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Aujourd’hui
Hillary Wright n’aurait pas demandé mieux que de pouvoir se distraire
pendant la durée de son vol Washington-Chicago, mais le spectacle que lui
offraient ces jeunes mariés était la dernière chose dont elle avait besoin. Etre
assise derrière un couple impudique mal dissimulé sous une couverture était une
véritable torture.
Elle s’enfonça dans son siège et se hâta de mettre les écouteurs sur ses
oreilles avant de fermer les paupières. Elle aurait pu regarder un film ou profiter
d’être à côté du hublot pour contempler le paysage, mais le seul fait d’ouvrir les
yeux l’exposait au supplice.
Si seulement elle pouvait être déjà à Chicago… Une fois là-bas, elle pourrait
enfin réparer la plus grosse erreur de sa vie et laisser derrière elle cette sombre
partie de son existence. Mais son avion n’avait même pas encore décollé de
Washington, et le temps s’écoulait beaucoup trop lentement à son goût.
Comme elle passait d’une station de radio à une autre, elle rouvrit les yeux
au bruit des passagers qui se pressaient dans l’allée centrale. Il y avait des
parents avec un petit enfant et un bébé, suivis par une armée d’hommes en
costume et de femmes en tailleur qui avançaient vers les sièges du fond, ceux de
la classe économique dans laquelle elle voyageait habituellement.
Aujourd’hui, c’était la CIA qui lui avait fourni son billet de première classe,
et elle avait encore du mal à y croire. Le mois dernier encore, elle ne connaissait
cette organisation qu’à travers le cinéma et la télévision. Et à présent, c’était sa
mission de lui apporter son aide si elle voulait réparer son erreur et éviter une
peine de prison.
Un gémissement s’échappa de la gorge de la jeune mariée. Seigneur ! Allait-
elle devoir subir cela pendant tout le voyage ? Elle était déjà tellement angoissée
en songeant à sa mission. A cause de son anxiété, elle ne parviendrait même pas
à profiter de son premier séjour à Chicago. Elle qui avait tant rêvé de quitter son
village natal du Vermont. Le poste d’organisatrice d’événements qu’elle avait
trouvé à Washington lui était apparu comme une bénédiction. Grâce à son
travail, elle avait rencontré les personnalités dont elle n’aurait fait qu’entendre
parler dans les médias si elle était restée à la campagne : des politiciens, des
vedettes de cinéma, et même des membres de familles royales.
Alors pourquoi s’était-elle laissé éblouir par la richesse et le mode de vie de
son petit ami ? Quelle naïveté ! Bien trop tard, elle avait compris ce qui se
cachait derrière l’apparente philanthropie de Barry. Une absence totale de
moralité et un mépris des autres à toute épreuve.
A présent, elle devait lutter pour se sortir de la situation dans laquelle elle
s’était mise en faisant confiance à un homme qu’elle aurait dû fuir. Comment
avait-elle pu croire à cette mascarade de fondation ? Il s’était bien moqué d’elle
en prétendant que les soirées de gala qu’il organisait étaient destinées à collecter
de l’argent auprès de riches donateurs pour le reverser à des associations
caritatives. En réalité, il avait trompé tout le monde et avait gardé pour lui ces
sommes astronomiques en les mettant à l’abri sur un compte en Suisse. Ces
derniers mois lui avaient prouvé que, malgré ce qu’elle avait voulu croire en
s’inventant une grande destinée, elle n’était rien d’autre qu’une fille de la
campagne crédule.
Au moins, cette expérience lui avait servi de leçon. Elle était débarrassée de
ses œillères à présent.
Comme elle apercevait une fois de plus les baisers du couple énamouré, elle
serra de nouveau les paupières et se concentra sur la chanson qui passait. Elle
devait rassembler ses forces et aller au bout de ce week-end. Après cela
seulement, elle pourrait penser à son avenir. Sa mission était claire : elle devait
identifier le banquier véreux de son ex-petit ami lors de la grande soirée qui
devait avoir lieu le soir-même à Chicago. Une fois qu’elle aurait donné son
signalement à Interpol, tout ce réseau de blanchiment d’argent pourrait être
démantelé et elle retrouverait son poste à Washington.
Elle avait tellement hâte de retrouver l’estime de son patron. Enfin, de retour
au travail, elle pourrait de nouveau organiser les grandes soirées dont elle avait
rêvé quand elle avait commencé sa carrière professionnelle. Les galas qu’elle
allait orchestrer seraient détaillés dans les pages mondaines des journaux, et
Barry n’aurait plus que ses yeux pour pleurer quand il lirait en prison le récit de
ses succès.
C’était tout ce qu’il méritait.
Les larmes aux yeux, elle respira profondément pour retrouver son sang-
froid. Elle ne devait pas accorder ce pouvoir à Barry. Il appartenait à son passé,
elle devait aller de l’avant désormais.
Elle sursauta en sentant une main se poser sur son épaule. Otant un écouteur
et ouvrant les yeux, la première chose qu’elle vit fut un costume. Un costume de
marque, à n’en pas douter.
— Pardon, mademoiselle, je crois que vous êtes assise à ma place.
La voix profonde et chaude qu’elle entendit lui fit lever les yeux. La lumière
venait de derrière l’homme qui se tenait à côté d’elle, si bien qu’elle distinguait
mal son visage. Elle voyait seulement les mèches brunes qui retombaient sur ses
oreilles et sur le col de sa chemise. Elle avait pris l’habitude de fréquenter des
gens fortunés et bien habillés, mais jamais elle n’avait vu un homme ayant autant
d’allure que celui qui venait de s’adresser à elle.
Pour lui dire qu’elle était installée sur son siège.
Elle fit mine de regarder son billet avec surprise, même si elle savait déjà
quel numéro figurait dessus. Elle avait horreur d’être assise côté couloir et avait
espéré ardemment que le siège voisin du sien serait libre.
— Oh ! je vous demande pardon. Vous avez raison.
— Vous savez quoi ? l’interpella-t-il en posant la main sur le dossier du
siège vide. Si vous préférez le hublot, ça ne me pose aucun problème. Je vais
m’asseoir ici.
— Mais je ne voudrais pas m’imposer.
— Non, vraiment, insista-t-il en rangeant sa mallette dans le coffre
supérieur. Ça ne me dérange pas du tout.
C’est alors qu’il se tourna vers elle, lui révélant les traits de son visage. Un
visage merveilleusement viril et harmonieux, éclairé par une paire d’yeux verts
qui lui firent oublier l’espace d’un instant l’étreinte des jeunes mariés dont
l’ardeur avait redoublé. Il devait avoir une trentaine d’années, et lorsqu’il lui
sourit, elle se sentit fondre sous l’effet de son charme.
Comme elle l’observait à la dérobée, elle eut soudain l’impression de l’avoir
déjà vu. Mais où avaient-ils bien pu se croiser ? Sans doute à l’une des soirées
auxquelles elle avait participé à Washington. Néanmoins, si elle l’avait vraiment
vu, c’était forcément de loin ; sinon elle aurait été incapable de l’oublier.
Il boucla sa ceinture au moment où l’avion commençait à rouler sur le
tarmac.
— Vous n’aimez pas prendre l’avion, lâcha-t-il avec un demi-sourire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Vous voulez être à côté du hublot mais vous avez baissé le store. Vous
avez déjà allumé la radio. Et vous êtes agrippée à l’accoudoir comme à une
bouée de sauvetage.
Il n’était pas seulement séduisant. Il était aussi très observateur.
Mieux valait prétendre qu’elle avait peur de l’avion plutôt que lui faire le
récit embarrassant de ses erreurs.
— Bravo. Vous m’avez démasquée.
D’un signe de tête, elle désigna les jeunes mariés qui paraissaient avoir
complètement oublié qu’ils se trouvaient dans un lieu public.
— Et ces tourtereaux ne font rien pour rendre les choses plus agréables.
Son sourire se changea en une expression de contrariété.
— Je vais faire venir une hôtesse.
Comme il levait la main pour appuyer sur le bouton d’appel, elle toucha son
poignet pour le retenir. C’est alors qu’elle sentit comme un courant électrique la
traverser. Ce ne pouvait être que de l’électricité statique, décida-t-elle. A mois
que ce frisson soit dû à l’attirance qu’elle avait déjà pour lui ?
Elle se hâta de croiser les bras.
— Ce n’est pas la peine, dit-elle d’une voix précipitée. L’hôtesse est en train
de donner les consignes de sécurité. D’ailleurs, elle a l’air très mécontente que
nous parlions en même temps qu’elle, ajouta-t-elle en remarquant le regard noir
qu’elle leur lançait.
Il se pencha vers elle pour chuchoter à son oreille.
— Sinon, je pourrais donner des coups de pied dans le dossier de leur siège
jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils ne sont pas invisibles, et que leur
conduite est très déplacée.
Ce qu’elle ne pouvait pas lui dire, c’était que depuis qu’il était arrivé, elle ne
prêtait plus la moindre attention au couple qui l’avait tellement dérangée jusque-
là. En vérité, elle ne pouvait détacher le regard des yeux verts qui la fixaient
avec un intérêt non déguisé. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir flattée
d’avoir attiré l’attention d’un homme aussi séduisant.
— Nous devrions pouvoir faire avec, dit-elle.
— Sans doute.
— Même si, très franchement, je trouve injuste que l’hôtesse soit en colère
après nous et non après eux.
— Ils célèbrent peut-être leur anniversaire.
Elle laissa échapper un rire de dérision.
— Cynique ? demanda-t-il.
— Parce que vous voulez me persuader que vous croyez aux idylles
débordantes de romantisme ? Ne le prenez pas comme une critique, mais vous
m’avez plutôt l’air d’un dragueur, ajouta-t-elle en détaillant son costume sur
mesure et son sourire au charme enjôleur.
A peine avait-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Ne s’était-elle pas
montrée grossière ?
Il se contenta de rire doucement en posant la main sur son cœur.
— Vous avez une très mauvaise opinion de moi, dit-il sur un ton tragique. Je
suis blessé au plus profond.
Elle ne put s’empêcher de rire, mais bientôt son rire s’envola sous l’effet du
regard intense qu’il fixait sur elle.
— Nous avons décollé, lui fit-il observer en désignant le hublot. Vous
pouvez relever le store et vous détendre.
Se détendre ? Ah oui, songea-t-elle en se rappelant l’excuse qu’il lui avait
lui-même fournie pour expliquer sa nervosité. Mais elle avait une préoccupation
bien plus grave que ce voyage en avion, hélas. Son ex-petit ami, qu’elle espérait
contribuer à mettre en prison avec son témoignage. Si elle ne se faisait pas
éliminer avant d’avoir identifié son complice à Chicago, se dit-elle en
frémissant.
Elle défit sa ceinture et laissa échapper un soupir.
— Je vous remercie, monsieur…
— Troy, l’interrompit-il en lui tendant la main. Je m’appelle Troy, je viens
de Virginie.
— Hillary, se présenta-t-elle à son tour. De Washington.
Se préparant à recevoir une nouvelle charge d’électricité statique, elle serra
les doigts autour des siens. Une fois de plus, un délicieux frisson lui parcourut le
bras et tout le corps. Sa résolution de garder ses distances avec les hommes était-
elle donc vaine ? Non, décida-t-elle. Mais elle pouvait s’autoriser une rencontre
agréable, aussi brève soit-elle.
Elle se sentait si différente depuis quelque temps. Barry avait fait de la fille
de ferme une femme cynique et méfiante de tous ceux qui l’approchaient. Il
l’avait rendue si paranoïaque, qu’elle en venait à se poser des questions sur les
intentions d’un charmant jeune homme qui voulait seulement s’amuser un peu
pendant un trajet en avion.
Non, il n’y avait aucun mal à profiter d’une compagnie aussi inattendue que
plaisante. D’autant que, grâce à Troy, elle avait réussi à se détendre. A oublier
l’espace d’un instant l’appréhension que lui causait la perspective de ce gala de
charité à Chicago et de la mission qu’il impliquait pour elle. Le complice qu’elle
devait identifier avait une telle habileté à échapper aux caméras et aux objectifs,
que très peu de gens savaient à quoi il ressemblait. Elle-même ne l’avait vu que
deux fois, un jour chez Barry lorsqu’elle était venue sans le prévenir, une autre
fois à son bureau. Risquait-il de la reconnaître ? Cette seule pensée fit battre son
cœur à tout rompre.
Décidément, elle avait besoin d’une distraction si elle voulait espérer
retrouver son calme.
— Alors, Troy, commença-t-elle d’un ton détaché, puis-je vous demander ce
qui vous appelle à Chicago ?
Hillary sentit le feu lui monter aux joues. Elle était folle de rage. Pourquoi la
provoquait-il ainsi ? Elle ne comprenait pas où il voulait en venir.
Ce dont elle était parfaitement consciente en revanche, c’était que tous les
yeux étaient fixés sur elle à cet instant. Et lorsqu’elle se tourna légèrement, ce fut
pour découvrir avec terreur que son visage stupéfait apparaissait en gros plan sur
les deux écrans.
Loin de perdre contenance, Troy se baissa et posa un genou à terre. S’il
cherchait à la plonger dans l’embarras, c’était on ne peut plus réussi.
— Hillary, commença-t-il.
Sa voix profonde résonnait tout autour d’elle dans les haut-parleurs.
— Songez à tous ces jeunes gens qui attendent une bourse. Acceptez d’être
ma cavalière pour le week-end.
Elle dut prendre sur elle pour ne pas lui lancer une réplique qui le punirait de
son arrogance.
Il se tourna alors vers le colonel Salvatore.
— Je pense que vous ne m’en voudrez pas de vous priver de votre
cavalière ?
Le colonel s’éclaircit la voix avant de lui répondre.
— Il s’agit de ma nièce. Je compte sur vous pour prendre soin d’elle.
Sa nièce ? Décidément, la situation lui échappait complètement.
Prise de panique, elle se tourna vers Salvatore pour l’implorer de lui porter
secours. Mais il se contenta de lui sourire en posant une main rassurante sur son
bras.
— Tu devrais danser, Hillary.
Le tutoiement destiné à les conforter dans leur rôle manqua de la faire
sursauter. Mais elle se rendit compte qu’il n’avait pas tort. Au moins, si elle
réagissait et se levait, les gens cesseraient peut-être de l’observer avec autant
d’insistance.
Respirant profondément pour garder son sang-froid, elle mit la main dans
celle de Troy. Seulement, malgré toute sa volonté, elle ne put s’empêcher de
frissonner à ce seul contact. Elle s’était toujours félicitée de savoir contenir ses
émotions, et pourtant voilà qu’elle n’avait plus le moindre contrôle sur ses sens.
Elle savait que Troy n’était qu’un menteur, un escroc et un séducteur. Alors
pourquoi son cœur battait-il la chamade au moment où elle s’apprêtait à
tournoyer entre ses bras sur la piste de danse ?
La réponse était simple : il était plus sexy que tous les hommes qu’elle avait
rencontrés jusque-là. Sans oublier qu’il venait de dépenser près de quatre-vingt-
dix mille dollars pour passer un week-end avec elle.
Un pianiste fit à ce moment son entrée sur scène et joua une introduction
tandis qu’une chanteuse en robe rouge s’approchait du micro. D’une voix suave,
elle entonna le premier couplet d’une chanson d’amour des années 1940.
Avec un sourire charmeur, Troy attira Hillary près de lui et la mena au
centre de la piste de danse encore déserte. Elle sentit ses joues rougir sous la
lumière du projecteur qui ne les quittait pas. Alors, posant la main sur sa hanche,
il se mit à bouger lentement au rythme de la musique tout en plongeant les yeux
dans les siens. Entraînée par ses mouvements aussi habiles que sensuels, elle
tourna avec lui et le laissa faire lorsqu’il lui prit la main pour la poser sur son
torse.
— Y a-t-il des choses que vous ne savez pas faire ? lâcha-t-elle à mi-voix.
— Quelque chose me dit que ce n’est pas un compliment.
— Sans vouloir être désagréable, je suis ici pour le travail et non pour jouer
à vos jeux enfantins.
— Croyez-moi, ceci est loin d’être un jeu.
Il l’attira plus près de lui, et au contact de son corps musclé, elle sentit un
nouveau frisson parcourir tout son corps.
— Contentez-vous de vous détendre et de danser, susurra-t-il, lui offrant la
caresse de son souffle chaud contre son oreille. Je vous promets de me taire, car
autant que vous le sachiez, je chante faux. Cela répond en partie à votre
question, du reste.
— Merci pour cette information, mais cela ne m’aide pas le moins du
monde. Je ne vois pas comment je pourrais me détendre.
Tout en disant cela, elle se rendait compte à quel point il était facile de
danser avec lui malgré l’inconfort de la situation. Elle se sentait si bien portée
par la souplesse de ses mouvements.
— Vous venez d’annoncer à une salle remplie de célébrités et de journalistes
que vous aviez dépensé près de quatre-vingt-dix mille dollars pour passer le
week-end avec moi. Moi. Une femme que vous avez rencontrée aujourd’hui
même et avec qui vous n’avez discuté que pendant une heure.
Comme d’autres couples les rejoignaient sur la piste, il se déplaça
adroitement au milieu d’eux. Enfin, les convives semblaient avoir détourné leur
attention d’eux et elle avait maintenant un sentiment ô combien absurde, mais
tellement délicieux, d’intimité.
— Alors, Troy ? l’interrogea-t-elle. Qu’espérez-vous obtenir au juste ?
— Vous ne croyez donc pas au coup de foudre ?
Sur ces mots, il enfouit le visage dans ses cheveux et inspira lentement, la
faisant chanceler dans son trouble. A défaut d’apaiser les battements de son
cœur, elle parvint à retrouver l’équilibre.
— Non, répondit-elle sur un ton aussi assuré que possible. Je crois que l’on
peut être attiré physiquement au premier regard, mais rien de plus. Il ne faut pas
confondre l’amour et le désir.
Résistant à son envie de presser ses lèvres contre les siennes, elle ne put
toutefois s’empêcher d’approcher la tête de son cou pour mieux sentir son
parfum envoûtant, si merveilleusement viril.
— Ah, murmura-t-il d’une voix grave. Vous reconnaissez donc que vous
éprouvez de l’attirance pour moi.
Il n’était pas question qu’elle admette tout haut l’effet qu’il produisait sur
elle.
— Je n’ai pas dit cela. J’ai dit que ce que vous ressentiez pour moi n’était
rien d’autre que de l’attirance.
Un rire rauque s’échappa de ses lèvres tandis que, d’un geste infiniment
sensuel, il refermait la main autour de sa taille.
— Votre assurance m’impressionne.
— Je n’appellerais pas ça de l’assurance.
Se redressant, elle fixa les yeux sur les siens.
— Mais pourquoi auriez-vous fait tant d’efforts pour passer du temps avec
moi sinon ? demanda-t-elle. A moins que votre fortune soit si importante qu’une
telle somme ne représente presque rien pour vous.
— C’est vrai, j’ai voulu m’offrir la chance de passer du temps avec vous.
— Pourquoi ne pas vous y être pris d’une manière plus simple ?
— J’aurais eu du mal à le faire si j’avais dû m’engager à consacrer mon
week-end à quelqu’un d’autre.
— Comme saviez-vous que j’étais ici ?
— Je vous ai vue pendant que j’attendais dans les coulisses. Mon assistante
se trouvait déjà à sa place. Un bref message m’a suffi pour lui transmettre mes
instructions.
— Mais il y avait énormément de monde dans la salle.
— Même dans un stade plein, je vous aurais reconnue, affirma-t-il d’une
voix profonde. Mais cessons de nous disputer et amusons-nous un peu, dit-il en
lui caressant la nuque du bout des doigts. A moins que vous ne préfériez faire
une scène devant tous ces gens. Mais je dois vous prévenir qu’ils seraient très
déçus si, à cause de vous, un don de quatre-vingt-dix mille dollars était annulé.
Ses caresses le troublaient trop pour qu’elle trouve la force de s’opposer à
ses paroles. Lui saisissant le poignet, elle le força à reposer la main sur son
épaule.
C’était une mauvaise idée. Son épaule aussi était dénudée.
— C’est à vous que les gens en voudront si vous n’honorez pas l’enchère de
votre assistante, souligna-t-elle.
— Tout le monde sait que je n’ai que faire de ce que les autres pensent de
moi. Vous, au contraire, poursuivit-il en lui caressant doucement l’épaule, vous
avez toutes les raisons de vous soucier de l’opinion générale. Refuser de jouer le
jeu de cette enchère et me faire une scène en public pourrait remettre en cause
votre crédibilité en tant qu’organisatrice d’événements…
— Oh ! je vous en prie, l’interrompit-elle. Nous savons tous les deux que je
ne vais faire aucune scène et que vous allez payer la somme que vous avez
promise. Alors je suggère que nous nous taisions et que nous dansions.
Au moins, pendant ce temps, elle pourrait observer en toute discrétion les
gens qui les entouraient tout en réfléchissant au comportement à adopter.
— Ma mère m’a toujours appris que c’était grossier de dire aux gens de se
taire, objecta-t-il.
— Vous êtes vraiment exaspérant.
— Au moins, je ne vous laisse pas indifférente.
— Certes. Ecoutez, soupira-t-elle, je voudrais me libérer au plus vite de ce
rendez-vous imprévu afin de me consacrer à la vraie raison de ma présence ici.
— Découvrir le travail du cuisinier.
— Voilà. Le repas.
Elle vit une lueur passer dans ses yeux, puis aussitôt, son visage retrouva son
expression ironique.
— Mais notre rendez-vous doit durer tout le week-end.
Un week-end entier avec lui, à recevoir ses assauts d’humour et de charme ?
Voilà qui allait mettre son sang-froid à l’épreuve. Mais puisqu’elle ne semblait
pas avoir le choix, elle n’avait plus qu’à essayer d’y trouver son avantage pour
accomplir sa mission. Peut-être pouvait-elle utiliser son rôle de cavalière pour se
mêler aux invités et essayer d’apercevoir le complice de Barry qu’elle devait
identifier. Grâce à cette couverture, personne ne s’interrogerait sur les raisons de
sa présence à ce gala. C’était sans doute ce qu’avait pensé le colonel Salvatore,
puisqu’il ne s’était pas opposé à ce qu’elle danse avec Troy. Au contraire, il l’y
avait encouragée. Il avait dû comprendre avant elle que la démarche de Troy
représentait une véritable aubaine.
A condition, bien sûr, qu’elle parvienne à résister au désir de se blottir contre
son corps puissant et de l’embrasser langoureusement.
En sentant la main de Troy dans ses cheveux, ses doigts qui lui prodiguaient
un délicieux massage, Hillary ne put réprimer le frisson de sensualité qui la
traversait. Elle avait tout à coup la folle envie d’être une autre femme, une
femme capable de se laisser aller pour une nuit de plaisir avec un homme qu’elle
venait de rencontrer. Un homme qui éveillait son désir comme aucun autre ne
l’avait fait auparavant.
— Je vous ai déjà dit que ce premier baiser entre nous serait aussi le dernier.
— Je vous ai entendue. Mais vous savez, ce ne pourrait être qu’un baiser. Ça
ne nous engage à rien. Admettez que vous êtes tentée.
— Je suis tentée par l’idée de dévorer trois plaquettes de chocolat, ce n’est
pour autant que je le ferais.
— En êtes-vous bien sûre ?
— D’accord, concéda-t-elle après une hésitation. C’est peut-être arrivé une
fois. Mais ce n’était pas très intelligent de ma part.
— Si vous acceptiez un deuxième baiser, vous pourriez me prouver que ce
que nous avons ressenti n’était qu’une attirance fugace.
Elle ne pouvait pas nier que son baiser l’avait envahie de plaisir, et elle ne
doutait pas que cela se reproduirait s’il recommençait. C’était justement pour
cette raison qu’elle devait garder ses distances avec lui.
A moins que…
Oui, elle pouvait prendre Troy au mot et l’embrasser passionnément avant de
reprendre ses distances. Pour lui prouver qu’elle en était capable. Cela
rabaisserait peut-être quelque peu sa si grande confiance en lui.
Frissonnant d’excitation, elle posa les doigts sur son visage et le caressa
lentement. Puis elle se pencha et prit ses lèvres entre les siennes avant de
promener le bout de la langue autour de sa bouche. Le désir brillait dans ses
yeux verts étincelants, son parfum et le goût de ses lèvres l’enivraient. Elle ne
put s’empêcher de poser les mains sur lui, de fermer les paupières et de se
plaquer contre lui.
Cette étreinte n’avait plus rien à voir avec le baiser tout en contrôle qu’ils
avaient échangé sur la terrasse. S’ils avaient dû rester réservés de peur que
quelqu’un ne les surprenne, ils pouvaient cette fois s’enlacer en toute liberté, et
elle découvrit le plaisir irrésistible de sentir sous ses doigts les muscles de ses
bras, de son dos, de ses épaules.
Il l’attira tout contre lui, pressant sa poitrine contre son torse. A chaque
mouvement de sa langue, elle sentait l’excitation monter en elle avec une
intensité incontrôlable.
Ivre de désir, elle se hissa sur lui et posa les genoux de chaque côté de ses
cuisses. C’est alors qu’elle sentit à travers le tissu de leurs vêtements son sexe
durci contre elle.
Ils laissèrent échapper à l’unisson un murmure de plaisir. Elle sentit alors sa
main puissante descendre le long de son dos pour se refermer sous ses fesses.
D’un mouvement habile, il la renversa sur le dos et s’allongea au-dessus d’elle
sur le canapé. C’était si bon de sentir le poids de son corps sur le sien, de se
délecter du plaisir que lui donnaient ses caresses.
Passant une jambe autour de lui, elle laissa aller sa tête en arrière tandis qu’il
dévorait son cou de mille baisers. Comme elle aurait voulu qu’il promène ainsi
sa bouche sur tout son corps… Mais déjà, il refermait les lèvres sur son oreille,
lui arrachant un gémissement d’excitation. Dans un mouvement machinal pour
se cramponner à la table basse, elle fit chanceler sa tasse de café qui tomba sur le
sol et se brisa.
Troy se figea et regarda les morceaux de porcelaine éparpillés. Aussitôt, il se
redressa pour écarter son ordinateur de la flaque de café renversé.
Le froid qu’elle ressentit à ce moment-là lui fit l’effet d’un révélateur.
Comment avait-elle pu se laisser entraîner dans cette situation ? Elle avait voulu
embrasser Troy et se détourner aussitôt de lui, mais au lieu de cela, voilà qu’elle
s’était retrouvée allongée dans ses bras, sur le point d’aller beaucoup plus loin
qu’elle ne l’avait prévu.
Se rasseyant à son tour, elle eut toutes les peines du monde à se remettre du
moment qu’elle venait de vivre. Elle s’était surestimée en pensant qu’elle
pourrait garder le contrôle en embrassant Troy. Elle devait se concentrer sur
l’identification du complice de Barry à présent, décida-t-elle en fixant l’écran
des yeux.
C’est alors qu’un détail attira son attention. Une grosse bague d’homme en
or, une sorte de chevalière dont le sceau lui était familier.
— Troy, attends une seconde.
Elle posa instinctivement la main sur son épaule. Mais en sentant la chaleur
de son corps, elle la retira aussitôt pour ne pas se laisser troubler de nouveau.
— Qu’y a-t-il ?
— Là, sur l’écran, dit-elle en lui indiquant ce qu’elle avait remarqué.
Pourrais-tu essayer de repérer le visage de l’homme qui porte cette bague
affreuse ?
— Oui, je vais te trouver ça.
Elle se rendit compte à cet instant qu’elle s’était mise à le tutoyer. Mais s’il
lui avait répondu de la même façon, c’était sans doute qu’il trouvait cela naturel
lui aussi.
Il se mit à tapoter sur son clavier d’ordinateur, et en le voyant tout ébouriffé,
elle dut serrer les poings pour ne pas céder à la tentation d’enfouir les doigts
dans ses cheveux pour le recoiffer.
Il mit quelques secondes à obtenir ce qu’il voulait. Il n’avait pas trouvé un
plan direct de l’homme, mais en voyant les différents reflets qu’il avait trouvés
sur un vase en argent et sur une vitre, elle resta stupéfaite devant la netteté de
l’image.
Il n’y avait plus aucun doute.
— C’est lui. C’est bien l’associé de Barry.
Deux heures plus tard, Troy se tenait debout sur le seuil de la chambre
d’Hillary tandis qu’elle refaisait sa valise. Ils avaient appelé Salvatore dès
qu’elle avait procédé à l’identification. Même si Troy n’avait vu qu’une seule
fois l’acolyte de Barry Curtis au milieu de la foule lors d’une régate à Miami, il
avait pu confirmer que ce visage correspondait au souvenir qu’il en avait gardé.
Le colonel les avait quittés à présent pour passer des coups de téléphone à ses
contacts. Il restait encore à diffuser le portrait du suspect et à lancer une
recherche internationale dans l’espoir de découvrir son identité et de l’arrêter
bientôt.
En attendant, Troy tenait à s’assurer qu’Hillary ne paierait pas le fait d’avoir
renversé une opération de fraude financière de cette dimension. Heureusement,
sa petite ruse lui permettrait de rester près d’elle au moins pendant les deux
prochains jours. Tout le monde les avait vus ensemble dans la salle de réception,
et les sites internet n’avaient pas perdu de temps pour diffuser des photos d’eux.
Les questions sur leur week-end ne tarderaient pas à suivre. Si elle espérait
pouvoir rentrer à Washington et reprendre le cours de sa vie comme si rien ne
s’était passé, elle se trompait. De toute façon, il ne prendrait pas le risque de la
laisser faire et de la mettre en danger.
Maintenant qu’il avait ainsi attiré les projecteurs sur elle, il se faisait un
devoir de la protéger. Mais surtout un plaisir. Il ne lui restait plus qu’à la
convaincre de rester auprès de lui.
— Que se passe-t-il, Troy ? s’étonna-t-elle en se redressant brusquement.
Vous n’êtes pas content ? Nous avons accompli notre mission.
Pourquoi diable se remettait-elle à le vouvoyer ? Après leur étreinte brûlante
sur le canapé, ils n’avaient plus aucune raison de garder cette distance entre eux.
Mais s’il ne voulait pas la brusquer, il était obligé de l’imiter.
— Cet homme n’aura plus l’occasion de voler les gens, dit-elle en fermant sa
valise. Vous avez rendu justice aujourd’hui.
— Il n’est pas encore aux mains des autorités, et il est très malin.
Prenant sa question comme une invitation, il avança vers elle.
— Si jamais il découvre que c’est vous qui l’avez identifié… Non, vraiment,
je ne suis pas prêt à célébrer l’événement.
— Vous n’avez absolument rien à craindre pour moi.
Son assurance était terriblement sexy, mais aussi très imprudente.
— Je crois que vous ne vous rendez pas bien compte des réalités. Vous allez
devoir prendre quelques jours de congé et venir avec moi. Je connais un endroit
discret et très agréable où vous pourrez vous reposer et vous détendre en
attendant que cette affaire soit vraiment terminée.
— Ce ton paternaliste est peut-être efficace avec certaines femmes, mais pas
avec moi. Je rentre chez moi. Si je suis venue à Chicago, c’était dans le seul but
de pouvoir retrouver mon travail.
Elle souleva sa valise. Il aurait pu lui enlever ses bagages des mains pour
l’empêcher de partir, mais il décida de s’y prendre autrement.
— Vous ne pouvez pas rentrer à Washington, dit-il en s’asseyant sur une
chaise, près de la fenêtre. Pas tout de suite. Vous devez faire attention à vous tant
que la police ne l’a pas encore arrêté.
— Voici un délai pour le moins évasif.
Elle reposa sa valise et s’assit dessus.
— Je ne pourrai pas mettre ma vie entre parenthèses indéfiniment.
Au moins, il avait réussi à la retenir quelques instants.
— D’après le colonel, ça ne prendra pas plus d’une semaine. Deux au
maximum. Dites à votre patron que vous avez une urgence familiale. Que votre
mère est malade.
— Que ma mère est malade ? répéta-t-elle avec ironie. Vous êtes doué pour
inventer des mensonges.
— Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, concéda-t-il en mettant sa
semelle contre son talon aiguille. Mais laissez-moi vous aider.
— Non, merci, répliqua-t-elle en lui donnant à son tour un petit coup de
pied. Je peux prendre mes vacances sans vous.
Il remonta le pied le long de sa cheville.
— Vous voulez vraiment vous éloigner de ça ?
Il vit une lueur passer dans ses yeux.
— Il ne s’agit que d’une réaction physique.
— Et c’est si mal que ça ?
— Peut-être.
Elle écarta son pied du sien et croisa les jambes. Elles étaient si longues, si
belles… Il rêvait de les voir s’enrouler autour de sa taille.
— Venez passer une semaine avec moi. Mieux vaut pécher par excès de
prudence. Je vous promets de vous donner satisfaction.
— Oh ! vous ne pouvez pas vous contenter de parler ? s’exclama-t-elle en
tapant des deux pieds sur la moquette. Cessez votre numéro de charme, par pitié.
— Parce que mon numéro de charme vous fait de l’effet ? répliqua-t-il avec
un grand sourire.
Elle se leva d’un bond et saisit la poignée de sa valise.
— Laissez tomber.
— Pardonnez-moi, dit-il en se levant pour lui barrer la route. C’est
seulement que… Je ne veux pas que vous partiez. Qu’attendez-vous de moi ?
— De l’honnêteté. Pourquoi insistez-vous autant ? Nous avons fini notre
travail ici et je ne suis pas une petite fille sans défense.
— Hillary, voyons…
Quels mots pouvaient donc la convaincre de lui faire confiance ? Puisqu’elle
voulait de l’honnêteté, c’était sans doute tout ce qu’il lui restait à faire.
— Je me fais du souci pour vous. C’est vrai, je suis attiré par vous et j’ai
envie de faire le tour du monde avec vous. Mais ce n’est pas tout. Laissez-moi
veiller sur vous.
— Vous êtes sincère ?
— Complètement sincère. Venez passer une semaine avec moi. Après cela,
vous pourrez retourner à Washington sans le moindre regret.
— Que croyez-vous que je pourrais regretter si je partais maintenant ?
— Pardon ? Vous voulez me faire croire que vous ne ressentez pas cette
attirance ? Je sens encore l’intensité de vos caresses.
— D’accord, je veux bien reconnaître qu’il y a… quelque chose.
— Quelque chose d’explosif. Mais il est évident que nous ne recherchons ni
l’un ni l’autre une relation à long terme. Alors vivons ce que nous avons à vivre
avant de repartir chacun de notre côté.
Elle laissa passer un silence.
— Non, Troy. Je suis désolée, c’est impossible. Je rentre chez moi, déclara-
t-elle en se dirigeant vers la porte. Je retourne à ma petite vie monotone.
Interloqué, il resta muet en la regardant s’éloigner de lui. Etait-elle vraiment
en train de choisir sa routine quotidienne au détriment d’une folle aventure ? Le
désir qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était trop fort pour qu’ils se quittent
déjà, sans avoir rien vécu ensemble. Jamais il n’avait connu cela, et il sentait que
ce qu’il éprouvait pour elle était réciproque. Comment croire qu’elle était prête à
renoncer à une semaine aussi intense pour retrouver son travail et sa vie de tous
les jours ?
Peut-être avait-il tort d’y attacher autant d’importance. Mais il avait tant de
raisons de vouloir la retenir ! Leur attirance, bien sûr, mais aussi sa volonté de la
protéger, et surtout le défi qu’elle lui lançait en lui disant non.
Bien. Puisqu’elle refusait de rester avec lui, il ne lui restait plus qu’à l’aider
à se cacher… à Washington.
Elle avait réussi. Hillary avait tourné le dos à Troy Donovan et l’avait laissé
seul dans sa suite.
Ce qui faisait d’elle la femme la plus forte de l’univers, ou bien la plus lâche.
Car la perspective de passer une semaine en sa compagnie lui inspirait autant de
peur que d’excitation. Elle avait eu toutes les peines du monde à refuser sa
proposition, et à présent elle se demandait encore si elle avait fait le bon choix.
Comme sa valise se coinçait dans la porte battante de l’hôtel, elle dut lutter
pour sortir dans la rue. Il pleuvait. Aucune voiture ne s’arrêta. Et elle devait
encore passer au guichet pour avancer son vol.
Epuisée, exaspérée, au bord des larmes, elle s’assit de nouveau sur sa valise.
— Je peux vous emmener quelque part ?
Elle manqua de tomber en sursautant.
— Colonel Salvatore ?
S’efforçant de retrouver l’équilibre en se levant, elle maudit les talons hauts
qu’elle avait choisis dans le seul but de plaire à Troy.
— J’essaie d’avoir un taxi pour me rendre à l’aéroport.
Il portait encore un costume gris et une cravate rouge, et en voyant ses
cheveux ébouriffés exposés aux quatre vents, elle ne put s’empêcher de penser
au chapeau sans lequel Troy ne sortait jamais.
— Je me ferai un plaisir de vous y emmener. Je vous le dois bien. Je me
chargerai aussi de votre billet d’avion.
Refuser sa proposition eût été stupide. Si elle ne partait pas tout de suite, elle
savait qu’elle ferait demi-tour pour courir retrouver Troy dans sa chambre.
— Merci beaucoup. J’accepte avec joie.
Le chauffeur était déjà descendu de voiture pour lui ouvrir la portière du
gros 4x4 aux vitres teintées. Trop heureuse d’être à l’abri et en route pour
l’aéroport, elle monta sans perdre une minute.
Concentré sur sa tablette, le colonel Salvatore ne prononça pas un mot au
cours du trajet. Hillary en profita pour contempler le paysage urbain qui défilait
sous ses yeux. Elle ignorait quand elle reviendrait, et elle n’avait pas eu le temps
de visiter la ville. Elle n’avait pas le cœur à un séjour touristique.
Après un moment, elle ne put s’empêcher d’observer Salvatore du coin de
l’œil. Lui qui connaissait Troy depuis si longtemps. Elle savait désormais qu’il
l’avait aidé à trouver sa place, mais quelle était la force de leur lien ? C’étaient
les autorités fédérales qui lui avaient présenté cet homme. Quel était son rôle au
juste ?
Ces questions resteraient sans doute sans réponse, mais quelle importance ?
Il était temps qu’elle laisse cette histoire derrière elle. Qu’elle oublie Barry et les
mésaventures dans lesquelles il l’avait entraînée.
Enfin, elle vit l’aéroport se profiler, et ils ne tardèrent pas à s’approcher du
bâtiment principal. Pourtant, la voiture ne s’arrêta pas devant le terminal.
— Colonel ?
Il se contenta de lever la main pour la faire taire.
— Monsieur, où allons-nous ?
Finalement, il posa sa tablette sur ses genoux et leva les yeux vers elle.
— Au terminal des vols privés.
— Mais je dois rentrer à Washington. Il est prévu que je prenne un avion de
ligne.
— Vous n’êtes pas obligée de monter à bord.
— J’ai fait ce que vous m’aviez demandé. Il est temps que je rentre chez
moi.
— Troy veut vous suivre. Il est convaincu que vous avez besoin d’une
protection tant que l’affaire n’est pas close.
Alors elle allait le revoir… Cette seule pensée la fit frissonner d’excitation.
— Il est libre d’aller où il veut, répliqua-t-elle sur un ton détaché.
— Vous pourriez aussi partir avec lui… ailleurs.
— Il est à bord de l’un de ces avions, c’est ça ? Le sien ou le vôtre ?
— Vous comprenez vite. Parfait. Troy a besoin d’une femme qui ait l’esprit
vif, comme lui.
Il lui montra les avions privés qui étaient alignés à quelques mètres d’eux
désormais.
— Le mien est le deuxième. Le premier, en effet, est celui de Troy.
— Vous attendez vraiment de moi que je parte avec lui à l’improviste ? Il ne
faudrait pas que je passe au moins à un guichet d’enregistrement avant de
monter à bord ?
— J’ai déjà tout arrangé avec le pilote. Et vous avez votre bagage avec vous.
Admettez-le, ajouta-t-il en lui souriant pour la première fois. Vous avez envie de
passer du temps avec lui. Alors pourquoi ne pas profiter de cette semaine qui
s’offre à vous ?
Ses certitudes l’irritaient.
— Vous êtes affreusement sûr de vous-même.
— J’essaie seulement de me couvrir, répliqua-t-il avec un détachement
déconcertant.
— Vous avez réponse à tout.
— J’observe les gens et j’essaie d’anticiper leurs réactions.
— Vous sous-entendez que je suis prévisible.
Elle n’y croyait pas le moins du monde, étant donné qu’elle ne savait pas
elle-même ce qu’elle allait décider.
— J’ai parié que vous feriez ce qu’il fallait pour Troy.
— Pour Troy ? Mais de quoi parlez-vous ?
— Je vous croyais plus intelligente que ça.
A bout de nerfs, elle lui lança un regard noir.
— Vous n’êtes vraiment pas un homme gentil.
— Mais je suis efficace.
— Je vous en prie, dites-moi où vous voulez en venir. Sinon je m’en vais.
— Je suis obligé de donner raison à Troy sur un point : ce serait plus simple
pour nous tous si vous preniez quelques jours de vacances ensemble. Certaines
personnes ont des raisons de vous en vouloir, et rien ne serait plus facile pour
elles que de vous retrouver à Washington. Si Troy vous accompagne là-bas, c’est
vous deux qui serez en danger. Ai-je besoin de vous donner les détails de ce qui
pourrait vous arriver afin de vous convaincre ?
Elle ne put s’empêcher de frémir d’angoisse. Elle avait souvent été inquiète
en pensant à son avenir, mais jamais elle n’avait imaginé se trouver au cœur
d’une telle machination.
— Qu’aviez-vous l’intention de faire une fois que j’aurais identifié le
suspect ? Aviez-vous au moins prévu une protection pour moi ?
— J’avais espéré que nous l’aurions arrêté tout de suite. Mais ensuite, en
vous voyant avec Troy, j’ai cru que vous alliez repartir ensemble.
L’attirance qu’il y avait entre eux était-elle donc si évidente ?
— Eh bien vous vous êtes trompé. Et maintenant, vous m’annoncez que la
sécurité de Troy dépend de moi ? C’est vous qui êtes responsable de lui, enfin !
Faites votre travail.
— Je suis justement en train de le faire. Je vous dis ce que j’ai à vous dire, à
savoir qu’il vaut mieux pour vous deux que vous montiez à bord de cet avion.
Vous le protégerez en lui faisant croire que c’est lui qui veille sur vous.
Comme elle hésitait, elle vit pour la première fois une expression de réelle
préoccupation s’afficher sur son visage. Son regard froid et calculateur avait
disparu tout à coup.
— Mademoiselle Wright, je vous en prie, saisissez l’occasion d’être la
première personne à faire passer les intérêts de Troy avant tout.
Ses mots lui nouèrent la gorge. Peut-être était-ce une nouvelle stratégie de sa
part, mais, quoi qu’il en soit, il avait trouvé les arguments pour la convaincre.
Elle ignorait pourquoi elle ressentait un lien aussi fort avec lui, mais il éveillait
en elle des émotions qu’elle n’avait jamais connues.
Bien sûr, elle savait que c’était une folie. Mais elle allait monter à bord de
cet avion.
Posant son chapeau sur sa tête, Troy descendit de la limousine qui l’avait
amené à l’aéroport. Il sourit en voyant le colonel monter à bord de son avion
privé. Décidément, tout le monde semblait quitter Chicago en même temps.
Il prit son sac de voyage et fit quelques pas sur le tarmac pour rejoindre son
avion. Il allait devoir prévenir le pilote afin qu’il change son plan de vol pour
prendre la direction de Washington. Ce n’était pas ce qu’il avait prévu, mais cela
ne l’empêcherait pas d’avancer dans ce qu’il avait à faire. Il avait aménagé son
avion de manière à s’y sentir comme chez lui et à y disposer de tout le nécessaire
pour travailler, se nourrir et dormir confortablement. Ceux qui montaient à bord
étaient parfois surpris de l’absence de luxe, mais il n’avait besoin de rien d’autre
que cela.
Il monta les marches qui menaient à la cabine et s’arrêta net.
Hillary était là. A l’intérieur de son avion privé. Assise à son bureau, elle
regardait sa tablette, éclairée par le soleil matinal qui entrait par le hublot.
Elle lui parut plus belle que jamais.
— J’ai considéré que l’invitation tenait toujours, j’espère que j’ai bien fait.
Mais attention, je ne suis pas là pour vivre une aventure avec vous.
Il posa son sac et ôta son chapeau.
— Je ne ferai rien pour vous déplaire.
— Parfait. Alors nous sommes d’accord.
En la voyant se concentrer de nouveau sur son écran et taper un texte, il lutta
contre la tentation de lui proposer une tablette dont elle n’aurait pu imaginer la
modernité.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Je suis en train d’envoyer quelques messages pour modifier mon emploi
du temps de ces prochains jours. Je demande un congé exceptionnel pour raisons
personnelles. Je n’ai pas utilisé votre mensonge, j’espère que vous ne m’en
voulez pas.
Il posa son chapeau sur le bureau en riant.
— Que les choses soient claires, ajouta-t-elle en le regardant. Je suis ici par
souci de sécurité et non pour autre chose.
Pourquoi ses yeux brillaient-ils ainsi quand elle lui disait cela ? C’était
comme si son regard s’opposait à ses paroles, comme si elle l’invitait à faire ce
qu’elle prétendait ne pas vouloir.
— Vous ne pourriez pas être plus claire, déclara-t-il.
— Bien. Alors, où partons-nous ?
— A Monte-Carlo.
— A Monte-Carlo ? Et nos passeports ?
— Je me suis occupé de tout. Vous ne vous souvenez pas que la CIA vous a
confisqué votre passeport il y a quelque temps afin que vous ne quittiez pas le
territoire ? Eh bien, maintenant que vous avez coopéré, vous pouvez le
récupérer. Nous ferons une brève escale à Washington, afin de faire le plein de
carburant et de prendre vos papiers.
Sur ces mots, il prit son téléphone pour écrire à son assistante et à Salvatore
afin de s’assurer que le passeport d’Hillary les attendrait bel et bien à l’aéroport
de Washington.
— Et pour mes vêtements ? Je n’ai pas ce qu’il faut avec moi.
— Je m’en suis chargé aussi.
Il s’empressa d’envoyer un autre message à son assistante avant de remettre
son téléphone dans sa poche.
— Vous étiez si sûr que je vous rejoindrais ? Je suis déçue d’être aussi
prévisible.
— Hillary, vous êtes tout sauf prévisible.
Il prit son chapeau et le posa sur ses cheveux blonds avant de caresser le
rebord du bout des doigts.
— Pourquoi Monte-Carlo ?
— Et pourquoi pas ?
Il lui prit la main et l’attira vers le siège où ils s’assirent tous les deux pour
boucler leur ceinture avant le décollage.
— Vous vivez toujours de cette façon ? l’interrogea-t-elle en touchant le
chapeau à son tour. En vous disant « pourquoi pas » ?
— C’est une devise qui me convient.
— Pourquoi Monte-Carlo ? insista-t-elle.
Parce qu’il y avait là-bas des gens à qui il pouvait faire confiance. Des
membres de sa confrérie avec qui il avait parfois des contacts directs, sans
l’intermédiaire de Salvatore. Conrad Hughes, le premier élève qu’il avait
rencontré à son arrivée au pensionnat, comprendrait mieux que personne qu’une
femme ait réussi à le troubler à ce point. Il ne le jugerait pas.
— Je voudrais voir un de mes amis qui pourra nous aider à couvrir les traces
de nos déplacements. Vous êtes déjà allée à Monaco ?
Elle ôta finalement son chapeau et le lui rendit.
— Non. Mais je suis allée une fois à Atlantic City.
— Ça vous a plu ?
— Oui, beaucoup.
— Alors vous adorerez Monte-Carlo. Ce sera encore plus beau que vos rêves
de Père Noël et de petite souris.
Gravant dans sa mémoire la vision de son sourire irrésistible, il posa son
chapeau sur ses yeux et s’étendit pour s’endormir.
- 6 -
Monte-Carlo était encore plus incroyable que dans les rêves d’Hillary.
L’avion avait atterri sur une piste privée au bord de la mer, au bout de laquelle
une limousine les avait attendus, Troy et elle. Après un trajet inoubliable le long
de la côte, sous un ciel nocturne scintillant de myriades d’étoiles, ils s’étaient
arrêtés devant un casino situé au fond d’une crique paradisiaque.
En entrant, elle fut subjuguée par la vue de ce décor qui mêlait si
parfaitement architecture ancienne et confort moderne. Elle s’étonna lorsque
Troy la mena dans la salle sans passer par la réception, mais elle devait sans
doute se faire à l’idée que les règles habituelles n’étaient pas faites pour lui.
Ils avancèrent au milieu des tables de jeux et des machines à sous, dans une
atmosphère de fête et d’euphorie. Une fontaine trônait au milieu de la salle et des
langues du monde entier se mélangeaient autour d’eux. Au bras de Troy
Donovan, elle sentait les regards se poser sur elle.
Bien sûr, tout le monde l’avait reconnu.
— Si nous tentions notre chance pour commencer ? suggéra-t-il en ôtant son
chapeau. A vous de choisir. Vous préférez les cartes ? La roulette ? Les
machines ?
L’excitation de se trouver ici avec lui chassa sa fatigue en une fraction de
seconde. Elle avait tellement rêvé d’aller en voyage à Monaco ! De marcher dans
les pas de James Bond et de Grace Kelly, de découvrir de ses propres yeux ce
décor et cette ambiance uniques au monde.
Si tout était encore plus magique que dans ses rêves, c’était surtout qu’elle
n’avait osé imaginer y venir au bras d’un homme aussi fascinant et séduisant que
Troy.
— J’ai peur de ne pas être assez habillée pour me présenter à une table de
cartes ou de roulette.
Ses talons hauts lui assuraient une certaine élégance, mais elle ne pouvait
oublier qu’elle portait toujours son jean.
— Avec moi, vous pouvez vous présenter où vous voulez.
— Je suis quand même tentée par les machines à sous.
— Entendu.
Comme ils s’approchaient d’une rangée de machines, une hôtesse vint vers
eux.
— Bonsoir, monsieur Donovan, dit-elle en lui tendant une bourse en cuir.
Avec les compliments de la maison. M. Hughes vous salue.
— Merci, mademoiselle.
Lorsqu’il ouvrit la bourse, elle aperçut des jetons, des cartes magnétiques et
de l’argent liquide. Il prit une poignée de jetons et lui tendit sa main ouverte.
— Un jeton seulement, merci. Pour tester ma chance avant que nous ne
montions dans nos chambres pour faire un brin de toilette.
Elle prit une pièce et s’installa sur un tabouret devant la première machine.
Troy se tenait juste derrière elle, l’enveloppant de son parfum qui lui rappelait
sans cesse à quel point elle était attirée par lui. Elle ne cherchait plus à
comprendre comment elle pouvait se sentir aussi proche de lui en sachant qu’il
pouvait lui mentir à tout moment en prétendant que c’était mieux pour elle. Elle
était à Monte-Carlo, avec un homme infiniment séduisant, et elle ne pensait plus
qu’à profiter de cette incroyable aventure. Elle ne risquait rien tant qu’elle
n’éprouvait aucun sentiment pour lui.
Le jeton qu’elle glissa dans la fente ne lui rapporta rien. Mais curieusement,
une étrange sensation de victoire l’envahissait. Elle se tourna vers Troy pour lui
sourire, et elle se rendit compte à quel point son visage était proche du sien. Si
proche qu’elle aurait pu l’embrasser. Elle voyait chaque détail de son visage, de
son regard profond à la petite cicatrice qui barrait son arcade sourcilière. Elle
avait tellement envie qu’il pose ses lèvres sur les siennes à cet instant…
Mais il se contenta de lui sourire en retour. Puis il s’écarta et lui tendit la
main pour l’aider à descendre de son siège.
— Quand vous voulez.
Non sans déception, elle mit la main dans la sienne.
— Merci.
Ils marchèrent jusqu’à l’ascenseur et montèrent dans la cabine de verre dans
laquelle ils purent observer d’en haut le spectacle de la salle de jeux.
Tandis qu’ils s’élevaient, elle ne put s’empêcher d’avoir le tournis en
pensant à la situation tellement inattendue dans laquelle elle se trouvait.
Qu’attendait-elle de ces quelques jours avec Troy au juste ? Elle ignorait quand
Salvatore leur donnerait le feu vert pour rentrer, et ce à quoi ils s’occuperaient
d’ici là.
Ce qu’elle voulait, comprit-elle finalement, c’était avant tout mieux le
connaître. Mais pas seulement. Comment le nier ? Elle ressentait un désir
insensé pour lui, et elle n’avait plus aucune envie d’y résister. Il avait raison, ils
ne devaient pas se séparer en ayant des regrets. Si elle prenait tout ce qu’il avait
à lui offrir, elle pourrait rentrer chez elle avec une foule de beaux souvenirs.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit et il la mena une fois de plus vers une suite
d’un luxe inimaginable. La décoration et l’ameublement étaient d’une élégance
typiquement parisienne, et elle ne tarda pas à avoir le regard attiré par le balcon
qui donnait sur la mer.
Le groom qui avait monté leurs bagages se retira.
— Vous voulez boire quelque chose avant le dîner ?
— Je n’ai pas dormi de la nuit, et, contrairement à vous, je n’ai pas fermé
l’œil dans l’avion non plus. Je me contenterai du service d’étage pour ne pas me
coucher trop tard. Vous voulez bien remettre notre visite du Rocher à demain ?
J’en profiterai mieux après une bonne nuit.
— Bien sûr. Alors, qu’est-ce que je vous sers ? demanda-t-il en posant son
chapeau sur le bar.
— Un verre d’eau de seltz, s’il vous plaît. Merci.
Il versa l’eau dans deux verres en cristal et ajouta deux glaçons avant de lui
en apporter un.
— Ce n’est pas la première fois que vous refusez de boire de l’alcool.
— Je vous l’ai dit, je ne bois jamais.
— Et vous accepteriez de m’en dire plus ?
— Ma mère était alcoolique.
— Pardon, je suis navré.
— Vous n’y êtes pour rien.
Il caressa sa queue-de-cheval et lui effleura l’épaule au passage, la faisant
frissonner de désir.
— Mais je suis désolé que vous ayez eu à traverser cette épreuve.
— Disons que j’ai appris à sauver la face, dit-elle en regardant les lumières
des bateaux qui rentraient au port. C’est très utile dans mon métier.
— Vous avez du mérite de voir le bon côté des choses.
Ils avaient assez parlé de ses blessures secrètes. Elle était ici pour s’amuser
et pour apprendre à connaître Troy, non pour se laisser envahir par ses souvenirs
tristes.
— Et vous ? dit-elle en se tournant vers lui.
— Comment ça, et moi ?
— Parlez-moi de votre enfance.
— J’avais deux parents qui étaient principalement intéressés par l’image
qu’ils renvoyaient. Toujours prêts à couvrir nos erreurs pour préserver les
apparences.
— « Nos » erreurs ?
— Oui, j’ai un frère.
— Tiens ? Je ne me souviens pas…
— Ah, dit-il en lui tapotant le nez du bout de l’index. Vous avez lu l’article
me concernant sur Wikipedia.
— Oui, évidemment, reconnut-elle en souriant. Votre frère n’est pas
mentionné.
— Vous savez que ce n’est pas à prendre pour argent comptant. Quiconque
peut écrire et modifier ces articles.
— Vous avez effacé votre frère de votre biographie ?
— C’est mieux pour lui, répondit-il en regardant son verre avec insistance.
— Pour quelle raison ? Que fait-il maintenant ?
— Il est en prison.
Il retourna derrière le bar et sortit une bouteille de scotch de luxe. Un Chivas
que ses clients lui demandaient souvent pour leurs soirées de gala.
— Si les autres détenus apprennent que nous sommes de la même famille, ils
chercheront à lui extorquer de l’argent.
— Pourquoi est-il en prison ?
— Pour trafic de drogue, répondit-il en faisant tourner l’alcool dans son
verre.
— Vos parents n’ont pas cherché à le protéger ?
— Ils l’ont envoyé plusieurs fois en cure de désintoxication, entre deux
voyages en Europe, en Chine ou en Australie. Il en sortait dès qu’ils repartaient.
— Vous leur en voulez.
— C’est à lui que j’en veux. Il avait le choix, tout comme moi.
— Mais la dépendance…
Elle ne parvint pas à aller au bout de sa phrase. Elle savait trop bien qu’une
personne pouvait devenir esclave de la drogue, comme de l’alcool. A cet instant,
elle avait autant envie de jeter cette bouteille de scotch par la fenêtre que de
s’approcher de Troy pour le prendre dans ses bras et le réconforter.
— Oui, il était dépendant. Il s’est sevré en prison. Vous trouvez que c’est
mal de ma part d’espérer qu’il y reste ? dit-il en lui lançant un regard
bouleversant. J’ai peur que, s’il sort, il…
Sa voix se brisa. Emue au plus profond d’elle-même, elle se rapprocha de lui
pour poser la main sur son bras.
— Vous et moi, nous ferions mieux de ne pas avoir d’enfants ensemble,
plaisanta-t-il en s’écartant d’elle.
De toute évidence, il préférait se cacher derrière son humour pour empêcher
cette conversation de se poursuivre.
— Nos gènes sont chargés de trop de handicaps. Bien sûr, nos enfants
seraient brillants, mais avec tout ces abus…
— Troy, l’interrompit-elle en posant son verre, vous n’y arriverez pas.
— A quoi ?
— A me faire peur avec vos histoires de famille.
— Que dois-je comprendre ? répliqua-t-il, se rapprochant d’elle tout en
plissant les yeux. Vous voulez que nous fassions quand même un bébé
ensemble ?
Elle prit son visage entre ses mains.
— Vous êtes vraiment impossible.
— Et vous êtes vraiment trop sexy.
Il plaqua ses hanches contre les siennes.
— Nous ne pouvons pas passer à côté du plaisir que nous avons à nous
donner. En nous protégeant, bien entendu.
— L’abstinence est la meilleure des protections, argua-t-elle en posant le
pouce sur ses lèvres.
Elle brûlait d’un tel désir pour lui qu’elle en venait à se demander où elle
trouvait la force de résister à ses avances.
Elle frissonna lorsqu’il prit le bout de son doigt entre ses lèvres.
— Rabat-joie. Dans ce cas, je redescends, déclara-t-il en s’éloignant. Je vous
laisse vous reposer. Commandez ce que vous voulez au service d’étage, et
prenez un bain moussant. Je pourrai au moins me plaire à vous imaginer dedans.
Sur ces mots, il prit la bouteille de scotch restée sur le bar et sortit de la
suite.
Elle avait résisté. Et jamais elle ne s’était sentie plus réveillée de toute sa vie.
Un dîner en France ?
Hillary n’en revenait pas de la surprise que Troy avait préparée pour elle. Il
s’était souvenu de son souhait de déguster la cuisine du traiteur de Chicago, et il
avait eu l’idée de viser encore plus haut.
Certains des plus grands chefs du monde avaient ouvert leur restaurant dans
la région lyonnaise. Elle s’était attendue à faire un bref passage dans les bureaux
d’Interpol avant de repartir sur le continent américain, et au lieu de cela Troy
avait trouvé pour chacun d’eux des accessoires pour passer inaperçus et l’avait
entraînée dans une visite touristique de la ville. Ils avaient dîné tôt à une table
absolument incroyable, après quoi il lui avait proposé une promenade dans le
Jardin botanique.
La main dans la sienne, elle était émerveillée par la serre qu’ils venaient de
traverser et par chacune des fleurs qu’il découvrait sur leur passage. Ce décor
était si romantique, Troy était si merveilleux…
Elle avait l’impression d’être plongée dans le plus beau des rêves. Il
marchait à côté d’elle comme si cette intimité était la chose la plus naturelle du
monde, et elle l’aurait été pour n’importe quel couple.
Cette soirée avait tout d’un rendez-vous amoureux.
Mais qui était donc cet homme, dont les médias aimaient tant parler sans rien
connaître de lui hormis ses frasques passées ? Elle ne le connaissait que depuis
deux jours, mais elle avait déjà compris que, malgré sa fortune, il appréciait les
choses simples de la vie. Il lui avait aussi montré à quel point il tenait à son
frère, même s’il condamnait ses propres pensées à son sujet. En un mot, elle
avait beau le connaître à peine, elle se sentait déjà bouleversée par sa sensibilité.
Et ce en dépit des résolutions qu’elle avait prises pour ne plus s’attacher à un
homme. Le moment était-il venu pour elle de faire confiance aux élans de son
cœur ?
Elle se pencha pour respirer le parfum d’un camélia.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Quoi donc ?
Elle sentit son pouce lui caresser la paume.
— Voyons, tout le monde doit vous poser cette question.
Il se pencha à son tour et lui déposa un baiser délicieusement intime sur
l’oreille.
— Pourquoi j’ai piraté le système du ministère de la Défense ?
— Oui.
— Je vous l’ai déjà dit, répondit-il en approchant les lèvres des siennes. Je
m’ennuyais.
— Je n’y crois pas, murmura-t-elle tout contre sa bouche.
— Alors dites-moi pourquoi je l’ai fait à votre avis.
Comme il se redressait et la fixait du regard, elle laissa passer un silence
avant de lui répondre.
— Je crois que vous voulez que je dise quelque chose de méchant pour que
vous puissiez vous mettre en colère.
— Où allez-vous chercher ça ?
— Vous trouverez de toute façon une raison de vous mettre en colère pour
dresser une barrière entre nous, expliqua-t-elle en tapotant son front plissé par la
contrariété.
Il la fit reculer jusqu’à une zone interdite au public.
— Alors comme ça, vous voulez que nous fassions tomber les barrières ?
— Vous ne le saurez que si vous me répondez.
Elle dégagea la mèche qui dépassait de la casquette qu’il avait mise pour se
cacher.
— Si vous n’avez pas envie de me donner la vraie raison, reprit-elle, dites-le
moi simplement, mais n’espérez pas que les gens qui tiennent à vous n’aient pas
envie de la connaître.
— Vous tenez à moi ?
Il noua les bras autour d’elle et l’attira contre lui. Elle ne répondit pas. Elle
avait la gorge nouée, et elle ne pensait plus qu’aux baisers qu’ils avaient
échangés et à son envie de l’embrasser encore.
— D’accord, soupira-t-il finalement. Tout le monde dit que j’ai fait ça par
altruisme, mais en toute franchise j’étais beaucoup trop gâté, personne ne
surveillait ce que je faisais et j’étais furieux contre mes parents. J’avais toutes les
raisons de… de faire n’importe quoi.
— Vous avez fait ça pour attirer leur attention.
La vision qu’elle eut du petit garçon seul et révolté qu’il avait été lui serra le
cœur.
— Je n’étais plus un bébé.
Il l’attira hors du champ de vision d’un couple plus âgé qui prenait des
photos. Ses gestes étaient si doux, si naturels…
— J’avais quinze ans, ajouta-t-il.
— Vous n’étiez pas un adulte non plus.
— Heureusement pour moi, sinon je serais allé en prison. Par chance, je ne
fais plus ce genre de choses.
— Si je comprends bien, cette confrérie a formé en quelque sorte la famille
qui vous avait tant manqué.
Soudain, elle sentit qu’il n’était plus sur la défensive.
— Exactement.
— Le propriétaire du casino en fait partie, c’est ça ?
— A votre avis ?
Evidemment.
— Qu’avait-il fait pour se retrouver en maison de redressement ?
— Je peux vous le dire après tout, répondit-il après une hésitation. De toute
façon, c’est de notoriété publique. Vous vous rappelez les fluctuations
inexpliquées de la Bourse il y a un peu plus de dix-sept ans ?
— Vous êtes sérieux ?
Elle resta muette de stupéfaction. Elle n’avait que dix ans à l’époque, mais
elle avait étudié ce cas plus tard en cours d’économie. Il arrivait encore à certains
analystes de faire allusion à cet événement.
— C’était vraiment lui ?
Elle se laissa tomber sur un banc.
— Il a accédé au compte de son père, investi de l’argent et remporté de
grosses sommes. Si bien que son père l’a laissé continuer.
Il s’assit à côté d’elle, sa cuisse contre la sienne, avant de reprendre son
récit.
— Mais le jour où il a surpris deux amis de son père en train d’agresser sa
sœur…
— Il a renversé les entreprises de ces messieurs ?
— Oui, répondit-il en allongeant le bras sur le dossier du banc, non sans lui
effleurer le cou au passage. Et une fois qu’il a été à l’intérieur du système, il a
découvert tout un réseau de sociétés qui faisaient travailler des enfants du tiers-
monde. La presse a fait de lui un héros, alors que sa première motivation avait
été la vengeance.
— Ce qu’il a fait n’était pas bien, mais il avait toutes les raisons du monde
de le faire. Tout comme vous.
— N’essayez pas de glorifier ce que nous avons fait. Nous avons tous
enfreint la loi. Nous nous engagions tous sur un chemin qui aurait pu être fatal si
on ne nous avait pas arrêtés.
Il prit une mèche entre ses doigts et l’attira près de son visage pour la
respirer.
— L’un de nous, un pianiste surdoué, a été envoyé dans cette école par ses
parents qui ont pensé que ce serait mieux pour lui qu’une cure de
désintoxication.
A son tour, elle tendit la main vers lui et la glissa sous sa veste pour la
presser contre son cœur.
— Ce devait être dur pour vous. Vous deviez penser à votre frère.
En plongeant dans son regard émeraude, elle se demanda s’il allait
l’embrasser. Juste pour mettre un terme à cette conversation. Elle ne l’en
empêcherait pas.
— En réalité, reprit-elle, je pense que vos motivations avaient quelque chose
à voir avec votre frère.
Il détourna les yeux pour les fixer sur le sol.
— Troy ?
Elle prit son visage entre ses mains et le força à se tourner vers elle.
— Troy ?
— Mon frère a échoué à l’université, il s’est engagé dans l’armée, s’est fait
arrêté et est allé en prison. Je ne cherche pas à défendre Devon. Il a fait les
mauvais choix. Mais il n’était pas le seul de son unité à revendre de la drogue, et
deux des coupables s’en sont tirés parce que leurs pères étaient des généraux.
L’injustice dont avait été victime son frère et qu’il ressentait au plus profond
de lui-même la bouleversait.
— Une fois que j’avais pénétré à l’intérieur du système, j’ai moi aussi fait
des découvertes, comme Conrad. Je me suis dit que, puisque j’étais là, je pouvais
bien rendre service à la société. Et vous savez ce qui est le plus ironique dans
cette histoire ? Mon père s’est servi de son influence pour m’éviter d’avoir à
faire mon service militaire.
Il se leva d’un bon.
— Il est temps de nous mettre en route pour l’aéroport.
Cette fois, il ne lui prit pas la main. Ils marchèrent en silence jusqu’à la
sortie, et son visage était si fermé à présent qu’elle n’eut pas de mal à
comprendre que leur soirée romantique était finie.
Assis devant son ordinateur dans l’avion qui l’éloignait de la France, Troy
repensa à son rendez-vous quelques heures plus tôt avec Salvatore. Il avait toutes
les raisons d’être satisfait de leur conversation ; le plan qu’il avait élaboré était
solide, et Hillary était en sécurité. Tout le monde croyait qu’ils passaient tous les
deux une semaine romantique à Monte-Carlo. Seuls Conrad et Salvatore
connaissaient leur destination.
Le Costa Rica, où ils atterriraient au lever du soleil.
Il aurait dû être heureux de retourner dans son havre de paix, et pourtant une
agitation inexplicable s’était emparée de lui.
Il se tourna machinalement vers le compartiment dans lequel Hillary était en
train de dormir. Il avait beau aimer les choses simples, il avait été ému et
quelque peu influencé par l’excitation qu’avait éveillée en elle ce dîner en
France. Elle lui avait dit dès leur rencontre qu’elle avait choisi son métier pour
échapper à la vie rurale et baigner dans l’émulation des grandes villes, et il avait
éprouvé le désir de lui offrir ce dont elle avait envie. Seulement, il aurait pu
aisément se passer de la conversation qu’ils avaient eue dans le jardin. Il
n’aimait pas fouiller au fond de son âme.
Qu’allait-elle penser de l’endroit où il l’emmenait à présent ? songea-t-il
soudain. Allait-elle aimer cette propriété isolée de toute civilisation et privée de
tout aménagement superficiel ?
Son instruction militaire avait peut-être laissé plus de traces qu’il ne l’avait
cru. Au lycée, son confort matériel s’était limité à une couchette et un casier, et il
avait le sentiment que, même s’il s’était de nouveau laissé pousser les cheveux
en sortant et avait acheté des vêtements ressemblant le moins possible à un
uniforme, il n’avait besoin de rien d’autre que ça. Humainement, il n’avait pas
non plus ressenti la nécessité de faire entrer de nouvelles personnes dans sa vie.
Ses amis de la confrérie lui avaient suffi.
Jusqu’à maintenant.
A cet instant, il avait l’impression d’être redevenu cet adolescent de quinze
ans complètement perdu, et qui ne savait à qui se fier.
Incapable de travailler, il se leva et ouvrit la porte qui le séparait d’Hillary.
Couchée sur le côté, une couverture remontée jusqu’au menton, elle dormait
profondément. Il aurait tant voulu s’allonger à côté d’elle et la serrer contre lui
pour toucher son corps sublime, respirer son parfum et goûter encore ses lèvres
exquises. Il avait eu envie d’elle à la seconde où il l’avait vue, mais il pressentait
qu’il ne pourrait pas se contenter d’une relation légère et détachée avec elle, et
qu’une aventure superficielle ne la satisferait pas non plus. A chaque occasion,
elle essayait de le faire parler de lui, et elle y parvenait comme personne ne
l’avait jamais fait.
Les conversations avec elle ne ressemblaient à aucune autre. Contrairement
aux autres femmes, elle ne se contentait pas de boire ses paroles, et même
lorsqu’elle n’était pas d’accord avec lui, elle l’écoutait avec attention et intérêt.
Il sentait qu’elle voulait le connaître vraiment.
Etait-ce ce qui le troublait autant ? Il n’aurait su le dire. Mais ce qu’il ne
pouvait nier, c’était qu’il était prêt à tout pour la tenir entre ses bras.
- 8 -
Hillary ôta la robe qu’elle avait portée pendant le voyage et dans laquelle
elle avait dormi. Elle avait bien besoin d’une douche, mais puisque Troy et elle
allaient se baigner dans la cascade, elle prendrait simplement son shampooing
avec elle.
Elle avança vers l’armoire dont les portes étaient restées entrouvertes. A
l’intérieur, elle trouva une incroyable collection de vêtements, tous à sa taille,
dont on n’avait pas même enlevé l’étiquette.
Troy avait préparé sa venue à la perfection. Que pouvait-il bien avoir fait
commander pour elle ? se demanda-t-elle en commençant l’inventaire de cette
riche garde-robe. Il y avait des robes d’été, des jeans, des shorts et toutes sortes
de hauts légers, ainsi que des maillots de bain à une ou deux pièces.
Elle mettrait un maillot une pièce, cela ne faisait aucun doute.
Après en avoir trouvé un noir, tout simple, elle le mit et décrocha le
téléphone pour appeler sa sœur. Mais elle reposa aussitôt le combiné. Combien
pouvait coûter une communication pour le Vermont ? Et ne risquait-elle pas de
les faire repérer ? Elle devait d’abord en parler à Troy.
Elle s’enveloppa dans un paréo et ouvrit la porte de sa chambre.
— Troy ? appela-t-elle. Ai-je le droit de téléphoner à ma sœur ? Je voulais
l’appeler quand nous étions en France, mais… J’ai oublié.
Il lui avait fait passer une soirée tellement magique, qu’elle en avait oublié
tout le reste.
— Vous pouvez utiliser le téléphone qui se trouve sur la table de chevet.
C’est une ligne sécurisée.
— Merci, ça ne durera qu’une minute.
— Restez aussi longtemps que vous le voulez. La seule règle ici est
justement qu’il n’y a ni règle, ni emploi du temps.
En rentrant dans la chambre, elle s’étonna du naturel qu’ils avaient trouvé si
vite alors qu’ils se connaissaient depuis si peu de temps, et qu’ils s’étaient
rencontrés dans des circonstances si hors du commun.
Elle s’assit sur son lit et tapa de mémoire le numéro de téléphone de sa sœur.
Avec une seule heure de décalage horaire, elle devait être déjà debout.
— Allô ? dit-elle d’une voix hésitante au moment de décrocher.
L’indicatif du Costa Rica avait dû la surprendre, et pour cause.
— Bonjour, Claudia, c’est moi.
— Hillary, quel bonheur de t’entendre ! Alors, comment se passe ton séjour
à Monte-Carlo ? Tu as de la chance aux jeux ? Les photos sont magnifiques en
tout cas. Je les ai rassemblées dans un dossier avec tous les articles vous
concernant pour te les montrer quand tu rentreras. Nous pourrons faire un album
ensemble lors de ton prochain séjour à la maison.
Monte-Carlo. Et dire qu’ils se trouvaient déjà si loin de là où ils étaient soi-
disant en train de passer une folle semaine. Mais si elle disait la vérité à sa sœur,
elle n’en serait que plus inquiète.
— Merci. Oui, tu me montreras tout ça quand je reviendrai.
— J’espère que tu attendras moins longtemps que d’habitude.
— Promis.
Elle promettait toujours, mais au bout du compte elle trouvait toujours une
bonne raison pour ne pas s’y rendre. Elle ignorait pourquoi. Elle adorait sa sœur,
son beau-frère était un homme formidable et leurs enfants n’étaient pas moins
adorables. Leur famille représentait un merveilleux modèle à ses yeux. Etait-ce
justement ce qui la dérangeait ? Le fait d’être face à tout ce qu’elle n’avait pas su
accomplir ?
— Je voulais juste te dire que tout allait bien et que je pensais à toi.
— C’est gentil, mais tu devrais être en train de profiter de l’homme de rêve
avec qui tu es. C’est lui qui saura te faire oublier ton histoire avec l’affreux
Barry.
— C’est ce qu’il fait. Pour l’instant, nous sommes sur le point d’aller nous
baigner.
— Pitié, dis-moi que tu portes un Bikini ultrasexy pour que je puisse
continuer à rêver un peu.
Elle regarda son maillot une pièce tellement sage.
— Euh… Oui, bien évidemment.
— Bravo. Tu mérites de passer un peu de bon temps. Surtout, profite de
chaque moment. Pardon, je dois te laisser, les enfants sont en train de se disputer
pour des bonbons, dit-elle d’une voix précipitée. Je t’embrasse !
Elle raccrocha. Hillary reposa alors le téléphone et alla rouvrir l’armoire
pleine de vêtements et de maillots de bain. Sans se donner le temps de changer
d’avis encore une fois, elle ôta le maillot noir et choisit un deux-pièces bleu
turquoise bordé de lignes couleur chair. Il était très sexy, au point qu’elle
n’aurait jamais eu l’idée d’acheter ça pour elle.
C’était nouveau pour elle, mais elle se sentit bien dedans.
Elle noua ensuite autour d’elle le paréo assorti, après quoi elle se hissa sur la
pointe des pieds pour attraper une serviette sur l’étagère du haut. Comme la
serviette tombait au moment où elle la saisissait, elle la ramassa et resta
stupéfaite en la prenant pour la replier. C’était une serviette noire et blanche, sur
laquelle apparaissait un écusson représentant une vache.
Comment Troy avait-il su ? Ce ne pouvait pas être un hasard. Il était
simplement très observateur. Il avait eu le temps de remarquer ces symboles sur
ses bagages !
Sa sœur avait raison, elle devait profiter de ce moment qui serait de toute
façon éphémère. Son cœur avait bien besoin d’un peu de légèreté, après ce
qu’elle avait vécu le dernier mois.
La serviette serrée contre elle, elle sortit de la chambre et marcha à la
rencontre de l’aventure qui s’offrait à elle.
Troy se répéta qu’il ne devait pas oublier d’accorder une belle prime à son
assistante.
Appuyé contre le comptoir de la cuisine, il ne pouvait détacher les yeux
d’Hillary. La tenue qu’elle portait la rendait encore plus irrésistible que
d’habitude. Il avait tellement envie de poser les mains sur elle !
Il avait demandé à son assistante de commander des vêtements de toutes
sortes, sa seule recommandation ayant été de trouver certains accessoires ornés
d’un dessin de vache. Et elle avait eu la délicatesse de ne pas rire et de ne poser
aucune question.
— Avez-vous trouvé tout ce dont vous aviez besoin ?
— Bien plus encore. Et merci pour ça, ajouta-t-elle en lui montrant la
serviette. Je n’aurais pas imaginé.
— C’est mon assistante qu’il faut remercier. C’est elle qui s’est occupée de
tout.
— Je me doute que ce n’est pas elle qui a eu l’idée de chercher des vaches.
— Je lui ai peut-être glissé quelques indications. Je suis heureux que vous
aimiez.
Il avait hâte de voir si elle apprécierait autant les autres surprises qu’il lui
réservait.
Elle s’approcha lentement de lui et contempla son maillot de bain noir et son
T-shirt avant de lui montrer le petit flacon qu’elle avait à la main.
— Voyez-vous une objection au fait que je me lave les cheveux dans la
cascade ?
Il passa le bras autour d’elle et l’attira contre lui.
— Vous pouvez faire absolument tout ce que vous voulez.
— Merci, je prends cela comme un compliment.
— C’est bien plus que ça.
Il posa un chapeau à bords flottants sur ses cheveux blonds et prit pour lui un
chapeau de paille. Après quoi il la prit par les épaules et saisit le panier qu’il
avait préparé pour la matinée et qui contenait d’autres serviettes et de quoi boire
et manger. Puis ils sortirent sur la terrasse.
A peine dehors, elle laissa échapper un murmure d’admiration en découvrant
le paysage en plein jour. C’était bon de redécouvrir sa maison à travers un regard
neuf, qui ne perdait pas un seul détail des merveilles qui les entouraient.
Avec un regard incrédule, elle observa la véranda, le bain à remous et la
piscine qu’elle n’avait pas pu voir du côté où ils étaient arrivés ce matin.
Pourtant, il était rare qu’il profite de toutes ces installations. Quand il venait ici,
il continuait à travailler, et s’accorder une matinée de détente à la cascade avec
Hillary représentait le véritable luxe à ses yeux.
— Troy, c’est incroyable.
Elle s’agenouilla au bord de la piscine et mit la main dans l’eau.
— Quelle merveille d’architecture, s’exclama-t-elle. Je n’ai jamais vu ça. A
la manière dont elle prolonge la terrasse, on dirait vraiment qu’elle est suspendue
dans les airs. C’est vous qui l’avez conçue ?
— J’avais une idée approximative de ce dont j’avais envie, mais ce sont des
experts qui ont réalisé cet exploit. J’ai la chance de connaître un architecte qui
est un véritable artiste.
— Un de vos anciens camarades de classe ? l’interrogea-t-elle en se relevant.
— Non, pas cette fois.
Il la prit par la taille et l’attira vers l’escalier pour qu’ils descendent vers le
lagon.
— Cet architecte est le demi-frère de mon associé, qui, lui, est un ancien de
l’école. Il s’est servi de matériaux locaux pour la construction de la maison, de
bois provenant de plantations responsables et de matières écologiques élaborées
dans la région.
— Vous avez un associé ? s’étonna-t-elle.
— Oui, l’investisseur qui m’a apporté des fonds pour développer mon
entreprise.
— Mais je croyais que vous disposiez d’une fortune familiale ? D’après les
journalistes, votre père…
Elle s’interrompit brusquement.
— D’après les journalistes, acheva-t-il à sa place, mon père a entièrement
financé mon entreprise.
Il s’était fait à l’idée que les gens le verraient toujours comme un héritier. Il
n’avait que faire de ce que l’on pensait de lui, surtout que cette réputation
l’aidait quand Salvatore faisait appel à lui.
— Quelle est la réalité ?
Une fois de plus, elle n’allait pas se satisfaire d’une réponse énigmatique.
— C’est cet ami qui m’a confié de quoi démarrer, donc je ne peux pas dire
que je me sois entièrement débrouillé seul.
— J’imagine qu’il a largement fait fructifier sa mise.
— Disons que les affaires marchent bien.
Comme ils passaient devant un arbre exotique, il cueillit une fleur bleue et la
fixa derrière son oreille délicate. Elle sourit et l’effleura du bout des doigts.
— Vous avez dit que l’architecte était son demi-frère. Comment s’appelle-t-
il ?
— Jonah Landis.
— Vous êtes sérieux ? Vous voulez dire que votre ami fait partie de la
famille Renshaw ? Eh bien, vous ne fréquentez pas n’importe qui.
La famille Landis-Renshaw était célèbre pour son implantation dans le
milieu politique et dans celui des affaires. Jonah avait parfaitement compris son
besoin d’isolement et avait trouvé la meilleure façon de concevoir son havre de
paix.
Ils ralentirent en s’approchant du lagon et, après avoir posé son sac sur la
mousse et enlevé son T-shirt, il se tourna vers Hillary.
Il resta muet d’émerveillement devant l’image qui s’offrait à lui. Debout au
bord de l’eau, elle avait ôté son paréo et n’était plus couverte que par un maillot
de bain deux-pièces qui révélait un corps encore plus sublime qu’il ne l’avait
imaginé. Comme elle entrait dans l’eau, son flacon de shampooing à la main,
elle le regarda et lui adressa un sourire séducteur.
Fou de désir, il monta sur le rocher le plus proche et plongea pour la
rejoindre. S’approchant d’elle en nageant sous la surface, il vit le bleu de son
Bikini se mêler aux reflets de l’eau, jusqu’au moment où elle lui apparut nue. Il
n’en fallait pas davantage pour lui faire complètement perdre le contrôle de ses
sens. Il brûlait de faire l’amour avec elle, mais il voulait pouvoir se maîtriser
quand cela arriverait.
Il émergea juste à côté d’elle et lui prit la bouteille des mains.
— Je peux vous aider ?
— Avec plaisir.
Elle lui confia le flacon et plongea pour se mouiller les cheveux. Quand elle
refit surface, ses cheveux étaient plaqués en arrière et paraissaient encore plus
longs. Faisant couler du shampooing dans sa main, il referma ensuite la bouteille
et la lança sur la rive.
— Alors, comment va votre sœur ? lui demanda-t-il en frottant doucement sa
chevelure soyeuse.
— Elle est débordée, comme d’habitude. Elle s’occupe de ses enfants, de
son mari, de sa maison… Qui est en fait l’ancienne ferme de mes parents.
Elle laissa échapper un murmure quand il commença à lui masser la tête.
— Où sont vos parents en ce moment ? lui demanda-t-elle.
— Je n’en sais rien, et ça m’est égal à vrai dire.
Comme il mettait les doigts sur sa nuque, elle renversa la tête en arrière et le
regarda.
— Pardon, je ne voulais pas vous contrarier.
— Je ne suis pas contrarié, je vous dis simplement les choses comme elles
sont. Vous vous êtes éloignée de vos parents, moi aussi.
— Je suis toujours en contact avec ma mère.
— C’est une bonne chose.
— Je suis désolée pour vous. Pardon d’avoir abordé le sujet.
— Vous n’avez pas à être désolée ni à me demander pardon.
Il passa les mains sur ses épaules et le long de ses bras. Sa peau était douce
et il la sentait frissonner sous ses caresses. Comme il aurait voulu défaire le
nœud qui tenait son haut de maillot de bain derrière son cou…
— Mes parents vivent heureux entourés de leurs ami, avec qui ils
s’épanchent sur les déceptions que leur ont causées leurs fils.
— Vous êtes à la tête d’une grande entreprise, vous avez pris votre vie en
main et vous avez fait fortune. Ils devraient être fiers de vous.
Comme elle allait se retourner vers lui, il l’en empêcha pour continuer à la
masser et elle se laissa aller contre lui avec un soupir sensuel. Elle sentait
forcément son désir à présent.
— Je ne suis qu’un play-boy égocentrique, murmura-t-il, les lèvres tout
contre sa tempe. Mais bien sûr, ils doivent moins s’en faire pour moi que pour
mon frère.
— Pourquoi a-t-il commencé à se droguer ? Où étaient vos parents à ce
moment-là ?
— Nous sommes adultes et responsables de nous-mêmes.
Il sentait son cœur battre de plus en plus fort à mesure qu’elle l’interrogeait
sur sa famille.
— Mais vous n’avez pas toujours été adultes.
Pourquoi cherchait-elle à tout prix à lui trouver des excuses, à le faire
correspondre à ses critères moraux ? Il était temps qu’elle regarde la vérité en
face et qu’elle le voie tel qu’il était vraiment.
Cette fois, il la fit tourner sur elle-même pour qu’elle se tienne face à lui.
— Nous étions assez grands pour savoir ce qui était bien et ce qui était mal
et nous avons tous les deux choisi la mauvaise voie. Nos actes ne peuvent pas
rester sans conséquences.
— Etiez-vous proches l’un de l’autre ?
— Notre relation a connu des hauts et des bas. Quand j’étais en pension, il
m’envoyait des paquets qui n’ont parfois pas été loin de me faire renvoyer.
Ce souvenir le fit sourire l’espace d’un instant.
— A mon tour, je lui ai rendu visite en cure. La plupart des autres patients en
étaient arrivés là à cause de réels problèmes, de dépressions. Lui avait seulement
subi la même chose que moi : l’ennui.
Elle mit les mains sur ses poignets et les serra doucement, tendrement.
— Je suis désolée, mais je ne vais pas encore laisser vos parents tranquilles.
On peut au moins leur reprocher de s’être montrés négligents.
Cette conversation prenait une direction qui ne correspondait en rien à ce
qu’il avait prévu. Il n’aimait pas se livrer de la sorte.
— Troy, murmura-t-elle en se serrant contre lui, racontez-moi un bon
souvenir avec votre frère. Vous êtes un homme bien, votre environnement a
forcément contribué à construire votre personnalité avant votre rencontre avec le
colonel Salvatore et vos amis de la confrérie.
Il n’était pas sûr d’approuver son raisonnement, mais il était prêt à tout pour
voir de nouveau un sourire éclairer son visage.
— Quand nous étions enfants, commença-t-il en fouillant au fond de sa
mémoire, nous avions une nourrice. Nous l’aimions tant que, quand nos parents
n’étaient pas là, nous l’appelions maman.
— Elle devait être formidable, dit-elle avec un sourire attendri.
— Elle était très sévère. Exactement ce dont avaient besoin deux petits
garçons turbulents. Elle savait anticiper nos bêtises, mais quand nous étions
sages, elle était la première à nous récompenser.
— Comment ?
— En nous emmenant voir des matchs de base-ball, nager dans le lac, ou
construire des cabanes.
Il ne se rendit compte qu’à cet instant que sa maison était largement inspirée
de ces cabanes de son enfance.
— Elle nous a même offert deux chiots et nous a appris à nous en occuper.
— D’où venaient-ils ?
Il frissonna en sentant ses seins frôler son torse.
— C’étaient des chiens abandonnés. Elle nous avait appris que ce n’était pas
la valeur marchande qui comptait, pas plus pour les animaux que pour les
humains. J’ai choisi une sorte de bulldog et mon frère un bâtard de chien de
berger.
— Qu’est-il arrivé aux chiens quand vous êtes partis en internat ? Votre
nourrice s’en est occupée ?
— Quand j’avais huit ans et mon frère dix, nos parents l’ont renvoyée.
— C’est à ce moment que vous êtes allés en pension ?
— Parce qu’ils nous avaient entendus l’appeler maman. Au moins nous
savions qu’elle s’occuperait des chiens.
— Vos parents les ont chassés eux aussi ?
La détresse qu’il lisait maintenant sur son visage l’émut au plus profond de
lui-même.
— Pardon. Vous m’aviez demandé de vous raconter un bon souvenir et voilà
où nous en sommes.
Elle le caressa du regard et resta un moment silencieuse, jusqu’au moment
où elle pressa les hanches contre les siennes.
— Et si nous créions un beau souvenir maintenant ?
Il resta muet de stupeur. Voulait-elle faire l’amour avec lui ici ? Il avait beau
être fou d’excitation, elle le prenait au dépourvu.
Mais n’était-ce pas pour réconforter le petit garçon qu’il avait été qu’elle
voulait à présent donner du plaisir à l’homme qu’il était devenu ? Il devait
résister. Le plus raisonnable était d’attendre un moment de plus grande lucidité.
Seulement, il n’avait pas l’habitude de se montrer raisonnable.
- 9 -
Hillary sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Les révélations que Troy
lui avait faites sur son enfance l’avaient émue au plus profond d’elle-même, et
elle comprenait maintenant qu’elle s’était menti en se disant qu’elle n’éprouvait
qu’une attirance physique pour lui.
En quelques jours, elle s’était attachée à lui bien plus qu’elle ne l’aurait dû.
Elle caressa son torse musclé que l’eau faisait briller.
— Serais-tu en train de me séduire ?
Sa voix rauque et sa manière de la tutoyer la firent trembler de désir.
— Est-ce que j’aurais des chances de réussir ?
— Certainement.
Il mit la main derrière sa nuque et se pencha vers elle pour l’embrasser
langoureusement. Nouant les bras autour de lui, elle répondit à son baiser avec
toute la passion qui l’envahissait à cet instant. Elle ne voulait plus remettre à
plus tard ce dont elle avait tellement envie maintenant.
La caresse de l’eau se mêlait à celle que lui prodiguaient les mains de Troy
et, dans son trouble, elle manqua de perdre l’équilibre. Mais ses mains
puissantes se refermèrent sur ses fesses pour la soutenir. Sa force virile ne faisait
qu’attiser son excitation, et elle voulait la sentir tout contre elle.
Elle prit alors appui sur ses épaules et se souleva pour enrouler les jambes
autour de sa taille. C’est alors qu’il l’entraîna dans l’eau et qu’ils commencèrent
une danse délicieusement érotique, au milieu des bulles de savon qui se
répandaient autour d’eux. La bouche contre la sienne, il battit des pieds pour les
éloigner tous les deux de ce nuage de mousse. C’était si bon de le laisser prendre
le contrôle, de se contenter de se serrer contre lui et de savourer le goût de ses
lèvres…
Pressant son érection contre sa cuisse, il inclina la tête et embrassa ses seins
à travers le tissu de son maillot de bain. Elle avait trop envie de sentir ses lèvres
sur sa peau pour attendre encore, si bien qu’elle laissa glisser les mains de ses
épaules et dénoua le lacet qui retenait le haut de son maillot. Avec un sourire de
plaisir, il se hâta de défaire l’autre nœud. Puis, tandis que le courant emportait le
morceau de tissu, il la soutint en passant un bras derrière son dos et elle se
cambra pour mieux s’offrir à lui. Comme ses seins dépassaient maintenant de
l’eau, il se pencha et les embrassa l’un après l’autre, passant la langue sur ses
mamelons et les prenant entre ses lèvres pour attiser son excitation.
Tout était si parfait qu’elle avait la sensation d’être entrée dans un film. Le
soleil leur offrait son éclat matinal et la cascade proche faisait jaillir autour d’eux
des gouttes d’eau qui formaient une brume fraîche. Depuis la seconde où elle
avait rencontré Troy, elle était irrésistiblement attirée par lui, et elle n’aurait pas
pu rêver de meilleur moment pour faire l’amour avec lui. Elle refusait de passer
sa vie à regretter de ne pas être allée au bout de son désir.
Elle se redressa dans l’eau et se serra de nouveau contre lui.
— Nous allons devoir rentrer si nous voulons une protection pour aller plus
loin, susurra-t-il tout contre ses lèvres.
— Alors rentrons. Viens.
— Sinon, dit-il tout contre ses lèvres, nous pouvons rester ici encore un peu
et prendre notre temps. Tout en prenant du plaisir.
— Ah oui ? soupira-t-elle, ivre d’excitation. A quoi penses-tu exactement ?
Il plongea la main dans l’eau et la glissa entre ses cuisses.
— Je pourrais te caresser ici. Et toi, tu pourrais…
Sans le laisser finir, elle mit la main sur son sexe durci et la fit aller et venir
de haut en bas.
— C’est à ça que tu pensais ?
Son soupir de satisfaction fut la meilleure réponse possible.
D’un geste habile, il défit les nœuds qui retenaient le bas de son maillot sur
ses hanches et le laissa se perdre dans le courant. Elle voulut le rattraper, mais il
lui prit la main pour l’en empêcher.
— Je te retrouverai le même si tu y tiens, mais pour l’instant, j’ai bien
d’autres projets pour toi et moi.
Il mit la main contre son sexe et la caressa comme personne ne l’avait jamais
fait. Chacun de ses gestes était si parfait, il lui faisait tellement de bien…
Comme elle saisissait son short à la ceinture, il inséra un doigt en elle et elle
sentit qu’elle perdait le contrôle de ses sens. Trop impatiente pour prendre le
temps de lui enlever son maillot de bain, elle glissa la main sous l’élastique et la
referma autour de son érection. Encouragée par ses murmures de satisfaction,
elle serra les doigts un peu plus fort et laissa échapper des gémissements qui
s’unissaient aux siens.
Il ne tarda pas à la mener au bout de son plaisir. Enfouissant alors le visage
au creux de son cou, il lui dit combien il avait envie d’elle, combien il tenait à lui
donner du plaisir, et il n’en fallut pas davantage pour qu’elle atteigne la
jouissance. Transportée dans un tourbillon de plaisir, elle plaqua la bouche
contre son épaule pour étouffer ses cris.
Ses membres venaient tout juste de se relâcher lorsqu’il la prit dans ses bras
et l’entraîna en nageant jusqu’à la rive. Après le plaisir qu’il venait de lui
donner, elle osait à peine imaginer ce qu’elle ressentirait en faisant l’amour avec
lui.
Mais ce moment n’était pas encore arrivé. L’allongeant sur un rocher
couvert d’un tapis de mousse, il resta dans l’eau et lui ouvrit les jambes en
faisant reposer ses cuisses sur ses épaules. Un instant plus tard, elle sentait sa
bouche contre son sexe et sa langue qui entrait en elle, lui arrachant un cri de
plaisir.
Son excitation fut bientôt décuplée par les caresses qu’il déposait sur ses
hanches et sur ses seins. Malgré son envie de faire durer ce moment à l’infini,
elle ne tarda pas à perdre tout contrôle de son corps. Elle se laissa alors
transporter par les mouvements de sa langue et de ses mains sur elle, et atteignit
l’extase dans un long cri de délivrance.
Elle resta allongée quelques instants avant de recouvrer ses esprits grâce à la
brise légère qui effleurait sa peau. Troy la prit alors dans ses bras et l’attira de
nouveau dans l’eau.
— Et toi ? murmura-t-elle en se serrant contre lui.
— Nous avons tout le temps. Je ne suis pas inquiet, dit-il en nageant vers la
petite plage où ils avaient laissé leurs affaires.
Elle s’était souvent trompée dans son jugement sur les hommes, mais elle
sentait maintenant avec certitude que Troy était unique. Et ce dont elle ne doutait
pas, c’était qu’aucun autre avant lui ne lui avait fait vivre de moments aussi
intenses.
Troy porta Hillary dans l’escalier qui menait à la maison, non sans
rassembler toutes ses forces pour ne pas lui faire l’amour ici et maintenant. La
vue et le contact de son corps nu contre le sien attisaient si fort son désir…
Mais il ne devait rien faire sans protection. Et il avait été bien loin de prévoir
ce qui s’était passé dans le lagon ! Il avait eu l’intention de l’émerveiller en lui
montrant son petit coin de paradis, mais c’était elle qui l’avait émerveillé.
Sans doute devait-il s’habituer à être sans cesse étonné par Hillary. Elle se
montrait imprévisible depuis l’instant même de leur rencontre, et c’était si
nouveau pour lui qu’il ne pouvait que s’en réjouir. D’ordinaire, il n’avait aucun
mal à anticiper les réactions des autres !
Il respira profondément pour essayer de garder encore un moment le
contrôle de lui-même. Mais si elle continuait à passer ainsi la langue sur son
torse, il ne répondrait plus de rien.
Enfin, il atteignit l’espace où se trouvaient la piscine et le bain à remous. Il
marcha jusqu’à une large chaise longue et déposa Hillary dessus.
— Je t’en prie, murmura-t-elle, dis-moi que tu as des préservatifs ici.
— Oui.
Comme il se penchait vers un meuble de jardin pour ouvrir le tiroir et
prendre ce qu’il cherchait, elle se mit à lui caresser le mollet de la pointe du pied,
attisant l’excitation qui brûlait déjà en lui.
— Tu étais vraiment sûr de toi, n’est-ce pas ?
— J’ai été sûr de ce qu’il se passait entre nous dès l’instant où nous avons
été en présence l’un de l’autre. J’ai su ce que je ressentais pour toi dès l’instant
où je t’ai vue.
— Voilà qui est très romantique.
— Je fais ce que je peux. Pour aujourd’hui, non, je n’étais pas aussi sûr que
tu le dis. Car tu ne cesses de me surprendre, et je sais maintenant qu’il vaut
mieux pour moi ne m’attendre à rien de ta part. C’est pour cette raison que j’ai
caché des préservatifs un peu partout pendant que tu te changeais.
— Sauf près de la cascade, ni même dans le sac que tu avais emporté.
— Tu vois, tu as quand même réussi à me surprendre.
Et il aimait plus que tout la façon dont ils avaient improvisé. C’était si bon
d’être ici avec elle, de pouvoir se laisser aller en toute liberté sans risquer d’être
surpris où interrompu à aucun moment.
— Moi, je t’ai surpris ? s’étonna-t-elle en passant la main sur sa nuque. Eh
bien, sache que toi aussi tu m’as surprise, et ce dès l’instant où tu t’es assis à
côté de moi dans l’avion.
Sans perdre plus de temps, il se pencha pour embrasser ses seins et mit la
jambe entre ses cuisses. Elle soupira de plaisir.
— Rien ne peut me plaire davantage qu’une femme qui sait ce qu’elle veut.
— Alors ce que je veux, c’est que ce soit moi qui prenne le contrôle cette
fois.
— Je suis tout à toi, répondit-il en frissonnant d’excitation.
— Commençons par nous débarrasser de ton maillot de bain.
Elle tira sur l’élastique de la ceinture et, d’un même mouvement, ils
lancèrent son short dans la piscine. Il vit alors ses yeux se poser sur son érection,
qu’elle ne tarda pas à prendre entre ses mains. Il lui tendit un préservatif, qu’elle
déroula sur son sexe avec une sensualité qui manqua de lui faire perdre tout
contrôle.
Respirant profondément, il s’étendit sur la chaise longue et attira Hillary au-
dessus de lui. Elle se mit alors à genoux, une jambe de chaque côté de lui, et
descendit lentement sur son érection en se laissant guider par les mains qu’il
avait posées sur ses hanches. Quand il fut complètement entré en elle, ils se
mirent à bouger ensemble. La voir soupirer en fermant les yeux le rendait fou
d’excitation, et les sensations qui l’envahissaient au contact de son corps
n’étaient semblables à aucun de celles qu’il connaissait déjà. Il brûlait
maintenant de la faire jouir de nouveau en voyant ses cheveux onduler sur ses
épaules, en voyant la beauté de sa silhouette, de son visage et de chacun de ses
mouvements.
Il lui caressa les seins et l’entendit gémir plus fort. Il avait rêvé de cet instant
depuis la seconde où il l’avait vue, et pourtant il n’avait pas imaginé qu’il puisse
être aussi beau.
Les mains serrées sur ses hanches, il la fit bouger plus vite et plus fort au-
dessus de lui, jusqu’au moment où il sentit tout son corps se raidir. Elle renversa
la tête en arrière, et, dans un râle ultime, se laissa emporter pas l’orgasme qui
prenait possession de son corps.
Il n’attendit pas plus longtemps pour se laisser aller à son tour. Serrant les
bras autour d’elle, il prit possession de ses lèvres et étouffa un cri de plaisir.
En sentant une jouissance infinie l’envahir, il comprit qu’il était allé bien au-
delà de ce qu’il avait prévu. Lui qui avait été sûr pendant dix-sept ans de ne pas
être fait pour avoir une famille et que sa confrérie lui suffisait amplement, voilà
que toutes ses certitudes volaient en éclats.
Avec Hillary, il se rendait compte qu’il avait peut-être besoin d’autre chose
que d’un groupe d’hommes aussi cyniques et désabusés que lui.
Trois jours plus tard, étendue dans le bain à remous entre les bras de Troy,
Hillary respirait avec délice les senteurs de la nature exotique qui les entourait.
Depuis leur arrivée ici, ils n’avaient pas pu se quitter un seul instant, faisant
l’amour dans toutes les pièces de la maison et à toute heure du jour et de la nuit.
Troy était tout simplement merveilleux. Chacune de ses attentions, que ce
soit au cours de leurs étreintes ou dans la vie quotidienne, témoignait d’une
sensibilité et d’une générosité qu’elle n’aurait jamais pu imaginer.
— Merci pour la serviette que tu m’as offerte, avec ce dessin de vache.
— Tu m’as déjà remercié.
— Et pour les chaussons assortis.
— Les soirées peuvent être fraîches, il n’était pas question que tu aies froid
aux pieds.
Il passa les bras sur son ventre et sous ses seins, lui prodiguant un délicieux
massage.
— Et le café est assurément bien meilleur lorsqu’il y a une vache dessinée
sur la tasse.
Elle tourna la tête pour l’embrasser sur l’épaule, à l’endroit où elle l’avait
mordu quelques instants plus tôt. Il avait vraiment la capacité de lui faire perdre
l’esprit par moments.
— Je dois reconnaître que celle qui me fait le plus rire est celle de ma brosse
à dents.
— Alors j’ai accompli ma mission.
— On peut dire que ta générosité et ton attention s’expriment de manière
pour le moins originale.
— J’espère ne jamais devenir ennuyeux.
Ses doigts se mirent à courir le long de ses cuisses.
— Voudrais-tu un pendentif en diamant noir et blanc pour aller avec ta
collection ?
— Là, tu vas trop loin.
Mais il était si charmant qu’elle commençait à redouter le moment où elle
devrait se réveiller de ce rêve merveilleux. Car elle le savait, les rêves avaient
toujours une fin.
— Tu veux dire que je vais devoir le rapporter chez le bijoutier ?
— Non, sursauta-t-elle. Tu n’as tout de même pas…
— Tu verras bien.
Ses mains descendirent à l’intérieur de ses cuisses et réveillèrent son
excitation malgré son épuisement. En ouvrant les jambes pour lui, elle comprit
que son rêve allait durer un moment encore.
*
Un prototype de téléphone portable sous les yeux, Troy s’enfonça dans son
siège et posa les pieds sur son bureau. Il n’avait pas encore décidé de la date de
mise sur le marché de cet appareil qui surpasserait tous ses concurrents, il
préférait pour l’instant attendre une technologie ou un nouveau logiciel qui
marquerait une réelle avancée. Il était inutile de bouleverser inutilement le cours
du progrès.
Il s’amusait toutefois à se servir lui-même de ses propres inventions, dont il
avait équipé sa résidence nichée au milieu de la jungle.
— Merci pour ton aide, Mozart, dit-il à son ami. Tu étais l’homme de la
situation, comme d’habitude.
Sur l’écran de son smartphone, un sourire éclaira le visage de son ancien
camarade de chambrée, Malcolm Douglas, qui menait désormais une si brillante
carrière musicale.
— Je t’en prie. Ce sera fait d’ici une heure, tu peux compter sur moi.
Il n’allait pas pouvoir faire croire éternellement qu’il se trouvait toujours à
Monaco avec Hillary. Les gens savaient qu’il n’avait pas pour habitude de rester
longtemps au même endroit, et ils allaient commencer à se douter de quelque
chose. Heureusement, Salvatore lui avait assuré que les autorités avaient des
pistes pour retrouver leur suspect et que leur traque ne devrait plus durer
longtemps.
Ce qui n’allait pas empêcher Troy de s’organiser. Il n’était pas question qu’il
prenne des risques en se montrant trop optimiste, c’est pourquoi il avait envoyé à
des sites internet et des magazines des photos d’Hillary et lui en train de partager
un dîner aux chandelles. Ajoutées à des clichés de lui pris le mois dernier avec
son cher ami pianiste, elles feraient croire à une soirée romantique à New York.
— J’en profite pour te féliciter pour ton dernier concert au Carnegie Hall, on
ne se refuse rien dis-moi !
— Ce n’est pas grand-chose en comparaison de ce qu’il t’arrive en ce
moment, répondit-il, ignorant les compliments comme à son habitude. La femme
avec qui tu passes ton temps en ce moment est époustouflante.
— Oui, merci. Mais je te préviens, elle n’est pas pour toi.
— Je ne faisais qu’observer l’évidence.
— Pour ma part, je note de ne plus t’envoyer de photos de dîners aux
chandelles.
— Je ne parle pas des photos mais de la femme que je vois approcher
derrière toi.
Troy se retourna brusquement en reposant les pieds au sol. Hillary se tenait
bien là, en peignoir, les yeux grands ouverts de stupeur.
— Tu es bel et bien en train de parler avec le véritable Malcolm Douglas ?
Un frisson de jalousie le traversa. Il se rendit compte aussitôt à quel point sa
réaction était ridicule ; le statut de vedette de la musique de Malcolm ne
s’arrêtait pas devant la porte de la femme à laquelle il tenait.
— Je dois te laisser, Malcolm, dit-il en se retournant vers son écran. Merci
encore pour ton aide, je te revaudrai ça.
— Salut, Troy.
— Tes frères font partie de la haute société, dit Hillary quand il eut
raccroché. Il y a eu le directeur du casino, maintenant ce pianiste et chanteur
génial. Vous êtes nombreux dans ce groupe ?
— Non, ça nous priverait de toute originalité, rétorqua-t-il, amusé.
— Je ne vois pas ce qui pourrait te faire perdre ton originalité. Tu en fais la
preuve tous les jours depuis que je te connais, ajouta-t-elle en soulevant entre
deux doigts une chaîne en platine au bout de laquelle était suspendue une petite
vache noire et blanche en diamant.
Il lui prit la main et l’attira sur ses genoux.
— C’est la chose la plus sexy que tu m’aies dite jusqu’à maintenant.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne nouvelle pour mon pouvoir de
séduction.
— Je t’assure que tu n’as aucun souci à te faire concernant ton pouvoir de
séduction. D’ailleurs, j’ai besoin de boire quelque chose pour me remettre de
tout ce que tu me fais vivre.
— Je serai ravie d’aller te chercher un rafraîchissement, à condition que tu
me fasses une promesse.
— Laquelle ?
— J’adore ce pendentif et je l’accepte avec joie. Mais à partir de maintenant,
je te demande de cesser de me couvrir de cadeaux hors de prix. D’accord ?
— Comme tu voudras, concéda-t-il en souriant.
Il lui prit doucement le pendentif des mains et glissa les doigts sous ses
cheveux pour l’attacher autour de son cou. Il n’était peut-être pas l’homme le
plus romantique du monde, mais il pouvait au moins se féliciter d’être loin de
tous les stéréotypes. Et sa plus ferme intention en ce moment était d’effacer le
souvenir de Barry Curtis.
Il déposa un baiser sur la chaîne.
— A quoi penses-tu ? demanda-t-elle, les lèvres tout près des siennes.
— A des choses qu’un homme poli ne peut pas dire.
— Mais encore ?
— Tu ne devrais pas insister.
— Si tu n’avais vraiment pas voulu que je connaisse le fond de tes pensées,
tu aurais répondu autre chose comme « à rien de spécial » ou « au prochain drôle
de chapeau que je vais m’acheter ».
— Tu trouves que mes chapeaux sont drôles ?
— Je te répondrai si tu me réponds.
Elle avait gagné.
— Je pensais à toi et à ton affreux ex-fiancé. Je me demandais si tu étais
encore amoureuse de lui.
Il se figea en entendant ses propres paroles. Ce n’était pas tout à fait à ça
qu’il avait pensé. Il avait juste voulu être sûr qu’elle avait tiré un trait sur lui, à
aucun moment le mot « amoureuse » ne lui était venu à l’esprit.
— Tu sais, commença-t-elle en le scrutant avec un regard troublé, je me
rends compte que je n’ai jamais été amoureuse de lui. Je me suis entichée de lui
sans réfléchir, voilà tout. J’ai été aveuglée je crois, ajouta-t-elle en touchant
machinalement son pendentif. Mais je me plais à croire que j’aurais fini par y
voir clair à un moment ou à un autre. Que veux-tu ? Je t’ai dit depuis le début
que j’avais tendance à choisir les hommes que je devrais fuir. L’arrestation de
Barry m’a seulement permis de m’en rendre compte plus tôt.
Avec un soupir intérieur de soulagement, il comprit qu’elle n’aimait pas
Barry. Il n’avait aucune raison d’y attacher autant d’importance, et pourtant…
— Comment peux-tu être jaloux alors que tu ne me connais que depuis
quelques jours ?
— Qu’est-ce qui te fait croire que je suis jaloux ?
— Tu veux vraiment jouer à ça ? répliqua-t-elle en riant.
Elle se rendit alors compte que son peignoir bâillait et se hâta de le rajuster.
Elle était sur le point de se renfermer et, s’il ne disait pas tout de suite ce qu’il
fallait, il sentait qu’il risquait de devoir renoncer à ce qu’il espérait avec tant
d’ardeur.
Car il ne pouvait plus le nier. Peu lui importait de la connaître depuis
quelques jours seulement. Il était sûr de vouloir lui faire une place dans sa vie. Et
pas seulement pour quelque temps. Mais était-elle déjà prête à l’entendre ?
Même si elle n’avait jamais aimé Barry, sa relation et sa rupture avec lui
l’avaient profondément marquée.
Il ne pouvait pas se permettre d’engager cette conversation avec elle au
mauvais moment.
— Je ne suis pas jaloux, je suis surtout furieux qu’il t’ait fait du mal. J’ai
envie d’usurper son identité et de détruire sa réputation, ça ne te pose pas de
problème ?
— Aucun, répondit-elle en riant. Et pour répondre à ta question, conclut-elle
en mettant les lèvres sur les siennes, je trouve tes chapeaux sexy à mourir.
- 10 -
Allongée sur une bouée, Hillary se laissait porter, les bras plongés dans
l’eau. Elle contemplait le ciel étoilé tandis que Troy faisait des longueurs sous
l’eau, éclairé par les lumières disposées au fond de la piscine.
Troy et elle avaient passé ces derniers jours dehors, au bord du lagon ou sur
la terrasse. Ils avaient fait de longues marches au cœur de la végétation
luxuriante, apprenant à se connaître mutuellement, non sans s’arrêter pour faire
l’amour dans les endroits les plus insolites et les plus magiques. C’était pour
s’abriter de la pluie tropicale qu’ils étaient rentrés un après-midi, s’installant
dans la salle de projection de la maison pour regarder l’un des films d’horreur
pour lesquels ils partageaient le même goût.
Tout était parfait.
Mais la réalité revenait assez souvent frapper à leur porte pour l’empêcher de
se complaire dans ce rêve qui, de toute façon, prendrait fin un jour ou l’autre.
Les appels quotidiens du colonel Salvatore leur faisaient part des avancées de la
traque du complice de Barry, qui avait été repéré en Belgique et qui risquait fort
de se trouver sous les verrous d’ici peu.
Ce qui l’impressionnait le plus était l’habileté avec laquelle Troy et
Salvatore avaient tout organisé. Chaque fois qu’elle avait sa sœur au téléphone,
elle se rendait compte que le public croyait sans hésitation que Troy et elle
étaient en train de faire le tour du monde et qu’ils dînaient chaque soir dans un
pays différent.
Bien sûr, elle avait adoré leur soirée en France. Mais ce séjour à l’écart du
monde lui paraissait plus précieux que toute autre chose.
— Bonsoir, ma beauté, susurra Troy en émergeant à côté d’elle.
Il lui prit la main et déposa un baiser sur chacun de ses doigts.
— Nous risquons d’être transformés en poissons le jour où nous partirons
d’ici, dit-il.
— Est-ce une si mauvaise nouvelle ?
— Pas du tout, répondit-il en s’appuyant sur son matelas gonflable. Je
cherchais seulement à m’assurer que tu ne m’en voulais pas d’avoir passé aussi
peu de temps dans un vrai lit.
Il s’était montré si attentif, si romantique, qu’elle ne rêvait que de croire que
cette situation pouvait durer. Mais elle savait que la fin approchait, et lorsqu’elle
serait de retour à Washington, tout serait de nouveau différent.
Même si sa nouvelle vie lui convenait parfaitement, elle devinait déjà que la
magie de ce lieu lui manquerait.
— J’ai trouvé notre nuit dans la cabine de plage très romantique, dit-il en
enfouissant les doigts dans ses cheveux. Et le spectacle du lever de soleil depuis
le balcon était une splendeur. Ces cinq derniers jours ont été plus fabuleux que
tous les voyages que j’aurais pu imaginer. Tu as su faire de cet endroit une
œuvre d’art.
— Une œuvre d’art ?
Il promena la main sur son corps nu, s’attardant sur ses seins puis sur ses
hanches.
— Si, comme tu me l’as dit, tu n’as jamais amené personne ici, où es-tu allé
avec toutes les femmes que j’ai vues se succéder à ton bras dans les magazines ?
Elle regretta aussitôt la pointe de jalousie qu’elle entendait dans sa voix et
qu’elle avait cherché à masquer, en vain.
— Serais-tu jalouse ?
— Curieuse, c’est tout.
— Ce n’étaient que des mensonges. Je n’avais jamais connu aucune femme
avant toi.
Elle laissa échapper un rire nerveux.
— D’accord, répliqua-t-elle avec ironie.
— Je suis sérieux, lui rétorqua-t-il en prenant un ton tragique. J’ai vécu
comme un moine. Je me suis réservé pour le jour où je te rencontrerais.
— Tu es exaspérant, lança-t-elle en l’aspergeant d’eau.
— Tu me l’as déjà dit.
Il lui saisit le poignet pour l’empêcher de jouer encore avec l’eau.
— Tu préférerais que je te raconte mes aventures passées dans le détail ?
Parce que ce n’était rien d’autre que ça. Des aventures passagères.
— Et c’est ce qui se passe entre nous ? répliqua-t-elle, la gorge nouée. Une
aventure passagère ?
— Le moment est très inopportun à mon avis.
— Donc d’après toi, nous avons une aventure inopportune ?
Elle ne pouvait plus ignorer l’angoisse qui naissait en elle dans l’attente de
sa réponse.
— Et si je disais que ce n’est pas une aventure ? lâcha-t-il, les yeux fixés sur
les siens. Que je t’ai voulue dès l’instant où je t’ai vue ?
Sa remarque avait quelque chose de primitif, et elle ignorait si elle lui
plaisait ou la dérangeait.
— Tu parles de moi comme d’une part de cheese-cake sur un chariot de
desserts.
— J’adore le cheese-cake.
— Tu ne pourrais pas être sérieux deux minutes ?
Elle voulut l’asperger de nouveau, mais il l’attira contre lui et ils se
trouvèrent tous les deux dans l’eau. Il l’enlaça.
— Tu veux que je sois sérieux ? Je pourrais l’être, assura-t-il en la serrant
contre lui, mais quelque chose me dit que ce n’est pas le bon moment. Que tu
t’enfuirais si je te disais exactement ce que je pense.
Sa perspicacité la surprit. Elle s’était donné tellement de mal pour se répéter
qu’elle vivait avec lui une liaison sans lendemain qu’elle n’avait pas envisagé
une seule seconde qu’il puisse avoir envie d’autre chose.
Et il avait raison de penser que le retour à sa vie d’avant l’angoissait au plus
haut point.
— Tu es un homme sage.
Son regard dévoila une certaine déception, mais il retrouva aussitôt son
expression d’insouciance.
— Alors restons-en à notre aventure inopportune.
Ils nagèrent jusqu’au bord de la piscine, et lorsqu’elle eut le dos contre le
rebord, il se mit devant elle et l’embrassa dans le cou en la caressant. C’était si
bon de sentir ses bras puissants l’enlacer, d’enrouler les jambes autour de sa
taille et de se laisser envahir par la chaleur de son corps.
La portant hors de l’eau, il rejoignit l’escalier et monta sur le rebord sans
cesser de la dévorer de baisers. Elle eut à peine le temps de frissonner dans l’air
frais de la nuit ; déjà, il la menait à l’intérieur de la maison et traversait la
véranda, la cuisine et le couloir qui menait à sa chambre. Enfin, ils allaient
passer une nuit ensemble dans un lit confortable.
Il la déposa sur le matelas et s’installa avec elle sous la moustiquaire encore
repliée. Comme le reste de la maison, sa chambre était décorée avec une
simplicité déconcertante et un bon goût tout aussi frappant. Il y avait là pour tout
ameublement une armoire de bois et un fauteuil de cuir disposé près de la
fenêtre.
— J’ai vécu cette semaine comme une sorte de fantasme, murmura-t-elle en
le regardant.
— Et tu aimes les fantasmes ?
— A quoi penses-tu au juste ?
A en croire son regard malicieux, elle n’était pas au bout de ses surprises
avec lui.
Il se releva et marcha jusqu’à l’armoire, dans laquelle il prit sa veste de
smoking. Il revint alors vers elle et la lui tendit en la secouant doucement.
Curieuse, elle mit la main dans sa poche et en sortit…
— Une paire de menottes ? Tu les emportes partout avec toi en cas de
besoin ?
Elle eut envie de rire en songeant à la réaction qu’elle aurait eue si un autre
homme que Troy lui avait proposé cet accessoire. Mais elle lui faisait confiance,
et avec lui, toute nouveauté paraissait soudain extrêmement excitante.
— Je les ai depuis mon arrestation factice. Je les avais mises dans ma poche
et je viens seulement de m’en souvenir.
Il referma la porte de la penderie. La lumière tamisée d’une lampe éclairait
son corps long et musclé.
— C’est vrai que nous avons quitté l’hôtel un peu précipitamment. On peut
dire que tu as réussi un coup de maître avec ces enchères.
En le voyant sur scène ce soir-là, elle s’était sentie irrésistiblement attirée
par lui, malgré la colère que lui avaient inspirée ses mensonges.
— Ce n’était pas un moment très agréable pour moi, répliqua-t-il en venant
la rejoindre sur le lit, mais heureusement, j’ai obtenu ce que je voulais.
— Je dois reconnaître que… j’ai été jalouse de ton assistante avant de savoir
qui elle était vraiment, dit-elle en caressant ses cheveux encore humides.
— Ah oui ?
— J’espérais que ce serait l’autre femme qui gagnerait un week-end avec toi.
— Je n’aurais pas laissé faire ça.
— Les enchères auraient pu aller encore plus loin.
— J’aurais gagné de toute façon. Mon assistante avait l’instruction de miser
autant que nécessaire.
— Pour que tu puisses me choisir ?
Jusqu’où aurait-il été prêt à aller ?
— Je trouvais que Salvatore n’en faisait pas assez pour te protéger, expliqua-
t-il en mêlant les doigts aux siens. Il a fallu que je trouve un moyen de veiller sur
toi. Celui-ci m’a paru le plus facile.
C’est vrai, c’était pour cette raison qu’ils se trouvaient ici aujourd’hui. Pour
sa sécurité. Restait à savoir s’il l’aurait fait venir ici en la rencontrant dans un
tout autre contexte. Aurait-il été spontanément attiré par elle ?
— C’était si facile que ça de dépenser quatre-vingt-neuf mille dollars ?
répliqua-t-elle, utilisant l’humour pour masquer son soudain malaise. Engager un
garde du corps aurait coûté moins cher.
— Tu m’as bien dit que tu avais été jalouse de mon assistante pendant un
instant ? dit-il d’une voix rauque tout en saisissant ses poignets pour la plaquer
contre le matelas. Eh bien je ressentais la même chose à l’idée de te confier à un
autre homme.
Les étincelles qu’elle vit dans ses yeux l’enflammèrent en une fraction de
seconde. Se cambrant pour sentir son corps contre le sien, elle respira
profondément pour se laisser envahir par son parfum.
— Le désir est né tellement vite et tellement intensément entre nous,
soupira-t-elle.
— Quand les hommes de Salvatore m’ont mis ces menottes, je ne pensais
plus qu’à la façon dont je pourrais les utiliser avec toi.
— Tu avais des fantasmes à propos de moi et de ces menottes ? Montre-moi
ce que tu voulais faire.
— Je ne voudrais pas choquer une jeune fille du Vermont.
— Oh ! si, supplia-t-elle en lui prenant les menottes de la main pour les lui
montrer avec insistance. Je veux être choquée.
*
Comme la lumière du soleil levant blanchissait peu à peu la chambre, Hillary
ouvrit les yeux, l’esprit encore envahi par les images de sa nuit avec Troy. Sa
tête reposait au creux de son épaule, et la paire de menottes était restée sur un
oreiller, à côté d’elle.
— Une chose est sûre, dit-elle en déposant un baiser sur son menton. Tu es
loin d’être un moine.
— Je suis heureux que tu l’aies remarqué, répondit-il en la caressant du bout
des doigts. As-tu regardé sous ton oreiller ?
Glissant la main sous les draps, elle sentit un morceau de métal et le sortit
pour découvrir de quoi il s’agissait.
— Une cloche de vache ? s’exclama-t-elle en riant.
— Tout est plus gai avec une cloche de vache.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies trouvé ça.
Il s’allongea sur le côté et la contempla avec une intensité qui la troubla.
— Tu m’as demandé de ne plus t’offrir de cadeaux hors de prix, j’ai exaucé
ton vœu.
— C’est adorable. Je peux te dire avec certitude que c’est la première que je
reçois. Je crois que tu es fou.
— C’est fort possible.
Le sérieux avec lequel il venait de lui répondre la décontenança.
— Je plaisantais, précisa-t-elle.
— Pas moi. Les gènes que m’a attribué le hasard m’auront permis
d’accomplir des choses assez incroyables au cours de mon existence. Mais ils
représentent parfois un véritable handicap dans la vie de tous les jours. Ce qui
peut sembler naturel pour la plupart des gens ne l’est pas forcément pour moi.
Elle avait beau essayer de se convaincre depuis son arrivée ici que
l’atmosphère devait rester légère afin qu’elle profite au maximum de cette
aventure avec Troy, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir envie d’en savoir plus
sur lui. Et puisqu’il lui en donnait l’occasion, elle n’allait pas changer de sujet
maintenant.
— Quoi par exemple ?
— Faire partie d’une famille qui se réunirait tous les dimanches et dont les
membres seraient présents les uns pour les autres.
— Troy, s’exclama-t-elle en serrant la main sur son épaule, tu ne peux pas
t’accuser de la situation de ta famille.
— J’ai ma part de responsabilités. J’aurais pu ravaler ma fierté et faire
médecine comme le voulait mon père. C’était dans mes cordes. J’aurais pu me
lancer dans la recherche, ajouta-t-il en jouant nonchalamment avec son
pendentif. Ça m’aurait permis de travailler seul dans un laboratoire, isolé du
monde.
Sa remarque lui serra le cœur.
— Je me demande ce qui peut te faire penser que tu n’es pas fait pour
fréquenter d’autres gens. Tu es si drôle, si charmant. Et tellement original,
ajouta-t-elle en refermant la main sur la sienne.
— C’est un rôle que j’ai appris à jouer.
— Je ne le crois pas. Tu es authentique. Je crois plutôt que tu sais partager
avec les autres certaines facettes de ta personnalité de manière à ce qu’ils
comprennent au moins une partie de toi.
Sans lui laisser le temps de la contredire, elle plaqua la bouche contre la
sienne et savoura ce moment. L’un des derniers, songea-t-elle avec une tristesse
infinie, qu’elle passait avec l’homme dont elle était tombée amoureuse.
- 11 -
*
— Colonel, j’espère que vous vous rendez compte de l’effort que je fais pour
vous.
Les poings enfoncés dans les poches de son smoking, Troy s’efforçait de ne
pas laisser éclater sa rage de devoir assister ce soir à un gala de charité.
Moins de deux semaines s’étaient écoulées depuis leur mission à Chicago, et
déjà Salvatore faisait de nouveau appel à lui pour qu’il se présente à cette soirée
pour un motif qu’il lui restait encore à découvrir.
Ici, à Washington. Le dernier endroit où il avait envie de se trouver, tant
cette ville attisait le souvenir d’Hillary. Il n’avait qu’une seule envie : rentrer au
Costa Rica et rester seul chez lui aussi longtemps que possible.
Mais la présence d’Hillary ne serait-elle pas encore plus prégnante là-bas, où
il avait passé avec elle les jours les plus magiques de son existence ?
— C’est toi qui pourras me remercier, répliqua Salvatore en lui tapant
chaleureusement dans le dos.
— Je n’ai pas signé pour être appelé tous les quinze jours. Il ne faut pas se
fier aux apparences, j’ai du travail moi aussi.
Heureusement, cette fois au moins, il s’agissait d’une réelle bonne cause
orchestrée par le sénateur Landis qui voulait financer un programme pour les
orphelins et les enfants en difficulté.
— Si tu acceptes de jouer le jeu pendant quelques heures, je te promets de te
laisser tranquille pendant au moins six mois.
— Sauf votre respect, vous mentez, riposta Troy en prenant un petit four sur
le plateau que lui présentait un serveur qui passait.
Le colonel rajusta sa cravate rouge.
— Tu me fais de la peine. C’est très grave d’être un menteur.
Avait-il été envoyé par Hillary pour lui faire la leçon ?
Comme si ses pensées avaient eu un quelconque pouvoir magique, il la vit
apparaître à l’autre bout de la salle de réception. Hillary. Vêtue d’une simple
robe noire, elle était d’une élégance hors du commun. Tout à coup, il ne voyait
plus qu’elle. C’était comme si tous les autres invités avaient disparu de son
champ de vision.
Machinalement, il serra dans sa main le pendentif qu’il gardait avec lui
depuis qu’elle le lui avait rendu. C’était un véritable porte-bonheur. Quelles
avaient été les chances pour qu’il la voie au premier événement auquel il
participait depuis son départ du Costa Rica ?
Les chances étaient trop minces pour qu’il s’agisse d’une coïncidence.
Il lança un regard noir à Salvatore.
— Colonel, c’est vous qui avez manigancé tout ça ? Vous voulez que j’aille
la supplier ? Elle ne veut plus me voir, elle me l’a dit très clairement. Elle ne me
fait pas confiance.
— Imbécile.
— Pardon ?
— Tu m’as très bien entendu. Tu es un homme intelligent, génial même.
C’est pour ça que je travaille avec toi. Mais aussi tellement manipulateur. Tu te
sers de tes capacités intellectuelles pour amener les gens à faire ce que tu attends
d’eux en leur faisant croire qu’ils agissent selon leur propre volonté. C’est aussi
pour cette raison que je fais appel à toi. Mais ce n’est pas en jouant à ça que tu
développeras des relations personnelles.
— J’ai des amis.
— Qui observent les mêmes règles que toi.
Il lui mit la main sur l’épaule avec une affection qui ne lui ressemblait pas.
— Avec Hillary, tu avais une chance de construire une vraie relation, et tu as
tout gâché. Tu sais pourquoi ?
— Vous semblez avoir toutes les réponses aujourd’hui. Alors éclairez-moi.
Il était sincère. Il avait besoin d’aide. Car il s’était rendu compte ces derniers
jours que la vie sans elle était devenue insupportable.
— Je ne peux pas te donner toutes les réponses. Si tu veux vraiment la
reconquérir, tu trouveras toi-même la solution. Réfléchis un peu, c’est une chose
que tu sais faire normalement. Pourquoi es-tu ici en même temps qu’elle à ton
avis ?
— Parce que vous avez tout organisé.
— Mauvaise réponse.
Après lui avoir tapoté l’épaule une dernière fois, il disparut dans la foule.
Se pouvait-il qu’Hillary ait fait appel à Salvatore pour lui demander son
aide ? Pourquoi ne s’était-elle pas adressée directement à lui si elle voulait le
revoir ?
Mais bien sûr. Grâce à ses installations électroniques, il avait fait en sorte
que le colonel soit le seul à pouvoir le joindre depuis qu’elle était partie.
Il s’en voulait tellement d’avoir agi de la sorte avec elle. Elle lui avait dit dès
le début qu’elle ne savait plus à qui faire confiance après ce qui lui était arrivé, et
c’était justement dans ce domaine qu’il l’avait déçue. Comme si son
subconscient l’avait poussé à détruire ce qu’ils avaient commencé à construire.
Pour un homme qui ne jurait que par la logique, c’était difficile à admettre.
Mais l’amour n’avait que faire de la logique. Les sentiments qu’il éprouvait
pour Hillary n’avaient rien de rationnel. Il l’aimait, il voulait être avec elle, et il
était prêt à tout pour la convaincre de revenir auprès de lui.
Le contact du métal sur son poignet le fit sursauter. Il leva les yeux. Trop
tard, Hillary l’avait déjà menotté, et elle ne tarda pas à refermer l’autre menotte
autour de son poignet à elle.
HARLEQUIN®
ISBN 978-2-2803-2327-7
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Prologue
Cade Camden était en train de penser à Nati Morrison quand Jani, sa sœur
cadette, entra en coup de vent dans son bureau.
— Bonjour Cade ! Je t’apporte les documents que tu m’as réclamés pour
préparer notre prochaine assemblée.
— Pardon ? fit-il tandis que sa sœur le regardait d’un air amusé.
— Réveille-toi, Cade ! s’exclama-t-elle. Tu sembles déconnecté de la réalité
et je me demande bien la raison du sourire béat que tu affiches.
— Je ne souris pas ! protesta-t-il.
— Oh que si ! Et j’aimerais savoir ce qui te rend aussi optimiste.
— J’ai bien le droit de faire des projets pour mon week-end, non ? dit-il.
— Quels projets ? demanda Jani.
Au lieu de répondre, il regarda sa montre.
— Si je veux mettre de l’ordre dans ma maison avant l’arrivée de Natalie
Morrison, je ferais bien de partir maintenant, dit-il en se levant.
— Natalie Morrison ? La jeune femme dont parlait grand-mère l’autre soir ?
s’enquit Jani.
— Il s’agit d’elle en effet, répondit-il en fermant sa serviette en cuir.
Depuis l’autre jour, la famille ne parlait plus que de la décision prise par
GiGi d’indemniser les éventuelles victimes de H.J., et chacun y était allé de son
commentaire sur la question.
S’ils étaient d’accord sur le principe, tous redoutaient le moment où il leur
faudrait mener à bien la mission que GiGi leur confierait. Etant le premier sur la
liste, il bénéficiait de la sympathie générale.
— Raconte ! s’exclama Jani. Puisqu’elle se rend chez toi, c’est donc que tu
l’as vue ?
— Oh ! il n’y a pas grand-chose à raconter. J’ai rencontré Natalie Morrison
hier et je dois dire qu’elle m’a paru fort sympathique.
— Lui as-tu dit qui tu étais ? demanda Jani.
— Pas tout de suite, mais quand elle l’a appris, elle s’est rembrunie et j’ai
senti qu’elle n’éprouvait plus autant de sympathie à mon égard. Pour un peu,
j’aurais presque regretté de ne pas avoir dissimulé ma véritable identité.
— Mais dis-moi, Cade, j’ai l’impression qu’elle te plaît bien, cette Natalie
Morrison ?
Il soupira.
— Ne connaissant rien d’elle, je préfère me garder de toute conclusion
hâtive, répliqua-t-il.
— Tu l’apprécies ! s’exclama Jani, et pour que tu t’intéresses autant à cette
Natalie, je devine qu’elle doit avoir un physique des plus séduisants.
— Elle est très jolie, admit-il.
Jani sourit.
— Est-elle le genre de femme à qui tu proposerais de prendre un verre dans
un bar à l’ambiance romantique ?
— Probablement ! concéda-t-il en riant.
Mais il se garda bien d’ajouter que non seulement Nati était d’une beauté
sublime mais que, chaque fois qu’elle souriait, deux ravissantes fossettes
creusaient ses joues.
Ah, ces fossettes ! Toute la nuit, il y avait songé, mais son imagination lui
avait aussi rappelé d’autres particularités physiques de cette ravissante jeune
femme.
— Cade, tu m’écoutes ?
— Excuse-moi ! fit-il en reprenant ses esprits. Que disais-tu ?
Jani lui lança un regard indulgent.
— Je me demandais si cette Nati Morrison était au courant du contentieux
opposant les Camden aux Morrison.
— Elle sait que Jonah, son grand-père, a connu GiGi autrefois. Elle m’a
même précisé qu’ils s’étaient rencontrés à Northbridge. Elle n’a pas parlé de ce
qui a opposé nos deux familles et si son attitude a changé quand je lui ai révélé
mon identité, c’est peut-être tout simplement parce que, comme tant d’autres,
elle fait partie de ceux et celles qui détestent les gens riches.
— Je ne serais pas étonnée que cette Nati nous considère comme des
affairistes sans scrupule, déclara Jani.
— Si j’en crois les révélations récentes de GiGi concernant les exactions
commises par H.J., cette méfiance me paraît justifiée.
Un silence se fit.
— Crois-tu qu’elle ait l’intention de régler des comptes avec les Camden ?
reprit sa sœur.
— Je l’ignore. Tout ce qu’elle m’a dit, c’est qu’elle passerait chez moi tout à
l’heure pour me donner une estimation du coût des travaux.
— Comment réagiras-tu si son devis est à l’évidence surestimé ? demanda
Jani.
— J’abonderai dans son sens, répondit-il en riant, car ça serait la meilleure
des façons de réparer le tort infligé par les Camden aux Morrison, et c’est
précisément ce que désire GiGi.
— Dans ce cas, ne prends pas le risque de la faire attendre et dépêche-toi de
rentrer. Tiens, ajouta-t-elle, voici le dossier que j’étais venue t’apporter et qui
concerne le prochain conseil d’administration.
— Merci, dit-il en prenant la chemise rouge.
Jani lui jeta un regard amusé.
— Si tu avais pu voir ton expression, tout à l’heure, quand je suis entrée
dans ton bureau : tu avais l’air absent ! Et ton sourire ! Serais-tu déjà amoureux
de cette chère Natalie Morrison ?
— Elle tient à ce qu’on l’appelle « Nati » et non « Natalie », répliqua-t-il
doctement.
— Va pour Nati, la belle inconnue qui occupe tes pensées et t’inspire un si
beau sourire, persifla Jani en lui caressant affectueusement la joue.
— Tu exagères, protesta-t-il, gêné que sa sœur l’ait percé si facilement à
jour.
Depuis la veille en effet, il ne cessait de penser à Natalie Morrison.
— Je dis ce que je pense, rétorqua Jani.
Il soupira.
— Si je te semble distrait, c’est tout simplement que j’ai eu une semaine
chargée. Alors, forcément, je suis un peu fatigué.
— Fatigué de penser à Nati ?
Agacé, il referma sa sacoche.
— Tu voulais me donner ces documents et c’est fait. Et à présent, si tu
daignais me laisser tranquille, je pourrais peut-être rentrer chez moi ?
— Pour retrouver Nati Morrison ? insista sa cadette.
— Pour me préparer à l’entrevue souhaitée par notre grand-mère et destinée
à réparer les péchés commis par nos aïeux, rétorqua-t-il avec une emphase
comique. Quand ton tour viendra de monter au créneau, tu verras qu’il n’est pas
si facile d’accomplir ce genre de mission.
— J’espère en tout cas qu’elle me réussira autant qu’elle semble te réussir,
répondit Jani en une ultime pirouette.
— Sache que c’est par devoir que je vais à ce rendez-vous, répondit-il avec
un air de dignité offensée.
— Si tu le dis !
Et Jani battit finalement en retraite, le regard pétillant de malice.
Une fois seul, il chercha à se persuader que Nati Morrison lui était
parfaitement indifférente et qu’il se moquait bien de la revoir.
Mais c’était faux, puisqu’il n’avait cessé de penser à elle depuis leur
rencontre de la veille. Même quand elle avait changé d’attitude à son égard en
apprenant qu’il était un Camden, elle n’avait en rien perdu de son charme ou de
sa fascination, finalement.
Le plus difficile, c’était qu’il avançait au jugé dans cette affaire délicate, et
sans savoir au juste quelles étaient les pensées de Nati Morrison. Qu’éprouvait-
elle à l’égard des Camden, à qui elle aurait des raisons d’en vouloir ? Et que lui
inspirait-il ?
Quelque temps auparavant, il avait eu deux liaisons successives avec des
femmes qui n’en avaient en fait qu’après son argent. Il ne leur avait échappé que
de justesse.
D’après ce qu’il avait pu comprendre, Natalie Morrison avait des revenus
modestes et, comme il fuyait désormais les femmes gagnant moins que lui, il ne
voulait surtout pas prendre le risque de s’attacher à elle.
En dépit du fait que Nati lui plaisait beaucoup, il s’abstiendrait de lui faire la
cour et se concentrerait sur la mission que lui avait confiée GiGi.
Tout ce qu’il souhaitait, c’était que Nati rénove son mur, soit payée, et
largement, pour son travail, et disparaisse de sa vie même si elle l’obsédait
depuis qu’il l’avait rencontrée…
Déjà midi !
Holly s’était absentée depuis le début de la matinée et Nati, qui surveillait
leurs deux boutiques, espérait son retour avant le début de l’après-midi, afin de
pouvoir se rendre dans la maison de Cade et commencer les travaux de
rénovation du mur.
Elle fut rassurée en voyant apparaître son amie, le sourire aux lèvres, comme
toujours.
— Coucou ! J’ai apporté le déjeuner ! déclara Holly en déposant un grand
sac sur le comptoir.
— Je meurs de faim ! lui répondit-elle. As-tu pu faire tes courses ?
— Toutes sans exception et je te remercie de t’être occupée de mon
animalerie.
— Il y a eu deux ventes pour toi et, en ce qui me concerne, j’ai eu quelques
clients intéressés par mes objets artisanaux mais aucun ne s’est décidé à acheter
quoi que ce soit.
— Dans ce cas, ton nouveau chantier chez Cade Camden tombe à pic, lui fit
remarquer Holly.
— En effet, répondit-elle non sans éprouver un sentiment d’inquiétude.
Qu’adviendrait-il si, par malheur, elle tombait amoureuse de Cade comme
elle était tombée amoureuse de Doug Pirfoy ? Et que se passerait-il si Cade, à
son tour, éprouvait des sentiments pour elle ?
La pensée de se marier avec Cade l’effleura fugacement et lui arracha un
frisson rétrospectif car, si sa vie avec Doug était devenue un enfer, il en irait sans
doute de même avec Cade.
Elle se fit donc une fois de plus la promesse d’éviter ce genre de catastrophe.
Holly déballait leur déjeuner. De son côté, morte de fatigue, elle ne put
s’empêcher de bâiller, ce qui lui valut un regard étonné de son amie.
— C’est la première fois que je te vois en manque de sommeil, déclara
Holly. Serait-ce de trop penser à Cade Camden qui t’empêche de dormir ?
Depuis leur plus jeune âge, elles avaient l’habitude d’échanger des
confidences, et ce fut ce qui la poussa, après une hésitation, à jouer cartes sur
table avec Holly.
— Depuis que j’ai rencontré Cade Camden, je pense à lui un peu trop
souvent à mon goût, y compris dans mes rêves.
— Je vois d’ici quel genre de rêves un homme aussi séduisant que lui peut
t’inspirer, répondit Holly avec un petit rire de gorge.
Son amie avait entrevu Cade l’autre soir, quand ce dernier sortait de sa
boutique.
— C’est vrai qu’il est bigrement séduisant, admit-elle en entamant sa salade.
Holly la regarda avec curiosité.
— Vas-tu dire à ton grand-père que tu travailles pour un Camden ?
Holly connaissait très bien Jonah qui, de son côté, la considérait un peu
comme une seconde petite-fille.
— Jonah est allé passer quelques jours avec des amis, à Las Vegas, dit-elle.
Il rentrera ce soir assez tard, ce qui me laisse jusqu’à demain pour réfléchir.
— A mon avis, tu devrais le lui dire, déclara Holly, car la dissimulation n’est
pas dans ta nature, et ce secret finira par te peser, sans compter que ton grand-
père apprendra bien la vérité un jour ou l’autre.
— Tu as raison, approuva-t-elle.
— Ce qui s’est passé entre vos deux familles remonte aux calendes
grecques, alors peu importe qui rémunère tes services, du moment que tu
renfloues ton compte bancaire anémique.
— Je n’ai jamais entendu Jonah dire du mal des Camden, du moins en ma
présence, et je ne crois pas qu’il se formalisera d’apprendre que je travaille pour
Cade.
— Le seul point litigieux, c’est que ton grand-père pourrait souffrir en
voyant que tu es obligée d’accepter ce travail par nécessité financière, reprit
Holly.
— Jonah sait que je dois gagner ma vie.
— C’est vrai, convint son amie, et une fois que tu auras touché ton chèque,
tu pourras oublier Cade et les Camden.
Elle garda un silence prudent car, contrairement à ce que Holly semblait
croire, elle n’était pas si sûre de pouvoir oublier Cade aussi facilement.
Ni surtout de le vouloir vraiment.
*
Nati Morrison craignait que son vieux tacot ne se laisse distancer par le
bolide de Cade, mais ce dernier eut la délicatesse de rouler à petite allure.
Une fois de plus, elle dut admettre qu’il ne ressemblait en rien à l’un de ces
riches snobs qu’elle avait pu rencontrer par le passé, quand elle était mariée à
Doug Pirfoy.
Doug !
Elle avait tant souffert avec lui que le divorce lui était apparu comme une
délivrance.
Depuis lors, elle se réjouissait d’être célibataire et, même si sa solitude lui
pesait parfois, elle n’avait aucune envie de répéter l’expérience.
Cade bifurqua bientôt sur la droite et elle le suivit le long d’une allée bordée
d’érables au bout de laquelle se dressait un manoir de style Tudor qui aurait fait
l’envie de son ex-belle-famille, pourtant fortunée.
Quand elle coupa le contact, son moteur émit un drôle de bruit qu’elle
préféra ne pas entendre.
— Alors, qu’en dites-vous ? lui demanda Cade en s’approchant de sa
voiture.
— C’est magnifique ! répondit-elle.
— Les Camden ont toujours eu du goût, plaisanta-t-il tout en l’aidant à
descendre de voiture.
— Merci.
Autant de galanterie la touchait. Après quelques mois de mariage, Doug
avait cessé de lui témoigner la moindre considération et lui qui, au début du
moins, n’aurait jamais manqué de lui ouvrir une porte, avait brusquement changé
d’attitude.
Cade la guida en lui tenant le bras jusqu’à l’escalier qui permettait d’accéder
à un large perron sur lequel donnait la porte monumentale du manoir.
Sentir les doigts de Cade autour de son bras lui procura un frisson
d’excitation, mais il agissait sans doute ainsi par politesse et non parce qu’elle
lui plaisait et qu’il avait l’intention de la séduire.
Ce qui, du reste, valait mieux pour elle.
Sans se donner la peine de sonner, Cade ouvrit la porte qui n’était pas
fermée à clé et s’effaça pour la laisser passer.
Intimidée, elle pénétra dans un grand vestibule à plafond voûté qu’éclairait
un immense lustre de cristal.
— GiGi, tu es là ? appela Cade.
— Dans mon bureau, répondit une voix de femme aux accents mélodieux.
Cade l’entraîna à sa suite, lui permettant d’admirer au passage le luxe raffiné
des lieux.
Un tel manoir devait valoir une fortune et elle repensa à la petite maison
dans laquelle elle vivait avec son grand-père.
— C’est ici, dit Cade en l’introduisant dans un bureau fermé par une double
porte tapissée de cuir.
Deux femmes époussetaient des montres à gousset qu’elles replaçaient
ensuite sur l’étagère d’une petite vitrine ouverte.
La première avait des cheveux argentés et portait une robe de soirée
rehaussée d’un collier de perles ; l’autre, une blonde grassouillette, un jean et un
T-shirt.
— GiGi, ne crois-tu pas que tu es un peu trop habillée pour faire le ménage ?
demanda Cade en embrassant la femme au collier.
Après s’être tourné vers la femme blonde, il ajouta :
— Au travail un samedi soir, Margaret ? Que va dire Louie ?
— Louie attendra ! répliqua la dénommée Margaret avec un petit rire.
Elle comprit que la femme au collier était GiGi et l’autre, à coup sûr, son
employée de maison. La familiarité qui semblait lier les deux femmes ne
manqua pas de l’étonner, car jamais Mme Pirfoy, sa belle-mère, n’aurait
consenti à s’afficher ainsi avec une domestique.
— Il me restait du temps avant ce dîner de bienfaisance et nous avons
décidé, Margaret et moi, de dépoussiérer la collection de montres anciennes de
H.J., expliqua GiGi. Maintenant que c’est fait, Margaret et Louie vont pouvoir
aller jouer au bowling comme ils en avaient l’intention.
— Si seulement vous aviez pu venir jouer dans l’équipe comme c’était
prévu, nous aurions eu toutes les chances de remporter la coupe, ce soir,
ronchonna Margaret.
Les manières simples de GiGi lui allèrent droit au cœur.
— Il m’était impossible de refuser cette invitation, Margaret, poursuivit
GiGi, sinon vous savez bien que je serais venue jouer avec vous.
Un peu gênée, Natalie croisa le regard de GiGi qui, après l’avoir examinée
attentivement, se tourna vers son petit-fils.
— Je vois que tu n’es pas venu seul.
— En effet, grand-mère, répondit-il avec déférence.
Cade la présenta à Georgianna Camden qui, une fois de plus, la regarda
comme si elle voulait percer à jour ses moindres secrets.
— Ainsi, vous êtes Nati Morrison ? J’ai entendu dire beaucoup de bien de
vous et vous êtes la bienvenue chez nous.
— Merci ! dit-elle, touchée par la chaleur que lui manifestait GiGi.
Cette dernière afficha un grand sourire.
— Mon prénom est Georgianna, mais tout le monde m’appelle GiGi. C’est
plus simple et plus rapide.
— Entendu, GiGi ! dit-elle, subjuguée par l’autorité naturelle qui émanait de
la grand-mère de Cade.
Dire que son grand-père Jonah et GiGi avaient eu une aventure ensemble,
autrefois !
— Nati, je vous présente Margaret Haliburton, intervint Cade avec un geste
de la main en direction de la femme blonde. Margaret et son mari, Louie,
prennent soin de nous et de la maison depuis que je suis tout petit et ils font
partie de la famille.
— Très heureuse de faire votre connaissance, répondit-elle en regardant
Margaret.
Un coup de Klaxon retentit dans la cour.
— Louie s’impatiente et il faut que je file !
Après le départ de Margaret, GiGi posa de nouveau son regard scrutateur sur
Natalie.
— Si j’en crois Cade, votre grand-père serait Jonah Morrison ?
— En effet, répondit-elle.
— Ce cher Jonah ! Est-il toujours aussi pétulant ? demanda GiGi d’une voix
émue.
— Plus que jamais.
— Et sa santé ?
— Elle ne laisse pas trop à désirer, répondit-elle. Jonah s’est octroyé
quelques jours de détente à Las Vegas, avec des amis, et je crois que ce séjour
l’a ragaillardi.
— Quel homme ! s’exclama GiGi avec un petit rire. Quand j’étais encore au
lycée, nous sortions ensemble, Jonah et moi. Il avait une chevelure auburn que je
ne me lassais pas d’admirer.
— Il a toujours autant de cheveux qu’avant, mais ils sont désormais blancs
comme neige.
Le regard de GiGi se teinta de nostalgie.
— A l’époque où nous nous sommes connus, Jonah était charmant, amusant
et plein de verve, dit-elle.
— Il l’est resté, répondit Nati, flattée par l’intérêt que GiGi portait à son
grand-père.
Au cours de leurs discussions, Jonah avait toujours insisté sur le fait que
Georgianna n’était pas responsable du mal fait par les Camden aux Morrison, et
jamais il n’avait semblé lui en vouloir.
Que son grand-père accorde le bénéfice du doute à une Camden lui avait
toujours semblé exagéré, mais à présent qu’elle voyait cette femme en chair et en
os, elle était encline à se ranger à son avis.
Avec son regard franc et ses manières simples, GiGi n’avait en effet rien
d’une femme calculatrice, et elle la voyait mal s’acharner sur les modestes
fermiers qu’étaient, à l’époque, les parents de Jonah.
La sonnette de l’entrée les fit sursauter.
— Mon chauffeur, soupira GiGi. Les organisateurs de ce dîner de charité ont
tenu à m’envoyer une limousine, mais je désapprouve ce genre de dépenses.
— Plains-toi donc d’être traitée comme la reine d’Angleterre ! plaisanta
Cade.
— J’aurais préféré jouer au bowling avec Margaret et Louie, mais tant pis !
Au cas où vous auriez faim, Nati et toi, il y a du bœuf en daube au réfrigérateur.
— Merci, répondit Cade.
Avant de quitter la pièce, GiGi se tourna vers Natalie.
— J’ai été très heureuse de vous rencontrer, lui dit-elle. Cade n’a pas tari
d’éloges sur votre savoir-faire et j’espère que vous voudrez bien vous charger de
rénover ma chère malle à vêtements.
— Je ferai mon possible, GiGi, répondit-elle, intimidée.
— J’en suis sûre. Et puis saluez Jonah de ma part, quand vous le verrez.
Conquise, elle adressa à Georgianna son plus beau sourire.
— Je n’y manquerai pas et croyez que j’ai été, moi aussi, ravie de vous
rencontrer.
Elle suivit GiGi des yeux jusqu’à ce que cette dernière ait quitté la pièce.
— Quelle femme ! dit-elle quand elle se retrouva seule avec Cade.
— Ma grand-mère ne manque ni de personnalité, ni de panache, approuva
Cade. Voulez-vous que nous allions jeter un coup d’œil à cette fameuse malle à
vêtements, qui se trouve au grenier ?
Elle hésita, car il était déjà tard, mais après tout puisqu’elle se trouvait sur
place, autant qu’elle sache à quoi s’en tenir sur l’état de cette fameuse malle.
— Entendu, répondit-elle.
Après avoir gravi plusieurs escaliers, dont le dernier très raide, ils se
retrouvèrent dans un grenier immense, encombré de meubles et de bibelots qui
auraient fait la joie d’un antiquaire.
Cade lui prit la main avec tant de naturel qu’elle n’osa pas protester et il la
guida entre les amoncellements de valises, cartons, caisses et autre bric-à-brac
qui encombraient les lieux.
— Voici la malle, dit-il en lui désignant un objet oblong et poussiéreux. Je
l’ai examinée hier et elle m’a paru en bon état.
Plus d’une fois, quand elle avait été amenée à rénover un objet ancien, ce
dernier était sale et poussiéreux parce que le client qui le lui confiait se moquait
bien qu’elle se salisse ou non les mains.
Il en allait autrement avec Cade et GiGi, car la malle avait été entièrement
nettoyée, et cette attention lui alla droit au cœur.
— En effet, elle est bien conservée, déclara-t-elle après un rapide examen.
Le motif décoratif n’est que partiellement effacé et je me sens tout à fait capable
de le restaurer à l’identique.
— Alors, vous êtes d’accord pour vous charger de ce travail ? lui demanda
Cade.
— Bien sûr.
— GiGi sera ravie, déclara-t-il. Nous pourrions utiliser le pick-up de Louie
pour transporter la malle jusqu’à votre atelier.
— Je peux très bien me charger du transport moi-même, dit-elle.
— Mais non ! Cette malle est bien trop lourde pour vous, rétorqua Cade.
Elle fut touchée par son attention, mais elle n’aimait pas qu’on lui impose
une décision, quelle qu’elle soit.
— Non, je le ferai moi-même, insista-t-elle.
Il la regarda au fond des yeux.
— Et si vous me laissiez vous aider, Nati ? Je ne veux que votre bien, vous
savez.
A part Holly et Jonah, personne, depuis son divorce, ne lui avait manifesté
autant de gentillesse, et pendant un court instant elle crut bien qu’elle allait se
mettre à pleurer.
— Me laisserez-vous vous aider ? répéta-t-il.
— C’est entendu, dit-elle d’une voix enrouée.
Cade lui adressa un grand sourire satisfait.
— Et maintenant, que diriez-vous de manger un morceau ? GiGi est un
cordon-bleu et son bœuf en daube me met déjà l’eau à la bouche.
— Merci, mais il se fait tard et je vais rentrer, dit-elle.
— Restez, Nati, puisque vous n’avez rien de prévu, insista-t-il en lui offrant
un sourire envoûtant.
— Je… Je dois finir un travail à l’atelier, mentit-elle.
Il parut déçu.
— Très bien, concéda-t-il, mais alors accompagnez-moi au moins jusqu’à la
cuisine. Je veux emporter de cette daube chez moi pour le dîner.
— Allons-y, répondit-elle en tendant la main à Cade pour qu’il la guide dans
le dédale des vieux objets qui encombraient le grenier.
Lundi matin, Nati alla travailler chez Cade qui, comme prévu, était au
bureau. Elle n’eut donc pas l’occasion de le revoir.
En un sens, cette situation l’arrangeait, car elle avait décidé de réduire au
strict minimum les rencontres entre eux. Elle redoutait sans cesse davantage de
succomber au charme toujours croissant qu’il exerçait sur son cœur et sur ses
sens.
Il devait rester et resterait pour elle une belle aventure inaboutie, l’un de ces
fantasmes qu’il lui arrivait d’éprouver quand elle était plus jeune, pour un acteur
connu ou un personnage issu de sa seule imagination.
Quand elle regagna Arden, elle se fit la promesse de ne plus jamais chercher
à revoir Cade une fois qu’elle aurait achevé les travaux chez lui, mais au fur et à
mesure que les heures passaient, cette promesse lui sembla de plus en plus
difficile à tenir. N’était-elle pas en train de gâcher ses chances de bonheur en
refusant d’admettre qu’elle était amoureuse de Cade ?
Le soir venu, elle se rendit compte qu’il lui manquait beaucoup et qu’elle
avait envie d’entendre sa voix, de le regarder bouger et marcher !
Elle ne cessait de penser à ses fesses musclées, à sa carrure, à sa virilité, et il
lui sembla qu’une éternité s’était écoulée depuis leur rencontre de samedi.
Elle allait fermer sa boutique quand, regardant machinalement en direction
de la rue, il lui sembla reconnaître le conducteur d’un pick-up flambant neuf qui
venait de s’engager sur son parking.
Alors même que rien ne justifiait une telle réaction de sa part, elle
s’approcha de la vitrine, collant son nez contre la glace pour mieux distinguer les
traits du conducteur du pick-up.
Cade ! Elle frissonna de la tête aux pieds.
Venait-il pour la voir ? Si tel était le cas, elle ne disposait que de quelques
instants pour se refaire une beauté.
— Je perds la tête ! s’admonesta-t-elle en se recoiffant pourtant et en
ravivant l’éclat de ses lèvres.
Elle glissa pour finir une pastille rafraîchissante sur sa langue.
A peine venait-elle de ranger son sac que Cade arrivait devant sa boutique en
poussant devant lui un diable sur lequel était attachée la malle de GiGi.
— J’ai bien cru que vous seriez déjà partie ! dit-il en poussant la porte vitrée
d’un coup de hanches.
Tout en admirant une fois de plus le galbe de ses fesses musclées, elle s’en
voulut de ne pas être venue lui tenir la porte afin de faciliter sa manœuvre.
— Laissez-moi vous aider ! dit-elle, confuse.
— Tout va bien ! répondit-il en continuant sa progression.
Arrivé au centre de la boutique, il se tourna enfin vers elle.
— J’aurais dû vous téléphoner avant de venir mais j’avais oublié mon
portable dans ma voiture. Il y avait des embouteillages sur la route et j’ai bien
cru que je trouverais porte close.
— J’allais fermer en effet, répondit-elle comme pour souligner un peu plus
encore ce que leur rencontre tardive pouvait avoir d’insolite.
— Mais l’essentiel est que je sois arrivé à temps, déclara--t-il en souriant.
Bon, où voulez-vous que je dépose la malle ?
— Au fond de la boutique, dans mon atelier.
— Dans ce cas, montrez-moi le chemin.
Tout en le guidant vers l’atelier, elle s’efforça de calmer les battements de
son cœur.
Cade ici, et à cette heure-ci ! Qui l’eût cru ?
GiGi tenait sans doute à ce que sa malle soit rénovée au plus vite, et comme
il semblait beaucoup aimer sa grand-mère, il s’était sans doute dévoué, voilà
tout !
S’imaginer qu’il brûlait de la revoir n’était qu’une vue de son imagination
enfiévrée, et pourtant certains signes pouvaient le laisser supposer : sa bonne
humeur, son sourire quand il la regardait, sa galanterie jamais démentie…
— Par ici, dit-elle en faisant la lumière dans l’atelier. Posez la malle au
centre de la pièce.
Cade se faufila adroitement entre les tables encombrées d’objets en cours de
fabrication et, après avoir desserré les sangles, il installa la malle à l’endroit
qu’elle lui avait indiqué.
— J’espérais vous voir chez moi, à l’heure du déjeuner, mais quand je suis
arrivé à la maison, vous étiez déjà repartie.
— Du travail m’attendait à la boutique, expliqua-t-elle. Au fait, avez-vous eu
l’occasion de jeter un coup d’œil au mur ?
— Oui, et je suis désormais absolument certain que le résultat final sera
époustouflant…
Maintenant qu’il lui avait livré la malle, il n’avait en principe plus aucune
raison de s’attarder dans sa boutique et, curieusement, elle se sentit chagrinée à
l’idée qu’il pourrait prendre congé d’un instant à l’autre.
— Comment s’est déroulé votre déjeuner de dimanche ? lui demanda-t-elle,
moins par curiosité que dans l’espoir de le retenir un peu plus longtemps.
— Comme à l’accoutumée, répondit Cade. Et vous, avec votre grand-père,
tout s’est bien passé ?
— Très bien, répondit-elle.
Il la regarda pensivement.
— Avez-vous dîné, Nati ?
— Non, répondit-elle.
— J’ai aperçu l’enseigne d’un restaurant-grill de l’autre côté de la rue…
— Je crois que je vais accepter votre offre, s’entendit-elle répondre d’une
voix voilée alors que la sagesse lui enjoignait pourtant de refuser.
— Quelle douce musique à mes oreilles ! Pendant que vous fermerez votre
boutique, je vais aller ranger le diable à l’arrière de mon pick-up.
Elle le regarda s’éloigner avec ce déhanchement qu’elle trouvait si sexy.
Après avoir récupéré son sac, elle éteignit les lumières et s’efforça de garder
la tête froide.
Elle profiterait de leur tête-à-tête au restaurant pour jeter un regard lucide sur
cet homme qui devait tout de même bien présenter quelques défauts.
Percer à jour les faiblesses de Cade l’aiderait à mieux l’oublier, ou du moins
à atténuer ses regrets car, si elle avait eu la faiblesse d’accepter son invitation, ce
serait la première et la dernière fois.
Nati avait commandé un plat de fish and chips —la spécialité du restaurant
— et Cade, un hamburger accompagné de frites.
Se retrouver ce soir en tête à tête avec Cade allait à l’encontre de ses
résolutions, mais comment rester sourde au désir que lui inspirait cet homme si
beau et si séduisant ?
La gorge sèche, elle but la moitié de son soda alors que Cade l’enveloppait
d’un regard affectueux.
— J’aimerais que vous me parliez de votre grand-père, lui dit-il. GiGi le
tient en très haute estime et le considère comme quelqu’un de charmant.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Mon grand-père aime la vie. Il est gai, généreux, gentil et…
— En somme il vous ressemble ?
— Je n’irais pas jusque-là, répondit-elle sans céder au plaisir de la flatterie.
— A la façon dont ma grand-mère m’en parle, j’ai le sentiment qu’elle l’a
beaucoup aimé.
— Jusqu’à ce que votre futur grand-père entre en scène, lui fit-elle
remarquer.
— D’après ce que je sais, Jonah et GiGi avaient déjà plus ou moins rompu à
ce moment-là, rétorqua-t-il.
— Difficile de savoir ce qui est passé entre eux, à l’époque, répondit-elle
d’un ton neutre au moment où la serveuse apportait leurs commandes.
Il lui tendit la corbeille de pain et tous deux commencèrent à manger en
silence.
— C’est délicieux ! s’exclama finalement Cade.
Elle hocha la tête, heureuse de partager avec lui le plaisir d’une bonne table.
— Comment vos grands-parents se sont-ils rencontrés ? demanda Cade.
— A Denver, cinq ans après le départ des Morrison de Northbridge,
expliqua-t-elle. Jonah était alors peintre en bâtiment et ma future grand-mère,
vendeuse chez le marchand de peinture où il s’approvisionnait.
— Combien ont-ils eu d’enfants ?
— Seulement mon père, répondit-elle.
— Et de cet enfant unique allait naître une certaine Nati, quelques années
plus tard…
— Oui, et je n’ai ni frère ni sœur, même s’il m’arrive de le déplorer, déclara-
t-elle.
Après avoir fini son hamburger, Cade s’essuya les lèvres.
— Et vos parents ? lui demanda-t-il en l’observant de ses yeux si bleus.
— Mon père et ma mère sont morts quand j’avais treize ans, dit-elle d’une
voix triste.
— Je suis désolée.
— Vous ne pouviez pas le savoir.
— Quel métier exerçaient-ils ? demanda-t-il.
— Tous les deux étaient routiers, répondit-elle après une hésitation.
— Je les envie, dit-il d’un ton rêveur. Si je n’avais pas eu ma place dans
l’empire Camden, j’aurais aimé conduire l’un de ces mastodontes d’acier qu’on
croise sur les routes.
Elle fut agréablement surprise par la réaction de Cade. Cela tranchait
vraiment avec le mépris affiché par les Pirfoy pour la profession de ses parents.
Quand, après son mariage, elle avait appris à sa belle-mère que sa propre
mère conduisait un camion, celle-ci en était tombée à la renverse et, de ce jour,
n’avait eu de cesse de lui tenir des propos blessants pour elle et pour les siens.
— Mes parents avaient la bougeotte et cette façon de travailler leur
convenait, expliqua-t-elle. Jusqu’à ce stupide accident…
Alors qu’une soudaine mélancolie s’emparait d’elle, Cade lui prit la main et
la caressa doucement, sans qu’elle songe à la lui retirer.
— Ne soyez pas triste, Nati, lui dit-il d’une voix apaisante. Vous n’y pouvez
rien. Personne ne peut rien contre le destin.
Il cherchait à la rassurer, bien sûr, mais elle crut discerner dans ses propos un
sous-entendu concernant non pas le passé tragique de ses parents, mais bien ce
qu’ils étaient en train de vivre aujourd’hui : leur rencontre, leur attirance
réciproque qu’il aurait été vain de nier, ce courant de sympathie et d’attraction
qui les rapprochait un peu plus à chacune de leur rencontre. En ce moment
précis, elle ne savait d’ailleurs plus très bien où elle en était.
— Croyez-vous que votre père aurait connu un autre destin si les Morrison
n’avaient pas été contraints d’abandonner leur ferme de Northbridge ? demanda-
t-il.
— Mon père détestait la routine et il éprouvait un sentiment de liberté au
volant. En restant à Northbridge, il n’aurait jamais rencontré ma mère, dont la
famille vivait à Denver. Je crois qu’il a été plus heureux avec elle dans la cabine
de leur camion qu’il ne l’aurait été au fin fond d’une région rurale.
Cade parut soulagé par ce qu’elle venait de lui apprendre.
— Vos parents ont-ils trouvé le temps de vous élever, tout en étant sans
cesse en déplacement ?
Elle grignota une dernière frite puis repoussa son assiette.
— Quand je suis née, mes parents étaient obligés de vivre chez Jonah et ma
grand-mère par nécessité financière, ce qui fait que mes grands-parents m’ont en
partie élevée pendant qu’ils étaient sur la route.
— Vos parents vous emmenaient-ils parfois avec eux ? demanda Cade.
— Oui, pendant les congés scolaires, répondit-elle. Sinon je restais avec mes
grands-parents qui m’apportaient la stabilité et l’amour dont j’avais besoin.
Et c’était si vrai qu’elle ne pouvait, aujourd’hui encore, penser à sa grand-
mère sans se sentir émue.
Après avoir débarrassé leur table, la serveuse apporta le gâteau au chocolat
qu’ils avaient commandé et, pendant quelques minutes, ils se contentèrent de
savourer la pâtisserie.
— Nous avons tous les deux vécu un drame familial, reprit Cade, mais j’ai
perdu mes parents avant que vous ne perdiez les vôtres.
— C’est vrai.
— Et si votre famille n’avait pas dû quitter Northbridge, vos parents
n’auraient peut-être pas péri sur la route, insista-t-il.
Une fois de plus, elle fut étonnée de découvrir que son passé et celui de sa
famille semblaient beaucoup préoccuper Cade Camden.
Etait-ce le poids du remords ? Tenait-il surtout à s’assurer que son destin
n’était pas pire que celui d’une autre, afin de se dédouaner ?
— En effet, si mon père était resté à Northbridge et ma mère à Denver, mes
parents ne se seraient sans doute pas rencontrés et, par conséquent, je ne serais
pas née et nous ne serions pas en train de bavarder ce soir, à cette table, dit-elle
avec une petite moue.
— Ce qui serait fort dommage, soit dit en passant.
— Oui, en effet.
Jamais elle ne s’était sentie aussi bien que ce soir avec Cade, et quand la
serveuse leur apporta l’addition, elle éprouva un petit pincement de regret à la
pensée que, bientôt, chacun reprendrait sa route.
Cade paya sans lui laisser la possibilité de régler sa part ou même
simplement de laisser un pourboire à la serveuse, puis ils se dirigèrent ensemble
vers sa boutique.
— Comptez-vous venir travailler chez moi demain ? lui demanda-t-il.
— Oui, dans l’après-midi, pendant que Holly gardera ma boutique, répondit-
elle. Je vous remettrai le croquis du motif de la malle que j’ai préparé hier soir.
Comme ça, vous pourrez le montrer à votre grand-mère, afin qu’elle me donne
son accord sur les couleurs choisies.
— Rien ne presse. Mais comment arrivez-vous à accomplir autant de choses
à la fois ? La boutique, mon mur, la malle…
— Je me contente de peu d’heures de sommeil. Cela me laisse assez de
temps pour avancer dans mon travail.
— Vous ne vous accordez jamais de loisirs ? Une sortie en ville, un cinéma ?
— Quand l’occasion se présente, répondit-elle, peu désireuse de lui avouer
qu’elle ne sortait pratiquement jamais depuis son divorce, sinon parfois pour
dîner au restaurant avec Jonah.
Autant elle avait passé une excellente soirée avec Cade, autant, à présent,
elle aurait presque souhaité le voir partir. Chaque minute écoulée la rapprochait
dangereusement du moment où elle risquait de succomber à son charme viril.
— Eh bien, bonsoir, lança-t-elle dès qu’ils furent arrivés devant sa boutique.
Cade la regarda attentivement comme s’il voulait graver dans sa mémoire les
moindres de ses traits.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? demanda-t-elle.
— Parce que vous êtes belle, Nati. Si vous saviez comme j’ai été heureux de
passer cette soirée en votre compagnie !
Elle faillit se confier elle aussi à Cade, mais un reste de prudence l’incita à
n’en rien faire.
— Merci de m’avoir invitée, se contenta-t-elle de répondre.
Avant qu’elle ait pu réagir, il déposa un léger baiser sur sa tempe. Aussitôt
les battements de son cœur s’accélérèrent.
— A bientôt, lui dit Cade en accentuant la pression autour de son bras.
Trop émue pour parvenir à proférer ne serait-ce qu’une parole, elle se libéra
de son étreinte et se détourna.
Mais quand elle voulut ouvrir la porte de sa boutique, ses doigts tremblaient
si fort qu’elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant de parvenir à libérer le pêne.
— A bientôt, fit-elle d’une voix assourdie par l’émotion.
— A bientôt, répéta-t-il en écho.
Elle écouta décroître le bruit de ses pas dans la nuit et, quand elle jugea qu’il
était assez éloigné, elle ne résista pas au plaisir de se retourner et de jeter un
dernier regard sur sa silhouette élancée.
De dos ou de face, Cade était séduisant, et n’importe quelle femme aurait été
heureuse d’attirer son attention.
N’importe laquelle, sans doute, mais pas elle, bien sûr…
Garde tes distances, idiote !
- 5 -
— Et dire qu’il a fallu que ma voiture rende l’âme aujourd’hui ! pesta Nati
tout en se promenant de long en large devant la grille de la propriété de Cade.
Elle éprouva un accablant sentiment d’impuissance à la pensée que ses
efforts pour rester à distance de Cade risquaient d’être compromis par la faute
d’un moteur récalcitrant.
C’était d’autant plus rageant qu’elle avait travaillé sans relâche durant une
bonne partie de l’après-midi afin d’avoir fini avant que Cade soit de retour.
Parce qu’elle pensait beaucoup trop souvent à lui et qu’il représentait une
menace croissante pour sa tranquillité. Or cet imprévu contrariait ses plans.
Deux heures auparavant, après avoir rangé son matériel de peinture dans le
coffre, elle avait introduit sa clé dans le contact, mais la voiture avait refusé de
démarrer en dépit de tentatives répétées.
Il lui avait fallu appeler un garage, demander l’envoi d’une dépanneuse et
celle-ci avait mis une éternité à arriver chez Cade.
Elle espérait que le garagiste accepterait de la conduire à Arden, mais ce
dernier avait secoué la tête.
— Impossible, madame, avait-il répliqué en écrasant sa cigarette sur le
gravier de l’allée.
— Pourquoi ? avait-elle demandé.
— Question d’assurance, madame.
Et sans plus se préoccuper d’elle, l’homme avait nonchalamment tracté sa
voiture, à l’aide d’un palan, sur la plate-forme du camion.
Cade risquant d’arriver d’une minute à l’autre, elle s’était résignée à appeler
un taxi et guettait son arrivée en faisant les cent pas devant la propriété.
Le taxi arriva en même temps que Cade qui, après s’être garé à l’extérieur —
la dépanneuse bloquait l’allée —, vint vers elle en fronçant les sourcils.
— Que se passe-t-il, Nati ? Et ce taxi, que fait-il ici ?
— Ma voiture a refusé de démarrer, alors j’ai dû appeler une dépanneuse,
expliqua-t-elle, mais comme elle n’a pas le droit de prendre de passager, j’ai
commandé un taxi.
— Tu aurais pu m’appeler ou m’attendre, fit Cade, visiblement mécontent.
— Je ne voulais pas te déranger.
— Et ton grand-père ? Et Holly ?
— J’ai essayé de joindre Jonah, mais il n’était pas chez lui et son portable ne
répondait pas non plus. Quant à Holly, je ne pouvais pas la faire venir alors
qu’elle tient nos deux boutiques.
Cade hocha la tête.
— Dorénavant, tu sauras que je suis toujours disponible pour venir t’aider,
dit-il en souriant.
— Je ne voulais pas te déranger, répéta-t-elle. Enfin bref, je dois rentrer au
plus vite à Arden car c’est ce soir que je dois remettre mon épouvantail au
responsable du festival d’automne.
A une minute près, ils ne se seraient pas croisés, avec Cade, et tout aurait été
réglé pour le mieux.
— Il n’est pas question que je te laisse payer la course en taxi jusqu’à Arden,
déclara-t-il en se dirigeant vers la limousine rouge et blanche qui n’attendait
qu’elle.
— C’est pourtant bien ce que je compte faire.
Chaque seconde passée en sa compagnie rendrait leur séparation plus
difficile et elle était décidée à rentrer chez elle par ses propres moyens.
— Madame, s’il vous plaît ?
Le garagiste l’arrêta dans sa course et lui tendit un formulaire à signer.
Elle s’exécuta à contrecœur tandis que Cade parlait déjà au chauffeur du
taxi.
Contrariée comme elle l’était, elle n’aurait pas dû s’autoriser à admirer son
fessier musclé, mais ce fut plus fort qu’elle.
Cade avait des fesses sublimes, il n’y avait pas le moindre doute à ce sujet !
— Voilà ! dit-elle en tendant le formulaire rempli au garagiste, avant de se
remettre à courir pour rejoindre Cade.
— Surtout, ne renvoie pas le taxi ! lui cria-t-elle.
Mais alors qu’elle n’était plus qu’à une dizaine de mètres de lui, elle le vit
glisser un billet au chauffeur de taxi qui démarra quelques instants plus tard.
C’en était fini de ses espoirs de mettre une distance entre Cade et elle.
— C’est moi qui te raccompagnerai à Arden, déclara-t-il.
Elle sentit la moutarde lui monter au nez.
— Je n’ai donc pas crié assez fort ? Je voulais rentrer à Arden par mes
propres moyens.
Cade la regarda, un sourire ironique aux lèvres.
— Je suis disposé à te servir de chauffeur.
— Je suppose que tu n’as pourtant pas pour habitude de raccompagner tes
employés chez eux ? dit-elle d’un ton acerbe.
— Primo, tu n’es pas mon employée et secundo, je serais très heureux de
t’aider à livrer ton épouvantail en temps et en heure.
La suggestion de Cade ne l’enchantait guère. Si elle acceptait son aide, elle
serait en effet contrainte de passer une partie de la soirée avec lui.
D’un autre côté, comment nier qu’elle appréciait sa compagnie, sa présence
chaleureuse, l’éclat de ses yeux si bleus, si caressants…
— Avant de confier ma voiture au dépanneur, j’ai pris la peine de sortir mon
matériel du coffre. Tu crois que nous aurons assez de place pour l’emporter dans
ton coupé sport ?
— Bien sûr ! répondit-il aussitôt, tandis que son visage s’éclairait d’un grand
sourire.
— Très bien ! dit-elle. Dans ce cas, j’accepte que tu me raccompagnes à
Arden, mais il n’est pas question que tu m’aides à livrer cet épouvantail.
— Tu ne veux donc pas comprendre que j’aime être avec toi ? demanda-t-il
en la regardant d’une façon troublante. J’aime ta compagnie, j’aime ton visage,
ton sourire…
— Assez ! dit-elle dans un éclat de rire.
Si les compliments de Cade la touchaient, elle ne voulait pas non plus
favoriser un flirt qui aboutirait nécessairement à une impasse.
Pour cacher sa gêne croissante, elle s’empressa de récupérer son matériel.
Peu après, ayant pris place sur le siège passager du coupé sport, elle apprécia
le luxe et le confort des sièges en cuir.
Dans un sursaut de lucidité, elle se traita de midinette écervelée et s’obligea
à ouvrir les yeux tandis que Cade démarrait.
Pendant le trajet qui les conduisit de Denver à Arden, elle décrivit à Cade les
différentes étapes du travail accompli sur son mur.
— C’est magnifique !
Il ne semblait pourtant pas très enthousiaste.
Avait-il quelque chose à redire sur son travail ? Ou bien était-ce la pensée
qu’ils n’auraient bientôt plus aucune raison de se revoir ? En tout cas, il avait
l’air mélancolique.
— J’espère avoir fini vendredi prochain, reprit-elle. Tu pourras alors
définitivement juger de la qualité de mon travail.
— Je ne pensais pas que tu irais si vite en besogne, déclara-t-il.
A l’évidence, elle plaisait à Cade et cette idée la troubla un peu plus, car
désormais elle allait avoir encore davantage de mal à réprimer son attirance pour
lui.
Faire barrage aux sentiments croissants qu’elle éprouvait pour Cade,
s’interdire tout sentimentalisme, ne pas céder à l’envie de l’embrasser et de se
blottir dans ses bras… La bataille allait être très difficile à mener.
Pendant le trajet, il dut répondre à un appel urgent de l’un de ses
collaborateurs et, au lieu de pouvoir discuter avec lui comme elle en avait eu
l’intention, elle rongea son frein jusqu’à ce qu’ils soient en vue du minuscule
parking qui jouxtait sa boutique.
— Désolé, déclara Cade en coupant la communication, mais mon directeur
adjoint devait régler avec moi un problème touchant nos approvisionnements.
— Il n’y a pas de mal, répondit-elle, avant de se crisper.
Elle venait d’apercevoir la voiture de son grand-père sur l’un des
emplacements du parking.
Old Town, le cœur historique d’Arden, datait de l’époque où l’on se
déplaçait encore à cheval ou en buggy dans les petites villes de l’Ouest des
Etats-Unis. Les rues étaient étroites et les parkings rares. Quand Jonah
descendait en ville pour assister à une réunion syndicale, il lui arrivait de se
garer près de sa boutique.
Comme par un fait exprès, son grand-père traversait la rue et venait dans leur
direction au moment précis où Cade s’engageait sur le parking.
— Le mieux serait que tu me déposes ici et que tu rentres chez toi, suggéra-
t-elle à Cade.
Elle voulait à tout prix éviter une rencontre entre les deux hommes.
Si Jonah et Cade se mettaient à discuter du passé, notamment du renvoi des
Morrison de leur ferme de Northbridge, elle craignait qu’ils en viennent aux
mains. Et c’était bien la dernière chose qu’elle voulait.
Bien entendu, c’était avant tout son grand-père qu’elle désirait ménager mais
elle ne tenait pas davantage à voir Cade rudoyé par Jonah, à qui une bagarre
n’avait jamais fait peur.
— Comme je n’ai rien à faire ce soir, autant que je te donne un coup de
main, insista malheureusement Cade. Une fois ton épouvantail livré, nous
pourrions même aller manger une glace dans l’un des cafés d’Old Town.
Prise entre deux feux, elle crut que son cœur allait exploser.
— Mieux vaut que tu rentres tout de suite, répéta-t-elle, la gorge serrée.
Trop tard !
Jonah l’avait reconnue et s’approchait déjà de la voiture.
— Quelle surprise ! s’écria son grand-père en se penchant à sa fenêtre.
— Je te présente mon grand-père, dit-elle, résignée, avant de descendre de
voiture.
— J’ai su par Holly que tu avais un chantier à Denver, mais je ne
m’attendais pas à te voir ici ce soir, déclara Jonah en souriant.
— Je rénove l’un des murs de la maison de Cade Camden, expliqua-t-elle.
Où étais-tu passé, grand-père ? J’ai essayé sans succès de te joindre tout à
l’heure.
— Je faisais une partie de poker avec les copains du syndicat et, comme
d’habitude, j’ai oublié mon portable à la maison, répondit Jonah avec un sourire
contrit. Qu’avais-tu de si urgent à me dire ?
— Qu’étant en panne de voiture, j’avais besoin de ton aide.
— Désolé ! déclara Jonah. Mais visiblement, tu as trouvé un chevalier
servant très obligeant…
Cade l’ayant rejointe, elle fut bien forcée d’achever les présentations, en
faisant le vœu que cette rencontre se passe sans incident.
— Vous êtes donc le petit-fils de Georgianna ? s’enquit Jonah après avoir
serré la main de Cade.
— C’est exact, répondit ce dernier d’un ton chaleureux.
Jonah hocha la tête d’un air satisfait.
— J’ai bien connu votre grand-mère et je pense toujours à elle avec
beaucoup d’affection. Comment se porte-t-elle ?
— Bien, et si elle avait pu deviner que nous nous rencontrerions ce soir, elle
m’aurait chargé de vous adresser ses salutations les plus cordiales, car elle vous
tient elle aussi en haute estime.
— Georgianna est une femme de cœur, reprit Jonah, le regard nostalgique, et
ce qui ne gâte rien, un vrai cordon-bleu. Prépare-t-elle toujours ces daubes à se
pourlécher ? Et ces délicieux petits pains aux raisins ?
Après avoir redouté que la confrontation entre Jonah et Cade ne tourne à
l’orage, elle constata avec soulagement que Cade témoignait du respect et même
de la sympathie à son grand-père. Tout le contraire de Doug, une fois de plus.
— Sa daube est toujours succulente et ses pains aux raisins font le bonheur
de la famille, quand nous nous réunissons le dimanche soir, pour dîner, répondit
Cade.
Alors qu’il parlait à Jonah, elle se rendit compte qu’elle était heureuse,
finalement, d’avoir accepté l’offre de Cade. Car elle n’attendait rien tant que la
possibilité de rester encore un peu avec lui.
Qui aurait pensé qu’elle s’attacherait autant à un homme qu’elle ne
connaissait ni d’Eve ni d’Adam, il n’y avait encore que quelques jours ?
Jonah lui proposa de la conduire à la maison, mais elle refusa, prétextant
qu’elle utiliserait le vieux pick-up qui lui servait à livrer ses commandes. Son
grand-père prit alors congé d’eux non sans avoir prié Cade de saluer Georgianna
de sa part.
Une fois Jonah parti, elle poussa un soupir de soulagement.
— Ton grand-père est un homme charmant et pourtant j’ai eu l’impression,
tout à l’heure, que tu devenais nerveuse à l’idée que nous nous rencontrions.
Comment Cade pouvait-il la deviner aussi bien ?
— Eh bien, disons que j’avais des craintes…
— Des craintes ? Mais lesquelles ?
Elle le regarda dans les yeux.
— Tu es un Camden et Jonah, un Morrison…
— Bien sûr, mais nous n’avons aucune raison d’être des ennemis, Jonah et
moi, car aucun de nous deux n’est responsable du passé.
Comme soulagée d’un grand poids, elle entraîna Cade dans son atelier, où
elle avait rangé l’épouvantail dont elle était extrêmement fière.
— Tu te souviens de ta surprise, la première fois que tu es entré dans ma
boutique et que Lily, ma « petite demoiselle », t’a adressé un signe de la main ?
— Bien sûr, répondit Cade, mais la vraie surprise pour moi, ça a été le
moment où je t’ai vue émerger de derrière ton comptoir. Tu étais si jolie…
Elle ne put s’empêcher de rougir et, plus nerveuse que jamais, elle décida de
couper court à ces galanteries.
— Dépêchons-nous, sinon je risque de trouver porte close chez Gus, le
responsable du festival.
— A tes ordres, chef !
Et il l’aida à transporter l’épouvantail qui s’avéra plus lourd et plus
encombrant qu’elle l’aurait cru, depuis l’atelier jusqu’à son pick-up.
— Doucement ! dit-elle en prenant garde de ne pas abîmer l’épouvantail
durant la manœuvre.
Quand ce dernier fut calé à l’arrière du pick-up, elle prit le volant et ils
roulèrent en direction de la boutique de Gus Spurgis. L’organisateur du festival
était déjà en train de baisser son rideau de fer quand ils arrivèrent.
— J’ai cru que tu avais changé d’avis et j’allais partir, lui reprocha-t-il.
Elle le mit au courant de la panne de sa voiture.
— Dans ce cas, tu es tout excusée, fit Gus d’un ton plus aimable. Si vous
voulez bien me suivre…
Avec l’aide de Cade, elle porta Lily, sa « petite demoiselle », dans la remise
de Gus où se trouvaient déjà une douzaine d’autres épouvantails, prêts à être
vendus aux enchères.
Ils seraient exposés dans plusieurs boutiques d’Old Town, et celui de Nati,
que Gus trouvait fort beau, aurait une place de choix. Lui ayant donné cette
assurance, il s’empressa de fermer sa grille et de prendre congé.
— Je suis sûr que ta « petite demoiselle » ralliera les suffrages du public et
que grâce à elle les enchères flamberont, murmura Cade une fois qu’ils furent
seuls.
Troublée de se trouver en tête à tête avec lui à une heure aussi tardive, elle
esquissa un sourire.
— Je l’espère, dit-elle enfin. Merci pour ton aide et, comme il se fait tard, le
mieux serait que je te raccompagne au parking où tu as garé ta voiture.
— Et si nous allions d’abord manger une glace ?
— Maintenant ?
— Bien sûr ! Nous avons largement mérité une petite récompense après tant
d’efforts, déclara-t-il.
Et sans attendre sa réponse, il lui prit la main pour l’entraîner jusqu’au
carrefour où clignotait l’enseigne d’un bar-glacier.
Devenait-elle folle ou, peut-être, idiote ? En tout cas, elle n’avait jamais été
aussi heureuse de se voir imposer une décision.
Quand la serveuse leur eut apporté leurs glaces, le patron leur remit une
invitation pour une dégustation de vins et fromages qui aurait lieu le lendemain
dans un bar d’Old Town. La manifestation coïncidait avec l’inauguration du
festival d’automne.
Tout en savourant sa glace à la pistache, Cade jeta un coup d’œil au carton
d’invitation et elle le vit sourire.
A quoi pensait-il ?
Allait-il lui proposer de l’accompagner à cette dégustation ?
— J’ai été très heureux de rencontrer ton grand-père, déclara-t-il en reposant
le carton d’invitation sur la table.
Elle maîtrisa tant bien que mal sa surprise.
— Tant mieux si tu apprécies mon grand-père, dit-elle. En tout cas, tu t’es
montré aimable et gentil avec lui et je te remercie.
— Pourquoi me serais-je conduit autrement avec un homme aussi charmant
que lui ?
Elle failli lui expliquer de quelle façon son ex-belle-famille avait traité Jonah
mais les mots lui manquaient pour exprimer le fond de sa pensée, ou peut-être
était-ce pour éviter qu’une trop grande familiarité ne s’installe entre eux ?
— Tu aurais pu ne pas apprécier les manières de mon grand-père et lui
témoigner, je ne sais pas, moi, de la froideur et même de l’hostilité. Enfin, tu sais
bien à quoi je fais allusion, non ?
— Pas vraiment, répondit-il.
— Certaines personnes ont tendance à se croire supérieures aux autres,
insista-t-elle.
— Je n’aime pas les gens qui méprisent autrui et j’espère bien ne pas
appartenir à cette catégorie-là, répondit-il. Du reste, quand tu as rencontré GiGi,
tu as pu constater qu’elle avait, elle aussi, comme ton grand-père, des manières
simples et directes.
— En effet, concéda-t-elle.
Elle perçut la soudaine hésitation de Cade, comme si ce dernier n’était pas
très sûr de la façon dont il devait formuler sa pensée.
— Je ne devrais sans doute pas te le dire, Nati, mais ma grand-mère n’a
jamais pu oublier ton grand-père et j’ai l’impression qu’elle se sent une dette
envers lui.
La conversation s’engageait sur une voie un peu trop intime à son goût, mais
il était sans doute déjà trop tard pour changer de cap.
— Mon grand-père appréciait beaucoup ta grand-mère, commença-t-elle, et
je l’ai toujours entendu dire le plus grand bien d’elle. A l’époque où ils se sont
connus, il était jeune, fougueux, et il a préféré profiter de la vie, des occasions de
rencontre qui lui étaient offertes, plutôt que de se ranger en acceptant d’épouser
GiGi. Il a mal agi envers elle, mais la vérité, c’est qu’il n’était pas prêt pour un
engagement durable.
Cade afficha son étonnement.
— J’aurais juré que c’était ma grand-mère qui avait rejeté Jonah à l’époque,
et non l’inverse.
— Ta grand-mère voulait se marier alors qu’ils sortaient à peine du lycée.
Mon grand-père se trouvait trop jeune pour s’engager dans une relation avec une
femme, expliqua-t-elle.
En avait-elle trop dit ?
Mais le rire de Cade la rassura bien vite.
— Sacrée cachottière de GiGi ! dit-il. Quand je pense que pendant toutes ces
années, elle se félicitait d’avoir rompu avec Jonah sous prétexte que cela lui
avait permis de rencontrer mon grand-père…
— Eh bien non ! Mais puisque mon grand-père a rompu avec ta grand-mère,
en quoi celle-ci pourrait-elle avoir une dette envers lui ? Oh ! mais je
comprends… La ferme !
Cade hocha la tête.
— Eh oui, cette fameuse ferme de Northbridge dans laquelle vivait ta
famille. GiGi n’a appris que récemment de quelle façon H.J., mon arrière-grand-
père, s’est débrouillé pour en expulser les tiens.
Elle voulut en avoir le cœur net.
— Penses-tu que ta grand-mère ignorait que H.J. avait racheté l’hypothèque
de la ferme des parents de Jonah afin de le contraindre, lui et sa famille, à quitter
Northbridge ?
— Oui, répondit Cade, en tout cas jusqu’à ce qu’elle apprenne la vérité là-
dessus dans le journal intime de H.J. Ce dernier voulait éloigner Jonah de GiGi,
qu’il soupçonnait d’éprouver encore des sentiments à son égard alors même
qu’elle avait déjà épousé mon grand-père.
Elle ne put s’empêcher de frissonner.
— A la suite de mauvaises récoltes, ma famille ne parvenait plus à
rembourser ses mensualités à la banque. D’ordinaire, la banque accordait un
délai de paiement aux fermiers en difficulté, mais pas cette fois-là ! H.J. avait
discrètement racheté l’hypothèque sous le manteau, expliqua-t-elle. Quand ma
famille a reçu son ordre d’expulsion pour défaut de paiement, cela a été une très
mauvaise surprise.
— J’imagine !
— Si j’en crois mon grand-père, mes arrière-grands-parents ne se seraient
jamais remis de la perte de leur ferme, dit-elle.
— Je suppose qu’ils n’ont pas pu emporter grand-chose avec eux quand ils
ont quitté Northbridge pour Denver ?
Elle eut une moue résignée.
— Rien ou presque rien. Mon arrière-grand-père a trouvé du travail comme
aide-jardinier mais il a été victime peu après d’une crise cardiaque.
Comme s’il endossait la responsabilité des actions passées de H.J. Camden,
le visage de Cade s’assombrit.
— Le stress d’avoir perdu sa ferme aurait-il provoqué cette crise cardiaque ?
— C’est ce qui avait été évoqué à l’époque, répondit-elle. Après sa
convalescence, mon arrière-grand-père n’a plus été en mesure de travailler et,
comme mon arrière-grand-mère ne l’était pas non plus, leur fils Jonah a pris le
relais et s’est occupé d’eux jusqu’à leur mort.
— Après ce que tu viens de me dire, j’ai du mal à croire que Jonah ait pu se
montrer si gentil avec moi tout à l’heure, lui fit remarquer Cade.
— Mon grand-père est un être positif et il n’a jamais pensé que GiGi pouvait
être au courant du sale coup perpétré par H.J.
— Irais-tu jusqu’à dire que Jonah s’est satisfait de la tournure qu’a prise sa
vie après le départ de Northbridge ? demanda Cade.
Sentant combien il culpabilisait, elle décida de le rassurer même si, dans les
faits, les années d’exil à Denver restaient des années noires.
— Jonah m’a souvent dit qu’il fallait prendre la vie comme elle venait. Il en
veut sans doute à H.J. pour le mal qu’il nous a fait mais, plus encore, je crois
qu’il se sent coupable d’avoir été indirectement responsable du rachat de
l’hypothèque par H.J.
— Tu as sûrement raison, murmura Cade pensivement.
— Jonah s’est aussi reproché d’avoir fait souffrir GiGi en rompant
brutalement avec elle…
— Crois-tu que Jonah et GiGi continuent d’éprouver des sentiments l’un
pour l’autre ?
— GiGi a été le premier amour de mon grand-père, répondit-elle.
— Et je crois pouvoir dire que Jonah a été le premier amour de GiGi,
renchérit Cade avant de réclamer l’addition.
Le ton soudain grave de leur conversation lui avait un peu fait oublier
combien elle se plaisait en compagnie de Cade, et la pensée de devoir bientôt
prendre congé de lui, et sans doute définitivement, l’emplit de tristesse.
Pourtant, elle aurait dû au contraire éprouver du soulagement puisque Cade
représentait précisément le type d’homme qu’elle devait fuir.
Tiraillée entre ces pensées contradictoires, elle ne se rendit pas compte tout
de suite que Cade l’observait.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il. Tu étais si gaie, et maintenant te
voilà triste et pensive !
Comme elle n’avait aucunement l’intention de le mettre au courant de ce qui
la préoccupait, elle se hâta de faire diversion.
— Tout va bien, prétendit-elle en s’efforçant de sourire. Au fait, as-tu gardé
le carton d’invitation qu’on nous a remis tout à l’heure ?
Le visage de Cade s’illumina.
— Bien sûr, dit-il en lui tendant le petit rectangle coloré.
Elle prit le temps de le parcourir des yeux.
— « Le bar à vin et la fromagerie récemment implantés dans Old Town
proposent une dégustation gratuite demain soir, à l’occasion du festival
d’automne », lut-elle à voix haute.
— Il s’agit-là d’une bonne initiative, tu ne trouves pas ?
— Oui, je crois. C’est en effet en multipliant ce genre de soirées qu’on
rendra peu à peu vie au cœur historique d’Arden.
— Plus les gens viendront visiter Old Town et plus ton commerce
prospérera, déclara Cade.
— On peut toujours rêver ! répondit-elle en riant.
Il lui sourit.
— Dans ce cas, que dirais-tu si nous allions dire deux mots à ces vins et à
ces fromages demain soir ?
— Ma foi…
— A moins bien sûr que tu aies déjà quelque chose de prévu ?
Elle n’avait bien entendu rien de prévu mais devait-elle pour autant accepter
de passer une soirée de plus avec Cade ?
— Je ne sais pas si j’ai envie de dîner dehors, répondit-elle prudemment.
— Cela promet pourtant d’être très amusant, insista-t-il, et puis cette
dégustation de vins et de fromages sera bénéfique à tous les commerces d’Old
Town, y compris au tien.
Il marquait un point.
— Bon, d’accord, dit-elle enfin.
— Parfait ! Comme la dégustation commence à 20 heures, je passerai te
prendre à 19 h 30.
— Plutôt 19 h 45. Inutile de se presser puisque je vis à quelques minutes
d’ici.
Cade enregistra l’adresse de la maison de Jonah sur son smartphone et elle
lui donna les quelques précisions nécessaires.
— Je dispose d’un appartement au rez-de-chaussée chez mon grand-père et
l’entrée se fait par l’arrière.
Cade fronça les sourcils.
— Pas de doberman montant la garde ?
— Pas même un caniche nain, répondit-elle en riant.
Quand l’addition arriva enfin, elle insista pour payer et tint bon en dépit des
protestations de Cade.
Et quelques minutes plus tard, elle garait son pick-up sur le parking où il
avait laissé sa voiture.
— Il se fait tard, dit-elle, je vais rentrer chez moi. Merci encore de m’avoir
raccompagnée à Arden et de m’avoir aidée à transporter l’épouvantail chez Gus.
— C’était naturel. Oh ! j’allais oublier ! J’ai vu GiGi pour la malle.
— Quelles couleurs a-t-elle choisies ? demanda-t-elle.
Il lui tendit le nuancier et le croquis annoté de la main de sa grand-mère.
Ayant pris connaissance des modifications demandées par GiGi, elle hocha
la tête.
— Parfait, comme ça je vais pouvoir me mettre au travail, dit-elle en
coupant le contact.
Mais si elle brûlait de commencer à rénover la malle de GiGi, elle voulait
surtout être seule pour pouvoir faire le point sur sa soirée avec Cade.
— Tu ne rentres pas tout de suite ? s’étonna-t-il.
— J’avais préparé un dossier de travail concernant la malle de ta grand-mère
et je veux aller le récupérer à la boutique afin de l’étudier à tête reposée chez
moi. Il est inutile que tu perdes ton temps à attendre.
— Ce parking est très sombre, je préfère veiller sur toi jusqu’à ce que tu sois
partie, rétorqua-t-il.
Elle aurait dû savoir qu’elle ne se débarrasserait pas aussi facilement de lui
mais n’était-ce pas la preuve qu’il tenait à elle, qu’il se souciait de sa sécurité et
aussi, sans doute, qu’elle lui plaisait ?
Toujours sceptique, elle ne put néanmoins s’empêcher d’être heureuse de
voir combien il semblait se soucier d’elle.
Elle alla chercher le dossier dans la boutique et quand elle ressortit, Cade
l’attendait toujours, un sourire aux lèvres.
— Je n’ai pas été trop longue ? demanda-t-elle.
— Pas du tout, répondit-il en s’approchant d’elle. Tu sais, Nati, en un sens,
je suis heureux que ton grand-père n’ait pas épousé GiGi, lui confia-t-il.
— Pourquoi donc ?
— Parce que si GiGi avait épousé Jonah, tu ne serais jamais née et moi non
plus…
— Dois-je en déduire que tu apprécies tant que ça notre rencontre ?
demanda-t-elle, extraordinairement émue.
— « Apprécier » est un mot trop faible pour exprimer ce que je ressens pour
toi.
L’air lui parut soudain aussi pétillant que du champagne et la tête lui tourna.
— Nati ! murmura-t-il en la prenant dans ses bras pour se pencher sur sa
bouche.
— Cade ! murmura-t-elle.
— Tu m’ensorcelles ! lui susurra-t-il à l’oreille tout en approchant encore sa
bouche de la sienne.
Alors qu’ils se regardaient en silence, elle sentit le souffle tiède de Cade sur
ses lèvres et, quand il l’embrassa, elle lui rendit son baiser avec ferveur, en
faisant table rase de ses résolutions.
S’ils s’étaient déjà embrassés l’autre soir, elle avait attribué leur étreinte à
l’impulsion du moment tandis que ce soir, leurs lèvres se pressaient l’une contre
l’autre avec une sensualité calculée. Elle s’émerveilla de se sentir si bien entre
les bras d’un homme qui, depuis qu’elle l’avait rencontré, n’avait cessé de lui
inspirer des pensées troublantes et des désirs torturants.
Comme il l’embrassait suavement ! Avec quelle douceur mêlée de virilité il
la faisait frémir avant de l’emporter dans un tourbillon de sensations érotiques !
Le visage tout contre celui de Cade, elle huma son parfum, mêla son souffle
tiède au sien, chercha sa bouche avec fébrilité et l’embrassa avec fougue.
— Demain, 19 h 45, murmura-t-il encore à son oreille.
Incapable de parler, elle lui répondit d’un hochement de tête.
Alors seulement, après avoir vérifié qu’elle avait bien attachée sa ceinture de
sécurité, Cade la laissa partir.
Dans son rétroviseur, elle l’observa qui se dirigeait à pas lents vers sa voiture
et elle ne put s’empêcher de respirer son parfum qui imprégnait encore la cabine
du pick-up.
Tout à l’heure, dans son lit, elle repenserait à leur étreinte, au merveilleux
baiser qu’ils s’étaient donné et à ce qu’il convenait de faire pour ne pas
succomber corps et âme à l’attraction que cet homme exerçait sur elle.
Depuis leur rencontre, elle ne parvenait plus à trouver le sommeil et, même
si elle était déterminée à garder ses distances avec lui, elle savait bien que Cade
ne ferait que hanter toujours plus ses nuits déjà agitées.
- 7 -
Pour sa sortie avec Cade, Nati avait décidé de porter un pantalon de laine
blanc assorti à un pull en cachemire, et elle avait soigné sa coiffure et son
maquillage.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle à Holly, qui était passée chez
elle pour lui emprunter une paire de boucles d’oreilles.
— Très jolie ! répondit son amie. Cette tenue te va à ravir, mais je m’en
veux de t’emprunter tes jolies boucles précisément ce soir.
Et elle fit tressauter les deux boucles en or et en diamants dans le creux de sa
main.
— Ce sont les seuls bijoux que j’ai pu garder après mon divorce, expliqua
Nati à son amie. J’ai dû me séparer des autres pour financer ma boutique.
— Quand je pense à l’état dans lequel tu étais en quittant Doug.
— C’est le passé, répondit-elle sans pouvoir empêcher les mauvais souvenirs
d’affluer.
Holly l’embrassa sur le front.
— L’important, c’est que le cauchemar soit terminé et la page, tournée. Et
pour ce qui est de tes boucles, je peux très bien te les laisser si tu veux les porter
ce soir.
— Je ne vais pas à une soirée de gala, mais à une dégustation de vins et de
fromages, répondit-elle en riant. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas les
perdre car elles constituent mon viatique en cas de nouveau coup dur.
La panne récente de sa voiture avait grevé son maigre budget, et ces boucles,
derniers bijoux de valeur qu’elle possédait, pourraient lui être très utiles bientôt.
— J’en prendrai soin comme de la prunelle de mes yeux, l’assura Holly, et
ne compte surtout pas sur moi pour te donner cette gifle que tu réclames
hypocritement, alors que je te trouve ravissante.
Dubitative, elle se regarda une fois de plus dans le miroir de sa chambre.
— J’aimerais tant te croire, dit-elle.
Holly soupira.
— Enfin, Nati, tu es mince, tu as un beau visage, une taille fine, une poitrine
que bien des femmes t’envieraient… Que veux-tu de plus ?
Ce qu’elle voulait, c’était plaire à Cade, et elle doutait qu’un homme aussi
séduisant et aussi riche puisse lui accorder la moindre importance.
— Je suis en train de me conduire comme une idiote et je mériterais des
gifles.
— Des gifles, mais pourquoi donc ? s’étonna Holly.
Nati haussa les épaules.
— Parce que je me fais belle pour plaire à Cade alors que la raison voudrait
que je reste chez moi ce soir.
— Et tu aurais tort, rétorqua son amie. Quelle femme ne serait pas ravie de
sortir au bras d’un homme aussi séduisant que Cade Camden ?
— Il y a six mois à peine que je suis divorcée et tu conviendras qu’il n’est
pas très futé de ma part de m’intéresser à un homme qui, par bien des aspects,
ressemble à Doug.
— Je ne vois pas la moindre ressemblance entre eux, objecta Holly. Et je ne
vois pas bien non plus ce que tu pourrais lui reprocher.
— D’être riche et bien plus que ne l’était Doug. Si seulement j’avais pu
rencontrer un M. Tout-le-Monde, je serais peut-être déjà en train de convoler,
dit-elle rêveusement.
— Peu importe que Cade soit riche, Nati, puisque c’est le premier homme
qui te plaît vraiment, depuis ton divorce.
— C’est vrai, admit-elle.
— Tu aurais bien tort de laisser passer une occasion pareille, insista Holly.
Ensuite, libre à toi de rencontrer quelqu’un d’autre si Cade ne fait pas l’affaire.
Elle ne put s’empêcher de rire.
— En somme, tu m’encourages à passer Cade au banc d’essai ?
— L’important est que tu retrouves ta joie de vivre, Nati. Tu n’es ni la
première ni la dernière à avoir vécu une rupture et tu serais bien sotte d’avoir des
scrupules. Si Cade te plaît vraiment, profite de lui autant que tu le pourras et dis-
toi qu’il sera toujours temps de faire le point plus tard.
Outre le fait qu’il lui plaisait physiquement, elle se sentait bien mieux avec
lui qu’elle ne l’avait jamais été avec aucun autre homme, et les propos de Holly
lui mirent du baume au cœur.
— Après ce que j’ai vécu récemment, j’ai tendance à me méfier de toute
forme d’engagement et je ne veux plus me livrer corps et âme à un homme.
— Profite de ce que Cade est prêt à t’offrir, répliqua Holly. Cet homme a du
charme à revendre et s’il peut t’aider à renaître de tes cendres, alors tu serais
bien bête de te priver de sa compagnie.
— Tu me conseilles donc de sortir avec lui si j’en ai envie ?
— Exactement.
Et si ce qu’elle ressentait pour Cade était bien plus sérieux qu’il n’y
paraissait ? Si elle était en train de tomber amoureuse de lui ?
Jamais Doug ou aucun autre homme ne lui avaient inspiré ce genre de
réaction, mais peut-être son émotivité était-elle la conséquence de son récent et
douloureux divorce ?
— Je dois partir, déclara son amie en interrompant ses réflexions, et je
compte sur toi pour ne plus te fustiger inutilement. Profite de Cade et de ta soirée
avec lui, et tu verras que tu ne t’en porteras que mieux.
Un dernier scrupule l’envahit.
— N’est-il pas déloyal de ma part de considérer Cade comme un passe-
temps ?
— Sûrement pas, rétorqua Holly. Cade devrait s’estimer heureux de sortir
avec une femme aussi jolie, aussi attachante et aussi intelligente que toi.
— C’était justement ce que je me disais ! ironisa-t-elle.
— Tu peux plaisanter mais il a en effet bien de la chance de t’avoir
rencontrée, et le fait que sa famille soit riche à millions n’y change rien.
— Les Pirfoy m’ont toujours donné le sentiment d’être une moins que rien,
objecta-t-elle.
— C’est de l’histoire ancienne, Nati, et en sortant avec Cade après cet
éprouvant divorce, tu es simplement en train de t’acheminer vers la voie de la
guérison. N’hésite surtout pas à prendre du bon temps et renonce à te poser des
questions inutiles, déclara Holly avant de prendre congé.
— Ainsi, tu penses que je devrais m’estimer satisfaite ?
— Et même plus que satisfaite. Bon, il faut vraiment que je parte.
Une fois seule, elle jeta un nouveau coup d’œil à son reflet dans le miroir et
ne se trouva pas si mal faite.
Holly avait sans doute raison de l’inciter à penser à elle, à prendre son plaisir
là où elle le trouverait sans se poser des questions inutiles.
Ce soir, elle ferait en sorte de passer une excellente soirée avec Cade, tout en
gardant à l’esprit qu’il n’y aurait jamais rien de sérieux entre eux.
Elle regarda sa montre et sentit son cœur s’emballer.
Il ne devrait plus tarder à présent !
Et Holly avait beau dire, les sentiments qu’elle éprouvait déjà pour Cade
n’avaient rien d’un feu de paille.
*
Nati travaillait dans son atelier quand elle entendit tambouriner à la porte de
la boutique.
— J’arrive ! cria-t-elle, persuadée qu’il s’agissait du livreur de pizza.
Elle mourait de faim, n’ayant cessé de travailler depuis le matin, d’abord
chez Cade puis à la boutique où elle avait peint divers objets et tables qu’elle
espérait vendre durant le festival d’automne.
Holly ayant annulé son rendez-vous, elle aurait fort bien pu rester chez Cade
et attendre son retour, mais elle avait jugé plus prudent de rentrer chez elle.
Encore maintenant, elle ne pouvait s’empêcher de frissonner en évoquant
l’intense et fougueux baiser qu’ils avaient échangé.
Même s’il lui confiait un nouveau mur à peindre, elle savait à présent qu’il
valait mieux réduire au minimum les occasions de se retrouver seule avec lui,
afin de se donner le temps de la réflexion.
Avant de partir de chez Cade, elle avait déposé sa facture concernant le mur
sur la table de la salle à manger.
Elle avait failli y joindre une lettre où elle tentait de lui expliquer tout ce
qu’elle ressentait pour lui et, aussi, tout ce qui l’incitait à ne pas vouloir aller
plus loin.
Elle lui parlait de Doug, des Pirfoy, de toutes les humiliations subies par la
faute de sa belle-famille sous prétexte qu’elle était sans le sou, et eux, riches à
millions.
Mais au dernier moment, elle avait repris sa lettre et l’avait déchirée.
— Nati ? entendit-elle appeler depuis l’extérieur de sa boutique.
Même déformée, cette voix d’homme lui était familière et son cœur fit un
bond dans sa poitrine.
— J’arrive ! répéta-t-elle.
Plus beau et séduisant que jamais, Cade se tenait derrière la porte vitrée et il
lui adressait un sourire enjôleur tandis qu’elle ouvrait le verrou.
— Je suis passé chez toi et, comme tu n’y étais pas, j’ai eu l’idée de venir
jusqu’ici. J’espère que je ne te dérange pas ?
— Je ne m’attendais pas à te voir, dit-elle en s’efforçant de contenir son
trouble. As-tu trouvé la facture ?
— Bien sûr. Je vais d’ailleurs te régler tout de suite ce que je te dois.
Le livreur de pizza arriva sur ces entrefaites et Cade, toujours galant, voulut
payer à sa place, mais elle s’y opposa.
— Gardez la monnaie, ajouta-t-elle en tendant deux billets au livreur qui la
remercia.
Elle sourit à Cade.
— Si tu n’as pas encore dîné, je t’invite à partager ma pizza.
— Je ne voudrais pas m’imposer, répondit-il. Qu’étais-tu en train de faire ?
De peindre le motif sur la malle de GiGi ?
— Non, je terminais un guéridon que je veux exposer en vitrine, avec deux
tables déjà prêtes. Si tu veux m’aider, tout à l’heure, à les transporter…
— Affaire conclue ! s’empressa-t-il de répondre.
Une fois de plus, elle remarqua à quel point il était serviable et peu enclin à
faire des manières.
Chez les Pirfoy, une armée de domestiques se chargeaient des tâches du
quotidien et quand il ne passait pas son temps à faire du deltaplane au-dessus de
la cordillère des Andes ou de la plongée à Nassau, Doug trouvait tout à fait
normal de se faire servir sans jamais lever le petit doigt.
— A quoi penses-tu ? lui demanda Cade
— Oh ! à des choses sans importance, prétendit-elle.
Et pour se donner une contenance, elle s’empressa de dresser sommairement
le couvert sur son comptoir.
Peu après, ils croquaient de bon appétit dans leur part respective de pizza.
— Il faut que nous reparlions de ta facture concernant le mur, dit Cade entre
deux bouchées.
Alarmée par le ton peu amène qu’il avait employé, elle sentit sa gorge se
serrer.
— Le total serait-il erroné ? demanda-t-elle.
— Oui, dans la mesure où tes tarifs sont beaucoup trop bas.
— Mes tarifs sont ce qu’ils doivent être, répliqua-t-elle.
— Tu as fait plusieurs fois l’aller-retour entre Arden et ma maison, ce qui t’a
coûté beaucoup d’essence sans compter que ta voiture est à présent en panne. Le
moins que je puisse faire est de te dédommager pour le déplacement.
— Il n’en est pas question. J’ai déjà travaillé pour des clients qui habitaient
plus loin que toi, sans réclamer de supplément.
— Eh bien moi, je suis si satisfait de ton travail que j’aimerais te gratifier
d’une prime.
— Je ne suis pas Michel-Ange et je n’ai pas peint le plafond de la chapelle
Sixtine, répondit-elle en riant.
— J’estime que tu dois être payée à ta juste valeur, Nati, insista-t-il.
— Permets-moi tout de même de fixer mes tarifs à ma guise.
Avec un soupir, Cade termina sa part de pizza puis, après avoir essuyé ses
doigts, il remplit un chèque qu’il lui tendit.
Le montant inscrit dépassait largement ce qu’il lui devait.
— C’est bien trop ! marmonna-t-elle, embarrassée.
— Je tiens à payer l’essence et le déplacement, expliqua Cade. Considère
qu’il s’agit d’une prime.
Furieuse d’être placée devant le fait accompli, elle faillit lui rendre son
chèque mais, réflexion faite, elle se contenta de hausser les épaules.
Cade voulait payer plus qu’il ne lui devait ? Elle n’avait qu’à considérer ce
cadeau comme une réparation du mal fait autrefois par H.J. à sa famille.
— N’en parlons plus, répondit-elle en effritant un relief de pizza entre ses
doigts.
Cade la regarda d’un air malicieux.
— Ne te formalise pas si GiGi te verse elle aussi une prime, une fois que tu
auras terminé de repeindre sa malle.
Tout en s’efforçant de contenir son exaspération, elle alla chercher une boîte
de chocolats et la posa devant eux.
— Voici notre dessert. Quand tu auras terminé de manger, nous irons
déménager mes tables, mais ne compte pas sur moi pour te verser une prime !
Un peu plus tard, Nati montra à Cade les deux tables qu’elle venait de
repeindre et sur lesquelles elle comptait exposer ses nouvelles créations
artisanales.
— Tu as vraiment du talent ! s’exclama-t-il.
— N’exagère pas, répondit-elle non sans rougir.
Au fond d’elle-même, elle était touchée de sentir l’intérêt que Cade portait à
ses créations tandis que, pour autant qu’elle puisse s’en souvenir, jamais Doug
n’avait prêté la moindre attention à son goût pour la peinture et la restauration,
quand elle était mariée avec lui.
Tout au plus assimilait-il sa passion pour l’art pictural et les meubles anciens
à une sorte de hobby féminin comme la couture ou le macramé.
— Commençons par déplacer celle-là, dit-elle en attrapant l’extrémité d’une
des tables.
Cade souleva l’autre extrémité et elle dirigea la manœuvre consistant à sortir
la table de l’atelier sans heurter le mur ou l’encadrement de la porte.
La table pesait son poids et, sans l’aide providentielle de Cade, elle n’aurait
sans doute pas pu la transporter seule.
Quand ils eurent déposé le meuble dans l’entrée, Cade la regarda.
— Si je suis venu ce soir, ça n’était pas seulement pour cette histoire de
facture, dit-il.
— Je m’en doutais un peu, répondit-elle, soudain aux aguets.
Alors qu’ils ne s’étaient pas concertés, ils en étaient peut-être arrivés deux
les deux simultanément à la même conclusion concernant l’impossibilité d’avoir
une relation suivie.
Mais la réponse de Cade la prit de court.
— Nous pourrions peut-être essayer de sortir ensemble, toi et moi ? suggéra-
t-il.
Jamais elle n’aurait pensé qu’il formulerait sa requête de façon aussi
explicite. Pendant un moment, elle avait même cru qu’il ne tenait plus à la revoir
du tout…
— Travailler, peindre, créer des objets, suffit à mon bonheur, du moins pour
le moment, répondit-elle en baissant les yeux.
Son trouble était tel, autant que l’incertitude dans laquelle elle se trouvait
depuis sa rencontre avec Cade, qu’elle éprouvait le besoin de se protéger en
gardant ses distances.
— Je comprends, Nati, mais tu es consciente que nous ressentons un
sentiment fort l’un pour l’autre, n’est-ce pas ?
— Oui, je le sais, répondit-elle, mais je ne sais pas si je suis prête à avoir une
relation avec toi.
— Et notre baiser d’hier soir, tu l’oublies ?
Elle ne put s’empêcher de rougir.
— Tu es le premier homme que j’invite chez moi depuis mon divorce,
répondit-elle en éludant sa question.
Cade soupira.
— Et si tu me parlais un peu de toi, de ta vie ? J’ai l’impression que cette
triste expérience t’a traumatisée.
Elle eut une seconde d’hésitation, puis estimant que Cade était digne de
confiance, elle décida de le mettre au courant de sa vie avec Doug, de ses espoirs
déçus, du calvaire qu’avaient été son mariage et son divorce.
— Pendant six ans et demi, j’ai été la femme de Douglas Pirfoy, le fils du
dirigeant de la compagnie aérienne du même nom, commença-t-elle. Mais après
quelques mois de vie conjugale, Doug s’est désintéressé de moi.
Cade la regarda avec émotion.
— Qu’un homme puisse cesser de s’intéresser à une femme comme toi me
dépasse, dit-il.
— Doug ne me trouvait sans doute pas à son goût, ou peut-être préférait-il
l’aventure et la liberté à la vie conjugale ?
Entre un mari toujours en voyage et une belle-mère acariâtre et méprisante,
elle avait beaucoup souffert et elle se refusait désormais à courir le risque de
réitérer l’expérience.
— Je ne m’appelle pas Doug Pirfoy, déclara Cade comme s’il lisait en elle à
livre ouvert.
— Je sais.
Troublée, elle entraîna Cade vers l’atelier et, quelques minutes plus tard, ils
déposèrent la seconde table à côté de la première.
— Merci ! dit-elle en lui souriant. Sans ton aide, je ne sais pas ce que
j’aurais fait. Alors que Doug m’aurait prise pour une folle si je lui avais
demandé ce genre de service. Il était tellement arrogant…
Cade hocha la tête avec compréhension.
— Un vrai fils à papa ce Doug, visiblement. Mais dis-moi, quand il
s’absentait pour faire du trekking au Tibet, qu’advenait-il de toi ?
— Rien, et c’était bien là le problème. Entre deux expéditions au bout du
monde, il venait me faire la bise puis il repartait, me laissant seule avec sa mère
qui aurait tant voulu que je sois une lady et non une fille de camionneurs…
— Comment vous êtes-vous rencontrés, Doug et toi ?
— Je gagnais mon argent de poche en faisant du baby-sitting ou en étant
serveuse, le samedi soir, dans les pubs fréquentés par les étudiants. Doug m’a
remarquée et m’a fait la cour. Il se montrait charmant, gai, passionnant aussi,
capable sur un coup de tête de louer un avion pour m’emmener en Floride pêcher
la langouste.
— Et bien sûr, tu es tombée amoureuse de lui…
— Pas tout de suite. J’ai même longtemps hésité avant d’accepter de devenir
sa petite amie, car Doug appartenait à un milieu qui n’était pas le mien.
— Tu as pourtant fini par accepter de devenir sa femme, objecta-t-il.
— Je connaissais mal Doug et j’étais jeune et influençable. Après l’obtention
de mon diplôme, j’ai été engagée par une entreprise spécialisée dans la
restauration d’objets anciens. Doug n’a pas apprécié que je lui échappe, si bien
qu’il s’est empressé de m’emmener à Paris, où nous nous sommes mariés.
Revivre par le menu sa vie avec Doug éveilla en elle une sourde nostalgie à
laquelle se mêlait le dépit de s’être trompée d’histoire d’amour.
— Doug devait être romantique pour avoir eu l’idée de t’emmener à Paris,
dit Cade en l’aidant à disposer les objets qu’elle voulait vendre.
Elle eut un petit rire triste.
— Avec du recul, je me dis que c’était surtout pour court-circuiter sa
famille, car si nous étions restés à Philadelphie, jamais ses parents n’auraient
consenti à notre mariage.
— Et pourquoi donc ? demanda Cade.
— Je te l’ai dit : Doug et moi n’étions pas du même milieu. Quand nous
sommes rentrés et que Doug m’a présentée à ses parents, ces derniers ont été
consternés d’apprendre que leur fils chéri venait d’épouser une fille de
camionneurs. Par la suite, ma belle-mère m’a fait subir mille vexations, allant
même jusqu’à me soupçonner d’en vouloir à l’argent de sa famille.
Tout en parlant, ils étaient revenus dans l’atelier pour y prendre d’autres
objets et elle remarqua que Cade semblait en colère.
— Je n’en reviens pas que des gens comme les Pirfoy aient pu se conduire
aussi mal avec toi, dit-il. Certaines femmes intéressées cherchent à épouser des
hommes riches, mais si j’en juge par ton train de vie, tu n’as rien d’une
« croqueuse de diamants ».
Pourtant dite sans intention méchante, la remarque de Cade la blessa : cela
sous-entendait qu’elle était sans le sou, ce qui, hélas, était vrai.
— En effet, ce divorce n’a pas été pour moi la mine d’or que certains
auraient pu imaginer, dit-elle avec amertume. A l’époque, ma belle-mère
redoutait que je convoite l’argent des Pirfoy pour aider ma famille, car ma
grand-mère, qui vivait encore, souffrait d’une grave maladie des reins.
— Ton grand-père avait sans doute du mal à payer les factures médicales ?
— Exactement, au point qu’il avait même envisagé de vendre sa maison.
Cade hocha la tête.
— Alors tu as eu l’idée de demander l’aide de Doug et de ses parents ?
— En effet. Comme l’état de ma grand-mère s’aggravait de jour en jour, mes
chers beaux-parents ont accepté de prêter à mon grand-père la somme dont il
avait besoin, à condition que ce dernier leur paie des intérêts.
— Quelle famille, dis donc ! s’exclama Cade.
— A la mort de ma grand-mère, Doug ne s’est même pas donné la peine de
venir aux funérailles et quelques mois plus tard, quand je lui ai appris que j’étais
enceinte de lui, il m’a laissé entendre qu’il ne souhaitait pas la naissance de cet
enfant.
— Il ne pensait donc qu’à lui ?
— Il se moquait de ma grossesse comme de sa première chemise : ce qui
l’intéressait, c’était de courir le monde avec ses amis, répondit-elle.
— Où viviez-vous alors, Doug et toi ?
— Chez ses parents. Doug trouvait cette solution plus commode, mais j’ai
compris plus tard que c’était une façon de ne pas assumer ses responsabilités et
de me jeter, par la même occasion, entre les griffes de sa chère mère.
Cade hocha la tête et elle puisa dans son regard chaleureux un réconfort dont
elle avait bien besoin.
— Le plus dur pour moi, ça a été le refus des Pirfoy de rencontrer ma
famille. A leurs yeux, les Morrison n’étaient pas dignes de considération et
c’était aussi la raison du peu de cas que ma belle-mère faisait de ma grossesse.
Elle ne tenait pas à ce que j’introduise dans leur famille un héritier issu d’une
créature aussi inférieure que moi.
— Je vois tout à fait le genre, maugréa Cade, mais Doug te laissait tout de
même rendre visite aux tiens ?
— Oui. Cela dit, je vivais alors à Philadelphie, à plusieurs milliers de
kilomètres de Denver, et je ne pouvais pas voyager autant que je l’aurais
souhaité, surtout à partir du moment où j’ai été enceinte.
— J’ai vraiment du mal à croire que Doug ait pu se comporter aussi mal
avec toi. Et tu dis qu’il n’a pas même eu la délicatesse de t’accompagner aux
funérailles de ta grand-mère ?
— Il a préféré aller faire de la plongée avec des amis, au large de Bimini,
expliqua-t-elle d’une voix enrouée par l’émotion. Pour lui, la mort de ma grand-
mère n’était pas un événement.
— Quelle attachante personnalité ! s’exclama-t-il, contenant difficilement sa
fureur. Tu aurais dû divorcer avec lui sur-le-champ… Mais suis-je bête, il y avait
le bébé. Je comprends mieux ce qui t’a retenue auprès de Doug…
— Ah, le bébé…, articula-t-elle.
Les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge et elle se sentit aussi émue
qu’à l’époque où elle s’était retrouvée enceinte.
— Doug et moi n’avions pas prévu d’avoir un enfant et, quand je lui ai
annoncé la nouvelle, il m’a dit d’en assumer toute la responsabilité, car il ne
voulait pas changer son style de vie d’un iota. Et puis…
Rongée par l’afflux de souvenirs douloureux, elle fut contrainte de
s’interrompre et Cade la regarda avec une compassion qui la réconforta.
— Et puis, il n’y a pas eu d’enfant, dit-il d’une voix douce. C’est bien ça,
n’est-ce pas ?
Incapable de répondre, elle s’efforça de ravaler ses larmes et, pour se donner
une contenance, elle s’obligea à disposer sur l’une des tables une série
d’assiettes peintes.
— C’est cela, n’est-ce pas ? insista Cade.
— J’ai fait une fausse couche, admit-elle. Pour moi, ça a été un drame, mais
Doug, lui, s’est contenté de hausser les épaules en prétendant que c’était aussi
bien ainsi.
— Quel salaud ! s’exclama Cade.
Instinctivement, elle vint se blottir entre ses bras et posa la tête sur son
épaule.
— J’étais ulcérée et c’est ce qui m’a décidée à divorcer de Doug. Les Pirfoy
ont hurlé au scandale et de gros ennuis ont commencé pour moi, expliqua-t-elle
d’une voix où perçait une colère mal contenue.
— Vous aviez pris la précaution d’établir un contrat de mariage, Doug et
toi ?
— Aucun, car nous nous étions mariés à Paris, sur un coup de tête. Les
avocats de la famille Pirfoy m’ont expliqué que je ne pouvais prétendre à une
compensation financière en raison du prêt consenti par ma belle-famille à mon
grand-père.
— Je vois, dit Cade en soupirant.
— J’ai décidé de consulter un avocat, mais les trois premiers que j’ai
contactés ont refusé de s’occuper de moi, par peur des Pirfoy. Quand j’en ai
enfin trouvé un assez courageux pour plaider ma cause, les avocats de ma belle-
famille sont revenus à la charge.
— De quelle façon ?
— Ils exigeaient de mon grand-père, qui était encore sous le choc de la mort
de ma grand-mère, le remboursement anticipé de sa dette. Sachant que dans cette
éventualité, mon grand-père serait contraint de vendre sa maison, j’ai renoncé à
une pension alimentaire et les Pirfoy ont accepté d’annuler la dette de mon
grand-père. Quelques semaines plus tard, le divorce entre Doug et moi a enfin
été prononcé.
— Quelle famille de rapaces !
— Je ne les juge pas, mais j’en garde le pire des souvenirs. Si je suis restée
aussi longtemps avec Doug, c’était parce que j’avais tout de même l’espoir qu’il
accepterait un jour de prendre ses responsabilités. Aujourd’hui, je sais que mon
espoir était totalement vain.
— Je trouve honteux qu’il t’ait laissée sans un sou après votre divorce, dit
Cade en lui caressant la joue.
La chaleur de ses doigts lui fit du bien et elle mesura à quel point un homme
lui manquait.
Certes, Cade lui plaisait, et elle avait du mal à penser qu’avec lui sa vie
pourrait jamais être aussi triste et décevante qu’elle l’avait été du temps de son
mariage, mais comment en être certaine ?
Quand elle avait rencontré Doug, lui aussi s’était montré gentil, tendre et
attentionné. Ça n’avait été qu’une fois marié avec elle qu’il s’était révélé sous
son vrai jour.
Rien ne l’assurait qu’il en irait différemment avec Cade. Non, il n’était
vraiment pas prudent de tomber amoureuse d’un homme plus fortuné qu’elle.
— Pourrais-tu aller prendre le carton qui se trouve là-bas et me l’apporter
ici ? lui demanda-t-elle.
— Bien sûr !
Peu après, il déposa sur la table un carton rempli d’objets artisanaux qu’elle
espérait vendre durant le festival.
— Merci, lui dit-elle sans oser le regarder dans les yeux.
Chaque fois que Cade la regardait, elle ne pouvait s’empêcher de frémir tant
il avait le don de la troubler. Etait-ce le signe qu’ils étaient faits l’un pour
l’autre ? En tout cas, elle n’avait jamais rien ressenti de tel avec Doug, même
quand elle était amoureuse de lui.
Alors qu’elle sortait tasses et cafetières en céramique et qu’elle les disposait
avec un soin méticuleux sur la table, Cade reprit la parole :
— Si ta famille était restée à Northbridge, tu ne serais jamais allée à
l’université du Colorado, tu n’aurais pas connu Doug et rien de tout ça ne serait
arrivé, fit-il.
— Mais pourquoi en revenir toujours à Northbridge ? demanda-t-elle,
frappée par l’obstination qu’il mettait à faire du berceau familial des Morrison
une sorte de paradis terrestre, ce qui était loin d’être le cas.
— Tes grands-parents y posséderaient encore leur ferme et je pense qu’ils
vivraient heureux là-bas.
Elle haussa les épaules.
— Je n’étais pas née à l’époque, mais je ne crois pas que la vie ait été
idyllique à Northbridge. Mes arrière-grands-parents trimaient dans les champs
pour un maigre revenu et, à chaque mauvaise récolte, ils redoutaient de ne plus
parvenir à rembourser leur crédit, ce qui a du reste fini par arriver. C’est ainsi
que ton arrière-grand-père a pu racheter l’hypothèque de la ferme.
— Crois-tu que ta famille aurait pu perdre sa ferme indépendamment de
l’intervention de mon arrière-grand-père ? demanda-t-il.
— Si l’hypothèque n’avait pas été rachetée par un Camden, la banque aurait
dans tous les cas exigé le remboursement du prêt et la ferme aurait été perdue
pour nous, dit-elle.
Cade lui sourit.
— Grâce à tes explications, je me sens désormais un peu moins coupable,
même si je ne suis en rien responsable des décisions et des actes de H.J.
Camden.
— Tu aurais bien tort de te sentir coupable, renchérit-elle en lui souriant à
son tour. Ce qui doit arriver finit par arriver et puis le changement n’est pas
forcément négatif.
— Croirais-tu à la prédestination ? demanda-t-il.
— Je crois que ma rencontre avec Doug était inscrite quelque part, et en
dépit de tout ce que j’ai subi par sa faute, en dépit de mes souffrances, j’estime
aujourd’hui encore que d’un mal peut sortir un bien.
— Je me demande de quelle façon ! s’étonna Cade.
— Si les Pirfoy n’avaient pas été là pour régler les honoraires des médecins
de ma grand-mère, mon grand-père aurait dû vendre sa maison. Qui sait alors
quelle aurait été sa vie ?
— Evidemment, c’est un point de vue.
— Mon grand-père a pu garder sa maison, poursuivit-elle. Quant à moi, j’ai
une affaire qui tourne et la chance aussi d’avoir Holly pour amie, alors que
demander de plus ?
Cade ne répondit rien et elle continua d’arranger ses objets sur la table.
Qu’elle l’ait ou non convaincu de la nécessité d’accepter sa destinée, là
n’était pas la question : après avoir fait le point sur sa situation, elle se sentait
prête à aller de l’avant désormais.
— Merci pour ton aide, dit-elle à Cade. Si j’avais dû traîner moi-même ces
lourdes tables jusqu’ici, j’aurais perdu un temps précieux.
— Je suis toujours disposé à t’aider, et de toutes les façons possibles,
répondit-il en lui effleurant la joue d’une caresse.
Elle allait éteindre quand il s’approcha de l’un des meubles qui se trouvait
dans son atelier.
— Quel étrange canapé ! s’exclama-t-il.
— Il s’agit d’une méridienne fabriquée sous le règne de la reine Victoria,
expliqua-t-elle en passant sa paume sur le bois poli du meuble. Un riche
propriétaire d’Arden l’a fait venir ici à grands frais et voudrait que je redore la
frise qui a perdu de son éclat.
— Elle est vraiment très jolie, dit-il, et je la verrais bien dans mon salon.
— Je ne crois pas que mon client serait disposé à s’en séparer. Il s’agit d’un
héritage auquel il tient, pour autant que je sache.
— Dommage ! Quand je pense que des dames en longues robes, des
messieurs en jaquette et haut-de- forme, ont pu s’asseoir sur cette méridienne, se
parler, les uns faisant la cour aux autres, je me mets à rêver…
— Quelle imagination tu as ! dit-elle, amusée par l’entrain de Cade.
Le regard pétillant, il lui tendit la main et s’inclina cérémonieusement vers
elle.
— Voudriez-vous étrenner cette accueillante méridienne avec moi,
mademoiselle ?
Ce flirt impromptu n’était pas pour lui déplaire.
— Avec plaisir, monsieur, répondit-elle en lui faisant la révérence.
Telle Juliette Récamier posant pour Jacques-Louis David pour le célèbre
tableau dont elle avait admiré la reproduction chez son ex-employeur, elle
s’allongea avec langueur sur la méridienne.
Arborant une expression soudain plus grave, Cade s’assit près d’elle et prit
sa main dans la sienne.
— Je suis désolé que tu aies subi tant d’épreuves douloureuses, dit-il en lui
massant les doigts.
Elle se laissa bercer par sa voix chaude qui avait le don de faire naître le
désir en elle.
— A quoi bon pleurer sur le passé ? Ça ne sert à rien, dit-elle doucement.
— Et si j’investissais dans ta boutique afin de te permettre de t’agrandir ? Ou
peut-être pourrais-je t’aider à financer l’achat d’une maison ou d’une nouvelle
voiture ?
— Ma voiture sera réparée la semaine prochaine. Mes affaires vont aussi
bien que possible. Mon appartement est petit, mais je le trouve à mon goût…
Pourquoi ne se décidait-il pas à l’embrasser alors qu’elle n’attendait que ça ?
Ne sentait-il pas à quel point elle le désirait, combien elle avait envie de le
toucher, de caresser son beau visage, de laisser ses mains viriles errer sur son
corps impatient ?
Hier soir déjà, après leur long, leur brûlant baiser empli de passion, elle avait
failli lui demander de passer la nuit avec elle. Avant de renoncer au dernier
moment, prise de panique.
Le fait d’avoir parlé à Cade de sa vie avec Doug, des Pirfoy, de ses attentes
déçues, de ses souffrances lui avait permis de franchir une nouvelle étape et, ce
soir, elle se sentait prête à s’abandonner à son étreinte jusqu’au bout de la nuit.
Comme s’il cherchait à déchiffrer la part d’ombre qu’elle recelait, cette part
qu’elle s’efforçait de lui cacher depuis qu’ils s’étaient rencontrés, celle qui avait
trait à ses peurs mais aussi à ses désirs, à l’envie folle qu’elle avait de faire
l’amour avec lui, Cade continua de la scruter.
— Si seulement tu voulais comprendre, murmura-t-il à son oreille.
Et quand Cade l’attira doucement à lui et la serra entre ses bras avant
d’approcher son visage du sien, elle ne put s’empêcher de tressaillir. Comme
étaient troublantes la douce pression de ses lèvres masculines sur les siennes,
puis la chaleur suave de son baiser !
Jamais personne ne l’avait embrassée comme le faisait Cade et, pour mieux
jouir de cette sensation délicieuse qui la faisait tant vibrer, elle ferma les yeux et
s’abandonna au plaisir de se sentir de nouveau femme à part entière.
Cade caressait ses joues, son front et sa chevelure avec tant d’insistance
qu’elle sentit croître encore son désir pour lui.
— Allonge-toi plus confortablement, lui dit-il.
Elle s’installa à son aise sur la méridienne, ses cuisses par-dessus celles de
Cade.
Une petite voix intérieure lui soufflait de se lever et de partir, mais elle n’en
fit rien. Au contraire, elle attira Cade à elle, pour lui caresser le torse à travers
son polo. Le frémissement de ses muscles sous ses doigts l’émerveilla.
Doug avait un physique plutôt chétif, tandis que Cade respirait la force et la
virilité, ce qui était loin de lui déplaire.
N’y tenant plus, elle souda sa bouche à celle de Cade puis, laissant libre
cours à sa fougue sensuelle, elle palpa son torse et son dos musculeux.
— J’ai envie de toi, murmura Cade tout en effleurant ses seins qui tendirent
l’étoffe de son chemisier, sous l’effet du désir.
— Moi aussi, répondit-elle en frissonnant.
Tandis qu’elle se cambrait pour mieux s’offrir à lui, Cade glissa une main
sous son chemisier.
Emportée dans un tourbillon de sensations érotiques, elle allait s’abandonner
totalement quand elle se souvint opportunément que Cade n’était pas l’homme
qu’il lui fallait, pas plus que Doug ne l’avait été.
Qu’allait-elle donc faire ? Une grosse bêtise !
Cade était encore bien plus riche que Doug et le mieux pour elle serait de ne
plus le voir du tout, quitte à le regretter ensuite.
— Que se passe-t-il ? demanda Cade en fronçant les sourcils.
— Restons-en là, dit-elle avec regret.
Si elle ne se dépêchait pas de mettre un terme à leur étreinte, elle finirait par
faire l’amour avec Cade, elle en avait la certitude.
— Très bien, maugréa-t-il en retirant sa main et en s’écartant d’elle.
Dans ses yeux si bleus brillait un tel désir qu’elle en fut comme irradiée.
— Tu ne m’en veux pas trop ? demanda-t-elle en se levant.
— Mais non !
— Cade, je suis désolée, insista-t-elle. Je… J’ai encore besoin de réfléchir.
— Allez, viens, répliqua-t-il, nous allons fermer ta boutique et puis tu me
raccompagneras jusqu’à ma voiture.
Comme elle regrettait déjà les caresses de Cade sur ses seins nus ! Pour un
peu, elle en aurait oublié ses résolutions.
— Si tu penses que c’est mieux ainsi, fit-elle.
Cade la regarda avec tendresse.
— Oui, prenons le temps de réfléchir avant d’aller plus loin, dit-il.
Main dans la main, les doigts enlacés comme ceux de deux amoureux
timides, ils gagnèrent l’entrée de la boutique.
— Veux-tu que nous assistions demain à la vente aux enchères des
épouvantails ? suggéra-t-il.
Elle aurait dû refuser sa proposition, mais l’envie de passer une nouvelle
soirée en sa compagnie fut plus forte que tout.
— Bonne idée ! s’exclama-t-elle.
— Bravo, car autant te le dire, je compte bien remporter les enchères et
repartir avec Lily.
Elle ne put s’empêcher de rire car Cade parlait de sa « petite demoiselle »
comme d’un trésor.
— Mon épouvantail n’a pourtant rien d’une œuvre d’art ! objecta-t-elle.
— C’est toi qui l’as créée et pour moi, elle symbolise à jamais notre
première rencontre, répondit-t-il. Bon, je vais partir…
— Déjà ? ne put-elle s’empêcher de dire.
— Voudrais-tu que je reste ?
Alors qu’elle hésitait, il l’embrassa à pleine bouche et, sans plus réfléchir,
elle lui rendit son baiser.
— Pas encore mais bientôt, peut-être, lui dit-elle d’une voix rauque de désir.
Cade l’embrassa sur le front, puis, après avoir exercé une tendre pression sur
sa main, il poussa la porte de la boutique et se fondit dans la nuit, tandis qu’elle
le suivait des yeux, le cœur battant à tout rompre.
- 9 -
Avant d’aller rejoindre Cade chez lui, Nati éprouva le besoin de se refaire
une beauté.
Tout en brossant ses cheveux soyeux devant le miroir, elle repensa à lui, à ce
qu’elle ressentait pour lui, et une fois de plus, elle se sentit partagée entre l’envie
d’aller plus loin, et celle de mettre un terme rapide à leur relation naissante.
Mais comment nier qu’elle se sentait flattée de plaire à un tel homme et que
c’était ce qui la poussait à être coquette, alors qu’elle était d’ordinaire peu
soucieuse de l’effet qu’elle produisait ?
Ainsi avait-elle choisi aujourd’hui, en prévision de la venue de Cade, un jean
qui moulait étroitement ses fesses qu’elle avait petites et rondes.
D’un geste sensuel, elle lissa les pans de la tunique légère qui soulignait les
courbes de son buste.
Dans un coin du cabinet de toilette se trouvait un carton contenant des
escarpins à lanières qu’elle n’avait plus portés depuis son divorce. Or ce matin,
elle les avait exhumés de son placard pour le cas où.
Elle troqua ses ballerines pour les escarpins, puis se regarda en pied dans le
miroir.
Les talons de huit centimètres accentuaient sa cambrure naturelle et lui
donnaient une apparence de femme fatale bien éloignée de sa nature véritable.
Remets tes ballerines ! N’oublie pas que, ce soir, tu annonces à Cade que
tout est fini entre vous !
Mais si la raison lui commandait de rompre, son cœur, lui, n’était pas du tout
d’accord. Alors, sans plus tergiverser, elle drapa un châle noir autour de ses
épaules et ferma sa boutique à clé pour se diriger vers son pick-up.
Une heure plus tard, Nati arriva chez Cade, qui l’accueillit avec
empressement.
— J’ai eu le temps de décharger la malle et je l’apporterai demain à GiGi,
dit-il. As-tu fait bonne route ?
— Oui, mais j’ai hâte de récupérer ma voiture, car je n’ai pas de radio dans
la cabine du pick-up.
— Je te comprends ! approuva-t-il, et maintenant, suis-moi, je vais te
montrer où se trouve ta « petite demoiselle ».
Il la guida à travers la maison jusqu’à la cuisine qui ouvrait directement sur
le jardin arrière.
Pendant qu’elle avait travaillé sur le mur de la salle à manger, elle avait
admiré ce jardin magnifiquement arboré par la fenêtre. Des chaises et une table
en fer forgé ainsi qu’une balancelle occupaient le patio central que coiffait un
entrelacement de vigne vierge.
Saisie par le calme du lieu et la beauté des arbres, elle se laissa envahir par
une paix bienfaisante.
— J’aime cet endroit, dit-elle.
— Moi aussi, répondit Cade, mais je suis encore plus heureux qu’il te plaise.
Une cuisine de plein air avait été emménagée dans un renfoncement du patio
et, à côté du bar, un feu crépitait dans un âtre en brique rouge. Sa petite « petite
demoiselle » était attablée devant un somptueux dîner.
Elle masqua tant bien que mal son étonnement.
— Qu’en dis-tu ? demanda Cade.
— Je dirais que Lily a droit à tous les égards de ta part, dit-elle en se
demandant si Cade était, ou non, en train de se moquer d’elle.
Que faisait l’épouvantail assis à table ? Cade avait-il décidé de lui faire une
farce ?
— Lily n’est pas qu’un simple épouvantail, déclara Cade. Pour moi, elle
restera à jamais ta création et j’y suis très attaché.
De plus en plus déconcertée par la tournure que prenaient les événements,
elle ne sut quelle réaction adopter.
— Si je ne m’abuse, la table est mise. Attendrais-tu des invités ?
— Je n’attends qu’une invitée et c’est toi, Nati Morrison, répondit-il. Je
n’allais pas te faire venir ici uniquement pour que tu t’assures que ta « petite
demoiselle » était entre de bonnes mains. Je me suis dit que nous pourrions dîner
dehors afin de profiter de l’arrière-saison.
Le jardin et ses odeurs d’herbe fraîchement coupée, tout autant que l’envie
de passer une dernière soirée avec Cade avant de tirer un trait sur leur histoire
l’incita à accepter.
— Je meurs de faim, dit-elle, et je crois que Lily a déjà pris un peu d’avance
sur nous…
— Dans ce cas, dînons sans plus attendre.
Cade l’aida à s’asseoir puis remplit son assiette de mets appétissants.
Elle fut touchée par sa gentillesse, mais continuerait-il à l’être si elle vivait
avec lui ?
En ce qui concernait Doug, la lune de miel avait été brève et il s’était avéré
ensuite le dernier des égoïstes.
— Alors, que dis-tu de ce dîner ? demanda Cade quand ils eurent goûté aux
différents mets disposés sur la table.
— C’est excellent, dit-elle, et je crois que Lily a autant apprécié que moi les
efforts du maître de maison.
— Merci, répondit Cade, pince-sans-rire.
Elle jeta un coup d’œil attendri à sa « petite demoiselle » et se remémora les
heures durant lesquelles elle avait façonné son épouvantail, peint son visage,
rembourré son corps de paille…
Jusqu’à ce fameux jour où Cade était entré dans sa boutique.
A l’époque, elle n’aurait jamais cru qu’une relation avec un homme tel que
lui soit possible, mais le temps passant, elle en venait à croire qu’ils avaient
effectivement des affinités tous les deux et que ce bonheur qu’elle croyait
impossible à atteindre était peut-être à portée de main.
L’ennui, c’était qu’elle avait décidé de rompre avec cet homme. Non
seulement il ne pouvait pas lui convenir, mais elle ne lui conviendrait pas
davantage, elle en était persuadée.
— Quelle chose importante avais-tu à me dire ? demanda-t-elle en repensant
à leur récente conversation.
Cade s’essuya les lèvres et la regarda avec attention.
— Camden SA va bientôt emménager dans de nouveaux locaux qui doivent
être rénovés de fond en comble. Mandy Thompson, notre décoratrice attitrée, va
s’occuper de la décoration générale et elle cherche une auxiliaire capable de
prendre en charge la décoration particulière des bureaux.
Mandy Thompson était connue dans la profession comme l’une des
meilleures décoratrices du moment.
— Et… En quoi est-ce que ça me concernerait ? demanda-t-elle, incrédule.
— J’ai pensé que tu étais la candidate idéale pour travailler avec Mandy,
répondit-il.
— Mais… Je ne sais pas si je serai à la hauteur.
— Tu as un diplôme en arts appliqués et puis j’ai pu juger de la qualité de
ton travail.
Elle réfléchit.
— Combien y aura-t-il de bureaux en tout ?
— Quarante-deux.
Quarante-deux bureaux ? C’était presque trop beau pour être vrai. Ce travail
pourrait lui rapporter plusieurs milliers de dollars. De quoi remplacer sa voiture
à bout de souffle et même envisager de se développer commercialement.
— Mandy est une décoratrice très demandée, poursuivit Cade, et comme elle
est toujours à la recherche d’idées nouvelles pour ses chantiers, tu pourrais sans
peine lui proposer de t’acheter les objets artisanaux que tu fabriques avec talent.
Devenir la partenaire d’une décoratrice de renom était le rêve de tout artisan.
— Ton offre est-elle sérieuse ? demanda-t-elle.
— Bien sûr. Alors, tu acceptes ?
— Il faudrait que je sois folle pour refuser, mais je me pose quand même des
questions…
Mandy était-elle ou avait-elle été la maîtresse de Cade ?
Elle l’imagina se pavanant au bras d’une ravissante blonde aux yeux bleus, à
la taille svelte, au sourire enjôleur, et son cœur ne fit qu’un bond dans sa
poitrine.
La simple pensée que Cade puisse embrasser une autre femme qu’elle lui
était tout simplement insupportable.
— Voyons, Nati, que se passe-t-il ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Laisse-moi ! répondit-elle avec une violence qui la surprit elle-même.
Cade lui prit la main.
— Non, je ne te laisserai pas. Serais-tu par hasard en train de te demander
quel genre de femme est Mandy ?
Elle ne lui en voulut même pas de l’avoir si bien percée à jour.
— Eh bien, oui, il m’arrive d’être jalouse, dit-elle, partagée entre l’envie
d’en rire et celle d’en pleurer.
Cade la regarda avec tendresse.
— Si tu es jalouse, c’est la preuve que tu tiens un petit peu à moi, dit-il.
Elle se sentit mal à l’aise : n’avait-elle pas décidé de ne plus revoir Cade
après cette soirée ?
— Bien sûr que je tiens à toi, répondit-elle finalement.
— Mandy a la cinquantaine grisonnante, un mari barbu et une kyrielle
d’enfants qui ont presque mon âge, expliqua Cade avec un petit rire. Je l’aime
beaucoup, mais il n’y a jamais rien eu entre nous.
Certes, la vie privée de Cade ne la concernait en rien, mais elle ne put
s’empêcher de se sentir soulagée. Et soudain elle comprit ! Rompre avec cet
homme ne serait pas aussi facile qu’elle l’aurait cru.
Depuis qu’elle le connaissait, elle s’était attachée à Cade, elle se plaisait en
sa compagnie et, outre l’attraction physique qu’il exerçait sur elle, elle avait
désormais envie d’en savoir davantage à son sujet, de mieux le connaître.
Après s’être discrètement débarrassée de ses escarpins qui la faisaient
souffrir, elle décida de le questionner plus avant sur sa vie sentimentale.
— J’imagine que tu as dû avoir de nombreuses petites amies…
— Tiens, goûte-moi ça, dit Cade en déposant une part de pudding sur son
assiette.
— Tu ne réponds pas à ma question, déclara-t-elle sans pour autant y
toucher.
Cade lui adressa un sourire désarmant.
— Contrairement aux apparences, je n’ai rien d’un séducteur et je mène une
vie tout ce qu’il y a de calme, surtout depuis quelques mois.
— Mais tu as bien dû aimer certaines femmes, ne serait-ce que les deux
dernières, celles qui t’ont causé tant de tracas ? insista-t-elle.
Cade poussa un soupir.
— Il s’agit-là d’histoires sordides qui n’ont aucun intérêt, répondit-il d’une
voix sourde.
— Tout ce qui te concerne m’intéresse.
Cade hocha la tête.
— Il y a environ trois ans, j’ai rencontré Aggie, une jeune femme qui m’a
plu et pour laquelle j’ai éprouvé des sentiments forts. Elle m’a laissé croire qu’il
en allait de même pour elle et, un jour, elle m’a annoncé qu’elle attendait un
bébé de moi. Comme nous prenions des précautions en faisant l’amour, j’ai été
surpris d’apprendre qu’elle était enceinte. Je me suis donc montré sceptique à ce
sujet, et elle m’a accusé d’avoir abusé de sa naïveté. Bref, au bout du compte,
elle m’a réclamé une somme d’argent considérable. Bien entendu, j’ai refusé de
payer, si bien qu’Aggie m’a traîné devant les tribunaux où il m’a été facile de
prouver que mon ADN ne correspondait pas à celui de l’enfant…
Suspendue au récit de Cade, elle n’osait presque plus respirer.
Pauvre Cade !
Elle l’imaginait en proie au doute, éprouvé par la machine judiciaire autant
qu’elle l’avait été à l’époque de son divorce.
— Aggie a fini par admettre m’avoir trompé et son amant s’est révélé être le
père de son enfant. Les choses en sont donc restées là.
Alors qu’elle ne sortait pas encore avec Doug à l’université du Colorado, ce
dernier avait dû lui aussi prouver sa bonne foi dans une affaire similaire et ce
que Cade venait de lui raconter ne l’étonnait pas outre mesure.
— Les Pirfoy avaient l’habitude de dire que leur fortune et leur position
sociale faisaient d’eux des proies de choix pour des personnes sans scrupule,
déclara-t-elle. A l’époque, j’avais trouvé leurs propos cyniques, mais aujourd’hui
je commence à croire qu’ils n’avaient pas tort de se méfier.
— La richesse attire souvent la convoitise, reconnut Cade, et dans mon cas,
même si le tribunal a fini par conclure que j’étais victime d’une machination, ces
semaines de procédures me laissent encore aujourd’hui un goût amer.
— Parle-moi de ton autre relation sentimentale, dit-elle avec une impatience
croissante.
— Elle s’appelait Jennifer et m’a accusé de « violation de promesse de
mariage ».
— Et ça n’était pas le cas ? demanda-t-elle avec une certaine perfidie qu’elle
se reprocha aussitôt.
Cade était bien trop loyal pour tromper qui que ce soit, mais elle avait
éprouvé le besoin de lui lancer cette pique tant elle se sentait jalouse de son
passé sentimental.
— Je ne lui avais rien promis du tout ! protesta-t-il. Jennifer était souvent en
déplacement pour son travail. Nous nous rencontrions quand elle revenait passer
quelques jours à Denver et, au bout d’un an, ayant du travail à Denver, elle a
cessé de s’absenter.
— Et vous avez décidé de vivre ensemble ?
— Oui. Au début, tout s’est passé pour le mieux, mais j’ai fini par me rendre
compte que Jennifer n’était pas faite pour moi, ni moi pour elle.
— Et tu as rompu ?
— Je lui ai dit que le mieux sans doute était de nous séparer. Elle m’a alors
traîné devant les tribunaux pour violation de promesse de mariage.
— Elle n’a pas perdu de temps !
— Son argument était qu’elle m’avait donné quatorze mois de sa vie de
femme à un âge où elle aurait pu avoir un enfant d’un autre. Pour appuyer ses
dires, elle a fait citer comme témoin une organisatrice de mariage qui a juré que
j’étais au courant de ses intentions.
— Aïe !
— Eh oui ! Jennifer a prétendu aussi que si elle avait changé de métier,
c’était à ma demande, pour passer plus de temps avec moi. Son ancien
employeur, à qui elle avait raconté cette fable, avait d’autant moins de raisons de
douter d’elle que son nouvel emploi était moins payé que l’ancien. Autrement
dit, lui aussi a témoigné en sa faveur.
Durant son divorce, Nati avait eu maille à partir avec les avocats, la justice et
les tribunaux. Ce que lui racontait Cade ne la surprenait donc pas outre mesure.
— Je me suis retrouvé sans le vouloir au centre d’une toile tissée par
Jennifer, conclut Cade.
— Et combien te demandait-elle de dommages et intérêts ?
— Quatre millions et demi de dollars.
L’énormité de la somme la sidéra.
— Je suppose que tu t’es empressé de réfuter ses arguments ?
— Bien sûr, mais il m’a été plus difficile de prouver mon bon droit que lors
du procès en recherche de paternité. Dans le premier cas, il m’avait suffi de
demander à ce que l’on procède à des examens médicaux, mais là, c’était parole
contre parole. Fort heureusement, mon avocat a pu démontrer que Jennifer n’en
était pas à son coup d’essai et qu’elle avait utilisé la même tactique avec un autre
riche héritier, ce qui a fait pencher in extremis la balance de la justice en ma
faveur.
Elle adressa à Cade un sourire compréhensif.
— J’ai toujours considéré les Pirfoy comme des gens élitistes et prétentieux,
mais après ce que tu viens de me raconter, je comprends mieux leur méfiance
envers ceux qui n’appartiennent pas à leur milieu.
— Quand la différence de fortune entre un homme et une femme est trop
criante, il y a en effet toujours le risque que l’un ou l’autre soit lésé en cas de
rupture, renchérit-il.
Le sous-entendu contenu dans les propos de Cade ne lui échappa pas et,
comme c’était exactement ce qu’elle pensait de son côté, elle s’empressa
d’enchaîner : — Les Pirfoy ont cru que j’en voulais à leur argent parce que
j’étais pauvre et ils m’ont fait subir les pires humiliations. C’est pourquoi je ne
voudrais plus courir ce risque en vivant avec un homme plus riche que moi et
qui ne manquerait pas de m’humilier du haut de sa fortune, au cas où les choses
iraient mal entre nous.
Cade lui lança un regard pensif.
— Parce que tu étais moins riche que Doug, tu as eu le sentiment de jouer
une partie qui n’était pas égale et moi, j’ai bien failli me faire escroquer par ces
deux aventurières pour la simple raison que j’étais riche, fit-il observer. Dans les
deux cas, la différence de fortune a joué contre nous.
Elle prit le temps de réfléchir à ce que disait Cade et dut admettre qu’il avait
raison.
— Pour rien au monde, je ne voudrais voir se répéter mon histoire avec
Doug, déclara-t-elle.
— Et moi revivre les affres que m’ont fait subir Jennifer et Aggie, renchérit
Cade.
Puisqu’ils étaient d’accord sur le fait qu’une trop grande différence de
fortune était un obstacle à une relation harmonieuse, elle en conclut que plus tôt
elle renoncerait à Cade, et mieux ça serait, pour elle comme pour lui.
Après avoir empli ses poumons d’air frais, elle regarda donc une dernière
fois ce magnifique jardin éclairé par les étoiles.
— Il temps que je rentre, dit-elle d’une voix frissonnante.
— Je ne veux pas que tu partes, répliqua-t-il d’une voix douce.
Elle lui désigna l’épouvantail à son effigie, assis à côté d’eux.
— La « petite demoiselle » te tiendra compagnie.
— Lily ne te remplacera jamais.
Et avant qu’elle ait pu réagir, il avança sa main vers son visage et arrangea
une mèche de cheveux qui s’obstinait à lui retomber sur le front.
Le charisme sensuel qu’il dégageait s’allia à la douceur de cette soirée
d’automne, la dernière qu’elle passerait jamais avec lui, pour attiser sa nostalgie.
Quand Cade lui effleura la joue, elle ferma les yeux afin de mieux savourer
cette caresse et aussi parce qu’elle espérait un baiser de sa part — le dernier.
Mais son espoir fut déçu et, quand elle ouvrit ses yeux, Cade la dévorait du
regard, le front plissé par la réflexion.
— Tu es si belle ! murmura-t-il en se rapprochant d’elle.
Allait-il enfin l’embrasser ? A sa grande déception, il se contenta de lui
effleurer chastement la tempe de ses lèvres brûlantes.
Elle aurait dû se lever, partir sans se retourner et s’efforcer de le chasser à
jamais de ses pensées, mais pouvait-elle oublier leurs caresses, leurs baisers et
tout ce qui les liait l’un à l’autre ?
Pourquoi fallait-il donc que le désir joue contre la raison, l’amour contre la
peur d’être déçue ?
En partant d’ici au plus vite, elle éviterait de connaître une fois de plus les
conséquences douloureuses d’une union mal assortie, mais son cœur se refusait à
obéir à la raison.
La tête légèrement inclinée, elle tendit ses lèvres à Cade et fut parcourue par
un grand frisson quand — enfin ! — elle sentit ses lèvres se presser sur sa
bouche.
Subjuguée, elle se laissa bercer par la sensation de bien-être qui l’envahissait
et, pour faire taire ses ultimes appréhensions, elle se murmura que passer la nuit
avec Cade comme elle en mourait d’envie ne changerait rien à sa décision de
rompre.
Elle pouvait bien s’accorder cette satisfaction — une nuit entière dans les
bras de Cade — si elle se résolvait ensuite à ne plus le revoir.
Demain serait un autre jour !
Demain, elle aurait le courage de mettre un terme à une relation qu’elle
peinait encore à définir, mais dont la force et l’intensité lui faisaient peur.
Une nuit, une seule nuit avec Cade, et elle tirerait un trait sur leur histoire.
— J’ai envie de toi, murmura-t-il à son oreille.
Par crainte de lui dévoiler combien elle aussi le désirait, elle n’osa répondre
et se contenta de caresser son visage viril.
Si Cade avait le don de la faire fantasmer, c’était parce qu’il était beau,
certes, mais aussi parce qu’il dégageait quelque chose de vulnérable qui la
touchait, quelque chose d’infiniment précieux qui n’était pas seulement d’ordre
sexuel.
— Embrasse-moi ! lui ordonna-t-il.
Dans l’âtre du patio, les flammes diminuaient à vue d’œil et, sous l’effet de
la fraîcheur nocturne, elle sentit ses seins pointer sous son chemisier.
— Cade ! murmura-t-elle avant de presser ses lèvres sur les siennes.
Quand elle reprit son souffle, il la regardait avec, au fond des prunelles, un
désir si évident qu’elle sut que l’heure était venue où il lui ferait l’amour.
— Veux-tu que nous allions dans ta chambre ? lui demanda-t-elle.
Cade la regarda avec un sourire.
— Je ne voudrais pas que tu t’imagines qu’en t’invitant à venir chez moi,
j’avais l’intention de te faire ce genre de propositions.
— Je n’imagine rien et j’ai tout simplement envie de toi, moi aussi, répondit-
elle.
— Dans ce cas, je suis ton homme, déclara-t-il en la soulevant dans ses bras
pour l’emporter vers la maison.
*
Nati inspecta son appartement d’un œil critique et dans les moindres recoins.
Ce fut seulement après s’être assurée qu’il ne subsistait plus un seul grain de
poussière chez elle qu’elle put enfin s’estimer satisfaite.
Faire le ménage à fond avait un peu calmé ses nerfs, mais en dépit de son
épuisement elle continuait de penser à Cade, à la chaleur de son corps, à sa
virilité…
Tôt ce matin, en se réveillant à son côté, elle avait été effrayée de se sentir
aussi attachée à lui, alors même qu’ils ne se connaissaient que depuis peu.
La crainte de se tromper en accordant sa confiance et son cœur à Cade,
comme elle s’était fourvoyée avec Doug, l’avait incitée à s’éclipser avant qu’il
ne se réveille.
Dans sa hâte, elle était partie sans même se soucier de récupérer ses
escarpins et c’était pieds nus qu’elle avait conduit son pick-up jusqu’à chez elle.
Tout en passant l’aspirateur, elle avait repensé à la lente désillusion qu’avait
été son histoire d’amour avec Doug, à sa fausse couche, à la solitude à laquelle
Doug et sa famille l’avaient contrainte et, enfin, au divorce douloureux qui
s’était ensuivi. Autant de raisons qui lui faisaient craindre que sa relation avec
Cade ne tourne elle aussi à la catastrophe.
En fin d’après-midi, elle s’octroya une douche brûlante, se lava les cheveux,
puis pour retrouver le moral, elle s’obligea à revêtir un pantalon rose et un T-
shirt à manches longues qui mettaient en valeur sa silhouette.
Alors qu’elle grignotait tristement un toast dans sa cuisine, elle entendit
frapper à sa porte. Sans doute était-ce Holly qui venait lui rendre visite.
En rentrant de chez Cade, quelques heures plus tôt, elle avait appelé son
amie, mais celle-ci étant absente, elle lui avait laissé un message sur son
répondeur.
Holly en avait sûrement pris connaissance et, telle qu’elle la connaissait,
avait décidé de venir directement chez elle.
Mais derrière la porte, elle ne vit pas Holly. Cade !
— Toi ! dit-elle d’un ton embarrassé, tandis que son regard s’attardait sur ses
traits défaits.
— Eh oui, moi ! répondit-il. A force de réfléchir, je crois avoir fini par
comprendre les raisons de ta fuite.
Au craquement caractéristique du plancher au-dessus de leur tête, elle devina
que son grand-père préparait son dîner dans sa cuisine.
— Entre ! dit-elle, soucieuse d’entraîner Cade hors de portée des oreilles
indiscrètes de son grand-père.
— Merci, dit-il en refermant la porte derrière lui.
Elle ne lui offrit pas à boire, ne lui proposa pas non plus de s’asseoir, mais
elle le conduisit dans la partie de son salon la plus éloignée possible de la cuisine
de Jonah.
— Nous serons mieux ici pour discuter, dit-elle.
Cade hocha la tête.
— En voyant le lit vide, ce matin, j’ai d’abord cru que tu avais été
insatisfaite de notre nuit d’amour, commença-t-il.
— C’est tout le contraire ! ne put-elle s’empêcher de répliquer.
— Je le sais, Nati. En fait, tu t’es sans doute imaginée qu’un Cade Camden
ne valait pas mieux qu’un Doug Pirfoy, je me trompe ?
— A mes yeux, tu es bien plus dangereux que Doug, car je ressens pour toi
des sentiments que je n’avais jamais éprouvés pour qui que ce soit. Mais nous
sommes trop différents socialement : toute relation est impossible entre nous.
— C’est aussi ce que je croyais, après avoir été dupé par Jennifer et Angie,
mais mon instinct me souffle à l’oreille que tu m’es destinée, comme moi, je te
suis destiné.
— Je ne mets pas ta sincérité en doute, dit-elle, mais j’ai peur qu’une
relation de longue durée ne finisse immanquablement par tourner à la
catastrophe.
— Je suis différent de Doug et je ne te ferai jamais de mal, rétorqua Cade. Je
me lève chaque matin pour aller au bureau, comme n’importe qui d’autre. Je
dîne en famille chaque dimanche et, contrairement à Doug Pirfoy, je serai
toujours à tes côtés, quoi qu’il arrive.
— Comme j’aimerais te croire !
— Je te jure sur ce que j’ai de plus précieux que j’ai envie de passer le
restant de mon existence avec toi.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. Je rêve de rentrer à la maison pour t’y retrouver, de me
réveiller chaque matin à tes côtés…
Elle eut une moue sceptique.
— Il ne se passe pas une semaine sans que le nom des Camden fasse la une
des journaux. Vous avez vos entrées au Country Club où seuls les millionnaires
sont admis, vous avez vos places attitrées dans les meilleurs restaurants de
Denver et, quand le temps presse, il te suffit d’un appel pour réserver un avion
privé.
— Je porte un nom qui ouvre bien des portes, en effet, déclara Cade, mais je
voudrais que tu me juges sur ce que je suis.
Prise de court, elle ne sut quoi penser. Elle était passée par trop d’émotions
différentes, récemment. Résultat, elle éprouvait maintenant une forte envie de
pleurer.
— Je ne doute pas de ta sincérité, reprit-elle d’une voix enrouée, mais tu
appartiens à l’une des familles les plus riches du Colorado et si, par hasard,
j’acceptais de me marier avec toi, j’aurais trop peur de vivre le même calvaire
qu’avec Doug, en cas de séparation.
— Nati, voyons ! protesta-t-il en faisant un pas dans sa direction.
— Reste où tu es ! dit-elle en esquissant un mouvement de recul. Jamais plus
je ne laisserai quelqu’un me détruire comme Doug Pirfoy l’a fait.
— Je n’ai nullement l’intention de te détruire et tout ce que je te demande,
c’est de…
— Toi et moi, c’est terminé, dit-elle en s’efforçant de contenir ses larmes.
— Non, décréta-t-il.
— Si, dit-elle, et je te serais reconnaissante de bien vouloir me laisser seule.
Je… Je dois faire le point après tout ce que nous venons de vivre.
Elle se dirigea vers la porte de son appartement, qu’elle ouvrit pour l’inciter
à quitter les lieux.
— Nous sommes faits l’un pour l’autre, Nati, répéta-t-il en se dirigeant à son
tour vers la porte.
— Eh bien tant pis, rétorqua-t-elle en détournant la tête pour ne pas croiser
son regard.
— Réfléchis !
— C’est tout réfléchi.
Après un temps qui lui parut infiniment long, Cade se décida enfin à sortir.
Mais quand elle referma la porte derrière lui, elle crut que son cœur allait
défaillir. Incapable de se contenir plus longtemps, elle éclata en sanglots.
- 11 -
Depuis qu’elle avait refermé sa porte, Nati ne cessait de se dire qu’elle avait
eu tort d’agir ainsi. Peut-être avait-elle gâché la chance de sa vie ?
D’un autre côté, elle savait aussi qu’une relation avec un homme tel que
Cade était vouée à l’échec.
Elle se sentait particulièrement triste ce soir alors même que Jonah l’avait
emmenée au restaurant pour la distraire.
Qu’y pouvait-elle si ses pensées la ramenaient toujours à Cade et aux heures
d’amour merveilleuses qu’elle avait vécues avec lui ?
Assise dans la cabine du pick-up à côté de son grand-père qui conduisait,
elle constata que celui-ci ne rentrait pas chez eux et prenait la direction de
Denver.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— Tu verras, c’est une surprise, répondit-il.
— Est-ce loin ?
A dire vrai, elle aurait surtout voulu retrouver la solitude de son appartement
pour laisser libre cours à son chagrin.
— Non, nous serons bientôt rendus, et permets-moi de te dire que tu me fais
de la peine, ma petite fille, déclara Jonah.
— Désolée d’être au trente-sixième dessous, admit-elle.
— Je voudrais que tu sois heureuse, poursuivit son grand-père en coulant un
regard compréhensif dans sa direction.
Cet homme merveilleux était toujours là quand elle avait besoin de son aide
et, après avoir mis Cade à la porte, l’autre jour, elle avait fini par lui parler de
lui, sans entrer pour autant dans les détails.
Jonah l’avait écoutée avec la plus grande attention, et contrairement à son
habitude il n’avait pas fait le moindre commentaire, se contentant de lui tapoter
la main.
— Où penses-tu que je suis en train de t’emmener ? demanda Jonah après lui
avoir lancé un regard en coin.
Elle prit le temps de réfléchir.
— Voir le film dont nous avons parlé, l’autre jour ?
— Avec le cafard que tu te traînes depuis une semaine, un simple film ne
suffirait pas à te rendre ta joie de vivre.
Elle poussa un long soupir.
— Est-ce ma faute si je suis tombée amoureuse de Cade ? C’est d’autant
plus idiot que nous nous connaissons à peine, lui et moi, ajouta-t-elle.
— Puisque tu admets connaître encore mal Cade, déclara Jonah, alors
comment peux-tu juger s’il serait ou non capable de te rendre heureuse ?
Elle eut un instant d’hésitation.
— Doug m’avait fait la cour pendant des mois avant que je ne consente à
devenir sa femme.
— Et alors ? rétorqua Jonah. Ça ne change rien au fait que Doug a été un
accident de parcours malheureux.
Absorbée par leur conversation, elle remarqua vaguement qu’après avoir
remonté Spear Boulevard ils entraient dans le quartier de Cherry Creek.
Où son grand-père était-il donc en train de la conduire ? Pas chez Cade, tout
de même…
— Si tu veux mon avis, Nati, Doug n’a jamais vraiment compté pour toi. Tu
as cru l’aimer, mais ce qui te plaisait surtout, c’était son côté aventurier.
— Peut-être, concéda-t-elle.
— Doug t’intéressait si peu que pendant les douze mois durant lesquels il t’a
fait la cour, tu ne lui as jamais donné le moindre signe d’encouragement.
— J’étais jeune et je ne connaissais rien aux choses de l’amour, répondit-elle
pour se justifier.
Au fond, elle savait bien qu’elle n’avait pas éprouvé pour Doug le coup de
foudre et l’attirance instantanée qu’elle avait éprouvés pour Cade, dès leur
première rencontre.
Jonah lui tapota le genou.
— Ce soir, au restaurant, je t’ai trouvé ravissante et les autres hommes
présents n’avaient d’yeux que pour toi, alors cesse d’arborer cette expression
triste et fais-moi confiance, dit-il avant de bifurquer à droite.
Avec un sentiment d’effroi, elle reconnut l’allée qui conduisait à la maison
de Georgianna Camden.
— Qu’as-tu manigancé, grand-père ? Si jamais tu veux me faire renouer
avec Cade, je te préviens que je pars en courant ! s’exclama-t-elle, furieuse.
Après s’être garé devant le manoir de GiGi, Jonah coupa le contact.
— Cade n’est pas censé être ici, dit-il. Georgianna m’a appelé cet après-midi
pour me demander de passer chez elle avec toi. Voilà pourquoi nous sommes ici,
à présent.
— Pourquoi Georgianna voudrait-elle donc nous voir, toi et moi ? demanda-
t-elle, sous le choc.
— Je crois que tu t’en doutes.
— Tout ça ne justifie pas que tu m’aies amenée chez les Camden sans me
demander mon avis, protesta-t-elle.
Rapidement, elle vérifia que la voiture de Cade n’était pas garée à proximité.
Ouf ! Elle respira un peu mieux.
— Georgianna est animée de bonnes intentions à ton égard, insista Jonah en
descendant du pick-up pour venir ouvrir sa portière.
Pendant une fraction de seconde, elle fut tentée de rester où elle était, mais la
curiosité fut la plus forte.
— Ce micmac ne me plaît guère, dit-elle en s’extrayant de l’habitacle.
Et docilement, elle suivit son grand-père jusqu’à la porte du manoir.
Georgianna les accueillit aussitôt en souriant.
— Tu es toujours aussi belle, GiGi, déclara Jonah d’une voix émue.
— Et toi toujours séduisant, répondit l’intéressée sur le même ton. Bon, et si
nous entrions ?
Un bras passé sous le sien et l’autre sous celui de Jonah, GiGi les entraîna
dans le salon et leur désigna des fauteuils.
— Nous avons à parler sérieusement, déclara-t-elle en s’asseyant sur le
canapé.
A la façon dont GiGi la regarda, elle se douta que sa relation avec Cade
serait au cœur de la conversation.
— Mon petit-fils est fou amoureux de vous, reprit la vieille dame en la fixant
de ses yeux bleus. Il veut me faire croire que tout va bien pour lui, mais moi qui
le connais, je sais qu’il souffre de votre rupture.
Avant qu’elle ait pu trouver quelque chose à dire, GiGi enchaîna :
— J’ai dû insister pour lui arracher quelques explications et, si j’ai bien
compris, le nom des Camden autant que leur fortune feraient obstacle à votre
bonheur ?
— C’est plus compliqué que ça, dit-elle aussitôt.
— J’en suis sûre et c’est pourquoi j’ai pensé que nous pourrions tenter d’y
voir plus clair tous les trois, répondit GiGi.
Embarrassée, Nati se tourna vers Jonah afin de quêter son aide, mais son
grand-père semblait n’avoir d’yeux que pour GiGi.
— Cade m’a parlé de vos relations avec votre ex-belle-famille, poursuivit
celle-ci, et je suis navrée d’avoir appris de quelle façon ils vous avaient traitée.
Si l’un de mes petits-enfants en faisait autant, je serais la première à lui botter le
train.
— Je ne vous en demanderais pas tant ! répondit-elle en riant.
Alors qu’elle avait broyé du noir pendant tout le trajet, la chaleur
communicative de GiGi, le fait aussi de parler de Cade lui mettaient du baume
au cœur.
— Je suis heureuse que Cade vous ait rencontrée, car après ses mésaventures
avec Jennifer et Aggie, j’ai craint qu’il ne me ramène finalement l’une de ces
héritières snob et fortunées comme il en existe tant dans notre milieu.
— En a-t-il fréquenté beaucoup ? ne put-elle s’empêcher de demander.
— Grâce au ciel, non, mais si Cade s’était persuadé de ne plus jamais sortir
avec moins riche que lui, c’est hélas ce genre de femmes qu’il aurait fini par
épouser.
Très séduisante avec ses cheveux argentés, GiGi aurait pu constituer l’alter
ego idéal de son grand-père, et cette pensée ne manqua pas de la troubler.
— Je crois comprendre votre dilemme, dit-elle.
— J’en suis sûre, répondit GiGi avec un sourire. Pour moi, le bonheur de
mon petit-fils prime sur le reste et il ne tient qu’à vous, Nati, de le rendre
heureux et d’être heureuse avec lui sans avoir à craindre qu’il vous délaisse ou
vous maltraite comme l’ont fait Doug Pirfoy et les siens.
— « Chat échaudé craint l’eau froide »…
— Je comprends que vous ayez peur de vous faire phagocyter par les
Camden, reprit la vieille dame, mais vos craintes sont infondées. Votre grand-
père a d’ores et déjà sa place à notre table, tous les dimanches, et votre amie
Holly aussi. Vous voyez que vous serez bien entourée si vous deviez entrer un
jour dans notre famille.
— C’est très aimable à vous, dit-elle, mais Cade et moi, nous n’avons pas
l’intention de…
GiGi la coupa.
— Ce que vous ferez avec Cade ne me regarde pas, mais je suis sûre que
vous finirez par trouver un terrain d’entente, comme Jonah et moi sommes
décidés à le faire désormais.
Touchée par l’attitude si chaleureuse de son hôtesse, elle ne put s’empêcher
de rêver d’une vie heureuse avec Cade, dans leur maison, en compagnie de leurs
enfants.
— Cade me manque, dit-elle, mais j’ai si peur d’être prise en otage…
GiGi prit ses mains dans les siennes.
— Je doute que vous vous sépariez un jour de Cade, au cas où vous
deviendriez mari et femme, mais si tel était le cas je peux vous garantir que
personne, ici, ne vous fera connaître le sort que les Pirfoy vous ont fait subir.
Dans le lointain, la porte d’entrée du manoir grinça sur ses gonds, et une
voix se fit entendre. Cade ! Elle paniqua.
— Qu’avais-tu à me dire de si pressé, grand-mère, qui ne puisse attendre
demain ? disait-il assez fort pour être entendu de GiGi.
Peu après, il pénétrait dans le salon.
— Bonjour, lui dit Nati, gênée.
Cade la regarda avec incrédulité.
— Nati ? Il me semblait bien avoir reconnu le pick-up de Jonah dehors, mais
je ne pensais pas te revoir ici, déclara-t-il avec une certaine amertume.
— Si tu crois que j’y suis pour quelque chose !
GiGi regarda son petit-fils.
— Pendant que vous discuterez de vos affaires, Nati et toi, nous irons
discuter des nôtres dans la cuisine, avec Jonah, conclut-elle avec un sourire.
Avant de s’éloigner en direction de la cuisine, son grand-père lui adressa un
clin d’œil complice.
— A bientôt, ma petite fille, lui dit-il, et pense à ce que nous nous sommes
dit récemment.
Jonah faisait sans nul doute allusion à leur conversation concernant Cade et
ses chances d’être heureuse avec lui.
— J’y penserai, promis ! lui dit-elle en lui rendant son clin d’œil.
Nati fut tout d’abord très embarrassée de se retrouver en tête à tête avec
Cade, qui la regardait pensivement, comme s’il tentait de la percer à jour.
Après la façon dont elle l’avait mis à la porte, elle pouvait comprendre qu’il
lui en veuille. Mais avait-elle vraiment eu le choix, compte tenu des
circonstances ?
Cade était riche, elle était pauvre, et après avoir retourné mille et une fois ces
arguments dans sa tête, elle avait conclu que le mieux était de ne plus voir cet
homme envers qui elle éprouvait des sentiments proches de l’amour.
Pourtant, force lui était d’admettre aujourd’hui qu’elle avait pris la mauvaise
décision.
Depuis qu’elle avait annoncé à Cade que tout était fini entre eux, elle avait
souffert comme jamais auparavant. Comment parviendrait-elle à se résigner à ne
plus le voir ?
Grâce à GiGi, elle venait enfin de prendre conscience que ses préventions
envers Cade n’étaient pas fondées : elle devait le juger sur ce qu’il était, et
uniquement sur cela.
S’approchant de lui, le sourire aux lèvres, elle prit sa main dans la sienne et,
après une velléité de résistance, Cade se laissa faire.
— Nous serons mieux sur ce canapé, là-bas, lui dit-elle.
— Entendu, répondit-il en l’enveloppant de son regard chaleureux.
Elle le trouvait encore plus beau, plus séduisant que d’ordinaire et, à voir ses
yeux cernés, elle devina que lui non plus n’avait pas dû dormir beaucoup depuis
leur séparation.
— Que signifie cette mise en scène ? l’interrogea-t-il en venant s’asseoir
près d’elle. Pourquoi GiGi ne m’a-t-elle pas dit que vous deviez venir la voir,
Jonah et toi ?
— Je suis aussi surprise que toi, répondit-elle. Après m’avoir emmenée dîner
en ville, mon grand-père m’a conduite jusqu’ici sans me demander mon avis.
— Ah, GiGi et ses initiatives ! dit-il en dardant un regard accusateur en
direction de la cuisine. Quand nous étions petits, elle nous disait sans cesse que
nous devions régler nos affaires nous-mêmes, et voilà qu’elle joue les
entremetteuses.
— Ta grand-mère a agi pour notre bien, répliqua-t-elle.
Et, en quelques mots, elle le mit au courant de sa conversation avec GiGi.
— J’ai confiance en elle et je commence en effet à croire que tu es différent
de Doug, conclut-elle. Tu es respectueux d’autrui. Ainsi, lors de ta première
rencontre avec Jonah, tu ne lui as pas témoigné le moindre mépris.
— Je trouve ton grand-père fort sympathique, et du reste, je n’ai pas pour
habitude de mépriser les gens.
— Je te crois, dit-elle.
Elle n’oubliait pas non plus que Cade s’était montré charmant envers Holly,
tout comme avec les autres personnes qu’elle lui avait présentées.
— Si seulement tu avais compris plus tôt que j’étais sincère et que nous
avions toutes les chances pour nous, murmura Cade en la regardant dans les
yeux, nous nous serions épargnés bien des souffrances.
Emue, elle repensa à tous les moments qu’ils avaient déjà partagés, à cette
pizza grignotée un soir sur un coin du comptoir de sa boutique, à son
empressement à acquérir Lily, la « petite demoiselle », lors de la vente aux
enchères, afin de pouvoir emporter chez lui un souvenir tangible de leur
première rencontre…
Doug, lui, n’aurait jamais pris la peine d’acheter l’épouvantail, car tout ce
qui lui importait, c’était de se faire plaisir, et non pas de faire plaisir à autrui.
— J’ai confiance en toi mais, à supposer que nous vivions ensemble un jour,
cela veut dire que nous pourrions être amenés aussi à nous séparer un jour, et ça,
je préfère ne pas y penser, dit-elle.
Cade lui adressa un grand sourire.
— Si GiGi ne m’avait pas pris de court, je t’aurais appelée de moi-même
pour te parler d’un projet qui nous permettra de vivre ensemble sans que tu aies
à t’inquiéter de l’avenir.
— Quel projet ? demanda-t-elle avec curiosité.
— Un contrat de mariage tout à ton avantage, répondit-il. Ainsi, quoi qu’il
advienne de nous, tu ne seras pas lésée, bien au contraire.
— C’est insensé ! Suppose que je sois une femme cupide comme celles
qui…
— Justement, Nati, tu n’es pas cupide et j’ai foi en toi, dit-il avec une
émotion qu’elle ressentit au plus profond d’elle-même. Je t’aime et je te l’aurais
dit dimanche dernier, si tu m’en avais laissé le temps.
— Cade !
— C’est vrai, Nati, je t’aime et je te veux à mes côtés pour la vie. Les
obstacles dressés en travers de notre route ne me détourneront pas de toi, sache-
le. Ce contrat te garantit de ne jamais revivre les affres d’un divorce à la Pirfoy.
Abasourdie par ce qu’elle venait d’entendre, il lui fallut quelques secondes
avant de pouvoir s’exprimer normalement.
— Et… Tu ne crains pas que je te dépouille un jour ?
— Je ne crains rien car nous éprouvons les mêmes sentiments l’un pour
l’autre, dit-il.
— C’est vrai, admit-elle. Tu sais, si j’ai hésité aussi longtemps à m’engager
avec toi, c’était par peur de me tromper une fois de plus. Pas parce que je
lorgnais sur ta fortune.
— Je le sais ! Ce que tu ressens pour moi, je le ressens pour toi et
aujourd’hui encore plus qu’hier, répondit Cade.
Pour un peu, elle se serait jetée dans ses bras tant elle mourait d’envie
d’entendre les battements de son cœur.
Et elle qui craignait d’avoir perdu Cade à jamais ! Elle qui, chaque nuit,
depuis ce dimanche fatal, n’avait cessé de pleurer en pensant à lui, à tout le
bonheur qu’il lui avait déjà apporté, à tout ce qu’elle aurait voulu partager de
rêves et de joies en sa compagnie !
— Même si j’ai de l’argent, je suis différent de Doug Pirfoy, conclut-il en lui
caressant la joue.
— Je te crois, répondit-elle.
— Alors, pourquoi ne pas oublier nos erreurs au plus vite ?
— Oui. Rattrapons le temps perdu, dit-elle en captant le regard lumineux et
intense que Cade jetait sur elle.
— Le contrat de mariage en ta faveur sera prêt la semaine prochaine, reprit-
il, en approchant son visage du sien.
Enivrée par sa présence et sa chaleur virile, elle sentit le désir l’envahir.
— Dire que je ne voulais voir en toi qu’un petit ami provisoire capable de
me faire oublier ma mésaventure avec Doug Pirfoy, lui avoua-t-elle.
— Et dire que je me méfiais comme de la peste de mon attirance pour toi,
reconnut-il à son tour.
La pensée d’avoir failli perdre un homme aussi beau, aussi séduisant que
Cade la troubla au plus haut point.
— Je t’aime, dit-il en la serrant contre lui.
— Je t’aime aussi, répondit-elle avant de souder ses lèvres aux siennes, avec
une intensité qui montrait la force des sentiments qu’elle éprouvait pour lui.
Tandis que leur baiser s’éternisait, elle sentit le désir l’embraser même si le
moment et le lieu étaient mal choisis pour donner libre cours à leur passion.
Peu après, Cade détacha ses lèvres.
— Voudrais-tu devenir ma femme, Nati ?
— Je le veux et je serai ta femme pour toujours, répondit-elle en plongeant
son regard dans le sien.
— Nous aurons des enfants et des petits-enfants ?
— Autant que tu voudras, murmura-t-elle non sans avoir une pensée
mélancolique pour le bébé qu’elle avait perdu naguère.
D’un geste tendre, Cade lui releva le menton.
— Je sais à quoi tu penses, Nati, mais ta prochaine grossesse se déroulera
sans anicroche, je t’en fais le serment. J’ai tant d’amour à te donner que rien ne
pourra arriver à notre bébé, dit-il en l’étreignant avec une force accrue.
Quand Cade posa de nouveau sa bouche sur la sienne, ses dernières craintes
s’envolèrent.
Le sort s’était acharné par deux fois contre elle, d’abord en lui faisant
rencontrer Doug, puis en lui donnant l’espoir de devenir mère alors qu’il était
déjà écrit qu’elle perdrait son bébé.
Avec Cade, elle savait désormais qu’il en irait tout autrement et ce fut d’un
cœur léger qu’elle jeta un coup d’œil vers la cuisine d’où filtraient les murmures
d’une conversation.
— Jonah et ta grand-mère semblent avoir bien des choses à se dire, tu ne
crois pas ? demanda-t-elle à Cade.
— Nos grands-parents respectifs s’entendent à merveille sans que nous
ayons à les aider à trouver un terrain d’entente, répondit-il non sans humour.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Que dirais-tu si nous filions sans les attendre ?
— J’allais te le proposer, répondit-il.
Elle poussa un soupir de contentement à la pensée que le cauchemar dans
lequel elle était plongée depuis si longtemps venait de se dissiper définitivement,
et qu’à partir d’aujourd’hui sa vie aurait les couleurs du bonheur et des rêves
heureux.
Cade était fait pour elle, elle pour lui, et elle savait à présent que rien ni
personne ne pourrait plus les séparer.
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