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l’affect écologiste
Des attachements à la critique
Pierre Charbonnier
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Les formes de l’affect écologiste
Sortir du brouillage ?
Naturellement, il faut voir le présent de façon plus cruelle et plus juste :
les nouvelles Lumières écologiques n’ont réalisé dans l’histoire qu’une
petite fraction de ce que les autres mouvements de protection du corps
social ont atteint dans le passé. On pourrait contester ce point en rap-
pelant que les exemples cités plus haut en comparaison sont eux aussi
remis en question et, plus généralement, qu’il n’y a pas de marche irré-
versible de l’histoire. Au moins ont-ils eu des effets incontournables :
ils ont fixé dans le présent un seuil d’exigence, des normes, des attentes.
En dépit de son ancrage dans une portion significative de la population,
l’idéal écologique semble stagner. Il accumule les défaites électorales
et, pis encore, culturelles : les fétiches hérités de l’âge industriel que
sont la croissance, la liberté économique, l’abondance matérielle et ses
expressions les plus banales, comme la possession d’une automobile
personnelle, ne cèdent en rien le pas à d’autres désirs et à d’autres repères
de civilisation. L’école, par exemple, n’a pas fait de la connaissance du
vivant et des milieux un pilier de la culture commune, ce qui apparaîtrait
pourtant comme un premier pas vers la conscience partagée de leur
valeur. Enfin, il faut bien sûr compter au nombre des défaites de ce
mouvement l’énergie récemment décuplée de ses opposants les plus
explicites, climato-sceptiques et avocats du pétrole, devenus les alliés
de circonstance du populisme conservateur qui s’attire les faveurs des
plus désemparés des citoyens, aux États-Unis et ailleurs. Bruno Latour
propose de considérer cette contre-révolution écologique comme une
boussole indiquant le sud, la direction exactement inverse à celle que
nous devons suivre1. La remarque est parfaitement juste, et sans doute
la situation est-elle aujourd’hui plus claire qu’elle ne l’a jamais été, mais
encore faut-il qu’une masse critique perçoive et tire les conséquences de
cette heuristique négative – ce qui n’est à ce jour pas le cas.
Si ces phénomènes sont les plus graves obstacles qui s’opposent à une
réorientation massive de l’histoire, ce ne sont pourtant pas les seuls ni les
plus troublants. En effet, ce qui entrave le développement de l’écologie
comme priorité sociale et économique est peut-être aussi à chercher en
son sein, au plus près de ce qui pourrait constituer le socle politique d’une
voix qui parle pour la protection conjointe de la Terre et des sociétés
1 - Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
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Politiser l’affect
Pour tenter de comprendre cet inachèvement et les défaites auxquelles
il donne lieu, nous ferons l’hypothèse que les affects et les attachements
mobilisés dans le discours de protection de la nature ne sont pas (encore)
correctement ajustés au problème politique que constituerait une issue
démocratique à la surexploitation de la planète et à ses conséquences iné-
galitaires. La mise en jeu des équilibres écologiques comme levier d’inter-
rogation, comme motif critique, comme point de vue intellectuellement
productif pour éclairer le présent n’a en effet peut-être pas rencontré
les aspirations subjectives à un meilleur traitement de l’environnement.
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Contre-politique écologique
Soyons à présent plus directs et mettons des mots sur le décalage entre
l’écologie et sa politique, entre la culture environnementale dominante et
ce que nous considérons être l’héritage critique dont elle doit se saisir. Par
contraste avec les idées et les revendications structurant l’espace politique
ordinaire, allant du plus au moins libéral, ou du plus au moins régulateur,
les idées écologistes se sont souvent présentées comme étant en rupture
avec la logique commune à ces différentes positions.
D’abord, l’affect écologiste est profondément et prioritairement moral :
la société de consommation et son caractère destructeur ne sont pas
seulement rejetés en tant que résultats d’un certain nombre de décisions
politiques délétères, mais plutôt comme l’image d’une corruption latente
du monde social, de son incapacité à se tenir dans des limites pourtant
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3 - Voir, par exemple, Sue Donaldson et Will Kymlick, Zoopolis, Paris, Alma, 2016.
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selon laquelle seuls les humains posent des valeurs et sont susceptibles
d’être la finalité d’un acte moral, a configuré cette pensée depuis long-
temps : à rebours des élaborations qui avaient constitué le fonds commun
de la morale et de la politique moderne – et dont Kant a sans doute
donné la forme la plus pure – le refus total d’un rapport instrumental
au non-humain suppose que le principe d’égalité reçoive une acception
cosmologique et non plus intersubjective. Élégamment formulée par
Arne Næss à travers le concept d’« égalitarisme biosphérique 4 », cette idée a
alimenté l’essentiel de la philosophie environnementale, pas seulement
de tradition américaine. En effet, si le contrat social moderne avait été
conçu de façon délibérément restrictive, pour donner à l’égalité entre
hommes une valeur contrastive par rapport aux relations asymétriques
entre humains et non-humains, la dénonciation de cette restriction a
fonctionné comme une opération fédératrice pour un grand nombre de
pensées vertes. Ce déplacement de la problématique sociale moderne est
pourtant souvent resté à l’état d’ébauche, puisque ses accents proprement
utopiques ont souvent été atténués : en effet, l’ordre nouveau promu
par cette pensée, où chaque chose se voit attribuer une valeur indépen-
dante de l’utilité, suppose qu’un appareil normatif complet, définissant
les droits et les devoirs de chacune de ces choses, soit mis au point. Or
cela n’a quasiment jamais été le cas, l’argumentation se contentant d’une
appréciation critique générale de l’anthropocentrisme, pour laisser rela-
tivement confus les traits que devrait prendre une mise en politique de
toutes choses, de tous les vivants.
L’affect écologiste,
dans sa formulation la plus
radicale, a bien souvent pris la
forme d’une contre-politique.
4 - Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie [1989], traduction par Charles Ruelle, révisée par
Hicham-Stéphane Afeissa, Paris, Éditions MF, 2008.
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des normes morales qui sont mises en jeu et, d’autre part, parce que la
communauté visée par l’écologie n’est pas peuplée des mêmes êtres que la
communauté politique ordinaire. L’une des questions les plus importantes
que soulève ce constat est celle du voisinage entre écologie et religion :
même si le mouvement pour l’environnement n’a pas été porté de façon
univoque par des groupes sociaux proches des religions constituées, tant
s’en faut, ses idéaux reprennent d’un même coup la genèse de la commu-
nauté et celle des valeurs. On s’est souvent demandé si l’écologie devait
être pensée comme une religion civile, c’est-à-dire comme quelque chose
qui se substitue aux dogmes religieux en remplissant leurs fonctions sur
le plan séculier, ou comme une sacralisation du profane, c’est-à-dire une
idéologie qui réactive la présence du théologique dans le politique. Cette
caractéristique est un trait supplémentaire de l’exception écologiste au
regard de la politique ordinaire : sous la forme d’un ré-enchantement du
monde, via la contestation de l’objectivation de la nature ou sa requalifi-
cation comme personne, la pensée environnementale n’entend pas seu-
lement toucher à la façon dont sont organisés les hommes en vue d’une
finalité prédéfinie comme politique, mais bien plutôt mettre en question
cette finalité telle que l’histoire nous l’a léguée.
La protection de la nature, que nous l’entendions au sens des espaces
sauvages en marge de l’habitat humain, de la nature ordinaire que nous
fréquentons quotidiennement ou même de la nature fonctionnelle des
grands équilibres climatiques et évolutifs, se trouve en porte-à-faux par
rapport aux justifications traditionnelles de l’action politique. Le bien et
le juste auxquels nous faisons référence sont réaménagés, les êtres dotés
de considération ne sont pas les mêmes et, surtout, le cadre temporel
dans lequel nous nous situons est tout à fait spécifique, plus long et
plus urgent à la fois. Et puis, il faut reconnaître que l’affect écologiste a
quelque chose d’irréductible : une personne qui aurait été socialisée sans
que jamais les plantes, les animaux, les paysages ne se voient attribuer
une valeur affective ou esthétique spécifique, ou sans qu’ils n’aient fait
l’objet d’une attention singulière, une telle personne a peu de chance
de contracter un ethos de protecteur de la nature. Sans une certaine
dose de littératie écologique, il y a donc peu de chances pour qu’une
masse critique de citoyens engagés emporte la mise sur cette question.
C’est d’ailleurs sans doute ce qui explique l’inaction qui règne encore
aujourd’hui : non seulement il y a objectivement un écart entre ce qu’il
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Normalisation de l’écologie
Pourtant, les choses se compliquent encore lorsque l’on note que les
impératifs rassemblés sous le concept d’environnement ont été très lar-
gement absorbés par les politiques menées en Europe et dans le monde
selon le régime de la normalité la plus banale. Depuis les années 1970,
pour la plupart des nations développées, plus tard pour les autres, un
arsenal de plus en plus en large et détaillé de normes environnementales
et sanitaires est venu encadrer le déploiement des activités industrielles,
de l’économie en général. Dans quelques cas très spécifiques, des mesures
de protection de l’environnement ont même été imposées au niveau
international, comme avec l’interdiction des chlorofluorocarbones (Cfc)
provoquant le fameux « trou » dans la couche d’ozone (protocole de
Montréal de 1987, révisé et ratifié tout au long des années 1990). Ces
mesures ont bien évidemment été prises sous la pression d’une partie
significative de la société, convaincue par les arguments écologiques,
ainsi qu’à l’instigation de figures scientifiques amenées à assumer leur
rôle politique.
Néanmoins, on peut douter qu’il s’agisse là véritablement d’une réalisation
des idéaux écologistes, dans leur version pleine et entière. La stagnation
électorale des partis verts, mais aussi l’incapacité de ce mouvement à
s’imposer comme une force culturelle et idéologique majoritaire n’ont
pas freiné le travail d’élaboration juridique qui conduit à la mise en place
progressive d’un droit de l’environnement. Celui-ci, de façon tout à fait
frappante, constitue un appareil normatif qui peut à l’occasion répondre
aux idéaux écologistes, mais qui se situe de façon manifeste en deçà de
l’alerte et de l’urgence qui définissent ces idéaux. Incorporées à l’appareil
d’État et à son fonctionnement quotidien, les normes environnementales
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Le potentiel critique
et régénérateur de l’idée
écologiste a sans doute été évacué
de l’horizon des possibles
à mesure qu’il a été retraduit
sous la forme de mesures
normatives ponctuelles.
Dans la France actuelle, cela aboutit à une situation où l’État peut se pré-
valoir d’un rôle de leader dans la signature d’un accord sur le climat (Cop21,
décembre 2015) tout en demeurant un poids lourd de l’agro-industrie et
de la filière nucléaire. Le durcissement de la compétition économique
et de ses règles internationales, devenues spectaculaires à mesure que
les opportunités de croissance se faisaient rares, n’a donc pas été perçu
dans sa contradiction avec l’exigence environnementale. Celle-ci s’est
alors affadie et banalisée, pour devenir une finalité d’autant plus fédé-
ratrice et consensuelle que ses moyens adéquats sont soigneusement
laissés de côté dans l’échange démocratique. Il faudrait même dire de
façon plus nette encore : le potentiel critique et régénérateur de l’idée
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Dans la modernité
Même si de nombreuses voix ont fait un mot d’ordre de la politisation
de l’écologie, celle-ci reste donc largement devant nous, principalement
pour ces deux raisons qui sont le miroir l’une de l’autre : d’un côté, l’affect
qui anime le mouvement idéologique pour la défense de la nature se
formule en tant que refus de la politique constituée ; de l’autre, on a affaire
à une infra-politique qui se situe manifestement en deçà des attentes
légitimement formulées par les pensées critiques faisant des rapports à
la nature le centre de gravité d’une altération historique majeure de la
modernité. Ces deux phénomènes constituent un paradoxe, mais pas
une contradiction stricte : en effet, on peut penser que la formulation
idéale de l’écologie comme volonté de rupture avec l’ordre politique a
compromis sa capacité à peser sur l’évolution des idées et des actes poli-
tiques dans la France et l’Europe des dernières décennies – incapacité
qui, par contraste, a donné licence à l’écologie gestionnaire.
Considérons en effet cette simple question : la politique est-elle quelque
chose que l’on peut délibérément suspendre ? Ne faut-il pas prendre au
second degré la volonté de rupture morale et d’instauration d’un ordre
fondamentalement nouveau, pour réintégrer ces idéaux dans le cours
« normal » de l’histoire – dans une dynamique sociale et politique qui, si elle
est parfois saisie par des moments qui semblent la fractionner, demeure
quoi qu’il en soit l’histoire, la seule, dans son unité ? Et surtout : n’est-on
pas mieux en mesure de comprendre l’ambition politique de l’écologie si
on la rapporte à une histoire profonde des catégories politiques modernes,
des modalités de la critique sociale et des relations collectives à la nature
au sein des civilisations industrielles ? En effet, même à considérer la
radicalité absolue de l’écologie comme refondation de toutes les valeurs,
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5 - Sur cette polarisation, voir Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Sociologie et socialisme, Paris, Éditions
de l’Ehess, 2017.
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