé. »
Elle se leva de son siège, le menton dressé toujours bien haut.
— Désirez-vous quelque chose ? demanda-t-elle, d’une voix qu’elle voulait digne de la maîtresse de
maison.
Malheureusement, il était peu probable que ces intrus la considèrent comme telle. La plupart des
invités de Jered ne semblaient guère impressionnés par sa nouvelle position de duchesse.
Ils gloussèrent. Ce faux rire était une insulte, qu’il était hélas très difficile de combattre.
Par chance, Tessa n’eut pas à supporter davantage ces deux malotrus. La porte se rouvrit, et Stanford
Mandeville entra, un grand sourire illuminant son visage.
Tessa le laissa la prendre dans ses bras. Les deux intrus s’éclipsèrent, tels des vautours s’apercevant
que la proie dont ils pensaient se repaître manifestait encore des signes de vie.
— J’ai entendu dire que mon neveu était reparti à Londres, est-ce vrai ? demanda Stanford
Mandeville quand il relâcha sa filleule.
L’expression de la jeune femme dut être éloquente, car Mandeville poussa un juron – dont il ne
chercha même pas à s’excuser. Les gens étaient habitués à son mauvais caractère et ne songeaient plus à
s’en formaliser. Et dire que Tessa avait appris, depuis l’enfance, à se montrer discrète et réservée, à ne
jamais donner son opinion en public, alors que d’autres se conduisaient comme ils le voulaient en toute
impunité… Mais peut-être était-ce propre aux Mandeville. Sans doute considéraient-ils que les règles du
savoir-vivre ne s’appliquaient pas à eux.
— Jered a toujours eu un côté sauvage, marmonna le parrain de Tessa, avant de faire signe à un valet
resté sur le pas de la porte de s’approcher. Il tient ça de sa mère, ajouta-t-il.
Le valet portait un grand paquet soigneusement enveloppé, qu’il déposa, sur un signe de Stanford, sur
un fauteuil.
— Sa mère était écossaise, comme tu dois le savoir, reprit-il, alors qu’il commençait déjà de
déballer le paquet. Elle est morte quand il était encore gamin. Elle avait l’habitude de courir la lande
avec lui. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il fut responsable de sa mort, mais je ne serais pas étonné que mon
frère l’ait pensé. Après cela, et jusqu’à ce qu’il disparaisse à son tour, il ne parlait plus de Jered que
comme d’un sauvage. Un vrai sauvage, comme ces Écossais en kilt.
Tessa ne put retenir un sourire. Un Écossais en kilt ? L’image ne correspondait pas du tout à ce
qu’elle connaissait du duc de Kittridge.
— Je suis sûre que Jered avait de bonnes raisons de partir pour Londres, répondit-elle, poussée par
un désir très étrange de se montrer loyale envers son mari – d’autant plus étrange qu’il n’avait pas eu de
tels égards pour elle.
— Je pensais que tu aurais une meilleure influence sur lui. Qu’il s’assagirait un peu.
Tessa préféra détourner le regard. Elle avait trop peur que son parrain ne lise, dans ses yeux, le
désarroi que lui inspirait la désertion de son mari.
Stanford avait finalement réussi à déballer entièrement le paquet.
— En tout cas, tu étais ravissante, en mariée, reprit-il. Tes parents peuvent être fiers de toi. Et je
voulais commémorer l’événement avec ce cadeau. Après tout, ce portrait a servi d’entremetteur à vos
noces.
Tessa se planta devant le tableau qu’elle avait si souvent admiré. Jered posait, une main appuyée sur
une colonnette en marbre, un sourire vaguement dédaigneux flottant sur ses lèvres.
Durant ces trois dernières années – trois années interminables –, Tessa avait redouté d’apprendre que
Jered s’était marié avec une autre. Mais pas du tout. Elle n’avait entendu, au contraire, que des rumeurs
incessantes sur ses excès et sa vie de débauche. Son nom apparaissait dans tous les scandales. Et, à
chaque soirée, les invités finissaient tôt ou tard par murmurer sur son compte, sans se soucier des jeunes
filles qui se trouvaient à portée de voix. C’est ainsi que Tessa en avait suffisamment appris sur Jered pour
avoir une idée de la vie licencieuse qu’il menait dans la capitale. Logiquement, cela aurait dû la
détourner de lui. Et pourtant, non.
Sur son portrait, il ne portait pas de perruque, et ses cheveux étaient attachés derrière sa nuque par un
ruban de soie noire. Sa culotte et sa veste étaient bleu foncé, son gilet et ses bas brodés de fleurs, et sa
main s’appuyait sur une canne de marche qui recélait probablement une lame. Le duc de Kittridge en
imposait physiquement : il était grand, large d’épaules, et son regard respirait une assurance inébranlable,
comme si rien de ce qu’on chuchotait sur son compte ne pouvait l’atteindre.
Cependant, à force de contempler son portrait, Tessa ne le voyait plus du même œil. Son expression
lui paraissait moins conquérante. Et, malgré sa pose si parfaite, elle croyait déceler, dans ses traits, une
sorte de désespoir profondément enfoui. Le tableau, pourtant, ne s’était pas altéré. Mais Tessa était
désormais une femme. Elle voyait aujourd’hui des choses qui lui avaient échappé jusque-là.
Un sauvage ? Pourquoi pas, après tout. Dans ce cas, Tessa était beaucoup trop domestiquée pour lui
convenir.
Stanford lui tapota la main.
— Que vas-tu faire, ma petite ?
Tessa se tourna vers son parrain.
— Je n’ai encore rien décidé.
— N’oublie pas que je suis devenu ton oncle par alliance. Cela me ferait plaisir que tu m’appelles
ainsi.
Tessa l’embrassa sur la joue.
— Merci, mon oncle.
— Je crois toujours que tu es la meilleure chose qui lui soit arrivée, Tessa. Simplement, il te faudra
sans doute beaucoup de temps pour l’en convaincre.
Tessa reporta son regard sur le portrait.
Elle se demandait s’il était possible de convaincre le duc de Kittridge de quoi que ce soit.
Le cirque était beaucoup trop bruyant. Jered avait accueilli cette suggestion comme une diversion
bienvenue, mais à présent il regrettait de ne pas s’y être opposé. Le public criait si fort qu’il était très
difficile de se faire entendre, et dès qu’un numéro se terminait avec succès, les applaudissements étaient
assourdissants. Sans parler des spectateurs qui tapaient énergiquement du pied pour manifester leur
enthousiasme.
— Tu pourrais au moins faire semblant de t’amuser, lui dit Pauline.
Jered se tourna vers sa dernière maîtresse en date. Il n’avait aucune envie de s’amuser, et pas
davantage le désir de se montrer aimable.
Pauline parut le deviner. Jered l’avait ignorée toute la semaine – il ne lui avait pas rendu visite une
seule fois depuis son mariage. Et leur rencontre de ce soir était purement fortuite. Du moins, en ce qui
concernait Jered. Mais il n’était pas impossible que Pauline ait tout orchestré. Sa maîtresse possédait
l’intelligence tactique d’un général en campagne.
Jered cligna les yeux pour chasser les souvenirs de sa nuit de noces, qui revenaient sans cesse le
hanter. Des souvenirs allègres, et même joyeux. Depuis combien de temps n’avait-il pas ri de si bon
cœur ? Et connu une telle tendresse ?
Il espérait que Tessa était déjà repartie à la campagne.
— Il est ainsi depuis ses noces, Pauline, intervint Adrian Hampton, le second fils du comte
d’Amherst. Le mariage ne semble pas lui réussir.
— Il n’est plus le même, j’en conviens, acquiesça Pauline. Mais avez-vous vu la prime qu’il a
décrochée dans la troisième course, cet après-midi ? Le roi le fera chevalier. J’ai cru comprendre que le
trésor royal s’était accru, grâce à lui, de mille livres d’un coup.
— Kittridge n’a que faire d’un autre titre, assura Adrian. Il est déjà duc. Mais il vous offrira peut-être
un colifichet avec ses gains.
Pauline retrouva soudain le sourire.
Jered s’adossa au fauteuil de sa loge, ignorant ses compagnons. Leur conversation l’assommait. Il
agita une main en l’air et, quelques secondes plus tard, un valet remplaça son verre vide par un plein.
Son verre à la main, Jered contempla le spectacle qui s’offrait à lui. L’Amphithéâtre Manson était une
grande arène couverte. Sur les gradins, le commun se mélangeait avec la noblesse. D’autres spectateurs
déambulaient librement au centre de l’amphithéâtre. Le cirque était l’un des rares spectacles où les
différences sociales s’estompaient. Tout le monde venait là pour s’amuser et voir les acrobates ou les
clowns qui se produisaient sur la scène.
En ce moment, des artistes s’y livraient à un spectacle d’ombres chinoises au son d’une cornemuse,
tandis que des cavaliers caracolaient autour de l’amphithéâtre. L’un d’eux se percha, debout, sur sa selle.
Un autre acrobate, surgi des gradins, sauta pour l’y rejoindre.
Jered porta ses jumelles de théâtre à ses yeux pour examiner de plus près ce deuxième acrobate,
qui représentait une attraction d’une autre sorte. Il était en effet convaincu qu’il s’agissait d’une femme.
Pauline, comme si elle avait deviné ses pensées, se pencha par-dessus la table et lui sourit. Les plumes
de son chapeau extravagant lui chatouillèrent les narines. Il détourna la tête, avec un sourire glacial.
Pauline était futile et manquait cruellement d’intelligence, mais elle possédait un solide instinct de survie.
Même elle pouvait voir que Jered n’était pas d’humeur à flirter.
Jered avait gardé ses jumelles à la main. Il les promena un moment sur la foule des spectateurs, avant
de s’arrêter sur une femme qui déambulait au pied des gradins, de l’autre côté de l’arène. Elle semblait
attirer tous les regards, ce que Jered pouvait comprendre. Elle arborait une toilette écarlate presque
choquante, dont le décolleté audacieux ne cachait pas grand-chose de sa généreuse poitrine. Sa seule
concession à la décence était un châle blanc exagérément long, dont les extrémités traînaient dans la
poussière et que plusieurs admirateurs essayaient de soulever, à la manière d’une traîne. La plume,
écarlate également, qui ornait son chapeau, se balançait à chacun de ses pas.
Jered se leva si brutalement de sa chaise qu’il faillit renverser Adrian.
— Qu’y a-t-il, chéri ? demanda Pauline.
Jered reprit ses jumelles pour jeter un dernier coup d’œil à la scène qui se déroulait de l’autre côté
de l’amphithéâtre. Il voulait désespérément se persuader qu’il était victime de son imagination. Qu’il
croyait voir Tessa uniquement parce qu’il venait de penser à elle. C’était forcément une illusion. N’avait-
il pas ordonné à son épouse de retourner à Kittridge ?
Elle ne pouvait donc pas se trouver dans l’Amphithéâtre Manson.
Il se le répétait encore, alors qu’il quittait sa loge pour descendre dans l’arène. Le sol en était
recouvert de sable, car cet amphithéâtre servait, la plupart du temps, d’école d’équitation.
Ce ne fut qu’en s’apercevant que Pauline courait presque pour le rattraper qu’il comprit que les
autres occupants de la loge l’avaient suivi. Et qu’il avait probablement parlé à haute voix.
— Qui ne peut pas être là ? demanda Pauline.
— Sa femme, répondit Adrian, avec un sourire si pervers que Pauline le fusilla du regard.
Puis elle fronça les sourcils à l’intention de Jered. C’était courageux de sa part, car Pauline était toute
menue et Jered la dépassait d’une bonne tête. Mais Pauline savait se montrer aussi autoritaire que
n’importe quel aristocrate, lorsque les circonstances l’exigeaient. Cette faculté, qui avait le don
d’éloigner les admirateurs importuns, avait amusé Jered, dans les premiers temps de leur relation.
À présent, elle commençait à l’insupporter.
— A-t-elle l’intention de faire une scène ? demanda Pauline.
— Nous allons bien voir, répondit Jered, qui se dirigeait vers son épouse.
5
Tessa était assise à sa coiffeuse. Dans son dos, sa camériste nouait le bonnet qui protégerait ses
cheveux pendant son sommeil. Les deux femmes se retournèrent en entendant Jered approcher.
Il s’en voulait déjà de son initiative. Mieux aurait valu qu’il attende le lendemain matin, au petit
déjeuner, pour imposer un programme à son épouse. Il lui aurait indiqué qu’elle pourrait s’attendre par
exemple à sa visite les lundis et les jeudis, et peut-être les samedis, s’il n’avait pas d’autre engagement
ces soirs-là. De cette façon, il aurait assuré sa mission de procréation, tout en se gardant de réactions
impulsives, comme celle de ce soir, qui l’avait poussé à s’inviter dans la chambre de sa femme sans se
faire annoncer.
La camériste reposa le bonnet sur la coiffeuse et recula d’un pas.
— Merci, Mary, lui dit sa maîtresse.
Mary s’éclipsa et referma doucement la porte derrière elle.
— Ne remerciez pas les domestiques, Tessa. C’est inutile.
— Que faites-vous de la courtoisie, Jered ?
— Ils sont remerciés chaque fois qu’ils touchent leurs gages, Tessa. C’est la seule chose qui leur
importe.
La jeune femme croisa les mains et s’abîma dans leur contemplation. Jered aurait peut-être pu la
rassurer et lui dire que son attitude était parfaitement convenable. Pour un peu, il aurait même cru qu’elle
était encore vierge et parfaitement innocente – mais il était bien placé pour savoir à quoi s’en tenir sur ce
point. Cela ne l’empêchait pas de regretter de l’avoir autorisée à rester à Londres. Quelle mouche l’avait
piqué ? Son épouse aurait été plus en sécurité, à Kittridge. Ç’aurait été mieux pour elle d’être là-bas. Et
mieux pour lui aussi.
— Votre famille ne va-t-elle pas vous manquer, si vous restez à Londres ? demanda-t-il, tandis qu’il
lui caressait le menton et le cou.
— Mes parents sont ici. Leur maison est toute proche. Et mes trois frères qui ne vont pas encore au
collège habitent avec eux.
C’était le genre de nouvelle dont Jered se serait volontiers passé.
— Et Harry ? demanda-t-il. Est-il toujours aussi précoce ?
Il continuait à lui caresser le visage, comme si ses doigts étaient fascinés par ce qu’ils touchaient. Sa
femme était belle, très belle. Cependant, ce n’était pas sa beauté qui l’obsédait depuis une semaine. Son
sourire, alors ?
— Il n’a plus cinq ans, Jered.
— Et vous n’êtes plus vierge.
Elle se retourna face au miroir, mais rien, dans son attitude, ne révélait ce qu’elle pensait de ses
paroles. Cette aptitude à dissimuler ses émotions déconcertait Jered. C’était à croire qu’elle était une
statue.
Il posa les mains sur les épaules de la jeune femme. Les statues ne tremblaient pas. Une bouffée de
désir lui embrasa le sang.
— Vous souvenez-vous de notre nuit de noces, Tessa ?
Les battements de son cœur, qui s’affolaient dangereusement, démentaient l’insouciance de sa
question. Il n’avait pourtant rien de particulier à attendre de cette femme. Elle ne lui offrirait rien qu’il
n’ait déjà vécu dans les bras de dizaines d’autres. D’autant qu’il était à peu près certain que, cette fois,
leur étreinte ne serait pas aussi magnifique que la première. Il accomplirait son devoir conjugal, mais il
n’en éprouverait aucun chavirement inédit des sens. Tessa n’était pas différente des autres femmes qu’il
avait pu fréquenter. Ses caresses maladroites et pourtant sensuelles ne le bouleverseraient pas autant que
l’autre soir.
Elle se releva, toujours sans dire un mot. Elle portait un long peignoir couleur pêche qui tombait
jusqu’au sol et formait une petite traîne derrière ses pieds. D’une main, elle en resserra les pans sur sa
poitrine, tandis que son autre main ramassait les plis de la traîne. Un genou eut l’imprudence – ou
l’impudence – de s’échapper un instant des plis du peignoir, pour montrer son exquise rondeur. Lors de
leur nuit de noces, Jered avait été fasciné par les longues jambes de son épouse. Cette vision, qui l’avait
ravi, n’avait pas cessé de le hanter depuis.
La présence de Tessa à Londres menaçait de lui gâcher l’existence. La jeune femme le détournerait de
ses plaisirs simples, des joies de la saison mondaine, de la fréquentation de ses amis. À moins qu’il n’y
mette bon ordre. Après tout, Tessa n’était que son épouse. Et une bonne épouse devait rester à sa place.
Celle de Tessa était à Kittridge. Quand le comprendrait-elle ?
Une mèche de cheveux s’était échappée de la coiffure de la jeune femme. Jered tendit la main, pour la
replacer derrière son oreille. Son geste le surprit lui-même. Depuis quand ne s’était-il pas laissé
émouvoir par une simple mèche de cheveux ?
Sa femme n’était pas seulement belle. Elle était radieuse. Elle évoquait à Jered ces Vénus florentines
des maîtres de la Renaissance. Il se garda bien, cependant, de le lui dire. Les femmes interprétaient
toujours les compliments des hommes comme une capitulation de leur part.
— Vous êtes ravissante, ma chère épouse, se contenta-t-il de dire.
— Je m’appelle Tessa.
Il le savait bien. N’avait-il pas crié son nom, l’autre soir, au moment de jouir ? Une fois de plus, il
eut l’intuition qu’il aurait vraiment tout intérêt à la renvoyer sans délai à Kittridge.
D’ailleurs, il se demandait s’il ne serait pas préférable de la provoquer, pour qu’elle prenne elle-
même la décision de partir. De cette manière, il briserait net l’ébauche de lien qui semblait vouloir se
tisser entre eux. Au lieu de rester auprès de son épouse, il n’aurait qu’à lui tourner le dos, pour courir
rejoindre sa maîtresse.
Mais c’était impossible. Il lui avait promis de lui faire un enfant. Et, en échange, elle lui avait promis
de lui rendre sa liberté.
— Je n’en crois pas mes yeux, dit Adrian en approchant son cheval de celui de Jered. N’est-ce pas
ton épouse ?
Jered non plus n’en croyait pas ses yeux. D’ailleurs, il les ferma. Puis les rouvrit. Mais la vision était
toujours là.
— Oui, murmura-t-il. C’est bien elle.
Tessa, du reste, ne prenait pas la peine de se dissimuler. Elle ne pouvait évidemment pas se douter
des intentions des quatre hommes.
La jeune femme émergea des buissons pour rejoindre la route. Elle tanguait comme un marin ivre, son
chapeau penchait de côté, et son pied gauche était sorti des étriers.
Son habit d’équitation se réduisait à une redingote noire, fermée jusqu’au col par de minuscules
boutons de nacre qui luisaient dans l’obscurité comme de petits miroirs réfléchissant le moindre rayon de
lumière. Son chapeau à larges bords était orné de plumes ridicules qui se courbaient sous le poids de la
pluie.
Ainsi accoutrée, elle passait difficilement inaperçue.
— Elle va tout faire rater, grommela Adrian, sans même se donner la peine de parler à voix basse – à
quoi bon prendre des précautions, désormais, puisque Tessa semblait s’ingénier à attirer l’attention sur
elle ?
Jered surgit à son tour des fourrés et s’empara des rênes de la jument de Tessa. Que diable faisait-
elle là ? L’avait-elle suivi ? Et pourquoi ?
La jeune femme ne parut pas le moins du monde surprise de le voir.
— Ah, bonsoir, Jered. Je suis bien contente de vous avoir enfin trouvé.
Jered tira un foulard noir de sa poche, jeta le chapeau de son épouse dans les fourrés et lui tendit le
foulard. Elle le prit, sans un mot – un exploit, de sa part.
— Que faisons-nous ici ?
C’était trop beau pour être vrai. Elle n’avait pas gardé le silence plus d’une seconde.
— Savez-vous ? reprit-elle. Juste avant de vous rencontrer, je pensais aux contes pour enfants. Je me
demandais pourquoi ils étaient toujours peuplés de monstres.
— Pour effrayer les enfants et les inciter à se montrer obéissants, répliqua sèchement Jered.
Elle médita sa réponse.
— Sans doute. Mais ne pensez-vous pas que les objectifs moraux de ces contes pourraient être
atteints par des moyens moins terrifiants ?
— De toute façon, il existera toujours de fortes têtes pour ne rien comprendre, grommela Jered.
Mais son épouse semblait aussi peu perméable à sa mauvaise humeur qu’à ses remarques acerbes.
Jered tira le couteau qu’il cachait dans sa botte et entreprit de trancher un à un les boutons de nacre.
— Jered, j’aimais beaucoup ces boutons !
Jered, ignorant ses protestations, se concentra sur sa tâche. La redingote, parfaitement ajustée,
demeura fermée, malgré l’absence de boutons. Sa femme restait donc décente. Et la disparition de ces
points lumineux s’imposait, par mesure de sécurité.
— C’est bien la première fois que je te surprends à ne pas pouvoir contrôler une femme, Kittridge,
railla Adrian. Félicitations, petite duchesse. Vous m’estomaquez.
— La ferme, Adrian.
— Pour ma part, j’aimerais beaucoup que vous ne m’appeliez pas « petite duchesse », renchérit
Tessa.
Adrian esquissa une révérence ironique.
— Pardonnez-moi, Votre Grâce.
Tessa plissa les yeux, comme si elle cherchait à mieux le voir, dans la pénombre.
— Êtes-vous réellement l’ami de Jered ? demanda-t-elle.
— Je ne suis pas sûr que votre mari ait des amis. Il n’est entouré que de courtisans et de flagorneurs.
— Moi, je suis son amie.
Cette remarque pour le moins inattendue fit tourner la tête à Jered.
Puis il tira légèrement sur les rênes de la jument, qui hennit de protestation et roula des yeux, comme
si elle se trouvait trop près de son étalon. Sa cavalière était-elle aussi nerveuse ? Il faisait trop sombre
pour le dire.
La diligence arrivait. Le bruit de ses roues sur la chaussée s’entendait déjà.
Jered retrouva l’excitation qu’il éprouvait un peu plus tôt. Il avait l’impression de se jeter du haut
d’une falaise pour plonger dans l’aventure. La suite des événements n’était pas écrite : le hasard et la
chance feraient leur œuvre.
Tessa lui prit le bras.
— Jered ? murmura-t-elle.
Ce n’était pas le moment de parler, encore moins de divulguer des noms. Jered comprit qu’il avait eu
tort de s’imaginer qu’elle pourrait rester docile ne fût-ce qu’un instant.
— Que faisons-nous ici ? demanda-t-elle de nouveau.
Jered aurait aimé disposer d’un bandeau pour l’aveugler. Et d’un bâillon pour la faire taire.
— Nous allons attaquer la diligence, ma chère, dit-il, avant d’éclater de rire.
Elle lâcha le foulard qu’il lui avait donné. Il tomba sur la cuisse de Jered, glissa jusqu’à sa botte et
s’écrasa finalement sous les sabots de son cheval. Il resterait là.
Jered libéra son bras, éperonna son cheval et partit à l’assaut de sa proie.
Il ne pense quand même pas sérieusement se conduire comme un brigand ? Il n’oserait pas !
Malheureusement, c’était de toute évidence son intention. Et ses amis seraient ses complices.
Tessa resta à l’endroit où son mari l’avait laissée, sans même descendre de cheval. Quelques minutes
plus tard, elle entendit la diligence actionner ses freins.
— Ne bougez plus et donnez-nous votre or ! ordonna à l’équipage l’un des hommes les plus riches
d’Angleterre.
Sa voix était teintée d’exultation, comme s’il prenait un plaisir indicible à agir en hors-la-loi. Le duc
de Kittridge, dévalisant une diligence !
Une détonation retentit. Tessa sursauta. Un coup de feu ? Seigneur ! Tirait-on sur son mari ?
Elle donna un petit coup de talon dans les flancs de sa monture, pas trop fort, pour ne pas l’effrayer.
Mais l’animal ne semblait pas disposé à bouger. Pas même lorsqu’une deuxième détonation résonna dans
la nuit, suivie d’un cri de femme. Tessa agrippa les rênes à pleines mains et murmura quelques mots à
l’oreille de sa jument.
Cette fois, Dieu soit loué, sa monture parut comprendre qu’il y avait urgence. À moins que ce ne fût à
cause de la troisième détonation qu’elle détala, pour s’enfuir dans la direction opposée aux coups de feu.
C’était sans doute pour le mieux, car Tessa entendit crier dans son dos. Puis une ombre la dépassa, et la
main de son mari se tendit, lui arrachant les rênes. Tessa poussa un petit cri et se cramponna à sa selle.
Son estomac se tordait. Ce n’était pourtant pas le moment d’avoir la nausée. Son mari en faisait déjà
assez pour déshonorer le nom familial.
Jered imprimait à sa monture un train d’enfer, obligeant la jument de Tessa à suivre le rythme. Le
paysage défilait à toute allure. Tessa se concentrait tellement pour ne pas tomber et ne pas céder à la
nausée qu’elle ne se rendit compte qu’ils s’étaient arrêtés que lorsque Jered la fit descendre de son
cheval pour la plaquer derrière un tronc d’arbre. Puis il donna une claque sur la croupe de la jument, afin
qu’elle continue sa fuite toute seule. La jeune femme se fit la réflexion qu’une tape sur ses fesses aurait
vraisemblablement produit le même effet.
Elle s’adossa au tronc d’arbre pour ne pas défaillir.
— Vous n’allez quand même pas vomir ? demanda-t-il.
Il ne semblait pas inquiet. Au contraire : il paraissait trouver la situation très amusante.
Tessa articula sans doute une réponse, car Jered la serra dans ses bras. La chaleur de son corps la
rasséréna. Son estomac se remettait lentement d’aplomb.
— Décidément, dit-il, vous n’aimez pas les soubresauts !
Était-elle victime de son imagination, ou sa voix, cette fois, était-elle presque tendre ? Elle nicha la
tête contre la poitrine de son époux et laissa échapper un petit soupir.
— Comment avez-vous réussi à venir à Londres sans être malade ?
— Les voitures fermées ne me posent aucun problème. Mais je déteste être juchée en hauteur, dans un
phaéton ou sur un cheval.
Il voulut répondre, mais une interpellation chuchotée dans l’obscurité le coupa dans son élan. Un
autre murmure, à peine audible, suivit. Puis une réponse. Apparemment, ses complices étaient tous là.
C’était donc que personne n’avait été tué.
Tessa se recula et fusilla son mari du regard. Mais, comprenant qu’il ne pourrait pas voir sa colère
dans l’obscurité, elle saisit les pans de son manteau pour le secouer.
— Qu’y a-t-il, Tessa ?
— Comment avez-vous pu commettre un acte aussi insensé, Jered ? Et pour quelle raison, bon sang ?
Pourquoi risquer votre vie pour un peu d’argent, alors que vous êtes riche comme Crésus ?
Sa voix tremblait. Elle espérait que Jered s’imaginerait qu’elle avait froid. Mais, en réalité, elle était
terrifiée. À la fois par ce qu’il avait fait et par l’échange de coups de feu qui en avait résulté.
— Seriez-vous en train de répéter pour le rôle de la harpie de service ? railla-t-il, tout en lui tapotant
machinalement le bras comme il l’eût fait avec un petit chien.
Son geste était sans doute destiné à la calmer, mais cela ne fonctionnait pas. Tessa était submergée
par l’effroi et la colère. Et, par-dessus tout, l’incompréhension.
Elle tira de nouveau sur les pans de son manteau.
— Qu’y a-t-il encore, Tessa ?
À présent, sa voix trahissait son irritation. Tant mieux. Tessa était plus furieuse que lui.
— Je veux rentrer à la maison, Jered.
— Dès que possible, promit-il.
Au même instant, ses trois complices surgirent de l’obscurité.
— Tu as l’argent, Adrian ?
— Le coffre entier, Kittridge. Mais comment savais-tu qu’ils transportaient de l’or ?
— La chance, Adrian. La chance.
— Le sort est vraiment injuste, Kittridge. Tu es déjà duc. Pourquoi la chance devrait-elle, en plus,
être de ton côté ? Et nous, alors ? Personnellement, j’aimerais bien avoir un peu plus de chance au jeu.
— Ne vous disputez pas, intervint Charles.
— Croyez-vous que ce soit grâce à sa chance que nous avons échappé à la mort ? Une balle m’a frôlé
la tête. Si je m’étais retrouvé agonisant sous la pluie, on ne se serait pas estimés aussi chanceux.
— « La richesse n’est point aux intelligents, ni la faveur aux savants, car tout dépend pour eux du
temps et des circonstances1 », intervint Tessa, se remémorant ses lectures pieuses.
— Le moment ne me paraît pas approprié pour se livrer au petit jeu des citations, Tessa.
— En tout cas, si on me demande mon avis, je répondrai que je ne crois pas à la chance, insista la
jeune femme. Ou, si elle existe, que c’est une mauvaise chose. Si vous avez de la chance, comme le disent
vos amis, vous en faites un bien mauvais usage en dévalisant une diligence.
— Ta femme sait se servir de sa bouche, Kittridge. Tu devrais lui apprendre à l’utiliser à bon escient.
Tessa se tourna vers Adrian.
— Vous êtes décidément un grossier personnage, monsieur.
— Vous m’en voyez marri, Votre Grâce.
— Taisez-vous tous ! ordonna Jered, levant une main pour réclamer le silence, tandis que son autre
bras continuait à enlacer la taille de son épouse.
Il venait d’entendre un bruit de roues. Un autre attelage se dirigeait vers Londres.
— Jered, murmura Tessa, mais il la fit taire en plaquant ses doigts sur ses lèvres.
Puis il s’adossa au tronc d’arbre et serra la jeune femme dans ses bras, pour qu’ils ne puissent pas
être vus de la route. Les trois autres avaient déjà disparu, s’étant réfugiés dans les fourrés bordant la
chaussée dès qu’ils avaient entendu l’attelage arriver.
C’était une autre diligence. Elle tanguait d’un côté et de l’autre, signe qu’elle était pleine à craquer de
voyageurs, ce que confirmait l’empilement de malles sur son toit et à l’arrière du véhicule. Deux
cavaliers armés jusqu’aux dents l’escortaient. Tessa remercia la providence que Jered n’ait pas choisi
cette voiture-là pour cible.
— Votre fortune ne serait-elle qu’une rumeur, Jered ? demanda-t-elle quand l’attelage se fut éloigné.
Est-ce pour cela que vous en êtes réduit à voler ? Sachez que ce n’est pas nécessaire. Je dispose de
l’héritage de ma grand-mère, vous savez. Et nous pourrions vivre plus chichement, s’il le fallait.
— Ma fortune est intacte, Tessa.
— Alors, pourquoi, Jered ? Je ne comprends vraiment pas.
Tessa secoua la tête. À présent que le danger était passé, son incrédulité revenait en force. Elle ne
s’expliquait pas le comportement immoral de son mari.
— Pourquoi faites-vous cela ? insista-t-elle. Pour l’excitation ? Mais avez-vous seulement
conscience du danger ? Si le cocher avait visé juste, vous auriez pu être tué.
Pour toute réponse, il l’entraîna vers l’endroit où son étalon l’attendait.
— Montez avec moi, dit-il, sautant en selle.
La jument de Tessa avait réapparu et semblait disposée à les suivre docilement, comme si elle avait
compris qu’il n’était plus question de se montrer récalcitrante, car il se trouvait désormais un cavalier qui
saurait la mater.
Jered tendit la main. Tessa la prit et se retrouva propulsée devant lui, sur sa selle, mais assise de
côté. La position n’était pas très confortable. Par exemple, Tessa ne savait pas où loger son épaule
gauche. Finalement, elle se laissa aller contre le torse de son mari, et il passa un bras autour de sa taille.
— Ça va, vous êtes à votre aise ? demanda-t-il, alors que son cheval se mettait en route.
— Oui.
— Et vous n’avez pas la nausée ? ajouta-t-il après un instant, d’une voix où perçait une note
d’amusement.
— Non, répondit sèchement Tessa.
Elle détestait qu’on se moque d’elle.
— Voilà plus d’une minute que vous êtes silencieuse. Je commençais à m’inquiéter.
— Si vous voulez tout savoir, j’essaie de vous comprendre.
Il pencha légèrement la tête de côté. Tessa devina qu’il cherchait à déchiffrer son expression, mais
leur position et l’obscurité l’en empêchaient.
— Je vois, dit-il. À défaut d’être ma Némésis, vous avez décidé d’être ma nounou. Le rôle convient
sans doute mieux à votre caractère.
— Si j’étais votre nounou, je vous tirerais les oreilles, répliqua-t-elle.
— Mais vous ne l’êtes pas. Et je vous dispense de vos commentaires. Une épouse n’est pas là pour
critiquer son mari. Bien d’autres personnes s’en chargent à sa place.
— Vous êtes duc, Jered. Je suis convaincue que vous pourriez trouver mieux à faire que de jouer les
bandits de grand chemin. Et vous entraînez vos amis avec vous. Votre autorité devrait profiter à de plus
nobles causes.
— Et votre langue pourrait servir à autre chose qu’à me sermonner. Préférez-vous que je vous
renvoie à Kittridge, pour que vous y attendiez mes visites ? Là-bas, vous n’auriez aucun motif de me
critiquer, Tessa. Je ne viendrais vous voir qu’avec les meilleures intentions du monde.
— C’est donc le but du jeu, Jered ? Me renvoyer coûte que coûte à Kittridge ? Ce hold-up n’a-t-il été
organisé que pour me convaincre de fuir Londres ?
— Cesserez-vous un jour de voir une intention cachée dans le moindre de mes faits et gestes, Tessa ?
Cela devient lassant.
— Vous auriez dû me fréquenter davantage pendant mes deux saisons. J’étais parfaitement muette.
— Oh, ça, j’en doute fort, ironisa-t-il.
— Détrompez-vous. Je ne parlais que si l’on m’adressait la parole. Et je ne disais que des choses
parfaitement convenables.
— Vous ne posiez de questions à personne ?
Tessa se demanda s’il était préférable de mentir ou de répondre la vérité. La voyant hésiter, Jered
éclata de rire.
— Bon, très bien, dit-elle. Comme les sujets de conversations convenables étaient fort limités, je me
contentais généralement de parler de la pluie et du beau temps.
— Mais que demandiez-vous ? Comment les nuages se forment-ils ? De quoi sont-ils composés ?
Qu’est-ce qui provoque la pluie ? Comment peut-on savoir s’il fera beau demain ?
Tessa sourit.
— Ce sont des questions très pertinentes, Jered, répondit-elle. Avez-vous déjà observé un flocon de
neige de près ? Ne vous êtes-vous jamais étonné qu’il semble toujours faire plus chaud, lorsque la neige
se met à tomber ?
Elle leva les yeux vers le ciel et ajouta :
— Peut-on se noyer sous la pluie ?
Il la serra plus fort contre lui. Tessa frotta sa joue contre son manteau.
— J’avoue, Tessa, que j’ignore les réponses à vos questions.
Malgré la fraîcheur nocturne, Tessa sentit une vague de chaleur la parcourir. Elle n’ajouta plus rien et
se contenta de s’agripper très fort à son mari. Mais elle aurait bien aimé lui poser la seule question qui
n’avait pas pu franchir ses lèvres, et qui pourtant l’obsédait en permanence : « Qui êtes-vous réellement,
Jered ? »
Jered la regardait avec un étrange sourire. Tessa se sentit rougir. La peste soit de cet homme ! Elle se
trouvait trop jeune, trop provinciale, sous son regard. Et c’était nouveau. Même petite fille, elle n’avait
jamais éprouvé le moindre sentiment d’infériorité, car elle se savait aimée et protégée par ses parents.
Là, face à Jered, elle n’avait plus cette protection. Et elle ne pouvait certainement pas compter sur
l’affection de son mari, car il lui avait clairement fait comprendre qu’il n’entendait pas s’attacher à elle –
sinon, il n’aurait pas embrassé sa maîtresse devant elle.
À ce souvenir, Tessa serra furtivement les poings, de rage, avant de croiser les bras sur sa poitrine
pour se réchauffer. Il faisait froid, et l’aube apportait avec elle un petit brouillard pénétrant qui s’infiltrait
jusque sous les vêtements.
Jered lui tendit la main. Tessa la prit et le laissa la conduire à l’intérieur. Ils pénétrèrent dans la
maison par l’arrière et traversèrent les cuisines sous le regard éberlué des domestiques, pour rejoindre le
vestibule où se trouvait le grand escalier desservant les niveaux supérieurs. Leurs appartements
occupaient la quasi-totalité du deuxième étage et se composaient d’une enfilade de pièces luxueuses assez
semblables à celles de Kittridge. La disposition était également la même qu’à Kittridge, avec une
chambre pour chacun des époux. Luxe et séparation : c’était apparemment la règle en vigueur dans la
famille.
Depuis son arrivée, cependant, Tessa dormait dans une chambre d’amis : la chambre de la nouvelle
duchesse était en travaux et ne serait prête à l’accueillir que dans quelques semaines. De toute façon,
Jered l’entraîna, sans lui demander son avis, dans ses propres appartements.
Les rideaux étaient ouverts. Le soleil pénétrait dans la pièce, mais un lambeau de brouillard s’étirait
juste en dessous de la fenêtre, donnant l’impression qu’ils flottaient sur un nuage. À certaines époques de
l’année, le brouillard londonien se teintait de jaune, mais ce matin il avait la couleur exacte des yeux de
Jered.
Dès que son mari relâcha sa main, Tessa s’approcha de la fenêtre, tandis que Jered allait fermer la
porte à clé. La jeune femme avait parfaitement deviné ses intentions, et elle en ressentait de l’excitation.
Cependant, elle aurait voulu continuer à se montrer sévère avec lui. Ce qu’il avait fait était inadmissible.
Elle s’accrochait à cette idée, alors même qu’elle l’entendait approcher dans son dos.
Elle ferma les yeux. Quand il fut juste derrière elle, elle eut l’impression que tout son corps soupirait
de soulagement. Elle n’osa pas bouger, pourtant, et demeura immobile même lorsqu’il souleva une mèche
de ses cheveux pour plaquer un baiser sur sa nuque.
— Qu’est-ce que le brouillard, Jered ? S’agit-il de nuages qui viennent raser le sol ?
— Honnêtement, je n’en sais rien, murmura-t-il à son oreille, et Tessa crut entendre chacun de ses
mots par les pores de sa peau.
— Quand j’étais petite, je croyais que c’était le paradis qui descendait du ciel pour venir cueillir les
anges. Il suffisait à ceux qui étaient choisis de monter sur un nuage pour être emportés dans les cieux.
— Quelle étrange idée, murmura-t-il encore.
Cette fois, Tessa sentit son souffle sur son épaule. La jeune femme comprit qu’il avait dégrafé son
corsage. Comment avait-il réussi ce prodige ? Elle ne s’était aperçue de rien !
— Le brouillard devait vous faire peur, alors ? ajouta-t-il.
— Oh non, pas du tout. Mes parents et ma nourrice m’assuraient que seuls les êtres très gentils et très
sages montaient jeunes au paradis.
Il était si près d’elle qu’elle sentit son rire monter dans sa gorge. En même temps, ses doigts lui
caressaient la nuque. Tessa n’aurait jamais imaginé que cette partie de son anatomie pût être aussi
sensible. Les caresses de son mari lui donnaient des frissons qui irradiaient dans tout son corps.
— Si cela peut vous rassurer, Tessa, Voltaire disait que personne ne sait avec précision où logent les
anges – dans les cieux, ou sur d’autres planètes –, car Dieu n’a pas voulu nous informer de leur demeure.
Ses mains descendirent subitement jusqu’à sa taille. Tessa avait l’impression d’être partagée en deux
moitiés : le devant, qui subissait la fraîcheur de l’air passant à travers les vitres de la fenêtre, avait froid,
tandis que son dos était délicieusement brûlant.
— Vos vêtements sont mouillés, Tessa.
Il frotta son nez contre sa nuque. Tessa frissonna de plus belle. Elle renversa la tête en arrière et
trouva confortable de l’appuyer contre le torse de son mari. Il lui enlaça la taille, pour la serrer
davantage contre lui, et elle sentit, dans son dos, sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration.
À l’extérieur de cette pièce, des hommes et des femmes se réveillaient un peu partout et procédaient à
leurs ablutions matinales. Le monde se mettait en ordre de marche pour une nouvelle journée.
Mais ici, dans cette chambre, l’univers s’était réduit à quelques caresses et gestes intimes. Comme
ceux de Jered qui retirait à présent, une à une, les épingles retenant la chevelure de Tessa. La jeune
femme se rendit compte qu’elle avait perdu son chapeau quelque part, mais elle n’aurait su dire où.
Plus rien ne séparait leurs corps que l’épaisseur de leurs vêtements, mais les habits ne constituaient
pas une barrière suffisante pour faire obstacle aux sensations charnelles. Tessa percevait la chaleur du
corps de Jered, ses mains qui remontaient le long de ses hanches pour venir s’arrêter sur sa poitrine.
— Savez-vous, Jered, qu’il existe neuf chœurs angéliques différents ? Les anges, les archanges, les
vertus, les puissants, les principautés, les dominations, les trônes, les chérubins et les séraphins. N’est-ce
pas fascinant ?
Jered déposa un baiser sur sa nuque. Tessa devina qu’il souriait.
— Tessa ?
La jeune femme se retourna pour accrocher son regard. Jered souriait, en effet, mais ce n’était pas
d’amusement. Son sourire évoquait un prédateur sûr d’attraper sa proie. Ou, tout simplement, un mâle qui
allait posséder sa femelle. Une pulsion vieille comme le monde, mais qui pourtant semblait, à cet instant,
parfaitement unique.
Tessa frissonna.
— Avez-vous peur ? demanda-t-il.
— Oui. Enfin, non. Je déteste avoir peur. Et j’ai déjà eu peur à peu près toute la nuit.
— C’est vrai ?
— Demandez à votre cheval. Il doit bien le savoir, lui.
Il pencha la tête pour l’embrasser sur le front, et ce geste de tendre bénédiction la charma et la
désarçonna tout à la fois. Puis il glissa une main sous sa redingote – cela ne lui était pas difficile, puisque
l’habit avait perdu tous ses boutons. La jeune femme baissa les yeux pour regarder ses mains la caresser.
Des mains aristocratiques, avec de longs doigts fins, mais d’une force surprenante. Des années
d’équitation avaient rendu ses paumes calleuses, mais ses doigts, cependant, étaient d’une incroyable
douceur et savaient provoquer les sensations les plus délicieuses.
— Je suis heureux d’entendre que je ne vous fais pas peur, murmura-t-il.
Tessa accrocha de nouveau son regard.
— Je n’ai jamais eu peur de vous, Jered. Vous me déroutez, et vous m’inquiétez. C’est tout différent.
— Mmm ? fit-il, avant de déposer un baiser dans son cou.
Il ne donnait pas l’impression de prêter la moindre attention à ses paroles.
— Je suis désolée, mais je désapprouve votre conduite, Jered.
Il redressa la tête et la toisa du regard.
— Vous désapprouvez ma conduite, madame ?
— Vous ne devriez pas dévaliser les diligences, Jered. C’est indigne de votre part. Je suis certaine
que vous pourriez trouver des occupations plus morales.
— Lesquelles ?
— N’importe quoi, qui conviendrait davantage à votre rang.
— Un travail honnête, par exemple ?
— Par exemple.
— Seriez-vous prête à m’entraîner sur le chemin de la vertu, Tessa ?
Elle lui sourit.
— Pourquoi pas ? Je manque d’expérience, mais en conjuguant nos efforts, nous trouverons bien une
solution qui nous conviendra à tous les deux.
— La conception d’un héritier me paraît un bon début, Tessa. Du moins, pour l’instant.
Il traça le contour de ses lèvres avec un doigt, les yeux rivés sur ses traits, comme s’il guettait sa
réaction. Tessa lui sourit, mais, pour tout avouer, elle avait terriblement envie de l’embrasser.
— Eh bien, dit-elle, c’est d’accord.
9
Tessa savait qu’il était inutile de réclamer l’obscurité. Lors de leur nuit de noces, Jered avait laissé
une chandelle allumée. Que pourrait-il voir maintenant, à la lumière matinale, qu’il n’eût déjà vu ? Elle
n’avait ni grandi, ni rapetissé, ni grossi, ni maigri. Elle était demeurée la même : ni une beauté ni un
laideron, mais quelque chose entre les deux.
Mais toute femme désirait être belle. Surtout quand ses vêtements lui étaient retirés un à un par des
doigts habiles. D’abord, sa redingote. Puis le corsage et la jupe qu’elle portait en dessous. Rien ne
résistait aux doigts magiques de Jered : le corset de Tessa alla rejoindre par terre le reste de ses
vêtements. Elle ne portait plus à présent que sa camisole. Mais cette barrière disparaîtrait vite, s’il
décidait de s’y attaquer également.
Tessa ferma les yeux.
— À quoi pensez-vous, Tessa ? murmura-t-il à son oreille.
— Je me demandais pourquoi je me sentais plus nue, en cet instant précis, qu’à n’importe quel autre
moment de ma vie. Et pourquoi je n’en éprouvais aucun plaisir.
— Comment cela ?
Les mains de Jered s’étaient immobilisées. Tessa rouvrit les yeux, mais l’expression de son mari était
si déconcertante qu’elle s’empressa de les refermer.
— Voyez-vous, Jered, je suis parfaitement consciente de mes défauts. Ma poitrine est un peu trop
plantureuse, pour commencer. Mes jambes trop longues. Ma taille pas assez mince, malgré tous les efforts
de ma camériste pour serrer mon corset. Honnêtement, je préférerais être dans le noir et sous une épaisse
couverture.
Pour toute réponse, Jered la souleva dans ses bras. Tessa devina qu’il la portait jusqu’au lit – elle
entrouvrit un quart de seconde les paupières pour en avoir confirmation, et en effet, le lit se rapprochait
d’eux.
Mais Jered dépassa le lit pour aller la déposer devant la cheminée. La laissant debout face au feu, il
tira la courtepointe. Puis il revint chercher Tessa, comme si elle était un paquet qu’il avait oublié, et
l’allongea sur les draps. Mais ceux-ci étaient un peu froids, et Tessa, déjà nerveuse, se mit à trembler.
Jered entreprit de se déshabiller, sans se soucier de savoir où il jetait ses vêtements. Il faisait assez
jour, à présent, pour que Tessa pût l’admirer en pleine lumière, et elle avait l’impression de découvrir
des détails qui lui avaient jusqu’ici échappé. Par exemple, que ses bras étaient puissamment musclés.
Et que ses cuisses étaient imposantes. Quant à son membre viril, bien qu’au repos pour l’instant,
ses dimensions le rendaient vraiment impressionnant. La curiosité de Tessa était d’ailleurs bien légitime :
elle n’avait encore jamais vu son mari nu en plein jour.
Il la rejoignit dans le lit. Mais, au lieu de se coucher à côté d’elle, comme elle s’y attendait, il la
surprit en s’allongeant délicatement sur elle, la recouvrant de son corps depuis les orteils jusqu’au
sommet du crâne. Tessa se retrouva drapée sous une couverture vivante – si l’on pouvait appeler ainsi le
corps de Jered.
— J’aime beaucoup ta poitrine un peu trop plantureuse, Tessa. Et tes jambes trop longues. Et ta taille.
Il se redressa sur ses coudes et la contempla.
— As-tu toujours froid ?
— Je commence à me réchauffer, dit-elle, humectant ses lèvres, soudain sèches, d’un coup de langue.
Tu es ma couverture.
— En préférerais-tu une autre ?
— Non. Tu remplis ce rôle à la perfection. Et puis, je ne suis pas complètement nue. J’ai toujours ma
camisole.
Il suivit le contour de ses lèvres avec son pouce.
— Oui, je suis au courant.
Elle dut faire une drôle de tête, car il sourit, avant de lui embrasser le menton, puis le cou. Tessa se
découvrait sensible de partout.
Il redressa de nouveau la tête et riva son regard au sien.
— Sais-tu que tu te tortilles, quand on te chatouille ? J’aurais pensé que tu glousserais, mais j’aime
bien te voir te tortiller.
Tessa n’avait plus froid, à présent. Au contraire : elle avait même un peu trop chaud. Mais elle se
garda bien de le lui dire, de peur qu’il ne veuille s’écarter. Elle trouvait très agréable de le sentir peser
de tout son poids sur elle.
Il bougea quand même, roulant sur le côté avant de la faire pivoter dans ses bras afin qu’ils se
retrouvent face à face. Ils ne se touchaient plus que par les pieds et les genoux, et Tessa en éprouva un
absurde sentiment de solitude. En réaction, elle tendit la main pour poser ses doigts sur le torse de son
mari, puis y aplatit sa paume, comme si elle voulait évaluer la chaleur de sa peau. Entre ses pectoraux, le
fin duvet de poils noirs était moelleux comme de la soie. Et ses autres poils, Tessa ? Elle sentit ses joues
s’enflammer, à l’idée de laisser glisser sa main plus bas.
Avait-il deviné ses pensées ? Son sourire, en tout cas, semblait l’indiquer.
— Tes yeux brillent. À quoi penses-tu ? demanda-t-il de nouveau.
— Je me disais qu’il serait audacieux de te caresser, confessa-t-elle, sans oser croiser son regard.
Jered tendit la main et lui toucha furtivement le visage, avant de replacer une mèche de cheveux
derrière son oreille.
— Ne te gêne surtout pas, murmura-t-il.
La main de Tessa était irrésistiblement attirée par ses mamelons, petits dômes bruns posés sur des
disques de bronze. Fut-ce son imagination, ou la respiration de Jered se figea-t-elle quand elle commença
de décrire, avec ses doigts, de petits cercles sur l’un d’eux ?
Il ne tarda pas, en tout cas, à lui rendre la pareille, ses caresses éveillant en elle les mêmes
délicieuses sensations qu’elle provoquait chez lui : d’abord une impression de contraction dans la
poitrine, puis un fourmillement de plaisir qui se répandait dans tout le corps.
Le regard de Jered luisait comme de la braise. Dire que Tessa avait un jour comparé ses yeux à de la
cendre froide, en raison de leur couleur grise ! Elle n’avait pas vu, alors, que le feu couvait sous la glace.
Son mari semblait s’ingénier à copier tous ses gestes. Chaque caresse était récompensée par une
caresse identique. Mais c’était Tessa qui menait la danse : Jered ne faisait que la suivre, se calquant sur
son rythme. Lors de leur nuit de noces, il avait dirigé les opérations. Cette fois, c’était au tour de Tessa.
Elle caressa ses bras, ses épaules, ses cheveux ; ses doigts s’aventurèrent jusqu’au contour de ses lèvres.
Se redressant sur un coude, elle s’enhardit même à l’embrasser.
Son baiser fut doux, chaud, innocemment sensuel. Elle sentit Jered frissonner sous la caresse de sa
langue. Il ferma les yeux et se colla un peu plus contre elle. C’est alors qu’elle sentit son membre, à
présent pleinement érigé, palpiter contre sa cuisse. Elle ferma à son tour les yeux. Quand elle les rouvrit,
Jered lui souriait. D’une main, il l’invita doucement à se rallonger sur son oreiller.
Puis il s’étendit de nouveau sur elle, occultant d’un coup la lumière, tel un nuage d’orage venu
obscurcir le soleil. Quant aux éclairs… ils brillaient dans ses yeux. Il lui sourit encore, avant d’attraper à
deux mains sa camisole, cousue amoureusement par les apprenties couturières qui avaient travaillé à la
confection de son trousseau, et qui avait coûté une petite fortune parce qu’elle était entièrement brodée de
roses. Mais Jered n’avait cure de tout cela. Il tira d’un grand coup sur la fine étoffe, la déchirant de haut
en bas. Tessa se retrouva dénudée comme une cosse de petits pois ouverte en deux.
Jered écarta les lambeaux du vêtement. Ses paumes calleuses caressèrent ses seins, avant de céder la
place à ses lèvres voraces. Les mamelons de la jeune femme se durcirent instantanément, comme s’ils
approuvaient cette agression que Jered leur faisait subir.
Puis il s’empara de ses lèvres. Son baiser fut impérieux. Le tendre amant qui avait encouragé Tessa à
explorer son anatomie avait cédé la place à un homme fougueux, expérimenté, qui ne faisait pas de
quartier. Mais Tessa n’était plus vierge. Elle s’abandonna sans retenue à sa force virile. Quand il lui
écarta les cuisses d’une main, elle le laissa faire, de même qu’elle renonça à protester lorsqu’il entreprit
de caresser son intimité. De toute façon, il l’embrassait toujours, l’empêchant de dire quoi que ce soit.
Il finit par relâcher ses lèvres, pour redresser la tête et la regarder. Il ne souriait plus. Son regard
était plus que jamais celui d’un prédateur. Tessa se mordit les lèvres pour étouffer un gémissement, en le
sentant glisser un doigt en elle. Il retrouva alors le sourire, comme si la réponse de la jeune femme était le
signe qu’il attendait.
Il la pénétra d’une seule poussée, presque violemment. Il semblait avoir oublié toute délicatesse,
mais Tessa cambra les reins pour mieux l’accueillir, tant elle le désirait.
10
— C’est un peu fort, non ? commenta Tessa, avant d’avaler une autre gorgée de brandy.
Au début, elle avait trouvé que c’était une bonne idée, dans le droit fil de cette soirée. Le thé ne
paraissait guère approprié, quand on rendait visite à la maîtresse de son mari. Mais, après réflexion, le
brandy était peut-être un peu trop osé. Son palais la brûlait.
La femme assise en face d’elle la regardait avec une stupeur mêlée de fascination. À l’arrivée de
Tessa, elle avait paru terrifiée. Par elle ? C’était peu probable. Cependant, cette idée plaisait beaucoup à
Tessa. Effrayer une demi-mondaine, voilà qui avait de l’allure.
Évidemment, une épouse convenable ne fréquentait pas la maîtresse de son mari. Dans l’absolu,
Tessa n’était même pas censée connaître l’existence de cette femme.
Son rôle était de rester au second plan et d’accorder à Jered toutes les libertés qui lui convenaient,
sans jamais le questionner. En retour, les femmes de son rang étaient autorisées à prendre des amants.
Mais si l’homme que vous aimiez se trouvait être précisément votre mari ? Certes, cela ne devait pas
arriver souvent. C’était trop « provincial ». Sauf que les parents de Tessa étaient la preuve vivante qu’un
mariage pouvait être parfaitement réussi. Était-ce donc si naïf de sa part d’espérer connaître le même
sort ?
La maîtresse en question était ravissante – à condition de fermer les yeux sur sa coiffure. Ses cheveux
étaient rassemblés sur le devant, comme pour former un nid. Était-ce le style de coiffure imposé aux
maîtresses ? En tout cas, sa toilette très déshabillée trahissait sa condition de séductrice. Mais Tessa
n’était pas elle-même un modèle de décence, avec le décolleté audacieux qu’elle arborait.
La maison était décorée dans le style français, mais à l’excès, avec une profusion de draperies de
velours, de coussins roses et pourpres disséminés un peu partout. Sans parler du parfum entêtant –
presque écœurant – qui saturait l’air. Comment Jered pouvait-il supporter une telle atmosphère ? Tous
les ducs payaient-ils pour de semblables nids d’amour, ou Jered avait-il eu la malchance de tomber sur
une maîtresse ayant particulièrement mauvais goût ? Tessa avait presque envie de pleurer, mais elle se
retenait, bien sûr. Les larmes n’étaient qu’une manifestation de faiblesse.
Elle but une autre gorgée de brandy. L’alcool coulait déjà plus facilement dans sa gorge. Pour un peu,
elle se serait reproché de ne pas y avoir goûté plus tôt.
— Ce n’est pas vrai, vous savez.
Tessa abandonna la contemplation de son verre pour reporter son attention sur son hôtesse.
— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ?
— Que je fais tournoyer des pompons avec mes seins.
Sa voix, bizarrement, n’avait plus rien d’un ronronnement. Réservait-elle cet artifice à Jered ? Au
naturel, sa voix était trop aiguë et irritait les oreilles.
— C’est bien dommage, répondit Tessa. Je vous aurais demandé de m’apprendre.
La maîtresse était médusée.
— Est-ce votre premier séjour à Londres, Votre Grâce ?
— Non. J’ai fait deux saisons avant de me marier. Et vous ?
— Je suis née ici.
— Oh, fit Tessa.
Comme elle ne voyait pas quoi répliquer à cela, elle préféra changer de sujet.
— Aimez-vous le théâtre ?
— Comme spectatrice ou comme actrice ?
— Parce que vous jouez ? C’est fascinant. Je n’aurais jamais espéré rencontrer d’actrice.
— J’en suis convaincue, ironisa l’autre.
Tessa aurait bien voulu connaître son nom. Mais elles n’avaient pas eu l’occasion d’être présentées,
et son hôtesse n’avait pas daigné dévoiler son nom, quand une soubrette avait introduit Tessa dans le
salon. Elle s’était contentée de regarder sa visiteuse, de se servir un verre de brandy et de l’avaler d’un
trait. Tessa avait jugé approprié de réclamer un verre pour elle-même.
— Chantez-vous ?
— Désirez-vous une représentation privée ? demanda la maîtresse, sans chercher à cacher son
amusement.
Tessa secoua la tête. Elle n’allait pas pousser la grossièreté jusque-là. On ne se produisait en public
que si on le désirait. Elle-même s’était dérobée à plusieurs demandes de ce genre en prétextant un mal de
gorge. Mais si elle avait connu les merveilleuses propriétés du brandy, elle s’en serait imbibée, au point
de ne plus se soucier de chanter faux.
Elle voulut se caler contre le dossier du sofa, mais la tête lui tourna, et elle préféra rester penchée en
avant.
— Votre Grâce ?
— Mmm ?
— Vous sentez-vous bien ?
Tessa agita une main dans le vide.
— Parfaitement bien, merci.
Elle brandit son verre devant ses yeux, pour le contempler.
— Mais j’ai terminé mon brandy, ajouta-t-elle.
— Je ne pense pas qu’il serait raisonnable de vous resservir.
— Non ?
Son hôtesse secoua la tête.
— Tant mieux. Vous ne devez surtout pas être gentille avec moi.
— Je ne dois pas être gentille avec vous ?
— Certainement pas. Sinon, je risquerais de vous apprécier. Or, j’ai décidé d’être votre adversaire.
— Vous avez décidé cela ?
— Oui. Et je suis en mission de reconnaissance. Pour apprendre vos secrets.
Son hôtesse ne savait manifestement pas sur quel pied danser.
— J’imagine que vous ne voudrez pas me les divulguer ? Vous êtes certaine que vous ne faites pas
tourner de pompons avec vos seins ?
— Votre Grâce, je pense qu’il serait préférable que vous rentriez chez vous.
— Voilà que vous vous montrez encore gentille.
— Non. Seulement prudente. Si votre mari découvre que vous êtes ici, il sera furieux.
Tessa soupira.
— C’est à croire que tout le monde se soucie du bonheur de Jered. Et pourtant, il n’a pas l’air
heureux. Avez-vous remarqué qu’il rit très rarement et que, chaque fois, il en paraît le premier surpris ?
— Je ne crois pas l’avoir jamais entendu rire, alors je ne peux pas vous dire.
— Vous voyez !
— Votre voiture vous attend-elle, Votre Grâce ?
Elle avait parlé d’une voix froide, qui évoqua à Tessa celle de Jered.
— Oui. Mais j’ai dit au cocher de se garer plus loin. Voyez-vous, je pensais trouver Jered ici.
— Eh bien, vous pouvez constater qu’il n’est pas là.
Tessa se leva. La tête lui tourna de nouveau, et elle se rassit brutalement.
— Vous n’allez pas être malade ?
— J’espère bien que non, répondit Tessa, avant de s’écrouler sur les coussins.
Jered gravit les marches du perron quatre à quatre, plus furieux qu’il ne l’avait jamais été de sa vie.
Rien, dans son souvenir, ne pouvait égaler la rage qui l’animait en cet instant.
La soubrette qui lui ouvrit était nouvelle, mais elle ne lui demanda ni son nom ni la raison de sa
visite.
Jered lui demanda où se trouvait sa maîtresse, et elle se contenta de désigner la porte du salon d’un
doigt tremblant. Elle était bien avisée de se montrer apeurée, car Jered était décidément d’une humeur de
chien.
Au moins, voilà quelqu’un qui a l’instinct de survie, pensa-t-il, alors que la soubrette se cachait
derrière la porte grande ouverte.
Jered se rua dans le salon.
— J’imagine que je n’ai pas besoin de te présenter ta femme ? lui lança Pauline avec un remarquable
aplomb, compte tenu du fait qu’elle ne portait qu’un déshabillé.
Jered se sentit soudain mal à l’aise. Il avait de bons souvenirs de ce déshabillé…
— Tessa ? appela-t-il, comme s’il avait besoin qu’elle hoche la tête pour s’assurer que c’était bien
elle.
Elle était assise dans un sofa, face à Pauline, les mains engoncées dans un manchon de fourrure noire
posé sur ses genoux, vêtue d’une robe rouge et blanc et d’un spencer rouge. Son chapeau, rouge
également, était orné de plumes noires au milieu desquelles s’apercevait un pinson jaune en peluche.
Jered contempla l’oiseau avec une fascination incrédule.
Si l’oiseau était jaune, sa femme, en revanche, était aussi blanche que la neige. Et elle ne semblait pas
tenir droit sur son siège.
— D’abord, je n’ai pas voulu y croire, dit-il. Je me répétais que c’était impossible. Que tu n’étais
pas assez folle pour faire une chose pareille.
En vérité, il avait pensé, en découvrant le message de Chalmers, qu’un de ses amis avait voulu lui
faire une blague.
Mais non. Son épouse s’était bel et bien rendue chez sa maîtresse. Incroyable ! Les femmes étaient
décidément imprévisibles.
Tessa ne répondit rien. Jered avait cru que sa seule apparition suffirait à la rendre toute penaude,
mais il s’était visiblement trompé.
Elle se leva, lissa les plis de ses jupes, redressa son grotesque petit chapeau ornithologique et inclina
la tête à l’intention de Pauline.
— Merci de m’avoir reçue, dit-elle.
Sa voix était pâteuse. Et ses yeux semblaient éprouver de la difficulté à accommoder.
— Que lui as-tu fait boire ?
— Je ne lui ai rien fait boire, répliqua Pauline, glaciale. C’est elle qui a réclamé.
— Du brandy, Jered, expliqua Tessa avec un grand sourire radieux.
Et, reportant son attention sur Pauline, elle répéta :
— Merci.
— Mais de rien, Votre Grâce, répondit Pauline, sans se soucier de dissimuler son amusement. Cette
rencontre fut très instructive.
Et elle lança à Jered :
— Ta femme est une enfant charmante.
Jered ouvrit et referma la bouche comme un poisson hors de l’eau. Tessa passa à côté de lui, lui
sourit de nouveau et continua vers la sortie.
Jered la rattrapa sur le perron.
— Où vas-tu comme ça ?
Il était conscient d’avoir posé sa question beaucoup trop fort, mais le comportement erratique de
Tessa lui fournissait une excuse toute trouvée.
La jeune femme se retourna pour le regarder. Le plus incroyable, c’était qu’elle paraissait
parfaitement innocente, avec son petit sourire sincère. Ses mains disparaissaient toujours dans son
manchon ridicule – il était à peu près aussi large qu’elle. Et cependant, c’était une femme accomplie,
grande pour son sexe, et dont la toilette épousait les formes généreuses.
Jered sentit ses sens s’embraser et s’en irrita.
— Tu es ivre, n’est-ce pas ?
Elle cligna les yeux.
— C’est bien possible.
Jered inspira une grande goulée d’air frais pour se calmer. Et il réitéra l’opération, car sa première
inspiration n’avait pas suffi à éteindre sa colère.
— Ce n’est pas désagréable, comme impression, ajouta-t-elle. Je comprends à présent pourquoi mes
frères aiment boire.
Là-dessus, elle entreprit de descendre le perron d’une démarche quelque peu précaire. La voiture – la
voiture de Jered – était garée au coin de la rue. Le cocher – son cocher – était assis sur sa banquette, le
dos raide. Le regard fixé droit devant lui, il ne semblait prêter aucune attention à ce qui se passait autour
de lui. Pourquoi Jered n’avait-il pas remarqué sa présence en arrivant ?
— Quel était donc ton but en venant ici ? Bon sang, Tessa, j’entends que tu me répondes !
Le valet avait sauté de son marchepied, à l’arrière du véhicule, dans l’intention d’ouvrir la portière
pour la duchesse. Mais, voyant l’expression de Jered, il s’empressa de retourner à sa place.
La jeune femme saisit elle-même la poignée. Jered plaqua sa paume sur la portière, qu’il referma
d’un coup sec.
— Tu n’iras nulle part tant que je n’aurai pas obtenu de réponse, Tessa.
— Tiens-tu vraiment à ce que nous ayons cette discussion dans la rue, Jered ?
Elle souriait toujours, mais son sourire n’avait plus rien de plaisant.
— Nous discuterons où bon me semblera, Tessa.
La jeune femme se raidit. Son manchon dressait entre eux une barrière de fourrure.
— Très bien, Jered. Je pensais que tu étais allé la rejoindre. Ma réponse te satisfait-elle ?
— Cela ne me dit pas pourquoi tu es venue. Tu voulais te battre avec elle à mon sujet ?
Elle se retourna pour ouvrir la portière. Cette fois, Jered ne l’en empêcha pas.
— Crois-tu que tu en vailles la peine ? répliqua-t-elle avec un autre sourire, avant de monter dans le
véhicule. Je t’aurais bien offert de te raccompagner à la maison, Jered, mais je ne me sens pas dans mon
assiette. Je crains fort de vomir en route.
Et, sur ces mots, elle lui claqua la portière au nez.
— Tu as bien fait, Chalmers, dit Jered, qui regardait fixement par la fenêtre de sa chambre.
— Merci, monsieur. Êtes-vous arrivé à temps pour éviter une scène déplaisante ?
— Si tu considères comme déplaisante une rencontre entre mon épouse et ma maîtresse,
malheureusement non. Mais j’imagine que ça aurait pu être pire. Quoique je ne voie pas bien comment.
— Vous auriez pu ne pas vous trouver là où j’ai tenté de vous joindre, monsieur.
Jered risqua un regard par-dessus son épaule, pour s’assurer que Chalmers ne plaisantait pas.
— À combien d’autres endroits le valet s’est-il rendu avant de me trouver ?
— Seulement deux, monsieur. Je lui avais donné une liste d’adresses possibles en me basant sur vos
établissements préférés.
— Suis-je donc si prévisible que cela, Chalmers ?
— Pas du tout, monsieur.
Son valet récupéra la veste que Jered avait jetée sur une chaise et entreprit de la brosser
énergiquement.
— Et comment ma femme a-t-elle obtenu l’adresse de Pauline, Chalmers ?
Chalmers lui répondit d’un regard offensé.
— Certainement pas par moi, monsieur.
— Mais je suis sûr que tu connais le coupable.
— J’ai pris des dispositions pour qu’il soit puni, monsieur.
— Si je comprends bien, tu me conseilles de ne pas m’en mêler, c’est bien ça ?
Chalmers prit son air le plus digne.
— Je pense, monsieur, que vous devriez concentrer vos efforts dans les domaines où vous pouvez
avoir une réelle influence.
— En d’autres termes, ma situation conjugale ? C’est drôle, tu me rappelles mon oncle, quand tu me
sermonnes ainsi.
— Je vous en demande pardon, monsieur, répondit Chalmers, tout en se rengorgeant. Voulez-vous que
je vous prépare votre costume noir ?
Jered regarda de nouveau par la fenêtre. Il était à peine minuit, et il ne se sentait pas le moins du
monde fatigué, d’autant qu’il s’était levé en fin d’après-midi. Aucun hédoniste digne de ce nom n’allait au
lit si tôt.
— Non, Chalmers, répondit-il pourtant. Je ne pense pas que je ressortirai ce soir. Je suis de si
mauvaise humeur que je risquerais d’étrangler quelqu’un ou de l’insulter, et de me retrouver à me battre
en duel demain matin.
— Comme vous voudrez, monsieur.
Jered se retourna vers son valet.
— Je suppose que je ne t’ai pas assez remercié, Chalmers.
Son valet esquissa un sourire. C’était donc qu’il était satisfait.
— Voulez-vous que je vous monte une collation, monsieur ?
— Non, Chalmers. Je n’ai pas sommeil, mais je n’ai pas faim non plus.
Du moins n’avait-il pas faim de ce qui pourrait venir des cuisines.
12
— Tu ne veux vraiment pas venir ? insista une dernière fois Adrian. Ta petite duchesse t’aurait-elle à
ce point domestiqué ?
— Je suis convaincu que tu n’as pas besoin de ma présence pour perdre tout ton argent aux cartes,
Adrian.
— J’ai entendu parler d’un nouveau club qui pourrait t’intéresser, Jered. L’atmosphère y est un peu
différente de ceux que tu fréquentes habituellement. Je me suis laissé dire qu’on y cravachait les femmes
les plus récalcitrantes. Tu n’as pas envie d’essayer ?
Jered se contenta de sourire, et son ami se décida à le quitter. C’était mieux ainsi : ces derniers
temps, Jered supportait de moins en moins la compagnie d’Adrian.
Il s’adossa à un pilier pour contempler la foule des invités. Un peu plus tôt, il avait aperçu les Astley,
qu’il avait réussi à éviter en tournant simplement la tête. Helena ne l’avait pas encore vu, mais elle ne
tarderait sans doute pas à le repérer.
La dernière fois que Jered avait assisté à un bal masqué, c’était pour y escorter Pauline et la faire
parader à son bras. Il l’avait présentée à plusieurs femmes de haut rang, qui se seraient étranglées si elles
avaient su qu’elles parlaient à une courtisane. En revanche, Jered avait suspecté plusieurs hommes
d’avoir deviné l’identité de sa compagne. Mais Pauline et lui s’étaient éclipsés avant que chacun se
démasque.
Jered ne détestait pas le monde dans lequel il était né. Simplement, il n’y accordait pas plus
d’importance que cela. En fait, peu de choses l’intéressaient réellement.
D’ailleurs, il s’étonnait lui-même de s’être rendu à ce bal. Peut-être était-il tout bonnement venu
parce que, justement, personne ne s’attendait à sa présence.
Ce qui ne l’empêchait pas de s’ennuyer ferme depuis son arrivée.
Il n’aimait pas se costumer et portait simplement un domino et un masque qui lui couvrait la moitié du
visage. Les bals masqués présentaient tout de même un avantage, à ses yeux : on ne lui donnait pas du
« Vôtre Grâce » à longueur de soirée. Non que son titre lui répugnât – et encore moins la fortune qui
l’accompagnait –, mais l’anonymat procuré par ce genre de bal lui offrait un répit bienvenu.
Jered reprit sa déambulation, quittant le salon des jeux de cartes pour la salle de bal, où il se faufila à
l’écart des danseurs. Ce ne fut qu’un peu avant minuit qu’il comprit pourquoi il se déplaçait ainsi, sans
but précis.
Il attendait sa femme.
Jered était convaincu qu’elle finirait par trouver l’adresse de cette réception, bien qu’il ait fermement
interdit à ses domestiques d’informer la duchesse de son programme pour la soirée.
Tessa avait beaucoup de chance qu’il ne l’ait pas exilée à Kittridge, après l’épisode de sa visite à
Pauline. Mais il avait décidé de lui accorder le bénéfice de l’innocence. De toute évidence, sa femme
n’avait pas compris qu’il ne tolérait aucune insolence, de qui que ce soit. Il s’étonnait, cependant, de
l’avoir gardée auprès de lui au lieu de la renvoyer à la campagne. Pour la punir, il s’était tout de même
abstenu, depuis ce soir-là, de la rejoindre dans sa chambre. Mais Tessa n’était jamais loin de ses
pensées. Sa fraîcheur et sa sensualité l’obsédaient.
Il n’aurait pas dû se marier, encore moins avec une telle femme. Tessa possédait le don de lui faire
croire qu’elle saurait lui révéler tous les secrets que les femmes cachaient depuis leur naissance. Une
fois, il s’était surpris, comme un idiot enamouré, à contempler la façon dont elle respirait dans son
sommeil.
Jered s’était marié pour avoir des héritiers, et rien de plus. Mais son épouse avait apporté sa joie de
vivre, ses rires et ses sourires dans la corbeille de mariage. Il avait eu raison de prendre la fuite aussitôt
après lui avoir ravi sa virginité. L’expérience avait été trop intense. Jered se souvenait encore avec acuité
du moment où il l’avait pénétrée pour la première fois, lui causant une douleur inévitable, qu’elle lui
avait pourtant immédiatement pardonnée en l’embrassant avec un grand sourire. Il avait joui en elle avec
une telle violence que son cri de plaisir avait presque fait tourner la tête à la statue qui se dressait dans un
coin de la chambre.
« Tout passe, tout casse, tout lasse », disait le proverbe français. Avec raison. Jered n’avait qu’une
chose à faire : patienter. Attendre que l’attrait de la nouveauté pâlisse. Il pourrait alors reprendre
tranquillement sa vie d’avant, si bien réglée.
— Ta mère est montée se reposer dans le salon réservé aux dames, annonça son père à Tessa. Tu
pourrais peut-être profiter de ce qu’elle ne t’a pas encore vue pour te couvrir un peu plus, ma chérie.
La jeune femme se jeta au cou de son père pour l’embrasser, avec un enthousiasme qui dut choquer
les invités autour d’eux.
— C’est affreux, n’est-ce pas ? J’avais pourtant donné des instructions précises à la couturière, mais
le résultat ressemble à un drap de lit.
Son costume se réduisait à un lé de soie, accroché à l’une de ses épaules et retombant jusqu’au sol,
avec de vagues broderies – des feuilles de laurier, avait assuré la couturière – sur ses bords. Pour
compléter sa tenue de déesse grecque, Tessa portait une ceinture dorée à la taille et une couronne de
feuilles de laurier dorées dans les cheveux. Son visage était caché par un masque de plumes blanches –
une entorse à la vérité historique : Tessa était à peu près certaine que personne, dans la Grèce antique,
n’avait jamais arboré de plumes.
— Une moitié de drap, corrigea Gregory, qui détournait pudiquement le regard pour ne pas avoir sous
les yeux l’anatomie à peine voilée de sa fille.
— Je vais feindre d’avoir été contaminée par l’insouciance des Mandeville. De cette manière, je
devrais pouvoir survivre socialement à cette soirée, malgré mon horrible costume.
— Crois-tu que tu pourras donner le change à ta mère ?
Tessa s’obligea à sourire courageusement. En réalité, elle redoutait ce face-à-face, et elle espérait
bien avoir quitté le bal avant que sa mère ne réapparaisse.
— Comment est-elle ?
— Irritée. Elle attend désespérément que tu lui rendes visite.
— J’ai prévu d’aller la voir demain.
— Je compte sur toi pour ne pas différer. Tu connais ta mère.
Tessa hocha la tête.
Son père portait une tunique d’un rouge éclatant et une sorte de jupette qui lui arrivait à mi-cuisses.
Un entrelacs de lanières de cuir recouvrait en partie sa tunique.
— Je pense que vous êtes mal placé pour critiquer mon costume, ajouta-t-elle. Le vôtre est atroce.
Qu’êtes-vous supposé incarner ?
— Un centurion romain.
— Vous n’avez pas froid aux genoux ?
— Un peu. Mais c’était le moins affreux des déguisements qu’on m’a présentés.
Tessa secoua la tête. Le père et la fille échangèrent un regard consterné.
— Avez-vous vu Jered ?
Gregory hocha la tête et pointa du doigt l’extrémité opposée de la pièce.
— Je crois qu’il se cache quelque part par là. J’imagine qu’il essaie d’éviter ta mère.
Tessa sourit, amusée. Apparemment, mari et femme poursuivaient le même objectif.
La jeune femme embrassa son père sur la joue.
— Tu vas te cacher, toi aussi ? demanda Gregory.
— Oui, confessa Tessa.
— Chercherais-tu quelqu’un ?
Tessa se retourna. Il était là, adossé à un pilier, tout de noir vêtu, le visage à moitié dissimulé par un
masque qui révélait tout de ses yeux. Il détailla Tessa, de la couronne de lauriers qui lui ceignait la tête
jusqu’aux sandales qui chaussaient ses pieds, avec un sourire ironique.
— Qui es-tu censée être ? Diane chasseresse ? Artémis ?
— Clytemnestre, la fille de Léda et de Tyndare, l’épouse d’Agamemnon.
Il sourit encore.
— Voilà une inspiration bien sanguinaire. Si j’ai bonne mémoire, Clytemnestre a tué son mari avec
l’aide de son amant.
— Oui, mais parce qu’il avait sacrifié leur fille, Iphigénie, pour pouvoir aller guerroyer à Troie.
— Comment m’as-tu trouvé ?
— Ce n’était pas bien difficile. Les réceptions se font rares. La plupart des aristocrates sont déjà
partis à la campagne.
— Et tu as décidé de te donner en spectacle à ceux qui restent ?
— J’essaie sincèrement d’être ton amie, Jered, mais tu ne me facilites pas la tâche.
Il parut surpris, avant de sourire encore.
— Je n’ai pas besoin d’amis, Tessa.
— Au contraire, Jered. À en juger par les gens avec qui tu t’acoquines, je crois au contraire que tu as
désespérément besoin de vrais amis.
— Et tu t’es portée volontaire pour me ramener dans le droit chemin. Quel dévouement !
— Je suis prête à beaucoup de choses, Jered. Y compris à devenir ta maîtresse. Le rôle ne me semble
pas si compliqué que cela. Après tout, ce n’est qu’une affaire d’expérience. Et de bonne volonté.
— Ce n’est pas aussi simple que vous le croyez, duchesse, intervint Adrian. Vous devriez commencer
par négocier. Réclamer une maison et un attelage. Tenter de savoir combien il est prêt à dépenser pour
vous. Ne bradez pas ce que vous pouvez vendre au prix fort.
Tessa ne l’avait pas vu arriver. Sa crinière blonde brillait pourtant à la lumière des centaines de
chandelles. Son regard bleu glacier pétillait, mais son amusement ne devait rien au plaisir d’un bon mot.
Adrian riait toujours aux dépens des autres.
Il se tourna vers Jered.
— Es-tu certain de ne pas vouloir essayer la cravache, Jered ? J’ai le sentiment que ta petite
duchesse aurait bien besoin d’être matée.
— Je ne vous apprécie définitivement pas, lui lança Tessa. Je sais que c’est grossier de ma part, mais
j’éprouve la nécessité d’être honnête.
Au même instant, l’orchestre se tut, pour laisser le violoniste exécuter un solo.
— Vous parlez sans doute d’expérience, monsieur, reprit Tessa à l’adresse d’Adrian, mais sachez que
mon mari excelle si bien au lit que ce sont les femmes qui devraient le payer !
Sans doute avait-elle parlé trop fort, maintenant qu’il n’y avait plus que la musique du violon pour
résonner dans la pièce, car les autres conversations cessèrent subitement. Quelques têtes se tournèrent
furtivement dans leur direction. Les verres ne s’entrechoquaient plus. Les chandelles ne crachotaient plus.
Même la petite brise qui soufflait par les portes-fenêtres grandes ouvertes s’était figée.
Du moins Tessa éprouva-t-elle tout à coup un sentiment d’absolue immobilité. Son cœur se mit à
battre à tout rompre dans sa poitrine, et elle sentit ses joues devenir brûlantes.
Si dépravé qu’il fût, Jered n’avait encore jamais provoqué une telle stupéfaction. Il fallait dire, aussi,
qu’il se montrait rarement aussi direct que son épouse. Et la plupart de ses exploits s’étaient déroulés en
dehors de la bonne société.
Il s’écarta du pilier contre lequel il était adossé et s’efforça de prendre un air irrité. Tessa ne
réfléchissait-elle donc jamais avant de parler ? Et comment osait-elle proposer d’être sa maîtresse ?
Adrian le regardait avec un tel sourire qu’il se sentit rougir à son tour.
— J’ai peur que ta petite duchesse ne se fasse des illusions, Jered, dit son ami. Dois-je lui donner la
liste de toutes les maîtresses que tu as eues ?
Puis il ajouta dans un murmure :
— Et mentionner celles que tu as partagées ?
— Sept, dit Tessa, et aussitôt Jered posa son regard sur elle.
Elle souriait tranquillement, comme si cela lui était égal que tous les autres invités l’observent et
rapportent ses propos à ceux qui n’avaient pas pu les entendre.
— Je trouve moi-même que c’est un bien gros chiffre, reprit-elle. J’espère qu’il ne s’explique pas
parce que tu te fatiguais d’elles, Jered ? J’ai toujours pensé que quelqu’un qui s’ennuyait trop vite
manquait de caractère.
Quelqu’un éclata de rire, mais il fut prestement réduit au silence.
Jered comprit qu’il devait faire sortir son épouse d’ici au plus vite.
Il prit Tessa par le bras et l’entraîna, un peu rudement, vers la porte d’entrée. Ce faisant, il eut
l’impression qu’une douzaine de maris, au moins, soupiraient de soulagement.
— Jered.
Il n’avait aucune envie de lui répondre pour l’instant, sinon pour lui ordonner de se taire. Mais, de
toute façon, elle ne l’aurait pas écouté.
— Où allons-nous ?
— N’importe où. Mais loin d’ici.
— Te rends-tu compte, Jered, que tu me sors toujours d’un endroit, mais que tu m’accompagnes
rarement quelque part ?
Il fronça les sourcils, mais cela ne suffit pas à la faire taire.
— Pourrais-tu m’expliquer pourquoi ? insista-t-elle.
Jered s’immobilisa sur le perron. Il était assailli par un déluge d’émotions qui ne pouvaient pas se
résumer à la colère. Mais celle-ci était assez forte, cependant, pour qu’il secoue la jeune femme par les
épaules.
— Peut-être parce que tu t’ingénies à aller là où tu ne devrais pas te rendre, Tessa. Je pense que je
n’ai pas besoin de te rappeler ces endroits ? Aucune épouse convenable ne s’y aventurerait.
Elle rougit. Son expression, tout à coup, était presque trop virginale pour correspondre à la jeune
femme qui avait gémi de plaisir dans ses bras.
— C’est très injuste de ta part de critiquer mon comportement en tant qu’épouse, alors que tu ne t’es
pas vraiment conduit en mari irréprochable, Jered.
— Si j’avais été à ta place, je me serais montré beaucoup plus circonspect.
— Eh bien, échangeons nos places ! proposa-t-elle, retrouvant le sourire. Je ferais sans doute un
meilleur mari que toi.
Et, prenant un air autoritaire, elle lança :
— Femme, aide-moi à ôter mes bottes !
Jered faillit bien éclater de rire. Il se retint à temps.
— Tes parents auraient dû te coudre les lèvres à ta naissance.
Elle lui retourna un regard de pure séductrice – un peu trop appuyé, si l’on considérait que plusieurs
invités les observaient depuis le vestibule.
Jered poussa son épouse à l’intérieur de la voiture, monta à sa suite et cria ses instructions au cocher,
avant de réaliser que tous les invités massés près de la porte d’entrée avaient pu entendre l’adresse qu’il
avait donnée. Son impulsivité venait de ternir leur réputation à tous les deux. À moins qu’il ne se
reprenne et n’ordonne au cocher de faire demi-tour pour déposer sa femme là où était sa place. C’est-à-
dire à la maison, pour y lire un roman ou se livrer à des travaux d’aiguille, comme broder des armoiries
sur un coussin ou les initiales de son mari sur l’une de ses chemises. Des occupations d’épouse.
— As-tu la nausée ?
Il n’aurait pas été surpris qu’elle lui réponde positivement, même si elle lui avait assuré n’éprouver
aucun malaise dans des voitures fermées.
— Je vais très bien, merci.
Quelle politesse. Quelle retenue. Tout à coup, elle se comportait en épouse modèle. Ce qui irritait
encore plus Jered.
Ce fut sans doute pour cela qu’il n’ordonna pas au cocher de changer de direction.
Jered était conscient de se livrer à un caprice, mais c’était plus fort que lui – même s’il savait
également que ce n’était pas convenable. Un mari de la bonne société n’emmenait pas son épouse là où ils
allaient. Cela ne s’était probablement jamais fait.
Jered s’adossa à la banquette et observa sa femme à la lumière de la petite lanterne qui éclairait
l’habitacle. Il se demandait si la visite qu’ils s’apprêtaient à faire la déciderait, finalement, à retourner
vivre à la campagne. Il était grand temps qu’elle comprenne qu’il était le duc de Kittridge et qu’il ne
l’avait épousée que par apathie – et peut-être un peu par sympathie. Quoi qu’il en soit, ce n’était en aucun
cas un mariage d’amour. Jered ne lui avait pas offert son cœur en lui remettant les clés de Kittridge. Et
l’alliance qu’elle portait au doigt ne la rendait en rien supérieure aux autres femmes de sa connaissance.
Tessa était là pour lui donner des héritiers, pas pour critiquer ses amis ni la façon dont il occupait ses
journées.
Quand elle aurait enfin compris où était sa place, ils pourraient convenir d’un modus vivendi.
13
L’immeuble devant lequel leur voiture s’était arrêtée n’avait rien de particulièrement attirant. C’était
une construction en briques à deux étages, à la porte peinte en noir. L’imposte qui diffusait dans la rue une
lumière jaune filtrait, le jour, les rayons du soleil, quand la plupart des occupants de la maison dormaient.
La nuit, il y avait très souvent de la musique : un quatuor jouait sur la galerie surplombant le premier
étage. Malgré l’anonymat de la façade, l’endroit avait quelque chose de raffiné. Il était, disait-on, la
propriété d’un groupe d’aristocrates fortunés, en quête de chair fraîche ou simplement d’un peu
d’amusement aux tables de jeu.
Jered ne figurait pas au nombre des propriétaires, mais il aurait pu tous les nommer. Il avait joué aux
cartes avec la plupart d’entre eux et même perdu une petite fortune au profit de l’un d’eux. Une
plaisanterie courait d’ailleurs à ce sujet : Jered était considéré comme chez lui au premier étage, car
l’argent qu’il avait perdu au rez-de-chaussée avait permis de meubler douze chambres.
La bâtisse possédait un nom qui en disait plus long que sa terne façade. Les premiers temps, elle
n’avait été connue que par son adresse, le 3606, Tattersall Lane. Mais sa réputation lui avait valu
finalement une autre appellation : Le Palais des Plaisirs.
Le Palais possédait vingt-huit chambres. Chacune était dédiée à un vice particulier, mais toutes
avaient pour objectif de contenter leurs utilisateurs. Deux conditions suffisaient pour être admis parmi les
membres du club : posséder un titre de noblesse et verser une cotisation astronomique. Les invités étaient
généralement découragés. Aussi le duc de Kittridge dut-il faire jouer ses relations et graisser plusieurs
pattes pour que son épouse puisse entrer avec lui.
Au Palais des Plaisirs, le maître mot était la discrétion. C’est pourquoi les membres étaient
encouragés à prendre rendez-vous. Cependant, le personnel était toujours disposé à se plier à toute
requête inopinée, comme celle que formula le duc de Kittridge. Personne ne haussa les sourcils ni n’émit
le moindre commentaire. Les employés étaient généreusement payés, en échange de quoi on exigeait d’eux
silence et loyauté.
Un valet les conduisit dans un petit cabinet à l’étage et s’éclipsa aussitôt en fermant la porte derrière
lui. Jered tâtonna alors sur le quatrième panneau de lambris, ainsi qu’on le lui avait expliqué. Il n’avait
encore jamais pratiqué ce qu’il s’apprêtait à faire, et la nouveauté l’excitait. Sans parler de la réaction de
Tessa. Sa femme n’avait pas prononcé un mot depuis leur arrivée, mais elle regardait tout ce qui s’offrait
à sa vue avec des yeux écarquillés.
Elle resta muette, même quand Jered trouva le mécanisme qui déclenchait l’ouverture du panneau
secret. Avant de tirer sur celui-ci, il revint vers la jeune femme et chercha, dans sa chevelure, les épingles
qui retenaient son ridicule masque orné de plumes.
— Que fais-tu ?
Bizarrement, elle avait chuchoté sa question, comme si elle avait deviné que leur présence devait
rester insoupçonnée des autres occupants des lieux. De toute façon, le personnel avait assuré à Jered que
le corridor était parfaitement insonorisé. « Votre compagne pourra crier, personne ne l’entendra », lui
avait-on même précisé. Criera-t-elle ? Jered, hésitant, immobilisa quelques instants ses doigts dans la
chevelure de Tessa, avant de reprendre ses recherches.
— Je te débarrasse de ton masque, Tessa. Il va te gêner.
Il trouva la dernière épingle, la retira, puis ôta le masque, qu’il jeta sur une table. Il atterrit sur un
vase de Chine blanc et bleu et resta ainsi perché en l’air, pendant à moitié dans le vide, ses plumes toutes
tremblotantes.
Elle ne pose pas de questions. C’est donc qu’elle a compris ?
Bah. Il ne tarderait pas à être fixé.
Jered retourna vers le panneau de boiserie, qu’il ouvrit en grand, révélant le corridor dérobé, avant
de tendre la main à Tessa :
— Pardonne ma grossièreté, mais il est préférable que je passe en premier. Il fait noir, et tu pourrais
te perdre.
La jeune femme contempla longuement sa main, sans réagir. Son attitude évoquait à Jered celle d’un
faon qui se sait pris au piège mais est trop paralysé par la peur pour s’enfuir.
Finalement, elle prit sa main. Toujours sans un mot.
Jered referma ses doigts sur ceux de Tessa et l’entraîna dans le corridor.
La porte se referma derrière eux.
— N’aie pas peur, dit-il.
Avait-il deviné sa nervosité ? Entendait-il son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine ?
L’attrait de l’interdit. Et cet endroit symbolisait plus que tout autre l’interdit.
Tessa était jeune mariée et encore très innocente, mais elle avait vécu deux saisons londoniennes, et
elle n’était pas stupide. Les rumeurs sur les endroits tels que celui-ci se colportaient avec des mines
horrifiées et juste assez de vertueuse désapprobation pour laisser comprendre que la personne qui en
parlait n’était pas du tout aussi fascinée qu’on aurait pu le penser. Mais Tessa était fascinée et terrifiée.
Et, plus encore, impatiente de découvrir ce qui l’attendait.
Le corridor était sombre comme une nuit sans lune. Et même plus sombre encore, car il y avait
toujours quelque part une lanterne qui donnait une épaisseur à la nuit et un contour aux objets. Ici,
l’obscurité était si totale que la jeune femme hésitait à avancer, malgré la main de Jered qui tenait la
sienne.
— N’aie pas peur, répéta-t-il.
Mais son ton semblait, au contraire, encourager Tessa à l’appréhension. Comme s’il voulait la
convaincre qu’elle n’était ni assez aventureuse ni assez audacieuse pour lui servir de partenaire. Quelle
aurait été sa réaction si elle lui avait avoué que, certes, elle avait peur, mais qu’elle éprouvait surtout une
grande excitation à l’idée de vivre cette nouvelle expérience ?
Jered tira légèrement sur sa main et, cette fois, Tessa s’engagea dans le corridor. Ses pieds
rencontrèrent un tapis si épais qu’il semblait vouloir les avaler. Au bout de quelques pas, Jered s’arrêta.
Tessa entendit quelque chose coulisser et, soudain, une lumière perça l’obscurité. Une ouverture, sur leur
gauche, leur permettait d’espionner l’intérieur d’une chambre éclairée à la bougie.
Jered jeta un bref coup d’œil par l’ouverture, avant de refermer le panneau coulissant. Pas assez vite,
cependant. Tessa avait eu le temps de surprendre sa grimace de dégoût. La curiosité de la jeune femme
était telle qu’elle tendit la main, décidée à rouvrir le panneau pour savoir ce que Jered trouvait si
répugnant.
— Non, Tessa, dit-il, devinant son intention malgré l’obscurité.
Et là, son ton était sans appel.
Tessa laissa retomber sa main et suivit Jered, qui avait repris son chemin en silence.
Son mari s’arrêta de nouveau, mais au bout d’un si long moment que Tessa eut l’impression d’avoir
traversé presque toute la maison. Puis il fit coulisser un autre panneau. Le rai de lumière qui filtra éclaira
son visage et le petit sourire qui flottait sur ses lèvres.
— Regarde, Tessa, dit-il, l’enlaçant pour la rapprocher de lui.
Et il ajouta à son oreille :
— Tu vas découvrir ce que la plupart des épouses ignorent toute leur vie.
La jeune femme s’attendait plus ou moins à cela et s’y était préparée, sachant qu’elle serait soit
gênée, soit horrifiée, par ce qu’elle verrait. Mais elle avait décidé qu’elle n’en révélerait rien à Jered.
Elle le laisserait lui montrer tout ce qu’il désirait, sans pleurer ni réclamer en criant qu’il la ramène à la
maison. Elle resterait stoïque jusqu’au bout.
Sa belle détermination ne résista pas longtemps à l’épreuve du feu.
La chambre, éclairée par plusieurs bougies, lui rappelait celle de sa nuit de noces. Le mobilier lui-
même était semblable, notamment le lit à baldaquin drapé de velours. Un tapis d’Orient recouvrait en
partie le plancher. Les restes d’un repas s’apercevaient sur une table couverte d’argenterie, de fine
vaisselle et de verres en cristal. Le grand feu qui brûlait dans l’âtre aurait suffi, à lui seul, à illuminer la
pièce, mais c’était la lumière dansante des bougies qui baignait le couple présent dans la pièce. Ils se
faisaient face, tous deux nus et parfaitement figés, comme s’il leur était interdit de se toucher. Ils n’étaient
pourtant séparés que de quelques centimètres, mais leur raideur évoquait celle des statues.
Jered remonta ses mains le long du torse de Tessa. La jeune femme, surprise, tressaillit. L’immobilité
de la scène semblait s’être communiquée à elle.
Cette fois, elle était vraiment tentée de lui demander de la ramener à la maison. Observer ainsi un
couple dans sa nudité avait quelque chose de parfaitement choquant. Cependant, le spectacle n’avait rien
d’obscène. Au contraire : il s’en dégageait une étonnante impression de pureté et de beauté.
Tessa ne put se retenir de jeter un nouveau coup d’œil par l’ouverture. La femme, avec un sourire,
rejeta ses cheveux en arrière. Son mouvement découvrit ses seins, mais elle n’eut aucun geste pour les
cacher au regard de son compagnon. Elle semblait n’éprouver aucune honte à se montrer ainsi nue devant
lui. Elle était visiblement plus âgée que lui : probablement était-il encore étudiant, à en juger par la
jeunesse de ses traits. Mais il ne paraissait pas se soucier de cette différence d’âge. Il tendait maintenant
les mains vers elle, comme un affamé face à un festin.
Jered caressa les seins de Tessa avec ses pouces. La jeune femme se mordit les lèvres pour ne pas
gémir de plaisir.
— Elle va l’initier, Tessa, dit-il, sans autre précision.
Et ce fut exactement ce qui se passa. Le jeune homme, dans la chambre, approcha timidement une
main de l’un des seins de la femme. La femme la saisit et s’en servit pour se caresser jusqu’à ce que son
mamelon durcisse.
Les pouces de Jered caressaient pareillement les seins de Tessa à travers le tissu de son costume.
À un moment, il plaqua la jeune femme contre le mur, pour qu’elle se retrouve prisonnière de son corps.
Elle se raidit légèrement, avant de s’abandonner à sa force. Cependant, il n’en profita pas pour pousser
son avantage. Mais elle devinait, à sa respiration saccadée, qu’il était aussi excité qu’elle par la scène
qui se jouait de l’autre côté du mur.
Elle aurait pu fermer les yeux, ignorer les caresses de Jered. Une telle attitude lui aurait sans doute
permis d’affronter plus facilement l’après – quand ils sortiraient de ce corridor. Mais elle garda les yeux
grands ouverts. Sa curiosité l’emportait sur la gêne. Elle se sentait gagnée, elle aussi, par l’attrait de
l’interdit.
Le jeune homme laissa échapper un grognement de plaisir qui parvint jusqu’à leurs oreilles. Tessa
regarda par l’ouverture. La femme caressait le torse de son compagnon. Elle s’interrompait de temps en
temps, pour observer l’effet de ses caresses sur le jeune homme.
C’était Ève qui menait la danse.
Jered caressa les cheveux de Tessa.
— Laisse-moi t’initier, Tessa, lui murmura-t-il.
Et il glissa la main sous la soie de son costume. Ses doigts étaient chauds. Tessa baissa les yeux. Elle
voulait feindre l’indifférence, mais c’était impossible. Et elle ressentit une sorte de soulagement quand la
paume de Jered toucha enfin l’un de ses seins. Le soupir qu’elle laissa alors échapper sonnait comme une
libération.
Elle ferma les yeux. Elle voulait oublier, au moins pour quelques instants, que Jered n’était pas
exactement l’homme de ses rêves, qu’elle était trop innocente pour le suivre dans ses perversions. Elle
détourna la tête, pour la nicher contre le torse de son mari.
Mais Jered ne se satisfaisait déjà plus de ces caresses. Il l’obligea doucement à redresser la tête,
jusqu’à ce qu’elle se retrouve de nouveau face à l’ouverture.
Tessa rouvrit les yeux, par curiosité. Elle fut si choquée par ce qu’elle vit alors qu’elle ne put les
refermer.
La femme s’était agenouillée devant le jeune homme et lui souriait. D’une main, elle caressait son
membre pleinement érigé, tandis que de l’autre elle palpait ses fesses, dont elle semblait apprécier le
galbe. Ce n’était pas la nudité du jeune homme qui choquait le plus Tessa – elle s’efforçait de ne pas trop
le regarder en dessous de la ceinture –, mais l’attitude de la femme. Et elle n’avait encore rien vu ! Tout à
coup, la femme écarta les lèvres et sortit sa langue, pour lécher l’extrémité du membre de son compagnon.
Le jeune homme serra les poings et renversa la tête en arrière. Il grimaçait – de plaisir.
— Tu ressembles plus que jamais à une chouette, ironisa Jered, à l’oreille de Tessa.
Tessa avait conscience d’écarquiller les yeux. Mais elle était trop choquée pour articuler une
réponse.
— Aurais-tu perdu ta voix ?
Elle hocha la tête.
Jered n’ajouta rien d’autre. Il se tenait à présent derrière Tessa, la tenant par la taille et l’enveloppant
de sa chaleur.
Le jeune homme, dans la chambre, gémissait de plaisir.
Tessa cligna les yeux.
— Elle va le prendre complètement dans sa bouche, murmura Jered.
Son nez chatouillait l’oreille de Tessa. La jeune femme renversa la tête en arrière dans un geste
d’abandon.
La scène qui se déroulait de l’autre côté du mur lui paraissait maintenant d’une étrange beauté.
Certes, ce n’était pas de l’amour – l’endroit ne s’y prêtait pas, de toute façon, car il n’était dévolu qu’aux
plaisirs de la chair. Mais il n’y avait aucune contrainte, ni d’une part ni de l’autre. Les deux partenaires
s’adonnaient librement au jeu de la sensualité.
Le plaisir pour le plaisir…
— Tessa, murmura encore Jered, et sa voix tenait à présent du commandement.
À l’inverse de ce qui se passait dans la chambre, c’était lui qui dirigeait les opérations.
Tessa tourna la tête. Jered lui souleva le menton et plongea son regard dans le sien, avant de
s’emparer de ses lèvres.
La femme se montrait très experte avec sa bouche. Si experte que plus Jered la regardait faire, plus il
sentait son membre durcir dans son pantalon. Enfin, non, ce n’était pas tout à fait vrai. Ce qui l’excitait, en
réalité, c’était d’imaginer Tessa imitant la femme et le prenant dans sa bouche.
Jered l’avait amenée dans cette maison de passe pour la choquer. Il avait pensé qu’elle voudrait
s’enfuir en criant, mais sa réaction courageuse l’avait surpris. Au point qu’il brûlait à présent de désir
pour elle et qu’il avait envie de la posséder ici même. Aucune de ses maîtresses n’avait jamais eu autant
d’effet sur lui. Elles l’avaient excité, bien sûr, mais pas avec une telle force.
Jered relâcha les lèvres de son épouse et la serra contre lui, le dos de Tessa se collant à son torse. La
jeune femme soupira de contentement. Jered ferma les yeux et la berça dans ses bras, d’un mouvement
intemporel, aussi vieux que l’humanité, sans plus se préoccuper de ce qui se jouait dans la chambre.
Il devinait, toutefois, que Tessa continuait à garder un œil sur la scène. Le voyeurisme était toujours
très tentant, surtout pour quelqu’un d’aussi innocent que sa femme – même si elle ne réagissait pas du tout
comme quelqu’un d’innocent.
Jered retroussa sa jupe d’une main, pour accéder à sa féminité. La respiration de la jeune femme se fit
saccadée, épousant inconsciemment le rythme de celle du jeune homme, dans la chambre.
Jered introduisit un doigt en elle, et Tessa se cambra. Il l’aida à se balancer sur son doigt, d’avant en
arrière, en un simulacre de coït. Dans la chambre, les gémissements du jeune homme résonnaient à
présent comme une longue mélopée de plaisir. Tessa fut prise de frissons. Un spasme parcourut son corps.
Jered la serra plus fort contre son torse, et il lui murmura des paroles érotiques à l’oreille, pour
l’encourager à jouir.
14
La porte s’ouvrit sans bruit. Les domestiques étaient là pour veiller à ce genre de détail. Ils ne se
contentaient pas de laver le linge, de cirer les souliers et de préparer à manger, ils huilaient aussi les
gonds des portes et des tiroirs pour le confort de leurs maîtres. Grâce à eux, la routine quotidienne
pouvait devenir un art. Et il n’y avait aucun effort à faire pour cela : il suffisait de payer des gages.
Mais peut-être Jered fit-il quand même du bruit. Ou alors, Tessa l’attendait.
Ton imagination t’égare, Jered.
Son épouse était debout, dans la chambre, cramponnée à l’un des piliers du lit, vêtue d’une simple
chemise de nuit. Jered éprouva, à ce spectacle, une étrange impression de déjà-vu. Il avait le sentiment de
revivre sa nuit de noces. Sauf que le regard que lui lançait Tessa n’avait plus rien d’innocent.
Il tenait plutôt de la complicité.
— Quand j’ai accepté de t’épouser, je ne m’attendais pas à tomber sur quelqu’un comme toi, dit-il,
convaincu que la sincérité était le seul antidote possible à pareil regard. Je n’imaginais pas que tu me
poserais autant de questions, et encore moins que tu me choquerais par ta franchise déconcertante. J’étais
convaincu que tu serais heureuse de vivre à Kittridge, à jardiner ou à lire de la poésie, attendant mes
visites avec une certaine…
— … appréhension ? coupa-t-elle. Ou avec excitation ? Étais-je censée me réjouir que tu m’aies
abandonnée au lendemain de nos noces ? Et prier le Ciel pour que tu réapparaisses le moins souvent
possible ? Mon seul rôle étant de tomber enceinte, pour élever ensuite notre enfant à la campagne.
— C’était le plan de départ, lui rappela Jered.
— Dois-je faire semblant d’avoir peur de toi, dans ce cas ?
— Il est un peu tard pour jouer cette comédie. Surtout après ce qui s’est passé ce soir. Je t’ai à peine
touchée, et tu as joui dans mes bras.
— Comment expliques-tu cela ?
Sa question surprit Jered. Avait-elle encore besoin d’être rassurée ?
— Oh, c’est très simple, Tessa. Cela se produit chaque fois qu’il existe du désir entre deux
personnes.
— Dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi tu as l’air fâché.
— Je suis fâché parce que je n’ai plus de maîtresse pour assouvir mes pulsions. J’ai peur qu’il faille
plus d’un colifichet pour convaincre Pauline que tu ne débarqueras plus chez elle à l’improviste. Et il se
trouve que je n’ai ni l’énergie ni la patience de séduire une autre femme.
— Est-ce là un aveu que tu es censé faire à ton épouse ?
— Dans l’absolu, bien sûr que non. Mais l’expérience m’a déjà amplement prouvé que tu n’étais pas
précisément une épouse comme les autres.
Il approcha d’un pas, avant d’ajouter :
— En fait, puisque tu as manifesté le désir de devenir ma maîtresse, je crois qu’il serait bon, en effet,
que tu remplisses ce rôle.
Elle ne répondit rien et resta silencieuse jusqu’à ce que Jered lui caresse le bras.
— Aurais-tu emmené ta maîtresse là-bas ?
— Non.
Pauline aurait été ravie de l’aubaine – elle aimait ce genre de petits amusements pervers –, mais il se
garda bien de le préciser.
— Alors, pourquoi m’y as-tu emmenée, moi ?
— Je voulais te donner matière à réflexion. Et je pense avoir réussi, puisque tu m’en parles encore.
— Justement, je préférerais que nous n’abordions plus ce sujet.
Jered attira la jeune femme dans ses bras. La pénombre l’empêchait de bien voir ses traits, mais il se
retint d’allumer une bougie. Non pour ménager la sensibilité de son épouse, mais plutôt parce que
l’obscurité convenait mieux à ses intentions.
Il fit ce dont il avait envie depuis des heures maintenant : il embrassa Tessa, la réduisant au silence
de la façon la plus agréable possible. Mais embrasser Tessa n’était jamais anodin. C’était chaque fois
une expérience de tous les sens. Le contact de la langue un peu râpeuse de Jered avec les lèvres si douces
de la jeune femme ; sa bouche si chaude et si accueillante ; sa langue, d’abord timide, puis manifestant de
plus en plus d’audace…
Jered la conduisit jusqu’au lit, où il l’aida à s’allonger sur les couvertures. Puis il grimpa à côté
d’elle, lui écarta les jambes et retroussa sa chemise de nuit. Une seule chose lui importait, pour l’heure :
assouvir son désir. Et rien d’autre.
Il la pénétra presque brutalement, mais elle était déjà prête à le recevoir. Jered en grogna de
satisfaction. Mais il était un amant trop expérimenté pour s’imaginer avoir pu l’exciter en si peu de temps.
— Tu attendais cela depuis tout à l’heure, n’est-ce pas ? lui dit-il, avant de donner un nouveau coup
de reins. Tu m’attendais, hein, Tessa ?
— Peut-être, murmura-t-elle, et cette moitié d’aveu accrut encore l’excitation de Jered.
Il se sentait comme un animal possédé par le désir instinctif de s’accoupler, et prêt à se battre et à
mordre quiconque l’empêcherait d’assouvir cette pulsion vitale. Il agrippa Tessa par les hanches, pour
s’enfoncer au plus profond d’elle et la pilonner sauvagement. Toute sophistication l’avait abandonné. Il
laissait parler le fauve qui était en lui.
Il accompagna sa jouissance d’une bordée de mots salaces, qui, bizarrement, résonnèrent comme une
mélopée amoureuse.
15
— Je retire ma promesse, Tessa, annonça Helena Astley à sa fille. Je suis plus que jamais déterminée
à me mêler de ton mariage.
Elle remplit une tasse de thé et la tendit à Tessa d’un air sévère. La jeune femme se rappelait avoir
joué à prendre le thé avec ses poupées dans une atmosphère plus chaleureuse que celle-ci.
— Ton père affirme que tu étais à moitié nue, reprit Helena. Et trois personnes, au moins, m’ont
assuré que tu te disputais avec Jered devant tout le monde.
— À quoi ressemblait votre costume, mère ?
Helena détourna le regard.
— Ce n’est pas le sujet, Teresa.
Helena était manifestement embarrassée – et dans ces cas-là, elle appelait toujours sa fille Teresa,
comme pour invoquer un sortilège capable de faire resurgir toutes les peurs de l’enfance. Helena était une
mère attentionnée, mais aussi très stricte. Tessa s’était souvent demandé si elle n’avait pas des yeux dans
le dos. Quoi qu’il en soit, aucun de ses sept enfants n’avait jamais pu lui cacher quoi que ce soit.
— Vous étiez encore en Valkyrie, n’est-ce pas, mère ? insista Tessa. Avec votre plastron et des cônes
sur les seins ?
— Je t’ai dit que ce n’était pas le sujet.
— Je parierais que vous portiez aussi votre lance ?
— Un bâton. On m’avait découragée de reprendre une lance.
— Cela peut se comprendre. Je crois me souvenir que, l’an dernier, vous avez failli éborgner la
comtesse de Vestmere.
— Nous sommes définitivement hors sujet, Teresa.
Tessa goûta son thé et ajouta un morceau de sucre.
— Je ne tiens pas à m’étendre sur le sujet en question, mère. Je ne suis plus une enfant.
Sa mère haussa délicatement un sourcil – elle était très douée pour les expressions du visage. Tessa
pouvait presque entendre ses pensées : « Alors, ne te conduis pas comme une enfant. »
— Personnellement, je ne me suis jamais querellée avec ton père en public.
Tessa sourit dans sa tasse. Plus d’une fois, les murs de Dorset House avaient tremblé du vacarme des
disputes de ses parents. Elle était convaincue qu’ils s’aimaient profondément, mais son père comme sa
mère possédaient un caractère bien trempé et des idées très arrêtées. Et même s’ils ne s’étaient jamais
chamaillés « en public », les occasions n’avaient pas manqué où tout le monde autour d’eux avait pu voir
à quel point ils étaient fâchés l’un contre l’autre.
— Je ne me disputais pas avec Jered, répondit Tessa. Je déplorais seulement la façon dont il choisit
ses amis.
— Malheureusement, ce n’est pas la rumeur qui circule.
— Je ne peux hélas pas contrôler ce que les gens racontent, mère.
— En revanche, tu peux contrôler tes actions. Kittridge te traite-t-il mal ?
Tessa se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Si Jered la traitait mieux, elle mourrait de
jouissance avant la fin de la semaine.
Helena haussa de nouveau un sourcil. Tessa reposa sa tasse sur le plateau et se leva pour faire le tour
de la pièce. La demeure londonienne des Astley était accueillante et même, en cet instant, tranquille. Les
trois plus jeunes frères de Tessa prenaient en effet leurs leçons avec leur précepteur, et les trois aînés
étaient au collège. Ce petit salon, le boudoir de sa mère, était la pièce préférée de Tessa. Les fauteuils et
le sofa, bien rembourrés, étaient très confortables. La table en acajou, soigneusement lustrée, brillait
comme un miroir. La pièce sentait toujours le parfum de sa mère – une fragrance orientale, un peu épicée,
unique, comme l’était Helena.
Le ciel, dehors, était gris, mais le feu dans la cheminée réchauffait l’atmosphère. Une pendule
cliquetait sur la cheminée, et Tessa pouvait entendre s’égrener chaque seconde.
Sa mère ne dirait rien. C’était son stratagème habituel. Elle attendait en silence que ses enfants
récalcitrants lui confessent leurs péchés, implorent son pardon et lui promettent de ne jamais
recommencer. À ce petit jeu, les plus jeunes des garçons craquaient en cinq minutes. Tessa se demanda
combien de temps elle tiendrait.
— Es-tu heureuse, Tessa ? demanda soudain Helena.
Sa mère avait donc opté pour un armistice : outre qu’elle avait parlé la première, elle avait renoncé à
donner du « Teresa » à sa fille.
— Je ne suis pas malheureuse, mère, répondit Tessa.
C’était la vérité. Mais était-ce toute la vérité ?
— Il y a des degrés, dans le malheur, ma chérie. Ne pas être malheureuse n’est pas la même chose
qu’être heureuse.
— J’aime mon mari.
Cela aussi, c’était vrai. Et même, d’une vérité aveuglante, qui masquait tout le reste.
— Mais suppose que Kittridge ne t’aime pas, Tessa. Y as-tu pensé ?
Tessa laissa courir ses doigts sur le manteau de la cheminée. Comment expliquer à sa mère qu’elle
s’était faite à l’idée que Jered ne l’aimerait jamais ? Elle l’amusait – de cela, elle était certaine. Elle
avait même réussi à retenir son intérêt. Mais il finirait tôt ou tard par se détourner d’elle. Dans une
semaine ? Dans un mois ?
La jeune femme se retourna vers Helena.
— Oui, j’y ai pensé, dit-elle. Mais c’est sans importance. Cela ne m’empêchera pas de continuer à
l’aimer.
— Si j’ai un conseil à te donner, Tessa, c’est de protéger ton cœur. Je ne crois pas aux vertus d’un
amour qui n’est pas réciproque.
Sa mère se releva et contourna la table, pour faire face à Tessa.
— Je ne veux pas te voir souffrir, ajouta-t-elle.
Son expression était la même que le jour où Robert était rentré à la maison avec un bras cassé. Il
s’était battu contre un garçon de quatre ans son aîné, et il n’avait pas eu le dessus. Helena avait mis son
fils au lit, l’avait soigné, puis elle avait fait en sorte de lui rendre justice à sa façon. D’après la rumeur, le
garçon avait été fessé par son père sous les yeux d’Helena. Après un châtiment aussi humiliant, il avait dû
retenir la leçon : ne jamais s’en prendre à plus petit que lui, et surtout pas à l’un des rejetons Wellbourne.
— Je déteste qu’on me dise de ne rien faire, Tessa, reprit Helena, s’efforçant de sourire. Je ne vois
pas pourquoi mes enfants ne pourraient pas profiter de mon expérience.
— Vous avez peut-être décidé de revenir sur votre promesse, mais ne comptez pas sur moi pour vous
en libérer, mère. Il s’agit de mon mariage. Et de mon époux.
— Oui, mais tu es ma fille, répliqua Helena.
Et elle considérait manifestement cet argument comme supérieur à tous les autres.
Tessa soupira. Elle se demandait si elle ne devrait pas prévenir Jered. Helena était une mère très
possessive.
Quel dommage que le duc de Kittridge n’ait pas la même inclination envers son épouse !
16
— Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’apprécie cette invitation dans votre loge, Votre Grâce.
Ma sœur et moi-même étions très impatientes de revoir L’Opéra du gueux. Cette comédie satirique est un
vrai plaisir.
— Ne me remerciez pas, mademoiselle Crawford, répondit Tessa, qui se poussa de côté pour que les
deux matrones puissent s’asseoir. C’est moi qui suis honorée de vous recevoir, vous et votre sœur. Les
tragédies se regardent en silence, un mouchoir à la main, mais les comédies sont faites pour être
partagées, vous ne trouvez pas ?
Elle agita son éventail pour se donner un peu d’air. Les membres de la bonne société adoraient
s’entasser comme des poissons dans un tonneau de saumure. Si l’on ajoutait à cela la chaleur dégagée par
les centaines de bougies illuminant le théâtre, l’atmosphère était étouffante. Tessa plaignait les pauvres
spectateurs qui avaient le malheur de se trouver sous les lustres. Ils recevaient régulièrement des gouttes
de cire chaude sur la tête.
La loge qu’occupait la jeune femme avec les sœurs Crawford était bien confortable, en comparaison.
Elle était réservée à l’année par Jered, ainsi que l’attestait une plaque de laiton gravée à son nom sur l’un
des murs. Elle contenait six fauteuils rembourrés d’épais coussins. Le balcon comptait douze loges
identiques, la plupart pleines à craquer. Mais leurs occupants ne s’étaient pas forcément déplacés par
amour de la musique. Ils venaient là pour deux raisons principales : voir et être vus.
Quelques loges étaient encore vides, mais il était jugé de bon ton d’arriver en retard, voire de
débarquer au beau milieu du premier acte. Tout dépendait du rang social des retardataires : la pièce
pouvait alors s’interrompre, pour laisser le temps aux dames de se débarrasser de leurs manteaux et aux
messieurs de leur avancer leurs sièges. Puis la représentation reprenait là où elle avait été interrompue
par la grossièreté de quelques aristocrates. Mais cela faisait bien sûr partie du spectacle, et ces arrivées
pour le moins théâtrales ne manquaient jamais d’alimenter les ragots.
Dans la loge voisine de celle de Tessa, un gentleman d’âge mûr, à la barbe blanche, savourait la
compagnie d’une jeune femme ravissante, dont la belle chevelure blonde savamment coiffée arborait
force rubans et plumes. Sa robe aurait mieux convenu à un grand bal qu’à une sortie au théâtre. Mais le
gentleman semblait très épris d’elle, et plus encore chaque fois qu’elle se penchait vers lui pour lui
murmurer quelque chose, car elle dévoilait alors une grande partie de ses attributs.
Un homme marié et sa maîtresse. De tels couples n’avaient rien de rare, dans la bonne société
londonienne. Mais la situation pouvait devenir grotesque, quand le mari en question croisait sa propre
épouse un soir de représentation. Tessa connaissait au moins une occasion où cela s’était produit. Le mari
et la femme s’étaient poliment salués, comme s’ils étaient de simples amis. Il fallait préciser que la
femme était, elle aussi, en galante compagnie.
C’était à croire qu’au théâtre, tout était permis.
Tessa se demandait si, du reste, ce n’était pas l’avenir qui l’attendait. Dans cinq ans, ou même moins,
quand elle aurait fini par perdre toutes ses illusions, elle se déciderait à se construire son propre bonheur.
Sans Jered. Se jetterait-elle alors dans l’adultère comme dans une drogue pour oublier les infidélités de
son mari ? Cela lui paraissait peu probable, mais elle devait bien reconnaître que, seulement un mois plus
tôt, elle n’aurait jamais imaginé toutes les aventures qu’elle avait déjà vécues depuis son arrivée à
Londres.
Sa robe était conçue à la mode russe : en soie et satin, elle avait une taille très haute, juste en dessous
de la poitrine, un décolleté en U et des manches légèrement bouffantes. Une petite traîne en soie rose
pâle, brodée de boutons de rose, était accrochée à ses épaules par des rubans de soie. Cette toilette était à
la fois osée – le décolleté plongeait très bas – et d’une simplicité presque sage. Tessa n’avait mis aucun
bijou, pas même les pendants d’oreilles recommandés par sa couturière. Ses cheveux étaient coiffés en un
chignon qui donnait l’impression de tenir par magie. Son corset, sous sa robe, avait été serré au maximum
– pour donner plus de relief à sa poitrine, avait dit la couturière. De fait, ses seins semblaient
littéralement jaillir de son corsage, chaque fois qu’elle prenait une inspiration.
Cette contrainte du corset l’empêchait de se mouvoir à son aise. Tessa était forcée d’adopter des
postures d’une grande raideur, qui convenaient parfaitement à une duchesse, mais qui la frustraient. Les
hommes ne possédaient pas beaucoup plus de liberté de mouvement, d’ailleurs. Jered se serait-il
comporté différemment, s’il avait pu aller et venir dans le seul habit que Dieu lui avait donné ? Chaque
fois que Tessa l’avait vu nu, elle avait admiré la façon très féline dont il se déplaçait.
La jeune femme referma son éventail d’un coup sec et décida de ne plus penser à Jered pour l’instant.
Elle sourit aux sœurs Crawford, qui observaient l’assistance avec une curiosité d’oiseaux. Les deux
femmes étaient des amies d’Helena. C’étaient deux vieilles filles charmantes, très cultivées, et qui
avaient un avis sur tout, depuis la meilleure manière de doser le thé, jusqu’à la façon dont il fallait mener
sa vie. Elles étaient membres du salon littéraire que fréquentait Helena lors de ses séjours londoniens. Et,
comme par hasard, chacune des dix autres ladies qui participaient à ce salon s’était manifestée auprès de
Tessa ces derniers jours. Tessa en avait déduit que sa mère les avait convaincues de lui tenir compagnie.
C’était sans doute sa façon de ne pas se mêler de la vie de sa fille. Tessa aurait volontiers rongé son
éventail.
Cependant, elle ne pouvait jamais rester longtemps fâchée contre sa mère. Autant vouloir se battre
contre le vent ou pester contre la pluie. Helena Astley était une force de la nature. Mieux valait attendre
sagement qu’elle soit passée, comme un orage, avant de reprendre le cours de son existence. Et si Tessa
avait volontiers invité les deux sœurs Crawford à l’opéra, c’était non seulement parce qu’elle appréciait
leur compagnie, mais aussi parce qu’elle connaissait leurs maigres ressources. Probablement n’avaient-
elles pas les moyens de se payer une place – et encore moins un fauteuil dans une loge. Tessa faisait ainsi
d’une pierre deux coups : outre qu’elle offrait une soirée de distraction à ces deux charmantes vieilles
dames, elle entendait bien, ce soir, attirer l’attention de son mari.
Le brouhaha des conversations, dans la salle, évoquait le bourdonnement de centaines d’abeilles
prisonnières d’une jarre. Des rires, des cris, des interpellations d’un bout à l’autre de la salle ajoutaient à
la cacophonie ambiante. La pièce aurait dû commencer depuis un quart d’heure, mais rien ne semblait
encore indiquer que le rideau fût prêt à se lever.
Comme si Tessa avait formulé un souhait, des employés du théâtre vinrent enfin moucher, une à une,
les chandelles des lustres, ne laissant allumées que les appliques du balcon, accrochées entre chaque
loge. Cela donnait l’impression que le vrai spectacle se passait dans les loges.
Et ce fut le moment que choisit Jered pour faire son entrée.
Jered avait renoncé à découvrir comment sa femme s’informait de ses faits et gestes. Probablement
réussissait-elle à soudoyer les domestiques – et pourquoi pas Chalmers en personne – pour connaître le
programme de ses soirées et le suivre en conséquence. Ou, comme maintenant, le précéder. On eût dit une
patiente araignée l’attendant dans sa toile. Jered avait été averti de sa présence par l’un des placeurs du
théâtre. Il avait ainsi eu le temps de louer une autre loge, parmi celles encore vacantes.
Son épouse était vêtue de rose pâle, une couleur qui lui seyait à merveille. Aucune araignée n’était
aussi ravissante. Et Jered fronça les sourcils à l’idée que la plupart des hommes dans la salle étaient
probablement plus intéressés par le sourire de la jeune femme que par la représentation qui allait
commencer.
La musique débutait. Les invités de Jered s’installèrent dans la loge, tandis que lui-même s’asseyait
dans un coin, de façon à ne pas être vu. Il ne voulait pas que le public se répande en spéculations sur sa
présence dans une autre loge que celle de sa femme. Jered ne désirait pas lui faire de mal. Seulement la
domestiquer.
C’est pourquoi il avait préféré l’éviter et prendre une loge à part. Cela faisait cinq jours, à présent,
qu’il s’efforçait de ne pas croiser son épouse – et ce n’était pas facile !
Ses compagnons pour la soirée formaient un groupe hétéroclite. Trois femmes et deux hommes. En
d’autres termes, chacun pourrait trouver chaussure à son pied. D’ailleurs, Jered avait déjà reçu des
avances appuyées de la rousse aux yeux de braise. Elle était très belle, du reste. Et parfaitement
disponible : elle cherchait un protecteur.
La main droite de Jered jouait avec les plis du rideau qui le cachait de la salle. Et il tambourinait des
doigts de sa main gauche sur sa cuisse.
Pourquoi Tessa est-elle ici ? Pour me pousser à bout ? Si c’est son but, elle est en passe de réussir.
Et qui diable lui a cousu une robe aussi moulante ?
— J’adore les comédies satiriques. Pas vous, Votre Grâce ?
La rousse lui souriait en battant des cils. Elle maîtrisait l’art de la coquetterie à la perfection. Jered
lui rendit son sourire et lui caressa furtivement la joue. Sa peau était toute douce. Quel dommage qu’elle
la recouvre de maquillage.
Il jeta un regard en direction de son épouse. Tessa avait les yeux rivés sur la scène, mais ses joues
étaient plus roses que sa robe. Jered était presque tenté de la mettre en garde. Elle ne se lançait pas dans
la bataille à égalité avec lui. Non seulement il connaissait mieux le terrain de l’affrontement, mais il était
mieux armé. Elle n’avait aucune chance de gagner. Jered avait percé sa stratégie à jour : Tessa ne voulait
pas seulement devenir son « amie », elle désirait qu’il renonce à sa liberté pour elle. Qu’il s’enferme
dans le mariage.
— Je vous suis très reconnaissante de m’avoir invitée au théâtre, Votre Grâce. Mes amies m’ont
convaincue que cela me plairait beaucoup, ajouta la rousse avec une petite moue suggestive.
Comment s’appelait-elle, déjà ?
— De rien, répondit Jered, le regard rivé sur son décolleté.
Mais celui de Tessa était encore plus audacieux.
Jered se redressa sur son siège et se concentra sur la scène. Le premier acte ne le passionna guère.
Mais le deuxième contenait la fameuse chanson de MacHeath :
— Bonsoir, Jered.
Il inclina la tête d’un air supérieur. Il avait la prestance – et l’arrogance – d’un prince, songea Tessa.
C’était d’ailleurs sans doute cette arrogance qui l’avait incité à ignorer son épouse ces derniers temps.
Depuis cinq jours, exactement. Mais s’il cherchait à lui prouver ainsi son autorité, il se trompait
lourdement.
Elle s’effaça pour lui présenter ses deux compagnes. Il se montra cordial avec elles, et même
charmant. Lorsqu’il leur baisa la main, les sœurs Crawford ne se tinrent plus de joie.
— Appréciez-vous le spectacle, mesdames ? demanda-t-il poliment.
— Oh oui, Votre Grâce, répondit Cecily Crawford, tandis que Denise hochait la tête.
Les deux sœurs avaient écarquillé les yeux en le voyant entrer dans la loge et, depuis, elles ne
l’avaient pas quitté un seul instant du regard. Tessa pouvait comprendre leur fascination. Jered était très
bel homme. Et il en avait conscience.
— C’est une satire très réussie, n’est-ce pas, Votre Grâce ? commenta Denise, dont l’excitation se
devinait à la façon dont elle triturait, dans ses doigts, son mouchoir en dentelle.
— Oui, c’est une farce ravissante, acquiesça Jered.
Tessa aurait mis sa main au feu qu’il ne parlait pas de la pièce.
— Nous l’adorons, reprit Denise. Teresa a été un amour de nous inviter.
— Oh, Teresa est un amour, acquiesça encore Jered. Là-dessus, le doute n’est pas permis.
Tessa lui offrit un sourire aimable, de pure façade. Se doutait-il qu’elle l’aurait volontiers mordu ?
Probablement, à en juger par le regard qu’il lui lança – comme s’il la mettait au défi de le faire.
Il s’assit à côté d’elle.
— Nous allons rarement au théâtre, reprit Cecily. Cette invitation de Teresa était un vrai cadeau.
— Alors, considérez cette loge comme la vôtre, mesdames, répondit Jered. Je suis sûr qu’il y a
d’autres pièces qui vous intéressent, dans le programme de cette saison.
Les sœurs Crawford restèrent bouche bée face à tant de générosité. Quant à Jered, il leur avait offert
ce beau cadeau avec une telle décontraction que son geste n’en paraissait que plus magnanime. Tessa,
ravie, lui sourit pour le féliciter.
— Mon petit doigt me dit que tu n’es pas venue ici pour le spectacle, lui murmura-t-il.
— Je suis ici pour la même raison que toi, Jered : me divertir. Ne t’amuses-tu pas, avec tes amis ?
— Si, bien sûr.
— J’ai cru apercevoir des dames ravissantes, à tes côtés. Aurais-tu pris une nouvelle maîtresse ?
Elle souriait de toutes ses dents.
— Sache bien, Tessa, que le jour où je prendrai une autre maîtresse, tu n’auras pas ton mot à dire.
Sa réplique fut si cinglante que Tessa eut l’impression d’avoir reçu une gifle.
— J’en conclus que, pour l’instant, tu n’as pas encore arrêté ton choix. Procéderais-tu à des
auditions ?
Son regard fut tel qu’il libéra le rire de Tessa, et elle en fut bien heureuse. Car si elle n’avait pas ri,
elle aurait probablement pleuré. Et elle avait plus de chances de l’irriter en riant qu’en pleurant.
— Puisque nous en parlons, la rousse qui m’accompagne est réputée pour ses talents érotiques.
Son regard était si froid que Tessa en aurait frissonné. Mais sa pique eut l’effet inverse à celui
escompté. Au lieu d’encaisser sans rien dire, sous le choc, Tessa se sentit aiguillonnée par une soudaine
colère. Et elle lui répliqua vertement – sans même se rendre compte qu’elle haussait le ton et que la voix
portait particulièrement bien dans le vieux théâtre.
— Fait-elle le poirier quand tu la possèdes, Jered ? Explique-moi, que je puisse l’imiter. Si tu veux,
je pourrai te réciter des vers d’Ovide tout en te léchant la queue. Je suppose que ce serait plus excitant, si
je les récitais en latin ?
Les sœurs Crawford faillirent s’étrangler. Le théâtre, lui, était devenu absurdement silencieux, comme
si tout mouvement, tout bruit avait cessé. Sur la scène, MacHeath, Ben et Matt avaient cessé de jouer et
contemplaient la loge Kittridge avec des yeux éberlués.
Et voilà. Elle avait encore réussi à causer un scandale.
Cette fois, le regard de Jered n’était plus glacial, mais brûlant de colère. Au moins, Tessa était
certaine d’avoir retenu son attention.
La jeune femme se sentit littéralement soulevée de son siège. En moins de deux minutes, Jered
l’entraîna hors de la loge, lui fit descendre le grand escalier et la poussa dans la voiture.
Tessa parvint à dire deux mots à propos des sœurs Crawford, ce qui lui valut quelques instants de
répit, pendant que Jered redescendait de voiture, pour donner des ordres afin que les deux vieilles filles
soient raccompagnées jusqu’à leur domicile. Mais il remonta très vite en voiture et s’assit face à Tessa.
Au moins, il n’avait pas allumé la lanterne.
Les seuls bruits provenaient de l’extérieur. Le clip-clop des sabots des chevaux sur les pavés. Des
voix. Des rires. Des cris. La nuit londonienne n’était jamais silencieuse ni tranquille. Pourtant, Tessa
aurait préféré se trouver dehors plutôt que d’avoir à subir l’atmosphère pesante qui régnait dans
l’habitacle. Jered ne disait pas un mot, mais son humeur massacrante transpirait par chaque pore de sa
peau.
— N’as-tu donc aucune notion de décence ?
Tessa fronça les sourcils.
— Pourquoi cela t’inquiète-t-il que j’aie pu donner du grain à moudre aux amateurs de ragots, Jered ?
Que je sache, ton propre comportement n’est pas au-dessus de tout reproche.
— Ne renverse pas les rôles, Tessa. Mon comportement n’a pas à être jugé, en l’occurrence.
— Détrompe-toi. Les ragots attribueront la scène de tout à l’heure à ton caractère. On dira que tu as
une mauvaise influence sur ta malheureuse épouse.
— Personne ne t’a donc jamais dressée, quand tu étais enfant ?
— Pour toi, en tout cas, la réponse est clairement non, répliqua la jeune femme, sans se démonter.
Sinon, tu ne perdrais pas ton temps avec les imbéciles qui te servent d’amis, et tu n’amènerais pas de
catins au théâtre.
— Elle connaît la pièce par cœur. Elle pourrait en réciter des tirades entières.
— Ah oui ? « Les femmes aiment les pièces d’or, surtout si elles sont estampillées du nom de leur
mari. » Des répliques comme celle-ci ? Personnellement, je préfère : « Les joueurs et les brigands ont en
commun de bien traiter les catins et de maltraiter leurs épouses. » Cela me semble plus approprié à la
situation, tu n’es pas d’accord ?
— De toute évidence, tu manques encore de maturité pour sortir dans le monde, Tessa.
— J’en conclus que tu vas me renvoyer à Kittridge ? Que voilà une excuse commode, Jered !
Ils étaient arrivés à la maison. Trop vite, au goût de la jeune femme. Jered allait de nouveau la quitter,
et cette fois, il ne rentrerait pas avant l’aube. Ces derniers jours, il multipliait les absences, pour
l’obliger à devenir l’épouse soumise qu’il voulait qu’elle soit.
Mais Tessa refusait d’en supporter davantage.
Elle attendit patiemment qu’il l’aide à descendre de voiture. Une fois dans la maison, elle partit tout
droit vers le grand escalier, mais s’arrêta au milieu des marches pour se saisir du grand vase de Chine
placé dans une niche.
Et elle le lui lança à la figure.
Le vase se brisa en mille morceaux sur le dallage du vestibule. Un vase qui était dans la famille
depuis des générations !
Jered sentit son sang bouillir dans ses veines. Il avait très envie de se précipiter sur sa femme, pour
la déculotter et lui administrer la fessée qu’elle méritait.
— Je ne veux plus que tu me traites ainsi, Jered, dit-elle.
Sa voix était calme mais sourde. Le genre de voix qu’aurait pu avoir un chat avant de lancer ses
griffes sur son maître. J’en ai assez de tes caresses hypocrites. Laisse-moi donc tranquille.
Jered comprit que sa femme était réellement furieuse.
— Tu es mon mari, ajouta-t-elle. Et un mari qui se respecte n’humilie pas sa femme en public.
Jered était si surpris par son éclat qu’il en restait sans voix.
— Tu témoignais plus d’intérêt pour ce vase que tu ne m’en as jamais témoigné, reprit-elle, les
poings calés sur les hanches. Je t’ai souvent vu le caresser en souriant.
Jered gravit l’escalier pour la rejoindre. C’était sans danger : elle n’avait plus de munitions à portée
de main. Parvenu à la hauteur de la jeune femme, il lui saisit les bras et la plaqua sans ménagement contre
le mur – il savait qu’elle n’était pas fragile et espérait, ainsi, la convaincre de se calmer. En pure perte.
Elle regardait tout autour d’elle, comme si elle cherchait d’autres projectiles à lui lancer.
— Ça suffit, maintenant ! lui cria Jered.
Cette fois, il réussit à la surprendre. Elle se raidit. Mais elle continua de lui jeter des regards
meurtriers, en pinçant les lèvres avec une sévérité qui, bizarrement, lui rappelait sa vieille nounou. Cette
dernière avait toujours cette mimique lorsqu’elle était fâchée contre lui, et il éprouva soudain des
réminiscences de la honte qu’il ressentait alors.
— Que t’arrive-t-il, à la fin, Tessa ?
La jeune femme cligna les yeux, comme si elle ne comprenait pas sa question. Jered la répéta. Elle le
fixait de ce regard qu’avaient les fous à l’asile St. Mary : un regard qui exprimait à la fois de la pitié, de
la colère et de la détestation.
— Je refuse que tu touches une autre femme, Jered. Je ne l’accepterai jamais.
Jered haussa les sourcils, mais il eut l’impression que sa réaction était plus instinctive que délibérée.
En réalité, il était totalement déconcerté par la colère de son épouse.
— Mon père a toujours été fidèle à ma mère, expliqua-t-elle. J’ai été élevée par un couple uni. Ton
comportement m’est insupportable.
Ses yeux lançaient des éclairs, et sa poitrine se soulevait à chaque inspiration. Elle ressemblait à un
orage d’été. Ou à un Jupiter féminin, passionné jusqu’à l’excès.
Puis, tout à coup, elle sourit.
— Pour ce qui est de retourner à Kittridge, ajouta-t-elle, il ne me paraît pas juste de terminer la partie
avant qu’elle n’ait été complètement jouée – dans les règles.
L’accusait-elle de tricher ? Elle n’aurait pas osé.
— Je n’ai aucune envie d’être une cible sous mon propre toit, Tessa.
— Alors, ne me donne pas de raisons de te lancer des choses à la tête.
De quel droit croyait-elle pouvoir lui parler sur ce ton ? Cette jeune insolente s’imaginait-elle
immunisée contre sa colère ? Était-elle à ce point naïve ? Non, sûrement pas. Elle l’amusait parfois.
L’irritait souvent. Elle était incroyablement entêtée. Mais elle n’était pas stupide.
— Ai-je ta parole que tu ne me lanceras plus rien ?
Il attendit qu’elle ait hoché la tête pour la relâcher. Un peu de contrition aurait été bienvenue. Mais
Tessa se contenta de lui sourire.
— À condition que tu me témoignes autant de respect que tu en avais pour ce vase.
— Ce vase était vieux d’au moins trois siècles.
Elle écarquilla les yeux et regarda en direction des morceaux de porcelaine éparpillés sur le marbre
du vestibule, qu’un valet s’employait déjà à ramasser.
— Vraiment ?
Jered hocha la tête.
— Ô mon Dieu, murmura-t-elle, effondrée.
— Cela te suffirait-il, que je te promette de te vénérer quand tu seras devenue une vieille peau ?
— Non.
Jered la dévisagea longuement, avant de hocher de nouveau la tête. Capituler ainsi, curieusement, le
détendit. S’il avait relâché Tessa, elle restait plaquée contre le mur. Sa robe la moulait toujours autant.
— As-tu déjà songé que le désir était un mot masculin, Jered ? Crois-tu que les hommes sont, par
nature, plus passionnés que les femmes ? Ou est-ce simplement que les femmes ont beaucoup d’autres
choses à penser ?
Jered ferma les yeux. Mais il pouvait toujours entendre la voix de son épouse.
— Vois-tu, Jered, reprit-elle, je préférerais rester seule, ce soir. Peut-être parce que tu ne t’es pas
excusé convenablement. Ton comportement était sans doute digne d’un duc, mais pas d’un mari.
Jered recula d’un pas. Tessa se redressa et remit sa robe en place. Puis elle partit en direction de ses
appartements.
— Figure-toi que c’est très bien ainsi, lui lança-t-il. J’ai moi-même très envie de mettre de la
distance entre nous.
— Tu n’as pas besoin de crier, Jered. Je t’entends parfaitement. Et je comprends ta réaction.
Il la suivit dans le couloir et ouvrit la porte de sa propre suite.
— Ah oui ? Peux-tu me l’expliquer, alors ?
— Je pense que tu t’en veux de ton attitude et que tu n’as pas la conscience tranquille. Ce qui
explique que tu cherches à m’éviter. Sais-tu quelle est ma réplique préférée de L’Opéra du gueux ?
« Seule la perspective d’un veuvage confortable aide les épouses à garder le moral. »
Jered secoua la tête, pénétra dans ses appartements et ferma la porte avec plus de force que
nécessaire.
— Quel enfer !
— Je vous demande pardon, monsieur ?
— Rien, Chalmers. Je décrivais simplement mon existence.
— Puis-je faire quelque chose, monsieur ?
— Malheureusement, non, Chalmers.
— C’est bien malheureux, en effet, monsieur.
— Tu peux disposer, Chalmers, répliqua sèchement Jered.
Puis il gagna sa chambre, sans même se retourner pour s’assurer que Chalmers obéissait à son ordre.
C’était inutile. Son valet se pliait à son autorité. Comme tous les autres domestiques, du reste. Il n’y avait
que sa femme pour lui résister.
Sa conscience le tourmentait-elle ? Jered claqua la porte de sa chambre. Mais la satisfaction qu’il en
tira ne l’empêcha pas de penser, tout au fond de lui, que Margaret Mary Teresa Astley Mandeville avait
probablement raison.
18
— Vous venez rarement à Londres, mon oncle, observa Jered. Dois-je en conclure qu’une affaire
pressante vous appelle dans la capitale ?
Les deux hommes venaient d’entrer dans la bibliothèque. L’oncle de Jered prit place dans le fauteuil
du bureau. C’était, bien sûr, un geste calculé de sa part, pour affirmer son autorité.
— Tu ne crois pas si bien dire, répliqua Stanford Mandeville.
Il observait Jered avec attention, comme s’il se trouvait face à un insecte d’une nouvelle variété qu’il
voulait examiner en détail, avant de l’écraser sous son talon.
La famille de Jered se réduisait à deux personnes : sa sœur et son oncle. Pourtant, sa relation avec
Stanford n’avait jamais été facile. Jered avait quinze ans à la mort de son père. Il était encore assez jeune
pour avoir besoin d’affection, et déjà assez grand pour prétendre le contraire. Tant mieux, du reste, car il
n’avait pas reçu la moindre affection de la part de Stanford. Son oncle avait passé son temps à le
sermonner, comme son père avant lui. Au point que Jered s’était souvent demandé si son père était
vraiment mort.
Il avait d’abord cru que son oncle éprouvait quelque ressentiment d’avoir dû renoncer au titre de duc
au profit d’un gamin qui n’avait pas encore de barbe au menton. Jered aurait très bien pu comprendre que
son oncle soit jaloux de lui. En vérité, il avait fini par réaliser que Stanford se moquait éperdument d’être
duc. Il était passionné par ses activités d’armateur. Son négoce avec les Indes était toute sa vie, et il s’en
contentait largement.
Mais, alors, que venait-il faire à Londres ?
— As-tu eu une conversation avec Helena Astley ? demanda son oncle, qui le dévisageait toujours.
— Pourquoi cette question ? demanda Jered, avant de se diriger vers la table à liqueurs.
Il brandit la carafe de whisky : son oncle hocha la tête, et Jered remplit deux verres. Il en tendit un à
Stanford, avant de se planter devant la fenêtre. Tel un écolier récalcitrant, il répugnait à s’asseoir face à
son propre bureau.
— J’imagine que tu seras d’accord avec moi pour dire qu’Helena a du charme. J’étais amoureux
d’elle, autrefois.
Jered tourna la tête.
— Est-ce pour cela que vous teniez tant à ce que j’épouse sa fille ?
Son oncle sourit.
— Non, Jered. Et j’ai compris depuis longtemps que je n’aurais pas été heureux en ménage avec
Helena. Elle a un peu trop de caractère à mon goût.
Jered se remémora sa confrontation avec la mère de Tessa.
— Sa fille tient d’elle.
Stanford ignora son commentaire.
— Helena m’a écrit, Jered. Elle est très mécontente de toi. Elle considère que tu rends sa fille
malheureuse.
Jered but une gorgée de whisky. Il regardait, par la fenêtre, l’allée qui menait aux écuries.
— Pourquoi s’en est-elle plainte à vous, mon oncle ? S’imagine-t-elle que vous avez de l’influence
sur moi ?
— Si j’ai arrangé ce mariage, c’est que je pensais qu’il vous serait profitable à tous les deux. Tessa
désirait t’épouser. Et j’espérais que cette union t’assagirait un peu.
Jered éclata si brusquement de rire qu’il faillit s’étrangler avec son whisky.
— M’assagir ? répéta-t-il, se retournant pour poser son verre sur un guéridon. Franchement, mon
oncle, si quelqu’un a besoin qu’on l’assagisse, intéressez-vous plutôt à ma femme. Elle me suit partout !
Et elle ne cesse de poser des questions à propos de tout et de n’importe quoi. Elle a même eu l’audace de
s’inviter chez ma maîtresse ! Et c’est moi qui devrais m’assagir ?
Là-dessus, il se retourna face à la fenêtre.
— J’en ai par-dessus la tête d’être considéré comme un sauvage, tout cela parce que ma mère était
écossaise.
Stanford Mandeville esquissa un petit sourire, à la fois d’amusement et de compassion.
— Tu sais bien que je n’avais rien à reprocher à ta mère, Jered. En revanche, ton comportement,
depuis sa mort…
— Je n’ai pas envie d’en parler.
— N’empêche que tu as versé dans beaucoup d’excès dont tu aurais pu faire l’économie.
Jered se retourna de nouveau.
— Si c’est ce que vous pensez, pourquoi continuez-vous à vous intéresser à moi ? Contentez-vous de
vous occuper de vos histoires de bateaux et laissez-moi vivre comme je l’entends.
— Pendant que tu t’enlises sur un banc de sable ?
— Je ne suis pas un bateau, bon sang !
— Alors, qu’es-tu, Jered ? Quelle est ta vraie nature ? Et que comptes-tu faire de ta femme ?
Tessa s’écarta de la porte. Elle n’avait pas envie d’entendre la réponse de Jered. Non parce qu’elle
écoutait aux portes et que cela n’était pas convenable, surtout de la part d’une duchesse, mais parce
qu’elle ne voulait tout simplement pas entendre les projets que Jered avait pour elle. Elle ne les devinait
que trop bien : son mari comptait la renvoyer à Kittridge. Et elle ne souhaitait pas non plus entendre ce
qu’il répondrait sur sa vraie nature.
Elle préférait rêver aux paroles qu’elle aurait aimé l’entendre dire : « J’étais un navire en perdition,
mon oncle. Mais je suis lentement ramené vers le rivage, grâce à l’amour d’une femme exceptionnelle. »
Ne sois pas idiote, Tessa. Cesse de te bercer d’illusions.
La jeune femme plaqua sa paume sur le battant de chêne, comme si elle pouvait par ce biais
communiquer ses pensées à Jered. Son mari était furieux contre elle, et maintenant, furieux contre son
oncle. Alors, pourquoi brûlait-elle d’envie de pousser cette porte pour aller le réconforter ?
Il n’attendait rien d’elle. Et il ne souhaitait rien partager avec elle.
Enfin, ce n’était pas tout à fait exact. Parfois, il lui arrivait de dormir dans le lit de Tessa. Ou c’était
elle qui restait avec lui. Et, dans la lueur de l’aube, ils se tournaient face à face et se souriaient.
Cependant, un fossé continuait à les séparer. Ils étaient trop différents. Autant Tessa était exubérante,
autant Jered se montrait renfermé. Il gardait toujours ses pensées pour lui. Et si Tessa accordait beaucoup
d’importance à la famille, il paraissait au contraire préférer sa solitude.
Tessa n’osait pas le questionner trop précisément sur ses désirs ou ses aspirations, car elle craignait,
ainsi, de trahir sa propre vulnérabilité. De toute façon, son mari l’enverrait sans doute sur les roses, sans
lui répondre.
Tessa n’était pourtant pas prête à capituler. Il n’était pas question qu’elle retourne à Kittridge.
19
Il est toujours plus avantageux d’être vu en compagnie d’une duchesse que d’une jeune fille à
marier, ou même d’une épouse sans expérience, songeait Tessa en voyant le nombre d’inconnus qui
l’entouraient. En peu de temps, elle avait acquis la réputation sulfureuse de quelqu’un qui parlait
librement, sans prendre de gants. Mais cela ne lui portait pas tort, bien au contraire. À présent, dès
qu’elle disait quelque chose d’un peu outré, une moitié de l’assistance s’esclaffait joyeusement tandis que
l’autre moitié, ne sachant trop comment réagir, esquissait un sourire incertain.
Tout le monde, en revanche, s’accordait pour lui pardonner ses écarts, étant donné qu’elle avait fait
un beau mariage. Sa situation, de ce point de vue, avait bien changé. Un an plus tôt, au cours d’une
réception semblable à celle-ci, Tessa s’était attiré la réprobation générale en voulant connaître les détails
du voyage de M. Devoncourt en Inde. Plusieurs gentlemen lui avaient clairement fait comprendre qu’une
femme convenable avait la sagesse d’éviter certains sujets de conversation. Helena, heureusement, était
venue à son secours. Mais Tessa n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi les femmes devaient se
contenter de parler de la pluie et du beau temps.
Quelqu’un s’esclaffa, et le résonnement joyeux de ce rire la chiffonna. Elle aurait préféré que tous
soient accablés de tristesse – pour s’harmoniser avec sa propre humeur. Mais elle s’obligeait à sourire à
tous ceux qui lui étaient présentés, gratifiant chacun d’un petit mot gentil, alors que ces vautours la
fixaient des yeux comme s’ils voulaient percer son âme. En réalité, leur regard était surtout attiré par les
diamants Mandeville, qu’elle portait à son cou, et dont l’éclat rivalisait avec celui des lustres. Pourquoi
accordait-on autant de valeurs à ces petites pierres ? Elles étaient magnifiques, certes, mais enfin, ce
n’étaient que des pierres. D’ailleurs, Tessa aurait bien aimé savoir d’où provenaient les diamants.
Comment se formaient-ils ? La jeune femme porta une main à son cou pour les soupeser, sourit une
dernière fois et s’extirpa du groupe qui l’entourait.
Pourquoi était-elle venue là ? Parce qu’elle n’en pouvait plus de rester confinée dans cette demeure
londonienne, où elle souffrait d’une solitude atroce, dans un silence sépulcral. Ses frères, si bruyants, lui
manquaient. Son père lui manquait. Même lorsqu’il était très occupé, il prenait toujours le temps de
passer un moment avec elle. Même sa mère lui manquait, mais ça, Tessa ne l’aurait jamais reconnu à
haute voix. Sa famille l’aimait. Tenait à elle. Elle avait connu auprès des siens un bonheur simple, qui lui
semblait désormais bien loin.
Une femme mariée avait le droit de sortir de chez elle. Ce soir, les Whitsund donnaient une fête dans
leur propriété un peu à l’écart de la ville – oh, pas très loin : le trajet, en voiture, durait à peine plus d’un
quart d’heure. Tessa s’était dit que cela lui ferait du bien de voir du monde et de participer à des
conversations, plutôt que de se parler à elle-même. Mais, bien sûr, même en dehors de Londres, les
préoccupations de la bonne société restaient les mêmes qu’en ville. La plupart des invités préféraient
échanger des ragots ou commenter la bonne fortune du nouveau comte de Whitsund, tout récemment anobli
par le roi, plutôt que d’échanger des idées philosophiques.
La jeune femme s’éclipsa discrètement par l’une des portes-fenêtres qui donnaient sur la terrasse,
pour prendre un peu l’air. Quelques couples déambulaient le long de la balustrade. Les plus audacieux
descendaient même dans le jardin.
L’entrée de celui-ci était gardée par deux superbes griffons en granit. Les hanches dressées et les
ailes à moitié déployées, ils semblaient sur le point de s’envoler. Tessa caressa, de sa main gantée, les
plumes de l’une des statues.
Jered était-il retourné chez sa maîtresse ? Était-ce pour cela qu’il avait déserté la maison depuis près
d’une semaine ? Ces questions la taraudaient interminablement. Elle ferma les yeux, pour ne pas se
représenter son mari, nu, dans les bras d’une autre femme.
Chaque jour qui passait lui rendait Kittridge plus accueillant.
Un soudain brouhaha, dans la salle de bal, la tira de ses rêveries. Elle se retourna. La foule des
invités semblait s’être scindée en deux pour laisser passer un important personnage. Un duc,
probablement.
Et pas n’importe quel duc.
C’était comme si Tessa l’avait convoqué mentalement. À l’instant où Jered l’aperçut, le temps sembla
se figer.
Tessa se retourna vers le jardin, pour masquer son émotion. Son cœur battait la chamade. Elle sentit
Jered s’approcher d’elle sur la terrasse.
— Whitsund a bien choisi son blason, tu ne trouves pas ? dit cette voix qu’elle ne connaissait que
trop bien, et qui hantait ses rêves.
Elle se retourna. Il était là, devant elle, tout de noir vêtu, comme à son habitude, lorsqu’il sortait la
nuit – sa tenue de prédateur. Tessa ne put s’empêcher de le trouver superbe.
— Le griffon est une figure légendaire, à tête d’aigle et ailes assorties, sur un corps de lion, précisa-t-
il. On raconte qu’il tire ses origines de la Perse antique.
— Je sais qu’il symbolise la force et la vigilance. Mais pourquoi ?
— Parce que la Perse antique était un royaume violent. Ses rois s’entre-tuaient fréquemment.
— Je trouverais terrible d’ôter la vie à quelqu’un. J’ai l’impression que la culpabilité me
poursuivrait pour le restant de mes jours.
— Vraiment, Tessa, j’ai du mal à suivre le cours de tes pensées. J’ai l’impression que tu passes sans
cesse d’un sujet à un autre.
— C’est simplement que beaucoup de choses m’intéressent, Jered. Penses-tu que la curiosité soit une
mauvaise chose ?
— Non. Je crois d’ailleurs l’avoir moi-même encouragée.
Tessa s’écarta de lui. Mais elle n’avait pas beaucoup d’endroits où aller. Si elle descendait dans le
jardin, elle dérangerait les amoureux qui s’y étaient réfugiés. La salle de bal était bondée, et trop
bruyante. À la maison, alors ? Non, retrouver la solitude de sa chambre serait la pire des solutions.
— Où vas-tu ? lui demanda Jered avec un sourire, mais sa voix était glaciale. Me prépares-tu encore
une scène ?
— J’allais retourner dans la salle de bal.
Cela valait encore mieux que de rester sur cette terrasse, où elle finirait par se ridiculiser en posant
la question qui lui brûlait les lèvres : « Étais-tu avec une autre femme, Jered ? »
— C’est étrange, mais j’ai eu l’impression que beaucoup d’invités étaient heureux de me voir arriver.
— Ils étaient impatients de pouvoir médire de toi. Ils s’inclinent respectueusement sur ton passage,
mais chuchotent dans ton dos.
Leur couple était, à l’évidence, le sujet d’innombrables spéculations, à en juger par les dizaines de
paires d’yeux braquées dans leur direction.
Jered balaya l’assistance du regard.
— Il y en a peu, ici, que j’aimerais avoir pour amis.
— C’est à croire qu’ils passent leur temps à parler des autres.
Il haussa les épaules.
— Je suppose que cela les aide à supporter leur existence.
— Ce ne sont pourtant pas les activités qui manquent ! Ils pourraient lire, assister à des spectacles, au
lieu de perdre leurs soirées à colporter des ragots.
— Attention, Tessa. Tu vas finir par leur ressembler, à médire ainsi.
— Dans ce cas, Jered, dis-moi quelle est la meilleure manière de traiter ces malotrus.
— Ignore-les, tout simplement.
— Et cela suffira pour qu’ils s’éloignent ? Je doute que ce soit aussi simple.
— Essaie, Tessa, et tu verras bien, répliqua-t-il. Crois-en mon expérience : il est souvent préférable
de pratiquer l’indifférence plutôt que de vouloir tout contrôler.
Et, s’inclinant cérémonieusement, il ajouta :
— Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai prévu de finir la soirée avec des amis autour d’une
partie de cartes.
La lumière prodiguée par les lustres projetait des ombres sur son visage, si bien que Tessa avait
l’impression d’être confrontée aux deux faces d’un même homme. Et, à cet instant précis, c’était la face
glaciale qui l’emportait.
— Si je comprends bien, Jered, tu as décidé de m’ignorer, dans l’espoir que je m’éloignerai de mon
propre chef ?
C’était évidemment le genre de question qui n’appelait pas de réponse. Jered tourna les talons sans un
mot et s’éloigna.
— Pourriez-vous appeler ma voiture, s’il vous plaît ? demanda Tessa à un valet en livrée de brocart.
Sa perruque était si poudrée qu’un nuage s’en échappait à chacun de ses mouvements. Le voyant
s’incliner respectueusement, la jeune femme s’empressa de reculer. Par chance, la poudre n’était plus à la
mode, sauf dans des soirées comme celle-ci, où le nouveau comte de Whitsund cherchait par tous les
moyens à impressionner ses invités.
— Le duc de Kittridge est-il parti ?
— Il y a moins de cinq minutes, Votre Grâce. Voulez-vous que j’envoie un coursier intercepter sa
voiture ?
Tessa secoua la tête et attendit son propre attelage.
C’était là un autre avantage d’être duchesse. Les questions d’argent étaient souvent au cœur des
conversations de la bonne société. Les deux saisons de Tessa avaient d’ailleurs été émaillées de
préoccupations très terre à terre, et pas du tout romantiques. Et il en allait de même pour toutes les jeunes
filles à marier : leurs parents cherchaient tous à évaluer le degré de richesse de leurs différents
prétendants. À défaut de pouvoir mesurer exactement une fortune, il existait du moins une échelle de
valeurs qui permettait de s’en faire une idée. Un prétendant était jugé acceptable s’il avait une voiture
fermée, attelée de quatre chevaux. Sa note montait d’un cran s’il pouvait se targuer de posséder, en outre,
un landau et un phaéton. Et il était considéré comme Crésus dès lors qu’il était en mesure d’aligner un
landau, un phaéton, deux voitures fermées et suffisamment de chevaux dans son écurie pour utiliser tous
ces véhicules en même temps. Le duc de Kittridge satisfaisait à cette exigence, et même au-delà.
L’avantage, pour Tessa, c’était qu’elle n’avait pas besoin d’attendre que Jered en ait fini avec sa voiture :
elle disposait de son propre véhicule pour rentrer à la maison.
La jeune femme s’installa sur la banquette. Avant que le valet ne referme la portière, elle lui
demanda :
— Où iriez-vous, dans Londres, si vous désiriez passer une soirée de débauche ?
Le valet cligna les yeux.
— Je vous demande pardon, Votre Grâce ?
Les lanternes accrochées à l’arrière de la voiture permettaient de voir qu’il avait rougi.
— Si vous vouliez vous amuser un peu, où iriez-vous ? insista Tessa.
Le valet s’éclaircit la voix.
— Ce ne sont pas les endroits qui manquent, Votre Grâce.
— Alors, précisons : où iriez-vous jouer aux cartes ?
Il sourit – son sourire était charmant.
— Si j’étais un aristocrate ?
— Imaginez que vous soyez duc.
Le valet hocha la tête.
— Dans ce cas, je ne vois que trois établissements à vous recommander, Votre Grâce.
Il nomma les trois lieux, et Tessa lui demanda de fournir les adresses au cocher.
— C’est une gentille fille, qui fera ta fierté. Elle est intelligente, en bonne santé. Tu ne pourrais pas
rêver d’une meilleure épouse.
Jered ruminait encore et encore les paroles de son oncle. Et d’autres commentaires du même ordre.
Pauline, qui savait comme personne jauger la personnalité de ceux qui l’approchaient, n’avait rien trouvé
à dire sur Tessa, sinon qu’elle était une « charmante enfant ». En réalité, son épouse n’avait rien d’une
enfant. Et pour ce qui était d’être charmante… Il aurait fallu qu’elle perde cette satanée habitude de poser
sans cesse des questions, à propos de tout et de n’importe quoi !
La bonne société ne respectait jamais la règle qui voulait que, si vous n’aviez rien de plaisant à dire
sur quelqu’un, mieux valait garder le silence à son sujet. Et Tessa avait, avec une belle constance, donné
du grain à moudre aux harpies qui passaient leur temps à colporter des ragots. Elle avait crié sur Jered en
plein théâtre, et elle l’avait suivi à travers la ville comme un chiot abandonné. Jered n’aurait pas été
étonné d’apprendre que son épouse était devenue le principal sujet de conversation du Tout-Londres.
Mais, bien sûr, personne n’avait encore eu le courage de le lui avouer.
Malgré tout, Tessa se permettait le luxe de le traiter de haut.
Jered commença de gravir l’escalier d’un pas lent. Si Tessa était une flamme, il était le proverbial
papillon de nuit. Il marcha jusqu’à la porte de la jeune femme, hésita un instant et, finalement, rebroussa
chemin pour pénétrer d’abord dans ses propres appartements. Là, il se dirigea tout droit vers la porte qui
séparait leurs deux chambres et l’ouvrit sans frapper. Il estimait qu’il n’avait pas besoin de s’annoncer
pour entrer chez sa femme.
Tessa se tourna vers lui. Elle était seule. Sa camériste n’était visible nulle part.
Elle avait revêtu une chemise de nuit en soie qui ne cachait pas grand-chose de son anatomie. Ses
seins se pressaient contre l’étoffe, comme s’ils cherchaient à tester sa solidité, et ses mamelons formaient
deux protubérances délectables, que Jered avait très envie de sucer – même à travers la soie. Mais il se
contenta de s’approcher de la jeune femme et de tendre le bras pour lui caresser le sein gauche. Elle
tressaillit légèrement, sans pourtant s’écarter.
— Tessa ?
Elle posa les deux mains sur ses épaules, de part et d’autre de son cou. Il n’en profita pas pour
l’embrasser, mais resta parfaitement immobile, à s’enivrer de son parfum chargé de lavande, se
contentant de savourer ce moment.
— Oui, répondit-elle finalement, et ce simple mot lui parut avoir été détaché au ciseau d’un bloc de
granit, tant elle avait mis de temps à le prononcer.
Jered voulut se ressaisir, échapper au sortilège qui le clouait ici. Une épouse n’était pas censée être
désirée avec autant de force. Il aurait préféré qu’elle lui dise non, voire qu’elle lui demande de partir.
Mais elle ne se comportait pas en épouse. Son « oui » était diablement tentateur.
Tessa était comme une bougie allumée dans la nuit noire. Elle était faite pour être respectée, révérée,
et non désirée bestialement. Jered ne devait pas oublier qu’elle serait la mère de ses futurs enfants. Mais,
pour qu’elle devienne mère, il lui faudrait la pénétrer encore et encore.
C’était une corvée bénie, à laquelle il ne se soustrairait pas.
Son épouse était pieds nus, et Jered se surprit à trouver ses orteils adorables. C’était la première fois
qu’il éprouvait pour une femme ce mélange de désir et d’attendrissement, et il comprit qu’il ne voulait
pas seulement la posséder physiquement – qu’il ne s’en satisferait pas. Cette découverte avait pour lui
quelque chose de terrifiant.
Il se décida à l’embrasser. Elle lui ouvrit ses lèvres, sans la moindre hésitation, sans la moindre
réserve. Leur baiser fut un baiser d’amants dont les corps se connaissaient déjà parfaitement.
Jered rompit le premier leur étreinte et s’écarta pour contempler la jeune femme. À cet instant, il était
prêt à croire à toutes les histoires de magie, tant il avait le sentiment d’être ensorcelé.
Il tourna la tête pour souffler la bougie.
La lune, dehors, parait la nuit de reflets argentés qui s’insinuaient dans la chambre et donnaient au
décor un petit air mystérieux, une impression d’irréalité encore augmentée par la tension sensuelle qui
régnait dans la pièce.
Jered caressait les lèvres de Tessa avec les siennes, tandis que ses mains couraient dans le dos de la
jeune femme. En réponse, elle plaqua une main sur sa nuque : son geste l’incitait manifestement à
l’embrasser avec plus de fougue. Jered ne se fit pas prier. Ils s’agrippèrent l’un à l’autre, dans une
étreinte enfiévrée qui les faisait tanguer sur leurs pieds comme un buisson fouetté par le vent. Sauf que le
vent, ici, était un désir féroce, tempéré par une grande tendresse.
Tessa laissa échapper un petit bruit de gorge, une sorte de gémissement si féminin et si provocant à la
fois que Jered sentit un frisson incendiaire lui parcourir les veines.
La maudite chemise de nuit à moitié transparente que portait Tessa donnait à leur étreinte une ridicule
apparence de chasteté dont il voulait se débarrasser. Il déshabilla la jeune femme avec des gestes
impatients, presque fébriles, puis il la porta sur le lit, tout en tentant de recouvrer un peu de self-control,
de ne plus se laisser entraîner, comme les minutes précédentes, dans un tourbillon vertigineux de désir.
Pourquoi prétendait-on que c’étaient les hommes, les séducteurs ? Jered se sentait sous la coupe du
sourire, faussement innocent, de Tessa.
Il lui caressa un sein, l’englobant tout entier dans sa large paume, se penchant pour déposer un baiser
sur sa pointe. Tessa tressaillit. Jered continua ses caresses, sans un mot. Le silence, dans la pièce, n’était
troublé que par le bruit de leurs respirations.
Tessa était aussi douce à toucher que de la soie. Aucune rugosité chez elle, pas même à la pointe de
ses coudes, et Jered ne se lassait pas d’explorer son corps, tandis que leurs lèvres continuaient à
échanger des baisers. De temps en temps, cependant, Jered abandonnait les lèvres de la jeune femme pour
plaquer un baiser ailleurs sur son corps, comme s’il voulait y imprimer sa marque. En réponse, Tessa
cambrait les reins, pour lui manifester son désir. Jered en grognait de satisfaction. Il avait envie de la
dévorer avec la ferveur carnivore d’un prédateur, tandis qu’elle s’offrirait à lui avec la soumission de
l’agneau sacrificiel.
Il se lova à côté d’elle et tendit la main pour lui caresser l’entrejambe. Elle tressaillit légèrement,
dans un mouvement de pudeur. Il y eut un instant d’hésitation, puis Jered reprit son exploration et Tessa
laissa échapper un petit soupir.
Mais le rôle de l’agneau sacrificiel ne pouvait pas lui convenir longtemps. Tessa n’était pas passive
de nature – pas même dans cet exercice, encore nouveau pour elle, de l’amour charnel. Elle saisit Jered
par la nuque pour attirer son visage à elle et lui voler un baiser. Jered sourit, amusé, avant de l’embrasser
fougueusement. Tessa cambra les reins, comme pour l’inviter à la posséder sans plus attendre, mais Jered
se satisfaisait pour l’instant de l’embrasser. Tessa se cambra alors un peu plus. Et, dans une supplique
muette, elle écarta largement les cuisses.
Jered roula sur elle. Il la pénétra très doucement, mais Tessa l’accueillit avec fièvre : elle planta ses
ongles dans ses épaules, au point qu’il se demanda s’il n’en ressortirait pas avec des égratignures. Mais
cette préoccupation s’évanouit d’un coup quand il se retrouva enveloppé par la chaleur humide de la
jeune femme. Il se retira. Elle gémit de protestation. Il se renfonça alors en elle de plus belle, et elle
soupira de contentement.
Puis leurs lèvres s’unirent de nouveau.
— Tessa, murmura Jered, interrompant leur baiser. Tessa.
Il la pilonna avec une férocité dominatrice. Elle s’arc-boutait pour aller à sa rencontre, tandis que
Jered lui embrassait – lui dévorait – les seins.
Elle jouit dans un grand cri, qui se changea en un long gémissement plaintif. Jered la rejoignit dans
l’extase, libérant sa semence avec une sensation nouvelle, faite de plaisir et de tendresse. C’était la
première fois de sa vie qu’il ressentait ainsi le désir de dominer et de protéger en même temps.
Et cela l’inquiétait beaucoup.
22
Quand le majordome annonça la visiteuse, Tessa commença par soupirer, avant de se lever pour
accueillir sa mère et l’embrasser sur la joue.
Helena ôta ses gants en la dévisageant comme une lionne sur la défensive.
— Eh bien ? dit-elle.
— J’imagine que vous êtes au courant, répondit Tessa. Je m’étonne même que vous ne soyez pas
venue plus tôt.
Elle fit signe à une soubrette de leur apporter du thé.
La jeune femme s’émerveillait d’être entourée de domestiques qui savaient obéir au moindre
mouvement de tête, interpréter un simple geste de la main. Ils semblaient capables de deviner ses
intentions avant même qu’elle ne les manifeste. C’était un autre des avantages qu’il y avait à être
duchesse.
— Ton père était souffrant, expliqua Helena.
Comme Tessa s’inquiétait déjà, sa mère s’empressa de préciser :
— Il avait pris froid, mais il va beaucoup mieux. Cela dit, je ne serais pas étonnée que la nouvelle de
tes mésaventures n’ait retardé sa guérison. Ou provoqué sa maladie. Comment as-tu pu te conduire de
manière aussi éhontée en public, Tessa ? Figure-toi que ton père l’avait appris avant moi.
— Et il aurait préféré ne pas vous le répéter, devina Tessa.
Elle s’assit. C’était pire qu’elle ne l’avait craint. Sa mère détestait que son mari essaie de la
protéger. Tessa l’avait maintes fois entendue dire qu’elle avait mis au monde sept enfants sans son aide et
qu’elle était assez grande pour diriger sa vie toute seule. Son père, ne sachant jamais quoi répliquer à
cela, jetait alors à Tessa un regard d’impuissance.
— Tu as une drôle de mine, reprit Helena. Le mariage ne semble décidément pas te réussir. Quand je
pense que tu profères maintenant des horreurs en public !
— Pour ma défense, mère, je vous rappellerai que le roi Henri VIII était réputé, lui aussi, pour son
franc-parler.
— Je me moque de savoir ce que pouvait dire Henri VIII. Tu n’as pas été élevée de cette façon,
Tessa. Et te donner en spectacle dans un théâtre, en plus !
— Au moins, ce n’était pas une maison de passe, objecta Tessa.
Elle se garda, bien sûr, d’ajouter qu’elle s’était rendue dans l’un de ces établissements. Elle préférait
que sa mère continue à ignorer certains détails de sa vie.
— Cecily Crawford n’ose pas me regarder dans les yeux, reprit Helena. Et Denise est encore au lit.
Tessa était convaincue qu’il fallait d’abord en blâmer le froid de ces derniers jours. L’aînée des
sœurs Crawford avait dépassé la soixantaine. Mais cela aussi, elle se garda de le dire à sa mère.
— Et je parierais que tu ne dors pas assez, poursuivit Helena. Tu as des cernes sous les yeux.
Tessa s’obligea à ne pas soupirer trop lourdement. Heureusement, Michaels apparut fort à propos
avec le chariot à thé. Tessa lui décocha un grand sourire qui parut le déstabiliser quelque peu. Mais il
plaça le chariot devant la table basse et ressortit, sans un mot, de cette démarche silencieuse commune à
tous les domestiques au service de Jered.
— Comment va Harry ?
— Très bien.
— Et les autres ? Stephen ? Robert ? Alan ?
— Tout le monde va très bien. Y compris Michael et James. Aucun de tes six frères n’a commis
d’acte susceptible de jeter l’opprobre sur la famille. Je dois t’avouer que tu m’as beaucoup déçue, Tessa.
Cette histoire est extrêmement déplaisante.
Tessa servit le thé et tendit une tasse à sa mère. Puis elle sourit et lui passa l’assiette de petits-fours.
Et sourit encore. Elle aurait aimé avoir un verre de brandy à sa disposition. Cette entrevue avec sa mère
aurait été plus facile à supporter si elle avait été un peu pompette. En plus, elle supportait apparemment
assez bien l’alcool. Elle n’avait même pas eu la migraine, au lendemain de sa visite à la maîtresse de son
mari – tout juste la sensation d’avoir une petite barre au milieu du front.
— Qu’en pense papa ?
— Il a grommelé qu’il fallait s’attendre à tout, de la part d’une fille qui a grandi au milieu de six
garçons. Sa réaction m’a rendue folle.
Tessa sourit encore. Sa mère fronça les sourcils.
— Que voulez-vous que je vous dise, mère ?
— Qu’à l’avenir, tu sauras mieux te souvenir de ton éducation et de la position de ton père dans le
monde, et que tu ne te comporteras plus de manière à prêter le flanc aux pires ragots. Même si tu es
désormais une Mandeville, tu restes avant tout une Astley. J’aimerais que tu ne l’oublies pas.
Sa tirade terminée, sa mère se recula contre les coussins de son fauteuil et sourit.
— Je préférerais ne pas te laisser seule, c’est plus prudent, déclara Jered, ce soir-là, alors qu’il se
contemplait dans la glace.
Tessa n’avait jamais beaucoup aimé qu’on se charge de l’habiller, et son mariage n’avait fait que
renforcer cette répugnance. Des domestiques entraient et sortaient de la chambre sans paraître se soucier
qu’elle soit ou non à moitié dévêtue. Avant de montrer son corps à un inconnu, Tessa aurait au moins
voulu connaître son nom.
Son mari, en revanche, ne semblait pas du tout se formaliser de ce manque d’intimité. Il se comportait
comme si les domestiques n’étaient tout simplement pas là. Il fallait dire qu’ils se montraient tous
extrêmement silencieux. Pas un bruit. Pas un mot. Des fantômes n’auraient pas été plus discrets.
Tous se comportaient également avec la plus grande sobriété dans leurs manières. Mary, la camériste
de Tessa, avait confié un jour à celle-ci son inclination pour l’un des valets, mais elle n’en avait pas
reparlé depuis, comme si elle regrettait d’avoir été trop bavarde.
Jered fit signe à Chalmers qu’il était satisfait de sa toilette et qu’il pouvait se retirer.
— Autant que tu viennes avec moi, Tessa, reprit Jered, dès que la porte se fut refermée sur le valet.
De toute façon, si je ne t’invite pas, tu t’arrangeras pour me suivre.
Tessa croisa furtivement son regard dans la glace, avant de détourner les yeux.
Toute timidité aurait dû disparaître entre eux, surtout après leur étreinte de la nuit précédente.
Pourtant, ils semblaient plus mal à l’aise, l’un envers l’autre, que jamais. Comme si ce qu’ils avaient
partagé dans l’intimité de leur lit – et dans l’obscurité – était nié à la lumière du jour. Pour un peu, Tessa
aurait même pensé que Jered était furieux contre elle.
Pourquoi ? Parce qu’elle s’était complètement abandonnée dans ses bras ? Parce qu’il lui avait
murmuré des mots tendres, presque amoureux ? Cette nuit-là, pour la première fois, Tessa avait
commencé à croire qu’il n’était pas impossible que Jered devienne l’homme dont elle avait toujours rêvé.
— Alors ? insista-t-il. Viens-tu, oui ou non ?
Il s’empara de sa canne de marche. Il n’en avait pas besoin, bien sûr – à l’inverse de son oncle, qui
souffrait de crises de goutte –, mais c’était sans doute une coquetterie due à son rang. Tessa le trouvait un
peu ridicule, avec cette canne qui donnait, chez lui, l’impression de n’être qu’un accessoire de la
panoplie de l’aristocrate dépravé. Elle le connaissait suffisamment bien, à présent, pour savoir que, sous
l’image de noble dissolu qu’il présentait au monde, se cachait une personnalité digne d’admiration.
— Où cela ? demanda-t-elle.
Il la fixa du regard, sans froideur ni dédain, mais avec une intensité qui la surprit. Elle détourna de
nouveau les yeux, frustrée de se sentir comme une enfant prise en faute.
Sauf qu’elle n’était plus une enfant. Et qu’elle refusait qu’on la traite comme telle.
— Où cela ? répéta-t-elle d’une voix plus impérieuse.
Il sourit, et Tessa se demanda si elle avait eu raison de se montrer aussi arrogante.
La réponse prit la forme d’une taverne proche des quais, dont la clientèle, quoique très variée, avait
peu de chances d’être admise dans la bonne société.
Tessa descendit de voiture et s’accrocha au bras de Jered. Des hommes étaient adossés à la façade
de l’immeuble. Probablement des vétérans, car plusieurs étaient amputés d’un membre – bras ou jambe –,
quand ils n’avaient pas perdu un œil, voire les deux. L’un d’eux demanda bruyamment la charité à la
jeune femme. Tessa lâcha le bras de Jered, ouvrit son réticule et lui tendit quelques pièces.
Jered la tira sans ménagement par le coude.
— Ne leur donne pas d’argent, Tessa, sinon ils ne te laisseront pas tranquille.
— Cet homme a perdu un bras, Jered. Tu pourrais quand même lui témoigner un peu de compassion !
— Manchot ou pas, il est ivre. Et il aura perdu son bras dans quelque forfait. Ne le vois pas d’un œil
romantique, Tessa.
— Toi, c’est pire, tu ne le vois pas du tout.
Il s’immobilisa tout net.
— Tu me taxes d’égoïsme, maintenant ? Et que critiqueras-tu, la semaine prochaine ? Ma façon de
m’habiller ? Ma manière de me tenir à table ? Dois-je m’estimer chanceux que tu ne m’inspectes pas tous
les matins pour t’assurer que j’ai bien changé de sous-vêtements ?
— Si je te critique, c’est uniquement parce que je veux ce qu’il y a de mieux pour toi, Jered.
— Mais de quel droit te permets-tu de me critiquer ? N’as-tu donc aucun défaut, pour t’intéresser à ce
point aux miens ? Qui t’a désignée pour être la gardienne de ma conscience, Tessa ? Tu ne veux pas ce
qu’il y a de mieux pour moi, tu souhaites que je devienne quelqu’un que tu auras forgé de pied en cap.
Il l’avait agrippée par les épaules et la serrait, comme s’il se retenait de commettre un geste plus
violent.
— Je ne désire pas te changer, Jered, répondit Tessa, baissant les yeux. J’aimerais simplement te
comprendre.
— Et pourquoi donc ? Que je sache, cela ne fait pas partie de tes devoirs d’épouse. J’étais là, quand
tu as prononcé tes vœux. Je m’en souviendrais, si tu l’avais mentionné.
— Puisque tu parles de nos vœux, Jered, n’oublie pas que nous sommes mariés pour le meilleur et
pour le pire. Et dois-je te rappeler que les deux époux se doivent mutuellement respect et fidélité ?
Son mari ne répondit rien à cela. Il se contenta de la relâcher et de s’engouffrer dans la taverne. Tessa
n’eut pas d’autre choix que de le suivre.
À l’intérieur, il n’y avait ni tapis moelleux, ni lustres de cristal, ni orchestre de chambre. S’il
s’agissait d’un club de jeu, il ne ressemblait pas du tout à ceux dans lesquels Tessa était déjà entrée. Cet
endroit était manifestement le plus mal famé qu’elle ait vu de sa vie.
La grande salle empestait le tabac et le poisson frit. Il y avait d’autres femmes – plusieurs étaient
assises sur les genoux des clients –, mais Tessa était assurément la seule à être aussi richement vêtue. La
robe que Jered lui avait demandé de porter était en soie bleu saphir, rehaussée de broderies d’or, avec un
décolleté qui plongeait très bas entre ses seins. Une telle robe aurait été partout considérée comme étant à
la dernière mode, mais elle était beaucoup trop habillée pour un endroit pareil. Des dizaines de paires
d’yeux s’étaient rivées sur elle.
Elle suivit Jered dans une alcôve séparée de la grande salle par un simple rideau. Trois hommes s’y
trouvaient déjà, qui paraissaient attendre avec impatience. L’un, moustachu et très beau de visage, détailla
Tessa des pieds à la tête. Il semblait littéralement la déshabiller du regard, bien que son attitude fût plutôt
dédaigneuse. La jeune femme tenta de se rapprocher de son mari, mais Jered retira la main qu’elle avait
posée sur son bras. Son geste était sans équivoque : Tessa ne devait pas compter sur son aide, et il se
moquait bien qu’elle commençât à regretter de ne pas être restée tranquillement à la maison ce soir.
La jeune femme s’était puérilement réjouie que son mari lui ait proposé de l’accompagner. Elle se
reprochait maintenant sa naïveté. À aucun moment Jered n’avait souhaité sa présence à ses côtés. Elle
aurait dû le comprendre plus tôt – à la façon dont il l’avait regardée dans la voiture, par exemple, ou à
cette dispute qu’ils venaient tout juste d’avoir, devant la taverne.
Tessa voyait clair dans son jeu, à présent. Jered n’avait pas encore réussi à la choquer mais, de toute
évidence, il n’avait pas renoncé à y parvenir. Il voulait la dégoûter de sa compagnie, au point qu’elle
préférerait retourner d’elle-même à Kittridge plutôt que d’avoir à le côtoyer plus longtemps. Son épouse
n’était pas censée bafouer les règles qu’il avait établies, et ces règles prescrivaient qu’elle ne devait pas
intervenir dans ses rapports avec sa maîtresse, ni critiquer ses amis, ses divertissements ou la façon dont
il dépensait son argent. En d’autres termes, elle ne devait aucunement se mêler de l’existence de Jered
Alexander Mandeville.
Une serveuse apparut, avec un plateau chargé de pintes de bière. Elle en déposa une devant Jered,
puis se redressa et lui sourit. Elle était jeune, assez jolie, avec des cheveux noirs bouclés et des lèvres
passées au rouge. Sa robe bleue, de confection très simple, tombait jusqu’à ses chevilles, mais elle
réussissait le prodige de laisser deviner la moindre de ses courbes. Le corsage, qui moulait sa poitrine,
n’était attaché que par un petit ruban. Ses yeux, alors qu’elle regardait Jered, contenaient une invite à
peine dissimulée. Elle se pencha vers lui et lui murmura quelque chose qui le fit sourire. Dans son
mouvement, ses seins jaillirent presque de leur prison de tissu.
Jered défit le ruban qui retenait son corsage et libéra un sein rond, dont il caressa la pointe brune,
sous les rires complices de ses compagnons. La servante continua de sourire, avant d’écarter sa main et
de refermer son corsage.
Jered ne tourna même pas la tête pour s’assurer que Tessa avait suivi la scène.
La nuit s’éternisait. L’atmosphère devenait électrique. Deux bagarres avaient déjà éclaté dans la
grande salle, et l’une s’était terminée par un coup de poignard dans le ventre de l’un des adversaires. La
victime avait été emmenée dehors, sans que les occupants de l’alcôve puissent savoir si elle était vivante
ou morte. Jered ne cessait de perdre de l’argent, ce qui ne lui ressemblait pas. D’ordinaire, il avait
toujours la sagesse de s’arrêter à temps, lorsqu’il voyait que la chance ne lui souriait pas. Mais cette
soirée, cette taverne – et cette femme – avaient un effet désastreux sur son bon sens.
Quand le spectacle commença, il comprit qu’il se moquait, finalement, de perdre beaucoup d’argent.
L’essentiel était que cette soirée ait l’effet désiré sur son épouse.
La taverne des Trois Cloches était réputée pour deux choses, et il ne s’agissait ni de la qualité de la
bière qu’on y servait ni de son atmosphère. Mais un bon joueur pouvait, en une soirée, y gagner une
fortune aux cartes. Et, chaque mercredi soir, deux catins s’y produisaient en public, dans un combat dont
le but était de conquérir le plus possible de clients.
Personne n’aurait su dire qui avait eu l’idée de ces joutes. Jered soupçonnait un client connaissant ses
classiques (un précédent célèbre avait eu lieu, dans l’Antiquité, entre une catin et un empereur romain)
d’avoir soufflé l’idée au patron des Trois Cloches. À cette différence que le combat du mercredi soir
opposait deux femmes, deux prostituées qui se portaient chaque fois volontaires, en échange d’une
coquette somme offerte par le patron. On racontait que, les bons soirs, la gagnante pouvait en outre
empocher un « pot », alimenté par les clients, dont le montant lui permettait d’abandonner le trottoir.
Les deux adversaires de la soirée furent renversées sur des tables. Elles avaient gardé leurs
vêtements, mais leurs jupes étaient relevées jusqu’à la taille, et elles écartaient les cuisses. Plusieurs
clients s’étaient déjà massés autour des tables pour participer. La gagnante serait celle qui « recevrait »
le plus d’hommes. Il n’y avait évidemment aucune douceur, dans ces étreintes à la chaîne. Ce n’était que
du sexe. Et bestial, encore.
Jered continua de jouer aux cartes et perdit encore un peu plus d’argent. Son attention était
monopolisée par la réaction de Tessa à cette joute féminine. À un moment, il regarda en direction des
tables et aperçut deux paires de fesses masculines qui s’activaient en rythme. Il détourna aussitôt les yeux.
Quoi que Tessa pût en penser, il ne s’adonnait que très rarement au voyeurisme, et l’initiation d’un jeune
homme encore puceau par une femme expérimentée était un spectacle autrement plus agréable à regarder
que ces étreintes mécaniques et misérables. Combien de nouveaux cas de syphilis la débauche de ce soir
causerait-elle ? Les Français l’appelaient le mal de Naples, et les Italiens le mal français. Les Anglais,
pour leur part, se contentaient le plus souvent de l’appeler la vérole.
Jered ne s’était pas trompé en comparant Tessa à sa grand-mère. La jeune femme n’avait pas bougé
d’un pouce. Son port de tête paraissait même encore plus royal qu’avant. Elle évoquait à Jered une
princesse de glace. Et c’était sa faute, si elle se tenait ainsi figée sur son siège.
Elle avait croisé les mains dans son giron et gardait le menton fièrement relevé. Un peintre, ou un
sculpteur, se serait pâmé devant son profil. Et cette image de pureté était d’autant plus fascinante qu’elle
contrastait violemment avec les grognements et les gémissements qui résonnaient dans la taverne. Mais
cette nouvelle Tessa semblait totalement au-dessus de ces turpitudes. Pourtant, c’était bien la même
femme qui avait ondulé, la nuit précédente, dans les bras de Jered.
Il avait l’impression de la punir de lui avoir donné autant de plaisir, et c’était très désagréable.
Quand la soirée s’acheva enfin, Jered avait perdu près de cinq mille livres, soit plus d’argent qu’il
n’avait jamais joué de sa vie. Il n’éprouva donc aucun plaisir à signer sa reconnaissance de dette – mais
il la signa.
Puis il escorta son épouse jusqu’à leur voiture, sans se soucier davantage du danger qu’à leur arrivée.
Il savait pouvoir compter sur son pistolet et sa canne pour se défendre. Cette dernière, comme c’était
souvent le cas de ce genre d’accessoire, renfermait une rapière redoutablement affûtée. Et puis, il était
duc. Des truands y regarderaient à deux fois avant de s’en prendre à lui : ils savaient qu’ils risquaient la
potence.
Il attendit que Tessa soit installée sur la banquette, avant de monter à son tour dans l’habitacle. Le
ciel, à l’est, commençait à pâlir. L’aube ne tarderait pas à poindre. Jered aimait cette période de la nuit,
ou plutôt du matin, quand tout commençait lentement à s’éveiller. Londres, bien sûr, ne dormait jamais,
mais il y régnait, à l’approche du jour, une atmosphère particulière, plus silencieuse, comme si le monde
tout entier retenait son souffle avant le retour du soleil. Et Jered aimait être éveillé à ce moment-là : cela
lui donnait le sentiment enivrant de dominer la nature, d’être le seul à se sentir pleinement vivant, alors
que toute la ville, ou presque, se reposait encore.
Tessa regardait par la fenêtre de sa portière d’un œil absent. L’espace d’un bref instant, Jered eut
envie de lui confesser qu’il n’était pas très fier de sa soirée. Mais cet aveu ruinerait, du même coup, sa
victoire.
Car il était sûr, cette fois, d’avoir gagné.
Cinq mille livres, c’était assez d’argent pour faire vivre une vingtaine de familles, au moins, pendant
des années. Et Jered avait dilapidé cette somme en une seule soirée.
Mieux valait ne pas y penser.
Tessa ferma les yeux et appuya sa tête contre la vitre de la portière. Quelle sorte d’homme avait-elle
donc épousé ? Et surtout, de qui avait-elle cru être tombée amoureuse ? De quelqu’un qui pouvait
l’humilier à sa guise ? De quelqu’un qui jetait sa fortune par les fenêtres ? Comment Jered pouvait-il être
à ce point indifférent au monde qui l’entourait, ne pas voir la pauvreté des autres ?
Tessa aurait aimé être loin de lui, avant que le chagrin qu’elle sentait monter dans sa gorge ne se lise
sur son visage. Elle aurait voulu revenir un mois en arrière, pour lui annoncer qu’elle préférait finalement
repartir pour Kittridge. Ou, du moins, remonter le temps de vingt-quatre heures : elle lui aurait alors
fermé la porte de sa chambre au nez. Dire que, tout au long de ces dernières semaines, elle avait
commencé à l’aimer vraiment – malgré ce qu’il pouvait lui dire, et malgré ce qu’il faisait. L’espoir
qu’elle avait lentement senti grandir en elle, comme une belle fleur qui s’ouvrirait au soleil, se refermait
brutalement, pour mourir.
Assis en face d’elle, Jered restait obstinément silencieux. Il était bien sûr incapable du moindre mot
de contrition. Il ne chercherait pas non plus à l’aider à le comprendre. Il n’était pas seulement un homme
tyrannique, il était aussi une île à lui tout seul, une entité séparée du monde – et qui, probablement,
dériverait interminablement.
C’est donc ça, sa vie ? Tessa avait beau avoir entendu beaucoup de rumeurs au sujet de son mari
avant de l’épouser, elle n’était pas préparée à un tel choc. Était-il vraiment possible que Jered ne
s’intéressât à rien, hormis à ses divertissements ? Qu’aucune cause, aucune passion ne le fasse vibrer ?
Rien n’avait donc de valeur, à ses yeux, hormis son plaisir ?
Tessa évoluait, depuis l’enfance, au milieu d’aristocrates. Mais les hommes qu’elle avait côtoyés ne
se satisfaisaient pas de leur titre. Leurs ambitions allaient plus loin. Son père, par exemple, militait aux
côtés de William Wilberforce pour l’abolition de l’esclavage. Il avait longuement expliqué à Tessa
pourquoi la traite des êtres humains lui répugnait, et il espérait voir un jour la Chambre des lords voter un
texte abolitionniste.
Stanford Mandeville passait ses journées à diriger un important chantier naval, où l’on construisait
aussi bien des bateaux marchands que des navires de guerre destinés à la Couronne. Il était aussi
passionné par son métier que Jered l’était par la satisfaction de ses plaisirs.
Et il existait bien d’autres hommes, de la même trempe, qui aspiraient à renforcer le prestige de leur
nation et préparaient l’avenir avec toute la force de leurs convictions associée au prestige de leur rang.
Mais Jered Mandeville n’était manifestement pas de ceux-là. Tessa aurait aimé lui demander s’il
poursuivait un autre but, dans la vie, que d’être simplement duc. Mais elle avait très peur de la réponse.
Quand son mari la caressait, elle aurait pu croire que ses doigts charriaient de la lave en fusion. Mais
si son corps était asservi à celui de Jered, son esprit demeurait – hélas ? – totalement libre. Et elle ne
ressentait plus, à présent, que de la désillusion.
Un portrait était plus facile à aimer.
— C’était un piège à ressort, expliqua le comte de Wellbourne. L’intention n’était sans doute pas de
tuer. En d’autres circonstances, j’aurais pu la comprendre. Moi-même, je n’aimerais pas que la sépulture
d’un des miens soit violée par des pilleurs de tombes. Mais il me semble qu’il était possible de recourir
à des dispositifs moins dangereux.
— J’ai fait appeler mon médecin personnel, déclara Jered.
— Ce ne sera pas nécessaire. Ma femme a des opinions très arrêtées en matière de science médicale.
Elle a déjà convoqué un praticien en qui elle a toute confiance.
La nouvelle ne parut pas réjouir Mandeville mais, pour l’heure, Gregory Astley se fichait éperdument
de ce qui pouvait plaire ou non au duc de Kittridge. Depuis qu’un valet avait surgi chez eux pour leur
annoncer que Tessa était souffrante et réclamait sa mère, le comte de Wellbourne vivait une tragédie.
Pour l’heure, il se tenait avec le duc de Kittridge dans le couloir, devant la chambre de Tessa. Helena
était au chevet de sa fille. Quand elle ne pleurait pas, elle bouillait de rage, aussi était-il préférable que
Kittridge ne se trouve pas à sa portée pour le moment. De toute façon, Helena lui aurait probablement
interdit de pénétrer dans la chambre. À un moment donné, Tessa avait ouvert un œil et, découvrant
Kittridge au pied de son lit, elle avait aussitôt détourné la tête et murmuré : « Non », avant de retomber
dans l’inconscience. Ce « non » avait produit l’effet d’une bulle papale ou d’un édit royal. Kittridge
n’était plus le bienvenu auprès de la fille du comte.
— Je veux la voir, insista cependant le duc.
Le comte de Wellbourne s’efforça de rester impassible, pour ne pas montrer à son gendre le dédain
qu’il lui inspirait.
— Je croyais que vous aviez compris qu’elle ne souhaitait pas votre présence.
— Je suis son mari.
— Il est un peu tard pour revendiquer des privilèges matrimoniaux, Kittridge. Que diable faisait ma
fille dans ce cimetière, en pleine nuit ? Elle aurait dû être chez elle, en sécurité, ou alors dans une
quelconque réception. En aucun cas elle n’aurait dû se trouver à la merci d’un piège à ressort disposé
près d’une tombe toute fraîche. Expliquez-moi pourquoi elle était là, Kittridge. Si je juge votre
explication satisfaisante, j’accepterai peut-être de plaider votre cause auprès de mon épouse.
Gregory Astley n’était manifestement pas le seul à vouloir se contrôler. Le regard de Kittridge était
glacial mais, pour le reste, son visage ne trahissait aucune émotion particulière. Pas même de la
compassion. Encore moins du remords.
Et, bien sûr, aucun mot ne sortit de sa bouche.
C’était aussi bien ainsi, se dit Gregory. Car il ne se voyait pas demander à Helena d’autoriser
Kittridge à entrer dans la chambre. Aucune explication ne pouvait justifier ce qui s’était passé. Rien de ce
qu’aurait pu dire Kittridge ne l’aurait convaincu qu’il n’avait pas sa part de responsabilité dans cette
histoire.
Un piège à ressort ! Ma propre fille ! Lorsqu’il était arrivé, Tessa était d’une pâleur terrifiante,
comme si tout le sang contenu dans ses veines s’était répandu sur sa robe. Pour la première fois de sa vie,
Gregory avait eu envie de tendre son poing vers le ciel, pour crier sa rage contre Dieu en personne. Sa
fille chérie. Sa Tessa, avec sa bonne humeur, son intelligence, son sourire, ses beaux yeux bruns pailletés
d’or. Quand elle était petite fille, elle avait l’habitude de venir dans la bibliothèque et de s’accroupir
sous le bureau pendant qu’il travaillait. Elle restait silencieuse, attendant qu’il s’aperçoive de sa
présence. En réalité, il la repérait dès l’instant où elle poussait discrètement la porte, mais il faisait
semblant de ne pas la voir et, à bout de patience, Tessa finissait par tirer sur son pantalon. Il reposait
alors sa plume et prenait la fillette sur ses genoux, le temps de lui raconter une histoire, jusqu’à ce qu’elle
s’endorme dans ses bras.
Des années plus tard, devenue grande, elle lui avait dit, avec un grand sourire, que oui, elle désirait
épouser Jered Mandeville. Quel père aurait pu dire non à une telle fille ?
Mais Gregory se demandait à présent si, en donnant son accord à cette union, il n’avait pas porté
gravement préjudice à sa fille. Au point même de mettre sa vie en danger.
Gendre et beau-père se tenaient côte à côte, figés dans une politesse qui s’effilochait à mesure que les
minutes passaient. Finalement, Gregory se laissa choir dans l’un des fauteuils apportés par les
domestiques. Kittridge resta debout. Il regardait le plafond.
À moins qu’il ne s’adressât au Ciel ?
Gregory en doutait fort.
Seul le hasard avait permis au cocher de Jered de retrouver Tessa. Ayant perdu la trace de la jeune
femme, Jered avait demandé à son cocher de l’aider dans ses recherches. Maître et domestique s’étaient
séparés, chacun inspectant des rues différentes. Et, juste au moment où Jered se résignait à rentrer
bredouille, il avait entendu son cocher crier. Il avait couru à toutes jambes, la panique au ventre,
s’orientant à l’oreille. Arrivé sur place, il avait aussitôt compris pourquoi la voix de son cocher avait
résonné d’horreur.
Tessa était couverte de sang. Son sang.
Sur le coup, Jered l’avait crue morte. Puis elle avait gémi – un gémissement si faible que le cœur de
Jered avait failli cesser de battre. Et, dans un souffle, elle avait appelé sa mère au secours. Sa mère. Pas
lui.
Bah ! Qu’espérais-tu, mon pauvre Jered ? N’était-ce pas ce que tu voulais, au fond ? Et même ce
que tu avais soigneusement planifié ? Il avait décidé, le jour de leur mariage, de s’interdire toute
émotion et de tenir son épouse à distance. La place de sa femme était à Kittridge, dans l’isolement et le
silence.
Mais il la trouvait un peu trop silencieuse, à présent. Lorsqu’elle avait repris brièvement conscience,
Tessa n’avait prononcé qu’un mot à son intention. Et ce mot avait été « non ». Un « non » ferme. De
manière totalement absurde, Jered s’était senti trahi en l’entendant. Tout à coup, il n’était plus le bienvenu
sous son propre toit.
Il avait passé la soirée et la nuit à humilier son épouse. Elle avait encaissé l’épreuve avec une dignité
qui n’avait pas manqué de l’impressionner – et de lui faire honte, également. Pour finir, elle avait réagi
exactement comme il l’avait souhaité. Elle l’avait rejeté.
Pourtant, ce « non » continuait à l’obséder.
Son beau-père le regardait avec des yeux incendiaires et semblait plus désireux de le frapper que de
lui faire la conversation. C’était aussi bien ainsi, car Jered ne savait pas ce qu’il aurait pu lui dire. Il
n’osait imaginer la réaction de Gregory Astley s’il lui avouait la vérité. D’ailleurs, la vérité était-elle
avouable ?
Jered leva les yeux au plafond, contemplant d’un œil distrait la verrière peinte représentant Gaïa,
fille de Chaos et mère nourricière de la Terre. Les jours de grand soleil, le bleu et le vert de la fresque
vibraient avec éclat. Mais, dans la lueur grisâtre de l’aube, la scène mythologique semblait comme
éteinte.
Un bruit de pas précéda, de peu, l’apparition d’un homme trapu et moustachu en haut des marches. Le
majordome de Jered l’accompagnait. Gregory Astley se leva pour accueillir le nouveau venu et lui serrer
la main. Puis il poussa la porte de la chambre de Tessa pour permettre à l’homme d’entrer. Il le suivit à
l’intérieur et referma le battant au nez de Jered.
Peter Lanterly se pencha sur Tessa et plaqua de nouveau l’appareil qu’il appelait son cylindre sur la
poitrine de la jeune femme. Le cylindre en question était un morceau de bois d’une trentaine de
centimètres de long et de cinq centimètres de diamètre. « Ce dispositif permet d’écouter plus
distinctement les battements du cœur qu’en collant simplement son oreille sur la poitrine », avait-il
expliqué à Gregory.
Il contourna le lit, pour se pencher sur l’autre côté de sa patiente.
— Sa blessure ne saigne plus, dit-il, mais le fait qu’elle ait du sang sur les lèvres est mauvais signe.
Sa respiration est à peine audible. En revanche, je perçois un bruit de percussion très inquiétant.
— Que diable cela signifie-t-il ? demanda Gregory à Helena.
Peter Lanterly se tourna vers lui.
— Cela veut dire, monsieur, que j’ai bien peur que l’un des poumons de votre fille n’ait été perforé.
Devant les regards angoissés des parents de la blessée, il ajouta :
— Il est possible d’intervenir, mais l’opération comporte des risques.
— Quels risques ? demanda Helena.
Elle étreignait la main de Gregory, mais son regard restait rivé sur Tessa.
— Il est possible que du pus se loge dans la plèvre, ce qui entraînerait une péripneumonie qui
pourrait s’avérer fatale.
— Je ne comprends rien à ce qu’il raconte, marmonna Gregory.
— Pardonnez-moi, monsieur, j’oublie parfois d’être clair, reprit Peter Lanterly. Je voulais
simplement dire qu’une infection pourrait se déclarer. C’est une hypothèse à prendre en considération.
— Quelles sont les autres options ? demanda Gregory.
— Je crains qu’il n’y en ait pas. Votre fille ne pourra pas survivre avec un poumon perforé. Il faut
opérer, même si l’opération risque de lui coûter la vie.
— Nous n’avons pas le choix, dans ce cas, murmura Helena, le dos raide.
L’opération commença quelques minutes plus tard. Le lit fut entouré de bougies. Des domestiques
glissèrent une pile de draps propres sous le côté droit de Tessa, à la fois pour la surélever et pour
étancher le sang qui jaillirait dès que le Dr Lanterly pratiquerait son incision.
Le médecin détaillait avec une telle précision ce qu’il allait faire qu’à deux reprises Helena fut tentée
de lui demander de se taire. Mais il avait insisté pour que personne ne parle ni ne pose la moindre
question une fois qu’il aurait commencé à opérer, pour ne pas le déranger dans sa concentration. La vie
de Tessa était en jeu.
Une plume, assez semblable à celles dont Helena et Gregory se servaient pour leur correspondance,
serait insérée dans le poumon de la patiente pour servir de drain. La jeune femme, fort heureusement,
n’avait toujours pas repris conscience. Elle ne souffrirait donc ni de l’incision ni de l’insertion de la
plume.
Helena aurait voulu croire aux pouvoirs magiques de la médecine. Ou alors aux miracles. Elle
s’agrippait aux montants du lit, effondrée de voir sa fille si pâle et si immobile.
Pourquoi ai-je six frères, mère ? Les garçons font toujours du bruit. J’aurais préféré avoir des
sœurs !
Mère, ne trouvez-vous pas les roses superbes, ce printemps ? Nous devrions en baptiser une
variété en votre honneur. Leur feuillage tendre est du même vert que vos yeux.
Ô mon Dieu. Helena, sentant sa gorge se serrer, se mordit la lèvre. Elle se concentrait tellement pour
ne pas pleurer qu’elle n’eut même pas conscience que Gregory l’enlaçait.
— Tout va bien se passer, chérie, assura-t-il.
Helena abandonna sa tête sur l’épaule de son mari.
— Redis-le-moi, s’il te plaît.
— Comment va-t-elle ?
Peter Lanterly referma la porte de la chambre derrière lui, redescendit ses manches de chemise et
reboutonna ses poignets.
— Vous êtes Kittridge ?
Aucune servilité ne perçait dans sa voix.
— Oui.
Le ton de Jered n’était en rien chaleureux.
— Les parents de ma patiente m’ont demandé de ne pas communiquer avec vous, monsieur. Si vous
souhaitez vous informer de son état, je vous suggère de vous adresser directement à eux.
— Survivra-t-elle ? insista Jered.
Le médecin lui opposa un silence obstiné. Jered aurait voulu le prendre par la peau du cou pour le
jeter hors de la maison. Mais il ne pouvait pas se le permettre. La vie de Tessa dépendait de ce petit
homme moustachu.
— Nous parlons de ma femme, ajouta-t-il finalement.
Un petit sourire ironique souleva légèrement la moustache du médecin. De toute évidence, Peter
Lanterly se souciait comme d’une guigne des desiderata de son interlocuteur, duc ou pas duc, mari ou pas
mari.
— Les parents de ma patiente n’ont que son bien-être à l’esprit, répliqua-t-il. Et ce bien-être ne passe
pas par vous, Votre Grâce.
Là-dessus, il sourit de nouveau et descendit l’escalier.
24
La décision fut prise d’éloigner Tessa de Londres. Peter Lanterly avait fait valoir que la poussière,
les miasmes, le bruit, sans parler de l’agitation de la ville, nuiraient à sa guérison. Mais la discussion fut
longue, avant qu’on ne décide d’envoyer la jeune femme à Kittridge. Helena aurait préféré ramener sa
fille à Dorset House, mais elle avait fini par reconnaître que la maison était, elle aussi, un peu trop
bruyante, même avec les trois aînés à l’école. Finalement, Helena s’en remit à Gregory, et tous deux
convinrent qu’ils étaient de toute façon impuissants face à la loi.
Tessa étant l’épouse de Jered, il pouvait réclamer sa présence à ses côtés. Et même l’ordonner.
Cependant, il ne fut à aucun moment consulté. On ne l’informa même pas que sa femme partirait pour
Kittridge. Quand Tessa fut installée dans une voiture spécialement aménagée pour qu’elle puisse rester
allongée, Jered ne fit aucun commentaire. Helena en conclut qu’ils avaient pris la bonne décision.
Elle était résolue à rester au chevet de sa fille aussi longtemps qu’il le faudrait. Elle était même prête
à faire venir leurs trois derniers garçons à Kittridge, en attendant que Tessa guérisse. Quand elle
l’annonça à Gregory, celui-ci s’esclaffa, et ce fut sans doute la première fois, depuis deux semaines,
qu’ils s’accordaient un moment de détente.
Heureusement, l’état de leur fille s’améliorait. Les plaies de Tessa – sa blessure occasionnée par le
piège, et l’incision pratiquée pendant l’opération – cicatrisaient convenablement. Helena suivait
scrupuleusement les indications de Peter Lanterly et changeait les pansements de sa fille deux fois par
jour, après avoir nettoyé les plaies avec une mixture qui dégageait une odeur surette. Elle préparait
également d’étranges emplâtres, à base d’ingrédients en apparence farfelus, sans poser la moindre
question. Elle était devenue une inconditionnelle du jeune médecin depuis qu’elle avait entendu parler de
ses succès, et il n’était pas question qu’elle change maintenant d’avis à son sujet.
Tessa survivait, et c’était l’essentiel. Chaque nouvelle journée qui passait allégeait un peu le poids
qui oppressait la poitrine d’Helena.
La jeune femme, cependant, resta dans un état végétatif jusqu’au début de la troisième semaine. Elle
dormait sans discontinuer mais, Dieu merci, elle n’avait pas de fièvre, et ses parents en rendaient grâce
au jeune médecin. En réalité, comme ils l’apprirent plus tard, Peter Lanterly avait simplement eu
beaucoup de chance avec Tessa. Plusieurs autres de ses patients n’avaient pas connu un sort aussi
heureux.
La nuit était presque tombée et, une à une, les fenêtres des maisons qui bordaient le square
s’éclairaient, perçant l’obscurité. Bientôt, les lampadaires s’allumeraient à leur tour, puis les veilleurs de
nuit commenceraient leur ronde dans le quartier. Mais la ville ne s’arrêterait pas de tourner. Même au
cœur de la nuit, des voitures continueraient à sillonner les rues.
Au milieu de toute cette agitation, la maison de Jered avait des allures de sépulcre. Pas de bruits de
pas. Pas de rires qui résonnaient dans les couloirs. Pas non plus d’échos de voix. Même les domestiques
étaient partis pour Kittridge – du moins, la plus grande partie d’entre eux. Si Jered voulait se convaincre
qu’une quelconque vie pouvait parcourir ces murs, il était obligé, désormais, de faire appel à ses
souvenirs.
Il tenait une lettre à la main. Elle lui avait été apportée plus tôt dans l’après-midi, et il ne l’avait pas
lâchée depuis. Mais il s’était contenté d’en briser le sceau de cire, sans l’ouvrir et encore moins la lire.
Car il n’était pas certain d’avoir envie de savoir ce qu’elle contenait – plus exactement, il redoutait une
mauvaise nouvelle.
Cela faisait maintenant plus de deux heures qu’il arpentait sa maison en tous sens, dans l’espoir de se
donner du courage. Il s’arrêta un moment devant le piano et se souvint que Tessa lui avait expliqué
qu’elle détestait chanter, car sa voix, disait-elle, se situait quelque part entre le couinement et le
croassement. Même absente, son épouse réussissait à le faire sourire.
Puis il traversa les cuisines, ignorant les interrogations muettes de la cuisinière et de ses aides, et
sortit dans la petite cour qui séparait la maison des écuries. Un autre souvenir l’assaillit alors : celui de
la nuit où il s’était amusé à attaquer une diligence.
Le bonheur m’aurait-il déserté ?
Mais il réalisait à présent que ces moments d’excitation n’avaient été que des ersatz de bonheur. Des
stratagèmes destinés à rendre sa vie plus amusante.
Il finit par rentrer à l’intérieur, gravit rapidement l’escalier et rejoignit ses appartements, avant de
pousser la porte qui permettait d’accéder à ceux de Tessa. Sa chambre, tendue de damas rose, sentait
encore son odeur. Ce n’était guère étonnant : Tessa y était restée plusieurs semaines alitée, sans ouvrir les
yeux une seule fois – il le tenait de Mary, qui s’était occupée de la belle-mère de Jered avec le même
dévouement qu’Helena s’était occupée de sa fille.
Jered sentit sa poitrine se serrer.
Il avait assisté, impuissant et silencieux, au départ de la jeune femme. Deux valets l’avaient
descendue sur une civière, avant de l’installer dans la voiture aménagée spécialement pour la recevoir.
Tessa, toujours très pâle, ne s’était même pas réveillée.
Dieu avait-il consenti à entendre ses prières ? se demandait Jered.
Ouvre donc cette lettre, espèce de lâche. Ouvre-la.
Il se répéta plusieurs fois cette injonction, avant de trouver enfin le courage de déplier la lettre – et ce
geste lui fut aussi douloureux que s’il avait un poignard planté en pleine poitrine.
Elle vivra.
Deux mots, seulement. Des images de Tessa défilèrent devant ses yeux. Tessa s’agrippant aux
colonnes de son lit à baldaquin, ses cheveux défaits cascadant dans son dos, un sourire flottant sur ses
lèvres. Tessa le regardant avec ses grands yeux d’enfant innocente. Sauf que ce n’était pas une enfant qui
s’était plusieurs fois collée à lui dans son sommeil et s’était abandonnée à leurs étreintes. Son sourire,
quand elle jouissait, était d’une telle pureté que Jered avait parfois honte de lui-même.
Il reporta ses yeux sur la lettre.
Elle vivra.
Il froissa la lettre de sa belle-mère dans son poing. Oui, elle vivrait. Les anges avaient fini par avoir
pitié.
25
Parfois, il lui semblait voir à travers une sorte de brouillard, comme si l’air était peuplé d’une
myriade de particules de poussière ou de rosée. C’était un phénomène que Tessa constatait
principalement à l’aube ou, comme maintenant, au crépuscule.
Les pelouses du parc, couvertes de givre, miroitaient sous les rayons du soleil couchant. Les collines
environnant Kittridge ondulaient à l’horizon, dans trois nuances de vert différentes.
La silhouette de la gloriette se détachait derrière un bosquet. Durant l’horrible semaine qui avait suivi
son mariage, Tessa s’y était réfugiée plusieurs fois. Quelqu’un lui avait raconté que cette gloriette avait
été dessinée par un architecte renommé. C’était une construction légère, mais qui restait toujours fraîche
l’été et qui embaumait grâce à la proximité de la roseraie. La gloriette était vite devenue l’endroit préféré
de Tessa, à Kittridge. Elle était sûre d’y trouver l’intimité nécessaire pour réfléchir en paix. Là, au moins,
les invités de Jered ne venaient pas la déranger. Tessa s’y était toujours rendue avec un livre : un volume
des œuvres complètes de Voltaire, un recueil de poèmes, un roman de Fielding… Mais, la plupart du
temps, elle avait très vite renoncé à sa lecture pour laisser son esprit vagabonder. Ses pensées, chaque
fois, l’avaient ramenée à son mari absent. Un peu comme en ce moment, en fait.
Tessa avait aussi souvent pleuré, dans la gloriette. Elle avait pleuré sur cet amour qu’elle avait perdu
avant d’avoir pu le connaître.
Il y avait d’autres endroits agréables, à Kittridge. Et certains qui l’étaient beaucoup moins. Tessa se
demandait si sa mère avait ressenti la même chose en arrivant à Dorset House après son mariage – mais
elle n’avait pas osé le lui demander. Avait-elle détesté sa nouvelle demeure ou l’avait-elle adorée tout de
suite ? Ou bien, comme Tessa, avait-elle éprouvé des sentiments contradictoires ?
La maison, en soi, n’était pas à blâmer. Une maison ne fabriquait pas de souvenirs : elle se contentait
de les héberger. Les souvenirs étaient l’œuvre de ceux qui l’habitaient.
Tessa n’avait pas prononcé une seule fois le nom de son mari depuis son retour à Kittridge. Et tout le
monde prenait soin de ne jamais le mentionner devant elle, comme s’il en allait de sa guérison.
Jered.
Elle ne le formulait pas à haute voix, mais elle le disait en esprit.
Bizarrement, elle était incapable de se rappeler comment, exactement, elle avait été blessée. En
revanche, elle se souvenait parfaitement de la soirée, jusqu’à l’instant fatal où elle avait posé le pied sur
le ressort qui avait activé le piège. Elle aurait pourtant préféré que ces détails aient disparu, eux aussi,
dans les limbes de sa mémoire.
Si Jered lui avait écrit, elle l’ignorait. Et s’il était venu lui rendre visite, il n’avait pas franchi la
porte de sa chambre. Peut-être même se trouvait-il en ce moment à Kittridge, sans qu’elle le sache : ses
parents la protégeaient férocement. Cependant, elle doutait fort que son mari fût ici. Probablement l’avait-
il chassée de son esprit aussitôt après qu’elle avait quitté Londres.
La jeune femme jeta un regard au portrait accroché dans son boudoir. La porte n’étant pas fermée, elle
pouvait le voir depuis la chambre. Helena n’avait pas dû le remarquer, sinon elle aurait fermé le battant
ou, pire, fait décrocher le tableau, pour s’assurer que sa fille ne l’ait plus sous les yeux. Bien qu’Helena
n’ait jamais abordé le sujet de vive voix, Tessa percevait très bien l’hostilité de sa mère envers Jered.
Malgré les non-dits, cette réprobation flottait en permanence dans l’air.
Tessa s’attarda sur le portrait, presque aussi grand que son modèle. L’héritage écossais de Jered se
devinait à ses cheveux très noirs et à ce sourire un peu ironique dont Stanford Mandeville affirmait qu’il
le tenait de sa mère. Mais Jered n’avait jamais parlé de sa famille à Tessa, ni de sa mère, ni de son père,
ni même de sa sœur, qui avait pourtant assisté à leur mariage.
Avant de l’épouser, Tessa croyait connaître Jered – une illusion née des heures passées à contempler
son portrait. Cependant, cette familiarité avec son image ne l’avait pas préparée à sa présence physique.
À la vulnérabilité qu’elle ressentait, par exemple, sous son regard.
Tessa détourna les yeux du tableau et se renferma sur elle-même, pour ne pas se laisser submerger
par ses émotions. Elle venait de comprendre, tout à coup, qu’elle n’avait toujours pas perdu son
innocence – du moins, pas jusqu’à aujourd’hui. Elle s’était trompée en imaginant qu’elle avait volé en
éclats lors de leur nuit de noces, quand Jered l’avait déflorée pour faire d’elle une vraie femme. Et elle
ne l’avait pas davantage perdue les nuits suivantes, dans ces étreintes où Jered semblait s’abandonner à la
passion. Non, elle n’avait perdu ni son innocence ni ses illusions.
Mais elle comprenait à présent, avec une acuité douloureuse, que quoi qu’il pût arriver, Jered ne
l’aimerait jamais.
26
Le garçonnet s’immobilisa au milieu du couloir et le regarda comme s’il lui avait poussé une
deuxième tête. Pendant quelques instants, ce fut un combat de volontés, celle de l’adulte contre celle de
l’enfant. Et Jered crut bien qu’il allait perdre la partie. Mais le garçonnet finit par baisser les yeux et se
pencha pour ramasser sa balle, qu’il serra bien fort dans ses mains. Redoutait-il de se la faire voler ?
— Tu ne devrais pas jouer ici, tu pourrais briser des objets, lui dit Jered sans réfléchir, ce qui lui
donna soudain l’impression d’être habité par le fantôme de son père. Des objets de valeur, précisa-t-il
encore, chagriné de se voir ainsi rattrapé par le sérieux des grandes personnes.
N’avait-il pas ressemblé, autrefois, à ce jeune garçon ? Jered aurait voulu lui arracher sa balle des
mains et la lancer dans la première fenêtre venue, juste pour se prouver qu’il ne s’était pas complètement
coulé dans la peau de son père.
Mais il n’en fit rien.
— Je garde ma sœur, expliqua le garçon, au lieu de répliquer quelque effronterie, comme l’aurait fait
Jered à son âge.
Non, peut-être pas. À cet âge-là, il était heureux, encore. Sa colère était venue plus tard, alors qu’il
était presque un homme.
En revanche, la détermination du garçonnet lui rappelait la sienne. Il pinçait les lèvres, et ses yeux
bleus n’avaient rien d’amical. Mais il était aussi blond que Jered était brun.
— Tu dois être Harry, devina-t-il, tandis que le jeune garçon continuait à le dévisager. Tu as toujours
ton chien ? ajouta-t-il, dans l’espoir de l’amadouer.
— Il est mort.
Raté.
— Pourquoi gardes-tu ta sœur ?
— Pour la protéger, répliqua l’enfant sans hésiter, avec une grimace – de dédain ?
Jered aurait dû s’y attendre. La maison étant envahie par les Astley, il ne serait plus le bienvenu chez
lui. Il venait à peine d’arriver, mais cette hostilité le fatiguait déjà.
— Où est Tessa ? demanda-t-il.
Il avait commencé par se rendre dans les appartements de sa femme : elle ne s’y trouvait pas. Et il
régnait dans sa chambre un silence pesant, qui lui avait rappelé l’atmosphère de la maison après la mort
de sa mère.
— Où est ma femme ? insista Jered.
Harry prit un air mutin et ne répondit pas.
— En tout cas, elle n’est visiblement pas dans ce couloir, reprit Jered. Si tu prétends la garder, tu t’y
prends très mal.
— Vous n’avez pas honte, Kittridge, de parler ainsi à un gamin de huit ans ? intervint Gregory Astley,
qui venait de surgir sur le palier, comme mû par un instinct paternel l’avertissant que son fils était en
danger.
Et ce n’était pas complètement faux, du reste. Jered était tellement irrité qu’il aurait volontiers plaqué
Harry contre le mur. S’il s’en abstenait, c’était surtout parce qu’il était convaincu que le garçonnet
n’hésiterait pas à le mordre.
Wellbourne se trompait s’il pensait que son fils n’aurait pas su se défendre. Comment expliquer que
le comte ait produit des enfants avec autant de caractère ? Était-ce dû à une particularité de l’eau qu’on
buvait à Dorset House ? Si les cinq autres rejetons Wellbourne ressemblaient à Harry et à Tessa, Jered
prédisait une vieillesse agitée à leurs géniteurs.
— Où est Tessa ? demanda-t-il une nouvelle fois, et s’attendant, une fois encore, à se voir opposer un
silence accusateur.
— Dans le jardin d’hiver, répondit Gregory, à sa grande surprise.
Et il ajouta, ce qui l’étonna plus encore :
— Je crois qu’elle a hâte de vous parler.
— Bonjour, Tessa.
Son épouse était vêtue très simplement, d’un peignoir vert brodé qui semblait tout droit sorti d’un
atelier parisien. La coupe du vêtement, bien que large, ne laissait planer aucun doute sur le sexe de la
personne qui le portait – en l’occurrence, une femme aux courbes généreuses.
Le fauteuil sur lequel elle était assise devait être neuf, car Jered ne se rappelait pas l’avoir jamais vu
dans la maison. La posture de Tessa évoquait quelque patricienne romaine alanguie sur une chaise longue,
mais la couverture jetée sur ses genoux trahissait le caractère anglais et hivernal de la scène.
Elle salua Jered d’un simple hochement de tête, glacial. Jered comprit alors pourquoi Gregory n’avait
pas hésité à lui dire où se trouvait sa fille. Tessa n’était plus aussi souffrante, et elle ne serait pas encline
à se répandre en larmes et en gémissements.
Que dois-je dire ? se demanda Jered. Comment vas-tu ?
Un peu court, peut-être, après des semaines de silence. Cependant, rien d’autre ne lui venait à
l’esprit.
— Comment vas-tu ?
Un petit sourire amusé joua sur les lèvres de la jeune femme. Jered se sentit vaguement honteux.
— Bien, répondit-elle d’un ton neutre.
Avait-elle répété, pour jouer aussi parfaitement l’indifférence ?
— Bien ?
— Oui, assura-t-elle, avec le même petit sourire.
— Tu es encore très pâle.
— Ce n’est guère étonnant, avec tout le sang que j’ai perdu.
— Ce qui t’est arrivé était stupide.
— Oui.
— Tu es sûre que ça va bien ?
— Très bien.
Et toujours ce petit sourire, qui ne quittait pas ses lèvres.
— Excepté ta pâleur, tu as bonne mine, en effet.
Elle était parfaitement immobile. Le seul signe de vie provenait de sa respiration, qui soulevait sa
poitrine à intervalles réguliers. Ça, et son sourire. En revanche, son regard demeurait vide.
— Moi aussi, je vais bien, ajouta Jered.
Elle inclina légèrement la tête, avec une raideur presque cadavérique, mais sans se départir de son
sourire.
— Maintenant que je sais que tu vas bien, je crois que plus rien ne me retient ici. Je vais rentrer à
Londres, ajouta encore Jered, avec un claquement de ses gants, qu’il tenait à la main, contre sa cuisse.
Au moins, il y avait quelqu’un de vivant, dans cette pièce.
Elle ne répondit rien.
— Votre départ sera le bienvenu, dit une voix féminine.
Jered se retourna. Helena Astley le toisait avec le même regard dédaigneux qu’Harry. Nul besoin
d’être grand clerc pour deviner que Gregory était le politicien de la famille : il savait mieux dissimuler
son antipathie.
— Retournez à Londres, Kittridge, ajouta-t-elle.
— Merci de l’hospitalité, ironisa Jered, qui sentait son irritation revenir. Vous êtes trop aimable.
— Je ne cherche pas à être aimable, et vous le savez très bien. Plus vite vous partirez, plus vite ma
fille pourra se remettre de votre visite.
Jered se retourna vers sa femme. Elle lui souriait toujours mais, cette fois, une émotion semblait
affleurer dans ses yeux.
— Je crois que mon épouse n’aura aucune peine à se remettre de ma visite. Elle me semble en grande
forme, à la vérité.
Le regard de Tessa s’assombrit. L’avait-il mise en colère ? Tant mieux. Une réaction, n’importe
laquelle, était préférable à cette apathie glaciale qu’elle lui témoignait depuis son arrivée.
— En grande forme, Kittridge ? se récria Helena. Ma fille a failli mourir !
S’imaginait-elle qu’il avait pu oublier le drame ? La robe de Tessa tout ensanglantée ? Ses semaines
de sommeil prolongé ?
Jered reporta son attention sur sa belle-mère.
— Franchement, madame ! répliqua-t-il, prenant sur lui pour ne pas hurler.
Helena ne se laissa pas intimider et soutint son regard. Elle paraissait tout aussi furieuse que lui.
Elle rejoignit sa fille et écarta les pans de son peignoir. Tessa voulut protester, mais Helena insista.
Désirait-elle choquer Jered ?
Elle y réussit, en tout cas.
— Qu’en dites-vous ?
Jered avait gardé le souvenir de la peau si parfaite de Tessa, à la couleur proche de l’ivoire. Helena
avait découvert l’un de ses seins, qu’il avait tant aimé caresser et lécher. Une cicatrice horrible, d’un
rouge sanguinolent, le zébrait en partie.
— Et il y en a une autre plus bas, Kittridge, précisa Helena. Là où le médecin a dû inciser pour
insuffler de l’air dans ses poumons, afin qu’elle puisse survivre. Direz-vous toujours, maintenant, que ma
fille est en grande forme ?
Jered serrait ses gants avec force, comme si c’était la gorge de sa belle-mère qu’il tenait entre ses
mains.
Il s’inclina poliment, mais avec la même froideur qu’il avait lue, un peu plus tôt, dans les yeux de
Tessa. Et, là-dessus, il quitta la pièce sans rien ajouter.
Il éprouvait un impérieux besoin de s’échapper.
Jered aimait sa maison, l’histoire qu’elle incarnait, sa magnificence, de même qu’il aimait l’idée
d’incarner la dixième génération des Mandeville. Il était fier de pouvoir dire que le premier duc de la
lignée avait été anobli, il y avait très longtemps de cela, pour ses exploits sur les champs de bataille.
Le château comptait plus de trois cents fenêtres. Une bonne centaine d’entre elles étaient visibles
depuis l’allée principale, qui contournait la rivière Nye avant de conduire à la bâtisse. Jered prenait
toujours un grand plaisir à chevaucher sur cette route. Et chacune de ses absences le rendait un peu plus
conscient, lorsqu’il revenait à Kittridge, de la beauté de cette imposante demeure en pierre de taille, qui
appartenait depuis si longtemps à sa famille.
La Nye longeait le rempart sud, prodiguant ainsi de l’eau même en cas de siège. Deux tourelles
défensives subsistaient encore, flanquant l’entrée de l’avant-cour. Partout où Jered portait le regard, il
pouvait voir les marques laissées par l’histoire dans la pierre. La construction témoignait d’une certitude
tranquille : ce qui avait existé hier serait encore là demain.
Mais Jered était loin d’éprouver la même tranquillité. Il se sentait mal à l’aise dans son corps,
comme s’il était resté trop longtemps sans prendre de bain. Même son cœur ne semblait plus totalement
lui appartenir. C’était du reste une sensation très étrange, de se sentir ainsi à la fois soi-même et
quelqu’un d’autre.
Son cheval, à peine sorti des écuries, était tout frais et avide de galoper. Jered lui lâcha la bride dès
qu’ils chevauchèrent à travers les prairies recouvertes de givre.
Un souvenir douloureux lui revint tout à coup en mémoire. Sa mère, riant à ses côtés, ses cheveux
flottant au vent.
Jered aimait faire la course avec elle, même s’il perdait souvent – elle refusait de le laisser gagner,
affirmant qu’une honnête défaite valait mieux qu’une victoire obtenue en trichant.
— Plus vite, Jered ! le taquinait-elle.
Jered s’arrêta en haut de la colline. Depuis combien de temps n’avait-il plus entendu cette voix ? Sa
mère n’était plus qu’un fantôme, qui revenait parfois visiter ses songes.
Mais il n’avait plus non plus quatorze ans, et il préférait ne pas s’appesantir inutilement sur ses
souvenirs.
Il contempla sa demeure, qui flamboyait dans le soleil couchant. Une pure merveille.
Les yeux de Tessa avaient le même éclat, avant le drame. Mais de cela non plus, il préférait ne pas
trop se souvenir. L’image de la jeune femme gisant dans sa robe couverte de sang ne cessait de le hanter.
Tessa avait bien failli mourir.
Jered renifla. Ses yeux le piquaient. À cause du vent, probablement. Il s’essuya machinalement les
joues, d’un revers de sa main gantée, et fut surpris de voir que son gant était mouillé.
Il se pencha sur son cheval et l’éperonna d’un coup de talon dans les flancs. Le terrain était accidenté.
Des terriers de lapins pouvaient se cacher dans les herbes. Le givre, par endroits, était glissant comme de
la glace. Mais au diable la prudence. Il voulait galoper à perdre haleine.
Pour fuir ses souvenirs.
27
— J’ai un cadeau pour toi, qui t’attend là-haut, dans ton lit, annonça Adrian. Une variété exotique. On
raconte qu’elle fait des merveilles avec sa bouche.
Jered se contenta de sourire.
Adrian soupira.
— J’en déduis que tu la renverras dans ses foyers sans avoir profité de ses talents. Tu es devenu d’un
ennui, depuis une semaine !
Il se releva, se dirigea vers la table à liqueurs et s’empara de la carafe de brandy pour se resservir,
avant d’ajouter :
— Voilà huit jours que tu n’as pas couché avec une femme, Jered. Et tu as passé le plus clair de la
soirée à regarder dans le vide, comme si tu t’attendais à voir surgir je ne sais quel spectre. Tu devrais
profiter de mon cadeau. Elle n’est pas donnée, figure-toi.
— Rien de ce qui a de la valeur n’est gratuit, Adrian.
Adrian retourna à son siège.
— Grands dieux ! On croirait entendre un prêche à l’église !
— Non. Je parlais simplement d’expérience.
— Que t’arrive-t-il, Jered ? Je ne te reconnais plus.
— Crois-tu à la morale, Adrian ?
— La morale ? Je n’aspire pas particulièrement au paradis mais, de toute façon, je ne pense pas être
jamais puni pour mes péchés, si c’est le sens de ta question. Quoi qu’en disent mes vertueux parents.
— Tu n’as pas répondu à ma question. Crois-tu à la morale ? Penses-tu qu’il est plus facile de faire le
mal inconsciemment que de faire le bien consciemment ?
— Tes lectures te perdront, Jered. D’où tires-tu cela ?
— D’une récente conversation avec mon oncle.
— Ton oncle réfléchit trop. Et tu as tendance à l’imiter.
Jered sourit à son verre de brandy.
— C’est à cause de ta femme, n’est-ce pas ? devina Adrian. Ta conscience te tourmente ? Tu aurais
dû me laisser y goûter, Jered. Nous l’aurions notée chacun de notre côté et, crois-moi, ton romantisme en
aurait pris un coup.
Adrian avait à peine terminé sa phrase qu’il fut soulevé de son fauteuil et se retrouva plaqué contre le
mur, serré à la gorge par Jered.
— Ne reparle jamais de la duchesse de Kittridge de cette façon, Adrian, lui souffla Jered, à quelques
centimètres de sa bouche. Sinon, je n’hésiterai pas à t’étrangler. C’est bien compris ?
Adrian, une lueur de panique dans le regard, s’empressa de hocher la tête.
Jered le relâcha.
— Et maintenant, sors de chez moi ! lui cria-t-il.
Il partit lui-même vers la porte et quitta la pièce sans un regard en arrière. Dans la rage où il était, il
préférait s’éloigner d’Adrian au plus vite, pour ne pas risquer d’attenter à sa vie.
Il renvoya la prostituée, avec une certaine satisfaction de n’éprouver aucun regret de ne pas goûter à
ses charmes. La pulpeuse créature accepta sans broncher la poignée de pièces que lui offrit Jered pour la
dédommager.
L’ironie voulait qu’il n’ait pas trompé une seule fois sa femme depuis leur mariage. Et c’était moins
par choix que par la force des circonstances, Tessa s’étant ingéniée à le suivre partout. Mais un autre
facteur avait contribué à sa fidélité : son épouse le satisfaisait pleinement sur le plan charnel. Éros
n’aurait pas pu être plus heureux.
Un jour, Tessa lui avait lancé un vase à la tête, parce qu’elle s’était convaincue qu’il lui était infidèle.
Elle aurait sans nul doute été surprise – et amusée – de savoir qu’en réalité il ne désirait pas d’autre
femme qu’elle.
Cette idée, du reste, le perturbait beaucoup. Sa vie s’était retrouvée bouleversée sans qu’il ait eu son
mot à dire. Les divertissements qu’il avait si longtemps prisés l’ennuyaient, à présent. Tessa avait-elle
raison ? S’était-il fourvoyé tout ce temps ? Avait-il encombré son existence de futilités pour combler un
grand vide intérieur ?
Depuis le jour de leur mariage, la jeune femme n’avait pas cessé de l’irriter, de le provoquer, mais
aussi de le décontenancer et de le questionner. À cause d’elle, Jered s’était replongé dans ses souvenirs,
si bien que Tessa n’était plus la seule, désormais, à occuper ses pensées. Sa mère, avec ses cheveux
auburn, ses yeux verts et ses grands sourires, y avait retrouvé une place de choix. Et même Susan, la
petite Susie, qui tirait toujours sa poupée derrière elle en suçant son pouce, s’invitait à présent dans ses
pensées, comme autrefois elle s’invitait dans son lit les nuits d’orage. Malgré les cinq ans qui les
séparaient, ils riaient souvent si fort ensemble qu’ils faisaient tanguer le lit.
Et son père. Bizarrement, Jered se souvenait très peu de ses derniers instants, lorsque son père
invoquait, en pleurant, son épouse sur son lit de mort. Il préférait se remémorer l’homme qui lui avait
appris à monter à cheval quand il était petit garçon, se chargeant d’ajuster lui-même les étriers plutôt que
de laisser ce soin à un garçon d’écurie. Il se rappelait l’inquiétude de son père, puis son rire, la première
fois qu’il était tombé de cheval. D’autres bons souvenirs remontaient à la surface. Son père et lui,
déambulant tous deux dans la grande galerie de Kittridge, son père commentant pour lui chacun des
tableaux accrochés aux murs. Jered se sentait toujours intimidé par ces grands portraits des ancêtres de la
famille qui semblaient le toiser, mais la main chaude et solide de son père, à laquelle il s’agrippait, le
rassurait.
Maudits souvenirs ! Les plus douloureux, cependant, étaient les plus récents – ceux qui n’avaient pas
encore pu être adoucis par le temps. Tessa. Une femme extraordinaire, qui avait su garder en elle les
qualités les plus précieuses de l’enfance.
— Je me disais que j’aimerais bien être un homme. Juste une journée, ou même seulement une
heure. Pour être débarrassée de mon corset. Pour pouvoir jurer et cracher à ma guise. Pour raconter
des histoires grivoises et rire à toutes les plaisanteries graveleuses.
— C’est ainsi que tu vois les hommes ?
— J’ai beaucoup d’avis sur les hommes, et ils varient selon les individus. Crois-tu que c’est parce
que j’ai six frères, ce qui me donnerait six points de vue différents ? Sept, même, en te comptant ?
— Crois-tu que Thomas Paine a raison, Jered ? Que la monarchie et l’aristocratie n’en ont plus
pour longtemps à régner en Europe ?
— Pourquoi les oiseaux n’ont-ils que deux pattes, et non quatre, Jered ?
— Figure-toi, Jered, que ma couturière m’a dit une chose très étonnante. Savais-tu que le noir,
dans la mode, n’était pas vraiment une couleur, mais plutôt la combinaison de toutes les autres
couleurs ? Et que le blanc était l’absence de couleur ? Tu ne trouves pas cela incroyable ?
— Pourquoi, à ton avis, la soie plaît-elle autant ? C’est surprenant, quand on sait que c’est
fabriqué avec la bave d’un ver, destiné à mourir après avoir filé son cocon.
Curiosité. L’autre nom de Tessa.
Sans parler de son innocence. Jered avait-il jamais été aussi candide ? Oui, bien sûr. Il y avait des
siècles de cela.
Mais Tessa n’avait-elle pas eu raison, l’autre soir ?
Dès que nous commençons à être heureux, tu t’ingénies à tout gâcher.
Jered pénétra dans ses appartements, son verre à la main. Mais il savait bien qu’il ne boirait jamais
assez pour noyer toutes les questions qui le taraudaient.
Il avait congédié Chalmers un peu plus tôt dans la soirée. La nuit était trop froide pour qu’il ait envie
de sortir. Même les voitures les mieux chauffées n’étaient pas hermétiques à la bise glaciale. De toute
façon, Jered ne voyait pas où il aurait pu aller. Adrian avait raison : plus aucun divertissement ne
l’intéressait.
Que lui arrivait-il donc ?
« Tessa t’aime depuis longtemps, Jered. Ce que j’ignore, en revanche, c’est si elle t’aime encore,
après tout ce que tu lui as fait subir », lui avait dit son oncle.
Probablement me regarde-t-elle à présent comme si j’étais le diable incarné.
La chandelle crachota quelques instants avant de s’éteindre. Il y en avait d’autres dans un tiroir, mais
Tessa ne prit pas la peine de se déplacer. Peu lui importait de rester assise dans le noir.
Elle dormait mal, depuis le départ de Jered. Pourquoi s’était-il éclipsé sans même réclamer un
entretien en tête à tête avec elle ? À cause de la cicatrice qu’Helena lui avait montrée ?
Tessa porta machinalement une main à sa poitrine.
Mais pourquoi se souciait-elle encore de son mari ? Ne lui avait-il pas clairement fait comprendre
qu’il ne lui accorderait jamais aucune place dans son existence ?
Tessa détestait Londres. L’air y était trop vicié. Et la corruption généralisée donnait le sentiment que
tout pouvait s’acheter, avec suffisamment d’influence ou d’argent. Le duc de Kittridge possédait les deux,
mais il faisait un très mauvais usage de l’un et de l’autre.
La jeune femme posa sa main à l’endroit exact de sa cicatrice, qu’elle toucha précautionneusement.
Sa peau la démangeait, mais le médecin lui avait expliqué que c’était la preuve qu’elle cicatrisait bien.
Du reste, son état général s’était grandement amélioré. Désormais, elle pouvait se lever, bouger et
marcher sans éprouver la moindre douleur. Mais intérieurement ?
Les pensées les plus inavouables continuaient à la hanter. Elle avait beau avoir honte de tout ce
qu’elle avait déjà accepté, elle savait qu’elle était prête à s’abaisser encore davantage. Il suffirait, pour
cela, d’un simple sourire de Jered.
Oh, Jered, je t’en prie, aime-moi un peu.
Sa mère se trompait. Mais elle avait eu la chance d’épouser un homme qui l’avait adorée dès les
premiers instants. Un homme fier et généreux, qui était une bénédiction non seulement pour sa famille,
mais aussi pour le monde dans lequel il vivait. Il était facile d’accepter son destin, quand il vous était
ainsi offert sur un plateau d’argent.
Les choses, en revanche, se compliquaient dès lors que rien de ce dont vous rêviez ne semblait
disposé à se concrétiser.
29
Il attendit que la chandelle de Tessa se soit éteinte, puis laissa passer une demi-heure supplémentaire,
pour s’assurer que la jeune femme était bien endormie. Sinon, elle risquait de crier en le voyant
apparaître ou de tenter quelque chose qui réveillerait ses parents. Or, Jered n’avait aucune envie
d’expliquer pourquoi il voulait ravir sa femme à leurs bons soins. Ni même pourquoi il cherchait à la
kidnapper. L’idée lui en était venue dans l’un de ces moments d’intense lucidité que procure le brandy. Il
avait soudain compris qu’il avait mal agi depuis le début.
Son héritier était désormais son neveu, le fils de Susan, et cette perspective ne le réjouissait guère.
Non qu’il eût quoi que ce soit contre l’enfant, qui devait posséder toutes les qualités des Mandeville,
mais Jered était encore jeune, et il possédait une ravissante épouse. Il ne voyait donc pas ce qui pourrait
les empêcher d’assurer eux-mêmes la descendance du duché. Et sans grands efforts, encore.
Le fait que sa femme ait décidé de ne plus lui adresser la parole était un détail qu’il entendait bien
surmonter. Après quelques semaines passées en tête à tête avec lui, elle finirait par mieux le comprendre.
Et Jered saurait enfin comment la prendre.
Leur couple repartirait de zéro. Et le bonheur serait à portée de main.
Il trouva sans difficulté la porte des appartements de son épouse : il était capable de circuler dans
Kittridge les yeux bandés. D’ailleurs, cela lui était souvent arrivé, enfant, lorsqu’il jouait avec Susan et
les enfants des domestiques, les jours de pluie. Depuis, leurs camarades de jeux étaient devenus adultes
et avaient pris la place de leurs parents, mais Jered se souvenait encore de leurs visages d’enfants.
Quelques-uns, cependant, manquaient à l’appel : des garçons partis à la guerre, ou des filles qui s’étaient
mariées ailleurs.
La chambre était plongée dans l’obscurité, mais Tessa ne dormait pas. Elle était assise au milieu de
son grand lit, le visage tourné vers la porte.
— Bonsoir, Jered.
— Aurais-tu des yeux de chat, Tessa ?
— Les soirs de pleine lune, oui.
L’amusement qui se devinait dans sa voix le fit sourire.
— Comment te sens-tu ?
— Sais-tu combien de fois tu m’as posé cette question, depuis que nous sommes mariés ?
— Alors, je vais être plus précis : ta blessure cicatrise-t-elle bien ?
— Je suis une patiente modèle. Et le bon air de Kittridge est on ne peut plus salubre. Mais tu ne t’es
pas introduit dans ma chambre en pleine nuit simplement pour t’enquérir de ma santé, j’imagine ? Un petit
mot aurait suffi.
— Sans doute, acquiesça Jered, amusé lui aussi. Mais j’aurais difficilement pu te kidnapper par
lettre. Or, tu m’en vois désolé, mais je suis obligé de recourir à cette extrémité.
Tout en parlant, il s’était approché du lit.
— Tu veux m’enlever ?
— Oui. Et je te félicite de le prendre aussi bien. J’avais un peu peur que tu te rebelles, et je m’y étais
préparé.
— Comment cela ? Tu comptais me bâillonner avec un foulard ?
— Tu n’y es pas. Je me serais contenté de t’embrasser jusqu’à t’asphyxier.
— Oh.
Jered s’empara du couvre-lit, qu’il drapa sur les épaules de la jeune femme, avant de l’aider à
descendre du lit et de l’entraîner vers la porte.
Ils sortirent de la maison avec une facilité déconcertante. Jered se promit de demander au majordome
de cacher au moins l’argenterie. Si un cambrioleur décidait de s’introduire dans la maison et ne
rencontrait pas plus d’obstacles que lui, il n’aurait aucune peine à voler tout ce qu’il voudrait.
Le brasero de la voiture s’était éteint, et les couvertures étaient glacées. Sauf celle en fourrure, dans
laquelle il enroula Tessa.
— J’aurais dû penser à prendre ton manteau, avoua-t-il.
— Apparemment, ce n’était pas précisé dans le manuel de kidnapping, ironisa la jeune femme.
— S’il en avait existé un, tu peux être sûre que Chalmers l’aurait lu de la première à la dernière
ligne.
— Parce qu’il est ton complice ?
— Il se cache à côté du cocher. Je suppose qu’il n’ose pas te regarder en face.
— Que fais-tu, Jered ?
Elle ne voulait bien sûr pas parler de ses efforts pour la réchauffer en déployant une couverture
contre la portière exposée au vent du nord.
— Je souhaite passer du temps avec toi, Tessa, mais pas à Londres, ni à Kittridge, avec tes parents
qui espionnent chacun de mes mouvements. Remercie-moi : nous allons enfin partir en voyage de noces.
— Pourquoi ?
— Pourquoi maintenant ? Ou pourquoi pourquoi ?
— Est-ce parce que tu te sens coupable vis-à-vis de moi et que ta conscience te travaille ?
— Je ne me sens coupable de rien, Tessa. Quant à ma conscience, toute la question est de savoir si
j’en possède une.
Il resserra la fourrure sur les épaules de la jeune femme, pestant contre cette nuit beaucoup trop
glaciale. L’auberge était encore loin, et il ne voulait surtout pas que Tessa tombe malade.
— Accorde-moi quelques semaines, ajouta-t-il. C’est tout ce que je te demande.
— Jered, je ne voudrais surtout pas te vexer, mais je n’ai aucune envie de partir en voyage de noces.
Et certainement pas pendant plusieurs semaines. Je veux rentrer.
Il soupira.
— Alors, prends ton mal en patience. Car, pour l’instant, nous nous rendons en Écosse.
L’auberge s’annonça enfin, à leur grand soulagement. Jered avait allumé la lanterne de l’habitacle, et
ils pressaient tous les deux leurs mains dessus, pour profiter de la maigre chaleur qu’elle prodiguait.
Mais le froid s’intensifiait, et leur souffle formait des nuages de vapeur.
L’Écosse ? Tessa n’avait aucune envie d’aller en Écosse. Mais son avis ne semblait pas entrer en
ligne de compte.
Arrivé à l’auberge, Jered la porta dans ses bras, pour la monter tout de suite à l’étage des chambres.
Il ne voulait pas prendre le risque que quelqu’un l’aperçoive dans son déshabillé et conclue à quelque
relation illicite.
L’attrait de l’interdit.
Il kidnappait sa propre épouse. Quand Tessa le lui avait fait remarquer, il s’était contenté de sourire,
comme s’il s’amusait de son forfait. Elle aurait dû crier à pleins poumons, pour réveiller la maison, plutôt
que de suivre son plan. Car il était bien trop dangereux, pour elle, de se retrouver si près de son mari.
Et cependant, malgré ses préventions, Tessa se sentait irrésistiblement attirée par lui.
Oh, Jered. Que m’as-tu fait ?
Il la déposa précautionneusement sur le fauteuil face à la cheminée, avant d’aller refermer la porte et
de tirer le verrou. Puis il revint vers la cheminée et se mit à tisonner le feu.
— Je ne t’ai jamais vu tisonner un feu, remarqua-t-elle à voix haute, impressionnée par l’aisance de
ses mouvements.
D’ordinaire, il appelait toujours des domestiques pour se charger de ce genre de tâche.
— Je sais me servir de mes dix doigts, Tessa.
Sa voix avait cette inflexion d’autorité qu’elle connaissait bien, désormais. L’autorité ducale. S’était-
il entraîné dès le berceau ?
Il lui sourit et continua de s’occuper du feu.
— Sais-tu combien d’employés travaillent à Kittridge ? demanda Tessa.
— Je parierais que tu connais le chiffre exact.
— Cent vingt-trois.
Il haussa les sourcils.
— Tant que cela ?
— Et tous ces gens sont dévoués exclusivement à ton bien-être.
— C’est du gâchis de main-d’œuvre, ironisa-t-il.
Il se releva, essuya ses mains sur son pantalon et sourit encore – un sourire charmeur.
— Une fois, j’ai demandé à mon père pourquoi nous avions tant de personnes à notre service. C’était
pour m’en plaindre, en fait. Avec tous ces yeux qui me surveillaient, je ne pouvais jamais faire de bêtises.
Il m’a répondu que si nous congédiions certains domestiques pour faire des économies, ceux-ci ne
pourraient plus entretenir leur famille. Je suppose que tu connais Les Contes de ma mère l’Oye, Tessa.
Mais connais-tu Faute d’un clou ?
Tessa secoua la tête.
— « Faute d’un clou, le fer fut perdu. Faute de fer, le cheval fut perdu. Faute de cheval, le cavalier fut
perdu. Faute de cavalier, la bataille fut perdue. Faute de bataille, le royaume fut perdu. Et tout ça, faute
d’un clou à ferrer. »
— Et donc, pour aider des familles dans le besoin, tu laisses des gens travailler à ton confort ?
Il s’esclaffa, et son rire chavira Tessa.
— Tu as toujours le dernier mot.
Il se servit un verre de vin. La bouteille se trouvait sur un plateau, avec du pain et du fromage.
Probablement avait-il tout commandé d’avance. Pour une scène de séduction, le décor était un peu
rustique, mais sans doute n’avait-il pas voulu trop en faire.
— Bizarrement, tes questions ont pour effet de réveiller ma mémoire, reprit-il. Je me souviens, à
présent, que mon père avait l’habitude de dire que « sans fortune, la noblesse est une maladie ».
Il s’approcha de la fenêtre, pour s’assurer que les volets étaient soigneusement fermés. Le vent sifflait
tout autour de l’auberge, mais le feu crépitait dans l’âtre et les couvertures du lit étaient chauffées par des
briques chaudes. La chambre, plutôt grande, était sans doute la meilleure de l’établissement. Rien n’était
jamais trop beau pour le duc de Kittridge.
Ainsi commençait donc leur voyage de noces.
Tessa baissa la tête, pour qu’il ne puisse pas voir les larmes qui coulaient de ses yeux. Elle se sentait
envahie d’une soudaine tristesse, à l’idée de la raison qui les avait amenés ici.
— Tessa ?
Il se planta à côté d’elle et lui caressa le dos. Tessa n’était pas préparée à un geste d’une telle
tendresse.
— Qu’y a-t-il ?
Elle secoua la tête et l’entendit soupirer. Puis Jered la tira du fauteuil pour la prendre dans ses bras,
lui murmurant des mots tendres destinés à chasser sa mélancolie.
Il continua un moment ainsi, la berçant dans ses bras comme un père l’aurait fait avec son enfant. Il ne
s’était pas écoulé plus de quinze minutes depuis leur arrivée dans la chambre, mais pour Tessa, le temps
semblait s’être suspendu.
Même si Jered ne devait plus jamais la serrer dans ses bras, elle ne pourrait jamais oublier ce
moment de grâce, où il attendait patiemment qu’elle s’explique.
Mais qu’aurait-elle pu lui dire ?
Elle soupira, le cœur trop lourd pour parler.
— Es-tu réchauffée ?
Elle rit, et son rire résonna bizarrement à ses oreilles.
— Oui, dit-elle, se libérant de son étreinte. En revanche, je ne suis pas rassurée.
Jered s’écarta, pour la regarder droit dans les yeux. Elle détourna la tête.
— De quoi as-tu peur, Tessa ?
— La vérité est une arme dangereuse, Jered.
— Et tu redoutes de me voir manier cette arme ? Que pourrais-je dire ou faire qui t’inciterait à me
pardonner, Tessa ?
— Est-ce pour cela que tu m’as amenée ici de force ? Pour m’obliger à te pardonner ? J’avais
presque fini par croire que tu tenais un peu à moi, mais je réalise maintenant que je m’étais trompée.
Le regard de Jered s’assombrit. De colère ?
— M’ordonneras-tu de te pardonner, Jered ? poursuivit la jeune femme. Après tout, les épouses sont
censées tout passer à leurs maris, n’est-ce pas ? Très bien. Je te pardonne tes dépravations. Ton apathie.
Tes promesses non tenues. Et je te pardonne d’être un enfant, alors que le monde a besoin d’hommes.
— Bon sang, Tessa, tu ne facilites vraiment pas notre réconciliation !
Sa réaction amusa la jeune femme, dissipant sa tristesse.
Elle posa la main sur le torse de son mari.
— Qu’as-tu exactement en tête, Jered ? Cherches-tu à te réconcilier avec moi parce que personne ne
t’a jamais repoussé jusqu’à présent ? Comptes-tu user de tes charmes pour me convaincre de te
pardonner ? Une petite partie de jambes en l’air, et tu espères que je deviendrai une épouse soumise ?
— La perspective me réjouirait. Mais toi-même, pourquoi m’as-tu laissé te kidnapper ?
Elle baissa les yeux, mais Jered lui prit le menton pour l’obliger à le regarder en face.
— Pourquoi, Tessa ?
— Tu veux savoir la vérité ? Peut-être parce que tu me manquais. Mais sache aussi une chose, Jered.
Nous pouvons faire l’amour maintenant. Et encore demain. Et les semaines suivantes. Ce sera chaque fois
délicieux, mais ce n’est pas cela qui fait un mariage. Il manquera toujours quelque chose entre nous.
— Tu ne m’avais encore jamais tenu ce genre de raisonnement.
— Quand on a été tout près de mourir, bien des choses changent, Jered.
Il partit vers la porte. Tessa dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas fondre en larmes.
30
L’Isolde dominait les vagues. Le dessin de sa coque le faisait ressembler à un cygne glissant sur les
flots. Et, du cygne, il avait également les courbes gracieuses. Ses quatre grands mâts pointaient vers le
ciel, portant des voiles blanches qui ondulaient dans le vent comme les plumes d’un oiseau. Destiné au
commerce avec les Indes orientales, l’Isolde était conçu pour aller vite plutôt que pour répondre à une
quelconque efficacité guerrière. Cependant, en ces temps incertains, il n’était pas raisonnable de laisser
un bateau prendre la mer sans défense, aussi avait-il quand même des canons dans ses flancs.
Son lancement était venu couronner trois longues années de travail. Il s’agissait pour l’instant d’un
prototype, mais Stanford Mandeville espérait bien que l’Isolde ouvrirait la voie à toute une nouvelle
flotte de vaisseaux dessinés sur le même modèle. C’était lui qui l’avait baptisé – et il avait déjà dans
l’idée que le deuxième de la lignée s’appellerait le Tristan. En revanche, Stanford avait renoncé à être du
voyage inaugural : il avait abandonné cet honneur et ce privilège à son neveu, le duc de Kittridge.
Jered se tenait sur le pont arrière. La cabine du capitaine était sous ses pieds mais, en l’occurrence,
le capitaine Williams avait lui aussi cédé la place au propriétaire du chantier naval. Le temps de cette
traversée inaugurale, Williams occuperait une autre cabine, à bâbord.
Pour l’heure, c’était Tessa qui se trouvait dans la cabine du capitaine. Jered l’y avait laissée assise
au bord du grand lit et, à moins d’un miracle, elle n’avait pas dû bouger.
Son épouse n’avait pas dit un mot depuis son réveil à l’auberge, ce matin. Jered avait dormi en boule
dans le fauteuil près du feu. Par un curieux sens de l’honneur, il avait préféré se tenir à l’écart du lit,
devinant qu’il n’y serait pas forcément le bienvenu.
— Pourquoi allons-nous en Écosse ? avait-elle demandé, à leur arrivée sur le bateau.
— Pour rendre visite à la famille de ma mère.
— Maintenant ?
Et la conversation s’était arrêtée là. Elle avait inspecté la cabine du regard, remarquant les vêtements
que Jered lui avait apportés de Londres et qu’il avait disposés sur le bureau. Jered l’avait quittée presque
aussitôt pour remonter sur le pont, la laissant aux bons soins d’un des garçons de cabine du navire.
— Les gabiers dans la mâture !
L’équipage en charge du voyage inaugural de l’Isolde était composé de marins très expérimentés. Les
gabiers grimpèrent facilement aux cordes, alors que le grand mât culminait pourtant à soixante mètres au-
dessus du niveau de la mer. Dès que tous les gabiers furent à leurs postes, un autre ordre résonna, et
l’équipage commença de déployer les voiles. La manœuvre était délicate, et il n’était pas rare que des
marins débutants chutent du mât et se tuent sur le pont, ou tombent à la mer. Jered observait le
déploiement des voiles sans broncher. Puis l’ancre fut levée, et le quartier-maître se plaça derrière la
barre, attendant le signal du départ. Cette fois, il serait donné par le propriétaire du navire en personne.
Jered leva une main en l’air, et l’Isolde se mit à avancer.
Ce n’était pas la première fois que Jered partait en mer, mais il n’était jamais monté sur un bateau qui
n’avait pas encore subi l’épreuve des flots. Les planches de la coque craquaient bruyamment sous la
pression des vagues, les cordages vibraient en se raidissant et les voiles claquaient au vent.
Une odeur de bois fraîchement coupé, de résine, de goudron et de peinture saturait l’atmosphère. Le
pont supérieur, réservé au commandement, était bordé d’une élégante balustrade aussi soigneusement
sculptée que pour une maison de campagne. Construit en chêne, en teck, en cuivre et en étain, l’Isolde
semblait s’éveiller miraculeusement à la vie.
Le quartier-maître manœuvrait la barre sans difficulté : le navire répondait à chacune de ses
impulsions. Le vent était sa maîtresse, et les vagues s’ouvraient devant sa proue pour le laisser passer.
Bientôt, le port disparut, et ils n’eurent plus que l’océan infini pour horizon. Jered éprouvait le
sentiment d’être à la fois tout-puissant et minuscule, tandis qu’ils faisaient voile vers le nord, en direction
de l’Écosse.
Jered souriait avec exaltation, comme s’il commandait lui-même à la mer, tel Poséidon réincarné.
— Monsieur ? lui dit une voix, tandis qu’on tirait sur sa manche pour attirer son attention.
Jered tourna la tête. Le garçon de cabine qu’il avait chargé de veiller sur Tessa ne devait pas avoir
beaucoup plus de douze ans. Il avait les joues roses, et sa solide charpente contrastait avec la frêle
silhouette de la plupart des gamins londoniens. Jered réalisa tout à coup qu’il connaissait très peu
d’enfants. À part Harry, bien sûr. Mais aucun de ses amis n’était père et, comme le lui avait fait
remarquer son oncle, il n’avait guère cultivé les relations avec sa sœur.
— Pardonnez-moi, Votre Grâce, dit le garçon de cabine, mais elle est malade.
— Ma femme ?
— Oui. Elle n’arrête pas de vomir depuis que nous avons quitté le port.
Jered regagna leur cabine. Un rayon de soleil pénétrait, par la fenêtre, jusqu’au lit. Tessa y était
allongée, un bras lui couvrant les yeux, tandis que, de l’autre main, elle s’agrippait à la literie.
Elle ne dit rien, se contentant d’agiter une main devant elle. Mais Jered n’aurait su dire si c’était pour
le congédier ou pour communiquer avec lui.
Il s’assit au bord du lit.
— Nous n’avons pas de médecin à bord, dit le garçon de cabine, qui l’avait suivi.
Ils échangèrent un regard qui n’était pas de maître à employeur, ni d’adulte à enfant. Plutôt un regard
de complicité et d’impuissance mêlées.
Tessa tourna la tête vers Jered.
— Je suis désolée, Jered, mais en plus des phaétons et des chevaux, je crois que j’ai aussi un
problème avec les bateaux.
— Vas-tu encore vomir ? As-tu besoin de la cuvette ?
— Oui, murmura-t-elle d’une toute petite voix, à peine plus forte qu’un murmure.
Le garçon de cabine lui tendit la cuvette, qu’il plaça juste à temps devant Tessa. Elle vomit
douloureusement, interminablement, comme si son corps cherchait à expulser non seulement son petit
déjeuner, mais aussi tous les autres repas qu’elle avait pris depuis qu’elle était née.
Jered congédia le garçon de cabine, après lui avoir confié la mission de rapporter du thé chaud et des
toasts, si les fourneaux des cuisines étaient déjà allumés. Dans le cas contraire, il donnerait du brandy à
Tessa, dans l’espoir d’apaiser son estomac. Il regrettait de ne pas connaître de meilleur remède pour
soigner son mal de mer.
Il humecta un linge et l’aida à se nettoyer la bouche, puis il se rassit sur le lit et se livra à un rituel
qu’il avait déjà accompli plusieurs fois, mais jamais dans la perspective de jouer les infirmières. Tessa,
les yeux fermés, le laissa ôter une à une les épingles de sa coiffure. Après quoi il s’empara de la brosse
qu’il avait apportée de Londres, avec les effets de la jeune femme, et entreprit de lui brosser doucement
les cheveux. Elle parut se détendre, car elle murmura quelque chose, les yeux toujours fermés.
Voyant qu’elle frissonnait, Jered attrapa la couverture roulée au pied du lit et s’en servit pour
recouvrir son épouse.
Il aurait pu repartir et la laisser se murer dans le silence, mais il resta assis sur le lit, à lui caresser le
bras, pour la réconforter. Et, curieusement, il y prit grand plaisir.
Avec l’aube, le ciel se teintait de rose et d’orange pour célébrer la naissance d’un nouveau jour.
Quelques rayons colorés traversèrent les vitres de la cabine et tombèrent sur les mains de Jered. Il tourna
la tête, renonçant à la majesté de la nature pour contempler un autre spectacle, infiniment plus dangereux :
Tessa endormie.
Il avait attendu d’être certain de la trouver endormie pour revenir dans la cabine et s’installer dans un
fauteuil. Pour être tout à fait honnête avec lui-même, il devait reconnaître qu’il avait été surpris de la voir
retrouver aussi vite le sourire. Avec quelle facilité elle lui avait pardonné ! Et ce alors même qu’elle
semblait redouter ses projets pour l’Écosse. Elle aurait dû se protéger davantage. Avoir moins confiance.
Pour t’imiter, Jered ?
Il préféra ne pas creuser davantage dans cette direction.
Il s’adossa au fauteuil et retourna à la contemplation de l’aube. Son moment préféré de la journée, qui
correspondait aussi très souvent pour lui à l’heure du coucher. Comme la plupart des noctambules, il
rentrait se terrer pour la journée dès que le soleil se levait. Lui et ses semblables n’avaient que très peu
de contacts avec ceux qui suivaient des horaires normaux. Qui vivaient des vies normales. Le plus
souvent, les noctambules se complaisaient dans la débauche. Mais qui t’a forcé à mener cette existence,
Jered ? Personne, à part lui-même. Il n’avait pas été un suiveur : il s’était comporté en chef de bande.
Jered cala sa nuque contre le dossier du fauteuil et ferma les yeux. Une vision se forma sur l’écran de
ses paupières closes. Sa mère, assise à même le plancher, devant le feu, la petite sœur de Jered à côté
d’elle. Il pénétrait dans la pièce en tenant son petit chien dans les bras, tout fier de lui avoir appris un
nouveau tour. Sa mère et sa sœur l’accueillaient joyeusement. C’était l’après-midi. Dehors, il faisait
grand soleil. Où était son père ? Dans la pièce, bien sûr, lui aussi. Assis dans un fauteuil, une main tendue
pour caresser les cheveux de sa femme, comme s’ils avaient besoin d’un lien charnel permanent. Jered
revisitait ses souvenirs avec ses yeux d’adulte, et il percevait à présent ce qui lui avait échappé lorsqu’il
était enfant. Le regard, par exemple, qu’échangeaient souvent ses parents. Un regard propre aux amants.
Une autre scène lui revint en mémoire. Son père, affaibli par la maladie, s’agrippant à son bras avec
ce qui lui restait de force pour tenter de se lever du lit. Il ne disait plus rien. Ses reproches avaient cessé,
remplacés par un silence bienvenu. Jered avait tourné la tête pour suivre son regard, mais il n’avait vu
que les fenêtres donnant sur le jardin. Rien qui pût expliquer l’étrange expression de son père, comme s’il
avait vu des anges se porter à sa rencontre, ou le fantôme de sa femme apparaître dans le soleil couchant.
Puis son père avait observé quelques instants Jered, avant de reporter son attention sur la fenêtre. Il avait
alors tendu la main et murmuré le nom de son épouse. Puis il s’était rallongé sur ses oreillers et était
mort. Il laissait derrière lui une fortune, un duché et deux enfants, dont un garçon de quinze ans qui
pleurait encore sa mère, et maintenant un père qui lui avait longtemps reproché la mort de son épouse.
Pour la première fois, Jered se demanda comment sa sœur avait vécu cette période. Qui avait décidé
de l’envoyer chez cette cousine ? Quelle avait été sa vie là-bas ? Susan n’avait même pas onze ans, à
l’époque. Elle n’était encore qu’une enfant. Et lui-même n’était pas déjà assez adulte pour lui être d’une
grande aide. Mais la vérité était qu’il n’avait même pas essayé de la réconforter. Pas plus qu’il n’avait
cherché à la revoir, depuis toutes ces années. La présence de Susan à son mariage l’avait presque surpris,
et il n’était pas resté plus de cinq minutes à converser avec elle. Ils n’avaient d’ailleurs échangé que des
banalités, comme s’ils étaient deux étrangers.
Un autre souvenir. Sa mère lui racontant, amusé, combien il s’était montré jaloux à la naissance de sa
petite sœur. Il ne s’en souvenait pas, bien sûr, mais sa mère lui avait assuré qu’il s’était rendu dans la
nursery, où Susan avait été emmenée, et qu’il avait tout touché – les murs, les portes, le berceau, les
rideaux –, en répétant chaque fois : « C’est à moi ! À moi ! À moi ! » Il avait tenu à faire savoir qu’il
considérait la nouvelle venue comme une usurpatrice et qu’il ne tolérerait pas son intrusion dans sa vie.
Mais il n’avait que cinq ans.
Et maintenant ? Quelle excuse pouvait-il bien se trouver ?
Il rouvrit les yeux et regarda par la fenêtre. Le soleil était à peu près complètement levé, et les teintes
pastel de l’aube commençaient à se fondre dans le bleu du ciel. Il se leva et s’approcha de la fenêtre pour
contempler, les mains croisées dans le dos, les vagues et leurs gerbes d’écume. Il aurait dû, à cet instant
précis, se sentir l’un des hommes les plus puissants au monde. Ce solide bateau sur lequel il se tenait
avait été bâti avec sa fortune.
Et pourtant, il ne s’était jamais senti aussi misérable qu’en ce moment. Rien dans sa vie ne le
satisfaisait.
Que voulait-il, exactement ? Un mois plus tôt, il aurait su répondre à cette question : qu’on le laisse
tranquille.
Mais désirait-il vraiment être seul ? Il avait vécu une bonne moitié de sa vie ainsi, ne se laissant
divertir que superficiellement par l’agitation qui régnait autour de lui.
Quand donc était-il devenu si blasé ? À quelle époque le masque de son désabusement s’était-il
soudé à sa peau ?
Tessa s’agita dans son sommeil, et Jered reporta son attention sur la jeune femme. Il avait besoin
d’elle, il s’en rendait compte maintenant, mais il n’aurait su dire à quand remontait cette dépendance. Il
avait envie de mieux la connaître et éprouvait pour elle une curiosité qu’aucune femme n’avait jamais
éveillée en lui. Il voulait la comprendre, également, comme un véritable ami aurait pu le faire. Il voulait
partager toutes sortes de moments en compagnie de son épouse.
Et, par-dessus tout, il voulait connaître avec Tessa le bonheur qu’avaient connu ses parents.
Tu es le roi des idiots, Jered. Elle a failli mourir à cause de toi.
Elle lui avait dit qu’il manquerait toujours quelque chose, entre eux, pour que leur mariage soit une
véritable union. Mais que désirait-elle, au juste ? Qu’il réponde à ses questions. Qu’il lui offre sa
présence. Tessa n’avait jamais réclamé ni argent ni bijoux. Elle voulait simplement qu’il devienne un
homme meilleur, celui qu’elle croyait deviner sous sa façade de dépravé. Sans doute aurait-il accepté,
autrefois, de renoncer au masque qu’il portait. Mais il ne savait pas s’il en était encore capable.
Et quel serait le prix à payer, à supposer qu’il y parvienne ?
Tessa était prête à l’accepter. Et cela lui semblait déjà un bien beau cadeau, peut-être préférable à
l’amour. Un parent acceptait son enfant. Un ami acceptait son ami.
Mais saurait-il jamais lui donner ce qu’elle attendait ? Pouvait-il espérer commencer une nouvelle
vie ? Saurait-elle se satisfaire, au moins, de ses efforts ?
J’essaie sincèrement d’être ton amie, Jered, mais tu ne me facilites pas la tâche.
Oui, Tessa avait voulu être son amie. Et qu’avait-il répondu ? Il ne s’en souvenait plus. Mais peut-
être pourrait-il essayer, de son côté, de devenir l’ami de sa femme.
Une chose était sûre : il doutait fort qu’elle lui oppose une rebuffade à l’image de celle qu’il avait
probablement dû lui opposer.
32
Chalmers s’arrêta à la porte, la main sur la poignée, alors qu’un éclat de rire résonnait dans la pièce.
Il déplaça son plateau de façon à pouvoir frapper une deuxième fois l’épais battant de chêne. Derrière la
porte, un nouveau fracas lui indiqua que la duchesse de Kittridge venait de briser un autre élément du
décor. À ce rythme-là, tout le mobilier de la cabine succomberait bientôt à ses exercices de tir. Pourtant,
Chalmers, qui se départait rarement d’une expression d’austérité, ne put retenir un sourire amusé.
— Bravo, Tessa ! Tu y es presque !
Chalmers reconnaissait à peine la voix du duc, tant elle était exubérante.
— Tu vas devenir une excellente lanceuse, ajouta le duc. Dommage que nous ne soyons pas assez
nombreux pour former une équipe.
Chalmers soupira.
— Tu dois faire corps avec ta balle, dit encore le duc. Voilà, place ta main comme ceci.
Un énième fracas, deux secondes plus tard, indiqua à Chalmers que la duchesse n’avait pas encore
atteint toute la précision de tir requise. Toutefois, c’était quand Jered avait tenu la batte, un peu plus tôt,
que les principaux dommages avaient été causés. Le bruit avait été tel que Chalmers, alarmé, s’était
précipité à la porte de la cabine, se demandant ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur.
Poussant le battant, Chalmers avait découvert une partie de cricket improvisée : un citron servait de
balle et la canne de marche du duc faisait office de batte. Loin de se montrer penauds à son entrée, les
deux joueurs avaient réclamé à Chalmers un petit déjeuner, qu’il leur apportait maintenant, alors que, de
toute évidence, la partie de cricket n’était pas terminée.
— À présent, je vais te montrer le coup du chapeau…
— Jered, je ne comprends rien à ce vocabulaire. Coup du chapeau, œil d’aigle… C’est complètement
idiot.
— Non, Tessa, ça n’a rien d’idiot. Le cricket existe depuis au moins deux siècles. Peut-être plus. Des
expressions se sont formées au fil des années. C’est tout naturel.
Chalmers frappa encore au battant. Cette fois, il reçut une réponse : une voix enjouée lui enjoignit
d’entrer. Et un sourire jovial l’accueillit dès qu’il poussa la porte.
La cabine était toujours aussi élégante et confortable, du moins pour ce qu’on pouvait attendre sur un
bateau, mais son décor avait évidemment souffert de la partie de cricket. L’un des murs portait une tache
jaune, et une odeur de citron emplissait l’air. Chalmers soupira derechef. La duchesse avait disparu.
Ce voyage était l’un des moments les plus pénibles qu’il lui ait été donné de vivre depuis qu’il était
au service du duc de Kittridge. Le navire tout entier semblait être devenu la caisse de résonance des
éclats de rire du duc, qui retentissaient de jour comme de nuit.
Chalmers déposa le plateau à côté de son maître et s’inclina.
Jered ignora sa présence, comme s’il était invisible, mais Chalmers s’était depuis longtemps résigné
à cet aspect de sa fonction. Et il l’avait accepté. En fait, il ne tenait pas particulièrement à ce qu’on le
remarque. Il préférait rester dans l’ombre. Mais, sur ce bateau, il avait l’impression de ne servir à rien,
sinon à porter et à rapporter des plateaux, depuis les cuisines jusqu’à la cabine du duc, et retour. Pour le
reste, le duc s’occupait lui-même de ses vêtements et de ses bottes.
Chalmers n’était pas habitué à jouer les cinquièmes roues du carrosse, pour parler de façon imagée.
Et cette situation le déstabilisait un peu. Mais il y avait plus extraordinaire encore. Le duc et la duchesse
semblaient ne plus faire qu’une seule et même personne. D’ailleurs, Chalmers ne disait plus « le duc », ni
« la duchesse », mais « eux ». C’était un curieux phénomène, en vérité, et Chalmers avait l’impression de
se retrouver en position de voyeur, ce qui ajoutait encore à son inconfort.
La complicité du duc et de la duchesse commençait par des silences partagés et s’achevait souvent en
éclats de rire communs. Comme si un lien particulier s’était tissé entre eux. Mais Chalmers avait renoncé
à creuser plus loin pour tenter de comprendre ce qui leur arrivait. Il était trop heureux de pouvoir passer
le reste du temps de cette interminable traversée dans sa cabine, à feindre d’ignorer la bonne humeur qui
régnait à l’étage au-dessus, de la même manière qu’il tentait d’ignorer les ronflements de son compagnon
de chambrée.
Il referma la porte de la cabine avec un sentiment qui ressemblait beaucoup à du soulagement.
— Il est parti ?
— Oui. Il s’est enfui comme un lapin pressé d’échapper aux chasseurs.
Tessa émergea de derrière le paravent. Elle tenait à la main le citron, à moitié écrasé, qu’elle avait
ramassé sous le lit.
— J’ai l’impression que Chalmers ne m’aime pas, dit-elle en regardant la porte.
Jered se servit une tasse de thé.
— La question est plutôt de savoir si toi, tu aimes Chalmers.
La jeune femme prit le temps de réfléchir.
— Je crois qu’il m’indiffère au plus haut point. Mais, évidemment, ce n’est pas très aimable de dire
cela de quelqu’un.
— Non, en effet, confirma Jered, qui cachait son sourire derrière sa tasse.
— Même si j’ai bien conscience qu’il est à ton service depuis… depuis combien de temps, au fait ?
— Près de vingt ans.
— Oh, tant que ça !
— J’ajoute qu’il m’arrive d’éprouver de l’affection pour lui.
— Ah… murmura Tessa, d’un air déconfit qui accrut la bonne humeur de Jered.
— Eh bien, il faudra simplement qu’il s’habitue à ta présence dans ma vie, déclara-t-il, avant de
tendre la main en direction de la jeune femme.
Tessa s’empara de sa main et le surprit en la portant à ses lèvres, pour lui embrasser les doigts un à
un.
— Mais s’il te dérange, je peux le renvoyer, ajouta-t-il.
— Grands dieux, non !
— Tu es sûre ?
Elle avait écarquillé les yeux. Son expression était à la fois incrédule et réprobatrice.
— Les gens ont besoin de leur emploi, Jered. Tu ne peux pas les renvoyer sur un coup de tête.
— Je ne l’ai pas renvoyé. J’en ai simplement suggéré l’idée. Abandonnons-nous le cricket pour
aujourd’hui ?
Elle hocha la tête.
— Alors, que proposes-tu, à la place ? Il fait trop froid pour envisager de monter sur le pont.
— C’est aussi bien ainsi.
— Ton estomac ferait-il encore des siennes ?
— Un gentleman ne devrait pas évoquer ce genre de détail avec une lady. Mais, si tu veux tout savoir,
je me sens parfaitement bien.
— Je ne suis pas un gentleman. Je suis ton mari.
Elle rougit. Jered se surprit à la contempler une fois de plus. Tessa n’était pas, à proprement parler,
une très belle femme. Cependant, elle avait des moments de grande beauté. Quand elle tournait la tête
d’une certaine façon et qu’elle souriait, comme à cet instant précis, par exemple. Jered, alors, tombait
littéralement sous le charme. Ses dents très blanches se découvraient chaque fois qu’elle souriait. Ses
cheveux, d’un beau châtain, cascadaient sur ses épaules en boucles épaisses. Il tendit la main pour en
caresser une mèche. Elle était aussi douce, au toucher, que de la soie.
— Jered ?
Il laissa retomber sa main.
— Pourquoi ne me parles-tu jamais de ta famille ?
— Que veux-tu que je te dise ? Mes parents sont morts. Ma sœur est une étrangère pour moi.
— Je crois que je parlerais toujours de mes parents, même s’ils étaient morts. Il me semble que la
vraie mort, c’est de disparaître des mémoires.
Jered lui tapota affectueusement le bout du nez avec son doigt.
— C’est une jolie formule, Tessa. Mais ce n’est pas la réalité. Parfois, les souvenirs rendent la perte
d’un être cher encore plus douloureuse.
Il avait découvert cela tout récemment.
Tessa le dévisagea d’un air pensif, comme si elle hésitait à le pousser dans ses retranchements.
— Ta mère était-elle une femme réservée ?
Il haussa les sourcils.
— Ma mère adorait monter à cheval. C’était une cavalière intrépide. Elle aimait aussi pêcher. Et
c’est elle qui m’a appris à naviguer.
— Alors, d’où tiens-tu tes idées ineptes sur les femmes, Jered ? De la bonne société ? Pourtant, ça ne
te ressemble pas, d’épouser les idées d’un groupe social que tu prétends mépriser.
Jered se demanda comment elle réagirait à la vérité. L’accepterait-elle facilement, ou voudrait-elle
chercher plus loin ?
— Peut-être que je n’ai simplement pas envie de vivre ce qu’a connu mon père après la mort de sa
femme.
— Il a eu beaucoup de chagrin ?
Ce qui était remarquable, avec Tessa, c’était qu’elle n’était jamais à court de questions.
— S’il est possible de mourir de chagrin, alors c’est ce qui est arrivé à mon père, répondit-il, le
regard rivé sur le mur de la cabine qui lui faisait face. Après avoir perdu sa femme, il est tombé dans un
mutisme quasi total. Il ne quittait pratiquement plus sa chambre, et quand il sortait, c’était pour se rendre
à l’endroit où elle avait perdu la vie. Il se tenait là pendant des heures, qu’il vente ou qu’il pleuve, à
pleurer en silence. Une fois, je l’ai même trouvé agenouillé par terre, les bras enserrant le vide, comme
s’il la tenait encore dans ses bras.
Il se tourna vers Tessa.
— Ne pleure pas, Tessa. C’est du passé, à présent.
— Crois-tu ? En tout cas, il devait beaucoup l’aimer, pour avoir eu autant de chagrin.
— Je n’ai vraiment pas très envie de parler de mes parents, Tessa.
Il lui tourna le dos, pour se planter devant la fenêtre qui surplombait la poupe du navire.
— Non, Jered. Ne me repousse pas ainsi. Tu sais bien que je ne cherche pas à être indiscrète.
— Oui, je sais. Tu voudrais seulement me comprendre.
— Quel mal y a-t-il à cela ?
— Je ne suis pas sûr d’avoir envie d’être compris.
Tessa le rejoignit et lui prit le bras. Jered baissa les yeux et contempla la main de la jeune femme, qui
reposait sur sa manche. Elle était si tenace, dans son affection, qu’il était bien difficile de lui résister.
— Très bien. Que veux-tu savoir ? Pose des questions, et j’y répondrai.
Il revint vers la table. Son petit déjeuner refroidissait sur le plateau.
— Pourquoi, Jered ?
— Pourquoi quoi ?
— Tu sais très bien quoi. Pourquoi ne me touches-tu plus ? Tu es adorable avec moi. Charmant. Mais,
chaque nuit, tu te couches de ton côté du lit et tu me laisses m’endormir toute seule.
Elle avait rougi et n’osait plus croiser son regard. Était-elle devenue subitement pudique ?
— C’est à cause de ma cicatrice, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
Elle détourna la tête.
— Je te répugne, à présent.
— Oui. Tu me répugnes au point qu’il n’y a pas deux minutes, je m’extasiais sur ta beauté.
Elle cligna les yeux. Puis fronça les sourcils.
— De toutes les bêtises que tu as pu dire, et Dieu sait que tu en as dit, celle-ci était vraiment la pire,
ajouta-t-il. Je peux endurer beaucoup de choses, Tessa. Qu’on me hurle dessus dans un théâtre, par
exemple. Ou qu’on me suive comme mon ombre partout où je vais. En revanche, s’il y a une chose que je
ne supporte pas, ce sont les femmes stupides.
Elle lui lança un toast à la figure. Jered l’esquiva, tout en se désolant de la voir gâcher de la
nourriture. D’autant plus qu’il s’agissait de son petit déjeuner. Tessa avait dit qu’elle mangerait plus tard,
car elle préférait accorder un répit supplémentaire à son estomac.
Il souleva le couvercle d’un des petits pots en argent posés sur le plateau. Il contenait de la compote
de pommes. Jered en tartina son doigt, avant d’étaler la compote sur la joue de Tessa. La jeune femme
éclata de rire.
— Arrête ça tout de suite, Jered, dit-elle, avant de s’essuyer la joue.
Puis elle ajouta :
— Merci de la diversion. Mais si ce n’est pas ma cicatrice, alors quelle est la raison ?
Jered soupira. Elle insisterait tant qu’elle ne saurait pas la vérité. Mais comment pourrait-il la
formuler ? Les mots montaient jusqu’à sa bouche, mais ne franchissaient pas la barrière de ses lèvres.
Pour l’instant, Tessa n’avait pas gagné grand-chose à leur mariage. Cependant, elle avait conservé sa
bonne humeur et toutes les qualités qui la rendaient unique. Dès le début, Jered avait été enchanté par sa
sensualité naturelle. Mais il répugnait à gagner son cœur par ce biais. C’eût été trop facile. Cela pouvait
paraître étrange, mais cela lui semblait être une question d’honneur.
Il attira la jeune femme dans ses bras.
— Tessa, murmura-t-il dans ses cheveux. S’il te plaît.
Il n’aurait pas su dire ce qu’il lui demandait, mais il était convaincu d’en avoir besoin.
Relâchant un instant son épouse, il alla verrouiller la porte. Puis il tira les rideaux, plongeant la
cabine dans un cocon d’obscurité, avant de réaliser que c’était sans doute une erreur. Il rouvrit alors les
rideaux, et le soleil illumina de nouveau la pièce.
Après quoi il revint vers la jeune femme, sans rien dire. Certains moments se passaient de mots.
Seuls les actes comptaient.
Jered dénuda son épaule et l’embrassa, s’émerveillant de la courbe de la peau, sous-tendue par une
ossature délicate. Il avait couché avec une bonne centaine de femmes, peut-être même davantage, mais
leur peau n’avait pas été aussi douce au toucher, leur parfum n’avait pas été aussi enivrant. Il l’embrassa
ensuite à la jonction du cou et de l’épaule. Tessa se lova contre lui. Serait-elle devenue soudain timide ?
À moins qu’elle n’éprouvât les mêmes sensations que lui en ce moment. L’impression d’être porté par un
mouvement qu’il avait engagé, mais qui l’entraînait bien plus loin qu’il n’aurait osé l’envisager.
Il allongea doucement la jeune femme sur le lit et entreprit ensuite de se débarrasser de sa chemise.
Dans sa hâte, il arracha deux boutons. Puis il lança ses bottes à travers la cabine. Le reste de ses
vêtements suivit tout aussi rapidement.
Une fois nu, il se coucha à côté de Tessa, la tête appuyée sur une main, dans une position indolente
que démentait l’emballement de son pouls – la position de quelqu’un qui serait repu, alors qu’il était en
réalité dévoré par un désir incendiaire. Il posa une main sur l’abdomen de la jeune femme, juste au-
dessus du triangle de poils qui servait d’écrin à sa féminité. Elle tressaillit légèrement, mais elle ne
chercha pas à se soustraire à ses caresses. Elle lui rendit même la pareille, explorant son torse avec une
lenteur délibérée qui rendit Jered fou. Il s’empara alors d’un des mamelons de son épouse, qu’il dévora
avec un appétit qui l’étonna lui-même.
Elle avait un goût de femme. Son sein était chaud, presque brûlant, au diapason de l’incendie qui le
ravageait. La lumière blanche du soleil donnait à sa peau une teinte laiteuse, et avec ses cheveux qui
auréolaient sa tête, elle ressemblait à un Botticelli. Mais elle tremblait un peu. Jered remonta les
couvertures pour la protéger du froid.
Puis il posa une main sur le sein droit de la jeune femme et l’enveloppa de sa paume, avant de se
pencher pour embrasser la cicatrice qui déflorait sa peau si parfaite. Un frisson d’horreur rétrospective le
parcourut. C’était un miracle qu’elle ait pu en réchapper.
Jered pouvait voir ses veines mailler sa peau d’un entrelacs bleu. Il entendait sa respiration, sentait
son odeur. Il remonta lentement la tête jusqu’à la sienne, frottant un instant son nez contre la tempe de la
jeune femme et, quand elle lui sourit, il s’empara de ses lèvres. Elle ouvrit la bouche, acceptant sans
résister l’intrusion de sa langue, et Jered se délecta de ce baiser, qui l’enfiévra encore un peu plus, si
c’était possible.
Ses doigts le démangeaient de s’immiscer dans la féminité de Tessa, et il éprouvait toutes les peines
du monde à contrôler ses ardeurs. Il se sentait redevenu un gamin, à l’appétit ravageur, et qui voulait tout
dévorer trop vite.
Jusqu’à ce jour, il avait toujours cru connaître la signification du mot « passion », parce qu’il était
persuadé d’en avoir fait l’expérience. Mais il se rendait compte tout à coup qu’il n’avait jamais connu
que le désir charnel – l’érection brute que vous inspirait la vue d’une belle femme ou la caresse d’un sein
joliment galbé. À présent, dans les bras de Tessa, alors que le murmure de l’océan pénétrait dans leur
cabine, il comprenait qu’il avait tout à découvrir de la véritable passion.
Tessa posa une main sur le torse de Jered, recouvert d’une fine toison de poils, avant de lui caresser
l’épaule et le haut du bras, s’émerveillant de la fermeté de ses biceps. Il ne dit rien, et cependant elle eut
l’impression qu’il soupirait de tout son corps, comme si une porte s’ouvrait soudain.
La jeune femme redressa légèrement la tête pour mieux le contempler. Elle connaissait son visage par
cœur, à force de l’avoir admiré sur son portrait. Ses sourcils bien dessinés. Ses cils démesurément longs.
Son nez aquilin. Son menton volontaire sans être trop pointu. Mais c’était encore sa bouche qu’elle
préférait, et elle ne se lassait pas d’en tracer le contour avec ses doigts. Elle aimait ses lèvres pleines,
qui respiraient la sensualité.
Tessa ne s’arrêta pas là dans son exploration. Elle lui caressa le cou, les épaules, puis ses doigts
glissèrent le long de ses bras puissants. Caresser Jered était une expérience unique. Elle avait envie de
palper tout son corps, y compris ses articulations.
Jered lui embrassa l’oreille, et elle entendit sa respiration, plus rapide et plus lourde que de coutume.
Émue par son désir, elle lui toucha tendrement le visage, consciente de vivre un moment dont elle se
souviendrait longtemps.
Elle-même sentait son pouls s’accélérer. Ses seins lui paraissaient plus lourds. Et sa peau
s’enflammait. Pourtant, Jered l’avait à peine touchée. Il semblait se retenir, comme s’il attendait qu’elle
lui donne la permission d’aller plus loin.
Tessa posa sa joue sur le torse de son mari. Elle avait le sentiment que ce jeu de séduction n’était que
la conséquence logique d’un enchantement qui avait commencé bien des années plus tôt, lorsqu’elle avait
vu Jered pour la première fois.
Elle se pelotonna contre lui, caressant de nouveau ses joues fraîchement rasées, dont la peau resterait
douce encore quelques heures, avant que sa barbe ne repousse. Puis elle joua avec les cheveux qui
bouclaient sur sa nuque comme sur le cou d’un jeune agneau. Probablement détestait-il cette marque de
vulnérabilité – et de délicatesse.
Tessa n’avait encore jamais éprouvé pareille exaltation de sa vie. C’était à la fois excitant et un peu
effrayant. Elle savait, par une intuition toute féminine, que ce qu’elle ressentait pour Jered Mandeville ne
relevait pas des émotions les plus communes. Était-ce cela qu’on appelait l’amour ? Ou s’agissait-il de
quelque chose d’encore plus fort ? Un sentiment à la fois terrestre et spirituel ? Quoi qu’il en soit, une
chose était sûre : elle désirait Jered. Maintenant, et sans doute pour toujours.
Ses lèvres avaient un goût de cannelle. Chaque fois que Jered l’embrassait, elle lui rendait son baiser,
comme s’ils étaient engagés dans une bataille sensuelle. Tessa s’émerveillait qu’un baiser puisse
procurer autant de plaisir, par le simple contact de deux langues. Mais la tendresse de Jered commençait
à la rendre folle. Elle aurait voulu lui crier d’accélérer le rythme, de se montrer plus fougueux. Mais elle
n’en fit rien, comme si elle était sa proie et qu’elle ne jouait pas elle aussi un rôle dans ce duo passionné.
Jered lui caressa un sein. La jeune femme se cambra sous lui, pour l’implorer, silencieusement,
d’aller plus loin. Le souffle de son mari, qu’elle sentait dans son cou, lui donnait des frissons. Il avait
niché sa tête entre son cou et son épaule, imitant presque la posture d’un enfant qui s’agrippe à sa mère.
Tessa poussa un soupir d’aise. Elle n’avait jamais été aussi heureuse de sa vie. Et quand Jered se
redressa pour la pénétrer, elle l’accueillit, comme toutes les femmes accueillent leur amant, avec un
mélange de soumission et de joie conquérante.
Jered lui sourit et plongea en elle.
Cette invasion de son corps était comme une torture, mais sans douleur. Tessa était tendue à
l’extrême, et elle aurait voulu que Jered bouge en elle pour apaiser cette tension. Mais son mari, pour
l’instant, se refusait au moindre mouvement, se contentant de lui caresser les lèvres avec sa bouche. Au
bout d’un moment, quand même, il s’empara de la pointe d’un de ses seins, qu’il suçota et mordilla. Mais
ce n’était toujours pas assez pour Tessa. Elle attendait qu’il se déchaîne et donne enfin libre cours à sa
passion.
La cabine, baignée de soleil, formait un décor irréel. Magique. Jered se mit à aller et venir en elle,
d’abord très tendrement. Tessa gémissait de plaisir et savourait cet embrasement des sens. Puis Jered
accéléra, et ce fut comme si le soleil explosait en une myriade d’étoiles.
Le silence retomba dans la cabine, seulement troublé par le bruit de leurs respirations qui
s’apaisaient lentement. Les deux amants se regardèrent. Ils pouvaient voir jusqu’à leur âme.
Cet instant se passait de mots.
33
Jered fut réveillé par des coups frappés discrètement à la porte de la cabine. Il s’assit au bord du lit,
couvrit Tessa avec les couvertures, puis enfila son peignoir et alla ouvrir.
— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur, s’excusa d’emblée le capitaine Williams, conscient
d’avoir troublé son sommeil.
Le visage de Williams était presque entièrement mangé par une épaisse barbe. Le peu de peau qui
restait exposée était tannée par le soleil, comme chez la plupart des marins, après des heures et des
heures passées en mer.
— Oui, capitaine ?
— Le temps m’inquiète, monsieur. Le baromètre a brusquement chuté, ce qui laisse présager un gros
grain.
Aussitôt après cette traversée inaugurale, le capitaine Williams prendrait le commandement de
l’Isolde, qui serait affecté au commerce avec les Indes, et peut-être même avec la Chine. Il suivait la
destinée de ce navire depuis les premiers instants de sa création, et il y tenait déjà comme à la prunelle
de ses yeux. Il n’était pas exagéré de dire qu’il se sentait un peu le père de cet enfant de bois, de corde et
de toile.
— L’Isolde est bâti pour affronter le mauvais temps, capitaine. Votre inquiétude vient de ce qu’il n’en
est qu’à son cinquième jour de mer.
— Non, monsieur. Les tempêtes hivernales sont rares dans cette zone, où les eaux sont généralement
plus chaudes. Mais quand elles surviennent, elles sont souvent accompagnées de glace et elles se révèlent
diablement meurtrières.
Jered hocha pensivement la tête.
— Aurions-nous le temps d’y échapper si nous rebroussions chemin ?
— J’en doute fort, monsieur. En revanche, nous pouvons essayer de trouver tout de suite un autre port
où nous abriter.
— Je préfère que nous poursuivions notre route, capitaine. Et si la tempête est vraiment terrible,
l’Isolde sera toujours assez rapide pour se chercher un havre où se protéger.
Jered crut un instant que le capitaine allait refuser. Williams parut vouloir objecter, lui opposer
d’autres arguments. Mais il tourna finalement les talons sans rien ajouter.
Deux heures plus tard, Jered comprit qu’il avait pris l’une des pires décisions de sa vie. Et que son
arrogance pourrait bien lui coûter la seule personne qui lui était devenue vraiment nécessaire.
Allongée sur le dos, Tessa se cramponnait tant bien que mal aux draps, car le lit se soulevait sans
cesse du plancher, avant d’y retomber lourdement. C’était même toute la cabine qui était agitée de
terribles soubresauts, comme si les éléments s’étaient ligués pour faire rendre son dîner à la jeune femme.
Elle commençait à se sentir sérieusement mal. Chalmers était venu s’enquérir de son état quelques
minutes plus tôt, mais le pauvre homme avait lui-même le teint verdâtre. Tessa lui avait assuré, d’une
voix qu’elle ne se connaissait pas, qu’elle n’avait besoin de rien. Chalmers était alors ressorti de la
cabine avec un soupir de soulagement.
La jeune femme attrapa un oreiller, qu’elle plaqua sur son visage, et répéta plusieurs fois les jurons
que son frère Stephen lui avait appris.
Puis elle s’agrippa à la corde que Jered lui avait procurée. Il l’avait fixée aux montants du lit, en
recommandant à Tessa de s’y entortiller au cas où la mer deviendrait trop mauvaise.
— Je ne veux pas que tu sois ballottée dans la cabine comme un ballon, Tessa, lui avait-il dit avant
de la quitter, non sans avoir plaqué rapidement un baiser sur son front.
Sa visite remontait à deux bonnes heures. La tempête avait ensuite empiré, et Tessa s’était mise à
prier, implorant la clémence du Tout-Puissant comme une pécheresse repentante. Cependant, elle n’avait
rien promis en échange de sa survie. Elle s’était contentée de répéter les mêmes paroles suppliantes, en
une longue litanie, alors que la tempête ne cessait de forcir.
— Mon Dieu, épargnez-nous. Faites que tout se passe bien. Mon Dieu, épargnez mon mari. Faites que
tout aille bien.
Le ciel, d’abord gris foncé, était devenu aussi noir que de la suie. Le vent hurlait à la manière d’un
animal enragé. L’Isolde était ballotté par les flots comme une vulgaire coquille de noix jetée dans une
bassine d’eau. Sauf que ce n’était pas un jeu d’enfant. Les craquements de la coque du navire rudoyée par
les vagues étaient là pour en attester.
Tessa se sentait redevenue petite fille. Autrefois, quand elle était effrayée, elle courait se réfugier
dans les jupes de sa mère. Là, elle voulait son mari. Sois courageuse, Tessa, se répétait-elle. Mais
comment ne pas avoir peur, face à une telle tempête ?
Où était Jered ?
Jered n’avait encore jamais vu de raz-de-marée, mais il était convaincu qu’aucune vague ne pouvait
être plus puissante que celle qui venait de s’abattre de tout son poids sur le navire, menaçant de l’envoyer
par le fond.
Comme tous les autres hommes présents sur le pont, Jered était solidement attaché au bastingage par
des cordes. Mais ces harnais n’étaient pas toujours suffisants, et deux marins, déjà, avaient été emportés
par-dessus bord.
Jered essuya l’eau qui ruisselait sur son visage et inspira à pleins poumons, pour se préparer à la
vague suivante. Elle arriva plus vite que prévu. La tempête semblait gagner encore en férocité, et des
milliers de litres d’eau déferlèrent de nouveau sur le pont, dans un vacarme assourdissant.
De l’endroit où il se trouvait, Jered pouvait à peine apercevoir l’avant du navire, mais ce qu’il voyait
était effrayant. Le mât de beaupré, brisé en deux, pendait dans le vide. Tendu en avant de la coque, le mât
de beaupré était un élément essentiel du gréement et permettait notamment d’équilibrer le poids de celui-
ci sur toute la surface du navire. Avec la perte du beaupré, l’Isolde risquait d’être déséquilibré, faute de
contrepoids pour compenser la charge que représentait le grand mât.
Jered ne sentait pratiquement plus la peau de son visage, et ses épais gants de cuir étaient depuis
longtemps imbibés d’eau de mer. Ses pieds étaient tout aussi trempés, malgré ses bottes. Mais avoir froid
était toujours mieux que de couler.
Plus les heures passaient, plus le temps paraissait se dégrader. La température avait chuté de
plusieurs degrés, au point que du givre s’était formé sur les cordages et que des plaques de glace
miroitaient sur le pont.
Ce serait un miracle si le bateau demeurait pilotable après un tel assaut. Jered doutait fortement que
le gouvernail fût encore intact. Les vagues étaient si puissantes qu’elles pouvaient transformer n’importe
quel morceau de bois en allumette.
Il leva les yeux en direction du grand mât, mais le ciel et la mer étaient désormais à peu près du
même noir, et il était difficile de voir quoi que ce soit.
Si l’Isolde chavirait, ils mourraient tous. C’était aussi simple que cela. L’eau glaciale les saisirait, et
ils couleraient en quelques secondes. Tous. Même Tessa. Et aussi Chalmers, qui avait longuement pesté
contre ce voyage. Jered regrettait à présent de ne pas les avoir laissés tous les deux à Kittridge.
S’ils mouraient, ce serait sa faute. La faute de son arrogance et de sa stupidité criminelle.
Jered courba la tête, pour se protéger de la prochaine vague, et il s’élança vers la porte qui menait
aux coursives. La vague le projeta contre la cloison, mais il était si pétrifié de froid qu’il ne sentit rien.
Tessa non plus ne sentirait plus rien, au bout de cinq minutes dans l’eau froide. Jered la tiendrait serrée
dans ses bras, en se maudissant.
Mourrait-elle avec le sourire ? Accepterait-elle la mort ou croirait-elle à une mauvaise farce ? Lui
poserait-elle des questions jusqu’à ce que ses lèvres ne puissent plus articuler le moindre mot et que son
visage disparaisse sous la surface de la mer ?
Non ! lui cria une voix intérieure. Il ne pouvait pas laisser cela arriver. Il s’y refusait.
Encore une manifestation de son arrogance ?
Oui. Bon sang ! Définitivement oui.
À bout de patience, Tessa lâcha la corde qui lui permettait de rester accrochée au lit. L’Isolde allait
couler, elle en était convaincue. Et il n’était pas question qu’elle reste allongée pendant que l’eau
s’engouffrerait dans la cabine.
Quitte à mourir, Tessa voulait mourir debout.
Elle passa une robe, puis une deuxième, afin de se protéger du froid. Elle enfila aussi deux paires de
bas et des bottes épaisses, plus son manteau et un châle qu’elle enroula sur sa tête. Et, pour finir, une
paire de gants.
Une fois chaudement vêtue, la jeune femme gravit l’escalier qui conduisait au pont principal, tout en
réfléchissant à ce qu’elle allait dire à Jered pour expliquer qu’elle avait quitté sa cabine. Mais, alors
qu’elle débouchait sur le pont, elle resta pétrifiée, horrifiée par le spectacle qui l’attendait. Une vague
gigantesque, plus haute que la cathédrale St. Paul, se précipitait vers leur navire.
Cette fois, le doute n’était plus permis. Ils allaient tous mourir.
Jered venait à sa rencontre. Il lui cria quelque chose, mais ses paroles furent emportées par le vent et
Tessa n’entendit rien. Le bateau grondait sous ses pieds. Un long rugissement annonça l’arrivée d’une
nouvelle vague. Jered atteignit Tessa juste avant que la vague ne s’abatte sur le pont. Il plaqua la jeune
femme contre la cloison et s’appuya contre elle de tout son corps. Comme Tessa était restée sur
la dernière marche, la vague leur fit descendre l’escalier. Tessa s’agrippa à Jered, pour ne pas le lâcher.
La perspective d’une mort certaine lui glaçait le sang.
L’eau s’engouffra par paquets dans les coursives, par la porte restée ouverte, ajoutant son poids à un
navire déjà en mal de flottaison.
Tessa ouvrait grand la bouche pour respirer. La situation était terrifiante mais, après tout, ces
dernières semaines, elle avait déjà affronté la mort, et elle avait survécu. Elle s’en sortirait encore.
Jered la serrait toujours dans ses bras. Tessa se nicha contre sa poitrine. Elle avait plus que jamais
besoin de lui.
— Est-ce vrai, Jered, que la plupart des marins ne savent pas nager ?
Elle sentit son rire plus qu’elle ne l’entendit. Puis il baissa les yeux sur elle. Ses prunelles brillaient
d’une lueur inhabituelle. De la tendresse ?
L’une des prières de Tessa paraissait avoir été exaucée. L’autre restait en suspens.
— Kittridge !
Jered se retourna, sans lâcher Tessa. Le capitaine l’appelait depuis le pont.
— Kittridge ! répéta le capitaine, pointant un doigt vers le ciel.
Jered poussa Tessa dans les coursives, pour la mettre à l’abri, puis il remonta sur le pont et leva les
yeux en l’air.
L’Isolde ne risquait plus d’être en surpoids. Le grand mât s’était brisé en deux et sa moitié supérieure
avait été emportée par une vague. La partie restante penchait de guingois, au-dessus des flots, maintenue
par quelques-uns des cordages qui avaient porté ses voiles. Du coup, le navire tout entier penchait à
présent du côté où pendait le moignon de mât, le rendant encore plus susceptible de chavirer sous les
coups de boutoir des prochaines grosses vagues.
Leur seule chance de s’en sortir était de se débarrasser du mât. Mais, pour cela, il faudrait qu’un
marin téméraire enjambe le bastingage et tranche toutes les cordes qui le retenaient encore au navire, au
risque de tomber lui-même avec le mât dans la mer. Jered répondit mentalement à la question que lui
avait posée Tessa deux minutes plus tôt. Oui. Il était vrai que la plupart des marins ne savaient pas nager.
Et même s’ils savaient, Jered doutait fort qu’il se trouvât parmi les membres d’équipage un homme prêt à
se sacrifier pour sauver ses compagnons.
Jered jeta un coup d’œil dans les coursives. Il pouvait apercevoir Tessa, à quelques mètres de
l’escalier. La jeune femme, trempée, frissonnait. Mais elle redressa la tête et croisa son regard.
Que passa-t-il, dans ce regard ? Beaucoup de choses. Des souvenirs. Des regrets. Des espoirs. Du
remords. Et du désir, également. Jered se souvint des paroles de son oncle. Tessa t’aime depuis
longtemps, Jered. À cet instant, Jered n’en doutait pas une seconde. S’il avait une chance d’accéder au
paradis, ce serait grâce à l’amour de Tessa. Si une créature aussi pure que sa jeune épouse pouvait
l’aimer, c’était la preuve qu’il n’était pas si diabolique, ni si mauvais que cela.
Pardonne-moi, Tessa. Pardonne-moi pour tout le mal que je t’ai fait.
Jered aurait aimé pouvoir s’entretenir encore une fois avec son oncle. Lui citer un texte de Cicéron
qui lui revenait de ses souvenirs d’écolier et où il était question de vice et de vertu. Jered avait passé
l’essentiel de sa vie à se complaire dans le vice. Peut-être pouvait-il essayer de mourir dans la vertu.
Il sortit sur le pont.
34
— Non !
Le cri avait jailli de la gorge de Tessa.
Quoi que Jered ait en tête, ce ne pouvait qu’être périlleux. Son mari l’avait regardée comme s’il lui
disait adieu. Et, pour la première fois, Tessa avait cru discerner de l’amour dans ses yeux.
Le cri de la jeune femme fut avalé par le vacarme de la tempête.
Jered avait disparu sur le pont.
Tessa tomba à genoux, les deux mains plaquées sur la bouche en un geste d’effroi, avant de se
ressaisir. Elle se redressa et remonta l’escalier. Jered se tenait à côté du capitaine et lançait des ordres.
Un marin ouvrit la porte d’un placard ménagé sur le pont et en sortit une hache, qu’il lui apporta.
Le pont était rendu glissant par toute l’eau qui le recouvrait et qui gelait à moitié. Jered trébucha à
deux reprises. Une fois, il laissa même échapper sa hache. Mais il réussit à s’approcher du bastingage, là
où ce qu’il restait du grand mât penchait au-dessus de l’océan. Tessa se demanda s’il avait l’intention de
trancher le mât. Il mesurait au moins un mètre de diamètre et était recouvert de goudron, pour protéger le
bois. La manœuvre prendrait des heures, et il était clair, à en juger par la façon dont le navire gîtait,
qu’ils ne disposaient plus de beaucoup de temps.
Le harnais qui assurait la sécurité de Jered n’était pas assez long pour qu’il puisse atteindre le mât.
Tessa, horrifiée, le vit se débarrasser du harnais et continuer d’avancer sans aucune protection. Il
s’agenouilla et entreprit de trancher à coups de hache les cordes qui retenaient encore le mât. Une
première corde céda. Le mât pencha un peu plus, mais il tenait toujours. Une autre corde suivit. Puis une
troisième. Jered s’acharnait, sans paraître se soucier ni du vent glacial ni des vagues.
Un mouvement, sur sa droite, attira l’attention de Tessa. Elle tourna la tête juste à temps pour voir une
immense vague, plus forte que les précédentes, approcher du navire. La jeune femme retint son souffle. Le
temps semblait s’être arrêté.
Elle cria le nom de Jered pour le prévenir, mais il ne réagit pas. Il poursuivait sa tâche. Tessa cria de
plus belle.
La vague déferla sur le navire, emportant le mât et son mari avec elle.
Jered entendait crier, mais il était convaincu que c’était le mugissement du vent ou de quelque
monstre marin qui cherchait à le ravir pour se repaître de sa chair.
Les cris se répétèrent. C’était un monstre féminin, à en juger par la voix. Et les cris venaient d’en
haut. Du ciel ?
Jered sentit que quelque chose le tirait. Puis il retomba brutalement. Son visage heurta une paroi, et il
gémit de douleur. Un liquide coulait sur son visage. Un liquide salé. Son sang ? Était-il en train de
mourir ? Probablement. Mais il n’entendait pas capituler si facilement.
De nouveau, les cris. Et il sentit qu’on le tirait encore vers le haut. Pour rejoindre les anges ? Oh,
merci, mon Dieu. Évitez-moi l’enfer, malgré tous mes péchés. Mais vous savez, mon Dieu, je ne veux
pas mourir.
Ils avaient failli le rattraper deux fois, et ils l’avaient perdu deux fois, à cause des vagues qui
frappaient l’Isolde sans relâche. Jered pendait dans le vide, d’un côté du navire. La dernière corde qu’il
avait voulu trancher s’était enroulée autour de son poignet quand la grande vague l’avait balayé par-
dessus bord. Et c’était cette simple corde qui l’avait empêché de tomber dans la mer.
Tessa s’était agenouillée tout au bord, un harnais accroché à sa taille. Deux marins l’encadraient et
tentaient de tirer Jered jusqu’au pont. Elle veillait à ce qu’ils ne renoncent pas – elle les avait même
menacés de trancher leurs harnais si jamais ils osaient baisser les bras. Et elle leur criait dessus dès
qu’elle croyait les voir faiblir. À force, sa gorge la brûlait, mais elle tiendrait bon jusqu’à ce que son
mari soit sauvé.
La troisième tentative fut la bonne. Jered fut soulevé à hauteur du pont. Ce furent d’abord ses doigts
qui apparurent – ils étaient bleus de froid –, puis son bras. Tessa joignit ses efforts à ceux des marins.
— Laissez-moi vous aider, Votre Grâce.
Tessa tourna la tête. Chalmers s’était agenouillé à côté d’elle.
— Je ne le laisserai pas mourir, dit-elle, le visage baigné de larmes.
— Non, Votre Grâce.
D’autres marins se penchaient à leur tour, pour hisser Jered sur le pont. Tessa essuya ses larmes d’un
revers de manche.
Jered avait enfin été remonté tout entier sur le pont.
— Aidez-moi à me relever, Chalmers.
— Oui, Votre Grâce.
Des marins avaient déjà soulevé Jered pour le porter jusqu’à sa cabine. Tessa les suivit, s’agrippant
à la manche de son mari et ne la lâchant que dans la coursive, parce qu’elle n’était pas assez large pour
qu’elle puisse continuer de marcher à son côté. Les marins déposèrent Jered sur le lit et l’ensevelirent
aussitôt sous les couvertures, sans même le déshabiller.
— Il a besoin de chaleur, Votre Grâce, expliqua l’un des marins.
— Oui, murmura Tessa, les yeux rivés sur son mari.
— Voulez-vous que j’aille voir s’il y a du feu en cuisine, malgré la tempête, Votre Grâce ? demanda
Chalmers.
— Oui, s’il vous plaît, Chalmers.
La cabine était glaciale, mais au moins elle était protégée du vent. Tessa s’assit au bord du lit et
resserra les couvertures sur son mari. Il était si pâle ! Et ses lèvres étaient presque bleues ! Tessa réalisa
qu’elle ne savait pas quoi faire. Réfléchis, Tessa.
Le bateau tanguait toujours dangereusement, la tempête refusant de mollir. Jered n’avait-il été sauvé
que pour un bref répit, avant qu’ils ne meurent tous ? Tessa se pencha sur son mari et colla sa joue à la
sienne, toute glacée, dans l’espoir de la réchauffer. En réalité, sa peau n’était pas beaucoup plus chaude
que celle de son mari, mais Tessa, au moins, était consciente.
— Votre Grâce ?
Tessa se retourna. Chalmers était à la porte, le visage blême.
— Qu’y a-t-il ?
— Je crois que nous allons nous échouer, Votre Grâce !
L’Isolde s’était vaillamment battu contre la tempête. Son gouvernail emporté, ses mâts brisés, sa
voilure arrachée, il avait cependant continué à braver les éléments qui cherchaient à l’entraîner par le
fond. Mais les récifs qui bordaient la côte l’attiraient irrésistiblement à eux, telles des sirènes cajoleuses.
L’Isolde pointa sa proue dans leur direction et, dans un gémissement de sa coque, capitula.
35
Chalmers n’avait pu trouver qu’une malle-poste à louer, et son confort était des plus rudimentaires.
Les ressorts étaient branlants, et les banquettes aussi dures que de l’acier. Sans parler de l’odeur qui
régnait dans l’habitacle : un mélange écœurant de tabac et de parfum trop épicé.
Les chevaux, deux vieux canassons, étaient en quelque sorte assortis à l’attelage, si bien que le trajet
fut presque aussi pénible que leur traversée avortée en direction de l’Écosse. À cela près qu’ils
voyagèrent, tous trois, dans un silence à peu près total.
Le premier jour, Tessa dormit la plupart du temps, seule sur sa banquette, pendant que Jered et
Chalmers se partageaient celle d’en face. Le deuxième jour, la jeune femme alterna périodes d’éveil et de
somnolence. Jered lui trouvait mauvaise mine, et il craignait que son estomac ne fasse encore des siennes,
mais il se garda bien d’en parler, pour ne pas paraître s’inquiéter à son sujet. Du reste, elle ne vomit pas
une seule fois. C’était d’ailleurs étrange : Tessa était malade une fois, dans des circonstances
particulières, et cela ne se reproduisait plus, alors que les mêmes circonstances pouvaient se répéter.
C’était un peu comme la virginité : on ne la perdait qu’une fois, songea Jered, avant de sourire de
l’absurdité de sa comparaison.
Malgré sa fatigue, son épouse était cependant en meilleur état que lui. Il avait le visage parsemé de
bleus, et des poches violacées ourlaient ses yeux, lui faisant une tête de monstre. Sans parler de son nez,
bandé dans plusieurs épaisseurs de lin, de même que son poignet.
— Es-tu marié, Chalmers ? demanda soudain Jered, réalisant qu’il ignorait tout du statut matrimonial
de son valet.
— Je suis veuf, monsieur.
— Je me trompe, ou tu es encore plus guindé qu’avant, Chalmers ?
— Je ne vois pas ce que Sa Grâce veut dire.
— As-tu des enfants ?
— Une fille, monsieur. Elle habite Hampstead.
— Ne me dis pas que tu es déjà grand-père ?
— Deux fois, Votre Grâce.
— Vois-tu tes petits-enfants ?
— Pas autant que je le souhaiterais, Votre Grâce. J’ai rarement le temps.
— « Mais, dans mon dos, j’entends sans cesse le char ailé du temps qui presse1… » Marvell avait
raison, tu ne crois pas ? J’aimerais bien posséder un char ailé, en ce moment.
Jered coula un regard à son épouse. Pour tromper son ennui, elle contemplait le paysage qui défilait
derrière la vitre de la portière. Sentant le regard de Jered sur elle, elle tourna la tête vers lui.
— Ça va, Jered ? Tu te sens bien ?
Il sourit.
— Je voulais te poser la même question, mais tu m’aurais encore rabroué. En ce qui me concerne,
j’aurais bien besoin d’être un peu dorloté. Un voyage en mer me ferait sans doute le plus grand bien, mais
je crois qu’au vu de notre récente expérience, il serait préférable d’y renoncer. Nous pourrions prendre
les eaux, en revanche. À Bath, par exemple. Mais je crains que tu ne supportes pas la bonne société qui se
rend là-bas. Cela dit, ils adorent les débauchés. Dans ma jeunesse, je me suis payé quelques jolis succès,
à Bath.
Il s’adossa plus confortablement à sa banquette et ferma les yeux. Tessa continuait-elle à le regarder ?
Était-elle enceinte ? Si oui, il pourrait l’abandonner à Kittridge la conscience tranquille. La présence
permanente de son épouse à son côté le troublait beaucoup trop à son goût. Il lui semblait qu’elle avait
forcé une porte, dans son âme, qui aurait dû rester hermétiquement fermée. Avec toutes ses questions,
toute sa ténacité, elle n’avait pas tardé à découvrir qu’il n’était pas bâti d’une seule pièce, comme il
s’était ingénié, jusque-là, à le faire croire.
Jered aurait aimé lui offrir son amitié, ainsi qu’elle le désirait, mais, à la place, il avait bien failli la
tuer, à cause de son caractère impossible et de sa stupide arrogance.
— Je te dois des remerciements, reprit-il. Et même plus que cela, si j’en crois tout ce que j’ai
entendu à ton sujet. Les hommes de l’Isolde ne parlent plus de toi qu’avec révérence. Je ne serais pas
surpris qu’ils aient façonné des miniatures à ton effigie pour les garder sur eux comme de précieux
talismans.
Elle ne répondit rien. Son silence irrita Jered. Mais l’irritation était préférable à un quelconque autre
sentiment. Malgré son inconscience apparente, Jered avait entendu tout ce que Tessa lui avait murmuré
après leur sauvetage. La voix de son épouse s’était immiscée jusque dans le cocon où il s’était réfugié,
pendant quelque temps, entre la vie et la mort.
« S’il te plaît, Jered », l’avait-elle même imploré. Et pourtant, Tessa n’était pas femme à implorer
facilement.
Comment aurait-il pu lui expliquer que, chaque fois qu’il essayait de faire quelque chose de bien pour
elle, cela tournait à la catastrophe ? Cette fois, il avait failli la tuer.
— Voilà que tu recommences, lui dit-elle.
Jered haussa les sourcils.
— Tu me repousses, Jered. Tu deviens odieux. À force, je commence à voir clair dans ton jeu, tu sais.
— Tu m’as l’air en colère, Tessa.
— Le mot est faible. Je bous intérieurement.
— Tu es épuisée, Tessa. La fatigue exacerbe les émotions.
— Non, Jered. J’enrage contre toi, et ma fatigue n’y est pour rien.
Chalmers avait rougi. Voyant l’embarras de son valet, Jered secoua la tête.
— Nous troublons Chalmers, ma chère.
— Ce ne serait pas la première fois, depuis que nous sommes mariés. Et cesse de prendre ce ton avec
moi, Jered. Je ne suis pas l’une de tes poules.
— Je pourrais monter m’asseoir à côté du cocher, Votre Grâce…
— Restez à votre place, Chalmers, coupa Tessa.
— Figure-toi que, depuis que je t’ai épousée, je n’ai plus de « poules », comme tu dis.
Il y eut un silence.
— C’est vrai ?
— Oui, confirma Jered.
Il jeta un regard à Chalmers, qui semblait fasciné par le paysage enneigé, avant d’ajouter :
— Quand aurais-je eu le temps d’aller voir ailleurs ? Tu étais tout le temps sur mon dos.
— Ah, je reconnais bien là l’un de tes subterfuges, Jered. Faire enrager l’adversaire, pour le distraire
de son idée initiale.
— Parce que tu nous considères comme des adversaires, maintenant ?
— Encore un subterfuge.
Jered sourit. Il adorait croiser le fer avec elle.
— Très bien. Dans ce cas, dis-moi tout ce que tu as découvert d’autre à mon sujet.
— Votre Grâce…
Jered leva la main pour l’interrompre.
— Pas maintenant, Chalmers.
— Par exemple, que tu préfères qu’on te méprise. Le bonheur te terrifie.
— Ah bon ?
— Oui. Dès que tu sens qu’on s’intéresse à toi, tu deviens puant d’arrogance.
— Vraiment, Votre Grâce…
— La ferme, Chalmers ! dirent-ils à l’unisson.
Chalmers essaya de se faire tout petit. Tessa s’enferma dans un silence austère. Et Jered se concentra
à son tour sur le paysage.
— Je ne partirai pas d’ici tant que je ne vous aurai pas tiré dessus, annonça le comte de Wellbourne,
qui se tenait sur le seuil de la bibliothèque de Jered.
Trapu, il affichait un ventre rebondi, que Jered trouvait un peu plus rond chaque fois qu’il le voyait.
Mais le sourire du comte démentait ses paroles. Il ne donnait pas l’impression de quelqu’un qui
s’apprête à commettre un meurtre.
Jered reposa la plume qu’il tenait à la main et s’adossa à son fauteuil. Son beau-père se sentait
apparemment chez lui à Kittridge : il n’avait même pas pris la peine de se faire annoncer.
— Me proposez-vous un duel ? Ou suis-je censé rester dans ce fauteuil, à attendre que vous me tiriez
dessus ?
— Ce serait l’idéal, répondit Gregory. Car je dois vous avouer que je suis assez mauvais tireur.
— Est-il vraiment nécessaire que vous me tiriez dessus ? Une autre arme ne pourrait-elle pas faire
l’affaire ?
— Je ne suis pas très sportif, malheureusement. J’aime bien pêcher, certes, mais je suppose que je
pourrais difficilement vous régler votre compte avec une canne à pêche.
— En effet. De qui Tessa tient-elle sa manie de toujours poser des questions ? De vous ou de sa
mère ?
— Oh, je crois que Tessa le tient d’elle-même. Déjà toute petite, elle s’interrogeait sur tout et à tout
propos. Quand la plupart des enfants se contentent de demander pourquoi l’herbe est verte ou pourquoi le
ciel est bleu, elle voulait par exemple savoir si les fleurs connaissaient déjà leur future couleur quand
elles étaient encore à l’état de graine.
— J’imagine qu’elle a dû bien occuper votre temps.
Gregory hocha la tête. Il souriait toujours.
— Pourrais-je savoir pourquoi vous désirez me tuer ? À moins que le condamné à mort ne soit pas
autorisé à entendre la liste de ses crimes…
— Je constate avec satisfaction que vous parlez vous-même d’une liste d’accusations, et non d’un
seul grief. C’est la preuve que vous vous améliorez.
Il s’approcha d’un fauteuil faisant face au bureau et, comme Jared hochait la tête, s’y installa.
— Oh, je suis le premier à admettre mes péchés. Mais ne me dites pas que vous en êtes vous-même
dépourvu ?
Gregory s’esclaffa.
— Certes non. Si je prétendais le contraire, mes enfants me riraient au nez. Mais puisque nous
parlons de ma progéniture, c’est précisément à cause d’elle que je suis ici.
— Vous voulez me tuer au nom de Tessa ?
— Non, pas d’elle, mais de ses six frères. Disons que je suis leur représentant.
Jered hocha la tête d’un air pensif.
— Sept enfants. Quelle famille !
Gregory sourit encore.
— Vous connaissez ma femme. Vous pouvez deviner mon attirance pour elle.
Jered acquiesça. Sa belle-mère lui rendait la vie impossible, et c’était une tigresse déterminée à
protéger ses enfants, mais Helena Astley était aussi une très belle femme.
— Mes garçons pensent que vous n’avez pas très bien traité leur sœur. Et c’est un euphémisme.
— Et, bien sûr, vous partagez leur point de vue ?
— Ma foi, oui.
— Moi aussi, figurez-vous, répliqua Jered.
Il s’amusa de la stupéfaction de son beau-père, avant d’ajouter :
— Comment pourrait-il en être autrement ? Tessa a failli mourir à deux reprises par ma faute.
— Sans compter que vous l’avez kidnappée.
— Là, ce n’est pas un crime, étant donné qu’elle est ma femme.
— Je pense quand même qu’il faut ajouter ce point à la liste.
— Très bien, acquiesça Jered, s’adossant à son siège.
— Mais je suppose que je ne pourrais pas tuer un duc et espérer m’en tirer.
— C’est à considérer, en effet.
— Que comptez-vous faire, Kittridge ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, confessa Jered.
C’était vrai. Son sacrifice avait été réduit à néant par son arrogance. Sa femme avait été obligée de le
sauver de lui-même. Il avait voulu lui prouver sa valeur, et il n’avait fait que charger un peu plus sa
barque. S’il avait rêvé de jouer le rôle du chevalier blanc dans son armure étincelante, il pouvait
repasser. Il aurait été capable de se transpercer avec sa propre lance.
— Ma fille n’est pas heureuse.
Comme Jered n’avait pas vu sa femme depuis trois jours, il n’en savait rien. Cependant, il n’était pas
vraiment surpris de l’apprendre.
— Je n’aime pas savoir ma fille malheureuse, Kittridge, reprit Gregory. J’ajoute que ma femme est
bouleversée, ce qui rend la vie à Dorset House très pénible. Or, j’aime par-dessus tout ma tranquillité
domestique.
Jered ne voyait pas comment Dorset House pouvait être une maison tranquille, avec tous les enfants
qui la peuplaient, mais il s’abstint de tout commentaire en ce sens.
— Je sais que votre travail avec Wilberforce est très prenant.
Le comte s’étonna bien sûr de le voir détourner aussi brusquement la conversation. Mais Jered
n’avait aucune envie de discuter plus longtemps de son mariage avec quiconque, beau-père ou pas beau-
père.
— C’est exact. Mais pourquoi me parlez-vous de cela ?
— Compte-t-il présenter de nouveau sa motion ?
La Chambre des communes s’était récemment prononcée sur l’envoi de nouveaux esclaves dans les
colonies. La motion de Wilberforce avait été repoussée de justesse.
— Il n’a pas d’autre solution, s’il veut que le texte soit ensuite soumis à la Chambre des lords.
— Avez-vous besoin d’aide ?
Gregory ne put cacher sa stupéfaction.
— Pourquoi voudriez-vous nous aider ?
— Disons que c’est une perspective plus agréable que de se faire tirer dessus.
Le comte éclata de rire. C’était la première fois que Jered le voyait manifester ainsi sa bonne humeur.
Jered aurait aussi bien pu se trouver à Londres. Il avait bel et bien chassé Tessa de sa vie. Des
visiteurs défilaient sans cesse à Kittridge, à toute heure du jour et de la nuit, et Jered les accueillait dans
sa bibliothèque, en prenant soin de bien fermer la porte derrière leur passage. Parfois, Tessa les entendait
rire. La plupart du temps, elle percevait le bruit de leurs conversations.
C’était comme si les quelques jours de bonheur à bord de l’Isolde n’avaient pas existé. Leur
camaraderie, leurs rires, la tendresse qu’ils avaient partagée, tout cela s’était envolé. Tessa avait-elle été
victime de son imagination ? Ou s’était-elle imaginé, un peu trop vite, que ses rêves étaient devenus
réalité ? C’était à croire qu’ils n’avaient même pas joué au cricket dans leur cabine.
Il ne restait plus rien de l’homme qui l’avait serrée dans ses bras en murmurant son nom comme s’il
s’agissait d’un mot secret et précieux. Seule subsistait son arrogance innée, conjuguée à son autorité de
duc. Il se tenait à distance, au-dessus de tout le monde, y compris de Tessa. Surtout de Tessa. C’était là
son attitude habituelle, mais pour la jeune femme le retour à la réalité était cruel, après qu’elle avait tout
tenté pour partager sa vie et se faire une place à ses côtés.
Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Avait-elle vraiment rêvé le regard qu’il lui avait
lancé, dans la coursive, avant de s’élancer sur le pont pour libérer le grand mât des cordages qui
l’entravaient ? À cet instant précis, Tessa avait bien cru que son cœur s’exprimait dans son regard et que
Jered s’autorisait enfin à manifester ses véritables émotions.
Hélas, ce moment magique n’avait pas survécu au naufrage de l’Isolde. Le regard de Jered était
redevenu glacial.
Tessa avait été folle d’espoir, lorsqu’il s’était enfin réveillé après des heures d’inconscience. Elle
avait d’abord appelé Chalmers, puis le médecin. Le duc vivrait, lui avait assuré celui-ci. Et il avait eu
raison. Le duc vivait. Mais l’homme avait disparu. Englouti dans les flots.
Ses bleus s’étaient peu à peu dissipés. Son nez n’était plus caché sous un horrible bandage. Seul son
poignet portait encore un pansement. Pour marcher, il s’appuyait sur sa canne de la main gauche et cachait
la droite dans sa poche. D’autres, à sa place, auraient paru ridicules. Mais lui non, bien sûr.
Son arrogance était unique.
Tessa ne pouvait pas s’empêcher de fondre en larmes aux moments les plus divers. Ainsi, elle s’était
mise à sangloter lorsqu’elle avait reçu une lettre de Peter Lanterly s’enquérant de sa santé. Elle lui avait
répondu, par retour du courrier, qu’elle se sentait parfaitement rétablie, qu’elle n’avait subi aucun
contrecoup de son opération et que ses cicatrices s’estompaient. Elle s’était abstenue d’ajouter qu’elle
avait bien failli, entre-temps, mourir noyée, même si elle s’était également remise de cette épreuve. Elle
s’était souvenue de cet après-midi d’enchantement, où Jered lui avait fait l’amour avec une tendresse qui
confinait à la révérence, comme si elle était précieuse et fragile. Puis ses sanglots avaient redoublé, parce
qu’il ne l’avait plus touchée une seule fois depuis. C’était à peine, désormais, s’il la regardait encore.
S’il n’avait pas porté sur son visage les derniers stigmates de la chute du mât, Tessa aurait pu croire que
rien de tout cela n’était arrivé. Du reste, elle était convaincue qu’il retournerait à Londres aussitôt qu’il
serait totalement guéri.
Elle ne le suivrait pas. La leçon avait fini par porter. Jered ne voulait pas d’elle comme épouse et
compagne. Or, Tessa se refusait d’être moins que cela.
C’était une sensation très étrange de se retrouver devant son propre portrait et d’éprouver du
ressentiment pour l’homme qui vous faisait face. Presque aussi étrange – et ridicule – que de cracher sur
son reflet dans une glace. Pourtant, Jered l’avait fait aussi, quelques jours plus tôt.
Dès que tu sens qu’on s’intéresse à toi, tu deviens puant d’arrogance.
Elle avait probablement raison. Pourtant, il avait gardé le souvenir de moments de joie authentique,
dans sa vie. Avant la mort de sa mère. Sa disparition l’avait détruit, mais il avait refusé de le voir. Et
peut-être avait-il eu le tort de s’enfermer trop longtemps dans le déni de son chagrin.
— Non, Jered, nous devons rentrer à la maison. Ton père nous attend, et j’ai promis de lire une
histoire à Susie.
Elle avait recoiffé ses cheveux en arrière, avant d’ajouter, avec un grand sourire au diapason du
radieux soleil qui brillait cet après-midi-là :
— Ne me regarde pas ainsi, Jered. Quand tu avais quatre ans, tu me faisais fondre, avec cette tête.
Mais plus maintenant.
Elle s’était esclaffée, puis elle avait éperonné sa monture et était repartie vers Kittridge. Quelques
minutes plus tard, Jered avait entendu son cheval hennir bruyamment. Il avait accouru et avait trouvé sa
mère gisant, inerte, sur le sol.
Était-ce à cet instant précis qu’il avait changé ? Ou plus tard, à la mort de son père ? En tout cas, ce
deuxième deuil avait profité du premier : il savait désormais comment refouler son chagrin.
En fait, il s’était comme renfermé. Cela valait toujours mieux que de subir la douleur de plein fouet.
Se renfermer vous rendait presque invincible. Par la suite, Jered avait évité le plus possible les rapports
avec sa famille et s’était complu dans des amitiés superficielles, qui ne risquaient pas d’ébranler la
muraille derrière laquelle il s’abritait.
Et s’il fuyait à présent Tessa, c’était précisément parce que ce qu’elle lui offrait – son acceptation de
ce qu’il était et, même, son amour – lui paraissait trop dur à affronter.
Pendant toutes ces années, sa dépravation n’avait eu qu’un but : lui prouver qu’il était toujours vivant.
Le danger, l’excitation, les transgressions… tout cela lui avait donné le sentiment d’exister.
Le jeune homme arrogant du portrait était un être pétri de contradictions. Jered, avec ses yeux
d’adulte, le voyait maintenant tel qu’il était : un garçon désespérément seul, mais refusant d’admettre le
vide de son cœur et de son âme. Un jeune homme enfermé dans le déni de lui-même.
Son oncle se trompait. L’immoralité de Jered n’était en rien préméditée. Jered ne l’avait pas
davantage cultivée. Elle s’était installée par habitude. C’était, tout simplement, la conséquence d’une
absence d’amour.
Pourquoi ce portrait le troublait-il autant ? L’artiste l’avait pourtant très bien représenté. Bien sûr, il
affichait, sur le tableau, quelques rides de moins qu’aujourd’hui, et un sourire un peu moins sardonique.
Les yeux étaient les mêmes, en revanche. Quant aux cheveux, seul le style de coiffure avait changé.
Cependant, Jered ne parvenait pas à se reconnaître dans ce jeune homme.
Sans doute fallait-il voir là l’influence de sa femme.
Son mariage l’avait aidé à mieux percevoir sa propre personnalité. Sans Tessa, probablement serait-
il resté le même. C’est-à-dire quelqu’un de malheureux, mais qui noyait sa détresse dans une activité
débordante, car il était plus facile de vivre dans la cacophonie et le désordre que d’affronter ses démons.
Pourtant, depuis une bonne semaine qu’il s’interrogeait vraiment sur lui-même, il avait le sentiment
de toucher enfin au bonheur.
— J’étais tombée amoureuse de lui, tu sais, dit soudain Tessa, comme si le seul fait de penser à la
jeune femme avait suffi à la faire apparaître.
Mais, après tout, le portrait était accroché dans son boudoir. Il était donc très naturel qu’elle vienne
dans cette pièce. Jered lui accorda un bref regard, avant de reporter son attention sur le tableau.
— Je le trouve parfaitement idiot, dit-il.
Elle souriait. Mais son sourire n’était-il pas un peu triste ? Jered comprit que le moment était venu de
lui ouvrir son cœur.
Sois courageux, Jered. Pour une fois.
— Il m’écoutait patiemment, répondit-elle. Et il ne paraissait pas se lasser de mes questions.
Jered sourit.
— C’était un auditeur captif. La réalité est tout autre.
— Oh, je n’en suis pas si sûre.
Et, sur ces mots, elle ressortit de la pièce.
Jered la regarda s’éloigner en serrant les poings. Puis, emporté par une rage qu’il ne parvenait plus à
contrôler, il donna un grand coup de sa canne de marche au tableau.
L’idiot du portrait continua de lui sourire.
37
Il retrouva Tessa dans la gloriette. Il n’avait pas eu à chercher bien longtemps : elle disparaissait là
presque tous les après-midi, avec un livre. Jered, au cours de la semaine écoulée, l’avait épiée plusieurs
fois. En réalité, elle ne lisait pas vraiment, passant la plupart du temps à regarder dans le vide. À quoi
pensait-elle ? Pas à lui, il en était à peu près certain. Elle paraissait l’avoir totalement banni de son
existence. Et même de son esprit.
Elle le laissa approcher sans réagir, mais les yeux rivés sur lui. Jered posa sa bonne main sur l’un des
piliers de la gloriette et un pied sur la première marche. L’homme qu’il était devenu depuis une semaine
était hésitant, incertain.
La jeune femme haussa les sourcils avec un petit sourire qui n’était ni accueillant ni hostile. Seigneur,
ce qu’elle était ravissante ! Jered sentit sa poitrine se serrer.
— J’ai mis en vente ma maison de Londres, annonça-t-il en guise de préambule.
— Ah bon ? répliqua-t-elle, sans ciller.
Bon sang, elle ne se rendait donc pas compte du sacrifice que cela représentait ?
— Et j’ai fait résilier tous mes abonnements à des clubs de jeu.
Elle sourit poliment.
— Qu’est-ce qui t’a pris ?
Jered marqua une pause, le temps de rassembler son courage.
— J’ai envie de changer de vie. De tout recommencer à zéro.
Elle cligna les yeux – sa réaction habituelle, chaque fois que Jered la surprenait. Et, pour une fois,
elle resta sans voix. C’était si rare qu’il en conçut de l’amusement.
— J’ai engagé un secrétaire. Il viendra s’installer ici dans une semaine. Comme c’est ton père qui me
l’a recommandé, j’en déduis qu’il fera aussi office d’espion.
Cette fois, elle sourit pour de bon.
— Ce n’est pas parce que ma première tentative de devenir honorable a échoué que je ne dois pas
réessayer, ajouta-t-il. Même si c’est beaucoup plus difficile que de vivre dans l’immoralité.
— Tu as toujours été quelqu’un d’honorable, Jered, même si tu t’ingéniais à le cacher. Si cela n’avait
pas été le cas, tu n’aurais pas fait en sorte de voler ton propre argent. Tu aurais rejoint ceux qui
s’amusaient avec les prostituées dans la taverne. Tu aurais continué à voir ta maîtresse, ou tu en aurais
pris une autre. Tu n’aurais pas offert ta loge aux sœurs Crawford. Ton problème, c’est que tu t’étais
persuadé de ne jamais pouvoir être heureux. Alors, tu t’arrangeais pour être effectivement malheureux. Je
suis ravie pour toi que tu aies fini par ouvrir les yeux.
Jered avait l’horrible impression qu’elle se détachait de lui, avec une indifférence polie.
— J’ai été idiot, Tessa. Je me suis trompé de bout en bout.
Il avait espéré que cette confession craquellerait au moins le vernis de sa façade polie. Mais ce
n’était visiblement pas le cas.
— Nous nous sommes trompés tous les deux.
Voulait-elle dire qu’elle avait eu tort de tomber amoureuse de lui ?
— J’ai commis beaucoup d’erreurs, reprit-il.
Il leva la main pour l’empêcher de l’interrompre.
— Et ne me dis pas que toi aussi. Mes erreurs étaient les pires.
— Très bien, acquiesça-t-elle avec un petit sourire.
— Je t’aime, bon sang, Tessa.
La déclaration n’était guère romantique. Mais, au moins, elle venait du fond du cœur.
Tessa cligna de nouveau les yeux.
— Et si tu n’es pas capable de me pardonner tout le chagrin et les souffrances que je t’ai causés,
alors c’est que je ne suis pas le plus arrogant de notre couple. Je ne me suis pas contenté de réorganiser
ma vie. J’ai donné une coquette somme à l’église pour la réfection du clocher, subventionné un hospice
pour les vétérans de guerre et promis de financer trois orphelinats. J’ai même invité toute ta famille à
dîner !
Comme elle ne répondait rien, il confessa son ultime capitulation :
— Et j’ai écrit à ta mère pour l’inviter à prendre le thé.
— Tu m’aimes ?
— Je crois te l’avoir dit. J’ai conscience de mes fautes, Tessa. Mais je suis résolu à m’amender. Il
me semble que tu pourrais applaudir mes efforts.
— Je les applaudis.
Jered avait du mal à contenir son irritation.
— Tu applaudis d’une seule main, alors. À ta place, la plupart des femmes se jetteraient dans mes
bras, Tessa. Elles ne se tiendraient plus de joie. Je n’ai jamais dit cela à personne. Et toi, tu restes
sagement assise, à me regarder.
Sa tirade ne réussit pas davantage à la faire réagir. Elle le fixait toujours de ce regard étrange, comme
s’il était une créature monstrueuse sortie d’un de ses cauchemars.
— Je sais que tu m’aimes, reprit-il. Je ne suis pas aussi parfait que ce maudit portrait, mais tu
m’aimes quand même.
S’était-elle changée en statue ? Et que signifiait, exactement, son regard ? Jered avait l’impression
qu’elle allait fondre en larmes. Bon sang ! Une déclaration d’amour n’était pas censée vous faire pleurer.
Il ne lui restait plus qu’une solution. Rassembler ce qui lui restait de dignité et quitter la gloriette
avant de s’humilier davantage.
C’était ça, ou tomber à genoux et l’implorer.
— Bonjour, Chalmers, lança Tessa, alors que le valet de Jered entrait précautionneusement dans la
chambre.
— Bonjour, Votre Grâce.
— Êtes-vous prêt pour vos congés ?
— Oui, et je vous en remercie encore, Votre Grâce.
— Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, Chalmers, mais Jered.
Elle s’assit dans le lit, remonta les couvertures sur sa poitrine et murmura :
— Il apprend le sens de la famille, figurez-vous. Sa sœur, son mari et leur fils arrivent demain. Et il
est normal que vous puissiez voir plus souvent vos petits-enfants.
Chalmers sourit.
— Oui, Votre Grâce.
— Je ne sais pas ce qu’elle te raconte, Chalmers, intervint Jered, la tête sous un oreiller, mais quoi
que ce soit, je suis sûr qu’elle a tort.
Tessa lui donna une tape sur l’épaule.
— Ne le laissez pas vous influencer, Chalmers. C’est un despote.
— Assurément, Votre Grâce.
— Bon sang, Tessa ! grogna Jered. Voilà que Chalmers est de ton côté, maintenant !
Et, montrant sa tête, il demanda :
— Serait-ce une insurrection, Chalmers ?
— Oh non, Votre Grâce. En aucun cas.
— Nous aurions trop peur de tes représailles, Jered, assura Tessa. Moi-même, j’en tremble d’avance.
Son sourire démentait ses paroles.
— Je m’habillerai plus tard, Chalmers, reprit Jered, les yeux rivés sur son épouse.
Chalmers se retira le plus discrètement possible et referma la porte derrière lui.
— Tu vas me mettre en retard, Tessa. J’ai rendez-vous avec ton père et quelques-uns de ses
collègues. Nous menons campagne pour nous lancer à l’assaut de la Chambre des lords l’année
prochaine.
Pour toute réponse, Tessa continua de sourire.
— Chalmers ne sait plus quoi faire de cette duchesse qui est sans cesse à mes côtés.
— Mes parents ont toujours dormi ensemble, Jered. C’est une habitude que je pourrais facilement
adopter.
— Tu es très en beauté, ce matin.
La jeune femme se rallongea.
— Tu me répètes ça tous les matins.
— Parce que c’est vrai tous les matins.
— Ça aussi, tu me le sers à chaque fois.
— Tu trouves que je radote ? demanda-t-il, lui caressant le bras.
— Un peu.
Elle soupira et se tourna sur le côté pour lui faire face.
— As-tu la nausée, ce matin ?
— Non. Je crois que c’est passé.
Sa voix était douce comme l’aube. Jered prenait plaisir, à présent, à se lever avec le soleil.
— Tant mieux. C’était une désagréable façon de commencer la journée.
— Tu as compris, j’imagine, que la nouvelle situation changera beaucoup de choses ?
— Comment cela ?
— Eh bien, ton idée initiale de me laisser ici, à Kittridge, dès que je serais enceinte, ne peut plus
marcher.
— Ah non ?
— Non. Tu vas devenir père. Et les pères se doivent à leurs enfants. Pour leur prodiguer de l’amour,
pour commencer. Et les instruire, également.
— Et aussi leur donner des frères et sœurs, je suppose ?
— Évidemment.
— Mais quand même pas six, j’espère ?
Le sourire de Tessa se fit machiavélique. Jered s’alarma.
— Aurais-tu l’intention d’imiter tes parents, Tessa ?
— Reconnais que leur mariage est particulièrement réussi.
Jered revoyait le sourire de sa mère. Le chagrin de son père. Leur mariage, aussi, avait été réussi.
N’aurait-il pas éprouvé le même désespoir que son père, si Tessa lui avait été enlevée ? La réponse ne
faisait aucun doute.
Jered s’allongea plus confortablement, pour contempler son épouse. Le soleil éclairait son visage.
Elle avait fermé les yeux, mais elle paraissait rayonner de l’intérieur, tel un ange. Jered se sentait béni
des dieux. Non pas en raison de sa position sociale ni de sa fortune, mais à cause de la paix qui régnait
dans leur chambre de Kittridge, bien loin de Londres et de son passé.
Il caressa la joue de la jeune femme avec révérence. En réponse, elle posa sa main sur la sienne,
comme pour la réchauffer.
Jered s’amusa de l’ironie du destin. Il avait toujours pensé qu’un mari ne devait pas tomber en
adoration devant sa femme. Et c’était pourtant ce qu’il faisait.
Les branches des arbres s’étaient couvertes de bourgeons qui, lentement, s’ouvraient au soleil. Un
oiseau, quelque part, lança une ode au printemps, qui fut aussitôt reprise par ses semblables. Et les autres
créatures de la forêt, les lapins, les renards, les écureuils, sortaient de leurs terriers pour fêter
pareillement l’arrivée des beaux jours.
Une légère brise caressait les premières fleurs sauvages et emplissait l’air de sa petite musique
entêtante, que seules les oreilles les plus attentives savaient entendre.