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Dobry Michel. Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue heuristique. In: Revue
française de sociologie, 1983, 24-3. Aspects de la sociologie politique. Etudes réunies et présentées par François Chazel et
Pierre Favre. pp. 395-419;
doi : 10.2307/3321867
https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_3_3672
The article aims to bring to the fore a series of tendential properties characterizing those political crises
that are associated with a particular type of mobilization, called here multisectorial mobilizations, which
involve simultaneously several differentiated and autonomous social spheres. These properties can be
well understood only if the analysis of political crises takes into account the tactical activity of their
protagonists, the moves exchanged, and also — here the A. departs from the « resource mobilization »
approach — the transformations of the very state of the political systems that may result from these
multisectorial mobilizations.
Résumé
Michel Dobry : Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue
heuristique.
Cet article a pour objet la mise en évidence d'une série de propriétés tendancielles qui caractérisent
les crises politiques associées à une classe particulière de mobilisations, celles qui se déploient
simultanément dans plusieurs sphères sociales différenciées et autonomes (ou mobilisations
multisectorielles). L'intelligibilité de ces propriétés suppose que l'on tienne compte dans l'analyse des
crises politiques de l'activité tactique de leurs protagonistes, des coups échangés, mais aussi — et en
cela on s'écarte de l'approche de la « mobilisation des ressources » — des transformations d'état des
systèmes politiques qui peuvent résulter des mobilisations multisectorielles.
Zusammenfassung
Michel Dobry : Multisektorielle Mobilisierungen und Dynamik der politischen Krisen : ein heuristischer
Standpunkt.
Dieser Aufsatz hat zum Ziel, eine Anzahl tendenzioneller Eigenschaften hervorzuheben, die die
politischen Krisen auszeichnen, in Verbindung mit einer besonderen Reihe von Mobilisierungen, die
sich gleichzeitig in mehreren unterschiedlichen und autonomen sozialen Sphären entwickeln (das
heisst : multisektorielle Mobilisierungen). Das Verständnis dieser Eigenschaften setzt voraus, dass
man in der Analyse der politischen Krisen, die taktische Aktivität ihrer Protagonisten berucksichtigt, die
gegenseitigen Angriffe, aber auch — und hierin entfernt man sich von der Ansicht der «
Ressourcenmobilisierung » — die Wesensveranderungen der politischen Système, die aus den
multisektoriellen Mobilisierungen hervorgehen können.
Resumen
Michel Dobry : Movilizaciones multisectoriales y dinámica de las crisis políticas : un punto de vista
eurístico.
Procura ese articulo evidenciar una série de propiedades tendenciosas que caracterizan las crisis
políticas asociadas a una clase peculiar de movilizaciones, las que se desarrollan juntamente en
varias esferas sociales diferenciadas y autónomas (о movilizaciones multisectoriales). Supone la
intelegibilidad de esas propiedades que, en el análisis de las crisis políticas, se considerán la actividad
táctica de sus protagonistas, los golpes dados, pero también — y con eso se aparta de la
aproximación de la « movilización de los recursos » las transformaciones de estado de los sistemas
politicos que pueden resultar de las movilizaciones multisectoriales.
R. franc. socioL, XXIV, 1983, 395-419
Michel DOBRY
(*) Cet article reprend, en le condensant et le Partial Theory », American Journal of Sociology,
modifiant légèrement, le texte de la communica- 52(6) 1977, 1212-1241; Charles Tilly, Front
tion que nous avons présentée au XIIe Congrès de Mobilization to Revolution, Reading, Mass.,
l'Association internationale de science politique Addison-Wesley, 1978; Mayer N. Zald et John D.
à Rio de Janeiro (9-14 août 1982). Nous remer- McCarthy (eds.), The Dynamics of Social Move-
cions Jean Leca, Bernard Lacroix, Juan Linz, ments, Cambridge, Mass., Winthrop, 1979. Pour
ainsi que, lors de sa mise au point définitive, une large part, ces travaux retrouvent, sans que
François Chazel et Pierre Favre pour les com- leurs auteurs en soient, semble-t-il, parfaitement
mentaires et les suggestions dont ce travail a conscients, l'inspiration de certaines analyses
bénéficié. externes à cette école, comme, par exemple,
(1) Parmi les plus représentatifs de ces tra- celles de F.G. Bailey, Les règles du jeu politique,
vaux on doit citer : William Gamson, Power and Paris, P.U.F., 1971 (tr. de Stratagems and Spoils.
Discontent, Homewood, 111, Dorsey Press, 1968; A Social Anthropology of Politics, 1969) ou W.F.
Anthony Oberschall,
Movements, EnglewoodSocial
Cliffs,
Conflict
Prentice
and Social
Hall, Illchman
of Change,et Berkeley,
N.T. Uphoff,
Univ.TheofPolitical
California
Economy
Press
1973 ; John D. McCarthy et Mayer N. Zald, « Re- 1969.
source Mobilization and Social Movements : A
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(2) La première dépouillée toutefois de la p. 272 et suivantes; sur Clausewitz, une interpré-
tentation de penser la continuité à partir du tation « finaliste » ou instrumentale de l'hypo-
schème « fins-moyens », la seconde débarrassée, thèse continuiste, celle de Raymond Aron, Penser
quant à elle, de toute référence à une quelconque . la guerre, Clausewitz, t. 1 (l'Age Européen), Paris,
pathologie sociale (voir, sur les états «organi- Gallimard, 1976 et , pour une critique de cette
ques » et « critiques » dans la sociologie de interprétation, Michel Dobry, « Clausewitz et
Durkheim, Bernard Lacroix, Durkheim et le l'« entre-deux », ou de quelques difficultés d'une
politique, Paris, Presses de la Fondation Natio- recherche de paternité légitime », Revue fran-
nale des Sciences Politiques, et Montréal, Presses çaise de sociologie, 17, (4), 1976, 652-664).
de l'Université de Montréal, 1981, en particulier
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L'orientation théorique dont on vient d'énoncer les principes se traduit par une
double exigence. Elle requiert d'abord une grande vigilance vis-à-vis des
conceptions les plus courantes des processus de mobilisation politique. L'analyse doit ici
éviter à la fois l'écueil de l'objectivisme et celui d'une vision purement instrumentale
ou manipulative de ces processus. Cette orientation requiert également
l'identification de ceux des traits structurels propres aux sociétés complexes qui peuvent rendre
intelligibles les transformations d'état de ces systèmes et l'impact que produisent de
ce point de vue les mobilisations.
On ne retiendra ici qu'une définition extrêmement étroite et, sans doute, assez
inhabituelle de la notion de mobilisation, qu'il ne faudra confondre ni avec les
évolutions que les théoriciens du développement politique ont nommées «
mobilisation sociale » — en fait cette distinction, avec celle, voisine, des processus de
modernisation et des processus de mobilisation, ont été clarifiées depuis
longtemps (4) — ni même avec l'idée du contrôle qu'une unité sociale donnée peut
acquérir sur des ressources qu'elle ne contrôlait pas auparavant, c'est-à-dire, en
définitive, l'idée d'un simple potentiel d'action (5). Il s'agit en fait d'échapper aux
diverses formes d'objectivisme — dont une bonne illustration, parmi bien d'autres,
nous est donnée avec les indices empiriques retenus par. K. Deutsch pour mesurer
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(6) Karl W. Deutsch, « Social Mobilization rapport direct avec la problématique spécifique
and Political Development », The American de la théorie des jeux (sur un plan technique, le
Political Science Review, 55(3) 1961, 493-514. coup tel qu'il est appréhendé par Schelling, ne
(7) Move peut également être traduit par représente plus que le passage d'un « jeu » donné
mouvement ou même manœuvre; la traduction — une matrice de rétributions — à un autre
choisie a pour avantage d'être la plus proche de « jeu » : il s'agit en toute rigueur d'un élément
l'esprit de la démarche des théoriciens de extérieur à la théorie des jeux, élément qui a
l'interaction stratégique, c'est-à-dire d'une démarche pour avantage de restituer aux « jeux » leur
qui attache un grand intérêt à l'échange de coups dimension temporelle, celle de l'échange des coups,
(voir note 8). tout ce que la mise à plat synchronique de
(8) Sur la notion de « coup », voir Thomas l'ensemble des rétributions dans une matrice — la
Schelling, The Strategy of Conflict, Cambridge, forme dite « normale » des jeux — visait
Harvard University Press, 1960 (cité d'après justement à éliminer; voir sur ce dernier point
l'édition en « paper-back », Oxford University Schelling, op. cit., p. 99, ainsi que l'intervention d'A.
Press, 1970), p. 160, et Erving Goffman, Strategic Rapoport in Kathleen Archibald (éd.), Strategic
Interaction, Oxford, Basil Blackwell, 1970, p. 90 lInteraction and Conflict, Berkeley, Institut of
et sq. L'extension que l'on donne ici à la notion International Studies, University of California,
de coup permet de contourner le problème 1966, p. 165; voir également Michel Dobry,
inutilement encombrant des coups dissimulés. Cette « Note sur la théorie de l'interaction
extension, il convient de le préciser, n'a plus de stratégique », Annuaire Ares, vol. I, 1977, p. 58-60).
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n'en a pas moins été interprétée comme une menace par les acteurs des «
événements » de mai et n'en a pas moins affecté leurs attentes et calculs.
On observera également qu'il n'y a aucune raison dans cette perspective de
considérer que les mobilisations sont propres aux « mécontents », aux «
opposants » ou aux « dominés » et qu'elles ne peuvent être dirigées que contre les
autorités en place (9). L'opposition du jeu des « agences de contrôle social » et des
mobilisations, aussi bien que celle de l'activité tactique des dominants et de l'activité
tactique des dominés représentent en fait un des points fragiles des conceptions
élaborées par certains des chefs de file de l'école de la mobilisation des ressources.
Cela ne veut nullement dire qu'il n'y a pas d'écarts entre les ressources et les
« répertoires d'action » des uns et des autres; ces écarts sont même, très souvent,
considérables, y compris dans de nombreux systèmes démocratiques (10). Mais on
aurait tort de déduire de tels écarts quelque différence de « nature » entre les
mobilisations oppositionnelles et celles qui sont activées par les agences de contrôle
social : la « loyauté » et la « défection » y renvoient à des mécanismes sociaux
comparables.
La définition proposée ci-dessus reste en outre neutre en ce qui concerne les
modes d'émergence et de propagation des mobilisations. Nous touchons là à une
autre des difficultés auxquelles nous confrontent nombre de travaux, qui attribuent
aux mobilisations un caractère centralisé. Plus précisément on suppose alors que les
mobilisations représentent l'activation par un centre ou une autorité de certaines
ressources — par exemple des engagements ou des liens ethniques — pour des
enjeux et en vue d'atteindre certaines fins définies par ce centre. Ainsi, pour Tilly,
la mobilisation d'une unité sociale se réalise par la médiation de divers mécanismes
qui peuvent se ramener à une sorte d'appel des ressources auquel procède une autorité
en cas de besoin (11). Si une telle perspective ne manque pas d'une certaine
pertinence descriptive (aussi bien dans des contextes fortement institutionnalisés,
comme les rappels des réservistes, que des situations moins « structurées », par
exemple le « manifeste des 121 » de septembre 1960, légitimant l'insoumission, ou
l'appel lancé à la population lors du putsh militaire d'avril 1961 par Michel Debré,
alors Premier Ministre), elle n'en constitue pas moins une source constante de
confusion. Non pas seulement parce que les « appels de ressources » gagneraient à
être appréhendés eux-mêmes comme des coups au même titre que les autres coups.
Mais, bien plus gravement, parce que la perspective visée tend ici à ignorer à la fois
la dimension stratégique et le caractère dispersé des processus de mobilisation.
La dimension stratégiquerenvoie au fait que, même dans les « appareils » les plus
contraignants, la mobilisation s'effectue toujours avec une médiation du calcul des
(9) Cf. A. Oberschall, Social Conflicts and (10) Cf. l'ensemble des débats autour des
Social Movements, op. cit., p. 28. Rappelons que thèmes « pluralistes », en particulier en ce qui
déjà Nettl, dans un cadre analytique encore concerne le fonctionnement fréquent des systè-
fortement marqué par la perspective du develop- mes démocratiques avec une « sous-représenta-
pement politique, avait opposé les mobilisations tion » stable de larges segments sociaux privés,
de direction descendante (ou « stalactite ») et les notamment, de ressources organisationnelles.
mobilisations de direction ascendante (ou « sta- (И) С. Tilly, From Mobilization to Revolu-
lagmite »); voir J.P. Nettl, Political Mobilization, tion, op. cit., p. 69 et sq.
London, Faber and Faber, 1967, p. 271-272 et les
remarques de F. Chazel, « La mobilisation
politique... », op. cit., p. 507-511.
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(12) C. Tilly, From Mobilization to Révolu- Change, op. cit., p. 54-55 et 72; pour une discus-
tion, op. cit., p. 69. sion intéressante de ce qui oppose, du point de
(13) Les raisons pour lesquelles il est impru- vue de leur « liquidité », les ressources indi
vident de parler des «liquidités politiques» à duelles et les ressources. collectives, voir D.H.
propos de certaines de ces ressources sont évi- Wrong, Power. Its Forms, Bases and Uses, Ox-
demment liées à ces points (voir, par exemple, ford. Basil Backwell, 1979, p. 130 et sq.
Ilchman et Uphoff, The Political Economy of
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(14) Voir notamment, sur ce fait structurel, due avec l'usage radicalement différent qu'en
dans des traditions théoriques sensiblement dis- fait, dans sa perspective propre, Luhmann.
tinctes, les contributions de Pierre Bourdieu, (15) C'est ce que vise en réalité Max Weber
« Les modes de domination », Actes de la recher- lorsqu'il fait état des « lois propres » aux institu-
che en sciences sociales, (2-3), 1976, 122-132 et tions religieuses, qu'il oppose à celles des « sphè-
Niklas Luhmann, The Differentiation of Society, res de vie » ou d'institutions « intramondaines »,
New York, Columbia Univ. Press, 1982 (1™ éd. des lois propres à la justice moderne ou encore de
allemande de la plupart des essais contenus dans celles du marché économique; voir Max Weber,
cet ouvrage : 1971). La notion de complexité Economie et Société, Paris, Pion, 1967, vol. I,
utilisée ici ne doit évidemment pas être confon- p. 586-587, 604 et 634 (le terme allemand utilisé
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activités « fonctionnelles » spécialisées propres à chaque secteur (le combat pour les
secteurs militarisés, l'activité pédagogique pour les systèmes scolaires, etc.) s'écartent
dans la plupart des cas des logiques sociales effectivement à l'œuvre dans la réalité,
et cela du simple fait que ces logiques sont façonnées par une historicité bien plus
chaotique et bien moins « fonctionnelle » que ne le voudraient certaines sociologies.
Cela dit, quelques spécialistes ont parfaitements perçu la place décisive revenant
dans le déroulement de certaines crises politiques aux logiques spécifiques qui
gouvernent l'activité des secteurs militarisés, et ce n'est pas nécessairement adhérer
à un point de vue normatif que d'admettre que ce type de logiques et celui qui est
propre aux champs politiques — du moins dans les systèmes démocratiques — sont
très loin de coïncider (16).
L'analyse des processus de crise doit examiner un aspect particulier de ces
logiques sectorielles, malgré — on ne l'ignore pas — les réelles difficultés, tant
théoriques qu'empiriques, que soulève l'exploration de cet aspect et qui ne seront
pas abordées ici. Il s'agit du degré d'objectivation, remarquablement élevé, que ces
logiques ont généralement acquis dans la période contemporaine. Le poids et le rôle
qu'ont au sein de ces logiques les processus qui produisent et qui maintiennent
Pimpersonnalité des rapports sociaux sectoriels aussi bien que la perception de ces
rapports en tant que faits ayant une réalité externe et contraignante par rapport à
leurs membres, sont à coup sûr bien plus importants aujourd'hui que ne peuvent le
suggérer les analyses que Weber a consacrées autrefois à l'objectivation caractérisant
les bureaucraties modernes ou le marché dans les économies monétaires (17). A côté
le plus fréquemment par Weber est à cet égard Cette question ne doit cependant pas être
Eigengesetzlichkeit). confondue avec celle de l'usage tactique que les
On remarque par ailleurs que si la variété de chefs militaires peuvent faire dans certaines
ces logiques sectorielles n'est pas entièrement circonstances du thème de la « spécificité » de
incompatible avec l'hypothèse, avancée par leur activité en tant qu'argument ou, plus
Bourdieu, d'une homologie structurelle entre les exactement, en tant qu'élément de légitimation d'un
divers champs sociaux dans les sociétés qui nous « coup », dans le cadre d'une confrontation
intéressent, il n'est pas certain toutefois que cette donnée : c'est d'ailleurs ce qui se passe un peu en
hypothèse soit la plus apte à rendre compte de la 1958 où la mobilisation multisectorielle, à
diversité des systèmes de clivages et des laquelle participe largement l'armée, se fait
configurations de positions que connaissent les secteurs partiellement pour ce qui est des militaires eux-mêmes,
dans un grand nombre de sociétés complexes au nom à la fois des « valeurs » professionnelles
contemporaines. En outre, et sans que l'on ait la et des « exigences » propres au savoir faire
possibilité de développer ici ce point, on peut spécialisé des militaires.
suggérer que toutes les fois que ces champs (17) Max Weber, Economie et Société, op.
sociaux différenciés se rapprochent un peu de cit., p. 633 et sq. en ce qui concerne le marché;
configurations structurelles homologues et pour ce qui est des bureaucraties modernes, on se
rendent ainsi davantage visibles les clivages entre reportera à l'édition en langue anglaise (la
dominants et dominés, cela tend à devenir un traduction française n'étant pas achevée), Economy
puissant facteur qui facilite la coordination tacite and Society, New York, Bedminster Press, 1968,
en cas d'émergence de mobilisations multisecto- vol. III, p. 956 etsq. Il convient de signaler, dans
rielles en leur sein (c'est là très probablement le sillage de Weber, les travaux de Pierre
l'un des ressorts des mobilisations constitutives Bourdieu, dont l'important article cité ci-dessus, et
des crises qu'ont subies certains systèmes ceux donnant une extension plus large à la
politiques de l'Est européen). Ajoutons que cette notion d'objectivation, de Peter L. Berger et
objection vaut également à rencontre de certains Thomas Luckmann, The Social Construction of
aspects de la théorie de la « congruence » des Reality, London, Penguin Books, 1971, lere
modèles d'autorité élaborée par Harry Eckstein édition 1966 (l'intérêt de cette extension se situe
(voir notamment H. Eckstein, « Authority dans la prise en compte de ce qui, dans le monde
Relations and Governmental Performance. A social, est perçu sur le mode de « ce qui va de
Theoretical Framework », Comparative Political soi » — taken for granted). Par « objectivation »
Studies, 2(2), 1969,269-326. nous désignerons ici l'ensemble de ces trois
(16) Voir en particulier J. Linz, Crisis, composantes.
Breakdown and Reequilibration, op. cit., p. 52.
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du cas bien connu des « lois » du marché économique, une excellente illustration du
caractère contraignant de ces logiques nous est offerte avec les difficultés que
rencontrent les organisations devant opérer sur plusieurs secteurs à la fois, par
exemple sur le champ politique et sur le champ des relations industrielles. Ces
organisations — même lorsque cela va à rencontre de leurs doctrines les plus
fermement affichées — sont condamnées à « gérer » leurs activités en fonction de
plusieurs logiques sectorielles. D'où, on le devine, un grand nombre de difficultés
pratiques, dont l'un des meilleurs exemples est fourni par les rapports délicats qu'ont
entretenus les partis ouvriers avec leurs « fractions » parlementaires, ces dernières
tendant «naturellement» à se laisser prendre par le jeu parlementaire (18). Le
comportement des parlementaires du R.P.F. après les élections législatives de 1951
suggère que ce type de conflits n'est en rien caractéristique des partis ouvriers.
On touche ici à la deuxième grande caractéristique « interne » des secteurs,
l'emprise que les logiques sectorielles tendent à manifester, en temps ordinaire, sur
les calculs des acteurs localisés dans les secteurs correspondants (au moins sur les
calculs concernant l'activité sectorielle). Les appréciations, anticipations et, plus
généralement, l'activité stratégique des acteurs s'effectue alors principalement en
fonction des enjeux, des règles du jeu, aussi bien « officielles » que pragmatiques,
des catégories de ressources, de la distribution particulière de ces ressources entre
les acteurs et, surtout, des repères, indices et instruments d'évaluation, de
prévisibilité et d'identification des situations propres à chaque secteur. On peut dire en ce
sens que, dans les conjonctures routinières, les secteurs se définissent par leur
capacité à réaliser la rétention des calculs de leurs membres, c'est-à-dire la fermeture
de l'espace de référence obligé de ces calculs. (Les secteurs se présentent dès lors à
l'analyse comme des zones d'interdépendance tactique locale des acteurs). C'est une
telle capacité de rétention des calculs au bénéfice du champ politique que révèle, par
exemple, le déroulement des nombreuses crises ministérielles qu'a connues la
IVRépublique, et on peut constater à partir des années 1947-1949 une remarquable
maîtrise par la « classe politique » d'un ensemble de rituels, tests, etc., qui ont fait
de ces « crises » des phénomènes routinisés dans lesquels l'imprévisible était
circonscrit et pour ainsi dire domestiqué (19).
Ce n'est qu'au plan de l'analyse qu'il est possible de distinguer les
caractéristiques structurelles que l'on vient d'évoquer de Y autonomie dont bénéficient les
secteurs. Cette autonomie, qui ne requiert pas de longues explications dans la
mesure où elle a déjà été largement explorée par la sociologie politique, est repérable
en particulier à partir d'une gamme étendue de technologies institutionnelles
accumulées et affinées depuis maintenant deux siècles, technologies que de
nombreux juristes, non sans les idéaliser quelque peu, ont décrit en se plaçant au point
de vue des membres individuels des secteurs. C'est ainsi que les diverses
incompatibilités de fonctions, immunités, innamovibilités, indemnités, etc.. ont pour pro-
(18) C'est pour cette raison également qu'il y tamment le cas, en France, du Parti Commu-
a beaucoup à apprendre de l'observation des niste).
organisations multisectorielles ayant réussi à (19) Voir, entre beaucoup d'autres, Philip
discipliner à leur profit leurs fractions parlemen- Williams, La vie politique sous la IV République,
taires ou qui, plus généralement, ont réussi à Paris, Armand Colin, 1971 (tr. de Politics in
maîtriser ce type ď insertion multiple (c'est no- Post-war France), p. 715-742.
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priété commune de viser à assurer à ces membres une capacité à se soustraire aux
interférences ou aux « pressions » externes. Ces technologies ne représentent en fait
que la partie émergée des ressorts sociaux de l'autonomie. Au-delà même de
l'existence de professionnels ayant des intérêts professionnels à la monopolisation
de leur activité, d'autres ressorts, comme l'existence fréquente de juridictions
internes aux secteurs, celle de terminologies ésotériques, de véritables « lois du
silence » vis-à-vis de l'extérieur, ou encore d'une micro-physique du marquage des
frontières sont restés pour l'instant moins fouillés sans que l'on puisse mettre en
doute leur efficacité. Il en est de même d'un aspect particulier sur lequel on aura
l'occasion de revenir, le jeu de rythmes temporels spécifiques aux routines et aux
procédures sectorielles, rythmes dans lesquels des auteurs comme Easton ou
Luhmann ont, avec raison, décelé une des plus puissantes composantes de
l'autonomie (20). Cette autonomie sectorielle ne saurait signifier — est-il besoin de l'ajouter
— quelque autosubsistance des secteurs ou leur isolement vis-à-vis de leur
environnement. Seulement les transactions de chaque secteur avec cet environnement
tendent à être soumises, dans les conjonctures routinières, à la logique spécifique de
ce secteur. C'est peut-être à ce point de vue que l'analyse systémique garde
aujourd'hui encore une certaine pertinence.
L'autonomie des secteurs n'implique pas davantage l'absence de transactions
collusives stables entre certains, au moins, de ces secteurs (on appellera alors réseau
de consolidation l'ensemble que forment ces secteurs). C'est même là l'une des
principales caractéristiques de la plupart des systèmes politiques contemporains et,
en particulier, des systèmes démocratiques. Les transactions collusives doivent
s'analyser dans ces cas comme de puissantes formes de domination intersectorielles,
les « Etats » modernes représentant, à rencontre de certaines visions monolithiques
et réificatrices, l'un des meilleurs exemples du fonctionnement de réseaux de
consolidation. En réalité, ce qui est en jeu dans les transactions collusives, ce sont
le maintien et la solidité des définitions institutionnelles que les secteurs donnent
d'eux-mêmes vis-à-vis tant de leurs environnements que de leurs propres agents. La
consolidation des systèmes politiques concernés est ainsi faite de reconnaissances
mutuelles et il s'agit, en ce sens, d'une propriété externe à chaque secteur particulier.
C'est ainsi que les transactions collusives sont productives d'un surplus, d'une valeur
ajoutée, d'objectivation (dans l'extension donnée plus haut à cette notion), ces
« reconnaissances » mutuelles intervenant entre des entités sociales déjà fortement
objectivées. On comprend dans ces conditions pourquoi les trajectoires des
confrontations au cours desquelles les rapports collusifs sont entre les secteurs formant un
réseau de consolidation risquent fort d'être sensiblement différentes de celles des
confrontations dans lesquelles ces rapports collusifs subissent une érosion ou une
rupture, comme c'est, par exemple, le cas de façon saillante en 1958 dans les rapports
entre le champ politique et les secteurs militarisés, qui montrent alors, quelles que
soient d'ailleurs les intentions de leurs agents, l'effondrement de leur appui mutuel.
Ainsi qu'on peut le discerner, en particulier, dans les cas où, comme dans la France
de 1981, des partis de gauche parviennent à emporter les élections et à former le
(20) Davis Easton, A Systems Analysis of \ Niklas Luhmann, The Differentiation of Society,
Political Life, Chicago, The University of Chi- op. cit., p. 142-143.
cago Press, 1965, notamment p. 67-69 et 443-447
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Revue française de sociologie
gouvernement (au sens large), les crises de collusion ne sont pas nécessairement
aussi spectaculaires qu'en 1958 : la position fragile du nouveau gouvernement, en
dépit de sa « légitimité » dans l'électorat, provient du relâchement, fréquent dans ces
cas, des routines de consolidation en provenance des secteurs du « réseau ». Ce n'est
que par leur rapprochement avec ces routines de consolidation que peuvent, par
exemple, devenir intelligibles les principes pragmatiques de « non-ingérence » qui
se retrouvent dans de nombreux systèmes politiques et qui font que leur respect
conduit des hommes politiques « responsables » à « fermer les yeux » sur certaines
activités, en général peu légitimes, d'autres secteurs appartenant au réseau de
consolidation (on peut rapporter au respect de telles règles — respect inattentif,
alors, à la réciprocité — l'attitude des gouvernements français vis-à-vis des autorités
militaires, spécialement dans la période 1956-1958, ces gouvernements « couvrant »
une série d'actes — détournement de l'avion de Ben Bella, bombardement de
Sakhiet, etc.. — qu'ils n'avaient pas décidés) (21).
Les propriétés structurelles que l'on vient d'énumérer appellent deux
observations complémentaires. Il ne fait pas de doute, tout d'abord, que, au moins dans les
systèmes démocratiques, une série de champs sociaux ou de « systèmes d'action »
fortement institutionnalisés possèdent de manière affirmée l'ensemble de ces
propriétés. Cela n'est pas vrai seulement pour les secteurs composant directement les
machineries étatiques. Les champs des entreprises économiques, même dans les
périodes les plus « keynesiennes », les institutions universitaires ou les secteurs de
représentation syndicale correspondent souvent à ce que recouvre la notion de
secteur. Y correspond également, lorsqu'on y regarde dans le détail, un conglomérat
organisationnel tel que celui qui s'est formé autour du Parti Communiste Français.
Mais d'autres systèmes peuvent s'en écarter sans que cela ne soulève à vrai dire de
difficulté, pas plus que le fait d'admettre que le dénombrement détaillé des secteurs
dans une société donnée — et c'est en cela aussi que l'on s'écarte de la démarche de
certains fonctionnalismes — est une question empirique.
Il serait erroné, en revanche, de transformer des différences de degré sur les
dimensions d'autonomie, d'objectivation, etc., en des différences de nature. Des
groupes, voire même des mouvements sociaux, au moins sur des courtes périodes (le
« mouvement » algérois en 1958, le « mouvement étudiant » en 1968), peuvent
souvent se caractériser par une certaine autonomie, une certaine capacité de
rétention des calculs, des instruments institutionnels d'objectivation du groupe, etc.. En
d'autres termes, la perspective ébauchée dans ces pages n'est en rien incompatible
avec une reconnaissance de la place qu'ont ces entités, et en particulier les groupes
sociaux, dans les jeux et les confrontations politiques. Mais cette perspective désigne
simultanément à l'attention certaines de leurs dimensions qui sont rarement prises
en compte (22).
(2 1 ) Tout aussi intéressante serait à cet égard à face »). Voir E. Goffman, La mise en scène de la
l'observation des cérémonies réparatrices qui vie quotidienne, IL Les relations en public, Paris,
peuvent intervenir lorsque, dans la terminologie Minuit, 1973, p. 101-180.
de Goffman, des « profanations » ont été perpé- (22) Dans cette direction, voir en particulier
trées contre le « territoire » d'un secteur (on l'ouvrage pionnier de Luc Boltanski, Les cadres.
transpose ici très librement certaines des analy- La formation d'un groupe social, Paris, Ed. de
ses que cet auteur consacre aux activités répara- Minuit, 1982.
trices dans les interactions quotidiennes de « face
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Michel Dobry
II n'est sans doute pas aisé de percevoir d'emblée l'enjeu, en ce qui concerne la
mise en évidence de la dynamique des crises politiques associées aux mobilisations
multisectorielles, des options que représente le cadre d'analyse que l'on vient de
définir. C'est pour cette raison qu'un examen de certains aspects du scheme
théorique proposé par Almond et Flanagan dans l'ouvrage collectif mentionné plus haut
présente un grand avantage. Ces auteurs — et ils ne sont pas les seuls — ont en effet
saisi l'impossibilité pour la science politique d'appréhender les crises politiques sans
prendre en compte de manière frontale ce que nous avons appelé la localisation
multisectorielle des confrontations politiques. L'intérêt de leur travail récent tient, en
outre, aux intuitions qui y sont présentes et qui se ramènent, en gros, aux deux
propositions suivantes : — la « valeur » des ressources politiques dans les
conjonctures de crise politique connaît en général de très sensibles fluctuations; — les
fluctuations de cette « valeur » des ressources politiques ne sont pas sans rapport
avec la dimension multisectorielle des crises politiques (la terminologie d'Almond et
Flanagan est, bien entendu, sur ce dernier point, un peu différente).
Entrons davantage dans le détail. L'objectif que se sont donné Almond et al. est
d'essayer, grâce à un dispositif assez complexe, de dégager, pour les phases de
« rupture » (23) que ces auteurs ont discerné dans l'évolution des crises politiques,
un ensemble de coalitions susceptibles d'y mettre fin — d'apporter, en ce sens, une
« solution ». Des coalitions se forment alors en fonction, grosso modo, des
préférences des acteurs, des ressources politiques propres à chaque acteur et du « potentiel
de gouvernement » attribué par les acteurs à chaque coalition potentielle, ce dernier
facteur intégrant en son sein la « distance » pouvant exister entre les acteurs, ou, si
l'on veut, leur potentiel de « dissonance interne » (24). L'ambition ultime au plan
empirique est alors de montrer que la « solution » effectivement intervenue — la
(23) Pour la présentation des différentes p. 74-98. Il va de soi qu'il ne s'agit ici que d'un très
phases et de la logique intellectuelle qui sous- sommaire résumé d'une construction que, non
tend un tel scheme séquentiel, voir G. Almond, sans quelques raisons, Brian Barry a pu qualifier
«Approaches to Developmental Causation» de « structure rococo »; voir В. Barry, « Review
dans Crisis, Choice and Change, op. cit., en Article : Crisis, Choice and Change », British
particulier p. 20-36 et surtout S. Flanagan, « Mo- Journal of Political Science, 5 (7) janvier 1977, p.
dels and Methods of Analysis», op. cit., p. 48-50. 99-113 (Гге partie) et avril 1977, p. 217-253
(24) S. Flanagan, « Models and Methods... », (2e partie).
407
Revue française de sociologie
coalition qui s'est formée dans chaque cas historique de crise — appartient bel et
bien à l'ensemble des coalitions ainsi dégagé (25).
C'est en fait en vue de procéder aux mesures nécessaires à la spécification dfs
différentes coalitions possibles que Almond et al. ont été amenés à distinguer trois
types de ressources politiques — les positions institutionnelles détenues par les
différents acteurs, leur influence et enfin les moyens coercitifs à leur disposition —
et surtout à leur faire correspondre trois arènes distinctes de « prise de décision »,
respectivement l'arène institutionnelle, l'arène où joue l'influence et enfin l'arène sur
laquelle sont confrontées les ressources coercitives. C'est en ce point qu'intervient
l'intuition signalée plus haut, car ces diverses arènes ne sont pas censées peser d'un
même « poids » selon les diverses étapes distinguées par les auteurs à l'intérieur de
la « phase de rupture » propre à chaque crise. La « valeur » des ressources —
importante, car c'est sur elle que s'effectuent, en principe, les calculs stratégiques
prêtés aux protagonistes des crises — fluctue donc avec le « poids » de l'arène sur
laquelle ces ressources opèrent (26).
Mais c'est en ce point également que l'on rencontre l'obstacle qui n'a pas permis
à ces auteurs de déboucher sur une appréhension satisfaisante de la dynamique des
crises. Et cet obstacle coïncide justement avec ce que l'objectif théorique des auteurs
détermine comme priorité empirique, la mesure ou l'imputation d'une « valeur » aux
différentes ressources et d'un « poids » aux différentes arènes. A première vue, rien
de plus légitime pourtant, de plus louable même, que ce souci de la mesure. A y voir
de plus près cependant, on se rend compte rapidement que, faute, dans la plupart
des cas, de mesures « naturelles » de la « valeur » des ressources et du « poids » des
arènes que le chercheur n'aurait plus qu'à enregistrer, ce dernier aura tendance à
assigner une valeur aux ressources en fonction des effets, des conséquences repéra-
bles de l'utilisation ou de la « mobilisation » de ces ressources qu'il aura cru pouvoir
déceler, alors même que, on s'en souvient, la « valeur » des ressources est censée
expliquer — pour une large partie — les conséquences de leur mobilisation ou
utilisation, c'est-à-dire la formation de certaines coalitions et l'impossibilité de la
formation de certaines autres (27).
Mais il y a plus grave que cette circularité et, surtout, plus immédiatement
pertinent pour notre propos. C'est que ce souci de la mesure, à rapprocher, pour des
raisons que l'on va expliciter maintenant, de ce que Marion Levy a pertinemment
appelé quelque part « the fallacy of inutile measurement », entraîne plusieurs
conséquences fâcheuses (28).
D'une part, ce souci interdit à ces auteurs d'exploiter l'intuition que l'on a
signalée ci-dessus, à savoir l'idée d'une variation du poids des arènes. La conception
de ces dernières demeure de ce fait fixiste : ces arènes ne fontionnent dans le scheme
théorique d'Almond-Flanagan que comme des catégories comptables. Ces auteurs ne
peuvent, dès lors, percevoir qu'avec les mobilisations multisectorielles, ce sont les
rapports entre « arènes », leur autonomie, les logiques sociales qui gouvernent leurs
affrontements ou compétitions internes qui sont transformés. Ils se condamnent en
(25) S. Flanagan, « Models and Methods... », (28) Marion J. Levy, Jr., « Does it Matter if
op. cit., p. 92. he is Naked ? Bawled the. Child », in K. Knorr et
(26) Ibid., en particulier p. 76-81. J.N. Rosenau, Contending Approaches to Interna-
(27) Sur les procédures d'estimation, voir tional Politics, Princeton, Princeton University
ibid., p. 77 et surtout, l'appendice A, p. 651-681. Press, 1969, p. 98.
408
Michel Dobry
(29) Ces critiques se situent à l'exact opposé simplement pas tenable, même en ce qui
de celles que B. Barry a formulées, au moins en concerne les démocraties constitutionnelles (B.
ce qui concerne ce point. Défendant une utilisa- Barry, « Review Article... », 2e partie, p.
tion plus orthodoxe de la théorie des coalitions, 219-220).
cet auteur reproche en effet à Almond et Flâna- (30) L'expression apparaît dans Linz, Crisis, .
gan d'avoir essayé d'élargir l'espace social où les Breakdown, and Reequilibration, op. cit., p. 68 et,
coalitions sont censées se former à des arènes sur avec des connotations voisines de l'utilisation
lesquelles des règles du jeu ne sont pas bien qu'on en fait ici, dans Oran Young, The Politics of
connues. Le problème est que, surtout dans les Force, Bargaining during International Crises,
conjonctures de crise, le postulat que les règles Princeton, Princeton University Press, 1968, p.
du jeu constitutionnel sur l'arène des ressources 63-9S (ouvrage qui, malgré son domaine empiri-
institutionnelles demeurent stables et comman- que, présente un grand intérêt pour notre
prodent les calculs des acteurs politiques n'est tout pos).
409
Revue française de sociologie
(31) C'est notamment lorsqu'on y regarde de perception de la distance entre les principaux
près, le cas du scheme théorique d'Almond-Fla- acteurs et de la répartition des ressources entre
nagan (op. cit., p. 87), le « moteur » de cette eux (voir aussi p. 682-684).
intensification étant, en gros, représenté par la
410
Michel Dobry
militaires algérois et à laquelle, d'ailleurs, les deux parties paraissent avoir été
attachés. Une des conséquences les plus intéressantes de l'interdépendance tactique
élargie se situe dans l'extrême difficulté que les acteurs politiques éprouvent alors à
maîtriser ou contrôler les effets de leurs coups — même lorsqu'il s'agit de purs
« messages » — et tout particulièrement les interprétations qui leur seront attachées
(c'est en fonction de cela que le général de Gaulle, par ses quelques interventions
ouvertes et par ses marchandages couverts, a effectivement « bien joué » au cours
de cette crise de 1958).
c) L'incertitude structurelle, troisième grande propriété des conjonctures
politiques fluides, a pour principale composante l'effacement des indices, repères et
instruments d'évaluation constitutifs des logiques sectorielles, point que l'on a déjà
rencontré dans la discussion du scheme théorique d'Almond-Flanagan, et qui
n'exige pas de développements étendus (32). Il convient cependant d'ajouter que
quelques autres éléments peuvent contribuer à l'effondrement de définitions
routinières des situations auxquels sont alors confrontés les acteurs. Il s'agit par exemple
des déperditions d'objectivation spécifiquement liées aux éventuelles crises de
collusion, et des effets de l'interdépendance élargie mentionnée à l'instant, par
lesquels le contrôle dont disposent les acteurs sur la signification et la portée de leurs
propres actes est réduit. De là provient cette étrange rareté des coups irréversibles,
c'est-à-dire des engagements (commitments) au sens que donne Schelling à cette
notion (33), cette prudence tactique à laquelle sont condamnés les acteurs et qui
constitue l'une des composantes les plus fascinantes des « climats » particuliers à
certains épisodes historiques (en 1958, du côté gouvernemental, aucun coup
irréversible n'est joué jusqu'à l'investiture du Général de Gaulle, le marchandage tacite
d'une définition « légaliste » de la situation offrant un exemple typique d'une
activité tactique contournant toute irréversibilité, mais aussi se privant des avantages
de se présenter à ses adversaires en ayant « brûlé ses vaissaux ». Toute aussi
intéressante est, sur un autre registre, la véritable inhibition tactique qui paraît avoir
frappé le « mouvement étudiant » dans les journées, perçues comme « décisives »,
des 29 et 30 mai 1968).
Arrêtons-nous un instant aux propriétés qui viennent d'être présentées. Ces
propriétés ne constituent en fait que les résultats du choix de points de vue un peu
décalés les uns par rapport aux autres sur les mêmes processus sociaux. On pourrait
sans trop de mal allonger leur liste et ce ne serait pas un pur exercice formel toutes
les fois que cela donnerait à voir des phénomènes mal perçus jusque là. Ainsi on
pourrait s'interroger sur ce que devient dans ces conjonctures de crise l'hétérogénéité
des logiques sociales caractérisant les sociétés complexes : on devra conclure alors
à une sorte d'homogénéisation tendancielle, une simplification de l'espace social, ce
(32) Si cette forme d'incertitude structurelle des rapports sociaux dans et entre les secteurs
peut être rapprochée de celle dont fait état Stein- affectés par les mobilisations multisectorielles,
bruner, ce à quoi renvoie l'aspect « structurel » état qui peut avoir pour effet — parmi d'autres —
de l'incertitude ne coïncide pas entièrement dans l'impossibilité relevée par cet auteur (voir J.D.
les deux formes. Dans le cas de la perspective Steinbruner, The Cybernetic Theory of Decision,
proposée par Steinbruner, il concerne l'impossi- Princeton, Princeton University Press, 1974, p.
bilité, dans certaines situations, de spécifier à la 17-18).
fois la gamme (l'ensemble) des résultats possibles (33) T. Schelling, The Strategy of Conflict,
d'une ligne d'action et les probabilités d'occu- op. cit., surtout p. 121-123.
rence de ces résultats. Il concerne ici plutôt Y état
411
Revue française de sociologie
(34) Par exemple, Aristide R. Zolberg, (35) Dans une étude plus ample, en voie
« Moments of Madness », Politics and Society, d'achèvement, intitulée provisoirement Eté-
hiver 1972, p. 183-207 et, en ce qui concerne la ments pour une théorie des conjonctures politi-
crise polonaise de 1 980- 1 98 1 , les observations de q»es fluides.
Jadwiga Staniszkis, Pologne. La révolution
autolimitée, Paris, P.U.F., 1982, p. 133 et sq.
412
Michel Dobry
A la condition que l'on tienne compte de ces remarques, le scheme théorique que
l'on vient de présenter et les implications qu'il est possible d'en faire dériver,
permettent de rendre raison d'une série importante et diversifiée de phénomènes
observables dont on n'examinera dans le cadre limité de cet article, et ce trop
sommairement, que trois exemples, concernant le « tempo » propre aux
conjonctures critiques, les transformations que connaissent alors les champs politiques et,
enfin, les invariants de ces technologies institutionnelles particulières que sont les
divers « états de crise ».
(36) Par exemple, Philip P. Williams, Wars. since 1968, London, Macmillan, 1978, vol. II, p.
Plots and Scandals in Post-war France, London, 277-298; voir également, en ce qui concerne les
Cambridge University, Press, 1970, p. 3-16. « changements de registre » de ce type de
(37) Alessandro Pizzorno, « Political Ex- conflits, Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud,
change and Collective Identity in Industrial Conflits de travail et changement social, Paris,
Conflict », in C. Crouch et A. Pizzorno (eds.), The P.U.F., 1978, p. 193.
Resurgence of Class Conflict in Western Europe
413
Revue française de sociologie
A première vue l'hypothèse formulée par Linz, mais aussi l'image qui lui est
associée, paraissent incompatibles avec le système de propositions développé
ci-dessus. Cette incompatibilité à elle seule justifierait qu'on s'y arrête. Mais s'y
ajoute de surcroît le fait que cette hypothèse touche, on va le voir, à certains des
(38) Voir, par exemple, sur l'importance de symboliques », Actes de la recherche en sciences
la dimension temporelle dans le déroulement des sociales, (13) 1977, p. 40. Cette observation
crises politiques, Juan L. Linz « Time and Re- présente en outre l'avantage de fournir un indice
gime Change », communication au Congrès empirique commode pour l'évaluation de l'am-
d'Edimbourg de l'I.P.S.A. (16-21 août 1976). pleur de l'unification et de l'homogénéisation de
(39) P. Bourdieu, « La production de la l'espace social,
croyance : contribution à une économie des biens
414
Michel Dobry
aspects parmi les plus intéressants et les plus difficiles à cerner des processus de crise
politique. Le rétrécissement de l'arène politique intervient, dans la perspective
élaborée pour Linz, à l'intérieur d'une séquence historique particulière des crises des
régimes démocratiques, séquence marquée par une ouverture, de la part de certains
« leaders » du régime, à l'opposition déloyale (c'est-à-dire qu'il s'agit là de l'un des
mécanismes-clefs des « révolutions légales » dont la crise de 1958 fournit une
illustration atypique du fait de son issue) (40). Linz rapporte ce rétrécissement à
plusieurs facteurs ou composantes. Il s'agit d'abord du caractère secret des
négociations qui s'engagent entre les « leaders » du régime et leurs adversaires, ce qui a pour
effet de placer hors du jeu une large partie des responsables et des parlementaires
des partis pro-gouvernementaux et, au-delà, du personnel politique traditionnel. A
l'opposé de cette évolution, des « intermédiaires », plus ou moins extérieurs au jeu
politique routinier, sont amenés à y jouer un rôle important. La montée des
« pouvoirs neutres » — l'armée ou les hauts fontionnaires (41) — représente un
autre de ces facteurs. Linz mentionne enfin le jeu propre de certains groupes
d'intérêts recherchant une solution à la crise (organisations patronales, églises,
syndicats et, aussi, l'armée, cette fois en tant que groupe d'intérêt spécifique) (42).
L'ensemble de ces facteurs contribue à transférer le processus politique de l'arène
parlementaire à une autre arène, « invisible » et bien plus réduite. Dernière
notation : le rôle important que jouent alors les petits groupes d'individus, ce qui
expliquerait, dit Linz, l'attrait dont bénéficient les interprétations en termes de
« conspiration » (43).
Une large partie du problème se laisse évacuer facilement. C'est l'une des
fonctions du bref inventaire que l'on vient de faire : il n'est pas certain en effet que
le choix du terme « rétrécissement » (narrowing) pour désigner cet ensemble de
processus soit très heureux. La localisation des marchandages, qui, en fait,
débordent systématiquement l'espace de l'arène politique légitime, le rôle qu'y jouent les
groupes d'intérêts et les « pouvoirs neutres », comme l'intervention ď «
intermédiaires » externes au jeu politique ordinaire font davantage penser à une extension de
l'arène politique ou, mieux, à son décloisonnement. Autrement dit, pour peu que ces
divers traits puissent être effectivement observés dans les processus de crise, il n'y
a là rien qui contredise les hypothèses avancées plus haut. Il en est un peu de même
de la marginalisation — de la perte de poids — que connaît dans ces circonstances
une partie de la « classe politique » traditionnelle. Un tel trait peut être sans mal
rapporté aux effets de l'unification tendancielle de l'espace social. Dans la
perspective relationnelle développée ici il serait en fait très improbable que les rapports
internes et les distributions de ressources propres aux secteurs affectés par les
mobilisations mustisectorielles aient quelques chances de rester absolument intacts.
Cependant, dans l'état actuel des connaissances, rien ne permet de prédire, en
général, dans quel sens s'effectueront dans un secteur donné les « redistributions des
cartes » (44), si ce n'est le fait que les divers acteurs d'un secteur, par exemple le
(40) Juan J. Linz, Crisis, Breakdown and (44) Les redistributions sont en effet dépen-
Reequilibration, op. cit., p. 75-80. dantes, entre autres, de l'évolution même du jeu,
(41) Ibid., p. 70. c'est-à-dire du détail de l'enchaînement des
(42) Ibid., p. 53. coups.
(43) Ibid., p. 76.
415
Revue française de sociologie
champ politique, ne sont pas toujours placés de la même manière — i.e. ne disposent
pas des mêmes ressources — dans les jeux multi- et inter-sectoriels (45).
En ce qui concerne la partie délicate du problème du « rétrécissement », on se
contentera de quelques brèves indications. La première a pour objet les négociations
secrètes. La place de ces négociations n'a sans doute pas l'importance que lui
suppose Linz et cela pour une raison décisive : les négociations secrètes n'échappent
pas aux effets tendanciels de l'interdépendance tactique élargie. Les promesses,
menaces, engagements — c'est-à-dire les coups qui les constituent — sont déchiffrés
en regard des autres formes de marchandages, marchandages affichés et surtout
marchandages tacites, ces derniers véhiculant d'ailleurs une information d'autant
plus « crédible » qu'elle est, pour la plus large part, non intentionnelle (46). C'est
cette « structure » des marchandages qui explique notamment la possibilité et
l'efficacité de coups transgressant le secret, tel le fameux communiqué du
27 mai 1958 par lequel de Gaulle révélait en particulier ses marchandages avec les
« leaders » du régime. Dès lors, même lorsqu'il s'agit de coopter une opposition
déloyale, les négociations secrètes ne sauraient constituer une sorte de niveau
« profond » ou « déterminant » du marchandage. En outre, l'éminence des
négociations « centrales » évoquées jusque là ne doit pas dissimuler l'extension sociale du
marchandage qui dans les conjonctures fluides tend à croître considérablement, ne
serait-ce que du fait de l'effacement de l'emprise des définitions routinières des
situations liées aux logiques sectorielles (ce phénomène est particulièrement sensible
à l'intérieur même des acteurs collectifs). Cette extension sociale du volume et des
objets du marchandage permet de désigner un dernier aspect du problème du
rétrécissement sousjacent à l'hypothèse de Linz, et qui pourrait déboucher sur une
reformulation de cette hypothèse. Il s'agit de l'incontestable focalisation de
l'attention des acteurs sur les négociations « centrales » (mais aussi sur certains
personnages). L'intelligibilité de ce phénomène, dont les conditions sociales d'émergence
tiennent, notamment, à l'effacement des définitions institutionnelles de ces
situations, paraît devoir être recherchée dans le jeu des « saillances » culturelles et
situationnelles, c'est-à-dire de points de coordination tacite des attentes et
perceptions des groupes et individus privés (tendanciellement) de mécanismes et indices
plus routiniers d'anticipation et d'évaluation des situations. Au total, la sociologie
politique gagnerait sans doute à rapprocher l'hypothèse du « rétrécissement » de
l'arène politique de la question de l'émergence des « leaders charismatiques » qui,
tels de Gaulle en mai 1958 ou Mendès-France en mai 1968, pourraient n'être d'abord
que de bons « points de coordination tacite », même si la respectable notion de
« charisme » devait y perdre un peu de son charme (47).
(45) La reformulation de l'hypothèse de Linz (46) L'usage fait ici de la notion de mar-
présentée ici permet de repérer les transforma- chandage tacite où la transmission de l'informa-
tions sensibles qui affectent le champ politique y tion est inséparable de l'échange des coups est
compris en ce qui concerne la crise de 1958 (voir, proche de la perspective développée par Schel-
en sens inverse, S.F. Cohn, Loss of Legitimacy ling, The Strategy of Conflict, op. cit., en particu-
and the Breakdown of Democratic Regimes: the lier les chap. 4 et 5.
Case of the Fourth Republic, Columbia Univer- (47) Voir, sur les « points focaux », Schel-
sity, Ph. D. diss., 1976, p. 329 et sq.). ling, op. cit., en particulier p. 111-115.
416
Michel Dobry
(48) On consultera avant tout : Clinton Ros- logies de manipulation des crises dans les systè-
siter, Constitutional Diktatorship. Crisis Go- mes politiques contemporains les plus divers,
vernment in the Modem Démocraties, New York, voir les brèves observations de Joyotirindra Das
Harcourt, Brace and World, 1963 (lere éd. : 1948); Gopta, « A Season of Caesars: Emergency Regi-
Geneviève Camus, L'état de nécessité en démocra- mes and Development Politics in Asia », Asian
tie. Paris, L.G.D.J., 1965 et Paul Leroy, L'or- Survey, 18(4) 1978, en part. p. 317.
ganisation constitutionnelle et les crises, Paris, (49) Voir, par exemple, Michèle Voisset,
L.G.D.J., 1966. L'ensemble de ces travaux privi- L'article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958,
légie les différences opposant les régimes juridi- Paris, L.G.D.J., 1969, 105-110, 124-126 et
ques de la mise en œuvre de ces technologies et 133-136; voir aussi Jean-Louis Quermonne,
tend à ignorer leurs ressorts mêmes, c'est-à-dire « L'art. 16 et la défense de la République »,
ce par quoi est tentée une « normalisation » de la Revue de l'action populaire, juin 1961, p. 701 et
situation. Sur la remarquable parenté des techno- sq.
417
Revue française de sociologie
œuvre vise en les plaçant, si l'on peut dire, dans des situations olsoniennes (situations
où les stratégies de « free-tiding » s'imposent de façon massive aux individus et
affectent ainsi Г « être » même, l'emprise, de certains acteurs collectifs). Dans de tels
cas, la réduction observable de l'incertitude structurelle n'équivaut nullement à un
retour à des configurations routinières des rapports intersectoriels.
(50) Cela ne veut nullement dire que l'iden- absurde dans ce domaine empirique que la tenta-
tification de « ce qui se passe en amont » soit tion totaliste, et c'est bien en mutilant cette
sans intérêt. Cette identification est importante réalité que Ton a quelques chances d'ajouter une
en particulier lorsqu'il s'agit de comprendre les plus-value de connaissances au stock de ce que
conditions sociales du « décollage » d'une mobi- les acteurs sociaux savent déjà,
lisation. Ajoutons simplement que rien n'est plus
418
Michel Dobry
partage entre systèmes politiques, pertinente pour les hypothèses présentées dans les
pages qui précèdent, ne recouvre pas la distinction des systèmes démocratiques et de
ceux qui ne le sont pas. Une implication en est qu'il n'y a aucune raison sérieuse de
penser que, au moins de ce point de vue, ces systèmes démocratiques seraient par
« nature » plus vulnérables que d'autres.
Michel DOBRY
Université de Lyon III
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