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Robert Pages

L'analyse psycho-sociologique et le mouvement de mai


In: Communications, 12, 1968. pp. 46-53.

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Pages Robert. L'analyse psycho-sociologique et le mouvement de mai. In: Communications, 12, 1968. pp. 46-53.

doi : 10.3406/comm.1968.1171

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1171
Robert Pages

[L'analyse psycho-sociologique
et le mouvement de mai 68

1. Les sciences et techniques humaines dans le mouvement social.


La note qui suit (x) est d'abord destinée à compléter et, si possible, à actualiser
un article déjà ancien sur les « fluctuations de l'autogestion », publié en
1963 dans un numéro spécial de la revue Recherches universitaires. (N° 4-5 :
Méthodes de groupe et mouvement étudiant.)
Le titre même de ce numéro spécial me paraît à certains égards prophétique.
Je crois en effet que les méthodes de groupe, tant pédagogiques que psychos
ociales n'ont pas manqué de fournir des modèles et des expériences séminales
(la métaphore du « séminaire » se réalise) qui ont contribué à donner certains traits
au mouvement culminant en mai 1968 et qu'on appelle pour cette raison « mouve
mentde mai 68 ». On n'oubliera naturellement pas que, dès cette époque (1963)
et dans des cadres syndicaux (Fédération générale des étudiants de Lettres),
les procédés de libre expression et de libre régulation en groupe s'élargissaient
en projets d' « autogestion institutionnelle ». Il est vrai que cette autogestion
concernait des stages mais elle visait, au-delà, des institutions stables.
Cette extrapolation de la psycho-sociologie clinique élevait au niveau de l'auto
gestion une autre extrapolation, que nous avions réalisée, au Laboratoire de
psychologie sociale, depuis 1956, et qui consistait à intégrer la fonction d'analyse
psycho-sociologique, à titre permanent, dans le fonctionnement d'organisations
diverses et, en l'occurrence, d'organisations d'enseignement (Pages, 1967). Cette
psycho-sociologie organisationnelle (d'aucuns diraient « institutionnelle ») était
dans ce cas ce que nous appelons une « psycho-pédagogie sociale ». Il est clair
que des pratiques de ce type n'ont de sens que si la direction même des organi
sations est analysée et si, par conséquent, la fonction d'analyse est l'affaire com
mune de l'organisation dans son ensemble, si donc l'organisation est censée rece
voir communication des analyses et y réagir à tous ses niveaux. (Ce serait une autre
conception de restreindre la communication de l'analyse aux organes dirigeants :
on aurait encore de la psycho-sociologie organisationnelle, mais directoriale.)
Or l'autogestion avec sa puissance attractive et stimulatrice, avec ses fan
tasmes aussi d'autonomie littéralement absolue (archipels et monades 2), devien
dra un maître mot de mai 68.
Elle s'associera à la libre expression illimitée, sur les murs, dans les amphit
héâtres, dans les attroupements de rues (« meetings ») comme si la règle d'or de
la psychanalyse et du groupe d'analyse (« tout dire ») avait gagné la population

1. Je remercie vivement Liliane Kandel de ses nombreuses remarques critiques ou


suggestives. Ecrit les premiers jours de juillet le texte se juxtapose sans le discuter
explicitement à l'intéressant essai d'Epistémon.
2. Les entités closes sans portes ni fenêtres de la mythologie philosophique de Leibintz
sont un « modèle » utile d'un type de pensée.

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entière. Comme si, effectivement, les « îlots culturels » des séminaires psycho-so
ciaux américains nés non pas au laboratoire, ni des œuvres de Kurt Lewin mais
dans le climat du démocratisme que Lewin avait transposé au laborat
oire, s'étaient mis littéralement et brusquement à croître et à multiplier.
Le professeur Bernard Bass, psycho-sociologue aux États-Unis, dirige une
entreprise internationale de formation de cadres d'entreprise à l'échelle de plu
sieurs continents (en Europe ERGOM, European Research Group on Managem
ent). Il a bien raison, malgré des aspects rapides de son information politique,
de relever dans un article récent (Bass, 1967) la parenté entre les traditions anar
chistes et le groupe de base ou de libre expression. (Et raison de suggérer, de
son point de vue, des types d'apprentissage moins unilatéralement subversifs
dans la conduite des entreprises). D'un autre côté, tandis que des théoriciens fran
çais de la direction des entreprises cherchaient péniblement ou ne cherchaient
plus à traduire le terme américain de « management », le débat parmi des forma
teursaméricains à la gestion d'une part, et d'autre part la grande explosion des
notions « gestionnaires » dans le mouvement universitaire français signalent
que le a management » est tout à fait traduisible. Si traduisible que les
interactions de tendances et d'exigences se retrouvent de part et d'autre (avec
des intensités toutes différentes) et explicitent, là au niveau de la technique, ici
au niveau de la lutte sociale, les mêmes problèmes fondamentaux : comment la
gestion d'une unité sociale peut-elle être à la fois autonomement libre et
démocratique, et se coordonner à des sollicitations sociales extérieures et vitales?
Mêmes questions, mêmes clivages, dans la technique sociale et dans la lutte
de masses. Mêmes poussées autonomistes et spontanéistes, mêmes réactions
contraignantes et limitatives. Seulement les questions de gestion d'entreprises
se débattent techniquement aux États-Unis, politiquement en France. Dans
les deux cas à l'Université, lieu d'initiative et de réflexion sociale. Seulement, en
France, l'Université passe dans la rue à force d'avoir été à la rue. Il est sans
doute caractéristique de la situation française qu'il y faille une révolution
pour discuter un problème technique d'organisation. Cela peut passer pour
une mobilisation disproportionnée à son objet : une copie de la Harvard
Business School n'est-elle pas plus économique? — L'intérêt de la voie
française, malgré son coût, paraît être de montrer qu'en fait un problème de
technique organisationnelle s'élargit et se raccorde en problème de civilisation.
La formation au « management » n'en est pas tout à fait là.
Ainsi une psychologie et une psychologie sociale cliniques ont pu trouver une
sorte d'extrapolation et d'épanouissement dans le mouvement de mai 68. Il n'est
donc pas surprenant que ces disciplines aient gagné dans le secteur universitaire
du mouvement un lieu d'épanchement et une position privilégiée. C'est ainsi,
on le sait, que la psychologie et la sociologie dotées de méthodes mathématiques
ou expérimentales ont pu faire les frais, du moins à de certains moments, de la
popularité de la psychologie clinique et de sa brusque irruption dans le forum.
Quelques projets d'Université critique en témoignent (juin 1968).
Il n'est pas jusqu'à la parenté de démarche entre l'analyse marxiste et l'analyse
freudienne qui n'ait contribué à renforcer cette situation : freudisme et marxisme
consistent l'un et l'autre essentiellement en théories discursives issues de l'œuvre
personnelle d'auteurs-fondateurs à travers une exégèse permanente, et qui inspi
rentsurtout des analyses « cliniques » de cas concrets actuels toujours renouvelés,
étant issues elles-mêmes d'analyses de cette nature. Dans l'un et l'autre cas, la
référence aux textes (citations) et, corrélativement, le couple orthodoxie-révi-

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sionnisme jouent un rôle fréquemment important. Ces traditions pourraient être
décrites comme philosophico-cliniques. Elles tendent parfois à renouveler entre-
elles la synthèse souvent tentée d'un freudo-marxisme (cf, par exemple, Wilhelm
Reich in La Crise Sexuelle). Et il est bien certain qu'une certaine forme de psy
chologie sociale est apte à résulter de cette conjonction. La psychologie sociale
clinique peut passer à cet égard pour une approximation fortuite ou un satellite
récupérable. Mais les faits culturels locaux et momentanés ne doivent pas faire
illusion. Que les techniques de « gestion » à tous les niveaux, comme aussi les
méthodes pédagogiques ou cliniques, ne fassent de toutes façons qu'hériter en
le spécifiant d'un problème politique fondamental, cela paraît clair : en effet les
expériences politiques et notamment révolutionnaires les plus antérieures aux
techniques psycho-sociales fournissent déjà les mêmes éléments d'analyse
qu'on retrouve dans le débat technique sur les problèmes de gestion. Et le
débat technique implique, en risquant d'ailleurs de les masquer aux naïfs,
les valeurs politiques en cause, étant entendu par valeurs politiques celles-
mêmes qui permettent d'apprécier les tendances principales d'un système social.
Il serait donc naïf aussi de considérer que l'expérience technique psychos
ociale, vécue par une partie du milieu et du mouvement étudiant depuis quel
ques années, ait pu jouer un rôle proprement causal.
Tout au plus a-t-elle pu donner certaines formes nouvelles, y compris des fo
rmes linguistiques, au mouvement actuel. (Cela mériterait des études précises qui
supposent liberté, confiance et avant tout, donc, pas de répression.) Je citerai une
anecdote terminologique. Le mot « manipulation » calqué de l'anglais au sens
de « manœuvre » (pratiquée par un « manœuvrier ») mais avec une acception plus
générale (et plus distinctive entre agent actif et patient ou objet passif) sort du
climat psycho-sociologique où je crois l'avoir vu naître à cette acception vers
1955 parmi les néologismes de la psychologie sociale clinique naissante.
Car le fond du mouvement récent a tant de traits généraux propres aux mou
vements révolutionnaires, de la révolution française à la Commune et au 1917
russe, qu'on ne peut sans ridicule référer ces traits à des événements locaux aussi
particuliers. Il faudrait plutôt voir, dans la politisation des techniques sociales
au sein du mouvement syndical étudiant dès les premières années 60, un fait
précurseur du mouvement de mai, symptomatique des mêmes causes profondes :
en milieu hiérarchique rigide hypercentralisé, les exercices d' autorégulation et de
libre expression de groupe, .ailleurs assez bénins, peuvent prendre une allure et une
dimension explosives. Ainsi se résout, non sans quelque humour rétrospectif, le
problème que nous posions jadis (en vain) sur ces procédés, au moment de les
introduire en France (1955) pour l'étude précise et expérimentale de ce que nous
considérions comme une transplantation ou une greffe culturelle (Faucheux,
Merrheim, Pages). Il resterait, à mes yeux, l'hypothèse que les conditions
culturelles locales ont eu un rôle de cause occasionnelle et de facteur stylisti
que, mais que leur nature même leur interdisait d'avoir un rôle plus décisif.
L'apport proprement technique des données culturelle dépassait trop peu
l'idéologie, avec ses variantes formelles au long de l'histoire.
Le véritable problème est le suivant : nous connaissons la tendance pendulaire
des mouvements de révolution-réaction, avec le double coût social à l'aller
et au retour. Le fait du rôle énorme des universitaires dans un mouvement social de
pays avancé, le fait qu'il y existe des sciences et des techniques sociales, le fait
que les étudiants et travailleurs des sciences humaines ont joué un rôle important
dans l'amorçage du mouvement, constituent-ils à cet égard des faits nouveaux

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capitaux? ( — et non pas seulement des faits nouveaux superficiels et anecdo-


tiques — « folkloriques »?).
Si oui, alors la nouveauté profonde résiderait dans le fait que le mouvement social
puisse apprendre, parles moyens d'analyse sociale enfin disponibles et en applica
tion de ces analyses, à maîtriser le caractère inutilement et dispendieusement os
cillant du processus transformation-réaction, qu'il puisse apprendre à s'approprier
la « science humaine » au lieu d'en être seulement l'objet et le patient d'un côté, le
« manipulateur » (ou l'élève-manipulateur) de l'autre. Le manipulateur (mystif
icateur, adaptateur) n'est possible d'un côté que parce que le patient ne s'appro
prie pas lui-même les moyens d'analyse et d'ajustement de l'action à ses fins — et
non pas aux « fins » aliénées d'une machinerie sociale froidement, tranquill
ement et chroniquement délirante. Je me permets de voir des délires en acte dans
les villes-cauchemars, les ruées automobiles bien plus meurtrières en un week-end
que la « révolution » de mai, les trésors atomiques stockés ou répandus en l'air
ou sous terre, les génocides, l'équilibre de la terreur et le tout au nom du « bien-
être », du « niveau de vie » et de la liberté. Naturellement la notion de délire
comme toute notion psycho-pathologique vaut jugement de valeur et norme
de raison, dont je prends la responsabilité. Ces notions sont extra-scientifiques
du moins sous cette forme.
Ce qui serait plus scientifique, ce serait peut-être d'essayer d'estimer les coûts
et les gains psychologiques des « options politiques fondamentales » sus-mention-
nées. (De la même façon, je ne crois pas impossible de décrire objectivement le
degré d'initiative ou de passivité des agents humains en rapport avec les pro
cessus sociaux). S'il s'agit de parler de valeurs comme d'objectifs déterminables
et accessibles, il faut aussi donner un contenu provisoire et opérationnel aux « liber
tés» que nous pouvons préférer à telle ou telle servitude. Il serait en effet insup
portable d'avoir à se résigner à parler en termes de «morale» ou d'exhortation sans
contenu, des buts mêmes que nous pouvons assigner à nos actions. Il est
vrai, psychologiquement, que les finalités ne se présentent pas spontanément en
termes objectifs et opérationnels et qu'elles ne tendent pas nécessairement à s'expli
citer sous cette forme. Elles peuvent rester intuitives, poétiques ou inconscientes 1.
Le propre d'un discours d'analyse qui se veut homogène à tout discours scienti
fiquesera de supposer, toujours, cette « description » opérationnelle des finalités pos
sibles et souhaitables. Et c'est aussi dans ce sens qu'il en est question ci-dessous.
Si l'on a des préférences, il peut être impraticable de les justifier en dernière analyse
autrement que par des axiomes, mais il doit être possible de les décrire et de fo
rmuler les axiomes en termes dotés de sens.
Ces précautions prises en principe contre les risques du style moralisant et
quitte à recourir provisoirement à des significations intuitives, essayons d'appréc
ier une situation culturelle que le mouvement de mai a fortement secouée. Ce
n'est pas par hasard, disions-nous, que certains courants se sont vigoureusement
exprimés en sciences humaines, contre l'expérimentation ou la mathématisation,
bref contre les méthodes scientifiquement les plus puissantes. A partir du moment
où l'appareil scientifique des sciences de l'homme ne peut pas être approprié aux
fins de plus grand nombre, et d'abord des travailleurs les plus directement intéres
sés, il devient : a) dans le meilleur des cas, une base d'exercice et de bricolage for-

1. Aussi bien tout processus révolutionnaire a son propre onirisme et ses fantasmes
moteurs qu'on appréciera diversement. Les situationnistes appellent volontiers « poésie »
l'action révolutionnaire.

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mel, pinailleur et vain dans les mains de positivistes 1 « purs » assis en général sur
de solides convictions d'ordre extra-scientifique en toute matière réservée, philo
sophique, politique ou religieuse; b) dans le pire des cas, il devient un potentiel
de programmation, d'automatisation et d'asservissement du comportement de
tous ou de presque tous. Et le meilleur et le pire des cas peuvent se succéder et
se confondre rapidement.
Il s'agit ici de savoir si le « bris de science », comme il y eut des bris de machines
dans le mouvement ouvrier, est l'acte le plus libérateur avec son pendant obscu
rantiste (fût-il « critique ») qui privilégie comme un « humanisme » les formes de
preuve les plus faibles et les plus anciennes, quand ce n'est pas le principe d'autor
ité, à travers des auteurs privilégiés par l'exégèse. Le bris de science ne pourrait
être que le complément, palliatif à court terme, de ce qui resterait de posivitisme
et de scientisme proprement technocratique, abandonnés ou livrés à un appareil
de répression et de réaction. L'acte libérateur ne serait-il pas plutôt l'effort
immédiat et permanent de réint égrat ion et d'intégration des sciences et techniques de
Vhomme comme des autres sciences dans un vaste mouvement d' « autogestion »
des groupes humains par eux-mêmes? La difficulté de définir la notion de libéra
tionest alors reportée en grande partie sur l'analyse des rapports entre l'autono
mie individuelle et l'autogestion de groupe à toute échelle.

2. Analyse et autorêgulation.
Certes, les formes traditionnelles des luttes sociales fixent l'attention sur le
couple transgression-répression et sur les agents qui s'y manifestent : révoltés ou
policiers. De part et d'autre de la barricade, les rôles sont jugés de façon symé
trique et opposée : héros et « pègre », « forces de l'ordre » et bourreaux. C'est la
phase où l'histoire apparaît comme l'opposition des bons et des méchants et où
chacun prend le parti des siens. Il reste que les systèmes sociaux en crise décou
vrent eux-mêmes, dans leurs secteurs actifs, que la crise traduit sous forme cata-
clysmique les ratés de V autorégulation sociale dans son ensemble. Les processus
de réparation ou de reconstruction montrent la nécessité de réintégrer partout
dans le fonctionnement rénové le maximum de potentiel issu de tous les niveaux
du système social, en réduisant au minimum le « déchet » ou l'élimination. Par
exemple une « grève gestionnaire », comme telle accédant au niveau reconstruc
teur, semble exiger la participation de cadres, et cela d'autant plus que l'entre
priseen cause est techniquement plus développée. La peur de la « récupération »
chez les révoltés n'est pas autre chose que celle d'une réintégration qui restaure
pour l'essentiel l'état initial — défectueux — du système.
Un mouvement à caractère révolutionnaire est justement une tentative massive
d'un groupe social pour constituer son autorégulation longtemps abandonnée à
une autorité séparée, c'est-à-dire à des organes fragmentaires, faiblement informés,
peu sensibles, peu réactifs et d'inertie élevée... Mais cet effort à son tour induit des
résistances et des déperditions telles que jusqu'à maintenant la fécondité en a pres-

1. La critique ne porte pas ici sur le « positivisme » comme tel dans la mesure où il se
confond avec la démarche scientifique elle-même, mais sur sa « pureté » quand elle res
treint arbitrairement, du fait des « certitudes » réservées, le domaine des problèmes
scientifiques ouverts. Le refus de traiter des finalités humaines et de leurs critères en
termes opérationnels relève de cette restriction mutilante. La recherche « fondamentale »
pourrait devenir alors la recherche sans importance, si la sollicitation interne des pro
blèmes scientifiques n'était souvent féconde par elle-même et génératrice d'un potentiel
de savoir à toutes fins.

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que toujours été fortement compromise par une répression interne et (ou) externe
Cette répression réactive accentue en général les facteurs disciplinaires de masse
aux dépens des organes disciplinaires spécialisés (de métier et d'ancien régime)
et des facteurs libertaires de masse (phase de révolte). Ces facteurs disciplinaires
de masse son ceux auxquels on fait allusion quand on parle en différents endroits
de « fascisme » ou de « totalitarisme », le premier évoquant une répression externe.
Rien ne dit d'ailleurs qu'une autorégulation fortement accidentée et conflic
tuelle, témoin de rigidités préexistantes, n'est pas plus excitatrice de création
qu'une régulation fluide et sans à-coups, — ni l'inverse. Reste qu'on peut parier
qu'un mouvement social ne dépasse guère ce que lui permet d'atteindre non pas tant
le nweau (sans doute peu variable) de rêves millénaires métamorphosés, mais le
niveau du jugement le plus informé et analytiquement le plus efficace au sein même
du mouvement. Pour cela, certes il importe de savoir que le mot d'ordre « tout le
pouvoir aux organes de décision des unités sociales de base » (Ex. : Soviets russes
de 1917) ne résout pas la question des décisions d'ordre supérieur et finalement
d'ordre central : le centralisme le plus despotique peut trouver son assise dans
cette pyramide hiérarchique et cela ressort de l'analyse historique. Mais la des
cription d'un processus type n'en est pas l'explication. Elle ne donne pas le moyen
de maîtriser techniquement et politiquement ce problème de V intégration de V ini
tiative sociale de base dans les décisions à grande échelle y compris celles qui incor
porent des calculs compliqués. Tant que ce problème ne sera pas l'objet d'un
effort d'analyse privilégié et rigoureux, l'improvisation inventive des universités ou
des masses risquera toujours d'être le jouet de mécanismes inopinés et d'échouer
au niveau même où l'analyse s'est arrêtée, dans une valse-hésitation entre les
« coordinations » inorganiques et les centralismes stérilisants. Il y a beau temps que
les notions normatives qui permettent de situer le problèmes ont été énoncées :
fédéralisme, autonomie ou coordination, contre centralisme ; pluralités acceptées
contre homogénéité et unité imposées. Cène sont là que des orientationsqui peuvent
inspirer mais non remplacer des analyses objectives et des inventions techniques.
Il semble bien que les ruptures de fonctionnement du système social, quand elles
prennent la forme du mouvement de mai, signalent essentiellement une concen
tration et une « latéralisation » excessives de l'emprise sociale : l'information ni
l'influence, ni l'apport de ressources ne circulent de façon mutuelle et multila
téraledans le système social. D'où sans doute d'étranges finalités au sommet du
système et des accumulations def rustrations ailleurs. Quand le point de rupture est
atteint j l'explosion de révolte est aussi, sinon d'abord, une explosion d'informations
sur Vétat du système. C'est l'un des apports principaux du conflit à un renforcement
de l'autorégulation du système. Il faut redouter en pareil cas que l'information
ne se perde ou qu'elle soit systématiquement déformée, refoulée ou masquée ;
ou bien qu'elle soit détruite par la répression qui atteindra ses émetteurs. Bref,
avec (ou sans) l'aide de sciences humaines ancillaires, un bricolage gouvernemental
provisoire peut contenir les conflits ou les dissimuler, sans pour autant réaliser
rien qui ressemble à une autorégulation sociale incitatrice et intégratrice d'ini
tiative et d'innovation. Un code de clignotants économiques et des interventions
appropriées peuvent bien permettre d'éviter ou d'atténuer des crises économiq
ues, mais non pas forcément des stagnations et des crises sociales. Un code de
clignotants sociologiques pourrait bien permettre d'éviter les crises sociales mais
non pas forcément des crises et peut-être des échecs destructeurs de civilisation.
La tâche la plus urgente pour qui veut tirer, au profit des opprimés et finalement
du groupe, le bénéfice régulateur d'un conflit social intense est avant tout

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d'empêcher que l'information qui en procède soit étouffée ou détruite et non


seulement de la laisser crier dans sa forme originale, mais d'en expliciter par
l'analyse toutes les sollicitations implicites.
Si un pareil travail nourrit de suggestions la recherche scientifique, j'y verrai
à tous égards un gage de fécondité sociale et culturelle.
3. Les niveaux de rupture dans la lutte sociale et les classifications sociales
traditionnelles.
Il est clair que cette attitude analytique, cette façon d'en tenter l'introduction
dans un mouvement d'autorégulation sociale, présente beaucoup d'aspects peu
attrayants. Aux yeux des partisans du mouvement, l'analyser sans attendre, c'est
de l'autopsie malsaine, ou plutôt de la vivisection meurtrière. Dans l'esprit d'une
priorité de l'action, et de sa prolifération spontanée, l'analyse de l'éphémère tend à
le fixer et à le détruire. (Il y a souvent, dans les aspects idéologiquement les moins
doctrinaires et les plus libertaires du mouvement une sorte de pragmatisme accom
pagné d'une façon bergsonnienne de considérer le temps, quelque chose comme la
a durée créatrice » que l'abstraction et l'extrapolation temporelles (les perspectives)
risqueraient de figer. C'est même drôle que Bergson ait ainsi quelque sens psychol
ogique. Toute une tradition imprévue donne forme à l'esprit du « 22 Mars »).
D'autre part, qu'est-ce que le système social global traité comme un
agent social qui se chercherait une autorégulation? N'est-ce pas substituer une
sorte d'organisme métaphorique à un rapport entre classes exploiteuses et exploi
tées ? Il faut répondre à cette question par certaines questions comme : les orga
nismes sont-ils seuls à avoir certaines propriétés des organismes ? Quels sont les cri
tères de classification des classes et que dire à cet égard quand il arrive si souvent que
le père et le fils, les collègues ou compagnons de travail soient de part et d'autre de
la barricade? D'autre part, le modèle d'une autorégulation sociale du système
social aux moindres frais humains, minimisant en particulier la coercition et
maximisant l'initiative à tous les niveaux et d'abord à la base est-il l'un des modèl
es implicites de finalité propres au « mouvement » ou non ? Sinon, en quoi le
modèle diffère-t-il? Dans quelle mesure ce modèle peut-il être réellement pensé
sans liaison directe avec les notions mêmes qui servent à l'analyse ? Faut-il lier
ces notions au fétichisme d'un vocabulaire pour qui la hiérarchie sociale obser
vable ne peut être pensée autrement que sous la forme de « deux classes » super
posées et complémentaires, avec une éventuelle classe intermédiaire qui ne nous
avance guère? Les choses pouvaient paraître claires lorsque les oppositions de
rôles (patron-ouvrier, gouvernant-gouverne, dirigeant-exécutant) étaient elles-
mêmes manifestement dichotomiques dans les rapports de travail ou les rapports
politiques. Ce n'est plus le cas lorsque les fonctions et opérations de commandem
ent, d'exécution, de décision, voire de propriété sont distribuées de façon plus
ou moins graduée ou continue sur des groupes parfois nombreux. Dans ces groupes,
la majorité de la population est bifonctionnelle, c'est-à-dire dirigeante d'un
côté, dirigée de l'autre. Dans les luttes de pouvoir et les luttes sociales, il y a bien
« lutte de classes », mais pour chaque groupe ou individu, la lutte se présente de
façon au moins « bifrontale » et cela encore dans un seul rôle ou secteur d'activité.
Tel est opprimé au bureau ou à l'atelier et tyran en famille. Un problème impor
tant,dans une lutte sociale,'est justement de savoir, à chaque instant, où se situent
les solidarités et les coupures principales et comment elles évoluent. Est-ce que
l'affrontement se produit bas ou haut dans le système social? Telle est la notion
du niveau de rupture en période de lutte sociale. Si la scission se produit bas, le

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mouvement rebelle manque de cadres techniques. Si elle se produit haut, on doit se


demander s'il ne s'agit pas d'une révolution de palais et observer ce qui se passe
réellement aux niveaux « inférieurs ». Encore ces notions supposent-elles un sys
tème très simplifié où l'on puisse repérer une dimension hiérarchique unique et
simple (systèmes mono-hiérarchiques).
Au surplus, par exemple, on voit bien des analogies entre la situation française
et le débat entre les étudiants yougoslaves, leurs politiciens et leur président de la
République. Pourquoi ces analogies seraient-elles seulement superficielles ? Il serait
possible alors de comprendre que la formule typiquement métaphysique de Frédér
ic Engels, décrivant le « saut dialectique du règne de la nécessité dans le règne de
la liberté », reste latente dans l'opposition « capitalisme-socialisme ». L'opposition
capitalisme-socialisme correspond dans le temps à V opposition synchronique bourgeois
ie-prolétariat. Or cette dualité dans le temps, transposée aux« camps», ne paraît pas
rendre compte de l'analogie entre les mouvements en pays « capitaliste » et
pays « socialiste ». Encore une fois est-ce l'analogie ou est-ce l'opposition
dualiste qui est superficielle et ne faut-il pas que ce soit l'une ou l'autre, pour ce
qui regarde au moins les phénomènes en cause ? Si c'est l'opposition qui est
superficielle, il faut bien se demander quels sont les critères et concepts plus pro
fonds. Il se peut alors qu'on s'aperçoive que, si un certain « irrationalisme »
a du pragmatique et de l'éphémère créateur » caractérise parfois les secteurs
peu marxistes du mouvement de mai, cela tient largement à ce que la valorisa
tion et l'acceptation du « rationnel » sont accaparées par la tradition conceptuelle
du marxisme usuel ou même du socialisme classique, tandis qu'en pareille matière
la recherche s'abstient. Quelles que soient les possibilités d'invention sociale
qui peuvent se déployer dans les sociétés capitalistes et (ou) bureaucratiques
fortement étatisées, il est peu probable qu'elles se confondent entièrement avec
une faculté essentielle mais souvent désarmée à l'échelle des vastes ensembles,
et qui est l'improvisation. Or c'est cette grande échelle des ensembles qui, pour
tous, est finalement décisive, même si le pullulement d'improvisations locales a à
la base » est la substance essentielle de toute régulation et de toute création
sociale efficaces. A cette échelle synthétique dont la taille s'associe avec des durées
prolongées, l'analyse scientifique peut être au service de l'information et de
l'imagination ; elle ne peut être entièrement remplacée par elles. Elle n'est
d'ailleurs qu'un produit naturel et collectif des libertés de réflexion, de débat et
de vérification intensifiées dans toute société et toute phase historique
fécondes, et qui trouvent dans les laboratoires plus que dans des sectes
dogmatiques des points d'appui techniques sinon doctrinaux.
Robert Pages
Centre National de la Recherche Scientifique.
(Laboratoire de psychologie Sociale de la Sorbonne.)
RÉFÉRENCES.
Bass Bernard M., « The anarchist movement and the T-Group : some possible lessons
for organizational development », J. appl. Behav. Sci., 1967, 3, N° 2, p. 211-227.
Espistémon, Ces idées qui ont ébranlé la France, Nanterre novembre 1967-juin 1968,
1968, Paris, Fayard, 129 p.
Faucheux Claude, Merrheim Robert, Pages Robert, « Sur les critères d'appréciation
des procédés de formation psycho-sociale », B. Psychol. 1959, 12, N° 6-9, p. 480-486.
Pages Robert, « Psychopédagogie sociale et intervention dans Ie3 organisations ».
In Le psycho-sociologue dans la cité, 1967, Paris, Éditions de l'Épi, 334 pp. 157-188,
[Anonyme] Propositions à l'intention de l'Université critique des sciences humaines
[juin 1968], s.l., 2 p. ronéo, texte collectif issu de la Sorbonne.

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