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L'analyse dynamique
en sociologie
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COLLECTION DIRIGÉE PAR GEORGES BALANDIER


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LE SOCIOLOGUE

L'analyse
dynamique
en sociologie

CLAUDE RIVIÈRE
Maître dceonéfernces
à l'Université de Lomé (Togo)

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


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D U MÊME AUTEUR

L'objet social, essai d'épistémologie sociologique, Marcel Rivière, 1969.


Mutations sociales en Guinée, Marcel Rivière, 1971.
Dynamique de la stratification sociale en Guinée, Honoré Champion, 1975.
Le système social (en collaboration avec F. BOURRICAUD et F. BALLE),
Larousse, 1976.
Guinea. The Mobilization of a People, Comell University Press, 1977.
Classes et stratifications sociales en Afrique, PUF, 1978.

ISBN 2 13 0 3 5 7 0 8 3

1 édition : 4 t r i m e s t r e 1978
© Presses U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1978
108, Bd S a i n t - G e r m a i n , 75006 P a r i s
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Introduction

Si l'expérimentation personnelle de la nouveauté va rare-


ment sans susciter des pressentiments, l'affrontement intel-
lectuel des mutations profondes qui affectent les sociétés
modernes ne manque pas de créer une sorte de panique
intérieure dans la mesure où nous sentons que la complexité
de ces sociétés dépasse nos capacités d'en maîtriser les res-
sorts. Pour surmonter ce sentiment, l'homme de l' establish-
ment pourra se livrer à une débauche d'action en postulant
qu'une position de pouvoir procure au mieux les moyens
d'infléchir le cours des changements ou tout au moins les
moyens d'étourdir ses craintes sociologiques par une impres-
sion psychologique de force. Exaspéré par des difficultés
d'être et d'avoir, le révolutionnaire optera un peu de la
même manière pour transformer son dépit en défi et réaliser
d'autres mutations draconiennes qui lèveront l'angoisse des
mutations erratiques.
Que l'on récuse la tentation de l'activisme, simplificateur
des situations, aussi bien que celle de l'inertie fataliste, et
l'on se voit alors contraint de se proposer des guides de vie
fondés sur une analyse la plus pertinente possible des réa-
lités actuelles. Mais un historicisme de type journalistique
ne procure guère qu'une vision fragmentaire du passé et du
présent. Par ailleurs les instruments sociologiques d'analyse
fonctionnelle, structurale et systémique se révèlent ina-
daptés à la saisie de ce qui change dans nos sociétés et
a fortiori des orientations du futur. Seule une analyse en
termes de forces et d'énergies, de tensions et de mouvements,
c'est-à-dire une analyse dynamique, permet pour l'instant
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une approche moins inadéquate des changements variés et


rapides du monde contemporain, qui font naître des inquié-
tudes pour l'avenir. Même si les sciences sociales, notam-
ment la sociologie, l'anthropologie et la psychologie sociale,
multiplient leurs recherches sur les crises, conflits, muta-
tions, le bagage théorique et méthodologique nécessaire à
l'explication n'en demeure pas moins peu unifié et peu
élaboré. Les emplois du terme « dynamique » apparaissent
anarchiques et très chargés de connotations affectives si on
les réfère à la variété des théories qui soutiennent les
définitions.
Pourtant plusieurs courants se sont affirmés comme parti-
culièrement dynamistes et dans leur perspective générale et
dans leur méthode d'appréhension du réel. L'intérêt le plus
patent de ces approches consiste à introduire un ordre
explicatif qui permette de rendre compte des processus
sociaux sous leur dimension temporelle. Le psychologue
social pense immédiatement aux recherches inaugurées par
Kurt Lewin dès 1944 sur la dynamique des groupes. L'an-
thropologue se réfère aux études effectuées par Max Gluck-
man et ses élèves de Manchester, par Edmund Leach et ses
disciples à Cambridge, qui convergent sinon dans leurs
résultats théoriques du moins dans certaines méthodes d'ap-
préhension des situations de conflit et dans leur préoccupa-
tion de l'investigation politique des sociétés africaines et
asiatiques. Quant au sociologue, il se sait héritier d'une
longue tradition de dynamique sociale datant d'Auguste
Comte puis rénovée par l'accueil récent fait à l'œuvre de
Karl Marx et par les essais d'interprétation des crises mul-
tiples que traversent les sociétés modernes. Mais la diversité
des changements cernés dans des contextes urbains et
ruraux, au niveau des organisations et à celui des sociétés
globales, dans les domaines économiques, politiques et reli-
gieux, ne contribue guère à une unification de la problé-
matique. Notre ouvrage va tenter de surmonter cette diffi-
culté pour faire apparaître les convergences et divergences
des approches du changement en sociologie.
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Tout en n'ignorant pas l'interpénétration actuelle des


diverses sciences sociales, et sans vouloir dresser des limites
fictives entre disciplines qui se fécondent mutuellement,
nous éviterons délibérément dans notre exposé, pour ne pas
l'encombrer par des développements inutiles, de répéter ce
que des psychologues sociaux comme Didier Anzieu et
Jacques-Yves Martin ont fort bien exposé à propos de la
dynamique des groupes restreints. Les interventions au sein
des entreprises, écoles, hôpitaux, la participation à des
groupes de diagnostic, de sensibilisation et d'évolution pro-
fessionnelle ont certainement entraîné le grand public, ou
du moins les étudiants de sciences sociales, à la pratique et
à la conduite des groupes. Il nous suffira de rappeler ici que
la dynamique de groupe est l'étude du champ psychologique
(aux représentations inspirées de la topologie, de l'électro-
magnétique et de l'analyse vectorielle) et de ses mécanismes
d'évolution, en vue de les contrôler et de les diriger. Par
champ psychologique, il faut entendre à la fois le groupe
lui-même où s'établissent des réseaux d'affinités, où s'affir-
ment des leaderships, où des informations sont commu-
niquées, et le champ externe, l'environnement, où le groupe
évolue et qui détermine partiellement certains des objectifs
vers lesquels il peut se mouvoir. La vie des groupes est
conçue comme la résultante d'un jeu de forces complexes et
d'entités en locomotion les unes vers les autres dans une
région où des barrières se dressent. La dynamique dégage
l'action de ces forces, voit comment elles expriment des
faisceaux de relations et des systèmes de tension. Par la
discussion et la décision de groupe, on espère maîtriser les
résistances au changement. A la recherche des attitudes et
de leur progression est donc associée une visée pratique
d'effectuation d'un changement par le biais de réunions-
discussions dont la méthodologie est assez codifiée.
Autant la dynamique de groupe a fait fortune dans la

1. D . ANZIEU, J . - Y . MARTIN, L a dynamique des groupes restreints, PUF,


1968.
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recherche des stratégies du changement planifié, autant les


recherches des anthropologues dynamistes sont demeurées
méconnues de la plupart des sociologues des pays dévelop-
pés. C'est pourquoi nous estimons devoir fournir davantage
d'explications sur ce courant d'origine britannique, mais
représenté en France de manière très originale par Georges
Balandier qui en renouvelle la thématique tout en la systé-
matisant davantage. Plutôt qu'une méthodologie stricte
et une technique d'analyse des changements, l'anthropologie
dynamiste fournit des repères conceptuels et des modes
théoriques d'appréhension des réalités. Sa vogue actuelle
vient partiellement de ce qu'elle s'inscrit à l'encontre d'une
tradition ethnologique d'omission de la saisie des sociétés
du Tiers Monde sous l'angle de leur temporalité.
Bien que Leach reproche à Gluckman sa théorie de
l'équilibre organique d'inspiration fonctionnaliste, les deux
auteurs se rencontrent sur plusieurs terrains, notamment
sur celui de l'anthropologie politique et de l'analyse des
rites. Pour eux, la dynamique fondamentale des systèmes
sociaux provient de l'activité politique, de la compétition
des hommes entre eux pour renforcer leur statut et leurs
moyens d'action à l'intérieur d'un cadre où bien des normes
sont en conflit entre elles et où l'ambiguïté des règles permet
leur manipulation.
Même celles concernant la succession à la chefferie
rendent possible la compétition de plusieurs prétendants
chez les Zulu. Dans cette société zulu précoloniale étudiée
par Gluckman, existent des conflits de loyalismes à l'égard
d'autorités différentes. Entre groupes similaires coopérant
en tant que parties d'un groupe plus large, des oppositions
s'établissent ; mais les conflits, dès lors qu'ils sont segmen-
taires et rituellement circonscrits, comme le feud des Nuer
décrit par Evans-Pritchard, contribuent fonctionnellement
à la cohérence et à l'équilibre de l'ensemble. Toute inté-
gration résulte même d'un jeu d'oppositions contenues et
qui se font contrepoids au sein d'un processus dialectique.
Peut-être d'ailleurs la partie la plus vulnérable de la pensée
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de Gluckman est-elle dans cette concentration sur ce qu'il


y a de répétitif dans les rites de résolution des conflits qui
s'opposent aux changements de système social. Certains
ont accusé Gluckman de privilégier l'issue intégrative des
conflits. D. F. Pocok lui a reproché, comme à Radcliffe-
Brown, de confondre deux sens du mot opposition : anta-
gonisme et juxtaposition structurelle, ce à quoi Gluckman
a rétorqué par un certain nombre de distinctions terminolo-
giques : les competitions, quarrels, disputes, strives se situent
dans toute organisation au niveau interindividuel, de même
que les struggles ou luttes récurrentes plus profondes et aux
effets plus graves les conflicts annoncent des divergences au
cœur du système qui altèrent les positions sociales des
groupes sans en atteindre le modèle lui-même ; quant aux
contradictions entre principes et entre processus, elles
conduisent à des changements radicaux d u m o d è l e
P o u r G l u c k m a n , le contexte global d ' u n e société plurale
est d ' u n e importance vitale : relations entre Blancs, Noirs
et h o m m e s de couleur en Rhodésie, comportements et
n o r m e s des cités industrielles différentes d e celles des zones

rurales. U n e semblable insistance sur la situation politique


globale et sur le rôle d u conflit dans les processus sociaux
se retrouve chez tous les disciples de G l u c k m a n à l'école
de M a n c h e s t e r : Barnes, Clyse-Mitchell, Epstein, Turner...
Ainsi, A. Epstein analyse-t-il la s i t u a t i o n d e s cités minières
d u Copperbelt à partir de l'opposition structurelle entre
Blancs et Noirs, entre autorité traditionnelle et organisation
syndicale, de m ê m e q u ' à partir d e facteurs tels q u e l'origine
tribale en relation avec des densités démographiques, des
migrations, des spécialisations professionnelles, ou tels que
la position de classe obtenue par l'emploi et u n certain
niveau d'instruction (clivage B e m b a - n o n B e m b a , fonction-

1. D. F. POCOCK, Social Anthropology, Londres, 1961, pp. 77-82.


2 Max GLUCKMAN, Politics, Law and Ritual in Tribal Society, Oxford,
1965, p. 109 ; ID., Order and Rebellion in Tropical Africa, Londres,
1963.
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naires et travailleurs) Quant aux études de V. W. Turner


sur les Ndembu, elles s'appuient sur la recherche et l'expé-
rimentation in vivo des drames sociaux. Une question court
à t r a v e r s Schism a n d C o n t i n u i t y in a n A f r i c a n Society2 c o m m e
dans Les tambours d' affliction3 : Comment les sociétés matri-
linéaires parviennent-elles à concilier les intérêts conflic-
tuels des hommes en tant que membres du matrilignage,
c'est-à-dire en tant que mari, frère et beau-frère, simulta-
nément et sous divers angles ? Pour construire leur commu-
nauté résidentielle, les individus ambitieux essaient de
peupler leur maisonnée à la fois avec leurs propres enfants
et avec ceux de leurs sœurs. Mais il en résulte une instabilité
des mariages et des villages, et une lutte des parents par
alliance pour s'assurer le contrôle des femmes et des enfants.
Dans cette situation, le seul noyau vraiment solidaire est la
famille matricentrique formée par les enfants d'une même
mère et tiraillée entre le père et le frère de la mère. D'autres
conflits structurels se manifestent entre hommes et femmes à
propos de leurs rôles économiques et de leurs fonctions
différentes à l'intérieur des matrilignages, de même qu'entre
les hommes d'une même communauté matrilinéaire en
compétition pour détenir l'autorité et la propriété à l'inté-
rieur d'un village, alors que les règles de parenté leur font
obligation de s'entraider. Les conflits ouverts révèlent les
tensions endémiques du système social et produisent une
dramatisation des forces à l'œuvre à l'intérieur d'une struc-
ture. C'est en terme de sorcellerie et de comportements
animistes que s'expriment ces tensions et ces luttes. Mais
des mécanismes rituels existent qui font servir le conflit
l u i - m ê m e à l'affirmation d e l'unité d u g r o u p e V. W . T u r n e r
r e j o i n t là u n e i d é e d e L e a c h s e l o n l a q u e l l e l e s a c r é d o n n e

1. A . L . EPSTEIN, Politics in a n U r b a n A f r i c a n Society, M a n c h e s t e r ,


1958.
2 V. W . TURNER, Schism a n d Continuity in a n A f r i c a n Society, M a n -
c h e s t e r , 1957.
3 V. W . TURNER, Les tambours d'affliction, Analyse des rituels chez les
N d e m b u de Zambie, G a l l i m a r d , 1972.
4 V. W . TURNER, Schism a n d C o n t i n u i t y . . . , op. cit., p. 129.
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les modèles de comportement pour la vie profane. Le rituel


n'est pas restreint au domaine du sacré, il est un aspect des
comportements quotidiens, un langage suggestif et ambigu
pour communiquer des idées ajustées à la résolution des
conflits sociaux. En insistant sur les aspects rituels des
relations sociales, Turner se rapproche davantage de Leach
que de Gluckman qui préférait souligner les aspects légaux
des conduites. Néanmoins comme son maître de Manchester,
il porte un intérêt particulier à la force contraignante des
règles et des valeurs tandis que Leach et ses disciples de
Cambridge focalisent leur attention sur la manipulation des
règles opérée par les individus pour la maximisation de
leurs avantages.
Gluckman a certes reconnu les dynamismes des systèmes
sociaux, mais il a affirmé l'existence de périodes de calme
relatif et d'équilibre des forces qui peuvent être étudiées en
termes plus ou moins conventionnels. Leach rejette cette
conception. A n'importe quel moment, les sociétés sont
pour lui en équilibre très précaire, en état perpétuellement
fluctuant de changement potentiel. Même les normes exis-
tantes ne sont ni stables ni inflexibles. Nul ne saurait se
conformer absolument aux normes, du fait que celles-ci
résultent d'intérêts conflictuels et d'attitudes divergentes.
C'est là que se situe la source même du dynamisme social :
« Le mécanisme du changement culturel se fonde sur la
réaction des individus à leurs intérêts économiques et poli-
tiques différents » « La situation réelle est dans la plupart
des cas pleine d'incohérences ; et ce sont précisément ces
incohérences qui peuvent nous permettre de comprendre
les processus du changement social » Comme les gens du
peuple ont besoin d'un modèle idéalisé dans le rituel,
l'anthropologue a besoin de se construire un modèle idéalisé

1. Edmund R. LEACH, Social and Economie Organization of the Rowan-


duz Kurds, Londres, 1940, p. 62.
2 Edmund R. LEACH, Political Systems of Highland Burma, Londres,
1954, p. 9 ; trad. franç. : Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie,
Maspero, 1
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dans l'analyse structurale. Mais le fait empirique diffère


de l'ordre idéal comme l'action diffère de l'idéologie. Au-delà
de toute formalisation, il faut saisir la réalité faite d'individus
à la poursuite d'un pouvoir. Dans leur compétition, les
acteurs sociaux émettent des séries de choix qui collective-
ment peuvent altérer la structure de leur société.
Chez les Kachin de Birmanie par exemple, le rang des
lignages est fixé par un système d'alliance matrimoniale.
Il implique une asymétrie dans la relation, car, à l'inverse
de ce qui se passe en Afrique, les donneurs de femmes ne
peuvent pas être simultanément des preneurs de femmes à
l'égard du même groupe. Les grands groupements qui
règlent les mariages sont à la fois des clans et des classes
matrimoniales. Ni le système aristocratique gumsa, ni le
système démocratique gumlao ne sont exempts de contra-
dictions dans la mesure où il y a toujours conflit entre la
relation symétrique qu'implique la parenté et la relation
asymétrique qui est celle du pouvoir. L'individu insatisfait
du statut qu'il a hérité en naissant peut décider de chercher
un emploi dans un système hiérarchique ou de s'opposer à
cette hiérarchie, d'être rebelle à l'égard du titulaire de la
chefferie et révolutionnaire à l'égard du système gumsa. Dans
le système gumlao, un homme influent est tenté de refuser
la démocratie et d'entraîner sa communauté vers une struc-
ture gumsa. Chaque système porte en lui les germes de son
contraire.
La grande originalité de Leach en ethnologie tient à ce
qu'il a interprété les réalités structurelles en termes de
rapport de forces, de relation de pouvoir. Dit en termes
symboliques tous plus ou moins inexacts, un modèle peut
être interprété et manipulé parce qu'il contient des contra-
dictions et des anomalies. Même les règles de parenté sont
infléchies pour permettre aux villageois de Pul Eliya par
exemple d'opérer des choix économiques, la parenté

1. Edmund R. LEACH, Pul Eliya. A village in Ceylon, Cambridge,


1968.
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n'étant qu'un épiphénomène des relations de propriété,


un idiome ambigu et élastique pour parler des relations de
propriété. Les symboles culturels ne définissent que les
grandes alternatives à l'intérieur desquelles de multiples
choix quotidiens et divergents peuvent se légitimer. Il faut
donc distinguer le modèle idéal par lequel les autochtones
conceptualisent et orientent leur action et le modèle sta-
tistique qui apparaît comme la moyenne des choix par les-
quels les individus maximisent leurs satisfactions dans un
contexte écologique, social et dynamique. Tout en traitant
les matériaux d'observation comme faisant partie d'un
système global d'équilibre, l'anthropologue se doit de
reconnaître franchement la nature fictive de cet équilibre.
Une vision du social à partir des situations de conflit
provenant de la recherche d'un pouvoir économique ou
politique appartient aussi à un autre courant plus propre-
ment sociologique : le marxisme. La polarisation prépondé-
rante du marxisme sur le problème des rapports de produc-
tion et de classe a produit un certain ostracisme à l'égard de
quiconque n'interprète pas le social à partir d'une dialec-
tique matérialiste et du dogme fondamental des contradic-
tions de classe. Néanmoins on peut se demander si les meil-
leures recherches de dynamique sociale ne sont pas nées hors
de l'orthodoxie purement marxiste, chez des auteurs qui
ont su dégager les ressorts principaux des mutations, crises
et conflits contemporains, à partir de la méthode d'approche
de Marx dépouillée de son économisme et de son matéria-
lisme intransigeant.
Attentive depuis ses origines à l'évolution des sociétés
(cf. la dynamique sociale de Comte), la sociologie a achoppé
jusqu'à ces derniers temps sur l'interprétation des mutations
modernes, peut-être par excès de recherche positive de lois
générales et par élimination trop leste de l'improbable. Or,
il faut reconnaître que l'impulsion décisive aux recherches
en sciences sociales est presque toujours venue du constat
de situations critiques ne rentrant pas dans les schémas expli-
catifs déjà connus et beaucoup trop sommaires. Qu'une
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concentration de la réflexion ait lieu actuellement sur ces


problèmes de dynamique ne dérive pas seulement des
inquiétudes nées de la course aux armements, des mutations
urbaines, des grèves ouvrières, des violences de droite ou de
gauche ou des insurrections de divers groupes sociaux, mais
aussi du fait que la sociologie se sent mieux armée empiri-
quement et théoriquement pour expliquer les phénomènes
contemporains. Elle doit, nous semble-t-il, ce progrès à la
conjonction de trois perspectives complémentaires : 1) celle
d'un historicisme tirant les leçons du rôle de certains évé-
nements, alors que la polarisation hâtive sur les détermi-
nismes sociaux globaux, utile pour définir l'indépendance
d'une science nouvelle, tendait à négliger le factuel, le
chronologique et le court terme ; 2 celle d'un systémisme
dépassant les modèles du structuralisme par une appréhen-
sion des interactions d'éléments, de leurs communications,
de leur bruitage au sein d'unités complexes ouvertes sur des
écosystèmes, vulnérables aux événements externes parce
qu'insuffisamment contrôlées par leur centre de décision et
fonctionnant avec bien des incertitudes et des parasitages ;
3 celle d'une conflictologie (crisologie, polémologie, sta-
séologie) embryonnaire mais classificatrice de processus
séquentiels grâce à l'analyse in vivo des crises actuelles qui
se succèdent et interfèrent entre elles.
E. Morin et L. Brams par exemple après bien d'autres,
faisant abstraction des causalités, ont ainsi dressé la structure
temporelle des crises propres aux systèmes contemporains
hypercomplexes, polycentriques, irrigués par des bruits,
troublés par des incertitudes mais riches en créativité et en
potentiel de modification. Un système hypercomplexe se
meut en raison même de ses hasards et de ses polyvalences
fonctionnelles, tandis qu'un système simplement complexe
est commandé par l'homéostasie et que les sociétés archaï-

1. Edgar MORIN, Vers une théorie de la crise, Education et Gestion, n° 34,


1973, pp. 13-19. L. BRAMS, Théories et stratégies du changement social,
Education et Gestion, n° 34, 1973, pp. 3-12.
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ques ont un dispositif socioculturel blindé par les tabous, les


prescriptions et les rites.
Les configurations communes aux crises débutent par
le dévoilement de contradictions sociales profondes à la
suite d'un accroissement événementiel de l'instabilité du
système à un degré qui perturbe son fonctionnement. Le
diagnostic de désordre porte non seulement sur les zones
périphériques de moindre détermination (comme lors d'une
crise ministérielle) mais sur l'incertitude qui règne au cœur
d'un système, dans une zone habituellement bien régulée.
Lorsque les contraintes inhibitrices des normes paralysent
le fonctionnement d'un sous-système, une passivité dépres-
sive s'installe là où il y avait activité. Au sentiment de blo-
cage répond le désir d'un déblocage par levée des freins,
suspension partielle d'inhibitions institutionnelles et actua-
lisation des virtualités. « En fait il y a corrélation entre
blocage et déblocage, l'inhibition d'une régulation entraîne
une désinhibition là où elle s'exerçait et inversement,
une désinhibition locale inhibe la régulation qui lui était
affectée » En même temps que s'actualisent des antago-
nismes latents, en naissent de nouveaux, les uns et les
autres se traduisant sur le plan psychosocial par des suspi-
cions, allergies, dénonciations, aversions, agressions. Diffé-
rences et complémentarités se transforment en oppositions
et agitations. Alors des feed-back se développent générale-
ment, soit dans un sens de sauvegarde de l'intégrité et
d'annulation de la déviation, soit dans le sens d'un emballe-
ment, d'un déchaînement aggravant la déviation jusqu'à
une rupture du système. Plus souvent s'ouvre une problé-
matisation assez vaste pour conduire à une recherche de
solution par essais et par erreurs. Pour survivre, des éléments
se détachent du noyau central (mouvements d'autoges-
tion) ou se réfugient dans une fantasmatique mythologie
(recherche d'un responsable, immolation d'un bouc émis-
saire, solutions messianiques). En concurrence ou en combi-

1. L. BRAMS, loc. cit., p. 10.


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naison avec ces processus, la lucidité intellectuelle et la


créativité pratique se réveillent pour proposer des solutions
plus adaptées à la résolution au moins temporaire de la
crise.
Du fait que cette problématique du conflit, parmi d'au-
tres processus de changement, est au centre de la plupart
des réflexions contemporaines, nous lui consacrerons tout
un chapitre, sacrifiant au besoin sur d'autres points des
développements trop techniques à caractère ethnologique
et méthodologique. Notre étude qui se veut didactique ne
prétend pas à l'exhaustivité. Nous tiendrons compte, bien
évidemment, des ouvrages de synthèse parus en français sur
les changements sociaux, mais leur consultation aisée par
l'étudiant, puisqu'ils se trouvent dans toutes les biblio-
thèques sociologiques, nous dispensera de reprendre pour
notre compte certains développements, notamment à propos
de l'analyse factorielle des changements : conditions, causes,
modes de représentation et de mesure, fort bien présentés
par G. Rocher, W. Moore, R. Boudon et F. Chazel.
Afin de clarifier la question des dynamismes sociaux, cet
ouvrage se propose tout d'abord de classer les différents
types d'approche du changement (progrès, développement,
modernisation, crises). La plupart des problèmes qui se
posent au niveau de la théorie y seront abordés sans qu'on
puisse espérer en si peu de pages un exposé documenté sur
toutes les formes de changements intervenus dans l'histoire
passée ou présente. Seront tues par exemple les mutations
rurales d'Occident de même que les grandes thèses des socio-
logues du développement du Tiers Monde. Le projet
théorique s'affirme dès le premier chapitre de construction
d'un appareil conceptuel qui s'enrichit ensuite d'un faisceau
d'intuitions puisées dans les grands courants historiques de
réflexion sur la dynamique sociale (évolutionnisme, approche
dialectique, énergétique sociétale, dynamique conflictuelle,
analyse situationnelle, acculturationnisme, analyse institu-
tionnelle). Les systèmes théoriques éclairant la dynamique
des systèmes sociaux feront ainsi l'objet des chapitres II
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et III, où seront examinés les apports et bévues de quelques


théoriciens notoires. On y procédera simultanément à une
critique épistémologique des postulats et options idéolo-
giques souvent informulés qui orientent les études du
changement, dans les approches dialectique et cybernétique
notamment. Mais jamais notre présentation n'impliquera
un engendrement systématique d'une théorie par l'autre,
chaque auteur se situant à la fois dans un courant de réflexion
et dans une optique sinon contestataire du moins corrective
par rapport aux grandes tendances de l'époque. Ainsi
s'établissent d'ailleurs les originalités. A travers l'œuvre
de G. Balandier seront particulièrement jugées la fécondité
explicative et la pertinence des interprétations dynamistes
en fonction d'une socio-anthropologie de l'actuel.
Gagnant en précision, l'étude cherchera ensuite, dans
les chapitres IV à VII, à saisir quelques constantes dans la
manière dont les analystes abordent les problèmes des évo-
lutions, tensions, révolutions... : problème d'origine,
recherche des causes et conditions, étude des processus et
transitions, mesure des rythmes et intensités, évaluation
des effets d'une action intentionnelle (innovation, change-
ment planifié...). A une typologie des processus d'innova-
tion, diffusion, remous, conflits, se joindra donc une sorte
de dissection des changements par l'analyse factorielle
(facteurs déterminants ou dominants, niveaux d'analyse,
représentation, formalisation et mesure) qui sera complétée
par une reconstitution synthétique de ces dynamismes dans
des champs d'application tels que la prévision et la plani-
fication du changement dans les sociétés industrielles et
postindustrielles.
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et schémas théoriques qui guident les manipulations.


Les libéraux, partisans d'un ajustement automatique
des économies, et les politiciens jaloux de leurs pouvoirs
tendent à reléguer le sociologue à un rôle d'observateur.
Ils lui refusent toute participation et lui dénient toute
autorité pour influencer la direction des affaires pratiques.
Cette conception du non-interventionnisme rejoint non
seulement une tradition des spécialistes des sciences de la
nature qui ne veulent pas se mêler d' engineering, mais encore
une aspiration des psychologues et sociologues confinés
dans leur sphère académique, qui se refusent, au nom de la
pureté de leur science, à émettre autre chose que des cri-
tiques. Le refus de la compromission peut camoufler bien
des incapacités.
Pourtant les sciences sociales appliquées ont leurs lettres
de noblesse et bien des réussites à leur actif. Parmi les socio-
logues américains, Lester F. Ward a été l'un des premiers à
proclamer l'extension aux relations humaines des méthodes
de la planification du changement de l'environnement non
humain. « Sa destinée, l'homme l'a entre ses mains. Toutes
les lois qu'il peut comprendre, il peut les contrôler. Il ne
peut pas accroître ou diminuer les pouvoirs de la nature mais
il peut les diriger... L'élaboration et la distribution du savoir
ne sauraient être plus longtemps laissées au hasard ou à la
nature. Elles doivent être systématisées et érigées en arts
véritables » Malgré les protestations de William G. Sumner
au nom du laisser-faire, la planification du changement
social s'est considérablement développée à partir des proposi-
tions de Kurt Lewin, et notamment dans les années soixante.
Les tentatives d'appliquer le savoir sur l'homme et la société
à la planification et au contrôle du changement ont conduit
à une telle division des tâches chez les agents de ce change-
ment que leurs professions en deviennent hyperspécialisées
et parfois non communicantes entre des secteurs tels que

I. Cité dans Henry COMMAGER, The American Mind, New Haven, Yale
University, Press 1950, pp. 208 et 214.
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l'industrie, le gouvernement, le bien-être, la santé, l'éduca-


tion. La question initiale : « Doit-on chercher à planifier le
changement ? » s'est muée en cette autre : « Comment pla-
nifier des changements particuliers dans des situations et
contextes déterminés ? » Les conditions culturelles actuelles
dans n'importe quel système idéologico-politique, qu'il
soit démocratique, communiste ou fasciste, incitent à pla-
nifier les changements sociaux. Indépendamment des
valeurs directrices d'une société globale, existent des
techniques de prévision et de modification du futur. Ceux-là
mêmes qui stigmatisent les élites du pouvoir exercent leur
imagination sociologique à prévoir l'avenir des cols blancs
ou à orienter les conflits de classe. Tout progressisme vise
désormais l'action sur l'homme.
Selon quelles stratégies générales procède-t-on à des
changements dans les systèmes humains ? Une étude de
R. Chin et K. Benne répond assez bien à cette question en
proposant une typologie de ces stratégies et un panorama
des secteurs d'action
a) Dans les stratégies empirico-rationnelles sont classés
par exemple, les courants psycho et sociométriques de Binet,
Moreno et Murray pratiquant les tests d'aptitudes, la direc-
tion scientifique des entreprises de type taylorien, les
recherches d'analyse de système appliquées aux organisa-
tions, les centres de développement des communications de
masse comme ceux de David Clark, Egon Guba et Ronald
G. Havelock. Ces stratégies postulent une rationalité
humaine et une recherche de l'intérêt, une fois que celui-ci
est révélé comme désirable pour l'individu ou pour le groupe.
Un changement rationnellement justifié est donc proposé
comme intéressant et tend de ce fait à être adopté après
dissipation de l'ignorance et des routines illogiques. L'infor-
mation judicieuse et la distribution des compétences sont
supposées guider les déterminations au changement.

I In W. G. BENNIS, K. D. BENNE, R. CHIN, The Planning of Change,


NY, Holt, Rinehart & Winston, 1969, pp. 32-59.
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b) Les stratégies normatives-rééducatives spéculent


moins sur le calcul rationnel en fonction de l'intérêt per-
sonnel ou groupal et tiennent davantage compte des valeurs
et attitudes qui composent le système des normes socio-
culturelles. Elles proposent une correction des normes pour
agir sur les motivations et provoquer une modification des
comportements. L'accent est mis sur la motivation et sur
l'impulsion à agir pour obtenir satisfaction, mais dans un
cadre social et institutionnel. La relation de l'homme à son
environnement apparaît ainsi essentielle à Dewey dans son
article célèbre sur le concept d'arc-réflexe1 aussi bien qu'à
K. Lewin Les National Training Laboratories de Leland
Bradford, Kenneth D. Benne, Ronald Lippitt, les psycho-
thérapies des T-groups d'inspiration partiellement freu-
dienne et le counseling issu des recherches de C. Rogers, de
F. J. Rœthlisberger et antérieurement d'Elton Mayo,
relèvent d'une semblable approche.
c) Les statégies à caractère contraignant mettent surtout
en application des théories du pouvoir, de sa légitimité et
de son autorité. Le changement est donc attendu soit de
décisions politiques, économiques, judiciaires ou adminis-
tratives, soit de manifestations non violentes : négociations,
sit-in (Mahatma Gandhi, Martin Luther King), grèves, etc.,
soit de l'action de contre-pouvoirs (K. Marx, C. W. Mills,
F. Hunter) qui s'opposent au besoin par une certaine vio-
lence aux élites en place et aux intérêts établis. Ses acteurs
principaux reconnaissent l'importance des déterminants non
cognitifs de la conduite qui peuvent servir d'éléments de
résistance au changement ou bien en être le support (valeurs,
attitudes, sentiments). Ils comptent sur l'efficacité des sanc-
tions politiques ou économiques dans l'exercice de leur pou-
voir comme autorité en place ou comme groupe de pression.
Une stratégie de changement peut être définie comme
1. John DEWEY, Philosophy, Psychology and Social Practice, Capricorn
Books, 1967.
2 Kurt LEWIN, Resolving Social Conflict, NY, Harper & Row, 1948 ;
ID., Field Theory in Social Science, NY, Harper & Row, 1951.
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« l'ensemble des moyens mis en œuvre et des actions enga-


gées par un agent sur un terrain donné en vue d'y atteindre
un objectif spécifique » Le choix de l'objectif fait donc partie
de la stratégie. Celle-ci a un caractère hypothétique. Elle
consiste en un programme d'actions liées entre elles aux plans
logique et chronologique. Enfin la stratégie procède de la
pensée formelle et fait appel à des méthodes d'intervention
Issues pour une grande part de la recherche opération-
nelle pratiquée durant la seconde guerre mondiale, les
recherches sur la dynamique du changement planifié
(Kurt Lewin parlait d présentent un carac-
tère normatif, mettent en jeu des techniques de communi-
cation et insistent sur la nécessité d'approcher les réalités
sous l'angle du système dans lequel elles s'insèrent. Mais
tandis que la recherche opérationnelle travaillait sur des
variables qu'on s'efforçait de quantifier pour réaliser dans
des objectifs précis la plus grande efficience au moindre
coût, le changement planifié à un caractère souvent plus
qualitatif. Ses spécialistes s'occupent par exemple de colla-
boration et de conflit, de contrôle et de leadership, de résis-
tance et d'adaptation au changement, d'utilisation des
ressources humaines, de développement du management.
Les interactions humaines entre personnes, groupes, rôles,
organisations, y tiennent donc la première place. De plus
en plus, les programmes de changement planifié tendent à
miser sur la dynamique participative des rapports interper-
sonnels dans des systèmes ouverts plutôt que sur l'action
bureaucratique qui n'est qu'un procédé parmi d'autres. De
ces procédés, W. G. Bennis présente une intéressante typo-
logie dans son ouvrage Changing Organizations3. Il y distingue
sept styles de changement dans les organisations modernes :
1 / Le changement par adhésion idéologique consiste
à faire jouer la publicité et la propagande pour que

1. In Roger TESSIER, Yvan TELLIER, op. cit., p. 173.


2 Ibid., pp. 174-177.
3. W. G. BENNIS, Changing Organizations, NY, McGraw-Hill, 1966.
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s'effectue une modification des comportements décidée


unilatéralement.
2 / Le changement par coercition a pour exemple les
lavages de cerveau pratiqués en Chine et dans certains pays
de l'Est. Il s'opère contre la volonté initiale de ceux qui en
sont les sujets et les victimes.
3 / Le changement par interaction suppose un par-
tage des pouvoirs et des buts définis communément par les
parties qui s'influencent mutuellement dans l'adoption du
changement.
4 / Le changement par socialisation correspond aux
transformations du comportement produites par une ins-
tance supérieure. Exemple : les parents ou les enseignants
(par rapport aux enfants) qui déterminent unilatéralement
les buts à atteindre.
5 / Le changement par émulation se produit lorsque
l'action innovatrice des uns suscite des innovations ou
adaptations chez autrui ; les subordonnés pouvant stimuler
éventuellement leurs supérieurs.
6 / Le changement technocratique part de buts définis
unilatéralement, mais suppose un partage des pouvoirs
d'exécution à différents échelons.
7 / Le changement naturel, qui semble appartenir à une
catégorie résiduelle par rapport au changement planifié,
est cependant le plus fréquent. Il se produit à la suite d'acci-
dents, d'événements inattendus ou bien de modifications
prévues dans l'environnement physique (pollution, épui-
sement des ressources par exemple).

Cette présentation analytique n'exclut pas que des


changements concrets puissent appartenir simultanément à
plusieurs catégories. Un survol des travaux américains à
propos des changements à l'intérieur des organisations
montre par exemple que ceux-ci s'opèrent selon des voies
fort diverses et à partir de systèmes théoriques et méthodo-
logiques variés. Tandis que Taylor voit le changement
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produit, comme par décret, du sommet vers la b a s e


Gouldner préconise un remplacement des titulaires de rôles
pour obtenir des changements dans l'organisation L'ap-
proche structurelle de Burns et Stalker opte pour une refonte
de l'ensemble des relations humaines à l'intérieur d'une
organisation, alors que K. Lewin est d'avis de solliciter
l'agrément de tous pour que naisse une décision de groupe.
La « discussion de données » dont K. Andrews a été l'ini-
tiateur suppose la présentation de ces données par des
agents catalyseurs et le feedback du système client. Procédant
différemment, les Training-Groups attendent que les
groupes eux-mêmes, sous l'œil d'un observateur, établissent
et dynamisent des relations interpersonnelles nouvelles
afin d'améliorer leurs performances
Sont communes à ces diverses approches des praticiens
des sciences sociales, quelques présupposés théoriques qui
guident les manipulations. Comme le montrent les efforts de
réhabilitation sociale des criminels et jeunes délinquants,
on mise sur la nécessité de réduire les formes variées de
déviance sociale. C'est dire que toute entreprise de ce genre
est soutenue par une théorie de l'intégration En sociologie
industrielle et en anthropologie appliquée, l'accent est mis
sur la possibilité d'améliorer l'efficience et le rendement
d'une organisation en agissant à la fois sur les buts perçus
et sur les moyens qu'elle se donne pour les réaliser. Pour les
spécialistes des relations raciales, la finalité de réduction des
tensions met en jeu toute une théorie, au moins implicite

I. F. W. TAYLOR, The Principles and Methods of Scientific Manage-


ment, NY, Harper & Row, 1911.
2. A. W. GOULDNER, Patterns of Industrial Bureaucracy, NY, The Free
Press, 1954.
3. T. BURNS et G. M. STALKER, The Management of Innovation,
Londres, Tavistock, 1961.
4. K. ANDREWS, Human Relations and Administration, The Case
Method of Training, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1953.
5. C. ARGYRIS, Interpersonal Competence and Organizational Effec-
tiveness, Homewood, Dorsey, 1962.
6. F. BALLE, F. BOURRICAUD, C. RIVIÈRE, Le système social, Larousse,
1977, pp. 53-75.
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de la dynamique conflictuelle. Enfin dans les tests de per-


sonnalité, les études de marchés, les enquêtes de relations
publiques, on vise à modifier le rapport de l'homme à son
environnement, ce qui renvoie évidemment à une étude
préalable des transactions entre un sous-système social
(l'atome social de Moreno au minimum) et son environne-
ment. L'idée d'adaptation sociale court donc à travers toutes
ces recherches. Celles-ci, quoique de façon fort variée, se
réclament d'une manière ou d'une autre d'un des trois grands
prédécesseurs de la sociologie appliquée : Freud, Marx et
Durkheim, encore qu'elles se permettent de les critiquer en
demandant par exemple : à Marx, pourquoi l'amour ou
l'éthique chrétienne ne jouerait pas aussi un rôle radical dans
le changement social ? à Durkheim, pourquoi la pauvreté
économique n'est pas prise en compte dans l'explication du
suicide ? à Freud, pourquoi les explications biologiques
seraient relativement négligeables dans la genèse de troubles
mentaux ? Néanmoins, Marx a bien été l'un des premiers
sociologues praticiens à fournir un pertinent diagnostic de
la société européenne et à proposer des remèdes à la misère
du prolétariat. Freud a ouvert la voie à tous les cliniciens
modernes. Et le Durkheim du Suicide qui réserve un cha-
pitre à ses « conséquences pratiques », celui de la Division
du travail social qui propose un remède spécifique à l'anomie,
celui d'Education et sociologie qui tire de sa philosophie
morale et politique toute une pédagogie sociale, mérite bien
d'être reconnu comme l'un des grands initiateurs de l'appli-
cation des sciences sociales.
En analysant le mode d'appréhension des phénomènes
pratiqué par ces grands auteurs, on s'aperçoit de la diffé-
rence des démarches qui guident d'une part le spécialiste
des sciences sociales pures et celui des sciences sociales
appliquées. Si tous les deux procèdent par recherche des
variables qui ont un pouvoir prédictif, le critère de sélection
des variables indépendantes diffère de l'un à l'autre dans la
mesure où le praticien isole particulièrement les variables
qu'il peut contrôler pour opérer un changement. Il arrive
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que le choix de celles présentant le plus haut degré de corré-


lation ne soit pas toujours le plus pertinent. On sait par
exemple le fort degré de corrélation inverse entre l'urbani-
sation et le taux de natalité. Mais le démographe ne peut
guère agir sur le niveau d'urbanisation ou d'industrialisation.
Il peut davantage, dans le contexte urbain, manipuler l'infor-
mation sur les moyens contraceptifs. Son attention, comme
celle de l'économiste keynésien, se porte donc préférentielle-
ment vers la découverte des variables contrôlables. Ainsi en
est-il de ceux qui, préoccupés de réduire la déviance sociale,
cherchent à agir sur une variable particulière : les mauvaises
conditions de logement. Dans les relations raciales, l'accent
est mis sur la réduction des stéréotypes. Aussi important que
soit pour Marx le matérialisme, il entraîne paradoxalement
une focalisation stratégique non pas sur le changement des
conditions matérielles de la production, mais bien sur le
changement de la conscience sociale par la lutte de classes
qui est d'abord une action idéologique.
En fait, il ne suffit pas que la variable soit technolo-
giquement contrôlable pour intéresser le praticien, il faut
encore qu'elle soit instrumentalement manipulable, ce qui
n'est pas le cas lorsqu'un changement proposé, par exemple
la contraception, heurte de front des valeurs religieuses
admises par une population.
Enfin, les variables indépendantes sont sélectionnées en
fonction du coût des changements désirés. On a, en effet,
tendance à prendre en compte surtout celles qui produisent
la meilleure efficacité en utilisant un minimum de ressources
et le minimum de ressources rares : une minute de télévision
par exemple. L'intérêt principal du praticien s'oriente alors
davantage sur les lieux les plus efficaces d'intervention pour
une persuasion de masse, que sur l'analyse raffinée des
variables en jeu.
Dans tous les cas, un modèle d'action sociale suppose
la prise en compte et l'articulation de cinq catégories d'élé-
ments : 1) des objectifs spécifiant le type de problème social
à résoudre ; 2 des agents organisés entre eux (leaders et
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supporters) dont la mission est de faire aboutir une cause


sociale ; 3 des cibles : individus, groupes ou institution sur
lesquels s'appliquent les efforts de changement ; 4 des
canaux : moyens d'influence et de transmission entre agents
et cibles du changement (mass media, meetings, coups de
téléphone, visites individuelles, équipes de négociation) ;
5) des stratégies d'action (persuasion, rééducation, coer-
cition...) adoptées par les agents pour influencer les cibles
Le propre du spécialiste de sociologie appliquée, per-
sonnage décisif dans tout projet d'action sociale, est d'or-
donner ses hypothèses théoriques à ses stratégies d'action
possible tout en tenant compte des conséquences imprévues
de cette action pour un réaménagement plus pertinent de ses
hypothèses, certains effets de remous, ou bien de boomerang,
pouvant être heureux ou désastreux. L'agent du change-
ment ne saurait s'offrir le luxe intellectuel de l'historien ou
de l'archéologue qui décrivent les changements une fois qu'ils
se sont manifestés dans des événements accomplis. Il ne
raisonne jamais tout à fait dans l'a posteriori, mais il inter-
prète au moment même où les changements vont leur cours.
Au sens de la temporalité qu'a l'historien, à la perspicacité
de l'observateur de faits actuels, il doit ajouter l'habileté
du maître ès arts à diagnostiquer et à prescrire la panacée
adéquate. On ne supporte pas chez lui l'irréalisme et l'on
requiert de lui un sens aigu du matériau humain qu'il
manipule. Rien ne serait pire pour lui que de déshumaniser
le human engineering en négligeant dans l'expérience le
facteur émotionnel, pour ne retenir que le rationnel, ce
qui ne signifie pas que la rigueur scientifique doive être
sacrifiée à l'utilitaire.
Quel que soit l'arrière-plan idéologique de justification
ou de critique de la planification du changement, il faut
reconnaître que tout gouvernement, toute entreprise, et
même tout individu, du fait qu'ils doivent prévoir les pro-

1. Cf. Philip KOTLER, The Elements of Social Action, American Beha-


vioral Scientist, 14, 5, 1971, pp. 691-717.
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blèmes futurs, cherchent à agir sur eux. Selon des dosages


différents, ils ont bien des objectifs, des agents, des cibles, des
canaux, des stratégies et des méthodes qui relèvent du schéma
descriptif que nous nous sommes contenté d'analyser
sans nous prononcer sur les choix qui relèvent du politique,
ou bien qui se situent dans le cadre de politiques d'action
dont les acteurs plus que les analystes sont les responsables.
Percevoir, prévoir, planifier le changement, telles peuvent
être les tâches du sociologue dynamiste. Libre à lui de
s'engager dans l'une ou l'autre voie en tant que spectateur,
décideur ou éducateur. Même s'il refuse de s'engager, il
risque un jour ou l'autre de tomber du paradis mythique de
la neutralité auquel rêve une sociologie d'innocents.
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Conclusion

Infidèle à la tradition du presto final des symphonies que


termine sur l'accord de tonique un fortissimo appelant les
applaudissements, nous suivrons le schéma de Joseph Haydn
dans sa Symphonie de l'Adieu : celui d'une extinction pro-
gressive des voix, en soufflant quelques limites et quelques
insuffisances de l'analyse dynamique. Chacun de nos sous-
titres renvoie à un problème, à une difficulté.

FRONTIÈRES DE LA SOCIOLOGIE DYNAMIQUE

Que la sociologie dynamique se constitue sans frontières


nettes tient au fait qu'elle ne circonscrit pas un objet social
propre, mais qu'elle appréhende par divers modes d'analyse
l'aspect de transformation temporelle de toutes les réalités
sociales. Ceci ne signifie pas que dans une telle perspective
tous les secteurs de recherche coïncident. On n'a cessé au
contraire de souligner les différences de processus à l'œuvre
dans les changements d'équilibre, les mutations, les révo-
lutions. Malgré la parenté sémantique de ces termes et les
ambiguïtés d'autres que nous avons évoqués : évolution,
développement, modernisation, qui relèvent de modes
d'approche spécifiques, chacun connote des différences par
rapport à la simple reproduction des formes sociales, les
uns soulignant la succession d'étapes de stabilité relative
(évolution), les autres insistant sur le mode de transforma-
tion interne, progressif et planifié (développement), certains
impliquant le maintien d'une identité fondamentale malgré
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des modifications apparentes (changements d'équilibre),


d'autres référant aux modifications profondes et radicales
(modernisation) produites par des crises brutales (révolu-
tion) ou par des ruptures opérées dans la création des
moyens techniques et intellectuels de maîtriser la nature
(mutation).
VALORISATION DES TERMES

Bien que différenciées analytiquement, mais de manière


très approximative, ces notions continuent de baigner dans
des halos idéologiques et affectifs qui entourent les idées de
crise, de progrès, d'anomie, d'involution, de verrouil-
lage, etc., selon qu'auteurs et lecteurs optent pour une vision
optimiste ou pessimiste de l'histoire, selon qu'ils adhèrent
à tel ou tel modèle de société. En général, chez les sociologues
comme chez les économistes, le mot dynamique est lui même
valorisé comme synonyme de bon, de complexe, de réaliste,
alors que le mot statique évoque trop l'idée de mauvais, de
simple, d'irréaliste. Les condamnations du fonctionnalisme
et du structuralisme portent sur leur statisme. Par contre,
l'on sait faire de la publicité pour sa théorie en l'appelant
dynamique ou dialectique. La dynamique la plus à la mode
se travestit sous le vocable prestigieux de prospective ;
Mode frivole ? Pas purement ! La nouvelle marchandise
intellectuelle correspond en fait à des besoins nouveaux
créés par l'accélération des changements.

REPÉRAGE DES CHANGEMENTS

Une telle accélération rend certes plus aisée, et plus


rapide aussi, l'identification globale des transformations
sociales. Mais la conscience que l'on en peut avoir demeure
souvent assez floue ou tout au moins très pointilliste, événe-
mentielle, attentive aux discontinuités apparentes qui
masquent pendant une période variable les continuités essen-
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tielles. Inversement, des stabilités apparentes camouflent


l'action explosive d'agents souterrains. Toute perception
du changement met, en outre, souvent du temps à passer
de la conscience de quelques individus perspicaces à celle
de la collectivité. Elle s'effectue toujours avec le décalage
nécessaire à la communication et au traitement de l'infor-
mation, puis à son interprétation dans un contexte social
où toutes les connexions synchroniques ne sont connues
qu'après coup, parfois dans le moyen et le long terme.
Noyé dans des configurations latentes, le changement peut
se déchiffrer parfois à travers les cas de marginalité, de
déviance et de dissidence, mais sans aucune assurance que
telle forme d'anomie constitue la matrice de gestation de la
société future plutôt qu'un simple signe d'alerte sociale.

DATATION DES RUPTURES

Parvient-on à identifier les changements qu'il demeure


souvent difficile de les dater avec précision. Si le 14 juil-
let 1789 marque le début de la Révolution française, qui
cernerait avec exactitude les dimensions temporelles de
la révolution industrielle ? La mutation de la Renaissance
résiderait-elle seulement dans le mode de participation à une
culture après que Gutenberg ait inventé l'imprimerie ?
Plus généralement, dans quelle mesure les inventions tech-
niques ou les événements politiques permettent-ils de
découper pertinemment l'histoire en tranches mutation-
nelles ? Des faits longtemps sous le boisseau éclatent avec
retardement par une conjonction de facteurs et de condi-
tions qui favorisent leur accomplissement. Et même, si l'on
parvient à déterminer temporellement l'apparition d'une
condition nécessaire mais non suffisante à une mutation,
nul n'a encore fourni le comput du temps de déroulement
d'un processus.
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INVENTAIRE DES SIGNES MANIFESTES D'UNE MUTATION

Le problème de la datation sociologique ne saurait


d'ailleurs se résoudre qu'après coup, avec une histoire déjà
élaborée qui a su dégager les signes d'une mutation et les
langages par lesquels elle s'exprime. Or, toute histoire ne se
construit-elle pas en fonction d'une problématique du pré-
sent, c'est-à-dire longtemps après le déroulement des faits,
par leur choix et leur interprétation ? La Commune de
Paris prend sa valeur de signe précurseur seulement après
l'avènement du socialisme. Et plusieurs interprétations de
décadence de l'art ont signifié plus tard les germes d'un
renouveau. Inversement, des discours futuristes disent des
mutations illusoires parce que l'inédit de l'expérience fait
surgir de nouvelles données techniques, économiques,
politiques, qui relativisent ce qui avait été pris pour signe
majeur d'une mutation.

STABILISATION ET RÉVERSIBILITÉ DES CHANGEMENTS

Le signifiant du social cèle souvent le signifié parce que


celui-ci est fluant. Quelles que soient nos perceptions, nous
ne sommes jamais certains de la stabilisation du changement,
c'est-à-dire de la conservation d'un changement effectué,
du nombre de générations qu'il peut traverser sans dispa-
raître. L'une des lacunes de la dynamique sociale consiste
d'ailleurs, par le fait même de l'attention portée à ce qui
change et aux forces qui engendrent les changements, à
négliger l'étude de la manière dont s'engendrent les persis-
tances d'un changement. Les stabilités ont aussi leur genèse
qui trouve explication non seulement dans des résistances
(qu'on dirait statiques) au changement, mais aussi dans les
jeux d'équilibre de forces allant dans des sens divergents
et dont les projets dynamiques peuvent s'annuler en raison
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de leur incompatibilité. Il serait vain de même d'affecter


d'un signe positif toute mutation. Comme dans les systèmes
biologiques, des mutations sociales s'effectuent dans le sens
d'une involution du mutant, en détériorent ou en limitent
les capacités de survie. Par ailleurs, malgré les nombreux
enseignements historiques sur le déclin de grandes civili-
sations, soit par leur dynamique interne, soit par le fait
d'invasions et de destructions provenant de l'extérieur, soit
par brisure du progrès technique là où manquaient les
courroies de transmission, nous avons trop tendance dans
notre siècle à croire les changements culturels et techniques
définitivement acquis et irréversibles.

COURTE ET LONGUE PÉRIODES

De cette réflexion ressort l'utilité d'une prise en consi-


dération de différents types de perspective temporelle.
André Marchal a constamment insisté sur la nécessité de
distinguer entre dynamique de courte période dont on peut
dresser les modèles économétriques à partir de variables
mesurables sur un court terme et dynamique de longue
période qui oblige de recourir à des explications historiques
et sociologiques inquantifiables et difficilement extrapo-
lables pour le futur. Selon l'auteur, « si l'on parle d'innova-
tion, on se réfère au bagage intellectuel du théoricien de
courte période ; mais si l'on parle d'invention, on emploie
un langage exogène, un langage de longue période. » La
courte période ne laisserait voir qu'une dynamique dans le
système tandis que la longue période manifesterait la dyna-
mique du système La factualité de certaines révolutions
et mutations de système intervenant sur des périodes
courtes rend critiquables de telles assertions. Qu'on veuille

1. André MARCHAL, Dynamique économique et sociologique, in


G. PALMADE (éd.), L'économique et les sciences humaines, Dunod, 1967, t. 2,
pp. 596-598.
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bien cependant les envisager comme outils de découpage


sans pouvoir chiffrer, que par convention humaine arbi-
traire, le court, le moyen et le long terme.

GLOBALITÉ COMPLEXE DU CHANGEMENT

Tout découpage doit exclure des données. Or, une


perception adéquate du changement social et culturel ne
saurait se produire sans la prise en considération de la tota-
lité du processus entendu comme cumul d'innovations
partielles, addition et conjonction de multiples expériences
à tous les niveaux et paliers en profondeur du social. Aussi
bien que des différences d'orientation du changement selon
les groupes et les sociétés, il faut tenir compte, avons-nous
dit, des décalages entre, par exemple, progrès scientifique
et technique d'une part et structures juridiques et idéolo-
giques sclérosées d'autre part. L'interdépendance orientée
de tous les éléments du social va de pair avec l'autonomie
relative des divers sous-systèmes où se produisent des déca-
lages dans les ajustements, des phénomènes de freinage,
d'accélération et de facilitation. Dans les pays sous-dévelop-
pés, le politique anticipe sur l'économique. En Europe, les
comportements religieux auront mis plus d'un siècle à
s'adapter à l'industrialisation. Si la sociologie comtienne a
pu opérer la dichotomie ordre et progrès, la sociologie
moderne ne saurait se situer dans le cadre de l'opposition
entre statique et dynamique. Pas plus qu'il n'est de stagna-
tion totale, il n'est de changement profond sans stabilisation.
Le consensus temporaire garantissant une certaine stabilité
des sociétés n'exclut ni les mouvements contestataires, ni
les idéologies récurrentes. Et les mouvements sociaux
(d'origine syndicale par exemple) n'excluent pas en leur
sein le respect de stabilités institutionnelles qui peuvent
garantir l'efficacité de leurs moyens d'action.
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Au niveau théorique où nous nous sommes placé, il se


peut que le lecteur ait du mal à opérer un tri entre le constat
des insuffisances passées de la plupart des théories, les hypo-
thèses à étayer pour réduire leur caractère provisoire, les
propositions apparemment confirmées par l'approbation du
bon sens et celles validées par une méthode de calcul qui
clame son objectivité sans dire ses présupposés. Mais quelle
science humaine saurait s'appuyer sur l'apodictique et
prendre ses énoncés pour des constructions systématiques
inviolables après que l'épistémologie moderne nous a appris
le transitoire des prétendus acquis ? Une solution technique
généralisée aux problèmes du changement, donc une combi-
natoire, risquerait trop de nier l'inédit en se fondant exclu-
sivement sur les schémas d'une évolution passée. Aussi
convient-il que la sociologie moderne sache ironiser sur son
caractère gestionnaire et adopte une démarche générative.
Une telle démarche se distingue à la fois de la méthode
génétique (étude de l'origine, de l'engendrement d'un fait
ou d'une situation) et d'une dynamique historiciste purement
événementielle. A fortiori, elle s'oppose encore davantage
à la recherche durkheimienne du simple et du fondamental
à travers l'originel et l'archaïque. « Les anthropologues se
sont souvent donné comme projet ultime de saisir les caté-
gories de l'esprit qui ont permis la combinatoire sociale.
C'est par rapport à cette démarche que je me démarque, dit
G. Balandier. La mise en évidence de ce qui est commun aux
sociétés se trouve davantage, selon moi, dans l'analyse la
plus exacte qui soit des conditions concrètes d'existence de
chacune d'entre elles. Quelles sont les conditions de produc-
tion et de reproduction des systèmes sociaux ? Comment les
acteurs sociaux contribuent-ils à « faire » la société et à lui
donner son sens, sa personnalité ? Ces questions montrent
assez que ma démarche est générative »
Que nos interprétations ne se présentent pas sous la
forme dialectique d'un exposé à la Hegel, elles n'ignorent

1. Georges BALANDIER, Interview, in Psychologie, mars 1972, p. 58.


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pas cependant la dialectique sociale. Systématique dans le


mode d'exposé et parlant sans cesse de dynamique par
rapport à des systèmes sociaux, notre démarche ne se range
pas non plus dans les moules des systémistes parce qu'elle
ne recherche pas la maintenance d'un système conçu comme
modèle d'équilibre et parce qu'elle se refuse à schématiser
sommairement le social en le coulant dans des matrices à
caractère cybernétique.
Il reste qu'en tant que projet de recherche la thèse
dynamiste manque encore de beaucoup de confirmations
scientifiques comme la plupart de celles qui portent sur un
matériau qualitatif et humain. Comme toute théorie, elle
inclut simultanément des bilans de recherches, des voies
théoriques d'interprétation, des principes à valeur seulement
heuristique et des formules suggestives et stimulantes. Des
idées se répètent sans pouvoir éclater ni mener plus avant le
débat amorcé. Comme la société n'est pas donnée une fois
pour toutes, la pensée ne peut s'élaborer que par approxi-
mations successives. Pour l'instant, elle cherche à rendre
compte de la réalité sociale dans les limites de ses présup-
posés et des conceptualisations qui en découlent.
En tant que théorie, ou démarche intellectuelle, elle ne
présente peut-être pas toute la valeur opératoire que souhai-
teraient certains méthodologues de la sociologie. L'art y est
pour plus que la technique lorsque l'interprétation doit se
développer à partir de quelques orientations et concepts
clés : hétérogénéité, pluridimensionnalité, asynchronies, révé-
lateurs, dépendance, différence, inédit, modernité, etc. Les
conseils demeurent assez généraux et ne sont guère assortis
d'indications méthodologiques précises. Affaire d'intuition
dans la mesure où l'analyse ne porte que sur du matériel
qualitatif ! Posons-nous par exemple certaines questions :
Comment juger qu'une crise est plus aiguë ou plus révéla-
trice qu'une autre ? L'intensité et la violence des conflits
sont-ils en relation directe avec la significativité de la crise ?
Les crises ne sont-elles pas révélatrices de configurations si
ambiguës que leur interprètes ne s'accordent pas sur leur
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signification ? Quelle garantie de validité s'attache à nos


désignations de phénomènes comme représentant les modèles
inconscients, les forces cachées qui dirigent une société ?
Comment la sociologie prétendrait-elle au sérieux et à
l'exactitude d'une science si elle ne peut nous renseigner
que de manière approximative sur des sociétés essen-
tiellement mouvantes qui « génèrent » seulement des ordres
approximatifs ?
En vérité, la théorie dynamiste sert plutôt de poteau
indicateur que de chemin muletier pour les ânes des sciences
sociales. Aussi livrons-nous volontiers à d'autres exploi-
tants les champs que nous avons simplement cadastré, en
espérant que leur analyse débouchera sur la foi dans un
déverrouillage, non seulement par la dissidence, mais
encore grâce aux énormes possibilités de l'imaginaire social.
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