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de Barbara McMAHON
1.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent; Alex Hunter prit une grande
goulée d'air et marcha droit devant lui.
L'attaché-case à la main, il traversa l'espace de travail. Son regard
était fixe, dirigé dans l'axe de son bureau, là-bas, tout au bout de la
grande salle.
Le silence s'était fait sur son passage. On entendait seulement, par-
dessus l'incessant bourdonnement des ordinateurs, des
condoléances, murmurées d'une voix à peine audible par les uns et
les autres :
— Désolé pour Mme Hunter... Toute ma sympathie...
Il remerciait sans un mot, d'un petit signe de la tête, impatient d'être
seul, enfin, dans son sanctuaire.
Il ne croyait encore pas à la mort de MaryEllen — trop soudaine.
Comment était-il possible, au xxie siècle, qu'une pneumonie fût
fatale? Vaste et sinistre blague que la médecine moderne !
— Alex, allez-vous bien? s'enquit Helen Walter, sa secrétaire
particulière, comme elle se levait de son bureau, attenant au sien.
Elle alla à sa rencontre. Ses yeux brillants reflétaient son estime et sa
compassion.
— C'est un sacré voyage, soupira Alex. Enfin me voici,
heureusement ! Où en est-on, ici ? Quelle est l'ambiance?
— Le moral des troupes est un peu atteint. MaryEllen n'était certes
pas connue de tout le monde, ici — ce qui est normal après trois
ans d'absence. Tous, cependant, savent qu'elle était l'actionnaire
principal de la société. Cela fait un choc, même pour ceux qui la
connaissaient à peine.
Alex poussa la porte de son bureau. Il nota qu'Helen n'avait pas fait
allusion à un détail qui avait, malgré tout, son importance :
MaryEllen était sa femme.
Du moins, son épouse légitime.
On avait déposé le courrier en petites piles bien rangées sur un coin
de son bureau, à côté d'un amoncellement de dossiers, eux aussi
impeccablement alignés. Les messages téléphoniques avaient été
rassemblés à part dans une grande enveloppe.
Il laissa sa mallette dans un coin et contempla d'un œil morne la baie
de San Francisco. Le soleil n'allait pas tarder à se coucher. Dieu
qu'il eût aimé en faire autant !
— Vous venez d'arriver? demanda Helen qui se tenait dans
l'encadrement de la porte, toujours serviable et disponible.
— Mon avion s'est posé il y a une heure seulement. Je suis venu
directement.
— Vous êtes sûr que ça ira? insista-t-elle, l'air un peu soucieux. Je
sais bien quels étaient vos rapports avec votre femme... Cinq mille
kilomètres vous séparaient, et, depuis trois ans, vous ne vous voyiez
pratiquement plus, mais pourtant...
— Allons, Helen, vous savez bien que ce mariage n'en était pas un,
répondit-il en examinant d'un air accablé le courrier entassé devant
lui. Les ragots vont-ils bon train dans la société ?
— Pas plus que d'habitude. Les vétérans de l'entreprise ont mis au
parfum les nouveaux. Nul n'ignore — ou presque — que votre
mariage avec MaryEllen avait pour but principal de faciliter la
formation de Hunter Associés.
Alex enleva sa veste et la suspendit au dossier de son fauteuil,
contre lequel il se laissa ensuite lentement tomber.
— Des gens de la maison sont-ils allés à l'enterrement?
— Non. Mais quasiment tout le bureau de New York s'y est rendu.
Bob Mason a envoyé un mail à ce sujet... Ne culpabilisez pas,
Alex. Tout le monde sait bien que vous y seriez allé si vous aviez
pu. Même MaryEllen aurait compris la situation...
Alex n'avait pas envie de s'étendre sur les raisons qui l'avaient
empêché de se rendre à l'enterrement de sa femme. Il avait fait tout
son possible. Les circonstances en avaient décidé autrement.
Helen sortit discrètement, laissant, au cas où il aurait besoin d'elle, la
porte légèrement entrebâillée.
Il était mort de fatigue. Il avait traversé une douzaine de fuseaux
horaires ; de quoi détraquer son horloge interne...
Depuis quelques jours, tout s'était passé comme si le sort
s'acharnait contre lui. Il avait été bloqué à Bangkok par un ouragan
d'une violence extrême ; aucun avion ne décollait, aucun appel
n'aboutissait; il lui avait donc fallu prendre son mal en patience, et
attendre, attendre...
Il s'enfonça un peu plus profondément dans son fauteuil. Il était dans
un état d'épuisement tel qu'il ne savait pas exactement ce que la
mort de MaryEllen lui faisait. Une sorte d'hébétude le paralysait.
Son cerveau fonctionnait au ralenti.
Ils étaient mariés depuis six ans. Un beau mariage — ou plutôt, un
bel arrangement. Ils avaient connu quelques rares épisodes, au lit,
sans grande importance, puis ils s'étaient éloignés l'un de l'autre, elle
à New York, lui à San Francisco.
Elle n'avait que vingt-neuf ans.
Il soupira. Vingt-neuf ans, c'était un peu jeune pour mourir.
S'il ne l'avait pas vue depuis un an, ils étaient restés en contact,
principalement pour le travail. Régulièrement, ils avaient échangé
des e-mails, des fax, parfois des coups de téléphone.
Six ans de mariage, dont trois de séparation... Si l'on pouvait parler
de réussite, c'était uniquement sur le plan professionnel. MaryEllen
s'était révélée une battante et avait défendu leur société avec
beaucoup d'habileté.
Sur ce plan-là, elle allait lui manquer.
Mais sur le plan sentimental, non. Il n'avait jamais eu besoin d'elle
dans ce domaine...
Il ouvrit une des enveloppes qui se trouvaient sur la pile — et fit un
bond en la lisant.
Il marcha jusqu'à la fenêtre, lut une nouvelle fois la missive, puis alla
se rasseoir, abasourdi.
C'était incroyable.
— Helen!
Il relut une troisième fois la lettre. Les mots dansaient devant ses
yeux. Pouvait-il s'agir d'une plaisanterie ?
— Helen! insista-t-il.
La porte s'ouvrit doucement... sur Cassandra Bowles.
— Je suis désolée, annonça cette dernière, sans quitter le seuil.
Helen s'est absentée pour un instant. Puis-je vous aider?
Il se leva et lui tendit la lettre.
— Lisez et dites-moi ce que vous en pensez.
Cassandra rôdait dans les parages depuis quelques minutes dans
l'espoir de discuter avec Alex du dossier dont elle avait la charge :
la fusion avec GlobalNet. Lorsqu'elle l'avait entendu appeler Helen,
elle avait cherché des yeux la secrétaire. Au deuxième appel, elle
avait cru bon de répondre à sa place.
Elle travaillait pour Hunter Associés depuis maintenant deux ans.
Elle avait trouvé cet emploi dès l'obtention, à l'Université de
Berkeley, de son diplôme d'analyste financier.
Après avoir lu attentivement la lettre, elle leva les yeux sur son
patron. Il paraissait dans tous ses états.
— Si j'ai bien lu, les avocats de New York souhaitent savoir quand
vous allez venir chercher vos deux jumelles.
— Dieux du ciel! Des jumelles! Vous vous rendez compte !
— On dirait que vous n'étiez pas au courant de leur existence,
hasarda-t-elle.
— Mais non! C'est incroyable! Comment se fait-il que MaryEllen
ne m'ait jamais parlé de ses deux filles? C'est complètement fou,
cette histoire !
Cassandra préféra, pour l'instant, adopter un silence prudent.
Alex farfouilla dans l'enveloppe qui contenait les nombreux petits
rectangles de papier indiquant les messages téléphoniques. La
plupart venaient du cabinet d'avocats à New York. Il prit l'un des
rectangles et composa un numéro. En vain.
— Il est 17 heures passées, là-bas, dit Cassandra d'une voix
douce. Les bureaux sont vides, à cette heure...
Alex hocha la tête et raccrocha.
Alex continuait d'être fasciné par cette jeune femme qui savait à la
fois remplir ses devoirs professionnels de façon remarquable et se
révéler si précieuse auprès des enfants. Elle semblait avoir toutes les
qualités.
Et puis ses cheveux noirs ondulant souplement sur ses épaules lui
donnaient envie d'y plonger les doigts...
— J'apprécie vraiment ce que vous avez fait pour moi. Helen a
déniché une personne qui pourra s'occuper des filles pendant la
journée. Mais elle continue toujours à chercher une vraie
gouvernante. C'est un énorme problème que de trouver quelqu'un
de bien...
— Il est peut-être temps pour vous de rencontrer la femme idéale
que vous évoquiez l'autre jour...
Elle ramassa ses affaires pour partir. Il l'observait du coin de l'œil.
Et si c'était elle, la femme idéale?
— Je vous appelle un taxi. Rassurez-vous, Cassie, cela ne
deviendra pas une habitude !
Il était déjà dans son lit quand le téléphone sonna. Il avait une
nouvelle fois demandé à Cassandra de l'appeler dès son arrivée
chez elle.
— Je suis saine et sauve, annonça-t-elle d'une voix neutre.
Dans la pénombre de sa chambre, il sourit. Il aimait entendre le son
de sa voix.
— C'est bien. Tout à l'heure j'ai oublié de vous demander si vous
aviez eu le temps de travailler pour vous.
— Oui. J'ai disposé de presque deux heures pendant la sieste des
enfants — et puis après leur coucher du soir, je n'ai pas arrêté...
— Bravo, Cassandra. Je me rends compte à présent que j'ai
embauché une perle rare...
— Si vous le dites. Je pense qu'il est temps pour vous d'aller au lit.
— J'y suis déjà.
Un silence gêné s'ensuivit, riche, à l'un et l'autre bout du fil, de
sentiments, d'émotions, de secrets, de désirs, de non-dits...
— Ah, vous êtes déjà couché, dit-elle enfin d'une voix mal assurée.
— Il y a un petit monstre qui a pour habitude de venir dans mon lit
à 6 heures du matin. C'est pour cela que je me couche tôt...
— Brittany ou Ashley?
— D'abord Ashley.
Il eut un rire amusé et reprit :
— Figurez-vous que le premier jour où elles ont dormi à la maison,
je me suis retrouvé dans une situation bien embarrassante : j'ai
l'habitude de dormir nu et elles sont venues toutes les deux dans ma
chambre, très tôt. Je ne pouvais pas me lever. C'était très gênant...
— Alors maintenant vous portez un pyjama?
— Le bas seulement. Les deux jumelles sont fascinées par les poils
que j'ai sur la poitrine. Bizarre, non?
Le silence, de nouveau, se fit entre eux, porteur, encore, de bien
des choses.
— A quoi pensez-vous, Cassie?
Elle débita sa réplique d'un ton précipité, chaotique :
— Je comprends tout à fait la fascination qu'elles éprouvent... Enfin,
je veux dire... Cette discussion est un peu déplacée, vous ne
trouvez pas? A... à plus tard.
Elle raccrocha brutalement. Il resta un moment le récepteur à la
main, très songeur.
— Mmm, mademoiselle Cassie, vous me plaisez de plus en plus,
marmonna-t-il.
Un peu plus tard, Cassandra rejoignit les filles qui jouaient dans le
jardin avec leur père.
Alex, à bout de souffle après avoir fait le cheval pour Brittany et
Ashley, était étendu sur le dos, dans l'herbe. Il reprenait sa
respiration.
— Cela fait au moins vingt-cinq ans que je n'ai pas joué ainsi,
lâcha-t-il en mâchonnant un brin d'herbe.
— Vous faisiez autant le fou, quand vous étiez petit ?
— Mmm. Parfois. Je crois.
Il marmonnait tout en mordillant son brin d'herbe, les yeux fermés,
le visage au soleil.
Elle eut envie de prendre l'initiative, pour une fois, et de poser ses
lèvres sur ce beau visage si bien dessiné — sur ce front large et
noble, sur ces lèvres sensuelles... elle s'en abstint, bien sûr.
Brittany vint tout contre son père et lui tira l'oreille :
— Pas sieste, Papa.
Alex sourit et entrouvrit un œil.
— Papa ne fait pas la sieste; il se repose un peu.
— Papa n'est plus tout jeune, ironisa Cassandra dans un rire léger.
Il a besoin de repos. Surtout quand il a fait le fou.
Il tourna la tête et darda sur elle un œil assassin.
— C'est malin, de dire des choses pareilles. Elles vont croire que je
suis un vieillard...
Et, de fait, Ashley annonça à sa sœur d'un ton résigné :
— Papa trop vieux, très fatigué...
— Et voilà, soupira-t-il. A trente-deux ans je suis perçu comme un
vétéran. Vous êtes dure, Cassie. Vous avez quel âge, vous ?
— Vingt-cinq ans.
Il y eut un moment de silence. Les jumelles étaient allées jouer un
peu plus loin dans le jardin.
— Ce serait un vrai mariage, vous savez, Cassie, poursuivit-il, les
yeux toujours fermés. J'aimerais avoir d'autres enfants. Ne seriez-
vous pas heureuse, avec un bébé bien à vous ? Peut-être pas dans
l'immédiat — je sais combien votre carrière compte pour vous —
mais plus tard, dans quelques années...
Avoir un enfant, des enfants avec Alex ? Elle imagina, sans
déplaisir, un petit garçon de l'âge des jumelles, ici même, chez le
vieux Silas, gambadant à droite et à gauche, et ressemblant à son
père...
Elle poussa un bref soupir et se leva.
— Il se fait tard, Alex. Il faut préparer les affaires des enfants.
Alex s'approcha d'elle. Il avait l'air grave.
— Cassie?
— Oui?
— J'ai bien réfléchi. Ce que j'ai à vous proposer vous tentera, sans
doute.
Il était tout près d'elle, à présent, et elle retenait son souffle. Ne
s'était-elle pas plus qu'attachée à lui, au cours de ces semaines
passées ?
Elle l'aimait.
Elle se sentait déchirée. Si elle ne voulait pas l'épouser, puisqu'il lui
offrait un rôle et non son amour, l'idée qu'il puisse refaire sa vie
ailleurs lui était insupportable.
Alex se pencha vers elle et retira délicatement ses lunettes, ainsi qu'il
aimait à le faire.
— Ecoutez-moi bien, Cassie. Si vous m'épousez, vingt pour cent
des parts de Hunter Associés seront à vous. Votre carrière, dès
lors, sera solidement assurée.
Stupéfaite par cette offre fabuleuse, elle le dévisageait. Les yeux
sombres d'Alex la scrutaient avec intensité.
— Que... dites-vous ?
— Vous m'avez bien entendu, Cassie. Vingt pour cent. Ce n'est pas
mal, compte tenu du fait que je ne possède moi-même que
cinquante et un pour cent du capital. Les quarante-neuf pour cent
restant appartiennent aux jumelles. Qu'en pensez-vous ? Cela vous
suffit-il ?
Les larmes piquaient ses yeux. Elle venait de réaliser qu'elle l'aimait,
et il lui parlait argent !
— Dites simplement « oui », Cassie. Ne cherchez pas de
problèmes où il n'y en a pas...
— Cela ne marchera jamais.
— Bien sûr que si ! Nous ferons en sorte que cela marche. Allons,
Cassie. Dites oui !
Mille pensées se bousculaient dans sa tête. Elle ne savait plus où
elle en était.
Elle prit une longue respiration, puis hocha la tête lentement —
affirmativement.
Alex, le visage illuminé par la joie, se pencha pour l'embrasser. Il
était bien possible qu'elle fût en train de faire la plus grosse erreur
de sa vie...
Elle sentit le souffle d'Alex contre sa joue — puis, soudain, celui-ci
s'écria d'une voix courroucée :
— Non, Ashley!
La fillette mettait dans sa bouche des pétales de coquelicot.
Alex la réprimanda. Cassandra observait la scène avec une certaine
amertume. Cela faisait à peine dix secondes qu'ils étaient fiancés, et
déjà il l'abandonnait pour s'occuper de ses enfants !