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Revue française de sociologie

Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques :


un point de vue heuristique
Monsieur Michel Dobry

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Dobry Michel. Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue heuristique. In: Revue
française de sociologie, 1983, 24-3. Aspects de la sociologie politique. Etudes réunies et présentées par François Chazel et
Pierre Favre. pp. 395-419;

doi : 10.2307/3321867

https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1983_num_24_3_3672

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Abstract
Michel Dobry : Multisectorial mobilization and the dynamics of political crises : a heuristic viewpoint.

The article aims to bring to the fore a series of tendential properties characterizing those political crises
that are associated with a particular type of mobilization, called here multisectorial mobilizations, which
involve simultaneously several differentiated and autonomous social spheres. These properties can be
well understood only if the analysis of political crises takes into account the tactical activity of their
protagonists, the moves exchanged, and also — here the A. departs from the « resource mobilization »
approach — the transformations of the very state of the political systems that may result from these
multisectorial mobilizations.

Résumé
Michel Dobry : Mobilisations multisectorielles et dynamique des crises politiques : un point de vue
heuristique.

Cet article a pour objet la mise en évidence d'une série de propriétés tendancielles qui caractérisent
les crises politiques associées à une classe particulière de mobilisations, celles qui se déploient
simultanément dans plusieurs sphères sociales différenciées et autonomes (ou mobilisations
multisectorielles). L'intelligibilité de ces propriétés suppose que l'on tienne compte dans l'analyse des
crises politiques de l'activité tactique de leurs protagonistes, des coups échangés, mais aussi — et en
cela on s'écarte de l'approche de la « mobilisation des ressources » — des transformations d'état des
systèmes politiques qui peuvent résulter des mobilisations multisectorielles.

Zusammenfassung
Michel Dobry : Multisektorielle Mobilisierungen und Dynamik der politischen Krisen : ein heuristischer
Standpunkt.

Dieser Aufsatz hat zum Ziel, eine Anzahl tendenzioneller Eigenschaften hervorzuheben, die die
politischen Krisen auszeichnen, in Verbindung mit einer besonderen Reihe von Mobilisierungen, die
sich gleichzeitig in mehreren unterschiedlichen und autonomen sozialen Sphären entwickeln (das
heisst : multisektorielle Mobilisierungen). Das Verständnis dieser Eigenschaften setzt voraus, dass
man in der Analyse der politischen Krisen, die taktische Aktivität ihrer Protagonisten berucksichtigt, die
gegenseitigen Angriffe, aber auch — und hierin entfernt man sich von der Ansicht der «
Ressourcenmobilisierung » — die Wesensveranderungen der politischen Système, die aus den
multisektoriellen Mobilisierungen hervorgehen können.

Resumen
Michel Dobry : Movilizaciones multisectoriales y dinámica de las crisis políticas : un punto de vista
eurístico.

Procura ese articulo evidenciar una série de propiedades tendenciosas que caracterizan las crisis
políticas asociadas a una clase peculiar de movilizaciones, las que se desarrollan juntamente en
varias esferas sociales diferenciadas y autónomas (о movilizaciones multisectoriales). Supone la
intelegibilidad de esas propiedades que, en el análisis de las crisis políticas, se considerán la actividad
táctica de sus protagonistas, los golpes dados, pero también — y con eso se aparta de la
aproximación de la « movilización de los recursos » las transformaciones de estado de los sistemas
politicos que pueden resultar de las movilizaciones multisectoriales.
R. franc. socioL, XXIV, 1983, 395-419

Michel DOBRY

Mobilisations multisectorielles et dynamique


des crises politiques :
un point de vue heuristique *

II aurait été assurément séduisant de commencer cet article en paraphrasant ainsi


Clausewitz : « la crise est la continuation des rapports politiques par d'autres
moyens ». Par d'autres moyens ? Rien ne nous permet d'affirmer que même les
moyens mis en œuvre dans les conjonctures de crise soient radicalement « autres »,
radicalement différents de ceux qui ont cours dans des conjonctures plus routinières.
C'est dire déjà que l'un des principes de construction du système d'hypothèses que
l'on présentera partiellement ci-dessous correspond au choix d'un point de vue
continuiste sur les processus de crise politique, ce qui signifie aussi, entre autres,
l'abandon de toute interprétation de ce type de phénomène, et des types voisins,
privilégiant les frustrations et les « déviances » psychologiques, la pathologie et les
« déséquilibres » sociaux ou encore l'irrationalité individuelle et collective. En cela
ce système d'hypothèses peut être légitimement rapproché de toute une série de
travaux récents se rattachant à une perspective qui tend à prendre désormais le profil
d'une école, celle de la mobilisation (ou de la gestion) des ressources (1)
II s'en rapproche également par un autre de ses traits, lié d'ailleurs au point de
vue continuiste : la prise en compte systématique, par l'analyse et l'explication, de
l'activité tactique des acteurs des crises. En d'autres termes, il s'agit là d'un
déplacement de l'intérêt vers ce qui se joue dans les processus de crise eux-mêmes
aux dépens d'une attention trop exclusivement accordée aux seules « causes »,
« conditions » et autres déterminants des crises, censés tout expliquer ou,
éventuellement, à leurs résultats (chute d'un régime, retour à un statu quo, défaite d'un camp,

(*) Cet article reprend, en le condensant et le Partial Theory », American Journal of Sociology,
modifiant légèrement, le texte de la communica- 52(6) 1977, 1212-1241; Charles Tilly, Front
tion que nous avons présentée au XIIe Congrès de Mobilization to Revolution, Reading, Mass.,
l'Association internationale de science politique Addison-Wesley, 1978; Mayer N. Zald et John D.
à Rio de Janeiro (9-14 août 1982). Nous remer- McCarthy (eds.), The Dynamics of Social Move-
cions Jean Leca, Bernard Lacroix, Juan Linz, ments, Cambridge, Mass., Winthrop, 1979. Pour
ainsi que, lors de sa mise au point définitive, une large part, ces travaux retrouvent, sans que
François Chazel et Pierre Favre pour les com- leurs auteurs en soient, semble-t-il, parfaitement
mentaires et les suggestions dont ce travail a conscients, l'inspiration de certaines analyses
bénéficié. externes à cette école, comme, par exemple,
(1) Parmi les plus représentatifs de ces tra- celles de F.G. Bailey, Les règles du jeu politique,
vaux on doit citer : William Gamson, Power and Paris, P.U.F., 1971 (tr. de Stratagems and Spoils.
Discontent, Homewood, 111, Dorsey Press, 1968; A Social Anthropology of Politics, 1969) ou W.F.
Anthony Oberschall,
Movements, EnglewoodSocial
Cliffs,
Conflict
Prentice
and Social
Hall, Illchman
of Change,et Berkeley,
N.T. Uphoff,
Univ.TheofPolitical
California
Economy
Press
1973 ; John D. McCarthy et Mayer N. Zald, « Re- 1969.
source Mobilization and Social Movements : A

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« changement » — catégorie fourre-tout) qui, bien souvent, ne tiennent qu'à de


minuscules contingences historiques et dont on aurait tort de décider hâtivement
qu'ils « résument » ou « reflètent » en quelque manière « ce qui se passe » dans le
déroulement même des crises.
Le troisième principe s'écarte en revanche sensiblement de ce que postulent
certains des chefs de file de l'école de la mobilisation des ressources. On cherchera
en effet à penser l'activité des protagonistes des crises à travers ses rapports aux
contextes « structurels » (terme aussi délicat à manier que celui de « crise »), que
l'on supposera variables, de cette activité. On s'orientera vers une spécification de
divers types de conjonctures politiques conçues en tant qu'états particuliers des
systèmes politiques concernés.
En ce sens l'analyse présentée dans ces pages tente d'articuler une perspective
que l'on peut dire clausewitzienne (l'hypothèse continuiste) et une perspective
récusée, à tort, par certains des promoteurs de l'approche de la mobilisation des
ressources, la perspective durkheimienne (la distinction d'états « organiques » et
d'états « critiques » d'une même société) (2).
L'objet de cet article se limitera à la présentation de certaines des lignes de force
de ce système d'hypothèses. On le fera en deux étapes. La première précisera les
instruments d'analyse nécessaires à l'exploration des processus de crise politique
dans les sociétés qu'on appellera complexes et dont les systèmes démocratiques —
pour des raisons qui, on l'espère, apparaîtront clairement plus loin — ne constituent
que des variantes particulières. A la suite de ces développements assez ingrats, mais
inévitables, la deuxième étape permettra d'identifier les principales propriétés
tendancielles de la dynamique des crises politiques associées à une classe
particulière de mobilisations (celles qui se déploient simultanément dans plusieurs sphères
ou champs sociaux différenciés) avant d'aborder brièvement certaines des
implications empiriques de la mise en évidence de cette dynamique. f
A chacune de ces étapes, on confrontera, sur des points particuliers, la
perspective ébauchée dans cet article à certaines des approches qui ont permis ces dernières
années à l'étude des processus de crise politique de connaître des avancées sensibles.
On sollicitera ainsi les travaux déjà évoqués de l'école de la mobilisation des
ressources, pour ce qui touche à l'appréhension des mobilisations politiques, le
modèle élaboré par Almond, Flanagan et al, pour leur conception de la fluctuation
de la « valeur » des ressources politiques dans les conjonctures de crise; et, enfin,
la conceptualisation, plus historienne, proposée par Linz, qui a le mérite d'attirer
l'attention sur certains des aspects cruciaux de ces conjonctures, comme par

(2) La première dépouillée toutefois de la p. 272 et suivantes; sur Clausewitz, une interpré-
tentation de penser la continuité à partir du tation « finaliste » ou instrumentale de l'hypo-
schème « fins-moyens », la seconde débarrassée, thèse continuiste, celle de Raymond Aron, Penser
quant à elle, de toute référence à une quelconque . la guerre, Clausewitz, t. 1 (l'Age Européen), Paris,
pathologie sociale (voir, sur les états «organi- Gallimard, 1976 et , pour une critique de cette
ques » et « critiques » dans la sociologie de interprétation, Michel Dobry, « Clausewitz et
Durkheim, Bernard Lacroix, Durkheim et le l'« entre-deux », ou de quelques difficultés d'une
politique, Paris, Presses de la Fondation Natio- recherche de paternité légitime », Revue fran-
nale des Sciences Politiques, et Montréal, Presses çaise de sociologie, 17, (4), 1976, 652-664).
de l'Université de Montréal, 1981, en particulier

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exemple, ce que cet auteur a appelé le « rétrécissement de l'arène politique » ou


encore la dimension temporelle — le « tempo » — propre aux crises (3).
On a fait le choix d'alimenter cette démarche, au plan empirique, par des
références aux crises politiques qu'a connues la société française de l'après-guerre.
Il ne se justifie que par la relative facilité d'un contrôle détaillé du déroulement
factuel de ces épisodes historiques. Ce choix ne doit pas dissimuler l'essentiel,
c'est-à-dire le fait que, tant par son mode de construction que par la formulation de
ses propositions, le scheme théorique esquissé dans les pages qui suivent est un
scheme comparatif; qu'il est, selon l'expression de Sartori, destiné à « voyager » et
que sa visée théorique est d'arracher à l'historicité et à la singularité des diverses
crises quelques fragments de connaissance d'ordre nomothétique.

I. — Esquisse d'un cadre d'analyse


de la dynamique des crises politiques

L'orientation théorique dont on vient d'énoncer les principes se traduit par une
double exigence. Elle requiert d'abord une grande vigilance vis-à-vis des
conceptions les plus courantes des processus de mobilisation politique. L'analyse doit ici
éviter à la fois l'écueil de l'objectivisme et celui d'une vision purement instrumentale
ou manipulative de ces processus. Cette orientation requiert également
l'identification de ceux des traits structurels propres aux sociétés complexes qui peuvent rendre
intelligibles les transformations d'état de ces systèmes et l'impact que produisent de
ce point de vue les mobilisations.
On ne retiendra ici qu'une définition extrêmement étroite et, sans doute, assez
inhabituelle de la notion de mobilisation, qu'il ne faudra confondre ni avec les
évolutions que les théoriciens du développement politique ont nommées «
mobilisation sociale » — en fait cette distinction, avec celle, voisine, des processus de
modernisation et des processus de mobilisation, ont été clarifiées depuis
longtemps (4) — ni même avec l'idée du contrôle qu'une unité sociale donnée peut
acquérir sur des ressources qu'elle ne contrôlait pas auparavant, c'est-à-dire, en
définitive, l'idée d'un simple potentiel d'action (5). Il s'agit en fait d'échapper aux
diverses formes d'objectivisme — dont une bonne illustration, parmi bien d'autres,
nous est donnée avec les indices empiriques retenus par. K. Deutsch pour mesurer

(3) Gabriel A. Almond, Scott L. Flanagan et Chazel, « La mobilisation politique : problèmes


Robert J. Mundt (eds.), Crisis, Choice, and et dimensions », Revue française de science poli-
Change. Historical Studies of Political Develop- tique, 25(3) 1975, 502-516.
ment, Boston, Little, Brown, 1973; Juan J. Linz et (5) C'est là l'orientation de la définition
Alfred Stepán (eds.), The Breakdown ofDemocra- proposée par Etzioni (op. cit., p. 388). Cette
tic Regimes, Baltimore, London, The John Hop- orientation (comme les lieux communs sociolo-
kins University Press, 1978, 4 volumes, dont giques que représentent les oppositions « pou-
spécialement le volume 1. Juan J. Linz, Crisis, voir latent/pouvoir manifeste», «puissance/
Breakdown, and Reequilibration (pour la présen-, pouvoir » ou encore... « mobilisation/participa-
tation du schéma théorique de cet important tion » ou « actualisation ») a pour conséquence
ensemble d'études). de rendre le chercheur aveugle à la question
(4) Sur ces distinctions, voir en particulier féconde des différents modes de faire-valoir des
Amitai Etzioni, The Active Society, New York, ressources.
The Free Press, 1968, p. 418-421, et François

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la mobilisation sociale (l'exposition aux moyens de communication de masse,


l'urbanisation, l'alphabétisation etc..) (6) — formes qui ont en commun de toujours
tendre à localiser les mobilisations ailleurs que dans l'activité tactique des
protagonistes des conflits. Ce sont des traces de cet objectivisme que l'on peut repérer toutes
les fois que dans ce qui veut être une appréhension de l'activité des acteurs, on
privilégie les transformations de longue durée, par exemple les transformations des
structures de contrôle des ressources, aux dépens de leurs fluctuations à court terme,
plus directement liées à l'échange des coups, aux tactiques mises en œuvre par les
acteurs.
C'est pour cette raison qu'on ne parlera de mobilisation que lorsqu'une ressource
donnée s'insérera dans une ligne d'action, ou mieux, un coup (move) et ce,
uniquement dans un contexte conflictuel (7). Le « coup » correspond dans cette perspective
aux actes et comportements qui ont pour propriété d'affecter soit les attentes des
protagonistes du conflit concernant le comportement des autres acteurs, soit leur
« situation existentielle » (l'expression est de Goffman), c'est-à-dire, en gros, les
rapports qui s'établissent entre ces acteurs et leur environnement, soit encore, bien
entendu, les deux simultanément, ce qui est le cas le plus fréquent (8). Dans cette
perspective, aussi bien la dissolution de l'Assemblée Nationale, la prise par la foule
algéroise du Gouvernement Général que l'acte de poser sa candidature, aux
élections municipales, à la mairie de Paris, constituent des coups malgré les différences
importantes que l'analyse peut relever en ce qui concerne la place que tiennent les
normes, les routines institutionnelles ou les ressources coercitives dans le
déroulement de ces actes.
En ce sens, si « la mobilisation n'est pas (toujours) la guerre », elle coïncidera
néanmoins toujours avec un coup, avec une activité tactique de la part de certains
protagonistes du conflit. Mais cette activité pourra fort bien n'être que ce que le
language commun nommerait « symbolique » : la rencontre du Général de Gaulle
avec les chefs militaires à Baden Baden le 29 mai 1968, au plus fort de ce qui a été
perçu comme un « dérapage » de la crise, n'est pas l'équivalent d'une utilisation
coercitive effective des troupes militaires françaises stationnées en Allemagne. Elle

(6) Karl W. Deutsch, « Social Mobilization rapport direct avec la problématique spécifique
and Political Development », The American de la théorie des jeux (sur un plan technique, le
Political Science Review, 55(3) 1961, 493-514. coup tel qu'il est appréhendé par Schelling, ne
(7) Move peut également être traduit par représente plus que le passage d'un « jeu » donné
mouvement ou même manœuvre; la traduction — une matrice de rétributions — à un autre
choisie a pour avantage d'être la plus proche de « jeu » : il s'agit en toute rigueur d'un élément
l'esprit de la démarche des théoriciens de extérieur à la théorie des jeux, élément qui a
l'interaction stratégique, c'est-à-dire d'une démarche pour avantage de restituer aux « jeux » leur
qui attache un grand intérêt à l'échange de coups dimension temporelle, celle de l'échange des coups,
(voir note 8). tout ce que la mise à plat synchronique de
(8) Sur la notion de « coup », voir Thomas l'ensemble des rétributions dans une matrice — la
Schelling, The Strategy of Conflict, Cambridge, forme dite « normale » des jeux — visait
Harvard University Press, 1960 (cité d'après justement à éliminer; voir sur ce dernier point
l'édition en « paper-back », Oxford University Schelling, op. cit., p. 99, ainsi que l'intervention d'A.
Press, 1970), p. 160, et Erving Goffman, Strategic Rapoport in Kathleen Archibald (éd.), Strategic
Interaction, Oxford, Basil Blackwell, 1970, p. 90 lInteraction and Conflict, Berkeley, Institut of
et sq. L'extension que l'on donne ici à la notion International Studies, University of California,
de coup permet de contourner le problème 1966, p. 165; voir également Michel Dobry,
inutilement encombrant des coups dissimulés. Cette « Note sur la théorie de l'interaction
extension, il convient de le préciser, n'a plus de stratégique », Annuaire Ares, vol. I, 1977, p. 58-60).

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n'en a pas moins été interprétée comme une menace par les acteurs des «
événements » de mai et n'en a pas moins affecté leurs attentes et calculs.
On observera également qu'il n'y a aucune raison dans cette perspective de
considérer que les mobilisations sont propres aux « mécontents », aux «
opposants » ou aux « dominés » et qu'elles ne peuvent être dirigées que contre les
autorités en place (9). L'opposition du jeu des « agences de contrôle social » et des
mobilisations, aussi bien que celle de l'activité tactique des dominants et de l'activité
tactique des dominés représentent en fait un des points fragiles des conceptions
élaborées par certains des chefs de file de l'école de la mobilisation des ressources.
Cela ne veut nullement dire qu'il n'y a pas d'écarts entre les ressources et les
« répertoires d'action » des uns et des autres; ces écarts sont même, très souvent,
considérables, y compris dans de nombreux systèmes démocratiques (10). Mais on
aurait tort de déduire de tels écarts quelque différence de « nature » entre les
mobilisations oppositionnelles et celles qui sont activées par les agences de contrôle
social : la « loyauté » et la « défection » y renvoient à des mécanismes sociaux
comparables.
La définition proposée ci-dessus reste en outre neutre en ce qui concerne les
modes d'émergence et de propagation des mobilisations. Nous touchons là à une
autre des difficultés auxquelles nous confrontent nombre de travaux, qui attribuent
aux mobilisations un caractère centralisé. Plus précisément on suppose alors que les
mobilisations représentent l'activation par un centre ou une autorité de certaines
ressources — par exemple des engagements ou des liens ethniques — pour des
enjeux et en vue d'atteindre certaines fins définies par ce centre. Ainsi, pour Tilly,
la mobilisation d'une unité sociale se réalise par la médiation de divers mécanismes
qui peuvent se ramener à une sorte d'appel des ressources auquel procède une autorité
en cas de besoin (11). Si une telle perspective ne manque pas d'une certaine
pertinence descriptive (aussi bien dans des contextes fortement institutionnalisés,
comme les rappels des réservistes, que des situations moins « structurées », par
exemple le « manifeste des 121 » de septembre 1960, légitimant l'insoumission, ou
l'appel lancé à la population lors du putsh militaire d'avril 1961 par Michel Debré,
alors Premier Ministre), elle n'en constitue pas moins une source constante de
confusion. Non pas seulement parce que les « appels de ressources » gagneraient à
être appréhendés eux-mêmes comme des coups au même titre que les autres coups.
Mais, bien plus gravement, parce que la perspective visée tend ici à ignorer à la fois
la dimension stratégique et le caractère dispersé des processus de mobilisation.
La dimension stratégiquerenvoie au fait que, même dans les « appareils » les plus
contraignants, la mobilisation s'effectue toujours avec une médiation du calcul des
(9) Cf. A. Oberschall, Social Conflicts and (10) Cf. l'ensemble des débats autour des
Social Movements, op. cit., p. 28. Rappelons que thèmes « pluralistes », en particulier en ce qui
déjà Nettl, dans un cadre analytique encore concerne le fonctionnement fréquent des systè-
fortement marqué par la perspective du develop- mes démocratiques avec une « sous-représenta-
pement politique, avait opposé les mobilisations tion » stable de larges segments sociaux privés,
de direction descendante (ou « stalactite ») et les notamment, de ressources organisationnelles.
mobilisations de direction ascendante (ou « sta- (И) С. Tilly, From Mobilization to Revolu-
lagmite »); voir J.P. Nettl, Political Mobilization, tion, op. cit., p. 69 et sq.
London, Faber and Faber, 1967, p. 271-272 et les
remarques de F. Chazel, « La mobilisation
politique... », op. cit., p. 507-511.

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acteurs sociaux. Que ce calcul soit loin de correspondre à la fiction de Y homo


œconomicus de nombreux économistes (mais aussi de certains des promoteurs de la
perspective de la mobilisation des ressources), on en conviendra volontiers, mais il
s'agit là d'une toute autre question. Il suffit pour l'instant d'indiquer, pour que l'on
se représente ce calcul, que celui-ci ne s'effectue pas, sauf rares exceptions, au moyen
des outils intellectuels forgés pour leurs propres besoins par des économistes ou des
mathématiciens, mais, dans des contextes variables, en mettant en œuvre d'autres
indices, d'autres points de repère, d'autres tests, signes ou instruments d'évaluation,
liés aux stocks culturels d'une société, aux routines et « règles du jeu » des
institutions ou encore — et ceci est capital pour l'analyse des processus de crise — à
l'évolution même des jeux, c'est-à-dire des conflits.
Paradoxalement cette dimension stratégique des mobilisations n'est peut-être
rarement aussi visible qu'en « négatif », lorsque des pans entiers de certaines
institutions — c'est-à-dire les agents de ces institutions — opposent leur inertie ou
leur attentisme aux appels de ressources les plus légitimes. Tout donne à penser que
c'est à des phénomènes de ce type que furent confrontés, sans doute à des degrés
inégaux, le gouvernement Pfimlin en mai 1958 et, dix ans plus tard, le gouvernement
Pompidou, dans la semaine du 24 au 30 mai 1968. A tous les niveaux des hiérarchies
des « appareils d'Etat » les calculs des agents de ces institutions, s'ajustant à ce qui
était dans ces moments perçu comme probable, ont conduit un grand nombre d'entre
eux, sur les registres les plus divers, à ne pas se compromettre avec des gouvernants
dont on « savait » la position précaire.
La dispersion des mobilisations est liée à ce point. C'est pour des « raisons », des
« motifs » ou des « intérêts » hétérogènes, ou mieux, sous l'effet de séries causales
le plus souvent indépendantes les unes des autres que, en des sites sociaux distincts,
des groupes sociaux ou des individus sont incités à se saisir de mobilisations initiées
par d'autres, à les investir d'autres significations et à leur donner ainsi, par leur
entrée dans le jeu, d'autres trajectoires historiques. Autrement dit, les mobilisations
ne se réalisent pas nécessairement, loin de là, autour d'enjeux et de perspectives
stratégiques identiques à tous les acteurs et segments sociaux mobilisés, et il est
extrêmement imprudent de ce fait de rapporter les processus de mobilisation à la
poursuite de certaines fins collectives ou de certaines valeurs communes. Le
13 mai 1958 au Forum d'Alger, on chercherait en vain un projet commun aux divers
acteurs de cette « journée » — activistes d'extrême droite, militaires et les quelques
gaullistes se trouvant pris dans une inextricable et incontrôlable situation de
concurrence. On pourrait sans mal faire une observation analogue pour le
13 mai 1968. Si l'on souhaite une coupe moins synchronique, l'entrée en jeu
successive des grands acteurs collectifs lors de ces crises correspond toujours à des
moments ou se posent avec le plus d'acuité les problèmes du contrôle des
mobilisations par leurs premiers initiateurs. C'est ici que se situe la source principale de
toutes les « trahisons » (de Gaulle vis-à-vis des militaires et des activistes algérois,
le Parti Communiste vis-à-vis du « mouvement étudiant »), mais aussi de nombreux
« dérapages » des événements et, bien entendu, des éternelles querelles sur le vrai
« sens » de ces épisodes historiques.
Le dernier point que l'on voudrait soulever à propos de la notion de mobilisation
concerne la difficulté, de loin la plus sérieuse, que l'on rencontre dans certains des

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Michel Dobry

travaux fondateurs de la perspective de la mobilisation des ressources. Il s'agit de


l'idée d'une manipulation purement instrumentale des ressources, ressources que les
acteurs politiques utiliseraient comme de simples moyens en vue d'atteindre
certaines fins.
L'effet le plus immédiat de cette conception instrumentale des ressources et de
leur mobilisation consiste à les considérer comme des « choses en soi », comme des
entités isolables des contextes sociaux dans lesquelles elles prennent place et
opèrent. Les caractéristiques des ressources — Tilly parle même, de façon
révélatrice, de leurs «caractères intrinsèques » (12) — sont dès lors perçues comme
indépendantes des rapports sociaux dans lesquels les ressources s'insèrent et, ce qui
est très important pour notre propos, des transformations conjoncturelles que ces
rapports peuvent connaître. De là provient en large partie l'illusion fréquente selon
laquelle les ressources s'échangent et opèrent de la même façon que le feraient, par
exemple, des biens économiques sur un marché (au demeurant idéalisé).
L'occultation de leur dimension relationnelle conduit de nombreux politistes à oublier que les
ressources politiques n'ont de propriétés stables que vis-à-vis de logiques sociales
particulières et de lignes d'action qu'autorisent ou définissent ces logiques. C'est
ainsi que les ressources ne sont pas très facilement transférables ou « convertibles »
d'un endroit de l'espace social à un autre : il n'a pas été possible au R.P.F. en 1947
de « convertir » son succès électoral fulgurant aux élections municipales en des
ressources efficaces sur la scène parlementaire.
La conception instrumentale et la substantialisation qui lui est liée débouchent
ainsi sur une vision erronée de ce qui fait la « valeur » ou F« efficacité » des
ressources. Cette valeur résulterait, selon certains auteurs, du jeu de l'offre et de la
demande sur un « marché politique » dont les mécanismes seraient voisins de ceux
des marchés économiques. Or les logiques à l'œuvre dans de très nombreux sites
sociaux s'écartent de la logique des marchés économiques par plusieurs aspects
cruciaux : ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, elles ne bénéficient pas de ce que
nous appellerons la transparence métrique et que connaissent, plus ou moins, les
marchés économiques, l'accès à l'information sur la « valeur » des ressources
politiques devant alors emprunter d'autres voies, moins automatiques, plus
complexes, plus incertaines et souvent bien plus coûteuses (13).
En somme, ni la « valeur » des ressources, ni leurs caractéristiques stables, ni
même les calculs dont elles font l'objet ne peuvent être sérieusement appréhendés
indépendemment de leurs rapports aux sites sociaux dans lesquels les mobilisations
s'inscrivent. C'est vers l'examen des caractéristiques pertinentes de ces sites que l'on
va maintenant se tourner.

(12) C. Tilly, From Mobilization to Révolu- Change, op. cit., p. 54-55 et 72; pour une discus-
tion, op. cit., p. 69. sion intéressante de ce qui oppose, du point de
(13) Les raisons pour lesquelles il est impru- vue de leur « liquidité », les ressources indi
vident de parler des «liquidités politiques» à duelles et les ressources. collectives, voir D.H.
propos de certaines de ces ressources sont évi- Wrong, Power. Its Forms, Bases and Uses, Ox-
demment liées à ces points (voir, par exemple, ford. Basil Backwell, 1979, p. 130 et sq.
Ilchman et Uphoff, The Political Economy of

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C'est l'existence dans un grand nombre de systèmes sociaux modernes d'une


multiplicité de sphères ou de champs sociaux différenciés, inextricablement
enchevêtrés et, simultanément, plus ou moins autonomes les uns par rapport aux autres
qui constitue le fait structurel essentiel pour l'intelligibilité des processus de crise
politique pouvant apparaître dans ces systèmes (14). Dire cela — même si ce fait peut
difficilement passer pour une découverte sociologique — c'est déjà prendre quelque
distance critique vis-à-vis des métaphores assez commodes, mais inutilement
réductrices, par lesquelles certains politistes, aujourd'hui encore, tentent de saisir le
fonctionnement du politique dans ces systèmes. Aussi bien la distinction, archaï-
sante, de l'Etat et de la Société civile que celle, d'allure plus moderniste, du système
politique et de son environnement ont pour gigantesque point aveugle d'ignorer ce
qui se joue précisément dans cette multiplicité de champs sociaux, ce qui se joue
entre ces champs sociaux, d'ignorer en somme, ce qui fait la complexité structurelle
de ces systèmes sociaux.
Or c'est cette complexité — et c'est là, bien sûr, une proposition « substantive »
— que l'analyse des processus de crise doit prendre au sérieux : ce sont certaines de
ses composantes qui offrent le moyen d'entrevoir aussi bien de quoi est faite la
plasticité àzs « structures » de ces sociétés que l'impact que peuvent avoir à cet égard
les mobilisations qui s'y déploient.
Fixons en ce point quelques éléments de terminologie. On appellera secteurs les
champs sociaux différenciés présentant les traits qui seront explicités ci-dessous ; on
appellera mobilisations multisectorielles les mobilisations qui seront localisées
simultanément sur plusieurs de ces champs et mobilisations restreintes celles qui auront
pour suite un seul d'entre eux. On ne sera guère surpris de constater que les
« grandes » crises politiques, telles que celles de 1947-1948, de 1958-1962 ou de 1968,
correspondent toutes à des mobilisations multisectorielles. Comme on aura
l'occasion de le voir plus loin, ce ne sont pas les seules.
Examinons maintenant succinctement les divers traits sectoriels pertinents en
regard de l'orientation globale définie plus haut, c'est-à-dire ceux qui donnent à voir
en quoi les secteurs peuvent être, dans leur « structure », sensibles aux mobilisations
multisectorielles.
Les logiques sociales spécifiques constituent sans doute le trait le plus familier aux
politistes. Une vénérable tradition sociologique les a, de longue date, plus ou moins
identifiées ou, pour être plus précis, elle en a forgé les idéaux-types, tels que, par
exemple, la logique — les « lois » — du marché économique, la logique des grandes
bureaucraties « rationnelles », celle des systèmes militarisés (au sens de
l'organisation disciplinaire et de la monopolisation tendancielle de l'armement) ou encore
celle des systèmes scolaires (15). Ces idéaux types, qui renvoient en large partie aux

(14) Voir notamment, sur ce fait structurel, due avec l'usage radicalement différent qu'en
dans des traditions théoriques sensiblement dis- fait, dans sa perspective propre, Luhmann.
tinctes, les contributions de Pierre Bourdieu, (15) C'est ce que vise en réalité Max Weber
« Les modes de domination », Actes de la recher- lorsqu'il fait état des « lois propres » aux institu-
che en sciences sociales, (2-3), 1976, 122-132 et tions religieuses, qu'il oppose à celles des « sphè-
Niklas Luhmann, The Differentiation of Society, res de vie » ou d'institutions « intramondaines »,
New York, Columbia Univ. Press, 1982 (1™ éd. des lois propres à la justice moderne ou encore de
allemande de la plupart des essais contenus dans celles du marché économique; voir Max Weber,
cet ouvrage : 1971). La notion de complexité Economie et Société, Paris, Pion, 1967, vol. I,
utilisée ici ne doit évidemment pas être confon- p. 586-587, 604 et 634 (le terme allemand utilisé

402
Michel Dobry

activités « fonctionnelles » spécialisées propres à chaque secteur (le combat pour les
secteurs militarisés, l'activité pédagogique pour les systèmes scolaires, etc.) s'écartent
dans la plupart des cas des logiques sociales effectivement à l'œuvre dans la réalité,
et cela du simple fait que ces logiques sont façonnées par une historicité bien plus
chaotique et bien moins « fonctionnelle » que ne le voudraient certaines sociologies.
Cela dit, quelques spécialistes ont parfaitements perçu la place décisive revenant
dans le déroulement de certaines crises politiques aux logiques spécifiques qui
gouvernent l'activité des secteurs militarisés, et ce n'est pas nécessairement adhérer
à un point de vue normatif que d'admettre que ce type de logiques et celui qui est
propre aux champs politiques — du moins dans les systèmes démocratiques — sont
très loin de coïncider (16).
L'analyse des processus de crise doit examiner un aspect particulier de ces
logiques sectorielles, malgré — on ne l'ignore pas — les réelles difficultés, tant
théoriques qu'empiriques, que soulève l'exploration de cet aspect et qui ne seront
pas abordées ici. Il s'agit du degré d'objectivation, remarquablement élevé, que ces
logiques ont généralement acquis dans la période contemporaine. Le poids et le rôle
qu'ont au sein de ces logiques les processus qui produisent et qui maintiennent
Pimpersonnalité des rapports sociaux sectoriels aussi bien que la perception de ces
rapports en tant que faits ayant une réalité externe et contraignante par rapport à
leurs membres, sont à coup sûr bien plus importants aujourd'hui que ne peuvent le
suggérer les analyses que Weber a consacrées autrefois à l'objectivation caractérisant
les bureaucraties modernes ou le marché dans les économies monétaires (17). A côté
le plus fréquemment par Weber est à cet égard Cette question ne doit cependant pas être
Eigengesetzlichkeit). confondue avec celle de l'usage tactique que les
On remarque par ailleurs que si la variété de chefs militaires peuvent faire dans certaines
ces logiques sectorielles n'est pas entièrement circonstances du thème de la « spécificité » de
incompatible avec l'hypothèse, avancée par leur activité en tant qu'argument ou, plus
Bourdieu, d'une homologie structurelle entre les exactement, en tant qu'élément de légitimation d'un
divers champs sociaux dans les sociétés qui nous « coup », dans le cadre d'une confrontation
intéressent, il n'est pas certain toutefois que cette donnée : c'est d'ailleurs ce qui se passe un peu en
hypothèse soit la plus apte à rendre compte de la 1958 où la mobilisation multisectorielle, à
diversité des systèmes de clivages et des laquelle participe largement l'armée, se fait
configurations de positions que connaissent les secteurs partiellement pour ce qui est des militaires eux-mêmes,
dans un grand nombre de sociétés complexes au nom à la fois des « valeurs » professionnelles
contemporaines. En outre, et sans que l'on ait la et des « exigences » propres au savoir faire
possibilité de développer ici ce point, on peut spécialisé des militaires.
suggérer que toutes les fois que ces champs (17) Max Weber, Economie et Société, op.
sociaux différenciés se rapprochent un peu de cit., p. 633 et sq. en ce qui concerne le marché;
configurations structurelles homologues et pour ce qui est des bureaucraties modernes, on se
rendent ainsi davantage visibles les clivages entre reportera à l'édition en langue anglaise (la
dominants et dominés, cela tend à devenir un traduction française n'étant pas achevée), Economy
puissant facteur qui facilite la coordination tacite and Society, New York, Bedminster Press, 1968,
en cas d'émergence de mobilisations multisecto- vol. III, p. 956 etsq. Il convient de signaler, dans
rielles en leur sein (c'est là très probablement le sillage de Weber, les travaux de Pierre
l'un des ressorts des mobilisations constitutives Bourdieu, dont l'important article cité ci-dessus, et
des crises qu'ont subies certains systèmes ceux donnant une extension plus large à la
politiques de l'Est européen). Ajoutons que cette notion d'objectivation, de Peter L. Berger et
objection vaut également à rencontre de certains Thomas Luckmann, The Social Construction of
aspects de la théorie de la « congruence » des Reality, London, Penguin Books, 1971, lere
modèles d'autorité élaborée par Harry Eckstein édition 1966 (l'intérêt de cette extension se situe
(voir notamment H. Eckstein, « Authority dans la prise en compte de ce qui, dans le monde
Relations and Governmental Performance. A social, est perçu sur le mode de « ce qui va de
Theoretical Framework », Comparative Political soi » — taken for granted). Par « objectivation »
Studies, 2(2), 1969,269-326. nous désignerons ici l'ensemble de ces trois
(16) Voir en particulier J. Linz, Crisis, composantes.
Breakdown and Reequilibration, op. cit., p. 52.

403
Revue française de sociologie

du cas bien connu des « lois » du marché économique, une excellente illustration du
caractère contraignant de ces logiques nous est offerte avec les difficultés que
rencontrent les organisations devant opérer sur plusieurs secteurs à la fois, par
exemple sur le champ politique et sur le champ des relations industrielles. Ces
organisations — même lorsque cela va à rencontre de leurs doctrines les plus
fermement affichées — sont condamnées à « gérer » leurs activités en fonction de
plusieurs logiques sectorielles. D'où, on le devine, un grand nombre de difficultés
pratiques, dont l'un des meilleurs exemples est fourni par les rapports délicats qu'ont
entretenus les partis ouvriers avec leurs « fractions » parlementaires, ces dernières
tendant «naturellement» à se laisser prendre par le jeu parlementaire (18). Le
comportement des parlementaires du R.P.F. après les élections législatives de 1951
suggère que ce type de conflits n'est en rien caractéristique des partis ouvriers.
On touche ici à la deuxième grande caractéristique « interne » des secteurs,
l'emprise que les logiques sectorielles tendent à manifester, en temps ordinaire, sur
les calculs des acteurs localisés dans les secteurs correspondants (au moins sur les
calculs concernant l'activité sectorielle). Les appréciations, anticipations et, plus
généralement, l'activité stratégique des acteurs s'effectue alors principalement en
fonction des enjeux, des règles du jeu, aussi bien « officielles » que pragmatiques,
des catégories de ressources, de la distribution particulière de ces ressources entre
les acteurs et, surtout, des repères, indices et instruments d'évaluation, de
prévisibilité et d'identification des situations propres à chaque secteur. On peut dire en ce
sens que, dans les conjonctures routinières, les secteurs se définissent par leur
capacité à réaliser la rétention des calculs de leurs membres, c'est-à-dire la fermeture
de l'espace de référence obligé de ces calculs. (Les secteurs se présentent dès lors à
l'analyse comme des zones d'interdépendance tactique locale des acteurs). C'est une
telle capacité de rétention des calculs au bénéfice du champ politique que révèle, par
exemple, le déroulement des nombreuses crises ministérielles qu'a connues la
IVRépublique, et on peut constater à partir des années 1947-1949 une remarquable
maîtrise par la « classe politique » d'un ensemble de rituels, tests, etc., qui ont fait
de ces « crises » des phénomènes routinisés dans lesquels l'imprévisible était
circonscrit et pour ainsi dire domestiqué (19).
Ce n'est qu'au plan de l'analyse qu'il est possible de distinguer les
caractéristiques structurelles que l'on vient d'évoquer de Y autonomie dont bénéficient les
secteurs. Cette autonomie, qui ne requiert pas de longues explications dans la
mesure où elle a déjà été largement explorée par la sociologie politique, est repérable
en particulier à partir d'une gamme étendue de technologies institutionnelles
accumulées et affinées depuis maintenant deux siècles, technologies que de
nombreux juristes, non sans les idéaliser quelque peu, ont décrit en se plaçant au point
de vue des membres individuels des secteurs. C'est ainsi que les diverses
incompatibilités de fonctions, immunités, innamovibilités, indemnités, etc.. ont pour pro-

(18) C'est pour cette raison également qu'il y tamment le cas, en France, du Parti Commu-
a beaucoup à apprendre de l'observation des niste).
organisations multisectorielles ayant réussi à (19) Voir, entre beaucoup d'autres, Philip
discipliner à leur profit leurs fractions parlemen- Williams, La vie politique sous la IV République,
taires ou qui, plus généralement, ont réussi à Paris, Armand Colin, 1971 (tr. de Politics in
maîtriser ce type ď insertion multiple (c'est no- Post-war France), p. 715-742.

404
Michel Dobry

priété commune de viser à assurer à ces membres une capacité à se soustraire aux
interférences ou aux « pressions » externes. Ces technologies ne représentent en fait
que la partie émergée des ressorts sociaux de l'autonomie. Au-delà même de
l'existence de professionnels ayant des intérêts professionnels à la monopolisation
de leur activité, d'autres ressorts, comme l'existence fréquente de juridictions
internes aux secteurs, celle de terminologies ésotériques, de véritables « lois du
silence » vis-à-vis de l'extérieur, ou encore d'une micro-physique du marquage des
frontières sont restés pour l'instant moins fouillés sans que l'on puisse mettre en
doute leur efficacité. Il en est de même d'un aspect particulier sur lequel on aura
l'occasion de revenir, le jeu de rythmes temporels spécifiques aux routines et aux
procédures sectorielles, rythmes dans lesquels des auteurs comme Easton ou
Luhmann ont, avec raison, décelé une des plus puissantes composantes de
l'autonomie (20). Cette autonomie sectorielle ne saurait signifier — est-il besoin de l'ajouter
— quelque autosubsistance des secteurs ou leur isolement vis-à-vis de leur
environnement. Seulement les transactions de chaque secteur avec cet environnement
tendent à être soumises, dans les conjonctures routinières, à la logique spécifique de
ce secteur. C'est peut-être à ce point de vue que l'analyse systémique garde
aujourd'hui encore une certaine pertinence.
L'autonomie des secteurs n'implique pas davantage l'absence de transactions
collusives stables entre certains, au moins, de ces secteurs (on appellera alors réseau
de consolidation l'ensemble que forment ces secteurs). C'est même là l'une des
principales caractéristiques de la plupart des systèmes politiques contemporains et,
en particulier, des systèmes démocratiques. Les transactions collusives doivent
s'analyser dans ces cas comme de puissantes formes de domination intersectorielles,
les « Etats » modernes représentant, à rencontre de certaines visions monolithiques
et réificatrices, l'un des meilleurs exemples du fonctionnement de réseaux de
consolidation. En réalité, ce qui est en jeu dans les transactions collusives, ce sont
le maintien et la solidité des définitions institutionnelles que les secteurs donnent
d'eux-mêmes vis-à-vis tant de leurs environnements que de leurs propres agents. La
consolidation des systèmes politiques concernés est ainsi faite de reconnaissances
mutuelles et il s'agit, en ce sens, d'une propriété externe à chaque secteur particulier.
C'est ainsi que les transactions collusives sont productives d'un surplus, d'une valeur
ajoutée, d'objectivation (dans l'extension donnée plus haut à cette notion), ces
« reconnaissances » mutuelles intervenant entre des entités sociales déjà fortement
objectivées. On comprend dans ces conditions pourquoi les trajectoires des
confrontations au cours desquelles les rapports collusifs sont entre les secteurs formant un
réseau de consolidation risquent fort d'être sensiblement différentes de celles des
confrontations dans lesquelles ces rapports collusifs subissent une érosion ou une
rupture, comme c'est, par exemple, le cas de façon saillante en 1958 dans les rapports
entre le champ politique et les secteurs militarisés, qui montrent alors, quelles que
soient d'ailleurs les intentions de leurs agents, l'effondrement de leur appui mutuel.
Ainsi qu'on peut le discerner, en particulier, dans les cas où, comme dans la France
de 1981, des partis de gauche parviennent à emporter les élections et à former le

(20) Davis Easton, A Systems Analysis of \ Niklas Luhmann, The Differentiation of Society,
Political Life, Chicago, The University of Chi- op. cit., p. 142-143.
cago Press, 1965, notamment p. 67-69 et 443-447

405
Revue française de sociologie

gouvernement (au sens large), les crises de collusion ne sont pas nécessairement
aussi spectaculaires qu'en 1958 : la position fragile du nouveau gouvernement, en
dépit de sa « légitimité » dans l'électorat, provient du relâchement, fréquent dans ces
cas, des routines de consolidation en provenance des secteurs du « réseau ». Ce n'est
que par leur rapprochement avec ces routines de consolidation que peuvent, par
exemple, devenir intelligibles les principes pragmatiques de « non-ingérence » qui
se retrouvent dans de nombreux systèmes politiques et qui font que leur respect
conduit des hommes politiques « responsables » à « fermer les yeux » sur certaines
activités, en général peu légitimes, d'autres secteurs appartenant au réseau de
consolidation (on peut rapporter au respect de telles règles — respect inattentif,
alors, à la réciprocité — l'attitude des gouvernements français vis-à-vis des autorités
militaires, spécialement dans la période 1956-1958, ces gouvernements « couvrant »
une série d'actes — détournement de l'avion de Ben Bella, bombardement de
Sakhiet, etc.. — qu'ils n'avaient pas décidés) (21).
Les propriétés structurelles que l'on vient d'énumérer appellent deux
observations complémentaires. Il ne fait pas de doute, tout d'abord, que, au moins dans les
systèmes démocratiques, une série de champs sociaux ou de « systèmes d'action »
fortement institutionnalisés possèdent de manière affirmée l'ensemble de ces
propriétés. Cela n'est pas vrai seulement pour les secteurs composant directement les
machineries étatiques. Les champs des entreprises économiques, même dans les
périodes les plus « keynesiennes », les institutions universitaires ou les secteurs de
représentation syndicale correspondent souvent à ce que recouvre la notion de
secteur. Y correspond également, lorsqu'on y regarde dans le détail, un conglomérat
organisationnel tel que celui qui s'est formé autour du Parti Communiste Français.
Mais d'autres systèmes peuvent s'en écarter sans que cela ne soulève à vrai dire de
difficulté, pas plus que le fait d'admettre que le dénombrement détaillé des secteurs
dans une société donnée — et c'est en cela aussi que l'on s'écarte de la démarche de
certains fonctionnalismes — est une question empirique.
Il serait erroné, en revanche, de transformer des différences de degré sur les
dimensions d'autonomie, d'objectivation, etc., en des différences de nature. Des
groupes, voire même des mouvements sociaux, au moins sur des courtes périodes (le
« mouvement » algérois en 1958, le « mouvement étudiant » en 1968), peuvent
souvent se caractériser par une certaine autonomie, une certaine capacité de
rétention des calculs, des instruments institutionnels d'objectivation du groupe, etc.. En
d'autres termes, la perspective ébauchée dans ces pages n'est en rien incompatible
avec une reconnaissance de la place qu'ont ces entités, et en particulier les groupes
sociaux, dans les jeux et les confrontations politiques. Mais cette perspective désigne
simultanément à l'attention certaines de leurs dimensions qui sont rarement prises
en compte (22).

(2 1 ) Tout aussi intéressante serait à cet égard à face »). Voir E. Goffman, La mise en scène de la
l'observation des cérémonies réparatrices qui vie quotidienne, IL Les relations en public, Paris,
peuvent intervenir lorsque, dans la terminologie Minuit, 1973, p. 101-180.
de Goffman, des « profanations » ont été perpé- (22) Dans cette direction, voir en particulier
trées contre le « territoire » d'un secteur (on l'ouvrage pionnier de Luc Boltanski, Les cadres.
transpose ici très librement certaines des analy- La formation d'un groupe social, Paris, Ed. de
ses que cet auteur consacre aux activités répara- Minuit, 1982.
trices dans les interactions quotidiennes de « face

406
Michel Dobry

II nous faut suspendre maintenant cette discussion du cadre d'analyse esquissé


ci-dessus : sans aucun doute beaucoup de ses présupposés, de ses schemes implicites
et des choix méthodologiques qui le sous-tendent gagneraient à être mis au jour et
explicités. Ce serait cependant prolonger sans grand profit immédiat une
présentation déjà excessive (et d'ailleurs dangereuse, car séparée du corps des propositions
« substantives » dont le cadre d'analyse est, dès et dans son élaboration, solidaire)
d'un instrument intellectuel qui, comme tous les autres instruments analogues, ne
vaut en définitive que par ce qu'il donne à voir, c'est-à-dire par sa fécondité.

II. — Quelques propriétés des conjonctures politiques fluides

II n'est sans doute pas aisé de percevoir d'emblée l'enjeu, en ce qui concerne la
mise en évidence de la dynamique des crises politiques associées aux mobilisations
multisectorielles, des options que représente le cadre d'analyse que l'on vient de
définir. C'est pour cette raison qu'un examen de certains aspects du scheme
théorique proposé par Almond et Flanagan dans l'ouvrage collectif mentionné plus haut
présente un grand avantage. Ces auteurs — et ils ne sont pas les seuls — ont en effet
saisi l'impossibilité pour la science politique d'appréhender les crises politiques sans
prendre en compte de manière frontale ce que nous avons appelé la localisation
multisectorielle des confrontations politiques. L'intérêt de leur travail récent tient, en
outre, aux intuitions qui y sont présentes et qui se ramènent, en gros, aux deux
propositions suivantes : — la « valeur » des ressources politiques dans les
conjonctures de crise politique connaît en général de très sensibles fluctuations; — les
fluctuations de cette « valeur » des ressources politiques ne sont pas sans rapport
avec la dimension multisectorielle des crises politiques (la terminologie d'Almond et
Flanagan est, bien entendu, sur ce dernier point, un peu différente).
Entrons davantage dans le détail. L'objectif que se sont donné Almond et al. est
d'essayer, grâce à un dispositif assez complexe, de dégager, pour les phases de
« rupture » (23) que ces auteurs ont discerné dans l'évolution des crises politiques,
un ensemble de coalitions susceptibles d'y mettre fin — d'apporter, en ce sens, une
« solution ». Des coalitions se forment alors en fonction, grosso modo, des
préférences des acteurs, des ressources politiques propres à chaque acteur et du « potentiel
de gouvernement » attribué par les acteurs à chaque coalition potentielle, ce dernier
facteur intégrant en son sein la « distance » pouvant exister entre les acteurs, ou, si
l'on veut, leur potentiel de « dissonance interne » (24). L'ambition ultime au plan
empirique est alors de montrer que la « solution » effectivement intervenue — la
(23) Pour la présentation des différentes p. 74-98. Il va de soi qu'il ne s'agit ici que d'un très
phases et de la logique intellectuelle qui sous- sommaire résumé d'une construction que, non
tend un tel scheme séquentiel, voir G. Almond, sans quelques raisons, Brian Barry a pu qualifier
«Approaches to Developmental Causation» de « structure rococo »; voir В. Barry, « Review
dans Crisis, Choice and Change, op. cit., en Article : Crisis, Choice and Change », British
particulier p. 20-36 et surtout S. Flanagan, « Mo- Journal of Political Science, 5 (7) janvier 1977, p.
dels and Methods of Analysis», op. cit., p. 48-50. 99-113 (Гге partie) et avril 1977, p. 217-253
(24) S. Flanagan, « Models and Methods... », (2e partie).

407
Revue française de sociologie

coalition qui s'est formée dans chaque cas historique de crise — appartient bel et
bien à l'ensemble des coalitions ainsi dégagé (25).
C'est en fait en vue de procéder aux mesures nécessaires à la spécification dfs
différentes coalitions possibles que Almond et al. ont été amenés à distinguer trois
types de ressources politiques — les positions institutionnelles détenues par les
différents acteurs, leur influence et enfin les moyens coercitifs à leur disposition —
et surtout à leur faire correspondre trois arènes distinctes de « prise de décision »,
respectivement l'arène institutionnelle, l'arène où joue l'influence et enfin l'arène sur
laquelle sont confrontées les ressources coercitives. C'est en ce point qu'intervient
l'intuition signalée plus haut, car ces diverses arènes ne sont pas censées peser d'un
même « poids » selon les diverses étapes distinguées par les auteurs à l'intérieur de
la « phase de rupture » propre à chaque crise. La « valeur » des ressources —
importante, car c'est sur elle que s'effectuent, en principe, les calculs stratégiques
prêtés aux protagonistes des crises — fluctue donc avec le « poids » de l'arène sur
laquelle ces ressources opèrent (26).
Mais c'est en ce point également que l'on rencontre l'obstacle qui n'a pas permis
à ces auteurs de déboucher sur une appréhension satisfaisante de la dynamique des
crises. Et cet obstacle coïncide justement avec ce que l'objectif théorique des auteurs
détermine comme priorité empirique, la mesure ou l'imputation d'une « valeur » aux
différentes ressources et d'un « poids » aux différentes arènes. A première vue, rien
de plus légitime pourtant, de plus louable même, que ce souci de la mesure. A y voir
de plus près cependant, on se rend compte rapidement que, faute, dans la plupart
des cas, de mesures « naturelles » de la « valeur » des ressources et du « poids » des
arènes que le chercheur n'aurait plus qu'à enregistrer, ce dernier aura tendance à
assigner une valeur aux ressources en fonction des effets, des conséquences repéra-
bles de l'utilisation ou de la « mobilisation » de ces ressources qu'il aura cru pouvoir
déceler, alors même que, on s'en souvient, la « valeur » des ressources est censée
expliquer — pour une large partie — les conséquences de leur mobilisation ou
utilisation, c'est-à-dire la formation de certaines coalitions et l'impossibilité de la
formation de certaines autres (27).
Mais il y a plus grave que cette circularité et, surtout, plus immédiatement
pertinent pour notre propos. C'est que ce souci de la mesure, à rapprocher, pour des
raisons que l'on va expliciter maintenant, de ce que Marion Levy a pertinemment
appelé quelque part « the fallacy of inutile measurement », entraîne plusieurs
conséquences fâcheuses (28).
D'une part, ce souci interdit à ces auteurs d'exploiter l'intuition que l'on a
signalée ci-dessus, à savoir l'idée d'une variation du poids des arènes. La conception
de ces dernières demeure de ce fait fixiste : ces arènes ne fontionnent dans le scheme
théorique d'Almond-Flanagan que comme des catégories comptables. Ces auteurs ne
peuvent, dès lors, percevoir qu'avec les mobilisations multisectorielles, ce sont les
rapports entre « arènes », leur autonomie, les logiques sociales qui gouvernent leurs
affrontements ou compétitions internes qui sont transformés. Ils se condamnent en
(25) S. Flanagan, « Models and Methods... », (28) Marion J. Levy, Jr., « Does it Matter if
op. cit., p. 92. he is Naked ? Bawled the. Child », in K. Knorr et
(26) Ibid., en particulier p. 76-81. J.N. Rosenau, Contending Approaches to Interna-
(27) Sur les procédures d'estimation, voir tional Politics, Princeton, Princeton University
ibid., p. 77 et surtout, l'appendice A, p. 651-681. Press, 1969, p. 98.

408
Michel Dobry

somme à ignorer ainsi la plasticité des structures que l'idée de la variation


conjoncturelle des poids des arènes aurait pu leur permettre de voir.
Par ailleurs, cela les conduit à chercher désespérément des moyens « objectifs »
d'évaluation de la valeur des divers types des ressources en négligeant le fait qu'ils
subsistuent ainsi leurs propres calculs — intervenant après la « sanction de
l'événement » — à ceux des acteurs politiques. Or, comme tout ce que l'on a dit jusqu'ici
le laissait sans doute pressentir, les calculs de ces acteurs interviennent dans des
conjonctures se caractérisant par une gigantesque difficulté à procéder à de telles
évaluations du simple fait que l'efficacité des instruments d'évaluation accessibles
aux acteurs est dépendante de la stabilité des logiques sectorielles et du maintien de
l'autonomie des secteurs concernés. Les acteurs politiques calculent bel et bien dans
les conjonctures de crise, mais ils le font dans un contexte structurel tel que le plus
souvent la « valeur » des ressources en tant qu'information utilisable par les acteurs
a peu de chances d'émerger (29).
Enfin, cette priorité donnée à la mesure aboutit à un résultat paradoxal : en
occultant l'impact structurel, c'est-à-dire les transformations qui affectent les
rapports entre les arènes et ce que « sont » ces arènes elles-mêmes, cette priorité
empêche Almond et Flanagan de saisir les processus effectifs dans lesquels les
ressources politiques gagnent ou perdent leur efficacité. Soulever la question des
variations conjoncturelles de l'efficacité des ressources n'est en rien illégitime pour
la sociologie politique (et l'on y reviendra dans quelques instants), mais c'est du côté
de leur insertion dans des contextes variables — et dont il faut rendre intelligibles
les variations — que se situent, à notre sens, les possibilités de réponse. Sans doute
la construction théorique d'Almond-Flanagan mériterait-elle, par sa richesse et les
intuitions ou éclairages dont elle fourmille, qu'on s'y attarde davantage. Mais au
moins sa discussion aura permis de désigner — en pointillé — la place dans les
processus de crise de l'impact structurel des mobilisations multisectorielles, c'est-
à-dire des transformations que subissent les configurations multisectorielles lorsque
s'y déploient de telles mobilisations.
Cet impact est constitué par une série de piopriétés tendancielles — ce qualificatif
a son importance — dont on examinera ci-dessous les principales. On isolera ces
propriétés à partir des variations observables des divers traits structurels par lesquels
on a caractérisé les secteurs et que l'on a explicités plus haut. Ces propriétés,
l'unification de l'espace social, l'interdépendance tactique élargie des secteurs et
l'incertitude structurelle, définissent ensemble les conjonctures politiques que l'on
dira fluides (30) et l'on pourra se rendre vite compte que cette « fluidité » est une

(29) Ces critiques se situent à l'exact opposé simplement pas tenable, même en ce qui
de celles que B. Barry a formulées, au moins en concerne les démocraties constitutionnelles (B.
ce qui concerne ce point. Défendant une utilisa- Barry, « Review Article... », 2e partie, p.
tion plus orthodoxe de la théorie des coalitions, 219-220).
cet auteur reproche en effet à Almond et Flâna- (30) L'expression apparaît dans Linz, Crisis, .
gan d'avoir essayé d'élargir l'espace social où les Breakdown, and Reequilibration, op. cit., p. 68 et,
coalitions sont censées se former à des arènes sur avec des connotations voisines de l'utilisation
lesquelles des règles du jeu ne sont pas bien qu'on en fait ici, dans Oran Young, The Politics of
connues. Le problème est que, surtout dans les Force, Bargaining during International Crises,
conjonctures de crise, le postulat que les règles Princeton, Princeton University Press, 1968, p.
du jeu constitutionnel sur l'arène des ressources 63-9S (ouvrage qui, malgré son domaine empiri-
institutionnelles demeurent stables et comman- que, présente un grand intérêt pour notre
prodent les calculs des acteurs politiques n'est tout pos).

409
Revue française de sociologie

dimension distincte de l'« intensification de la violence » dans laquelle on tend à


discerner généralement la dynamique des crises politiques (31), c'est-à-dire, en
d'autres termes, que violence et fluidité risquent de connaître souvent des variations
dissemblables.
a) La tendance à Y unification conjoncturelle de l'espace social correspond à un
agencement particulier des rapports intersectoriels, très exactement à une réduction
de l'autonomie des secteurs affectés par les mobilisations multisectorielles,
réduction qui tient avant tout à la « marche » même de ces dernières, aux
décloisonnements et aux interférences des logiques sectorielles ainsi qu'aux coups transectoriels
dont elles sont porteuses. Elle se caractérise également par le phénomène ď évasion
des calculs, la perte d'emprise des logiques sectorielles se manifestant par la tendance
des membres des secteurs affectés par les mobilisations à faire prévaloir des éléments
« externes » dans les calculs concernant l'activité propre du secteur. Une bonne
illustration, au niveau toutefois d'un secteur particulier, de l'ensemble de ce
processus est fournie par la spectaculaire « sensibilisation » que subit le champ
politique en mai 1958 sous l'effet des interférences provenant en particulier de
l'armée (« télégramme des généraux », cherchant, avant même l'épisode du 13 mai,
à infléchir l'axe politique du gouvernement en voie de formation, ou menace
affichée, rendue crédible par le « débarquement » en Corse, de coup d'état militaire)
et qui a conduit les parlementaires à sortir de leur « jeu » sectoriel.
b) La deuxième propriété, très étroitement liée à la précédente, est constituée par
ce qui peut s'analyser comme une interdépendance croissante des activités tactiques
des acteurs localisés en des sites différents de l'espace social, ou, si l'on préfère,
comme le passage d'une forme routinière et locale d'interdépendance des acteurs à
l'intérieur d'un secteur, et dans laquelle l'efficacité ou la « valeur » des ressources
à la disposition de divers acteurs est garantie par le cloisonnement relatif des
secteurs les uns par rapport aux autres, à une forme d'interdépendance élargie qui
tend à confronter directement les diverses ressources cloisonnées jusque là et à
déterminer dans cette confrontation leur efficacité. On remarquera que se retrouve
ici le problème soulevé par le scheme théorique d'Almond-Flanagan. Si l'on se garde
d'oublier les calculs des protagonistes des crises (la dimension stratégique de leur
activité), on en tirera la conclusion que, bien davantage que dans les conjonctures
routinières, les coups tendent alors à être déchiffrés et appréciés les uns par rapport
aux autres, et pourront ainsi avoir une efficacité sans lien direct avec les logiques
sectorielles et sans rapport de proportionnalité avec leur contenu « physique »
propre, c'est-à-dire avec, par exemple, le contrôle coercitif local auquel ils pourront
aboutir. On ne pourrait s'expliquer autrement, pour donner une illustration simple,
la portée considérable qu'a eue sur les interprétations de la situation au cours de la
crise de 1958 l'épisode, minuscule « dans les faits », du débarquement en Corse du
24 mai, dont l'un des principaux effets a été de mettre fin à la possibilité du maintien
de la fiction de la subordination des militaires algérois à l'autorité politique —
fiction tacitement négociée depuis le 13 mai entre le gouvernement et les chefs

(31) C'est notamment lorsqu'on y regarde de perception de la distance entre les principaux
près, le cas du scheme théorique d'Almond-Fla- acteurs et de la répartition des ressources entre
nagan (op. cit., p. 87), le « moteur » de cette eux (voir aussi p. 682-684).
intensification étant, en gros, représenté par la

410
Michel Dobry

militaires algérois et à laquelle, d'ailleurs, les deux parties paraissent avoir été
attachés. Une des conséquences les plus intéressantes de l'interdépendance tactique
élargie se situe dans l'extrême difficulté que les acteurs politiques éprouvent alors à
maîtriser ou contrôler les effets de leurs coups — même lorsqu'il s'agit de purs
« messages » — et tout particulièrement les interprétations qui leur seront attachées
(c'est en fonction de cela que le général de Gaulle, par ses quelques interventions
ouvertes et par ses marchandages couverts, a effectivement « bien joué » au cours
de cette crise de 1958).
c) L'incertitude structurelle, troisième grande propriété des conjonctures
politiques fluides, a pour principale composante l'effacement des indices, repères et
instruments d'évaluation constitutifs des logiques sectorielles, point que l'on a déjà
rencontré dans la discussion du scheme théorique d'Almond-Flanagan, et qui
n'exige pas de développements étendus (32). Il convient cependant d'ajouter que
quelques autres éléments peuvent contribuer à l'effondrement de définitions
routinières des situations auxquels sont alors confrontés les acteurs. Il s'agit par exemple
des déperditions d'objectivation spécifiquement liées aux éventuelles crises de
collusion, et des effets de l'interdépendance élargie mentionnée à l'instant, par
lesquels le contrôle dont disposent les acteurs sur la signification et la portée de leurs
propres actes est réduit. De là provient cette étrange rareté des coups irréversibles,
c'est-à-dire des engagements (commitments) au sens que donne Schelling à cette
notion (33), cette prudence tactique à laquelle sont condamnés les acteurs et qui
constitue l'une des composantes les plus fascinantes des « climats » particuliers à
certains épisodes historiques (en 1958, du côté gouvernemental, aucun coup
irréversible n'est joué jusqu'à l'investiture du Général de Gaulle, le marchandage tacite
d'une définition « légaliste » de la situation offrant un exemple typique d'une
activité tactique contournant toute irréversibilité, mais aussi se privant des avantages
de se présenter à ses adversaires en ayant « brûlé ses vaissaux ». Toute aussi
intéressante est, sur un autre registre, la véritable inhibition tactique qui paraît avoir
frappé le « mouvement étudiant » dans les journées, perçues comme « décisives »,
des 29 et 30 mai 1968).
Arrêtons-nous un instant aux propriétés qui viennent d'être présentées. Ces
propriétés ne constituent en fait que les résultats du choix de points de vue un peu
décalés les uns par rapport aux autres sur les mêmes processus sociaux. On pourrait
sans trop de mal allonger leur liste et ce ne serait pas un pur exercice formel toutes
les fois que cela donnerait à voir des phénomènes mal perçus jusque là. Ainsi on
pourrait s'interroger sur ce que devient dans ces conjonctures de crise l'hétérogénéité
des logiques sociales caractérisant les sociétés complexes : on devra conclure alors
à une sorte d'homogénéisation tendancielle, une simplification de l'espace social, ce

(32) Si cette forme d'incertitude structurelle des rapports sociaux dans et entre les secteurs
peut être rapprochée de celle dont fait état Stein- affectés par les mobilisations multisectorielles,
bruner, ce à quoi renvoie l'aspect « structurel » état qui peut avoir pour effet — parmi d'autres —
de l'incertitude ne coïncide pas entièrement dans l'impossibilité relevée par cet auteur (voir J.D.
les deux formes. Dans le cas de la perspective Steinbruner, The Cybernetic Theory of Decision,
proposée par Steinbruner, il concerne l'impossi- Princeton, Princeton University Press, 1974, p.
bilité, dans certaines situations, de spécifier à la 17-18).
fois la gamme (l'ensemble) des résultats possibles (33) T. Schelling, The Strategy of Conflict,
d'une ligne d'action et les probabilités d'occu- op. cit., surtout p. 121-123.
rence de ces résultats. Il concerne ici plutôt Y état

411
Revue française de sociologie

qui représente, on l'admettra, une proposition passablement contre-intuitive et dont


l'un des intérêts, par exemple, pourrait être d'alimenter la réflexion sur les rapports
« positifs » existant entre complexité structurelle et aisance des processus de
« décision ». De même — autre propriété — lorsqu'on modifie encore un tout petit
peu l'angle d'observation, s'offre à l'investigation le domaine encore inexploré des
processus de désobjectivation brusque des rapports sociaux qui constiutent l'une des
« vulnérabilités » les plus intéressantes des systèmes politiques se rapprochant des
configurations multisectorielles. On retrouve ces processus à l'œuvre dans les
« moments de folie » ou d'« effervescence créatrice » que les observateurs ou les
témoins se plaisent à dépeindre dans le déroulement de certaines « grandes » crises
politiques. Ajoutons toutefois que tous les processus de déperdition d'objectivation
ne sont pas aussi colorés, ni aussi amples que ceux qui ont marqué les «
événements » de mai 1968 en France ou que ceux qu'a connus la société polonaise dans
l'année qui suit l'été 1980 (34). Comme nous le montrons ailleurs (35), c'est à de telles
déperditions qu'il convient en effet de rapporter, pour une large part, les fluctuations
qui affectent, sur le court-terme, dans les conjonctures critiques, les stocks de
légitimité ou de « soutien diffus » dont peuvent bénéficier les autorités et les
« régimes » politiques.
Une deuxième observation a une apparence plus anodine. On a utilisé ici, un peu
lourdement, l'expression « propriétés tendancielles ». Or cet usage n'est pas un
simple ornement rhétorique dont la fonction pourrait être, par ailleurs, comme cela
se rencontre souvent dans les sciences sociales, de justifier à l'avance d'éventuelles
« exceptions ». Il vise en fait une tout autre chose. Il ne serait pas impensable
d'imaginer une « expérience mentale » — une sorte de modèle — dans laquelle
seraient satisfaites une série de conditions qui ne se rencontrent pas dans les
processus sociaux réels. Il s'agirait de conditions telles que : 1) une distribution
uniforme des mobilisations dans l'ensemble des secteurs d'une société; 2) une
symétrie parfaite des coups échangés; 3) une homogénéité des secteurs en ce qui
concerne leur autonomie, le degré d'objectivation de leurs rapports internes, etc.. ;
4) une absence de collusion entre certains seulement des secteurs ; 5) une uniformité
des effets des mobilisations dans l'ensemble des secteurs malgré la diversité de leurs
logiques sociales, etc. On pourrait alors, grâce à une telle idéalisation, faire
l'économie de l'usage inélégant du qualificatif « tendanciel », la dynamique des
mobilisations multisectorielles connaissant alors une « perfection » ou un « achèvement »
qui ne peut apparaître dans les crises réelles, et que, par conséquent, il serait absurde
d'aller y chercher. En somme, le terme « tendanciel » vise l'« imperfection »
phénoménale des propriétés énoncées ci-dessus. Cela signifie aussi, pour dire un mot
des conditions de falsifiabilité du scheme théorique exposé ici, que toute «
exception » serait de nature à faire problème, c'est-à-dire à le remettre en cause dans un
de ses aspects particuliers ou dans son ensemble.

(34) Par exemple, Aristide R. Zolberg, (35) Dans une étude plus ample, en voie
« Moments of Madness », Politics and Society, d'achèvement, intitulée provisoirement Eté-
hiver 1972, p. 183-207 et, en ce qui concerne la ments pour une théorie des conjonctures politi-
crise polonaise de 1 980- 1 98 1 , les observations de q»es fluides.
Jadwiga Staniszkis, Pologne. La révolution
autolimitée, Paris, P.U.F., 1982, p. 133 et sq.

412
Michel Dobry

La troisième observation concerne ce qu'il faut entendre par mobilisations


multisectorielles : les exemples sollicités jusqu'ici risquent fort en effet de conduire
à une interprétation trop étriquée de cette notion. Toutes les mobilisations
multisectorielles n'ont pas en effet l'extension, l'ampleur de celles qui sont constitutives de
ces épisodes historiques, toutes n'affectent pas la plus large part des secteurs dans
lesquels elles se localisent, toutes ne supposent pas autant de « dépense d'énergie »,
ou, plus simplement, de coûts associés aux lignes d'action mises en œuvre par leurs
protagonistes. Certaines ont ainsi une toute autre allure phénoménale que ces
« grandes crises » ; par exemple les nombreux scandales politiques qui ont alimenté,
et pimenté, la vie politique de la société française sous la IV* et la V* République. Ces
phénomènes bizarres — que le politiste sérieux répugne généralement à aborder
faute de prise théorique sur eux — comme l'« affaire des fuites », l'« affaire des
généraux » ou l'« affaire Ben Barka », ne se laissent déchiffrer que lorsqu'on
parvient à déceler, derrière — et « au travers » — l'anecdotique, leur localisation
multisectorielle. La vertu « déstabilisatrice » de certains scandales politiques doit
être mise directement en relation avec les interférences des logiques sectorielles, avec
les empiétements que subit l'autonomie des secteurs affectés — ce que les scandales
« révèlent » et réalisent à la fois — et avec, en définitive, les mobilisations
multisectorielles que, dans la perspective développée ici, ces scandales constituent. Faut-il,
dès lors, ajouter que c'est bien à tort que certaines interprétations d'inspiration plus
ou moins culturaliste imputent à la société française ou à son système politique une
« propension » particulièrement marquée aux scandales et que cette même «
propension » se retrouve aisément — il suffit de se souvenir de certains épisodes récents
de la vie politique des Etats-Unis, de l'Italie, du Japon ou de l'Allemagne Fédérale,
de cultures (politiques) très différentes — dans tous les systèmes se rapprochant des
configurations multisectorielles (36).
Une autre catégorie intéressante de mobilisations multisectorielles correspond à
l'intervention des conflits industriels dans ce que Pizzorno appelle P« échange
politique » (37). Mais on se trouve là dans un domaine déjà bien balisé par la
sociologie politique.

A la condition que l'on tienne compte de ces remarques, le scheme théorique que
l'on vient de présenter et les implications qu'il est possible d'en faire dériver,
permettent de rendre raison d'une série importante et diversifiée de phénomènes
observables dont on n'examinera dans le cadre limité de cet article, et ce trop
sommairement, que trois exemples, concernant le « tempo » propre aux
conjonctures critiques, les transformations que connaissent alors les champs politiques et,
enfin, les invariants de ces technologies institutionnelles particulières que sont les
divers « états de crise ».
(36) Par exemple, Philip P. Williams, Wars. since 1968, London, Macmillan, 1978, vol. II, p.
Plots and Scandals in Post-war France, London, 277-298; voir également, en ce qui concerne les
Cambridge University, Press, 1970, p. 3-16. « changements de registre » de ce type de
(37) Alessandro Pizzorno, « Political Ex- conflits, Gérard Adam et Jean-Daniel Reynaud,
change and Collective Identity in Industrial Conflits de travail et changement social, Paris,
Conflict », in C. Crouch et A. Pizzorno (eds.), The P.U.F., 1978, p. 193.
Resurgence of Class Conflict in Western Europe

413
Revue française de sociologie

— La synchronisation des rythmes sectoriels.

On va partir d'une observation empirique qui concerne une dimension dont le


caractère central dans les processus de crise avait déjà été signalé (38). Il s'agit du
fait, relevé en particulier par Bourdieu — et dont il n'a pas été avancé d'explication
— que les « grandes crises » ont pour propriété de synchroniser les rythmes,
temporalités ou « durées structurales » propres aux diverses sphères autonomes
d'activité des sociétés affectées par ces crises (39). Il est inutile de souligner que cette
observation recoupe parfaitement les implications dérivables du système
d'hypothèses présenté ci-dessus et l'on ne s'y attardera pas. On voudrait souligner seulement
que l'on a affaire ici à une propriété tendancielle, et qui ne saurait recevoir de
formulation satisfaisante que si on infléchit sur deux points particuliers ce qui vient
d'être dit. 1) Ne s'agit-il pas, plutôt que de leur entrée en phase (ce que suggère le
terme de « synchronisation »), d'une co-occurence tendancielle des transformations
et des ruptures dans les rythmes sectoriels ? Ce n'est pas tant un alignement des
durées qui est derivable de nos hypothèses, que l'apparition de discontinuités se
manifestant sous la forme d'événements que le fonctionnement routinier et
autonome des secteurs concernés n'aurait pas placés aux moments où ils interviennent
effectivement. C'est uniquement de ce point de vue que la dissolution de l'Assemblée
Nationale en 1968 ou l'investiture du Général de Gaulle en 1958 peuvent être
considérées comme des indices de l'entrée en phase du champ politique par rapport
aux autres secteurs affectés par les mobilisations (rien n'empêche cependant de
conserver le terme très évocateur de « synchronisation » pour désigner cette
propriété). 2) Cette synchronisation ne doit pas être considérée indépendamment du jeu
effectif des mobilisations et des coups échangés dans le cours des confrontations :
dans cette perspective l'entrée en phase de divers secteurs constitue un axe d'activité
s'imposant — qu'ils le veuillent ou non — aux divers protagonistes d'une
confrontation qui ne peuvent alors faire autrement qu'organiser leurs tactiques, leurs
alliances, etc., en fonction de Y enjeu (produit par le conflit lui-même) que
représente la synchronisation. C'est notamment le cas lors de la crise de 1947-1948, même
si le R.P.F. échoue dans sa tentative d'obtenir une dissolution de l'Assemblée
Nationale (de façon remarquable une des techniques de verrouillage du champ
politique a consisté alors dans la manipulation de ses rythmes, avec le report des
élections cantonales décidé en septembre 1948).

— Y-a-t-il un rétrécissement de l'arène politique ?

A première vue l'hypothèse formulée par Linz, mais aussi l'image qui lui est
associée, paraissent incompatibles avec le système de propositions développé
ci-dessus. Cette incompatibilité à elle seule justifierait qu'on s'y arrête. Mais s'y
ajoute de surcroît le fait que cette hypothèse touche, on va le voir, à certains des

(38) Voir, par exemple, sur l'importance de symboliques », Actes de la recherche en sciences
la dimension temporelle dans le déroulement des sociales, (13) 1977, p. 40. Cette observation
crises politiques, Juan L. Linz « Time and Re- présente en outre l'avantage de fournir un indice
gime Change », communication au Congrès empirique commode pour l'évaluation de l'am-
d'Edimbourg de l'I.P.S.A. (16-21 août 1976). pleur de l'unification et de l'homogénéisation de
(39) P. Bourdieu, « La production de la l'espace social,
croyance : contribution à une économie des biens

414
Michel Dobry

aspects parmi les plus intéressants et les plus difficiles à cerner des processus de crise
politique. Le rétrécissement de l'arène politique intervient, dans la perspective
élaborée pour Linz, à l'intérieur d'une séquence historique particulière des crises des
régimes démocratiques, séquence marquée par une ouverture, de la part de certains
« leaders » du régime, à l'opposition déloyale (c'est-à-dire qu'il s'agit là de l'un des
mécanismes-clefs des « révolutions légales » dont la crise de 1958 fournit une
illustration atypique du fait de son issue) (40). Linz rapporte ce rétrécissement à
plusieurs facteurs ou composantes. Il s'agit d'abord du caractère secret des
négociations qui s'engagent entre les « leaders » du régime et leurs adversaires, ce qui a pour
effet de placer hors du jeu une large partie des responsables et des parlementaires
des partis pro-gouvernementaux et, au-delà, du personnel politique traditionnel. A
l'opposé de cette évolution, des « intermédiaires », plus ou moins extérieurs au jeu
politique routinier, sont amenés à y jouer un rôle important. La montée des
« pouvoirs neutres » — l'armée ou les hauts fontionnaires (41) — représente un
autre de ces facteurs. Linz mentionne enfin le jeu propre de certains groupes
d'intérêts recherchant une solution à la crise (organisations patronales, églises,
syndicats et, aussi, l'armée, cette fois en tant que groupe d'intérêt spécifique) (42).
L'ensemble de ces facteurs contribue à transférer le processus politique de l'arène
parlementaire à une autre arène, « invisible » et bien plus réduite. Dernière
notation : le rôle important que jouent alors les petits groupes d'individus, ce qui
expliquerait, dit Linz, l'attrait dont bénéficient les interprétations en termes de
« conspiration » (43).
Une large partie du problème se laisse évacuer facilement. C'est l'une des
fonctions du bref inventaire que l'on vient de faire : il n'est pas certain en effet que
le choix du terme « rétrécissement » (narrowing) pour désigner cet ensemble de
processus soit très heureux. La localisation des marchandages, qui, en fait,
débordent systématiquement l'espace de l'arène politique légitime, le rôle qu'y jouent les
groupes d'intérêts et les « pouvoirs neutres », comme l'intervention ď «
intermédiaires » externes au jeu politique ordinaire font davantage penser à une extension de
l'arène politique ou, mieux, à son décloisonnement. Autrement dit, pour peu que ces
divers traits puissent être effectivement observés dans les processus de crise, il n'y
a là rien qui contredise les hypothèses avancées plus haut. Il en est un peu de même
de la marginalisation — de la perte de poids — que connaît dans ces circonstances
une partie de la « classe politique » traditionnelle. Un tel trait peut être sans mal
rapporté aux effets de l'unification tendancielle de l'espace social. Dans la
perspective relationnelle développée ici il serait en fait très improbable que les rapports
internes et les distributions de ressources propres aux secteurs affectés par les
mobilisations mustisectorielles aient quelques chances de rester absolument intacts.
Cependant, dans l'état actuel des connaissances, rien ne permet de prédire, en
général, dans quel sens s'effectueront dans un secteur donné les « redistributions des
cartes » (44), si ce n'est le fait que les divers acteurs d'un secteur, par exemple le

(40) Juan J. Linz, Crisis, Breakdown and (44) Les redistributions sont en effet dépen-
Reequilibration, op. cit., p. 75-80. dantes, entre autres, de l'évolution même du jeu,
(41) Ibid., p. 70. c'est-à-dire du détail de l'enchaînement des
(42) Ibid., p. 53. coups.
(43) Ibid., p. 76.

415
Revue française de sociologie

champ politique, ne sont pas toujours placés de la même manière — i.e. ne disposent
pas des mêmes ressources — dans les jeux multi- et inter-sectoriels (45).
En ce qui concerne la partie délicate du problème du « rétrécissement », on se
contentera de quelques brèves indications. La première a pour objet les négociations
secrètes. La place de ces négociations n'a sans doute pas l'importance que lui
suppose Linz et cela pour une raison décisive : les négociations secrètes n'échappent
pas aux effets tendanciels de l'interdépendance tactique élargie. Les promesses,
menaces, engagements — c'est-à-dire les coups qui les constituent — sont déchiffrés
en regard des autres formes de marchandages, marchandages affichés et surtout
marchandages tacites, ces derniers véhiculant d'ailleurs une information d'autant
plus « crédible » qu'elle est, pour la plus large part, non intentionnelle (46). C'est
cette « structure » des marchandages qui explique notamment la possibilité et
l'efficacité de coups transgressant le secret, tel le fameux communiqué du
27 mai 1958 par lequel de Gaulle révélait en particulier ses marchandages avec les
« leaders » du régime. Dès lors, même lorsqu'il s'agit de coopter une opposition
déloyale, les négociations secrètes ne sauraient constituer une sorte de niveau
« profond » ou « déterminant » du marchandage. En outre, l'éminence des
négociations « centrales » évoquées jusque là ne doit pas dissimuler l'extension sociale du
marchandage qui dans les conjonctures fluides tend à croître considérablement, ne
serait-ce que du fait de l'effacement de l'emprise des définitions routinières des
situations liées aux logiques sectorielles (ce phénomène est particulièrement sensible
à l'intérieur même des acteurs collectifs). Cette extension sociale du volume et des
objets du marchandage permet de désigner un dernier aspect du problème du
rétrécissement sousjacent à l'hypothèse de Linz, et qui pourrait déboucher sur une
reformulation de cette hypothèse. Il s'agit de l'incontestable focalisation de
l'attention des acteurs sur les négociations « centrales » (mais aussi sur certains
personnages). L'intelligibilité de ce phénomène, dont les conditions sociales d'émergence
tiennent, notamment, à l'effacement des définitions institutionnelles de ces
situations, paraît devoir être recherchée dans le jeu des « saillances » culturelles et
situationnelles, c'est-à-dire de points de coordination tacite des attentes et
perceptions des groupes et individus privés (tendanciellement) de mécanismes et indices
plus routiniers d'anticipation et d'évaluation des situations. Au total, la sociologie
politique gagnerait sans doute à rapprocher l'hypothèse du « rétrécissement » de
l'arène politique de la question de l'émergence des « leaders charismatiques » qui,
tels de Gaulle en mai 1958 ou Mendès-France en mai 1968, pourraient n'être d'abord
que de bons « points de coordination tacite », même si la respectable notion de
« charisme » devait y perdre un peu de son charme (47).

(45) La reformulation de l'hypothèse de Linz (46) L'usage fait ici de la notion de mar-
présentée ici permet de repérer les transforma- chandage tacite où la transmission de l'informa-
tions sensibles qui affectent le champ politique y tion est inséparable de l'échange des coups est
compris en ce qui concerne la crise de 1958 (voir, proche de la perspective développée par Schel-
en sens inverse, S.F. Cohn, Loss of Legitimacy ling, The Strategy of Conflict, op. cit., en particu-
and the Breakdown of Democratic Regimes: the lier les chap. 4 et 5.
Case of the Fourth Republic, Columbia Univer- (47) Voir, sur les « points focaux », Schel-
sity, Ph. D. diss., 1976, p. 329 et sq.). ling, op. cit., en particulier p. 111-115.

416
Michel Dobry

— Les technologies institutionnelles de maîtrise des crises


Ces technologies appartiennent à la famille plus large des « savoir-faire » et des
« recettes » des temps de crise que les acteurs politiques utilisent souvent avec
efficacité, sans avoir à s'interroger sur ce qui fait que ces recettes « marchent »
(lorsqu'elles marchent !). Or les ressorts de ces technologies — qui paraissent
tellement aller de soi — sont particulièrement intéressants pour l'analyse des
processus de crise politique. Ils le sont tout d'abord paradoxalement par leur aspect
le plus trivial, la transformation de la division sociale du travail politique que ces
technologies tendent, sous diverses formes, à réaliser (48). Les transferts de
compétences qu'elles institutionnalisent — sans nécessairement se rapprocher de la
véritable utopie que constitue à cet égard l'article 16 de la constitution française de
1958 (49) — ont en commun, par delà leur diversité juridique, de viser à unifier et
homogénéiser toute une série d'activités qui, dans les systèmes démocratiques, en
particulier, obéissent à des logiques sociales hétérogènes et spécifiques à des secteurs
autonomisés. Quelles que soient les rationalisations et les légitimations qui les
accompagnent, un de leurs ressorts se situe toujours dans les simplifications des jeux
sociaux, dans une substitution plus ou moins étendue d'une logique sociale unique
à cette multiplicité que l'on vient d'évoquer, dans, en somme, la réalisation
tendancielle d'une suspension de la complexité de la société. On remarquera que cette
suspension concerne aussi la machinerie de Г « Etat » elle-même, elle correspond en
quelque sorte à un travail de l'Etat sur lui-même qui prend la forme d'une
manipulation des logiques sociales des secteurs qui le composent (sur les 25 «
décisions » prises en 1961 en vertu de l'article 16, 20 concernent directement les logiques
internes à l'armée, la police et la justice, dont les statuts professionnels de leurs
agents). Quant à la direction que prennent les « transferts de compétences », ce sont
les secteurs militarisés qui tendent à en bénéficier, et ce serait là énoncer une banalité
si on ne soulignait pas simultanément que ces secteurs se caractérisent, en plus de
leurs performances « externes », par leurs capacités institutionnelles ai isolement et
de sauvegarde d'un degré élevé d'objectivation de leurs rapports internes. Ils doivent
ce second trait à leur organisation hiérarchique et disciplinaire particulière et à un
mécanisme beaucoup moins connu, la vérification constante de l'état de leurs
relations internes par le biais de tests routinisés fonctionnant à la visibilité (le refus
de saluer donne une information immédiate). En plaçant au cœur de leurs dispositifs
des secteurs « durcis », les « états de crise » tendent à opérer sur des différentiels
d'objectivation : couvre-feu, perquisitions nocturnes, affichage de sanctions lourdes
et immédiates, etc.. ont pour vertu de peser sur les calculs de ceux que leur mise en

(48) On consultera avant tout : Clinton Ros- logies de manipulation des crises dans les systè-
siter, Constitutional Diktatorship. Crisis Go- mes politiques contemporains les plus divers,
vernment in the Modem Démocraties, New York, voir les brèves observations de Joyotirindra Das
Harcourt, Brace and World, 1963 (lere éd. : 1948); Gopta, « A Season of Caesars: Emergency Regi-
Geneviève Camus, L'état de nécessité en démocra- mes and Development Politics in Asia », Asian
tie. Paris, L.G.D.J., 1965 et Paul Leroy, L'or- Survey, 18(4) 1978, en part. p. 317.
ganisation constitutionnelle et les crises, Paris, (49) Voir, par exemple, Michèle Voisset,
L.G.D.J., 1966. L'ensemble de ces travaux privi- L'article 16 de la Constitution du 4 octobre 1958,
légie les différences opposant les régimes juridi- Paris, L.G.D.J., 1969, 105-110, 124-126 et
ques de la mise en œuvre de ces technologies et 133-136; voir aussi Jean-Louis Quermonne,
tend à ignorer leurs ressorts mêmes, c'est-à-dire « L'art. 16 et la défense de la République »,
ce par quoi est tentée une « normalisation » de la Revue de l'action populaire, juin 1961, p. 701 et
situation. Sur la remarquable parenté des techno- sq.

417
Revue française de sociologie

œuvre vise en les plaçant, si l'on peut dire, dans des situations olsoniennes (situations
où les stratégies de « free-tiding » s'imposent de façon massive aux individus et
affectent ainsi Г « être » même, l'emprise, de certains acteurs collectifs). Dans de tels
cas, la réduction observable de l'incertitude structurelle n'équivaut nullement à un
retour à des configurations routinières des rapports intersectoriels.

Nous nous limiterons pour terminer à trois remarques.


1. On doit observer, en premier lieu, que, sans doute de manière seulement
tendancielle, la dynamique que décrivent les propriétés explicitées ci-dessus doit
pouvoir se retrouver indépendamment des « causes », « motivations » ou «
déterminants » particuliers aux mobilisations constitutives de chaque cas historique de crise,
pour peu que ces mobilisations se soient localisées simultanément dans plusieurs des
secteurs des sociétés concernées. En ce sens précis, on peut considérer que cette
dynamique est relativement (si on y tient) indépendante de ce qui se situe en amont
des crises. On discerne mieux ainsi l'enjeu théorique que peut représenter le choix
« méthodologique » de mettre entre parenthèses, provisoirement, les préoccupations
étiologiques qui constituent, comme on le sait, le penchant (ou le biais) presque
« naturel » des chercheurs dans ce domaine empirique (50).
2. Le deuxième constat concerne davantage les problèmes de vérification
empirique. Un des moyens privilégiés de saisir la présence effective des propriétés par
lesquelles on a caractérisé les conjonctures politiques fluides consiste, comme ont pu
le suggérer les courts exemples ci-dessus, à la rechercher dans l'activité des acteurs
sociaux : on pourra ainsi dire que ces propriétés « jouent » dans la réalité si on peut
observer que les protagonistes des crises «font avec». Cela indiquera que ces
propriétés se présentent aux acteurs politiques sous la forme isolable d'axes
d'activité incontournables et contraignants (on peut s'attendre alors à ce que de tels
axes soient eux-mêmes relativement indépendants des « causes » propres à chaque
crise).
3. On a enfin laissé en suspens un problème de taille : les systèmes démocratiques
sont-ils les seuls à être « structurellement conductifs » (on emprunte cette notion à
Smelser) pour des mobilisations multisectorielles ? En d'autres termes, ces systèmes
sont-ils les seuls à connaître une pluralité de secteurs ? Sans qu'il soit possible de
développer ici ce point, on voudrait souligner qu'il serait pour le moins imprudent
de répondre affirmativement à cette question. D'ailleurs le déroulement des crises
qu'ont connues certains systèmes autoritaires contemporains (par exemple dans les
pays de l'Est européen) présente de toute évidence l'ensemble des traits par lesquels
on a caractérisé la dynamique liée aux mobilisations multisectorielles. La ligne de

(50) Cela ne veut nullement dire que l'iden- absurde dans ce domaine empirique que la tenta-
tification de « ce qui se passe en amont » soit tion totaliste, et c'est bien en mutilant cette
sans intérêt. Cette identification est importante réalité que Ton a quelques chances d'ajouter une
en particulier lorsqu'il s'agit de comprendre les plus-value de connaissances au stock de ce que
conditions sociales du « décollage » d'une mobi- les acteurs sociaux savent déjà,
lisation. Ajoutons simplement que rien n'est plus

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Michel Dobry

partage entre systèmes politiques, pertinente pour les hypothèses présentées dans les
pages qui précèdent, ne recouvre pas la distinction des systèmes démocratiques et de
ceux qui ne le sont pas. Une implication en est qu'il n'y a aucune raison sérieuse de
penser que, au moins de ce point de vue, ces systèmes démocratiques seraient par
« nature » plus vulnérables que d'autres.
Michel DOBRY
Université de Lyon III

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