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EBOOK

OFFERT PAR HAKITA


Prologue

Lycée militaire de Caroline du Nord


Dix-sept ans plus tôt
Ils lui avaient rasé la tête et l’avaient envoyé en maison de redressement.
Quelle existence allait-il bien pouvoir mener si, à quinze ans, il avait déjà
l’impression d’être plongé en enfer ?
Debout sur le seuil du dortoir, Troy Donovan cherchait du regard la
couchette qui lui avait été attribuée. La moitié des douze lits superposés étaient
occupés par des garçons aux cheveux aussi ras que lui. Quelle satisfaction il
avait vue dans les yeux de son père, au moment où ses longues mèches étaient
tombées sur le sol ! L’honorable Dr Donovan avait enfin pu se venger de la
honte que lui avait infligée son fils par son allure négligée, mais surtout par ses
frasques de pirate informatique. Lorsque Troy avait réussi à s’introduire dans le
système du ministère de la Défense, ses parents n’avaient pas hésité à faire
appliquer la sanction adéquate pour se blanchir aux yeux de la société : un aller
simple pour une véritable prison pour mineurs.
Maintenant qu’il était arrivé à destination, il découvrait avec épouvante
l’internat militaire de Caroline du Nord au sein duquel il allait passer les
prochaines années. C’était le juge de Virginie qui avait décidé de cette peine,
mais Troy savait parfaitement que son père l’avait soudoyé pour cela.
Mais pourquoi ? Il était fier de ce qu’il avait réussi à faire. Il ne voulait pas
voir son exploit enfoui comme un secret honteux, ni être lui-même caché comme
la tare de la famille. Il avait été tout prêt à assumer son geste et à purger une
peine de prison, mais sa mère avait opté pour une solution plus discrète. Elle
avait voulu qu’il aille au bout de ses études.
Au moins, s’il avait des résultats et un comportement exemplaires, il pourrait
sortir d’ici libre le jour de ses vingt et un ans.
Restait à savoir s’il allait survivre six ans sans que sa tête explose.
Pas à pas, il longea les couchettes jusqu’au dernier rang. Là, attachée au
montant d’un lit, il trouva une étiquette portant son nom et jeta son sac de
paquetage sur le matelas. C’est alors qu’une jambe au bout de laquelle brillait
une chaussure en cuir noire vint paresseusement se balancer entre son lit et celui
du dessus.
— Alors c’est toi, le Robin des Bois de l’informatique. Bienvenue en enfer,
lui lança une voix sarcastique.
— Merci, et ne m’appelle pas comme ça.
Il avait ce surnom en horreur. C’était la presse qui le lui avait attribué quand
son histoire avait été ébruitée, et il y décelait une connotation enfantine de conte
de fées. C’était forcément son père qui avait cherché à décrédibiliser son acte, à
dénuer de sens les compétences et la volonté qu’il lui avait fallu pour dévoiler
les malversations cachées par le gouvernement.
— Sinon quoi ? le défia l’adolescent allongé au-dessus de lui. Tu vas me
voler mon identité et ruiner ma réputation ?
Troy regarda l’étiquette accrochée au lit de son nouveau voisin. Hughes,
C.T. Curieux de voir à qui il avait à faire, il se hissa sur la pointe des pieds et
découvrit un garçon à lunettes plongé dans la lecture du Wall Street Journal.
— Apparemment, tu ne sais pas qui je suis.
Sur ses mots, il fit claquer le papier et se cacha derrière son journal.
— Crétin, lâcha-t-il.
Comment osait-il le traiter de crétin alors qu’il avait déjà réussi avec les
meilleures notes l’examen d’entrée à l’université ? Bien sûr, ses parents n’y
attachaient pas la moindre importance. Ils s’intéressaient bien plus à son frère
aîné, dont la consommation de drogue et l’échec scolaire étaient manifestement
des écarts bien plus pardonnables que les siens. De tels problèmes étaient
facilement dissimulés par l’argent.
A l’inverse, avoir découvert illégalement et révélé des affaires de corruption
entre des entreprises privées liées au ministère de la Défense et des membres du
Congrès était beaucoup plus difficile à faire oublier. C’était donc Troy qui avait
commis l’erreur impardonnable : celle d’avoir mis ses parents dans l’embarras
face à leurs amis. Il ne pouvait pas nier que cela avait été sa première
motivation, lorsqu’il avait réfléchi à un moyen d’attirer enfin leur attention. Mais
à mesure qu’il avait progressé dans son labyrinthe informatique, il avait été
incapable de faire marche arrière. Il n’avait eu d’autre choix que d’aller jusqu’au
bout pour élucider l’énigme qui se présentait à lui.
Cela n’avait rien à voir avec Robin des Bois ou avec une quelconque bonne
conscience !
Il ouvrit son sac empli d’uniformes et de vêtements de rechange. Il refusait
de regarder son reflet dans le miroir fixé à son casier. La vue de son crâne rasé le
terrifiait et il ne devait pas se laisser déconcentrer par quoi que ce soit. Pour
l’instant, sa priorité était d’observer consciencieusement ses nouveaux
colocataires et de se méfier d’eux tant qu’il ne saurait pas ce qu’ils avaient fait
pour se retrouver ici.
Car, de toute évidence, ils avaient tous de sérieux problèmes.
Si seulement il avait eu son ordinateur avec lui… Il était bien plus adroit
avec un clavier et un écran pour découvrir à qui il avait affaire. Les relations
humaines n’étaient pas son fort. Du reste, le psychiatre désigné par le tribunal
pour élaborer son profil n’avait pas manqué de faire remarquer qu’il avait du mal
à communiquer avec son entourage et qu’il se réfugiait dans le monde virtuel.
Sur ce point au moins, Troy ne pouvait pas le contredire.
Et voilà qu’il se trouvait enfermé dans une caserne pleine de garçons de son
âge. De son point de vue, c’était bel et bien une image de l’enfer. D’autant que,
sans doute pour rendre sa peine encore plus insupportable, le juge lui avait
interdit tout usage personnel d’un ordinateur. Durant les années à venir, il aurait
seulement le droit d’accéder à internet pour les recherches nécessaires à ses
études.
Autant dire que sa seule perspective était l’ennui.
Avec un soupir, il se laissa tomber sur son lit. Il devait bien exister un
moyen de s’évader d’ici.
Les yeux fixés sur le pied du lecteur du Wall Street Journal, il vit que son
balancement cessait, et bientôt, ce fut sa main qui apparut.
Sa main dans laquelle il tenait une console de jeu portable.
Bien sûr, c’était loin d’être un ordinateur, mais c’était bien un appareil
électronique. Il y avait peut-être là de quoi apaiser le manque qu’il ressentait
déjà à l’idée d’être privé d’un écran. Sans hésiter une seconde, il saisit la console
et se rejeta en arrière sur son matelas.
Le garçon n’eut pas la moindre réaction. Après tout, il avait peut-être de
bonnes intentions.
Troy savoura cet instant. Il venait de trouver non seulement un moyen de
rompre la monotonie, mais aussi un allié. En fin de compte, tous les
pensionnaires de ce lycée n’étaient peut-être pas de dociles petits soldats. Il y en
avait peut-être un au moins qui était capable de transgresser les règles, et par
chance il était installé juste au-dessus de lui, songea-t-il en franchissant le
premier niveau du jeu.
Grâce à lui, il allait pouvoir se distraire durant sa première journée en enfer.
- 1 -

Aujourd’hui
Hillary Wright n’aurait pas demandé mieux que de pouvoir se distraire
pendant la durée de son vol Washington-Chicago, mais le spectacle que lui
offraient ces jeunes mariés était la dernière chose dont elle avait besoin. Etre
assise derrière un couple impudique mal dissimulé sous une couverture était une
véritable torture.
Elle s’enfonça dans son siège et se hâta de mettre les écouteurs sur ses
oreilles avant de fermer les paupières. Elle aurait pu regarder un film ou profiter
d’être à côté du hublot pour contempler le paysage, mais le seul fait d’ouvrir les
yeux l’exposait au supplice.
Si seulement elle pouvait être déjà à Chicago… Une fois là-bas, elle pourrait
enfin réparer la plus grosse erreur de sa vie et laisser derrière elle cette sombre
partie de son existence. Mais son avion n’avait même pas encore décollé de
Washington, et le temps s’écoulait beaucoup trop lentement à son goût.
Comme elle passait d’une station de radio à une autre, elle rouvrit les yeux
au bruit des passagers qui se pressaient dans l’allée centrale. Il y avait des
parents avec un petit enfant et un bébé, suivis par une armée d’hommes en
costume et de femmes en tailleur qui avançaient vers les sièges du fond, ceux de
la classe économique dans laquelle elle voyageait habituellement.
Aujourd’hui, c’était la CIA qui lui avait fourni son billet de première classe,
et elle avait encore du mal à y croire. Le mois dernier encore, elle ne connaissait
cette organisation qu’à travers le cinéma et la télévision. Et à présent, c’était sa
mission de lui apporter son aide si elle voulait réparer son erreur et éviter une
peine de prison.
Un gémissement s’échappa de la gorge de la jeune mariée. Seigneur ! Allait-
elle devoir subir cela pendant tout le voyage ? Elle était déjà tellement angoissée
en songeant à sa mission. A cause de son anxiété, elle ne parviendrait même pas
à profiter de son premier séjour à Chicago. Elle qui avait tant rêvé de quitter son
village natal du Vermont. Le poste d’organisatrice d’événements qu’elle avait
trouvé à Washington lui était apparu comme une bénédiction. Grâce à son
travail, elle avait rencontré les personnalités dont elle n’aurait fait qu’entendre
parler dans les médias si elle était restée à la campagne : des politiciens, des
vedettes de cinéma, et même des membres de familles royales.
Alors pourquoi s’était-elle laissé éblouir par la richesse et le mode de vie de
son petit ami ? Quelle naïveté ! Bien trop tard, elle avait compris ce qui se
cachait derrière l’apparente philanthropie de Barry. Une absence totale de
moralité et un mépris des autres à toute épreuve.
A présent, elle devait lutter pour se sortir de la situation dans laquelle elle
s’était mise en faisant confiance à un homme qu’elle aurait dû fuir. Comment
avait-elle pu croire à cette mascarade de fondation ? Il s’était bien moqué d’elle
en prétendant que les soirées de gala qu’il organisait étaient destinées à collecter
de l’argent auprès de riches donateurs pour le reverser à des associations
caritatives. En réalité, il avait trompé tout le monde et avait gardé pour lui ces
sommes astronomiques en les mettant à l’abri sur un compte en Suisse. Ces
derniers mois lui avaient prouvé que, malgré ce qu’elle avait voulu croire en
s’inventant une grande destinée, elle n’était rien d’autre qu’une fille de la
campagne crédule.
Au moins, cette expérience lui avait servi de leçon. Elle était débarrassée de
ses œillères à présent.
Comme elle apercevait une fois de plus les baisers du couple énamouré, elle
serra de nouveau les paupières et se concentra sur la chanson qui passait. Elle
devait rassembler ses forces et aller au bout de ce week-end. Après cela
seulement, elle pourrait penser à son avenir. Sa mission était claire : elle devait
identifier le banquier véreux de son ex-petit ami lors de la grande soirée qui
devait avoir lieu le soir-même à Chicago. Une fois qu’elle aurait donné son
signalement à Interpol, tout ce réseau de blanchiment d’argent pourrait être
démantelé et elle retrouverait son poste à Washington.
Elle avait tellement hâte de retrouver l’estime de son patron. Enfin, de retour
au travail, elle pourrait de nouveau organiser les grandes soirées dont elle avait
rêvé quand elle avait commencé sa carrière professionnelle. Les galas qu’elle
allait orchestrer seraient détaillés dans les pages mondaines des journaux, et
Barry n’aurait plus que ses yeux pour pleurer quand il lirait en prison le récit de
ses succès.
C’était tout ce qu’il méritait.
Les larmes aux yeux, elle respira profondément pour retrouver son sang-
froid. Elle ne devait pas accorder ce pouvoir à Barry. Il appartenait à son passé,
elle devait aller de l’avant désormais.
Elle sursauta en sentant une main se poser sur son épaule. Otant un écouteur
et ouvrant les yeux, la première chose qu’elle vit fut un costume. Un costume de
marque, à n’en pas douter.
— Pardon, mademoiselle, je crois que vous êtes assise à ma place.
La voix profonde et chaude qu’elle entendit lui fit lever les yeux. La lumière
venait de derrière l’homme qui se tenait à côté d’elle, si bien qu’elle distinguait
mal son visage. Elle voyait seulement les mèches brunes qui retombaient sur ses
oreilles et sur le col de sa chemise. Elle avait pris l’habitude de fréquenter des
gens fortunés et bien habillés, mais jamais elle n’avait vu un homme ayant autant
d’allure que celui qui venait de s’adresser à elle.
Pour lui dire qu’elle était installée sur son siège.
Elle fit mine de regarder son billet avec surprise, même si elle savait déjà
quel numéro figurait dessus. Elle avait horreur d’être assise côté couloir et avait
espéré ardemment que le siège voisin du sien serait libre.
— Oh ! je vous demande pardon. Vous avez raison.
— Vous savez quoi ? l’interpella-t-il en posant la main sur le dossier du
siège vide. Si vous préférez le hublot, ça ne me pose aucun problème. Je vais
m’asseoir ici.
— Mais je ne voudrais pas m’imposer.
— Non, vraiment, insista-t-il en rangeant sa mallette dans le coffre
supérieur. Ça ne me dérange pas du tout.
C’est alors qu’il se tourna vers elle, lui révélant les traits de son visage. Un
visage merveilleusement viril et harmonieux, éclairé par une paire d’yeux verts
qui lui firent oublier l’espace d’un instant l’étreinte des jeunes mariés dont
l’ardeur avait redoublé. Il devait avoir une trentaine d’années, et lorsqu’il lui
sourit, elle se sentit fondre sous l’effet de son charme.
Comme elle l’observait à la dérobée, elle eut soudain l’impression de l’avoir
déjà vu. Mais où avaient-ils bien pu se croiser ? Sans doute à l’une des soirées
auxquelles elle avait participé à Washington. Néanmoins, si elle l’avait vraiment
vu, c’était forcément de loin ; sinon elle aurait été incapable de l’oublier.
Il boucla sa ceinture au moment où l’avion commençait à rouler sur le
tarmac.
— Vous n’aimez pas prendre l’avion, lâcha-t-il avec un demi-sourire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Vous voulez être à côté du hublot mais vous avez baissé le store. Vous
avez déjà allumé la radio. Et vous êtes agrippée à l’accoudoir comme à une
bouée de sauvetage.
Il n’était pas seulement séduisant. Il était aussi très observateur.
Mieux valait prétendre qu’elle avait peur de l’avion plutôt que lui faire le
récit embarrassant de ses erreurs.
— Bravo. Vous m’avez démasquée.
D’un signe de tête, elle désigna les jeunes mariés qui paraissaient avoir
complètement oublié qu’ils se trouvaient dans un lieu public.
— Et ces tourtereaux ne font rien pour rendre les choses plus agréables.
Son sourire se changea en une expression de contrariété.
— Je vais faire venir une hôtesse.
Comme il levait la main pour appuyer sur le bouton d’appel, elle toucha son
poignet pour le retenir. C’est alors qu’elle sentit comme un courant électrique la
traverser. Ce ne pouvait être que de l’électricité statique, décida-t-elle. A mois
que ce frisson soit dû à l’attirance qu’elle avait déjà pour lui ?
Elle se hâta de croiser les bras.
— Ce n’est pas la peine, dit-elle d’une voix précipitée. L’hôtesse est en train
de donner les consignes de sécurité. D’ailleurs, elle a l’air très mécontente que
nous parlions en même temps qu’elle, ajouta-t-elle en remarquant le regard noir
qu’elle leur lançait.
Il se pencha vers elle pour chuchoter à son oreille.
— Sinon, je pourrais donner des coups de pied dans le dossier de leur siège
jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils ne sont pas invisibles, et que leur
conduite est très déplacée.
Ce qu’elle ne pouvait pas lui dire, c’était que depuis qu’il était arrivé, elle ne
prêtait plus la moindre attention au couple qui l’avait tellement dérangée jusque-
là. En vérité, elle ne pouvait détacher le regard des yeux verts qui la fixaient
avec un intérêt non déguisé. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir flattée
d’avoir attiré l’attention d’un homme aussi séduisant.
— Nous devrions pouvoir faire avec, dit-elle.
— Sans doute.
— Même si, très franchement, je trouve injuste que l’hôtesse soit en colère
après nous et non après eux.
— Ils célèbrent peut-être leur anniversaire.
Elle laissa échapper un rire de dérision.
— Cynique ? demanda-t-il.
— Parce que vous voulez me persuader que vous croyez aux idylles
débordantes de romantisme ? Ne le prenez pas comme une critique, mais vous
m’avez plutôt l’air d’un dragueur, ajouta-t-elle en détaillant son costume sur
mesure et son sourire au charme enjôleur.
A peine avait-elle prononcé ces mots qu’elle les regretta. Ne s’était-elle pas
montrée grossière ?
Il se contenta de rire doucement en posant la main sur son cœur.
— Vous avez une très mauvaise opinion de moi, dit-il sur un ton tragique. Je
suis blessé au plus profond.
Elle ne put s’empêcher de rire, mais bientôt son rire s’envola sous l’effet du
regard intense qu’il fixait sur elle.
— Nous avons décollé, lui fit-il observer en désignant le hublot. Vous
pouvez relever le store et vous détendre.
Se détendre ? Ah oui, songea-t-elle en se rappelant l’excuse qu’il lui avait
lui-même fournie pour expliquer sa nervosité. Mais elle avait une préoccupation
bien plus grave que ce voyage en avion, hélas. Son ex-petit ami, qu’elle espérait
contribuer à mettre en prison avec son témoignage. Si elle ne se faisait pas
éliminer avant d’avoir identifié son complice à Chicago, se dit-elle en
frémissant.
Elle défit sa ceinture et laissa échapper un soupir.
— Je vous remercie, monsieur…
— Troy, l’interrompit-il en lui tendant la main. Je m’appelle Troy, je viens
de Virginie.
— Hillary, se présenta-t-elle à son tour. De Washington.
Se préparant à recevoir une nouvelle charge d’électricité statique, elle serra
les doigts autour des siens. Une fois de plus, un délicieux frisson lui parcourut le
bras et tout le corps. Sa résolution de garder ses distances avec les hommes était-
elle donc vaine ? Non, décida-t-elle. Mais elle pouvait s’autoriser une rencontre
agréable, aussi brève soit-elle.
Elle se sentait si différente depuis quelque temps. Barry avait fait de la fille
de ferme une femme cynique et méfiante de tous ceux qui l’approchaient. Il
l’avait rendue si paranoïaque, qu’elle en venait à se poser des questions sur les
intentions d’un charmant jeune homme qui voulait seulement s’amuser un peu
pendant un trajet en avion.
Non, il n’y avait aucun mal à profiter d’une compagnie aussi inattendue que
plaisante. D’autant que, grâce à Troy, elle avait réussi à se détendre. A oublier
l’espace d’un instant l’appréhension que lui causait la perspective de ce gala de
charité à Chicago et de la mission qu’il impliquait pour elle. Le complice qu’elle
devait identifier avait une telle habileté à échapper aux caméras et aux objectifs,
que très peu de gens savaient à quoi il ressemblait. Elle-même ne l’avait vu que
deux fois, un jour chez Barry lorsqu’elle était venue sans le prévenir, une autre
fois à son bureau. Risquait-il de la reconnaître ? Cette seule pensée fit battre son
cœur à tout rompre.
Décidément, elle avait besoin d’une distraction si elle voulait espérer
retrouver son calme.
— Alors, Troy, commença-t-elle d’un ton détaché, puis-je vous demander ce
qui vous appelle à Chicago ?

Troy avait reconnu Hillary Wright à l’instant où il était monté à bord. La


photo que lui avait fournie Interpol était fidèle jusqu’aux taches de rousseur sur
son nez et aux reflets blonds de ses cheveux flamboyants.
En revanche, ce qu’il n’avait pas vu avant aujourd’hui était sa silhouette
sublime. Elle était grande et mince, et la courbe de ses formes délicieusement
féminines formait un merveilleux contraste avec son charme innocent. Ce
naturel n’était pas sans le déconcerter du reste, tant les femmes qu’il avait
l’habitude de fréquenter en étaient dépourvues. Mais rien ne lui plaisait
davantage que de découvrir l’inconnu.
C’était pour cette raison qu’il avait décidé de prendre cet avion plutôt que de
se conformer au plan des agents de la CIA, qui travaillaient conjointement avec
ceux de la branche américaine d’Interpol. Il avait voulu faire connaissance avec
Hillary au moment où elle n’était pas sur ses gardes, afin de la voir telle qu’elle
était réellement.
Par chance, ce siège à côté du hublot avait été disponible, lui offrant
l’occasion de se frayer un chemin jusqu’à elle et d’improviser ce petit mensonge.
Et elle n’avait pas douté un seul instant de sa sincérité.
Décidément, sa naïveté n’avait d’égal que son charme, songea-t-il en
l’observant. La photo qu’il avait vue l’avait préparé à rencontrer une jolie
femme, mais il n’avait pas imaginé qu’elle pouvait être aussi sexy.
Pourquoi diable l’avait-on entraînée dans cette aventure ? Sa place n’était
pas à bord de cet avion, et encore moins dans la fosse aux serpents qui l’attendait
à Chicago. Elle était une proie beaucoup trop facile.
Si seulement ils l’avaient écouté et l’avaient laissé se charger sans elle de
cette identification… Mais ils avaient tenu à ce qu’elle soit présente pour donner
sa confirmation. Il était pourtant évident qu’elle n’avait pas les épaules pour
affronter les requins qui seraient présents au gala, ces hommes dépourvus de
toute morale qui organisaient de faux dîners de bienfaisance afin de s’enrichir.
— Troy ? l’interpella-t-elle en agitant la main devant ses yeux. Vous ne
voulez pas me dire ce qui vous appelle à Chicago ?
— Un voyage d’affaires.
Il ne mentait pas.
— Je travaille dans l’informatique, poursuivit-il, sans déformer davantage la
vérité.
Il n’avait nul besoin de lui en dire davantage pour l’instant. Elle le reverrait
bien assez tôt, après leur atterrissage à Chicago, pour découvrir qui il était
réellement. Elle risquait de mal le prendre. Tout le monde le jugeait d’après son
passé ou d’après sa fortune ; il n’y avait aucune raison pour qu’elle réagisse
différemment.
— Et vous, qu’est-ce qui vous appelle à Chicago ? lui demanda-t-il, même
s’il connaissait déjà la réponse.
— Un gala de bienfaisance. Je travaille pour une agence d’organisation
d’événements, et, euh… Mon patron m’envoie pour déguster la cuisine du
traiteur qui se chargera de cette soirée.
Elle faisait une bien piètre menteuse. Même s’il n’avait pas été au courant de
tous les tenants et les aboutissants de son voyage, il aurait senti qu’elle
improvisait un faux prétexte.
— Un traiteur. A Chicago. Et vous travaillez à Washington. Vous offrez vos
services aux lobbyistes ?
— Je suis spécialisée dans l’organisation de galas de charité, non de
campagnes politiques. Je n’avais pas prévu d’aller à Chicago, seulement, eh
bien, disons que j’élargis mon panel de fournisseurs. C’est un événement très
important qui doit se dérouler là-bas. La première soirée aura lieu vendredi soir
et l’événement se poursuivra jusqu’à dimanche après-midi. Puis… Pardon,
s’interrompit-elle, je vous ennuie avec tous ces détails.
— Votre spécialité est donc d’entretenir la bonne conscience des riches
célébrités, conclut-il en souriant.
— Vous pouvez penser ce que vous voulez, rétorqua-t-elle sèchement. Je
n’ai pas besoin de votre approbation.
Il ne pouvait qu’applaudir cette indépendance d’esprit. D’autant que la lueur
de révolte qui brillait à cet instant dans ses yeux la rendait encore plus belle.
Il rencontrait rarement des personnes douées d’un tel caractère. Et il était
bien placé pour savoir que cela pouvait attirer beaucoup d’ennuis. Il se rappelait
comme si c’était hier les instructions que lui avait données le juge, dix-sept ans
plus tôt, à l’issue de son jugement. Et il avait dû aller chercher au fond de lui la
force nécessaire pour s’assagir et se mettre au travail. Néanmoins, il ne pouvait
que reconnaître les bienfaits inattendus que lui avait apportés le lycée militaire.
Il y avait trouvé des amis, mais aussi un nouveau modèle de vie. Il avait appris à
jouer selon les règles. Progressivement, il avait regagné son droit d’accéder à
internet et avait créé une entreprise de jeux vidéo qui lui avait rapporté une
fortune trois fois plus colossale que celle que son père surdiplômé avait acquise
en une vie entière.
Mais ce droit, c’était au prix de sa liberté qu’il l’avait retrouvé. Pendant des
années, le FBI, conscient sans doute de l’adrénaline à laquelle il avait pris goût
en s’introduisant dans le système interne du ministère de la Défense, avait
surveillé ses moindres mouvements sur la Toile. Ce sentiment de pouvoir avait
une saveur beaucoup trop exceptionnelle pour qu’il ait la force d’y renoncer,
c’est pourquoi il n’avait pas pu refuser l’offre alléchante qu’il avait reçue à vingt
et un ans. S’il voulait goûter de nouveau à cette délicieuse toute-puissance, lui
avait-on dit, ce n’était pas une chose impossible. Il lui suffisait d’offrir de temps
à autre ses services à Interpol.
A l’époque, le fait d’aider les autorités l’avait irrité, même si cela lui
permettait de faire ce qu’il aimait le plus. Mais aujourd’hui, onze ans plus tard, il
s’était accommodé de cet arrangement. Il ressentait même une certaine
satisfaction à l’idée d’être l’homme que l’on appelait en renfort pour résoudre
des enquêtes internationales.
Si ses collaborations avec Interpol avaient été occasionnelles les premiers
temps, elles étaient devenues de plus en plus fréquentes au cours des années. Sa
fortune lui donnant accès aux cercles les plus fermés de la société, ses contacts
étaient devenus aussi utiles que ses compétences dans le domaine des nouvelles
technologies aux yeux des autorités. Il faisait désormais partie d’une petite
catégorie d’agents indépendants.
Néanmoins, il agissait dans l’ombre la plupart du temps, et il était rare qu’il
soit appelé pour participer à un événement mondain comme celui-ci. Il ne devait
pas abuser de sa couverture.
Si seulement autant de précautions avaient été prises cette fois-ci avec
Hillary Wright. Comment les agents d’Interpol et de la CIA pouvaient-ils avoir
l’imprudence de l’envoyer dans les griffes du loup pour cette opération
conjointe ? Elle ne parviendrait pas à jouer la comédie pendant tout le week-end.
Elle n’était pas faite pour se fondre dans la foule.
Il l’avait deviné à la seconde où il avait lu son profil, et pourtant les
organisateurs de cette identification ne s’étaient rendu compte de rien. A quoi
bon avoir proclamé qu’il était doué d’une intelligence hors du commun si c’était
pour ne pas l’écouter lorsqu’il donnait son avis ? Ils ne lui avaient laissé d’autre
choix que de monter à bord de cet avion pour la rencontrer et avoir la
confirmation de son pressentiment. Il ne se trompait jamais. Il n’allait pas la
quitter d’une semelle au cours de ce week-end ; c’était la seule façon de
s’assurer qu’elle ne ferait pas échouer l’opération.
Ce qu’il découvrait à présent, c’était que rester auprès d’elle pendant trois
jours serait loin d’être une corvée.
C’était la première fois depuis des années qu’il ne s’ennuyait pas. Cette
femme l’intriguait, et pour une fois qu’une véritable énigme se présentait à lui, il
comptait bien profiter de ce voyage pour s’amuser à la percer à jour. Il savait
qu’elle se renfermerait dès l’instant où elle découvrirait son identité et ferait le
lien avec sa mauvaise réputation. Elle ne connaîtrait sans doute jamais le vrai
motif de sa collaboration dans ce coup monté, et même s’il venait de la
rencontrer il savait qu’Hillary Wright avait toutes les raisons de fuir un homme
tel que lui. Après ce qu’elle venait de vivre, elle devait avoir bien trop peur de se
laisser piéger une deuxième fois par un homme pour se jeter dans les bras d’un
délinquant notoire.
Cependant, rien ne pourrait l’empêcher de se tenir à ses côtés pendant les
trois jours à venir. Qu’elle le veuille ou non, elle aurait besoin de lui pour arriver
au bout de ce week-end.

Une hôtesse de l’air s’approcha de Troy et Hillary et leur adressa un sourire


étincelant.
— Puis-je vous proposer une autre boisson ? Un verre de vin ? Un cocktail ?
Ces quelques mots suffirent à assombrir l’humeur d’Hillary. La simple
évocation de l’alcool réveillait ses plus mauvais souvenirs.
— Non, merci, répondit-elle.
— Rien pour moi non plus, merci, ajouta Troy avant de se retourner vers
Hillary. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas un verre de vin ou autre chose ?
Beaucoup de gens boivent en avion pour surmonter leur peur.
— Je ne bois pas d’alcool.
— Jamais ?
Elle craignait bien trop de tomber dans la même spirale que sa mère, qui
avait passé sa vie entre son foyer et les centres de désintoxication. Chaque séjour
avait fait espérer à son père que c’était la dernière fois. Elle n’avait jamais guéri.
Rien de bon ne pouvait plus l’attendre là où elle avait passé son enfance,
tandis qu’elle pouvait espérer prendre sa vie en main à Washington. Elle ne
laisserait plus rien ni personne se mettre en travers de sa route. Ni l’alcool, ni un
homme, aussi charmant soit-il.
— Jamais, confirmat-elle. Je ne bois jamais.
— Je sens qu’il y a une raison bien précise à cela, dit-il tout en jouant avec
ses précieux boutons de manchette.
— En effet.
Sans compter que son parfum délicieusement masculin était bien assez
enivrant…
— Mais vous n’en direz pas plus, c’est ça ?
— Pas à un inconnu.
Elle était devenue experte dans l’art de dissimuler les secrets de famille, de
donner l’impression aux autres que tout était normal chez elle. Tout lui paraissait
facile dans son métier en comparaison des subterfuges qu’elle avait dû trouver
par le passé pour sauver les apparences.
Sans doute avait-elle l’air d’une jeune fille naïve aux yeux de certains, mais
son expérience de la vie était bien plus rude que celle de la plupart des femmes
sophistiquées qu’elle avait rencontrées à Washington.
Pour ce qui était de Troy, elle ne parvenait toujours pas à cerner sa
personnalité alors qu’elle parlait depuis une heure avec lui. Tout ce qu’elle avait
compris, c’était qu’il ne ressemblait en rien à l’idée qu’elle s’était faite de lui
quand il lui avait adressé pour la première fois son sourire irrésistible de mauvais
garçon. Ils avaient abordé mille sujets pendant le trajet et avaient découvert
qu’ils avaient en commun le goût du jazz et des films d’horreur les plus
invraisemblables. Il était étonnamment cultivé et avait révélé un sens de
l’humour qui ne faisait qu’ajouter à son charme naturel. Elle était tout aussi
flattée de l’intérêt qu’elle avait lu dans ses yeux que de la retenue dont il avait
fait preuve. Aucune de ses paroles ne l’avait offensée ou même dérangée, bien
au contraire.
Comme le silence se prolongeait, il la regarda avec attention.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-il.
— Vous ne me draguez pas.
Il la scruta avec stupéfaction avant d’esquisser de nouveau son sourire
séducteur.
— Je peux y remédier si vous voulez.
— Pas spécialement. C’est très bien comme ça.
Elle s’adossa au fond de son siège et l’observa sans bouger. Il allait bien
cesser de sourire quand il se rendrait compte que son petit jeu ne lui faisait rien.
Mais n’avait-il vraiment aucun effet sur elle ? Jamais elle ne s’était sentie attirée
par un homme tel que lui, avec des cheveux trop longs et trois petites cicatrices
sur le menton, l’arcade sourcilière et le front. Un homme qui semblait avoir
tendance à s’attirer des ennuis.
Mais avait-elle eu raison de se fier aux bonnes manières et à la coiffure
impeccable de Barry ? Son allure irréprochable avait masqué une nature si
fourbe !
Troy fixa sur elle son regard intense, la forçant à abandonner le fil de ses
pensées.
— Vous ne vous amusez pas très souvent, je me trompe ?
Mais qui avait le temps de s’amuser ? Pas elle en tout cas. Elle avait passé
les trois dernières années à se démener pour transformer sa vie, à se reconstruire
loin des bavardages médisants de sa petite ville natale, dont tous les habitants
savaient que sa mère était une alcoolique notoire. Barry avait terni sa réputation
avec ses transactions frauduleuses, et tant qu’elle n’aurait pas prouvé qu’il
l’avait bernée elle aussi, les gens continueraient à croire qu’elle avait été sa
complice. Personne ne lui ferait confiance.
A commencer par son patron.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis une rabat-joie ?
— Je n’ai pas dit que vous étiez une rabat-joie. Mais je pense que vous êtes
un bourreau de travail. La pochette que je vois devant vous est pleine de
documents administratifs, je n’aperçois ni livre ni magazine. Et cette manie que
vous avez de porter vos jolis doigts à votre bouche pour les mordiller est sans
aucun doute un signe de stress.
Elle avait essayé de trouver l’équilibre entre sa carrière et une relation
sentimentale. Cela ne lui avait pas réussi, loin de là. Si elle n’avait pas été aussi
accaparée par son travail, elle se serait rendu compte que Barry se servait d’elle
pour approcher ses clients et profiter de leur fortune.
— Non, Troy. J’aime mon travail, c’est tout.
Et si elle voulait le garder, elle n’avait pas le droit d’échouer dans sa
mission. Elle devait prouver qu’elle était en total désaccord avec ce qu’avait fait
Barry et qu’elle ne demandait qu’à le faire arrêter. C’était la seule façon pour
elle de retrouver la confiance de son patron et des clients de son agence.
— Pas vous ? demanda-t-elle.
Il lui avait dit qu’il travaillait dans l’informatique, mais elle se rendait
compte à présent qu’ils avaient surtout parlé d’elle et qu’il avait évité de donner
le moindre détail sur lui. Or ils n’allaient pas tarder à atterrir.
— J’aime bien mon travail, mais j’aime aussi les vacances. Dites-moi, si
vous n’alliez pas à Chicago pour des raisons professionnelles mais que vous
pouviez vous envoler de là pour n’importe quel endroit sur terre, où iriez-vous ?
— A l’étranger.
Une fois de plus, il s’était arrangé pour détourner la conversation de lui.
— C’est vaste.
— Je fermerais les yeux et je pointerais un pays au hasard sur une carte. Un
pays lointain.
— Ah, fuir. Fuir aussi loin que possible. Je vous comprends. Quand j’étais
en pension, je rêvais de voyager, de traverser de grands espaces sans être arrêté
par la moindre clôture.
En pension ? Enfin, elle apprenait quelque chose sur lui. Quelque chose de
fort dépaysant pour elle, qui avait dû subir l’ambiance de son foyer et les regards
du voisinage pendant toute son adolescence.
— N’est-ce pas le principe des vacances, justement ? Faire quelque chose
qui nous arrache à notre routine. Vous rêviez de grands espaces parce que vous
étiez cloîtré entre les murs de votre pensionnat.
— Vous avez raison.
Son sourire se fit plus crispé durant une fraction de seconde. Mais son
expression détachée réapparut aussitôt.
— D’où êtes-vous originaire ? lui demanda-t-il. J’ai besoin de le savoir pour
me faire une idée de ce que pouvait être votre routine, avant d’organiser notre
escapade.
Notre escapade ?
— Imaginaire, bien sûr, compléta-t-elle en souriant.
— Imaginaire ? Voyons, vous nous empêchez de rêver !
— C’est vrai, pardon.
A vrai dire, elle ne demandait qu’à se laisser entraîner dans son rêve, et
c’était bien ce qui l’inquiétait.
— Je viens du Vermont, d’une petite ville totalement insignifiante. Ma vie a
considérablement changé quand je me suis installée à Washington. Et
maintenant, je vais découvrir Chicago.
— Cela n’a pas l’air de vous réjouir.
Décidément, il lisait de plus en plus facilement en elle. Il était temps qu’elle
remette de la distance entre eux et qu’elle détourne son attention. Elle ne pouvait
pas se permettre qu’il découvre la vérité sur sa mission.
— J’ai peur de l’avion, vous le savez bien. Et nous sommes presque arrivés,
vous devriez être en train de me demander mon numéro de téléphone.
— Vous me le donneriez ?
— Non, répondit-elle tout en essayant de se convaincre elle-même. Je ne
suis pas d’humeur à sortir en ce moment. Donc vous pouvez arrêter de me faire
du charme.
— Un homme n’a pas le droit de se montrer agréable avec vous sans avoir
d’autre intention que d’engager la conversation ?
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— C’était vraiment tout ce que vous aviez à l’esprit ?
Avec un mouvement de recul, il sourit et la regarda avec respect.
— D’accord, c’est vrai. J’ai envie de vous demander votre numéro de
téléphone. Parce que je suis célibataire, au cas où vous vous poseriez la question.
Mais puisque vous avez clairement repoussé mes avances, je vais essayer de me
remettre en profitant des quelques instants qu’il me reste à passer avec vous.
Sa légèreté et son autodérision ne lassaient pas de la faire fondre. Jamais elle
n’avait rencontré un homme doté d’autant d’humour et de charme.
— Est-ce que vous préparez vos répliques à l’avance ? Ou êtes-vous
simplement doué pour l’improvisation ? répliqua-t-elle en riant.
— Vous êtes une femme intelligente. Je vous fais confiance pour trouver
vous-même la réponse.
Il avait vraiment réponse à tout.
— Vous me faites rire.
— Et vous, vous m’enchantez. Ce fut un grand plaisir de passer ce voyage à
côté de vous.
Ils avaient donc déjà atterri ? Elle regarda avec surprise autour d’elle avec
l’impression de se réveiller en sursaut. Déjà, les passagers se levaient de leur
siège et récupéraient leurs bagages à main. L’avion s’était arrêté.
Troy se leva et prit dans le coffre la petite valise noire qu’elle avait emportée
pour tout bagage.
— C’est la vôtre ? lui demanda-t-il.
— Comment le savez-vous ?
Il tapota la petite étiquette qui était accrochée à la poignée et représentait une
vache laitière.
— Le Vermont est l’Etat où il y a le plus de vaches par rapport à la
population.
— En effet.
Elle se leva à son tour et se trouva soudain tout près de lui. Bousculée par les
passagers qui se pressaient vers la sortie, elle frôla malgré elle son torse puissant
et fut de nouveau parcourue par un long frisson. Comment aurait-elle pu rester
de marbre au contact d’un homme aussi séduisant, aussi sensuel ? Son regard, sa
voix, son parfum, tout en lui produisait sur ses sens un effet qu’elle ne pouvait
pas contrôler.
— Hillary, je vous souhaite un bon séjour à Chicago.
Elle dut prendre sur elle pour ne pas saisir sa cravate et l’attirer contre elle.
C’est alors que la voix de l’hôtesse résonna dans les haut-parleurs.
— Les passagers sont priés de bien vouloir regagner leur siège. Le
débarquement va être retardé de quelques minutes.
Hillary se rassit si brusquement qu’elle manqua se cogner la tête. Troy, lui,
s’installa tranquillement, sans avoir l’air de prêter la moindre attention à
l’étrangeté de la situation. Elle avait pourtant relevé le store pour voir ce qui se
passait, et constatait maintenant que l’escalier avait été sorti et que l’avion était
arrêté juste devant le terminal. A quelques pas de là était garé un gros 4x4 orné
d’un insigne qu’elle ne put identifier, d’où sortirent deux hommes en costume et
lunettes noires. Ils rejoignirent l’escalier à grandes enjambées et montèrent à
bord de l’appareil.
Le premier fit un signe de tête à l’hôtesse.
— Merci, madame. Nous ne serons pas longs.
Leur air sévère était pour le moins crispant. Même si elle n’avait pas dit la
vérité à Troy en le laissant croire qu’elle avait peur de l’avion, elle se sentait de
moins en moins rassurée.
A juste titre. Avançant dans l’allée centrale, les deux hommes s’arrêtèrent en
arrivant à sa rangée.
— Troy Donovan ?
Son cœur cessa de battre lorsqu’elle entendit ce nom. Non, ce ne pouvait pas
être lui. Il devait y avoir une erreur.
— Oui, c’est bien moi. Y a-t-il un problème, messieurs ?
Troy Donovan. C’était donc bien à côté de lui qu’elle avait passé ce trajet, à
discuter en toute insouciance. Voilà pourquoi son visage lui avait paru familier ;
elle l’avait vu en photo dans la presse à l’occasion de ses frasques à répétition !
— Monsieur Donovan, je vous prie de bien vouloir vous lever.
Il lança à Hillary un regard contrit avant de se tourner vers l’agent et d’obéir
à ses instructions.
— Nous aurions pu nous retrouver tranquillement à la sortie, vous ne croyez
pas ?
— C’est mieux ainsi. Nous ne voulons pas faire attendre le colonel.
— Bien sûr. Personne ne voudrait incommoder le colonel.
Elle le vit serrer les poings tandis que les deux hommes récupéraient sa
valise et déposaient sur sa tête un élégant chapeau en feutre. Si elle l’avait vu
avec cet accessoire, elle l’aurait reconnu aussitôt. C’était ainsi qu’il apparaissait
sur toutes les photos parues dans les journaux.
A Washington, il était célèbre pour avoir piraté le système informatique du
ministère de la Défense dix-sept ans plus tôt. Elle n’était âgée que de dix ans à
l’époque, mais avec les années, sa notoriété n’avait fait que se développer, au
point qu’un acte de piratage était aujourd’hui plus communément appelé un
« Donovan ». Il avait acquis un statut de star en faisant apparaître les failles du
système, mais surtout en dévoilant des actes de corruption. Certains le
défendaient en soutenant qu’il n’avait fait que pallier la faiblesse des enquêteurs
fédéraux. Mais les faits étaient bien là : il avait transgressé des lois d’importance
majeure. S’il avait été adulte à l’époque des faits, il aurait été condamné à une
peine de prison à perpétuité.
Au lieu de cela, il avait passé quelque temps dans un lycée militaire où
personne ne l’avait empêché de constituer une fortune qui se comptait en
milliards de dollars et dont il jouissait sans retenue, voyageant sans cesse et
dépensant sans limite.
Et c’était par le charme de cet homme qu’elle s’était fait leurrer. C’était avec
lui qu’elle avait passé un moment si agréable. N’avait-elle donc rien appris de sa
mésaventure avec Barry ?
Elle était venue ici pour tirer un trait sur son passé et non pour mettre son
avenir en péril, se rappela-t-elle, furieuse contre elle-même.
Les yeux fixés malgré elle sur la scène qui se déroulait devant elle, elle vit
Troy se pencher pour saisir sa valise. Mais à cet instant, l’un des deux hommes
sortit une paire de menottes.
Elle se figea.
— Est-ce vraiment nécessaire ? questionna Troy sans quitter son air détaché.
— Je le crains, répondit l’homme en les refermant autour de ses poignets.
Puis il se redressa et se plaça face à lui.
— Troy Donovan, vous êtes en état d’arrestation.
- 2 -

— Les menottes étaient-elles vraiment nécessaires ?


Levant ses mains entravées, Troy s’affala au fond de la banquette arrière du
véhicule blindé qui était venu le chercher à l’aéroport. Les deux hommes qui
l’avaient arrêté avaient pris place à l’avant. Le colonel John Salvatore, qui était
le proviseur de son ancien lycée mais surtout son mentor, était assis à côté de lui
et le regardait avec un air sarcastique. Il portait comme toujours un costume gris
et une cravate rouge, l’uniforme qu’il avait adopté depuis sa retraite de l’armée.
— Oui, Troy, elles sont de rigueur en effet. C’est la grande organisatrice de
cette soirée qui en a fait la demande. Pour son célibataire du soir, à savoir toi,
elle tient à mettre en scène une mise aux enchères aussi réussie que celle qui se
déroulait dans le roman qu’elle a lu dernièrement. Compte tenu de ton passé
houleux, elle a pensé que ces menottes seraient une parfaite entrée en matière et
feraient parler de l’événement. Je ne pouvais qu’approuver. Les photos de ton
arrestation qui paraîtront soigneront ta couverture et nous aideront à atteindre
nos objectifs par la même occasion.
Leurs objectifs. Leur accord. Voilà tout ce qui comptait à l’entendre. Cet
accord, il l’avait conclu à l’âge de vingt et un ans avec le colonel Salvatore, à sa
sortie de maison de redressement. Salvatore n’était pas seulement le directeur de
ce lycée bien particulier ; il travaillait aussi comme recruteur pour Interpol,
choisissant des personnalités aux compétences spécifiques et prêtes à les mettre
occasionnellement au service des autorités. Troy n’avait pas été le seul de sa
promotion à avoir été contacté. Tous les élèves de ce lycée militaire recevaient
une éducation qui leur permettait de se fondre dans divers milieux sociaux et
professionnels, y compris les plus prestigieux, ce qui représentait un atout pour
le gouvernement qui économisait ainsi l’élaboration de la couverture d’un agent
ordinaire.
Ces collaborateurs pouvaient être appelés de manière exceptionnelle ou
régulière, et avec le temps Troy avait compris la valeur inestimable de cet
arrangement. Salvatore lui offrait ce que personne ne lui avait offert avant lui.
Une chance de se racheter.
Bien sûr, à quinze ans, il n’avait pas éprouvé la moindre culpabilité pour ce
qu’il avait fait. Il avait au contraire eu la sensation de rendre justice. Mais
aujourd’hui, il était pleinement conscient des conséquences de ses agissements
inconsidérés. A cause de son acte de piratage, deux agents opérant à couvert
avaient été exposés et mis en danger, et par la suite ils n’avaient plus jamais pu
travailler sur le terrain.
Au lieu de communiquer à la presse ce qu’il avait découvert dans les
ordinateurs du ministère de la Défense, il aurait dû en faire part aux autorités.
Mais il avait eu besoin de flatter son égo et de mettre son père hors de lui. La
maturité lui avait appris à penser différemment et à se réjouir de l’occasion qui
lui était donnée de réparer ses erreurs passées.
D’autant qu’il ressentait tout autant d’adrénaline en mettant sa passion au
service du gouvernement.
— Vous auriez pu attendre, dit-il en bougeant les mains à l’intérieur de ses
menottes. Ce n’était pas la peine de faire peur à Hillary Wright. Je pensais que
vous aviez besoin qu’elle soit aussi calme que possible.
Le regard déçu et même horrifié que lui avaient lancé ses grands yeux bleus
était resté gravé dans son esprit, tout comme la lumière de son sourire.
Salvatore passa la main sur son crâne tondu en soupirant.
— Si tu étais monté à bord de l’avion privé comme c’était prévu, rien de tout
cela ne serait arrivé. Cesse de te soucier de ce qu’Hillary Wright pense de toi. A
partir de lundi, tu n’entendras plus parler d’elle. Tu disposeras de nouveau de ton
temps en toute liberté, et avec un peu de chance je n’aurai pas besoin de te
rappeler avant un bon moment.
La perspective des années à venir n’inspirait à Troy que de l’ennui. Son
entreprise marchait pour ainsi dire toute seule désormais, et les onze mois
écoulés depuis sa dernière mission lui avaient paru interminables.
Malgré lui, il se remit à penser à Hillary Wright. Qu’allait-elle penser en le
revoyant ce week-end ? Elle avait déjà semblé tellement choquée en découvrant
son identité.
— Un célibataire mis aux enchères ? J’espère que cette dame n’espère pas
me faire défiler sur un podium.
— Depuis quand te soucies-tu des apparences ?
— Et vous, depuis quand vous servez-vous de personnes aussi innocentes
qu’Hillary ? riposta-t-il, sans comprendre d’où lui venait ce soudain instinct
protecteur.
Au moins, lorsqu’il la retrouverait à la soirée de gala, il aurait l’occasion de
lui expliquer la scène à laquelle elle avait assisté dans l’avion. Il lui dirait qu’il
avait été tenu au secret pour mieux servir l’événement, qu’il n’avait eu d’autre
choix que de lui cacher son identité et l’origine de cette fausse arrestation.
— Je croyais que vous étiez là pour sauver les enfants perdus.
— Si je suis là pour une chose, rétorqua Salvatore, c’est pour guider les gens
qui possèdent un potentiel mal exploité.
— Et pour les menotter, grommela Troy.
— Tu es de mauvaise humeur ? le taquina-t-il.
Troy leva les mains et les agita devant les yeux du colonel.
— Ne serait-il pas temps de m’enlever ces menottes ?
— C’est la maîtresse de cérémonie qui détient la clé.
— Vous plaisantez. Nous ne devons pas la retrouver avant des heures.
— Tu es bien le premier à croire que j’ai le sens de l’humour.
Troy laissa tomber les mains sur ses genoux en soupirant. Il n’avait plus qu’à
regarder par la vitre et admirer la traversée de Chicago. Il finirait de toute façon
par être libéré et, dès que ce serait fait, il irait retrouver Hillary pour lui parler.
En attendant, il devait se contenter de la compagnie de l’excentrique colonel
Salvatore. Troy avait pris l’habitude de le côtoyer, et pourtant son caractère ne
lassait pas de l’étonner. Bien sûr, il ne pouvait que reconnaître la qualité du
travail qu’il fournissait en assurant le lien entre Interpol et les agents
occasionnels qu’il avait lui-même recrutés, mais il le mettait hors de lui lorsqu’il
recommençait à le traiter comme un enfant. Si Troy ne demandait pas mieux que
d’utiliser sa position sociale pour se mettre rapidement en action quand les
autorités avaient besoin de lui, il était en revanche beaucoup moins enthousiaste
à l’idée de jouer les célibataires à vendre lors d’une soirée de gala. Entrer dans le
jeu des riches et des puissants qui utilisaient la charité comme prétexte pour
passer un week-end de fête ne l’enchantait pas du tout.
Il avait au moins compris une chose depuis un moment : Salvatore n’était
pas là seulement pour lui. Manifestement, il était aussi mandaté par la CIA pour
veiller sur Hillary.
— Colonel, je suis tout de même curieux de savoir pourquoi nous avons
besoin d’Hillary pour cette mission. Que sait-elle au juste ?
Plus il en saurait sur elle, plus il pourrait se montrer habile la prochaine fois
qu’il la verrait.
— Elle est ici pour identifier les contacts de son ex-petit ami. Et pour nous
prouver, à la CIA et à nous, qu’elle est aussi innocente qu’elle en a l’air.
Avait-il pu se tromper à son sujet ? Quoi qu’il en soit, cela n’enlevait
absolument rien au désir qu’elle avait éveillé en lui. Il n’arrivait pas encore à
comprendre comment il avait pu tomber ainsi sous le charme d’une femme qu’il
venait de rencontrer, mais il ne pouvait pas nier l’effet qu’elle produisait sur lui.
— Alors il s’agit seulement de la mettre à l’épreuve ?
D’un geste de la main, le colonel chassa son indignation.
— Tiens, en parlant d’Hillary Wright, commença-t-il en le scrutant avec un
regard soupçonneux, peux-tu m’expliquer ta petite manigance de tout à l’heure ?
Tu aurais pu voyager dans l’avion privé comme prévu, au lieu de faire le trajet
avec elle. J’ai dû annuler un déjeuner avec un ambassadeur pour venir te
chercher à temps.
— J’en suis infiniment confus.
Cette fois-ci, ce fut Salvatore qui soupira.
— Au fait, comment as-tu fait pour monter à bord de cet avion ?
— Vous êtes sérieux ? rétorqua Troy, provocant. Vous me posez la question
à moi, le garçon qui a piraté le système informatique de l’école et votre compte
en banque pour faire livrer des fleurs de votre part au professeur de latin ?
Le colonel laissa échapper un rire grave.
— Si je me souviens bien, cette histoire ne s’est pas très bien finie pour toi
puisque nous nous fréquentions déjà elle et moi et que je lui avais déjà envoyé
des fleurs. Elle n’a pas mis longtemps à deviner qui était l’auteur de cette farce.
— Mais les fleurs que j’avais choisies étaient plus belles. Des lis
Casablanca, si je ne me trompe pas.
— Et j’en ai tiré une leçon. Toi aussi, tu devrais accepter l’idée que tu peux
parfois apprendre des autres.
Salvatore avait fini par épouser la charmante enseignante, mais ils avaient
divorcé depuis.
— Tu n’es pas le seul à savoir te servir d’internet, tu sais.
Troy leva de nouveau ses mains menottées.
— Ces choses me donnent de l’urticaire. Elles me rappellent de mauvais
souvenirs.
Salvatore le toisa avec dépit.
— Je me demande bien pourquoi j’ai fait appel à toi.
— Parce que vous savez que vous pouvez me faire confiance. Je trouverai
l’homme que nous cherchons, que ce soit en chair et en os ou par le biais du
système de sécurité de l’hôtel. Je m’assurerai qu’il ne puisse pas échapper aux
caméras de surveillance cette fois. Nous traquerons les mouvements de ses
comptes en banque et nous l’arrêterons.
Il n’avait vu qu’une fois le malfaiteur en question, un mois plus tôt, peu de
temps avant l’arrestation de Barry Curtis. Si seulement les deux complices
avaient pu être pris en même temps…
— Mais vous ne pourrez pas m’empêcher de garder un œil sur Hillary
Wright, ajouta-t-il. Je suis obligé de veiller sur elle maintenant. Elle ne s’en
sortira pas toute seule au milieu de ces piranhas.
— Du moment que vous ne vous faites pas remarquer elle et toi, tu peux
bien faire ce que tu veux. Je te demande de faire preuve de discrétion, pour une
fois.
— Marché conclu. Une dernière chose tout de même, ajouta-t-il pour faire
oublier au colonel qu’il avait sans doute cédé un peu vite.
— Je te trouve bien audacieux aujourd’hui.
— Regardez dans ma serviette. J’ai apporté une copie d’Alpha Realms IV
pour John Junior. Il aura un mois pour s’entraîner à y jouer avant qu’il ne sorte
dans le commerce.
John Junior était le fils unique de Salvatore, un passionné de jeux vidéo.
— La corruption est un crime, dit-il, sans pour autant se priver d’ouvrir son
porte-documents. Quel service as-tu donc à me demander ?
— C’est seulement un cadeau pour votre fils de la part de mon entreprise.
Rien de plus.
— Que veux-tu ? insista-t-il.
— Je désapprouve l’implication d’Hillary Wright dans cette mission. Elle est
trop naïve et elle n’a aucune formation pour faire cela. Dès ce soir, après le
premier gala, il faut qu’elle rentre chez elle, à Washington. Cela n’aurait aucun
sens de la faire rester à Chicago tout le week-end.
Troy avait bel et bien l’intention de la revoir, mais il trouverait un moyen de
reprendre contact avec elle plus tard, loin de toute cette agitation.
— Elle n’est peut-être pas si innocente que tu le prétends, objecta Salvatore
en mettant le jeu vidéo dans sa sacoche. Elle était tout de même la petite amie de
Barry Curtis. Ce week-end est l’occasion pour elle de faire abandonner toute
charge contre elle, elle est obligée de faire ses preuves à présent.
— Si elle est coupable de quelque chose, c’est seulement d’avoir mal jugé
son compagnon.
Troy était certain de ce qu’il avançait. Ce qu’il ignorait en revanche, et à son
grand regret, c’était si elle avait encore des sentiments pour ce voleur.
Pourquoi diable se sentait-il aussi liée à une femme qu’il connaissait depuis
quelques heures seulement ? Peut-être était-ce sa naïveté, justement, qui lui
plaisait et le touchait. Une naïveté qu’il n’avait jamais eue.
— Tu lui fais vraiment confiance ?
— Oui, mais je crains qu’elle se trahisse par son manque d’expérience. Je ne
la quitterai pas d’une semelle ce soir, et dès demain matin je la mettrai dans un
avion.
Salvatore tapota son cartable en cuir noir.
— Tu devrais éviter de me contrarier, si tu veux que je parle au contrôleur
judiciaire de ton frère.
Devon avait bien plus qu’un problème de drogue. Il s’était ruiné et se
trouvait maintenant en prison pour avoir revendu de la drogue afin de financer sa
consommation de cocaïne. La dernière remarque du colonel n’était certes pas
très élégante, mais Troy garda son sang-froid et lui répondit d’une voix neutre.
— Faites ce que vous voulez. Il n’a pas besoin de moi.
— Comment dois-je interpréter ta réaction ? Est-ce de l’amour ou de la
rivalité entre frères ?
Troy dut contenir la colère qu’éveillait Salvatore en ravivant les blessures du
passé.
— Vous devriez dire au chauffeur d’avancer un peu plus vite, il est temps
que je me débarrasse de ces menottes pour m’enfuir. Sans quoi, vous allez être
obligé de m’aider.
— Ton humour laisse parfois à désirer, Donovan.
— Je ne plaisantais pas.
Il fixa sur Salvatore un regard impassible tandis que la voiture s’arrêtait
devant l’hôtel cinq étoiles. Le chauffeur descendit alors pour ouvrir à Troy, et le
colonel se tourna vers lui tout en saisissant la poignée de sa propre portière.
— Il est temps de passer à l’action, lança-t-il avec un sourire enthousiaste.

Debout dans l’ascenseur du Grand Hôtel de Chicago, Hillary se frottait


nerveusement les mains. Elle avait choisi de porter sa tenue de soirée préférée,
une robe bustier noire qui lui arrivait aux chevilles. Elle avait espéré qu’elle
l’aiderait à avoir de l’assurance, mais, hélas, c’était loin d’être le cas.
Machinalement, elle toucha du bout des doigts la barrette étincelante qui ornait
ses cheveux dénoués.
Déjà, l’angoisse s’était emparée d’elle depuis qu’elle avait été convoquée
par Interpol pour venir à Chicago ce week-end. Elle avait lutté pour mettre ses
idées en ordre, pour chercher au fond d’elle le calme dont elle avait besoin. Mais
voilà que toute la lucidité qu’elle croyait avoir acquise s’était envolée à bord de
cet avion, lorsqu’elle s’était laissé charmer par un homme dont elle connaissait
la réputation et qui n’avait pas tardé à se faire arrêter sous ses yeux. Cette scène
l’avait dévastée. Elle n’avait plus la moindre confiance en elle à présent.
Passer la nuit dans un hôtel aussi luxueux que celui-ci, au cœur d’une grande
ville, avait représenté un si grand rêve pour elle pendant des années. Enfant,
après avoir achevé ses tâches dans la ferme familiale, elle avait eu l’habitude de
se réfugier dans sa chambre pour fuir sa mère ivre et la dure réalité de son
existence. Là, pendant des heures, elle avait navigué sur internet à la recherche
d’un monde meilleur. Elle avait rêvé d’autres endroits où vivre, de lieux
empreints de confort et de grâce.
De buffets couverts de mets délicieux.
Le manque de nourriture lui avait inspiré de nombreuses envies culinaires.
Cherchant à combler sa solitude, elle avait appris des recettes et imaginé des
repas de fête en rêvant du jour où elle pourrait les réaliser.
Au moment de quitter le lycée, elle avait obtenu une bourse suffisante pour
mener de front des cursus d’hôtellerie et d’économie. Après l’obtention de son
diplôme, elle avait été engagée par une grande agence d’événementiel et elle se
rendait compte qu’elle avait beaucoup appris au cours des trois dernières années.
A présent, elle espérait pouvoir un jour créer sa propre entreprise. Elle voulait se
prendre en main, laisser à jamais derrière elle la petite fille seule et apeurée qui
n’osait jamais rien demander à sa mère alcoolique.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit et elle avança dans le vaste hall, à travers
lequel un chemin de bougies menait à la salle de réception. Elle aurait voulu être
en état d’admirer le somptueux décor qui l’entourait, mais son anxiété était bien
trop grande pour qu’elle puisse profiter de quoi que ce soit. Elle devait
seulement se concentrer sur ce qu’elle avait à faire pour arriver au bout de ce
week-end. Une fois qu’elle aurait identifié le complice de Barry, elle serait
libérée de toute poursuite, à défaut de pouvoir prouver qu’elle n’avait jamais été
au courant des escroqueries de Barry.
Arrivée devant l’hôte d’accueil, elle lui tendit son carton d’invitation. Les
flashes des appareils photo se mirent aussitôt à crépiter. A quelques pas d’elle,
elle ne tarda pas à reconnaître deux vedettes de cinéma, un chanteur d’opéra et
trois personnalités politiques. Elle avait eu à organiser des soirées prestigieuses
au cours de ses trois ans de carrière, mais elle devait reconnaître qu’aucune ne
pouvait rivaliser avec celle-ci. Les lustres en cristal reflétaient leur lumière sur le
marbre, et le haut des colonnes était orné de feuilles d’or. Sur la scène à laquelle
menait un tapis rouge, un violoniste et une harpiste étaient en train de jouer
devant des rangées de chaises qui se remplissaient peu à peu. Néanmoins, à en
juger par la présence d’autres instruments et d’un micro, la musique deviendrait
plus dansante au cours de la soirée.
C’était à des bourses d’études que devaient prétendument être consacrés les
deux mille dollars versés par chacun des participants à ce gala. Tout comme les
sommes collectées par Barry, et qu’il avait en fait pris soin de mettre à l’abri sur
un compte suisse pour son usage personnel.
La gorge serrée, elle toucha le petit porte-bonheur en argent fixé à son sac à
main. Représentant une vache miniature, il était là pour lui rappeler d’où elle
venait et ce qu’elle avait prévu d’accomplir.
Les hommes présents dans la salle revêtaient soit un costume, soit un
uniforme militaire, tandis que les femmes paradaient dans de longues robes de
couturiers et arboraient des parures de valeur inestimable. Au milieu de cette
assemblée, un homme se faisait remarquer par sa tenue faite d’un costume gris et
d’une cravate rouge. C’était son contact sur place.
Le colonel Salvatore.
C’était son avocat qui lui avait présenté cet homme. Elle avait seulement
compris qu’il travaillait pour les autorités internationales. A en croire les agents
de la CIA, elle pouvait compter sur lui pour assurer sa sécurité et superviser sa
mission à Chicago.
Il s’approcha d’elle et lui offrit son bras.
— Mademoiselle Wright, vous êtes en avance. Je vous aurais escortée
depuis votre chambre si j’avais su que vous étiez prête.
— J’avais hâte de commencer, dit-elle en passant la main autour de son bras.
J’espère que vous ne m’en voulez pas.
— Non, bien sûr. Je comprends.
Lentement, il fendit la foule et commença à faire le tour de la salle. Tout en
observant discrètement les gens qu’ils croisaient, Hillary repensa à la vente aux
enchères d’objets provenus de donations qui devait avoir lieu au cours de la
soirée. S’agissait-il là encore de blanchiment d’argent ? Elle commençait à se
demander si la générosité sincère existait encore en ce monde.
Salvatore avança entre les chaises et en désigna deux libres sur lesquelles
était inscrit son nom. Installés au cinquième rang, ils verraient parfaitement ce
qui se passait sans pour autant se faire remarquer. Ils avaient également une vue
imprenable sur les deux écrans sur lesquels étaient projetées les images des
prestigieux invités qui faisaient leur entrée.
Tandis qu’une dame montait sur scène pour annoncer le début des enchères,
Hillary regarda les écrans dans l’espoir de reconnaître les deux hommes dont
Barry lui avait parlé. Ceux qu’il avait appelés ses « associés » et dont il n’avait
jamais rien voulu lui dire.
Aurait-elle un jour la chance de pouvoir faire confiance à un homme ? Son
père n’avait jamais rien fait pour aider sa mère à arrêter de boire ou pour
protéger ses deux filles. Préférant détourner les yeux, il s’était réfugié dans le
travail aux champs. Pour Hillary, la seule façon de ne pas se sentir en danger
avait été de l’accompagner et de s’épuiser à la tâche en même temps que lui.
Au moins, les efforts qu’elle avait déployés dans son enfance lui avaient
appris à travailler dur en tant qu’adulte. Elle avait l’habitude d’affronter les
épreuves de la vie, et elle espérait que sa volonté finirait par lui apporter ce pour
quoi elle se battait.
Tandis que les voix s’élevaient autour d’elle pour proposer des enchères, elle
ne put s’empêcher de repenser à Troy Donovan et au moment de délicieuse
légèreté qu’elle avait passé avec lui à bord de l’avion. L’espace de quelques
instants, il lui avait donné l’impression que la vie était amusante et facile.
Seulement, tout cela n’avait été qu’un mensonge. L’homme avec qui elle
s’était plu à discuter était sans doute le moins fiable de tous. Elle devait se rendre
à l’évidence : tout le monde agissait avec des intentions cachées, et les actes
désintéressés étaient bien rares. Troy Donovan en était la preuve vivante.
— Et maintenant, annonça la maîtresse de cérémonie, avant que nous ne
nous lancions dans une nuit de danse éperdue, préparez-vous pour notre dernière
mise aux enchères. C’est une surprise, elle ne figure pas sur votre programme.
Faisant chanter le taffetas de sa robe dorée et levant une main couverte de
bagues, elle se tourna et désigna l’écran qui se trouvait le plus près d’elle.
— Je vous propose de jeter un œil aux informations de la journée qui
auraient pu vous échapper.
C’est alors que le visage de Troy Donovan apparut en gros plan à l’image.
Sentant son cœur bondir dans sa poitrine, Hillary serra les mains autour de
son sac jusqu’au moment où son petit porte-bonheur lui fit mal. Du coin de l’œil,
elle s’assura que le colonel n’avait pas remarqué sa panique soudaine. Il arborait
toujours le même air digne et détaché.
En regardant de nouveau l’écran plat, elle eut l’occasion de vivre dans le
moindre détail la suite de la scène à laquelle elle avait assisté quelques heures
plus tôt. Troy, les mains menottées, descendait de l’avion, la tête couverte de ce
chapeau qui lui donnait une allure tellement sexy. Puis il montait dans cette
grosse voiture qui semblait appartenir à une organisation officielle.
— Vous devez vous demander ce que tout cela a à voir avec notre présence
ici ce soir ? Eh bien voici la réponse.
Les lumières s’éteignirent et des murmures parcoururent la salle. Puis tout
d’un coup, un projecteur éclaira un rond au milieu de la scène.
Un cercle au centre duquel se tenait Troy Donovan.
Il avait échangé son costume contre un smoking, mais ses mains étaient
toujours menottées devant lui. Son foulard de soie blanc lui permettait de garder
son allure un peu excentrique dans cette tenue classique, et, à dire vrai, il était
encore plus séduisant que tout à l’heure. Elle se sentait tellement attirée par lui
qu’il lui était tout simplement impossible de détacher le regard de son corps
sublime.
— Eh oui, reprit la maîtresse de cérémonie en faisant danser ses lourdes
boucles d’oreilles en diamant. C’est un week-end en compagnie de Troy
Donovan que nous vous proposons. Alors mesdames, soyez généreuses. Il faut
payer la caution de ce turbulent garçon si vous voulez qu’il soit libre pour vous.
Les rires qui s’élevèrent ne firent rien pour égayer Hillary. Stupéfaite, elle
demeura immobile sur son siège, les mains agrippées à ses accoudoirs. Cette
arrestation n’avait donc été qu’une comédie, une vaste publicité pour cette
soirée ! Et dire qu’elle avait passé l’après-midi à penser à lui, qu’elle s’était
sentie triste de le savoir en prison en dépit de la colère qu’elle ressentait contre
lui…
A présent, elle bouillait de rage. Il avait dû deviner ce qu’elle avait pensé en
assistant à son arrestation, pourtant il n’avait rien dit pour la rassurer. Il n’avait
même pas pris la peine de se pencher vers elle pour lui murmurer un simple
« pardon » à l’oreille.
Malgré elle, elle était soulagée d’apprendre qu’il n’avait pas d’ennuis avec la
police. Mais elle ne pouvait pas oublier le tour qu’il lui avait joué, ni sa
réputation sulfureuse.
La découverte de cette mise en scène ne faisait en rien de lui un homme
innocent.
Evidemment, les enchères ne tardèrent pas à s’envoler. Les femmes tout
autant que les hommes luttaient pour gagner le droit de passer un week-end avec
lui. La somme de soixante-dix mille dollars fut dépassée, et finalement il ne resta
plus que trois enchérisseuses.
Celle qui menait à cet instant portait une longue robe moulante argentée et
une parure en saphir d’une brillance éclatante. Non loin d’elle, une jeune fille
avait déjà obtenu deux fois de son père la permission d’augmenter son enchère.
La troisième était une femme calme et discrète, vêtue d’une simple robe noire,
qui n’intervenait qu’occasionnellement pour rester dans le jeu.
Le père de l’étudiante finit par secouer la tête en signe de refus et indiqua
d’un geste à la maîtresse de cérémonie qu’il se retirait. Cela n’empêcha pas les
enchères de continuer à monter de dix mille dollars encore. Le cynisme de la
situation fit frissonner Hillary lorsqu’elle songea aux enfants défavorisés qui
allaient bénéficier de cette somme astronomique. Les convives présents ce soir
pouvaient dépenser leur argent sans compter, et ils semblaient se servir de la
misère des autres pour s’amuser. Ne pouvaient-ils pas se contenter de faire un
chèque à une association ? L’argent dépensé pour l’organisation du week-end
aurait aussi bien pu être ajouté à leurs dons.
Bien sûr, si les choses s’étaient passées ainsi, elle aurait été privée de son
travail. Et après tout, qui était-elle pour porter un jugement sur tous ces gens ? Et
sur Troy ?
Comme elle aurait voulu avoir la force de détacher les yeux de son sourire
irrésistible… Mais c’était plus fort qu’elle. Il l’attirait plus qu’elle n’aurait su le
dire, malgré tout ce qu’elle se répétait pour ne pas oublier qui il était.
Curieuse, elle se surprit à essayer de deviner laquelle de ces deux femmes
avait le moins de chances de lui plaire. Bien sûr, elle ne savait presque rien de
lui, mais quelque chose lui disait que la femme à l’allure tapageuse n’avait pas
les atouts pour le séduire. D’autant qu’elle portait une alliance.
Mais qu’en était-il de l’enchérisseuse plus discrète ? C’était sans doute la
seule femme de toute l’assemblée dont elle ne se sentait pas très différente. En
l’observant, elle songea même qu’elles auraient pu être de la même famille.
Elle se figea. Si cette femme lui ressemblait et qu’elle était susceptible de
plaire à Troy, alors peut-être avait-il été sincère dans l’avion, en lui laissant
entendre qu’il s’intéressait à elle ?
— Une fois, deux fois, trois fois, annonça la maîtresse de cérémonie.
Les enchères furent refermées. La jeune femme en robe noire avait gagné un
week-end avec Troy Donovan, pour la modique somme de quatre-vingt-neuf
mille dollars. Et à en juger par le sourire éclatant du faux malfaiteur, ce résultat
le comblait.
Hillary savait que sa déception n’avait aucun sens. Elle n’avait parlé avec lui
que pendant une heure. Certes, elle ne pouvait pas nier l’attirance qu’elle avait
éprouvée pour lui et qui ne ressemblait à rien qu’elle ait déjà connu, mais elle
devait mettre cette émotion sur le compte de l’état de tension dans lequel elle se
trouvait. Une fois que cette épreuve serait derrière elle, elle retrouverait sa force
de caractère.
La maîtresse de cérémonie s’approcha de Troy et sortit une petite clé pour
ouvrir ses menottes. Les mettant dans la poche de son smoking, il lui baisa
ensuite la main et prit le micro qu’elle lui tendait.
— Mesdames et messieurs, commença-t-il de la voix insouciante qui avait
tant séduit Hillary quelques heures plus tôt, je suis très heureux de prendre part
ce soir à un événement aussi généreux. Tant de Robin des Bois parmi vous, et
pas un seul pirate informatique.
Ces quelques mots suffirent à charmer l’assemblée, hormis le colonel
Salvatore qui le scrutait avec un air sceptique.
— Comme vous le savez, poursuivit Troy, je ne suis pas connu pour mon
respect des règles. Ce soir ne fait pas exception.
Regardant la femme qui avait remporté l’enchère, il fit un signe dans sa
direction.
— Mon assistante ici présente a bien voulu jouer à ma place afin que je sois
sûr de gagner et de pouvoir désigner la cavalière de mon choix pour ce week-
end.
Un murmure de surprise et de mécontentement mêlés parcourut la salle.
Certains convives paraissaient scandalisés.
— Je sais, ce n’est pas très honnête, reconnut-il en haussant les épaules.
Mais au moins, on ne pourra pas m’accuser d’avoir poussé quelqu’un à
surenchérir puisque c’est moi qui ai eu le dernier mot.
— Et permettez-moi d’ajouter que c’est un don très généreux, intervint la
femme qui se tenait toujours sur scène avec lui. Mais continuez, je vous en prie.
— Puisque nous sommes tous venus pour soutenir une juste cause, j’espère
que ma requête sera acceptée par la femme que je choisirai. Après tout, il n’y a
pas de raison qu’une seule personne sur deux trouve satisfaction dans cette mise
aux enchères.
En l’écoutant, les invités retrouvèrent le sourire et approuvèrent ses paroles
en riant. D’un pas nonchalant, il se dirigea alors vers les marches qui
descendaient de la scène et avança lentement sur le tapis rouge. Comme il
continuait à parler dans le micro, les femmes ponctuèrent ses phrases de cris
enthousiastes tandis que les hommes l’encourageaient avec des sifflements. Il
s’arrêta d’abord au premier rang avant de reprendre sa marche vers le deuxième,
puis le troisième. Ménageant le suspense, il laissait croire à chacune des femmes
qu’il pouvait la choisir pour partager deux jours avec elle. Le projecteur le
suivait, éclairant cette silhouette dont la beauté ne pouvait laisser personne
indifférent. Ce visage dont Hillary ne pouvait détacher le regard.
Elle devait se méfier de son charme.
Soudain, il s’arrêta net. Il était au bout du cinquième rang. Debout juste à
côté du colonel Salvatore, il ne semblait pas prêter la moindre attention à son
regard désapprobateur. Salvatore avait toutes les raisons d’être furieux contre lui,
étant donné qu’il risquait d’attirer les regards sur Hillary alors que sa mission
exigeait d’elle une parfaite discrétion.
Mais comment Troy aurait-il pu le savoir ? Il n’avait pas la moindre idée des
conséquences que pouvait avoir son petit jeu.
C’est alors qu’il fixa sur elle son regard brûlant et lui tendit la main.
— C’est vous que je choisis.
- 3 -

Hillary sentit le feu lui monter aux joues. Elle était folle de rage. Pourquoi la
provoquait-il ainsi ? Elle ne comprenait pas où il voulait en venir.
Ce dont elle était parfaitement consciente en revanche, c’était que tous les
yeux étaient fixés sur elle à cet instant. Et lorsqu’elle se tourna légèrement, ce fut
pour découvrir avec terreur que son visage stupéfait apparaissait en gros plan sur
les deux écrans.
Loin de perdre contenance, Troy se baissa et posa un genou à terre. S’il
cherchait à la plonger dans l’embarras, c’était on ne peut plus réussi.
— Hillary, commença-t-il.
Sa voix profonde résonnait tout autour d’elle dans les haut-parleurs.
— Songez à tous ces jeunes gens qui attendent une bourse. Acceptez d’être
ma cavalière pour le week-end.
Elle dut prendre sur elle pour ne pas lui lancer une réplique qui le punirait de
son arrogance.
Il se tourna alors vers le colonel Salvatore.
— Je pense que vous ne m’en voudrez pas de vous priver de votre
cavalière ?
Le colonel s’éclaircit la voix avant de lui répondre.
— Il s’agit de ma nièce. Je compte sur vous pour prendre soin d’elle.
Sa nièce ? Décidément, la situation lui échappait complètement.
Prise de panique, elle se tourna vers Salvatore pour l’implorer de lui porter
secours. Mais il se contenta de lui sourire en posant une main rassurante sur son
bras.
— Tu devrais danser, Hillary.
Le tutoiement destiné à les conforter dans leur rôle manqua de la faire
sursauter. Mais elle se rendit compte qu’il n’avait pas tort. Au moins, si elle
réagissait et se levait, les gens cesseraient peut-être de l’observer avec autant
d’insistance.
Respirant profondément pour garder son sang-froid, elle mit la main dans
celle de Troy. Seulement, malgré toute sa volonté, elle ne put s’empêcher de
frissonner à ce seul contact. Elle s’était toujours félicitée de savoir contenir ses
émotions, et pourtant voilà qu’elle n’avait plus le moindre contrôle sur ses sens.
Elle savait que Troy n’était qu’un menteur, un escroc et un séducteur. Alors
pourquoi son cœur battait-il la chamade au moment où elle s’apprêtait à
tournoyer entre ses bras sur la piste de danse ?
La réponse était simple : il était plus sexy que tous les hommes qu’elle avait
rencontrés jusque-là. Sans oublier qu’il venait de dépenser près de quatre-vingt-
dix mille dollars pour passer un week-end avec elle.
Un pianiste fit à ce moment son entrée sur scène et joua une introduction
tandis qu’une chanteuse en robe rouge s’approchait du micro. D’une voix suave,
elle entonna le premier couplet d’une chanson d’amour des années 1940.
Avec un sourire charmeur, Troy attira Hillary près de lui et la mena au
centre de la piste de danse encore déserte. Elle sentit ses joues rougir sous la
lumière du projecteur qui ne les quittait pas. Alors, posant la main sur sa hanche,
il se mit à bouger lentement au rythme de la musique tout en plongeant les yeux
dans les siens. Entraînée par ses mouvements aussi habiles que sensuels, elle
tourna avec lui et le laissa faire lorsqu’il lui prit la main pour la poser sur son
torse.
— Y a-t-il des choses que vous ne savez pas faire ? lâcha-t-elle à mi-voix.
— Quelque chose me dit que ce n’est pas un compliment.
— Sans vouloir être désagréable, je suis ici pour le travail et non pour jouer
à vos jeux enfantins.
— Croyez-moi, ceci est loin d’être un jeu.
Il l’attira plus près de lui, et au contact de son corps musclé, elle sentit un
nouveau frisson parcourir tout son corps.
— Contentez-vous de vous détendre et de danser, susurra-t-il, lui offrant la
caresse de son souffle chaud contre son oreille. Je vous promets de me taire, car
autant que vous le sachiez, je chante faux. Cela répond en partie à votre
question, du reste.
— Merci pour cette information, mais cela ne m’aide pas le moins du
monde. Je ne vois pas comment je pourrais me détendre.
Tout en disant cela, elle se rendait compte à quel point il était facile de
danser avec lui malgré l’inconfort de la situation. Elle se sentait si bien portée
par la souplesse de ses mouvements.
— Vous venez d’annoncer à une salle remplie de célébrités et de journalistes
que vous aviez dépensé près de quatre-vingt-dix mille dollars pour passer le
week-end avec moi. Moi. Une femme que vous avez rencontrée aujourd’hui
même et avec qui vous n’avez discuté que pendant une heure.
Comme d’autres couples les rejoignaient sur la piste, il se déplaça
adroitement au milieu d’eux. Enfin, les convives semblaient avoir détourné leur
attention d’eux et elle avait maintenant un sentiment ô combien absurde, mais
tellement délicieux, d’intimité.
— Alors, Troy ? l’interrogea-t-elle. Qu’espérez-vous obtenir au juste ?
— Vous ne croyez donc pas au coup de foudre ?
Sur ces mots, il enfouit le visage dans ses cheveux et inspira lentement, la
faisant chanceler dans son trouble. A défaut d’apaiser les battements de son
cœur, elle parvint à retrouver l’équilibre.
— Non, répondit-elle sur un ton aussi assuré que possible. Je crois que l’on
peut être attiré physiquement au premier regard, mais rien de plus. Il ne faut pas
confondre l’amour et le désir.
Résistant à son envie de presser ses lèvres contre les siennes, elle ne put
toutefois s’empêcher d’approcher la tête de son cou pour mieux sentir son
parfum envoûtant, si merveilleusement viril.
— Ah, murmura-t-il d’une voix grave. Vous reconnaissez donc que vous
éprouvez de l’attirance pour moi.
Il n’était pas question qu’elle admette tout haut l’effet qu’il produisait sur
elle.
— Je n’ai pas dit cela. J’ai dit que ce que vous ressentiez pour moi n’était
rien d’autre que de l’attirance.
Un rire rauque s’échappa de ses lèvres tandis que, d’un geste infiniment
sensuel, il refermait la main autour de sa taille.
— Votre assurance m’impressionne.
— Je n’appellerais pas ça de l’assurance.
Se redressant, elle fixa les yeux sur les siens.
— Mais pourquoi auriez-vous fait tant d’efforts pour passer du temps avec
moi sinon ? demanda-t-elle. A moins que votre fortune soit si importante qu’une
telle somme ne représente presque rien pour vous.
— C’est vrai, j’ai voulu m’offrir la chance de passer du temps avec vous.
— Pourquoi ne pas vous y être pris d’une manière plus simple ?
— J’aurais eu du mal à le faire si j’avais dû m’engager à consacrer mon
week-end à quelqu’un d’autre.
— Comme saviez-vous que j’étais ici ?
— Je vous ai vue pendant que j’attendais dans les coulisses. Mon assistante
se trouvait déjà à sa place. Un bref message m’a suffi pour lui transmettre mes
instructions.
— Mais il y avait énormément de monde dans la salle.
— Même dans un stade plein, je vous aurais reconnue, affirma-t-il d’une
voix profonde. Mais cessons de nous disputer et amusons-nous un peu, dit-il en
lui caressant la nuque du bout des doigts. A moins que vous ne préfériez faire
une scène devant tous ces gens. Mais je dois vous prévenir qu’ils seraient très
déçus si, à cause de vous, un don de quatre-vingt-dix mille dollars était annulé.
Ses caresses le troublaient trop pour qu’elle trouve la force de s’opposer à
ses paroles. Lui saisissant le poignet, elle le força à reposer la main sur son
épaule.
C’était une mauvaise idée. Son épaule aussi était dénudée.
— C’est à vous que les gens en voudront si vous n’honorez pas l’enchère de
votre assistante, souligna-t-elle.
— Tout le monde sait que je n’ai que faire de ce que les autres pensent de
moi. Vous, au contraire, poursuivit-il en lui caressant doucement l’épaule, vous
avez toutes les raisons de vous soucier de l’opinion générale. Refuser de jouer le
jeu de cette enchère et me faire une scène en public pourrait remettre en cause
votre crédibilité en tant qu’organisatrice d’événements…
— Oh ! je vous en prie, l’interrompit-elle. Nous savons tous les deux que je
ne vais faire aucune scène et que vous allez payer la somme que vous avez
promise. Alors je suggère que nous nous taisions et que nous dansions.
Au moins, pendant ce temps, elle pourrait observer en toute discrétion les
gens qui les entouraient tout en réfléchissant au comportement à adopter.
— Ma mère m’a toujours appris que c’était grossier de dire aux gens de se
taire, objecta-t-il.
— Vous êtes vraiment exaspérant.
— Au moins, je ne vous laisse pas indifférente.
— Certes. Ecoutez, soupira-t-elle, je voudrais me libérer au plus vite de ce
rendez-vous imprévu afin de me consacrer à la vraie raison de ma présence ici.
— Découvrir le travail du cuisinier.
— Voilà. Le repas.
Elle vit une lueur passer dans ses yeux, puis aussitôt, son visage retrouva son
expression ironique.
— Mais notre rendez-vous doit durer tout le week-end.
Un week-end entier avec lui, à recevoir ses assauts d’humour et de charme ?
Voilà qui allait mettre son sang-froid à l’épreuve. Mais puisqu’elle ne semblait
pas avoir le choix, elle n’avait plus qu’à essayer d’y trouver son avantage pour
accomplir sa mission. Peut-être pouvait-elle utiliser son rôle de cavalière pour se
mêler aux invités et essayer d’apercevoir le complice de Barry qu’elle devait
identifier. Grâce à cette couverture, personne ne s’interrogerait sur les raisons de
sa présence à ce gala. C’était sans doute ce qu’avait pensé le colonel Salvatore,
puisqu’il ne s’était pas opposé à ce qu’elle danse avec Troy. Au contraire, il l’y
avait encouragée. Il avait dû comprendre avant elle que la démarche de Troy
représentait une véritable aubaine.
A condition, bien sûr, qu’elle parvienne à résister au désir de se blottir contre
son corps puissant et de l’embrasser langoureusement.

Depuis deux heures, Troy essayait de trouver un moyen d’emmener Hillary à


l’écart de la foule. Comme il aurait voulu profiter d’un moment de solitude avec
elle… Sa féminité était si délicieuse, son esprit si pétillant. Il passait un moment
merveilleux à danser avec elle et à déguster les canapés salés et sucrés qui se
succédaient sur le buffet, mais l’effet qu’elle produisait sur ses sens n’était pas
loin de lui faire perdre l’esprit.
Néanmoins, il n’oubliait pas qu’il avait élaboré un plan. Il en avait déjà
exécuté la première partie en remportant les enchères. Salvatore n’avait pas
manqué de lui lancer des regards noirs toute la soirée, mais peu lui importait. Il
avait obtenu ce qu’il voulait, et cela n’empêcherait en rien Hillary de faire
l’identification attendue. Simplement, il jouerait sans qu’elle le sache le rôle de
son garde du corps.
S’approchant du bar, il prit un verre de limonade pour chacun d’eux puis
sortit avec elle sur la terrasse, où des tables avaient été disposées. De petites
lumières scintillaient, et la brise légère portait les bruits et les senteurs du grand
lac. Surveillant l’angle des caméras de surveillance, il choisit une table contre le
mur, à l’abri de tous les regards.
Là, ils pourraient s’asseoir côte à côte, dans l’ombre. Personne ne
s’approcherait sans qu’il le voie, et elle pourrait observer la salle, même sans
savoir qu’il était dans la confidence et qu’il participait à la même mission
qu’elle. Il était de plus en plus persuadé qu’elle était parfaitement honnête, mais
il ne pouvait pas risquer de lui faire part de son lien avec Salvatore tant qu’ils
n’étaient pas sûrs de son innocence.
La mélodie d’un standard de blues filtrait désormais par l’entrebâillement
des baies vitrées. Un saxophoniste avait rejoint le pianiste et la chanteuse, tous
formant un trio de musiciens réputés qui avaient offert leur talent pour
l’occasion. L’un d’eux était passé par la même maison de redressement que Troy
et faisait partie des recrues de Salvatore.
Décidément, tout le monde ici semblait être venu dans un but bien précis qui
n’avait rien à voir avec la cause affichée.
Prenant place à côté d’Hillary, il profita de l’obscurité pour l’observer à la
dérobée. En dépit de tous ses efforts, il ne pourrait jamais faire passer inaperçue
une femme comme elle. Sa tenue et sa coiffure avaient beau être d’une simplicité
déconcertante au milieu de ce luxe ostentatoire, sa seule présence la faisait
rayonner davantage que toutes les autres femmes. Elle n’avait aucune arrogance
et fuyait les projecteurs, mais c’était d’elle-même que la lumière semblait
émaner.
— Vous êtes toujours en colère à cause de la vente aux enchères ?
D’un geste lent, elle reposa sur la table son verre de limonade avant de lui
répondre.
— Je suis fâchée que vous ne m’ayez pas dit la vérité dans l’avion. Je n’aime
pas les mensonges.
— Je n’ai pas menti.
— Vous avez pris soin de me cacher des choses, reformula-t-elle en lui
lançant un regard perçant. A commencer par votre identité. Je ne vois pas une
grande différence entre mentir et déformer la vérité.
Il avait l’impression d’entendre le colonel Salvatore, et cela le fit sourire
malgré lui.
— Qu’y a-t-il ? lança-t-elle avec un air interrogateur.
— Si je vous avais dit tout de suite qui j’étais, dit-il pour sa défense, auriez-
vous accepté de discuter avec moi pendant le vol ?
Se penchant vers elle, il lui prit la main et respira encore son parfum
enivrant.
— Et si vous aviez accepté, notre conversation aurait-elle été aussi détendue,
légère et amusante qu’elle l’a été ?
Elle ne répondit pas, mais n’ôta pas non plus sa main de la sienne.
— C’est bien ce que je pensais, conclut-il après un silence.
Posant le pouce à l’intérieur de son poignet, il caressa sa peau douce, non
sans sentir que son pouls s’accélérait.
— J’avais envie de parler avec vous, voilà pourquoi je ne vous ai pas
abordée en vous annonçant qui j’étais.
— D’accord, d’accord. Mais pouvez-vous au moins reconnaître que vous
m’avez volontairement induite en erreur ?
— Oui.
Comme elle ne se dérobait toujours pas, il avança l’autre main et la referma
autour de la sienne.
— Et je suis désolé de vous avoir contrariée. Car en toute franchise, ajouta-t-
il, envahi par le désir, dès l’instant où je vous ai vue dans cet avion, j’ai eu envie
de passer du temps avec vous. Je veux que ce soit moi que vous voyiez, et non la
description que l’on a pu faire de moi dans les médias.
— Bon, je veux bien vous croire.
— Formidable. Dans ce cas, voici ce que je vous propose. Puisque nous
devons tous les deux passer le week-end ici, profitons-en au maximum. Ne vous
projetez pas au-delà de dimanche. Je saurai me montrer patient pendant que vous
irez rendre visite au cuisinier.
— Vous n’y êtes pas obligé.
— Je suis venu à Chicago parce que je n’avais pas le choix. Grâce à vous,
cette contrainte est devenue un plaisir.
Il brûlait de passer la main dans ses longs cheveux brillants, de se pencher
vers elle et d’embrasser sa bouche sublime.
— Si nous restons ensemble au cours de ces deux prochains jours,
poursuivit-il d’une voix rauque qui ne dissimulait pas son désir, nous n’aurons
pas besoin d’entretenir des conversations ennuyeuses avec les autres convives.
— Mieux vaut un danger que l’on connaît qu’un danger inconnu, c’est cela ?
— J’accepte que vous pensiez ça si cela peut me permettre de passer plus de
temps avec vous.
Ses yeux d’un bleu profond se fixèrent sur les siens, puis elle passa le bout
de l’index sur sa main, qui couvrait la sienne.
— Etes-vous sérieusement en train de me draguer ?
— Oui.
Et pour la première fois de sa vie, il se sentait libre et désireux de jouer ce
jeu de séduction jusqu’au bout. Alors il approcha son visage du sien, jusqu’au
moment où il fut sur le point d’effleurer ses lèvres. Puis il attendit. Elle avait le
souffle de plus en plus court et ses joues prirent une teinte rosée. Mais elle n’eut
aucun mouvement de recul. Au contraire, après plusieurs secondes, elle baissa
lentement les paupières en signe d’invitation.
Il posa alors sa bouche sur la sienne et, se réjouissant d’être à l’abri des
regards, prit tout le temps de savourer le goût sucré de ses lèvres. Puis il avança
la langue à la rencontre de la sienne, sans qu’elle lui oppose la moindre
résistance. Bien au contraire, au moment où il glissa le bras autour de son cou
pour l’enlacer, elle se rapprocha encore de lui et répondit à son baiser avec un
murmure de plaisir.
Que c’était bon… Il avait rêvé de cela depuis l’instant où il l’avait aperçue à
bord de l’avion, et à présent il avait toutes les peines du monde à se contenter de
lui caresser les cheveux. Il y avait une telle tension érotique entre eux qu’il
brûlait de poser les mains sur ses hanches, sur ses seins, pour sentir sa réaction et
découvrir ce qui lui plaisait.
Elle mit la main sur son torse et saisit son foulard pour l’attirer encore plus
près d’elle. La passion qu’elle exprimait tout à coup le rendait encore plus fou de
désir. Rêvant de la voir le déshabiller complètement et caresser son corps nu, il
laissa échapper un gémissement d’excitation.
Mieux valait s’arrêter là, s’ordonna-t-il en s’écartant d’elle à contrecœur. Il
ne devait pas oublier qu’ils se trouvaient dans un lieu public.
Elle se redressa brusquement et regarda autour d’elle. Ouvrant de grands
yeux étonnés, elle leva précipitamment la main pour la poser sur sa bouche
délicate.
— C’était…
— Divin, compléta-t-il.
— Une mauvaise idée.
— J’avais deviné que vous diriez ça.
Mais son corps avait parlé pour elle. Il savait maintenant qu’elle était prête à
céder à leur attirance mutuelle.
Prenant une profonde inspiration, elle reposa les mains sur la table.
— Vous devez comprendre une chose, articula-t-elle. Je me trompe toujours
sur les hommes. On dirait que j’ai le don pour choisir les plus malhonnêtes, les
moins dignes de confiance. Si bien que le seul fait que vous me plaisiez signifie
que vous êtes très dangereux pour moi.
— Mais je vous plais, souligna-t-il avec un grand sourire. On peut dire en
tout cas que vous savez faire perdre la tête à un homme en l’attirant et en le
rejetant tout à la fois.
— Je suis navrée, mais c’est la vérité. Et pour être tout à fait honnête, ajouta-
t-elle en regardant nerveusement autour d’elle, je dois vous dire que je traverse
un moment beaucoup trop difficile pour envisager une relation maintenant.
On eût dit qu’elle cherchait à s’échapper, mais il savait qu’elle était obligée
de rester ici, à l’hôtel. Pour sa mission d’observation, tout comme lui. Il n’aurait
sans doute aucun mal à la convaincre de rester avec lui à cette table.
Il brûlait de l’embrasser de nouveau. Mais pour l’instant, il devait se
contenter de respirer son parfum et d’écouter le son de sa voix infiniment
sensuelle.
— Parlez-moi de ces hommes si terribles que vous avez choisis.
Elle s’apprêta à se lever pour s’en aller.
— Je n’apprécie pas que l’on se moque de moi.
— Je vous en prie, restez, dit-il en la retenant et en déposant une caresse sur
son bras. Je suis sérieux. J’ai envie de mieux vous connaître. A moins que l’on
vous attende quelque part ?
Avec une expression inquiète, elle se tourna vers la baie vitrée.
— Je dois rester jusqu’à… Jusqu’à ce que le cuisinier soit libre.
— Alors attendez avec moi. Et racontez-moi ce qui vous est arrivé.
Elle se retourna lentement vers lui.
— Entendu, puisque vous insistez.
S’installant de nouveau sur son siège, elle leva trois doigts de sa main droite.
— Au lycée, j’ai eu trois petits amis, expliqua-t-elle. Le premier m’a
trompée, dit-elle en baissant le premier doigt, le deuxième ne faisait que
m’utiliser pour se rapprocher de ma meilleure amie, quant au troisième, non
seulement il mettait de la vodka dans ses boissons énergétiques, mais il n’a en
plus pas hésité à me quitter en plein milieu d’une soirée, alors que nous étions en
train de danser. Ma malchance s’est poursuivie pendant mes études, ainsi que les
rares fois où je me suis risquée à avoir des relations au cours de ma vie d’adulte.
Il semble que j’attire les hommes que je devrais fuir.
Elle avait parlé avec distance, feignant l’indifférence face à ses mauvaises
expériences. Mais il sentait qu’elle en souffrait plus qu’elle ne voulait bien le
laisser paraître. Il se sentit coupable de ne pas pouvoir lui dire la vérité sur les
raisons de sa présence ici, mais il avait promis le secret à Interpol. Il ne devait en
aucun cas dévoiler sa couverture.
Si seulement il avait pu lui parler en toute sincérité, elle aurait su que, pour
une fois, quelqu’un se souciait d’elle et de son bien-être.
— Hillary, vous êtes cruelle de m’annoncer que vous devriez me fuir.
— Je suis désolée, mais je suis obligée d’être réaliste.
— Vous avez peut-être seulement rencontré plusieurs crapauds avant de
trouver votre prince charmant.
— Vous mélangez vos classiques, répliqua-t-elle en riant. Vous n’êtes pas
un prince charmant, vous êtes Robin des Bois.
— Oh ! soupira-t-il en grimaçant. Je déteste qu’on m’appelle comme ça.
— Robin des Bois est pourtant un personnage très populaire, rétorqua-t-elle
en jouant avec une mèche de ses cheveux. Il prenait soin des plus pauvres et
dénonçait la corruption.
— Ce n’est pas pour sa gloire personnelle qu’il faisait cela.
— Ah, c’est donc contre la notoriété que vous vous élevez.
Lui tapotant le poignet, elle désigna une marque rouge laissée par les
menottes.
— C’est tout à votre honneur, reconnut-elle en le caressant doucement.
— Attention, vous êtes en train de succomber à l’homme infréquentable.
— Vous avez raison, ironisa-t-elle en écartant la main. Merci de me le
rappeler.
— Je tiens à vous protéger de moi, dit-il avec un clin d’œil.
— J’ai vingt-sept ans. Je n’ai plus besoin de personne pour me protéger.
— Dois-je comprendre que vous allez cesser de lutter contre l’idée de passer
ce week-end avec moi ?
Tout serait plus facile si elle acceptait la situation telle qu’elle était, sans
chercher à s’opposer à lui.
Plus facile, oui. Mais ces petites querelles avaient quelque chose de
terriblement excitant.
— Je croyais que le rendez-vous mis aux enchères ne concernait que cette
soirée ?
— Mais vous saviez parfaitement que c’était pour les deux jours à venir,
répliqua-t-il en lui prenant la main pour poser les lèvres à l’intérieur de son
poignet.
Elle se figea un moment, puis se leva d’un bond.
— En parlant des deux jours à venir, je vous rappelle que j’ai du travail. Je
ne pourrai pas passer tout mon temps avec vous.
— Alors je vous attendrai quand vous serez occupée. Je peux aussi participer
à la dégustation que vous avez organisée, je vous donnerai mon avis sur les
petits fours. A en croire mes amis, j’ai un goût très sûr en matière de cuisine.
Il se leva et l’enlaça pour l’attirer contre lui.
— Je suis libre comme l’air. Vous pouvez disposer de moi comme vous
l’entendez.
— Ce n’est pas une bonne idée.
Comme elle se dirigeait vers le hall, il la suivit, non sans remarquer qu’elle
promenait son regard tout autour d’elle.
— Pourquoi ?
Contrairement à elle, il avait le sentiment qu’ils pourraient passer ensemble
des moments merveilleux. Avait-elle déjà oublié la façon dont ils avaient dansé
ensemble, dont ils s’étaient embrassés ?
Mais il savait qu’elle était embarrassée. Que, tout comme lui, elle était
obligée de mentir et qu’elle n’aimait pas ça.
— Parce que vous allez vous ennuyer.
Ils s’arrêtèrent devant l’ascenseur.
— Permettez-moi d’insister. Je vous assure que je peux vous aider. Si vous
restez avec moi, vous rencontrerez plus de gens. De nouvelles relations
pourraient être utiles pour votre carrière.
— Troy, vous croyez vraiment que les gens sont aussi calculateurs ?
— Je ne crois pas, je le sais. Avoir conscience des réalités rend la vie plus
facile.
Levant vers lui son regard profond, elle posa la main sur son foulard et le
dévisagea avec une expression de tristesse qui le troubla plus qu’il n’aurait su le
dire.
— Troy, on ne peut pas vivre avec autant de cynisme.
Sur ces mots, elle s’approcha de lui, au moment précis où il n’avait rien fait
pour cela. Décidément, Hillary Wright était une femme aussi surprenante que
séduisante.
Il n’avait plus qu’une seule envie à présent : l’emmener dans sa chambre et
lui faire l’amour toute la nuit durant. Pour lui montrer qu’elle pouvait lui faire
confiance, qu’il ne voulait rien lui enlever mais seulement lui donner tout ce
qu’il pouvait.
L’ascenseur arriva au rez-de-chaussée et la porte s’ouvrit. Debout à
l’intérieur, un homme qu’il connaissait bien semblait les attendre, le petit sac
noir d’Hillary à la main. C’était le colonel Salvatore.
— Ah, je vous cherchais tous les deux.
- 4 -

Hillary se figea en voyant le colonel Salvatore, debout dans l’ascenseur, qui


la fixait avec un regard noir. Elle n’avait aucune envie de le rejoindre, aucune
envie de mettre fin à la soirée magique qu’elle passait avec Troy. Tout ce qu’il
lui avait fait vivre avait été si inattendu, depuis l’instant où il l’avait abordée
dans l’avion jusqu’au baiser exquis qu’ils avaient échangé, qu’elle se sentait
comme dans un songe dont elle n’aurait jamais voulu se réveiller.
A contrecœur, elle monta dans l’ascenseur et tendit la main pour récupérer
sa pochette en cuir.
— J’avais dû l’oublier sur mon siège, dit-elle à Salvatore. Merci de l’avoir
récupérée.
Comme Troy les rejoignait, elle se rendit compte que celui qui avait
prétendu être son oncle devait quelque peu l’intriguer. Qu’allait-elle bien
pouvoir lui dire pour lui donner une explication sans se trahir ?
— Troy, commença-t-elle, je vous présente mon ami, le colonel…
— C’est inutile, mademoiselle, l’interrompit Salvatore. Nous nous
connaissons bien, Troy et moi.
Stupéfaite, elle les dévisagea successivement. Troy avait sorti de sa poche la
carte magnétique qui permettait d’accéder à l’étage réservé aux suites, et il la
glissa dans la fente prévue à cet effet. Comme elle tendait machinalement la
main pour presser le bouton correspondant à l’étage où elle était installée,
Salvatore secoua lentement la tête.
— Nous allons tous au même endroit. Il est temps que nous ayons une
conversation tous les trois.
Elle était si décontenancée qu’elle n’articula pas une seule parole. Troy était
donc mêlé à tout cela ? Etant donné son passé sulfureux, il y avait fort à croire
qu’il avait lui aussi pris part aux manigances de Barry. Avait-elle pu être encore
une fois naïve à ce point ?
Elle était pourtant sûre de ne l’avoir jamais vu en compagnie de son ex-petit
ami. Mais cela ne prouvait rien. Elle ressentait une telle colère tout à coup ! A
quoi bon avoir passé sa vie à respecter les règles et à s’être battue pour s’en
sortir, si c’était pour en arriver à faire constamment les mauvais choix ?
La sonnette de l’ascenseur tinta, et la porte s’ouvrit sur un vaste hall orné de
plantes et de luxueux chandeliers. Deux portes se faisaient face, chacune menant
à une suite. Troy tourna à gauche et les fit entrer dans un véritable appartement
trois-pièces dont le luxe n’avait rien à envier à la demeure de Gatsby le
Magnifique.
Dans d’autres circonstances, elle se serait délectée de pouvoir entrer dans un
tel décor de cinéma, composé de tissus aux teintes uniques et de bois vernis. La
grande baie vitrée offrait une vue splendide sur Chicago, les gratte-ciel côtoyant
les rives du lac dans un merveilleux mariage entre modernité et histoire
séculaire. Elle aimait les grandes villes, leur agitation et l’émulation qu’elles
créaient. C’était un univers qui contrastait tant avec celui de son enfance.
Effleurant sa petite broche en forme de vache, elle se tourna pour faire face
aux deux hommes qui l’accompagnaient. Le colonel Salvatore, les mains
derrière le dos, faisait les cent pas sur le tapis persan, tandis que Troy se servait
un verre derrière le bar.
— Quelqu’un va-t-il enfin me donner une explication ? s’écria-t-elle,
rompant le silence qui s’était installé.
— Bien, répondit Salvatore en s’arrêtant net. Je m’attendais à mieux de votre
part à tous les deux. Pendant que vous flirtiez sur la terrasse, notre suspect s’est
envolé. D’après mes sources, il est parti au cours de la soirée et il doit déjà être à
bord d’un avion privé à l’heure qu’il est. De l’autre côté de la frontière.
De plus en plus atterrée, elle se laissa tomber dans un fauteuil.
— Comment ça, notre suspect ?
Salvatore lança un regard perçant en direction de Troy.
— Alors tu n’as vraiment rien dit à Hillary des motifs de ta présence ici ?
Voilà que tu te décides à suivre les règles au moment où je m’y attendais le
moins.
Après un soupir de dépit, il se retourna vers Hillary.
— Troy Donovan se trouve à Chicago pour la même raison que vous. Pour
nous aider à identifier le complice de Barry Curtis.
Alors elle ne s’était pas trompée. Une fois de plus, un homme lui avait menti
en prétendant qu’il avait vraiment envie de passer du temps avec elle. Comme il
avait dû se moquer d’elle en l’entendant lui expliquer qu’elle devait rencontrer le
traiteur, comme il avait dû s’amuser de ses mensonges maladroits et de son
embarras !
Prenant sur elle pour garder son sang-froid, elle se concentra sur la voix du
colonel Salvatore. Rien n’avait changé, elle devait toujours accomplir sa mission
pour regagner son intégrité.
— L’homme que nous recherchons est extrêmement habile pour échapper
aux caméras de surveillance. Toutefois, je voudrais que vous regardiez ensemble
les vidéos enregistrées ce soir dans la salle de réception. Espérons que les talents
de Troy en matière de nouvelles technologies nous aideront à le repérer.
Elle s’efforça de se concentrer pour donner un sens à ses paroles. Mais ses
oreilles bourdonnaient, son cœur battait à tout rompre, et toutes les informations
qu’elle recevait se mélangeaient dans son esprit.
— Pourquoi faut-il que nous soyons deux pour l’identifier ?
— Je me pose la même question, colonel, intervint Troy.
— Parce que c’est ainsi. Aucun de vous n’a besoin de savoir pourquoi j’ai
décidé d’agir de cette façon. Troy, le responsable de la sécurité t’a transféré
toutes les vidéos de ce soir. J’espère que vous aurez de bonnes nouvelles pour
moi demain matin. Vos bagages ont déjà été apportés ici pour que vous puissiez
vous changer, précisa-t-il en regardant Hillary.
Elle allait passer la nuit dans la suite de Troy ? Elle sursauta en regardant du
coin de l’œil les deux portes menant aux chambres contiguës. Et le colonel, où
serait-il pendant ce temps ?
— Et si nous repérons le suspect sur les écrans, nous pourrons tous rentrer
chez nous ? Ce sera bel et bien fini ?
— Troy m’appellera pour que je vous rejoigne. Je serai dans l’autre suite, de
l’autre côté du palier. Si ce que je vois me satisfait, je vous libérerai sur-le-
champ. Il faudra seulement que vous jouiez votre rôle jusqu’au bout, en faisant
croire aux gens qui vous verraient sortir de l’hôtel que vous allez ailleurs passer
le week-end en tête à tête.
— Vous avez l’intention de renvoyer Hillary à Washington sans protection
après avoir fait d’elle une cible ? protesta Troy. Vous êtes sérieux ?
Une cible ? Il exagérait, sans nul doute.
— Et tu ne crois pas qu’elle représentait déjà une cible auparavant ? Nous
aider est la meilleure solution pour elle, si elle veut retrouver une vie normale. Et
je te souhaite bonne chance si tu espères la convaincre de faire les choses à ta
façon, étant donné l’habileté avec laquelle tu as réussi à la rendre furieuse contre
toi.
Sur ces mots, il quitta la pièce et referma la porte derrière lui, lui donnant la
sensation d’être désormais cloîtrée ici avec Troy.
Elle se leva et marcha jusqu’à la fenêtre pour contempler le panorama et
s’offrir une impression d’air et de liberté.
— Comment ai-je pu être aussi idiote, soupira-t-elle avec colère.
Troy s’approcha d’elle. Il arborait toujours la même expression insouciante,
manifestement satisfait du tour qu’il lui avait joué.
— Je m’en voulais d’avoir cédé à votre numéro de charme dans l’avion,
reprit-elle, je savais que je ne devais pas vous faire confiance. Et pourtant, je
vous ai laissé aller plus loin quelques heures après. Comme vous avez dû rire de
ma crédulité !
— Eh, je suis le gentil, moi. Rappelez-vous. Je vous promets qu’à aucun
moment je ne me suis moqué de vous. Je voulais seulement vous protéger.
— Comment espérez-vous me faire croire que vous êtes le « gentil » ? Je
collabore avec le colonel pour essayer de réparer l’erreur monumentale que j’ai
commise en faisant confiance à une personne que j’aurais dû fuir. S’il vous a
convoqué vous aussi, j’en déduis que vous étiez aussi mêlé à cette sombre
histoire.
— Vous vous trompez. Si vous lui posez la question, il vous confirmera que
nous sommes amis et qu’il a simplement demandé mon aide.
Il avança encore vers elle, venant si près qu’elle sentit bientôt une chaleur
ardente couler sur elle.
— Quand je vous ai vue et que j’ai compris dans quoi vous vous lanciez, j’ai
pensé que vous auriez peut-être besoin de… de renforts, en quelque sorte.
— Mais vous m’avez menti. Une fois encore, après la vente aux enchères.
Pourquoi cela lui faisait autant de mal venant d’un inconnu ? C’était ce
qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer.
— Vous m’avez invitée à danser, vous m’avez séduite, vous m’avez
embrassée, et pas à un seul instant vous ne m’avez dit que vous saviez pourquoi
j’étais là, ni que vous étiez venu pour la même raison. Vous vous êtes moqué de
moi.
Le regard profond qu’il fixa sur elle exprimait une telle sincérité qu’elle
sentit son cœur se serrer dans sa poitrine.
— Je ne me suis pas moqué de vous, je vous assure. Ma seule préoccupation
à partir du moment où je vous ai vue a été de vous protéger.
— Et de me séduire ? Vous allez me dire que ça faisait partie de votre plan
de protection, c’est ça ?
Le souvenir de leur baiser la fit frissonner.
— Vous protéger et être attiré par vous sont deux choses totalement
différentes, mais pas antinomiques.
Sur ces mots, il vint encore plus près d’elle, la contraignant à poser la main
sur son torse pour l’arrêter.
— Et cela ne va-t-il pas à l’encontre d’une certaine éthique ?
— Je ne suis ni policier, ni militaire, ni agent secret, objecta-t-il en couvrant
sa main avec la sienne. Alors, non. Vous séduire n’interfère en rien avec ma
déontologie.
— Alors pourquoi êtes-vous impliqué dans cette affaire ? Quel est votre
rôle ?
Scrutant ses yeux verts brillants d’intelligence, elle essaya de comprendre à
quel moment il avait été sincère avec elle, s’il l’avait été.
— Je suis un citoyen responsable qui se rend utile quand il le peut. Tout
comme vous.
Elle sentait qu’il ne lui disait pas tout, mais de toute évidence, il n’avait pas
l’intention de lui donner plus d’explications.
— Alors pourquoi m’avez-vous embrassée ?
C’était si humiliant de comprendre maintenant qu’il n’avait fait que lui
mentir…
— Parce que j’en avais envie. Et j’en ai toujours envie.
Il ne se pencha pas vers elle, mais elle sentit ses doigts se refermer autour
des siens. Même lorsqu’il ne l’embrassait pas, il suffisait qu’il la regarde de cette
manière pour qu’elle se sente envahie par une sensualité infinie.
Faisant tout ce qu’elle pouvait pour chasser ce trouble insensé, elle ôta sa
main de la sienne.
— Eh bien, vous pouvez être sûr que cela ne se reproduira pas.
Elle recula et se détourna pour ne plus voir son sourire irrésistible.
— Vous voulez bien préparer votre ordinateur pendant que je me change ?
ajouta-t-elle. Du travail nous attend. Je voudrais que nous finissions aussi vite
que possible afin que nous repartions chacun de notre côté et que nous oubliions
toute cette histoire.

Hillary s’enferma dans la chambre libre et se laissa glisser le long de la porte


en soupirant. Son week-end ne s’était-il pas annoncé assez compliqué comme
ça ? Non, il avait fallu qu’elle tombe en plus dans le piège de Troy Donovan !
Promenant les yeux autour d’elle, elle essaya de trouver du réconfort dans le
décor de rêve qui l’entourait. Le lit trônait d’un côté de la chambre tandis qu’un
petit salon avait été disposé dans le coin opposé. Comme dans la pièce qu’elle
venait de quitter, le mobilier était en parfaite harmonie avec les tissus et les
couleurs du papier peint, le tout offrant une atmosphère de paix.
Voyant son sac posé sur un coffre au pied du lit, elle s’en approcha pour
trouver de quoi se changer. Que pouvait-elle bien porter pour passer la soirée
avec un homme qui l’attirait follement, mais avec qui elle devait à tout prix
garder ses distances ? Une tenue décontractée, à n’en pas douter, mais l’envie
d’y ajouter un petit détail sexy était irrépressible…
En entendant son téléphone vibrer dans son sac, elle le prit et vit le prénom
de sa sœur s’afficher sur l’écran. Claudia vivait toujours dans le Vermont, où
elle était installée avec son mari et ses trois enfants. En véritable modèle de
bonne conduite, elle exerçait à merveille son métier d’enseignante et passait le
reste de son temps à s’occuper de sa famille, mais aussi de leur mère. Hillary
admirait sa force et la sérénité avec laquelle elle parvenait à avancer dans la vie
sans tourner le dos à son passé.
Claudia avait les pieds sur terre. Jamais elle ne se serait laissé duper par un
homme tel que Barry.
— Bonsoir, Claudia, dit-elle en décrochant.
— C’est vraiment tout ce que tu as à me dire ? la taquina-t-elle. Je t’ai
appelée sept fois sans succès et tu ne m’as toujours pas donné de nouvelles.
— Je ne suis partie que depuis une journée. Tu n’as aucune raison de
t’inquiéter.
— Et quelle journée ! Tu aurais pu me le dire.
— Te dire quoi ?
Baissant la fermeture Eclair sur le côté de sa robe, elle l’enleva et la déposa
dans un fauteuil.
— Que tu connaissais Troy Donovan ! Je n’arrive pas à y croire. Troy
Donovan, le fameux pirate, le riche et généreux Robin des Bois…
— Mais je ne le connais pas, l’interrompit-elle tout en enfilant son jean.
Voilà que c’était elle à présent qui déformait la vérité.
— Alors tu as un sosie, parce qu’il y a des photos de toi avec lui sur internet.
Comment n’y avait-elle pas pensé ? Bien sûr, les médias ne pouvaient que se
passionner pour les moindres faits et gestes de Troy Donovan.
— Je l’ai rencontré aujourd’hui seulement.
— Oh ! non. Je ne te crois pas. Il a misé cent mille dollars pour passer le
week-end avec toi !
— Quatre-vingt-neuf mille, rétorqua-t-elle en prenant dans son sac une
tunique rose décolletée.
— C’est extraordinaire. Quand je pense que j’ai du mal à me faire offrir une
glace par mon mari.
— Billy est un homme formidable et tu es folle de lui depuis ta première
année à l’université, lui rappela-t-elle en riant.
— Je sais, et j’aime plus que tout sa générosité. Mais je ne peux pas
m’empêcher de me mettre à ta place en ce moment. C’est tellement agréable de
rêver de temps en temps. Alors pitié, raconte-moi tous les détails.
— Ecoute, c’est complètement fou. Mais je pense qu’il s’ennuie, et comme
je lui ai dit non, il a décidé de relever le défi.
— Alors un conseil : continue à le défier jusqu’à ce qu’il t’offre un beau
bijou.
— Claudia, tu as vraiment mauvais esprit parfois, dit-elle, amusée, tout en
attachant sa ceinture.
— Ah, ce garçon te plaît vraiment alors.
— Non, pas du tout. Ce n’est pas possible de toute façon. Je viens juste de le
rencontrer.
— Mais cela te suffit pour savoir qu’il est séduisant, non ?
— Ce n’est rien de le dire, reconnut-elle en se laissant tomber sur le lit.
— Tu sais que tu as de la chance… J’espère que vous avez passé un moment
torride au moins.
— Non ! protesta-t-elle. Je te rappelle qu’il a payé pour passer ce week-end
avec moi. Je me sentirais mal si je couchais avec lui dans ces circonstances.
Néanmoins, elle ne pouvait chasser de son esprit le souvenir du baiser
infiniment sensuel qu’ils avaient échangé, et elle ne pouvait que rêver d’aller
plus loin avec lui.
— Et s’il n’y avait pas eu ces enchères, tu aurais déjà couché avec lui ?
— Non, sûrement pas. Enfin, je ne crois pas.
— Eh bien, tu es vraiment tombé sous le charme apparemment.
— Il est…
Elle l’entendit frapper à sa porte.
— Il est ici, je dois te laisser.
— N’oublie pas de m’appeler pour me donner de tes nouvelles. Je sais
combien cette année a été difficile pour toi.
— Pour nous tous.
Leur père les avait quittées quelques mois plus tôt, emporté par une crise
cardiaque dans son sommeil. Leur mère se trouvait de nouveau en cure de
désintoxication, quant à Hillary, elle s’était de nouveau engagée dans une
relation nocive pour elle.
— Je dois vraiment raccrocher, conclut-elle. Je t’embrasse très fort.
Elle reposa son téléphone et se leva pour aller ouvrir la porte. A présent, elle
devait se concentrer sur ce qu’elle avait à faire et cesser de penser au plus beau
baiser qu’elle avait reçu de toute sa vie. Celui de Troy Donovan.
*

A qui Hillary avait-elle bien pu parler pendant qu’elle se changeait ? se


demanda Troy en regagnant le salon de la suite avec elle. Il avait entendu par
mégarde la fin de sa conversation, et ses derniers mots résonnaient encore dans
son esprit : « Je t’embrasse très fort. »
Du reste, si elle avait cherché à être plus détendue dans les vêtements qu’elle
portait maintenant, il était loin en revanche de trouver la même décontraction.
Dans ce jean ajusté et ce haut fluide resserré par une ceinture, elle était encore
plus sexy que vêtue de son tailleur ou de sa robe de soirée.
Qui aurait cru cela possible ?
Se détournant de ce spectacle unique, il se pencha sur l’ordinateur qu’il avait
posé sur la table basse ; il ne lui restait plus qu’à taper le code secret pour ouvrir
le fichier que lui avait transféré Salvatore.
Il repensa aux mots que le colonel avait lâchés avant de se retirer dans sa
suite. Il avait fait en sorte de rendre Hillary encore plus furieuse contre lui avant
de les laisser en tête à tête ! Mais c’était loin de l’avoir étonné. Après sa petite
manipulation des enchères, il ne pouvait pas lui en vouloir d’avoir obtenu sa
revanche.
D’autant qu’ils jouaient à cela depuis longtemps. A l’école déjà, Troy
s’amusait à reprogrammer les sonneries qui signalaient la fin des cours. Le
colonel faisait alors durer le temps d’étude du soir une heure de plus, ce qui ne
manquait pas de mettre les autres élèves dans une colère noire.
Ce soir, toutefois, ce petit jeu était loin de le réjouir comme autrefois. Il
pouvait seulement se féliciter d’être auprès d’Hillary et d’être ainsi en mesure de
veiller sur elle.
— J’ai commandé du café et un repas au service d’étage, au cas où la nuit
serait longue.
— Je prendrai du café avec plaisir, mais rien de plus, répondit-elle. Je
préfère éviter de perdre du temps. Nous avons beaucoup de travail.
— Mon ordinateur portable est branché sur l’écran de télévision. Nous
verrons mieux de cette façon.
Il avait aussi installé un filtre afin d’éclaircir les images prises par les
caméras de surveillance. Il s’agissait d’un logiciel qu’il avait développé pour un
usage militaire.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez rien manger ? reprit-il après un
silence. Nous allons devoir revivre toute la soirée au moins cinq ou six fois pour
observer les convives sous tous les angles.
— Alors nous allons nous voir nous-mêmes ? l’interrogea-t-elle avec un
regard inquiet.
— Oui.
Se rendrait-elle compte de l’effet qu’elle produisait sur lui ?
— Et sur le balcon, il y avait aussi une caméra ?
— Je sais les éviter quand je le veux, la rassura-t-il en souriant.
Il la contempla tandis qu’elle allait pieds nus vers la petite table roulante sur
laquelle était disposé leur encas. Sa démarche était si souple, si sensuelle…
— Je vous garantis que notre baiser restera un moment privé.
— Je peux vous remercier pour ça au moins.
— En revanche, ajouta-t-il, je ne pourrai pas faire disparaître les images de
nous en train de danser comme si nous…
— J’ai compris, l’interrompit-elle. Vous voulez bien lancer la vidéo
maintenant ?
Elle souleva la cafetière en argent et se servit dans une tasse en porcelaine
avant de s’installer dans un fauteuil, en face de l’écran de télévision. Troy prit
alors place sur le canapé et tapa sur son clavier d’ordinateur pour diviser l’écran
en quatre.
— Nous gagnerons du temps en regardant plusieurs vidéos à la fois pour les
plans larges. Nous reviendrons en arrière pour observer les gros plans.
— Comment se fait-il que si peu de gens puissent reconnaître cet homme ?
— Beaucoup de gens pourraient le faire, mais ils ont peur de parler. Vous
aussi, ajouta-t-il en faisant passer les images sur lesquelles personne
n’apparaissait, vous devriez avoir peur.
— Et pourquoi pas vous ?
— J’ai peur pour vous.
Il fit ralentir le défilé des images en voyant les premières silhouettes. Il ne
s’agissait en apparence que des employés du traiteur et du fleuriste, mais leur
suspect avait peut-être utilisé une couverture pour se rendre à la soirée. Leur
informateur leur avait seulement signalé qu’il serait présent, sans leur donner
davantage de détails.
Agrandissant le plan pour observer les visages de plus près, il guetta la
réaction d’Hillary. Mais elle ne montrait rien pour l’instant, hormis son plaisir de
boire une bonne tasse de café. La vue de ses lèvres le troublait tant, qu’il
s’efforça de se détourner pour se concentrer de nouveau sur l’écran. Mais il
sentait toujours sa présence à côté de lui, il respirait son parfum, et il ne pouvait
empêcher des visions infiniment sensuelles d’envahir son esprit.
— Troy ?
Il interrompit la vidéo.
— Vous avez vu quelque chose ?
— Non, rien. Continuez. Je me demandais juste…
Elle posa sa tasse et sa soucoupe à côté d’elle.
— Comment avez-vous rencontré le colonel Salvatore ? l’interrogea-t-elle.
Et s’il vous plaît, dites-moi la vérité pour une fois.
Il ne demandait qu’à être sincère avec elle lorsqu’il le pouvait.
— Le colonel était le proviseur du lycée militaire que j’ai fréquenté. Il se
consacre à une autre carrière désormais.
— Mais vous êtes toujours en contact régulier avec lui ?
— Oui. Je lui dois beaucoup. Sans lui, je ne mènerais pas cette vie-là
aujourd’hui. Il est normal que je lui rende service quand il a besoin de moi.
Il n’était pas le seul des anciens élèves à entretenir ces rapports avec
Salvatore. Ils formaient un petit groupe que le colonel avait lui-même
sélectionné.
En voyant Hillary se lever pour approcher la table roulante et servir cette
fois deux tasses de café, il espéra que c’était une façon de faire la paix avec lui.
Et il se sentit encore mieux lorsqu’elle prit place à côté de lui sur le canapé.
— Comment avez-vous vécu vos années d’école ?
— Comme un emprisonnement.
— Je voulais dire avant le pensionnat. Quel genre de vie aviez-vous ?
— Je m’ennuyais, répondit-il en buvant sa tasse de café.
— C’est pour cela que vous avez piraté le système informatique du ministère
de la Défense ? Pour rompre votre ennui ?
— Ça ferait de moi une personne assez superficielle.
— C’est ce que vous êtes ?
— A votre avis ?
Sur l’écran, les sièges commençaient à se remplir devant la scène. Par tous
les moyens, il essayait d’obtenir des gros plans des convives, en utilisant même
les reflets qu’offraient les miroirs et les vitres.
— Le contexte scolaire classique ne convenait sûrement pas à l’enfant
précoce que vous deviez être.
— Mes parents m’ont envoyé dans les meilleures écoles privées, mais je ne
cessais de me faire renvoyer. Jusqu’au moment où je suis entré dans ce
pensionnat militaire.
— Là aussi, vous vous ennuyiez.
Se rendait-elle compte qu’elle se penchait légèrement vers lui ?
— Les professeurs se sont donné du mal, souligna-t-il en posant le bras sur
le dossier du canapé, mais ils avaient des classes entières à leur charge. Si bien
que j’ai pris beaucoup de cours particuliers.
— Par ordinateur, comprit-elle en posant sa tasse sur la table basse. Vous
étiez souvent seul, c’est ça ?
Elle ne devinait pas à quel point.
— J’avais le choix entre rester seul et me trouver à l’école avec des élèves
de cinq ans de plus que moi, au milieu desquels je n’aurais pas su m’intégrer.
Elle avança la main pour mettre elle-même la vidéo sur pause, puis elle se
tourna vers lui.
— Ce n’est pas une existence facile pour un enfant.
— Je n’étais pas très sociable de toute façon. Je me sentais mieux seul.
— Comment les professeurs et vos parents ont-ils pu penser que vous
apprendriez à vous comporter en société en vous isolant ?
Son regard chargé de compassion l’irrita. Il refusait sa pitié, il regrettait de
s’être confié à elle, chose qu’il ne faisait jamais avec personne.
— Vous ne voudriez pas me donner des leçons particulières pour ça ?
demanda-t-il en souriant.
— Je crois que vous avez fait de nets progrès en communication depuis cette
époque.
Sa colère restait pourtant son principal défaut. Néanmoins, il avait en effet
appris à la maîtriser.
— C’est grâce à la confrérie.
— La confrérie ?
— Mon entrée en maison de redressement était une peine, précisa-t-il en
remettant la vidéo en marche, mais c’est là que je me suis fait des amis pour la
première fois. J’avais beaucoup de points communs avec eux et j’ai enfin appris
à faire partie d’un groupe.
— Une maison de redressement ? Ils avaient donc des problèmes eux aussi ?
— Vous voulez dire qu’ils étaient délinquants.
— Je ne cherche pas à juger qui que ce soit, dit-elle en se redressant. Je
posais seulement la question.
Pourquoi s’intéressait-elle tant à lui tout à coup ? Il ne demandait pas mieux
que de continuer ce jeu de séduction avec elle, mais il avait du mal à comprendre
ce qu’elle voulait vraiment. Pour l’instant, il devait sans doute essayer de gagner
sa confiance.
— La plupart des garçons qui étaient là voulaient seulement recevoir une
instruction militaire avant de faire leur service. D’autres, tels que moi, y avaient
été envoyés pour apprendre la discipline.
Ne pouvant résister à son désir de la toucher, il avança la main pour prendre
une de ses mèches entre ses doigts. C’était tellement agréable qu’il n’avait que
plus envie encore de lui ôter ses vêtements pour caresser sa peau.
— Et vous avez formé une confrérie avec ces garçons, qui étaient aussi
rebelles que vous ?
— Exactement.
Il ne trahissait pas de grands secrets en lui disant cela, du moment qu’il ne
parlait pas de leur arrangement avec Salvatore.
— Nous avons appris ensemble à suivre les règles.
Elle hocha la tête en direction de l’écran, où on le voyait avancer sur scène et
prendre le micro.
— Vous ne m’avez pas l’air très conformiste sur ces images.
— Si vous m’aviez vu à cette époque !
Ses cheveux toujours trop longs avaient eu le don de contrarier les adultes de
son entourage, entre autres choses.
— Vous avez des photos ?
— Bien à l’abri dans un coffre fort, répondit-il en riant.
Comme elle se taisait de nouveau, il l’observa du coin de l’œil. Elle s’était
légèrement écartée, le contraignant à libérer sa mèche de cheveux. Mais elle ne
tarda pas à pencher la tête pour regarder le plan qui apparaissait, et elle la laissa
reposer sur son épaule.
Un frisson de désir le traversa.
— Troy, vous savez qu’il existe une photo de moi assise sur les genoux du
gros lapin de Pâques ?
— Qu’y a-t-il de ridicule à ça ?
— Eh bien… J’avais treize ans.
— Ah, en effet.
La façon dont elle cherchait à le mettre à l’aise le toucha. Il n’avait pas le
cœur de lui dire qu’il ne se souciait plus de son image depuis longtemps.
— C’est votre mère qui vous a forcée à le faire.
— Même pas !
Elle mit de nouveau sur pause et se tourna vers lui.
— J’y suis allée parce que j’avais envie d’y croire, comme je voulais croire
au Père Noël ou à la petite souris qui venait chercher mes dents. Tout le monde
se moquait de moi, jusqu’au jour où j’ai compris qu’il valait mieux que je garde
certains secrets pour moi. Je n’avais pas de confrérie pour partager mes rêves,
hélas.
Comment parvenait-elle à se montrer aussi douce et compréhensive avec lui
après tous ses mensonges ? Son attitude le bouleversait.
— Vous êtes époustouflante.
— Ce n’est pas avec des compliments que vous parviendrez à m’attirer dans
votre lit.
Son visage était si proche du sien qu’il dut prendre sur lui pour ne pas
l’embrasser. Au lieu de cela, il enfouit de nouveau la main dans ses cheveux.
— Et si je venais dans le vôtre ?
- 5 -

En sentant la main de Troy dans ses cheveux, ses doigts qui lui prodiguaient
un délicieux massage, Hillary ne put réprimer le frisson de sensualité qui la
traversait. Elle avait tout à coup la folle envie d’être une autre femme, une
femme capable de se laisser aller pour une nuit de plaisir avec un homme qu’elle
venait de rencontrer. Un homme qui éveillait son désir comme aucun autre ne
l’avait fait auparavant.
— Je vous ai déjà dit que ce premier baiser entre nous serait aussi le dernier.
— Je vous ai entendue. Mais vous savez, ce ne pourrait être qu’un baiser. Ça
ne nous engage à rien. Admettez que vous êtes tentée.
— Je suis tentée par l’idée de dévorer trois plaquettes de chocolat, ce n’est
pour autant que je le ferais.
— En êtes-vous bien sûre ?
— D’accord, concéda-t-elle après une hésitation. C’est peut-être arrivé une
fois. Mais ce n’était pas très intelligent de ma part.
— Si vous acceptiez un deuxième baiser, vous pourriez me prouver que ce
que nous avons ressenti n’était qu’une attirance fugace.
Elle ne pouvait pas nier que son baiser l’avait envahie de plaisir, et elle ne
doutait pas que cela se reproduirait s’il recommençait. C’était justement pour
cette raison qu’elle devait garder ses distances avec lui.
A moins que…
Oui, elle pouvait prendre Troy au mot et l’embrasser passionnément avant de
reprendre ses distances. Pour lui prouver qu’elle en était capable. Cela
rabaisserait peut-être quelque peu sa si grande confiance en lui.
Frissonnant d’excitation, elle posa les doigts sur son visage et le caressa
lentement. Puis elle se pencha et prit ses lèvres entre les siennes avant de
promener le bout de la langue autour de sa bouche. Le désir brillait dans ses
yeux verts étincelants, son parfum et le goût de ses lèvres l’enivraient. Elle ne
put s’empêcher de poser les mains sur lui, de fermer les paupières et de se
plaquer contre lui.
Cette étreinte n’avait plus rien à voir avec le baiser tout en contrôle qu’ils
avaient échangé sur la terrasse. S’ils avaient dû rester réservés de peur que
quelqu’un ne les surprenne, ils pouvaient cette fois s’enlacer en toute liberté, et
elle découvrit le plaisir irrésistible de sentir sous ses doigts les muscles de ses
bras, de son dos, de ses épaules.
Il l’attira tout contre lui, pressant sa poitrine contre son torse. A chaque
mouvement de sa langue, elle sentait l’excitation monter en elle avec une
intensité incontrôlable.
Ivre de désir, elle se hissa sur lui et posa les genoux de chaque côté de ses
cuisses. C’est alors qu’elle sentit à travers le tissu de leurs vêtements son sexe
durci contre elle.
Ils laissèrent échapper à l’unisson un murmure de plaisir. Elle sentit alors sa
main puissante descendre le long de son dos pour se refermer sous ses fesses.
D’un mouvement habile, il la renversa sur le dos et s’allongea au-dessus d’elle
sur le canapé. C’était si bon de sentir le poids de son corps sur le sien, de se
délecter du plaisir que lui donnaient ses caresses.
Passant une jambe autour de lui, elle laissa aller sa tête en arrière tandis qu’il
dévorait son cou de mille baisers. Comme elle aurait voulu qu’il promène ainsi
sa bouche sur tout son corps… Mais déjà, il refermait les lèvres sur son oreille,
lui arrachant un gémissement d’excitation. Dans un mouvement machinal pour
se cramponner à la table basse, elle fit chanceler sa tasse de café qui tomba sur le
sol et se brisa.
Troy se figea et regarda les morceaux de porcelaine éparpillés. Aussitôt, il se
redressa pour écarter son ordinateur de la flaque de café renversé.
Le froid qu’elle ressentit à ce moment-là lui fit l’effet d’un révélateur.
Comment avait-elle pu se laisser entraîner dans cette situation ? Elle avait voulu
embrasser Troy et se détourner aussitôt de lui, mais au lieu de cela, voilà qu’elle
s’était retrouvée allongée dans ses bras, sur le point d’aller beaucoup plus loin
qu’elle ne l’avait prévu.
Se rasseyant à son tour, elle eut toutes les peines du monde à se remettre du
moment qu’elle venait de vivre. Elle s’était surestimée en pensant qu’elle
pourrait garder le contrôle en embrassant Troy. Elle devait se concentrer sur
l’identification du complice de Barry à présent, décida-t-elle en fixant l’écran
des yeux.
C’est alors qu’un détail attira son attention. Une grosse bague d’homme en
or, une sorte de chevalière dont le sceau lui était familier.
— Troy, attends une seconde.
Elle posa instinctivement la main sur son épaule. Mais en sentant la chaleur
de son corps, elle la retira aussitôt pour ne pas se laisser troubler de nouveau.
— Qu’y a-t-il ?
— Là, sur l’écran, dit-elle en lui indiquant ce qu’elle avait remarqué.
Pourrais-tu essayer de repérer le visage de l’homme qui porte cette bague
affreuse ?
— Oui, je vais te trouver ça.
Elle se rendit compte à cet instant qu’elle s’était mise à le tutoyer. Mais s’il
lui avait répondu de la même façon, c’était sans doute qu’il trouvait cela naturel
lui aussi.
Il se mit à tapoter sur son clavier d’ordinateur, et en le voyant tout ébouriffé,
elle dut serrer les poings pour ne pas céder à la tentation d’enfouir les doigts
dans ses cheveux pour le recoiffer.
Il mit quelques secondes à obtenir ce qu’il voulait. Il n’avait pas trouvé un
plan direct de l’homme, mais en voyant les différents reflets qu’il avait trouvés
sur un vase en argent et sur une vitre, elle resta stupéfaite devant la netteté de
l’image.
Il n’y avait plus aucun doute.
— C’est lui. C’est bien l’associé de Barry.

Deux heures plus tard, Troy se tenait debout sur le seuil de la chambre
d’Hillary tandis qu’elle refaisait sa valise. Ils avaient appelé Salvatore dès
qu’elle avait procédé à l’identification. Même si Troy n’avait vu qu’une seule
fois l’acolyte de Barry Curtis au milieu de la foule lors d’une régate à Miami, il
avait pu confirmer que ce visage correspondait au souvenir qu’il en avait gardé.
Le colonel les avait quittés à présent pour passer des coups de téléphone à ses
contacts. Il restait encore à diffuser le portrait du suspect et à lancer une
recherche internationale dans l’espoir de découvrir son identité et de l’arrêter
bientôt.
En attendant, Troy tenait à s’assurer qu’Hillary ne paierait pas le fait d’avoir
renversé une opération de fraude financière de cette dimension. Heureusement,
sa petite ruse lui permettrait de rester près d’elle au moins pendant les deux
prochains jours. Tout le monde les avait vus ensemble dans la salle de réception,
et les sites internet n’avaient pas perdu de temps pour diffuser des photos d’eux.
Les questions sur leur week-end ne tarderaient pas à suivre. Si elle espérait
pouvoir rentrer à Washington et reprendre le cours de sa vie comme si rien ne
s’était passé, elle se trompait. De toute façon, il ne prendrait pas le risque de la
laisser faire et de la mettre en danger.
Maintenant qu’il avait ainsi attiré les projecteurs sur elle, il se faisait un
devoir de la protéger. Mais surtout un plaisir. Il ne lui restait plus qu’à la
convaincre de rester auprès de lui.
— Que se passe-t-il, Troy ? s’étonna-t-elle en se redressant brusquement.
Vous n’êtes pas content ? Nous avons accompli notre mission.
Pourquoi diable se remettait-elle à le vouvoyer ? Après leur étreinte brûlante
sur le canapé, ils n’avaient plus aucune raison de garder cette distance entre eux.
Mais s’il ne voulait pas la brusquer, il était obligé de l’imiter.
— Cet homme n’aura plus l’occasion de voler les gens, dit-elle en fermant sa
valise. Vous avez rendu justice aujourd’hui.
— Il n’est pas encore aux mains des autorités, et il est très malin.
Prenant sa question comme une invitation, il avança vers elle.
— Si jamais il découvre que c’est vous qui l’avez identifié… Non, vraiment,
je ne suis pas prêt à célébrer l’événement.
— Vous n’avez absolument rien à craindre pour moi.
Son assurance était terriblement sexy, mais aussi très imprudente.
— Je crois que vous ne vous rendez pas bien compte des réalités. Vous allez
devoir prendre quelques jours de congé et venir avec moi. Je connais un endroit
discret et très agréable où vous pourrez vous reposer et vous détendre en
attendant que cette affaire soit vraiment terminée.
— Ce ton paternaliste est peut-être efficace avec certaines femmes, mais pas
avec moi. Je rentre chez moi. Si je suis venue à Chicago, c’était dans le seul but
de pouvoir retrouver mon travail.
Elle souleva sa valise. Il aurait pu lui enlever ses bagages des mains pour
l’empêcher de partir, mais il décida de s’y prendre autrement.
— Vous ne pouvez pas rentrer à Washington, dit-il en s’asseyant sur une
chaise, près de la fenêtre. Pas tout de suite. Vous devez faire attention à vous tant
que la police ne l’a pas encore arrêté.
— Voici un délai pour le moins évasif.
Elle reposa sa valise et s’assit dessus.
— Je ne pourrai pas mettre ma vie entre parenthèses indéfiniment.
Au moins, il avait réussi à la retenir quelques instants.
— D’après le colonel, ça ne prendra pas plus d’une semaine. Deux au
maximum. Dites à votre patron que vous avez une urgence familiale. Que votre
mère est malade.
— Que ma mère est malade ? répéta-t-elle avec ironie. Vous êtes doué pour
inventer des mensonges.
— Vous pouvez bien dire ce que vous voulez, concéda-t-il en mettant sa
semelle contre son talon aiguille. Mais laissez-moi vous aider.
— Non, merci, répliqua-t-elle en lui donnant à son tour un petit coup de
pied. Je peux prendre mes vacances sans vous.
Il remonta le pied le long de sa cheville.
— Vous voulez vraiment vous éloigner de ça ?
Il vit une lueur passer dans ses yeux.
— Il ne s’agit que d’une réaction physique.
— Et c’est si mal que ça ?
— Peut-être.
Elle écarta son pied du sien et croisa les jambes. Elles étaient si longues, si
belles… Il rêvait de les voir s’enrouler autour de sa taille.
— Venez passer une semaine avec moi. Mieux vaut pécher par excès de
prudence. Je vous promets de vous donner satisfaction.
— Oh ! vous ne pouvez pas vous contenter de parler ? s’exclama-t-elle en
tapant des deux pieds sur la moquette. Cessez votre numéro de charme, par pitié.
— Parce que mon numéro de charme vous fait de l’effet ? répliqua-t-il avec
un grand sourire.
Elle se leva d’un bond et saisit la poignée de sa valise.
— Laissez tomber.
— Pardonnez-moi, dit-il en se levant pour lui barrer la route. C’est
seulement que… Je ne veux pas que vous partiez. Qu’attendez-vous de moi ?
— De l’honnêteté. Pourquoi insistez-vous autant ? Nous avons fini notre
travail ici et je ne suis pas une petite fille sans défense.
— Hillary, voyons…
Quels mots pouvaient donc la convaincre de lui faire confiance ? Puisqu’elle
voulait de l’honnêteté, c’était sans doute tout ce qu’il lui restait à faire.
— Je me fais du souci pour vous. C’est vrai, je suis attiré par vous et j’ai
envie de faire le tour du monde avec vous. Mais ce n’est pas tout. Laissez-moi
veiller sur vous.
— Vous êtes sincère ?
— Complètement sincère. Venez passer une semaine avec moi. Après cela,
vous pourrez retourner à Washington sans le moindre regret.
— Que croyez-vous que je pourrais regretter si je partais maintenant ?
— Pardon ? Vous voulez me faire croire que vous ne ressentez pas cette
attirance ? Je sens encore l’intensité de vos caresses.
— D’accord, je veux bien reconnaître qu’il y a… quelque chose.
— Quelque chose d’explosif. Mais il est évident que nous ne recherchons ni
l’un ni l’autre une relation à long terme. Alors vivons ce que nous avons à vivre
avant de repartir chacun de notre côté.
Elle laissa passer un silence.
— Non, Troy. Je suis désolée, c’est impossible. Je rentre chez moi, déclara-
t-elle en se dirigeant vers la porte. Je retourne à ma petite vie monotone.
Interloqué, il resta muet en la regardant s’éloigner de lui. Etait-elle vraiment
en train de choisir sa routine quotidienne au détriment d’une folle aventure ? Le
désir qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était trop fort pour qu’ils se quittent
déjà, sans avoir rien vécu ensemble. Jamais il n’avait connu cela, et il sentait que
ce qu’il éprouvait pour elle était réciproque. Comment croire qu’elle était prête à
renoncer à une semaine aussi intense pour retrouver son travail et sa vie de tous
les jours ?
Peut-être avait-il tort d’y attacher autant d’importance. Mais il avait tant de
raisons de vouloir la retenir ! Leur attirance, bien sûr, mais aussi sa volonté de la
protéger, et surtout le défi qu’elle lui lançait en lui disant non.
Bien. Puisqu’elle refusait de rester avec lui, il ne lui restait plus qu’à l’aider
à se cacher… à Washington.

Elle avait réussi. Hillary avait tourné le dos à Troy Donovan et l’avait laissé
seul dans sa suite.
Ce qui faisait d’elle la femme la plus forte de l’univers, ou bien la plus lâche.
Car la perspective de passer une semaine en sa compagnie lui inspirait autant de
peur que d’excitation. Elle avait eu toutes les peines du monde à refuser sa
proposition, et à présent elle se demandait encore si elle avait fait le bon choix.
Comme sa valise se coinçait dans la porte battante de l’hôtel, elle dut lutter
pour sortir dans la rue. Il pleuvait. Aucune voiture ne s’arrêta. Et elle devait
encore passer au guichet pour avancer son vol.
Epuisée, exaspérée, au bord des larmes, elle s’assit de nouveau sur sa valise.
— Je peux vous emmener quelque part ?
Elle manqua de tomber en sursautant.
— Colonel Salvatore ?
S’efforçant de retrouver l’équilibre en se levant, elle maudit les talons hauts
qu’elle avait choisis dans le seul but de plaire à Troy.
— J’essaie d’avoir un taxi pour me rendre à l’aéroport.
Il portait encore un costume gris et une cravate rouge, et en voyant ses
cheveux ébouriffés exposés aux quatre vents, elle ne put s’empêcher de penser
au chapeau sans lequel Troy ne sortait jamais.
— Je me ferai un plaisir de vous y emmener. Je vous le dois bien. Je me
chargerai aussi de votre billet d’avion.
Refuser sa proposition eût été stupide. Si elle ne partait pas tout de suite, elle
savait qu’elle ferait demi-tour pour courir retrouver Troy dans sa chambre.
— Merci beaucoup. J’accepte avec joie.
Le chauffeur était déjà descendu de voiture pour lui ouvrir la portière du
gros 4x4 aux vitres teintées. Trop heureuse d’être à l’abri et en route pour
l’aéroport, elle monta sans perdre une minute.
Concentré sur sa tablette, le colonel Salvatore ne prononça pas un mot au
cours du trajet. Hillary en profita pour contempler le paysage urbain qui défilait
sous ses yeux. Elle ignorait quand elle reviendrait, et elle n’avait pas eu le temps
de visiter la ville. Elle n’avait pas le cœur à un séjour touristique.
Après un moment, elle ne put s’empêcher d’observer Salvatore du coin de
l’œil. Lui qui connaissait Troy depuis si longtemps. Elle savait désormais qu’il
l’avait aidé à trouver sa place, mais quelle était la force de leur lien ? C’étaient
les autorités fédérales qui lui avaient présenté cet homme. Quel était son rôle au
juste ?
Ces questions resteraient sans doute sans réponse, mais quelle importance ?
Il était temps qu’elle laisse cette histoire derrière elle. Qu’elle oublie Barry et les
mésaventures dans lesquelles il l’avait entraînée.
Enfin, elle vit l’aéroport se profiler, et ils ne tardèrent pas à s’approcher du
bâtiment principal. Pourtant, la voiture ne s’arrêta pas devant le terminal.
— Colonel ?
Il se contenta de lever la main pour la faire taire.
— Monsieur, où allons-nous ?
Finalement, il posa sa tablette sur ses genoux et leva les yeux vers elle.
— Au terminal des vols privés.
— Mais je dois rentrer à Washington. Il est prévu que je prenne un avion de
ligne.
— Vous n’êtes pas obligée de monter à bord.
— J’ai fait ce que vous m’aviez demandé. Il est temps que je rentre chez
moi.
— Troy veut vous suivre. Il est convaincu que vous avez besoin d’une
protection tant que l’affaire n’est pas close.
Alors elle allait le revoir… Cette seule pensée la fit frissonner d’excitation.
— Il est libre d’aller où il veut, répliqua-t-elle sur un ton détaché.
— Vous pourriez aussi partir avec lui… ailleurs.
— Il est à bord de l’un de ces avions, c’est ça ? Le sien ou le vôtre ?
— Vous comprenez vite. Parfait. Troy a besoin d’une femme qui ait l’esprit
vif, comme lui.
Il lui montra les avions privés qui étaient alignés à quelques mètres d’eux
désormais.
— Le mien est le deuxième. Le premier, en effet, est celui de Troy.
— Vous attendez vraiment de moi que je parte avec lui à l’improviste ? Il ne
faudrait pas que je passe au moins à un guichet d’enregistrement avant de
monter à bord ?
— J’ai déjà tout arrangé avec le pilote. Et vous avez votre bagage avec vous.
Admettez-le, ajouta-t-il en lui souriant pour la première fois. Vous avez envie de
passer du temps avec lui. Alors pourquoi ne pas profiter de cette semaine qui
s’offre à vous ?
Ses certitudes l’irritaient.
— Vous êtes affreusement sûr de vous-même.
— J’essaie seulement de me couvrir, répliqua-t-il avec un détachement
déconcertant.
— Vous avez réponse à tout.
— J’observe les gens et j’essaie d’anticiper leurs réactions.
— Vous sous-entendez que je suis prévisible.
Elle n’y croyait pas le moins du monde, étant donné qu’elle ne savait pas
elle-même ce qu’elle allait décider.
— J’ai parié que vous feriez ce qu’il fallait pour Troy.
— Pour Troy ? Mais de quoi parlez-vous ?
— Je vous croyais plus intelligente que ça.
A bout de nerfs, elle lui lança un regard noir.
— Vous n’êtes vraiment pas un homme gentil.
— Mais je suis efficace.
— Je vous en prie, dites-moi où vous voulez en venir. Sinon je m’en vais.
— Je suis obligé de donner raison à Troy sur un point : ce serait plus simple
pour nous tous si vous preniez quelques jours de vacances ensemble. Certaines
personnes ont des raisons de vous en vouloir, et rien ne serait plus facile pour
elles que de vous retrouver à Washington. Si Troy vous accompagne là-bas, c’est
vous deux qui serez en danger. Ai-je besoin de vous donner les détails de ce qui
pourrait vous arriver afin de vous convaincre ?
Elle ne put s’empêcher de frémir d’angoisse. Elle avait souvent été inquiète
en pensant à son avenir, mais jamais elle n’avait imaginé se trouver au cœur
d’une telle machination.
— Qu’aviez-vous l’intention de faire une fois que j’aurais identifié le
suspect ? Aviez-vous au moins prévu une protection pour moi ?
— J’avais espéré que nous l’aurions arrêté tout de suite. Mais ensuite, en
vous voyant avec Troy, j’ai cru que vous alliez repartir ensemble.
L’attirance qu’il y avait entre eux était-elle donc si évidente ?
— Eh bien vous vous êtes trompé. Et maintenant, vous m’annoncez que la
sécurité de Troy dépend de moi ? C’est vous qui êtes responsable de lui, enfin !
Faites votre travail.
— Je suis justement en train de le faire. Je vous dis ce que j’ai à vous dire, à
savoir qu’il vaut mieux pour vous deux que vous montiez à bord de cet avion.
Vous le protégerez en lui faisant croire que c’est lui qui veille sur vous.
Comme elle hésitait, elle vit pour la première fois une expression de réelle
préoccupation s’afficher sur son visage. Son regard froid et calculateur avait
disparu tout à coup.
— Mademoiselle Wright, je vous en prie, saisissez l’occasion d’être la
première personne à faire passer les intérêts de Troy avant tout.
Ses mots lui nouèrent la gorge. Peut-être était-ce une nouvelle stratégie de sa
part, mais, quoi qu’il en soit, il avait trouvé les arguments pour la convaincre.
Elle ignorait pourquoi elle ressentait un lien aussi fort avec lui, mais il éveillait
en elle des émotions qu’elle n’avait jamais connues.
Bien sûr, elle savait que c’était une folie. Mais elle allait monter à bord de
cet avion.

Posant son chapeau sur sa tête, Troy descendit de la limousine qui l’avait
amené à l’aéroport. Il sourit en voyant le colonel monter à bord de son avion
privé. Décidément, tout le monde semblait quitter Chicago en même temps.
Il prit son sac de voyage et fit quelques pas sur le tarmac pour rejoindre son
avion. Il allait devoir prévenir le pilote afin qu’il change son plan de vol pour
prendre la direction de Washington. Ce n’était pas ce qu’il avait prévu, mais cela
ne l’empêcherait pas d’avancer dans ce qu’il avait à faire. Il avait aménagé son
avion de manière à s’y sentir comme chez lui et à y disposer de tout le nécessaire
pour travailler, se nourrir et dormir confortablement. Ceux qui montaient à bord
étaient parfois surpris de l’absence de luxe, mais il n’avait besoin de rien d’autre
que cela.
Il monta les marches qui menaient à la cabine et s’arrêta net.
Hillary était là. A l’intérieur de son avion privé. Assise à son bureau, elle
regardait sa tablette, éclairée par le soleil matinal qui entrait par le hublot.
Elle lui parut plus belle que jamais.
— J’ai considéré que l’invitation tenait toujours, j’espère que j’ai bien fait.
Mais attention, je ne suis pas là pour vivre une aventure avec vous.
Il posa son sac et ôta son chapeau.
— Je ne ferai rien pour vous déplaire.
— Parfait. Alors nous sommes d’accord.
En la voyant se concentrer de nouveau sur son écran et taper un texte, il lutta
contre la tentation de lui proposer une tablette dont elle n’aurait pu imaginer la
modernité.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Je suis en train d’envoyer quelques messages pour modifier mon emploi
du temps de ces prochains jours. Je demande un congé exceptionnel pour raisons
personnelles. Je n’ai pas utilisé votre mensonge, j’espère que vous ne m’en
voulez pas.
Il posa son chapeau sur le bureau en riant.
— Que les choses soient claires, ajouta-t-elle en le regardant. Je suis ici par
souci de sécurité et non pour autre chose.
Pourquoi ses yeux brillaient-ils ainsi quand elle lui disait cela ? C’était
comme si son regard s’opposait à ses paroles, comme si elle l’invitait à faire ce
qu’elle prétendait ne pas vouloir.
— Vous ne pourriez pas être plus claire, déclara-t-il.
— Bien. Alors, où partons-nous ?
— A Monte-Carlo.
— A Monte-Carlo ? Et nos passeports ?
— Je me suis occupé de tout. Vous ne vous souvenez pas que la CIA vous a
confisqué votre passeport il y a quelque temps afin que vous ne quittiez pas le
territoire ? Eh bien, maintenant que vous avez coopéré, vous pouvez le
récupérer. Nous ferons une brève escale à Washington, afin de faire le plein de
carburant et de prendre vos papiers.
Sur ces mots, il prit son téléphone pour écrire à son assistante et à Salvatore
afin de s’assurer que le passeport d’Hillary les attendrait bel et bien à l’aéroport
de Washington.
— Et pour mes vêtements ? Je n’ai pas ce qu’il faut avec moi.
— Je m’en suis chargé aussi.
Il s’empressa d’envoyer un autre message à son assistante avant de remettre
son téléphone dans sa poche.
— Vous étiez si sûr que je vous rejoindrais ? Je suis déçue d’être aussi
prévisible.
— Hillary, vous êtes tout sauf prévisible.
Il prit son chapeau et le posa sur ses cheveux blonds avant de caresser le
rebord du bout des doigts.
— Pourquoi Monte-Carlo ?
— Et pourquoi pas ?
Il lui prit la main et l’attira vers le siège où ils s’assirent tous les deux pour
boucler leur ceinture avant le décollage.
— Vous vivez toujours de cette façon ? l’interrogea-t-elle en touchant le
chapeau à son tour. En vous disant « pourquoi pas » ?
— C’est une devise qui me convient.
— Pourquoi Monte-Carlo ? insista-t-elle.
Parce qu’il y avait là-bas des gens à qui il pouvait faire confiance. Des
membres de sa confrérie avec qui il avait parfois des contacts directs, sans
l’intermédiaire de Salvatore. Conrad Hughes, le premier élève qu’il avait
rencontré à son arrivée au pensionnat, comprendrait mieux que personne qu’une
femme ait réussi à le troubler à ce point. Il ne le jugerait pas.
— Je voudrais voir un de mes amis qui pourra nous aider à couvrir les traces
de nos déplacements. Vous êtes déjà allée à Monaco ?
Elle ôta finalement son chapeau et le lui rendit.
— Non. Mais je suis allée une fois à Atlantic City.
— Ça vous a plu ?
— Oui, beaucoup.
— Alors vous adorerez Monte-Carlo. Ce sera encore plus beau que vos rêves
de Père Noël et de petite souris.
Gravant dans sa mémoire la vision de son sourire irrésistible, il posa son
chapeau sur ses yeux et s’étendit pour s’endormir.
- 6 -

Monte-Carlo était encore plus incroyable que dans les rêves d’Hillary.
L’avion avait atterri sur une piste privée au bord de la mer, au bout de laquelle
une limousine les avait attendus, Troy et elle. Après un trajet inoubliable le long
de la côte, sous un ciel nocturne scintillant de myriades d’étoiles, ils s’étaient
arrêtés devant un casino situé au fond d’une crique paradisiaque.
En entrant, elle fut subjuguée par la vue de ce décor qui mêlait si
parfaitement architecture ancienne et confort moderne. Elle s’étonna lorsque
Troy la mena dans la salle sans passer par la réception, mais elle devait sans
doute se faire à l’idée que les règles habituelles n’étaient pas faites pour lui.
Ils avancèrent au milieu des tables de jeux et des machines à sous, dans une
atmosphère de fête et d’euphorie. Une fontaine trônait au milieu de la salle et des
langues du monde entier se mélangeaient autour d’eux. Au bras de Troy
Donovan, elle sentait les regards se poser sur elle.
Bien sûr, tout le monde l’avait reconnu.
— Si nous tentions notre chance pour commencer ? suggéra-t-il en ôtant son
chapeau. A vous de choisir. Vous préférez les cartes ? La roulette ? Les
machines ?
L’excitation de se trouver ici avec lui chassa sa fatigue en une fraction de
seconde. Elle avait tellement rêvé d’aller en voyage à Monaco ! De marcher dans
les pas de James Bond et de Grace Kelly, de découvrir de ses propres yeux ce
décor et cette ambiance uniques au monde.
Si tout était encore plus magique que dans ses rêves, c’était surtout qu’elle
n’avait osé imaginer y venir au bras d’un homme aussi fascinant et séduisant que
Troy.
— J’ai peur de ne pas être assez habillée pour me présenter à une table de
cartes ou de roulette.
Ses talons hauts lui assuraient une certaine élégance, mais elle ne pouvait
oublier qu’elle portait toujours son jean.
— Avec moi, vous pouvez vous présenter où vous voulez.
— Je suis quand même tentée par les machines à sous.
— Entendu.
Comme ils s’approchaient d’une rangée de machines, une hôtesse vint vers
eux.
— Bonsoir, monsieur Donovan, dit-elle en lui tendant une bourse en cuir.
Avec les compliments de la maison. M. Hughes vous salue.
— Merci, mademoiselle.
Lorsqu’il ouvrit la bourse, elle aperçut des jetons, des cartes magnétiques et
de l’argent liquide. Il prit une poignée de jetons et lui tendit sa main ouverte.
— Un jeton seulement, merci. Pour tester ma chance avant que nous ne
montions dans nos chambres pour faire un brin de toilette.
Elle prit une pièce et s’installa sur un tabouret devant la première machine.
Troy se tenait juste derrière elle, l’enveloppant de son parfum qui lui rappelait
sans cesse à quel point elle était attirée par lui. Elle ne cherchait plus à
comprendre comment elle pouvait se sentir aussi proche de lui en sachant qu’il
pouvait lui mentir à tout moment en prétendant que c’était mieux pour elle. Elle
était à Monte-Carlo, avec un homme infiniment séduisant, et elle ne pensait plus
qu’à profiter de cette incroyable aventure. Elle ne risquait rien tant qu’elle
n’éprouvait aucun sentiment pour lui.
Le jeton qu’elle glissa dans la fente ne lui rapporta rien. Mais curieusement,
une étrange sensation de victoire l’envahissait. Elle se tourna vers Troy pour lui
sourire, et elle se rendit compte à quel point son visage était proche du sien. Si
proche qu’elle aurait pu l’embrasser. Elle voyait chaque détail de son visage, de
son regard profond à la petite cicatrice qui barrait son arcade sourcilière. Elle
avait tellement envie qu’il pose ses lèvres sur les siennes à cet instant…
Mais il se contenta de lui sourire en retour. Puis il s’écarta et lui tendit la
main pour l’aider à descendre de son siège.
— Quand vous voulez.
Non sans déception, elle mit la main dans la sienne.
— Merci.
Ils marchèrent jusqu’à l’ascenseur et montèrent dans la cabine de verre dans
laquelle ils purent observer d’en haut le spectacle de la salle de jeux.
Tandis qu’ils s’élevaient, elle ne put s’empêcher d’avoir le tournis en
pensant à la situation tellement inattendue dans laquelle elle se trouvait.
Qu’attendait-elle de ces quelques jours avec Troy au juste ? Elle ignorait quand
Salvatore leur donnerait le feu vert pour rentrer, et ce à quoi ils s’occuperaient
d’ici là.
Ce qu’elle voulait, comprit-elle finalement, c’était avant tout mieux le
connaître. Mais pas seulement. Comment le nier ? Elle ressentait un désir
insensé pour lui, et elle n’avait plus aucune envie d’y résister. Il avait raison, ils
ne devaient pas se séparer en ayant des regrets. Si elle prenait tout ce qu’il avait
à lui offrir, elle pourrait rentrer chez elle avec une foule de beaux souvenirs.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit et il la mena une fois de plus vers une suite
d’un luxe inimaginable. La décoration et l’ameublement étaient d’une élégance
typiquement parisienne, et elle ne tarda pas à avoir le regard attiré par le balcon
qui donnait sur la mer.
Le groom qui avait monté leurs bagages se retira.
— Vous voulez boire quelque chose avant le dîner ?
— Je n’ai pas dormi de la nuit, et, contrairement à vous, je n’ai pas fermé
l’œil dans l’avion non plus. Je me contenterai du service d’étage pour ne pas me
coucher trop tard. Vous voulez bien remettre notre visite du Rocher à demain ?
J’en profiterai mieux après une bonne nuit.
— Bien sûr. Alors, qu’est-ce que je vous sers ? demanda-t-il en posant son
chapeau sur le bar.
— Un verre d’eau de seltz, s’il vous plaît. Merci.
Il versa l’eau dans deux verres en cristal et ajouta deux glaçons avant de lui
en apporter un.
— Ce n’est pas la première fois que vous refusez de boire de l’alcool.
— Je vous l’ai dit, je ne bois jamais.
— Et vous accepteriez de m’en dire plus ?
— Ma mère était alcoolique.
— Pardon, je suis navré.
— Vous n’y êtes pour rien.
Il caressa sa queue-de-cheval et lui effleura l’épaule au passage, la faisant
frissonner de désir.
— Mais je suis désolé que vous ayez eu à traverser cette épreuve.
— Disons que j’ai appris à sauver la face, dit-elle en regardant les lumières
des bateaux qui rentraient au port. C’est très utile dans mon métier.
— Vous avez du mérite de voir le bon côté des choses.
Ils avaient assez parlé de ses blessures secrètes. Elle était ici pour s’amuser
et pour apprendre à connaître Troy, non pour se laisser envahir par ses souvenirs
tristes.
— Et vous ? dit-elle en se tournant vers lui.
— Comment ça, et moi ?
— Parlez-moi de votre enfance.
— J’avais deux parents qui étaient principalement intéressés par l’image
qu’ils renvoyaient. Toujours prêts à couvrir nos erreurs pour préserver les
apparences.
— « Nos » erreurs ?
— Oui, j’ai un frère.
— Tiens ? Je ne me souviens pas…
— Ah, dit-il en lui tapotant le nez du bout de l’index. Vous avez lu l’article
me concernant sur Wikipedia.
— Oui, évidemment, reconnut-elle en souriant. Votre frère n’est pas
mentionné.
— Vous savez que ce n’est pas à prendre pour argent comptant. Quiconque
peut écrire et modifier ces articles.
— Vous avez effacé votre frère de votre biographie ?
— C’est mieux pour lui, répondit-il en regardant son verre avec insistance.
— Pour quelle raison ? Que fait-il maintenant ?
— Il est en prison.
Il retourna derrière le bar et sortit une bouteille de scotch de luxe. Un Chivas
que ses clients lui demandaient souvent pour leurs soirées de gala.
— Si les autres détenus apprennent que nous sommes de la même famille, ils
chercheront à lui extorquer de l’argent.
— Pourquoi est-il en prison ?
— Pour trafic de drogue, répondit-il en faisant tourner l’alcool dans son
verre.
— Vos parents n’ont pas cherché à le protéger ?
— Ils l’ont envoyé plusieurs fois en cure de désintoxication, entre deux
voyages en Europe, en Chine ou en Australie. Il en sortait dès qu’ils repartaient.
— Vous leur en voulez.
— C’est à lui que j’en veux. Il avait le choix, tout comme moi.
— Mais la dépendance…
Elle ne parvint pas à aller au bout de sa phrase. Elle savait trop bien qu’une
personne pouvait devenir esclave de la drogue, comme de l’alcool. A cet instant,
elle avait autant envie de jeter cette bouteille de scotch par la fenêtre que de
s’approcher de Troy pour le prendre dans ses bras et le réconforter.
— Oui, il était dépendant. Il s’est sevré en prison. Vous trouvez que c’est
mal de ma part d’espérer qu’il y reste ? dit-il en lui lançant un regard
bouleversant. J’ai peur que, s’il sort, il…
Sa voix se brisa. Emue au plus profond d’elle-même, elle se rapprocha de lui
pour poser la main sur son bras.
— Vous et moi, nous ferions mieux de ne pas avoir d’enfants ensemble,
plaisanta-t-il en s’écartant d’elle.
De toute évidence, il préférait se cacher derrière son humour pour empêcher
cette conversation de se poursuivre.
— Nos gènes sont chargés de trop de handicaps. Bien sûr, nos enfants
seraient brillants, mais avec tout ces abus…
— Troy, l’interrompit-elle en posant son verre, vous n’y arriverez pas.
— A quoi ?
— A me faire peur avec vos histoires de famille.
— Que dois-je comprendre ? répliqua-t-il, se rapprochant d’elle tout en
plissant les yeux. Vous voulez que nous fassions quand même un bébé
ensemble ?
Elle prit son visage entre ses mains.
— Vous êtes vraiment impossible.
— Et vous êtes vraiment trop sexy.
Il plaqua ses hanches contre les siennes.
— Nous ne pouvons pas passer à côté du plaisir que nous avons à nous
donner. En nous protégeant, bien entendu.
— L’abstinence est la meilleure des protections, argua-t-elle en posant le
pouce sur ses lèvres.
Elle brûlait d’un tel désir pour lui qu’elle en venait à se demander où elle
trouvait la force de résister à ses avances.
Elle frissonna lorsqu’il prit le bout de son doigt entre ses lèvres.
— Rabat-joie. Dans ce cas, je redescends, déclara-t-il en s’éloignant. Je vous
laisse vous reposer. Commandez ce que vous voulez au service d’étage, et
prenez un bain moussant. Je pourrai au moins me plaire à vous imaginer dedans.
Sur ces mots, il prit la bouteille de scotch restée sur le bar et sortit de la
suite.
Elle avait résisté. Et jamais elle ne s’était sentie plus réveillée de toute sa vie.

Troy n’imaginait pas une seconde qu’il trouverait le sommeil ce soir en


sachant qu’Hillary dormait à quelques mètres de lui. Il savait qu’ils ne
résisteraient pas longtemps au désir irrépressible qu’ils avaient l’un pour l’autre,
mais de toute évidence ce n’était pas ce soir qu’il aurait le bonheur de tenir son
corps nu entre ses bras. D’autant qu’il avait des choses importantes à faire. Sa
priorité était de brouiller les pistes et de s’assurer qu’Hillary était en sécurité.
Pour cela, il devait parler avec Conrad Hughes.
Par chance, son ami avait glissé dans la bourse une carte magnétique qui lui
permettrait d’entrer dans ses quartiers personnels. Il disposait de sept résidences
aux dernières nouvelles, mais Troy savait que, depuis qu’il s’était séparé de son
épouse, il privilégiait son appartement situé dans l’enceinte de ce casino.
Quand la porte de l’ascenseur s’ouvrit, Conrad l’attendait déjà. Bien sûr, il
avait vu Troy arriver sur ses écrans de surveillance.
— Salut, mon frère, lança-t-il, un verre de brandy à la main. Bienvenue dans
mon petit coin de paradis.
Troy l’avait vu pour la première fois le jour de son arrivée au lycée militaire.
Il l’avait trouvé plongé dans la lecture du Wall Street Journal, et depuis leur
rencontre dix-sept ans plus tôt, ils étaient restés amis. Ils étaient d’ailleurs deux
des trois membres fondateurs de la confrérie Alpha. C’était pour avoir manipulé
la Bourse que Conrad avait été envoyé en maison de redressement. Par des
manœuvres habiles, il avait réussi à faire chuter violemment le cours des actions
de plusieurs grandes multinationales. Sa peine aurait été bien plus lourde si de
précieux enquêteurs ne s’étaient pas rendu compte que les entreprises concernées
avaient toutes été coupables de faire travailler des enfants du tiers-monde dans
des conditions désastreuses.
Une fois que la presse s’était emparée de cette information, Conrad était
devenu un héros aux yeux de l’opinion publique. C’est pourquoi le président du
tribunal avait rendu un jugement similaire à celui qui concernait Troy. Sous
l’influence du colonel Salvatore, ils avaient appris ensemble à maîtriser leur
fougue et à défendre leurs idéaux de manière légale et donc plus efficace.
Troy faisait une confiance aveugle à Conrad. Et il était la première personne
à laquelle il avait pensé pour demander de l’aide. Il avait beaucoup changé
depuis leurs années de lycée, délaissant régulièrement les heures passées à
réfléchir au profit de l’exercice physique, si bien qu’il faisait fondre toutes les
femmes qu’il rencontrait. Lui, pourtant, n’en avait jamais aimé qu’une seule.
De toute évidence, leur séparation l’avait dévasté. Malgré ses efforts
manifestes pour se montrer accueillant, il arborait une expression sinistre et de
profonds cernes se dessinaient sous ses yeux. Il avait de nouveau l’air cynique
qui l’avait caractérisé à l’adolescence.
Ils pénétrèrent dans le décor confortable et typiquement masculin qui
composait sa nouvelle résidence principale. Manifestement, il s’était débarrassé
de tout ce qui pouvait lui rappeler sa femme. Sur une table, un plateau
témoignait du repas qu’on lui avait servi et qu’il avait à peine entamé.
— J’ai apporté quelques rafraîchissements, annonça Troy en lui montrant la
bouteille de Chivas.
— Mais tu n’as pas amené ton amie. Je suis déçu de ne pas avoir l’occasion
de la rencontrer.
— Après notre voyage, elle avait besoin de repos.
Il frissonna en l’imaginant en train de se prélasser dans son bain moussant.
— J’ai pensé que c’était le bon moment pour te parler en privé, dit-il en
s’installant en face de lui dans un fauteuil en cuir. Je voudrais partir avec Hillary
pendant quelques jours sans que personne ne puisse se douter de l’endroit où
nous sommes.
— C’est pour Salvatore que tu fais ça ou seulement pour passer de bons
moments avec une jolie femme ?
Conrad était l’une des rares personnes au monde avec qui il pouvait se
montrer vraiment sincère.
— C’était d’abord professionnel, mais disons que mes motivations ont
quelque peu évolué.
— Eh bien, tu peux compter sur moi.
Il savait qu’il pouvait lui faire confiance, mais il n’était pas sûr des méthodes
qu’il emploierait pour lui rendre service. Or pour cette occasion, il devait se
montrer plus prudent que jamais.
— Peux-tu me dire comment tu comptes t’y prendre ?
— Tu doutes de moi ? Tu veux me faire de la peine.
Il vida son verre de brandy et le remplit aussitôt.
— Je cherche seulement à apprendre du maître.
— Tu t’es bien rattrapé, dit-il en riant. Mais je te comprends, une femme est
impliquée cette fois. Tu es obligé de faire attention.
Il alluma sa télévision et une vidéo d’Hillary et lui devant la machine à sous
apparurent sur l’écran.
— J’imagine que cette entrée était destinée à attirer l’attention du public,
sinon tu serais passé par-derrière.
— Tu as tout compris.
Il connaissait les portes dérobées de toutes ses résidences, tout comme
Conrad connaissait celles qui menaient aux siennes. En effet, il avait fait en sorte
que tout le monde le voie ici avec Hillary, et il n’était pas étonné de voir que
Conrad n’était pas dupe de son plan.
— Merci à tes agents de sécurité de m’avoir capté sous mon meilleur profil.
— Mon personnel ne demande qu’à faire plaisir, répliqua-t-il en éteignant
l’écran. Je vais diffuser quelques images de vous deux ici. Je m’amuserai à
changer vos vêtements et j’utiliserai différents plans pour faire croire que vous
êtes restés plusieurs jours. Ma secrétaire enverra des photos aux magazines, et le
monde entier croira que le génial Troy Donovan passe du bon temps à Monaco
avec sa nouvelle conquête.
Malgré lui, le terme de « conquête » l’irrita. Il convenait si mal à Hillary.
— Merci pour ton aide, Conrad.
— Le fait que vous soyez venus ici avec ton avion illustrera notre petit
mensonge. Il faudrait que tu m’envoies quelques photos prises dans d’autres
aéroports.
— C’est comme si c’était fait. Et toi ? s’enquit-il enfin. Comment te sens-
tu ?
— Bien.
— Tu n’as pas l’air. Depuis combien de temps n’as-tu pas dormi, n’as-tu pas
mangé ?
— Tu fréquentes trop la police.
— Pardon pour l’interrogatoire, se reprit-il en levant son verre. Je voulais
juste savoir comment tu vivais ta séparation d’avec Jayne.
Le seul fait d’entendre son prénom le fit lâcher un juron.
Tous ceux qui les connaissaient avaient été stupéfaits d’apprendre leur
rupture. Même la presse à scandale s’était montrée discrète sur ce sujet, restant
apparemment aussi interloquée que leur entourage et n’ayant pas la moindre
explication à proposer.
Troy ne comprenait pas davantage ce qui s’était passé. Il les avait connus
fous amoureux l’un de l’autre. Peut-être Jayne s’était-elle lassée des voyages
incessants de Conrad, et des coups de téléphone nocturnes du colonel Salvatore.
— Jayne a accepté un poste aux Etats-Unis.
— Un poste d’infirmière ?
Il connaissait le métier de Jayne, seulement, il voulait encourager son ami à
lui parler.
— D’aide à domicile. Mon épouse altruiste et généreuse s’est mise au
service d’un vieil homme mourant alors qu’elle a des millions sur son compte en
banque. Des millions auxquels elle ne veut pas toucher. Tu vois à quel point elle
me déteste ? lâcha-t-il en serrant son verre dans sa main. Mais surtout, il ne
faudrait pas que mon mariage désastreux le dégoûte des relations avec les
femmes. Elles ne sont pas toutes aussi cruelles.
Dans un geste de rage, il jeta son verre dans la cheminée et regarda le cristal
se briser contre la pierre.
— Tu devrais boire moins, ça te rend sinistre.
— Et méchant. Je sais. Je vais chercher un jeu de cartes.
— Je ne crois pas que je jouerai ce soir. Je n’ai pas envie de perdre.
Il mourait d’envie de monter retrouver Hillary, mais il ne pouvait pas laisser
Conrad sans être sûr qu’il était en état de rester seul.
— Tu n’es pas drôle. Surtout que j’ai accepté de te rendre service.
— Sinon, je te propose une partie d’Alpha Realms IV.
— Pour être sûr de gagner, c’est ça ? Non, merci.
Il ralluma la télévision.
— Et si nous…
Il se tut quand un bruit leur parvint de la porte. D’un même mouvement, ils
se levèrent d’un bon. Hillary se tenait sur le seuil, la petite bourse en cuir dans
une main et la deuxième carte magnétique dans l’autre.
— Alpha Realms IV ? Vous êtes sérieux ? On dirait des enfants de dix ans.
Conrad posa la bouteille qu’il avait à la main et lança à Troy un regard plein
d’appréciation. Troy lui répondit avec des yeux noirs. Il avait beau être son ami,
il n’était pas question qu’il s’intéresse à elle.
— Ah, voici Hillary Wright en chair et en os. Le talon d’Achille de Troy
Donovan.
- 7 -

Debout sur le seuil de l’appartement, Hillary observait avec curiosité cette


scène cent pour cent masculine. Ayant oublié toute fatigue après son bain et son
dîner, elle avait enfilé une élégante robe de soie jaune et était partie à la
recherche de Troy. Le vigile qui se tenait devant sa porte lui avait indiqué que
tout ce dont elle pouvait avoir besoin se trouvait dans la bourse en cuir,
notamment la carte qui lui donnait accès à chaque recoin du bâtiment. C’était
ensuite le garde du corps mis à sa disposition qui l’avait accompagnée jusqu’à
l’appartement de l’ami de Troy, le propriétaire du casino.
Même si elle n’avait d’yeux que pour Troy et son charme irrésistible de
mauvais garçon, elle ne pouvait que remarquer la beauté plus classique de son
ami, un grand homme brun au regard mélancolique.
— Conrad Hughes, se présenta-t-il en lui serrant la main. L’ami d’enfance
de M. Alpha Realms.
Troy passa la main autour des épaules de leur hôte.
— Conrad est aussi un très bon menteur, alors surtout, ne croyez rien de ce
qu’il vous dira.
Faisait-il référence à sa remarque concernant son talon d’Achille ?
— Ne nous en veuillez pas de nous comporter comme des enfants de dix
ans. Nous sommes des hommes, voilà tout.
— Dans ce cas, je vais vous laisser. Pardon de vous avoir dérangés.
— Attendez, dit Troy en lui prenant le bras. J’allais partir. C’est bon pour
toi, Conrad ?
— Nous avons fini. Allez-y et amusez-vous. Vous êtes ici chez vous.
Hillary, je suis très heureux de vous avoir rencontrée.
Son garde du corps fut congédié, et ce fut Troy qui l’accompagna dans
l’ascenseur.
— Après ce que vous avez bu, je crois que vous auriez tous les deux besoin
de dormir, Conrad et vous, plutôt que de passer du temps sur des jeux vidéo.
— Je ne suis pas soûl. J’ai pris un verre en haut avec vous et un autre avec
Conrad, c’est tout.
En voyant ses yeux se fixer sur les siens, elle vit qu’il avait en effet toute sa
lucidité. Il s’était contenu malgré ses retrouvailles avec son ami, ce qui était la
plus belle preuve qu’elle pouvait lui faire confiance.
Il était bel et bien là pour elle, et c’était bien plus enivrant que n’importe
quel alcool.
— Je ne suis pas sûre de vous comprendre.
— Hillary, je n’oserais jamais me présenter ivre devant vous. Vous avez
toutes les raisons d’avoir l’alcool en horreur. Je n’aurais aucune chance avec
vous si j’arrivais en titubant dans notre chambre.
— Je crois que je n’ai pas bien entendu, répliqua-t-elle en riant.
Comme la porte s’ouvrait, elle sortit devant lui pour rejoindre leur suite.
— Oh ! si, vous avez très bien entendu. Et vous êtes un peu troublée je crois.
Elle sentit sa main descendre le long de son dos. Comment cette simple
caresse pouvait-elle attiser à ce point son désir pour lui ?
— Je dirais plutôt que je suis agacée.
— Voyons si je peux y remédier.
Elle fit volte-face et mit les poings sur les hanches.
— Vous souffrez vraiment du syndrome de Peter Pan ! Vous plaisantez
toujours au mauvais moment et vous continuez à vous passionner pour les jeux
vidéo.
— Je crée des logiciels, c’est mon métier.
— Pas seulement des jeux vidéo ?
— Est-ce que j’ai dit ça ?
— Pourquoi ai-je l’impression que vous cherchez à jouer avec moi ?
— Sans doute parce que je meurs d’envie de jouer avec vous. Toute la nuit.
Sans la quitter des yeux, il posa les mains sur ses épaules.
— Mais avant tout, ajouta-t-il, nous devons quitter Monte-Carlo. Dès
demain matin. Alors vous devriez vraiment vous reposer.
— Nous venons juste d’arriver. Je croyais que nous étions venus pour nous
amuser.
Elle ignorait ce qu’elle voulait vraiment, à vrai dire. Tout ce dont elle était
sûre, c’était qu’elle était prête à tout maintenant pour prolonger le temps qu’elle
avait à passer avec lui.
— Non, nous ne sommes pas venus ici pour nous amuser. Nous sommes
venus pour vous mettre à l’abri des regards.
Son visage se fit plus sérieux tout à coup.
— A notre réveil demain matin, nous quitterons le casino par l’entrée privée
de Conrad. Les gens penseront que nous sommes toujours à Monaco.
— Et où irons-nous ?
— Chez moi.
Chez lui ? Elle avait du mal à suivre ses changements de plan.
— Vous ne m’avez pas dit que vous viviez en Virginie ? Je ne vois pas en
quoi ça nous aidera à passer inaperçus.
— Je vous ai dit que je venais de Virginie. C’est en effet là-bas que se tient
le siège de ma société. Mais j’ai une autre maison, où j’aime me retirer pour la
partie créative de mon travail. Ou pour prendre des vacances.
Chacun de ses mots lui donnait envie de le connaître davantage. Sa
personnalité semblait si différente de l’image que les gens avaient de lui.
— Et où se trouve cette maison ? Qui est au courant de l’endroit où nous
allons ? Je ne suis pas contre l’idée de disparaître quelque temps, mais il vaudrait
mieux que quelqu’un sache où nous trouver en cas d’urgence.
— Vous avez entièrement raison, dit-il en lui caressant la joue. Vous faites
confiance au colonel Salvatore ?
— Je ne sais plus à qui je peux faire confiance. Toute cette histoire est si
étrange, si… effrayante.
— C’est la méfiance qui vous apprendra à vous protéger.
Il lui sourit et s’écarta légèrement.
— Nous ferons une escale à Lyon pour passer au bureau d’Interpol. Ainsi,
nous pourrons l’informer de notre destination.
— Qui sera ?
— Le Costa Rica. Mais avant que nous nous envolions pour l’Amérique
centrale, j’ai une surprise pour vous.

Un dîner en France ?
Hillary n’en revenait pas de la surprise que Troy avait préparée pour elle. Il
s’était souvenu de son souhait de déguster la cuisine du traiteur de Chicago, et il
avait eu l’idée de viser encore plus haut.
Certains des plus grands chefs du monde avaient ouvert leur restaurant dans
la région lyonnaise. Elle s’était attendue à faire un bref passage dans les bureaux
d’Interpol avant de repartir sur le continent américain, et au lieu de cela Troy
avait trouvé pour chacun d’eux des accessoires pour passer inaperçus et l’avait
entraînée dans une visite touristique de la ville. Ils avaient dîné tôt à une table
absolument incroyable, après quoi il lui avait proposé une promenade dans le
Jardin botanique.
La main dans la sienne, elle était émerveillée par la serre qu’ils venaient de
traverser et par chacune des fleurs qu’il découvrait sur leur passage. Ce décor
était si romantique, Troy était si merveilleux…
Elle avait l’impression d’être plongée dans le plus beau des rêves. Il
marchait à côté d’elle comme si cette intimité était la chose la plus naturelle du
monde, et elle l’aurait été pour n’importe quel couple.
Cette soirée avait tout d’un rendez-vous amoureux.
Mais qui était donc cet homme, dont les médias aimaient tant parler sans rien
connaître de lui hormis ses frasques passées ? Elle ne le connaissait que depuis
deux jours, mais elle avait déjà compris que, malgré sa fortune, il appréciait les
choses simples de la vie. Il lui avait aussi montré à quel point il tenait à son
frère, même s’il condamnait ses propres pensées à son sujet. En un mot, elle
avait beau le connaître à peine, elle se sentait déjà bouleversée par sa sensibilité.
Et ce en dépit des résolutions qu’elle avait prises pour ne plus s’attacher à un
homme. Le moment était-il venu pour elle de faire confiance aux élans de son
cœur ?
Elle se pencha pour respirer le parfum d’un camélia.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Quoi donc ?
Elle sentit son pouce lui caresser la paume.
— Voyons, tout le monde doit vous poser cette question.
Il se pencha à son tour et lui déposa un baiser délicieusement intime sur
l’oreille.
— Pourquoi j’ai piraté le système du ministère de la Défense ?
— Oui.
— Je vous l’ai déjà dit, répondit-il en approchant les lèvres des siennes. Je
m’ennuyais.
— Je n’y crois pas, murmura-t-elle tout contre sa bouche.
— Alors dites-moi pourquoi je l’ai fait à votre avis.
Comme il se redressait et la fixait du regard, elle laissa passer un silence
avant de lui répondre.
— Je crois que vous voulez que je dise quelque chose de méchant pour que
vous puissiez vous mettre en colère.
— Où allez-vous chercher ça ?
— Vous trouverez de toute façon une raison de vous mettre en colère pour
dresser une barrière entre nous, expliqua-t-elle en tapotant son front plissé par la
contrariété.
Il la fit reculer jusqu’à une zone interdite au public.
— Alors comme ça, vous voulez que nous fassions tomber les barrières ?
— Vous ne le saurez que si vous me répondez.
Elle dégagea la mèche qui dépassait de la casquette qu’il avait mise pour se
cacher.
— Si vous n’avez pas envie de me donner la vraie raison, reprit-elle, dites-le
moi simplement, mais n’espérez pas que les gens qui tiennent à vous n’aient pas
envie de la connaître.
— Vous tenez à moi ?
Il noua les bras autour d’elle et l’attira contre lui. Elle ne répondit pas. Elle
avait la gorge nouée, et elle ne pensait plus qu’aux baisers qu’ils avaient
échangés et à son envie de l’embrasser encore.
— D’accord, soupira-t-il finalement. Tout le monde dit que j’ai fait ça par
altruisme, mais en toute franchise j’étais beaucoup trop gâté, personne ne
surveillait ce que je faisais et j’étais furieux contre mes parents. J’avais toutes les
raisons de… de faire n’importe quoi.
— Vous avez fait ça pour attirer leur attention.
La vision qu’elle eut du petit garçon seul et révolté qu’il avait été lui serra le
cœur.
— Je n’étais plus un bébé.
Il l’attira hors du champ de vision d’un couple plus âgé qui prenait des
photos. Ses gestes étaient si doux, si naturels…
— J’avais quinze ans, ajouta-t-il.
— Vous n’étiez pas un adulte non plus.
— Heureusement pour moi, sinon je serais allé en prison. Par chance, je ne
fais plus ce genre de choses.
— Si je comprends bien, cette confrérie a formé en quelque sorte la famille
qui vous avait tant manqué.
Soudain, elle sentit qu’il n’était plus sur la défensive.
— Exactement.
— Le propriétaire du casino en fait partie, c’est ça ?
— A votre avis ?
Evidemment.
— Qu’avait-il fait pour se retrouver en maison de redressement ?
— Je peux vous le dire après tout, répondit-il après une hésitation. De toute
façon, c’est de notoriété publique. Vous vous rappelez les fluctuations
inexpliquées de la Bourse il y a un peu plus de dix-sept ans ?
— Vous êtes sérieux ?
Elle resta muette de stupéfaction. Elle n’avait que dix ans à l’époque, mais
elle avait étudié ce cas plus tard en cours d’économie. Il arrivait encore à certains
analystes de faire allusion à cet événement.
— C’était vraiment lui ?
Elle se laissa tomber sur un banc.
— Il a accédé au compte de son père, investi de l’argent et remporté de
grosses sommes. Si bien que son père l’a laissé continuer.
Il s’assit à côté d’elle, sa cuisse contre la sienne, avant de reprendre son
récit.
— Mais le jour où il a surpris deux amis de son père en train d’agresser sa
sœur…
— Il a renversé les entreprises de ces messieurs ?
— Oui, répondit-il en allongeant le bras sur le dossier du banc, non sans lui
effleurer le cou au passage. Et une fois qu’il a été à l’intérieur du système, il a
découvert tout un réseau de sociétés qui faisaient travailler des enfants du tiers-
monde. La presse a fait de lui un héros, alors que sa première motivation avait
été la vengeance.
— Ce qu’il a fait n’était pas bien, mais il avait toutes les raisons du monde
de le faire. Tout comme vous.
— N’essayez pas de glorifier ce que nous avons fait. Nous avons tous
enfreint la loi. Nous nous engagions tous sur un chemin qui aurait pu être fatal si
on ne nous avait pas arrêtés.
Il prit une mèche entre ses doigts et l’attira près de son visage pour la
respirer.
— L’un de nous, un pianiste surdoué, a été envoyé dans cette école par ses
parents qui ont pensé que ce serait mieux pour lui qu’une cure de
désintoxication.
A son tour, elle tendit la main vers lui et la glissa sous sa veste pour la
presser contre son cœur.
— Ce devait être dur pour vous. Vous deviez penser à votre frère.
En plongeant dans son regard émeraude, elle se demanda s’il allait
l’embrasser. Juste pour mettre un terme à cette conversation. Elle ne l’en
empêcherait pas.
— En réalité, reprit-elle, je pense que vos motivations avaient quelque chose
à voir avec votre frère.
Il détourna les yeux pour les fixer sur le sol.
— Troy ?
Elle prit son visage entre ses mains et le força à se tourner vers elle.
— Troy ?
— Mon frère a échoué à l’université, il s’est engagé dans l’armée, s’est fait
arrêté et est allé en prison. Je ne cherche pas à défendre Devon. Il a fait les
mauvais choix. Mais il n’était pas le seul de son unité à revendre de la drogue, et
deux des coupables s’en sont tirés parce que leurs pères étaient des généraux.
L’injustice dont avait été victime son frère et qu’il ressentait au plus profond
de lui-même la bouleversait.
— Une fois que j’avais pénétré à l’intérieur du système, j’ai moi aussi fait
des découvertes, comme Conrad. Je me suis dit que, puisque j’étais là, je pouvais
bien rendre service à la société. Et vous savez ce qui est le plus ironique dans
cette histoire ? Mon père s’est servi de son influence pour m’éviter d’avoir à
faire mon service militaire.
Il se leva d’un bon.
— Il est temps de nous mettre en route pour l’aéroport.
Cette fois, il ne lui prit pas la main. Ils marchèrent en silence jusqu’à la
sortie, et son visage était si fermé à présent qu’elle n’eut pas de mal à
comprendre que leur soirée romantique était finie.

Assis devant son ordinateur dans l’avion qui l’éloignait de la France, Troy
repensa à son rendez-vous quelques heures plus tôt avec Salvatore. Il avait toutes
les raisons d’être satisfait de leur conversation ; le plan qu’il avait élaboré était
solide, et Hillary était en sécurité. Tout le monde croyait qu’ils passaient tous les
deux une semaine romantique à Monte-Carlo. Seuls Conrad et Salvatore
connaissaient leur destination.
Le Costa Rica, où ils atterriraient au lever du soleil.
Il aurait dû être heureux de retourner dans son havre de paix, et pourtant une
agitation inexplicable s’était emparée de lui.
Il se tourna machinalement vers le compartiment dans lequel Hillary était en
train de dormir. Il avait beau aimer les choses simples, il avait été ému et
quelque peu influencé par l’excitation qu’avait éveillée en elle ce dîner en
France. Elle lui avait dit dès leur rencontre qu’elle avait choisi son métier pour
échapper à la vie rurale et baigner dans l’émulation des grandes villes, et il avait
éprouvé le désir de lui offrir ce dont elle avait envie. Seulement, il aurait pu
aisément se passer de la conversation qu’ils avaient eue dans le jardin. Il
n’aimait pas fouiller au fond de son âme.
Qu’allait-elle penser de l’endroit où il l’emmenait à présent ? songea-t-il
soudain. Allait-elle aimer cette propriété isolée de toute civilisation et privée de
tout aménagement superficiel ?
Son instruction militaire avait peut-être laissé plus de traces qu’il ne l’avait
cru. Au lycée, son confort matériel s’était limité à une couchette et un casier, et il
avait le sentiment que, même s’il s’était de nouveau laissé pousser les cheveux
en sortant et avait acheté des vêtements ressemblant le moins possible à un
uniforme, il n’avait besoin de rien d’autre que ça. Humainement, il n’avait pas
non plus ressenti la nécessité de faire entrer de nouvelles personnes dans sa vie.
Ses amis de la confrérie lui avaient suffi.
Jusqu’à maintenant.
A cet instant, il avait l’impression d’être redevenu cet adolescent de quinze
ans complètement perdu, et qui ne savait à qui se fier.
Incapable de travailler, il se leva et ouvrit la porte qui le séparait d’Hillary.
Couchée sur le côté, une couverture remontée jusqu’au menton, elle dormait
profondément. Il aurait tant voulu s’allonger à côté d’elle et la serrer contre lui
pour toucher son corps sublime, respirer son parfum et goûter encore ses lèvres
exquises. Il avait eu envie d’elle à la seconde où il l’avait vue, mais il pressentait
qu’il ne pourrait pas se contenter d’une relation légère et détachée avec elle, et
qu’une aventure superficielle ne la satisferait pas non plus. A chaque occasion,
elle essayait de le faire parler de lui, et elle y parvenait comme personne ne
l’avait jamais fait.
Les conversations avec elle ne ressemblaient à aucune autre. Contrairement
aux autres femmes, elle ne se contentait pas de boire ses paroles, et même
lorsqu’elle n’était pas d’accord avec lui, elle l’écoutait avec attention et intérêt.
Il sentait qu’elle voulait le connaître vraiment.
Etait-ce ce qui le troublait autant ? Il n’aurait su le dire. Mais ce qu’il ne
pouvait nier, c’était qu’il était prêt à tout pour la tenir entre ses bras.
- 8 -

La propriété de Troy au Costa Rica ne ressemblait en rien à ce qu’Hillary


avait imaginé.
En descendant du Land Rover, elle se sentit enveloppée par les cris des
oiseaux tropicaux, des singes et de mille autres bêtes sauvages. Dans la faible
lueur matinale, une maison de bois, bâtie sur pilotis, se dessinait en haut d’un
promontoire au sein d’une végétation d’une splendeur à couper le souffle. A
quelques mètres, une cascade se déversait dans un lagon plus beau que tout ce
qu’elle aurait pu imaginer.
C’était un lieu unique, mais qui ne montrait aucune prétention. On eût dit
que la maison cherchait à se faire oublier au milieu de ce paysage paradisiaque.
Cet endroit n’avait rien à voir avec les plages de Floride où l’on donnait les
fêtes les plus folles. C’était un lieu de retraite, de solitude, où personne
n’attendait pour les accueillir hormis les animaux de la jungle.
Elle se tourna vers Troy, qui arborait le même air pensif que pendant le
voyage. Elle n’arrivait pas à lire au fond de lui quand elle le voyait poser sur elle
son regard si intense.
— Ascenseur ou escalier ? lui demanda-t-il en sortant leurs bagages du
coffre.
— Escalier. Je meurs d’envie de profiter de cette vue sous tous les angles.
En montant les marches de bois qui menaient à la terrasse, elle respira
l’odeur merveilleuse des fruits et des fleurs exotiques qui se mêlait à celle de la
mer. Elle n’avait qu’une hâte à présent : découvrir l’intérieur de la maison, qui
ne manquerait pas de lui en apprendre un peu plus sur l’homme qui l’habitait.
Restait à savoir pourquoi elle s’y sentait déjà si bien, alors qu’elle avait lutté
toute sa vie pour quitter l’isolement de la ferme familiale.
Elle regarda Troy tandis qu’il posait la main sur un bardeau de bois. Quand
il l’ouvrit, un tableau composé de plusieurs boutons apparut. Il avait déjà tapé
plusieurs codes pour ouvrir des grilles de sécurité afin d’arriver jusqu’ici, et
manifestement ils étaient parvenus à la dernière barrière à franchir.
Quand il ouvrit la main et l’appuya contre un petit écran, la porte d’entrée
s’ouvrit automatiquement.
La vaste pièce dans laquelle ils pénétrèrent était meublée de canapés et de
chaises longues ornés de coussins verts et ocre. Les baies vitrées offraient une
vue panoramique et donnaient l’impression que la nature entrait dans la maison.
Le décor était parfait. Simple et confortable.
Troy tapota un autre petit écran sur le mur et les lumières s’allumèrent.
— Il y a plusieurs chambres, vous pourrez choisir celle que vous préférez.
Nous sommes seuls ici, nous ne risquons pas de réveiller le personnel.
Des haut-parleurs invisibles se mirent à diffuser une musique suave et les
ventilateurs fixés au plafond commencèrent à tourner.
— Cette maison est un prototype pour les technologies dernier cri, on dirait.
— C’est vrai. Même si je m’habille mieux qu’autrefois, fit-il en lançant
habilement son chapeau sur le portemanteau, je suis toujours le même gamin
obsédé par l’électronique. On ne dirait pas à première vue, mais il y a tout ce
qu’il faut ici : internet, connexion par satellite et panneaux solaires.
— Comment se fait-il que ce soit en aussi bon état si vous n’avez pas de
personnel ?
Les paniers ne s’étaient pas remplis par magie de fruits frais, pas plus que les
plantes vertes ne s’étaient entretenues toutes seules.
— Une équipe vient une fois par mois pour aérer, faire les poussières et
apporter des provisions avant mon arrivée. Je ne vois personne, je viens ici pour
profiter de la solitude.
— Mais vous m’avez emmenée.
— C’est vrai. Ce qui vous donne une idée de l’importance que vous avez à
mes yeux.
Son sérieux la décontenança.
— Ce genre de phrases vous aide à séduire les femmes d’habitude ?
— Vous êtes libre de me croire ou non. En attendant, je vous propose un
petit bain pour fêter notre arrivée. Vous optez pour la piscine ou pour la
cascade ?
Décidément, le sujet du mensonge et de la vérité revenait souvent entre eux.
Seulement, elle ne savait plus à qui elle pouvait faire confiance après toutes ses
erreurs. Elle savait seulement qu’elle brûlait de s’approcher de lui pour
l’embrasser.
Mais cette fois, il n’y aurait rien ni personne pour les empêcher d’aller plus
loin.
*

Hillary ôta la robe qu’elle avait portée pendant le voyage et dans laquelle
elle avait dormi. Elle avait bien besoin d’une douche, mais puisque Troy et elle
allaient se baigner dans la cascade, elle prendrait simplement son shampooing
avec elle.
Elle avança vers l’armoire dont les portes étaient restées entrouvertes. A
l’intérieur, elle trouva une incroyable collection de vêtements, tous à sa taille,
dont on n’avait pas même enlevé l’étiquette.
Troy avait préparé sa venue à la perfection. Que pouvait-il bien avoir fait
commander pour elle ? se demanda-t-elle en commençant l’inventaire de cette
riche garde-robe. Il y avait des robes d’été, des jeans, des shorts et toutes sortes
de hauts légers, ainsi que des maillots de bain à une ou deux pièces.
Elle mettrait un maillot une pièce, cela ne faisait aucun doute.
Après en avoir trouvé un noir, tout simple, elle le mit et décrocha le
téléphone pour appeler sa sœur. Mais elle reposa aussitôt le combiné. Combien
pouvait coûter une communication pour le Vermont ? Et ne risquait-elle pas de
les faire repérer ? Elle devait d’abord en parler à Troy.
Elle s’enveloppa dans un paréo et ouvrit la porte de sa chambre.
— Troy ? appela-t-elle. Ai-je le droit de téléphoner à ma sœur ? Je voulais
l’appeler quand nous étions en France, mais… J’ai oublié.
Il lui avait fait passer une soirée tellement magique, qu’elle en avait oublié
tout le reste.
— Vous pouvez utiliser le téléphone qui se trouve sur la table de chevet.
C’est une ligne sécurisée.
— Merci, ça ne durera qu’une minute.
— Restez aussi longtemps que vous le voulez. La seule règle ici est
justement qu’il n’y a ni règle, ni emploi du temps.
En rentrant dans la chambre, elle s’étonna du naturel qu’ils avaient trouvé si
vite alors qu’ils se connaissaient depuis si peu de temps, et qu’ils s’étaient
rencontrés dans des circonstances si hors du commun.
Elle s’assit sur son lit et tapa de mémoire le numéro de téléphone de sa sœur.
Avec une seule heure de décalage horaire, elle devait être déjà debout.
— Allô ? dit-elle d’une voix hésitante au moment de décrocher.
L’indicatif du Costa Rica avait dû la surprendre, et pour cause.
— Bonjour, Claudia, c’est moi.
— Hillary, quel bonheur de t’entendre ! Alors, comment se passe ton séjour
à Monte-Carlo ? Tu as de la chance aux jeux ? Les photos sont magnifiques en
tout cas. Je les ai rassemblées dans un dossier avec tous les articles vous
concernant pour te les montrer quand tu rentreras. Nous pourrons faire un album
ensemble lors de ton prochain séjour à la maison.
Monte-Carlo. Et dire qu’ils se trouvaient déjà si loin de là où ils étaient soi-
disant en train de passer une folle semaine. Mais si elle disait la vérité à sa sœur,
elle n’en serait que plus inquiète.
— Merci. Oui, tu me montreras tout ça quand je reviendrai.
— J’espère que tu attendras moins longtemps que d’habitude.
— Promis.
Elle promettait toujours, mais au bout du compte elle trouvait toujours une
bonne raison pour ne pas s’y rendre. Elle ignorait pourquoi. Elle adorait sa sœur,
son beau-frère était un homme formidable et leurs enfants n’étaient pas moins
adorables. Leur famille représentait un merveilleux modèle à ses yeux. Etait-ce
justement ce qui la dérangeait ? Le fait d’être face à tout ce qu’elle n’avait pas su
accomplir ?
— Je voulais juste te dire que tout allait bien et que je pensais à toi.
— C’est gentil, mais tu devrais être en train de profiter de l’homme de rêve
avec qui tu es. C’est lui qui saura te faire oublier ton histoire avec l’affreux
Barry.
— C’est ce qu’il fait. Pour l’instant, nous sommes sur le point d’aller nous
baigner.
— Pitié, dis-moi que tu portes un Bikini ultrasexy pour que je puisse
continuer à rêver un peu.
Elle regarda son maillot une pièce tellement sage.
— Euh… Oui, bien évidemment.
— Bravo. Tu mérites de passer un peu de bon temps. Surtout, profite de
chaque moment. Pardon, je dois te laisser, les enfants sont en train de se disputer
pour des bonbons, dit-elle d’une voix précipitée. Je t’embrasse !
Elle raccrocha. Hillary reposa alors le téléphone et alla rouvrir l’armoire
pleine de vêtements et de maillots de bain. Sans se donner le temps de changer
d’avis encore une fois, elle ôta le maillot noir et choisit un deux-pièces bleu
turquoise bordé de lignes couleur chair. Il était très sexy, au point qu’elle
n’aurait jamais eu l’idée d’acheter ça pour elle.
C’était nouveau pour elle, mais elle se sentit bien dedans.
Elle noua ensuite autour d’elle le paréo assorti, après quoi elle se hissa sur la
pointe des pieds pour attraper une serviette sur l’étagère du haut. Comme la
serviette tombait au moment où elle la saisissait, elle la ramassa et resta
stupéfaite en la prenant pour la replier. C’était une serviette noire et blanche, sur
laquelle apparaissait un écusson représentant une vache.
Comment Troy avait-il su ? Ce ne pouvait pas être un hasard. Il était
simplement très observateur. Il avait eu le temps de remarquer ces symboles sur
ses bagages !
Sa sœur avait raison, elle devait profiter de ce moment qui serait de toute
façon éphémère. Son cœur avait bien besoin d’un peu de légèreté, après ce
qu’elle avait vécu le dernier mois.
La serviette serrée contre elle, elle sortit de la chambre et marcha à la
rencontre de l’aventure qui s’offrait à elle.

Troy se répéta qu’il ne devait pas oublier d’accorder une belle prime à son
assistante.
Appuyé contre le comptoir de la cuisine, il ne pouvait détacher les yeux
d’Hillary. La tenue qu’elle portait la rendait encore plus irrésistible que
d’habitude. Il avait tellement envie de poser les mains sur elle !
Il avait demandé à son assistante de commander des vêtements de toutes
sortes, sa seule recommandation ayant été de trouver certains accessoires ornés
d’un dessin de vache. Et elle avait eu la délicatesse de ne pas rire et de ne poser
aucune question.
— Avez-vous trouvé tout ce dont vous aviez besoin ?
— Bien plus encore. Et merci pour ça, ajouta-t-elle en lui montrant la
serviette. Je n’aurais pas imaginé.
— C’est mon assistante qu’il faut remercier. C’est elle qui s’est occupée de
tout.
— Je me doute que ce n’est pas elle qui a eu l’idée de chercher des vaches.
— Je lui ai peut-être glissé quelques indications. Je suis heureux que vous
aimiez.
Il avait hâte de voir si elle apprécierait autant les autres surprises qu’il lui
réservait.
Elle s’approcha lentement de lui et contempla son maillot de bain noir et son
T-shirt avant de lui montrer le petit flacon qu’elle avait à la main.
— Voyez-vous une objection au fait que je me lave les cheveux dans la
cascade ?
Il passa le bras autour d’elle et l’attira contre lui.
— Vous pouvez faire absolument tout ce que vous voulez.
— Merci, je prends cela comme un compliment.
— C’est bien plus que ça.
Il posa un chapeau à bords flottants sur ses cheveux blonds et prit pour lui un
chapeau de paille. Après quoi il la prit par les épaules et saisit le panier qu’il
avait préparé pour la matinée et qui contenait d’autres serviettes et de quoi boire
et manger. Puis ils sortirent sur la terrasse.
A peine dehors, elle laissa échapper un murmure d’admiration en découvrant
le paysage en plein jour. C’était bon de redécouvrir sa maison à travers un regard
neuf, qui ne perdait pas un seul détail des merveilles qui les entouraient.
Avec un regard incrédule, elle observa la véranda, le bain à remous et la
piscine qu’elle n’avait pas pu voir du côté où ils étaient arrivés ce matin.
Pourtant, il était rare qu’il profite de toutes ces installations. Quand il venait ici,
il continuait à travailler, et s’accorder une matinée de détente à la cascade avec
Hillary représentait le véritable luxe à ses yeux.
— Troy, c’est incroyable.
Elle s’agenouilla au bord de la piscine et mit la main dans l’eau.
— Quelle merveille d’architecture, s’exclama-t-elle. Je n’ai jamais vu ça. A
la manière dont elle prolonge la terrasse, on dirait vraiment qu’elle est suspendue
dans les airs. C’est vous qui l’avez conçue ?
— J’avais une idée approximative de ce dont j’avais envie, mais ce sont des
experts qui ont réalisé cet exploit. J’ai la chance de connaître un architecte qui
est un véritable artiste.
— Un de vos anciens camarades de classe ? l’interrogea-t-elle en se relevant.
— Non, pas cette fois.
Il la prit par la taille et l’attira vers l’escalier pour qu’ils descendent vers le
lagon.
— Cet architecte est le demi-frère de mon associé, qui, lui, est un ancien de
l’école. Il s’est servi de matériaux locaux pour la construction de la maison, de
bois provenant de plantations responsables et de matières écologiques élaborées
dans la région.
— Vous avez un associé ? s’étonna-t-elle.
— Oui, l’investisseur qui m’a apporté des fonds pour développer mon
entreprise.
— Mais je croyais que vous disposiez d’une fortune familiale ? D’après les
journalistes, votre père…
Elle s’interrompit brusquement.
— D’après les journalistes, acheva-t-il à sa place, mon père a entièrement
financé mon entreprise.
Il s’était fait à l’idée que les gens le verraient toujours comme un héritier. Il
n’avait que faire de ce que l’on pensait de lui, surtout que cette réputation
l’aidait quand Salvatore faisait appel à lui.
— Quelle est la réalité ?
Une fois de plus, elle n’allait pas se satisfaire d’une réponse énigmatique.
— C’est cet ami qui m’a confié de quoi démarrer, donc je ne peux pas dire
que je me sois entièrement débrouillé seul.
— J’imagine qu’il a largement fait fructifier sa mise.
— Disons que les affaires marchent bien.
Comme ils passaient devant un arbre exotique, il cueillit une fleur bleue et la
fixa derrière son oreille délicate. Elle sourit et l’effleura du bout des doigts.
— Vous avez dit que l’architecte était son demi-frère. Comment s’appelle-t-
il ?
— Jonah Landis.
— Vous êtes sérieux ? Vous voulez dire que votre ami fait partie de la
famille Renshaw ? Eh bien, vous ne fréquentez pas n’importe qui.
La famille Landis-Renshaw était célèbre pour son implantation dans le
milieu politique et dans celui des affaires. Jonah avait parfaitement compris son
besoin d’isolement et avait trouvé la meilleure façon de concevoir son havre de
paix.
Ils ralentirent en s’approchant du lagon et, après avoir posé son sac sur la
mousse et enlevé son T-shirt, il se tourna vers Hillary.
Il resta muet d’émerveillement devant l’image qui s’offrait à lui. Debout au
bord de l’eau, elle avait ôté son paréo et n’était plus couverte que par un maillot
de bain deux-pièces qui révélait un corps encore plus sublime qu’il ne l’avait
imaginé. Comme elle entrait dans l’eau, son flacon de shampooing à la main,
elle le regarda et lui adressa un sourire séducteur.
Fou de désir, il monta sur le rocher le plus proche et plongea pour la
rejoindre. S’approchant d’elle en nageant sous la surface, il vit le bleu de son
Bikini se mêler aux reflets de l’eau, jusqu’au moment où elle lui apparut nue. Il
n’en fallait pas davantage pour lui faire complètement perdre le contrôle de ses
sens. Il brûlait de faire l’amour avec elle, mais il voulait pouvoir se maîtriser
quand cela arriverait.
Il émergea juste à côté d’elle et lui prit la bouteille des mains.
— Je peux vous aider ?
— Avec plaisir.
Elle lui confia le flacon et plongea pour se mouiller les cheveux. Quand elle
refit surface, ses cheveux étaient plaqués en arrière et paraissaient encore plus
longs. Faisant couler du shampooing dans sa main, il referma ensuite la bouteille
et la lança sur la rive.
— Alors, comment va votre sœur ? lui demanda-t-il en frottant doucement sa
chevelure soyeuse.
— Elle est débordée, comme d’habitude. Elle s’occupe de ses enfants, de
son mari, de sa maison… Qui est en fait l’ancienne ferme de mes parents.
Elle laissa échapper un murmure quand il commença à lui masser la tête.
— Où sont vos parents en ce moment ? lui demanda-t-elle.
— Je n’en sais rien, et ça m’est égal à vrai dire.
Comme il mettait les doigts sur sa nuque, elle renversa la tête en arrière et le
regarda.
— Pardon, je ne voulais pas vous contrarier.
— Je ne suis pas contrarié, je vous dis simplement les choses comme elles
sont. Vous vous êtes éloignée de vos parents, moi aussi.
— Je suis toujours en contact avec ma mère.
— C’est une bonne chose.
— Je suis désolée pour vous. Pardon d’avoir abordé le sujet.
— Vous n’avez pas à être désolée ni à me demander pardon.
Il passa les mains sur ses épaules et le long de ses bras. Sa peau était douce
et il la sentait frissonner sous ses caresses. Comme il aurait voulu défaire le
nœud qui tenait son haut de maillot de bain derrière son cou…
— Mes parents vivent heureux entourés de leurs ami, avec qui ils
s’épanchent sur les déceptions que leur ont causées leurs fils.
— Vous êtes à la tête d’une grande entreprise, vous avez pris votre vie en
main et vous avez fait fortune. Ils devraient être fiers de vous.
Comme elle allait se retourner vers lui, il l’en empêcha pour continuer à la
masser et elle se laissa aller contre lui avec un soupir sensuel. Elle sentait
forcément son désir à présent.
— Je ne suis qu’un play-boy égocentrique, murmura-t-il, les lèvres tout
contre sa tempe. Mais bien sûr, ils doivent moins s’en faire pour moi que pour
mon frère.
— Pourquoi a-t-il commencé à se droguer ? Où étaient vos parents à ce
moment-là ?
— Nous sommes adultes et responsables de nous-mêmes.
Il sentait son cœur battre de plus en plus fort à mesure qu’elle l’interrogeait
sur sa famille.
— Mais vous n’avez pas toujours été adultes.
Pourquoi cherchait-elle à tout prix à lui trouver des excuses, à le faire
correspondre à ses critères moraux ? Il était temps qu’elle regarde la vérité en
face et qu’elle le voie tel qu’il était vraiment.
Cette fois, il la fit tourner sur elle-même pour qu’elle se tienne face à lui.
— Nous étions assez grands pour savoir ce qui était bien et ce qui était mal
et nous avons tous les deux choisi la mauvaise voie. Nos actes ne peuvent pas
rester sans conséquences.
— Etiez-vous proches l’un de l’autre ?
— Notre relation a connu des hauts et des bas. Quand j’étais en pension, il
m’envoyait des paquets qui n’ont parfois pas été loin de me faire renvoyer.
Ce souvenir le fit sourire l’espace d’un instant.
— A mon tour, je lui ai rendu visite en cure. La plupart des autres patients en
étaient arrivés là à cause de réels problèmes, de dépressions. Lui avait seulement
subi la même chose que moi : l’ennui.
Elle mit les mains sur ses poignets et les serra doucement, tendrement.
— Je suis désolée, mais je ne vais pas encore laisser vos parents tranquilles.
On peut au moins leur reprocher de s’être montrés négligents.
Cette conversation prenait une direction qui ne correspondait en rien à ce
qu’il avait prévu. Il n’aimait pas se livrer de la sorte.
— Troy, murmura-t-elle en se serrant contre lui, racontez-moi un bon
souvenir avec votre frère. Vous êtes un homme bien, votre environnement a
forcément contribué à construire votre personnalité avant votre rencontre avec le
colonel Salvatore et vos amis de la confrérie.
Il n’était pas sûr d’approuver son raisonnement, mais il était prêt à tout pour
voir de nouveau un sourire éclairer son visage.
— Quand nous étions enfants, commença-t-il en fouillant au fond de sa
mémoire, nous avions une nourrice. Nous l’aimions tant que, quand nos parents
n’étaient pas là, nous l’appelions maman.
— Elle devait être formidable, dit-elle avec un sourire attendri.
— Elle était très sévère. Exactement ce dont avaient besoin deux petits
garçons turbulents. Elle savait anticiper nos bêtises, mais quand nous étions
sages, elle était la première à nous récompenser.
— Comment ?
— En nous emmenant voir des matchs de base-ball, nager dans le lac, ou
construire des cabanes.
Il ne se rendit compte qu’à cet instant que sa maison était largement inspirée
de ces cabanes de son enfance.
— Elle nous a même offert deux chiots et nous a appris à nous en occuper.
— D’où venaient-ils ?
Il frissonna en sentant ses seins frôler son torse.
— C’étaient des chiens abandonnés. Elle nous avait appris que ce n’était pas
la valeur marchande qui comptait, pas plus pour les animaux que pour les
humains. J’ai choisi une sorte de bulldog et mon frère un bâtard de chien de
berger.
— Qu’est-il arrivé aux chiens quand vous êtes partis en internat ? Votre
nourrice s’en est occupée ?
— Quand j’avais huit ans et mon frère dix, nos parents l’ont renvoyée.
— C’est à ce moment que vous êtes allés en pension ?
— Parce qu’ils nous avaient entendus l’appeler maman. Au moins nous
savions qu’elle s’occuperait des chiens.
— Vos parents les ont chassés eux aussi ?
La détresse qu’il lisait maintenant sur son visage l’émut au plus profond de
lui-même.
— Pardon. Vous m’aviez demandé de vous raconter un bon souvenir et voilà
où nous en sommes.
Elle le caressa du regard et resta un moment silencieuse, jusqu’au moment
où elle pressa les hanches contre les siennes.
— Et si nous créions un beau souvenir maintenant ?
Il resta muet de stupeur. Voulait-elle faire l’amour avec lui ici ? Il avait beau
être fou d’excitation, elle le prenait au dépourvu.
Mais n’était-ce pas pour réconforter le petit garçon qu’il avait été qu’elle
voulait à présent donner du plaisir à l’homme qu’il était devenu ? Il devait
résister. Le plus raisonnable était d’attendre un moment de plus grande lucidité.
Seulement, il n’avait pas l’habitude de se montrer raisonnable.
- 9 -

Hillary sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Les révélations que Troy
lui avait faites sur son enfance l’avaient émue au plus profond d’elle-même, et
elle comprenait maintenant qu’elle s’était menti en se disant qu’elle n’éprouvait
qu’une attirance physique pour lui.
En quelques jours, elle s’était attachée à lui bien plus qu’elle ne l’aurait dû.
Elle caressa son torse musclé que l’eau faisait briller.
— Serais-tu en train de me séduire ?
Sa voix rauque et sa manière de la tutoyer la firent trembler de désir.
— Est-ce que j’aurais des chances de réussir ?
— Certainement.
Il mit la main derrière sa nuque et se pencha vers elle pour l’embrasser
langoureusement. Nouant les bras autour de lui, elle répondit à son baiser avec
toute la passion qui l’envahissait à cet instant. Elle ne voulait plus remettre à
plus tard ce dont elle avait tellement envie maintenant.
La caresse de l’eau se mêlait à celle que lui prodiguaient les mains de Troy
et, dans son trouble, elle manqua de perdre l’équilibre. Mais ses mains
puissantes se refermèrent sur ses fesses pour la soutenir. Sa force virile ne faisait
qu’attiser son excitation, et elle voulait la sentir tout contre elle.
Elle prit alors appui sur ses épaules et se souleva pour enrouler les jambes
autour de sa taille. C’est alors qu’il l’entraîna dans l’eau et qu’ils commencèrent
une danse délicieusement érotique, au milieu des bulles de savon qui se
répandaient autour d’eux. La bouche contre la sienne, il battit des pieds pour les
éloigner tous les deux de ce nuage de mousse. C’était si bon de le laisser prendre
le contrôle, de se contenter de se serrer contre lui et de savourer le goût de ses
lèvres…
Pressant son érection contre sa cuisse, il inclina la tête et embrassa ses seins
à travers le tissu de son maillot de bain. Elle avait trop envie de sentir ses lèvres
sur sa peau pour attendre encore, si bien qu’elle laissa glisser les mains de ses
épaules et dénoua le lacet qui retenait le haut de son maillot. Avec un sourire de
plaisir, il se hâta de défaire l’autre nœud. Puis, tandis que le courant emportait le
morceau de tissu, il la soutint en passant un bras derrière son dos et elle se
cambra pour mieux s’offrir à lui. Comme ses seins dépassaient maintenant de
l’eau, il se pencha et les embrassa l’un après l’autre, passant la langue sur ses
mamelons et les prenant entre ses lèvres pour attiser son excitation.
Tout était si parfait qu’elle avait la sensation d’être entrée dans un film. Le
soleil leur offrait son éclat matinal et la cascade proche faisait jaillir autour d’eux
des gouttes d’eau qui formaient une brume fraîche. Depuis la seconde où elle
avait rencontré Troy, elle était irrésistiblement attirée par lui, et elle n’aurait pas
pu rêver de meilleur moment pour faire l’amour avec lui. Elle refusait de passer
sa vie à regretter de ne pas être allée au bout de son désir.
Elle se redressa dans l’eau et se serra de nouveau contre lui.
— Nous allons devoir rentrer si nous voulons une protection pour aller plus
loin, susurra-t-il tout contre ses lèvres.
— Alors rentrons. Viens.
— Sinon, dit-il tout contre ses lèvres, nous pouvons rester ici encore un peu
et prendre notre temps. Tout en prenant du plaisir.
— Ah oui ? soupira-t-elle, ivre d’excitation. A quoi penses-tu exactement ?
Il plongea la main dans l’eau et la glissa entre ses cuisses.
— Je pourrais te caresser ici. Et toi, tu pourrais…
Sans le laisser finir, elle mit la main sur son sexe durci et la fit aller et venir
de haut en bas.
— C’est à ça que tu pensais ?
Son soupir de satisfaction fut la meilleure réponse possible.
D’un geste habile, il défit les nœuds qui retenaient le bas de son maillot sur
ses hanches et le laissa se perdre dans le courant. Elle voulut le rattraper, mais il
lui prit la main pour l’en empêcher.
— Je te retrouverai le même si tu y tiens, mais pour l’instant, j’ai bien
d’autres projets pour toi et moi.
Il mit la main contre son sexe et la caressa comme personne ne l’avait jamais
fait. Chacun de ses gestes était si parfait, il lui faisait tellement de bien…
Comme elle saisissait son short à la ceinture, il inséra un doigt en elle et elle
sentit qu’elle perdait le contrôle de ses sens. Trop impatiente pour prendre le
temps de lui enlever son maillot de bain, elle glissa la main sous l’élastique et la
referma autour de son érection. Encouragée par ses murmures de satisfaction,
elle serra les doigts un peu plus fort et laissa échapper des gémissements qui
s’unissaient aux siens.
Il ne tarda pas à la mener au bout de son plaisir. Enfouissant alors le visage
au creux de son cou, il lui dit combien il avait envie d’elle, combien il tenait à lui
donner du plaisir, et il n’en fallut pas davantage pour qu’elle atteigne la
jouissance. Transportée dans un tourbillon de plaisir, elle plaqua la bouche
contre son épaule pour étouffer ses cris.
Ses membres venaient tout juste de se relâcher lorsqu’il la prit dans ses bras
et l’entraîna en nageant jusqu’à la rive. Après le plaisir qu’il venait de lui
donner, elle osait à peine imaginer ce qu’elle ressentirait en faisant l’amour avec
lui.
Mais ce moment n’était pas encore arrivé. L’allongeant sur un rocher
couvert d’un tapis de mousse, il resta dans l’eau et lui ouvrit les jambes en
faisant reposer ses cuisses sur ses épaules. Un instant plus tard, elle sentait sa
bouche contre son sexe et sa langue qui entrait en elle, lui arrachant un cri de
plaisir.
Son excitation fut bientôt décuplée par les caresses qu’il déposait sur ses
hanches et sur ses seins. Malgré son envie de faire durer ce moment à l’infini,
elle ne tarda pas à perdre tout contrôle de son corps. Elle se laissa alors
transporter par les mouvements de sa langue et de ses mains sur elle, et atteignit
l’extase dans un long cri de délivrance.
Elle resta allongée quelques instants avant de recouvrer ses esprits grâce à la
brise légère qui effleurait sa peau. Troy la prit alors dans ses bras et l’attira de
nouveau dans l’eau.
— Et toi ? murmura-t-elle en se serrant contre lui.
— Nous avons tout le temps. Je ne suis pas inquiet, dit-il en nageant vers la
petite plage où ils avaient laissé leurs affaires.
Elle s’était souvent trompée dans son jugement sur les hommes, mais elle
sentait maintenant avec certitude que Troy était unique. Et ce dont elle ne doutait
pas, c’était qu’aucun autre avant lui ne lui avait fait vivre de moments aussi
intenses.

Troy porta Hillary dans l’escalier qui menait à la maison, non sans
rassembler toutes ses forces pour ne pas lui faire l’amour ici et maintenant. La
vue et le contact de son corps nu contre le sien attisaient si fort son désir…
Mais il ne devait rien faire sans protection. Et il avait été bien loin de prévoir
ce qui s’était passé dans le lagon ! Il avait eu l’intention de l’émerveiller en lui
montrant son petit coin de paradis, mais c’était elle qui l’avait émerveillé.
Sans doute devait-il s’habituer à être sans cesse étonné par Hillary. Elle se
montrait imprévisible depuis l’instant même de leur rencontre, et c’était si
nouveau pour lui qu’il ne pouvait que s’en réjouir. D’ordinaire, il n’avait aucun
mal à anticiper les réactions des autres !
Il respira profondément pour essayer de garder encore un moment le
contrôle de lui-même. Mais si elle continuait à passer ainsi la langue sur son
torse, il ne répondrait plus de rien.
Enfin, il atteignit l’espace où se trouvaient la piscine et le bain à remous. Il
marcha jusqu’à une large chaise longue et déposa Hillary dessus.
— Je t’en prie, murmura-t-elle, dis-moi que tu as des préservatifs ici.
— Oui.
Comme il se penchait vers un meuble de jardin pour ouvrir le tiroir et
prendre ce qu’il cherchait, elle se mit à lui caresser le mollet de la pointe du pied,
attisant l’excitation qui brûlait déjà en lui.
— Tu étais vraiment sûr de toi, n’est-ce pas ?
— J’ai été sûr de ce qu’il se passait entre nous dès l’instant où nous avons
été en présence l’un de l’autre. J’ai su ce que je ressentais pour toi dès l’instant
où je t’ai vue.
— Voilà qui est très romantique.
— Je fais ce que je peux. Pour aujourd’hui, non, je n’étais pas aussi sûr que
tu le dis. Car tu ne cesses de me surprendre, et je sais maintenant qu’il vaut
mieux pour moi ne m’attendre à rien de ta part. C’est pour cette raison que j’ai
caché des préservatifs un peu partout pendant que tu te changeais.
— Sauf près de la cascade, ni même dans le sac que tu avais emporté.
— Tu vois, tu as quand même réussi à me surprendre.
Et il aimait plus que tout la façon dont ils avaient improvisé. C’était si bon
d’être ici avec elle, de pouvoir se laisser aller en toute liberté sans risquer d’être
surpris où interrompu à aucun moment.
— Moi, je t’ai surpris ? s’étonna-t-elle en passant la main sur sa nuque. Eh
bien, sache que toi aussi tu m’as surprise, et ce dès l’instant où tu t’es assis à
côté de moi dans l’avion.
Sans perdre plus de temps, il se pencha pour embrasser ses seins et mit la
jambe entre ses cuisses. Elle soupira de plaisir.
— Rien ne peut me plaire davantage qu’une femme qui sait ce qu’elle veut.
— Alors ce que je veux, c’est que ce soit moi qui prenne le contrôle cette
fois.
— Je suis tout à toi, répondit-il en frissonnant d’excitation.
— Commençons par nous débarrasser de ton maillot de bain.
Elle tira sur l’élastique de la ceinture et, d’un même mouvement, ils
lancèrent son short dans la piscine. Il vit alors ses yeux se poser sur son érection,
qu’elle ne tarda pas à prendre entre ses mains. Il lui tendit un préservatif, qu’elle
déroula sur son sexe avec une sensualité qui manqua de lui faire perdre tout
contrôle.
Respirant profondément, il s’étendit sur la chaise longue et attira Hillary au-
dessus de lui. Elle se mit alors à genoux, une jambe de chaque côté de lui, et
descendit lentement sur son érection en se laissant guider par les mains qu’il
avait posées sur ses hanches. Quand il fut complètement entré en elle, ils se
mirent à bouger ensemble. La voir soupirer en fermant les yeux le rendait fou
d’excitation, et les sensations qui l’envahissaient au contact de son corps
n’étaient semblables à aucun de celles qu’il connaissait déjà. Il brûlait
maintenant de la faire jouir de nouveau en voyant ses cheveux onduler sur ses
épaules, en voyant la beauté de sa silhouette, de son visage et de chacun de ses
mouvements.
Il lui caressa les seins et l’entendit gémir plus fort. Il avait rêvé de cet instant
depuis la seconde où il l’avait vue, et pourtant il n’avait pas imaginé qu’il puisse
être aussi beau.
Les mains serrées sur ses hanches, il la fit bouger plus vite et plus fort au-
dessus de lui, jusqu’au moment où il sentit tout son corps se raidir. Elle renversa
la tête en arrière, et, dans un râle ultime, se laissa emporter pas l’orgasme qui
prenait possession de son corps.
Il n’attendit pas plus longtemps pour se laisser aller à son tour. Serrant les
bras autour d’elle, il prit possession de ses lèvres et étouffa un cri de plaisir.
En sentant une jouissance infinie l’envahir, il comprit qu’il était allé bien au-
delà de ce qu’il avait prévu. Lui qui avait été sûr pendant dix-sept ans de ne pas
être fait pour avoir une famille et que sa confrérie lui suffisait amplement, voilà
que toutes ses certitudes volaient en éclats.
Avec Hillary, il se rendait compte qu’il avait peut-être besoin d’autre chose
que d’un groupe d’hommes aussi cyniques et désabusés que lui.

Trois jours plus tard, étendue dans le bain à remous entre les bras de Troy,
Hillary respirait avec délice les senteurs de la nature exotique qui les entourait.
Depuis leur arrivée ici, ils n’avaient pas pu se quitter un seul instant, faisant
l’amour dans toutes les pièces de la maison et à toute heure du jour et de la nuit.
Troy était tout simplement merveilleux. Chacune de ses attentions, que ce
soit au cours de leurs étreintes ou dans la vie quotidienne, témoignait d’une
sensibilité et d’une générosité qu’elle n’aurait jamais pu imaginer.
— Merci pour la serviette que tu m’as offerte, avec ce dessin de vache.
— Tu m’as déjà remercié.
— Et pour les chaussons assortis.
— Les soirées peuvent être fraîches, il n’était pas question que tu aies froid
aux pieds.
Il passa les bras sur son ventre et sous ses seins, lui prodiguant un délicieux
massage.
— Et le café est assurément bien meilleur lorsqu’il y a une vache dessinée
sur la tasse.
Elle tourna la tête pour l’embrasser sur l’épaule, à l’endroit où elle l’avait
mordu quelques instants plus tôt. Il avait vraiment la capacité de lui faire perdre
l’esprit par moments.
— Je dois reconnaître que celle qui me fait le plus rire est celle de ma brosse
à dents.
— Alors j’ai accompli ma mission.
— On peut dire que ta générosité et ton attention s’expriment de manière
pour le moins originale.
— J’espère ne jamais devenir ennuyeux.
Ses doigts se mirent à courir le long de ses cuisses.
— Voudrais-tu un pendentif en diamant noir et blanc pour aller avec ta
collection ?
— Là, tu vas trop loin.
Mais il était si charmant qu’elle commençait à redouter le moment où elle
devrait se réveiller de ce rêve merveilleux. Car elle le savait, les rêves avaient
toujours une fin.
— Tu veux dire que je vais devoir le rapporter chez le bijoutier ?
— Non, sursauta-t-elle. Tu n’as tout de même pas…
— Tu verras bien.
Ses mains descendirent à l’intérieur de ses cuisses et réveillèrent son
excitation malgré son épuisement. En ouvrant les jambes pour lui, elle comprit
que son rêve allait durer un moment encore.

*
Un prototype de téléphone portable sous les yeux, Troy s’enfonça dans son
siège et posa les pieds sur son bureau. Il n’avait pas encore décidé de la date de
mise sur le marché de cet appareil qui surpasserait tous ses concurrents, il
préférait pour l’instant attendre une technologie ou un nouveau logiciel qui
marquerait une réelle avancée. Il était inutile de bouleverser inutilement le cours
du progrès.
Il s’amusait toutefois à se servir lui-même de ses propres inventions, dont il
avait équipé sa résidence nichée au milieu de la jungle.
— Merci pour ton aide, Mozart, dit-il à son ami. Tu étais l’homme de la
situation, comme d’habitude.
Sur l’écran de son smartphone, un sourire éclaira le visage de son ancien
camarade de chambrée, Malcolm Douglas, qui menait désormais une si brillante
carrière musicale.
— Je t’en prie. Ce sera fait d’ici une heure, tu peux compter sur moi.
Il n’allait pas pouvoir faire croire éternellement qu’il se trouvait toujours à
Monaco avec Hillary. Les gens savaient qu’il n’avait pas pour habitude de rester
longtemps au même endroit, et ils allaient commencer à se douter de quelque
chose. Heureusement, Salvatore lui avait assuré que les autorités avaient des
pistes pour retrouver leur suspect et que leur traque ne devrait plus durer
longtemps.
Ce qui n’allait pas empêcher Troy de s’organiser. Il n’était pas question qu’il
prenne des risques en se montrant trop optimiste, c’est pourquoi il avait envoyé à
des sites internet et des magazines des photos d’Hillary et lui en train de partager
un dîner aux chandelles. Ajoutées à des clichés de lui pris le mois dernier avec
son cher ami pianiste, elles feraient croire à une soirée romantique à New York.
— J’en profite pour te féliciter pour ton dernier concert au Carnegie Hall, on
ne se refuse rien dis-moi !
— Ce n’est pas grand-chose en comparaison de ce qu’il t’arrive en ce
moment, répondit-il, ignorant les compliments comme à son habitude. La femme
avec qui tu passes ton temps en ce moment est époustouflante.
— Oui, merci. Mais je te préviens, elle n’est pas pour toi.
— Je ne faisais qu’observer l’évidence.
— Pour ma part, je note de ne plus t’envoyer de photos de dîners aux
chandelles.
— Je ne parle pas des photos mais de la femme que je vois approcher
derrière toi.
Troy se retourna brusquement en reposant les pieds au sol. Hillary se tenait
bien là, en peignoir, les yeux grands ouverts de stupeur.
— Tu es bel et bien en train de parler avec le véritable Malcolm Douglas ?
Un frisson de jalousie le traversa. Il se rendit compte aussitôt à quel point sa
réaction était ridicule ; le statut de vedette de la musique de Malcolm ne
s’arrêtait pas devant la porte de la femme à laquelle il tenait.
— Je dois te laisser, Malcolm, dit-il en se retournant vers son écran. Merci
encore pour ton aide, je te revaudrai ça.
— Salut, Troy.
— Tes frères font partie de la haute société, dit Hillary quand il eut
raccroché. Il y a eu le directeur du casino, maintenant ce pianiste et chanteur
génial. Vous êtes nombreux dans ce groupe ?
— Non, ça nous priverait de toute originalité, rétorqua-t-il, amusé.
— Je ne vois pas ce qui pourrait te faire perdre ton originalité. Tu en fais la
preuve tous les jours depuis que je te connais, ajouta-t-elle en soulevant entre
deux doigts une chaîne en platine au bout de laquelle était suspendue une petite
vache noire et blanche en diamant.
Il lui prit la main et l’attira sur ses genoux.
— C’est la chose la plus sexy que tu m’aies dite jusqu’à maintenant.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne nouvelle pour mon pouvoir de
séduction.
— Je t’assure que tu n’as aucun souci à te faire concernant ton pouvoir de
séduction. D’ailleurs, j’ai besoin de boire quelque chose pour me remettre de
tout ce que tu me fais vivre.
— Je serai ravie d’aller te chercher un rafraîchissement, à condition que tu
me fasses une promesse.
— Laquelle ?
— J’adore ce pendentif et je l’accepte avec joie. Mais à partir de maintenant,
je te demande de cesser de me couvrir de cadeaux hors de prix. D’accord ?
— Comme tu voudras, concéda-t-il en souriant.
Il lui prit doucement le pendentif des mains et glissa les doigts sous ses
cheveux pour l’attacher autour de son cou. Il n’était peut-être pas l’homme le
plus romantique du monde, mais il pouvait au moins se féliciter d’être loin de
tous les stéréotypes. Et sa plus ferme intention en ce moment était d’effacer le
souvenir de Barry Curtis.
Il déposa un baiser sur la chaîne.
— A quoi penses-tu ? demanda-t-elle, les lèvres tout près des siennes.
— A des choses qu’un homme poli ne peut pas dire.
— Mais encore ?
— Tu ne devrais pas insister.
— Si tu n’avais vraiment pas voulu que je connaisse le fond de tes pensées,
tu aurais répondu autre chose comme « à rien de spécial » ou « au prochain drôle
de chapeau que je vais m’acheter ».
— Tu trouves que mes chapeaux sont drôles ?
— Je te répondrai si tu me réponds.
Elle avait gagné.
— Je pensais à toi et à ton affreux ex-fiancé. Je me demandais si tu étais
encore amoureuse de lui.
Il se figea en entendant ses propres paroles. Ce n’était pas tout à fait à ça
qu’il avait pensé. Il avait juste voulu être sûr qu’elle avait tiré un trait sur lui, à
aucun moment le mot « amoureuse » ne lui était venu à l’esprit.
— Tu sais, commença-t-elle en le scrutant avec un regard troublé, je me
rends compte que je n’ai jamais été amoureuse de lui. Je me suis entichée de lui
sans réfléchir, voilà tout. J’ai été aveuglée je crois, ajouta-t-elle en touchant
machinalement son pendentif. Mais je me plais à croire que j’aurais fini par y
voir clair à un moment ou à un autre. Que veux-tu ? Je t’ai dit depuis le début
que j’avais tendance à choisir les hommes que je devrais fuir. L’arrestation de
Barry m’a seulement permis de m’en rendre compte plus tôt.
Avec un soupir intérieur de soulagement, il comprit qu’elle n’aimait pas
Barry. Il n’avait aucune raison d’y attacher autant d’importance, et pourtant…
— Comment peux-tu être jaloux alors que tu ne me connais que depuis
quelques jours ?
— Qu’est-ce qui te fait croire que je suis jaloux ?
— Tu veux vraiment jouer à ça ? répliqua-t-elle en riant.
Elle se rendit alors compte que son peignoir bâillait et se hâta de le rajuster.
Elle était sur le point de se renfermer et, s’il ne disait pas tout de suite ce qu’il
fallait, il sentait qu’il risquait de devoir renoncer à ce qu’il espérait avec tant
d’ardeur.
Car il ne pouvait plus le nier. Peu lui importait de la connaître depuis
quelques jours seulement. Il était sûr de vouloir lui faire une place dans sa vie. Et
pas seulement pour quelque temps. Mais était-elle déjà prête à l’entendre ?
Même si elle n’avait jamais aimé Barry, sa relation et sa rupture avec lui
l’avaient profondément marquée.
Il ne pouvait pas se permettre d’engager cette conversation avec elle au
mauvais moment.
— Je ne suis pas jaloux, je suis surtout furieux qu’il t’ait fait du mal. J’ai
envie d’usurper son identité et de détruire sa réputation, ça ne te pose pas de
problème ?
— Aucun, répondit-elle en riant. Et pour répondre à ta question, conclut-elle
en mettant les lèvres sur les siennes, je trouve tes chapeaux sexy à mourir.
- 10 -

Allongée sur une bouée, Hillary se laissait porter, les bras plongés dans
l’eau. Elle contemplait le ciel étoilé tandis que Troy faisait des longueurs sous
l’eau, éclairé par les lumières disposées au fond de la piscine.
Troy et elle avaient passé ces derniers jours dehors, au bord du lagon ou sur
la terrasse. Ils avaient fait de longues marches au cœur de la végétation
luxuriante, apprenant à se connaître mutuellement, non sans s’arrêter pour faire
l’amour dans les endroits les plus insolites et les plus magiques. C’était pour
s’abriter de la pluie tropicale qu’ils étaient rentrés un après-midi, s’installant
dans la salle de projection de la maison pour regarder l’un des films d’horreur
pour lesquels ils partageaient le même goût.
Tout était parfait.
Mais la réalité revenait assez souvent frapper à leur porte pour l’empêcher de
se complaire dans ce rêve qui, de toute façon, prendrait fin un jour ou l’autre.
Les appels quotidiens du colonel Salvatore leur faisaient part des avancées de la
traque du complice de Barry, qui avait été repéré en Belgique et qui risquait fort
de se trouver sous les verrous d’ici peu.
Ce qui l’impressionnait le plus était l’habileté avec laquelle Troy et
Salvatore avaient tout organisé. Chaque fois qu’elle avait sa sœur au téléphone,
elle se rendait compte que le public croyait sans hésitation que Troy et elle
étaient en train de faire le tour du monde et qu’ils dînaient chaque soir dans un
pays différent.
Bien sûr, elle avait adoré leur soirée en France. Mais ce séjour à l’écart du
monde lui paraissait plus précieux que toute autre chose.
— Bonsoir, ma beauté, susurra Troy en émergeant à côté d’elle.
Il lui prit la main et déposa un baiser sur chacun de ses doigts.
— Nous risquons d’être transformés en poissons le jour où nous partirons
d’ici, dit-il.
— Est-ce une si mauvaise nouvelle ?
— Pas du tout, répondit-il en s’appuyant sur son matelas gonflable. Je
cherchais seulement à m’assurer que tu ne m’en voulais pas d’avoir passé aussi
peu de temps dans un vrai lit.
Il s’était montré si attentif, si romantique, qu’elle ne rêvait que de croire que
cette situation pouvait durer. Mais elle savait que la fin approchait, et lorsqu’elle
serait de retour à Washington, tout serait de nouveau différent.
Même si sa nouvelle vie lui convenait parfaitement, elle devinait déjà que la
magie de ce lieu lui manquerait.
— J’ai trouvé notre nuit dans la cabine de plage très romantique, dit-il en
enfouissant les doigts dans ses cheveux. Et le spectacle du lever de soleil depuis
le balcon était une splendeur. Ces cinq derniers jours ont été plus fabuleux que
tous les voyages que j’aurais pu imaginer. Tu as su faire de cet endroit une
œuvre d’art.
— Une œuvre d’art ?
Il promena la main sur son corps nu, s’attardant sur ses seins puis sur ses
hanches.
— Si, comme tu me l’as dit, tu n’as jamais amené personne ici, où es-tu allé
avec toutes les femmes que j’ai vues se succéder à ton bras dans les magazines ?
Elle regretta aussitôt la pointe de jalousie qu’elle entendait dans sa voix et
qu’elle avait cherché à masquer, en vain.
— Serais-tu jalouse ?
— Curieuse, c’est tout.
— Ce n’étaient que des mensonges. Je n’avais jamais connu aucune femme
avant toi.
Elle laissa échapper un rire nerveux.
— D’accord, répliqua-t-elle avec ironie.
— Je suis sérieux, lui rétorqua-t-il en prenant un ton tragique. J’ai vécu
comme un moine. Je me suis réservé pour le jour où je te rencontrerais.
— Tu es exaspérant, lança-t-elle en l’aspergeant d’eau.
— Tu me l’as déjà dit.
Il lui saisit le poignet pour l’empêcher de jouer encore avec l’eau.
— Tu préférerais que je te raconte mes aventures passées dans le détail ?
Parce que ce n’était rien d’autre que ça. Des aventures passagères.
— Et c’est ce qui se passe entre nous ? répliqua-t-elle, la gorge nouée. Une
aventure passagère ?
— Le moment est très inopportun à mon avis.
— Donc d’après toi, nous avons une aventure inopportune ?
Elle ne pouvait plus ignorer l’angoisse qui naissait en elle dans l’attente de
sa réponse.
— Et si je disais que ce n’est pas une aventure ? lâcha-t-il, les yeux fixés sur
les siens. Que je t’ai voulue dès l’instant où je t’ai vue ?
Sa remarque avait quelque chose de primitif, et elle ignorait si elle lui
plaisait ou la dérangeait.
— Tu parles de moi comme d’une part de cheese-cake sur un chariot de
desserts.
— J’adore le cheese-cake.
— Tu ne pourrais pas être sérieux deux minutes ?
Elle voulut l’asperger de nouveau, mais il l’attira contre lui et ils se
trouvèrent tous les deux dans l’eau. Il l’enlaça.
— Tu veux que je sois sérieux ? Je pourrais l’être, assura-t-il en la serrant
contre lui, mais quelque chose me dit que ce n’est pas le bon moment. Que tu
t’enfuirais si je te disais exactement ce que je pense.
Sa perspicacité la surprit. Elle s’était donné tellement de mal pour se répéter
qu’elle vivait avec lui une liaison sans lendemain qu’elle n’avait pas envisagé
une seule seconde qu’il puisse avoir envie d’autre chose.
Et il avait raison de penser que le retour à sa vie d’avant l’angoissait au plus
haut point.
— Tu es un homme sage.
Son regard dévoila une certaine déception, mais il retrouva aussitôt son
expression d’insouciance.
— Alors restons-en à notre aventure inopportune.
Ils nagèrent jusqu’au bord de la piscine, et lorsqu’elle eut le dos contre le
rebord, il se mit devant elle et l’embrassa dans le cou en la caressant. C’était si
bon de sentir ses bras puissants l’enlacer, d’enrouler les jambes autour de sa
taille et de se laisser envahir par la chaleur de son corps.
La portant hors de l’eau, il rejoignit l’escalier et monta sur le rebord sans
cesser de la dévorer de baisers. Elle eut à peine le temps de frissonner dans l’air
frais de la nuit ; déjà, il la menait à l’intérieur de la maison et traversait la
véranda, la cuisine et le couloir qui menait à sa chambre. Enfin, ils allaient
passer une nuit ensemble dans un lit confortable.
Il la déposa sur le matelas et s’installa avec elle sous la moustiquaire encore
repliée. Comme le reste de la maison, sa chambre était décorée avec une
simplicité déconcertante et un bon goût tout aussi frappant. Il y avait là pour tout
ameublement une armoire de bois et un fauteuil de cuir disposé près de la
fenêtre.
— J’ai vécu cette semaine comme une sorte de fantasme, murmura-t-elle en
le regardant.
— Et tu aimes les fantasmes ?
— A quoi penses-tu au juste ?
A en croire son regard malicieux, elle n’était pas au bout de ses surprises
avec lui.
Il se releva et marcha jusqu’à l’armoire, dans laquelle il prit sa veste de
smoking. Il revint alors vers elle et la lui tendit en la secouant doucement.
Curieuse, elle mit la main dans sa poche et en sortit…
— Une paire de menottes ? Tu les emportes partout avec toi en cas de
besoin ?
Elle eut envie de rire en songeant à la réaction qu’elle aurait eue si un autre
homme que Troy lui avait proposé cet accessoire. Mais elle lui faisait confiance,
et avec lui, toute nouveauté paraissait soudain extrêmement excitante.
— Je les ai depuis mon arrestation factice. Je les avais mises dans ma poche
et je viens seulement de m’en souvenir.
Il referma la porte de la penderie. La lumière tamisée d’une lampe éclairait
son corps long et musclé.
— C’est vrai que nous avons quitté l’hôtel un peu précipitamment. On peut
dire que tu as réussi un coup de maître avec ces enchères.
En le voyant sur scène ce soir-là, elle s’était sentie irrésistiblement attirée
par lui, malgré la colère que lui avaient inspirée ses mensonges.
— Ce n’était pas un moment très agréable pour moi, répliqua-t-il en venant
la rejoindre sur le lit, mais heureusement, j’ai obtenu ce que je voulais.
— Je dois reconnaître que… j’ai été jalouse de ton assistante avant de savoir
qui elle était vraiment, dit-elle en caressant ses cheveux encore humides.
— Ah oui ?
— J’espérais que ce serait l’autre femme qui gagnerait un week-end avec toi.
— Je n’aurais pas laissé faire ça.
— Les enchères auraient pu aller encore plus loin.
— J’aurais gagné de toute façon. Mon assistante avait l’instruction de miser
autant que nécessaire.
— Pour que tu puisses me choisir ?
Jusqu’où aurait-il été prêt à aller ?
— Je trouvais que Salvatore n’en faisait pas assez pour te protéger, expliqua-
t-il en mêlant les doigts aux siens. Il a fallu que je trouve un moyen de veiller sur
toi. Celui-ci m’a paru le plus facile.
C’est vrai, c’était pour cette raison qu’ils se trouvaient ici aujourd’hui. Pour
sa sécurité. Restait à savoir s’il l’aurait fait venir ici en la rencontrant dans un
tout autre contexte. Aurait-il été spontanément attiré par elle ?
— C’était si facile que ça de dépenser quatre-vingt-neuf mille dollars ?
répliqua-t-elle, utilisant l’humour pour masquer son soudain malaise. Engager un
garde du corps aurait coûté moins cher.
— Tu m’as bien dit que tu avais été jalouse de mon assistante pendant un
instant ? dit-il d’une voix rauque tout en saisissant ses poignets pour la plaquer
contre le matelas. Eh bien je ressentais la même chose à l’idée de te confier à un
autre homme.
Les étincelles qu’elle vit dans ses yeux l’enflammèrent en une fraction de
seconde. Se cambrant pour sentir son corps contre le sien, elle respira
profondément pour se laisser envahir par son parfum.
— Le désir est né tellement vite et tellement intensément entre nous,
soupira-t-elle.
— Quand les hommes de Salvatore m’ont mis ces menottes, je ne pensais
plus qu’à la façon dont je pourrais les utiliser avec toi.
— Tu avais des fantasmes à propos de moi et de ces menottes ? Montre-moi
ce que tu voulais faire.
— Je ne voudrais pas choquer une jeune fille du Vermont.
— Oh ! si, supplia-t-elle en lui prenant les menottes de la main pour les lui
montrer avec insistance. Je veux être choquée.

Troy n’était pas homme à se dérober quand il s’agissait de relever un défi. Et


celui que lui lançait maintenant le regard d’Hillary était plus tentant que tous
ceux auxquels il avait été confronté jusqu’à présent. Il n’attendit donc pas plus
longtemps pour refermer l’une des menottes autour de son poignet droit, l’autre
autour de son poignet gauche à lui. Ainsi, ils étaient liés l’un à l’autre tout en se
faisant face.
Si seulement ce symbole avait pu être à l’image d’un lien de plus longue
durée avec elle. Mais il comptait bien lui faire comprendre par tous les moyens
que c’était ce qu’il leur fallait à tous les deux. Et ce avant qu’ils ne quittent cette
maison.
— Je croyais que tu allais me menotter au lit, dit-elle avec un regard étonné.
— Je suis heureux de t’avoir surprise.
Comme il lui caressait les seins, elle voulut glisser sa main libre entre eux,
mais il la saisit et la plaqua contre le lit.
— Troy, je veux te toucher moi aussi.
— Plus tard. Nous avons toute la nuit devant nous.
Peut-être même davantage, s’il parvenait à la convaincre.
— Qui a décidé que c’était toi qui prenais le contrôle ? C’est à mon tour,
argua-t-elle d’une voix enjôleuse.
Elle se cambra pour se serrer contre lui, et il roula sur le dos pour lui laisser
prendre les commandes.
— Voilà, je suis sous tes ordres maintenant.
Le sourire infiniment sensuel qu’elle lui adressa réveilla encore un peu plus
son excitation. La main toujours liée à la sienne, elle lui embrassa le torse et
descendit le long de son ventre, jusqu’au moment où elle prit son sexe dans sa
bouche. Ivre d’excitation, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller et ferma les
yeux tandis que les mouvements de sa langue le transportaient dans un monde de
délices.
Cherchant à faire durer ce moment, il l’incita finalement à se redresser et la
fit s’étendre de nouveau sur le dos tout en roulant au-dessus d’elle. Le sexe
pressé contre le sien, il sentit qu’elle était prête à le recevoir. Il avait beau avoir
fait maintes fois l’amour avec elle depuis qu’ils étaient arrivés ici, il ne se lassait
pas de son corps, de ses caresses et de ses baisers ardents. Et il pressentait qu’il
ne s’en lasserait jamais. Chaque étreinte lui paraissait plus incroyable que la
précédente, et il voyait dans ses yeux qu’elle ressentait la même chose que lui.
Il lui restait encore à gagner sa confiance, à lui faire comprendre que, cette
fois, elle n’avait pas été attirée par un homme qui allait lui faire du mal. Car il ne
voulait lui faire que du bien.
Après avoir mis un préservatif, il entra en elle et se mit à aller et venir
lentement, puis de plus en plus fort. Ce ne fut que lorsqu’elle eut atteint le plaisir
suprême qu’il se laissa aller à son tour, ses cris d’extase se mêlant aux siens.
En retombant à côté d’elle, comblé de bonheur, il tenta de retrouver son
souffle, non sans repenser à la nouvelle qu’il avait gardée pour lui toute la
journée. Il s’en voulait d’avoir à lui cacher la vérité, mais il avait besoin de lui
parler avant de lui faire part du coup de téléphone qu’il avait reçu ce matin.
Un appel de Salvatore, qui lui avait annoncé que le complice de Barry Curtis
avait été arrêté au moment où il allait passer en Suisse. Son extradition aux
Etats-Unis était imminente.
Hillary pouvait rentrer à Washington en toute sécurité.

*
Comme la lumière du soleil levant blanchissait peu à peu la chambre, Hillary
ouvrit les yeux, l’esprit encore envahi par les images de sa nuit avec Troy. Sa
tête reposait au creux de son épaule, et la paire de menottes était restée sur un
oreiller, à côté d’elle.
— Une chose est sûre, dit-elle en déposant un baiser sur son menton. Tu es
loin d’être un moine.
— Je suis heureux que tu l’aies remarqué, répondit-il en la caressant du bout
des doigts. As-tu regardé sous ton oreiller ?
Glissant la main sous les draps, elle sentit un morceau de métal et le sortit
pour découvrir de quoi il s’agissait.
— Une cloche de vache ? s’exclama-t-elle en riant.
— Tout est plus gai avec une cloche de vache.
— Je n’arrive pas à croire que tu aies trouvé ça.
Il s’allongea sur le côté et la contempla avec une intensité qui la troubla.
— Tu m’as demandé de ne plus t’offrir de cadeaux hors de prix, j’ai exaucé
ton vœu.
— C’est adorable. Je peux te dire avec certitude que c’est la première que je
reçois. Je crois que tu es fou.
— C’est fort possible.
Le sérieux avec lequel il venait de lui répondre la décontenança.
— Je plaisantais, précisa-t-elle.
— Pas moi. Les gènes que m’a attribué le hasard m’auront permis
d’accomplir des choses assez incroyables au cours de mon existence. Mais ils
représentent parfois un véritable handicap dans la vie de tous les jours. Ce qui
peut sembler naturel pour la plupart des gens ne l’est pas forcément pour moi.
Elle avait beau essayer de se convaincre depuis son arrivée ici que
l’atmosphère devait rester légère afin qu’elle profite au maximum de cette
aventure avec Troy, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir envie d’en savoir plus
sur lui. Et puisqu’il lui en donnait l’occasion, elle n’allait pas changer de sujet
maintenant.
— Quoi par exemple ?
— Faire partie d’une famille qui se réunirait tous les dimanches et dont les
membres seraient présents les uns pour les autres.
— Troy, s’exclama-t-elle en serrant la main sur son épaule, tu ne peux pas
t’accuser de la situation de ta famille.
— J’ai ma part de responsabilités. J’aurais pu ravaler ma fierté et faire
médecine comme le voulait mon père. C’était dans mes cordes. J’aurais pu me
lancer dans la recherche, ajouta-t-il en jouant nonchalamment avec son
pendentif. Ça m’aurait permis de travailler seul dans un laboratoire, isolé du
monde.
Sa remarque lui serra le cœur.
— Je me demande ce qui peut te faire penser que tu n’es pas fait pour
fréquenter d’autres gens. Tu es si drôle, si charmant. Et tellement original,
ajouta-t-elle en refermant la main sur la sienne.
— C’est un rôle que j’ai appris à jouer.
— Je ne le crois pas. Tu es authentique. Je crois plutôt que tu sais partager
avec les autres certaines facettes de ta personnalité de manière à ce qu’ils
comprennent au moins une partie de toi.
Sans lui laisser le temps de la contredire, elle plaqua la bouche contre la
sienne et savoura ce moment. L’un des derniers, songea-t-elle avec une tristesse
infinie, qu’elle passait avec l’homme dont elle était tombée amoureuse.
- 11 -

Debout sur le balcon, Troy tentait de se concentrer sur sa conversation


téléphonique malgré les cris des singes et des oiseaux qui l’entouraient.
— Merci pour ces nouvelles, colonel. Je suis ravi d’apprendre que Curtis
s’est enfin décidé à parler.
— Les deux hommes se livrent une bataille à distance. C’est à qui obtiendra
en premier un marché avec la justice. Ils ont peur du procès après ce qu’ils ont
fait, sans compter que la presse ne va pas se priver d’offrir un récit détaillé de
leur escroquerie. Ils ne seront plus très populaires quand tout le monde saura
qu’ils ont volé l’argent soi-disant destiné à des bourses d’études pour des jeunes
défavorisés. Vous rentrez ce matin, Hillary Wright et toi ? ajouta-t-il après un
soupir.
— Pas ce matin, mais bientôt.
Il restait encore à lui annoncer la nouvelle.
— Donovan, l’interpella Salvatore sur un ton suspicieux, rassure-moi, tu as
tenu Hillary au courant de nos avancées, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, je vais le faire dès ce soir.
— Donovan…, soupira-t-il. Comment peut-on être aussi intelligent et se
montrer aussi stupide parfois ?
— Merci pour votre confiance, monsieur.
Serrant nerveusement la main autour de la rambarde du balcon, il sentit des
échardes s’enfoncer dans sa paume.
— Si vous n’avez plus besoin de moi, que diriez-vous de faire glisser mon
nom tout en bas de votre liste d’agents ?
Le rire moqueur de Salvatore fut la dernière chose qu’il entendit avant de
raccrocher. Et comment aurait-il pu le lui reprocher ? Il savait qu’il ne pourrait
pas garder Hillary ici indéfiniment. Le temps filait, et il allait devoir lui dire la
vérité. Il la raccompagnerait chez elle et n’aurait plus qu’à l’inviter à passer des
soirées avec lui pour la conquérir, comme n’importe quel autre homme.
Le problème était qu’il n’avait jamais su se comporter comme n’importe
quel autre homme.
Il entendit les pas d’Hillary derrière lui et sentit bientôt sa main se poser sur
son dos.
— Tu as reçu de bonnes nouvelles ?
— Oui…
Fixant les yeux sur le lagon, il se remémora son premier moment d’intimité
avec elle, le jour de leur arrivée. Aurait-il le bonheur de la voir revenir ici, ou cet
instant ne resterait-il pour elle qu’un lointain souvenir ?
Il ferait tout pour la garder auprès de lui, mais il ne pouvait plus échapper à
ses responsabilités. Il ne s’accordait plus que quelques heures ; après le déjeuner,
il lui parlerait.
— C’était pour le travail, rien de très intéressant, ajouta-t-il en se tournant
vers elle.
Couverte d’un paréo qu’elle avait noué derrière son cou, elle lui apparut plus
belle que jamais. Sa peau dorée par le soleil, ses yeux brillants et sa silhouette de
rêve l’émerveillaient. Son naturel l’enchantait, au point qu’il avait la sensation
que sa place était ici, dans cette maison. Et la fleur qu’elle avait mise derrière
son oreille ne faisait qu’ajouter à l’harmonie qui existait entre elle et ce lieu.
— Tu as l’air inquiet.
— Non, je vais très bien.
Il ne comprenait pas son état. Jamais il n’avait éprouvé une telle mélancolie.
— Si nous emportions un brunch sur le toit ? suggéra-t-elle en lui offrant des
caresses tentatrices. Je crois que c’est le seul endroit où nous n’avons pas encore
fait l’amour.
Son sourire l’envoûta, et il ne put contenir le frisson qui l’envahissait. Il
refusait de la perdre. Il devait à tout prix s’assurer avant de partir qu’ils avaient
un avenir ensemble.
— As-tu envie d’avoir des enfants ?
Elle le scruta avec stupeur.
— Serais-tu en train de me dire qu’il y a eu un problème avec le préservatif ?
— Non ! s’exclama-t-il en riant.
Pourtant, l’idée d’avoir un enfant avec Hillary ne l’effrayait pas autant
qu’elle l’aurait dû.
— Dans ce cas, je pense que cette question est quelque peu prématurée.
Peut-être faudrait-il d’abord décider si nous allons continuer à nous voir après
être rentrés aux Etats-Unis, souligna-t-elle en nouant les bras autour de sa taille.
— C’est une évidence selon moi. Et pour ce qui est des enfants, je ne parlais
pas forcément d’en être le père. Je te posais la question comme ça, sans arrière-
pensées. Seulement pour connaître tes projets d’avenir.
— D’accord, répondit-elle en restant sur ses gardes. Eh bien, oui, il m’arrive
d’y penser.
— Et qu’est-ce que tu envisages ?
Pourquoi lui posait-il cette question avec autant d’insistance ? Il ne
comprenait pas lui-même ce qu’il avait à l’esprit. Ce qu’il savait, c’était que sa
réponse comptait énormément pour lui, même si cette vérité l’angoissait
terriblement.
Seulement, il risquait de la faire fuir en abordant de tels sujets.
— Très franchement, Troy, cette perspective me fait peur. Je ne sais pas du
tout qu’elle genre de mère je pourrais être. Et rappelle-toi ta propre remarque sur
les gènes, les tiens et les miens… Enfin bref, s’interrompit-elle. Pourquoi me
parles-tu de ça maintenant ? Nous devrions être en train de faire notre choix pour
le déjeuner.
Il se redressa et s’appuya contre la rambarde.
— J’ai toujours pensé que j’adopterais des enfants.
Elle se figea et le regarda avec étonnement.
— C’est vrai ?
— Oui, je pensais que je le ferais une fois que j’aurais rencontré la femme de
ma vie. Car je ne me sens pas du tout capable d’élever des enfants seul.
— Et tu voudrais adopter à cause de tes craintes concernant tes gènes ?
— En partie, peut-être. Mais je pense surtout que quelqu’un devrait profiter
de ce confort, il y a sur terre tellement d’enfants qui n’ont rien. Ni foyer, ni
parents. Qui sait, sinon, je pourrais aussi aider un enfant qui rencontrerait les
mêmes difficultés que celles que j’ai connues par le passé.
— Tu ferais ça ? Prendre un enfant sous ton aile en sachant qu’il a des
problèmes ?
— Si j’avais un enfant biologique et qu’il rencontrait des problèmes un jour,
je ne le laisserais pas tomber.
Les souvenirs du comportement de son père le firent trembler d’effroi.
— Je pourrais aussi m’occuper d’un enfant malade, au moins j’aurais les
moyens de financer ses soins médicaux. Et de lui acheter des chapeaux, ajouta-t-
il en souriant.
Il vit des larmes naître au coin de ses yeux tandis qu’elle posait la main sur
sa joue.
— Tu es sincère ? Ou bien tu joues la comédie pour que les femmes tombent
amoureuses de toi ?
— Tu me croirais si je te disais que tout ce que j’ai dit était vrai ?
Il se sentit coupable en pensant au secret qu’il gardait encore pour lui. Mais
il ne lui mentait pas. Il ne faisait que prolonger un petit peu leur séjour au Costa
Rica.
Même s’il savait qu’elle aurait considéré cela comme un mensonge si elle
avait su ce qu’il lui cachait.
— J’aurais peur de prendre pour argent comptant tout ce que tu m’as dit. Il
est plus facile pour moi de penser que ce que je vis n’est qu’un rêve.
— Tu as peur que je te fasse du mal.
Et dire que le seul fait d’imaginer quiconque la faire souffrir le rendait fou.
— Tu te souviens de notre conversation à propos de tes bons souvenirs
d’enfance ? fit-elle en croisant les bras. Eh bien, quand nous étions plus jeunes
ma sœur et moi, nous montions souvent sur le tracteur avec mon père. Il nous
disait que nous étions des princesses et qu’il conduisait notre carrosse. Ça nous
plaisait beaucoup.
— Si tu aimais tant la ferme de tes parents, pourquoi as-tu eu une telle envie
de t’en éloigner ?
— Parce que je me suis rendu compte que ces contes n’étaient destinés qu’à
détourner notre attention de l’enfer que faisait régner la reine dans le château.
Comme elle s’écartait de lui, il sentit qu’elle était en train de dresser un mur
entre eux.
— Il vous protégeait, souligna-t-il pour essayer de la réconforter.
— S’il nous avait vraiment protégées, il ne l’aurait pas laissé faire. Il
l’aimait mais il avait peur d’elle. Il avait peur qu’elle parte s’il l’obligeait à
changer.
Elle se tut et leva la main en signe d’échec.
— Oh ! non. Tu vois, moi aussi j’ai réussi à rendre triste le récit d’un bon
souvenir. Quoi qu’il en soit, reprit-elle après un rire de dépit, le fait que j’aie
quitté la ferme ne signifie pas que je la déteste. J’y retourne de temps en temps.
Ma sœur y vit avec sa famille depuis la mort de notre père, quant à ma mère, elle
habite un appartement non loin de là. Du moins lorsqu’elle n’est pas en cure.
Refusant de la laisser mettre de la distance entre eux, il se rapprocha d’elle et
l’attira dans ses bras.
— Je suis désolé que tu aies eu à traverser tout ça. Je comprends que ça te
rende méfiante, mais tu dois me faire confiance, Hillary…
Il fut interrompu par la sonnerie de son téléphone portable.
— Tu devrais décrocher, dit-elle en voyant qu’il ne bougeait pas.
— Ça peut attendre.
— C’est peut-être important.
Elle avait raison. Et si cet appel avait un rapport avec la sécurité d’Hillary, il
ne pouvait pas se permettre de l’ignorer.
— Allô ? répondit-il après avoir vu sur l’écran le nom de son assistante.
J’espère que vous ne m’appelez par pour rien.
— Non, c’est important. La sœur d’Hillary essaie désespérément de la
contacter. C’est à propos de leur mère.

Seule dans sa chambre, Hillary composa le numéro de sa sœur, essayant de


retrouver son calme après sa conversation avec Troy.
Pourquoi diable avait-il eu l’idée de lui parler d’enfants ? Ils se connaissaient
depuis si peu de temps… Et elle était tout juste en train d’accepter l’idée qu’elle
était tombée amoureuse de lui. Si seulement il ne lui avait pas offert en plus
l’image de lui dans un rôle de père qui lui irait à merveille…
Elle ne devait pas céder à l’envie de donner du crédit à ce rêve. Il avait beau
lui faire croire qu’il avait envie de partager un avenir avec elle, elle savait qu’elle
finirait tôt ou tard par avoir le cœur brisé.
— Tante Hillary ! s’écria sa plus jeune nièce en décrochant. Grand-mère va
venir vivre à la maison !
La nouvelle la paralysa. Elle admirait sa sœur pour son absence de rancœur
envers leur mère, mais comment pouvait-elle la laisser s’installer chez elle, avec
ses enfants ?
— Tu peux me passer ta maman s’il te plaît ?
— Oui. Je t’embrasse fort.
— Moi aussi, ma chérie. J’espère te voir bientôt à Washington pour les
vacances.
— Maman ! Téléphone ! entendit-elle à l’autre bout du fil. C’est tante
Hillary !
— Hillary ? dit sa sœur en prenant le téléphone.
— Claudia, que se passe-t-il ? On m’a dit de te rappeler de toute urgence et
j’apprends maintenant que maman va s’installer chez toi ? Tu es folle ! Tu as
beaucoup de mérite de t’occuper d’elle, mais cette fois, tu vas trop loin. Pense à
tes enfants. Tu as oublié ce que c’était de vivre avec elle ?
— Hillary, calme-toi s’il te plaît. J’ai quelque chose d’important à te dire.
— Pardon, je t’écoute, répliqua-t-elle avec un effroi soudain en entendant le
ton grave de sa sœur. Qu’y a-t-il ?
— Pendant que maman était en cure, on lui a fait des examens médicaux, et
les médecins lui ont découvert un… un cancer du foie, acheva-t-elle avec
difficulté. Au stade terminal. D’après eux, il ne lui reste que quelques semaines à
vivre. Son appartement n’est pas adapté et elle n’a nulle part où aller.
Hillary dut laisser passer un silence pour donner un sens à ce qu’elle venait
d’entendre. Depuis toujours, elle se battait pour trouver un moyen de vivre avec
une mère alcoolique. Jamais elle n’avait pensé au jour où elle devrait apprendre
à vivre sans sa mère.
— Je viens dans le Vermont.
— Tu n’es pas obligée de te précipiter…
— Si, je crois que si.
Tandis qu’elle faisait précipitamment son sac, elle essaya d’ignorer la petite
voix qui lui assénait que ce n’était pas pour rejoindre sa famille qu’elle partait,
mais plutôt pour fuir Troy et la peur qu’elle avait de le voir rejeter son amour.

Debout sur le seuil de la chambre d’Hillary, Troy l’observait avec stupeur


tandis qu’elle jetait des vêtements en désordre dans sa valise. Mais ses yeux
emplis de larmes ne tardèrent pas à lui faire comprendre ce qu’elle avait.
— J’imagine que tu as reçu de mauvaises nouvelles.
Elle le regarda et hocha la tête avant d’enfouir sa serviette ornée d’une petite
vache dans sa valise et de la refermer.
— Oui. Ma mère est malade. Elle a un cancer du foie. Il ne lui reste plus
beaucoup de temps à vivre. Je dois rentrer pour aider ma sœur à mettre ses
affaires en ordre et à organiser les soins médicaux pour les semaines à venir.
Il ne s’était pas attendu à un tel choc.
— Oh ! Hillary, je suis navré. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?
demanda-t-il en s’approchant d’elle. Appeler des médecins, des spécialistes ?
— A vrai dire, j’ai bien une chose à te demander. Pourrais-tu faire en sorte
que ma famille ne soit pas en danger à cause de moi, quand je serai là-bas ?
C’est vrai, elle croyait toujours qu’ils devaient rester cachés ici pour
échapper au complice de Barry Curtis. Salvatore avait raison, une fois de plus. Il
n’aurait jamais dû lui mentir.
— Ne t’inquiète pas pour ça, la pria-t-il en lui prenant la main. Nous
sommes libres de partir maintenant.
— C’est vrai ? Le suspect a été arrêté ? Mais nous ne risquons pas de
représailles après l’avoir identifié ?
— Il est bel et bien sous les verrous. Barry Curtis s’est enfin mis à parler. Ils
cherchent à s’accuser mutuellement, si bien qu’Interpol n’aura pas besoin de
notre témoignage.
Il était fou de joie de la savoir en sécurité, même s’il savait désormais qu’il
ne cesserait jamais de s’inquiéter pour elle.
— Quelle heureuse coïncidence, juste au moment où je dois justement m’en
aller.
A peine avait-elle dit ces mots qu’elle pâlit et le dévisagea avec froideur.
— Cet appel ce matin, ce n’était pas à propos du travail, c’est ça ? C’était
Salvatore.
— Oui, reconnut-il, sans chercher à lui mentir.
— Mais pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ? Quand l’ont-ils arrêté ?
Son hésitation lui fut fatale. Le regard empli de déception et de colère
mêlées, elle reprit la parole sans lui laisser le temps de répondre.
— Tu le savais avant ce matin, c’est ça ?
Jamais il ne s’en était autant voulu d’avoir commis une erreur. Celle-ci était
la plus stupide de toute sa vie.
— Je l’ai appris hier après-midi.
— Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? répéta-t-elle d’une voix qui se brisait
de tristesse. Pourquoi est-ce que tu m’as laissée dans la crainte ? C’était pour me
garder sous ton emprise !
— J’avais l’intention de te le dire aujourd’hui. Je voulais juste passer une
dernière nuit avec toi.
— Ce n’était pas à toi d’en décider. Mais tu l’as sans doute fait exprès,
lâcha-t-elle avec cynisme. Consciemment ou non, tu as gâché notre relation
parce que tu ne voulais pas faire face à la réalité. Tu voulais t’en tenir à tes
fantasmes.
— Voyons, Hillary, ce n’est pas vrai. Donne-moi une chance de te donner
une explication.
Il la prit par les épaules, mais son corps était devenu une statue de marbre.
— Je n’ai qu’une seule question à te poser, Troy. Pourquoi tu ne t’es pas
contenté d’être honnête avec moi ? Pourquoi t’es-tu donné autant de mal pour
me briser le cœur ?
Ses mots lui firent l’effet d’un coup de poignard. Depuis qu’il l’avait
rencontrée, il s’était promis de la protéger aussi longtemps qu’il le faudrait. Et au
lieu de cela, il la faisait souffrir en lui infligeant ce qu’elle avait redouté le plus.
Il avait eu beau apprendre à se comporter en société, il ne lui servait à rien de
chercher à lui faire des excuses. Il n’en savait pas assez pour rattraper l’erreur
qu’il venait de commettre.
— C’est bien ce que je pensais, conclut-elle en se dégageant de son étreinte.
Il n’y a rien à ajouter.
Elle ôta le pendentif qu’il lui avait offert et le força à le reprendre.
— S’il te plaît, ramène-moi dans le Vermont et sors de ma vie.
- 12 -

Elle était rendue à son point de départ.


Après avoir fermé la voiture qu’elle avait louée, Hillary avança sur l’allée de
dalles qui menait à la maison de son enfance. Elle se sentait mal, et elle ne savait
pas si la principale raison de son malaise était l’appréhension de retrouver sa
famille, la fatigue du voyage ou sa dispute avec Troy.
Ils n’avaient pas échangé un mot depuis son départ du Costa Rica. Il avait
mis son avion à sa disposition et s’était aussitôt retranché dans sa caverne au
milieu de la jungle.
Et voilà qu’elle était de retour chez elle. L’obscurité avait enveloppé la
campagne, et seules les lumières de la maison et des bâtiments de la ferme
apparaissaient dans la nuit.
Mais Hillary connaissait le chemin par cœur. Si seulement elle avait pu être
aussi sûre d’elle dans sa vie personnelle ! Comment avait-elle pu commettre une
fois de plus l’erreur de se fier à un homme malhonnête ? Elle s’était pourtant
répété depuis leur rencontre qu’elle ne devait pas se laisser piéger une nouvelle
fois, mais son attirance avait été trop forte. Et les sentiments qu’il avait fait
naître en elle avaient pris le dessus sur sa raison.
Mais comment aurait-elle pu résister à son charme infini ? Jamais aucun
homme n’avait fait preuve d’autant d’attention envers elle, et sa personnalité
était aussi unique que fascinante. Il lui avait fait vivre des expériences tellement
riches et tellement contrastées, l’invitant à dîner dans l’un des meilleurs
restaurants de Lyon avant de lui offrir un pique-nique au cœur de la jungle du
Costa Rica.
Il s’était montré beaucoup trop habile pour elle. Il lui avait pourtant dit que
c’était grâce à son éducation qu’il savait se montrer charmant en société et que
tout cela n’était qu’un rôle savamment appris, mais à aucun moment elle n’avait
cru qu’il utilisait ses compétences pour la manipuler et l’attirer dans son lit.
Quelle idiote elle avait été !
Comme elle approchait de la porte d’entrée, Claudia sortit sur le seuil et
l’accueillit à bras ouverts. Elles avaient été si proches dans leur enfance qu’elle
avait du mal à comprendre comment elles avaient pu choisir des chemins si
différents. Et surtout, comment elle avait pu cesser d’être à ses côtés pour la
soutenir, elle qui était toujours si disponible pour les autres.
— Où sont les enfants ? demanda-t-elle après l’avoir embrassée
chaleureusement. Et ton mari ?
— Ils sont tous déjà couchés. Nous ne savions pas à quelle heure tu
arriverais et ils ont préféré être en forme pour profiter de toi demain. Et toi, où
est ton Robin des Bois ?
— C’est une longue histoire. Tu veux bien que je te la raconte un peu plus
tard ?
Elle savait que si elle parlait de lui maintenant, elle fondrait en larmes.
Restait à savoir si sa gorge allait finir par se desserrer.
— Je suis désolée de t’avoir tenue éveillée aussi tard. Et je suis désolée de
t’avoir abandonnée, de t’avoir laissée seule t’occuper de nos parents.
— Tu n’as aucune raison d’être désolée, assura Claudia en lui prenant la
main pour la faire entrer. Tu vis ta vie, c’est ce que tout adulte est censé faire.
— As-tu choisi la vie que tu mènes ? As-tu choisi que maman vienne
s’installer ici ?
Elle avait besoin d’entendre qu’elle n’avait pas gâché la vie de sa sœur aînée
en fuyant à Washington.
— Personne n’a envie de regarder sa mère alcoolique aller et venir entre son
foyer et les cures de désintoxication. Et tu n’as pas choisi non plus de payer les
factures parce que j’ai déjà trois bouches à nourrir et que je ne m’en sors pas
toute seule. Nous faisons toutes les deux ce que nous pouvons.
— C’est facile de signer un chèque.
— Pas pour tout le monde. Viens, ajouta-t-elle en avançant vers la chambre
du fond. Maman voulait rester debout pour te voir, mais les médicaments
l’épuisent. Elle s’est endormie il y a une heure.
— Je la verrai demain dans ce cas. Nous avons tous besoin d’une bonne nuit
de sommeil.
Elle tourna dans le couloir et s’arrêta dans la cuisine, près de la grande table
en chêne.
— Je suis touchée que tu cherches à rendre la situation équitable, mais je me
sens coupable de m’être enfuie.
— Nous sommes toutes les deux les filles d’une alcoolique, déclara Claudia.
Nous ne pouvions pas nous en sortir indemnes, seulement nous avons chacune
notre façon de gérer la situation. Inutile de nous en vouloir de ne pas être à la
hauteur.
Elle servit deux verres de limonade et les posa sur le comptoir.
— C’est étrange qu’elle soit revenue ici pour mourir, elle qui a toujours dit
qu’elle détestait cette maison et que c’était l’ennui qui l’avait poussée à boire.
— Ma chérie, tu sais bien que ce n’était qu’une excuse.
Hillary promena le regard autour d’elle, admirant les fenêtres qui entouraient
la pièce comme si elle les voyait pour la première fois. Ces baies vitrées lui
rappelaient la maison de Troy.
— C’est vraiment joli ici.
— Oui, c’est vrai.
— Tu pourrais me répondre que tu me l’avais bien dit.
Elle avait tant méprisé cet endroit qu’elle aurait bien mérité cette remarque.
— Tu sais bien que ça ne me ressemble pas, lui rappela Claudia avec un
sourire bienveillant.
— C’est bien vrai, reconnut-elle en trinquant avec sa sœur. Si je t’autorise à
me prendre de haut, c’est uniquement parce que je suis sûre que tu ne le feras
jamais.
— Voilà qui est d’une logique implacable.
— J’ai eu un bon professeur.
La semaine qu’elle venait de passer avec Troy lui avait appris beaucoup sur
les échanges humains. Restait à savoir comment un bonheur aussi intense avait
pu faire place à la douleur en si peu de temps.
— Tu sais, tu peux aimer cette ferme et aimer un autre endroit en même
temps, fit Claudia en la regardant avec attention.
— C’est ce que je commence à comprendre.
Elle contempla les dessins des enfants aimantés au réfrigérateur, la pendule
ornée d’une vache fixée au mur, et elle sentit des larmes naître au coin de ses
yeux.
— Troy a une maison incroyable au Costa Rica. Elle n’a rien de tape-à-l’œil,
au contraire, en dehors des équipements électroniques, elle est aménagée avec
une simplicité déconcertante. Mais c’est un endroit fabuleux, en harmonie
parfaite avec la nature.
— Ma chérie, tu es vraiment en train de comparer le Vermont avec le Costa
Rica ? Je suis attachée à cette terre, mais tout de même…
— Je sais, je sais, tu as raison.
A force de se remémorer ses conversations avec Troy, elle ne savait plus où
elle en était. Mais elle commençait à comprendre certaines choses. Comme le
fait que la ferme lui avait servi d’excuse pour expliquer son mal-être. Mais à
présent, elle ne pouvait que se demander pourquoi elle se sentait si bien au
milieu d’objets à l’effigie des vaches de son enfance, si tel était le cas. Bien sûr,
sa vie à la ferme avait été loin d’être facile, mais elle y avait aussi de bons
souvenirs.
Avait-elle choisi sa carrière professionnelle en toute sérénité ? Voulait-elle
vraiment passer sa vie à organiser des fêtes démesurées ? En dépit de sa fortune,
Troy était sans doute l’être le plus simple qu’elle avait jamais rencontré, mais
elle avait été trop occupée à le juger pour se rendre compte à quel point les choix
qu’elle avait faits avaient été superficiels. C’était à cause de son aveuglement
qu’elle avait si mal choisi les hommes auparavant.
Troy lui avait ouvert les yeux. Elle aurait dû se rendre compte qu’il était
différent. Qu’il était unique.
— Je voulais juste dire que la beauté d’un endroit ne dépend pas des
ornements. Il faut savoir apprécier les choses pour ce qu’elles sont.
— Ta remarque est aussi juste que profonde.
— Les médias dépeignent Troy comme un enfant gâté à la fois arrogant et
attachant, reprit-elle après un silence, sans oublier qu’elle avait aussi eu cette
première impression dans l’avion. Mais c’est une image qu’il se donne, aussi
séduisante soit-elle.
Claudia la regarda avec insistance pour l’encourager à continuer.
— Sa vraie personnalité est infiniment plus profonde, plus fascinante.
Elle ignorait d’ailleurs si elle parviendrait un jour à tirer un trait sur leur
histoire.
— Tu es amoureuse de lui.
— Follement, confia-t-elle sans hésitation.
— Alors pourquoi n’est-il pas ici avec toi ?
C’était une question simple, à laquelle elle était pourtant incapable de
répondre.
Il n’était pas là parce qu’elle l’avait rejeté, songea-t-elle après un instant.
Certes, il lui avait menti. Il n’était pas parfait. Mais elle était aussi loin d’être
parfaite ! Le fait qu’il lui ait caché la vérité pendant quelques heures ne signifiait
pas qu’il lui avait menti pendant toute la semaine.
Elle comprenait à présent qu’elle devait seulement leur laisser le temps de
construire leur relation, d’apprendre à se faire confiance mutuellement.
Restait à savoir s’il accepterait de lui accorder une deuxième chance. Peut-
être était-ce déjà trop tard pour le convaincre de l’écouter.

*
— Colonel, j’espère que vous vous rendez compte de l’effort que je fais pour
vous.
Les poings enfoncés dans les poches de son smoking, Troy s’efforçait de ne
pas laisser éclater sa rage de devoir assister ce soir à un gala de charité.
Moins de deux semaines s’étaient écoulées depuis leur mission à Chicago, et
déjà Salvatore faisait de nouveau appel à lui pour qu’il se présente à cette soirée
pour un motif qu’il lui restait encore à découvrir.
Ici, à Washington. Le dernier endroit où il avait envie de se trouver, tant
cette ville attisait le souvenir d’Hillary. Il n’avait qu’une seule envie : rentrer au
Costa Rica et rester seul chez lui aussi longtemps que possible.
Mais la présence d’Hillary ne serait-elle pas encore plus prégnante là-bas, où
il avait passé avec elle les jours les plus magiques de son existence ?
— C’est toi qui pourras me remercier, répliqua Salvatore en lui tapant
chaleureusement dans le dos.
— Je n’ai pas signé pour être appelé tous les quinze jours. Il ne faut pas se
fier aux apparences, j’ai du travail moi aussi.
Heureusement, cette fois au moins, il s’agissait d’une réelle bonne cause
orchestrée par le sénateur Landis qui voulait financer un programme pour les
orphelins et les enfants en difficulté.
— Si tu acceptes de jouer le jeu pendant quelques heures, je te promets de te
laisser tranquille pendant au moins six mois.
— Sauf votre respect, vous mentez, riposta Troy en prenant un petit four sur
le plateau que lui présentait un serveur qui passait.
Le colonel rajusta sa cravate rouge.
— Tu me fais de la peine. C’est très grave d’être un menteur.
Avait-il été envoyé par Hillary pour lui faire la leçon ?
Comme si ses pensées avaient eu un quelconque pouvoir magique, il la vit
apparaître à l’autre bout de la salle de réception. Hillary. Vêtue d’une simple
robe noire, elle était d’une élégance hors du commun. Tout à coup, il ne voyait
plus qu’elle. C’était comme si tous les autres invités avaient disparu de son
champ de vision.
Machinalement, il serra dans sa main le pendentif qu’il gardait avec lui
depuis qu’elle le lui avait rendu. C’était un véritable porte-bonheur. Quelles
avaient été les chances pour qu’il la voie au premier événement auquel il
participait depuis son départ du Costa Rica ?
Les chances étaient trop minces pour qu’il s’agisse d’une coïncidence.
Il lança un regard noir à Salvatore.
— Colonel, c’est vous qui avez manigancé tout ça ? Vous voulez que j’aille
la supplier ? Elle ne veut plus me voir, elle me l’a dit très clairement. Elle ne me
fait pas confiance.
— Imbécile.
— Pardon ?
— Tu m’as très bien entendu. Tu es un homme intelligent, génial même.
C’est pour ça que je travaille avec toi. Mais aussi tellement manipulateur. Tu te
sers de tes capacités intellectuelles pour amener les gens à faire ce que tu attends
d’eux en leur faisant croire qu’ils agissent selon leur propre volonté. C’est aussi
pour cette raison que je fais appel à toi. Mais ce n’est pas en jouant à ça que tu
développeras des relations personnelles.
— J’ai des amis.
— Qui observent les mêmes règles que toi.
Il lui mit la main sur l’épaule avec une affection qui ne lui ressemblait pas.
— Avec Hillary, tu avais une chance de construire une vraie relation, et tu as
tout gâché. Tu sais pourquoi ?
— Vous semblez avoir toutes les réponses aujourd’hui. Alors éclairez-moi.
Il était sincère. Il avait besoin d’aide. Car il s’était rendu compte ces derniers
jours que la vie sans elle était devenue insupportable.
— Je ne peux pas te donner toutes les réponses. Si tu veux vraiment la
reconquérir, tu trouveras toi-même la solution. Réfléchis un peu, c’est une chose
que tu sais faire normalement. Pourquoi es-tu ici en même temps qu’elle à ton
avis ?
— Parce que vous avez tout organisé.
— Mauvaise réponse.
Après lui avoir tapoté l’épaule une dernière fois, il disparut dans la foule.
Se pouvait-il qu’Hillary ait fait appel à Salvatore pour lui demander son
aide ? Pourquoi ne s’était-elle pas adressée directement à lui si elle voulait le
revoir ?
Mais bien sûr. Grâce à ses installations électroniques, il avait fait en sorte
que le colonel soit le seul à pouvoir le joindre depuis qu’elle était partie.
Il s’en voulait tellement d’avoir agi de la sorte avec elle. Elle lui avait dit dès
le début qu’elle ne savait plus à qui faire confiance après ce qui lui était arrivé, et
c’était justement dans ce domaine qu’il l’avait déçue. Comme si son
subconscient l’avait poussé à détruire ce qu’ils avaient commencé à construire.
Pour un homme qui ne jurait que par la logique, c’était difficile à admettre.
Mais l’amour n’avait que faire de la logique. Les sentiments qu’il éprouvait
pour Hillary n’avaient rien de rationnel. Il l’aimait, il voulait être avec elle, et il
était prêt à tout pour la convaincre de revenir auprès de lui.
Le contact du métal sur son poignet le fit sursauter. Il leva les yeux. Trop
tard, Hillary l’avait déjà menotté, et elle ne tarda pas à refermer l’autre menotte
autour de son poignet à elle.

En voyant un sourire éclairer le visage de Troy, Hillary espéra qu’il était


sincère et non destiné à la foule qui les entourait. Comme elle l’entraînait avec
elle en traversant la salle de réception, un projecteur les suivit pendant que le
sénateur prenait le micro et remerciait Troy Donovan pour son don si généreux.
C’était Salvatore qui avait eu cette idée quand elle lui avait téléphoné pour
lui demander de l’aide. Elle avait d’abord été étonnée d’apprendre que la
collaboration de Troy avec Interpol n’avait rien eu d’exceptionnel, mais elle
n’avait pas tardé à comprendre que c’était tout à fait cohérent. L’homme qu’elle
aimait était capable de s’engager, c’était quelqu’un sur qui les autres pouvaient
compter.
Ce qui l’avait réellement surprise en revanche était l’offre que lui avait faite
Salvatore. Il lui avait tout simplement proposé d’abandonner son emploi actuel
pour devenir elle aussi un agent occasionnel d’Interpol. C’était on ne peut plus
tentant, elle devait le reconnaître. Mais elle devait parler avec Troy avant de
prendre la moindre décision. Par chance, Salvatore avait élaboré le plan parfait
pour lui permettre de le revoir. Elle aurait préféré une rencontre plus discrète,
mais cette solution était la meilleure d’après lui.
Après avoir cherché en vain un coin tranquille, elle finit par l’entraîner dans
le cabinet de toilette des dames. La seule présence d’un homme fit fuir
instantanément les femmes qui s’y trouvaient.
— Pourriez-vous nous accorder dix minutes d’intimité, je vous prie ?
demanda-t-elle à l’hôtesse en lui tendant un billet.
Celle-ci prit le pourboire et sortit en étouffant un rire. Hillary referma la
porte à clé derrière elle et se tourna vers Troy.
C’est alors qu’elle perdit tous ses moyens. En une fraction de seconde. Elle
avait été tellement concentrée sur ce qu’elle avait à faire de crainte d’échouer
quelque part qu’elle avait à peine posé les yeux sur lui jusqu’à cet instant. Tout
ce qu’elle avait prévu de lui dire s’échappa de son esprit, et elle se contenta de se
laisser envahir par le bonheur de le revoir.
— Tu sais faire forte impression, dit-il après un silence.
— Je voulais être sûre qu’aucun de nous ne s’enfuirait cette fois.
— Bonne idée.
Il tendit le doigt et caressa l’intérieur de son poignet.
— Comment va ta mère ?
Avec Claudia, elle avait passé les derniers jours à l’installer dans sa chambre
avec tout l’équipement nécessaire. Et elle avait réussi à profiter de ses moments
de lucidité pour avoir de précieuses conversations avec elle.
— Nous avons beaucoup parlé. Je crois que nous allons trouver un moyen de
faire la paix. Mais ce n’est pas pour parler d’elle que je suis ici ce soir. Troy, je
veux te dire…
Il posa l’index sur ses lèvres pour l’interrompre. Puis il la saisit par la taille
pour l’asseoir sur la table la plus proche.
— Si tu n’y vois pas d’inconvénients, je voudrais te parler en premier.
— Je t’écoute, répondit-elle avec un grand sourire. Je n’ai pas le choix de
toute façon, souligna-t-elle en levant leurs mains liées.
— Pour commencer, tu as oublié quelque chose.
Il enfouit la main dans sa poche et en sortit son pendentif.
— Je pense que tu n’aurais pas pu l’offrir à une autre femme, fit-elle en
regardant la petite vache qui étincelait dans sa paume.
— C’est un modèle unique, fait pour une femme unique.
Il passa les mains derrière son cou, entraînant la sienne dans son geste, et
attacha la chaîne qu’elle aimait tant.
— Tu m’as beaucoup appris, Hillary Wright.
— Ah oui ?
— Je n’ai jamais peur quand je dois conclure un marché, ni quand je dois me
dresser contre la société pour une cause que je crois juste. Mais pour ce qui est
des relations personnelles, j’ai la maturité d’un petit garçon. C’est pour ça que je
me suis si mal comporté avec toi. Je te demande pardon d’avoir trahi ta
confiance.
— Si je suis ici, c’est que je t’ai déjà pardonné de ne pas m’avoir dit la vérité
tout de suite. Mais c’est à moi maintenant de te demander pardon d’être partie
sans même écouter ce que tu avais à me dire.
— Dieu merci.
Il ferma les yeux, et en voyant son expression, elle comprit qu’il avait été
aussi tétanisé qu’elle à l’idée de la revoir.
Elle comptait vraiment pour lui.
Elle appuya le front contre le sien et sentit ses doigts dans ses cheveux.
— Tu as raison d’être exigeante avec moi. Je dois faire le maximum avec
toi, tu ne mérites pas moins. Et j’ai encore une chose à te dire, à propos du
colonel Salvatore et moi.
— Tu veux parler de ta collaboration avec Interpol ?
— Comment… C’est lui qui te l’a dit ?
— Oui, il m’a tout expliqué quand je me suis adressée à lui.
— Et tu ne m’en veux pas d’avoir gardé ça pour moi ?
— Je me doute que tu ne peux pas partager cet accord avec tout le monde.
Mais puisque je suis sur le point de conclure moi aussi un arrangement avec le
colonel, j’espère que tu ne seras pas obligé de tout me cacher. D’après lui, il est
temps d’intégrer des femmes dans l’équipe.
Pour une fois, elle avait étonné Troy au point de le rendre muet de
stupéfaction. Après un long silence, il finit par rire en la portant contre lui avant
de la reposer au sol.
— Hillary, si tu savais comme je t’aime. Je n’ai aucun doute, ajouta-t-il en la
dévorant de baisers. Tu sais que j’exigerai de toute façon de t’accompagner dans
toutes tes missions pour ne pas mourir d’inquiétude. Je devrais certainement
faire preuve d’un peu plus de retenue, mais dès qu’il s’agit de toi…
— Bien sûr que nous travaillerons ensemble, approuva-t-elle, tremblante
d’émotion. Il faut que je puisse veiller sur toi. Je t’aime aussi, Troy. Je t’aime
tellement.
Il la serra de nouveau contre lui et l’embrassa encore et encore, lui faisant
ressentir tout son amour.
— Je te promets de faire en sorte de devenir l’homme qu’il te faut. J’aurai
besoin de temps pour apprendre, mais si tu veux bien être patiente, j’y arriverai.
— Et de combien de temps penses-tu avoir besoin ?
— Une vie entière.
Elle prit son chapeau et le mit en riant.
— Ça tombe bien, c’est exactement ce que je voulais t’accorder.
Sur ces mots, elle l’embrassa à son tour et savoura son délicieux baiser. Un
baiser empli de promesses.

Retrouvez la suite de Un serment pour la vie, dès le mois prochain dans


votre collection Passions !
TITRE ORIGINAL : AN INCONVENIENT AFFAIR
Traduction française : MARIE MOREAU

HARLEQUIN®

est une marque déposée par le Groupe Harlequin PASSIONS®

est une marque déposée par Harlequin S.A.


Photos de couverture
Couple : © ROYALTY FREE/DIGITAL VISION/GETTY IMAGES

Paysage : © GIORGIO FOCHESATO/GETTY IMAGES/ROYALTY FREE


Réalisation graphique couverture : E. COURTECUISSE (Harlequin SA) © 2012, Catherine Mann. © 2014, Harlequin S.A.

ISBN 978-2-2803-2327-7

Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée à l'usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou
partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L'éditeur se réserve le droit
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Prologue

En entrant dans la vaste cuisine du manoir des Camden, près de Denver,


Cade Camden salua d’un hochement de tête ses deux frères, sa sœur ainsi que
ses cousins et cousines.
Leur grand-mère Georgianna Camden, dite « GiGi », fêtait ce soir ses
soixante-quinze ans, ce qui motivait en partie sa présence chez elle.
Ses parents et ceux de ses cousins et cousines étaient morts tragiquement,
plusieurs années auparavant, dans un accident d’avion, et Georgianna avait élevé
seule ses dix petits-enfants orphelins dans sa maison de Denver.
Non sans nostalgie, il songea à l’époque où, adolescent, il multipliait les
frasques avec ses frères et ses cousins.
Quand ils dépassaient les bornes, GiGi avait pour habitude de les réunir tous
autour d’un lait malté et, après une explication orageuse, elle leur appliquait des
remèdes énergiques dont il gardait, autant que les autres, le souvenir cuisant.
Or ce soir, outre la célébration de son anniversaire, GiGi avait parlé
d’organiser un conseil de famille, ce qui signifiait qu’elle avait quelque chose
d’important à leur dire.
Mais quoi donc ?
— Pour que tu nous invites à boire un lait malté à minuit, l’affaire doit être
grave, grand-mère, dit-il avec une pointe d’humour.
— Veux-tu un lait malté au chocolat ou à la vanille ? s’enquit Georgianna.
— Un lait malté au chocolat, s’il te plaît, répondit-il, plus curieux que
jamais.
Seth, son frère aîné, ironisa.
— Les voisins se seraient-ils plaints de nous, grand-mère ? Nous avons
pourtant passé l’âge de faire du tapage nocturne ou je ne sais quelle bêtise
d’adolescent.
— Un proche serait-il décédé ? demanda Lang d’un ton plus sérieux.
C’était l’un de ses cousins, qui appartenait à une fratrie de triplés.
Alors qu’il sirotait son chocolat malté en se demandant pour la énième fois
ce qui pouvait bien motiver cette réunion tardive, GiGi se décida enfin à parler.
— Mes enfants, si je vous ai demandé d’être présents ce soir, c’est pour faire
le point sur le contenu du journal intime de votre arrière-grand-père.
Comme ses frères, cousins et cousines, tous descendants de H.J. Camden, le
fondateur de Camden SA et de la chaîne internationale de grands magasins
Camden Super Stores, il se doutait bien que le contenu de ce journal intime ne
pouvait être anodin. L’objet en question avait été découvert quelques semaines
plus tôt par Seth, sous le plancher d’une vieille grange de ferme à Northbridge,
dans le Montana, où H.J. était né.
Livi, l’un des triplés, fit la grimace.
— S’il faut en croire la rumeur, Henri James Camden, son fils Hank junior et
ses petits-fils Howard et Mitchum, auraient amassé leur fortune en usant de
procédés plus que douteux, hasarda-t-il.
— « Plus que douteux » est un euphémisme, répondit GiGi, et je n’ai même
pas fini de lire le journal intime de votre arrière-grand-père.
En voyant à quel point sa grand-mère semblait indignée et préoccupée, Cade
en fut tout attendri car si, depuis des années déjà, circulaient des rumeurs
concernant les exactions supposées de H.J., GiGi avait toujours été tenue à
l’écart des affaires de son mari et de son beau-père, et elle avait élevé ses petits-
enfants dans le plus strict respect de la morale.
GiGi haussa le ton.
— Si j’en crois les confidences que m’avait faites H.J. après sa crise
cardiaque, quelques mois avant qu’il ne meure, votre aïeul aurait eu la
conscience chargée. Mais comme à l’époque il n’avait plus toute sa tête, j’avais
préféré croire à des propos exagérés.
— Et tu as découvert que ces propos correspondaient bien à la réalité ?
intervint Dane, l’un de ses cousins.
— En effet, convint GiGi, et c’est hélas particulièrement vrai en ce qui
concerne feu mon époux. Avec l’appui de H.J., tous deux auraient spolié un
grand nombre de gens afin de bâtir leur empire commercial.
Sa grand-mère souffrait visiblement de l’aveu qu’elle leur faisait et il
l’admira d’avoir le courage de regarder tour à tour chacun de ses petits-enfants
au fond des yeux.
— Ces faits sont anciens, reprit GiGi, et vos pères ont tout fait pour réparer
les injustices causées par Hank Camden et H.J., mais il n’en demeure pas moins
qu’ils ont aussi leur part de responsabilité dans cette affaire. Aujourd’hui, notre
devoir est de venir en aide aux descendants de ces victimes.
Dylan, l’un de ses cousins, prit la parole.
— N’est-il pas un peu tard pour agir, grand-mère ?
— Pas du tout ! rétorqua GiGi. Je suis en train d’évaluer l’étendue des
dégâts causés envers ces personnes-là par H.J et, dans une moindre mesure, par
vos pères, et je compte bien les dédommager d’une façon ou d’une autre.
Connaissant sa grand-mère, il savait qu’elle ne renonçait jamais à atteindre
son objectif une fois qu’elle avait une idée en tête et, en l’occurrence, il pouvait
dire, rien qu’à la façon dont elle les regardait, qu’elle mènerait son projet à
terme.
— Si j’ai bien compris, grand-mère, dit Cade, tu nous as convoqués ce soir
pour que nous réfléchissions ensemble au meilleur moyen de réparer le mal
commis par H.J. et ton mari ?
— Exactement, admit GiGi en lui adressant un regard affectueux. Et au lieu
que vous m’offriez un cadeau d’anniversaire, je voudrais que chacun d’entre
vous vienne en aide aux descendants de ceux qui ont été spoliés par la faute des
Camden.
— En découvrant le journal intime de H.J., Seth nous aura permis d’en
savoir plus sur le passé de la famille et, en un sens, il a déjà apporté sa
contribution à ton projet, fit-il remarquer.
Lang, son cousin, se renfrogna.
— As-tu pensé, grand-mère, que des tas de gens chercheront peut-être à se
faire passer à tort pour des victimes de H.J. et de nos pères ? Nous risquons alors
d’être confrontés à des plaintes non fondées, qui nous coûteront du temps et de
l’argent.
— Bien sûr que j’y ai pensé, rétorqua GiGi, et c’est pourquoi il faudra se
montrer prudent.
— Que suggères-tu ? demanda Cade, de plus en plus intrigué par la tournure
que prenait la conversation.
Au grand sourire que GiGi lui adressa, il eut la confirmation qu’elle l’aimait
vraiment beaucoup et dut faire un effort pour maîtriser son émotion. Car la
réciproque était on ne peut plus vraie.
— Aidons ceux que nous avons spoliés en leur procurant discrètement un
emploi. Donnons-leur nos maisons à rénover ou à décorer s’ils sont artisans et,
s’ils sont commerçants, approvisionnons-nous dans leurs magasins, mais bien
sûr sans jamais dévoiler nos intentions, expliqua GiGi.
— N’est-ce pas de la manipulation pure et simple ? s’enquit Lindie, la seule
fille parmi les triplés.
— Non, car il s’agit de réparer en douceur le mal que nous avons pu faire à
ces pauvres gens, répondit GiGi, et il va de soi que nous observerons la plus
grande discrétion.
— Tout ça ne me dit rien qui vaille, GiGi, déclara Lang d’un ton où perçait
le scepticisme. Les gens qui ont été spoliés par notre faute ont des raisons de
nous haïr et je m’imagine difficilement faisant ami-ami avec eux.
Ce que venait de dire son cousin lui parut frappé au coin du bon sens.
— Je suis d’accord avec Lang, renchérit-il, car à moi aussi il paraît difficile
d’aider des gens qui ont toutes les raisons d’en vouloir aux Camden, sans leur
mettre tôt ou tard la puce à l’oreille.
Dylan hocha la tête.
— Cade a raison, grand-mère. Rien ne dit que ces personnes n’iront pas
s’imaginer que nous voulons de nouveau leur causer du tort.
GiGi soupira.
— C’est en partie au détriment de ces personnes que nous vivons
confortablement aujourd’hui, alors même si certaines d’entre elles ruent dans les
brancards et nous compliquent la tâche, je me sens tenue de réparer le tort qui
leur a été fait, et vous aussi, j’espère.
Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de contester les décisions de Georgianna
Camden tant cette dernière régnait sur sa « tribu » avec une autorité sans partage.
— Bien sûr, grand-mère, dit-il avec un sourire.
Et les autres firent chorus.
GiGi afficha un sourire satisfait.
— Le mieux, je crois, est que chacun d’entre vous se charge de l’une des
victimes de H.J., et Cade me semble tout indiqué pour la première mission.
Elle se tourna alors vers lui.
— Cela demande de la finesse et du cœur, c’est pourquoi j’ai pensé à toi,
précisa-t-elle.
— M’aurais-tu choisi pour essuyer les plâtres ? demanda-t-il, avec une
pointe d’ironie.
— Tu ne crois pas si bien dire, répliqua-t-elle avec humour, parce que la
personne à laquelle je pense est experte en rénovation d’intérieurs.
— Quel rapport avec moi ? s’étonna-t-il.
— Il y a peu, tu m’avais laissé entendre qu’un mur de ta salle à manger était
à refaire, répondit GiGi en souriant. C’est donc l’occasion rêvée pour nouer
contact avec la personne en question.
S’il avait en effet mentionné ce mur couvert d’un horrible papier peint,
vestige du précédent propriétaire, jamais il n’aurait pensé que GiGi s’en
souviendrait. C’était à croire que sa grand-mère avait un enregistreur
ultraperfectionné en guise de mémoire.
— En effet, dit-il, je songe depuis quelque temps à refaire ce mur qui est en
triste état.
— Eh bien, tu auras bientôt un mur remis à neuf, déclara GiGi, une lueur
malicieuse au fond de ses yeux bleus.
GiGi s’amusait, c’était incontestable, mais de quoi ? Pourquoi ? Qu’y avait-
il donc de si amusant dans cette mission qui puisse la mettre en joie ?
— Que dois-je faire exactement ? demanda-t-il.
— Prendre contact avec cet artisan dont la boutique se trouve à Arden et lui
confier la rénovation de ton mur, déclara GiGi.
Il prit le temps de réfléchir.
— Arden est au moins à vingt minutes de chez moi par l’autoroute. Ne crois-
tu pas que cet artisan trouvera curieux que je fasse appel à ses services et non à
ceux d’un artisan plus proche de mon domicile ?
— L’artisan en question est une jeune femme dont le talent de décoratrice
m’a été vanté par une amie proche. Elle s’appelle Natalie Morrison et, en plus de
son gagne-pain, elle fabrique des objets artisanaux de toute beauté. Elle saura
rénover ton mur mieux que quiconque.
— D’accord, mais ne crois-tu pas que cette Natalie Morrison s’étonnera que
je l’appelle, elle, alors que j’habite Denver ?
— Tu expliqueras qu’elle t’a été chaudement recommandée par l’une de ses
clientes et je suis sûre qu’elle n’aura plus la moindre objection à venir chez toi.
Il ne put retenir un soupir tant cette affaire lui paraissait compliquée et même
risquée : depuis qu’il avait par deux fois croisé la route de femmes cupides et
sans scrupule, il était devenu méfiant.
— Je ne veux pas de complications, dit-il d’un ton sceptique.
— Natalie Morrison suivra tes instructions à la lettre, répondit GiGi. Mon
amie chez qui elle a travaillé m’a dit le plus grand bien de son
professionnalisme. Quand vous aurez fait connaissance, tu en profiteras pour la
sonder afin d’en savoir plus sur les torts commis par H.J. à l’encontre de Jonah
Morrison, son grand-père.
— S’agirait-il par hasard des Morrison de Northbridge ? demanda Seth.
C’était dans cette petite ville du Montana que H.J., leur arrière-grand-père,
avait commencé comme rancher. Seth avait repris le flambeau et, après s’être
installé à Northbridge, il s’occupait du cheptel de Camden SA, qui était devenu
considérable.
— Il s’agit bien d’eux, répondit sobrement GiGi.
Livi fronça les sourcils.
— Jonah Morrison n’avait-il pas été ton premier amoureux, grand-mère ?
— Je l’ai en effet bien connu au lycée, répondit GiGi. H.J. avait racheté
l’hypothèque de la ferme où vivaient les parents de Jonah afin de le contraindre,
lui et sa famille, à quitter Northbridge.
— Est-ce en lisant le journal intime de H.J. que tu l’as appris ? s’enquit Jani,
la sœur cadette de Cade.
— Oui, car pendant longtemps j’ai cru que les Morrison l’avaient vendu de
leur plein gré afin d’aller s’installer à Denver, déclara GiGi. A l’époque, nous
avions déjà rompu, Jonah et moi, et c’est peu après que j’avais rencontré votre
grand-père.
— Et tu n’as plus eu l’occasion depuis lors de revoir Jonah ? demanda
Lindie visiblement très intéressée.
— Non, répondit leur grand-mère d’une voix frémissante d’émotion. A partir
du moment où j’ai épousé Hank, je me suis consacrée à lui et à notre bonheur. Et
puis, par le plus grand des hasards, Maud Sharks, l’une de mes amies, m’a vanté
les mérites d’un artisan qu’elle venait d’engager pour repeindre la chambre de sa
petite-fille et dont le nom m’était familier.
— Et il s’agissait donc de cette Natalie Morrison, ne put s’empêcher
d’ajouter Cade.
— Exactement, répondit GiGi en reportant son attention sur lui. De rapides
recherches m’ont permis de découvrir que Natalie avait des racines à
Northbridge et un grand-père prénommé Jonah.
Décidément, il allait de surprise en surprise, ce soir.
— Et tu désires que j’engage la petite-fille de ton ancien flirt pour réparer
mon mur ? fit-il sans grand enthousiasme.
GiGi eut une mimique d’approbation.
— Ce travail n’est qu’un prétexte afin d’en savoir plus sur Natalie et sa
famille. Je compte sur toi pour me donner des nouvelles de Jonah.
Beau, son second frère, intervint.
— Et que comptes-tu faire ensuite de ces informations ?
— Je laisse à Cade le soin de prendre la mesure de la situation, et ensuite
nous donnerons le plus de travail possible à Natalie et, éventuellement, à
d’autres membres de sa famille pour compenser le mal qui leur a été fait,
répondit GiGi avec assurance.
- 1 -

Natalie Morrison — que tout le monde appelait Nati — fabriquait un


épouvantail qu’elle voulait avoir terminé pour le prochain festival d’automne
d’Arden, la petite ville où se trouvait sa boutique.
Cet épouvantail et d’autres seraient mis aux enchères lors d’une fête, et
l’argent récolté permettrait au comité des commerçants de la ville de développer
le potentiel touristique de cette petite ville typique de l’Ouest américain.
Accroupie derrière son comptoir, elle répartissait des poignées de paille sous
la robe en calicot du mannequin dont le visage en papier mâché s’inspirait de sa
propre physionomie. Soudain le carillon de sa boutique retentit.
— Un épouvantail qui remue les bras tout seul ! s’exclama une voix
d’homme.
Ce client ignorait qu’elle était accroupie derrière le comptoir et il avait dû se
croire victime d’une illusion d’optique !
Qui pouvait bien être ce visiteur ? En tout cas pas Gus Spurgis,
l’organisateur du festival d’automne, qui s’occuperait aussi de vendre les
épouvantails aux enchères.
Elle décida de ne pas dévoiler tout de suite sa présence.
— Bonjour monsieur ! Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle d’une
voix de fausset censée être celle d’un épouvantail.
Un curieux silence suivit.
Intriguée, elle se redressa au-dessus du comptoir et éprouva un choc en se
trouvant nez à nez avec un grand homme brun, très séduisant, au regard
turquoise d’une beauté à couper le souffle.
— Votre réceptionniste est sûrement pleine de bonne volonté, mais elle est
un peu raide aux entournures, déclara le nouveau venu avec un sourire.
Elle prit le temps d’admirer la carrure impressionnante de son client, qui
possédait une chevelure de jais du plus bel effet, un nez légèrement busqué et
des lèvres gourmandes.
Où l’avait-elle déjà vu ? Dans un film ? A la télévision, peut-être ?
Elle eut beau fouiller sa mémoire, elle ne parvint pas à mettre un nom sur ce
visage pourtant familier.
— Cette charmante demoiselle s’appelle Lily, dit-elle. Elle débute dans le
métier, il faut lui pardonner son manque de manières.
— Lily ? C’est un joli prénom, déclara le client.
Elle décida d’entrer dans le jeu.
— Merci, monsieur. Lily est timide comme je le suis et, si vous la regardez
attentivement, vous vous apercevrez que son visage rappelle le mien.
L’homme fronça les sourcils.
— Vous êtes bien plus jolie qu’elle.
— N’exagérez pas !
— Je suis sincère et j’ai rarement vu une jeune femme aussi belle que vous,
poursuivit l’homme avec assurance.
Depuis son divorce, elle s’abstenait d’essayer de plaire à quiconque, mais
elle ne put s’empêcher de se sentir flattée par l’intérêt que lui manifestait cet
inconnu si séduisant.
Où donc l’avait-elle déjà aperçu ? Dans un magazine people ? Dans un
quartier chic de Denver ?
— Quand vous souriez, je suis sous le charme, renchérit l’homme, et
permettez-moi d’ajouter que votre visage autant que votre physique en feraient
rêver plus d’un.
— Vous exagérez ! dit-elle, à la fois gênée et flattée d’être complimentée par
un homme dont elle ignorait tout mais qui lui avait plu d’emblée.
Depuis sa rupture avec Doug, le calme le plus plat régnait sur sa vie
sentimentale : elle ne désirait plus les hommes, elle fuyait même les sorties ou
les rencontres, quand celles-ci pouvaient se présenter.
Alors qu’elle oscillait entre l’envie de poursuivre ce badinage et le besoin de
garder ses distances avec un nouveau venu, une petite femme frêle poussa
opportunément la porte de sa boutique.
— Bonjour, madame Wong, dit-elle d’une voix chaleureuse. Votre miroir est
prêt.
Quelques jours auparavant, Mme Wong lui avait confié la rénovation d’une
psyché ancienne de toute beauté.
— Super ! s’exclama sa cliente.
Avant d’aller chercher l’objet en question dans l’atelier aménagé au fond de
sa boutique, elle adressa un sourire à son bel inconnu.
— Je ne serai pas longue. En attendant, je vous engage à jeter un coup d’œil
sur mes objets artisanaux.
— Entendu, répondit l’homme.
Elle revint peu après en portant la psyché que lui avait confiée Mme Wong
quelques semaines plus tôt afin qu’elle en restaure la frise. Ce fut avec une
certaine fierté qu’elle posa l’objet remis à neuf sur le comptoir.
— Et voilà ! dit-elle à sa cliente.
— Vous avez accompli un miracle ! s’exclama l’intéressée. Je tenais
beaucoup à ce miroir que mon père m’avait offert autrefois, et vous avez su lui
redonner tout son éclat.
— Je suis heureuse que le résultat vous convienne, dit-elle. Voulez-vous que
je porte l’objet jusqu’à votre voiture.
— Je veux bien, répondit Mme Wong. Pendant ce temps, j’en profiterai pour
examiner les merveilles de votre boutique.
Alors qu’elle soulevait précautionneusement le lourd et encombrant miroir,
l’inconnu le lui prit des mains. Bizarrement, elle ne put s’empêcher de frissonner
quand leurs doigts se frôlèrent.
— Permettez-moi de le porter pour vous, dit-il.
— Je peux m’en charger toute seule, répondit-elle sur la défensive.
— J’insiste ! dit l’inconnu.
Mais elle tint bon.
— Très bien, dit-il, manifestement déçu.
Le miroir était lourd, en effet, mais elle ne pouvait revenir en arrière,
d’abord par fierté, et puis parce qu’elle voulait regarder son reflet sur la vitrine.
Depuis son divorce, elle espaçait volontiers ses rendez-vous chez sa
coiffeuse, mais l’arrivée inopinée de ce bel homme aux cheveux de jais lui
redonnait envie d’être coquette.
Voir son reflet sur la vitrine la rassura.
Même sans maquillage et avec un jean et un T-shirt bien peu féminins, elle
avait encore du charme.
Après quelques efforts, elle cala le miroir à l’arrière de la voiture de sa
cliente tout en repensant à cet homme d’une beauté ténébreuse dont elle venait
de faire la connaissance et qui, déjà, attisait en elle l’envie d’être courtisée.
Elle aurait bien troqué son jean et son T-shirt pour une robe moulant ses
formes, mais cette coquetterie était hors de propos.
Quelle mouche la piquait donc de vouloir paraître à son avantage pour un
parfait inconnu ?
Cet homme n’avait aucune raison de s’intéresser à elle et, de son côté, elle
ne se sentait pas prête pour une nouvelle relation sentimentale, après son
douloureux divorce.
Elle eut une pensée fugace pour Doug. Son ex-mari l’avait énormément
déçue et beaucoup humiliée.
Comment avait-elle pu être aussi naïve et supporter aussi longtemps le mal
qu’il lui avait fait ? Sans parler de celui que les Pirfoy, ses beaux-parents, lui
avaient fait ?
Avec un soupir, elle referma la portière et fit demi-tour non sans observer au
passage le manège de Mme Wong qui allait et venait, telle une petite souris,
parmi les rayons de son magasin.
Si elle peinait encore à joindre les deux bouts, son chiffre d’affaires
augmentait régulièrement et elle était déterminée à poursuivre dans cette voie.
Mais plus encore que la satisfaction d’amour-propre que lui procurait la vue
de sa cliente admirant ses récentes créations, c’était l’envie de renouer le
dialogue avec son nouveau client qui la faisait vibrer.
Elle l’aperçut en train d’examiner l’une de ses cafetières en fer-blanc, celle
qu’elle avait décorée de petits cœurs peints à la main.
Quand l’homme l’aperçut, elle le vit détourner les yeux, pas longtemps,
certes, mais assez pour qu’elle en conçoive quelques soupçons.
Pourquoi son inconnu avait-il paru gêné de la revoir ? Avait-il en tête une
idée qu’elle ignorait ?
Quand elle s’était séparée de Doug, son ex-mari, un huissier était venu
sonner à sa porte pour lui donner lecture de décisions de justice qui la privait d’à
peu près tout et qui sommait son grand-père, bénéficiaire d’un prêt des Pirfoy, de
rembourser la somme due sur-le-champ.
Cet huissier, plutôt bel homme et sympathique, avait eu à un moment donné
de leur conversation une réaction semblable à celle de son visiteur.
Les Pirfoy seraient-ils en train de revenir à la charge pour une raison qu’elle
ignorait ?
Elle paniqua et recensa mentalement ce qu’un huissier pourrait saisir chez
elle et dans sa boutique.
Des stocks de fer-blanc ? Du bois à sculpter ? Son vieux pick-up ? Sa voiture
sans âge ?
Mais non, c’était impossible !
Six mois s’étaient écoulés depuis que le divorce avait été prononcé et, son
ex-mari ayant gagné sur le plan financier, elle ne voyait pas quel intérêt il aurait
de relancer un huissier à ses trousses.
Après tout, on ne peut pas tondre un œuf.
Concluant qu’elle devenait paranoïaque, elle se détourna de son client
inconnu et rejoignit Mme Wong.
— Le miroir est calé sur la banquette arrière, dit-elle à sa cliente. Vous
pouvez rentrer chez vous sans souci.
— Merci, c’est vraiment gentil de votre part, répondit celle-ci. Mais vous me
reverrez sans doute bientôt car je trouve vos cafetières si mignonnes que j’ai
l’intention d’en acheter une.
— Je suis à votre disposition, répondit-elle en la raccompagnant.
Une fois Mme Wong partie, elle s’empressa d’aller rejoindre son visiteur.
— Je suis tout à vous, dit-elle machinalement avant de comprendre, à la
mine réjouie de son inconnu, que ses paroles pouvaient être mal interprétées.
— En quoi puis-je vous être utile ? ajouta-t-elle aussitôt, en réprimant tant
bien que mal son embarras.
— Je cherche une certaine Natalie Morrison, déclara son séduisant client
sans relever le double sens de son propos.
Il s’agissait donc bien d’un huissier !
Par un réflexe de défense dérisoire, elle se réfugia derrière son comptoir.
— C’est moi, mais tout le monde m’appelle Nati et non Natalie, lâcha-t-elle.
Alors qu’elle s’attendait à ce que l’homme lui remette une assignation à
comparaître, il se contenta de sourire.
— O.K. pour Nati, dit-il. Je m’appelle Cade Camden.
Un Camden ?
Voilà d’où lui venait cette impression de déjà-vu.
La presse publiait souvent des photos des Camden, qui étaient l’une des
familles les plus riches de la région.
Non seulement leurs visages lui étaient familiers mais en plus, dans les
années 1950, son arrière-grand-père avait été contraint, par la faute de H.J.
Camden, de quitter sa ferme de Northbridge, dans le Montana, et d’aller
s’installer avec sa femme et son fils Jonah — son grand-père — à Denver, dans
le Colorado.
Chaque détail de ce terrible exode qui avait été maintes fois évoqué lors de
repas familiaux l’avait marquée, et elle ne put s’empêcher de frissonner.
Alors qu’elle avait d’abord eu envie de renvoyer Cade Camden sur-le-
champ, pour venger l’honneur des Morrison, elle sentit décroître sa colère car,
après tout, rien ne prouvait qu’il était au courant du contentieux existant entre
leurs deux familles.
— En quoi puis-je vous être utile, monsieur Camden ? demanda-t-elle d’un
ton sec.
— Et si vous m’appeliez Cade ? proposa ce dernier.
Face à un ennemi de sa famille, il n’était pas question qu’elle s’autorise ce
genre de familiarités.
— Pour moi, vous êtes monsieur Camden, répliqua-t-elle.
— Comme vous voudrez. Si je suis venu vous voir, c’est que l’un des murs
intérieurs de ma maison a besoin d’être refait.
— Qui vous a parlé de moi ? s’enquit-elle.
— Une amie de ma grand-mère, pour laquelle vous avez travaillé et qui ne
tarit pas d’éloges sur votre compte.
L’explication lui parut plausible mais elle aurait surtout voulu savoir si Cade
Camden était ou non au courant du contentieux qui opposait leurs familles
respectives.
Peut-être parce que Cade lui plaisait, elle voulait croire qu’il ignorait tout
des faits et gestes de son aïeul.
— Il faudrait que je puisse jeter un coup d’œil sur votre mur, déclara-t-elle
d’un ton qu’elle s’efforça de garder neutre.
Même rendue méfiante par ses démêlés avec les Pirfoy et avec son ex-mari,
elle ne pouvait s’empêcher de vouloir prolonger un peu sa conversation avec
Cade Camden.
— Pourriez-vous passer chez moi demain en fin d’après-midi, quand je serai
rentré du travail ?
En homme fortuné qu’il était, Cade n’avait pas même pris la peine de
s’enquérir de ses tarifs, et cette piqûre de rappel la dégrisa.
Depuis son divorce avec Doug, qui était héritier d’une famille aux avoirs
considérables, elle s’était promis de ne plus jamais fréquenter d’homme plus
riche qu’elle.
Cade Camden ne serait jamais qu’un client pour elle, et rien d’autre.
— Je peux passer chez vous demain, à n’importe quelle heure, car Holly, la
gérante de l’animalerie d’à côté, qui est aussi mon amie, veillera sur ma
boutique.
Cade Camden lui adressa un sourire chaleureux.
— Dans ce cas, disons alors chez moi vers 18 h 30 ? J’habite Cherry Creek,
le quartier de Denver qui se trouve non loin du Country Club et de l’université.
— Entendu, mais pourquoi ne pas vous être adressé à un artisan plus proche
de votre domicile ?
— Vous m’avez été chaudement recommandée, insista Cade en souriant.
— Je vois, répondit-elle en sentant une fois de plus sa méfiance s’éveiller.
Tout d’abord, elle avait pris Cade pour un huissier. A présent qu’elle
connaissait sa véritable identité, elle n’était pas rassurée pour autant et elle
commençait à se demander ce qu’il avait en tête en venant ici, si loin de Denver,
pour lui proposer de rénover l’un des murs intérieurs de sa maison.
Ce travail, n’importe quel artisan aurait pu le faire, et sans doute très bien,
alors pourquoi s’adressait-il à elle en particulier, sinon parce qu’un sévère
contentieux opposait leurs deux familles ?
Elle aurait préféré continuer ce badinage avec Cade sans plus se poser de
questions mais comme elle ignorait quelles étaient ses intentions réelles, elle prit
le parti d’accepter son offre.
— Très bien, demain 18 h 30, dit-elle.
Le visage de Cade s’illumina et il lui tendit une carte de visite sur laquelle
figurait son adresse.
— J’ai des scrupules à vous faire venir chez moi un vendredi soir, mais
examiner mon mur ne devrait pas vous prendre trop longtemps. Vous pourrez
ensuite disposer de votre soirée.
Elle était bien trop occupée par la fabrication de ses objets artisanaux et bien
trop échaudée par son divorce pour envisager de sortir le vendredi soir ou, du
reste, un autre soir de la semaine, mais ça n’était pas le genre de confidences
qu’elle était prête à faire, surtout à un homme qui lui plaisait autant que Cade.
— C’est très bien ainsi, dit-elle.
Alors qu’elle s’attendait à ce que Cade Camden quitte aussitôt sa boutique,
elle le vit flâner entre les étals chargés de cafetières, d’assiettes peintes et de
bibelots divers.
Il semblait intéressé par son travail et, à plusieurs reprises, elle le vit prendre
l’un de ces objets en main, l’examiner avec soin puis le remettre en place.
Pourquoi avait-elle de plus en plus l’impression que Cade n’était pas
seulement venu dans sa boutique pour lui parler de ce mur à rénover ou admirer
ses créations ?
Après quelques minutes de ce manège, il se tourna vers elle.
— Savez-vous que ma grand-mère a connu un Jonah Morrison quand elle
vivait…
— A Northbridge dans le Montana, dit-elle en vrillant son regard au sien.
— Ah, et donc vous êtes…
— Sa petite-fille.
— Quelle coïncidence ! s’exclama-t-il en dardant sur elle son regard bleu où
elle crut discerner une ombre de remords.
— Le monde est petit, dit-elle, dubitative.
Qu’avait donc Cade Camden derrière la tête pour s’être donné la peine de
venir jusqu’à Arden dans l’espoir de la voir ? Seulement le désir de lui faire
rénover le mur de sa maison ?
Ce chantier devait être un prétexte pour la rencontrer, mais dans quel but ?
Il lui sourit.
— Il est temps que je rentre, dit-il avec affabilité. Je vous attends demain
soir chez moi.
— Je serai ponctuelle, répondit-elle.
En le regardant marcher de son pas élégant sur le trottoir baigné de lumière,
elle sut qu’elle serait heureuse de le revoir car, même si elle se méfiait de Cade
Camden, l’homme sensuel et viril qu’il était n’avait pas manqué de réveiller sa
féminité.
Peut-être serait-il plus sage pour elle de ne pas donner suite à la proposition
de Cade et de s’abstenir d’aller chez lui demain ?
Pourtant, en dépit des risques encourus, elle décida de se rendre chez cet
homme fascinant qui lui ouvrirait certainement de nouveaux horizons.
- 2 -

Cade Camden était en train de penser à Nati Morrison quand Jani, sa sœur
cadette, entra en coup de vent dans son bureau.
— Bonjour Cade ! Je t’apporte les documents que tu m’as réclamés pour
préparer notre prochaine assemblée.
— Pardon ? fit-il tandis que sa sœur le regardait d’un air amusé.
— Réveille-toi, Cade ! s’exclama-t-elle. Tu sembles déconnecté de la réalité
et je me demande bien la raison du sourire béat que tu affiches.
— Je ne souris pas ! protesta-t-il.
— Oh que si ! Et j’aimerais savoir ce qui te rend aussi optimiste.
— J’ai bien le droit de faire des projets pour mon week-end, non ? dit-il.
— Quels projets ? demanda Jani.
Au lieu de répondre, il regarda sa montre.
— Si je veux mettre de l’ordre dans ma maison avant l’arrivée de Natalie
Morrison, je ferais bien de partir maintenant, dit-il en se levant.
— Natalie Morrison ? La jeune femme dont parlait grand-mère l’autre soir ?
s’enquit Jani.
— Il s’agit d’elle en effet, répondit-il en fermant sa serviette en cuir.
Depuis l’autre jour, la famille ne parlait plus que de la décision prise par
GiGi d’indemniser les éventuelles victimes de H.J., et chacun y était allé de son
commentaire sur la question.
S’ils étaient d’accord sur le principe, tous redoutaient le moment où il leur
faudrait mener à bien la mission que GiGi leur confierait. Etant le premier sur la
liste, il bénéficiait de la sympathie générale.
— Raconte ! s’exclama Jani. Puisqu’elle se rend chez toi, c’est donc que tu
l’as vue ?
— Oh ! il n’y a pas grand-chose à raconter. J’ai rencontré Natalie Morrison
hier et je dois dire qu’elle m’a paru fort sympathique.
— Lui as-tu dit qui tu étais ? demanda Jani.
— Pas tout de suite, mais quand elle l’a appris, elle s’est rembrunie et j’ai
senti qu’elle n’éprouvait plus autant de sympathie à mon égard. Pour un peu,
j’aurais presque regretté de ne pas avoir dissimulé ma véritable identité.
— Mais dis-moi, Cade, j’ai l’impression qu’elle te plaît bien, cette Natalie
Morrison ?
Il soupira.
— Ne connaissant rien d’elle, je préfère me garder de toute conclusion
hâtive, répliqua-t-il.
— Tu l’apprécies ! s’exclama Jani, et pour que tu t’intéresses autant à cette
Natalie, je devine qu’elle doit avoir un physique des plus séduisants.
— Elle est très jolie, admit-il.
Jani sourit.
— Est-elle le genre de femme à qui tu proposerais de prendre un verre dans
un bar à l’ambiance romantique ?
— Probablement ! concéda-t-il en riant.
Mais il se garda bien d’ajouter que non seulement Nati était d’une beauté
sublime mais que, chaque fois qu’elle souriait, deux ravissantes fossettes
creusaient ses joues.
Ah, ces fossettes ! Toute la nuit, il y avait songé, mais son imagination lui
avait aussi rappelé d’autres particularités physiques de cette ravissante jeune
femme.
— Cade, tu m’écoutes ?
— Excuse-moi ! fit-il en reprenant ses esprits. Que disais-tu ?
Jani lui lança un regard indulgent.
— Je me demandais si cette Nati Morrison était au courant du contentieux
opposant les Camden aux Morrison.
— Elle sait que Jonah, son grand-père, a connu GiGi autrefois. Elle m’a
même précisé qu’ils s’étaient rencontrés à Northbridge. Elle n’a pas parlé de ce
qui a opposé nos deux familles et si son attitude a changé quand je lui ai révélé
mon identité, c’est peut-être tout simplement parce que, comme tant d’autres,
elle fait partie de ceux et celles qui détestent les gens riches.
— Je ne serais pas étonnée que cette Nati nous considère comme des
affairistes sans scrupule, déclara Jani.
— Si j’en crois les révélations récentes de GiGi concernant les exactions
commises par H.J., cette méfiance me paraît justifiée.
Un silence se fit.
— Crois-tu qu’elle ait l’intention de régler des comptes avec les Camden ?
reprit sa sœur.
— Je l’ignore. Tout ce qu’elle m’a dit, c’est qu’elle passerait chez moi tout à
l’heure pour me donner une estimation du coût des travaux.
— Comment réagiras-tu si son devis est à l’évidence surestimé ? demanda
Jani.
— J’abonderai dans son sens, répondit-il en riant, car ça serait la meilleure
des façons de réparer le tort infligé par les Camden aux Morrison, et c’est
précisément ce que désire GiGi.
— Dans ce cas, ne prends pas le risque de la faire attendre et dépêche-toi de
rentrer. Tiens, ajouta-t-elle, voici le dossier que j’étais venue t’apporter et qui
concerne le prochain conseil d’administration.
— Merci, dit-il en prenant la chemise rouge.
Jani lui jeta un regard amusé.
— Si tu avais pu voir ton expression, tout à l’heure, quand je suis entrée
dans ton bureau : tu avais l’air absent ! Et ton sourire ! Serais-tu déjà amoureux
de cette chère Natalie Morrison ?
— Elle tient à ce qu’on l’appelle « Nati » et non « Natalie », répliqua-t-il
doctement.
— Va pour Nati, la belle inconnue qui occupe tes pensées et t’inspire un si
beau sourire, persifla Jani en lui caressant affectueusement la joue.
— Tu exagères, protesta-t-il, gêné que sa sœur l’ait percé si facilement à
jour.
Depuis la veille en effet, il ne cessait de penser à Natalie Morrison.
— Je dis ce que je pense, rétorqua Jani.
Il soupira.
— Si je te semble distrait, c’est tout simplement que j’ai eu une semaine
chargée. Alors, forcément, je suis un peu fatigué.
— Fatigué de penser à Nati ?
Agacé, il referma sa sacoche.
— Tu voulais me donner ces documents et c’est fait. Et à présent, si tu
daignais me laisser tranquille, je pourrais peut-être rentrer chez moi ?
— Pour retrouver Nati Morrison ? insista sa cadette.
— Pour me préparer à l’entrevue souhaitée par notre grand-mère et destinée
à réparer les péchés commis par nos aïeux, rétorqua-t-il avec une emphase
comique. Quand ton tour viendra de monter au créneau, tu verras qu’il n’est pas
si facile d’accomplir ce genre de mission.
— J’espère en tout cas qu’elle me réussira autant qu’elle semble te réussir,
répondit Jani en une ultime pirouette.
— Sache que c’est par devoir que je vais à ce rendez-vous, répondit-il avec
un air de dignité offensée.
— Si tu le dis !
Et Jani battit finalement en retraite, le regard pétillant de malice.
Une fois seul, il chercha à se persuader que Nati Morrison lui était
parfaitement indifférente et qu’il se moquait bien de la revoir.
Mais c’était faux, puisqu’il n’avait cessé de penser à elle depuis leur
rencontre de la veille. Même quand elle avait changé d’attitude à son égard en
apprenant qu’il était un Camden, elle n’avait en rien perdu de son charme ou de
sa fascination, finalement.
Le plus difficile, c’était qu’il avançait au jugé dans cette affaire délicate, et
sans savoir au juste quelles étaient les pensées de Nati Morrison. Qu’éprouvait-
elle à l’égard des Camden, à qui elle aurait des raisons d’en vouloir ? Et que lui
inspirait-il ?
Quelque temps auparavant, il avait eu deux liaisons successives avec des
femmes qui n’en avaient en fait qu’après son argent. Il ne leur avait échappé que
de justesse.
D’après ce qu’il avait pu comprendre, Natalie Morrison avait des revenus
modestes et, comme il fuyait désormais les femmes gagnant moins que lui, il ne
voulait surtout pas prendre le risque de s’attacher à elle.
En dépit du fait que Nati lui plaisait beaucoup, il s’abstiendrait de lui faire la
cour et se concentrerait sur la mission que lui avait confiée GiGi.
Tout ce qu’il souhaitait, c’était que Nati rénove son mur, soit payée, et
largement, pour son travail, et disparaisse de sa vie même si elle l’obsédait
depuis qu’il l’avait rencontrée…

Le quartier de Cherry Creek regorgeait de belles maisons à deux étages, et


celle de Cade, en briques rouges, était cernée de hautes grilles en fer forgé et
flanquée d’un parc arboré.
Natalie Morrison s’en voulut d’être impressionnée par tant de luxe, mais elle
ne pouvait s’empêcher d’envier les gens qui vivaient dans de si ravissantes
demeures.
Le portail de la propriété de Cade étant ouvert, elle aurait pu s’y aventurer,
mais par discrétion elle choisit de se garer à l’extérieur.
D’un geste nerveux, elle prit les échantillons de tentures murales et son
nuancier de couleurs dans la boîte à gants. Elle les avait apportés pour les lui
montrer.
Pourquoi était-elle aussi émue, aujourd’hui ? Pourquoi avait-elle failli
plusieurs fois annuler ce rendez-vous avec Cade Camden ?
Ça n’était pas la première fois qu’elle se rendait chez un particulier pour
établir un devis mais, jusqu’alors, elle n’avait jamais eu à faire à l’un des
descendants de H.J. Camden. Autrement dit, l’homme qui avait repris la ferme
des Morrison à Northbridge.
Et pourtant, elle n’avait rien à reprocher à Cade Camden qui s’était conduit
avec elle de façon charmante, qui avait su la mettre à l’aise et qui ne lui avait pas
paru snob ou méprisant comme le sont parfois les gens très riches.
Elle avait été subjuguée par ses yeux bleus et ne cessait de penser à lui
depuis, tout en se répétant que, quoi qu’il arrive, Cade n’était pas un homme
pour elle.
Six ans plus tôt, elle avait épousé un riche héritier et, au bout de quelques
mois, sa vie conjugale était devenue un enfer. Doug, son mari, lui faisait sentir
qu’elle lui était inférieure socialement, et ses beaux-parents ne laissaient jamais
passer la moindre occasion d’enfoncer le clou.
Après son douloureux divorce, elle était bien décidée à ne jamais plus avoir
de relation avec un homme riche, surtout s’il s’agissait d’un Camden.
Son grand-père lui avait décrit H.J. Camden comme un homme impitoyable
et sans scrupule, n’hésitant pas à éliminer quiconque se dressait sur sa route et
elle ne tenait pas à tomber entre les griffes d’un descendant de ce patriarche sans
foi ni loi.
Certes Cade lui avait paru gentil, patient et attentif, la veille, mais au début
de leur liaison Doug Pirfoy s’était également présenté à elle sous des dehors
charmants et rassurants.
Il lui restait la possibilité de refuser le travail que Cade voulait lui proposer,
mais était-ce raisonnable ?
Sa voiture, qui avait seize ans et datait de l’époque où elle était encore
lycéenne, avait besoin d’une bonne révision. Par-dessus le marché, elle avait des
factures en retard et devait acheter un cadeau pour le prochain anniversaire de
son grand-père.
Refuser l’offre de Cade était un luxe qu’elle ne pouvait vraiment pas se
permettre.
Poussant un soupir, elle retira les clés du contact mais au moment où elle
voulut descendre, sa portière refusa de s’ouvrir.
— Et voilà !
Tout en pestant contre la serrure qu’elle aurait dû changer depuis longtemps,
elle en vint presque à regretter l’époque où, mariée à Doug, elle se déplaçait au
volant d’une limousine flambant neuve.
A force de secouer la poignée, elle força enfin la portière à s’ouvrir et put
descendre de voiture.
— Cette vieille guimbarde me rendra folle ! maugréa-t-elle en se dirigeant
vers la maison de Cade.
Après avoir gravi deux marches, elle prit pied sur un perron flanqué de
jardinières en marbre. Un « J’arrive » lointain fit écho à son coup de sonnette.
Cade Camden lui ouvrit en bras de chemise et un torchon à la main.
— Je termine la vaisselle, lui dit-il en souriant.
— Votre femme de ménage est donc malade ? s’étonna-t-elle.
— Je n’ai pas de femme de ménage.
— Pas de femme de ménage ? Mais alors, vous voulez dire que…
— Que je cuisine, range, nettoie et passe l’aspirateur comme tout un
chacun ? Eh bien, oui, répondit Cade.
Jamais Doug ou ses parents n’auraient daigné s’abaisser à accomplir ce
genre de corvée.
Non seulement elle trouvait Cade beau et séduisant, mais il ne semblait pas
snob du tout, par-dessus le marché.
Troublée par le parfum subtil qui se dégageait de lui autant que par
l’ondulation des boucles brunes qui couvraient son front viril, elle songea qu’il
serait fort agréable de se laisser aller entre ces bras masculins en oubliant tout ce
qui pouvait séparer une Morrison d’un Camden.
— Mais entrez donc, dit-il. Je vais vous montrer le mur que je désire faire
rénover.
Elle s’efforça de balayer ses pensées un brin trop langoureuses.
— J’ai apporté un nuancier et des échantillons de tentures murales, dit-elle
en franchissant le seuil.
Que se passerait-il s’ils étaient amenés à se voir souvent, avec Cade ? Serait-
elle capable de brider le désir qu’il lui inspirait ?
Alors qu’il lui faisait traverser le vestibule, elle aperçut sur sa droite un
salon-bibliothèque meublé de fauteuils en cuir du plus bel effet et qui lui
rappelaient l’atmosphère romantique d’un roman de Dickens.
Mais son attention fut bientôt attirée par l’anatomie de Cade : il avait des
fesses hautes et musclées qu’elle aurait bien voulu caresser.
Evite de regarder cette partie de son corps, voyons !
Mais la tentation fut trop forte et elle posa une fois de plus les yeux sur ce
fessier si ferme.
Après être passé devant l’escalier menant à l’étage, Cade lui fit traverser la
cuisine, belle et moderne, puis ils arrivèrent dans une salle à manger aux
dimensions imposantes.
— C’est ici, dit-il. Les anciens propriétaires avaient commencé à rénover la
maison, mais ils ont divorcé avant de terminer leurs travaux.
Une grande table de bois d’ébène trônait au centre de la pièce dont le mur du
fond s’ornait d’un papier peint qui se décollait par endroits. Et comble du
mauvais goût, il montrait une scène de safari.
— Quelle horreur ! s’exclama-t-elle tant le motif était hideux.
— C’est en effet bien laid, renchérit Cade. D’ailleurs, même si le papier
n’était pas en si mauvais état, j’aurais décidé d’en changer.
Après avoir posé son nuancier et ses échantillons sur la table, elle s’approcha
du mur et décolla volontairement quelques lambeaux de papier peint pour
pouvoir examiner l’état du mur.
— L’enduit paraît être en bon état, indiqua-t-elle. Il me faudra sans doute
une journée pour arracher le papier peint et faire disparaître les éventuelles traces
de colle. Ensuite, je devrais poncer, enduire et lisser.
Quand elle se retourna vers Cade, ce dernier la regardait avec tant
d’attention qu’elle se mit à rougir.
— Vous pensez pouvoir mener ce travail à bien ? lui demanda-t-il.
— C’est une tâche qui me demandera plusieurs jours, vu que la surface à
rénover est conséquente. Il faudra aussi prévoir un temps de séchage entre
chaque couche d’enduit puis de peinture.
— Quand pourriez-vous commencer ?
— Si Holly peut surveiller ma boutique demain, je pourrais passer chez vous
dans l’après-midi, arracher l’ancien papier peint, nettoyer le support et
commencer à refaire l’enduit. Je continuerai lundi quand le mur sera sec. Qu’en
pensez-vous ?
— Je travaille exceptionnellement demain, mais voici le code de la porte
d’entrée pour que vous puissiez commencer, répondit Cade en inscrivant les
chiffres sur un morceau de papier.
Si la confiance qu’il lui accordait avait de quoi surprendre, elle était si
foncièrement honnête qu’elle la trouva justifiée.
— O.K. pour demain et pour lundi, mais seulement jusqu’à 13 heures, car
j’ai promis à Holly de garder la boutique durant l’après-midi.
— Parfait, répondit Cade en se frottant les mains.
— Puisque nous sommes d’accord, voudriez-vous examiner les échantillons
que j’ai apportés ? suggéra-t-elle.
Il lui avança une chaise et attendit qu’elle soit assise pour prendre place à
son tour, posant ses avant-bras musclés sur la table.
Avait-elle jamais rencontré homme dégageant une force virile aussi
tranquille ? Tout en lui montrant les échantillons en question, elle prit le temps
d’apprécier sa carrure et de se demander s’il était célibataire.
— Avant de vous décider, vous voudriez peut-être consulter l’un de vos
proches, votre fiancée, par exemple, ou votre épouse ?
Un don Juan comme lui n’avait sans doute que l’embarras du choix avec les
femmes. Elle le voyait fort bien parader en smoking dans une fête huppée de
Denver, avec, à son bras, une ravissante blonde à la poitrine pigeonnante.
— Je n’ai ni fiancée ni épouse et je vis seul, répondit Cade.
Ni fiancée ni épouse ?
Elle n’aurait pas dû y attacher d’importance puisqu’elle avait décidé de ne
plus jamais s’éprendre d’un homme plus riche qu’elle, mais Cade lui plaisait tant
que le savoir libre eut pour effet d’accélérer les battements de son cœur.
— Pardonnez-moi de m’être mêlée de votre vie privée mais, en voyant la
taille de la maison, je me suis dit que vous deviez vivre en couple.
Cade la regarda en souriant.
— J’ai acheté cette maison parce que je suis à dix minutes en voiture de mon
bureau, de ma grand-mère et de la plupart des membres de ma famille, répondit-
il.
— Et vous ne vous sentez pas un peu perdu, seul dans autant d’espace ? ne
put-elle s’empêcher de demander.
— Non, pas du tout. J’aime me sentir à mon aise et puis, rien ne dit que je
resterai seul toute ma vie.
— Bien sûr, murmura-t-elle sans pouvoir s’empêcher de rougir.
Cade la regarda dans les yeux et, pendant quelques secondes, elle crut qu’il
allait flirter avec elle, mais au lieu de ça, il s’approcha du mur recouvert de ce
hideux papier peint.
— Avez-vous déjà une idée du style de décoration que vous choisirez ? lui
demanda-t-il.
Après avoir examiné la façon dont la pièce était meublée, elle hocha la tête.
— Je pense à quelque chose qui ne soit ni chichiteux, ni surchargé, mais
plutôt d’une élégance discrète.
— Très bien, répondit Cade, visiblement satisfait.
Elle lui présenta les échantillons qu’elle avait apportés à son intention.
— J’aime ces trois couleurs-là, dit Cade en lui rendant le nuancier. Que
diriez-vous d’une texture murale dans le genre plâtre vénitien gris clair.
— Bonne idée ! répondit-elle. Il faudra appliquer une couche de peinture
puis une légère couche de plâtre. Après le ponçage, je passerai une nouvelle
couche de peinture et je lustrerai la surface jusqu’à obtention d’un joli brillant.
— Je vois que vous vous y connaissez ! déclara Cade.
— Et vous aussi, rétorqua-t-elle en souriant.
Il hocha la tête.
— Avant de vous connaître, j’ai eu envie de me renseigner sur les techniques
de décoration car j’envisageais de rénover ce mur moi-même et j’ai acheté
quelques livres sur le sujet. Et vous, Nati, qui vous a formée à ce métier ?
— J’ai étudié l’histoire de l’art à l’université avant d’être l’apprentie de mon
grand-père. Avant sa retraite, il était peintre en bâtiment. Au début, je nettoyais
surtout ses brosses, puis j’ai fini par apprendre les ficelles du métier. Il m’arrive
aussi de faire de la restauration d’objets anciens, comme avec le miroir basculant
que ma cliente est venue reprendre hier, dans ma boutique.
Cade hocha de nouveau la tête.
— Vous auriez pu entreprendre une carrière d’historienne ou de professeur,
dit-il.
— Les débouchés dans cette branche sont peu nombreux et même à supposer
que j’aie décroché un poste, qui sait où j’aurais été envoyée.
— Je comprends, répondit Cade.
— Après l’obtention de mon diplôme, j’ai travaillé à mi-temps pour une
entreprise spécialisée dans la restauration d’œuvres d’art et, croyez-moi, je
n’étais pas bien payée du tout. De plus…
Elle s’interrompit brusquement, consciente que les hauts et les bas de sa
carrière n’intéressaient sans doute pas son interlocuteur.
— Excusez-moi de vous faire perdre un temps qui est sûrement plus
précieux que le mien, dit-elle, confuse.
— Au contraire, j’aime vous entendre parler et je vous écouterais volontiers
pendant des heures, répondit-il. Avez-vous eu l’occasion de restaurer des
tableaux anciens dans cette entreprise ?
— J’avais commencé à le faire, mais je n’ai pas eu le temps d’aller au bout
de mon apprentissage.
— Pourquoi ne pas être restée plus longtemps dans cette entreprise ?
s’enquit Cade.
— Je venais de me marier, et mon époux gagnait tant d’argent que mon
maigre salaire équivalait à une goutte d’eau dans l’océan. Il m’est donc apparu
plus logique de renoncer à travailler. Ensuite, quand les circonstances de ma vie
m’ont amenée à reprendre un travail, j’avais certes un diplôme en histoire de
l’art, mais aucune expérience professionnelle susceptible d’intéresser un
employeur.
— Et c’est alors que vous avez eu l’idée d’ouvrir votre boutique ?
— Oui. Holly, ma meilleure amie, s’occupait d’une animalerie à Arden. Elle
m’a signalé que le bail de la boutique voisine de la sienne était à reprendre et,
depuis lors, nous nous entraidons, elle et moi.
— Et financièrement ? lui demanda Cade.
Bien plus encore que sa vie privée, c’étaient ses revenus qui semblaient
intéresser Cade et elle en fut surprise.
— Grâce aux efforts de la municipalité, qui multiplie les manifestations
culturelles afin d’attirer les visiteurs dans le centre historique d’Arden, ma
clientèle augmente et mon chiffre d’affaires est en progression. Je couvre
largement mes frais, même si je n’ai ni livret d’épargne ni plan de retraite.
— C’est ennuyeux, dit-il d’un ton chagriné qui ne fit que renforcer son
étonnement.
En quoi son avenir concernait-il Cade Camden ?
— Pourquoi tant de sollicitude ? demanda-t-elle avec un rire gêné.
— Par les temps qui courent, il est prudent d’avoir un peu d’argent de côté,
répondit-il. Et maintenant, si nous en venions à l’essentiel : combien allez-vous
me demander pour rénover mon mur ?
Elle inscrivit quelques chiffres sur un carnet, effectua plusieurs opérations et
montra le résultat à Cade.
— Voici à peu près ce que ça vous coûterait, dit-elle.
— C’est parfait, déclara-t-il après avoir jeté un bref coup d’œil à la somme
indiquée.
— Rien ne vous empêche de demander d’autres devis, ajouta-t-elle.
— Vous m’avez été si chaleureusement recommandée que je ne veux
engager personne d’autre que vous pour accomplir ce travail. Et n’hésitez pas à
me facturer un supplément, si vous rencontrez des imprévus.
Elle eut du mal à refréner son étonnement : d’ordinaire, ses clients
cherchaient toujours à obtenir un rabais sur les devis qu’elle leur présentait.
— Très bien, se contenta-t-elle pourtant de répondre.
Cade la dévorait des yeux avec une telle intensité qu’elle se demanda si ce
mur n’avait pas été un simple prétexte pour l’attirer chez lui.
Pourtant, il lui était difficile d’imaginer que sans même la connaître, Cade
Camden ait pu décider de vouloir la séduire. Elle était sans doute le jouet de son
imagination.
— Puisque nous sommes d’accord, je vais y aller, ajouta-t-elle en s’efforçant
de dissimuler son embarras.
Etait-ce le fait d’être tout près de Cade qui la rendait aussi nerveuse ? En
tout cas, elle se mit à frissonner.
— Voulez-vous la moitié de la somme maintenant et l’autre moitié quand le
mur sera terminé ? demanda Cade.
Où avait-elle la tête ? D’habitude, elle n’omettait jamais de demander une
avance à ses futurs clients.
— Vous pouvez m’établir un chèque qui couvrira le coût des matériaux et
vous réglerez le solde à la fin des travaux, répliqua-t-elle en s’efforçant de
prendre un air dégagé.
— Parfait, répondit Cade en sortant son chéquier.
— J’apporterai le devis définitif demain. Dans le cas où vous seriez absent,
je le déposerai sur cette table afin que vous puissiez le signer, et je le récupérerai
lundi.
Après un instant d’hésitation, elle ajouta :
— Comme je suppose que vous travaillez lundi, nous ne nous verrons sans
doute pas non plus ce jour-là.
Pourquoi diantre attachait-elle tant d’importance au fait de voir Cade ? Une
réponse lui vint à l’esprit, mais elle se refusa à l’entendre.
— Nous aurons plusieurs occasions de nous rencontrer, déclara Cade en lui
tendant le chèque, un grand sourire aux lèvres. Bon, je ne vous retiens pas car je
sais que nous sommes vendredi soir et que vous avez sans doute prévu de sortir
avec votre mari.
Son mari ?
Ah oui ! Elle lui avait dit s’être mariée peu après l’obtention de son diplôme
universitaire et son premier emploi, mais elle avait omis de mentionner que,
depuis, Doug et elle s’étaient séparés.
— Je suis divorcée, expliqua-t-elle.
— Désolé ! fit Cade. Et depuis quand ?
— Depuis six mois.
— Peut-être avez-vous un petit ami ? insista-t-il en la regardant d’un air
pensif.
— Pas de mari et pas de petit ami, répondit-elle. Je vis seule et ce soir, après
ma semaine de travail, je compte m’octroyer le plaisir d’un bain moussant
parfumé.
Sentant qu’elle n’aurait pas dû mentionner un détail aussi intime de sa vie au
quasi-inconnu qu’était Cade Camden, elle se leva, ses échantillons serrés un peu
gauchement sur sa poitrine.
— Merci de m’avoir offert ce travail et à bientôt, dit-elle à Cade en évitant
de croiser son regard.
— A bientôt, répondit Cade en écho tout en la raccompagnant à la porte.
Quand ils furent sur le perron extérieur, Cade regarda autour de lui.
— C’est curieux, dit-il, mais je ne vois pas votre voiture.
— Je suis garée dans la rue, expliqua-t-elle en descendant les marches du
petit escalier pour se diriger vers la grille de la propriété.
A sa surprise, Cade lui emboîta le pas.
— Vous n’êtes pas obligé de me raccompagner jusqu’à ma voiture, dit-elle,
de plus en plus gênée.
— Le quartier est tranquille, mais comme il fait déjà nuit, je préfère ne pas
vous voir courir le moindre risque, répondit Cade.
Quand ils furent arrivés devant sa voiture, Cade la devança et elle le vit
approcher sa main de la portière.
— Elle coince ! prévint-elle.
Pourtant, comme si Cade était doté de pouvoirs magiques, la portière
s’ouvrit sans difficulté sous ses doigts.
— A l’avenir, rangez-vous devant la maison, cela vous évitera de transporter
votre matériel sur une longue distance, déclara-t-il pendant qu’elle s’asseyait
dans la voiture.
Du bout des doigts, elle tapota nerveusement le volant.
Quelle femme ne rêverait pas de rencontrer un homme aussi beau, aussi
séduisant, aussi galant et prévenant que l’était Cade ?
Pourtant, elle ne devait pas oublier qu’elle travaillait pour lui et que, une fois
le mur achevé, tous deux reprendraient le cours de leurs existences respectives.
Ils n’auraient plus alors aucune raison de se revoir et c’était une raison
supplémentaire de garder la tête froide.
— Entendu, je me garerai devant la maison, répondit-elle.
— Conduisez prudemment, ajouta-t-il en refermant la portière.
Par chance, son vieux tacot démarra du premier coup.
Elle jeta un regard furtif à Cade en passant devant lui et, après un discret
salut de la main, appuya sur l’accélérateur.
Tout en roulant, elle se surprit à regretter d’avoir dû le quitter aussi vite,
alors même qu’elle n’avait aucun projet pour ce vendredi soir sinon de retrouver
son appartement désert et sa solitude.
Demain samedi, elle aurait l’occasion de retourner dans cette grande et belle
maison et qui sait, peut-être serait-ce aussi l’occasion de revoir le maître des
lieux, si le hasard s’en mêlait ?
- 3 -

Déjà midi !
Holly s’était absentée depuis le début de la matinée et Nati, qui surveillait
leurs deux boutiques, espérait son retour avant le début de l’après-midi, afin de
pouvoir se rendre dans la maison de Cade et commencer les travaux de
rénovation du mur.
Elle fut rassurée en voyant apparaître son amie, le sourire aux lèvres, comme
toujours.
— Coucou ! J’ai apporté le déjeuner ! déclara Holly en déposant un grand
sac sur le comptoir.
— Je meurs de faim ! lui répondit-elle. As-tu pu faire tes courses ?
— Toutes sans exception et je te remercie de t’être occupée de mon
animalerie.
— Il y a eu deux ventes pour toi et, en ce qui me concerne, j’ai eu quelques
clients intéressés par mes objets artisanaux mais aucun ne s’est décidé à acheter
quoi que ce soit.
— Dans ce cas, ton nouveau chantier chez Cade Camden tombe à pic, lui fit
remarquer Holly.
— En effet, répondit-elle non sans éprouver un sentiment d’inquiétude.
Qu’adviendrait-il si, par malheur, elle tombait amoureuse de Cade comme
elle était tombée amoureuse de Doug Pirfoy ? Et que se passerait-il si Cade, à
son tour, éprouvait des sentiments pour elle ?
La pensée de se marier avec Cade l’effleura fugacement et lui arracha un
frisson rétrospectif car, si sa vie avec Doug était devenue un enfer, il en irait sans
doute de même avec Cade.
Elle se fit donc une fois de plus la promesse d’éviter ce genre de catastrophe.
Holly déballait leur déjeuner. De son côté, morte de fatigue, elle ne put
s’empêcher de bâiller, ce qui lui valut un regard étonné de son amie.
— C’est la première fois que je te vois en manque de sommeil, déclara
Holly. Serait-ce de trop penser à Cade Camden qui t’empêche de dormir ?
Depuis leur plus jeune âge, elles avaient l’habitude d’échanger des
confidences, et ce fut ce qui la poussa, après une hésitation, à jouer cartes sur
table avec Holly.
— Depuis que j’ai rencontré Cade Camden, je pense à lui un peu trop
souvent à mon goût, y compris dans mes rêves.
— Je vois d’ici quel genre de rêves un homme aussi séduisant que lui peut
t’inspirer, répondit Holly avec un petit rire de gorge.
Son amie avait entrevu Cade l’autre soir, quand ce dernier sortait de sa
boutique.
— C’est vrai qu’il est bigrement séduisant, admit-elle en entamant sa salade.
Holly la regarda avec curiosité.
— Vas-tu dire à ton grand-père que tu travailles pour un Camden ?
Holly connaissait très bien Jonah qui, de son côté, la considérait un peu
comme une seconde petite-fille.
— Jonah est allé passer quelques jours avec des amis, à Las Vegas, dit-elle.
Il rentrera ce soir assez tard, ce qui me laisse jusqu’à demain pour réfléchir.
— A mon avis, tu devrais le lui dire, déclara Holly, car la dissimulation n’est
pas dans ta nature, et ce secret finira par te peser, sans compter que ton grand-
père apprendra bien la vérité un jour ou l’autre.
— Tu as raison, approuva-t-elle.
— Ce qui s’est passé entre vos deux familles remonte aux calendes
grecques, alors peu importe qui rémunère tes services, du moment que tu
renfloues ton compte bancaire anémique.
— Je n’ai jamais entendu Jonah dire du mal des Camden, du moins en ma
présence, et je ne crois pas qu’il se formalisera d’apprendre que je travaille pour
Cade.
— Le seul point litigieux, c’est que ton grand-père pourrait souffrir en
voyant que tu es obligée d’accepter ce travail par nécessité financière, reprit
Holly.
— Jonah sait que je dois gagner ma vie.
— C’est vrai, convint son amie, et une fois que tu auras touché ton chèque,
tu pourras oublier Cade et les Camden.
Elle garda un silence prudent car, contrairement à ce que Holly semblait
croire, elle n’était pas si sûre de pouvoir oublier Cade aussi facilement.
Ni surtout de le vouloir vraiment.
*

— Vous êtes encore là, Nati ?


Alors qu’elle achevait de remplir un sac-poubelle avec les derniers lambeaux
de papier peint arrachés au mur de la salle à manger, Nati Morrison frissonna en
reconnaissant la voix de Cade.
— Je suis dans la salle à manger, cria-t-elle à son intention.
Elle avait passé une sous-couche sur le mur et n’était pas peu fière d’avoir
avancé son chantier.
Tout au long de ce samedi après-midi, elle avait balancé entre l’envie
d’évacuer les lieux avant le retour de Cade et celle de l’attendre, tant pour lui
remettre le contrat en main propre que pour le revoir.
Même si elle rechignait encore à se l’avouer, Cade occupait une place
toujours plus importante dans ses pensées, ce qui ne manquait pas de l’inquiéter
puisqu’elle s’était promis de ne plus se laisser charmer par ce genre d’hommes.
— Bonjour Nati ! dit Cade avec sa jovialité coutumière.
Elle fut très étonnée de le voir porter une tenue de sport et, plus encore, de
constater qu’il ne s’était pas rasé.
La barbe naissante sur ses joues lui conférait une allure virile et un peu
canaille qu’elle trouva particulièrement sexy.
— Je croyais que vous reveniez du bureau ? s’étonna-t-elle.
— D’ordinaire je porte un costume cravate, mais comme les autres employés
étaient absents aujourd’hui, j’ai dérogé à la règle, lui répondit-il.
Son regard bleu turquoise ne la quittait pas.
— Je ne pensais pas vous trouver encore ici à mon retour, et la surprise est
d’autant plus agréable, déclara-t-il avec un grand sourire.
— Cinq minutes plus tard et la maison aurait été vide, répondit-elle en se
gardant bien de lui préciser qu’elle avait guetté son retour et regardé sa montre
un nombre innombrable de fois. J’ai apporté le contrat qui n’attend plus que
votre signature, ajouta-t-elle en tassant les derniers lambeaux de papier peint
dans le sac-poubelle.
— Vous avez été bien inspirée de m’attendre, dit-il d’un ton guilleret, car
j’aurais un autre travail à vous proposer.
— Vraiment ?
Il lui adressa un grand sourire.
— Nous pourrions peut-être en discuter tout de suite, à moins bien sûr que
vous ne soyez attendue ailleurs ?
— Personne ne m’attend, répondit-elle.
Si elle n’avait aucune envie de passer pour une vieille fille esseulée, elle ne
voulait pas non plus qu’il ait d’elle l’image d’une femme volage.
Gênée d’avoir abordé, malgré elle, le chapitre de sa vie privée, elle
s’empressa de fermer le sac-poubelle, puis elle leva les yeux vers lui.
— Et si vous en profitiez pour lire le contrat pendant que je porte ce sac
jusqu’à ma voiture ? Nous pourrons parler ensuite du nouveau travail que vous
auriez à me proposer ?
— O.K., répondit Cade avec une jovialité qu’elle jugea excessive.
Tout en traînant son sac vers la porte, elle se demanda quelle idée il pouvait
bien avoir derrière la tête, car à l’évidence — elle en était désormais
persuadée —, c’était elle, et non ses talents de décoratrice d’intérieur, qui
l’intéressait.
Elle s’empressa de sortir et frissonna à la fraîcheur de cette soirée
d’automne.
Après avoir déposé le sac dans son coffre, elle enfila l’élégante vareuse en
laine qu’elle avait pris soin d’apporter puis se recoiffa et remit du rouge sur ses
lèvres. Malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas à se persuader qu’elle se
faisait belle simplement parce que Cade était un client important. Elle voulait
avant tout lui plaire : il était bien plus qu’un simple client pour elle.
Il lui plaisait, voilà tout !
Et même si la raison lui commandait de garder ses distances avec un homme
dont la famille avait jadis provoqué l’exil des Morrison à Denver, elle avait
envie de le séduire. Pas pour passer une nuit avec lui, non, mais pour le plaisir de
se sentir de nouveau femme.
Elle fuyait la compagnie des hommes depuis trop longtemps déjà, et cette
solitude commençait à lui peser.
Au regard admiratif que lui adressa Cade, elle se félicita d’avoir soigné sa
mise.
— J’ai lu le contrat et je l’ai signé, dit-il en lui tendant le document.
— Pas de remarques ou d’objections ? demanda-t-elle.
— Aucune ! répondit-il sans la quitter des yeux.
Si elle appréciait ce badinage, elle n’en rougit pas moins.
Pour cacher son embarras croissant, elle lui donna force explications
techniques sur la façon dont elle avait débarrassé le mur de son vieux papier
peint, puis passé l’enduit.
— C’est déjà bien mieux ainsi, car ce papier peint était criard au possible.
Par ailleurs, ajouta-t-il, j’ai parlé à Georgianna, ma grand-mère, de vos talents de
restauratrice d’objets anciens, et elle m’a envoyé fouiller dans le bric-à-brac de
son grenier pour que je lui retrouve une vieille malle de famille dans laquelle les
jeunes filles rangeaient autrefois leur trousseau de future mariée. Cette malle est
ornée d’un motif peint à la main que ma grand-mère aimait beaucoup mais qui,
hélas, est à moitié effacé. Elle voudrait vous en confier la restauration.
— Que représente ce motif ?
— Des feuilles et des rameaux entrelacés, pour autant que j’ai pu en juger,
mais le mieux serait que vous voyiez la malle en question. Que diriez-vous de
m’accompagner chez Georgianna, à condition, bien sûr, que vous n’ayez rien
d’autre à faire ?
— Maintenant ?
— Ma grand-mère ne vit qu’à dix minutes d’ici et comme vous m’avez dit
être libre ce soir, et que je le suis aussi…
Une fois de plus, elle eut du mal à croire que Cade puisse vivre seul.
Elle l’aurait plutôt imaginé sortant au restaurant et en boîte de nuit, au bras
des plus jolies filles de la région, et elle fut curieusement soulagée d’apprendre
qu’il n’en était rien.
— Eh bien, allons-y, répondit-elle enfin.
Le visage de Cade s’éclaira.
— Nous pouvons prendre ma voiture, à moins que vous ne préfériez me
suivre avec la vôtre.
Voyager en compagnie de Cade la tentait mais risquait fort de s’avérer
embarrassant.
— Je vous suivrai avec ma voiture, dit-elle.
— Si nous partons tout de suite, nous avons une chance d’intercepter ma
grand-mère avant qu’elle n’aille à son dîner, déclara-t-il. Ma grand-mère déteste
les mondanités mais il lui arrive de devoir accepter certaines invitations.
Cade parlait visiblement toujours de sa grand-mère avec une intonation
affectueuse. Elle en était tout émue, sa propre grand-mère étant hélas décédée
depuis plusieurs années.
D’un autre côté, si elle était curieuse de rencontrer la fameuse GiGi Camden,
elle ne devait pas oublier que celle-ci appartenait à une famille ayant fait du tort
aux Morrison et, en particulier, à son grand-père.

Nati Morrison craignait que son vieux tacot ne se laisse distancer par le
bolide de Cade, mais ce dernier eut la délicatesse de rouler à petite allure.
Une fois de plus, elle dut admettre qu’il ne ressemblait en rien à l’un de ces
riches snobs qu’elle avait pu rencontrer par le passé, quand elle était mariée à
Doug Pirfoy.
Doug !
Elle avait tant souffert avec lui que le divorce lui était apparu comme une
délivrance.
Depuis lors, elle se réjouissait d’être célibataire et, même si sa solitude lui
pesait parfois, elle n’avait aucune envie de répéter l’expérience.
Cade bifurqua bientôt sur la droite et elle le suivit le long d’une allée bordée
d’érables au bout de laquelle se dressait un manoir de style Tudor qui aurait fait
l’envie de son ex-belle-famille, pourtant fortunée.
Quand elle coupa le contact, son moteur émit un drôle de bruit qu’elle
préféra ne pas entendre.
— Alors, qu’en dites-vous ? lui demanda Cade en s’approchant de sa
voiture.
— C’est magnifique ! répondit-elle.
— Les Camden ont toujours eu du goût, plaisanta-t-il tout en l’aidant à
descendre de voiture.
— Merci.
Autant de galanterie la touchait. Après quelques mois de mariage, Doug
avait cessé de lui témoigner la moindre considération et lui qui, au début du
moins, n’aurait jamais manqué de lui ouvrir une porte, avait brusquement changé
d’attitude.
Cade la guida en lui tenant le bras jusqu’à l’escalier qui permettait d’accéder
à un large perron sur lequel donnait la porte monumentale du manoir.
Sentir les doigts de Cade autour de son bras lui procura un frisson
d’excitation, mais il agissait sans doute ainsi par politesse et non parce qu’elle
lui plaisait et qu’il avait l’intention de la séduire.
Ce qui, du reste, valait mieux pour elle.
Sans se donner la peine de sonner, Cade ouvrit la porte qui n’était pas
fermée à clé et s’effaça pour la laisser passer.
Intimidée, elle pénétra dans un grand vestibule à plafond voûté qu’éclairait
un immense lustre de cristal.
— GiGi, tu es là ? appela Cade.
— Dans mon bureau, répondit une voix de femme aux accents mélodieux.
Cade l’entraîna à sa suite, lui permettant d’admirer au passage le luxe raffiné
des lieux.
Un tel manoir devait valoir une fortune et elle repensa à la petite maison
dans laquelle elle vivait avec son grand-père.
— C’est ici, dit Cade en l’introduisant dans un bureau fermé par une double
porte tapissée de cuir.
Deux femmes époussetaient des montres à gousset qu’elles replaçaient
ensuite sur l’étagère d’une petite vitrine ouverte.
La première avait des cheveux argentés et portait une robe de soirée
rehaussée d’un collier de perles ; l’autre, une blonde grassouillette, un jean et un
T-shirt.
— GiGi, ne crois-tu pas que tu es un peu trop habillée pour faire le ménage ?
demanda Cade en embrassant la femme au collier.
Après s’être tourné vers la femme blonde, il ajouta :
— Au travail un samedi soir, Margaret ? Que va dire Louie ?
— Louie attendra ! répliqua la dénommée Margaret avec un petit rire.
Elle comprit que la femme au collier était GiGi et l’autre, à coup sûr, son
employée de maison. La familiarité qui semblait lier les deux femmes ne
manqua pas de l’étonner, car jamais Mme Pirfoy, sa belle-mère, n’aurait
consenti à s’afficher ainsi avec une domestique.
— Il me restait du temps avant ce dîner de bienfaisance et nous avons
décidé, Margaret et moi, de dépoussiérer la collection de montres anciennes de
H.J., expliqua GiGi. Maintenant que c’est fait, Margaret et Louie vont pouvoir
aller jouer au bowling comme ils en avaient l’intention.
— Si seulement vous aviez pu venir jouer dans l’équipe comme c’était
prévu, nous aurions eu toutes les chances de remporter la coupe, ce soir,
ronchonna Margaret.
Les manières simples de GiGi lui allèrent droit au cœur.
— Il m’était impossible de refuser cette invitation, Margaret, poursuivit
GiGi, sinon vous savez bien que je serais venue jouer avec vous.
Un peu gênée, Natalie croisa le regard de GiGi qui, après l’avoir examinée
attentivement, se tourna vers son petit-fils.
— Je vois que tu n’es pas venu seul.
— En effet, grand-mère, répondit-il avec déférence.
Cade la présenta à Georgianna Camden qui, une fois de plus, la regarda
comme si elle voulait percer à jour ses moindres secrets.
— Ainsi, vous êtes Nati Morrison ? J’ai entendu dire beaucoup de bien de
vous et vous êtes la bienvenue chez nous.
— Merci ! dit-elle, touchée par la chaleur que lui manifestait GiGi.
Cette dernière afficha un grand sourire.
— Mon prénom est Georgianna, mais tout le monde m’appelle GiGi. C’est
plus simple et plus rapide.
— Entendu, GiGi ! dit-elle, subjuguée par l’autorité naturelle qui émanait de
la grand-mère de Cade.
Dire que son grand-père Jonah et GiGi avaient eu une aventure ensemble,
autrefois !
— Nati, je vous présente Margaret Haliburton, intervint Cade avec un geste
de la main en direction de la femme blonde. Margaret et son mari, Louie,
prennent soin de nous et de la maison depuis que je suis tout petit et ils font
partie de la famille.
— Très heureuse de faire votre connaissance, répondit-elle en regardant
Margaret.
Un coup de Klaxon retentit dans la cour.
— Louie s’impatiente et il faut que je file !
Après le départ de Margaret, GiGi posa de nouveau son regard scrutateur sur
Natalie.
— Si j’en crois Cade, votre grand-père serait Jonah Morrison ?
— En effet, répondit-elle.
— Ce cher Jonah ! Est-il toujours aussi pétulant ? demanda GiGi d’une voix
émue.
— Plus que jamais.
— Et sa santé ?
— Elle ne laisse pas trop à désirer, répondit-elle. Jonah s’est octroyé
quelques jours de détente à Las Vegas, avec des amis, et je crois que ce séjour
l’a ragaillardi.
— Quel homme ! s’exclama GiGi avec un petit rire. Quand j’étais encore au
lycée, nous sortions ensemble, Jonah et moi. Il avait une chevelure auburn que je
ne me lassais pas d’admirer.
— Il a toujours autant de cheveux qu’avant, mais ils sont désormais blancs
comme neige.
Le regard de GiGi se teinta de nostalgie.
— A l’époque où nous nous sommes connus, Jonah était charmant, amusant
et plein de verve, dit-elle.
— Il l’est resté, répondit Nati, flattée par l’intérêt que GiGi portait à son
grand-père.
Au cours de leurs discussions, Jonah avait toujours insisté sur le fait que
Georgianna n’était pas responsable du mal fait par les Camden aux Morrison, et
jamais il n’avait semblé lui en vouloir.
Que son grand-père accorde le bénéfice du doute à une Camden lui avait
toujours semblé exagéré, mais à présent qu’elle voyait cette femme en chair et en
os, elle était encline à se ranger à son avis.
Avec son regard franc et ses manières simples, GiGi n’avait en effet rien
d’une femme calculatrice, et elle la voyait mal s’acharner sur les modestes
fermiers qu’étaient, à l’époque, les parents de Jonah.
La sonnette de l’entrée les fit sursauter.
— Mon chauffeur, soupira GiGi. Les organisateurs de ce dîner de charité ont
tenu à m’envoyer une limousine, mais je désapprouve ce genre de dépenses.
— Plains-toi donc d’être traitée comme la reine d’Angleterre ! plaisanta
Cade.
— J’aurais préféré jouer au bowling avec Margaret et Louie, mais tant pis !
Au cas où vous auriez faim, Nati et toi, il y a du bœuf en daube au réfrigérateur.
— Merci, répondit Cade.
Avant de quitter la pièce, GiGi se tourna vers Natalie.
— J’ai été très heureuse de vous rencontrer, lui dit-elle. Cade n’a pas tari
d’éloges sur votre savoir-faire et j’espère que vous voudrez bien vous charger de
rénover ma chère malle à vêtements.
— Je ferai mon possible, GiGi, répondit-elle, intimidée.
— J’en suis sûre. Et puis saluez Jonah de ma part, quand vous le verrez.
Conquise, elle adressa à Georgianna son plus beau sourire.
— Je n’y manquerai pas et croyez que j’ai été, moi aussi, ravie de vous
rencontrer.
Elle suivit GiGi des yeux jusqu’à ce que cette dernière ait quitté la pièce.
— Quelle femme ! dit-elle quand elle se retrouva seule avec Cade.
— Ma grand-mère ne manque ni de personnalité, ni de panache, approuva
Cade. Voulez-vous que nous allions jeter un coup d’œil à cette fameuse malle à
vêtements, qui se trouve au grenier ?
Elle hésita, car il était déjà tard, mais après tout puisqu’elle se trouvait sur
place, autant qu’elle sache à quoi s’en tenir sur l’état de cette fameuse malle.
— Entendu, répondit-elle.
Après avoir gravi plusieurs escaliers, dont le dernier très raide, ils se
retrouvèrent dans un grenier immense, encombré de meubles et de bibelots qui
auraient fait la joie d’un antiquaire.
Cade lui prit la main avec tant de naturel qu’elle n’osa pas protester et il la
guida entre les amoncellements de valises, cartons, caisses et autre bric-à-brac
qui encombraient les lieux.
— Voici la malle, dit-il en lui désignant un objet oblong et poussiéreux. Je
l’ai examinée hier et elle m’a paru en bon état.
Plus d’une fois, quand elle avait été amenée à rénover un objet ancien, ce
dernier était sale et poussiéreux parce que le client qui le lui confiait se moquait
bien qu’elle se salisse ou non les mains.
Il en allait autrement avec Cade et GiGi, car la malle avait été entièrement
nettoyée, et cette attention lui alla droit au cœur.
— En effet, elle est bien conservée, déclara-t-elle après un rapide examen.
Le motif décoratif n’est que partiellement effacé et je me sens tout à fait capable
de le restaurer à l’identique.
— Alors, vous êtes d’accord pour vous charger de ce travail ? lui demanda
Cade.
— Bien sûr.
— GiGi sera ravie, déclara-t-il. Nous pourrions utiliser le pick-up de Louie
pour transporter la malle jusqu’à votre atelier.
— Je peux très bien me charger du transport moi-même, dit-elle.
— Mais non ! Cette malle est bien trop lourde pour vous, rétorqua Cade.
Elle fut touchée par son attention, mais elle n’aimait pas qu’on lui impose
une décision, quelle qu’elle soit.
— Non, je le ferai moi-même, insista-t-elle.
Il la regarda au fond des yeux.
— Et si vous me laissiez vous aider, Nati ? Je ne veux que votre bien, vous
savez.
A part Holly et Jonah, personne, depuis son divorce, ne lui avait manifesté
autant de gentillesse, et pendant un court instant elle crut bien qu’elle allait se
mettre à pleurer.
— Me laisserez-vous vous aider ? répéta-t-il.
— C’est entendu, dit-elle d’une voix enrouée.
Cade lui adressa un grand sourire satisfait.
— Et maintenant, que diriez-vous de manger un morceau ? GiGi est un
cordon-bleu et son bœuf en daube me met déjà l’eau à la bouche.
— Merci, mais il se fait tard et je vais rentrer, dit-elle.
— Restez, Nati, puisque vous n’avez rien de prévu, insista-t-il en lui offrant
un sourire envoûtant.
— Je… Je dois finir un travail à l’atelier, mentit-elle.
Il parut déçu.
— Très bien, concéda-t-il, mais alors accompagnez-moi au moins jusqu’à la
cuisine. Je veux emporter de cette daube chez moi pour le dîner.
— Allons-y, répondit-elle en tendant la main à Cade pour qu’il la guide dans
le dédale des vieux objets qui encombraient le grenier.

La cuisine, gaie et accueillante, lui rappela, mais en beaucoup mieux encore,


celle qui était la sienne à Cape Code, à l’époque où elle était mariée à Doug.
— Voici un bien bel endroit pour mitonner des petits plats, dit-elle.
— J’avais neuf ans quand je suis venu vivre ici avec mes deux frères, ma
sœur January et mes six cousins et cousines, expliqua Cade en sortant la daube
du réfrigérateur. GiGi nous permettait de taquiner la queue du poêlon et, par
plaisanterie, elle nous avait baptisés ses « dix petits chefs ».
Jamais elle n’aurait pensé que les Camden étaient si nombreux. N’ayant ni
frère ni sœur, elle en éprouva un bref pincement de jalousie.
— Comment se fait-il que vous soyez tous venus vivre ici, chez votre grand-
mère ? demanda-t-elle.
Le visage de Cade s’assombrit.
— Parce que mes parents, ma tante et mon oncle, ainsi que mon grand-père,
ont péri dans un accident d’avion.
— Je suis désolée ! dit-elle.
— La nouvelle avait fait la une de tous les journaux du Colorado, mais vous
deviez être trop jeune, à l’époque, pour vous en souvenir.
— Comment était-ce arrivé ? demanda-t-elle.
— Nos parents, oncles et tantes voulaient passer des vacances ensemble,
sans les enfants. Au dernier moment, H.J., mon arrière-grand-père, s’est fait mal
au dos et n’a pas pu partir. GiGi s’est portée volontaire pour rester ici afin de
s’occuper de lui. Si H.J. ne s’était pas fait mal avant le départ, il aurait été du
voyage avec GiGi, et à l’heure qu’il est, nous n’aurions même plus de grand-
mère, mes cousins et cousines ainsi que mes frères, ma sœur et moi, conclut-il.
— Vous avez donc vécu sous le même toit que votre arrière-grand-père ?
demanda-t-elle.
— Oui, et il nous a élevés, lui aussi, avec GiGi et Margaret.
— Etait-il autoritaire ?
— Très, mais moins que GiGi qui, en définitive, portait la culotte. Des
quatre adultes qui se sont occupés de nous, GiGi était la plus intraitable mais
aussi la plus adorable du lot, répondit Cade avec un rire, même si elle nous
obligeait à accomplir des tas de corvées ménagères.
— J’aurais imaginé de nombreux domestiques dans une famille aussi riche
que la vôtre, s’étonna-t-elle.
— Mes frères, ma sœur et moi, nous avions une seule gouvernante pour
quatre à la maison, et il en allait de même pour mes cousins. GiGi nous a
toujours élevés à la dure, pour que nous comprenions que l’argent n’achetait pas
tout et que nous devions compter avant tout sur nos propres forces.
Elle ne put retenir un sourire : Cade ne se contentait pas d’être beau et
séduisant, il avait en plus une personnalité attachante.
— Ils étaient là bien avant notre arrivée et ont toujours fait partie de la
famille.
Avec un frisson rétrospectif, elle se remémora encore une fois l’attitude
hautaine des Pirfoy vis-à-vis de leurs domestiques.
Et vis-à-vis d’elle aussi…
— Je n’aurais jamais imaginé que les Camden soient des gens aussi simples,
dit-elle.
Cade lui adressa alors un sourire malicieux.
— Votre grand-père vous a-t-il déjà emmenée à Northbridge ?
— Jamais.
— Il s’agit d’une petite ville rurale où les gens ne font pas de manières.
Votre grand-père et mes ancêtres sont nés là-bas et même loin de Northbridge,
dans cette maison…
— Ce manoir, rectifia-t-elle.
— … dans ce manoir, reprit-il docilement, nous avons maintenu les
traditions de la campagne. Chaque dimanche, GiGi nous réunit pour un dîner en
famille et gare à celui qui oserait lui faire faux bond.
Pour sympathiques qu’ils soient, les propos de Cade ne lui faisaient pas
perdre de vue que, par la faute de H.J. Camden, les Morrison avaient connu
l’exil et la pauvreté.
— Il faut vraiment que je parte, déclara-t-elle, pressée de mettre une distance
entre elle et son hôte, aussi charmant soit-il.
Du doigt, Cade lui désigna la barquette de daube qu’il avait posée sur la
table.
— Il y en a facilement pour deux, dit-il, et comme j’habite tout près d’ici,
nous pourrions peut-être aller goûter ce plat chez moi ?
— Une autre fois, répondit-elle sans oser lui avouer qu’elle mourait d’envie
d’accepter son invitation.
— Bon, puisque vous êtes décidée à partir, allons-y, alors.
Une fois qu’ils furent dehors, Cade verrouilla la porte et brancha l’alarme,
puis il l’escorta jusqu’à sa voiture.
— Déjeunerez-vous ici en famille, demain ? demanda-t-elle en s’escrimant
sur la serrure récalcitrante de sa voiture.
— Bien sûr, répondit-il. Vous voulez être des nôtres ?
— Mais vous me connaissez à peine ! rétorqua-t-elle, à la fois surprise et
flattée.
— Nous sommes libres de convier les personnes de notre choix à ces dîners
du dimanche, et je serais ravi de vous présenter au reste de ma famille.
La prudence prit néanmoins le dessus sur sa curiosité.
— Je vous remercie, mais mon grand-père compte sur ma présence à la
maison.
Après avoir enfin réussi à ouvrir la portière, elle se glissa au volant de sa
voiture.
— Dès lundi, dit-elle à Cade, j’attaque votre mur et comme Holly veut bien
garder ma boutique jusqu’à 15 heures, j’aurai sans doute le temps d’appliquer la
première couche de peinture.
— Parfait ! s’exclama-t-il en la dévisageant de ses yeux si bleus.
Pour un peu, il allait l’embrasser…
Mais non, voyons, il ne pouvait pas, il ne devait pas en être question !
Au terme d’un épuisant effort de volonté, elle parvint à s’arracher à cette
transe hypnotique dans laquelle le regard de Cade l’avait plongée, et elle
s’empressa de refermer sa portière.
— A la semaine prochaine ! lança-t-elle.
— Soyez prudente sur la route, lui recommanda-t-il.
Elle contourna la fontaine qui se dressait devant le manoir, remonta l’allée
en faisant grincer ses vitesses et s’engagea enfin sur la nationale.
Comment avait-elle pu souhaiter que Cade l’embrasse, alors même qu’elle
venait de divorcer d’un homme riche qui n’avait eu de cesse de faire son
malheur ?
Et le pire était qu’elle brûlait, elle aussi, d’approcher ses lèvres de celles de
Cade et de l’embrasser en faisant fi de ses réticences.
- 4 -

Pour célébrer le retour de voyage de son grand-père, Nati avait confectionné


un dîner italien auquel il fit honneur.
Après avoir débarrassé la table et servi le gâteau qu’elle avait confectionné
elle-même, elle se décida à aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
— Grand-père, j’ai quelque chose à te dire qui risque de ne pas te faire
plaisir.
Jonah leva le nez de son assiette et la regarda avec stupeur.
— Tu ne vas quand même pas retourner vivre avec Doug ?!
— Il n’en est pas question, répliqua-t-elle non sans frissonner à cette
éventualité.
— Ah bon, tu me rassures !
Elle lança à son grand-père un regard attendri.
— Si tu crois que je vais déguerpir d’ici afin que tu puisses loger une jolie
veuve dans mon appartement, tu te trompes.
En dépit de son âge, Jonah continuait de plaire aux femmes, et elle aimait le
taquiner à ce sujet.
— Tant pis pour moi ! répondit-il. Et maintenant, si tu me disais ce que tu as
en tête ?
La pensée de faire de la peine à son grand-père, voire de provoquer une
dispute entre eux, lui était si pénible qu’elle dut rassembler toute sa volonté pour
trouver enfin le courage de parler.
— Je me suis engagée à travailler pour les Camden, dit-elle sans tourner plus
longtemps autour du pot.
— Ah, et quel genre de travail ? lui demanda Jonah manifestement très
intéressé.
Alors qu’elle s’attendait à une réaction négative de sa part, le voir manifester
un intérêt poli en apprenant qu’elle était en affaire avec les Camden la surprit.
— Je dois rénover un mur chez Cade, l’un des petits-fils de Georgianna
Camden qui, de son côté, veut que je restaure une malle ancienne à laquelle elle
tient.
Jonah hocha la tête et son regard se teinta de nostalgie.
— Quand as-tu eu l’occasion de la rencontrer ?
— Hier soir, répondit-elle. J’aurais voulu te parler de cette rencontre avant,
mais tu étais à Las Vegas et je n’ai pas réussi à te joindre.
— Comment va-t-elle ?
— Nous n’avons pas parlé de sa santé, mais je l’ai trouvée resplendissante.
Elle m’a chargée de te saluer.
— Georgianna a toujours été une fille bien, déclara Jonah en hochant la tête.
Les propos bienveillants de son grand-père ne manquèrent pas de la
surprendre car, en dépit du temps qui s’était écoulé et qui avait sans doute pansé
bien des plaies, elle aurait juré qu’il avait cependant gardé une dent contre les
Camden.
Après tout, peut-être ignorait-elle certains faits de la vie de Jonah, et en
particulier de sa liaison avec GiGi ?
— Georgianna est pourtant une Camden, fit-elle remarquer.
— Qu’elle porte un nom que je n’aime pas entendre ne diminue en rien
l’affection que j’ai toujours éprouvée pour elle, rétorqua son grand-père. Et puis,
si GiGi a épousé Hank Camden, j’en suis en partie responsable.
— Comment ça ? demanda-t-elle, de plus en plus surprise.
Jonah poussa un long soupir.
— J’ai connu Georgianna au lycée de Northbridge, à l’époque où j’étais
encore un jeune daim sans cervelle. Comme toutes les filles d’alors, elle espérait
se marier et j’étais trop imbu de ma personne, trop enclin à courir le jupon, pour
renoncer à ma liberté.
— Quel âge aviez-vous, Georgianna et toi ?
— Dans les dix-huit ans, répondit-il d’une voix teintée de mélancolie. Et en
dépit des sentiments que j’éprouvais pour elle, j’ai préféré rompre.
— Parce que c’est toi qui as rompu ? s’étonna-t-elle. J’ai toujours pensé que
c’était GiGi qui t’avait laissé choir pour se jeter dans les bras du fils Camden.
— Non, pas du tout. Comme je te l’ai déjà dit, GiGi voulait se marier avec
moi et j’ai pris peur. Vexée, elle s’est laissé faire un brin de cour par Hank
Camden et plutôt que de la reconquérir — ce qui aurait été facile — j’ai préféré
chercher ailleurs.
Elle fut à la fois surprise et peinée d’apprendre de quelle façon Jonah s’était
séparé de GiGi.
— En rachetant l’hypothèque de la ferme de tes parents, suggéra-t-elle, H.J.
Camden voulait peut-être te faire déguerpir de Northbridge afin que son fils
Hank puisse courtiser Georgianna en toute tranquillité ?
— C’est ce que mes parents ont pensé, à l’époque, et je crois en effet que
H.J. s’inquiétait des sentiments que Georgianna éprouvait peut-être encore pour
moi.
— Avait-il raison de s’en inquiéter ?
— Oui et non, répondit-il. Georgianna a longtemps hésité avant de
succomber aux avances de Hank et, si j’avais compris plus tôt combien je tenais
à elle, je ne l’aurais jamais laissée partir. Mais voilà, comme je te l’ai dit, j’étais
un jeune daim sans cervelle qui refusait de croire en l’amour.
Il fit une pause et, à la façon dont ses yeux brillaient, elle sentit qu’il était
très ému.
— Hank et Georgianna ont commencé à sortir ensemble et, moi, j’ai tiré un
trait sur notre histoire, conclut-il.
— Je comprends, mais H.J. n’était pas forcément au courant de ta décision
de rompre avec GiGi. Il estimait sans doute que tu constituais encore une
menace pour le futur bonheur de son fils.
Comme chaque fois que son grand-père réfléchissait intensément, elle vit
son front se rider.
— Tu n’as peut-être pas tort, déclara-t-il enfin. Le jour où nous avons
déménagé de la ferme, H.J. est venu assister à notre départ et, pendant que mes
parents étaient occupés ailleurs, il m’a conseillé à voix basse de me tenir à
l’écart de son fils et de Georgianna.
Elle prit le temps d’examiner cette hypothèse.
— Si tel est le cas, alors quelle bassesse de la part d’un homme de son rang !
— N’exagère pas, répondit Jonah avec un petit rire. H.J. s’est certes mal
comporté avec nous, mais en comparaison du mal qu’il a fait à d’autres, il s’agit
d’une peccadille. Je t’assure qu’il ne manquait pas d’ennemis, qui avaient mille
fois plus de raisons que nous de lui en vouloir.
— A ce point-là ?
— Eh oui, à ce point-là ! Le monde des affaires est impitoyable, et mon père
a toujours pensé que l’accident d’avion dans lequel H.J. a péri avec les siens était
dû à un sabotage qui visait le patriarche des Camden.
— Tu parles de l’accident dans lequel son fils Hank a péri ainsi que les
petits-enfants de H.J. et leurs épouses ? dit-elle.
— En effet, mais à supposer qu’il s’agisse bien d’un sabotage, les
responsables de l’attentat n’ont pas dû éprouver le moindre scrupule à décimer la
famille Camden presque au complet, même si leur but était principalement
d’éliminer H.J.
— C’est terrible !
— Eh oui ! La nouvelle a fait la une des journaux de l’époque et certains
journalistes ont avancé l’hypothèse d’un acte criminel qui, du reste, n’a jamais
pu être prouvé.
— En veux-tu toujours aux Camden du mal qu’ils ont fait à tes parents ?
demanda-t-elle de but en blanc.
Jonah haussa les épaules.
— Je ne les porte pas dans mon cœur et je n’oublie pas que H.J. a chassé ma
famille de Northbridge, mais je n’ai aucune raison d’en vouloir à Georgianna
qui, j’en jurerais, ignorait tout des manigances de H.J. à notre égard.
— En somme, tu lui accordes le bénéfice du doute ?
— J’ai confiance en elle. Si je l’avais épousée comme elle le souhaitait,
Georgianna serait aujourd’hui une Morrison et non une Camden. Par voie de
conséquence, H.J. ne se serait pas acharné sur mes parents pour leur prendre leur
ferme. Qui sait, alors, si je ne vivrais pas encore à Northbridge ?
Elle émietta pensivement sa part de gâteau dans son assiette.
— Dans les faits, vous avez été contraints de partir pour Denver, tes parents
et toi, lui fit-elle observer. Le plus curieux est qu’ensuite Georgianna aussi s’est
installée à Denver, mais cela ne vous a pas donné pour autant l’occasion de vous
revoir.
— Elle était mariée avec Hank et elle élevait leurs enfants, lesquels allaient
être les futurs héritiers d’une richissime famille, tandis que je n’étais qu’un
peintre en bâtiment. Dans ces conditions, je ne vois pas vraiment ce qui aurait pu
nous rapprocher l’un de l’autre.
Elle tapota affectueusement la main de son grand-père.
— Si je comprends bien, tu ne m’en voudras pas d’être en relation avec les
Camden ?
— Après tout ce que tu as fait pour grand-mère et pour moi, je serais bien
ingrat de t’en vouloir, répondit Jonah. La seule chose que je te demande, c’est de
garder la tête froide avec ces gens-là, car ils ont mille fois plus d’argent que
nous.
— Promis ! dit-elle.
— Pour lequel des petits-fils de Georgianna vas-tu travailler, déjà ?
— Pour Cade, répondit-elle.
— S’il ressemble à sa grand-mère, alors il doit avoir lui aussi le cœur sur la
main.
Un frisson la parcourut comme chaque fois qu’elle pensait à Cade.
— J’ignore s’il lui ressemble moralement, mais ce qui est sûr, c’est qu’il a
les mêmes yeux bleus qu’elle, beaux et lumineux.
Jonah la regarda d’un air amusé.
— J’ai l’impression que ce Cade Camden t’a fait forte impression.
— Oh non, pas tant que ça, prétendit-elle.
Et pour masquer son embarras, elle s’empressa de demander à Jonah s’il
avait aimé son gâteau et s’il en voulait une part supplémentaire.

Lundi matin, Nati alla travailler chez Cade qui, comme prévu, était au
bureau. Elle n’eut donc pas l’occasion de le revoir.
En un sens, cette situation l’arrangeait, car elle avait décidé de réduire au
strict minimum les rencontres entre eux. Elle redoutait sans cesse davantage de
succomber au charme toujours croissant qu’il exerçait sur son cœur et sur ses
sens.
Il devait rester et resterait pour elle une belle aventure inaboutie, l’un de ces
fantasmes qu’il lui arrivait d’éprouver quand elle était plus jeune, pour un acteur
connu ou un personnage issu de sa seule imagination.
Quand elle regagna Arden, elle se fit la promesse de ne plus jamais chercher
à revoir Cade une fois qu’elle aurait achevé les travaux chez lui, mais au fur et à
mesure que les heures passaient, cette promesse lui sembla de plus en plus
difficile à tenir. N’était-elle pas en train de gâcher ses chances de bonheur en
refusant d’admettre qu’elle était amoureuse de Cade ?
Le soir venu, elle se rendit compte qu’il lui manquait beaucoup et qu’elle
avait envie d’entendre sa voix, de le regarder bouger et marcher !
Elle ne cessait de penser à ses fesses musclées, à sa carrure, à sa virilité, et il
lui sembla qu’une éternité s’était écoulée depuis leur rencontre de samedi.
Elle allait fermer sa boutique quand, regardant machinalement en direction
de la rue, il lui sembla reconnaître le conducteur d’un pick-up flambant neuf qui
venait de s’engager sur son parking.
Alors même que rien ne justifiait une telle réaction de sa part, elle
s’approcha de la vitrine, collant son nez contre la glace pour mieux distinguer les
traits du conducteur du pick-up.
Cade ! Elle frissonna de la tête aux pieds.
Venait-il pour la voir ? Si tel était le cas, elle ne disposait que de quelques
instants pour se refaire une beauté.
— Je perds la tête ! s’admonesta-t-elle en se recoiffant pourtant et en
ravivant l’éclat de ses lèvres.
Elle glissa pour finir une pastille rafraîchissante sur sa langue.
A peine venait-elle de ranger son sac que Cade arrivait devant sa boutique en
poussant devant lui un diable sur lequel était attachée la malle de GiGi.
— J’ai bien cru que vous seriez déjà partie ! dit-il en poussant la porte vitrée
d’un coup de hanches.
Tout en admirant une fois de plus le galbe de ses fesses musclées, elle s’en
voulut de ne pas être venue lui tenir la porte afin de faciliter sa manœuvre.
— Laissez-moi vous aider ! dit-elle, confuse.
— Tout va bien ! répondit-il en continuant sa progression.
Arrivé au centre de la boutique, il se tourna enfin vers elle.
— J’aurais dû vous téléphoner avant de venir mais j’avais oublié mon
portable dans ma voiture. Il y avait des embouteillages sur la route et j’ai bien
cru que je trouverais porte close.
— J’allais fermer en effet, répondit-elle comme pour souligner un peu plus
encore ce que leur rencontre tardive pouvait avoir d’insolite.
— Mais l’essentiel est que je sois arrivé à temps, déclara--t-il en souriant.
Bon, où voulez-vous que je dépose la malle ?
— Au fond de la boutique, dans mon atelier.
— Dans ce cas, montrez-moi le chemin.
Tout en le guidant vers l’atelier, elle s’efforça de calmer les battements de
son cœur.
Cade ici, et à cette heure-ci ! Qui l’eût cru ?
GiGi tenait sans doute à ce que sa malle soit rénovée au plus vite, et comme
il semblait beaucoup aimer sa grand-mère, il s’était sans doute dévoué, voilà
tout !
S’imaginer qu’il brûlait de la revoir n’était qu’une vue de son imagination
enfiévrée, et pourtant certains signes pouvaient le laisser supposer : sa bonne
humeur, son sourire quand il la regardait, sa galanterie jamais démentie…
— Par ici, dit-elle en faisant la lumière dans l’atelier. Posez la malle au
centre de la pièce.
Cade se faufila adroitement entre les tables encombrées d’objets en cours de
fabrication et, après avoir desserré les sangles, il installa la malle à l’endroit
qu’elle lui avait indiqué.
— J’espérais vous voir chez moi, à l’heure du déjeuner, mais quand je suis
arrivé à la maison, vous étiez déjà repartie.
— Du travail m’attendait à la boutique, expliqua-t-elle. Au fait, avez-vous eu
l’occasion de jeter un coup d’œil au mur ?
— Oui, et je suis désormais absolument certain que le résultat final sera
époustouflant…
Maintenant qu’il lui avait livré la malle, il n’avait en principe plus aucune
raison de s’attarder dans sa boutique et, curieusement, elle se sentit chagrinée à
l’idée qu’il pourrait prendre congé d’un instant à l’autre.
— Comment s’est déroulé votre déjeuner de dimanche ? lui demanda-t-elle,
moins par curiosité que dans l’espoir de le retenir un peu plus longtemps.
— Comme à l’accoutumée, répondit Cade. Et vous, avec votre grand-père,
tout s’est bien passé ?
— Très bien, répondit-elle.
Il la regarda pensivement.
— Avez-vous dîné, Nati ?
— Non, répondit-elle.
— J’ai aperçu l’enseigne d’un restaurant-grill de l’autre côté de la rue…
— Je crois que je vais accepter votre offre, s’entendit-elle répondre d’une
voix voilée alors que la sagesse lui enjoignait pourtant de refuser.
— Quelle douce musique à mes oreilles ! Pendant que vous fermerez votre
boutique, je vais aller ranger le diable à l’arrière de mon pick-up.
Elle le regarda s’éloigner avec ce déhanchement qu’elle trouvait si sexy.
Après avoir récupéré son sac, elle éteignit les lumières et s’efforça de garder
la tête froide.
Elle profiterait de leur tête-à-tête au restaurant pour jeter un regard lucide sur
cet homme qui devait tout de même bien présenter quelques défauts.
Percer à jour les faiblesses de Cade l’aiderait à mieux l’oublier, ou du moins
à atténuer ses regrets car, si elle avait eu la faiblesse d’accepter son invitation, ce
serait la première et la dernière fois.

Nati avait commandé un plat de fish and chips —la spécialité du restaurant
— et Cade, un hamburger accompagné de frites.
Se retrouver ce soir en tête à tête avec Cade allait à l’encontre de ses
résolutions, mais comment rester sourde au désir que lui inspirait cet homme si
beau et si séduisant ?
La gorge sèche, elle but la moitié de son soda alors que Cade l’enveloppait
d’un regard affectueux.
— J’aimerais que vous me parliez de votre grand-père, lui dit-il. GiGi le
tient en très haute estime et le considère comme quelqu’un de charmant.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Mon grand-père aime la vie. Il est gai, généreux, gentil et…
— En somme il vous ressemble ?
— Je n’irais pas jusque-là, répondit-elle sans céder au plaisir de la flatterie.
— A la façon dont ma grand-mère m’en parle, j’ai le sentiment qu’elle l’a
beaucoup aimé.
— Jusqu’à ce que votre futur grand-père entre en scène, lui fit-elle
remarquer.
— D’après ce que je sais, Jonah et GiGi avaient déjà plus ou moins rompu à
ce moment-là, rétorqua-t-il.
— Difficile de savoir ce qui est passé entre eux, à l’époque, répondit-elle
d’un ton neutre au moment où la serveuse apportait leurs commandes.
Il lui tendit la corbeille de pain et tous deux commencèrent à manger en
silence.
— C’est délicieux ! s’exclama finalement Cade.
Elle hocha la tête, heureuse de partager avec lui le plaisir d’une bonne table.
— Comment vos grands-parents se sont-ils rencontrés ? demanda Cade.
— A Denver, cinq ans après le départ des Morrison de Northbridge,
expliqua-t-elle. Jonah était alors peintre en bâtiment et ma future grand-mère,
vendeuse chez le marchand de peinture où il s’approvisionnait.
— Combien ont-ils eu d’enfants ?
— Seulement mon père, répondit-elle.
— Et de cet enfant unique allait naître une certaine Nati, quelques années
plus tard…
— Oui, et je n’ai ni frère ni sœur, même s’il m’arrive de le déplorer, déclara-
t-elle.
Après avoir fini son hamburger, Cade s’essuya les lèvres.
— Et vos parents ? lui demanda-t-il en l’observant de ses yeux si bleus.
— Mon père et ma mère sont morts quand j’avais treize ans, dit-elle d’une
voix triste.
— Je suis désolée.
— Vous ne pouviez pas le savoir.
— Quel métier exerçaient-ils ? demanda-t-il.
— Tous les deux étaient routiers, répondit-elle après une hésitation.
— Je les envie, dit-il d’un ton rêveur. Si je n’avais pas eu ma place dans
l’empire Camden, j’aurais aimé conduire l’un de ces mastodontes d’acier qu’on
croise sur les routes.
Elle fut agréablement surprise par la réaction de Cade. Cela tranchait
vraiment avec le mépris affiché par les Pirfoy pour la profession de ses parents.
Quand, après son mariage, elle avait appris à sa belle-mère que sa propre
mère conduisait un camion, celle-ci en était tombée à la renverse et, de ce jour,
n’avait eu de cesse de lui tenir des propos blessants pour elle et pour les siens.
— Mes parents avaient la bougeotte et cette façon de travailler leur
convenait, expliqua-t-elle. Jusqu’à ce stupide accident…
Alors qu’une soudaine mélancolie s’emparait d’elle, Cade lui prit la main et
la caressa doucement, sans qu’elle songe à la lui retirer.
— Ne soyez pas triste, Nati, lui dit-il d’une voix apaisante. Vous n’y pouvez
rien. Personne ne peut rien contre le destin.
Il cherchait à la rassurer, bien sûr, mais elle crut discerner dans ses propos un
sous-entendu concernant non pas le passé tragique de ses parents, mais bien ce
qu’ils étaient en train de vivre aujourd’hui : leur rencontre, leur attirance
réciproque qu’il aurait été vain de nier, ce courant de sympathie et d’attraction
qui les rapprochait un peu plus à chacune de leur rencontre. En ce moment
précis, elle ne savait d’ailleurs plus très bien où elle en était.
— Croyez-vous que votre père aurait connu un autre destin si les Morrison
n’avaient pas été contraints d’abandonner leur ferme de Northbridge ? demanda-
t-il.
— Mon père détestait la routine et il éprouvait un sentiment de liberté au
volant. En restant à Northbridge, il n’aurait jamais rencontré ma mère, dont la
famille vivait à Denver. Je crois qu’il a été plus heureux avec elle dans la cabine
de leur camion qu’il ne l’aurait été au fin fond d’une région rurale.
Cade parut soulagé par ce qu’elle venait de lui apprendre.
— Vos parents ont-ils trouvé le temps de vous élever, tout en étant sans
cesse en déplacement ?
Elle grignota une dernière frite puis repoussa son assiette.
— Quand je suis née, mes parents étaient obligés de vivre chez Jonah et ma
grand-mère par nécessité financière, ce qui fait que mes grands-parents m’ont en
partie élevée pendant qu’ils étaient sur la route.
— Vos parents vous emmenaient-ils parfois avec eux ? demanda Cade.
— Oui, pendant les congés scolaires, répondit-elle. Sinon je restais avec mes
grands-parents qui m’apportaient la stabilité et l’amour dont j’avais besoin.
Et c’était si vrai qu’elle ne pouvait, aujourd’hui encore, penser à sa grand-
mère sans se sentir émue.
Après avoir débarrassé leur table, la serveuse apporta le gâteau au chocolat
qu’ils avaient commandé et, pendant quelques minutes, ils se contentèrent de
savourer la pâtisserie.
— Nous avons tous les deux vécu un drame familial, reprit Cade, mais j’ai
perdu mes parents avant que vous ne perdiez les vôtres.
— C’est vrai.
— Et si votre famille n’avait pas dû quitter Northbridge, vos parents
n’auraient peut-être pas péri sur la route, insista-t-il.
Une fois de plus, elle fut étonnée de découvrir que son passé et celui de sa
famille semblaient beaucoup préoccuper Cade Camden.
Etait-ce le poids du remords ? Tenait-il surtout à s’assurer que son destin
n’était pas pire que celui d’une autre, afin de se dédouaner ?
— En effet, si mon père était resté à Northbridge et ma mère à Denver, mes
parents ne se seraient sans doute pas rencontrés et, par conséquent, je ne serais
pas née et nous ne serions pas en train de bavarder ce soir, à cette table, dit-elle
avec une petite moue.
— Ce qui serait fort dommage, soit dit en passant.
— Oui, en effet.
Jamais elle ne s’était sentie aussi bien que ce soir avec Cade, et quand la
serveuse leur apporta l’addition, elle éprouva un petit pincement de regret à la
pensée que, bientôt, chacun reprendrait sa route.
Cade paya sans lui laisser la possibilité de régler sa part ou même
simplement de laisser un pourboire à la serveuse, puis ils se dirigèrent ensemble
vers sa boutique.
— Comptez-vous venir travailler chez moi demain ? lui demanda-t-il.
— Oui, dans l’après-midi, pendant que Holly gardera ma boutique, répondit-
elle. Je vous remettrai le croquis du motif de la malle que j’ai préparé hier soir.
Comme ça, vous pourrez le montrer à votre grand-mère, afin qu’elle me donne
son accord sur les couleurs choisies.
— Rien ne presse. Mais comment arrivez-vous à accomplir autant de choses
à la fois ? La boutique, mon mur, la malle…
— Je me contente de peu d’heures de sommeil. Cela me laisse assez de
temps pour avancer dans mon travail.
— Vous ne vous accordez jamais de loisirs ? Une sortie en ville, un cinéma ?
— Quand l’occasion se présente, répondit-elle, peu désireuse de lui avouer
qu’elle ne sortait pratiquement jamais depuis son divorce, sinon parfois pour
dîner au restaurant avec Jonah.
Autant elle avait passé une excellente soirée avec Cade, autant, à présent,
elle aurait presque souhaité le voir partir. Chaque minute écoulée la rapprochait
dangereusement du moment où elle risquait de succomber à son charme viril.
— Eh bien, bonsoir, lança-t-elle dès qu’ils furent arrivés devant sa boutique.
Cade la regarda attentivement comme s’il voulait graver dans sa mémoire les
moindres de ses traits.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? demanda-t-elle.
— Parce que vous êtes belle, Nati. Si vous saviez comme j’ai été heureux de
passer cette soirée en votre compagnie !
Elle faillit se confier elle aussi à Cade, mais un reste de prudence l’incita à
n’en rien faire.
— Merci de m’avoir invitée, se contenta-t-elle de répondre.
Avant qu’elle ait pu réagir, il déposa un léger baiser sur sa tempe. Aussitôt
les battements de son cœur s’accélérèrent.
— A bientôt, lui dit Cade en accentuant la pression autour de son bras.
Trop émue pour parvenir à proférer ne serait-ce qu’une parole, elle se libéra
de son étreinte et se détourna.
Mais quand elle voulut ouvrir la porte de sa boutique, ses doigts tremblaient
si fort qu’elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant de parvenir à libérer le pêne.
— A bientôt, fit-elle d’une voix assourdie par l’émotion.
— A bientôt, répéta-t-il en écho.
Elle écouta décroître le bruit de ses pas dans la nuit et, quand elle jugea qu’il
était assez éloigné, elle ne résista pas au plaisir de se retourner et de jeter un
dernier regard sur sa silhouette élancée.
De dos ou de face, Cade était séduisant, et n’importe quelle femme aurait été
heureuse d’attirer son attention.
N’importe laquelle, sans doute, mais pas elle, bien sûr…
Garde tes distances, idiote !
- 5 -

Le lendemain, tout en travaillant chez Cade, Nati ne cessa de penser à lui, à


leur soirée au restaurant, et plus encore à ce trop bref baiser qu’il avait déposé
sur sa tempe avant de la quitter.
Cade était décidément trop séduisant pour qu’elle ne prenne pas
définitivement ses distances avec lui car, même si elle prétendait garder la tête
froide, elle sentait bien que si elle se laissait aller avec lui, comme elle en brûlait
d’envie, elle n’aurait plus alors aucun contrôle sur ses sens et sur sa volonté.
Après le mal que lui avaient fait Doug et les Pirfoy, tout l’incitait à la plus
grande prudence avec les hommes.
Le soir tombait quand elle commença à nettoyer ses brosses et ses outils,
hésitant toujours entre rester pour revoir Cade qui n’allait pas tarder à rentrer du
bureau et filer sans attendre.
Dès qu’elle en aurait fini avec ce mur et qu’elle aurait rénové la malle de
GiGi Camden, elle prendrait de toute façon le large sans demander son reste.
Elle en était là de ses réflexions quand la porte d’entrée s’ouvrit et se
refermera peu après avec un claquement caractéristique.
— Nati ?
La voix de Cade eut pour immanquable effet de la faire frissonner.
— Je suis dans la salle à manger.
En entendant son pas dans le couloir, elle redoubla de nervosité.
— Bonsoir, Nati ! lança-t-il peu après de sa voix chaleureuse.
— Bonsoir, répondit-elle en évitant de le regarder en face tant elle avait peur
que l’expression de ses yeux ne trahisse le trouble qui l’habitait.
Cade déposa sur la table un grand sac.
— J’ai acheté de la salade niçoise, des raviolis, des spaghettis à la
bolognaise, des crackers au cumin, du pain italien et du tiramisu au rhum,
déclara-t-il.
En costume gris anthracite, avec sa cravate en cachemire légèrement
desserrée, il était plus séduisant que jamais et elle sentit faiblir toutes ses bonnes
résolutions.
— Tout ça pour vous ?
— Tout ça pour nous, rectifia-t-il.
Elle soupira.
— C’est gentil d’avoir pensé à partager votre dîner avec moi, Cade, mais
j’allais partir.
— Partir ? Alors que nous avons de quoi nous régaler ce soir ?
— Je ne peux pas rester. Je… J’ai à faire dans mon atelier.
Pour quelle raison un homme aussi beau que Cade, aussi peu enclin en
apparence à mener une vie solitaire, se donnerait-il la peine de l’inviter à dîner ?
N’avait-il pas d’autres petites amies potentielles, bien plus jolies qu’elle et qui
n’auraient pas hésité à faire le siège de sa maison pour avoir le privilège de
passer une soirée en sa compagnie ?
— Votre petite amie vous aurait-elle posé un lapin ? ne put-elle s’empêcher
de lui demander.
Cade se mit à rire.
— Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas de petite amie et j’ai envie de dîner avec
vous, voilà tout.
Pas de petite amie ? Elle avait vraiment du mal à le croire. Sans doute
préférait-il rester discret sur le sujet de sa vie privée.
— Nous nous connaissons à peine, objecta-t-elle.
— Et alors ? Ça ne m’empêche pas de vous trouver charmante et d’apprécier
votre compagnie.
Elle se sentit rougir.
— Moi aussi j’aime être avec vous, mais nous ferions mieux de garder nos
distances, vous ne trouvez pas ?
Cade poussa un soupir à fendre l’âme.
— Dieu que vous êtes compliquée, Nati ! Allez-vous faire honneur à mes
plats italiens ou bien avez-vous autre chose de prévu ce soir ?
Comme toujours, le bon sens lui commandait de prendre congé au plus vite,
mais qu’y pouvait-elle si elle brûlait de passer encore un moment avec lui ?
— Je n’ai rien prévu ce soir, mais je ne suis pas très présentable, finit-elle
par répondre.
Le visage de Cade s’illumina.
— Il y a une salle de bains à l’étage, où vous pourrez faire un brin de
toilette. Et si ça peut vous tranquilliser, nous dînerons dans la cuisine, à la bonne
franquette.
— Dans ce cas…
— Venez, je vais vous conduire, déclara-t-il aussitôt en lui prenant le bras.
Elle décida d’interpréter son geste comme une intention amicale et ne
chercha donc pas à se libérer de l’étreinte de ses doigts.
Parce qu’ils s’entendaient visiblement bien, tous les deux, et que, hier soir, il
lui avait effleuré la tempe d’un baiser, elle ne devait pas pour autant en tirer des
conclusions trop hâtives.
Cade Camden avait sûrement mieux à faire qu’à courtiser une fille comme
elle, car leurs différences de fortune rendaient toute relation entre eux
impossible.
S’emparant de son sac à main sur la table, elle suivit Cade dans l’escalier et
en profita pour découvrir l’étage de la maison qu’elle n’avait pas osé visiter en
l’absence du maître des lieux.
Sur le palier, une porte ouvrait sur une grande chambre au lit défait — celui
de Cade, sans nul doute —, et ce constat pourtant bien banal ne manqua pas de
réveiller toute une série de fantasmes.
— Par ici ! lui enjoignit-il en tournant sur sa droite.
Elle lui emboîta le pas tout en songeant qu’un jour peut-être, dans ce lit…
Mais non ! Elle n’avait pas le droit de se laisser emporter par son imagination.
Cade la fit entrer dans une grande pièce meublée d’un lit et pourvue d’une
salle de bains dernier cri.
— Voici la chambre d’amis. Faites comme chez vous, dit-il avant de la
quitter.
Elle aurait aimé lui poser quelques questions sur les meubles et les ravissants
bibelots qui décoraient la pièce, mais il avait déjà disparu.
En s’examinant dans le miroir de la salle de bains, elle se fit la remarque que
décidément, depuis sa rencontre avec Cade, elle cherchait de plus en plus à
vouloir paraître à son avantage.
Par chance, elle avait eu la bonne idée de porter une blouse de travail, si bien
qu’en dessous, son jean et son chemisier étaient immaculés.
Tirant sur l’échancrure de son décolleté, elle dévoila légèrement ses seins
avant de raviver, d’un coup de brosse, l’éclat de sa chevelure.
Elle termina par un trait de rouge sur ses lèvres, puis sortit. Cade était-il
encore dans les parages ?
Un peu déçue de ne voir aucun signe de sa présence, elle se dirigeait vers
l’escalier quand elle entendit le bruit de sa douche en passant devant la chambre
de Cade.
Comme elle aurait voulu le regarder et même, oui, s’approcher de lui, voire
peut-être le rejoindre sous le jet brûlant, dans le plus simple appareil…
Le cœur battant et le rouge aux joues, elle descendit pourtant au rez-de-
chaussée et décida d’aller ranger son matériel dans le coffre de sa voiture. Cette
occupation devrait lui permettre de calmer ses ardeurs.
Alors qu’elle revenait vers la maison, sa tâche accomplie, elle aperçut Cade
qui descendait l’escalier, plus beau que jamais.
Rasé de frais, il exhalait cette odeur de Cologne qu’elle adorait et s’était
changé pour un jean et un T-shirt dont les manches retroussées au-dessus des
coudes mettaient en valeur le hâle de ses avant-bras musclés.
Durant une fraction de seconde, elle imagina ce que pourrait être la vie avec
un homme tel que Cade, leurs retrouvailles après une journée de travail, les
sourires qu’ils échangeraient, leurs doigts se cherchant, s’enlaçant…
Mais non ! Elle n’avait pas le droit de laisser vagabonder ses pensées.
— Vous n’aviez tout de même pas décidé finalement de partir sans me dire
au revoir ? lui lança-t-il en s’approchant.
— Bien sûr que non ! Je suis juste allée ranger mon matériel dans le coffre
de ma voiture.
— J’aime mieux ça, déclara-t-il en l’entraînant dans la cuisine étincelante.
Puisque vous en avez fini pour aujourd’hui, dînons sans plus attendre. Que
désirez-vous boire ? Vin, soda, thé glacé, eau plate ou gazeuse, jus d’orange ?
Elle ne put s’empêcher de rire tant était rapide le débit de Cade.
— Pas de jus d’orange ! Et pas de vin non plus, hélas, puisque je dois
reprendre le volant tout à l’heure. De l’eau gazeuse, s’il vous plaît.
Après leur avoir rempli deux verres, Cade disposa dans des plats les
spécialités achetées chez l’épicier.
— Vous verrez, cet épicier italien est un cuisinier hors pair, la prévint-il avec
un grand sourire.
Tant d’enthousiasme la fit d’abord sourire mais, après avoir goûté aux
raviolis à la sauce bolognaise et aux autres mets, elle convint volontiers que
Cade avait raison.
La conversation coulait à présent sur les activités professionnelles de Cade.
— Directeur général du groupe, mais cela ne signifie pas grand-chose, en
soi.
— Pas grand-chose ? Alors que votre société occupe une position dominante
sur le marché international ?
— La Camden SA n’est pas ma propriété, expliqua-t-il, mais celle de tous
les membres de la famille.
— Il s’agit d’un titre honorifique. Les décisions se prennent au sein du
conseil d’administration où nous avons tous les mêmes droits.
— Je comprends.
— Et pour tout vous dire, reprit-il, apprenez que j’ai été nommé directeur
général par défaut.
Elle ne put s’empêcher de rire
— Là, j’ai du mal à vous croire !
— C’est pourtant la vérité. Mon frère aîné, Seth, qui est aussi le plus âgé de
nous tous, aurait dû logiquement occuper la place, puisqu’il a été le premier à
obtenir un diplôme universitaire, mais il voulait vivre à Northbridge afin de
s’occuper du ranch familial.
Elle le vit sourire.
— Seth déteste les costumes trois-pièces et les bureaux. En vrai cow-boy
qu’il est, il préfère gérer le ranch et la partie agricole de l’exploitation.
Ce détail lui rendit aussitôt Seth sympathique, lui rappelant son père à elle,
qui détestait vivre entre quatre murs.
— Autrement dit, comme vous étiez en deuxième position sur la liste, le
poste de directeur général vous est échu ?
— Oui, car j’étais diplômé en économie, mais j’aurais très bien pu être
chargé de l’approvisionnement de nos magasins, expliqua Cade.
— Quelle façon originale de gérer une affaire aussi importante que la vôtre !
murmura-t-elle, rêveuse.
— La méthode n’est pas orthodoxe mais jusqu’à présent elle a fait ses
preuves.
— Etre directeur général doit tout de même vous procurer un sentiment de
puissance autant qu’un salaire conséquent…
— Je gagne très bien ma vie mais si d’aventure j’attrapais la grosse tête,
soyez sûre que les autres s’empresseraient de me rappeler une mésaventure de
jeunesse susceptible de rabattre mon caquet.
— Laquelle ? demanda-t-elle, brûlante d’en savoir plus sur ce qu’avait pu
être la jeunesse de Cade.
— J’avais douze ans et, un été, nous avions construit une cabane dans un
arbre de la propriété. Un jour, les autres ont ôté discrètement l’échelle de corde
et je suis resté bloqué toute la journée en haut de l’arbre. Il a fallu que GiGi, qui
croyait à une fugue de ma part, parle d’appeler la police pour que l’un de mes
frères lui révèle enfin la vérité.
Elle regarda Cade avec émotion.
Qu’un homme de sa trempe, directeur général d’une des plus grandes
entreprises de la région, puisse se raconter avec autant de simplicité ! Elle n’en
revenait pas.
Elle aimait ses manières chaleureuses. Et il était si beau avec son visage
viril, son menton volontaire, ses yeux qui…
Stop ! Si elle continuait ainsi, elle risquait fort de ne plus parvenir à se
contrôler.
N’avait-elle pas appris sa leçon avec ces snobs de Pirfoy ?
Au début, Doug s’était bien gardé de lui montrer sa véritable nature. Son
vrai visage, elle ne l’avait connu qu’après leur mariage.
Comment pouvait-elle être certaine que Cade ne réagirait pas avec la même
mesquinerie que Doug, le moment venu ?
— Vous semblez soucieuse, dit-il.
— Non, ce n’est rien, répondit-elle avec un geste évasif de la main. Et si
vous me disiez plutôt en quoi consiste votre travail de directeur général ?
— Etes-vous sûre que ce sujet vous intéresse vraiment ?
Elle lui sourit.
— Tout ce qui vous concerne m’intéresse. J’ai rarement rencontré un
homme aussi… surprenant que vous, en fait.
Cade hocha plusieurs fois la tête.
— Puisque vous tenez tant à le savoir, disons que je m’efforce de
coordonner ce que font les autres, chacun étant, dans son domaine, mille fois
plus compétent que moi.
Tant de modestie avait décidément de quoi surprendre ! Cade ne cherchait-il
pas à donner de lui une image rassurante afin de l’amener plus sûrement dans
son lit ?
Non, son imagination lui jouait sans doute des tours.
Cade s’intéressait-il seulement à elle ? Lui plaisait-elle suffisamment pour
qu’il ait envie de lui faire la cour d’une façon subtile et détournée ?
Mieux valait se garder de conclusions hâtives.
— Où avez-vous étudié ? lui demanda-t-elle.
— A Cal State Long Beach, puis à UCLA, l’université de Californie-Los-
Angeles. C’est là que j’ai obtenu mon master en économie.
— Quelle chance de pouvoir aller à la plage entre deux cours ! lança-t-elle
avec un brin d’ironie.
— J’admets ne pas avoir été très studieux, répondit-il avec un petit rire.
Nous étions une bande de garçons et filles assez insouciants et il nous arrivait de
danser toute la nuit pour filer au petit matin sur la plage, afin d’assister au lever
du soleil sur le Pacifique.
— Je suis sûre que vous avez fait du surf sur les déferlantes.
— J’ai essayé, mais sans grand succès.
— Vous êtes pourtant taillé en athlète, déclara-t-elle en jetant un regard
appréciateur à sa carrure.
— Croyez-le ou non, mais je n’ai jamais su me tenir debout sur ces satanées
planches. Et puis je dois avouer que lézarder au soleil en sirotant des bières et en
regardant passer les jolies filles suffisait à mon bonheur.
— Vous avez décidément mené une existence dorée pendant vos études…
— Qu’entendez-vous par « existence dorée » ?
— Eh bien, par exemple, inviter les filles à une ascension en ballon, louer un
jet privé pour aller pêcher la langouste aux Bahamas, donner une fête luxueuse
sur la plage ou sillonner la région à bord d’un coupé sport grand luxe…
— Mais de quoi parlez-vous ? ! s’exclama-t-il.
Son visage affichait une expression de stupeur.
— Je parle des loisirs habituels des étudiants fortunés, expliqua-t-elle. J’en
connais qui ont même loué une boîte de nuit pendant quarante-huit heures, rien
que pour eux.
Cade éclata de rire.
— Au risque de vous décevoir, je n’ai eu ni limousine, ni avion, ni yacht, et
j’ai rarement passé plus d’une heure dans une boîte de nuit, dit-il. Je suis peut-
être un Camden, mais quand j’étudiais GiGi épluchait les moindres de mes
dépenses et veillait au grain.
L’évidente sincérité avec laquelle il lui avait répondu ébranla ses certitudes,
même si elle gardait à la mémoire le comportement hâbleur et m’as-tu-vu de
Doug, qu’elle avait connu à l’université.
— Alors c’est vrai ? insista-t-elle. En guise de distractions, vous bronziez sur
la plage en sirotant des bières ?
— Et en regardant passer les jolies filles ! répéta-t-il d’un ton malicieux.
Bien sûr, mes études en ont pâti et j’ai failli être renvoyé de mon université.
Quand il s’agissait d’étudier, Doug n’avait pas non plus manifesté un grand
enthousiasme. Le recteur de l’université lui avait plus d’une fois reproché sa
paresse et, sans les généreuses donations des Pirfoy, Doug n’aurait jamais
obtenu son diplôme.
— J’ai du mal à croire qu’un Camden n’ait pas bénéficié du soutien de sa
famille durant ses études. Une donation aurait sûrement arrangé bien des choses,
suggéra-t-elle à Cade.
— GiGi n’était pas le genre de personne à acheter un diplôme universitaire
ni à tolérer que son petit-fils lézarde au soleil alors qu’il aurait dû potasser ses
cours.
— Vraiment ?
— Eh oui ! Je vous l’ai déjà dit : GiGi pouvait se montrer impitoyable quand
elle jugeait que nous dépassions les bornes et, pour me punir de ne pas avoir pu
passer directement en deuxième année, elle m’a fait travailler quarante heures
par semaine dans la propriété familiale sous la férule de Louie et de Margaret,
afin que je rembourse jusqu’au dernier cent ce que ma scolarité lui avait coûté.
Tant de sévérité et de rigueur, c’était vraiment surprenant.
— Et en cas de nouvel échec, GiGi m’aurait définitivement coupé les vivres
et elle me rappelait à tout bout de champ que mon arrière-grand-père avait bâti
son empire en partant de zéro.
— Comment avez-vous réagi ? demanda-t-elle alors.
— A la rentrée, j’ai évité la plage et je me suis plongé dans mes bouquins.
J’étais devenu un parfait bûcheur que tout le monde fuyait.
— Un bûcheur qui ne savait toujours pas surfer ?
— Toujours pas ! répondit-il en riant et en ouvrant avec délicatesse la
dernière barquette du dîner.
— Le fameux tiramisu ! s’exclama-t-elle.
— Vous aimez ? s’enquit Cade.
— C’est mon dessert favori.
Cade ne cacha pas sa satisfaction.
— Dans ce cas, piochons dedans à la bonne franquette, dit-il en lui tendant
une cuillère.
Elle ne se fit pas prier.
Tout était facile avec lui et elle en venait à oublier leurs différences sociales.
En cet instant, elle se moquait bien de savoir quels étaient les revenus de
Cade, et tout ce qui lui importait était de prolonger la magie de cette soirée.
— Hum, ce tiramisu est tout simplement divin ! fit-elle en s’essuyant les
lèvres.
— Je suis heureux que vous aimiez, car c’est en pensant à vous que je l’ai
choisi. Et maintenant, à votre tour de me parler de votre vie d’étudiante. Dans
quel genre d’université a-t-on coutume de louer des limousines, d’entreprendre
une croisière en yacht ou une ascension en ballon ?
— A Boulder où se trouve l’université du Colorado, mais soyez bien certain
que l’établissement ne sponsorise aucune de ces activités.
— Alors, vous avez tout inventé ?
— Au contraire, tout est exact. J’ai fait des croisières en yacht et des balades
en limousine. Il n’y a que l’ascension en ballon qui m’ait rebutée, car j’ai peur
de l’altitude.
Cade la regarda avec attention.
— Ces loisirs sont hors de prix ! Vous étiez-vous inscrite dans une fraternité
universitaire privilégiée ?
— Oh non ! s’esclaffa-t-elle. Mais il se trouve que j’étais proche d’un
étudiant qui, lui, roulait sur l’or et adorait les fêtes luxueuses. A l’âge que j’avais
alors, on se laisse facilement influencer et même, emporter…
— Emporter jusqu’où ?
— Loin ! avoua-t-elle avec un petit rire gêné.
— Bon, et si vous me parliez à présent de vos études ?
Elle lui fut reconnaissante de ne pas s’étendre sur le sujet, ô combien
brûlant, de ses relations avec Doug.
— Il me fallait être parmi les meilleures car j’avais obtenu une bourse de
justesse, par l’intermédiaire d’amis de mon grand-père, expliqua-t-elle, un peu
honteuse de la situation financière précaire de sa famille.
— Votre grand-père n’avait donc pas de revenus suffisants pour assurer vos
études ?
— C’est le moins que l’on puisse dire, fit-elle avec une petite grimace.
Heureusement pour moi, comme j’avais eu d’excellentes notes au lycée, j’ai pu
bénéficier de cette bourse. Aller à l’université a été une grande joie et une grande
fierté et j’ai eu à cœur de faire de mon mieux.
— Et le résultat a été à la hauteur des espoirs placés en vous puisque,
contrairement à moi, vous avez obtenu votre diplôme sans redoubler une seule
année, dit Cade.
— En effet.
Il allait sans doute l’interroger sur les matières qu’elle avait choisi d’étudier
à l’université. Pourtant, curieusement, il aborda de nouveau la question
financière.
— Sans cette bourse providentielle, votre grand-père n’aurait pas pu vous
envoyer à l’université, n’est-ce pas ?
Elle secoua la tête.
— Non, en effet. Il existe à Northbridge une université bien moins coûteuse
que celle du Colorado, où j’aurais sans doute pu être admise gratuitement, grâce
à mes bons résultats scolaires, mais comme la famille avait déménagé pour
Denver…
— En somme, si votre famille n’avait pas été en quelque sorte chassée de sa
ferme de Northbridge, vous auriez pu étudier sans avoir à recourir à une bourse ?
Elle en eut soudain assez de parler du passé, de Northbridge, de Doug, des
études.
— Ouf ! Je ne pourrais pas avaler une miette de plus, dit-elle pour changer
de sujet.
Elle n’avait certes plus faim après un tel festin, mais c’était surtout le besoin
de quitter cette maison où elle sentait si bien — un peu trop, même — qui la
poussait à abréger ce succulent dîner.
Cade était si séduisant que chaque seconde supplémentaire passée près de lui
augmentait le risque de succomber à son charme.
— Etes-vous certaine de ne plus vouloir de tiramisu ? insista Cade. Puisque
vous semblez l’aimer…
— Voudriez-vous m’inciter à prendre du poids ?
Cade l’enveloppa de son regard charmeur.
— Telle que vous êtes, je vous trouve parfaite, dit-il.
Le compliment la fit rougir.
— Merci, mais si vous continuez à titiller mes papilles gustatives à chacune
de nos rencontres, l’aiguille de ma balance risque de s’affoler.
A peine eut-elle parlé qu’elle regretta son imprudence.
Ne venait-elle pas d’ouvrir la porte à de nouvelles invitations de la part de
Cade, alors que son but était, au contraire, de se tenir à distance ?
— Vous êtes trop bien faite pour courir ce genre de risque, déclara-t-il en la
dévorant du regard.
Que pouvait-elle répondre à un homme aussi charmant, qui avait l’art de
formuler sa pensée avec tant de délicatesse et qui avait de si fascinants yeux bleu
turquoise ?
Le mieux était encore de partir d’ici au plus tôt, de s’éloigner de lui,
d’oublier si possible son charme, son sourire, son regard troublant et
envoûtant…
Après s’être levée, elle commença à rassembler les assiettes vides et la
barquette de tiramisu.
— Laissez ça, je m’en chargerai plus tard, lui dit-il.
— Très bien. J’ai laissé une esquisse du motif pour la malle de votre grand-
mère sur la table de la salle à manger. Pourriez-vous lui montrer mon croquis ?
— Bien sûr, et je ne manquerai pas de vous tenir au courant, répondit Cade.
Pensez-vous venir travailler ici demain ?
Avait-il, par hasard, l’intention de l’inviter à dîner une fois de plus ? Ce
n’était pas l’envie qui lui manquait de le revoir, mais elle avait décidé de jouer la
carte de la prudence et elle devait tenir ses résolutions.
— Oui, mais je ne sais pas encore quand, prétendit-elle.
Holly s’étant engagée à surveiller sa boutique après l’heure du déjeuner, elle
comptait bien travailler chez Cade tout l’après-midi et il ne tiendrait qu’à elle de
repartir avant son retour.
— Au cas où nous ne nous verrions pas demain, reprit-elle, appelez-moi
pour me dire ce que votre grand-mère aura décidé ou, mieux, laissez-moi des
instructions par écrit sur la table de la salle à manger. Si par hasard j’en avais
terminé demain avec le mur, je me mettrais tout de suite à la rénovation de cette
malle.
— Je ne pensais pas que vous auriez terminé aussi vite, murmura-t-il d’un
ton pensif. Mais dans ce cas, j’aurais peut-être un autre chantier à vous confier.
— Eh bien, nous verrons ça le moment venu, dit-elle tout en balayant du
regard la vaste cuisine à côté de laquelle la sienne paraissait ridiculement
minuscule.
Elle se leva pour s’emparer de son sac à main.
— Vous partez déjà ?
— Il se fait tard et je dois rentrer, dit-elle avec fermeté.
— Restez encore un peu. Que diriez-vous d’une tasse de thé ou de café ?
insista-t-il.
Au regard brûlant qu’il lui adressa, elle savait bien ce qu’il risquait de se
passer si elle avait la faiblesse d’accepter son offre. Et elle ne voulait pas courir
ce risque, du moins pas ce soir.
— Non, je rentre, répliqua-t-elle.
Cade poussa un long soupir.
— Dans ce cas, laissez-moi porter votre matériel jusqu’à votre voiture.
— C’est déjà fait, répondit-elle. Souvenez-vous, tout à l’heure, pendant votre
douche…
Elle ne s’était pas privée alors de l’imaginer nu sous les cascades d’eau, ses
larges épaules rejetées en arrière, son torse offert au jet brûlant.
— Ah oui, c’est vrai !
— Mais j’allais oublier ma veste ! s’exclama-t-elle en se dirigeant vers la
salle à manger. Tout à l’heure, avant de me mettre au travail, je l’ai suspendue au
dossier d’une chaise.
— Je vous accompagne, fit Cade en lui emboîtant le pas. J’en profiterai pour
récupérer tout de suite le croquis du motif pour la malle de GiGi.
Une fois dans la salle à manger, elle ne résista pas à l’envie de commenter
son croquis et fut flattée par l’intérêt que Cade portait à ses explications.
— Vous travaillez très bien, lui dit-il, et votre croquis est exactement
conforme à l’original, ce qui est tout à fait ce que souhaite GiGi. Parmi les
couleurs que vous avez sélectionnées, ce sont les teintes vives que je préfère.
— C’est aussi ma préférence, répliqua-t-elle, mais je me conformerai au
choix de votre grand-mère.
— Dès que GiGi aura pris sa décision, je vous avertirai, l’assura-t-il.
Alors qu’elle allait reprendre sa veste, il vint se placer juste devant elle et la
regarda au fond des yeux.
— Etes-vous sûre de ne pas vouloir une tasse de thé ou de café avant de
repartir ? Ou peut-être un cognac ?
— Non, désolée, mais il faut vraiment que je m’en aille, répondit-elle, non
sans regret.
— Dommage, vraiment !
Et dans son regard, quand il l’aida à enfiler sa veste, elle perçut tout l’éclat
du désir qu’il éprouvait. Et cela aiguisa la perception qu’elle avait du sien.
— N’oubliez pas de remettre le croquis à votre grand-mère, lui dit-elle d’une
voix voilée.
Cade hocha la tête sans la quitter des yeux puis, d’un geste rapide, il releva
le col de sa veste.
— Ne prenez pas froid, la température extérieure s’est beaucoup rafraîchie,
dit-il en lui caressant doucement les épaules.
Fascinée par l’éclat de ses yeux si bleus, par son regard ardent, par la beauté
de son visage viril, elle ne sut que dire et, l’aurait-elle voulu, elle avait la gorge
bien trop serrée pour en faire sortir le moindre son.
Un léger sourire aux lèvres, Cade approcha son visage du sien et, tandis
qu’elle respirait son parfum, il posa ses lèvres sur les siennes.
Elle crut qu’elle allait défaillir, tant son émotion était grande.
— Je n’aurais peut-être pas dû faire cela mais j’en avais trop envie, dit-il
d’une voix rauque.
Oh non, Cade, tu n’aurais pas dû !
Et pourtant, ne brûlait-elle pas de sentir de nouveau ses lèvres se poser sur
les siennes ?
— C’est le rhum du tiramisu, déclara-t-il comme s’il cherchait une excuse.
— C’est sûrement le rhum, mais qu’est-ce que c’était bon !
Ils éclatèrent d’un rire joyeux et embarrassé.
— Nati, si tu savais comme je..
— Tu n’as pas à t’excuser, fit-elle.
Et elle posa son index sur les lèvres de Cade pour lui imposer silence.
Comme il la dévorait des yeux, elle crut qu’il s’apprêtait une fois de plus à
l’embrasser et, pour ne pas céder à la tentation de se blottir dans ses bras, elle lui
tendit le croquis qu’elle tenait encore à la main.
— Tenez… Enfin, tiens, dit-elle non sans frissonner. N’oublie pas de le
remettre à ta grand-mère.
— Je n’y manquerai pas, répondit-il.
— Il est temps que j’y aille, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Merci pour
l’invitation.
— Tout le plaisir était pour moi.
Sur le perron, la fraîcheur du soir lui arracha un frisson et elle espéra que ce
changement de température viendrait à bout de sa fièvre.
— Es-tu certaine de vouloir partir tout de suite ? insista-t-il.
Bien sûr que non ! Elle aurait été si heureuse de se jeter dans ses bras et de
lui réclamer un nouveau baiser !
— J’en suis sûre, répondit-elle. Si nous n’avons pas l’occasion de nous
revoir demain, je t’enverrai la facture pour le mur et il te suffira de me poster un
chèque.
— Nous pouvons aussi attendre que tu aies terminé la rénovation de la
malle. Je viendrai la chercher à ta boutique et je te réglerai les deux factures en
une seule fois, proposa-t-il.
L’idée ne lui plaisait guère : pour se guérir de l’attraction qu’il lui inspirait,
le mieux, c’était qu’elle ne le revoie plus du tout.
— Pourquoi pas, répondit-elle sans entrain.
Si la raison lui dictait de ne plus revoir Cade, son cœur l’incitait au contraire,
tant elle gardait sur ses lèvres la chaleur suave de leur baiser, de cette longue
seconde de paradis qu’il lui avait offerte et qu’elle aurait voulu étirer à l’infini.
Faisant volte-face, elle se rapprocha de Cade, prête à se jeter dans ses bras,
prête à l’embrasser fougueusement tant le désir incendiait désormais ses veines.
Encore un baiser, un seul petit baiser avant de partir, pour garder un souvenir
de lui ?
Mais non ! En cédant à son désir, elle savait trop bien ce qui arriverait. Pas
question, elle devait se ressaisir !
— Cette fois-ci, j’y vais vraiment, dit-elle d’une voix qui tremblait.
Dévalant les marches du perron, elle atteignit sa voiture d’un pas rapide, non
sans risquer un coup d’œil discret par-dessus son épaule.
Les mains glissées dans les poches de son jean, Cade la regardait si
intensément qu’elle éprouva des remords à le laisser seul et faillit courir vers lui.
Mais une fois de plus, la raison l’emporta sur le désir qu’il lui inspirait et,
après s’être glissée derrière son volant, elle démarra.
Et dès qu’elle eut gagné la route, elle accéléra afin de mettre le maximum de
distance entre Cade Camden et elle, tout en sachant qu’il lui serait difficile de le
chasser de son cœur.
- 6 -

Le lendemain matin, Cade s’arrêta chez sa grand-mère avant d’aller au


bureau.
— De la part de Nati, dit-il en remettant à GiGi le croquis représentant le
motif de la malle.
— Très bien, je vais l’examiner à tête reposée, répondit GiGi. En attendant,
prendras-tu un café avec moi ?
— Je crains de ne pas avoir le temps, dit-il.
— Dans ce cas, tu le prendras, répliqua GiGi avec son autorité coutumière.
— Bon, mais rapidement alors, répondit-il en jetant un coup d’œil furtif à sa
montre.
Après lui avoir versé une tasse de café, GiGi s’assit à côté de lui.
— Comment les choses se passent-elles avec Nati ? demanda-t-elle de but en
blanc.
La question ne manqua pas de l’embarrasser. Il gardait encore sur ses lèvres
la saveur du baiser échangé avec elle la veille.
— Très bien. Nati est vraiment charmante.
— Le fait qu’elle soit charmante ne nous renseigne pas sur sa vie et sur ce
qu’a subi sa famille par la faute de H.J., rétorqua GiGi. Ta mission consiste à
rassembler les éléments qui permettraient de répondre à cette question.
— Au stade où en sont nos relations, grand-mère, je ne sais rien ou presque
de Nati Morrison, dit-il prudemment.
S’il aimait beaucoup GiGi, il n’avait nullement l’intention de lui avouer qu’il
brûlait de désir pour Nati et qu’il rêvait de faire l’amour avec elle.
— Si nous voulons rendre justice aux Morrison, il importe de savoir si la
famille de Nati a vraiment pâti des exactions de ton arrière-grand-père, insista sa
grand-mère, notamment à l’époque où ils ont dû quitter leur ferme de
Northbridge.
— Je ne suis pas certain que la perte de leur ferme et leur départ forcé de
Northbridge ait eu une réelle influence sur leur destinée. Pour tout te dire,
j’ignore même si Nati et son grand-père en veulent encore aux Camden,
répondit-il.
— C’est justement pourquoi il faut à tout prix que tu en apprennes
davantage.
— Si je me montre trop empressé, elle pourrait croire que je cherche à lui
faire la cour.
GiGi le regarda d’un air pensif.
— Et… serait-ce déjà le cas ?
En vérité, il n’avait pas fermé l’œil de la nuit tant il était obsédé par Nati, par
la saveur de ses lèvres, par la chaleur de son corps quand il l’avait serrée contre
lui.
Toutefois, même si, pour le moment, Nati était adorable avec lui, rien ne
prouvait qu’une fois certaine d’avoir ferré son cœur, elle ne se transformerait pas
en « croqueuse de diamants », comme l’avaient fait ses deux précédentes
conquêtes.
Comment oublier ces audiences déprimantes devant un juge impassible, et
les questions agressives des avocats de ses ex-compagnes, qui cherchaient avant
tout à le dépouiller ?
— Nati me plaît, mais j’ai l’intention de garder mes distances avec elle,
répondit-il.
Ne s’était-il pas promis de ne plus jamais s’éprendre d’une jeune femme
issue d’un milieu plus modeste que le sien ? D’autant plus qu’en secret Nati
pouvait fort bien lui en vouloir et en vouloir aux Camden pour le mal fait à sa
famille.
— Je comprends ta réaction, déclara GiGi, mais rien ne t’oblige à lui faire la
cour. Tu peux très bien la fréquenter amicalement durant quelque temps, ce qui
te permettrait d’en savoir plus sur ce qu’a été la vie de sa famille après leur
départ de Northbridge.
La suggestion de sa grand-mère semblait aller de soi, mais saurait-il résister
au charme que Nati exerçait sur lui, s’il continuait de la voir ?
Il se sentait si bien avec elle qu’il avait l’impression de la connaître depuis
toujours et cette complicité croissante entre eux compliquait encore ses
résolutions de garder ses distances avec elle.
— Je ne demande pas mieux que de suivre ta suggestion, grand-mère, dit-il
avec un soupir, mais je crains de manquer de temps pour apprendre ce que tu
désires savoir. Nati aura bientôt fini de rénover mon mur et je n’aurai plus
aucune raison de la rencontrer.
— Donne-lui donc autre chose à faire chez toi, suggéra GiGi.
Il réfréna un sourire pour avoir déjà eu cette idée.
— Je vais y réfléchir mais, actuellement, le meilleur prétexte pour la revoir
serait que je lui fasse part de tes suggestions concernant cette malle.
Après un examen rapide, GiGi pointa du doigt plusieurs teintes pastel sur le
nuancier de Nati.
— Celles-ci me conviennent, dit-elle.
— Je lui transmettrai l’information dès que possible, répondit-il.
GiGi le regarda dans les yeux.
— Dis-moi, Cade, si par hasard tu avais une aventure avec Nati Morrison, tu
me le dirais, n’est-ce pas ?
Incapable de regarder GiGi en face tant il avait de scrupules à lui taire des
éléments concernant ses relations avec Nati, il alla rincer sa tasse dans l’évier.
— Bien sûr, grand-mère, dit-il d’une voix enrouée.
Comment avouer de but en blanc à GiGi que Nati était extrêmement
séduisante, charmante, belle, sexy, attirante et qu’après leur baiser d’hier soir il
n’avait pas fermé l’œil de la nuit ? Son parfum et la douceur de ses lèvres sous
les siennes l’avaient obsédé jusqu’au petit matin.
A supposer qu’il lui avoue ce qu’il ressentait, sa grand-mère lui enjoindrait
de ne pas outrepasser les limites de sa mission et il se retrouverait dans une
situation des plus embarrassantes.
Quoi qu’il lui en coûte, il ferait donc son possible pour résister au charme
que Nati exerçait sur lui et pour remplir au mieux sa mission.

— Et dire qu’il a fallu que ma voiture rende l’âme aujourd’hui ! pesta Nati
tout en se promenant de long en large devant la grille de la propriété de Cade.
Elle éprouva un accablant sentiment d’impuissance à la pensée que ses
efforts pour rester à distance de Cade risquaient d’être compromis par la faute
d’un moteur récalcitrant.
C’était d’autant plus rageant qu’elle avait travaillé sans relâche durant une
bonne partie de l’après-midi afin d’avoir fini avant que Cade soit de retour.
Parce qu’elle pensait beaucoup trop souvent à lui et qu’il représentait une
menace croissante pour sa tranquillité. Or cet imprévu contrariait ses plans.
Deux heures auparavant, après avoir rangé son matériel de peinture dans le
coffre, elle avait introduit sa clé dans le contact, mais la voiture avait refusé de
démarrer en dépit de tentatives répétées.
Il lui avait fallu appeler un garage, demander l’envoi d’une dépanneuse et
celle-ci avait mis une éternité à arriver chez Cade.
Elle espérait que le garagiste accepterait de la conduire à Arden, mais ce
dernier avait secoué la tête.
— Impossible, madame, avait-il répliqué en écrasant sa cigarette sur le
gravier de l’allée.
— Pourquoi ? avait-elle demandé.
— Question d’assurance, madame.
Et sans plus se préoccuper d’elle, l’homme avait nonchalamment tracté sa
voiture, à l’aide d’un palan, sur la plate-forme du camion.
Cade risquant d’arriver d’une minute à l’autre, elle s’était résignée à appeler
un taxi et guettait son arrivée en faisant les cent pas devant la propriété.
Le taxi arriva en même temps que Cade qui, après s’être garé à l’extérieur —
la dépanneuse bloquait l’allée —, vint vers elle en fronçant les sourcils.
— Que se passe-t-il, Nati ? Et ce taxi, que fait-il ici ?
— Ma voiture a refusé de démarrer, alors j’ai dû appeler une dépanneuse,
expliqua-t-elle, mais comme elle n’a pas le droit de prendre de passager, j’ai
commandé un taxi.
— Tu aurais pu m’appeler ou m’attendre, fit Cade, visiblement mécontent.
— Je ne voulais pas te déranger.
— Et ton grand-père ? Et Holly ?
— J’ai essayé de joindre Jonah, mais il n’était pas chez lui et son portable ne
répondait pas non plus. Quant à Holly, je ne pouvais pas la faire venir alors
qu’elle tient nos deux boutiques.
Cade hocha la tête.
— Dorénavant, tu sauras que je suis toujours disponible pour venir t’aider,
dit-il en souriant.
— Je ne voulais pas te déranger, répéta-t-elle. Enfin bref, je dois rentrer au
plus vite à Arden car c’est ce soir que je dois remettre mon épouvantail au
responsable du festival d’automne.
A une minute près, ils ne se seraient pas croisés, avec Cade, et tout aurait été
réglé pour le mieux.
— Il n’est pas question que je te laisse payer la course en taxi jusqu’à Arden,
déclara-t-il en se dirigeant vers la limousine rouge et blanche qui n’attendait
qu’elle.
— C’est pourtant bien ce que je compte faire.
Chaque seconde passée en sa compagnie rendrait leur séparation plus
difficile et elle était décidée à rentrer chez elle par ses propres moyens.
— Madame, s’il vous plaît ?
Le garagiste l’arrêta dans sa course et lui tendit un formulaire à signer.
Elle s’exécuta à contrecœur tandis que Cade parlait déjà au chauffeur du
taxi.
Contrariée comme elle l’était, elle n’aurait pas dû s’autoriser à admirer son
fessier musclé, mais ce fut plus fort qu’elle.
Cade avait des fesses sublimes, il n’y avait pas le moindre doute à ce sujet !
— Voilà ! dit-elle en tendant le formulaire rempli au garagiste, avant de se
remettre à courir pour rejoindre Cade.
— Surtout, ne renvoie pas le taxi ! lui cria-t-elle.
Mais alors qu’elle n’était plus qu’à une dizaine de mètres de lui, elle le vit
glisser un billet au chauffeur de taxi qui démarra quelques instants plus tard.
C’en était fini de ses espoirs de mettre une distance entre Cade et elle.
— C’est moi qui te raccompagnerai à Arden, déclara-t-il.
Elle sentit la moutarde lui monter au nez.
— Je n’ai donc pas crié assez fort ? Je voulais rentrer à Arden par mes
propres moyens.
Cade la regarda, un sourire ironique aux lèvres.
— Je suis disposé à te servir de chauffeur.
— Je suppose que tu n’as pourtant pas pour habitude de raccompagner tes
employés chez eux ? dit-elle d’un ton acerbe.
— Primo, tu n’es pas mon employée et secundo, je serais très heureux de
t’aider à livrer ton épouvantail en temps et en heure.
La suggestion de Cade ne l’enchantait guère. Si elle acceptait son aide, elle
serait en effet contrainte de passer une partie de la soirée avec lui.
D’un autre côté, comment nier qu’elle appréciait sa compagnie, sa présence
chaleureuse, l’éclat de ses yeux si bleus, si caressants…
— Avant de confier ma voiture au dépanneur, j’ai pris la peine de sortir mon
matériel du coffre. Tu crois que nous aurons assez de place pour l’emporter dans
ton coupé sport ?
— Bien sûr ! répondit-il aussitôt, tandis que son visage s’éclairait d’un grand
sourire.
— Très bien ! dit-elle. Dans ce cas, j’accepte que tu me raccompagnes à
Arden, mais il n’est pas question que tu m’aides à livrer cet épouvantail.
— Tu ne veux donc pas comprendre que j’aime être avec toi ? demanda-t-il
en la regardant d’une façon troublante. J’aime ta compagnie, j’aime ton visage,
ton sourire…
— Assez ! dit-elle dans un éclat de rire.
Si les compliments de Cade la touchaient, elle ne voulait pas non plus
favoriser un flirt qui aboutirait nécessairement à une impasse.
Pour cacher sa gêne croissante, elle s’empressa de récupérer son matériel.
Peu après, ayant pris place sur le siège passager du coupé sport, elle apprécia
le luxe et le confort des sièges en cuir.
Dans un sursaut de lucidité, elle se traita de midinette écervelée et s’obligea
à ouvrir les yeux tandis que Cade démarrait.
Pendant le trajet qui les conduisit de Denver à Arden, elle décrivit à Cade les
différentes étapes du travail accompli sur son mur.
— C’est magnifique !
Il ne semblait pourtant pas très enthousiaste.
Avait-il quelque chose à redire sur son travail ? Ou bien était-ce la pensée
qu’ils n’auraient bientôt plus aucune raison de se revoir ? En tout cas, il avait
l’air mélancolique.
— J’espère avoir fini vendredi prochain, reprit-elle. Tu pourras alors
définitivement juger de la qualité de mon travail.
— Je ne pensais pas que tu irais si vite en besogne, déclara-t-il.
A l’évidence, elle plaisait à Cade et cette idée la troubla un peu plus, car
désormais elle allait avoir encore davantage de mal à réprimer son attirance pour
lui.
Faire barrage aux sentiments croissants qu’elle éprouvait pour Cade,
s’interdire tout sentimentalisme, ne pas céder à l’envie de l’embrasser et de se
blottir dans ses bras… La bataille allait être très difficile à mener.
Pendant le trajet, il dut répondre à un appel urgent de l’un de ses
collaborateurs et, au lieu de pouvoir discuter avec lui comme elle en avait eu
l’intention, elle rongea son frein jusqu’à ce qu’ils soient en vue du minuscule
parking qui jouxtait sa boutique.
— Désolé, déclara Cade en coupant la communication, mais mon directeur
adjoint devait régler avec moi un problème touchant nos approvisionnements.
— Il n’y a pas de mal, répondit-elle, avant de se crisper.
Elle venait d’apercevoir la voiture de son grand-père sur l’un des
emplacements du parking.
Old Town, le cœur historique d’Arden, datait de l’époque où l’on se
déplaçait encore à cheval ou en buggy dans les petites villes de l’Ouest des
Etats-Unis. Les rues étaient étroites et les parkings rares. Quand Jonah
descendait en ville pour assister à une réunion syndicale, il lui arrivait de se
garer près de sa boutique.
Comme par un fait exprès, son grand-père traversait la rue et venait dans leur
direction au moment précis où Cade s’engageait sur le parking.
— Le mieux serait que tu me déposes ici et que tu rentres chez toi, suggéra-
t-elle à Cade.
Elle voulait à tout prix éviter une rencontre entre les deux hommes.
Si Jonah et Cade se mettaient à discuter du passé, notamment du renvoi des
Morrison de leur ferme de Northbridge, elle craignait qu’ils en viennent aux
mains. Et c’était bien la dernière chose qu’elle voulait.
Bien entendu, c’était avant tout son grand-père qu’elle désirait ménager mais
elle ne tenait pas davantage à voir Cade rudoyé par Jonah, à qui une bagarre
n’avait jamais fait peur.
— Comme je n’ai rien à faire ce soir, autant que je te donne un coup de
main, insista malheureusement Cade. Une fois ton épouvantail livré, nous
pourrions même aller manger une glace dans l’un des cafés d’Old Town.
Prise entre deux feux, elle crut que son cœur allait exploser.
— Mieux vaut que tu rentres tout de suite, répéta-t-elle, la gorge serrée.
Trop tard !
Jonah l’avait reconnue et s’approchait déjà de la voiture.
— Quelle surprise ! s’écria son grand-père en se penchant à sa fenêtre.
— Je te présente mon grand-père, dit-elle, résignée, avant de descendre de
voiture.
— J’ai su par Holly que tu avais un chantier à Denver, mais je ne
m’attendais pas à te voir ici ce soir, déclara Jonah en souriant.
— Je rénove l’un des murs de la maison de Cade Camden, expliqua-t-elle.
Où étais-tu passé, grand-père ? J’ai essayé sans succès de te joindre tout à
l’heure.
— Je faisais une partie de poker avec les copains du syndicat et, comme
d’habitude, j’ai oublié mon portable à la maison, répondit Jonah avec un sourire
contrit. Qu’avais-tu de si urgent à me dire ?
— Qu’étant en panne de voiture, j’avais besoin de ton aide.
— Désolé ! déclara Jonah. Mais visiblement, tu as trouvé un chevalier
servant très obligeant…
Cade l’ayant rejointe, elle fut bien forcée d’achever les présentations, en
faisant le vœu que cette rencontre se passe sans incident.
— Vous êtes donc le petit-fils de Georgianna ? s’enquit Jonah après avoir
serré la main de Cade.
— C’est exact, répondit ce dernier d’un ton chaleureux.
Jonah hocha la tête d’un air satisfait.
— J’ai bien connu votre grand-mère et je pense toujours à elle avec
beaucoup d’affection. Comment se porte-t-elle ?
— Bien, et si elle avait pu deviner que nous nous rencontrerions ce soir, elle
m’aurait chargé de vous adresser ses salutations les plus cordiales, car elle vous
tient elle aussi en haute estime.
— Georgianna est une femme de cœur, reprit Jonah, le regard nostalgique, et
ce qui ne gâte rien, un vrai cordon-bleu. Prépare-t-elle toujours ces daubes à se
pourlécher ? Et ces délicieux petits pains aux raisins ?
Après avoir redouté que la confrontation entre Jonah et Cade ne tourne à
l’orage, elle constata avec soulagement que Cade témoignait du respect et même
de la sympathie à son grand-père. Tout le contraire de Doug, une fois de plus.
— Sa daube est toujours succulente et ses pains aux raisins font le bonheur
de la famille, quand nous nous réunissons le dimanche soir, pour dîner, répondit
Cade.
Alors qu’il parlait à Jonah, elle se rendit compte qu’elle était heureuse,
finalement, d’avoir accepté l’offre de Cade. Car elle n’attendait rien tant que la
possibilité de rester encore un peu avec lui.
Qui aurait pensé qu’elle s’attacherait autant à un homme qu’elle ne
connaissait ni d’Eve ni d’Adam, il n’y avait encore que quelques jours ?
Jonah lui proposa de la conduire à la maison, mais elle refusa, prétextant
qu’elle utiliserait le vieux pick-up qui lui servait à livrer ses commandes. Son
grand-père prit alors congé d’eux non sans avoir prié Cade de saluer Georgianna
de sa part.
Une fois Jonah parti, elle poussa un soupir de soulagement.
— Ton grand-père est un homme charmant et pourtant j’ai eu l’impression,
tout à l’heure, que tu devenais nerveuse à l’idée que nous nous rencontrions.
Comment Cade pouvait-il la deviner aussi bien ?
— Eh bien, disons que j’avais des craintes…
— Des craintes ? Mais lesquelles ?
Elle le regarda dans les yeux.
— Tu es un Camden et Jonah, un Morrison…
— Bien sûr, mais nous n’avons aucune raison d’être des ennemis, Jonah et
moi, car aucun de nous deux n’est responsable du passé.
Comme soulagée d’un grand poids, elle entraîna Cade dans son atelier, où
elle avait rangé l’épouvantail dont elle était extrêmement fière.
— Tu te souviens de ta surprise, la première fois que tu es entré dans ma
boutique et que Lily, ma « petite demoiselle », t’a adressé un signe de la main ?
— Bien sûr, répondit Cade, mais la vraie surprise pour moi, ça a été le
moment où je t’ai vue émerger de derrière ton comptoir. Tu étais si jolie…
Elle ne put s’empêcher de rougir et, plus nerveuse que jamais, elle décida de
couper court à ces galanteries.
— Dépêchons-nous, sinon je risque de trouver porte close chez Gus, le
responsable du festival.
— A tes ordres, chef !
Et il l’aida à transporter l’épouvantail qui s’avéra plus lourd et plus
encombrant qu’elle l’aurait cru, depuis l’atelier jusqu’à son pick-up.
— Doucement ! dit-elle en prenant garde de ne pas abîmer l’épouvantail
durant la manœuvre.
Quand ce dernier fut calé à l’arrière du pick-up, elle prit le volant et ils
roulèrent en direction de la boutique de Gus Spurgis. L’organisateur du festival
était déjà en train de baisser son rideau de fer quand ils arrivèrent.
— J’ai cru que tu avais changé d’avis et j’allais partir, lui reprocha-t-il.
Elle le mit au courant de la panne de sa voiture.
— Dans ce cas, tu es tout excusée, fit Gus d’un ton plus aimable. Si vous
voulez bien me suivre…
Avec l’aide de Cade, elle porta Lily, sa « petite demoiselle », dans la remise
de Gus où se trouvaient déjà une douzaine d’autres épouvantails, prêts à être
vendus aux enchères.
Ils seraient exposés dans plusieurs boutiques d’Old Town, et celui de Nati,
que Gus trouvait fort beau, aurait une place de choix. Lui ayant donné cette
assurance, il s’empressa de fermer sa grille et de prendre congé.
— Je suis sûr que ta « petite demoiselle » ralliera les suffrages du public et
que grâce à elle les enchères flamberont, murmura Cade une fois qu’ils furent
seuls.
Troublée de se trouver en tête à tête avec lui à une heure aussi tardive, elle
esquissa un sourire.
— Je l’espère, dit-elle enfin. Merci pour ton aide et, comme il se fait tard, le
mieux serait que je te raccompagne au parking où tu as garé ta voiture.
— Et si nous allions d’abord manger une glace ?
— Maintenant ?
— Bien sûr ! Nous avons largement mérité une petite récompense après tant
d’efforts, déclara-t-il.
Et sans attendre sa réponse, il lui prit la main pour l’entraîner jusqu’au
carrefour où clignotait l’enseigne d’un bar-glacier.
Devenait-elle folle ou, peut-être, idiote ? En tout cas, elle n’avait jamais été
aussi heureuse de se voir imposer une décision.
Quand la serveuse leur eut apporté leurs glaces, le patron leur remit une
invitation pour une dégustation de vins et fromages qui aurait lieu le lendemain
dans un bar d’Old Town. La manifestation coïncidait avec l’inauguration du
festival d’automne.
Tout en savourant sa glace à la pistache, Cade jeta un coup d’œil au carton
d’invitation et elle le vit sourire.
A quoi pensait-il ?
Allait-il lui proposer de l’accompagner à cette dégustation ?
— J’ai été très heureux de rencontrer ton grand-père, déclara-t-il en reposant
le carton d’invitation sur la table.
Elle maîtrisa tant bien que mal sa surprise.
— Tant mieux si tu apprécies mon grand-père, dit-elle. En tout cas, tu t’es
montré aimable et gentil avec lui et je te remercie.
— Pourquoi me serais-je conduit autrement avec un homme aussi charmant
que lui ?
Elle failli lui expliquer de quelle façon son ex-belle-famille avait traité Jonah
mais les mots lui manquaient pour exprimer le fond de sa pensée, ou peut-être
était-ce pour éviter qu’une trop grande familiarité ne s’installe entre eux ?
— Tu aurais pu ne pas apprécier les manières de mon grand-père et lui
témoigner, je ne sais pas, moi, de la froideur et même de l’hostilité. Enfin, tu sais
bien à quoi je fais allusion, non ?
— Pas vraiment, répondit-il.
— Certaines personnes ont tendance à se croire supérieures aux autres,
insista-t-elle.
— Je n’aime pas les gens qui méprisent autrui et j’espère bien ne pas
appartenir à cette catégorie-là, répondit-il. Du reste, quand tu as rencontré GiGi,
tu as pu constater qu’elle avait, elle aussi, comme ton grand-père, des manières
simples et directes.
— En effet, concéda-t-elle.
Elle perçut la soudaine hésitation de Cade, comme si ce dernier n’était pas
très sûr de la façon dont il devait formuler sa pensée.
— Je ne devrais sans doute pas te le dire, Nati, mais ma grand-mère n’a
jamais pu oublier ton grand-père et j’ai l’impression qu’elle se sent une dette
envers lui.
La conversation s’engageait sur une voie un peu trop intime à son goût, mais
il était sans doute déjà trop tard pour changer de cap.
— Mon grand-père appréciait beaucoup ta grand-mère, commença-t-elle, et
je l’ai toujours entendu dire le plus grand bien d’elle. A l’époque où ils se sont
connus, il était jeune, fougueux, et il a préféré profiter de la vie, des occasions de
rencontre qui lui étaient offertes, plutôt que de se ranger en acceptant d’épouser
GiGi. Il a mal agi envers elle, mais la vérité, c’est qu’il n’était pas prêt pour un
engagement durable.
Cade afficha son étonnement.
— J’aurais juré que c’était ma grand-mère qui avait rejeté Jonah à l’époque,
et non l’inverse.
— Ta grand-mère voulait se marier alors qu’ils sortaient à peine du lycée.
Mon grand-père se trouvait trop jeune pour s’engager dans une relation avec une
femme, expliqua-t-elle.
En avait-elle trop dit ?
Mais le rire de Cade la rassura bien vite.
— Sacrée cachottière de GiGi ! dit-il. Quand je pense que pendant toutes ces
années, elle se félicitait d’avoir rompu avec Jonah sous prétexte que cela lui
avait permis de rencontrer mon grand-père…
— Eh bien non ! Mais puisque mon grand-père a rompu avec ta grand-mère,
en quoi celle-ci pourrait-elle avoir une dette envers lui ? Oh ! mais je
comprends… La ferme !
Cade hocha la tête.
— Eh oui, cette fameuse ferme de Northbridge dans laquelle vivait ta
famille. GiGi n’a appris que récemment de quelle façon H.J., mon arrière-grand-
père, s’est débrouillé pour en expulser les tiens.
Elle voulut en avoir le cœur net.
— Penses-tu que ta grand-mère ignorait que H.J. avait racheté l’hypothèque
de la ferme des parents de Jonah afin de le contraindre, lui et sa famille, à quitter
Northbridge ?
— Oui, répondit Cade, en tout cas jusqu’à ce qu’elle apprenne la vérité là-
dessus dans le journal intime de H.J. Ce dernier voulait éloigner Jonah de GiGi,
qu’il soupçonnait d’éprouver encore des sentiments à son égard alors même
qu’elle avait déjà épousé mon grand-père.
Elle ne put s’empêcher de frissonner.
— A la suite de mauvaises récoltes, ma famille ne parvenait plus à
rembourser ses mensualités à la banque. D’ordinaire, la banque accordait un
délai de paiement aux fermiers en difficulté, mais pas cette fois-là ! H.J. avait
discrètement racheté l’hypothèque sous le manteau, expliqua-t-elle. Quand ma
famille a reçu son ordre d’expulsion pour défaut de paiement, cela a été une très
mauvaise surprise.
— J’imagine !
— Si j’en crois mon grand-père, mes arrière-grands-parents ne se seraient
jamais remis de la perte de leur ferme, dit-elle.
— Je suppose qu’ils n’ont pas pu emporter grand-chose avec eux quand ils
ont quitté Northbridge pour Denver ?
Elle eut une moue résignée.
— Rien ou presque rien. Mon arrière-grand-père a trouvé du travail comme
aide-jardinier mais il a été victime peu après d’une crise cardiaque.
Comme s’il endossait la responsabilité des actions passées de H.J. Camden,
le visage de Cade s’assombrit.
— Le stress d’avoir perdu sa ferme aurait-il provoqué cette crise cardiaque ?
— C’est ce qui avait été évoqué à l’époque, répondit-elle. Après sa
convalescence, mon arrière-grand-père n’a plus été en mesure de travailler et,
comme mon arrière-grand-mère ne l’était pas non plus, leur fils Jonah a pris le
relais et s’est occupé d’eux jusqu’à leur mort.
— Après ce que tu viens de me dire, j’ai du mal à croire que Jonah ait pu se
montrer si gentil avec moi tout à l’heure, lui fit remarquer Cade.
— Mon grand-père est un être positif et il n’a jamais pensé que GiGi pouvait
être au courant du sale coup perpétré par H.J.
— Irais-tu jusqu’à dire que Jonah s’est satisfait de la tournure qu’a prise sa
vie après le départ de Northbridge ? demanda Cade.
Sentant combien il culpabilisait, elle décida de le rassurer même si, dans les
faits, les années d’exil à Denver restaient des années noires.
— Jonah m’a souvent dit qu’il fallait prendre la vie comme elle venait. Il en
veut sans doute à H.J. pour le mal qu’il nous a fait mais, plus encore, je crois
qu’il se sent coupable d’avoir été indirectement responsable du rachat de
l’hypothèque par H.J.
— Tu as sûrement raison, murmura Cade pensivement.
— Jonah s’est aussi reproché d’avoir fait souffrir GiGi en rompant
brutalement avec elle…
— Crois-tu que Jonah et GiGi continuent d’éprouver des sentiments l’un
pour l’autre ?
— GiGi a été le premier amour de mon grand-père, répondit-elle.
— Et je crois pouvoir dire que Jonah a été le premier amour de GiGi,
renchérit Cade avant de réclamer l’addition.
Le ton soudain grave de leur conversation lui avait un peu fait oublier
combien elle se plaisait en compagnie de Cade, et la pensée de devoir bientôt
prendre congé de lui, et sans doute définitivement, l’emplit de tristesse.
Pourtant, elle aurait dû au contraire éprouver du soulagement puisque Cade
représentait précisément le type d’homme qu’elle devait fuir.
Tiraillée entre ces pensées contradictoires, elle ne se rendit pas compte tout
de suite que Cade l’observait.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il. Tu étais si gaie, et maintenant te
voilà triste et pensive !
Comme elle n’avait aucunement l’intention de le mettre au courant de ce qui
la préoccupait, elle se hâta de faire diversion.
— Tout va bien, prétendit-elle en s’efforçant de sourire. Au fait, as-tu gardé
le carton d’invitation qu’on nous a remis tout à l’heure ?
Le visage de Cade s’illumina.
— Bien sûr, dit-il en lui tendant le petit rectangle coloré.
Elle prit le temps de le parcourir des yeux.
— « Le bar à vin et la fromagerie récemment implantés dans Old Town
proposent une dégustation gratuite demain soir, à l’occasion du festival
d’automne », lut-elle à voix haute.
— Il s’agit-là d’une bonne initiative, tu ne trouves pas ?
— Oui, je crois. C’est en effet en multipliant ce genre de soirées qu’on
rendra peu à peu vie au cœur historique d’Arden.
— Plus les gens viendront visiter Old Town et plus ton commerce
prospérera, déclara Cade.
— On peut toujours rêver ! répondit-elle en riant.
Il lui sourit.
— Dans ce cas, que dirais-tu si nous allions dire deux mots à ces vins et à
ces fromages demain soir ?
— Ma foi…
— A moins bien sûr que tu aies déjà quelque chose de prévu ?
Elle n’avait bien entendu rien de prévu mais devait-elle pour autant accepter
de passer une soirée de plus avec Cade ?
— Je ne sais pas si j’ai envie de dîner dehors, répondit-elle prudemment.
— Cela promet pourtant d’être très amusant, insista-t-il, et puis cette
dégustation de vins et de fromages sera bénéfique à tous les commerces d’Old
Town, y compris au tien.
Il marquait un point.
— Bon, d’accord, dit-elle enfin.
— Parfait ! Comme la dégustation commence à 20 heures, je passerai te
prendre à 19 h 30.
— Plutôt 19 h 45. Inutile de se presser puisque je vis à quelques minutes
d’ici.
Cade enregistra l’adresse de la maison de Jonah sur son smartphone et elle
lui donna les quelques précisions nécessaires.
— Je dispose d’un appartement au rez-de-chaussée chez mon grand-père et
l’entrée se fait par l’arrière.
Cade fronça les sourcils.
— Pas de doberman montant la garde ?
— Pas même un caniche nain, répondit-elle en riant.
Quand l’addition arriva enfin, elle insista pour payer et tint bon en dépit des
protestations de Cade.
Et quelques minutes plus tard, elle garait son pick-up sur le parking où il
avait laissé sa voiture.
— Il se fait tard, dit-elle, je vais rentrer chez moi. Merci encore de m’avoir
raccompagnée à Arden et de m’avoir aidée à transporter l’épouvantail chez Gus.
— C’était naturel. Oh ! j’allais oublier ! J’ai vu GiGi pour la malle.
— Quelles couleurs a-t-elle choisies ? demanda-t-elle.
Il lui tendit le nuancier et le croquis annoté de la main de sa grand-mère.
Ayant pris connaissance des modifications demandées par GiGi, elle hocha
la tête.
— Parfait, comme ça je vais pouvoir me mettre au travail, dit-elle en
coupant le contact.
Mais si elle brûlait de commencer à rénover la malle de GiGi, elle voulait
surtout être seule pour pouvoir faire le point sur sa soirée avec Cade.
— Tu ne rentres pas tout de suite ? s’étonna-t-il.
— J’avais préparé un dossier de travail concernant la malle de ta grand-mère
et je veux aller le récupérer à la boutique afin de l’étudier à tête reposée chez
moi. Il est inutile que tu perdes ton temps à attendre.
— Ce parking est très sombre, je préfère veiller sur toi jusqu’à ce que tu sois
partie, rétorqua-t-il.
Elle aurait dû savoir qu’elle ne se débarrasserait pas aussi facilement de lui
mais n’était-ce pas la preuve qu’il tenait à elle, qu’il se souciait de sa sécurité et
aussi, sans doute, qu’elle lui plaisait ?
Toujours sceptique, elle ne put néanmoins s’empêcher d’être heureuse de
voir combien il semblait se soucier d’elle.
Elle alla chercher le dossier dans la boutique et quand elle ressortit, Cade
l’attendait toujours, un sourire aux lèvres.
— Je n’ai pas été trop longue ? demanda-t-elle.
— Pas du tout, répondit-il en s’approchant d’elle. Tu sais, Nati, en un sens,
je suis heureux que ton grand-père n’ait pas épousé GiGi, lui confia-t-il.
— Pourquoi donc ?
— Parce que si GiGi avait épousé Jonah, tu ne serais jamais née et moi non
plus…
— Dois-je en déduire que tu apprécies tant que ça notre rencontre ?
demanda-t-elle, extraordinairement émue.
— « Apprécier » est un mot trop faible pour exprimer ce que je ressens pour
toi.
L’air lui parut soudain aussi pétillant que du champagne et la tête lui tourna.
— Nati ! murmura-t-il en la prenant dans ses bras pour se pencher sur sa
bouche.
— Cade ! murmura-t-elle.
— Tu m’ensorcelles ! lui susurra-t-il à l’oreille tout en approchant encore sa
bouche de la sienne.
Alors qu’ils se regardaient en silence, elle sentit le souffle tiède de Cade sur
ses lèvres et, quand il l’embrassa, elle lui rendit son baiser avec ferveur, en
faisant table rase de ses résolutions.
S’ils s’étaient déjà embrassés l’autre soir, elle avait attribué leur étreinte à
l’impulsion du moment tandis que ce soir, leurs lèvres se pressaient l’une contre
l’autre avec une sensualité calculée. Elle s’émerveilla de se sentir si bien entre
les bras d’un homme qui, depuis qu’elle l’avait rencontré, n’avait cessé de lui
inspirer des pensées troublantes et des désirs torturants.
Comme il l’embrassait suavement ! Avec quelle douceur mêlée de virilité il
la faisait frémir avant de l’emporter dans un tourbillon de sensations érotiques !
Le visage tout contre celui de Cade, elle huma son parfum, mêla son souffle
tiède au sien, chercha sa bouche avec fébrilité et l’embrassa avec fougue.
— Demain, 19 h 45, murmura-t-il encore à son oreille.
Incapable de parler, elle lui répondit d’un hochement de tête.
Alors seulement, après avoir vérifié qu’elle avait bien attachée sa ceinture de
sécurité, Cade la laissa partir.
Dans son rétroviseur, elle l’observa qui se dirigeait à pas lents vers sa voiture
et elle ne put s’empêcher de respirer son parfum qui imprégnait encore la cabine
du pick-up.
Tout à l’heure, dans son lit, elle repenserait à leur étreinte, au merveilleux
baiser qu’ils s’étaient donné et à ce qu’il convenait de faire pour ne pas
succomber corps et âme à l’attraction que cet homme exerçait sur elle.
Depuis leur rencontre, elle ne parvenait plus à trouver le sommeil et, même
si elle était déterminée à garder ses distances avec lui, elle savait bien que Cade
ne ferait que hanter toujours plus ses nuits déjà agitées.
- 7 -

Pour sa sortie avec Cade, Nati avait décidé de porter un pantalon de laine
blanc assorti à un pull en cachemire, et elle avait soigné sa coiffure et son
maquillage.
— Comment me trouves-tu ? demanda-t-elle à Holly, qui était passée chez
elle pour lui emprunter une paire de boucles d’oreilles.
— Très jolie ! répondit son amie. Cette tenue te va à ravir, mais je m’en
veux de t’emprunter tes jolies boucles précisément ce soir.
Et elle fit tressauter les deux boucles en or et en diamants dans le creux de sa
main.
— Ce sont les seuls bijoux que j’ai pu garder après mon divorce, expliqua
Nati à son amie. J’ai dû me séparer des autres pour financer ma boutique.
— Quand je pense à l’état dans lequel tu étais en quittant Doug.
— C’est le passé, répondit-elle sans pouvoir empêcher les mauvais souvenirs
d’affluer.
Holly l’embrassa sur le front.
— L’important, c’est que le cauchemar soit terminé et la page, tournée. Et
pour ce qui est de tes boucles, je peux très bien te les laisser si tu veux les porter
ce soir.
— Je ne vais pas à une soirée de gala, mais à une dégustation de vins et de
fromages, répondit-elle en riant. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas les
perdre car elles constituent mon viatique en cas de nouveau coup dur.
La panne récente de sa voiture avait grevé son maigre budget, et ces boucles,
derniers bijoux de valeur qu’elle possédait, pourraient lui être très utiles bientôt.
— J’en prendrai soin comme de la prunelle de mes yeux, l’assura Holly, et
ne compte surtout pas sur moi pour te donner cette gifle que tu réclames
hypocritement, alors que je te trouve ravissante.
Dubitative, elle se regarda une fois de plus dans le miroir de sa chambre.
— J’aimerais tant te croire, dit-elle.
Holly soupira.
— Enfin, Nati, tu es mince, tu as un beau visage, une taille fine, une poitrine
que bien des femmes t’envieraient… Que veux-tu de plus ?
Ce qu’elle voulait, c’était plaire à Cade, et elle doutait qu’un homme aussi
séduisant et aussi riche puisse lui accorder la moindre importance.
— Je suis en train de me conduire comme une idiote et je mériterais des
gifles.
— Des gifles, mais pourquoi donc ? s’étonna Holly.
Nati haussa les épaules.
— Parce que je me fais belle pour plaire à Cade alors que la raison voudrait
que je reste chez moi ce soir.
— Et tu aurais tort, rétorqua son amie. Quelle femme ne serait pas ravie de
sortir au bras d’un homme aussi séduisant que Cade Camden ?
— Il y a six mois à peine que je suis divorcée et tu conviendras qu’il n’est
pas très futé de ma part de m’intéresser à un homme qui, par bien des aspects,
ressemble à Doug.
— Je ne vois pas la moindre ressemblance entre eux, objecta Holly. Et je ne
vois pas bien non plus ce que tu pourrais lui reprocher.
— D’être riche et bien plus que ne l’était Doug. Si seulement j’avais pu
rencontrer un M. Tout-le-Monde, je serais peut-être déjà en train de convoler,
dit-elle rêveusement.
— Peu importe que Cade soit riche, Nati, puisque c’est le premier homme
qui te plaît vraiment, depuis ton divorce.
— C’est vrai, admit-elle.
— Tu aurais bien tort de laisser passer une occasion pareille, insista Holly.
Ensuite, libre à toi de rencontrer quelqu’un d’autre si Cade ne fait pas l’affaire.
Elle ne put s’empêcher de rire.
— En somme, tu m’encourages à passer Cade au banc d’essai ?
— L’important est que tu retrouves ta joie de vivre, Nati. Tu n’es ni la
première ni la dernière à avoir vécu une rupture et tu serais bien sotte d’avoir des
scrupules. Si Cade te plaît vraiment, profite de lui autant que tu le pourras et dis-
toi qu’il sera toujours temps de faire le point plus tard.
Outre le fait qu’il lui plaisait physiquement, elle se sentait bien mieux avec
lui qu’elle ne l’avait jamais été avec aucun autre homme, et les propos de Holly
lui mirent du baume au cœur.
— Après ce que j’ai vécu récemment, j’ai tendance à me méfier de toute
forme d’engagement et je ne veux plus me livrer corps et âme à un homme.
— Profite de ce que Cade est prêt à t’offrir, répliqua Holly. Cet homme a du
charme à revendre et s’il peut t’aider à renaître de tes cendres, alors tu serais
bien bête de te priver de sa compagnie.
— Tu me conseilles donc de sortir avec lui si j’en ai envie ?
— Exactement.
Et si ce qu’elle ressentait pour Cade était bien plus sérieux qu’il n’y
paraissait ? Si elle était en train de tomber amoureuse de lui ?
Jamais Doug ou aucun autre homme ne lui avaient inspiré ce genre de
réaction, mais peut-être son émotivité était-elle la conséquence de son récent et
douloureux divorce ?
— Je dois partir, déclara son amie en interrompant ses réflexions, et je
compte sur toi pour ne plus te fustiger inutilement. Profite de Cade et de ta soirée
avec lui, et tu verras que tu ne t’en porteras que mieux.
Un dernier scrupule l’envahit.
— N’est-il pas déloyal de ma part de considérer Cade comme un passe-
temps ?
— Sûrement pas, rétorqua Holly. Cade devrait s’estimer heureux de sortir
avec une femme aussi jolie, aussi attachante et aussi intelligente que toi.
— C’était justement ce que je me disais ! ironisa-t-elle.
— Tu peux plaisanter mais il a en effet bien de la chance de t’avoir
rencontrée, et le fait que sa famille soit riche à millions n’y change rien.
— Les Pirfoy m’ont toujours donné le sentiment d’être une moins que rien,
objecta-t-elle.
— C’est de l’histoire ancienne, Nati, et en sortant avec Cade après cet
éprouvant divorce, tu es simplement en train de t’acheminer vers la voie de la
guérison. N’hésite surtout pas à prendre du bon temps et renonce à te poser des
questions inutiles, déclara Holly avant de prendre congé.
— Ainsi, tu penses que je devrais m’estimer satisfaite ?
— Et même plus que satisfaite. Bon, il faut vraiment que je parte.
Une fois seule, elle jeta un nouveau coup d’œil à son reflet dans le miroir et
ne se trouva pas si mal faite.
Holly avait sans doute raison de l’inciter à penser à elle, à prendre son plaisir
là où elle le trouverait sans se poser des questions inutiles.
Ce soir, elle ferait en sorte de passer une excellente soirée avec Cade, tout en
gardant à l’esprit qu’il n’y aurait jamais rien de sérieux entre eux.
Elle regarda sa montre et sentit son cœur s’emballer.
Il ne devrait plus tarder à présent !
Et Holly avait beau dire, les sentiments qu’elle éprouvait déjà pour Cade
n’avaient rien d’un feu de paille.
*

Le coup de sonnette tant attendu la fit tressaillir et elle s’empressa d’aller


ouvrir la porte.
— Tu n’as jamais été plus belle ! déclara Cade en la détaillant de la tête aux
pieds.
Très élégant, il portait pour sa part un pull noir sous son costume et un
manteau en tweed qui soulignait sa carrure.
— Et toi plus séduisant, répliqua-t-elle.
Elle faillit lui proposer d’entrer cinq minutes, mais la crainte de lui céder
s’ils se retrouvaient en tête à tête l’en dissuada. Prenant alors son manteau et son
sac, elle l’entraîna dehors.
Quand ils débouchèrent sur le perron, Cade ne put visiblement pas
s’empêcher de jeter un coup d’œil à son vieux pick-up.
— Tu n’as pas encore récupéré ta voiture ? demanda-t-il.
— Le garagiste m’a promis de faire vite, mais la panne est plus importante
que prévu.
— Si seulement tu me permettais de t’acheter une voiture neuve…
Même si Cade était animé des meilleures intentions du monde, son
insistance à lui venir en aide lui donnait l’impression qu’il voulait lui faire la
charité, et elle détestait ça.
Pour un Camden, un ennui mécanique n’était qu’une broutille, mais pour
elle il s’agissait d’une catastrophe majeure.
— Il n’en est pas question, dit-elle en s’asseyant dans la voiture étincelante
de Cade, et si mon vieux tacot rend l’âme, je trouverai bien une solution.
Au pire des cas, elle pourrait vendre la paire de boucles d’oreilles qu’elle
venait de prêter à Holly, à moins, bien sûr, que d’ici là ses affaires soient
suffisamment florissantes pour qu’elle obtienne un prêt de son banquier.
— Je suis là pour toi, sache-le, déclara Cade avant de démarrer.
— Je peux me débrouiller seule, rétorqua-t-elle, consciente que la dernière
fois qu’elle avait accepté l’aide de quelqu’un — Doug et sa famille, pour ne pas
les nommer — elle l’avait payé au prix fort.
Il dut sentir sa gêne car durant le court trajet jusqu’à Arden et son centre
historique, il ne parla plus que de généralités.
Rien ne lui était plus pénible que de se sentir en état d’infériorité vis-à-vis
d’un homme — ç’avait été le cas durant son mariage avec Doug — et a fortiori
de Cade. Sans doute était-ce le signe infaillible que ce dernier occupait une place
croissante dans son cœur et que, sans vouloir encore se l’avouer, elle était en
train de tomber amoureuse de lui.
— Le mieux serait que tu te gares devant ma boutique, dit-elle, et de là nous
marcherons jusqu’au bar où la dégustation de vins et de fromages doit avoir lieu.
— D’accord.
Les quatre emplacements du parking étant occupés, il fut contraint de se
garer dans l’étroite allée jouxtant sa boutique.
— On dirait qu’il y a du monde en ville, ce soir, lui fit-il remarquer.
— Tant mieux !
Cette soudaine affluence de visiteurs démontrait que le festival d’automne et
la dégustation de vins et de fromages avaient du succès. Et cela la réjouissait au
plus haut point.
Peut-être que les gens qui s’étaient garés sur son parking viendraient voir sa
boutique de plus près après avoir fait du lèche-vitrines en ville ? Et qui sait, peut-
être pourrait-elle décrocher de nouveaux chantiers et par la suite s’acheter une
voiture ?
Et surtout ne jamais dépendre de Cade.

Une foule de curieux se pressait dans le bar où vins et fromages étaient


disposés sur des tables décorées de feuilles et de rameaux de vigne. Après avoir
salué les gens qu’elle connaissait, Nati leur présenta Cade.
L’ambiance, plutôt sympathique, lui fit bonne impression et, tout autant que
Cade, elle prêta l’oreille aux explications d’un expert en blouse de vigneron qui
vantait les mérites d’un cépage californien et expliquait en quoi telle variété de
fromage s’accordait bien avec tel arôme de vin.
Ce fut avec plaisir qu’elle suivit Cade de table en table, dégustant ici tel vin,
là tel fromage, au point qu’insensiblement la tête commença de lui tourner.
Même consommé avec modération, le vin la rendait euphorique et elle en
aurait presque oublié ses réticences envers Cade et l’impossibilité d’une relation
suivie avec lui.
— Es-tu satisfaite ? lui demanda-t-il à voix basse.
— Très ! répondit-elle d’une voix tendre et câline.
Dès lors qu’il était un flirt provisoire pour elle, rien ne l’empêchait de
s’accorder un peu de bon temps en sa compagnie.
Cade !
Les femmes présentes dans le bar n’avaient d’yeux que pour lui, mais loin
d’attraper la grosse tête ou de jouer à outrance de son charme et de sa séduction,
il se conduisait de façon simple et naturelle. Décidément, il avait toutes les
qualités !
Et puis il avait aussi une façon unique de la mettre à l’aise et de lui donner le
sentiment si rassurant pour une femme qu’avec lui tout était facile.
Avant de partir, il tint à acheter une caisse de chianti classico et une demi-
meule de pecorino Toscana, un fromage italien qu’ils avaient particulièrement
apprécié tous les deux.
Leur retour vers la boutique eut des allures d’expédition, elle portant le
fromage qui pesait son poids et Cade, la caisse de vin probablement encore plus
lourde.
— Que veux-tu faire de tant de pecorino et d’autant de bouteilles de chianti ?
demanda-t-elle, essoufflée par l’effort, alors qu’ils venaient d’atteindre la voiture
de Cade.
Il lui adressa un regard malicieux.
— Avant tout, soutenir les commerçants de Old Town et puis partager ces
bonnes choses avec ma famille.
— C’est très attentionné de ta part, dit-elle en l’aidant à ranger les victuailles
dans le coffre de sa voiture.
— C’est de règle chez nous, mais cette fois-ci j’ai bien peur que Seth, mon
frère qui vit à Northbridge, soit privé de fromage, car je ne peux tout de même
pas lui en envoyer par la poste !
Il démarra dès qu’ils eurent pris place et roula en direction de la maison de
Jonah.
— Seth est bien celui de tes frères qui aurait dû être nommé directeur
général à ta place ? demanda-t-elle.
— Oui, c’est un rude gaillard, mais un cœur d’or quand on le connaît. Il
compte épouser Lacey Kincaid, la fille de Morgan Kincaid.
— Le grand joueur de football ? Celui qui est propriétaire de nombreux
restaurants ? J’ai cru entendre dire qu’il en avait ouvert un dans le centre
commercial de Cherry Creek.
— En effet, confirma Cade. Morgan Kincaid a su imposer ses recettes et le
succès ne s’est pas fait attendre. Il a aussi investi dans une équipe de football du
Montana, et sa fille Lacey surveille les travaux de construction d’un centre
d’entraînement à Northbridge. C’est d’ailleurs de cette façon qu’ils se sont
connus, mon frère et elle.
Elle aimait écouter Cade parler de sa famille et l’enviait d’être aussi bien
entouré. Aussi vit-elle à regret apparaître le toit de la demeure de son grand-père.
Après s’être garé devant, Cade l’aida à descendre de voiture, puis il lui tendit
un paquet oblong très élégant.
— La liqueur de framboise que nous avons dégustée tout à l’heure semblait
être à ton goût, alors j’en ai acheté une bouteille à ton intention, dit-il.
Jamais Doug n’aurait pris la peine de lui faire ce genre de surprise !
— Il ne fallait pas ! s’exclama-t-elle, profondément touchée.
— J’avais juste envie de te faire plaisir.
— Si tu veux, tu peux m’accompagner jusqu’à ma porte, murmura-t-elle en
lui tendant la main.
Les doigts de Cade effleurant son bras nu la firent frissonner de la tête aux
pieds. Tout en marchant à ses côtés, elle pesa une dernière fois le pour et le
contre, et quand ils furent devant sa porte, elle se tourna bravement vers lui.
— Que dirais-tu d’entrer cinq minutes afin de goûter cette liqueur avec
moi ? proposa-t-elle d’une voix que l’émotion rendait rauque.
— Je dirais qu’il s’agit-là d’une excellente idée.
— Ne t’attends pas à découvrir un palais et, en ce qui concerne la vaisselle,
je dispose de verres à jus de fruits pour tout récipient propice à la boisson, le
prévint-elle.
— Que demander de plus !
Son appartement ne disposant pas d’un vestibule, ils se retrouvèrent
directement dans la cuisine et elle alluma aussitôt la lumière.
— Le salon se trouve derrière le bar et la salle de bains est sur la droite,
expliqua-t-elle. La chambre à coucher n’a rien d’extraordinaire, mais elle est
confortable.
A peine eut-elle parlé qu’elle se maudit. Pourquoi avoir évoqué un lieu si
intime alors qu’il n’était pas question d’en faire usage ?
Cade ne releva pas le propos et jeta un regard intéressé autour de lui.
— Ma foi, ton appartement est plutôt coquet, déclara-t-il avec un sourire. Tu
m’as dit que cette maison était celle de ton grand-père, mais j’ai remarqué que tu
parlais peu de ta grand-mère.
— Grand-mère est morte il y a trois ans, répondit-elle avec tristesse. C’est
ici que j’ai grandi et, après mon divorce, comme grand-père avait besoin de
revenus complémentaires, j’ai transformé ce rez-de-chaussée poussiéreux en
appartement et je lui verse un loyer mensuel.
La rénovation des lieux avait nécessité des semaines de travaux et de
nombreuses discussions avec un entrepreneur toujours trop gourmand à son gré
mais, finalement, elle se sentait à présent chez elle.
Pour régler la facture, elle avait vendu sa bague de fiançailles, son alliance et
les rares bijoux qu’elle avait pu garder après son divorce. Il ne lui restait
désormais que la fameuse paire de boucles d’oreilles de sa vie avec Doug.
— Ton grand-père vit au-dessus de toi ? demanda Cade.
— En effet, dit-elle en retirant son manteau et en allant le poser sur la
banquette du salon. Mais sois tranquille, il ne nous dérangera pas.
Elle alla prendre deux verres dans le placard, que Cade remplit de liquide
vermeil, après avoir prestement débouché la bouteille de liqueur.
— Allons nous asseoir sur le sofa, proposa-t-elle.
— Je te suis.
Quand ils s’assirent, leurs genoux se frôlèrent et elle s’écarta aussitôt : il lui
était difficile d’être si près de Cade sans éprouver aussitôt le besoin de
l’embrasser et d’être embrassée par lui.
— Vous semblez être très unis, ta famille et toi, dit-elle.
— Nous formons un clan soudé, répondit-il, et gare à celui qui s’attaquerait
à l’un d’entre nous.
Batailler contre Doug et ses parents n’avait rien eu d’une partie de plaisir,
alors elle se voyait mal affronter dix Camden.
— Les Camden sont animés de bonnes intentions et je peux t’assurer qu’un
nouveau venu dans notre famille — ou une nouvelle venue comme Lacey — est
aussitôt adopté par nous tous, reprit Cade.
Jusqu’à ce que les fiançailles ou le mariage tournent au drame et alors,
haro sur l’intruse ! pensa Nati.
Et pourtant, vivre au sein d’un clan aussi chaleureux devait être bien
agréable.
Se sentir choyée et aimée par un homme qui n’aurait pas l’étroitesse d’esprit
d’un Pirfoy avait de quoi la séduire et, durant quelques instants, elle se laissa
aller à rêver d’un autre destin, entre un homme qu’elle aimerait autant qu’il
l’aimerait, et une ribambelle d’enfants jouant sur le gazon de leur jardin.
Un rêve !
Mais rien de plus qu’un rêve.
— Je veux bien admettre que vous soyez un clan heureux, dit-elle, mais ne
vous arrive-t-il jamais de vous disputer ?
— Oh si ! admit-il en riant. Et c’est d’ailleurs pourquoi H.J. avait décidé que
tous les Camden auraient un droit de vote égal au conseil d’administration,
aucune voix ne valant plus qu’une autre.
Sa curiosité s’éveilla.
— Avez-vous souvent été en désaccord ?
— Souvent. Nos différends ne durent jamais longtemps même si, entre
garçons, nous nous expliquons virilement.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Virilement ?
— Oui, à coups de poing si tu préfères.
— Mais c’est terrible !
Cade haussa les épaules et sourit.
— Quand j’étais adolescent, nous avions baptisé un coin du jardin familial :
il s’appelait « le ring » et pour calmer nos ardeurs quand elles dépassaient les
bornes, Louie nous aspergeait avec le tuyau d’arrosage.
— J’aurais cru les Camden plus guindés, dit-elle.
— En dépit des apparences, nous sommes des gens simples. Chacun d’entre
nous a gardé sa personnalité propre et si les heurts sont inévitables, nous avons
appris à travailler ensemble et à faire front face aux difficultés.
Elle termina sa liqueur et reposa son verre.
Ce que Cade venait de lui révéler à propos de son adolescence, de sa vie
avec ses frères, sa sœur, ses cousins et cousines, ne manquait pas de la rendre
envieuse, elle qui avait passé une enfance si solitaire.
— J’ai toujours regretté d’être enfant unique, dit-elle non sans mélancolie.
Holly est une amie proche, mais je ne peux pas tout partager avec elle et il
m’arrive de la jalouser d’avoir des sœurs de son âge.
Cade la regarda avec attention.
— Les familles nombreuses n’ont pas que des avantages, dit-il, et être enfant
unique a aussi son charme. Et toi, tu aurais envie d’avoir des enfants, plus tard ?
Cette question, plusieurs personnes la lui avaient déjà posée et elle hésitait
toujours avant de répondre, tant le sujet lui tenait à cœur et réveillait de pénibles
souvenirs.
— J’aimerais avoir des enfants à condition d’être assurée que l’homme avec
lequel je vis est capable de les rendre heureux, répondit-elle.
— C’est naturel.
— Et puis, poursuivit-elle, je ne voudrais pas mettre au monde des enfants
pour leur faire subir, quelques années plus tard, les conséquences d’un divorce.
— Qui souhaiterait voir son mariage se terminer en divorce ?
— En effet, qui le souhaiterait ? Et pourtant, pour avoir été mariée, je peux
te dire qu’on n’est jamais assuré d’avoir fait le bon choix. Parfois, le divorce
s’impose alors comme la moins mauvaise des solutions…
— Je sais que tu as souffert de ton divorce, poursuivit Cade, et en ce qui me
concerne, sans avoir été marié, j’ai moi aussi frôlé la catastrophe avec des
femmes qui n’en avaient qu’après mon argent.
— Dans ce cas, tu comprends donc mes réticences, dit-elle en le regardant
au fond des yeux.
— Je les comprends d’autant mieux que moi aussi, j’ai peur de tomber
amoureux d’une femme qui ne serait pas faite pour moi.
Elle se sentit alors autorisée à lui poser une question qui lui brûlait les lèvres.
— Et toi, aimerais-tu avoir des enfants, plus tard ?
— Bien sûr ! Au moins deux et peut-être même trois, répondit-il.
Savoir que Cade envisageait de fonder un foyer — contrairement à Doug
qui, égoïstement, ne pensait qu’à lui — l’amena à voir les choses différemment.
Malgré leur différence de fortune, peut-être pourraient-ils après tout trouver
un terrain d’entente ? Peut-être parviendraient-ils à faire la part belle aux
sentiments, en jouant coûte que coûte les cartes de la sincérité et de l’amour ?
Reposant à son tour son verre vide, Cade se rapprocha d’elle au point de la
toucher presque. Sa main, large et puissante, reposait à deux centimètres de son
épaule et elle eut soudain envie qu’il la caresse.
— L’un de tes frères et sœur ou de tes cousins a-t-il déjà eu des enfants ?
s’enquit-elle en s’efforçant de refréner son désir.
— Pas encore, répondit-il en avançant un peu plus la main de son épaule, et
GiGi ne cesse de nous le reprocher.
Alors qu’elle espérait bien plus de sa part, Cade se contenta de lui effleurer
les cheveux.
Pourquoi n’allait-il pas plus loin alors qu’elle en mourait d’envie ? Il la
regardait avec cette expression dubitative, comme si, sans le savoir, elle avait
refroidi ses ardeurs.
— Je crois que je vais rentrer, déclara-t-il en se levant.
Elle s’efforça de ne pas laisser paraître sa déception.
— Oui, il se fait tard et je ne vais pas traîner non plus pour aller me coucher.
Cade lui sourit.
— Nous nous verrons demain chez moi, n’est-ce pas ?
— Je ne crois pas, dit-elle. J’aurai terminé ton mur avant ton retour du
bureau et ensuite je dois rentrer à Arden car j’ai promis à Holly de surveiller sa
boutique.
Il se rembrunit.
— Dommage, car je pensais te confier un autre travail.
Elle dressa l’oreille.
— Ah, et lequel ?
— Je ne sais pas encore. Un autre mur à rénover, peut-être.
Certes, il semblait déçu de ne pas la revoir demain, mais s’intéressait-il à elle
pour autant ? Si tel était le cas, il avait perdu une belle occasion de faire plus
intimement sa connaissance, ce soir.
De son côté, elle avait beau l’avoir invité à boire un verre chez elle, elle
n’était pas forcément prête à sortir avec lui, peut-être même à faire l’amour avec
lui, tout en sachant que leur relation était tôt ou tard vouée à l’échec.
Cade se leva et elle l’imita.
— J’ai passé une excellente soirée avec toi, dit-il en la regardant au fond des
yeux.
— Moi aussi, l’assura-t-elle aussitôt.
Elle crut qu’il allait l’embrasser, mais il se détourna pour aller chercher son
manteau et elle en fut réduite à se consoler en admirant sa silhouette si
séduisante.
Au moment de la quitter, Cade se retourna et lui sourit.
Jamais il n’avait été aussi beau et elle crut défaillir quand leurs regards se
croisèrent.
— Tu oublies la bouteille de liqueur, parvint-elle à dire d’une voix presque
inaudible, tant elle était émue.
— Mais non, je l’avais achetée à ton intention, répondit-il.
— Dans ce cas, merci beaucoup.
Elle s’émerveilla de la beauté de ses yeux, de leur éclat sensuel et
magnétique…
Soudain, il lui effleura la joue d’une caresse qui embrasa ses sens.
— Ta peau est encore plus douce que je l’imaginais, déclara-t-il d’une voix
rauque.
Et, tout en l’enlaçant, il lui donna enfin le baiser qu’elle attendait avec tant
d’impatience.
C’était si bon !
Jusqu’à présent, ils s’étaient embrassés avec une certaine retenue, mais
c’était désormais du passé, cela ne ressemblait en rien avec ce qu’elle vivait en
ce moment même entre ses bras.
Cade la serrait contre lui avec une force virile qui la fit trembler de la tête
aux pieds et, perdant toute retenue, elle plaqua les paumes sur son torse musclé
afin d’en éprouver la virilité.
— Nati ! s’exclama-t-il.
— Oui, répondit-elle avant de souder de nouveau sa bouche à la sienne.
Leur baiser se fit plus profond, plus intense, et elle se pressa de toutes ses
forces contre lui.
— Ma chérie ! murmura-t-il.
Elle était si troublée qu’elle ne sut quoi répondre.
— Si tu savais comme j’ai pensé à toi, ajouta-t-il d’une voix émue.
— Serre-moi plus fort, murmura-t-elle enfin à son oreille.
Les mains de Cade enserrèrent ses épaules avant de glisser jusqu’à ses reins
brûlants.
Vibrante de désir, elle lui offrit ses lèvres et ferma les yeux pour mieux
savourer ce nouveau baiser qui faisait naître en elle une multitude de sensations
toutes plus excitantes les unes que les autres.
Mais alors qu’elle était prête à s’offrir tout entière à lui, un craquement du
plancher au-dessus de leurs têtes la fit sursauter.
— Mon grand-père ! chuchota-t-elle.
— Je ferais mieux de partir, dit Cade avec un soupir résigné.
Elle en voulut presque à Jonah de troubler son tête-à-tête avec Cade, mais
peut-être était-ce aussi bien ainsi ?
— A bientôt, dit-elle après lui avoir ouvert la porte.
— A bientôt, répondit-il en lui lançant un regard attendri.
Elle le suivit des yeux tandis qu’il s’éloignait dans la nuit, puis elle referma
la porte, les lèvres encore brûlantes du baiser qu’il venait de lui donner.
- 8 -

Nati travaillait dans son atelier quand elle entendit tambouriner à la porte de
la boutique.
— J’arrive ! cria-t-elle, persuadée qu’il s’agissait du livreur de pizza.
Elle mourait de faim, n’ayant cessé de travailler depuis le matin, d’abord
chez Cade puis à la boutique où elle avait peint divers objets et tables qu’elle
espérait vendre durant le festival d’automne.
Holly ayant annulé son rendez-vous, elle aurait fort bien pu rester chez Cade
et attendre son retour, mais elle avait jugé plus prudent de rentrer chez elle.
Encore maintenant, elle ne pouvait s’empêcher de frissonner en évoquant
l’intense et fougueux baiser qu’ils avaient échangé.
Même s’il lui confiait un nouveau mur à peindre, elle savait à présent qu’il
valait mieux réduire au minimum les occasions de se retrouver seule avec lui,
afin de se donner le temps de la réflexion.
Avant de partir de chez Cade, elle avait déposé sa facture concernant le mur
sur la table de la salle à manger.
Elle avait failli y joindre une lettre où elle tentait de lui expliquer tout ce
qu’elle ressentait pour lui et, aussi, tout ce qui l’incitait à ne pas vouloir aller
plus loin.
Elle lui parlait de Doug, des Pirfoy, de toutes les humiliations subies par la
faute de sa belle-famille sous prétexte qu’elle était sans le sou, et eux, riches à
millions.
Mais au dernier moment, elle avait repris sa lettre et l’avait déchirée.
— Nati ? entendit-elle appeler depuis l’extérieur de sa boutique.
Même déformée, cette voix d’homme lui était familière et son cœur fit un
bond dans sa poitrine.
— J’arrive ! répéta-t-elle.
Plus beau et séduisant que jamais, Cade se tenait derrière la porte vitrée et il
lui adressait un sourire enjôleur tandis qu’elle ouvrait le verrou.
— Je suis passé chez toi et, comme tu n’y étais pas, j’ai eu l’idée de venir
jusqu’ici. J’espère que je ne te dérange pas ?
— Je ne m’attendais pas à te voir, dit-elle en s’efforçant de contenir son
trouble. As-tu trouvé la facture ?
— Bien sûr. Je vais d’ailleurs te régler tout de suite ce que je te dois.
Le livreur de pizza arriva sur ces entrefaites et Cade, toujours galant, voulut
payer à sa place, mais elle s’y opposa.
— Gardez la monnaie, ajouta-t-elle en tendant deux billets au livreur qui la
remercia.
Elle sourit à Cade.
— Si tu n’as pas encore dîné, je t’invite à partager ma pizza.
— Je ne voudrais pas m’imposer, répondit-il. Qu’étais-tu en train de faire ?
De peindre le motif sur la malle de GiGi ?
— Non, je terminais un guéridon que je veux exposer en vitrine, avec deux
tables déjà prêtes. Si tu veux m’aider, tout à l’heure, à les transporter…
— Affaire conclue ! s’empressa-t-il de répondre.
Une fois de plus, elle remarqua à quel point il était serviable et peu enclin à
faire des manières.
Chez les Pirfoy, une armée de domestiques se chargeaient des tâches du
quotidien et quand il ne passait pas son temps à faire du deltaplane au-dessus de
la cordillère des Andes ou de la plongée à Nassau, Doug trouvait tout à fait
normal de se faire servir sans jamais lever le petit doigt.
— A quoi penses-tu ? lui demanda Cade
— Oh ! à des choses sans importance, prétendit-elle.
Et pour se donner une contenance, elle s’empressa de dresser sommairement
le couvert sur son comptoir.
Peu après, ils croquaient de bon appétit dans leur part respective de pizza.
— Il faut que nous reparlions de ta facture concernant le mur, dit Cade entre
deux bouchées.
Alarmée par le ton peu amène qu’il avait employé, elle sentit sa gorge se
serrer.
— Le total serait-il erroné ? demanda-t-elle.
— Oui, dans la mesure où tes tarifs sont beaucoup trop bas.
— Mes tarifs sont ce qu’ils doivent être, répliqua-t-elle.
— Tu as fait plusieurs fois l’aller-retour entre Arden et ma maison, ce qui t’a
coûté beaucoup d’essence sans compter que ta voiture est à présent en panne. Le
moins que je puisse faire est de te dédommager pour le déplacement.
— Il n’en est pas question. J’ai déjà travaillé pour des clients qui habitaient
plus loin que toi, sans réclamer de supplément.
— Eh bien moi, je suis si satisfait de ton travail que j’aimerais te gratifier
d’une prime.
— Je ne suis pas Michel-Ange et je n’ai pas peint le plafond de la chapelle
Sixtine, répondit-elle en riant.
— J’estime que tu dois être payée à ta juste valeur, Nati, insista-t-il.
— Permets-moi tout de même de fixer mes tarifs à ma guise.
Avec un soupir, Cade termina sa part de pizza puis, après avoir essuyé ses
doigts, il remplit un chèque qu’il lui tendit.
Le montant inscrit dépassait largement ce qu’il lui devait.
— C’est bien trop ! marmonna-t-elle, embarrassée.
— Je tiens à payer l’essence et le déplacement, expliqua Cade. Considère
qu’il s’agit d’une prime.
Furieuse d’être placée devant le fait accompli, elle faillit lui rendre son
chèque mais, réflexion faite, elle se contenta de hausser les épaules.
Cade voulait payer plus qu’il ne lui devait ? Elle n’avait qu’à considérer ce
cadeau comme une réparation du mal fait autrefois par H.J. à sa famille.
— N’en parlons plus, répondit-elle en effritant un relief de pizza entre ses
doigts.
Cade la regarda d’un air malicieux.
— Ne te formalise pas si GiGi te verse elle aussi une prime, une fois que tu
auras terminé de repeindre sa malle.
Tout en s’efforçant de contenir son exaspération, elle alla chercher une boîte
de chocolats et la posa devant eux.
— Voici notre dessert. Quand tu auras terminé de manger, nous irons
déménager mes tables, mais ne compte pas sur moi pour te verser une prime !

Un peu plus tard, Nati montra à Cade les deux tables qu’elle venait de
repeindre et sur lesquelles elle comptait exposer ses nouvelles créations
artisanales.
— Tu as vraiment du talent ! s’exclama-t-il.
— N’exagère pas, répondit-elle non sans rougir.
Au fond d’elle-même, elle était touchée de sentir l’intérêt que Cade portait à
ses créations tandis que, pour autant qu’elle puisse s’en souvenir, jamais Doug
n’avait prêté la moindre attention à son goût pour la peinture et la restauration,
quand elle était mariée avec lui.
Tout au plus assimilait-il sa passion pour l’art pictural et les meubles anciens
à une sorte de hobby féminin comme la couture ou le macramé.
— Commençons par déplacer celle-là, dit-elle en attrapant l’extrémité d’une
des tables.
Cade souleva l’autre extrémité et elle dirigea la manœuvre consistant à sortir
la table de l’atelier sans heurter le mur ou l’encadrement de la porte.
La table pesait son poids et, sans l’aide providentielle de Cade, elle n’aurait
sans doute pas pu la transporter seule.
Quand ils eurent déposé le meuble dans l’entrée, Cade la regarda.
— Si je suis venu ce soir, ça n’était pas seulement pour cette histoire de
facture, dit-il.
— Je m’en doutais un peu, répondit-elle, soudain aux aguets.
Alors qu’ils ne s’étaient pas concertés, ils en étaient peut-être arrivés deux
les deux simultanément à la même conclusion concernant l’impossibilité d’avoir
une relation suivie.
Mais la réponse de Cade la prit de court.
— Nous pourrions peut-être essayer de sortir ensemble, toi et moi ? suggéra-
t-il.
Jamais elle n’aurait pensé qu’il formulerait sa requête de façon aussi
explicite. Pendant un moment, elle avait même cru qu’il ne tenait plus à la revoir
du tout…
— Travailler, peindre, créer des objets, suffit à mon bonheur, du moins pour
le moment, répondit-elle en baissant les yeux.
Son trouble était tel, autant que l’incertitude dans laquelle elle se trouvait
depuis sa rencontre avec Cade, qu’elle éprouvait le besoin de se protéger en
gardant ses distances.
— Je comprends, Nati, mais tu es consciente que nous ressentons un
sentiment fort l’un pour l’autre, n’est-ce pas ?
— Oui, je le sais, répondit-elle, mais je ne sais pas si je suis prête à avoir une
relation avec toi.
— Et notre baiser d’hier soir, tu l’oublies ?
Elle ne put s’empêcher de rougir.
— Tu es le premier homme que j’invite chez moi depuis mon divorce,
répondit-elle en éludant sa question.
Cade soupira.
— Et si tu me parlais un peu de toi, de ta vie ? J’ai l’impression que cette
triste expérience t’a traumatisée.
Elle eut une seconde d’hésitation, puis estimant que Cade était digne de
confiance, elle décida de le mettre au courant de sa vie avec Doug, de ses espoirs
déçus, du calvaire qu’avaient été son mariage et son divorce.
— Pendant six ans et demi, j’ai été la femme de Douglas Pirfoy, le fils du
dirigeant de la compagnie aérienne du même nom, commença-t-elle. Mais après
quelques mois de vie conjugale, Doug s’est désintéressé de moi.
Cade la regarda avec émotion.
— Qu’un homme puisse cesser de s’intéresser à une femme comme toi me
dépasse, dit-il.
— Doug ne me trouvait sans doute pas à son goût, ou peut-être préférait-il
l’aventure et la liberté à la vie conjugale ?
Entre un mari toujours en voyage et une belle-mère acariâtre et méprisante,
elle avait beaucoup souffert et elle se refusait désormais à courir le risque de
réitérer l’expérience.
— Je ne m’appelle pas Doug Pirfoy, déclara Cade comme s’il lisait en elle à
livre ouvert.
— Je sais.
Troublée, elle entraîna Cade vers l’atelier et, quelques minutes plus tard, ils
déposèrent la seconde table à côté de la première.
— Merci ! dit-elle en lui souriant. Sans ton aide, je ne sais pas ce que
j’aurais fait. Alors que Doug m’aurait prise pour une folle si je lui avais
demandé ce genre de service. Il était tellement arrogant…
Cade hocha la tête avec compréhension.
— Un vrai fils à papa ce Doug, visiblement. Mais dis-moi, quand il
s’absentait pour faire du trekking au Tibet, qu’advenait-il de toi ?
— Rien, et c’était bien là le problème. Entre deux expéditions au bout du
monde, il venait me faire la bise puis il repartait, me laissant seule avec sa mère
qui aurait tant voulu que je sois une lady et non une fille de camionneurs…
— Comment vous êtes-vous rencontrés, Doug et toi ?
— Je gagnais mon argent de poche en faisant du baby-sitting ou en étant
serveuse, le samedi soir, dans les pubs fréquentés par les étudiants. Doug m’a
remarquée et m’a fait la cour. Il se montrait charmant, gai, passionnant aussi,
capable sur un coup de tête de louer un avion pour m’emmener en Floride pêcher
la langouste.
— Et bien sûr, tu es tombée amoureuse de lui…
— Pas tout de suite. J’ai même longtemps hésité avant d’accepter de devenir
sa petite amie, car Doug appartenait à un milieu qui n’était pas le mien.
— Tu as pourtant fini par accepter de devenir sa femme, objecta-t-il.
— Je connaissais mal Doug et j’étais jeune et influençable. Après l’obtention
de mon diplôme, j’ai été engagée par une entreprise spécialisée dans la
restauration d’objets anciens. Doug n’a pas apprécié que je lui échappe, si bien
qu’il s’est empressé de m’emmener à Paris, où nous nous sommes mariés.
Revivre par le menu sa vie avec Doug éveilla en elle une sourde nostalgie à
laquelle se mêlait le dépit de s’être trompée d’histoire d’amour.
— Doug devait être romantique pour avoir eu l’idée de t’emmener à Paris,
dit Cade en l’aidant à disposer les objets qu’elle voulait vendre.
Elle eut un petit rire triste.
— Avec du recul, je me dis que c’était surtout pour court-circuiter sa
famille, car si nous étions restés à Philadelphie, jamais ses parents n’auraient
consenti à notre mariage.
— Et pourquoi donc ? demanda Cade.
— Je te l’ai dit : Doug et moi n’étions pas du même milieu. Quand nous
sommes rentrés et que Doug m’a présentée à ses parents, ces derniers ont été
consternés d’apprendre que leur fils chéri venait d’épouser une fille de
camionneurs. Par la suite, ma belle-mère m’a fait subir mille vexations, allant
même jusqu’à me soupçonner d’en vouloir à l’argent de sa famille.
Tout en parlant, ils étaient revenus dans l’atelier pour y prendre d’autres
objets et elle remarqua que Cade semblait en colère.
— Je n’en reviens pas que des gens comme les Pirfoy aient pu se conduire
aussi mal avec toi, dit-il. Certaines femmes intéressées cherchent à épouser des
hommes riches, mais si j’en juge par ton train de vie, tu n’as rien d’une
« croqueuse de diamants ».
Pourtant dite sans intention méchante, la remarque de Cade la blessa : cela
sous-entendait qu’elle était sans le sou, ce qui, hélas, était vrai.
— En effet, ce divorce n’a pas été pour moi la mine d’or que certains
auraient pu imaginer, dit-elle avec amertume. A l’époque, ma belle-mère
redoutait que je convoite l’argent des Pirfoy pour aider ma famille, car ma
grand-mère, qui vivait encore, souffrait d’une grave maladie des reins.
— Ton grand-père avait sans doute du mal à payer les factures médicales ?
— Exactement, au point qu’il avait même envisagé de vendre sa maison.
Cade hocha la tête.
— Alors tu as eu l’idée de demander l’aide de Doug et de ses parents ?
— En effet. Comme l’état de ma grand-mère s’aggravait de jour en jour, mes
chers beaux-parents ont accepté de prêter à mon grand-père la somme dont il
avait besoin, à condition que ce dernier leur paie des intérêts.
— Quelle famille, dis donc ! s’exclama Cade.
— A la mort de ma grand-mère, Doug ne s’est même pas donné la peine de
venir aux funérailles et quelques mois plus tard, quand je lui ai appris que j’étais
enceinte de lui, il m’a laissé entendre qu’il ne souhaitait pas la naissance de cet
enfant.
— Il ne pensait donc qu’à lui ?
— Il se moquait de ma grossesse comme de sa première chemise : ce qui
l’intéressait, c’était de courir le monde avec ses amis, répondit-elle.
— Où viviez-vous alors, Doug et toi ?
— Chez ses parents. Doug trouvait cette solution plus commode, mais j’ai
compris plus tard que c’était une façon de ne pas assumer ses responsabilités et
de me jeter, par la même occasion, entre les griffes de sa chère mère.
Cade hocha la tête et elle puisa dans son regard chaleureux un réconfort dont
elle avait bien besoin.
— Le plus dur pour moi, ça a été le refus des Pirfoy de rencontrer ma
famille. A leurs yeux, les Morrison n’étaient pas dignes de considération et
c’était aussi la raison du peu de cas que ma belle-mère faisait de ma grossesse.
Elle ne tenait pas à ce que j’introduise dans leur famille un héritier issu d’une
créature aussi inférieure que moi.
— Je vois tout à fait le genre, maugréa Cade, mais Doug te laissait tout de
même rendre visite aux tiens ?
— Oui. Cela dit, je vivais alors à Philadelphie, à plusieurs milliers de
kilomètres de Denver, et je ne pouvais pas voyager autant que je l’aurais
souhaité, surtout à partir du moment où j’ai été enceinte.
— J’ai vraiment du mal à croire que Doug ait pu se comporter aussi mal
avec toi. Et tu dis qu’il n’a pas même eu la délicatesse de t’accompagner aux
funérailles de ta grand-mère ?
— Il a préféré aller faire de la plongée avec des amis, au large de Bimini,
expliqua-t-elle d’une voix enrouée par l’émotion. Pour lui, la mort de ma grand-
mère n’était pas un événement.
— Quelle attachante personnalité ! s’exclama-t-il, contenant difficilement sa
fureur. Tu aurais dû divorcer avec lui sur-le-champ… Mais suis-je bête, il y avait
le bébé. Je comprends mieux ce qui t’a retenue auprès de Doug…
— Ah, le bébé…, articula-t-elle.
Les mots restèrent bloqués au fond de sa gorge et elle se sentit aussi émue
qu’à l’époque où elle s’était retrouvée enceinte.
— Doug et moi n’avions pas prévu d’avoir un enfant et, quand je lui ai
annoncé la nouvelle, il m’a dit d’en assumer toute la responsabilité, car il ne
voulait pas changer son style de vie d’un iota. Et puis…
Rongée par l’afflux de souvenirs douloureux, elle fut contrainte de
s’interrompre et Cade la regarda avec une compassion qui la réconforta.
— Et puis, il n’y a pas eu d’enfant, dit-il d’une voix douce. C’est bien ça,
n’est-ce pas ?
Incapable de répondre, elle s’efforça de ravaler ses larmes et, pour se donner
une contenance, elle s’obligea à disposer sur l’une des tables une série
d’assiettes peintes.
— C’est cela, n’est-ce pas ? insista Cade.
— J’ai fait une fausse couche, admit-elle. Pour moi, ça a été un drame, mais
Doug, lui, s’est contenté de hausser les épaules en prétendant que c’était aussi
bien ainsi.
— Quel salaud ! s’exclama Cade.
Instinctivement, elle vint se blottir entre ses bras et posa la tête sur son
épaule.
— J’étais ulcérée et c’est ce qui m’a décidée à divorcer de Doug. Les Pirfoy
ont hurlé au scandale et de gros ennuis ont commencé pour moi, expliqua-t-elle
d’une voix où perçait une colère mal contenue.
— Vous aviez pris la précaution d’établir un contrat de mariage, Doug et
toi ?
— Aucun, car nous nous étions mariés à Paris, sur un coup de tête. Les
avocats de la famille Pirfoy m’ont expliqué que je ne pouvais prétendre à une
compensation financière en raison du prêt consenti par ma belle-famille à mon
grand-père.
— Je vois, dit Cade en soupirant.
— J’ai décidé de consulter un avocat, mais les trois premiers que j’ai
contactés ont refusé de s’occuper de moi, par peur des Pirfoy. Quand j’en ai
enfin trouvé un assez courageux pour plaider ma cause, les avocats de ma belle-
famille sont revenus à la charge.
— De quelle façon ?
— Ils exigeaient de mon grand-père, qui était encore sous le choc de la mort
de ma grand-mère, le remboursement anticipé de sa dette. Sachant que dans cette
éventualité, mon grand-père serait contraint de vendre sa maison, j’ai renoncé à
une pension alimentaire et les Pirfoy ont accepté d’annuler la dette de mon
grand-père. Quelques semaines plus tard, le divorce entre Doug et moi a enfin
été prononcé.
— Quelle famille de rapaces !
— Je ne les juge pas, mais j’en garde le pire des souvenirs. Si je suis restée
aussi longtemps avec Doug, c’était parce que j’avais tout de même l’espoir qu’il
accepterait un jour de prendre ses responsabilités. Aujourd’hui, je sais que mon
espoir était totalement vain.
— Je trouve honteux qu’il t’ait laissée sans un sou après votre divorce, dit
Cade en lui caressant la joue.
La chaleur de ses doigts lui fit du bien et elle mesura à quel point un homme
lui manquait.
Certes, Cade lui plaisait, et elle avait du mal à penser qu’avec lui sa vie
pourrait jamais être aussi triste et décevante qu’elle l’avait été du temps de son
mariage, mais comment en être certaine ?
Quand elle avait rencontré Doug, lui aussi s’était montré gentil, tendre et
attentionné. Ça n’avait été qu’une fois marié avec elle qu’il s’était révélé sous
son vrai jour.
Rien ne l’assurait qu’il en irait différemment avec Cade. Non, il n’était
vraiment pas prudent de tomber amoureuse d’un homme plus fortuné qu’elle.
— Pourrais-tu aller prendre le carton qui se trouve là-bas et me l’apporter
ici ? lui demanda-t-elle.
— Bien sûr !
Peu après, il déposa sur la table un carton rempli d’objets artisanaux qu’elle
espérait vendre durant le festival.
— Merci, lui dit-elle sans oser le regarder dans les yeux.
Chaque fois que Cade la regardait, elle ne pouvait s’empêcher de frémir tant
il avait le don de la troubler. Etait-ce le signe qu’ils étaient faits l’un pour
l’autre ? En tout cas, elle n’avait jamais rien ressenti de tel avec Doug, même
quand elle était amoureuse de lui.
Alors qu’elle sortait tasses et cafetières en céramique et qu’elle les disposait
avec un soin méticuleux sur la table, Cade reprit la parole :
— Si ta famille était restée à Northbridge, tu ne serais jamais allée à
l’université du Colorado, tu n’aurais pas connu Doug et rien de tout ça ne serait
arrivé, fit-il.
— Mais pourquoi en revenir toujours à Northbridge ? demanda-t-elle,
frappée par l’obstination qu’il mettait à faire du berceau familial des Morrison
une sorte de paradis terrestre, ce qui était loin d’être le cas.
— Tes grands-parents y posséderaient encore leur ferme et je pense qu’ils
vivraient heureux là-bas.
Elle haussa les épaules.
— Je n’étais pas née à l’époque, mais je ne crois pas que la vie ait été
idyllique à Northbridge. Mes arrière-grands-parents trimaient dans les champs
pour un maigre revenu et, à chaque mauvaise récolte, ils redoutaient de ne plus
parvenir à rembourser leur crédit, ce qui a du reste fini par arriver. C’est ainsi
que ton arrière-grand-père a pu racheter l’hypothèque de la ferme.
— Crois-tu que ta famille aurait pu perdre sa ferme indépendamment de
l’intervention de mon arrière-grand-père ? demanda-t-il.
— Si l’hypothèque n’avait pas été rachetée par un Camden, la banque aurait
dans tous les cas exigé le remboursement du prêt et la ferme aurait été perdue
pour nous, dit-elle.
Cade lui sourit.
— Grâce à tes explications, je me sens désormais un peu moins coupable,
même si je ne suis en rien responsable des décisions et des actes de H.J.
Camden.
— Tu aurais bien tort de te sentir coupable, renchérit-elle en lui souriant à
son tour. Ce qui doit arriver finit par arriver et puis le changement n’est pas
forcément négatif.
— Croirais-tu à la prédestination ? demanda-t-il.
— Je crois que ma rencontre avec Doug était inscrite quelque part, et en
dépit de tout ce que j’ai subi par sa faute, en dépit de mes souffrances, j’estime
aujourd’hui encore que d’un mal peut sortir un bien.
— Je me demande de quelle façon ! s’étonna Cade.
— Si les Pirfoy n’avaient pas été là pour régler les honoraires des médecins
de ma grand-mère, mon grand-père aurait dû vendre sa maison. Qui sait alors
quelle aurait été sa vie ?
— Evidemment, c’est un point de vue.
— Mon grand-père a pu garder sa maison, poursuivit-elle. Quant à moi, j’ai
une affaire qui tourne et la chance aussi d’avoir Holly pour amie, alors que
demander de plus ?
Cade ne répondit rien et elle continua d’arranger ses objets sur la table.
Qu’elle l’ait ou non convaincu de la nécessité d’accepter sa destinée, là
n’était pas la question : après avoir fait le point sur sa situation, elle se sentait
prête à aller de l’avant désormais.
— Merci pour ton aide, dit-elle à Cade. Si j’avais dû traîner moi-même ces
lourdes tables jusqu’ici, j’aurais perdu un temps précieux.
— Je suis toujours disposé à t’aider, et de toutes les façons possibles,
répondit-il en lui effleurant la joue d’une caresse.
Elle allait éteindre quand il s’approcha de l’un des meubles qui se trouvait
dans son atelier.
— Quel étrange canapé ! s’exclama-t-il.
— Il s’agit d’une méridienne fabriquée sous le règne de la reine Victoria,
expliqua-t-elle en passant sa paume sur le bois poli du meuble. Un riche
propriétaire d’Arden l’a fait venir ici à grands frais et voudrait que je redore la
frise qui a perdu de son éclat.
— Elle est vraiment très jolie, dit-il, et je la verrais bien dans mon salon.
— Je ne crois pas que mon client serait disposé à s’en séparer. Il s’agit d’un
héritage auquel il tient, pour autant que je sache.
— Dommage ! Quand je pense que des dames en longues robes, des
messieurs en jaquette et haut-de- forme, ont pu s’asseoir sur cette méridienne, se
parler, les uns faisant la cour aux autres, je me mets à rêver…
— Quelle imagination tu as ! dit-elle, amusée par l’entrain de Cade.
Le regard pétillant, il lui tendit la main et s’inclina cérémonieusement vers
elle.
— Voudriez-vous étrenner cette accueillante méridienne avec moi,
mademoiselle ?
Ce flirt impromptu n’était pas pour lui déplaire.
— Avec plaisir, monsieur, répondit-elle en lui faisant la révérence.
Telle Juliette Récamier posant pour Jacques-Louis David pour le célèbre
tableau dont elle avait admiré la reproduction chez son ex-employeur, elle
s’allongea avec langueur sur la méridienne.
Arborant une expression soudain plus grave, Cade s’assit près d’elle et prit
sa main dans la sienne.
— Je suis désolé que tu aies subi tant d’épreuves douloureuses, dit-il en lui
massant les doigts.
Elle se laissa bercer par sa voix chaude qui avait le don de faire naître le
désir en elle.
— A quoi bon pleurer sur le passé ? Ça ne sert à rien, dit-elle doucement.
— Et si j’investissais dans ta boutique afin de te permettre de t’agrandir ? Ou
peut-être pourrais-je t’aider à financer l’achat d’une maison ou d’une nouvelle
voiture ?
— Ma voiture sera réparée la semaine prochaine. Mes affaires vont aussi
bien que possible. Mon appartement est petit, mais je le trouve à mon goût…
Pourquoi ne se décidait-il pas à l’embrasser alors qu’elle n’attendait que ça ?
Ne sentait-il pas à quel point elle le désirait, combien elle avait envie de le
toucher, de caresser son beau visage, de laisser ses mains viriles errer sur son
corps impatient ?
Hier soir déjà, après leur long, leur brûlant baiser empli de passion, elle avait
failli lui demander de passer la nuit avec elle. Avant de renoncer au dernier
moment, prise de panique.
Le fait d’avoir parlé à Cade de sa vie avec Doug, des Pirfoy, de ses attentes
déçues, de ses souffrances lui avait permis de franchir une nouvelle étape et, ce
soir, elle se sentait prête à s’abandonner à son étreinte jusqu’au bout de la nuit.
Comme s’il cherchait à déchiffrer la part d’ombre qu’elle recelait, cette part
qu’elle s’efforçait de lui cacher depuis qu’ils s’étaient rencontrés, celle qui avait
trait à ses peurs mais aussi à ses désirs, à l’envie folle qu’elle avait de faire
l’amour avec lui, Cade continua de la scruter.
— Si seulement tu voulais comprendre, murmura-t-il à son oreille.
Et quand Cade l’attira doucement à lui et la serra entre ses bras avant
d’approcher son visage du sien, elle ne put s’empêcher de tressaillir. Comme
étaient troublantes la douce pression de ses lèvres masculines sur les siennes,
puis la chaleur suave de son baiser !
Jamais personne ne l’avait embrassée comme le faisait Cade et, pour mieux
jouir de cette sensation délicieuse qui la faisait tant vibrer, elle ferma les yeux et
s’abandonna au plaisir de se sentir de nouveau femme à part entière.
Cade caressait ses joues, son front et sa chevelure avec tant d’insistance
qu’elle sentit croître encore son désir pour lui.
— Allonge-toi plus confortablement, lui dit-il.
Elle s’installa à son aise sur la méridienne, ses cuisses par-dessus celles de
Cade.
Une petite voix intérieure lui soufflait de se lever et de partir, mais elle n’en
fit rien. Au contraire, elle attira Cade à elle, pour lui caresser le torse à travers
son polo. Le frémissement de ses muscles sous ses doigts l’émerveilla.
Doug avait un physique plutôt chétif, tandis que Cade respirait la force et la
virilité, ce qui était loin de lui déplaire.
N’y tenant plus, elle souda sa bouche à celle de Cade puis, laissant libre
cours à sa fougue sensuelle, elle palpa son torse et son dos musculeux.
— J’ai envie de toi, murmura Cade tout en effleurant ses seins qui tendirent
l’étoffe de son chemisier, sous l’effet du désir.
— Moi aussi, répondit-elle en frissonnant.
Tandis qu’elle se cambrait pour mieux s’offrir à lui, Cade glissa une main
sous son chemisier.
Emportée dans un tourbillon de sensations érotiques, elle allait s’abandonner
totalement quand elle se souvint opportunément que Cade n’était pas l’homme
qu’il lui fallait, pas plus que Doug ne l’avait été.
Qu’allait-elle donc faire ? Une grosse bêtise !
Cade était encore bien plus riche que Doug et le mieux pour elle serait de ne
plus le voir du tout, quitte à le regretter ensuite.
— Que se passe-t-il ? demanda Cade en fronçant les sourcils.
— Restons-en là, dit-elle avec regret.
Si elle ne se dépêchait pas de mettre un terme à leur étreinte, elle finirait par
faire l’amour avec Cade, elle en avait la certitude.
— Très bien, maugréa-t-il en retirant sa main et en s’écartant d’elle.
Dans ses yeux si bleus brillait un tel désir qu’elle en fut comme irradiée.
— Tu ne m’en veux pas trop ? demanda-t-elle en se levant.
— Mais non !
— Cade, je suis désolée, insista-t-elle. Je… J’ai encore besoin de réfléchir.
— Allez, viens, répliqua-t-il, nous allons fermer ta boutique et puis tu me
raccompagneras jusqu’à ma voiture.
Comme elle regrettait déjà les caresses de Cade sur ses seins nus ! Pour un
peu, elle en aurait oublié ses résolutions.
— Si tu penses que c’est mieux ainsi, fit-elle.
Cade la regarda avec tendresse.
— Oui, prenons le temps de réfléchir avant d’aller plus loin, dit-il.
Main dans la main, les doigts enlacés comme ceux de deux amoureux
timides, ils gagnèrent l’entrée de la boutique.
— Veux-tu que nous assistions demain à la vente aux enchères des
épouvantails ? suggéra-t-il.
Elle aurait dû refuser sa proposition, mais l’envie de passer une nouvelle
soirée en sa compagnie fut plus forte que tout.
— Bonne idée ! s’exclama-t-elle.
— Bravo, car autant te le dire, je compte bien remporter les enchères et
repartir avec Lily.
Elle ne put s’empêcher de rire car Cade parlait de sa « petite demoiselle »
comme d’un trésor.
— Mon épouvantail n’a pourtant rien d’une œuvre d’art ! objecta-t-elle.
— C’est toi qui l’as créée et pour moi, elle symbolise à jamais notre
première rencontre, répondit-t-il. Bon, je vais partir…
— Déjà ? ne put-elle s’empêcher de dire.
— Voudrais-tu que je reste ?
Alors qu’elle hésitait, il l’embrassa à pleine bouche et, sans plus réfléchir,
elle lui rendit son baiser.
— Pas encore mais bientôt, peut-être, lui dit-elle d’une voix rauque de désir.
Cade l’embrassa sur le front, puis, après avoir exercé une tendre pression sur
sa main, il poussa la porte de la boutique et se fondit dans la nuit, tandis qu’elle
le suivait des yeux, le cœur battant à tout rompre.
- 9 -

Lily, la « petite demoiselle » aux cheveux de paille et aux joues de carton


mâché, obtint un franc succès lors de sa mise aux enchères.
Son épouvantail plaisait au public.
Outre Cade, plusieurs personnes étaient en compétition pour l’acquérir, et
Lily atteignit un montant astronomique.
— Je déclare le lot vendu au grand monsieur en col roulé, déclara le
commissaire-priseur.
Le cœur battant, elle se tourna vers Cade, qui était à son côté.
— Je n’en reviens pas que tu aies dépensé autant pour un mannequin de
paille, dit-elle en s’efforçant de cacher sa joie.
Certes, le prix demandé pour ce mannequin était exagéré, mais comment
nier qu’en l’achetant Cade venait de lui donner une preuve de l’intérêt qu’il lui
portait ?
— Ce mannequin a pour moi une valeur sentimentale car il témoigne de
notre première rencontre, répondit Cade, et c’est pourquoi j’ai tant tenu à
emporter l’enchère.
Elle se mit à rire.
— Tu te souviens comme tu as eu peur, la première fois, en voyant Lily
agiter ses bras vers toi ?
— Un peu plus, renchérit Cade, je repartais sans demander mon reste, ce qui
aurait été dommage.
Elle lui prit la main et la serra furtivement dans la sienne.
— Oui, dit-elle pensivement, ç’aurait été dommage et je suis heureuse que tu
n’en aies rien fait.
— Et moi donc ! Parce que entre-temps je me suis attaché autant à ce
mannequin qu’à celle qui l’a façonné à son effigie.
Elle ne put s’empêcher de sourire aux sous-entendus que recelaient ces
propos.
— Et… Puis-je savoir où tu comptes l’installer ?
— Oh ! je crois que j’ai trouvé l’emplacement idéal pour Lily.
— Ah bon ? Et où donc ? demanda-t-elle, brûlante de curiosité. Sur ton
porche ? Dans le jardin ?
— Pour le savoir, il faudra que tu m’accompagnes chez moi, répondit-il avec
un éclat malicieux au fond de ses yeux bleus.
Elle fut soudain sur ses gardes.
Autant elle était ravie d’avoir pu assister à cette pittoresque vente aux
enchères, autant le fait que Cade ait dépensé une telle somme pour acquérir ce
qui, après tout, n’était qu’un banal épouvantail, ne manquait pas de la troubler.
Il avait visiblement voulu lui témoigner son attachement mais en devenant
propriétaire de sa « petite demoiselle », ne cherchait-il pas surtout à l’accaparer
symboliquement ?
Elle avait trop souffert sous le joug conjugué de Doug et des Pirfoy pour
accepter de mettre le doigt dans un nouvel engrenage qui pourrait s’avérer aussi
dangereux que l’avait été son mariage. Dans ces conditions, accompagner Cade
chez lui, même en toute amitié, n’était pas anodin.
La veille au soir, après leur fougueux baiser, elle n’avait pas réussi à
s’endormir et plutôt que de compter les moutons dans son lit, elle était retournée
dans sa boutique afin de travailler sur la malle de GiGi.
Tout en peignant, elle n’avait cessé de penser au danger que Cade
représentait pour elle et à la nécessité de rompre avec lui. Pourtant, à présent
qu’il lui en faisait la proposition, elle était curieuse d’aller chez lui, pour voir à
quel endroit il allait installer Lily.
— Cette nuit, j’ai pu terminer la rénovation de la malle de ta grand-mère et
si tu veux, je pourrais la déposer chez toi. Comme ça, tu en profiteras pour me
montrer où tu comptes placer mon épouvantail à moineaux.
— Bonne idée, répondit-il aussitôt, et de mon côté, j’en profiterai aussi pour
te parler de quelque chose qui te concerne.
— Quoi donc ? demanda-t-elle, plus curieuse que jamais.
— Quelque chose d’important, mais je ne t’en dis pas plus pour le moment.
Il insista pour aller chercher la malle de GiGi dans son atelier et pour la
charger sur la plate-forme arrière de son propre pick-up.
— J’aurais pu m’en charger, répliqua-t-elle, un peu frustrée de le voir
prendre l’initiative alors que la malle lui avait été confiée à elle.
— Je sais que tu aurais pu t’en charger, répondit-il, mais comme je te l’ai
déjà dit, j’aime te rendre service. Bon, je t’attends chez moi tout à l’heure,
conclut-il avant de démarrer.
Et, plus émue qu’elle voulait bien l’admettre, elle le regarda s’éloigner en
éprouvant de nouveau des regrets à la pensée de leur séparation prochaine.

Avant d’aller rejoindre Cade chez lui, Nati éprouva le besoin de se refaire
une beauté.
Tout en brossant ses cheveux soyeux devant le miroir, elle repensa à lui, à ce
qu’elle ressentait pour lui, et une fois de plus, elle se sentit partagée entre l’envie
d’aller plus loin, et celle de mettre un terme rapide à leur relation naissante.
Mais comment nier qu’elle se sentait flattée de plaire à un tel homme et que
c’était ce qui la poussait à être coquette, alors qu’elle était d’ordinaire peu
soucieuse de l’effet qu’elle produisait ?
Ainsi avait-elle choisi aujourd’hui, en prévision de la venue de Cade, un jean
qui moulait étroitement ses fesses qu’elle avait petites et rondes.
D’un geste sensuel, elle lissa les pans de la tunique légère qui soulignait les
courbes de son buste.
Dans un coin du cabinet de toilette se trouvait un carton contenant des
escarpins à lanières qu’elle n’avait plus portés depuis son divorce. Or ce matin,
elle les avait exhumés de son placard pour le cas où.
Elle troqua ses ballerines pour les escarpins, puis se regarda en pied dans le
miroir.
Les talons de huit centimètres accentuaient sa cambrure naturelle et lui
donnaient une apparence de femme fatale bien éloignée de sa nature véritable.
Remets tes ballerines ! N’oublie pas que, ce soir, tu annonces à Cade que
tout est fini entre vous !
Mais si la raison lui commandait de rompre, son cœur, lui, n’était pas du tout
d’accord. Alors, sans plus tergiverser, elle drapa un châle noir autour de ses
épaules et ferma sa boutique à clé pour se diriger vers son pick-up.

Une heure plus tard, Nati arriva chez Cade, qui l’accueillit avec
empressement.
— J’ai eu le temps de décharger la malle et je l’apporterai demain à GiGi,
dit-il. As-tu fait bonne route ?
— Oui, mais j’ai hâte de récupérer ma voiture, car je n’ai pas de radio dans
la cabine du pick-up.
— Je te comprends ! approuva-t-il, et maintenant, suis-moi, je vais te
montrer où se trouve ta « petite demoiselle ».
Il la guida à travers la maison jusqu’à la cuisine qui ouvrait directement sur
le jardin arrière.
Pendant qu’elle avait travaillé sur le mur de la salle à manger, elle avait
admiré ce jardin magnifiquement arboré par la fenêtre. Des chaises et une table
en fer forgé ainsi qu’une balancelle occupaient le patio central que coiffait un
entrelacement de vigne vierge.
Saisie par le calme du lieu et la beauté des arbres, elle se laissa envahir par
une paix bienfaisante.
— J’aime cet endroit, dit-elle.
— Moi aussi, répondit Cade, mais je suis encore plus heureux qu’il te plaise.
Une cuisine de plein air avait été emménagée dans un renfoncement du patio
et, à côté du bar, un feu crépitait dans un âtre en brique rouge. Sa petite « petite
demoiselle » était attablée devant un somptueux dîner.
Elle masqua tant bien que mal son étonnement.
— Qu’en dis-tu ? demanda Cade.
— Je dirais que Lily a droit à tous les égards de ta part, dit-elle en se
demandant si Cade était, ou non, en train de se moquer d’elle.
Que faisait l’épouvantail assis à table ? Cade avait-il décidé de lui faire une
farce ?
— Lily n’est pas qu’un simple épouvantail, déclara Cade. Pour moi, elle
restera à jamais ta création et j’y suis très attaché.
De plus en plus déconcertée par la tournure que prenaient les événements,
elle ne sut quelle réaction adopter.
— Si je ne m’abuse, la table est mise. Attendrais-tu des invités ?
— Je n’attends qu’une invitée et c’est toi, Nati Morrison, répondit-il. Je
n’allais pas te faire venir ici uniquement pour que tu t’assures que ta « petite
demoiselle » était entre de bonnes mains. Je me suis dit que nous pourrions dîner
dehors afin de profiter de l’arrière-saison.
Le jardin et ses odeurs d’herbe fraîchement coupée, tout autant que l’envie
de passer une dernière soirée avec Cade avant de tirer un trait sur leur histoire
l’incita à accepter.
— Je meurs de faim, dit-elle, et je crois que Lily a déjà pris un peu d’avance
sur nous…
— Dans ce cas, dînons sans plus attendre.
Cade l’aida à s’asseoir puis remplit son assiette de mets appétissants.
Elle fut touchée par sa gentillesse, mais continuerait-il à l’être si elle vivait
avec lui ?
En ce qui concernait Doug, la lune de miel avait été brève et il s’était avéré
ensuite le dernier des égoïstes.
— Alors, que dis-tu de ce dîner ? demanda Cade quand ils eurent goûté aux
différents mets disposés sur la table.
— C’est excellent, dit-elle, et je crois que Lily a autant apprécié que moi les
efforts du maître de maison.
— Merci, répondit Cade, pince-sans-rire.
Elle jeta un coup d’œil attendri à sa « petite demoiselle » et se remémora les
heures durant lesquelles elle avait façonné son épouvantail, peint son visage,
rembourré son corps de paille…
Jusqu’à ce fameux jour où Cade était entré dans sa boutique.
A l’époque, elle n’aurait jamais cru qu’une relation avec un homme tel que
lui soit possible, mais le temps passant, elle en venait à croire qu’ils avaient
effectivement des affinités tous les deux et que ce bonheur qu’elle croyait
impossible à atteindre était peut-être à portée de main.
L’ennui, c’était qu’elle avait décidé de rompre avec cet homme. Non
seulement il ne pouvait pas lui convenir, mais elle ne lui conviendrait pas
davantage, elle en était persuadée.
— Quelle chose importante avais-tu à me dire ? demanda-t-elle en repensant
à leur récente conversation.
Cade s’essuya les lèvres et la regarda avec attention.
— Camden SA va bientôt emménager dans de nouveaux locaux qui doivent
être rénovés de fond en comble. Mandy Thompson, notre décoratrice attitrée, va
s’occuper de la décoration générale et elle cherche une auxiliaire capable de
prendre en charge la décoration particulière des bureaux.
Mandy Thompson était connue dans la profession comme l’une des
meilleures décoratrices du moment.
— Et… En quoi est-ce que ça me concernerait ? demanda-t-elle, incrédule.
— J’ai pensé que tu étais la candidate idéale pour travailler avec Mandy,
répondit-il.
— Mais… Je ne sais pas si je serai à la hauteur.
— Tu as un diplôme en arts appliqués et puis j’ai pu juger de la qualité de
ton travail.
Elle réfléchit.
— Combien y aura-t-il de bureaux en tout ?
— Quarante-deux.
Quarante-deux bureaux ? C’était presque trop beau pour être vrai. Ce travail
pourrait lui rapporter plusieurs milliers de dollars. De quoi remplacer sa voiture
à bout de souffle et même envisager de se développer commercialement.
— Mandy est une décoratrice très demandée, poursuivit Cade, et comme elle
est toujours à la recherche d’idées nouvelles pour ses chantiers, tu pourrais sans
peine lui proposer de t’acheter les objets artisanaux que tu fabriques avec talent.
Devenir la partenaire d’une décoratrice de renom était le rêve de tout artisan.
— Ton offre est-elle sérieuse ? demanda-t-elle.
— Bien sûr. Alors, tu acceptes ?
— Il faudrait que je sois folle pour refuser, mais je me pose quand même des
questions…
Mandy était-elle ou avait-elle été la maîtresse de Cade ?
Elle l’imagina se pavanant au bras d’une ravissante blonde aux yeux bleus, à
la taille svelte, au sourire enjôleur, et son cœur ne fit qu’un bond dans sa
poitrine.
La simple pensée que Cade puisse embrasser une autre femme qu’elle lui
était tout simplement insupportable.
— Voyons, Nati, que se passe-t-il ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Laisse-moi ! répondit-elle avec une violence qui la surprit elle-même.
Cade lui prit la main.
— Non, je ne te laisserai pas. Serais-tu par hasard en train de te demander
quel genre de femme est Mandy ?
Elle ne lui en voulut même pas de l’avoir si bien percée à jour.
— Eh bien, oui, il m’arrive d’être jalouse, dit-elle, partagée entre l’envie
d’en rire et celle d’en pleurer.
Cade la regarda avec tendresse.
— Si tu es jalouse, c’est la preuve que tu tiens un petit peu à moi, dit-il.
Elle se sentit mal à l’aise : n’avait-elle pas décidé de ne plus revoir Cade
après cette soirée ?
— Bien sûr que je tiens à toi, répondit-elle finalement.
— Mandy a la cinquantaine grisonnante, un mari barbu et une kyrielle
d’enfants qui ont presque mon âge, expliqua Cade avec un petit rire. Je l’aime
beaucoup, mais il n’y a jamais rien eu entre nous.
Certes, la vie privée de Cade ne la concernait en rien, mais elle ne put
s’empêcher de se sentir soulagée. Et soudain elle comprit ! Rompre avec cet
homme ne serait pas aussi facile qu’elle l’aurait cru.
Depuis qu’elle le connaissait, elle s’était attachée à Cade, elle se plaisait en
sa compagnie et, outre l’attraction physique qu’il exerçait sur elle, elle avait
désormais envie d’en savoir davantage à son sujet, de mieux le connaître.
Après s’être discrètement débarrassée de ses escarpins qui la faisaient
souffrir, elle décida de le questionner plus avant sur sa vie sentimentale.
— J’imagine que tu as dû avoir de nombreuses petites amies…
— Tiens, goûte-moi ça, dit Cade en déposant une part de pudding sur son
assiette.
— Tu ne réponds pas à ma question, déclara-t-elle sans pour autant y
toucher.
Cade lui adressa un sourire désarmant.
— Contrairement aux apparences, je n’ai rien d’un séducteur et je mène une
vie tout ce qu’il y a de calme, surtout depuis quelques mois.
— Mais tu as bien dû aimer certaines femmes, ne serait-ce que les deux
dernières, celles qui t’ont causé tant de tracas ? insista-t-elle.
Cade poussa un soupir.
— Il s’agit-là d’histoires sordides qui n’ont aucun intérêt, répondit-il d’une
voix sourde.
— Tout ce qui te concerne m’intéresse.
Cade hocha la tête.
— Il y a environ trois ans, j’ai rencontré Aggie, une jeune femme qui m’a
plu et pour laquelle j’ai éprouvé des sentiments forts. Elle m’a laissé croire qu’il
en allait de même pour elle et, un jour, elle m’a annoncé qu’elle attendait un
bébé de moi. Comme nous prenions des précautions en faisant l’amour, j’ai été
surpris d’apprendre qu’elle était enceinte. Je me suis donc montré sceptique à ce
sujet, et elle m’a accusé d’avoir abusé de sa naïveté. Bref, au bout du compte,
elle m’a réclamé une somme d’argent considérable. Bien entendu, j’ai refusé de
payer, si bien qu’Aggie m’a traîné devant les tribunaux où il m’a été facile de
prouver que mon ADN ne correspondait pas à celui de l’enfant…
Suspendue au récit de Cade, elle n’osait presque plus respirer.
Pauvre Cade !
Elle l’imaginait en proie au doute, éprouvé par la machine judiciaire autant
qu’elle l’avait été à l’époque de son divorce.
— Aggie a fini par admettre m’avoir trompé et son amant s’est révélé être le
père de son enfant. Les choses en sont donc restées là.
Alors qu’elle ne sortait pas encore avec Doug à l’université du Colorado, ce
dernier avait dû lui aussi prouver sa bonne foi dans une affaire similaire et ce
que Cade venait de lui raconter ne l’étonnait pas outre mesure.
— Les Pirfoy avaient l’habitude de dire que leur fortune et leur position
sociale faisaient d’eux des proies de choix pour des personnes sans scrupule,
déclara-t-elle. A l’époque, j’avais trouvé leurs propos cyniques, mais aujourd’hui
je commence à croire qu’ils n’avaient pas tort de se méfier.
— La richesse attire souvent la convoitise, reconnut Cade, et dans mon cas,
même si le tribunal a fini par conclure que j’étais victime d’une machination, ces
semaines de procédures me laissent encore aujourd’hui un goût amer.
— Parle-moi de ton autre relation sentimentale, dit-elle avec une impatience
croissante.
— Elle s’appelait Jennifer et m’a accusé de « violation de promesse de
mariage ».
— Et ça n’était pas le cas ? demanda-t-elle avec une certaine perfidie qu’elle
se reprocha aussitôt.
Cade était bien trop loyal pour tromper qui que ce soit, mais elle avait
éprouvé le besoin de lui lancer cette pique tant elle se sentait jalouse de son
passé sentimental.
— Je ne lui avais rien promis du tout ! protesta-t-il. Jennifer était souvent en
déplacement pour son travail. Nous nous rencontrions quand elle revenait passer
quelques jours à Denver et, au bout d’un an, ayant du travail à Denver, elle a
cessé de s’absenter.
— Et vous avez décidé de vivre ensemble ?
— Oui. Au début, tout s’est passé pour le mieux, mais j’ai fini par me rendre
compte que Jennifer n’était pas faite pour moi, ni moi pour elle.
— Et tu as rompu ?
— Je lui ai dit que le mieux sans doute était de nous séparer. Elle m’a alors
traîné devant les tribunaux pour violation de promesse de mariage.
— Elle n’a pas perdu de temps !
— Son argument était qu’elle m’avait donné quatorze mois de sa vie de
femme à un âge où elle aurait pu avoir un enfant d’un autre. Pour appuyer ses
dires, elle a fait citer comme témoin une organisatrice de mariage qui a juré que
j’étais au courant de ses intentions.
— Aïe !
— Eh oui ! Jennifer a prétendu aussi que si elle avait changé de métier,
c’était à ma demande, pour passer plus de temps avec moi. Son ancien
employeur, à qui elle avait raconté cette fable, avait d’autant moins de raisons de
douter d’elle que son nouvel emploi était moins payé que l’ancien. Autrement
dit, lui aussi a témoigné en sa faveur.
Durant son divorce, Nati avait eu maille à partir avec les avocats, la justice et
les tribunaux. Ce que lui racontait Cade ne la surprenait donc pas outre mesure.
— Je me suis retrouvé sans le vouloir au centre d’une toile tissée par
Jennifer, conclut Cade.
— Et combien te demandait-elle de dommages et intérêts ?
— Quatre millions et demi de dollars.
L’énormité de la somme la sidéra.
— Je suppose que tu t’es empressé de réfuter ses arguments ?
— Bien sûr, mais il m’a été plus difficile de prouver mon bon droit que lors
du procès en recherche de paternité. Dans le premier cas, il m’avait suffi de
demander à ce que l’on procède à des examens médicaux, mais là, c’était parole
contre parole. Fort heureusement, mon avocat a pu démontrer que Jennifer n’en
était pas à son coup d’essai et qu’elle avait utilisé la même tactique avec un autre
riche héritier, ce qui a fait pencher in extremis la balance de la justice en ma
faveur.
Elle adressa à Cade un sourire compréhensif.
— J’ai toujours considéré les Pirfoy comme des gens élitistes et prétentieux,
mais après ce que tu viens de me raconter, je comprends mieux leur méfiance
envers ceux qui n’appartiennent pas à leur milieu.
— Quand la différence de fortune entre un homme et une femme est trop
criante, il y a en effet toujours le risque que l’un ou l’autre soit lésé en cas de
rupture, renchérit-il.
Le sous-entendu contenu dans les propos de Cade ne lui échappa pas et,
comme c’était exactement ce qu’elle pensait de son côté, elle s’empressa
d’enchaîner : — Les Pirfoy ont cru que j’en voulais à leur argent parce que
j’étais pauvre et ils m’ont fait subir les pires humiliations. C’est pourquoi je ne
voudrais plus courir ce risque en vivant avec un homme plus riche que moi et
qui ne manquerait pas de m’humilier du haut de sa fortune, au cas où les choses
iraient mal entre nous.
Cade lui lança un regard pensif.
— Parce que tu étais moins riche que Doug, tu as eu le sentiment de jouer
une partie qui n’était pas égale et moi, j’ai bien failli me faire escroquer par ces
deux aventurières pour la simple raison que j’étais riche, fit-il observer. Dans les
deux cas, la différence de fortune a joué contre nous.
Elle prit le temps de réfléchir à ce que disait Cade et dut admettre qu’il avait
raison.
— Pour rien au monde, je ne voudrais voir se répéter mon histoire avec
Doug, déclara-t-elle.
— Et moi revivre les affres que m’ont fait subir Jennifer et Aggie, renchérit
Cade.
Puisqu’ils étaient d’accord sur le fait qu’une trop grande différence de
fortune était un obstacle à une relation harmonieuse, elle en conclut que plus tôt
elle renoncerait à Cade, et mieux ça serait, pour elle comme pour lui.
Après avoir empli ses poumons d’air frais, elle regarda donc une dernière
fois ce magnifique jardin éclairé par les étoiles.
— Il temps que je rentre, dit-elle d’une voix frissonnante.
— Je ne veux pas que tu partes, répliqua-t-il d’une voix douce.
Elle lui désigna l’épouvantail à son effigie, assis à côté d’eux.
— La « petite demoiselle » te tiendra compagnie.
— Lily ne te remplacera jamais.
Et avant qu’elle ait pu réagir, il avança sa main vers son visage et arrangea
une mèche de cheveux qui s’obstinait à lui retomber sur le front.
Le charisme sensuel qu’il dégageait s’allia à la douceur de cette soirée
d’automne, la dernière qu’elle passerait jamais avec lui, pour attiser sa nostalgie.
Quand Cade lui effleura la joue, elle ferma les yeux afin de mieux savourer
cette caresse et aussi parce qu’elle espérait un baiser de sa part — le dernier.
Mais son espoir fut déçu et, quand elle ouvrit ses yeux, Cade la dévorait du
regard, le front plissé par la réflexion.
— Tu es si belle ! murmura-t-il en se rapprochant d’elle.
Allait-il enfin l’embrasser ? A sa grande déception, il se contenta de lui
effleurer chastement la tempe de ses lèvres brûlantes.
Elle aurait dû se lever, partir sans se retourner et s’efforcer de le chasser à
jamais de ses pensées, mais pouvait-elle oublier leurs caresses, leurs baisers et
tout ce qui les liait l’un à l’autre ?
Pourquoi fallait-il donc que le désir joue contre la raison, l’amour contre la
peur d’être déçue ?
En partant d’ici au plus vite, elle éviterait de connaître une fois de plus les
conséquences douloureuses d’une union mal assortie, mais son cœur se refusait à
obéir à la raison.
La tête légèrement inclinée, elle tendit ses lèvres à Cade et fut parcourue par
un grand frisson quand — enfin ! — elle sentit ses lèvres se presser sur sa
bouche.
Subjuguée, elle se laissa bercer par la sensation de bien-être qui l’envahissait
et, pour faire taire ses ultimes appréhensions, elle se murmura que passer la nuit
avec Cade comme elle en mourait d’envie ne changerait rien à sa décision de
rompre.
Elle pouvait bien s’accorder cette satisfaction — une nuit entière dans les
bras de Cade — si elle se résolvait ensuite à ne plus le revoir.
Demain serait un autre jour !
Demain, elle aurait le courage de mettre un terme à une relation qu’elle
peinait encore à définir, mais dont la force et l’intensité lui faisaient peur.
Une nuit, une seule nuit avec Cade, et elle tirerait un trait sur leur histoire.
— J’ai envie de toi, murmura-t-il à son oreille.
Par crainte de lui dévoiler combien elle aussi le désirait, elle n’osa répondre
et se contenta de caresser son visage viril.
Si Cade avait le don de la faire fantasmer, c’était parce qu’il était beau,
certes, mais aussi parce qu’il dégageait quelque chose de vulnérable qui la
touchait, quelque chose d’infiniment précieux qui n’était pas seulement d’ordre
sexuel.
— Embrasse-moi ! lui ordonna-t-il.
Dans l’âtre du patio, les flammes diminuaient à vue d’œil et, sous l’effet de
la fraîcheur nocturne, elle sentit ses seins pointer sous son chemisier.
— Cade ! murmura-t-elle avant de presser ses lèvres sur les siennes.
Quand elle reprit son souffle, il la regardait avec, au fond des prunelles, un
désir si évident qu’elle sut que l’heure était venue où il lui ferait l’amour.
— Veux-tu que nous allions dans ta chambre ? lui demanda-t-elle.
Cade la regarda avec un sourire.
— Je ne voudrais pas que tu t’imagines qu’en t’invitant à venir chez moi,
j’avais l’intention de te faire ce genre de propositions.
— Je n’imagine rien et j’ai tout simplement envie de toi, moi aussi, répondit-
elle.
— Dans ce cas, je suis ton homme, déclara-t-il en la soulevant dans ses bras
pour l’emporter vers la maison.

Pendant que Cade la transportait vers la chambre à coucher, Nati sentit la


laine rêche du gros pull qu’il portait frotter contre son ventre nu. Son désir
monta encore d’un cran.
— Si tu savais comme j’ai attendu ce moment ! lui confia-t-il en gravissant
l’escalier.
— Moi aussi, murmura-t-elle.
Quand il l’eut déposée sur le lit, elle s’empressa de l’attirer à elle et, d’un
mouvement adroit, lui retira son pull.
Pendant quelques secondes, elle savoura la vision de ce torse carré, de ces
muscles roulant sous la peau satinée, se demandant comment un directeur
général toujours assis derrière un bureau pouvait afficher une forme aussi
athlétique.
D’une caresse, Cade l’obligea à relever la tête et recommença à l’embrasser
en titillant ses lèvres et sa langue.
Tout en répondant à son baiser, elle caressa son dos puissant et ses larges
épaules, puis effleura ses pectoraux avant de poursuivre sa caresse plus bas, sur
son ventre plat et ses fesses sublimes.
— Je te veux ! murmura Cade en lui caressant les seins.
Après qu’il lui eut ôté son chemisier, son soutien-gorge et son jean avec une
lenteur calculée, elle ne porta bientôt plus que sa culotte de soie.
S’approchant encore, Cade effleura ses seins et son ventre, puis ses doigts
s’attardèrent sur son sexe dissimulé par la soie.
— Tu es si belle, murmura-t-il en s’écartant légèrement pour se déshabiller à
son tour.
Voir Cade nu, le sexe en érection, lui fit tourner la tête de désir.
Quand il vint s’allonger près d’elle, elle l’attira par les épaules.
— Embrasse mes seins ! implora-t-elle.
Il s’empressa d’obéir et, sous la douce pression de ses lèvres, les pointes
charnues de ses tétons se tendirent douloureusement.
C’était si bon qu’elle ne put s’empêcher de balancer sa tête de droite à
gauche et de gauche à droite tout en gémissant.
Après avoir léché ses seins, Cade glissa une main le long de son ventre
jusqu’à l’orée de ses cuisses, et elle sentit bientôt ses doigts s’insinuer sous sa
culotte.
Le plaisir qu’elle éprouva alors fut fulgurant et elle voulut aussitôt caresser
le sexe tendu de Cade.
Il laissa fuser un gémissement qui l’incita à le caresser plus vite et plus fort,
alors que montait en elle une excitation qui la secouait de frissons.
— Attends ! lui dit-il en s’arrachant à sa caresse et en roulant sur le côté.
Fascinée, elle le vit prendre un préservatif dans le tiroir de la table de nuit et
en gainer son sexe.
Une seconde plus tard, il recommençait à l’embrasser sur la bouche, sur les
seins, puis il lui retira sa culotte et la pénétra enfin.
Elle fut alors emportée dans un tourbillon sensuel que rythmaient les va-et-
vient de Cade en elle.
De baisers en caresses fiévreuses, son plaisir alla en s’accentuant jusqu’à ce
que déferle, au plus profond de son sexe, la première vague de jouissance, suivie
d’une autre, puis d’une autre encore, chacune d’elles semblant vouloir durer
éternellement.
Alors que, les reins en feu, elle se cambrait pour mieux se souder à Cade,
elle planta ses ongles dans les larges épaules et le griffa jusqu’au sang.
Et soudain, il se libéra en elle avec un tremblement de tout son corps.
Subjuguée, elle laissa échapper un nouveau cri entre ses lèvres moites, une
plainte rauque, puissante, qui donnait l’exacte mesure de leur union sensuelle et
charnelle.
Enfin, avec un long soupir, elle s’adossa aux coussins tandis que Cade, à
bout de souffle, posait sa joue sur ses seins.
Cade !
Elle avait si souvent rêvé de lui, rêvé de le sentir en elle, de savoir enfin ce
que serait une étreinte amoureuse avec lui ! Maintenant que c’était chose faite,
elle n’en éprouvait aucun regret, bien au contraire.
— Je ne pourrais plus me passer de toi ! déclara-t-il avant de l’embrasser une
fois de plus avec fougue.
Elle aurait dû s’habiller et partir, mais elle brûlait de refaire l’amour avec lui,
de sentir son odeur d’homme, de caresser sa peau nue, de palper sa virilité.
— Après le plaisir que tu viens de me donner, je ne suis pas en état de
rentrer chez moi, dit-elle.
Consciente d’avoir une fois encore manqué à ses résolutions, elle se laissa
gagner par une somnolence bienfaisante.
- 10 -

Durant toute la journée de dimanche, Cade traîna un cafard noir tant il


pensait à Nati, à leur merveilleuse nuit d’amour. Au petit matin, elle était partie,
pendant qu’il dormait encore. Et depuis, elle ne lui avait plus donné le moindre
signe de vie.
Avait-il dit ou fait quelque chose qui ait pu la vexer ?
Il avait cherché une explication à son comportement, mais sans succès.
Ce fut le cœur lourd qu’il se rendit comme tous les dimanches chez GiGi,
afin de dîner avec elle et le restant de la famille.
Il avait pris soin de venir en avance afin d’avoir le temps de parler à sa
grand-mère, avant l’arrivée des autres.
— Eh bien, tu en fais une tête ! s’exclama GiGi.
— Je ne sais plus quoi faire avec Nati Morrison, avoua-t-il.
Sa grand-mère l’entraîna dans la cuisine et, tout en préparant la salade du
dîner, elle le regarda avec tendresse.
— Dis-moi tout. Que s’est-il passé ?
Il relata de la façon la plus neutre possible les répercussions qu’avaient eues
sur la vie des Morrison le rachat par H.J. Camden de leur ferme de Northbridge.
Il parla aussi de leur installation à Denver, du fait que les parents de Nati avaient
dû se faire routiers pour gagner leur vie, et de leur fin tragique dans un accident
de la circulation.
— H.J. a donc provoqué une catastrophe en rachetant la ferme des
Morrison ?
— Ce sont les faits, répondit-il.
— Nati et Jonah semblent au moins avoir trouvé un certain bonheur de vivre,
ajouta sa grand-mère avec un soudain optimisme.
— C’est l’impression que j’ai eue, répondit-il sans oser encore lui parler de
sa relation avec Nati.
Après être allée prendre de la sauce dans le réfrigérateur, GiGi lui plaqua un
baiser sur la joue.
— J’étais bourrelée de remords en pensant à cette pauvre Nati, mais grâce à
toi et à ce partenariat avec Mandy, je sais qu’elle va enfin pouvoir gagner sa vie
et même confortablement. Plus rien ne t’oblige à la revoir, désormais.
Quelque chose dans son expression dut le trahir, car GiGi le regarda avec
une attention accrue.
— A moins que tu en aies l’envie, bien sûr, ajouta-t-elle.
En lui donnant pour mission d’approcher Nati, GiGi n’avait sûrement pas
envisagé qu’il pourrait s’éprendre de l’une de celles que les Camden avaient
spoliées.
Il évoqua le visage extatique de Nati après l’amour, la fragilité qu’exprimait
son regard, la tendresse infinie qu’il avait vu briller dans ses yeux.
Mais ce matin, quand il s’était réveillé, il avait trouvé la place vide à côté de
lui.
Alors qu’il aurait eu tant de choses à lui confier, Nati était partie en laissant
sur la table une courte lettre expliquant qu’elle avait des choses à faire chez elle
et qu’elle ne pouvait donc pas attendre son réveil.
— S’il y a quelque chose entre Nati et toi, autant que tu me le dises tout de
suite, insista GiGi.
— Eh bien, oui, il y a quelque chose entre nous.
— Nati n’est pas riche, objecta-t-elle, pas plus que ne l’étaient Jennifer et
Aggie.
Il éprouva le besoin de la défendre.
— Nati n’a rien à voir avec ces deux garces, elle est foncièrement honnête,
répliqua-t-il. Elle a refusé que je lui donne une prime pour son travail et, alors
qu’elle a été mariée avec l’héritier des Pirfoy, elle a accepté de divorcer sans rien
avoir en compensation.
— Les Pirfoy des transports aériens ? demanda GiGi en plissant les yeux.
— Eux-mêmes.
Sa grand-mère émit un petit sifflement.
— Connaissant la richesse de cette famille, je serais effectivement encline à
croire au désintéressement de Nati.
— Moi aussi.
Il faillit avouer à sa grand-mère qu’ils avaient passionnément fait l’amour, la
nuit dernière, mais sa pudeur naturelle l’en dissuada.
Si Nati l’aimait, n’aurait-elle pas dû rester avec lui, au lieu de fuir comme
elle l’avait fait ?
En vérité, il ne savait plus quoi penser.
— Que ferais-tu à ma place, grand-mère ? demanda-t-il enfin.
— Si j’étais toi, mon petit, je me fierais à mon instinct.
— Cet instinct qui m’a déjà induit deux fois en erreur ?
— Tu ne pouvais pas savoir que Jennifer complotait derrière ton dos et que
votre rupture allait lui donner l’occasion de t’attaquer pour violation de
promesse de mariage.
— C’est vrai, convint-il.
— Et quand Aggie a prétendu que tu étais le père de son enfant, votre
relation était encore loin d’être vraiment sérieuse. Là aussi, ton instinct t’avait
averti puisque tu hésitais précisément à t’engager avec elle. Jennifer et Aggie
t’ont pris de court, mais tu n’as en aucun cas été leur dupe.
Il opina.
— Je mettrais ma main au feu que Nati est sincère et, par bien des aspects, je
trouve qu’elle te ressemble.
— Elle m’a fait très bonne impression et je dirais donc que la comparaison
est flatteuse, répondit-elle, amusée. Et comme elle est ravissante par-dessus le
marché, vous aurez sûrement de beaux enfants. Je serai donc une arrière-grand-
mère comblée.
— Il n’est pas question que j’épouse Nati, protesta-t-il.
— Allons, Cade, nierais-tu que tu l’aimes ?
— Je ne sais pas, grand-mère, répondit-il, plus troublé que jamais.
— Tout ce que je souhaite, mon chéri, c’est que tu sois heureux. Et je pense
que Nati est effectivement le genre de femme capable de te procurer le bonheur
que tu souhaites.
Le bonheur ? C’était un but hors de sa portée. Du moins pour le moment.
Ce matin, en trouvant le lit vide, il avait éprouvé un sentiment de panique,
d’abandon, de frustration, et depuis, son chagrin n’avait fait que croître.
— Au cas où les choses deviendraient sérieuses entre Nati et moi, ne serais-
tu pas gênée de penser qu’elle est la petite-fille d’un homme que tu as aimé ?
demanda-t-il.
— Nous ne sommes pas ennemis, Jonah et moi, déclara GiGi. Loin de là.
Il ne put s’empêcher de sursauter.
— Voyons, grand-mère, serais-tu en train de me laisser entendre que Jonah
et toi, peut-être, un jour prochain…
— Et pourquoi pas ? répondit sa grand-mère avec un grand sourire.
Même s’il l’avait peu vu, Jonah lui avait donné l’impression d’être
quelqu’un d’estimable. Et comme il regrettait de voir sa grand-mère finir ses
jours seule, il ne pouvait que se réjouir de la voir se rapprocher de son ancien
amoureux.
Après avoir rangé sa salade au réfrigérateur, GiGi se tourna vers lui.
— Apprends à juger Nati en dehors de toute considération financière et
laisse-toi guider par tes sentiments pour elle. Et maintenant, si tu le permets, je
vais aller me refaire une beauté avant l’arrivée des autres.

Apprends à juger Nati en dehors de toute considération financière et laisse-


toi guider par tes sentiments pour elle.
Une fois seul, Cade ne put s’empêcher de se remémorer les paroles de sa
grand-mère, qu’il aimait plus que tout et qui se trompait rarement dans ses
jugements.
Ne venait-elle pas de lui montrer la direction à suivre ?
Nati avait moins d’argent que lui ? Et alors !
Elle était désintéressée et accordait bien plus d’importance à sa vie de
famille, à ses amies, qu’au fait d’avoir une belle voiture ou une piscine.
Tout comme lui, en somme !
Depuis leur première rencontre, Nati l’obsédait et il pensait à elle jour et
nuit.
La pensée qu’il pourrait ne plus la voir lui était insupportable. Déjà, après
quelques heures de séparation seulement, elle lui manquait d’une façon
insupportable… Il eut soudain la certitude qu’ils étaient faits l’un pour l’autre.
Il voulait continuer de la rendre heureuse non pas en la couvrant d’argent,
mais en lui témoignant son amour, en savourant chaque jour un peu plus la
chance de l’avoir à ses côtés.
Il partit à la recherche de GiGi et la trouva à l’étage, alors qu’elle sortait de
sa salle de bains, coiffée et maquillée.
— Grand-mère ?
— Qu’y a-t-il, mon petit ?
— Ne m’en veux pas, mais il faut que je parte. Je… J’ai quelqu’un à voir de
toute urgence.
— Et le dîner ? Tu ne vas quand même pas nous faire faux bond ?
— C’est une question de vie ou de mort, grand-mère !
— Dans ce cas, je ne te retiendrai pas. Va vite rejoindre Nati et dis-lui
qu’elle sera notre invitée dimanche prochain, quand vous aurez mis les choses au
point, déclara GiGi d’un ton amusé.

*
Nati inspecta son appartement d’un œil critique et dans les moindres recoins.
Ce fut seulement après s’être assurée qu’il ne subsistait plus un seul grain de
poussière chez elle qu’elle put enfin s’estimer satisfaite.
Faire le ménage à fond avait un peu calmé ses nerfs, mais en dépit de son
épuisement elle continuait de penser à Cade, à la chaleur de son corps, à sa
virilité…
Tôt ce matin, en se réveillant à son côté, elle avait été effrayée de se sentir
aussi attachée à lui, alors même qu’ils ne se connaissaient que depuis peu.
La crainte de se tromper en accordant sa confiance et son cœur à Cade,
comme elle s’était fourvoyée avec Doug, l’avait incitée à s’éclipser avant qu’il
ne se réveille.
Dans sa hâte, elle était partie sans même se soucier de récupérer ses
escarpins et c’était pieds nus qu’elle avait conduit son pick-up jusqu’à chez elle.
Tout en passant l’aspirateur, elle avait repensé à la lente désillusion qu’avait
été son histoire d’amour avec Doug, à sa fausse couche, à la solitude à laquelle
Doug et sa famille l’avaient contrainte et, enfin, au divorce douloureux qui
s’était ensuivi. Autant de raisons qui lui faisaient craindre que sa relation avec
Cade ne tourne elle aussi à la catastrophe.
En fin d’après-midi, elle s’octroya une douche brûlante, se lava les cheveux,
puis pour retrouver le moral, elle s’obligea à revêtir un pantalon rose et un T-
shirt à manches longues qui mettaient en valeur sa silhouette.
Alors qu’elle grignotait tristement un toast dans sa cuisine, elle entendit
frapper à sa porte. Sans doute était-ce Holly qui venait lui rendre visite.
En rentrant de chez Cade, quelques heures plus tôt, elle avait appelé son
amie, mais celle-ci étant absente, elle lui avait laissé un message sur son
répondeur.
Holly en avait sûrement pris connaissance et, telle qu’elle la connaissait,
avait décidé de venir directement chez elle.
Mais derrière la porte, elle ne vit pas Holly. Cade !
— Toi ! dit-elle d’un ton embarrassé, tandis que son regard s’attardait sur ses
traits défaits.
— Eh oui, moi ! répondit-il. A force de réfléchir, je crois avoir fini par
comprendre les raisons de ta fuite.
Au craquement caractéristique du plancher au-dessus de leur tête, elle devina
que son grand-père préparait son dîner dans sa cuisine.
— Entre ! dit-elle, soucieuse d’entraîner Cade hors de portée des oreilles
indiscrètes de son grand-père.
— Merci, dit-il en refermant la porte derrière lui.
Elle ne lui offrit pas à boire, ne lui proposa pas non plus de s’asseoir, mais
elle le conduisit dans la partie de son salon la plus éloignée possible de la cuisine
de Jonah.
— Nous serons mieux ici pour discuter, dit-elle.
Cade hocha la tête.
— En voyant le lit vide, ce matin, j’ai d’abord cru que tu avais été
insatisfaite de notre nuit d’amour, commença-t-il.
— C’est tout le contraire ! ne put-elle s’empêcher de répliquer.
— Je le sais, Nati. En fait, tu t’es sans doute imaginée qu’un Cade Camden
ne valait pas mieux qu’un Doug Pirfoy, je me trompe ?
— A mes yeux, tu es bien plus dangereux que Doug, car je ressens pour toi
des sentiments que je n’avais jamais éprouvés pour qui que ce soit. Mais nous
sommes trop différents socialement : toute relation est impossible entre nous.
— C’est aussi ce que je croyais, après avoir été dupé par Jennifer et Angie,
mais mon instinct me souffle à l’oreille que tu m’es destinée, comme moi, je te
suis destiné.
— Je ne mets pas ta sincérité en doute, dit-elle, mais j’ai peur qu’une
relation de longue durée ne finisse immanquablement par tourner à la
catastrophe.
— Je suis différent de Doug et je ne te ferai jamais de mal, rétorqua Cade. Je
me lève chaque matin pour aller au bureau, comme n’importe qui d’autre. Je
dîne en famille chaque dimanche et, contrairement à Doug Pirfoy, je serai
toujours à tes côtés, quoi qu’il arrive.
— Comme j’aimerais te croire !
— Je te jure sur ce que j’ai de plus précieux que j’ai envie de passer le
restant de mon existence avec toi.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. Je rêve de rentrer à la maison pour t’y retrouver, de me
réveiller chaque matin à tes côtés…
Elle eut une moue sceptique.
— Il ne se passe pas une semaine sans que le nom des Camden fasse la une
des journaux. Vous avez vos entrées au Country Club où seuls les millionnaires
sont admis, vous avez vos places attitrées dans les meilleurs restaurants de
Denver et, quand le temps presse, il te suffit d’un appel pour réserver un avion
privé.
— Je porte un nom qui ouvre bien des portes, en effet, déclara Cade, mais je
voudrais que tu me juges sur ce que je suis.
Prise de court, elle ne sut quoi penser. Elle était passée par trop d’émotions
différentes, récemment. Résultat, elle éprouvait maintenant une forte envie de
pleurer.
— Je ne doute pas de ta sincérité, reprit-elle d’une voix enrouée, mais tu
appartiens à l’une des familles les plus riches du Colorado et si, par hasard,
j’acceptais de me marier avec toi, j’aurais trop peur de vivre le même calvaire
qu’avec Doug, en cas de séparation.
— Nati, voyons ! protesta-t-il en faisant un pas dans sa direction.
— Reste où tu es ! dit-elle en esquissant un mouvement de recul. Jamais plus
je ne laisserai quelqu’un me détruire comme Doug Pirfoy l’a fait.
— Je n’ai nullement l’intention de te détruire et tout ce que je te demande,
c’est de…
— Toi et moi, c’est terminé, dit-elle en s’efforçant de contenir ses larmes.
— Non, décréta-t-il.
— Si, dit-elle, et je te serais reconnaissante de bien vouloir me laisser seule.
Je… Je dois faire le point après tout ce que nous venons de vivre.
Elle se dirigea vers la porte de son appartement, qu’elle ouvrit pour l’inciter
à quitter les lieux.
— Nous sommes faits l’un pour l’autre, Nati, répéta-t-il en se dirigeant à son
tour vers la porte.
— Eh bien tant pis, rétorqua-t-elle en détournant la tête pour ne pas croiser
son regard.
— Réfléchis !
— C’est tout réfléchi.
Après un temps qui lui parut infiniment long, Cade se décida enfin à sortir.
Mais quand elle referma la porte derrière lui, elle crut que son cœur allait
défaillir. Incapable de se contenir plus longtemps, elle éclata en sanglots.
- 11 -

Depuis qu’elle avait refermé sa porte, Nati ne cessait de se dire qu’elle avait
eu tort d’agir ainsi. Peut-être avait-elle gâché la chance de sa vie ?
D’un autre côté, elle savait aussi qu’une relation avec un homme tel que
Cade était vouée à l’échec.
Elle se sentait particulièrement triste ce soir alors même que Jonah l’avait
emmenée au restaurant pour la distraire.
Qu’y pouvait-elle si ses pensées la ramenaient toujours à Cade et aux heures
d’amour merveilleuses qu’elle avait vécues avec lui ?
Assise dans la cabine du pick-up à côté de son grand-père qui conduisait,
elle constata que celui-ci ne rentrait pas chez eux et prenait la direction de
Denver.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— Tu verras, c’est une surprise, répondit-il.
— Est-ce loin ?
A dire vrai, elle aurait surtout voulu retrouver la solitude de son appartement
pour laisser libre cours à son chagrin.
— Non, nous serons bientôt rendus, et permets-moi de te dire que tu me fais
de la peine, ma petite fille, déclara Jonah.
— Désolée d’être au trente-sixième dessous, admit-elle.
— Je voudrais que tu sois heureuse, poursuivit son grand-père en coulant un
regard compréhensif dans sa direction.
Cet homme merveilleux était toujours là quand elle avait besoin de son aide
et, après avoir mis Cade à la porte, l’autre jour, elle avait fini par lui parler de
lui, sans entrer pour autant dans les détails.
Jonah l’avait écoutée avec la plus grande attention, et contrairement à son
habitude il n’avait pas fait le moindre commentaire, se contentant de lui tapoter
la main.
— Où penses-tu que je suis en train de t’emmener ? demanda Jonah après lui
avoir lancé un regard en coin.
Elle prit le temps de réfléchir.
— Voir le film dont nous avons parlé, l’autre jour ?
— Avec le cafard que tu te traînes depuis une semaine, un simple film ne
suffirait pas à te rendre ta joie de vivre.
Elle poussa un long soupir.
— Est-ce ma faute si je suis tombée amoureuse de Cade ? C’est d’autant
plus idiot que nous nous connaissons à peine, lui et moi, ajouta-t-elle.
— Puisque tu admets connaître encore mal Cade, déclara Jonah, alors
comment peux-tu juger s’il serait ou non capable de te rendre heureuse ?
Elle eut un instant d’hésitation.
— Doug m’avait fait la cour pendant des mois avant que je ne consente à
devenir sa femme.
— Et alors ? rétorqua Jonah. Ça ne change rien au fait que Doug a été un
accident de parcours malheureux.
Absorbée par leur conversation, elle remarqua vaguement qu’après avoir
remonté Spear Boulevard ils entraient dans le quartier de Cherry Creek.
Où son grand-père était-il donc en train de la conduire ? Pas chez Cade, tout
de même…
— Si tu veux mon avis, Nati, Doug n’a jamais vraiment compté pour toi. Tu
as cru l’aimer, mais ce qui te plaisait surtout, c’était son côté aventurier.
— Peut-être, concéda-t-elle.
— Doug t’intéressait si peu que pendant les douze mois durant lesquels il t’a
fait la cour, tu ne lui as jamais donné le moindre signe d’encouragement.
— J’étais jeune et je ne connaissais rien aux choses de l’amour, répondit-elle
pour se justifier.
Au fond, elle savait bien qu’elle n’avait pas éprouvé pour Doug le coup de
foudre et l’attirance instantanée qu’elle avait éprouvés pour Cade, dès leur
première rencontre.
Jonah lui tapota le genou.
— Ce soir, au restaurant, je t’ai trouvé ravissante et les autres hommes
présents n’avaient d’yeux que pour toi, alors cesse d’arborer cette expression
triste et fais-moi confiance, dit-il avant de bifurquer à droite.
Avec un sentiment d’effroi, elle reconnut l’allée qui conduisait à la maison
de Georgianna Camden.
— Qu’as-tu manigancé, grand-père ? Si jamais tu veux me faire renouer
avec Cade, je te préviens que je pars en courant ! s’exclama-t-elle, furieuse.
Après s’être garé devant le manoir de GiGi, Jonah coupa le contact.
— Cade n’est pas censé être ici, dit-il. Georgianna m’a appelé cet après-midi
pour me demander de passer chez elle avec toi. Voilà pourquoi nous sommes ici,
à présent.
— Pourquoi Georgianna voudrait-elle donc nous voir, toi et moi ? demanda-
t-elle, sous le choc.
— Je crois que tu t’en doutes.
— Tout ça ne justifie pas que tu m’aies amenée chez les Camden sans me
demander mon avis, protesta-t-elle.
Rapidement, elle vérifia que la voiture de Cade n’était pas garée à proximité.
Ouf ! Elle respira un peu mieux.
— Georgianna est animée de bonnes intentions à ton égard, insista Jonah en
descendant du pick-up pour venir ouvrir sa portière.
Pendant une fraction de seconde, elle fut tentée de rester où elle était, mais la
curiosité fut la plus forte.
— Ce micmac ne me plaît guère, dit-elle en s’extrayant de l’habitacle.
Et docilement, elle suivit son grand-père jusqu’à la porte du manoir.
Georgianna les accueillit aussitôt en souriant.
— Tu es toujours aussi belle, GiGi, déclara Jonah d’une voix émue.
— Et toi toujours séduisant, répondit l’intéressée sur le même ton. Bon, et si
nous entrions ?
Un bras passé sous le sien et l’autre sous celui de Jonah, GiGi les entraîna
dans le salon et leur désigna des fauteuils.
— Nous avons à parler sérieusement, déclara-t-elle en s’asseyant sur le
canapé.
A la façon dont GiGi la regarda, elle se douta que sa relation avec Cade
serait au cœur de la conversation.
— Mon petit-fils est fou amoureux de vous, reprit la vieille dame en la fixant
de ses yeux bleus. Il veut me faire croire que tout va bien pour lui, mais moi qui
le connais, je sais qu’il souffre de votre rupture.
Avant qu’elle ait pu trouver quelque chose à dire, GiGi enchaîna :
— J’ai dû insister pour lui arracher quelques explications et, si j’ai bien
compris, le nom des Camden autant que leur fortune feraient obstacle à votre
bonheur ?
— C’est plus compliqué que ça, dit-elle aussitôt.
— J’en suis sûre et c’est pourquoi j’ai pensé que nous pourrions tenter d’y
voir plus clair tous les trois, répondit GiGi.
Embarrassée, Nati se tourna vers Jonah afin de quêter son aide, mais son
grand-père semblait n’avoir d’yeux que pour GiGi.
— Cade m’a parlé de vos relations avec votre ex-belle-famille, poursuivit
celle-ci, et je suis navrée d’avoir appris de quelle façon ils vous avaient traitée.
Si l’un de mes petits-enfants en faisait autant, je serais la première à lui botter le
train.
— Je ne vous en demanderais pas tant ! répondit-elle en riant.
Alors qu’elle avait broyé du noir pendant tout le trajet, la chaleur
communicative de GiGi, le fait aussi de parler de Cade lui mettaient du baume
au cœur.
— Je suis heureuse que Cade vous ait rencontrée, car après ses mésaventures
avec Jennifer et Aggie, j’ai craint qu’il ne me ramène finalement l’une de ces
héritières snob et fortunées comme il en existe tant dans notre milieu.
— En a-t-il fréquenté beaucoup ? ne put-elle s’empêcher de demander.
— Grâce au ciel, non, mais si Cade s’était persuadé de ne plus jamais sortir
avec moins riche que lui, c’est hélas ce genre de femmes qu’il aurait fini par
épouser.
Très séduisante avec ses cheveux argentés, GiGi aurait pu constituer l’alter
ego idéal de son grand-père, et cette pensée ne manqua pas de la troubler.
— Je crois comprendre votre dilemme, dit-elle.
— J’en suis sûre, répondit GiGi avec un sourire. Pour moi, le bonheur de
mon petit-fils prime sur le reste et il ne tient qu’à vous, Nati, de le rendre
heureux et d’être heureuse avec lui sans avoir à craindre qu’il vous délaisse ou
vous maltraite comme l’ont fait Doug Pirfoy et les siens.
— « Chat échaudé craint l’eau froide »…
— Je comprends que vous ayez peur de vous faire phagocyter par les
Camden, reprit la vieille dame, mais vos craintes sont infondées. Votre grand-
père a d’ores et déjà sa place à notre table, tous les dimanches, et votre amie
Holly aussi. Vous voyez que vous serez bien entourée si vous deviez entrer un
jour dans notre famille.
— C’est très aimable à vous, dit-elle, mais Cade et moi, nous n’avons pas
l’intention de…
GiGi la coupa.
— Ce que vous ferez avec Cade ne me regarde pas, mais je suis sûre que
vous finirez par trouver un terrain d’entente, comme Jonah et moi sommes
décidés à le faire désormais.
Touchée par l’attitude si chaleureuse de son hôtesse, elle ne put s’empêcher
de rêver d’une vie heureuse avec Cade, dans leur maison, en compagnie de leurs
enfants.
— Cade me manque, dit-elle, mais j’ai si peur d’être prise en otage…
GiGi prit ses mains dans les siennes.
— Je doute que vous vous sépariez un jour de Cade, au cas où vous
deviendriez mari et femme, mais si tel était le cas je peux vous garantir que
personne, ici, ne vous fera connaître le sort que les Pirfoy vous ont fait subir.
Dans le lointain, la porte d’entrée du manoir grinça sur ses gonds, et une
voix se fit entendre. Cade ! Elle paniqua.
— Qu’avais-tu à me dire de si pressé, grand-mère, qui ne puisse attendre
demain ? disait-il assez fort pour être entendu de GiGi.
Peu après, il pénétrait dans le salon.
— Bonjour, lui dit Nati, gênée.
Cade la regarda avec incrédulité.
— Nati ? Il me semblait bien avoir reconnu le pick-up de Jonah dehors, mais
je ne pensais pas te revoir ici, déclara-t-il avec une certaine amertume.
— Si tu crois que j’y suis pour quelque chose !
GiGi regarda son petit-fils.
— Pendant que vous discuterez de vos affaires, Nati et toi, nous irons
discuter des nôtres dans la cuisine, avec Jonah, conclut-elle avec un sourire.
Avant de s’éloigner en direction de la cuisine, son grand-père lui adressa un
clin d’œil complice.
— A bientôt, ma petite fille, lui dit-il, et pense à ce que nous nous sommes
dit récemment.
Jonah faisait sans nul doute allusion à leur conversation concernant Cade et
ses chances d’être heureuse avec lui.
— J’y penserai, promis ! lui dit-elle en lui rendant son clin d’œil.

Nati fut tout d’abord très embarrassée de se retrouver en tête à tête avec
Cade, qui la regardait pensivement, comme s’il tentait de la percer à jour.
Après la façon dont elle l’avait mis à la porte, elle pouvait comprendre qu’il
lui en veuille. Mais avait-elle vraiment eu le choix, compte tenu des
circonstances ?
Cade était riche, elle était pauvre, et après avoir retourné mille et une fois ces
arguments dans sa tête, elle avait conclu que le mieux était de ne plus voir cet
homme envers qui elle éprouvait des sentiments proches de l’amour.
Pourtant, force lui était d’admettre aujourd’hui qu’elle avait pris la mauvaise
décision.
Depuis qu’elle avait annoncé à Cade que tout était fini entre eux, elle avait
souffert comme jamais auparavant. Comment parviendrait-elle à se résigner à ne
plus le voir ?
Grâce à GiGi, elle venait enfin de prendre conscience que ses préventions
envers Cade n’étaient pas fondées : elle devait le juger sur ce qu’il était, et
uniquement sur cela.
S’approchant de lui, le sourire aux lèvres, elle prit sa main dans la sienne et,
après une velléité de résistance, Cade se laissa faire.
— Nous serons mieux sur ce canapé, là-bas, lui dit-elle.
— Entendu, répondit-il en l’enveloppant de son regard chaleureux.
Elle le trouvait encore plus beau, plus séduisant que d’ordinaire et, à voir ses
yeux cernés, elle devina que lui non plus n’avait pas dû dormir beaucoup depuis
leur séparation.
— Que signifie cette mise en scène ? l’interrogea-t-il en venant s’asseoir
près d’elle. Pourquoi GiGi ne m’a-t-elle pas dit que vous deviez venir la voir,
Jonah et toi ?
— Je suis aussi surprise que toi, répondit-elle. Après m’avoir emmenée dîner
en ville, mon grand-père m’a conduite jusqu’ici sans me demander mon avis.
— Ah, GiGi et ses initiatives ! dit-il en dardant un regard accusateur en
direction de la cuisine. Quand nous étions petits, elle nous disait sans cesse que
nous devions régler nos affaires nous-mêmes, et voilà qu’elle joue les
entremetteuses.
— Ta grand-mère a agi pour notre bien, répliqua-t-elle.
Et, en quelques mots, elle le mit au courant de sa conversation avec GiGi.
— J’ai confiance en elle et je commence en effet à croire que tu es différent
de Doug, conclut-elle. Tu es respectueux d’autrui. Ainsi, lors de ta première
rencontre avec Jonah, tu ne lui as pas témoigné le moindre mépris.
— Je trouve ton grand-père fort sympathique, et du reste, je n’ai pas pour
habitude de mépriser les gens.
— Je te crois, dit-elle.
Elle n’oubliait pas non plus que Cade s’était montré charmant envers Holly,
tout comme avec les autres personnes qu’elle lui avait présentées.
— Si seulement tu avais compris plus tôt que j’étais sincère et que nous
avions toutes les chances pour nous, murmura Cade en la regardant dans les
yeux, nous nous serions épargnés bien des souffrances.
Emue, elle repensa à tous les moments qu’ils avaient déjà partagés, à cette
pizza grignotée un soir sur un coin du comptoir de sa boutique, à son
empressement à acquérir Lily, la « petite demoiselle », lors de la vente aux
enchères, afin de pouvoir emporter chez lui un souvenir tangible de leur
première rencontre…
Doug, lui, n’aurait jamais pris la peine d’acheter l’épouvantail, car tout ce
qui lui importait, c’était de se faire plaisir, et non pas de faire plaisir à autrui.
— J’ai confiance en toi mais, à supposer que nous vivions ensemble un jour,
cela veut dire que nous pourrions être amenés aussi à nous séparer un jour, et ça,
je préfère ne pas y penser, dit-elle.
Cade lui adressa un grand sourire.
— Si GiGi ne m’avait pas pris de court, je t’aurais appelée de moi-même
pour te parler d’un projet qui nous permettra de vivre ensemble sans que tu aies
à t’inquiéter de l’avenir.
— Quel projet ? demanda-t-elle avec curiosité.
— Un contrat de mariage tout à ton avantage, répondit-il. Ainsi, quoi qu’il
advienne de nous, tu ne seras pas lésée, bien au contraire.
— C’est insensé ! Suppose que je sois une femme cupide comme celles
qui…
— Justement, Nati, tu n’es pas cupide et j’ai foi en toi, dit-il avec une
émotion qu’elle ressentit au plus profond d’elle-même. Je t’aime et je te l’aurais
dit dimanche dernier, si tu m’en avais laissé le temps.
— Cade !
— C’est vrai, Nati, je t’aime et je te veux à mes côtés pour la vie. Les
obstacles dressés en travers de notre route ne me détourneront pas de toi, sache-
le. Ce contrat te garantit de ne jamais revivre les affres d’un divorce à la Pirfoy.
Abasourdie par ce qu’elle venait d’entendre, il lui fallut quelques secondes
avant de pouvoir s’exprimer normalement.
— Et… Tu ne crains pas que je te dépouille un jour ?
— Je ne crains rien car nous éprouvons les mêmes sentiments l’un pour
l’autre, dit-il.
— C’est vrai, admit-elle. Tu sais, si j’ai hésité aussi longtemps à m’engager
avec toi, c’était par peur de me tromper une fois de plus. Pas parce que je
lorgnais sur ta fortune.
— Je le sais ! Ce que tu ressens pour moi, je le ressens pour toi et
aujourd’hui encore plus qu’hier, répondit Cade.
Pour un peu, elle se serait jetée dans ses bras tant elle mourait d’envie
d’entendre les battements de son cœur.
Et elle qui craignait d’avoir perdu Cade à jamais ! Elle qui, chaque nuit,
depuis ce dimanche fatal, n’avait cessé de pleurer en pensant à lui, à tout le
bonheur qu’il lui avait déjà apporté, à tout ce qu’elle aurait voulu partager de
rêves et de joies en sa compagnie !
— Même si j’ai de l’argent, je suis différent de Doug Pirfoy, conclut-il en lui
caressant la joue.
— Je te crois, répondit-elle.
— Alors, pourquoi ne pas oublier nos erreurs au plus vite ?
— Oui. Rattrapons le temps perdu, dit-elle en captant le regard lumineux et
intense que Cade jetait sur elle.
— Le contrat de mariage en ta faveur sera prêt la semaine prochaine, reprit-
il, en approchant son visage du sien.
Enivrée par sa présence et sa chaleur virile, elle sentit le désir l’envahir.
— Dire que je ne voulais voir en toi qu’un petit ami provisoire capable de
me faire oublier ma mésaventure avec Doug Pirfoy, lui avoua-t-elle.
— Et dire que je me méfiais comme de la peste de mon attirance pour toi,
reconnut-il à son tour.
La pensée d’avoir failli perdre un homme aussi beau, aussi séduisant que
Cade la troubla au plus haut point.
— Je t’aime, dit-il en la serrant contre lui.
— Je t’aime aussi, répondit-elle avant de souder ses lèvres aux siennes, avec
une intensité qui montrait la force des sentiments qu’elle éprouvait pour lui.
Tandis que leur baiser s’éternisait, elle sentit le désir l’embraser même si le
moment et le lieu étaient mal choisis pour donner libre cours à leur passion.
Peu après, Cade détacha ses lèvres.
— Voudrais-tu devenir ma femme, Nati ?
— Je le veux et je serai ta femme pour toujours, répondit-elle en plongeant
son regard dans le sien.
— Nous aurons des enfants et des petits-enfants ?
— Autant que tu voudras, murmura-t-elle non sans avoir une pensée
mélancolique pour le bébé qu’elle avait perdu naguère.
D’un geste tendre, Cade lui releva le menton.
— Je sais à quoi tu penses, Nati, mais ta prochaine grossesse se déroulera
sans anicroche, je t’en fais le serment. J’ai tant d’amour à te donner que rien ne
pourra arriver à notre bébé, dit-il en l’étreignant avec une force accrue.
Quand Cade posa de nouveau sa bouche sur la sienne, ses dernières craintes
s’envolèrent.
Le sort s’était acharné par deux fois contre elle, d’abord en lui faisant
rencontrer Doug, puis en lui donnant l’espoir de devenir mère alors qu’il était
déjà écrit qu’elle perdrait son bébé.
Avec Cade, elle savait désormais qu’il en irait tout autrement et ce fut d’un
cœur léger qu’elle jeta un coup d’œil vers la cuisine d’où filtraient les murmures
d’une conversation.
— Jonah et ta grand-mère semblent avoir bien des choses à se dire, tu ne
crois pas ? demanda-t-elle à Cade.
— Nos grands-parents respectifs s’entendent à merveille sans que nous
ayons à les aider à trouver un terrain d’entente, répondit-il non sans humour.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Que dirais-tu si nous filions sans les attendre ?
— J’allais te le proposer, répondit-il.
Elle poussa un soupir de contentement à la pensée que le cauchemar dans
lequel elle était plongée depuis si longtemps venait de se dissiper définitivement,
et qu’à partir d’aujourd’hui sa vie aurait les couleurs du bonheur et des rêves
heureux.
Cade était fait pour elle, elle pour lui, et elle savait à présent que rien ni
personne ne pourrait plus les séparer.

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Camden, dès le mois de mars dans votre collection Passions !
TITRE ORIGINAL : CORNER-OFFICE COURTSHIP
Traduction française : YVES CRAPEZ

© 2012, Victoria Pade. © 2014, Harlequin S.A.

Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée à l'usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou
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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

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