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PHILIPPE de WOOT

R EPENSER
L’ENTR EPRISE
Compétitivité, technologie et société

ACADÉMIE ROYALE DE BELGIQUE


É dition s L’AC A DÉ M I E E N P O C H E-
R E P E N S E R L’ E N T R E P R I S E
PH I L I PPE de WO OT

REPENSER
L’ENTREPRISE
Compétitivité, technologie et société

Rendre à l'action économique ses dimensions


éthiques et politiques

essa i
Académie royale de Belgique Crédits
rue Ducale, 1 Grégory Van Aelbrouck,
1000 Bruxelles, Belgique Académie royale de Belgique
www.academie-editions.be Photo de couverture :
www.academieroyale.be © James Thew - Fotolia.com (détail)

Collection L’Académie en poche Impression : IPM Printing SA,


Sous la responsabilité académique Ganshoren
de Véronique Dehant
Volume 20 ISBN 978-2-8031-0359-1
Dépôt légal : 2013/0092/18
© 2013, Académie royale de Belgique
Prométhée — J’ouvris pour eux les trésors de la terre :
ils eurent l’or et l’argent, ils eurent le bronze, ils eurent le fer,
ils eurent l’industrie et les arts …
J’ai guéri les mortels des terreurs de la mort
Les Océanides — Et quel remède as-tu trouvé pour eux ?
Prométhée — Un bandeau sur les yeux.
(Eschyle)

L’homme est visiblement fait pour penser ; c’est toute


sa dignité et tout son mérite […] Or à quoi pense le
monde ? […] à courir la bague […] à se battre, à se faire roi,
sans penser à ce que c’est qu’être roi, et qu’être homme.
(Pascal)

Le sommeil de la raison engendre des monstres.


(Goya)
Introduction

S’il existe une tendance lourde à notre époque, c’est


bien celle de l’avancée des sciences et des technolo-
gies. Cette tendance s’impose comme un rouleau com-
presseur quels que soient les aléas de l’histoire et des
conjonctures économiques. La science a connu une
accélération inouïe au cours du dernier siècle. Plusieurs
facteurs y ont contribué : l’accumulation même des
connaissances et leur diffusion rapide ont offert aux
chercheurs des champs d’investigation plus larges et
plus ambitieux ; le croisement des disciplines et l’accès
universel à l’information ont favorisé des recherches
nouvelles et plus audacieuses ; une concurrence tech-
nologique devenue mondiale a amplifié le mouvement
et multiplié les moyens de financement consacrés à la
recherche et au développement. Nous avons percé bien
des secrets qui nous paraissaient indéchiffrables il y a
quelques décennies. Nous avons découvert les méca-
nismes de la vie. Nous avons mis des chiffres précis sur
l’origine de l’univers, nous en découvrons les premiers
instants et nous commençons à connaitre « la musique
des astres ».
C’est l’entreprise qui transforme, souvent dès leur
apparition, les connaissances scientifiques en techno-
10 REPENSER L'ENTREPRISE

logies et celles-ci, en produits et en services. En maitri-


sant les méthodes et les outils de la technoscience, elle
a mis le pouvoir de la connaissance au service de ses
stratégies économiques. La technoscience lui offre en
permanence des opportunités nouvelles et des armes
concurrentielles plus puissantes. Elle devient ainsi
un élément clé du développement économique et du
pouvoir concurrentiel. L’entreprise apparaît dès lors
comme le médiateur principal entre la science et la
société. Est-elle pour autant un agent de progrès ? C’est
la question que cet essai se propose de traiter.
S’interroger sur la finalité de l’entreprise et du
modèle de développement qu’elle anime, c’est poser la
question du progrès matériel, de son orientation et de
ses ambiguïtés. Cette question intrigua les humains
depuis l’origine des civilisations. Les mythes grecs l’ont
abondamment évoquée et la situent dans sa véritable
perspective qui est celle de l’élan créateur mais aussi
de l’inquiétude des hommes. Pour eux, les créateurs du
progrès matériel occupent une place majeure dans la
société. Ils en ont fait des héros, mais des héros maudits.
Tout se passe comme si le progrès technique, dès l’aube
des temps, fut perçu comme bénéfique et dangereux à
la fois, comme essentiellement ambigu. Leur approche
débouche sur la question de savoir si les hommes, ces
« éphémères », peuvent s’approprier la maîtrise de la
technique sans la finaliser, ni la soumettre à une vision
large du Bien commun. Une question qui, sous des
modalités diverses, traverse l’histoire.
Introduction 11

L’entreprise étant par excellence l’agent de la créati-


vité économique et technique, on a cru longtemps que
son action servait automatiquement le Bien commun
grâce aux vertus du marché et de sa fameuse « main
invisible ». Incontestablement, l’économie de marché
fut une source de progrès considérable pour une partie
de l’humanité qu’elle a tirée de la pauvreté. Beaucoup
de dirigeants justifient ce système en affirmant que,
globalement, ses avantages l’emportent sur ses incon-
vénients.
Aujourd’hui, la liaison entre croissance écono-
mique et Bien commun est devenue moins claire. Une
approche néolibérale mondialisée a progressivement
« découplé » l’économique de l’éthique et du politique.
La globalisation, l’accélération de la techno science, le
manque de régulation mondiale confèrent au système
économique une autonomie et un pouvoir d’action
sans précédent. Il l’exerce selon les critères qui sont
les siens : rentabilité, compétitivité, course aux parts
de marché. En l’absence de régulation globale, cette
logique tend à devenir dominante et à nous imposer
un modèle de développement qui n’a d’autre finalité
que son efficacité et son dynamisme. Conduit par sa
seule logique instrumentale, ce modèle devient de
plus en plus ambigu et paradoxal. Tout en assurant
une croissance économique sans précédent dans l’his-
toire humaine, notre modèle s’emballe, pollue, exclut,
engendre des phénomènes de domination, d’injustice
sociale et de déstructuration. Jamais notre capacité
de créer de la richesse n’a été aussi grande et jamais le
12 REPENSER L'ENTREPRISE

nombre absolu de pauvres n’a été aussi élevé ; jamais


nos connaissances scientifiques et techniques n’ont
été aussi étendues et jamais la planète n’a été aussi
menacée ; jamais le besoin d’une gouvernance écono-
mique n’a été aussi impérieux et jamais les gouverne-
ments des États-Nations n’ont été aussi désarmés.
On peut donc se poser la question de savoir si le
modèle actuel est encore politiquement et moralement
acceptable sans une évolution profonde. On peut même
se demander si nous ne nous aveuglons pas complè-
tement sur les dérives de celui-ci, si nous ne sommes
pas complices de ses dysfonctionnements globaux et si
ceux-ci ne nous entraînent pas vers une sorte de dérai-
son. Notre modèle engendre des risques systémiques
non explicitement voulus, difficiles à mesurer, sinon
à prévoir, et dont les conséquences peuvent mettre en
danger les équilibres sociaux, les modes de contrôle et
de régulation, les institutions et la planète elle-même.
Nous sommes dans une société à haut risque qui nous
oblige à nous remettre en question, à prendre plus
de responsabilité, à inventer des modes nouveaux de
concertation et de gouvernance.
Les défis du XXIe siècle sont immenses : implanter
un modèle de développement plus durable, maintenir
aussi ouverts que possible les marchés et les sociétés,
mettre les dynamismes entrepreneuriaux au service
du Bien commun, relancer l’emploi, réindustrialiser
les pays occidentaux tout en favorisant le développe-
ment des pays émergents… Comment peut-on mieux
Introduction 13

orienter notre extraordinaire créativité vers les défis


qui s’annoncent ?
L’entreprise est l’agent central du système écono-
mique. Cet essai se centrera donc sur elle. Non pas
pour lui imputer l’entière responsabilité des dérives et
des dysfonctionnements de notre modèle économique,
mais plutôt pour esquisser le rôle qu’elle pourrait jouer
dans sa transformation. En changeant sa culture, elle
peut y contribuer puissamment et mieux répondre aux
problèmes planétaires de notre siècle. Compte tenu du
pouvoir qu’elle détient sur les ressources, l’entreprise a
donc là une responsabilité majeure.
Un thème central de cet essai est que l’esprit d’en-
treprise, la créativité et l’innovation sont des réponses
nécessaires aux défis sociétaux. Même si le modèle
économique existant est à la source de dysfonction-
nements majeurs, l’entreprise au sens le plus large
du terme peut contribuer à corriger plusieurs d’entre
eux. De problème, elle peut devenir solution. Cette
approche est d’autant plus réaliste qu’aujourd’hui la
créativité, l’innovation et l’activité entrepreneuriale
débordent largement du cadre de l’entreprise capi-
taliste. Des milliers d’initiatives apparaissent dans le
monde pour proposer des solutions : entreprenariat
social, économie solidaire, commerce équitable… Elles
sont le signe d’actions entrepreneuriales démultipliées
et plus responsables. Plusieurs d’entre elles coopèrent
avec des entreprises capitalistes qui s’en inspirent pour
transformer leur culture et concrétiser leurs respon-
sabilités sociales. Ce foisonnement de créativité fait
14 REPENSER L'ENTREPRISE

apparaître de nouvelles formes d’entreprises qui, loin


de concurrencer les formes plus classiques, en sont un
complément indispensable et une source d’inspiration
culturelle.
Beaucoup d’entreprises, parmi les plus éclairées,
ont déjà entamé cette évolution. Mais, seules, elles
ne suffiront pas à rendre à l’activité économique ses
dimensions éthiques et politiques. L’entreprise n’est
évidemment qu’un acteur parmi d’autres. Les pouvoirs
publics, les forces sociales, la société civile sont tous
appelés à contribuer à cette transformation.

Cet essai, tout en reprenant leur approche concep-


tuelle, tente d’enrichir certaines thèses des livres que
j’ai publiés en 2005 et en 2009 1 : une évolution du
système est possible mais elle nécessite une approche
plus radicale que celle qui s’esquisse depuis quelques
années. Ce n’est qu’en changeant sa culture en profon-
deur que l’entreprise pourra rendre à son action ses
dimensions éthiques et politiques.

1 Ph. de Woot, Responsabilité sociale de l’entreprise : Faut-il


enchaîner Prométhée ?, Paris, Economica, 2005 et Should
Prometheus Be Bound ? Corporate Global Responsibility, New
York, Palgrave Macmillan, 2005 et 2009. Ph. de Woot, Lettre
ouverte aux décideurs chrétiens en temps d’urgence, Paris,
Lethielleux, 2009.
CH A PI T R E 1

Dérives de l’économie de marché

Un modèle performant

Notre modèle économique est celui de l’économie


concurrentielle de marché. Avec des nuances diverses,
il s’impose aujourd’hui à presque toute la planète. Ce
modèle a montré son efficacité et sa capacité à créer de
la richesse. Il a permis une croissance économique sans
précédent dans l’histoire humaine. Bâti sur la liberté
d’entreprendre, le libre-échange et la concurrence, il
est par essence dynamique et créatif.
Le marché organise l’échange. C’est une conquête
de la civilisation. Il remplace avantageusement le
vol, le pillage et les razzias. Le commerce est source
de contacts, d’ouverture et de liberté. Depuis les ori-
gines, les échanges ont été considérés, certes comme
un moteur du développement économique, mais aussi
comme le support du rapprochement des peuples et
des évolutions culturelles. Comme le dit joliment Fre-
16 REPENSER L'ENTREPRISE

derick Tristan, « Les Vénitiens sont des changeurs,


mais quel génie ne faut-il pas pour transformer du sel
et des poissons séchés en soieries et en épices, et celles-
ci en Giorgione et en Palladio 1 ! ».
La concurrence – courir ensemble – tend à ce que le
meilleur gagne et apporte au consommateur une amé-
lioration constante du rapport qualité / prix. Même si
elle ne fonctionne pas de manière parfaite, la concur-
rence met le système sous tension et lui donne son
dynamisme et sa créativité. Rappelons que c’est l’inno-
vation qui est au cœur de la concurrence véritable et
que ce sont les technologies qui, dans la longue durée,
lui donnent ses armes décisives. Schumpeter a montré
que la vraie concurrence était celle qui remplaçait l’an-
cien par le nouveau, qui tuait le produit existant pour
lui substituer un produit qui, jusque-là, n’existait pas :
c’est la fameuse destruction créatrice.
Pour Schumpeter, le développement économique
dépend de l’innovation et l’agent de celle-ci est une
personnalité hors du commun : l’entrepreneur. Celui-
ci possède quelques qualités très spécifiques : la vision
d’un progrès possible, une énergie et un goût du risque
suffisant pour le mettre en œuvre, un pouvoir de convic-
tion capable de lui amener les concours et les ressources
nécessaires. L’innovateur-entrepreneur, par sa créativité
même, transforme la nature de la concurrence. Au lieu
de se limiter à une simple lutte de prix, celle-ci devient
une course à l’innovation et au progrès technique.

1 F. Tristan, Venise, Paris, Éditions du Champ Vallon, 1984.


Dérives de l’économie de marché 17

La concurrence qui compte réellement est la concurrence


des biens nouveaux, des techniques nouvelles, des nouvelles
sources d’approvisionnement, des nouveaux types d’orga-
nisation (le contrôle de plus grandes unités par exemple) ;
la concurrence qui commande un avantage décisif en coût
ou en qualité et qui frappe, non pas la marge des profits et
des quantités produites par les firmes existantes, mais leurs
fondations et leur existence même. Cette forme de concur-
rence est beaucoup plus efficace que l’autre, tout comme
un bombardement l’est plus que le forcement d’une porte.
Elle est tellement plus importante qu’il devient relative-
ment indifférent que la concurrence au sens ordinaire du
terme fonctionne plus ou moins promptement ; le levier
puissant qui, en longue période, accroît la production et
abaisse les prix est, de toute façon, fait d’une autre matière.
Le problème généralement pris en considération est celui
d’établir comment le capitalisme gère les structures exis-
tantes, alors que le problème important est celui de décou-
vrir comment il crée, puis détruit ses structures 2.

Comme l’ont montré l’École de Louvain 3 et plus récem-

2 J. Schumpeter, The Theory of Economic Development, Cam-


bridge, Harvard University Press, 1949.
3 L. Dupriez, Des mouvements économiques généraux, Louvain,
Nauwelaerts, 1949 ; L. Dupriez, Philosophie des conjonctures éco-
nomiques, Louvain, Nauwelaerts, 1959 ; A.  Taymans, L’homme,
agent du développement économique, Louvain, Nauwelaerts, 1951 ;
Ph. de Woot, La fonction d’entreprise, Louvain, Nauwelaerts,
1962 ; A. Jacquemin, L’entreprise et son pouvoir de marché, Paris,
PUF, 1967 ; Ph. de Woot et X. Desclée, Le management straté-
gique des groupes européens, Paris, Economica, 1984 ; J.-J. Lambin,
Quel avenir pour le capitalisme ?, Paris, Dunod, 2011.
18 REPENSER L'ENTREPRISE

ment l’économiste américain Baumol 4, ce n’est plus


seulement l’entrepreneur individuel qui crée l’inno-
vation. L’entreprise a repris une grande partie de son
rôle et assure désormais la créativité économique de
manière collective et systématique. Pour survivre à long
terme, l’entreprise est devenue entrepreneur collectif. La
réalité du développement économique et technique est
celle d’innovations majeures, souvent mises en œuvre,
au début, par des entrepreneurs individuels, rapide-
ment relayés par les entrepreneurs collectifs que sont
les entreprises. Aujourd’hui, les noms de Ford, Camp-
bell, Solvay, Bekaert, Lafarge, Michelin, Renault…, ne
désignent plus seulement les individus créateurs qui les
ont fondées, mais des entreprises qui ont développé en
elles les mêmes qualités de vision, d’audace et de per-
suasion que leurs illustres fondateurs.
La capacité créatrice s’étend même à des ensembles
plus larges. Les stratégies d’innovations ouvertes ou
partagées permettent d’amplifier l’effort de recherche
et d’accélérer la création de produits, de services ou de
processus nouveaux. C’est le cas notamment dans les
secteurs de l’informatique, des télécommunications
et de la pharmacie. Aux premières étapes de la créa-
tion de valeur la coopération l’emporte sur la concur-
rence, traçant ainsi la voie d’une nouvelle culture de
collaboration. Celle-ci permet de mieux maitriser la
complexité croissante des problèmes et la masse gran-

4 W.J. Baumol, The Free Market Innovation Machine, Prince-


ton, Princeton University Press, 2002.
Dérives de l’économie de marché 19

dissante des connaissances. Elle indique sans doute


une perspective d’orientation plus responsable de nos
capacités créatrices vers les défis du XXIe siècle.
Sous l’aiguillon de la concurrence et de l’évolution
technique, l’entreprise performante ne se contente pas
de produire et de distribuer des biens et des services.
Elle les renouvelle constamment, elle les fait évoluer,
elle crée du neuf. Si l’on observe les entreprises perfor-
mantes sur une période de cinq ou dix années, il n’en
est pas une qui ne se soit adaptée, transformée, renou-
velée. Toutes ont évolué, toutes ont innové, soit dans
leurs produits, soit dans leurs marchés, soit dans leurs
procédés ou leur organisation. Cette réalité marque
leur action d’une note dynamique et créatrice. L’initia-
tive et la créativité constituent le pivot de l’acte d’en-
treprendre. Comme nous le verrons plus loin, c’est sur
elles que devrait s’articuler la finalité de l’entreprise et
se fonder sa légitimité.
Tout en sachant mieux aujourd’hui que les fon-
dements théoriques classiques de notre modèle éco-
nomique ne décrivent que très imparfaitement son
fonctionnement concret 5, on peut admettre que l’ap-
proche entrepreneuriale de Schumpeter en donne une
description assez réaliste.
Les concepts d’innovation et de créativité sont essen-
tiels pour notre propos. C’est de leur mise en œuvre
que dépend la compétitivité des pays développés face

5 Voir J.-P. Hansen, La vraie nature du marché, Bruxelles, De


Boeck, 2012.
20 REPENSER L'ENTREPRISE

au dynamisme des pays émergents. Sur la longue durée,


c’est l’innovation, et non la seule réduction des coûts et
des prix, qui assurent la croissance et l’emploi. Qu’il
s’agisse d’innovation de rupture (nouvelle technolo-
gie, nouveau produit…) ou d’innovation incrémentale
(augmentant la qualité et tirant les produits vers les
hauts de gamme), c’est là que se trouve l’avantage com-
paratif des pays à salaires élevés et à monnaie forte. La
discussion récente sur la compétitivité européenne et
la « juste » valeur de l’euro en est une illustration. Au
cours des dix dernières années, la balance commer-
ciale de l’Allemagne a connu, chaque année, un excé-
dent de plus de 100 milliards d’euros (+ 190 milliards
en 2012), alors que celle de la France fut en déficit sur
toute la période (– 67 milliards en 2012) 6. La plupart
des économistes expliquent cette différence par l’inno-
vation et la qualité haut-de-gamme. Pour l’automobile,
par exemple, ce fut le choix des Allemands alors que les
français se positionnaient dans les gammes moyennes
beaucoup plus sensibles au facteur prix et à la variation
des monnaies étrangères. Les dépenses respectives en
recherche scientifique et en développement technolo-
gique reflètent et expliquent en partie cette différence.
C’est ce genre de réalité qu’il faut avoir à l’esprit quand
on traite de la désindustrialisation de l’Europe et, de
manière plus générale de la finalité de l’entreprise.
Bien que ce système ait beaucoup contribué au
développement des pays qui l’avaient adopté, une mon-

6 Sources : Bloomberg, douanes, COF-REXECODE.


Dérives de l’économie de marché 21

dialisation non régulée commence aujourd’hui à en


montrer les limites et les dangers.

Mondialisation
et autonomie du pouvoir économique

Pouvoir croissant de l’acteur économique

Les entreprises possèdent aujourd’hui un pouvoir d’ac-


tion considérable. Elles maîtrisent et utilisent la plupart
des ressources de la créativité économique : connais-
sances scientifiques et technologiques, finances,
compétences organisationnelles, managériales et com-
merciales, réseaux de relations, d’influence, d’infor-
mation et de communication.
Pour un nombre croissant d’entreprises, ce pouvoir
se développe à l’échelle mondiale. Les acteurs les plus
dynamiques de la globalisation sont aujourd’hui les
entreprises. Elles ont été les premières à s’adapter à
cette évolution. Elles ont développé rapidement un
savoir-faire international efficace et performant qui
leur permet d’exploiter systématiquement ces nouvelles
dimensions. En réalité, les entreprises sont parmi les
seules organisations qui aient réussi à franchir simul-
tanément tous les seuils de la globalisation : taille,
horizon temporel, complexité, ressources et informa-
tions. Par leur dynamisme concurrentiel, les entre-
prises se sont adaptées plus vite à la mondialisation que
la plupart de nos institutions politiques, sociales, juri-
22 REPENSER L'ENTREPRISE

diques, éducatives… Cela les met en position de force


pour la conquête des ressources, les choix stratégiques,
l’orientation et les rythmes de la croissance. Cela leur
donne un pouvoir réel sur le développement des pays
et des régions et pose clairement la question de leurs
responsabilités sociétales.
Un élément-clé de ce pouvoir est la maîtrise des
sciences et des technologies. Les entreprises sont
devenues des acteurs majeurs dans l’application des
connaissances scientifiques. Ce sont elles qui en déter-
minent les applications et les orientations. Elles pos-
sèdent par là ce pouvoir démiurgique tant admiré et
craint par les anciens.
Le développement et l’orientation de la technos-
cience sont souvent plus rapides que notre capacité
d’adaptation institutionnelle ou morale. Cela risque de
soumettre l’application de ces connaissances nouvelles
aux seuls jeux des marchés plutôt que de les orienter
vers certains besoins prioritaires mais non solvables.
Cela risque aussi de nous conduire dans des situations
que ne maîtrisent encore ni la politique, ni l’éthique.
Ce qu’il faut souligner à ce stade, c’est le danger que
nous courions si nous tardions à intégrer la créativité
scientifique et technique dans une vision plus respon-
sable de notre avenir planétaire, si nous abandonnions
les technosciences à leur dynamique propre et à la seule
logique concurrentielle. Les technosciences saisies par
un système économique non finalisé et libre de nous
imposer ses choix, pourraient nous enfermer dans un
monde dont le Brave New World ne serait qu’un conte
Dérives de l’économie de marché 23

pour enfants 7. C’est surtout des applications qu’il s’agit


et il ne faut évidemment pas confondre la recherche
fondamentale, libre poursuite de la vérité, et sa trans-
formation en utilité 8.
Les enjeux économiques de la technoscience sont
énormes : le secteur des nanomatériaux, par exemple,
pourrait représenter de 300 000 à 400 000 emplois
directs en Europe ; le gaz de schiste commence à rendre
aux États-Unis leur indépendance énergétique ; les
OGM pourraient assurer l’alimentation d’une popu-
lation mondiale portée à 9 milliards de personnes…
Mais les enjeux sociaux le sont aussi : la détériora-
tion de la planète menace des centaines de  millions
de personnes parmi les plus pauvres ; certains médi-
caments lancés trop vite mettent en danger la vie de
ceux qui les prennent ; les semences « stériles » ont
fait courir aux paysannats locaux le risque de perdre
toute indépendance ; certaines substances chimiques
et certaines nanoparticules peuvent altérer la santé,
agresser les abeilles, détruire la diversité biologique…
Les enjeux politiques sont importants aussi : l’usage
des drones militaires par l’administration américaine
est-il conforme aux normes légales et morales de ce
pays ?  L’utilisation du cyber-contre-espionnage pour
assurer la sécurité informatique contre les hackers est-

7 Voir à ce sujet : G. Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue,


Paris, Seuil, 1973.
8 D. Lambert, Sciences et théologie, Bruxelles, Lessius, 1999.
24 REPENSER L'ENTREPRISE

elle suffisamment régulée pour empêcher l’espionnage


d’État ?…

Pouvoir déconnecté du politique et de l’éthique

L’entreprise étant par excellence l’agent de la créati-


vité économique et technique, on a cru longtemps que
son action servait automatiquement le Bien commun
grâce aux vertus du marché et de sa fameuse « main
invisible ». Aujourd’hui, cette croyance est clairement
mise en question. La globalisation, l’accélération de
la technoscience, le manque de régulation mondiale
confèrent au système économique une autonomie et
un pouvoir d’action sans précédents. Il l’exerce selon
les critères qui sont les siens : rentabilité, compétitivité,
course aux parts de marché. En l’absence de régulation
globale, cette logique instrumentale tend à devenir
dominante et à nous imposer un modèle de dévelop-
pement qui n’a d’autre finalité que sa propre efficacité.
Son « simplisme » est incompatible avec la complexité
d’un système globalisé.
Au niveau global, les entreprises agissent dans un
vide politique. La mondialisation économique avance
beaucoup plus vite que la gouvernance mondiale et les
régulations nécessaires. Elle échappe aux États-Nations
et impose progressivement sa logique à l’ensemble de
la planète. Même si les jeux économiques sont parfois
sur-régulés au niveau des États ou de l’Europe, ils sont
totalement sous-régulés au niveau mondial faute d’une
Dérives de l’économie de marché 25

gouvernance globale. Ce retard du politique sur l’éco-


nomique mène à une sorte d’impuissance publique à
conduire de véritables stratégies de développement et
à débattre démocratiquement des enjeux sociétaux de
la mondialisation. Comme le dit Raymond Aron, les
États-Nations sont devenus trop petits pour les grands
problèmes et trop grands pour les petits. L’affaiblisse-
ment des États apparait clairement dans leur incapacité
à traiter les vrais défis du XXIe siècle, comme le réchauf-
fement climatique, la destruction de la biodiversité, la
montée des inégalités… Il se montre aussi dans la dif-
ficulté croissante des gouvernements à intervenir dans
le fonctionnement de l’économie, soit pour le réguler,
soit pour en tempérer les excès. Comme on le verra plus
loin, la faiblesse des États apparaît encore dans la pré-
tention des lobbies industriels ou financiers à imposer
leurs propres normes de conduite ou leurs propres
expertises scientifiques pour ce qui concerne la santé,
l’environnement, les risques difficiles à évaluer. Tout se
passe comme si la mondialisation économique s’impo-
sait aux États, ne leur laissant même plus la liberté de
choisir le type d’économie de marché qui convient à
leur pays. C’est ainsi que le modèle anglo-saxon, plus
financier et moins social, tend à gagner du terrain sur
un modèle plus humain, comme l’économie sociale de
marché dont le modèle rhénan est un archétype. Les
fermetures récentes par des sociétés multinationales
de certains sites industriels européens, illustrent cette
impuissance des États à l’égard de stratégies mondiales
qui s’élaborent et s’exécutent en dehors d’eux. Face à
26 REPENSER L'ENTREPRISE

Arcelor Mittal, par exemple, les gouvernements fran-


çais et belges sont quasi-totalement désarmés. Même
si ces stratégies sont nécessaires pour l’entreprise, ce
problème est grave car il fragilise la cohésion sociale et
la confiance des citoyens dans leur système politique.
Dans son dernier ouvrage 9, Fukuyama rappelle qu’il
n’y a pas de démocratie sans la coexistence équilibrée
d’un État fort, de l’autorité de la loi et de la responsa-
bilité du gouvernement. Pour cet auteur, le déclin des
civilisations s’explique souvent par la montée en force
de groupes d’intérêts qui échappent à l’action politique
et peuvent devenir corrupteurs. C’est ce qui arrive
lorsque les institutions ne se sont plus adaptées à la
réalité.
L’action économique se déroule aussi dans un vide
éthique. Notre modèle fonctionne selon une logique
de moyens et non de fins : il s’agit de maximiser l’uti-
lisation des ressources rares et des bénéfices qui en
résulteront. Il repose sur une modernité technique,
managériale et financière et non sur des valeurs. Ce
système est amoral. Dans un modèle néolibéral mon-
dialisé, « on peut gagner beaucoup d’argent en étant
irresponsable, les incitations aux mauvais comporte-
ments restent les plus fortes 10 ».

9 F. Fukuyama, Le début de l’histoire. Des origines de la poli-


tique à nos jours, Paris, Saint Simon, 2012.
10 H. Mintzberg, « Rebuilding Companies as Communities »,
in Harvard Business Review, July-August 2009.
Dérives de l’économie de marché 27

Un exemple caricatural de la logique instrumentale


est la réponse qu’on prête au couturier Karl Lagerfeld à
qui l’on reprochait d’employer comme mannequins des
femmes anorexiques qui devenaient ainsi des exemples
à suivre. Il aurait répondu : « il faut que le corps des
femmes s’adapte à mes robes ».
Un exemple plus sérieux est celui du dialogue entre
le patron de Goldman Sachs et le Président de la Com-
mission sénatoriale américaine :
— Votre propre personnel dit que ce produit est ‘mer-
dique’. Vous le vendez à vos clients sans les informer,
puis vous misez contre ce produit. N’y a-t-il pas là conflit
d’intérêt ?

— Dans le contexte des marchés, il n’y a pas de conflit.


Chacun choisit le risque qu’il prend.

Un autre exemple est celui du dirigeant de TF1 qui


nous dit que la base économique de son métier est de
créer des cerveaux disponibles pour aider Coca Cola,
par exemple, à vendre son produit… Ou encore ce diri-
geant d’un groupe de presse américain qui prétend que
la différence entre un bon et un mauvais journal est
celle qui existe entre des rendements de 15% et de 5%.
Si beaucoup de dirigeants, sur le plan personnel,
adoptent des comportements éthiques, le système,
en lui-même, ne donne aucune indication autre que
celle des marchés : une demande solvable et l’exigence
de rentabilité. Dans un nombre grandissant de cas
aujourd’hui, les pressions du système sont plus fortes
28 REPENSER L'ENTREPRISE

que les convictions de ceux qui l’animent. Certains


d’entre eux prétendent même que les responsabilités
sociales de l’entreprise (RSE) n’influenceront les déci-
sions ou les comportements que dans la mesure où l’en-
treprise y trouve un avantage ou une contrainte légale.
Nous sommes loin de l’éthique. Sans encadrement
éthique et politique au niveau mondial, le système tend
à n’être plus guidé que par une logique instrumentale.
Un Prix Nobel d’économie, Milton Friedman,
l’exprime clairement lorsqu’il prétend que la seule res-
ponsabilité sociale de l’entreprise est l’enrichissement
de l’actionnaire. Cette primauté de l’actionnaire réduit
l’entreprise à sa seule dimension financière. Elle la
coupe de ses dimensions éthiques et politiques, et la
pousse à n’être conduite que par un souci tyrannique
du gain. Cette primauté de l’actionnaire est aujourd’hui
contestée par un nombre grandissant d’économistes et
de juristes. « Ce qui est présenté comme un modèle
constitue plutôt l’expression d’un jugement de valeur.
Sa présentation sous forme de principe relève de la
mythologie 11 ». Signalons que l’enseignement dans la
plupart des écoles de gestion relève encore de la même
conception tronquée du rôle de l’entreprise.
Sous les habits respectables du dynamisme et de
l’efficacité d’un monde ouvert aux échanges, la mon-
dialisation néolibérale cache une idéologie radicale,

11 X. Dieux, « Droits, pouvoirs et responsabilités des action-


naires et des autres ‘parties prenantes’ », in X. Dieux et D. Wil-
lermain (coord.), Droit des sociétés, Bruxelles, ULB, Bruylant,
2012, p 7-47.
Dérives de l’économie de marché 29

une pensée unique. Il s’agit, en simplifiant, d’une


croyance trop absolue dans l’efficience des marchés
ainsi que d’une méfiance quasi-viscérale à l’égard de
l’intervention publique et d’une régulation internatio-
nale des jeux économiques. Elle tend ainsi à élever le
libre jeu des marchés du niveau des moyens à celui des
fins. « Le libre échange est devenu un principe sacro-
saint de la théorie économique moderne, un dogme
universel, une véritable religion dont il est interdit de
mettre en cause les prémisses 12 ». Comme il est rassu-
rant alors de penser que l’économie de marché est un
processus autorégulé qui contribue automatiquement
au Bien commun !
Cette pensée dominante n’est pas seulement sim-
pliste et exagérément optimiste, elle est aussi intolé-
rante et arrogante. Elle supporte mal la contestation
et la remise en cause. Ceux qui la critiquent sont sys-
tématiquement réduits au rang d’utopistes, de rêveurs
ou de théoriciens purs. Pensée unique et pouvoir sont
souvent liés, créant alors « l’arrogance ou l’hypocri-
sie des dominations sociales et la toute-puissance de
leur déterminisme implacable » (Bourdieu). Lorsque
les dirigeants sont enfermés dans une pensée unique,

12 Prix Nobel d’économie, M. Allais, « La crise intellectuelle


du monde occidental. Désagrégation morale », in Le Figaro,
19-20 oct. 2002 ; voir aussi Cl. Champaud, Manifeste pour une
doctrine de l’entreprise, Bruxelles, Larcier, 2011 et L’entreprise
et la société du 21e siècle, Bruxelles, Larcier, 2013 ; B. Roger (éd.),
L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales,
Paris, Lethielleux, 2012.
30 REPENSER L'ENTREPRISE

ils ressemblent à ceux de l’Ancien Régime que décri-


vait Mirabeau : « souvent dans l’erreur, jamais dans le
doute ».
Chacun sait que l’économie de marché fut un
modèle de croissance performant mais, poussé à ses
limites, ce modèle devient une idéologie simpliste. La
poursuite obsessionnelle des seules performances tech-
niques ou financières vide l’économique de sa dimen-
sion éthique et politique. Elle pousse à ses limites la
constatation prophétique de Montesquieu :
Chez les Grecs et chez les Romains, l’admiration pour les
connaissances politiques et morales fut portée jusqu’à
une espèce de culte. Aujourd’hui, nous n’avons plus d’es-
time que pour les sciences physiques, nous en sommes
uniquement occupés, et le bien et le mal politiques sont,
parmi nous, un sentiment plutôt qu’un objet de connais-
sance. 13

Effets systémiques non voulus, dérives et dérapages

Une telle situation produit des effets systémiques non


voulus. Comme le disait Paul Valery, « l’homme sait
souvent ce qu’il fait, mais ne sait jamais ce que fait ce
qu’il fait ». Les effets systémiques non voulus par les
acteurs sont ce que les économistes appellent des exter-
nalités pour ne pas devoir s’en occuper. Par nature, la
logique instrumentale des entreprises n’en tient pas

13 Montesquieu, Pensées (198), in Œuvres complètes, t. II, Paris,


1940, p. 580.
Dérives de l’économie de marché 31

compte non plus. Lorsque le système est puissant et


peu régulé au niveau mondial, cette attitude peut être
dangereuse. Nous faisons trop souvent l’hypothèse
que nos systèmes techniques, économiques et finan-
ciers sont entièrement maîtrisables et que leurs opé-
rateurs sont toujours rationnels, prudents et vigilants.
Les crises que nous traversons nous obligent à prendre
conscience du fait que ces systèmes, malgré leurs bril-
lantes réalisations, connaissent des dérives qui ampli-
fient les risques collectifs et peuvent nous entraîner
dans des situations irréversibles.
Les dangers qui nous menacent ne cessent de
croître. L’avenir de la planète et la survie de la biosphère
sont en question. Le rythme du changement s’accélère
et augmente les risques d’inadaptation, d’inégalités,
d’exclusion, de chômage et de ruptures sociales…
Nous sommes entrés dans une course dont la vitesse
est imposée par le dynamisme d’un système écono-
mique global. Le changement devient plus rapide que
la capacité d’adaptation de nos institutions politiques,
civiles, sociales, éducatives.

Détérioration de la planète

Le réchauffement climatique, l’épuisement des res-


sources, la destruction de la biodiversité ne sont évi-
demment pas imputables aux seules entreprises. Mais
le modèle économique qu’elles animent crée des modes
de vie, de déplacement, de production et de distribu-
tion qui y contribuent fortement. Les chercheurs nous
32 REPENSER L'ENTREPRISE

disent que nous sommes entrés dans une ère géolo-


gique nouvelle, l’« anthropocène », caractérisée par le
fait que l’activité humaine est devenue capable d’in-
fluencer la géographie et le climat. Depuis la révolution
industrielle, elle est même devenue le principal moteur
du changement de l’environnement. La grande que-
relle concernant l’influence de l’action humaine sur le
réchauffement climatique aboutit finalement à donner
raison à ceux qui l’affirment.
En accélérant sa course, notre modèle de dévelop-
pement commence à détruire la planète par l’épuise-
ment des ressources, la pollution des eaux et des sols,
la destruction de la biodiversité. Les conséquences du
réchauffement climatique vont devenir dramatiques :
cyclones, tornades, tsunamis, désertification, destruc-
tion de ressources alimentaires, famines, déplacement
de populations… Et ce sont les plus pauvres qui paie-
ront le prix fort ! Le Bangladesh pourrait perdre 40%
de ses terres agricoles d’ici à 2050. Le Groupe inter-
gouvernemental pour l’Étude du Climat (GIEC) nous
dit que d’ici 2050, un déplacement de 150 millions de
personnes est vraisemblable 14. Le GIEC nous dit aussi
qu’un changement de la température moyenne mon-
diale supérieur à 4°C au-dessus des niveaux de 1990-
2000, dépasserait la capacité d’adaptation de nombreux
processus écologiques. Arrivé à ce point on ne pourrait

14 « Assessing key vulnerabilities and the risk from climate


change », in M. Parry et al. (eds.), Climate Change 2007 :
Impacts, Adaptation and Vulnerability, GIEC, Cambridge
(UK), 2007, p. 779-810.
Dérives de l’économie de marché 33

plus rien faire pour prévenir la perte de certains éco-


systèmes, la fonte des glaciers ou la désintégration des
principales calottes glaciaires…
Si l’on considère la dégradation des mers, les seules
têtes de chapitre font frémir : pollution et acidification
des eaux, surpêche et disparition rapide des ressources
halieutiques, changement du régime des vents et des
courants marins, destruction des bancs de coraux et
disparition massive des espèces qui en vivent…
Déforestations, pluies acides, brouillards photo-
chimiques, disparition des espèces, épuisement des
nappes phréatiques… Où allons-nous ?
Toutes les évaluations 15 donnent le même avertis-
sement : nous mettons en danger notre environne-
ment et nous épuisons les ressources de la planète. En
2011, pour satisfaire la demande globale, nous avons
consommé 135% des ressources auxquelles nous avions
droit. En d’autres termes, nous utilisons notre capital
« naturel » plus vite que nous ne pouvons le rempla-
cer. Écologiquement, nous vivons au-dessus de nos
moyens. Qu’en sera-t-il lorsque la population mondiale
comptera 9 milliards de personnes ?

Pauvreté, inégalités, précarité

° Nous savons tous que le système d’économie de


marché a tiré de la pauvreté des centaines de millions
de personnes. Il a réussi à créer « une classe moyenne
15 EFP (Ecologic Footprint), MEA (Millennium Ecosystem
Assessment), PBA (Planetary Boundaries Approach).
34 REPENSER L'ENTREPRISE

mondiale » et celle-ci ne cesse de croître. Mais il reste


un immense problème de pauvreté dans le monde. Les
souffrances et les menaces qu’elle comporte, ne sont
évidemment pas prises en compte par le marché et
nos capacités créatives sont insuffisamment orientées
vers ce défi planétaire. La simple liste des Objectifs
du Millénaire pour le Développement (OMD) nous le
rappellent : l’extrême pauvreté et la faim, la mortalité
infantile, l’éducation, le statut de la femme et la santé
maternelle, le paludisme et le Sida, l’environnement.
Aujourd’hui, 1,2 milliard de personnes tentent
de survivre avec 1,25 dollar par jour, et 2,5 milliards
de personnes avec 2 dollars. D’après la FAO, plus de
900  millions de personnes souffrent de la faim. Plus
de 800 millions de personnes ne bénéficient d’aucune
source d’eau potable. Selon l’Unesco, 2,6 milliards de
personnes n’ont pas accès à un assainissement amélioré
des eaux disponibles. Plus d’un milliard de personnes
dans les pays du sud sont touchées par des maladies
tropicales « orphelines ». Entre 1975 et 2004, d’après
un rapport de Médecins sans frontières, sur les 1  556
médicaments développés dans le monde, 18 seulement
étaient destinés à soigner les maladies des pays pauvres.

° Considérées de manière globale et agrégée, les iné-


galités commencent à diminuer. Si on en fait une
analyse plus fine, on constate que les écarts continuent
à se creuser entre les plus riches et les plus pauvres.
En gros, les 20% les plus riches de la population mon-
diale bénéficient de 80% des revenus totaux et les iné-
Dérives de l’économie de marché 35

galités entre ces deux groupent se creusent encore.


Tout en multipliant les richesses, le marché et la main
invisible sont incapables d’en assurer une répartition
équitable. Existe-t-il un lien entre la mondialisation et
l’augmentation des inégalités ? Les mesures agrégées
les plus récentes montrent que l’écart entre pays riches
et pays pauvres commence à se réduire mais, pour la
population de ces pays, les inégalités continuent à se
creuser 16. Dans les pays riches, les inégalités ne cessent
d’augmenter. Celles-ci ne portent pas seulement sur
les revenus mais sur tous les savoirs et les savoir-faire
de la modernité économique et technique. La division
entre ceux qui ont les compétences et les outils et ceux
qui ne les ont pas s’étend à presque tous les domaines
de la vie et du travail : éducation, capacité d’adapta-
tion, santé, accès aux réseaux, emploi… Un des défis
majeurs auxquels nous sommes confrontés est celui de
concilier le dynamisme de l’économie de marché et la
justice sociale.
De nombreuses discriminations existent encore
dans nos entreprises. Elles touchent surtout les immi-
grés et les femmes. Les premiers sont surtout pénalisés
en matière d’embauche et de précarité. Les secondes le
sont en matière de revenu et aussi dans leur situation
de mères. Une enquête récente a montré les réticences

16 M. Lundberg et L. Squire, Growth and Inequality : Extrac-


ting the Lessons for Policymakers, non publié, The World Bank,
1999. Voir aussi M. Lundberg and N. Milanovic, « The
Truth about Global Inequality », in Financial Times, 25 Feb.
2000.
36 REPENSER L'ENTREPRISE

des entreprises à créer un temps de travail plus flexible


en fonction de l’âge des enfants de la mère au travail,
ainsi que des plans de carrière moins pénalisants après
le congé parental 17.
Cependant, les indicateurs sociaux (santé, éduca-
tion, mortalité infantile…) semblent montrer une évo-
lution lente mais réelle. Cela suggère que des progrès
sont possibles lorsqu’une volonté politique internatio-
nale parvient à s’exprimer davantage et à réorienter des
ressources dans cette direction. Le défi majeur d’une
société qui se mondialise est de mettre en œuvre, au
niveau global, les politiques et les moyens d’un déve-
loppement humain véritable. Pour la première fois
dans l’histoire humaine, les capacités techniques,
organisationnelles et financières ont été suffisamment
maîtrisées, accumulées et développées pour pouvoir
aider l’ensemble des humains à sortir du simple état
de subsistance. L’économie de marché et les entre-
prises responsables peuvent donc y contribuer mais,
seules, elles n’y arriveront pas. Une volonté politique
est nécessaire : celle de transformer notre modèle pour
assurer un développement plus durable et plus juste.

° Il faut y ajouter le drame du chômage de longue durée,


de la précarité et de l’exclusion. Dans les pays indus-
trialisés, presqu’un tiers de la population active, est
en situation de précarité. Les ajustements des cycles
conjoncturels pèsent très lourdement sur les travail-

17 Ce que les mères d’Europe veulent, Résultats 2011, Mouvement


Mondial des Mères-Europe, 2011.
Dérives de l’économie de marché 37

leurs salariés et employés : licenciements, chômage


des jeunes, travail à temps partiel, contrats à durée
déterminée… « Dans les conditions contemporaines
de l’émigration forcée et du néolibéralisme, beaucoup
de populations vivent désormais sans entretenir le
moindre sentiment d’un avenir assuré, sans le moindre
sentiment d’une appartenance politique sur le long
terme, vivant le sentiment d’une vie mutilée, lui-même
partie intégrante de l’expérience quotidienne du néo-
libéralisme 18 ». Notre système économique n’est pas
seulement dynamisme créateur, croissance et progrès,
il est aussi marqué par l’instabilité, les crises et la souf-
france sociale. Plus profondément, une approche exis-
tentielle 19 de ce système montre que notre modèle de
développement peut être aussi une force d’aliénation,
une dynamique absurde où se perd le sens authen-
tique de l’existence. L’obsession productiviste, la fuite
concurrentielle en avant, la perte d’autonomie, la perte
des valeurs collectives, « nous amènent à penser avec
Rimbaud que la vraie vie est ailleurs ». « Pourquoi
faut-il que nos entreprises, que rien ne devrait jus-
tifier que la création, soient si souvent destructrices
en humanité 20 ? » La précarité peut être telle que la
18 J. Butler, « Une morale pour temps précaires », in Le Monde,
29 sept. 2012 (texte du discours de réception du prix Adorno,
mardi 11 septembre à Francfort-sur-le-Main).
19 Ch. Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste, Paris,
Cerf, 2005.
20 X. Grenet, Cahiers – Joies et tourments d’un DRH, Paris, Cerf,
2008.
38 REPENSER L'ENTREPRISE

vie devient invivable. Peut-on mener sa vie au mieux


quand on est incapable de la diriger ?
La crise récente a provoqué une recrudescence de
cette précarité dans la plupart des pays d’Europe sans
que les pouvoirs publics surendettés, sous contrôle des
marchés financiers et sous contrainte de « compéti-
tivité », ne semblent capables de les aider réellement.
Cela augmente les fractures sociales et la perte de
confiance dans le modèle existant. Cela augmente aussi
la détresse et la souffrance comme l’indique notam-
ment le nombre grandissant de suicides au travail.

Affaiblissement des liens sociaux

° Celui-ci provient notamment de la détérioration des


rapports entre le capital et le travail.
Lors des fermetures d’usines appartenant à des
entreprises multinationales, les syndicats sont aussi
désarmés que les États. Les décisions sont prises « ail-
leurs » et le dialogue avec les managers locaux est
dépourvu de toute signification stratégique. Ils ne
peuvent plus alors mener que des combats d’arrière-
garde. Même si, dans une logique mondiale, ces déci-
sions sont nécessaires, les travailleurs ont l’impression
d’être des pions dirigés par des robots. La notion d’un
patronat proche de son personnel disparaît dans ces
jeux anonymes et lointains. La confiance est rompue.
Lorsque syndicats, ouvriers et représentants politiques
Dérives de l’économie de marché 39

traitent les patrons des multinationales de tous les noms


d’oiseaux 21, le leadership, la motivation, le développe-
ment et la responsabilisation du personnel, deviennent
des notions creuses. Ces patrons sont perçus comme
des « salauds », des « profiteurs » et des « monstres
froids ». Leur indifférence et leurs déclarations confir-
ment parfois cette image. Ainsi, Jack Welsch, l’ancien
dirigeant très performant de la General Electric, disait
de lui-même : « I am fearless, ruthless and heartless ! ».
Il confirmait par là le cynisme de Chamfort : « on
gouverne les hommes avec la tête, on ne joue pas aux
échecs avec un bon cœur ». Dans une telle perspective,
les hommes ne sont plus que les pions d’un vaste jeu qui
leur échappe. Les patrons de ce genre paraissent indif-
férents à la souffrance de leurs travailleurs et soucieux
seulement de l’accroissement de leur fortune. Celle-ci
s’étale parfois sans retenue et de manière extravagante.
Faut-il s’étonner alors de la montée d’un sentiment
d’injustice et de la déchirure du tissu social ?
Ajoutons à cela le déséquilibre entre la croissance
des revenus du travail et de ceux du capital. Durant les
trente années qui ont suivi la guerre, un partage équi-
table des fruits de la productivité entre actionnaires et
travailleurs a beaucoup contribué au maintien d’une
croissance forte. Il y avait là une sorte de contrat social.

21 En Europe, les fermetures d’usines par Arcelor Mittal,


Peugeot, Ford ou Goodyear ont donné lieu à un déchaînement
d’insultes et d’excès de langage : terroriste industriel, dépeceur
d’entreprise, crapule, escroc, paresseux, pseudo-travailleurs…
Le même scénario se répète de manière continue.
40 REPENSER L'ENTREPRISE

Les politiques néolibérales ont détruit cet équilibre et,


dans les pays de l’OCDE, la part des salaires est passée
de 67% à 57% du PIB. Quant à l’emploi, il devient de
plus en plus dépendant des stratégies mondiales des
grands acteurs privés et de plus en plus vulnérable aux
fluctuations de la conjoncture mondiale. Le travail est
devenu la variable d’ajustement de la rentabilité des
entreprises.
L’ampleur et la cadence des politiques d’austérité,
imposées en plein déclin conjoncturel et de manière
plus technocratique que politique, ne contribuent pas
à l’amélioration de cette situation.

° Cela développe la méfiance et le désengagement


politique des citoyens. Le sentiment d’être soumis à
des forces que l’on ne contrôle plus, à des forces qui
échappent aux gouvernements et aux représentants
élus, ne peut que diminuer la confiance des citoyens
dans leurs institutions et leurs dirigeants. Ils com-
mencent à perdre leurs repères politiques. Ils se sentent
menacés dans leur emploi, leurs modes de vie, leur
système de protection sociale, leur identité culturelle.
Cela crée un désengagement politique, un repli sur
soi et un individualisme généralisé. Les effets sur la
démocratie en sont délétères 22 et le contrat social com-
mence à se fissurer. Faut-il s’étonner alors de la montée
des partis populistes et souverainistes qui refusent la
construction européenne ?

22 P. Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Seuil, 2011.


Dérives de l’économie de marché 41

Certains courants viennent contrebattre cette ten-


dance. Ce sont les ONG et les réseaux sociaux. Ceux-ci
commencent à faire émerger un nouveau militantisme
politique. Mais, même s’ils ont de l’influence, ils n’ont
pas l’efficacité des détenteurs du pouvoir institution-
nel.

Domination financière

La finance mondiale constitue aujourd’hui un


ensemble de marchés qui opèrent en continu au niveau
de la planète. Leurs règles d’équilibre et de rentabilité
s’imposent à toute l’activité économique. Ce sont ces
marchés qui évaluent en permanence l’économie mon-
diale. C’est eux qui jugent de la valeur des principaux
projets. C’est eux qui établissent ce que vaut l’action
d’une entreprise. Ils jugent aussi de la stabilité finan-
cière des gouvernements et du différentiel d’intérêt à
payer pour compenser un manque éventuel de solidité.
Les marchés financiers évaluent les créances interna-
tionales et fixent aussi les taux à utiliser par les acteurs
du système. La finance surplombe donc toute l’acti-
vité économique. Elle se trouve aujourd’hui dans une
position dominante pour l’évaluation et l’orientation
de nos stratégies de croissance et de développement.
Le contrôle du système économique passe progressive-
ment des entrepreneurs aux financiers. Cette domina-
tion financière peut contribuer à subordonner l’esprit
d’entreprise aux aléas de la spéculation. L’exubérance
42 REPENSER L'ENTREPRISE

irrationnelle et la crise actuelle en sont des exemples


récents.
On parle des marchés financiers comme s’ils étaient
rationnels et stables. S’ils étaient aptes à produire des
estimations correctes des valeurs et des prix, leur rôle
serait utile. Le problème vient du fait qu’il n’en est rien.
Ils sont, de ce point de vue, très différents des marchés
de biens. Ceux-ci traitent de marchandises réelles ayant
une utilité que les consommateurs peuvent juger, alors
que les marchés financiers reposent sur des paris subjec-
tifs, spéculatifs. Ce sont des marchés de promesses. On
y vend et on y achète des anticipations. Leur logique est
d’une nature mimétique : chaque investisseur se posi-
tionne en fonction de ce que les autres vont faire… Le
marché financier est un souverain profondément erra-
tique et incohérent. 23

Dans la mesure où ces marchés financiers sont peu


efficients et fonctionnent sur la base d’une idéologie
mal adaptée au développement durable, leur domina-
tion pose un problème politique réel. Si l’on y ajoute
l’invention d’instruments financiers de plus en plus
complexes et de moins en moins lisibles, le risque de
dérives ne cesse d’augmenter.
Pour accroître leur activité et leur rentabilité, les
banques n’ont cessé de créer des nouveaux instruments
financiers, notamment les produits dérivés, titres

23 A. Orléan, « Le marché gouverne », Entretien avec Fr.


Joignot, in Le Monde, 21 janv. 2012. Voir aussi : A. Orléan, Le
manifeste d’économistes atterrés, Paris, Éditions Les Liens qui
Libèrent, 2010.
Dérives de l’économie de marché 43

financiers dont le prix évolue en fonction du prix d’un


autre actif (pétrole, taux d’intérêt, actions…). Cer-
tains sont fermes (forwards, futures, swaps), d'autres,
optionnels (options, warrants). Ces produits ne sont
pas tous très lisibles et relèvent souvent de paris de
plus en plus hasardeux. Comme on le verra plus loin,
certaines banques les ont utilisés au détriment de leurs
clients. Certains produits financiers sont si complexes
qu’ils peuvent créer une incertitude généralisée notam-
ment parce que personne ne sait précisément où ils se
trouvent. La diffusion généralisée des CDS (Credit
Default Swaps), par exemple, oblige aujourd’hui les
États à se ruiner pour sauver des banques dont le
risque systémique est devenu trop important. D’autres
produits peuvent devenir toxiques, c’est-à-dire que
personne ne veut plus les acheter. Ce fut le cas des
« subprimes » pour les prêts hypothécaires américains.
Largement disséminés par les marchés financiers, ils
échappèrent à tout contrôle et furent à l’origine de la
crise de 2008.
Comme le disait un ancien banquier, la rencontre
de la cupidité et de l’intelligence est une des sources
de certaines dérives bancaires actuelles. Celles-ci
entrainent l’économie dans une course spéculative où
l’argent sert à créer plus d’argent sans s’investir dans la
production de biens ou de services utiles aux gens.
Faut-il évoquer le monde des fonds spéculatifs
et de la « gestion alternative » qui vise à obtenir des
gains déconnectés de l’évolution globale des marchés :
ventes à découvert d’actions et de monnaies de change,
44 REPENSER L'ENTREPRISE

investissements à effet de levier au travers de fonds


spéculatifs ?
Si l’on y ajoute les traders « fous » qui ont sévi dans
plusieurs grandes banques en leur faisant perdre des
sommes considérables, on ne pourra que s’inquiéter de
la culture qui domine les institutions financières. Une
étude récente de l’université de Saint Gall 24 a comparé
les comportements de 28 traders professionnels à ceux
d’un échantillon de psychopathes d’un hôpital psy-
chiatrique. Les tests portaient sur l’aptitude à coopérer
et sur l’égotisme. Les résultats ont dépassé les hypo-
thèses de départ : les traders étaient plus agressifs, plus
déterminés à détruire l’adversaire, plus manipulateurs
et moins scrupuleux que les psychopathes. Faut-il
s’étonner alors que ces traders aient abusé du système
en spéculant et en manipulant les marchés dans l’es-
poir de générer des profits à court terme de plus en plus
importants.
De manière plus générale, prenons conscience du
danger que représente aujourd’hui l’exigence incon-
sidérée d’un profit maximum pour les actionnaires,
imposée par la position dominante des financiers.
On risque de voir l’esprit de spéculation l’emporter
sur l’esprit d’entreprise et de détourner celle-ci de sa
vraie fonction : le progrès économique réel. Le danger
croît de voir l’entrepreneur inhibé ou « dopé » dans ses

24 T. Noll et P. Sherrer, Professionnelle Trader in einer Gefange-


nendilemna Situation, Projektarbeit zur Erlangung des Titels
Executive MBA HSG, St. Gallen, juin 2011.
Dérives de l’économie de marché 45

projets par des analyses extérieures sous-évaluant ou


surévaluant l’action de son entreprise.

Dérives des comportements

Lorsque la spéculation l’emporte sur l’esprit d’entre-


prise, nous risquons de glisser vers une économie
casino où les comportements deviennent trop souvent
ceux de la cupidité et de la démesure : exigences déli-
rantes de rentabilité et de croissance, tromperie sur les
chiffres, tromperie sur les produits financiers, trompe-
rie sur le tabac, l’amiante, les engrais, les semences, les
aliments, les médicaments…, démesure dans les stra-
tégies de croissance externe, excès dans les rémunéra-
tions des dirigeants…
Les dérives se multiplient  : manipulation des
comptes, dissimulation de dettes, ingénierie fiscale,
délit d’initié, produits toxiques, corruption, abus de
confiance… Ubris, harcèlement, espionnage, discrimi-
nations… Déforestations illégales, surpêches illicites,
abus de position dominante, cartels, ententes et autres
conjurations…
L’indifférence des milieux financiers à l’égard de
leurs propres dérives est inquiétante. La résistance
et le lobbying en vue d’éviter toute réforme signifi-
cative en est un signe. La bonne conscience prévaut :
« Je ne suis qu’un modeste banquier faisant le travail
de Dieu… 25 », alors que certains financiers n’hésitent

25 Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs.


46 REPENSER L'ENTREPRISE

pas à tricher, à mentir, à manipuler les taux interban-


caires Libor et Euribor… Argent noir, dissimulation de
l’ampleur de la dette grecque, incitation à acheter des
titres pourris, sous-évaluation des positions risquées,
prêts irresponsables… Au point de se faire traiter de
« banksters » et de « cloaque bancaire ». Selon la SEC
(Security and Exchange Commission), Goldman Sachs
se serait débarrassé de ses subprimes en les vendant
à ses clients. Barclays a trompé toute la communauté
financière en trichant sur le Libor ; une quinzaine
d’autres grandes banques, comme la Société générale
et le Crédit agricole, y seraient impliquées. Deutsche
Bank est accusée par le Parquet de Francfort d’aide
à la fraude fiscale, et Standard Chartered accusée
de transactions frauduleuses avec l’Iran. HSBC, en
2012, a provisionné 1,6  milliard d’euros pour faire
face aux futures amendes… Jour après jour, la presse
nous annonce un scandale financier ou bancaire. Le
système d’évasion fiscal mondialisé que vient de nous
révéler Offshore Leaks devrait nous rendre prudents,
sinon sceptiques, à l’égard des déclarations éthiques du
monde des affaires.
Rappelons la tolérance coupable, sinon l’encoura-
gement, de plusieurs banques à l’égard des « spécula-
teurs-fous ».
Faut-il mentionner aussi le lobbying malhonnête, les
stratégies de doute sur les dangers qui nous menacent,
la résistance à toute régulation, la vente organisée du
scepticisme climatique, sanitaire, alimentaire et le
Dérives de l’économie de marché 47

refus d’une utilisation raisonnable du principe de pré-


caution ?
Faut-il y ajouter la corruption, l’espionnage, la col-
lusion incestueuse avec les pouvoirs publics ? Après
l’affaire du News of the World, un membre de la com-
mission parlementaire britannique a dit de James
Murdoch qu’il était « le premier chef maffieux à ne pas
savoir qu’il dirigeait une entreprise criminelle ».
Ce type de déviations appartient au domaine des
excès, des mensonges et des tricheries. Elles relèvent
souvent de la faiblesse humaine. Le réalisme nous
oblige à rappeler qu’elles ne sont pas nouvelles et que
nous ne vivons pas dans un monde parfait. Aristo-
phane déjà, souffrant de la corruption et de la pourri-
ture qui régnaient à Athènes, demandait si quelqu’un
savait où il pourrait acheter un nez sans trous. Cepen-
dant, devant la multiplication des scandales, on peut
se demander s’il s’agit simplement d’une défaillance
morale de quelques dirigeants et financiers ou, plus
profondément, d’une véritable faille dans le système
capitaliste. Ces dérapages sont souvent induits par les
dérives systémiques décrites plus haut. On peut sug-
gérer que, dans la mesure où les systèmes sont peu
régulés, le risque augmente de voir s’élargir la faille
et se multiplier ce genre de dérives. Est-il utopique de
vouloir améliorer un modèle de développement dont
certains acteurs-clés sont poursuivis pour association
de malfaiteurs, tromperies caractérisées, détourne-
ment de fonds, abus de biens sociaux, conspiration,
fraude, etc. ?
48 REPENSER L'ENTREPRISE

*
*  *

L’accélération du changement, l’orientation de l’activité


par les seuls marchés, la domination financière, malgré
la dérive des comportements, ont créé une société plus
riche qu’autrefois, sans doute, mais aussi une incapa-
cité politique à régler les problèmes du long terme, une
insécurité culturelle, une irresponsabilité collective à
l’égard des conséquences non-voulues d’un modèle
de développement privé de ses dimensions éthiques et
politiques.
La globalisation de notre modèle économique
et l’accélération des technosciences nous apportent
à la fois beaucoup d’opportunités et beaucoup de
menaces 26. Mais faute d’une gouvernance adéquate,
les dysfonctionnements du système vont devenir plus
fréquents, plus profonds et plus visibles. Une sorte
d’inquiétude commence à s’installer et la légitimité du
pouvoir économique est remise en question. Le danger
le plus grave est celui du découplage croissant de l’éco-
nomique, du politique et de l’éthique.
Les défis auxquels nous sommes confrontés ne
cessent de croître. L’avenir de la planète et la survie de
l’humanité sont en question alors que beaucoup d’entre
nous continuent à faire confiance au système écono-

26 Voir notamment l’analyse équilibrée de l’avenir du capitalisme


par J.-J. Lambin, op. cit. ; voir aussi B. Collomb et M. Dran-
court, Plaidoyer pour l’entreprise, Paris, François Bourin,
2010.
Dérives de l’économie de marché 49

mique actuel, semblant ignorer qu’une évolution radi-


cale est nécessaire et urgente. Ne ressemblons-nous pas
alors à « cet homme qui refusait de croire qu’on eut mis
le feu à sa maison parce qu’il en avait la clef en poche »
(Tocqueville).
Cessons de nous leurrer. Nous sommes au bord
du gouffre. Nous allons vers des crises de plus en plus
graves dont les conséquences seront désastreuses.
Cessons de faire les moutons de Panurge et de bêler en
chœur les mérites d’une économie de marché débridée
et, surtout, d’y participer sans tenter de la transformer
en profondeur.
Mais la complexité et l’incertitude qui marquent
l’évolution d’un système mondialisé nous imposent
beaucoup de modestie dans les orientations et les moda-
lités de ce changement. L’important est de l’initier et
d’y associer le plus grand nombre d’acteurs politiques,
économiques, sociaux… Une régulation internatio-
nale s’impose mais, sans gouvernance globale, elle
n’émergera ni facilement ni rapidement. Avancer vers
un modèle de développement plus durable et plus juste
ne peut être qu’une démarche plurielle et tâtonnante.
Le but de cet essai est de suggérer que les entreprises
peuvent y jouer un rôle important si elles adoptent une
culture plus responsable. Mais, seules, elles n’y arrive-
ront pas. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable.
Pour y parvenir, on peut s’inspirer du concept de
métamorphose, utilisé par Edgard Morin, par réfé-
rence à la transformation de la chenille qui devient
papillon. La métamorphose est aussi radicale que la
50 REPENSER L'ENTREPRISE

révolution (devenir papillon n’est pas une transforma-


tion banale ni une simple bonne pratique) mais, à la
différence de la révolution, elle conserve ce qu’il y avait
de bon dans l’ancien système (la vie, son dynamisme
et toutes ses potentialités). Dans le cas de la chenille, il
est intéressant de signaler que, sans sa métamorphose,
elle serait incapable de se reproduire, donc de s’inscrire
dans la durée.
CH A PI T R E 2

Repenser la finalité
de l’entreprise

Si l’on veut éviter que les dérives actuelles se trans-


forment en catastrophes mondiales, il est urgent de
remettre l’économique sous l’égide de l’éthique et du
politique.
Dans un monde où tant d’organisations et tant de
personnes n’ont plus d’orientation claire, ne faut-il pas
repenser la raison d’être de l’entreprise et, au-delà des
moyens, revenir aux fins. Nous sommes ici dans le
domaine de la recherche du sens.
Définir la finalité de l’entreprise, c’est accepter de
situer sa fonction dans la perspective plus large de
l’éthique et du Bien commun, hors de laquelle sa légi-
timité politique et morale n’existe pas. Cela revient en
définitive à reconnaître que l’entreprise n’est pas sa
propre fin et qu’elle est au service d’un intérêt général
qui la dépasse. Tentons l’exercice en nous centrant sur
ce que l’entreprise a de spécifique.
52 REPENSER L'ENTREPRISE

La créativité économique,
fonction spécifique de l’entreprise

C’est en l’ancrant dans la spécificité de l’entreprise


qu’il faut réfléchir à sa finalité. Cette spécificité, nous
l’avons vu, se définit en termes d’initiative, de créativité
et d’innovation dans l’ordre économique, technique et
organisationnel 1. Dans ces domaines, son action est
fondamentalement entrepreneuriale.
Si l’on observe les entreprises performantes sur
une période de cinq ou dix années, il n’en est pas une
qui ne se soit adaptée, transformée, renouvelée. Toutes
ont évolué, toutes ont innové dans leurs produits, dans
leurs marchés, dans leurs procédés ou dans leur orga-
nisation. Cette réalité marque leur action d’une note
dynamique et créatrice.
Dans un système d’économie de marché, l’entre-
prise est l’agent même de la créativité économique et
technique. C’est elle qui la réalise et la mène jusqu’à
sa forme la plus concrète. Elle ne se contente pas de
l’imaginer ou de la décrire, elle la fait, elle l’exécute 2.
Pour ce faire, l’entreprise performante s’est dotée des
qualités de l’entrepreneur et d’une capacité d’innova-
tion qui se déploie souvent à l’échelle mondiale. Elle
sait que son succès et sa survie en dépendent. Elle ne
1 Ph. de Woot, Should Prometheus Be Bound ?, op. cit. ; voir
aussi : Lettre ouverte aux décideurs chrétiens, op. cit.
2 Il est significatif que le Littré définisse l’entreprise comme la
mise à exécution d’un projet. « What we imagine, we can make
happen » proclame General Electric, le géant américain.
Repenser la finalité de l’entreprise 53

fait pas mentir l’intuition de base de Schumpeter :


entreprendre consiste à changer un ordre existant. L’ini-
tiative et la créativité constituent le pivot de l’acte d’en-
treprendre. C’est ce qui justifie sa liberté et donne à son
action sa dimension historique.
Un bel éloge de cette créativité se trouve dans les
mythes grecs. Les créateurs du progrès matériel y
occupent une place importante. Ils sont des dieux, des
titans et des héros.
Arrêtons-nous un instant à cette extraordinaire
méditation sur la grandeur de l’entrepreneur et le sens
de son action. Prométhée en est un des grands mythes.
Ce titan a toutes les caractéristiques de l’entrepreneur :
il voit le progrès qu’apporterait le feu aux mortels ; il
prend le risque d’aller le voler aux dieux ; il a l’éner-
gie de le faire et de convaincre les hommes de l’utili-
ser 3. Il en va de même pour Héphaïstos (Vulcain), le
père des arts du feu. Il fabrique des outils, des armes
et des bijoux. C’est un dieu. Ulysse est un héros. Son
odyssée raconte l’implantation commerciale des Grecs
en Méditerranée. Il est le bonhomme marketing de
l’Antiquité  : astucieux, audacieux, entreprenant…
Ulysse « aux mille ruses ». Jason poursuit la richesse,
la toison d’or. Le mythe est clair. Avec ses Argonautes,
il entreprend de découvrir la mer Noire et les sources
de ce métal précieux. Hercule, c’est le mythe du déve-
loppement. Il est moins brillant que Prométhée mais il

3 Comme on l’a vu, ce sont les qualités rares que Schumpeter


attribue à l’entrepreneur moderne.
54 REPENSER L'ENTREPRISE

deviendra dieu. Enfin, Icare nous fait revenir en plein


progrès technique. Il accomplit le vieux rêve humain,
voler comme un oiseau.
Enchaîné à son rocher, Prométhée parle de son
œuvre et, pour la première fois, dans un magnifique
dithyrambe, il chante l’esprit d’entreprise et d’innova-
tion :
Écoutez les misères des mortels et ce que j’ai fait pour ces
enfants débiles que j’ai conduits à la Raison et à la force
de la Pensée…

Un jour, dans la tige sacrée du narthex,

J’ai caché l’étincelle…

Je t’ai transmis, ô Feu libérateur,

Ô source créatrice,

Maître de tous les arts,

Route infinie qui s’ouvre pour les hommes…

Jadis les hommes avaient des yeux pour ne point voir, ils
étaient sourds à la voix des choses et, pareils aux formes
des songes, ils s’agitaient au hasard dans le désordre du
monde. Ils ne bâtissaient pas de maisons au soleil, ils
ignoraient la brique, ils ne fabriquaient pas de poutres ni
de planches et, comme des fourmis, ils se terraient dans
le sol, ils s’enfermaient dans l’obscurité des cavernes. Ils
ne prévoyaient pas le retour des saisons, ne sachant lire
dans le ciel ni les signes de l’hiver, ni ceux du printemps
fleuri, ni ceux de l’été qui mûrit les fruits. Ils faisaient
tout sans rien connaître. Jusqu’au jour où j’inventai pour
Repenser la finalité de l’entreprise 55

eux la science difficile du lever et du coucher des astres.


Vint ensuite celle des nombres, reine de toute connais-
sance. Et celle des lettres qu’on assemble, mémoire de
toute pensée d’homme, ouvrière du labeur humain.

Puis, pour les soulager aux travaux de la terre, je leur


appris à lier au harnais des animaux sauvages. Le cheval
devint docile au cavalier, il conduisit le char, il fut l’or-
gueil des rois. Le bœuf plia la nuque et tira la charrue.
Et, pour franchir les mers, je leur donnai la barque aux
ailes de toile…

Écoute encore d’autres merveilles. Contre la maladie,


les hommes n’avaient rien, ils n’avaient qu’à mourir.
Je mélangeai des philtres, je préparai des baumes, leur
vie s’affermit et dura… Enfin j’ai ouvert pour eux les
trésors de la terre, ils eurent le bronze, ils eurent le
fer, ils eurent l’industrie et les arts… Et d’un seul mot
tu peux connaître mon œuvre entière : l’homme était
pauvre, il était sans défense. Il a reçu de Prométhée son
génie. Telles furent mes inventions. Celui qui délivra les
hommes n’a pas trouvé la voie de son salut. 4

Quelle épopée que celle du progrès économique et


technique !
Et quelle fierté devraient y trouver ceux qui en sont
les acteurs !
Marx lui-même fut émerveillé par cette capacité :
« au cours d’une domination de classe à peine sécu-
laire, la bourgeoisie capitaliste a créé de toutes autres
merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs de

4 Eschyle, Prométhée enchaîné, trad. A. Bonnard, Mermod,


Lausanne, 1946.
56 REPENSER L'ENTREPRISE

Rome ou les cathédrales gothiques… 5 ». Il ajoutait :


« elle a mené à bien de toutes autres expéditions que les
invasions ou les croisades… ».
Chargés de cette mission créatrice, comment
les dirigeants d’entreprises ont-ils laissé la finance
réduire leur finalité au seul profit pour l’actionnaire ?
Comment l’ont-ils laissé dominer l’économie « réelle »
qui est le vrai lieu de la création du progrès matériel et
la source de leur légitimité sociétale ? Comment ont-ils
si peu réfléchi à la finalité de leur action ? Comment
n’ont-ils pas réussi à donner de leur activité une vision
plus dynamique et enthousiasmante basée sur leur
créativité et leur contribution au progrès économique ?

Ambiguïté de la créativité économique et technique

Dans les mythes grecs, les créateurs du progrès maté-


riel sont des héros, des titans et des dieux, mais ils
sont aussi maudits : Ulysse ne peut pas rentrer chez
lui, Jason perd ses enfants tués par Médée, Hercule
est brûlé dans la tunique de Nessus, Icare s’écrase
et Vulcain est boiteux et trompé. Pourquoi sont-ils
maudits ? Par-delà les siècles, cette question rejoint nos
interrogations actuelles.
D’entrée de jeu, l’incroyable série d’innovations de
l’époque néolithique est présentée en termes de progrès
pour les humains. Mais apparaît aussi l’autre face de la
5 K. Marx et Fr. Engels, Le manifeste du parti communiste,
Bruxelles, 1848.
Repenser la finalité de l’entreprise 57

création technique : la crainte des conséquences et l’in-


terrogation sur le sens, les limites et les dangers d’une
utilisation débridée de ces outils nouveaux.
Un mythe chinois en parle de façon claire. Aux
époques reculées, les forgerons devenaient rois
lorsqu’ils avaient fabriqué le plus grand et le plus beau
vase de bronze. Après dix ans, ils devaient en produire
un autre qui le surpassait en beauté. Pour que le vase
soit parfait, ils devaient se jeter dans la fournaise avec
leur épouse. Les Chinois limitaient ainsi le pouvoir
de ces démiurges qu’ils jugeaient dangereux. L’admi-
ration pour ces maîtres de la technique, mais aussi la
crainte de leur pouvoir ! Le mythe ajoute que les rois
comprirent vite que l’épouse seule suffirait à rendre le
vase parfait, et ils gardèrent ainsi la vie et le pouvoir 6.
En enchaînant Prométhée, Eschyle nous interpelle
aussi sur l’ambiguïté d’une créativité non finalisée et
d’un pouvoir d’entreprendre illimité. Pour les maîtres
de la création technique, la tentation de la démesure,
de l’hubris, est constamment présente. Prométhée en
est saisi. Les dieux l’enchaînent alors à un rocher où
l’aigle, tous les matins, vient lui ronger le foie.
Mon nom est le clairvoyant, celui qui sait, Prométhée
le subtil… celui qui délivre les hommes… J’ai guéri les
humains des terreurs de la mort.

Et quand le chœur des Océanides, étonné par cette


extraordinaire affirmation, lui demande :
6 M. Granet, La civilisation chinoise, Paris, Albin Michel,
« L’évolution de l’humanité », 1968.
58 REPENSER L'ENTREPRISE

— mais quel remède as-tu trouvé pour eux ?

Prométhée répond :

— un bandeau sur les yeux, l’espoir aveugle.

L’aveuglement !

Devant les avancées scientifiques et techniques de


notre époque, Georges Steiner, dans son essai sur la
culture, pose la même question 7.
Contrairement à l’art, dit-il, la science travaille par
accumulation et son développement devient expo-
nentiel. Celui-ci échappe progressivement au débat
démocratique. Par leur ampleur et leur accélération,
les sciences et les technologies ont acquis un dyna-
misme propre et une indépendance qui risquent de les
conduire dans des voies dangereuses.
Toute définition d’une civilisation postérieure au clas-
sicisme doit apprendre à compter avec le savoir scien-
tifique et avec l’univers des langages mathématiques et
symboliques. Car eux seuls détiennent la toute-puis-
sance : dans les faits aussi bien que dans la fièvre de
progrès qui nous définit…

Isabelle Stengers reprend ce thème et suggère que la


science accepte de poser la question de sa finalité et de
son rôle dans la société 8.

7 G. Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une


redéfinition de la culture, Paris, Gallimard, 1986.
8 I. Stengers, Une autre science est possible ! Manifeste pour un
ralentissement des sciences, Paris, La Découverte, 2013.
Repenser la finalité de l’entreprise 59

L’application des sciences et l’orientation des tech-


niques ne sont évidemment pas neutres.
« Avec son savoir ingénieux qui passe toute attente
l’homme progresse vers le mal ou vers le bien »
(Sophocle).
Quelques exemples suffiront à illustrer ce point.
La biogénétique promet des moissons abondantes,
la guérison de maladies incurables, l’allongement de
notre vie sans trop de décrépitude… Mais elle agite
aussi le spectre de manipulations génétiques aux consé-
quences imprévisibles, touchant à la nature même de
l’humain et de toutes les espèces vivantes.
Le nucléaire dépiste mieux les maladies, guérit cer-
tains cancers et peut préserver de toute contamination
les aliments, le courrier, les instruments médicaux…
Il fournit une énergie à bon marché et ne polluant pas
l’atmosphère, mais ses déchets constituent une menace
à long terme non maîtrisée à ce jour. Il peut devenir
un redoutable instrument de dissuasion aux mains des
gouvernants et des militaires, mais aussi de chantage
et de terreur aux mains des extrémistes ou des « États-
voyous ». L’homme est aujourd’hui devant la possibi-
lité de détruire sa propre espèce.
L’internet et les médias ouvrent des perspectives
incroyables d’information, de communication interac-
tive, d’échange, de débats, d’éducation. Ils pourraient
créer cette noosphère, chère à Teilhard de Chardin et
faciliter l’avènement d’un monde uni dans sa diver-
sité. Mais ils portent aussi en eux tous les repliements
possibles d’un monde soumis à la surinformation, aux
60 REPENSER L'ENTREPRISE

simplifications, à l’audimat, aux enfermements dans


des spécialisations étroites ou des fantasmes iden-
titaires. Ils peuvent aussi amplifier à l’échelle mon-
diale les menaces sur la sécurité, les réseaux maffieux,
la diffusion ad nauseam des images de violence. Ils
nous obligent aussi à repenser complètement certains
concepts de base comme la protection de la vie privée
que ne respecte déjà plus la commercialisation des
données personnelles à des fins de marketing.
L’ambiguïté des innovations technologiques crée
dans l’opinion publique une crainte diffuse et une
méfiance souvent excessive à l’égard des « progrès »
possibles. Tout ce qui touche à l’agro-alimentaire, à
la santé, à l’environnement, à la sécurité est marquée
par l’inquiétude et le manque d’information objective.
Nous verrons plus loin que les faiblesses de l’expertise
publique, les stratégies de doute et de désinformation
menées par certaines entreprises, les présentations
superficielles par la plupart des médias, rendent diffi-
cile tout débat sérieux sur une application raisonnable
du fameux principe de précaution.
Prenons conscience des dangers d’un système pro-
méthéen déchaîné qui trouverait sa légitimité dans sa
seule supériorité technique, qui serait tenté par « l’illi-
mité » et dont l’optimisme délirant tendrait à nous faire
croire qu’il peut, seul, résoudre tous les problèmes.
Rappelons-nous que si le monde a reçu le progrès maté-
Repenser la finalité de l’entreprise 61

riel de Prométhée, celui-ci ne lui a donné ni la justice,


ni la mesure qui sont des dons de Zeus lui-même 9.
C’est là que la responsabilité des entreprises entre
en jeu. En effet, leur pouvoir, et particulièrement leur
pouvoir sur les sciences et les technologies, est ambigu.
Coupé de toute dimension éthique et politique, il peut
devenir menaçant 10. Elles sont donc responsables de
finaliser leur action et de la mettre au service du Bien
commun et du développement de la dignité humaine.

Transformer la créativité en progrès

S’interroger sur la finalité de l’entreprise et du modèle


de développement qu’elle anime, c’est poser la question
du progrès matériel, de ses orientations et de ses ambi-
guïtés. Si les dirigeants veulent que l’extraordinaire
créativité de l’entreprise se transforme en progrès pour
l’humanité, ils ont le devoir de l’orienter, de lui donner
un sens en lui rendant ses dimensions éthiques et poli-
tiques. Le progrès économique n’est-il pas une base
plus sérieuse que le seul profit pour penser l’entreprise
et donner un sens à son action ? Une base plus sérieuse
aussi que la seule croissance quantitative ? Un nombre

9 F. Flahault, Le crépuscule de Prométhée. Contribution à une


histoire de la démesure humaine, Paris, Mille et une nuits,
2008.
10 J. Van Rijckevorsel, L’entreprise, un moteur de progrès ?,
Paris, Thélès, 2012.
62 REPENSER L'ENTREPRISE

grandissant d’économistes 11 remettent en question la


croissance et sa mesure, le PIB. Ils suggèrent des fina-
lités économiques plus affinées, comme le développe-
ment durable, une autre croissance, une prospérité sans
croissance, une économie verte, sociale, solidaire… Ils
proposent aussi d’utiliser d’autres critères et d’autres
mesures de la performance comme, par exemple,
l’index de développement humain auquel s’ajoutent
de nombreux indicateurs : l’empreinte écologique, le
« vivre mieux », le « progrès véritable », etc.
S’interroger sur la finalité de l’entreprise et du
modèle de développement qu’elle anime, c’est poser
la question du progrès matériel, de ses orientations et
de ses ambiguïtés. Donner une finalité à l’entreprise
consiste notamment à réfléchir et à répondre aux ques-
tions suivantes : Créativité économique et technique.
Pour quoi ? Pour qui ? Comment ?

Les réponses à ces questions ne peuvent être qu’éthiques


et politiques.

11 Voir I. Cassiers et al., Redéfinir la prospérité. Jalons pour


un débat public, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2011 ; T. Jackson,
Prospérité sans croissance, Bruxelles, De Boeck/Etopia, 2010.
Voir aussi les travaux sur croissance et « bonheur », notam-
ment B. Frey and A. Stutzer, Happiness and Economics,
Princeton, Princeton University Press, 2001 ; voir aussi R.
Gaucher, Bonheur et économie. Le capitalisme est-il soluble
dans la recherche du Bonheur ?, Paris, L’Harmattan, 2009 et
R. Layard, Le prix du bonheur. Leçons d’une science nouvelle,
Paris, Armand Collin, 2007.
Repenser la finalité de l’entreprise 63

Si le système économique est amoral, ses acteurs ne


peuvent pas l’être sous peine de devenir irresponsables.
Finaliser l’action économique consiste donc à insérer
cette créativité spécifique et partielle dans l’ensemble
plus large des activités humaines.
Il faut cesser de prétendre qu’il y a une convergence
quasi-automatique entre la créativité économique
actuelle et le développement global de l’humanité. Il
faut cesser d’affirmer que c’est exclusivement l’inté-
rêt personnel qui doit guider les comportements éco-
nomiques et que, pour répondre aux défis globaux, il
suffit de faire confiance à l’ingéniosité technique des
hommes et aux indications du marché. L’entreprise
ne sera responsable que si elle inscrit sa fonction spé-
cifique dans la vue d’ensemble d’un développement
humain et durable.

Dans cette perspective, nous proposons de définir la


finalité de l’entreprise de la manière suivante : la créa-
tion d’un progrès économique et sociétal de manière
durable et globalement responsable 12.
Redisons que l’économique n’est qu’un sous-
ensemble et qu’il ne peut dominer la société pour
lui imposer sa vision limitée du progrès. D’autres
formes de progrès existent dans le domaine culturel,
social, politique, spirituel, éducatif… Si le progrès
économique favorise certains d’entre eux, on ne peut
cependant pas prétendre qu’il couvre tout le champ

12 Globally Responsible Leadership Initiative, A Call forAction,


Brussels, 2008.
64 REPENSER L'ENTREPRISE

du progrès humain. On a vu aussi que les dérives du


système actuel pouvaient conduire à des régressions et
à des situations destructrices.
S’il n’y a plus de convergence automatique entre la
croissance économique et le Bien commun, l’entrepre-
neur, individuel ou collectif, apparaît comme respon-
sable du sens et de la finalité de son action. Celle-ci
doit être ordonnée au progrès de l’humanité et non à
une logique purement financière ni à une logique de
croissance qui n’auraient d’autre fin qu’elles-mêmes.
Dans une telle perspective, le profit apparaît davan-
tage comme une contrainte de rémunération de l’ac-
tionnaire et de survie à long terme. Il ne peut plus être
présenté comme la finalité de l’entreprise. Il relève
de l’ordre des moyens plus que de celui des fins. Du
point de vue juridique, le but de lucre est celui de toute
société commerciale. Cela reste vrai pour les action-
naires mais, comme ils ne sont plus la seule partie pre-
nante, la finalité de l’entreprise ne peut être réduite à
cette unique mesure. La valeur pour l’actionnaire n’est
qu’une des nombreuses mesures de la performance
économique. L’entreprise ne peut pas être réduite à
cette seule dimension. Cette approche remet égale-
ment en cause le concept d’une croissance purement
quantitative et de sa mesure par le seul produit inté-
rieur brut (PIB).
CH A PI T R E 3

Une culture entrepreneuriale


responsable

Face aux critiques de notre modèle de développement


et aux appels à sa transformation, beaucoup d’écono-
mistes et de dirigeants ironisent en disant : tout cela est
peut-être vrai mais qu’allez-vous mettre à la place d’un
système économique dont on sait aujourd’hui qu’il est
le système le plus efficace pour la création de richesses.
Cet essai suggère qu’il s’agit moins de changer les méca-
nismes du système en risquant de perdre sa créativité
que d’amener ceux qui l’animent à dépasser la seule
logique des moyens pour se hausser à celle des fins. Il
s’agit moins d’en transformer les structures que d’en
changer la culture et, par-là, les orientations. Redisons-
le, il s’agit de rendre à l’activité économique ses dimen-
sions éthiques et politiques. C’est la seule façon pour
les dirigeants d’entreprise d’affronter la complexité du
réel. Quittons définitivement l’idéologie étriquée de
Milton Friedman qui a osé prétendre que la seule res-
ponsabilité sociale de l’entreprise est de maximiser le
profit pour l’actionnaire… Cette vision à courte vue
a profondément marqué la pensée néolibérale. Il faut
en sortir.
66 REPENSER L'ENTREPRISE

La culture est l’ensemble des systèmes symboliques


qui servent à produire les interactions sociales 1. Elle
relève du caractère intrinsèque des sociétés humaines.
Se situant entre psychismes et réalité, sa nature sym-
bolique lui donne une dimension différente des seules
approches de type technique ou de la simple rationalité
instrumentale.
La culture est un processus organique qui mobilise
l’ensemble de l’organisation. Elle constitue, en quelque
sorte, les gènes de l’entreprise. Elle contient les valeurs
qui vont orienter ses décisions, ses comportements et
le climat de toute l’organisation. Certaines entreprises
en ont fait une démarche explicite et présentée comme
leur façon d’être : the Danone way, the HP way… La
culture relève alors de leur « soft power ». C’est à ce
niveau que le changement devient durable. C’est aussi
à ce niveau que la résistance à l’évolution est la plus
forte. Les grands scandales comme ceux d’Enron 2,

1 Th. De Smedt, Les nouvelles techniques médiatiques imposent-


elles une nouvelle culture ?, Exposé à l’Académie royale de Bel-
gique, le 2 février 2013.
2 Enron (The Crooked E, TV, 2003) est un exemple typique
de cette dérive culturelle. Les analyses ont montré que le
pillage des ressources de cette entreprise fut organisé par une
« clique » de cent cinquante dirigeants dominateurs et inti-
midants. Leur conception du pouvoir était d’imposer leurs
vues de manière unilatérale, d’ignorer les opinions différentes
et d’imposer un « star system » financier. Les enquêtes et les
procès récents en matière bancaire et financière suggèrent la
même chose. C’est aussi la thèse des quatre pilotes de Ryanair
qui mettent en cause la culture même de leur entreprise.
Une culture entrepreneuriale responsable 67

des banques 3, de l’industrie du tabac, etc. s’expliquent


davantage par la culture de l’entreprise que par le seul
comportement « criminel » de l’un ou l’autre de ses
dirigeants.
Si le profit n’est plus le seul critère des décisions
économiques, quels autres critères faudrait-il y ajouter
pour changer la culture de l’entreprise ? Plus que des
critères, c’est une dimension élargie, une profondeur
retrouvée, un retour au sens moral et à la responsabi-
lité citoyenne. On peut suggérer que les décisions stra-
tégiques de l’entreprise continuent à se prendre sous
contrainte de profit mais en se posant les questions
éthiques et politiques qui transforment la créativité
économique en progrès et lui donnent sa légitimité
sociétale. Ces questions ne visent pas à détruire le
système mais à donner à ceux qui l’animent leur pleine
responsabilité. Ce recul critique, à la fois éthique et
politique leur permettra de porter un regard élargi et
renouvelé sur les finalités et les orientations des jeux
économiques.

3 «  Pourquoi ne s’est-il trouvé personne, à l’intérieur de Goldman


Sachs, pour dire : ‘ce que nous faisons est obscène’ ? », M.
Lewis, The Big Short : Inside the Doomsday Machine, New
York, Norton, 2010. Pour les grands scandales récents, la
culture d’entreprise fut généralement mise en cause. C’est le
cas d’Enron, de la Société Générale (Kerviel), de Goldman
Sachs (Greg Smith, dénonçant un environnement de travail
toxique et destructeur).
68 REPENSER L'ENTREPRISE

Rendre à l’entreprise ses dimensions éthiques


et citoyennes

Retour à l’éthique

Si l’entreprise veut donner un sens à son action, si elle


veut transformer sa créativité en progrès économique
et l’insérer dans les autres formes du progrès humain,
la dimension éthique est tout aussi indispensable que
la dimension politique pour éclairer ses choix et guider
ses comportements.
L’éthique de responsabilité exige que l’on s’engage,
que l’on choisisse un sens, que l’on décide de transfor-
mer le destin en destinée. Il s’agit d’un ressaisissement
critique 4 permanent pour ne pas devenir un « galet
roulé par la vague » ou le simple relai d’un système
tout puissant. Il s’agit d’une réplique constante à l’inac-
ceptable. Celle-ci « doit s’exprimer et être consolidée
chaque jour. Chaque fois qu’un Créon apparaît, une
Antigone doit renaître 5 ».
Éclairée par les valeurs, l’éthique de responsabilité
prend en compte non seulement les comportements
eux-mêmes mais les conséquences des décisions et des
actes. Les intentions ne suffisent pas. Il faut assumer les
retombées de l’action.

4 G. de Stexhe, Cours d’éthique 2007, Facultés universitaires


Saint-Louis, Bruxelles.
5 D. Lambert, op. cit. Voir aussi P.F. Smets, Éthique ou cos-
métique ? Le retour des valeurs dans un monde paradoxal,
Bruxelles, Bruylant, 2002.
Une culture entrepreneuriale responsable 69

Une question éthique centrale est celle de la souf-


france humaine. « L’éthique commence au premier cri
de souffrance humaine 6 ». Elle nous empêche d’être
indifférent à la souffrance de l’autre, a fortiori si c’est
nous qui l’avons causée.
Quand le jury du Prix Nobel d’économie 2012 nous
annonce qu’il a décidé de revenir à ce qui fut les fon-
dements de la pensée économique, à savoir la théori-
sation des ressorts profonds de l’action humaine, on
se sent interpellé. Lorsque l’un des lauréats 7 professe
que « chaque acte de la vie qui peut s’analyser comme
un échange, repose sur un calcul de maximisation
d’un intérêt, qu’il soit pécuniaire, moral ou axé sur
la recherche de notoriété », on s’interroge sur cette
conception de la morale. De quoi parle-t-on quand on
invoque l’« intérêt moral » ? L’éthique « par intérêt »
n’est pas de l’éthique. Celle-ci est par essence désinté-
ressée. Et puis, quel corset pour l’action économique
d’être réduite à la « maximisation de l’intérêt » !
Peut-on vraiment ratatiner à ce point la capacité d’en-
treprendre et d’innover ? N’est-ce pas la couper com-
plètement de toute éthique véritable ? Faut-il vraiment
réduire l’acte créateur de l’entrepreneur à son seul
intérêt ? Beaucoup d’entre eux déclarent que l’argent
n’est pas leur premier motif mais bien le défi ou l’uti-

6 Voir C. Fourez, La construction des sciences : introduction à


la philosophie et à l’éthique des sciences, Paris-Bruxelles, Édi-
tions universitaires/De Boeck, 1988.
7 Alvin Roth.
70 REPENSER L'ENTREPRISE

lité de l’innovation. La qualité des relations humaines


dans l’entreprise se limitent-elles au seul intérêt ? Il faut
n’avoir jamais étudié une organisation pour affirmer
une idée aussi simpliste. Il faut n’avoir jamais rencon-
tré de véritables leaders pour n’en faire que des agents
mécaniques de la maximisation. Tous les patrons ne
sont pas comme Jack Welsch, le CEO de General Elec-
tric, surnommé « neutron Jack » parce qu’à l’instar de
la bombe à neutrons, il sacrifiait les travailleurs plutôt
que les équipements. Lorsque des entreprises orientent
leur créativité vers les plus pauvres, vers « le bas de la
pyramide », il y entre sans doute une part d’intérêt
mais aussi une volonté de solidarité qui ne relève pas
uniquement d’un calcul.
On se demande alors s’il ne faut pas ramener
l’échange à une place plus modeste et ouvrir le débat
éthique sur des bases plus larges et plus profondes que
celles de la seule économie. Confier une telle réflexion
aux économistes, c’est risquer de passer à côté de la
vraie nature de l’éthique. La poursuite du seul intérêt
ne peut produire que des robots calculateurs incapables
de donner par eux-mêmes une dimension éthique et
politique à leur action. Ajoutons que le concept d’inté-
rêt présenté comme « un ressort profond de l’activité
humaine » est encore plus flou et moins déchiffrable
que la notion d’utilité. Il fait partie de ces construc-
tions de la théorie économique dont tant de modèles
se sont avérés coupés de la réalité. Les humains et les
organisations sont plus complexes que les modèles éco-
nomiques. Il faut être cohérent : on ne peut pas se dire
Une culture entrepreneuriale responsable 71

responsable et n’être qu’un robot d’une performance


instrumentale.
Heureusement, un autre Prix Nobel d’écono-
mie, Amartya Sen, spécialiste de la grande pauvreté,
rejette toute vision abstraitement réaliste de l’indi-
vidu, renouant ainsi avec une éthique plus concrète 8,
comme celle d’humanité partagée d’Hannah Arendt,
par exemple, ou de l’utopie réaliste des droits de
l’homme de Habermas. Misons sur l’existence d’une
morale universelle, fondée sur les idées d’humanité et
de raison 9.
Peut-être qu’une des premières étapes d’une
démarche éthique véritable serait de sortir d’un état
d’indifférence pour ce qui ne relève pas directement de
l’efficacité instrumentale et d’écouter les cris de ceux
que notre système économique fait souffrir. L’indiffé-
rence rend sourd et aveugle. Elle est un refus de l’hu-
main. Or « l’économie de marché ne sera pérenne que
si elle est sociale et redistributrice 10 ».
Si l’éthique commence au premier cri de souffrance
humaine, ne faut-il pas écouter la clameur de ceux que
notre modèle de développement, notre logique ins-
trumentale, notre pensée unique font souffrir d’une
8 Voir l’analyse qu’en fait Martha Nussbaum, Creating Capa-
bilities. The Human Development Approach, Cambridge,
Harvard University Press, 2011.
9 Instruction morale à l’école primaire, Ministère de l’Éducation
nationale, Paris, circulaire n°2011-131 du 25 août 2011.
10 B. Colmant, Les sentinelles de l’économie, Limal, Anthemis,
2012.
72 REPENSER L'ENTREPRISE

manière ou d’une autre ? Les écouter directement


quand c’est possible ou leurs porte-parole qui com-
mencent à se multiplier.
Il faut aller plus loin encore et assumer, autant que
faire se peut, la responsabilité de l’avenir que nous nous
préparons. Selon Bergson, la conscience est un trait
d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté
entre le passé et l’avenir 11. Cela concerne évidemment
la planète. Cela concerne aussi les questions inédites et
difficiles que nous posent les découvertes incessantes
de la science.

Retour au « politique »

La vraie question politique de notre temps est de savoir


quel monde voulons-nous construire ensemble avec les
formidables ressources et les capacités immenses dont
nous disposons. Il s’agit ici du Bien commun et non du
seul intérêt des actionnaires. Cette question se situe à
un autre niveau que celui de la croissance ou du profit.
Il ne s’agit pas de remettre en cause le dynamisme et la
créativité de notre modèle mais plutôt l’usage qu’on en
fait. Il s’agit de réfléchir au type de développement sou-
haitable et à l’orientation de notre capacité créatrice.
Situés dans un temps irréversible, les hommes sont des
êtres historiques et leurs actes construisent le monde.
Ils sont responsables de la société qu’ils sont en train
de créer. Cette responsabilité est d’autant plus grande
11 H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion,
Paris, PUF, 1932.
Une culture entrepreneuriale responsable 73

pour les dirigeants d’entreprise que leur créativité et


leur pouvoir sont plus importants.
Les Nations unies proposent le concept de dévelop-
pement durable. Ce nouveau modèle esquisse un vrai
projet d’avenir visant à remettre l’action économique
dans la perspective d’un bien commun mondial. Sa
définition est bien connue. C’est celle du Rapport
Brundtland 12 : « Le développement durable est un
développement qui répond aux besoins du présent
sans compromettre la capacité des générations futures
de répondre aux leurs ».
Il y a là l’esquisse d’une autre vision du développe-
ment, de la croissance et de la prospérité.
Les entreprises ne peuvent pas ignorer ce débat.
Elles sont appelées à y prendre part en concertation
avec les autres acteurs de la société. Elles ne peuvent
pas ignorer la nécessité, sinon l’urgence, d’une trans-
formation du système qu’elles animent. Ne doivent-
elles pas participer aux processus de gouvernance en
train de naître dans ce domaine ?

Espaces de progrès : Entrepreneurship, Leadership,


Statesmanship

Le vrai changement culturel conduit les dirigeants


à repenser trois fonctions majeures de l’entreprise :
entreprendre et innover (entrepreneurship), organiser
et conduire une collectivité (leadership), servir le Bien
12 Notre avenir à tous, Rapport Brundtland, Les Éditions du
fleuve, Montréal, 1989.
74 REPENSER L'ENTREPRISE

commun (statesmanship). Il ne s’agit pas ici de dévelop-


per en détail chacune de ces fonctions mais d’esquisser
quelques voies d’évolution concrètes qui commencent
à rendre à l’action économique ses dimensions éthiques
et politiques.

Entrepreneurship : l’entrepreneur, créateur de


progrès et pas seulement de profit

Il est temps de revenir à l’essentiel : entreprendre. L’en-


treprise doit être un agent de progrès avant d’être une
machine à dividendes. Ce n’est pas la finance, c’est la
capacité d’initiative et d’innovation qui est le moteur
du développement économique. Dans la longue durée,
c’est par sa créativité que l’entreprise assure le progrès
matériel, mais aussi l’emploi et la compétitivité des
régions, des pays et des continents. Les vraies stratégies
gagnantes sont celles qui s’appuient sur une capacité
d’action à long terme : investissements en recherche et
développement, en compétences techniques, managé-
riales, organisationnelles, en personnel qualifié, créatif
et motivé… C’est là que se trouvent les clés du dévelop-
pement économique.
Si l’on veut que l’entreprise assume pleinement ses
responsabilités sociétales, il est temps aussi de mieux
orienter son rôle d’entrepreneur. C’est par cette capa-
cité entrepreneuriale qu’elle sert le Bien commun. Il
importe donc de repenser l’orientation de son pouvoir
créateur ainsi que son aptitude à corriger les dérives
Une culture entrepreneuriale responsable 75

du système qu’elle anime. Comment l’entreprise qui


se veut responsable peut-elle contribuer, avec d’autres
acteurs, à résoudre les problèmes planétaires du XXIe
siècle. Sur les points les plus critiqués de notre modèle
de croissance, comment peut-elle devenir une partie de
la solution plutôt que du problème.
Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est l’émergence de
nouvelles formes d’innovation et de nouveaux domaines
d’entrepreneuriat dans le domaine de l'économie
sociale. Les entreprises sont à l’origine de certaines
de ces évolutions. Les plus nombreuses viennent de la
société civile. Toutes témoignent d’un véritable esprit
d’initiative et des qualités spécifiques de l’entrepreneur
classique : vision, prise de risque et conviction. Elles
ouvrent des perspectives intéressantes et dynamiques
pour la mise en place d’un autre modèle de développe-
ment. Ces initiatives émergentes ne sont ni rivales, ni
exclusives, mais complémentaires. Elles indiquent des
voies nouvelles à l’innovation responsable ainsi qu’à la
coopération et aux actions collectives d’intérêt général.
Elles incarnent aussi un type de leadership capable de
développer la créativité de tous les membres de l’orga-
nisation. Elles sont les prémisses d’une évolution de
nos sociétés vers une plus grande responsabilité entre-
preneuriale. Ce « bouillonnement créatif » (E. Morin)
ouvre de nouveaux espaces de responsabilité.
76 REPENSER L'ENTREPRISE

a.  Le mouvement de la responsabilité sociale


de l’entreprise

Beaucoup d’actions ont été lancées dans cette voie,


beaucoup d’initiatives ont déjà vu le jour. Des réseaux
d’entreprises ont été créés en vue de répondre concrè-
tement à certains dysfonctionnements du système,
notamment en matière d’environnement, de pauvreté
ou d’inégalités. C’est le cas notamment de Corporate
Social Responsibility Europe, créé par Étienne Davi-
gnon et qui regroupe plusieurs centaines de grandes
entreprises. En partenariat avec la Commission euro-
péenne, ce réseau tente de définir l’entreprise du futur.
C’est le cas aussi du World Business Council for Sustai-
nable Developpement, présidé longtemps par Bertrand
Collomb, ainsi que du Global Compact des Nations
unies lancé par Kofi Annan.
Lorsque ces entreprises se déclarent responsables et
le clament publiquement, faut-il les prendre au sérieux  ?
Sommes-nous devant des slogans, des vœux pieux et
des effets d’image ou sommes-nous déjà devant une
réalité émergente et des actions concrètes ?
Les premières réalisations concrètes commencent
à être bien connues. Certaines d’entre elles sont
convaincantes. La banque de données de CSR Europe
présente plus de six cents « bonnes pratiques » de ses
membres 13. Pour certaines d’entre elles, nous sommes
manifestement au-delà du simple discours de rela-

13 CSR Europe, Toolbox for a Competitive and Responsible


Europe.
Une culture entrepreneuriale responsable 77

tions publiques. Trois grands axes d’action se mettent


en évidence : le développement de produits ou de ser-
vices qui répondent aux attentes des parties prenantes
(stakeholders) ; la mise en place de processus internes
et de compétences nouvelles pour mesurer et limiter
les effets négatifs que leur action peut avoir sur l’envi-
ronnement ou la société ; une participation accrue à
l’amélioration de la qualité de vie des communautés
locales 14.
Tout cela va dans la bonne direction mais il faut
aller plus loin. Beaucoup d’entreprises se limitent
encore à des actions très morcelées. Si le mouvement
des responsabilités sociales de l’entreprise se limite à
quelques « bonnes pratiques » sans changer la culture
et les mentalités, il ne deviendra pas une force de trans-
formation et ne sera pas pris au sérieux par les autres
acteurs sociaux. S’il consiste à coller des étiquettes
nouvelles sur des pratiques anciennes, il se limitera à
« nettoyer les écuries d’Augias avec un cure-dent ».

b.  Vers un modèle de développement amélioré

Les différentes remises en cause de notre modèle de


croissance ont ouvert des perspectives nouvelles à la

14 F. Maon, V. Swaen and A. Lindgreen, « Designing and


implementing Corporate Social Responsibility », in S. P. Sethi,
Globalization and the Good Corporation, New York, Sprin-
ger, 2011, p. 71-89. L’échantillon comportait 499 « bonnes
pratiques » mises en œuvre par 178 entreprises et 10 secteurs
industriels différents.
78 REPENSER L'ENTREPRISE

créativité des entrepreneurs. Elles leur offrent beau-


coup d’opportunités capables de rendre à leur action
ses dimensions éthiques et politiques. Si certaines
entreprises responsables continuent à travailler dans le
cadre du modèle existant, plusieurs d’entre elles com-
mencent aussi à en sortir.

Un des modèles le plus articulé en matière d’environ-


nement et de ressources, est celui que propose Jeremy
Rifkin 15 sous le nom d’économie circulaire. Partant
de l’idée que la rareté des ressources devient un pro-
blème planétaire majeur, il propose une culture de la
productivité des ressources naturelles. Celle-ci jouerait
un rôle stratégique aussi important que la productivité
du travail et, par là même, orienterait la créativité de
l’entreprise vers un des grands défis de notre époque.
Pour la mise en œuvre de cette approche nouvelle, il
propose de repenser le cycle de vie et chaque maillon
de la chaîne de valeurs des produits et des services. Il
définit sept maillons : la conception du produit ou du
service en tenant compte de ses impacts environne-
mentaux tout au long du cycle de vie ; l’écologie indus-
trielle qui vise à optimiser la circulation des matières
premières et des déchets par échange ou mutualisa-
tion entre les opérateurs économiques d’un même
15 J. Rifkin, La troisième révolution industrielle. Comment
le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le
monde, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2012. Pour son
schéma d’économie circulaire, voir l’excellente présentation
d’Anne Rodier, « Le cercle vertueux de l’économie circu-
laire », dans Le Monde du 11 décembre 2012
Une culture entrepreneuriale responsable 79

territoire ; l’économie de fonctionnalité qui privilégie


l’usage à la possession et tend à vendre les services
liés aux produits plutôt que les produits eux-mêmes,
comme par exemple la vente de distances parcourues
plutôt que de pneus ; le réemploi qui remet dans le
circuit économique les biens qui ne correspondent plus
aux besoins du premier consommateur comme, par
exemple, la vente de produits usagés ; la réparation qui
consiste à prolonger la vie d’un bien et combat, par-là,
l’obsolescence programmée ; la réutilisation qui sauve
le maximum de pièces encore en état de fonctionne-
ment et qui peuvent être revendues ; le recyclage qui
utilise les matières premières pouvant être récupérées.
Cette approche s’inscrit bien dans le changement
culturel que nous préconisons. Elle réoriente les déci-
sions stratégiques vers l’intérêt général. D’après Rifkin,
elle permet de concilier la préservation des ressources
naturelles et le dynamisme de l’économie.
Beaucoup d’entreprises commencent à entrer dans
cette économie circulaire. Plusieurs secteurs (automo-
bile, aviation, construction…) lancent des recherches et
innovent dans la conception même des produits afin de
diminuer leur empreinte environnementale. D’autres
secteurs inaugurent l’économie de fonctionnalité.
C’est notamment le cas de Michelin qui commence à
vendre des distances parcourues plutôt que des pneus.
C’est aussi le cas des distributeurs de voitures et de plu-
sieurs autres activités.
Arrêtons-nous un instant sur un cas exemplaire
de recyclage, celui d’Umicore, l’entreprise belge de
80 REPENSER L'ENTREPRISE

métaux rares et de nouveaux matériaux. Cette société


a décidé de se réinventer et de transformer son métier
de base. D’une activité polluante d’extraction et de
raffinage de métaux, elle est devenue une entreprise
de haute technologie dans le domaine de la récupéra-
tion et du traitement des métaux rares ainsi que dans
celui des matériaux nouveaux. Elle a opté pour une
culture de développement durable et s’est haussée à un
haut niveau de performance et de rentabilité. Voici ce
que déclarait son président et principal réinventeur,
Thomas Leysen :
Notre société a décidé de se réinventer et de transformer
son métier de base de mineur et de raffineur polluant
en une activité de haute technologie, respectueuse de
l’environnement, dans le domaine des métaux rares et
des nouveaux matériaux. Nous avons adopté une philo-
sophie de développement durable et, en plus nous avons
d’excellents résultats financiers… Umicore considère le
développement durable comme une opportunité straté-
gique et non comme une contrainte. Prendre en compte,
très tôt dans la réflexion stratégique, les effets sociaux et
environnementaux de notre action, offre des avantages à
long terme… Une chose dont je suis sûr est que ce type
de développement fera la différence entre les entreprises
traditionnelles et les vrais ‘gagnants’ de demain.

Très proches du modèle précédent sont ceux de la bio


économie 16 et de la croissance verte. Celle-ci se définit
comme un autre type de croissance, une croissance

16 Ensemble des techniques visant à utiliser la biomasse à une


échelle industrielle.
Une culture entrepreneuriale responsable 81

respectueuse de l’environnement. Elle concerne princi-


palement les métiers « verts » comme l’hydraulique, la
géothermie, le nucléaire, l’électricité à base de produits
renouvelables combustibles et de déchets, le solaire,
l’éolien. Les rapports de l’OIT et du PNUE 17 montrent
que la transition pourrait affecter à terme 1,5 milliard
d’emplois dans le monde, mais de manière positive et
négative. Ce nouveau type de croissance est difficile à
chiffrer mais de toute manière, il sera source d’innova-
tion et il créera des emplois. Comme tout processus de
destruction créatrice, il aura sans doute aussi un coût
économique et social. L’argument principal des écolo-
gistes et de certains économistes est qu’à terme, le coût
de l’inaction sera bien supérieur à celui de l’action 18.

c.  « Bas de la pyramide » et entreprenariat social

–– En matière de pauvreté et d’inégalités, une perspec-


tive intéressante est celle d’Amartya Sen. Elle suggère
d’orienter davantage la capacité créatrice de l’entreprise
vers « le bas de la pyramide 19 » : tenter, en innovant,
de satisfaire des besoins moins solvables ou non-sol-
vables. En allant à la rencontre des plus démunis, la
créativité entrepreneuriale peut contribuer à les sortir
17 Organisation international du travail 
; Programme des
Nations unies pour l’environnement.
18 Voir notamment N. Stern, The Stern Review on the Econom-
ics of Climate Change, The British Government, 2006.
19 A. Sen, Un nouveau modèle économique. Développement,
justice, liberté, Paris, Odile Jacob, 2003.
82 REPENSER L'ENTREPRISE

de l’extrême pauvreté. En tentant d’éveiller leur esprit


d’entreprise, elle peut aussi initier une véritable dyna-
mique de développement. Quelques exemples sont déjà
visibles et convaincants : la Grameen Bank et le micro-
crédit, le Transformational Business Network, Danone
Communities, Essilor et Aravind en Inde, la Fondation
Shell, Lafarge en Afrique du Sud, la Fondation Bill et
Melinda Gates… Certains chercheurs travaillent sur
une hypothèse nouvelle et forte : l’entreprise qui va
volontairement à la rencontre de la pauvreté, de la fra-
gilité, des handicapés, des exclus, peut être elle-même
transformée en profondeur et changer sa finalité, son
état d’esprit et sa culture 20.
Un exemple intéressant est celui d’Essilor, le
leader mondial des verres ophtalmiques. Sa stratégie
entrepreneuriale est basée sur deux piliers : un lea-
dership scientifique et technologique et un leadership
commercial mondial. Ceci est classique et a conduit
l’entreprise à une haute performance économique et
financière. En Inde, Essilor a mis sa capacité technolo-
gique au service des plus pauvres. En partenariat avec
un groupe hospitalier indien, Aravind, elle s’occupe
du « bas de la pyramide ». Aravind offre depuis vingt
ans aux Indiens les plus pauvres des opérations de la
cataracte gratuites. Essilor a installé dans ces hôpi-
taux ambulants des laboratoires pour le diagnostic des
yeux et la fabrication de verres correcteurs. Fabricant
20 Ivan le Mintier, Communication aux Bernardins, le 9 octobre
2010 ; « Oblat de l’abbaye de Fleury et entrepreneur social », in
Renaissance de Fleury, avril 2011.
Une culture entrepreneuriale responsable 83

ces verres sur place, elle a pu adapter sa technologie


au coût de fabrication des campagnes indiennes. Il ne
s’agit pas ici de philanthropie mais bien d’une orienta-
tion de sa capacité spécifique de progrès vers les plus
pauvres 21.

–– L’entreprenariat social se développe depuis quelques


années, indépendamment des entreprises commer-
ciales ou avec leur aide. Il représente un type nouveau
d’entrepreneurs et d’innovations. Ce mouvement tend
à mettre les qualités de l’entrepreneur (vision, goût du
risque, capacité de faire et de convaincre) au service de
causes sociales prioritaires.
Des associations internationales se sont créées pour
soutenir ce type nouveau d’entrepreneurs et en diffu-
ser l’esprit. La plus importante d’entre elles est Ashoka
fondée par Bill Drayton en Inde en 1980. Elle vise à
soutenir les entrepreneurs sociaux innovants dans des
domaines comme la santé, l’éducation, la formation,
le développement durable, la lutte contre les discrimi-
nations, les Droits de l’Homme, etc. Son financement
est assuré par des fonds privés et des entrepreneurs
du monde des affaires. Beaucoup de ses réalisations
s’appuient sur la recherche de complémentarités entre
les entreprises classiques et les entrepreneurs sociaux.
Pour identifier ces entrepreneurs, Ashoka utilise une

21 Ce cas est décrit plus en détail dans le livre du Président d’Es-


silor, Xavier Fontanet, Et si on faisait confiance aux entre-
preneurs. L’entreprise française et la mondialisation, Paris,
Manitoba / Les Belles Lettres, 2010.
84 REPENSER L'ENTREPRISE

approche de capital-risque philanthropique : sélection


rigoureuse permettant de s’assurer de la nouveauté
de l’idée et de la qualité entrepreneuriale du candi-
dat ; soutien financier et professionnel actif pendant
trois ans ; intégration à vie au sein du réseau mondial
Ashoka (Ashoka Fellows). Cette association est pré-
sente dans soixante-dix pays et a déjà soutenu plus de
deux mille projets.
Il existe aussi des sociétés de Social Venture Capital
qui visent à combattre la pauvreté par la création d’en-
treprises et la promotion d’un entreprenariat local.
C’est le cas notamment de Transformational Business
Network fondé au Royaume-Uni par Lord Brian Grif-
fiths et Kim Tan 22.
Les entrepreneurs de ce type nouveau se multiplient
dans le monde. Ils montrent qu’une orientation plus
sociale de la capacité d’entreprendre est, non seule-
ment possible, mais peut être performante et durable.
Des initiatives innovantes apparaissent dans le monde
entier et dans les domaines les plus divers. Le livre
remarquable de Darnil et Le Roux 23 en présentent
quatre-vingts cas intéressants dans des secteurs aussi
différents que l’agriculture durable, l’architecture bio-
climatique, la biodiversité, la gestion des déchets, la
micro-finance, les énergies renouvelables…
22 B. Griffiths and K. Tan, Fighting Poverty Through Enter-
prise, Transformational Business Network, Coventry, 2009
(2e éd.).
23 S. Darnil et M. Le Roux, 80 Hommes pour changer le monde.
Entreprendre pour la planète, Paris, JC Lattès, 2005.
Une culture entrepreneuriale responsable 85

Certaines entreprises responsables contribuent à


la naissance et à la formation d’entrepreneurs locaux
destinés à devenir une source de développement pour
leur région. Danone est une belle illustration de cette
nouvelle responsabilité entrepreneuriale. Cette société
a créé une fondation en vue de favoriser l’émergence de
jeunes entrepreneurs dans les régions les plus pauvres :
Danone Communities. Sa mission est de financer et de
développer des entreprises locales, avec un modèle éco-
nomique pérenne, tournées vers des objectifs sociaux :
faire reculer la pauvreté et la malnutrition. Au côté
d’entrepreneurs sociaux, ce soutien passe à la fois par
de l’investissement, via une Sicav grand public, mais
aussi par un accompagnement technique grâce à un
réseau d’experts engagés qui transmettent leur expé-
rience. Le partenariat de Danone Communities avec la
Grameen Bank et Ashoka pour les incubateurs sociaux
est une extension intéressante de cette orientation.
Au-delà de ses projets, Danone souhaite partager ses
enseignements pour inspirer d’autres initiatives indi-
viduelles et collectives au service d’une société plus
solidaire. Cette démarche semble avoir développé chez
Danone une véritable culture de responsabilité. En
orientant sa technologie et son expertise vers le « bas
de la pyramide », elle donne un exemple intéressant
d’entreprenariat responsable 24.

24 E. Faber, Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement,


Paris, Albin Michel, 2012.
86 REPENSER L'ENTREPRISE

d.  Économie solidaire et innovation sociale

L’innovation sociale se définit comme toute initiative


nouvelle – produits, services ou modèles – qui répond
à un besoin social plus efficacement que les alterna-
tives existantes, et qui crée simultanément de nouvelles
relations ou collaborations sociales 25. Cette approche
ne s’intéresse pas seulement au contenu de l’innova-
tion mais à la manière dont elle est socialement mise
en œuvre. Un des thèmes majeurs de cette approche est
de mettre les gens debout et de les rendre responsables
de leur propre développement. L’innovation sociale
n’améliore pas seulement le bien-être de la société, elle
renforce sa capacité d’initiative et de changement.
Ce concept est très large, mais l’idée de base est
proche de notre propos : l’initiative, l’inventivité, la
créativité sont les vraies sources du changement vers
le progrès. La responsabilité sociale est leur motivation
première. Ces innovations donnent vie à des entreprises
d’un type différent, à but social plutôt que lucratif, non
dépendantes des marchés financiers, plus participa-
tives dans leur fonctionnement. Elles comblent souvent
un vide ou un manque dans la dynamique de l’écono-
mie de marché. Néanmoins, certaines d’entre elles coo-
pèrent avec des entreprises capitalistes qui peuvent leur
apporter un savoir-faire technologique, managérial ou
commercial ainsi qu’un appui financier. Elles ouvrent
25 A. Hubert, Empowering people, driving change. Social Innova-
tion in the European Union, Bureau of European Policy Advis-
ers, 2010.
Une culture entrepreneuriale responsable 87

une voie et peuvent servir d’exemple, ou même de relai,


à l’adoption de responsabilités sociales par les acteurs
économiques. Ces innovations sociales contribuent à
l’émergence d’un nouveau modèle de développement.
Elles en sont sans doute un de ses moteurs les plus
puissants. Elles mobilisent beaucoup d’énergies, de
talents et de capitaux. Elles mériteraient sans doute des
analyses et des évaluations plus systématiques en vue
d’accroître leur efficacité et leurs champs d’action 26.
Le commerce équitable qui existe depuis longtemps
en est une illustration à l’échelle mondiale. Il est né de
motivations différentes de celles des entreprises capita-
listes tout en s’insérant dans le marché. Sa finalité est
d’établir une plus grande justice dans les jeux concur-
rentiels et les échanges entre les agriculteurs les plus
pauvres et les grands acteurs des pays développés. Pour
ce faire, ils ont innové dans les circuits de production et
de distribution, dans les formes de financement, dans
les modes de coopération associatifs ainsi que de com-
munication avec le consommateur final, notamment
par un système de certification dont Max Havelaar est
un exemple parmi d’autres. Dans sa lutte contre la pau-
vreté et l’injustice, Oxfam et ses magasins du monde
s’inscrivent dans la même perspective.
En France, l’économie solidaire s’est dévelop-
pée dans plusieurs secteurs. L’un des plus visibles est
celui de l’aide alimentaire. Les « restos du cœur » et le
26 P. Kourilsky et al., FACTS Reports, founding documents,
2009. Disponible à l'adresse suivante : http://factsreports.
revues.org/.
88 REPENSER L'ENTREPRISE

réseau des « Épiceries solidaires » en sont des exemples


connus. Ils sont l’œuvre de véritables entrepreneurs
et doivent leur succès à des innovations importantes
en termes d’approvisionnement, de financement,
d’organisation, de coopération et de partenariats.
Mouvement mondial de solidarité, les Communautés
d’Emmaüs ont été créées pour lutter contre les causes
de la misère en organisant l’entraide et le secours à
ceux qui souffrent. Cette ONG est née d’une prise de
conscience des responsabilités sociales de ses membres
devant l’injustice. Un de ses moyens d’action est le
travail de récupération qui permet de redonner valeur
à tout objet et de multiplier les possibilités d’action
d’urgence au secours des plus souffrants.
Plus récemment, l’exemple, disons l’archétype,
d’innovation sociale est celui de la Grameen Bank,
banque de village, créée par Muhammad Yunus au
Bangladesh et dont le modèle s’est étendu au monde
entier. L’idée de départ fut la suivante 27 : « la pauvreté
est très rarement due à des problèmes personnels, à la
fainéantise ou à un défaut d’intelligence mais systéma-
tiquement au coût prohibitif du capital, même sur de
toutes petites sommes… Ce qui leur manque structu-
rellement, c’est l’accès à un petit capital, remboursable
à des taux plus justes et sur une période plus échelon-
née pour financer des micro-projets… Ainsi pour-
ront-ils entrer dans la boucle économique et générer

27 Voir S. Darnil et M. Le Roux, 80 Hommes pour changer le


monde. Entreprendre pour la Planète, Paris, JC Lattès, 2005.
Une culture entrepreneuriale responsable 89

leurs propres revenus… Un quart de siècle plus tard,


la banque est présente dans 46  000 villages et a déjà
prêté plus de 4,5 milliards d’euros à douze millions de
personnes dont 96% de femmes ».
Mentionnons aussi le Bangladesh Rural Advance-
ment Committee (BRAC), surnommé la plus grande
ONG du monde. Avec 130  millions de bénéficiaires,
elle est gérée comme une multinationale du dévelop-
pement. Ses profits ne servent pas à rémunérer des
actionnaires, mais à financer des programmes de
développement. Cette organisation vise à aider les plus
pauvres à devenir eux-mêmes les acteurs du dévelop-
pement.

Leadership : le leader, architecte de la créativité


et de la conscience collectives

Un autre type de dirigeants et de cadres 

Comme nous l’avons vu, un des rôles du dirigeant est


de développer l’esprit d’entreprise et la créativité de
son organisation. Un autre rôle est de conduire celle-ci
comme une réalité humaine, de motiver son personnel
et d’engager le changement culturel pour un dévelop-
pement plus éthique et plus durable.
Aujourd’hui, nous avons assez de managers, de
techniciens et de financiers. Ce qui manque, c’est un
nombre suffisant de dirigeants et de cadres capables de
concevoir et de provoquer un changement de culture,
90 REPENSER L'ENTREPRISE

en inspirant ceux qui doivent la mettre en œuvre ;


capables aussi de créer une légitimité sociétale qui
commence à manquer cruellement à certaines entre-
prises.
Pour ce faire nous avons besoin, aujourd’hui, d’un
nouveau type de dirigeants.
« Sire, si l’on voit où les bonnes têtes ont conduit
la France, il ne serait peut-être pas inutile d’essayer les
mauvaises » (Mirabeau à Louis XVI).
Le thème des dirigeants capables de conduire une
société qui change est vieux comme le monde. Les
sociétés « bloquées » l’ont été, la plupart du temps,
parce que leurs dirigeants n’ont pas su s’adapter et se
sont figés dans une idéologie dépassée.
De nombreuses recherches ont montré que les
entreprises les plus performantes sont celles dont les
dirigeants parviennent à établir un équilibre suffisant
entre leurs capacités professionnelles de managers et
leurs qualités personnelles de leaders.
Alors que Frederik Taylor recommandait de rem-
placer le gouvernement des hommes par l’administra-
tion des choses, c’est presque le contraire qu’il faudrait
faire aujourd’hui si l’on veut rééquilibrer les dimen-
sions économique, éthique et politique de l’entreprise.
Si l’on définit le management de manière étroite,
on peut dire qu’il concerne surtout l’administration
des choses : objectifs, budgets, analyses stratégiques,
plans, méthodes, procédures… Le leadership est l’art
de conduire la réalité humaine : c’est la motivation,
la communication, la participation, la capacité de
Une culture entrepreneuriale responsable 91

convaincre les gens de contribuer, de façon aussi créa-


tive que possible, à la mise en œuvre des stratégies et
des valeurs de l’entreprise. L’influence du leader vient
de son autorité morale. C’est par elle que l’éthique
passe dans l’entreprise.
Cela n’enlève rien au management ni à ses
méthodes. Chacun en connaît la nécessité et l’utilité.
Lorsque le premier homme a débarqué sur la lune,
le directeur de la NASA s’est contenté d’une déclara-
tion très sobre : « La puissance de la méthode ! Cette
méthode qui a permis à des hommes ordinaires de
faire une chose extraordinaire ». Qui ne sent qu’il y a là
une approche d’une puissance considérable ? Comme
nous l’avons suggéré précédemment pour la créativité,
ne devrions-nous pas mettre cette extraordinaire capa-
cité de gestion au service des grands combats globaux
que nous allons devoir mener pour affronter les défis
du climat, de la pauvreté et des inégalités ?
Le leadership requiert d’autres savoir-faire et de
savoir-être que les seules techniques de management.
Un leadership responsable engage l’être tout entier :
intelligence, cœur et esprit. Il s’agit de déployer tout
son potentiel intellectuel, mais aussi émotionnel et spi-
rituel.
Si l’homme est un être de relations, la qualité et la
profondeur de celles-ci ne sont jamais indifférentes.
Ne faut-il pas souvent oser transformer la relation en
92 REPENSER L'ENTREPRISE

rencontre 28 ? La rencontre engage le cœur. Elle est la


relation personnalisée, sur pied d’égalité et de récipro-
cité, sans la médiation de l’argent ou du pouvoir. Elle
est le lieu de l’accueil mutuel, de l’écoute, du regard,
le lieu où l’on peut « s’appeler par son nom », accepter
sa fragilité, reconnaître l’autre, le faire exister, l’aider
à se mettre debout. Il s’agit ici de retrouver l’humain,
la parole, le partage. Communiquer veut dire : mettre
quelque chose en commun ; converser, c’est se tourner
les uns vers les autres ; dialoguer, c’est oser parler du
sens.
Ne faut-il pas oser faire place au cœur dans la
conduite des organisations ? Le cœur a quasiment
disparu de nos « systèmes ». Balzac déjà parlait
des « rouages en acier poli de la société moderne ».
Méfions-nous de  « l’endurcissement que toute forme
de puissance produit, la glaciation de l’âme ». Osons
faire mentir l’adage cynique de ceux qui dominent et
qui répètent en ricanant avec Chamfort : « On dirige
les hommes avec la tête, on ne joue pas aux échecs
avec un bon cœur ». Le leader responsable ne consi-
dère jamais les hommes comme des pions, même s’il
est financier !
Ne faut-il pas aussi oser parler de conscience ou
de spiritualité ? Spiritualité ne veut pas nécessaire-
ment dire religion. Il existe une spiritualité laïque
aussi vivante que la spiritualité religieuse. Il s’agit
28 Pour tout ce passage, voir J. Vanier, Car c’est de l’homme
qu’il s’agit, Rencontres de St-Nicolas & Dorothée de Flüe, St
Maurice, nov. 2008.
Une culture entrepreneuriale responsable 93

des valeurs qui inspirent les décisions et les compor-


tements. Dans un monde de plus en plus complexe et
ambigu, cette dimension, qui est celle de la conscience,
est indispensable à la conduite des organisations. N’est-
il pas important de reconnaitre cette force intérieure
qui anime les vrais dirigeants et leur permet d’inspirer
ceux qui les entourent ?

Le leader responsable et l’éthique

En se voulant responsable, les dirigeants et les entre-


prises s’engagent par là même dans une démarche
éthique. Qui dit responsabilité dit répondre de ses
actes et de leur cohérence par rapport à un système de
valeurs qui relève d’une conception de l’homme, de la
société et de l’avenir. Dans une perspective de respect
des personnes et du Bien commun, le dirigeant d’entre-
prise devient un leader éthique. Une de ses responsabi-
lités est d’être « l’architecte de la conscience collective
de l’entreprise 29 ».
La culture nouvelle de l’entreprise consiste à dévelop-
per l’éthique comme une pensée de base qui imprègne
ses différents niveaux d’action et chacune de ses fonc-
tions : finance, marketing, recherche, etc. Pour ce faire,
on peut créer dans l’entreprise un espace éthique où ce
processus culturel deviendrait visible, actif, continu et

29 K. Goodpaster, The Economy of Gift, Séminaire Justice et


Paix, Rome, 2011.
94 REPENSER L'ENTREPRISE

pourrait affronter la complexité inépuisable du réel 30.


Un tel espace serait le lieu où se développeraient ces
attitudes nouvelles ; un lieu d’interrogation, d’éveil,
d’inquiétude, d’écoute ; un lieu où la volonté de com-
prendre d’autres visions l’emporterait sur la tentation
de condamner ce que l’on perçoit comme hostile ou
simplement critique, comme les ONG par exemple.
Un lieu où l’on accepterait les remises en cause, où l’on
affinerait le jugement éthique en confrontant ce qui
est souhaitable et ce qui est possible, le plus grand bien
et le moindre mal, les valeurs et les réalités. Un lieu
où l’on distinguerait le mieux du pire, l’extraordinaire
de l’impossible (Retz). Un lieu où l’on n’accepterait les
compromis nécessaires qu’en toute conscience, en uti-
lisant de manière plus lucide notre pouvoir de réponse
aux défis et aux contradictions qui nous assaillent.
Un lieu qui s’activerait tout particulièrement dans les
moments éthiques.
L’existence d’un espace éthique dans l’entreprise
aiderait les travailleurs et les dirigeants à retrouver une
liberté authentique dont ils sont si souvent privés par
un système qui leur laisse peu de marge de manœuvre.
Un tel espace favoriserait la communication, la trans-
parence, la confiance, l’écoute et le dialogue. Il per-
mettrait de partager les difficultés de l’entreprise, ses
défis et la recherche de solutions innovantes. Il serait
le lieu d’un courage collectif permettant d’inventer et
30 M. Maesschalck, « L’éthique entre formalisme et subjecti-
vité », in Cahiers de l’École des Sciences philosophiques et reli-
gieuses, vol. 18, 1995, p. 147-170.
Une culture entrepreneuriale responsable 95

d’entreprendre au-delà des stratégies et des pratiques


existantes.

Une politique de développement des personnes

Choisir la dignité humaine comme valeur de l’entre-


prise fait une différence fondamentale dans les rela-
tions, le climat, la participation, le développement des
personnes. Cela peut influencer toute la politique du
personnel des entreprises.
Sans un leadership responsable à tous les niveaux,
les entreprises risquent de ne pas se soucier suffi-
samment de leur personnel. Celui-ci devient alors
une simple « ressource », un « coût », une « variable
d’ajustement » plutôt qu’un investissement précieux.
S’ensuivent aliénations, exploitations, démotiva-
tions, licenciements « secs » et toute la souffrance des
hommes et des femmes au travail.
Rappelons que beaucoup d’entreprises mettent en
œuvre des politiques sociales qui privilégient l’infor-
mation, la participation et le développement de leur
personnel. Une enquête récente en France 31 témoigne
d’une augmentation de la confiance et de la satisfac-
tion dans plusieurs domaines comme les conditions de
travail, la progression professionnelle, l’organisation,
les méthodes de gestion… La crise actuelle et des pres-
sions concurrentielles accrues menacent ce type d’ap-
proche mais il est essentiel de la garder.
31 M. Page, « Le tableau de bord de la confiance dans l’entre-
prise, sondage IFOP », in Le Monde, 26 juin 2012.
96 REPENSER L'ENTREPRISE

L’homme ne travaille pas dans l’entreprise uni-


quement comme  « homo œconomicus ». Il y vient
avec toutes ses aspirations : matérielles (vivre, avoir
un revenu, une sécurité…), symboliques (reconnais-
sance, pouvoir d’agir, d’influencer, d’être informé…),
spirituelles (appartenance à une communauté de sens,
partage de l’expérience vécue, solidarité, fraterni-
té… 32). En associant davantage leur personnel à la stra-
tégie et à la créativité, en les transformant en acteurs de
progrès, les entreprises exerceraient par là une de leurs
premières responsabilités sociales. Elle faciliterait aussi
l’émergence d’« intrapreneurs » et d’une vraie culture
entrepreneuriale.
Sur le plan salarial, il est important de restaurer un
lien fort entre le salaire et la productivité. Comme nous
l’avons vu plus haut, l’absence de lien entraine un désé-
quilibre entre les revenus du travail et ceux du capital et
le sentiment croissant d’injustice. Il est urgent de redé-
finir le pacte social entre les dirigeants et les salariés.
Amartya Sen soutient que le développement éco-
nomique passe par le développement des capacités de
chacun afin de favoriser ses libertés réelles et de lui per-
mettre de rendre un sens à sa vie. Une telle démarche
débouche sur l’attention à ce que chaque personne est
capable de faire et d’être. Elle explicite ainsi le contenu
d’une « vie humainement digne 33 ». Dans la perspec-

32 Ch. Arnsperger, op. cit.


33 M. Nussbaum, op.cit. Voir aussi l’analyse qu’en fait Serge
Audier, « Les nouveaux droits de l’homme », in Le Monde,
Une culture entrepreneuriale responsable 97

tive de cet essai, un des rôles-clés du leadership est


de développer l’autonomie créatrice de ceux qui tra-
vaillent. Il est de s’efforcer que leur vie de travail vaille
la peine d’être vécue. L’entreprise ne réussira pas seule
à remplir ce rôle mais elle peut y contribuer fortement
compte tenu du nombre d’emplois qu’elle crée.
Les salaires, les conditions de travail, la sécurité,
la santé sont des éléments essentiels mais la clé de la
dignité au travail est le degré de responsabilité que l’en-
treprise confère aux travailleurs. En 1961 déjà, l’ency-
clique Mater et Magistra était parfaitement claire et
exigeante sur ce point :
Si les structures et le fonctionnement d’un système
économique sont de nature à compromettre la dignité
humaine de ceux qui s’y emploient, à émousser en eux
le sens des responsabilités, à leur enlever toute initiative
personnelle, nous jugeons ce système injuste, même si
les richesses produites atteignent un niveau élevé et sont
réparties selon les lois de la justice et de l’équité 34.

Statesmanship : le dirigeant citoyen,


dimension politique et nouvelle concertation

L’entreprise qui retrouve sa dimension citoyenne


développe en elle une culture politique au plein sens
du terme, elle insère son action dans la vie de la cité

31 août 2012, p. 8.
34 Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra, Paris, Éditions Spes,
1962.
98 REPENSER L'ENTREPRISE

et participe aux débats sur le Bien commun et sur les


orientations de notre avenir.
Dans une perspective politique, l’entreprise devient
davantage une entité relationnelle insérée dans la
société civile et institutionnelle, et répondant mieux à
ses attentes et à ses questions. Face aux défis du XXIe
siècle, les dirigeants responsables s’engagent dans les
débats sociétaux et ne laissent plus la pensée unique
contaminer la planète. En devenant globalement plus
responsables, ils contribuent à corriger le découplage
excessif de l’économique, du politique et de l’éthique.
À leur rôle d’entrepreneur et de leader, ils ajoutent celui
de citoyen engagé dans la construction d’une nouvelle
gouvernance et adoptent, au sens anglais du terme, le
rôle de statesman. Il y a donc là une responsabilité nou-
velle qui n’est pas seulement éthique mais aussi poli-
tique.
Les zones de responsabilité citoyenne de l’entre-
prise commencent aujourd’hui à s’esquisser. En voici
quelques thèmes concrets.

Acteurs de progrès ou semeurs de doute ?

La mise en œuvre d’un modèle de développement


durable ne se fera pas par décret. Elle ne sera possible
que par la coopération « politique » de tous les acteurs.
Le défi est formidable et toutes les forces vives devront
s’y associer. Les entreprises pourraient en être un des
principaux moteurs. Or, plusieurs secteurs industriels
ont délibérément lancé des « stratégies de doute »
Une culture entrepreneuriale responsable 99

à l’égard de toute régulation et de toute transforma-


tion sérieuse du modèle existant. Elles luttent ainsi
de manière larvée pour le maintien du statu quo et la
défense de leurs intérêts sectoriels. Dans ce domaine,
le poids des lobbies est énorme et leur rôle devrait être
réorienté.
Un exemple est celui de la diffusion d’un doute sur
l’urgence et la nature des mesures nécessaires à l’ins-
tauration d’un vrai développement durable. Proposé
par les Nations unies, ce nouveau modèle dessine un
vrai projet d’avenir et vise à remettre l’action écono-
mique dans la perspective d’un bien commun mondial.
Au Sommet de la Terre de 1992 à Rio, les enjeux écolo-
giques furent portés tout en haut de l’agenda politique
international. Les chefs d’État signèrent tous les textes
de la conférence, faisant du développement durable
le nouvel axe prioritaire des politiques onusiennes.
Depuis lors, malgré des avancées réelles faites par des
entreprises éclairées, le doute fut semé par les lobbies
industriels. Plusieurs d’entre eux se livrèrent à un
démantèlement du concept de développement durable.
« Leur objectif était de vider celui-ci de son contenu
perturbateur. Il s’agissait de promouvoir l’idée selon
laquelle une croissance infinie était possible dans un
monde aux ressources limitées. Nul besoin de remettre
en cause le productivisme puisque la technologie finira
toujours par nous sortir d’affaire 35 ». En effet, dès
35 A. Boutaud et N. Gondran, L’empreinte écologique, Paris, La
Découverte, 2009 et A. Boutaud, « Leurres de la croissance
verte », in Le Monde, 20 juin 2012.
100 REPENSER L'ENTREPRISE

1992, des centaines de scientifiques enrôlés à leur insu


signaient le fameux appel d’Heidelberg prônant la plus
grande méfiance à l’égard de l’écologie et des défen-
seurs de l’environnement, accusés d’être porteurs d’une
idéologie irrationnelle s’opposant au développement
scientifique et industriel. Il s’avère aujourd’hui que cet
appel est en fait le résultat d’une campagne habilement
orchestrée par un cabinet de lobbying parisien déjà lié
de près aux industries de l’amiante et du tabac 36. À tel
point qu’à la Conférence internationale de Rio en 2012,
Gro Harlem Brundtland a lancé un appel alarmant à
propos des négociations de Rio qu’elle juge proche du
naufrage. La responsabilité politique des entreprises
ne devrait-elle pas les engager avec toute leur créati-
vité dans la voie du développement durable plutôt que
dans celle d’une résistance larvée à tout changement
décisif ?
Dans la même veine, d’autres secteurs industriels
ont délibérément lancé des « stratégies de doute » à
l’égard du réchauffement climatique. Leurs campagnes
de diffusion du climato-scepticisme ont introduit
un doute sur le consensus scientifique qui, dans ce
domaine, est quasi unanime. D’après Naomi Oreskès 37,
les climato-sceptiques et leurs inspirateurs rejoignent
un mouvement de fond qui lutte contre toute législa-
36 St. Foucart, « L’appel d’Heidelberg, une initiative fumeuse »,
in Le Monde, 17-18 juin 2012. Voir aussi St. Foucart, La
fabrique du mensonge, Paris, Denoël, 2013.
37 N. Oreskès et E.M. Conway, Les marchands de doute, Paris,
Le Pommier, 2012.
Une culture entrepreneuriale responsable 101

tion environnementale contraignante. Ce mouvement


se sert d’une société et d’une époque où, grâce aux
media, « chacun peut exprimer son opinion, qui peut
ainsi être citée et répétée, qu’elle soit vraie ou fausse,
sensée ou ridicule, honnête ou malveillante ». Face
à cette « illusion de démocratie », tenir un discours
nuancé, complexe, interpellant, appelant à la coopéra-
tion internationale, est forcément moins aisé 38. Dans
la foulée, une discipline nouvelle est apparue sous
le nom d’agnotologie 39. Sorte d’anti-épistémologie,
elle consiste à étudier la manière dont la société met
en œuvre de puissants mécanismes d’oblitération du
savoir. Cette puissante avancée conceptuelle est tout
sauf rassurante.
Il en va de même pour l’expertise et le principe de
précaution. Le cas le plus célèbre est celui des fabricants
de tabac. Les entreprises de ce secteur ont été condam-
nées pour avoir conspiré pendant cinquante ans afin
de cacher le caractère dangereux et addictif de leurs
produits : « conspiration pour tromper le public sur le
risque de cancer provoqué par le tabac… », « conduite
de leurs affaires sans respect pour la vérité, la loi, la
santé du peuple américain… », « organisation d’une
campagne de relations publiques pour créer un faux
débat sur ces points… ». En 2004, la justice américaine
intente contre ces sociétés une action relevant du crime

38 M. de Muelenaere, « Des doutes sur le réchauffement du


climat ? », in Le Soir, 27 mars 2012.
39 Éditorial, Le Monde, 29 octobre 2011.
102 REPENSER L'ENTREPRISE

organisé et de la loi sur les organisations corrompues et


les gangsters 40.
L’inquiétude de l’opinion accompagne généra-
lement les nouvelles découvertes scientifiques et les
changements technologiques majeurs. Nous avons
évoqué la peur suscitée par des avancées scientifiques
mal expliquées et des percées technologiques contro-
versées sur base d’expertises contradictoires. Il est donc
important d’évaluer les risques de manière objective et
de prendre en compte les ambivalences possibles du
progrès technologique. Dans un monde complexe, il
est essentiel de pouvoir faire confiance à l’« institution
scientifique ». Lorsque le risque est avéré, le problème
est moins difficile car il ne s’agit que de prévention.
Lorsque le risque est seulement potentiel ou indétermi-
nable, il s’agit alors de précaution et le rôle des experts
devient déterminant. Il est un des éléments-clés d’une
conduite raisonnable. Or les autorités publiques char-
gées de la santé ou de la sécurité alimentaire ne suivent
pas toujours le rythme des avancées scientifiques.
C’est ici qu’entre en jeu la responsabilité politique
des entreprises. Dans ce domaine, elles devraient s’éle-
ver à la hauteur de l’intérêt général et s’imposer une
attitude objective. Or souvent, par leur connaissance
du domaine, elles s’érigent en experts uniques des
risques potentiels. Elles occupent et parfois sponso-
risent les commissions d’évaluation des risques. Elles
deviennent par-là juges et parties, et se trouvent en

40 Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act, 1970.


Une culture entrepreneuriale responsable 103

plein conflit d’intérêt. Les cas sont encore trop nom-


breux où les intérêts sectoriels et financiers prévalent
sur l’intérêt général : médicaments, semences, pesti-
cides, alimentation, produits financiers…
En conséquence, la société européenne est marquée
par une défiance grandissante. Nous devenons une
société sécuritaire tentée par le « risque zéro » et la
recherche de boucs émissaires. Les déviations du prin-
cipe de précaution en sont une illustration récente 41.
Nous assistons à une prolifération d’oiseaux de
mauvais augure, de prophètes de malheur, d’experts ès
catastrophes. Dans un tel climat, certaines innovations
majeures deviennent difficiles à mettre en œuvre.
Dans un monde en évolution scientifique rapide, de
plus en plus complexe et spécialisée, faire confiance à
« ceux qui savent » devient plus nécessaire que jamais.
Seuls des experts indépendants peuvent éclairer les
décideurs politiques et l’opinion publique. Et c’est là
que leur statut dans la société est si important. « La
démocratie est en danger lorsque le rôle de l’expert est
menacé 42 ».
Si l’on veut rester une société d’innovation, de créa-
tivité et de progrès, il faut s’efforcer de rétablir la voie de

41 L’esprit d’aventure et le principe de précaution en science et


en art, Colloque de l’Académie royale de Belgique, 15-18 sept.
2010.
42 J. Reisse, « L’expertise scientifique et le choix des experts en
question », in Revue de la Classe Technologie et Société (en
ligne), Académie royale de Belgique, 28 juin 2011. Voir aussi
Ph. de Woot, « Expertise et société », in ibid.
104 REPENSER L'ENTREPRISE

la raison et l’autorité du monde intellectuel pour éclai-


rer la décision politique et informer l’opinion publique.
L’expertise scientifique doit y jouer un rôle central. Son
statut et ses formes procédurales doivent être précisés
et reconnus par l’opinion. L’éthique de la science doit
être scrupuleusement respectée, notamment l’éthique
de communication avec l’opinion publique. Les experts
autoproclamés ne devraient pas avoir voix au chapitre.
L’entreprise responsable devrait redéfinir son rôle
dans ce domaine, en travaillant dans la transparence,
en s’interdisant d’être juge et partie et en abandonnant
des pratiques qui sont indignes d’un acteur citoyen.

Élaboration du droit par la création de normes

Les recherches de Benoît Frydman 43 montrent que le


monde des entreprises ne cesse d’élaborer des règles
et des normes d’où pourrait émerger progressivement
un droit de la société civile mondiale. Les standards
techniques, les codes de conduite, les labels, tous « ces
dispositifs multiples et hétéroclites qui prolifèrent de
manière souvent anarchique dans les domaines les plus
mondialisés » témoignent de « l’émergence de norma-
tivités globales ». Leur intérêt, dit Frydman, n’est pas
tant dans leur source formelle ou l’autorité qui les
édicte, que dans « l’importance des effets de régulation
qu’ils produisent ». La société globale n’est pas un lieu

43 B. Frydman, « Comment penser le droit global ? », in J.-Y.


Chérot et B. Frydman, La science du droit dans la globalisa-
tion, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 17-48.
Une culture entrepreneuriale responsable 105

de non-droit, ni un vaste marché régulé par la seule


loi de l’offre et de la demande. « C’est un environne-
ment complexe et fragmenté, risqué et incertain, au
sein duquel différents acteurs… cherchent à établir des
normes qui soient favorables à leurs intérêts ». C’est le
lieu d’une véritable « lutte pour le droit ».
C’est là que la dimension politique de l’acteur éco-
nomique est engagée. Le pouvoir d’énoncer des normes
et de les imposer lui donne des responsabilités. La
normativité que s’imposeront les entreprises ne peut
résulter des seuls rapports de force ni du seul intérêt
corporatif. Elle doit intégrer les dimensions éthiques et
politiques dont il est question dans cet essai.
Les nombreuses normes apparues depuis une ving-
taine d’années se traduisent souvent par des indicateurs
et des labels de performances sociales et environne-
mentales. Ceux-ci visent à augmenter la transparence
des comportements des grands acteurs économiques.
La norme la plus connue est ISO 26 000. Elle a voca-
tion d’aider les organisations à contribuer au dévelop-
pement durable 44. Elle vise à les encourager à aller
au-delà du respect de la loi, à promouvoir une com-
préhension commune dans le domaine des responsa-
bilités sociétales et à compléter les autres instruments
et initiatives en cette matière, non à les remplacer. Elle
n’est pas destinée à des fins de certification ni à une
utilisation réglementaire ou contractuelle. L’élabora-
tion de cette norme a été faite par des groupes issus des

44 Découvrir ISO 26 000, ISO, Genève, 2010.


106 REPENSER L'ENTREPRISE

institutions, des ONG, des syndicats et des entreprises


de différentes tailles. La norme définit sept thèmes
centraux : droits de l’homme, conditions et relations
de travail, environnement, loyauté des pratiques, rela-
tions avec les consommateurs, communautés locales,
gouvernance de l’entreprise.
Une autre démarche de ce type est le Global Compact
des Nations unies. Lancé en 2000 par cette assemblée à
l’initiative de Kofi Annan, il s’agit d’un pacte mondial
qui engage les entreprises qui la signent à respecter
un certain nombre de valeurs concernant l’environ-
nement, les droits des travailleurs, l’argent noir… Ces
entreprises ont l’obligation de publier chaque année les
progrès qu’elles ont faits dans ces domaines.
Citons aussi les « codes éthiques » que se donnent
les entreprises. Ils peuvent avoir « des effets de régu-
lation », mais ceux-ci sont très variables. Ils dépendent
essentiellement de la culture de l’entreprise. Si celle-ci
n’a pas intégré les dimensions éthiques et politiques,
le code ne sera le plus souvent qu’un simple élément
de relation publique. Le cas le plus frappant est celui
d’Enron dont le code éthique avait reçu le prix du meil-
leur code des États-Unis et dont les dirigeants se sont
retrouvés en prison quelques années plus tard.
Il existe aussi une série d’indicateurs qui utilisent les
données publiées par les entreprises et qui contribuent
à une plus grande visibilité de leurs actions. Pour cette
approche, la responsabilité des entreprises se limite à
la transparence de leurs comportements et à la sincé-
rité des informations qu’elles donnent. Ces démarches
Une culture entrepreneuriale responsable 107

sont une manière de souligner la dimension « poli-


tique » de l’action économique. Elles peuvent exercer
une certaine influence sur les entreprises qui ont
directement affaire au grand public. Après un scan-
dale, un dirigeant déclarait qu’il faudrait désormais
tenir compte d’un nouveau type de risque : celui de
l’opinion publique. De manière plus positive, cela peut
devenir un moyen pour les entreprises de construire
un « soft power » capable de renforcer sa légitimité et
d’attirer les meilleurs.

Un nouveau type de concertation :


« The stakeholder company »

Le concept de « stakeholder » ou de « partie prenante »


a été défini par Freeman 45. Il s’agit de tout groupe ou
individu qui peut influencer les objectifs de l’entre-
prise ou être influencé par eux. Les stakeholders
varient selon les secteurs, mais les plus fréquents sont
en général les actionnaires, le personnel de l’entreprise
et leurs syndicats, les fournisseurs, les distributeurs,
la région où l’entreprise est implantée, les pouvoirs
publics. L’influence des stakeholders varie mais les uns
et les autres développent des stratégies d’influence sur
les décisions et les comportements de l’entreprise.
La prise en compte systématique des stakeholders
donne à l’entreprise une dimension politique et lui
permet d’intégrer dans ses décisions d’autres intérêts
45 R.E. Freeman, Strategic Management  : A Stakeholder
Approach, New York, Pitman series, 1984.
108 REPENSER L'ENTREPRISE

ou d’autres enjeux que ceux des seuls actionnaires. Une


évolution réelle s’esquisse ainsi dans la vie des socié-
tés. Une thèse récente montre qu’une telle approche
engendre un processus dialectique permanent avec les
différents stakeholders 46. En insérant dans le dével-
oppement stratégique des entreprises un dialogue
constant et souvent conflictuel avec les stakeholders,
cette évolution donne une perspective plus ouverte
et plus dynamique aux responsabilités sociétales de
l’entreprise et peut rendre à celle-ci sa dimension poli-
tique. Il suggère que le statesmanship devient une con-
dition de son succès à long terme et de sa légitimité.
Cette approche fait progresser la réflexion sur
les responsabilités sociales des entreprises. Celle-ci
apparaît comme un processus de décision stratégique
socialement construit. Elle devient aussi un processus
continu et pluriel d’élaboration de finalités dépassant
le seul intérêt des actionnaires. Elle permet de réduire
l’écart entre les motivations et les stratégies d’influence
des différentes parties prenantes. Elle montre enfin que
ces stratégies d’influence ne sont pas figées et peuvent
être elles-mêmes influencées. Ne sommes-nous pas là
en politique ?
Ces interactions permanentes permettent de dével-
opper la confiance des parties prenantes dans les
stratégies, les produits et les services de l’entreprise.

46 F. Maon, Toward the stakeholder company. Essays on the role


of organizational culture, interaction and change in the pursuit
of corporate social responsibility, Louvain-la-Neuve, Presses
universitaires de Louvain, 2010.
Une culture entrepreneuriale responsable 109

Elle diminue par là le risque d’accusation de « green


washing » ou de « window dressing ». Les entre-
prises qui ont adopté cette approche considèrent leurs
responsabilités sociales comme créatrices de valeur :
amélioration des relations avec la communauté, de leur
légitimité et de leur réputation commerciale 47.
Cette concertation élargie « s’inscrit en éclaireur et
en complément des modes de gouvernance tradition-
nels, la démocratie représentative et la négociation
sociale… pour les dynamiser 48 ». Elle se concrétise déjà
dans les nouveaux modèles de développement cités
plus haut comme l’économie circulaire, l’économie
verte ou l’économie sociale.
Les partenariats avec les pouvoirs publics relèvent
de cette approche. Ils se justifient lorsque ces derniers
veulent garder un rôle d’orientation et de contrôle et que
les entreprises privées peuvent apporter leur capacité
technologique et leur savoir-faire managérial. Depuis
longtemps déjà, c’est le cas pour la distribution et
l’assainissement de l’eau dans les communes. Cette
forme d’action va se développer dans le domaine des
énergies nouvelles. Desertec et les grands projets au sud
de la Méditerranée en sont des exemples pour l’énergie
solaire. Citons aussi les projets de grandes fermes éoli-
ennes offshore et de « super-réseau » (supergrid) en
Europe, ainsi que les perspectives des énergies marines

47 F. Maon, V. Swaen and A. Lindgreen, op.cit.


48 N. Mons, « Concertation : un nouvel art de gouverner », in Le
Monde, 5 septembre 2012.
110 REPENSER L'ENTREPRISE

renouvelables (courants marins, énergie thermique


ou éolien flottant). De tels partenariats se dévelop-
pent aussi dans les nouveaux domaines de l’urbanisme
comme l’efficacité énergétique des bâtiments, le trans-
port urbain et, de manière plus générale, les différents
thèmes qui concernent la « ville verte » ou la « cité
durable ».

Une participation politique accrue

Les questions posées aujourd’hui par la mondialisation


et la technoscience ont une importance majeure pour
notre avenir. Elles n’ont pas de réponse évidente. Les
marchés ne peuvent pas être les seuls à orienter notre
évolution économique et technologique. Le développe-
ment durable concerne tous les citoyens, il relève du
domaine public. Pour décider du type de société que
nous voulons créer ensemble, les entreprises ne doivent-
elles pas élargir la concertation, écouter d’autres points
de vue et accepter le débat ?
« Une même personne peut à la fois s’occuper de
ses affaires et de celles de l’État ; et quand des occu-
pations diverses retiennent des gens divers, ils peuvent
pourtant juger des affaires publiques sans rien qui
laisse à désirer… Nous considérons l’homme qui n’y
prend aucune part comme un citoyen non pas tran-
quille, mais inutile ; et par nous-mêmes, nous jugeons
et raisonnons comme il faut sur les questions ; car la
parole n’est pas à nos yeux un obstacle à l’action : c’en
Une culture entrepreneuriale responsable 111

est un, au contraire, de ne s’être pas d’abord éclairé par


la parole avant d’aborder l’action à mener 49 ».
Faisant écho à Périclès, Michel Serres 50 a écrit
récemment : « À l’époque de l’invention de l’impri-
merie, Martin Luther a dit : tout homme est pape une
bible à la main. Maintenant je dirais : tout homme est
un homme politique avec un portable à la main. Grâce
à Internet, aux blogs, à Facebook, tout le monde peut
prendre la parole dans une agora numérique ».
Si l’entreprise veut retrouver sa dimension
citoyenne, elle doit développer en elle une culture
politique au plein sens du terme. Elle doit insérer son
action dans la vie de la cité et participer aux débats sur
le Bien commun et les orientations de notre avenir.
Au-delà du simple lobbying, les dirigeants et les cadres
d’entreprise devraient entrer dans un dialogue perma-
nent avec la société civile et les pouvoirs publics pour
contribuer à la recherche d’un Bien commun élargi aux
dimensions du monde ainsi qu’à l’émergence d’une
gouvernance globale. Ceci n’est qu’une suite normale
de l’élargissement des finalités et de l’adoption d’une
éthique de l’avenir.

49 Thucydide, « Discours de Périclès sur les premiers morts de


la guerre », in Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. J. de
Romilly, Paris, Robert Laffont, 1990.
50 M. Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012 ; voir
aussi son interview par N. Truong, « Michel Serres : ‘Cette
campagne présidentielle est une campagne de vieux pépés !’ »,
in Le Monde, 13 avril 2012.
112 REPENSER L'ENTREPRISE

Concernant l’engagement dans le débat politique,


beaucoup de dirigeants ne sont-ils pas encore souvent
des « citoyens inutiles » ? Cependant, les plus éclairés
ont compris qu’une évolution culturelle en matière
politique passait par l’acceptation d’un débat ouvert
avec ceux qui remettent en cause notre modèle de
développement.

Plusieurs entreprises commencent à s’impliquer dans


la voie d’un engagement citoyen. Plus elles seront nom-
breuses, plus elles auront une influence sur l’évolu-
tion de notre modèle de développement. Mais elles ne
seront évidemment pas les seules à le transformer. Une
régulation globale est nécessaire, la société civile devra
continuer à inventer des formes nouvelles de solida-
rité et d’innovation et les consommateurs devront
changer de comportements. Il s’agit là d’un effort col-
lectif. Avancer vers un modèle de développement plus
durable et plus juste ne peut être qu’une démarche plu-
rielle et tâtonnante.
Mais, faute d’un tel engagement, les dirigeants
d’entreprise risqueraient de rester enfermés dans leur
logique instrumentale et de ressembler alors à ceux de
l’Ancien Régime qui furent incapables de le réformer.
Plusieurs étaient cependant de très habiles gens dans
leur métier ; ils possédaient à fond tous les détails de
l’administration… ; mais quant à la grande science du
gouvernement, qui apprend à comprendre le mouve-
ment général de la société, à juger de ce qui se passe dans
l’esprit des masses et à prévoir ce qui va en résulter, ils
Une culture entrepreneuriale responsable 113

étaient tout aussi neufs que le peuple-lui même… Leur


esprit était donc arrêté au point de vue où avait été placé
celui de leurs pères… Là où les assemblées conservent
sans rien y changer leur antique constitution, elles
arrêtent le progrès de la civilisation plutôt qu’elles n’y
aident. On dirait qu’elles sont étrangères et comme
impénétrables à l’esprit nouveau des temps 51.

51 A. de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, Paris,


Gallimard, 1952.
Table des matières

Introduction 9

Dérives de l’économie de marché 15


Un modèle performant 15
Mondialisation et autonomie du pouvoir économique 21
Effets systémiques non voulus, dérives et dérapages 30

Repenser la finalité de l’entreprise 51


La créativité économique,
fonction spécifique de l’entreprise 52
Ambiguïté de la créativité économique et technique 56
Transformer la créativité en progrès 61

Une culture entrepreneuriale responsable 65


Rendre à l’entreprise ses dimensions éthiques et citoyennes68
Espaces de progrès : 73
Entrepreneurship : l’entrepreneur, créateur de progrès
et pas seulement de profit 74
Leadership : le leader, architecte de la créativité
et de l’éthique collective 89
Statesmanship : le dirigeant citoyen,
dimension politique et nouvelle concertation  97
L’AU T E U R

Philippe de Woot est juriste et économiste, Professeur à l’Univer-


sité catholique de Louvain, Membre de l’Académie royale de Bel-
gique et correspondant de l’Institut de France. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages prônant une réflexion morale sur l’innovation
technologique et une éthique sociale aux stratégies des entreprises.

Principaux ouvrages :

Pour une doctrine de l’entreprise, Paris, Seuil, 1968


Management stratégique des groupes industriels (avec Xavier
Desclée), Paris, Economica, 1984
High Technology Europe, Oxford, Basil Blackwell, 1989
Le métier de dirigeant (avec O. Lecerf et J. Barraux), Paris, Éd.
de Fallois, 1991
Euro-management, A New Style for the global Market
(avec R. Calori et H. Bloom), London, Kogan Page, 1994
Méditation sur le Pouvoir, De Boeck, Louvain la Neuve, 1998
Les défis de la globalisation : Babel ou Pentecôte (avec J. Delcourt),
Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2001
La responsabilité sociale des entreprises : Faut-il enchainer
Prométhée ?, Paris, Economica, 2005
Should Prometheus Be Bound? Corporate Global Responsibility,
Houndmills, Palgrave Macmillan, 2005 et 2009
Lettre ouverte aux dirigeants chrétiens en temps d’urgence, Paris,
Desclée de Brouwer, 2009
Spirituality and Business. A Christian Viewpoint, Leeds, GSE
Research Ltd, 2013
COLLECTION « L’ACADÉMIE EN POCHE »

1. Véronique Dehant, Habiter sur Mars ? (2012)


2. Xavier Luffin, Religion et littérature arabe contemporaine (2012)
3. François De Smet, Vers une laïcité dynamique. Réflexion sur la
nature de la pensée religieuse (2012)
4. Richard Miller, Liberté et libéralisme ? Introduction philosophique à
l’humanisme libéral (2012)
5. Ivan P. Kamenarovic, Agir selon le non-agir. L’action dans la repré-
sentation idéale du Sage chinois (2012)
6. Jean Mawhin, Les histoires belges d’Henri Poincaré (2012)
7. Jacques Siroul, La musique du son, ce précieux présent (2012)
8. Baudouin Decharneux, La religion existe-t-elle ? (2012)
9. Jean-Marie Rens, ‘Messagesquisse’ de Pierre Boulez (2012)
10. Jean de Codt, Faut-il s’inspirer de la justice américaine ? (2013)
11. Bruno Colmant, Voyage au bout d’une nuit monétaire (2012)
12. Philippe Manigart et Delphine Resteigne, Sortir du rang.
La gestion de la diversité à l’Armée belge (2013)
13. Hervé Hasquin, Les pays d’islam et la Franc-maçonnerie (2013)
14. Monique Weis, Marie Stuart, l’immortalité d’un mythe (2013)
15. Xavier Luffin, Printemps arabe et littérature. De la réalité à la fiction,
de la fiction à la réalité (2013)
16. Myriam Remmelink, Éthique et biobanque. Mettre en banque le
vivant (2013)
17. Marie-Aude Baronian, Cinéma et mémoire. Sur Atom Egoyan (2013)
18. Frédéric Boulvain et Jacqueline Vander Auwera, Voyage au centre
de la Terre (2013)
19. Daniel Salvatore Schiffer, Métaphysique du dandysme (2013)
20. Philippe de Woot, Repenser l'entreprise. Compétitivité, technologie
et société (2013)
21. Jacques Scheuer, L’Inde, entre hindouisme et bouddhisme. Quinze
siècle d’échanges (2013)
22. John F. May, Agir sur les évolutions démographiques (2013)
23. Yaël Nazé, À la recherche d᾽autres mondes. Les exoplanètes (2013)
24. Jean Winand, Les hiéroglyphes égyptiens. Aux origines d᾽une écri-
ture (2013)
25. Frans C. Lemaire, Dimitri Chostakovitch. Les rébellions d᾽un com-
positeur soviétique (2013)
26. Baudouin Decharneux, Lire la Bible et le Coran. Repères philoso-
phiques (2013)
27. Bruno Colmant, Capitalisme européen : l’ombre de Jean Calvin
(2013)
28. Françoise Meunier, Quel avenir pour la cancérologie ? (2014)
Version anglaise : What is the Future of Cancer research?
29. Jean Winand, Décoder les hiéroglyphes. De l’Antiquité tardive à
l’Expédition d’Égypte (2014)
COLLECTION « MÉMOIRES »

Les Minorités, un défi pour les États. Actes de colloque (2012)


L’idéologie du progrès dans la tourmente du postmodernisme. Actes de
colloque (2012)
Denis Diagre, Le Jardin botanique de Bruxelles (1826–1912). Reflet de la
Belgique, enfant de l’Afrique (2012)
Musique et sciences de l’esprit. Actes de colloque (2012)
Catherine Jacques, Les féministes belges et les luttes pour l’égalité poli-
tique et économique (1914–1968) (2013)
Athéisme voilé/dévoilé aux temps modernes. Actes de colloque (2013)
Stéphanie Claisse, Du Soldat Inconnu aux monuments commémoratifs
belges de la Guerre 14–18 (2013)
Georges Bernier, Darwin, un pionnier de la physiologie végétale. L’apport
de son fils Francis (2013)
Jacques Reisse, Alfred Russel Wallace, plus darwiniste que Darwin mais
politiquement moins correct (2013)
La démocratie, enrayée ? Actes de colloque (2013)
Catherine Thomas, Le visage humain de l'administration. Les grands
commis du gouvernement central des Pays-Bas espagnols (1598–1700)
(2014)
Retrouvez le catalogue complet des publications de
l’Académie royale de Belgique sur :
www.academie-editions.be

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