La question de la coexistence n’a jamais été aussi cruciale. Depuis la
pandémie et le bouleversement du vivre-ensemble qui a été une des conséquences principales de cette crise politico-sanitaire globale. En effet, les enjeux sont multiples et touchent tous les domaines, après la remise en cause des fondements même de la société moderne. Plus encore, les valeurs universelles que l’on pensait définitivement acquises ont également connu une remise en question inédite à l’échelle de l’humanité. Nous sommes donc à un tournant global et il convient de trouver un sens nouveau à ce monde qui est en train de se dessiner sous nos yeux; retrouver les principes fondamentaux sur lesquels bâtir une société nouvelle à partir des vestiges d’un monde en perte totale de repères. Le travail est colossal mais pas impossible. Chaque décision à différentes échelles, que ce soit dans le domaine de l’économie, de la politique ou de la science doit être évaluée sous le prisme des valeurs universelles et immuables, dont les deux pierres angulaires sont plus que jamais la paix et le vivre-ensemble. Le philosophe Pierre Rabhi évoquait la fameuse métaphore du colibri qui fait sa part en apportant son aide modeste mais décisive. De même, nous devons être telles des abeilles apportant leur contribution dans cette immense et bouillonnante ruche mondiale, afin de produire un miel universel qui pourra bénéficier à tout un chacun dans un monde plus juste. Ce qui était de l’ordre du rêve et de la douce folie il y a encore quelques années, doit désormais devenir une réalité concrète et être pris au sérieux, non seulement par les instances dirigeantes, mais aussi et surtout par une éducation qui commence dès l’école. Il s’agit entre autres de sortir à tout prix de la logique capitaliste du “business as usual” qui nous a été imposée depuis des années comme une évidence et un principe immuable de notre société. Il ne faut donc pas voir la paix comme une conséquence abstraite du vivre-ensemble mais comme une ligne directrice, une méthode qui s’apprend et se perfectionne avec le temps et l’expérience. Dans mon essai “L’épreuve de vérité”, je donne une description synthétique et philosophique de l’après- Covid en rappelant l’enjeu vital auquel est confrontée l’humanité actuelle. Notre devenir anthropologique est menacé par une alliance contre nature et toujours plus puissante entre la science et la force, dont on a pris la pleine mesure lors de la crise pandémique et qui continue à sévir avec la crise climatique, en prenant comme repère un progrès technologique aveugle et dépourvu de principes. En effet, après la guerre contre le virus et son lot de dégâts collatéraux, voici venir la guerre contre le carbone, fondement de la vie terrestre, où tous les coups semblent permis pour faire baisser cette fièvre que le monde moderne avide de profits a provoqué au sein de ce corps fragile et tellement résilient qu’est la planète Terre. Et cette lutte contre le réchauffement climatique semble elle aussi se faire au mépris de l’être humain et de la Nature elle-même. Car c’est le grand paradoxe de l’Homme moderne qui ne jure que par la toute-puissance de la technologie pour résoudre les maux de l’humanité et qui ne peut s’imposer qu’au détriment de l’harmonie entre l’Homme et son environnement. Par exemple, la majeure partie des nouvelles technologies qui entrent dans le cadre de la transition énergétique nécessitent des métaux rares, dont l’exploitation entraîne des drames humains et environnementaux très importants, et dont les coûts économiques et politiques sont pires que ceux de la société industrielle actuelle. D’où la nécessité d’apprendre à coexister de manière pacifique non seulement entre nous, à travers nos comportements, nos échanges et nos décisions, mais aussi avec notre environnement et tout ce que cela implique en termes d’enjeu écologique notamment. La coexistence en paix est assurément le plus grand défi actuel car, qu’on le veuille ou non, il conditionne tous les autres défis de l’humanité, aussi importants soient- ils. Le philosophe français Félix Guattari a créé un mot qui résume parfaitement la teneur de cet objectif essentiel : l’écosophie que l’on peut définir comme une sagesse écologique mobilisée d’abord vers l’harmonie de l’Homme avec lui-même et avec la création. En effet, l’écosophie de Guattari est la synthèse de trois types d’écologie : sociale, mentale et environnementale. Il est toujours intéressant de revenir à l’étymologie des mots qui est le fondement de la langue pour mieux comprendre de quoi il s’agit. Le mot écologie vient du grec oikos qui signifie maison, et si la planète Terre est notre première maison en tant qu’êtres humains, la réalité socio-politique et culturelle que nous construisons est également notre maison en tant qu’êtres doués d’intelligence, et il est important de garder à l’esprit que l’on ne peut prendre soin de notre environnement si l’on ne prend pas d’abord soin de nous-même et notre relation avec l’autre. Ainsi, le progrès technologique sans précédent que nous sommes en train de vivre nous ouvre des possibilités et des perspectives quasi-illimitées, mais soulève en même temps des questions cruciales face au danger d’une société basée sur le tout-virtuel et une intelligence artificielle surpuissante avec la perte des valeurs humaines qui en résulte. Le 30 mai 2023, une tribune a été publiée par une centaine d’experts de l’IA dont Sam Altman, le patron de OpenAI, qui appellent à faire une pause dans la course effrénée au progrès technologique, dans un texte court mais très révélateur : “Atténuer le risque d’extinction causée par l’IA devrait être une priorité mondiale, au même titre que d’autres risques pour les sociétés comme les pandémies ou la guerre nucléaire.” Ainsi après les menaces nucléaires et pandémiques, c’est le règne des Big Data et de l’intelligence artificielle qui expose à des risques réels pour la santé humaine. Il ne fait pas de doute que les jeunes générations sont en première ligne face à un monde de plus en plus virtuel et déshumanisé, et dont la loi tyrannique des algorithmes et les fausses valeurs qu’elle véhicule n'est qu'un aperçu. Mais l’une des plus grandes menaces pour l’espèce humaine vient sans aucun doute de l’alliance entre une technologie à l’essor aussi rapide qu’impressionnant et la force militaire. Le risque d’extinction est donc bien réel, comme l'ont rappelé les signataires de la tribune, et s’il ne résulte pas directement de cette alliance monstrueuse et contre-nature, il sera la conséquence d’une disparition pure et simple de ce qui définit l’être en tant qu’Homme. Contre cette nouvelle singularisation que l’on nous impose, il s’agit de retrouver un système de valeurs authentiques capable d’orienter le progrès souvent aveugle des révolutions techno-scientifiques. Ou en d’autres termes, redonner cette fameuse conscience que la science a perdu durant l’ère moderne. Comme le préconise le philosophe Bernard Stiegler, nous devons diminuer l’entropie créée par l’industrie marchande et consumériste, cette dissipation d’énergie basée sur le règne de la quantité qui a atteint son point de non retour. Ce n’est pas un travail en amont que l’on doit faire, en prenant soin des monstres crées par des savants fous telle la créature de Frankenstein, mais une refondation des innovations technologiques qui ne doivent plus être en rupture avec le réel, mais liées aux valeurs universelles du vivre-ensemble en paix. Et pour cela, nous devons dès à présent considérer ces valeurs comme les principes fondateurs du monde que nous sommes en train de construire, ici et maintenant.