Vous êtes sur la page 1sur 3

CONFERENCE ENCG 2023

La question de la coexistence n’a jamais été aussi cruciale. Depuis la


pandémie et le bouleversement du vivre-ensemble qui a été une des
conséquences principales de cette crise politico-sanitaire globale. En effet,
les enjeux sont multiples et touchent tous les domaines, après la remise en
cause des fondements même de la société moderne. Plus encore, les valeurs
universelles que l’on pensait définitivement acquises ont également connu
une remise en question inédite à l’échelle de l’humanité. Nous sommes donc
à un tournant global et il convient de trouver un sens nouveau à ce monde
qui est en train de se dessiner sous nos yeux; retrouver les principes
fondamentaux sur lesquels bâtir une société nouvelle à partir des vestiges
d’un monde en perte totale de repères. Le travail est colossal mais pas
impossible. Chaque décision à différentes échelles, que ce soit dans le
domaine de l’économie, de la politique ou de la science doit être évaluée
sous le prisme des valeurs universelles et immuables, dont les deux pierres
angulaires sont plus que jamais la paix et le vivre-ensemble. Le philosophe
Pierre Rabhi évoquait la fameuse métaphore du colibri qui fait sa part en
apportant son aide modeste mais décisive. De même, nous devons être telles
des abeilles apportant leur contribution dans cette immense et
bouillonnante ruche mondiale, afin de produire un miel universel qui pourra
bénéficier à tout un chacun dans un monde plus juste. Ce qui était de l’ordre
du rêve et de la douce folie il y a encore quelques années, doit désormais
devenir une réalité concrète et être pris au sérieux, non seulement par les
instances dirigeantes, mais aussi et surtout par une éducation qui
commence dès l’école. Il s’agit entre autres de sortir à tout prix de la logique
capitaliste du “business as usual” qui nous a été imposée depuis des années
comme une évidence et un principe immuable de notre société. Il ne faut
donc pas voir la paix comme une conséquence abstraite du vivre-ensemble
mais comme une ligne directrice, une méthode qui s’apprend et se
perfectionne avec le temps et l’expérience. Dans mon essai “L’épreuve de
vérité”, je donne une description synthétique et philosophique de l’après-
Covid en rappelant l’enjeu vital auquel est confrontée l’humanité actuelle.
Notre devenir anthropologique est menacé par une alliance contre nature et
toujours plus puissante entre la science et la force, dont on a pris la pleine
mesure lors de la crise pandémique et qui continue à sévir avec la crise
climatique, en prenant comme repère un progrès technologique aveugle et
dépourvu de principes. En effet, après la guerre contre le virus et son lot de
dégâts collatéraux, voici venir la guerre contre le carbone, fondement de la
vie terrestre, où tous les coups semblent permis pour faire baisser cette
fièvre que le monde moderne avide de profits a provoqué au sein de ce corps
fragile et tellement résilient qu’est la planète Terre. Et cette lutte contre le
réchauffement climatique semble elle aussi se faire au mépris de l’être
humain et de la Nature elle-même. Car c’est le grand paradoxe de l’Homme
moderne qui ne jure que par la toute-puissance de la technologie pour
résoudre les maux de l’humanité et qui ne peut s’imposer qu’au détriment
de l’harmonie entre l’Homme et son environnement. Par exemple, la
majeure partie des nouvelles technologies qui entrent dans le cadre de la
transition énergétique nécessitent des métaux rares, dont l’exploitation
entraîne des drames humains et environnementaux très importants, et dont
les coûts économiques et politiques sont pires que ceux de la société
industrielle actuelle. D’où la nécessité d’apprendre à coexister de manière
pacifique non seulement entre nous, à travers nos comportements, nos
échanges et nos décisions, mais aussi avec notre environnement et tout ce
que cela implique en termes d’enjeu écologique notamment. La coexistence
en paix est assurément le plus grand défi actuel car, qu’on le veuille ou non,
il conditionne tous les autres défis de l’humanité, aussi importants soient-
ils. Le philosophe français Félix Guattari a créé un mot qui résume
parfaitement la teneur de cet objectif essentiel : l’écosophie que l’on peut
définir comme une sagesse écologique mobilisée d’abord vers l’harmonie de
l’Homme avec lui-même et avec la création. En effet, l’écosophie de
Guattari est la synthèse de trois types d’écologie : sociale, mentale et
environnementale. Il est toujours intéressant de revenir à l’étymologie des
mots qui est le fondement de la langue pour mieux comprendre de quoi il
s’agit. Le mot écologie vient du grec oikos qui signifie maison, et si la
planète Terre est notre première maison en tant qu’êtres humains, la réalité
socio-politique et culturelle que nous construisons est également notre
maison en tant qu’êtres doués d’intelligence, et il est important de garder à
l’esprit que l’on ne peut prendre soin de notre environnement si l’on ne
prend pas d’abord soin de nous-même et notre relation avec l’autre. Ainsi,
le progrès technologique sans précédent que nous sommes en train de vivre
nous ouvre des possibilités et des perspectives quasi-illimitées, mais
soulève en même temps des questions cruciales face au danger d’une société
basée sur le tout-virtuel et une intelligence artificielle surpuissante avec la
perte des valeurs humaines qui en résulte. Le 30 mai 2023, une tribune a été
publiée par une centaine d’experts de l’IA dont Sam Altman, le patron de
OpenAI, qui appellent à faire une pause dans la course effrénée au progrès
technologique, dans un texte court mais très révélateur : “Atténuer le risque
d’extinction causée par l’IA devrait être une priorité mondiale, au même
titre que d’autres risques pour les sociétés comme les pandémies ou la
guerre nucléaire.” Ainsi après les menaces nucléaires et pandémiques, c’est
le règne des Big Data et de l’intelligence artificielle qui expose à des risques
réels pour la santé humaine. Il ne fait pas de doute que les jeunes
générations sont en première ligne face à un monde de plus en plus virtuel
et déshumanisé, et dont la loi tyrannique des algorithmes et les fausses
valeurs qu’elle véhicule n'est qu'un aperçu. Mais l’une des plus grandes
menaces pour l’espèce humaine vient sans aucun doute de l’alliance entre
une technologie à l’essor aussi rapide qu’impressionnant et la force
militaire. Le risque d’extinction est donc bien réel, comme l'ont rappelé les
signataires de la tribune, et s’il ne résulte pas directement de cette alliance
monstrueuse et contre-nature, il sera la conséquence d’une disparition pure
et simple de ce qui définit l’être en tant qu’Homme. Contre cette nouvelle
singularisation que l’on nous impose, il s’agit de retrouver un système de
valeurs authentiques capable d’orienter le progrès souvent aveugle des
révolutions techno-scientifiques. Ou en d’autres termes, redonner cette
fameuse conscience que la science a perdu durant l’ère moderne. Comme le
préconise le philosophe Bernard Stiegler, nous devons diminuer l’entropie
créée par l’industrie marchande et consumériste, cette dissipation d’énergie
basée sur le règne de la quantité qui a atteint son point de non retour. Ce
n’est pas un travail en amont que l’on doit faire, en prenant soin des
monstres crées par des savants fous telle la créature de Frankenstein, mais
une refondation des innovations technologiques qui ne doivent plus être en
rupture avec le réel, mais liées aux valeurs universelles du vivre-ensemble
en paix. Et pour cela, nous devons dès à présent considérer ces valeurs
comme les principes fondateurs du monde que nous sommes en train de
construire, ici et maintenant.

Vous aimerez peut-être aussi