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La science fait progresser l’humanité

« Depuis trois siècles, la connaissance scientifique ne fait que prouver ses vertus de
vérification et de découverte par rapport à tous autres modes de connaissance. […] Et
pourtant, cette science élucidante, enrichissante, conquérante, triomphante, nous pose
de plus en plus de graves problèmes qui ont trait à la connaissance qu’elle produit, à
l’action qu’elle détermine, à la société qu’elle transforme. »,
Edgar Morin, Science avec conscience, 1982.
« L’aventure scientifique, c’est fascinant ! Que de progrès techniques, quelle
amélioration de notre niveau de vie ! La science, en augmentant les connaissances dont
l’homme dispose, accroît sans cesse sa maîtrise sur son environnement, lui permettant
d’utiliser son imagination pour améliorer sa condition, pour faciliter son quotidien. »

Pourquoi ce discours n’emporte-t-il pas une adhésion unanime et ne convainc-t-il pas


toujours ? Oui, la science, immédiatement ou à long terme, ouvre la porte vers de
nombreuses applications intéressantes, dont nous imaginerions difficilement nous
passer une fois qu’elles sont advenues et qui sont donc, en un sens, facteur de progrès.
Ainsi, les conditions de travail, la santé et l’hygiène, l’alimentation, etc. sont autant de
domaines où les connaissances scientifiques peuvent permettre des améliorations de
nos conditions de vie. Mais l’ensemble des populations humaines n’en profitent pas
nécessairement, car s’y mêlent considérations et décisions économiques et politiques.
Pour le concevoir, il suffit de penser aux pays du Tiers-Monde. Les maladies qui y
subsistent, tel que le paludisme par exemple, feraient-elles encore longs feux
si l’économiquement rentable ne venaient pas conditionner le scientifiquement faisable ?
Dans quelle mesure pourrait-on alors parler de progrès pour l’humanité dans son
ensemble ?
On se rend vite compte que définir ce qui constitue un progrès pour l’humanité revient à
se demander ce qui est souhaitable pour l’homme, voire même à définir ce caractérise
l’être humain. Vaste et difficile question que de nombreux philosophes se sont efforcés
de traiter[1]et à laquelle nous ne prétendrons pas apporter une réponse. Que le progrès
de l’humanité soit entendu comme l’amélioration des conditions de vie et de
connaissance du plus grand nombre ou comme l’augmentation du confort personnel des
individus, les atteintes à certains droits fondamentaux[2] l’excluent dans tous les cas.
Nous ne chercherons donc pas à prescrire ce que devraient être les contributions de la
science au progrès de l’humanité, mais bien à identifier si elles peuvent l’exclure dans
certains cas.
Ainsi, dans le cas particulier des sociétés occidentales et européennes, de quoi parle-t-
on plus particulièrement lorsque nous parlons de progrès scientifique ? Nous pouvons
par exemple penser au progrès matériel, et en particulier à l’augmentation du bien-être
de l’individu par une amélioration des possibilités techniques et industrielles. Nous avons
aussi la possibilité de considérer le progrès des connaissances et le perfectionnement
de la compréhension par l’homme de son environnement. Mais peut-on considérer l’un
et l’autre séparément ?

Si l’on pense que la science est « une quête désintéressée de connaissances », alors
rien ne s’oppose a priori à son développement, puisque les savoirs seraient des facteurs
d’émancipation, de meilleure compréhension de l’environnement, qui nous permettrait
par exemple de mieux nous protéger de ses aléas, ou de s’y adapter en les anticipant.
Cependant, la science entretient des relations étroites avec les aspects sociaux,
politiques, économiques du fonctionnement de nos sociétés, qui dépassent
généralement le seul intérêt scientifique de ses productions : on ne peut ainsi envisager
l’activité scientifique en dehors du monde social qui la rend possible. Pour évaluer les
types de progrès sociaux auxquels contribuent les sciences et les techniques, il est par
conséquent impossible de considérer exclusivement les connaissances qu’elles
produisent.

En remontant un peu dans l’histoire, nous comprenons que la confiance dans la science,
comme facteur de progrès pour les hommes, fut à certaines périodes confortée, mais à
d’autres confrontée à des moments de crises.

Au XVII siècle, une partie de la science se développe dans le contexte du mouvement


e

philosophique des Lumières, où elle est considérée comme nécessairement bienfaitrice.


La confiance qu’elle inspire alors est absolue, le savoir devant permettre de répondre à
toutes les questions qui se posent à l’Homme. Bien plus, les mutations des modes de vie
que les connaissances scientifiques entrainent sont considérées comme un bien en soi.
Après les résultats de Newton, contemporain des Lumières, et dans les siècles qui
suivent, les travaux du mathématicien Laplace, du physicien Maxwell, ou encore plus
tard du biologiste Pasteur, pour ne citer qu’eux, répondent à des besoins parfois vitaux :
se chauffer, se soigner, éclairer, voyager, communiquer, etc. Ainsi par exemple, à partir
du XIX siècle, la maîtrise de la thermodynamique, associée à la mécanique puis à
ème

l’électricité aboutie au développement des locomotives et des systèmes ferroviaires.


Pendant les Trente Glorieuses, des années 1940 à 1970, une foi totale dans le
développement technique s’exprime, considéré comme l’application directe de l’activité
scientifique et source de progrès industriel, économique et social[3]. On considère alors
que les sciences et les techniques résoudront toutes les difficultés. Il s’agit d’une
véritable fuite en avant : si les processus techniques posent à leur tour des problèmes, la
technique elle-même sera mise à contribution pour les résoudre[4].
Pourtant, en-dehors – et même au sein – de ces moments particuliers de confiance
immodérée, les prodigieux développements des sciences et des techniques et les
perturbations de la sphère sociale qui s’exercent à leur suite ne se sont jamais déroulés
sans heurts ni contestations. De l’éclairage de ville au gaz qui empoisonne la vie des
bourgeois, qui sont chargés de l’entretien, à la généralisation de la pratique de
l’inoculation puis de la vaccination de masse, qui rencontrèrent de vives oppositions,
nombreux sont les épisodes dont l’analyse nous montre que la mise en place d’une
technologie n’est jamais gagnée d’avance.

Malgré cela, les Trente Glorieuses sont une période particulière de confiance dans
l’efficacité de la science, et dans sa capacité à concrétiser tout projet par le déploiement
d’une approche pragmatique. Cette assurance provient en particulier de la mobilisation
de la science lors de la seconde guerre mondiale. L’idée était alors la suivante : chaque
objectif, en l’occurrence militaire, peut être efficacement atteint grâce à la mise en œuvre
d’une démarche rationnelle, et par suite grâce au développement de la recherche
scientifique.

En contrepartie, dans cette période de guerre, les résultats prédominent et justifient la


plupart du temps les moyens déployés pour les atteindre [5]. Ainsi la recherche en
physique nucléaire fut fortement soutenue à cette époque par les Etats-Unis, et dans le
cadre du projet Manhattan, des scientifiques entreprirent de concevoir et de produire des
bombes, au plutonium et à l’uranium, dont l’effroyable efficacité fut malheureusement
prouvée lors des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki en 1945. Cet
épisode nous a violemment démontré les dérives possibles de l’utilisation de la science
en situation de conflit et d’autres s’y ajoutent, comme les utilisations d’armes chimiques
ou celles des chambres à gaz.
Bien que moins extrêmes, d’autres désillusions ont depuis lors renforcé la constatation
suivante : les avancées scientifiques ne constituent pas nécessairement un progrès pour
l’humanité. Y compris d’ailleurs dans des domaines habituellement emblématiques des
apports de la science à notre qualité de vie, comme peuvent l’être l’alimentation ou
l’énergie. En attestent les catastrophes de Tchernobyl et de Bhopal, les affaires du sang
contaminé ou encore de la vache folle. La liste est longue et ici très incomplète.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Depuis deux ou trois décennies, la place de la science dans
notre société a changé. Avec la mise en place d’ordres économiques et politiques
nouveaux[6], son lien à l’Etat, ses modes de fonctionnement et de production des savoirs
ont subi de nombreuses transformations. Pour n’en citer qu’une, on peut mentionner la
possibilité récente d’accorder des droits de propriété sur des recherches fondamentales,
comme par exemple sur des séquences d’ADN de la souris[7]. Ainsi, de nos jours,
l’activité scientifique associe la compréhension du monde à une volonté d’agir sur les
objets qu’elle étudie et d’en maîtriser l’évolution ; c’est même ce qui la caractérise depuis
la révolution copernicienne qui est advenue quelque part entre le XVI et le XVIII siècle[8].
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Ce pouvoir de transformer le monde est nécessairement associé à des considérations


sociales variées : la science se doit d’être utile et efficace, rentable même pourrait-on
dire. En parallèle, les sciences et les techniques actuelles ouvrent des perspectives
particulièrement difficiles à prévoir ou à encadrer comme c’est le cas des problèmes
climatiques, du clonage, des xénogreffes, des nanotechnologies, de la manipulation du
vivant, … Du reste, dans certains cas, les directions prises par certaines recherches et
utilisations de résultats scientifiques ne s’accordent pas avec les choix que l’ensemble
des citoyens souhaiteraient réaliser. Les controverses nées autour des OGM ou des
nanotechnologies l’illustrent bien.
Ces derniers exemples posent des questions essentielles : comment le développement
des connaissances et des productions scientifiques peut-il aujourd’hui s’associer aux
vœux de la majorité des citoyens ? Dans la mesure où « la science est dans le social, la
science a des comptes à rendre sur ce qu’elle fait qui est toujours déjà un choix
politique »[9]. Étant donné les enjeux de ces choix, les scientifiques se doivent de se
poser de telles questions. C’est ce qu’entreprend le domaine de la bioéthique, par
exemple, en remettant au centre les valeurs humaines. Elle se développe depuis les
années 1960, en particulier suite à la Seconde Guerre mondiale et aux dérives que l’on y
a connues[10] et s’inscrit dans une demande générale de précaution. Celle-ci est associée
au constat lucide et partagé que le progrès matériel, même s’il est souvent libérateur, est
insuffisant en soi pour orienter des choix de société. Prenons le cas du clonage à titre
d’exemple : s’il est techniquement possible, est-il pour autant souhaitable ?
Les citoyens, scientifiques inclus, jouent sur cette scène un rôle fondamental ; en
s’emparant notamment des questions posées par la science ou par la société dans des
arènes publiques, par exemple lors de débats participatifs. Ils leur suffit même parfois de
faire entendre leur voix lors de débats entre experts. Les chercheurs sont alors amenés,
et parfois forcés, à exercer leur responsabilité. Axel Kahn définit par exemple
l’implication nécessaire des scientifiques à plusieurs niveaux[11] : devoir de s’assurer de
la qualité scientifique de ce qui est produit, devoir de vigilance quant aux éventuelles
conséquences néfastes pour la société, devoir individuel de s’intéresser aux potentielles
utilisations pouvant être faites des connaissances produites, et enfin participation au
processus collectif et démocratique de contrôle. Il ne s’agit pas de s’opposer par principe
au développement des technosciences, mais bien d’en mesurer les risques, avérés ou
probables, ainsi que toutes les implications, au cas par cas. La législation reste
cependant nécessaire afin de partager des critères généraux pour décider de ce que l’on
accepte ou non de développer, de produire, de commercialiser, mais aussi pour
contrôler les avancées scientifiques et techniques. Le principe de précaution, mis en
place en 1992, répond en partie à cette nécessité.[12] A la fin des années 1990 ,
l’OMS[13] l’a par exemple appliqué pour limiter les émissions de dioxines issues
d’activités humaines, en définissant un niveau d’exposition acceptable. Plus récemment,
en 2009, l’opérateur de téléphonie mobile Orange s’est fut refusé par le tribunal
l’installation d’une antenne relais dans la ville de Créteil.[14]
Nous serions ainsi actuellement dans une « société du risque »[15], pour reprendre les
mots d’Ulrich Beck, où l’on tente « de rendre prévisibles et contrôlables les effets
imprévisibles de nos décisions sociétales »[16]. Par conséquent, au-delà de la prise de
conscience, il s’agit se donner les moyens de maîtriser et encadrer, en amont et en aval,
les potentialités offertes par les sciences et les techniques[17].
Dans ce contexte, les scientifiques, dont les moteurs intellectuels restent la
compréhension et l’explication des phénomènes du monde qui les entoure ainsi que
l’amélioration de notre quotidien, se trouvent confrontés à des responsabilités
personnelles et collectives, qui émergent au fil des connaissances produites. Cette
société du risque implique « une place nouvelle pour la responsabilité individuelle et
collective, et vis-à-vis des générations futures, et une attention devenue vitale pour les
questions environnementales et sanitaires »[17]. Les scientifiques se doivent de les
endosser dès maintenant dans leur métier et de réinventer leur pratique pour que les
résultats de leurs recherches puissent contribuer effectivement à un progrès de
l’humanité.

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