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Revue française de science

politique

Quand la politique change les politiques. La loi Lang du 10 août


1981 et les politiques du livre
Monsieur Yves Surel

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Surel Yves. Quand la politique change les politiques. La loi Lang du 10 août 1981 et les politiques du livre. In: Revue française
de science politique, 47ᵉ année, n°2, 1997. pp. 147-172;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1997.395160

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1997_num_47_2_395160

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Résumé
L'analyse des politiques publiques a souvent conduit à décrire l'action publique comme la résultante de
dynamiques aléatoires, plus ou moins maîtrisées par les acteurs politiques et débouchant sur des
variations marginales des principes et des dispositifs. En prenant l'exemple des politiques du livre, il
apparaît cependant que la conjonction de facteurs favorables alimente parfois des changements
substantiels. La crise de l'édition dans les années 1970, la désorganisation des règles de
fonctionnement du secteur, ainsi que l'évolution des perceptions attachées à l'objet lui-même ont pu
produire en effet une crise de politique (la remise en cause de l'action traditionnelle centrée sur la
lecture), la mobilisa-tion des intérêts et des acteurs concernés, et enfin, I'activation du champ politique
autour d'un problème précis, le prix du livre, construit par une représentation spécifique du milieu, «le
livre n'est pas un produit comme les autres». Au-delà de l'action collective, c'est ici la transformation de
la conjoncture et des dynamiques politiques lors de l'alter-nance de 1981, qui permit une variation de
l'action étatique grâce à l'ouverture d'une «fenêtre politique » élargissant la marge de manœuvre du
gouvernement.

Abstract
When politics changes policies
The [french] lang law of 10 august, 1981 and policies concerning
The book industry
Policy analysis has often led to descriptions of public action as resulting from random dy-namics, more
or less controlled by political actors and producing marginal variations of principles and mechanisms.
The example of the policies concerning books shows clearly that the conjunction of favorable factors
sometimes leads to substantial changes. The publishing crises of the 1970s, the disorganization of the
way the book sector operated as well as changes in the perceptions connected with books produced a
policy crisis (ques-tions about traditional action favoring book reading) the mobilization of the
concerned in-terests and actors and in the end an activation of the political problem, that of book
prices, constructed through a specific representation of the milieu, i.e. «books are dif-ferent products ».
Beyond collective action, changes in the political situation and dynamics during the 1981 alternation
made state action possible, thanks to the opening of a «poli-tical window » which provided the
government with greater freedom of action.
QUAND LA POLITIQUE CHANGE
LES POLITIQUES
LA LOI LANG DU 10 AOÛT 1981
ET LES POLITIQUES DU LIVRE

YVES SUREL

Deux séries d'affirmations paraissent souvent résumer l'apport de


l'analyse des politiques publiques. La première repose sur la
conviction que l'ensemble des contraintes qui pèsent sur l'action de
l'État conduirait à des modes de décision et d'adaptation de type
incrémental. Les acteurs politico-administratifs étant placés dans une situation
d'incertitude sur leurs propres moyens, et de faible maîtrise de leur
environnement, auraient ainsi pour seule solution de modifier marginalement le
cadre comme la nature de leurs actions. Pour expliquer cette inaptitude
structurelle au changement, on souligne en outre l'existence d'un
découplage croissant entre sphère politique (au sens de politics) et sphère des
politiques publiques (policies). Alors même que le jeu électoral formerait
un espace de plus en plus séparé, la définition et la mise en œuvre des
politiques publiques résulteraient désormais d'interactions plus ou moins
cloisonnées entre une variété d'acteurs comprenant notamment des
segments de l'appareil politico-administratif national et une fraction des
ressortissants concernés. On en arrive ainsi, selon Jean Leca, « à la double
constatation que certains secteurs sociaux (objets de politique publique,
policy fields) peuvent résister avec succès à toute gouverne politique et
que la dynamique des sociétés complexes autonomise les secteurs et les
groupes (sinon les individus) susceptibles de mettre leur croissance et la
préservation de leurs propres ressources au-dessus de la production de
services aux autres, ce qui peut rendre intraitable le problème des externalités
négatives»1. De manière emblématique, le volontarisme ne serait plus dans
cette optique qu'une notion fossilisée, vague souvenir d'un âge d'or du
politique aujourd'hui disparu.
Pourtant, les variations de son environnement et ses propres
transformations ne suscitent pas toujours une réponse modeste ou l'immobilité de la
sphère politico-administrative. Certains travaux, en s' intéressant à des
transformations substantielles de dispositifs d'action publique et en réinterrogeant
les échanges entre politics et policies, ont pu ainsi mettre à jour l'existence
de dynamiques structurantes nourrissant des changements de politiques qui
ne sont pas purement incrémentaux, où des processus (sinon des acteurs)
proprement politiques jouent un rôle. Examinant les variations des politiques
économiques en Grande-Bretagne dans les années 1970 et 1980, P. Hall

1. J. Leca, «La "gouvernance" de la France sous la Cinquième République», dans


F. d'Arcy, L. Rouban (dir.), De la Cinquième République à l'Europe, Paris, Presses de
Sciences Po, 1996, p. 340.

Revue française de science politique, vol. 47, n° 2, avril 1997, p. 147-172. 147
© 1997 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
Yves Sure I

estime à ce titre que plus les changements furent importants, plus les
dynamiques proprement politiques pesèrent, même de manière indirecte, sur la
définition du moment et/ou l'extension de ces modifications de politiques '.
Sa démonstration, rejetant la notion d'incrémentalisme aux variations
fréquentes des dispositifs instrumentaux, établit en outre que ces changements
majeurs sont le fruit de réévaluations des principes et des objectifs de
l'action publique, elles-mêmes liées à la valorisation de manières différentes
d'appréhender les problèmes sociaux et la nature des réponses que l'État est
susceptible d'y apporter. Soit, par analogie avec l'épistémologie historique
de T. S. Kuhn, lorsque survient un changement de paradigme de l'action
publique 2.
Quand on peut observer une multiplication des « anomalies », autrement
dit, la manifestation d'une incapacité durable des instruments et/ou des
principes politiques en vigueur à résoudre les problèmes posés et à satisfaire les
exigences des groupes concernés, on pourra considérer en effet que l'on se
trouve dans une situation de «crise de politique», de la même manière qu'il
est possible, selon T. S. Kuhn, d'isoler une succession de «crises» dans le
rythme du développement scientifique. On pourra ainsi définir une «crise de
politique» comme «une phase de l'action publique, un état de l'État en
action, où l'absence d'une matrice cognitive et normative partagée par les
acteurs publics et les ressortissants concernés, contribue à une faible
structuration et à une difficile légitimation des politiques publiques en vigueur.
Fonctionnant sur la base de représentations dépassées des problèmes et des
solutions, les actions publiques ne parviennent plus à garantir dans ce cas
précis la régulation du secteur, c'est-à-dire à nourrir une vision du monde
commune aux acteurs publics et privés, et à structurer une série
d'interventions publiques»3. Le vide suscité par l'abandon des principes et des
valeurs jusque-là légitimes peut dès lors conduire, de proche en proche, à la
construction d'une autre matrice de référence, processus dont on s'attachera
ici à identifier les mécanismes.
Pour ce faire, on s'intéressera plus précisément aux variations
intervenues dans un domaine particulier de l'action publique, celui des politiques
du livre avec le vote de la loi Lang du 10 août 1981 sur le prix unique du
livre. L'adoption de ce texte eut lieu en effet après que les évolutions
connues par les acteurs du livre dans les années 1960 et 1970 ont été res-

1. «... ce ne furent ni les fonctionnaires, ni les experts engagés par le


gouvernement, mais les politiciens et les médias qui jouèrent un rôle essentiel dans ce processus
de changement des politiques», P. A. Hall, «Policy Paradigms, Social Learning and the
State», Comparative Politics, 25 (3), avril 1993, p. 287 (c'est nous qui traduisons).
2. T. S. Kuhn, Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983. Pour
l'application de cette conceptualisation à l'analyse des politiques publiques, Cf.
également B. Jobert, «Représentations sociales, controverses et débats dans la conduite des
politiques publiques», Revue française de science politique, 42 (2), avril 1992, p. 219-
234; F.-X. Merrien, «Les politiques publiques, entre paradigmes et controverses», dans
CRESAL, Raisons de l'action publique, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 87-100; Y. Surel,
«Les politiques publiques comme paradigmes», dans A. Faure, G. Pollet, P. Warin
(dir.), La construction du sens dans les politiques publiques, Paris, L'Harmattan, 1995,
p. 125-151.
3. P. Muller, Y. Surel, «Crises de politiques et régulations cognitives», Pôle Sud,
4, mai 1996, p. 93-94.

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Quand la politique change les politiques

senties comme menaçantes, entraînant des processus d'agrégation des


intérêts, de mobilisation des cadres cognitifs et normatifs légitimes, et de
formalisation de revendications auprès de l'État. Dans cette phase initiale,
l'importance relative des acteurs les plus directement concernés pourra
notamment nous conduire à supposer que le champ politique fut d'abord
purement réactif, absorbant ou rejetant les mouvements et les demandes
ainsi formés. A l'inverse, dans une phase ultérieure d'activation de
l'appareil politico-administratif, un certain nombre d'acteurs politiques firent la
preuve d'un plus grand degré d'investissement, donnant l'image ex post
d'un certain volontarisme. Plus généralement, tout en essayant d'identifier
quelles sont les caractéristiques respectives de ces attitudes différenciées de
l'État, on s'interrogera également sur les facteurs qui expliquent un tel
changement de posture. Doit-on y voir l'effet de mobilisations ainsi
couronnées de succès et/ou le produit d'une variation de la conjoncture proprement
politique, en l'occurrence l'alternance de 1981 ? D'autre part, en quoi cette
«rupture», dans l'approche comme dans le traitement du problème politique
par les titulaires formels de la décision, pourra-t-elle être substantielle et
significative à long terme ? Est-ce enfin une dynamique de transformation
de l'action publique toujours valide, ou doit-on estimer que ce changement
de politique publique, tel qu'on pourra tenter d'en expliquer les mécanismes
dans les milieux du livre, renvoie à des modes de mobilisation des acteurs
sociaux et de réaction des acteurs publics aujourd'hui dépassés, ce qui
confirmerait l'analyse d'un découplage croissant entre sphère des politiques
publiques et sphère politique ?

LA CRISE OU LES REPRESENTATIONS DE LA CRISE


DU LIVRE DANS LES ANNÉES 1970

Les évolutions connues par les acteurs du livre (éditeurs, écrivains,


libraires) dans les années 1960 et 1970 ont nourri des processus proches de
ceux qui semblent caractériser cet état de crise inhérent à un secteur ou à
un domaine de l'action publique, tel qu'il a pu être précédemment défini.
Un certain nombre de phénomènes alimentèrent en effet un changement des
règles traditionnelles de fonctionnement du secteur, et avec elles, une
perception particulière de la place du livre dans la société. Ainsi, plusieurs
bouleversements des structures et des normes inhérentes aux milieux du
livre suscitèrent peu à peu une mobilisation chez certains acteurs concernés,
qui transformèrent cette prise de conscience d'une crise des referents
traditionnels en une série de revendications adressées aux acteurs
politico-administratifs.
Les premières évolutions apparurent d'abord sur le strict plan
économique1. Après une période d'essor continu dans les années 1960, l'édition vit
son chiffre d'affaires annuel évoluer de manière plus erratique au début des

1. Pour une analyse générale des milieux du livre et de leur évolution


contemporaine, cf., notamment, F. Rouet, Le livre. Mutations d'une industrie culturelle, Paris, La
Documentation française, 1992.

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Yves Surel

années 1970: si la croissance suivit parfois un rythme élevé (+ 12,3 %


en 1971), elle ne tarda pas en effet à se tasser considérablement, une baisse
légère du chiffre d'affaires en 1974 (- 0,6 %) faisant suite à une quasi-
stagnation en 1973 (+ 1,5 %). Les causes immédiates de cette baisse
avaient un caractère conjoncturel, puisque la crise économique provoquée
par le choc pétrolier de 1973 commençait à produire ses effets. Mais pour
certains analystes de l'époque, ce tassement de l'activité de l'édition avait
également des causes plus profondes, liées tout à la fois à la stagnation du
lectorat et surtout, à une relative banalisation de la forme même du livre.
De plus en plus concurrencé par d'autres médias ou d'autres pratiques
culturelles, caractéristiques d'une «société des loisirs», le livre semblait
notamment, pour certains, avoir perdu son caractère d'objet culturel pour
devenir un produit de consommation. La généralisation des éditions de
poche, ou encore, la valorisation des best-sellers dans les choix éditoriaux
depuis le succès de Papillon d'Henri Charière en 1968, semblaient de ce
point de vue des indices d'une perte de prestige et de statut de l'objet en
lui-même.
Cause/conséquence de ce sentiment diffus, la structure même du secteur
connut alors de profondes modifications, essentiellement marquées par une
concentration progressive de la production. Alors que 6,8 % des maisons
d'édition réalisaient 55 % du chiffre d'affaires global du secteur en 1962,
la même proportion d'éditeurs détenait ainsi 62,7 % du marché en 1971.
Toute la chaîne du livre se trouvait en fait de plus en plus intégrée par de
grands groupes (Hachette et les Presses de la Cité dès cette époque),
notamment par l'effet de fusions et de rachats parfois spectaculaires'. Une certaine
industrialisation du livre paraissait également perceptible, correspondant
d'une certaine manière à l'évolution des dynamiques de production,
caractérisée par une pression accrue de la distribution sur les choix éditoriaux.
Ainsi, le livre ne semblait-il plus devoir être choisi sur des critères
«littéraires», mais plutôt en fonction du chiffre d'affaires anticipé. Le projet de
construction par Hachette d'un Centre de distribution du livre à Maurepas,
vaste complexe présenté comme un outil «révolutionnaire» dans la distribu-
tique, et qui reposait sur un «débit industriel» de livres, constitua de ce
point de vue l'un des éléments attestant symboliquement une déstabilisation
des règles de fonctionnement traditionnelles2.
Ces dernières reposaient, de manière simplifiée, sur la perception
séculaire du livre comme objet culturel, voire œuvre d'art, dont la forme devait

1. Comparables dans leur structuration définitive, les deux groupes n'en ont pas
moins suivi des trajectoires différentes. Alors que le groupe Hachette s'est
essentiel ement attaché à remonter la filière à partir de sa structure de distribution, les Nouvelles
messageries de la presse parisienne (NMPP), en rachetant plusieurs éditeurs (Fayard,
Grasset, Jean-Jacques Pauvert, Éditions du Chêne...), les Presses de la Cité suivirent un
cheminement différent, à caractère plus horizontal, en multipliant les structures éditoria-
les (Pion, Julliard, Perrin...), avant de se doter d'imprimeries et d'entités de distribution
indépendantes.
2. J.-M. Bouvaist note à cet égard que «comme la distribution conditionne le
produit, la puissance du CDL prélude à une «rationalisation » des politiques éditoriales
dont tous les autres éditeurs, bon gré mal gré, devront tenir compte», J.-M. Bouvaist,
Crise et mutation dans l'édition française. Cahiers de l'économie du livre, hors-série
n° 3, Paris, Cercle de la Librairie, 1993, p. 34.

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Quand la politique change les politiques

conserver un statut précieux, malgré son caractère reproductible, et dont la


diffusion devait suivre des canaux particuliers par l'entremise des petits
libraires. Or, ceux-ci paraissaient directement menacés par les évolutions en
cours, qui favorisaient les structures de distribution adaptées aux volumes
importants et à un renouvellement rapide des titres, essentiellement les
grandes surfaces et les distributeurs spécialisés dans la vente de produits
culturels. De manière plus ponctuelle, si le début des années 1970 fut marqué
par le rôle accru des grandes surfaces, ce fut surtout l'apparition d'un
acteur original dans le circuit de vente, la FNAC (Fédération nationale
d'achat des cadres), qui provoqua les plus vives réactions. Après avoir créé
un rayon librairie dans son magasin, situé rue de Rennes à Paris en
mars 1974, la FNAC pratiqua des rabais importants sur les prix de livres
(- 20 % environ sur le prix conseillé par l'éditeur) ', ce qui contribua
effectivement à déstabiliser les circuits de vente jusque-là dominants. Ainsi,
alors que les librairies traditionnelles2 représentaient plus de 60 % des
ventes de livres dans les années 1960, leur part diminua relativement
rapidement pour s'établir à 55 % environ en 1975, puis 50 % en 1981 3. Autre
indice plus symbolique relevé par certains acteurs, le fait que le succès
immédiat de la FNAC aboutit à la disparition des librairies de la rue de
Rennes. L'ensemble de ces éléments devait d'ailleurs susciter rapidement de
vives réactions, notamment lors d'une émission télévisée «Ouvrez les
guillemets» de B. Pivot en février 1974, au cours de laquelle plusieurs libraires
s'adressant à A. Essel, l'un des dirigeants de la FNAC, l'accusèrent de
«vendre des livres comme des betteraves ou des navets», avant de le traiter
de «criminel»4.
La valorisation progressive de normes de référence à caractère
économique et financier paraissait donc contribuer à remettre en cause les
dynamiques et les acteurs traditionnels, les petits libraires comme on l'a vu, mais
également les éditeurs que l'on pourrait qualifier de «littéraires», maisons
généralistes dirigées par une personne ou un groupe d'individus. De tels
éditeurs, en voyant disparaître les libraires traditionnels, perdaient en effet
les relais habituels de leurs productions, ouvrages de littérature générale ou
essais, qui nécessitent une mise en place progressive (catégorie des livres
dits à rotation lente), tandis que les best-sellers ou les ouvrages pratiques
sont caractérisés par des cycles de vie relativement courts et des volumes
de vente importants, autant d'éléments adaptés à la grande distribution.

1. A cette époque, le secteur de l'édition fonctionnait sur le mode du prix conseillé,


instauré par un accord interprofessionnel tacite en 1953, système par lequel l'éditeur
fixait un prix qui apparaissait sur le livre et sur le catalogue, cette indication n'obligeant
cependant pas le libraire à facturer de la même manière. Dans la plupart des cas, ce
dernier s'alignait malgré tout sur le prix des éditeurs, essentiellement pour ne pas
compliquer les opérations de gestion.
2. D'un point de vue économique, les librairies traditionnelles se caractérisent par
deux critères principaux: le chiffre d'affaires du point de vente doit porter pour plus de
50 % sur le volet «librairie» de l'activité générale et le détaillant doit détenir de 8 000 à
10000 livres en stock.
3. Source dans P. Cahart, Le livre français a-t-il un avenir?, Paris, La
Documentation française, 1987, p. 122.
4. Cité dans C. Fauvelais, J.-Y. Glain, Le prix unique pour le livre, Paris, Éditions
de l'Institut économique, 1983, p. 44.

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Yves Surel

Attachés aux cadres de référence classiques, les éditeurs de ce type restaient


d'ailleurs convaincus que les évolutions de l'époque ne se conformaient pas
à la spécificité du champ du livre. Selon un éditeur, ce basculement
paraissait en effet étranger à l'image traditionnelle du secteur: «L'édition est surtout
perçue comme une activité artisanale. Je me souviens que cela nous paraissait
bizarre d'employer à notre propos l'expression d'"industrie culturelle". Cela ne
voulait rien dire. L'édition n'a pas la taille d'autres industries»1.
Or cette spécificité du champ du livre, plus ou moins consciemment
décrite comme un sanctuaire menacé, reposait précisément sur l'image
structurante pour le milieu de ce type d'éditeurs «littéraires», figure hybride
entre l'homme d'affaires et l'homme de lettres, capable de réaliser
l'équilibre entre les logiques marchandes et culturelles régissant le champ du livre,
et qui apparaissait à ce titre comme la représentation légitime de ce que
devait être le métier d'éditeur. Attachée à une période considérée a
posteriori comme l'âge d'or de l'édition (de la fin du 19e siècle aux années
1950), incarnée par des hommes tels que Bernard Grasset ou Gaston
Gallimard2, cette figure identitaire de l'éditeur justifia dès lors chez certains une
prise de conscience, puis une mobilisation destinée à perpétuer cette
perception du champ du livre. Pour l'éditeur déjà cité, il devint clair en effet dès
cette époque qu'«on [était] loin de la figure de l'éditeur que représentaient
Michel et Calmann Lévy, Bernard Grasset ou René Julliard»3. D'une
certaine manière, dans les perceptions cognitives et normatives des éditeurs,
c'était ainsi un «monde» qui s'effritait, emportant avec lui une «vision» du
livre qui avait structuré jusque-là leur activité ainsi que les représentations
dominantes du secteur.
Dès lors, plus que les libraires, ce fut en réalité une frange spécifique
des éditeurs, la plus menacée par ces bouleversements, qui se mobilisa
rapidement pour faire face à cette «anomalie» dans les modes de
fonctionnement traditionnels. Sous l'impulsion de Jérôme Lindon notamment,
responsable des Éditions de Minuit, les éditeurs que nous avons appelés
«littéraires», autrement dit les plus proches de l'idéal type de l'éditeur
mécène incarné par Grasset et Gallimard, devaient être à l'origine des
premières actions collectives. Autour d'une perception spécifique des évolutions
du livre, stigmatisant la disparition probable des acteurs traditionnels et la
possible industrialisation du livre, ces éditeurs opérèrent comme de
véritables entrepreneurs politiques, visant à une agrégation des intérêts et à la
formulation de demandes d'intervention auprès de l'État. L'hétérogénéité qui
caractérise traditionnellement le Syndicat national de l'édition, ainsi que la
force d'inertie qu'arrivent à y imposer les grands groupes4, devaient consti-

1. Entretien avec l'auteur, 2 février 1994. Les personnes interrogées dans le cadre
de ces recherches ont préféré conserver l'anonymat, sauf exceptions, nommément citées
dans le texte.
2. Cf. R. Chartier, H.-J. Martin, (dir.), Histoire de l'édition française, tome 3: Le
temps des éditeurs; tome 4: Le livre concurrencé (1900-1950), Paris, Fayard/Promodis,
1991; P. Assouline, Gaston Gallimard, Paris, Balland, 1984; J. Bothorel, Bernard
Grasset, Paris, Grasset, 1989.
3. Entretien, 2 février 1994.
4. Les caractéristiques de l'édition pèsent en effet, depuis la création du syndicat
professionnel, sur l'action revendicative de celui-ci. La structuration en types d'édition
au sein de commissions spécialisées (littérature générale, livres d'art, éditions
scolaires...) forme un premier facteur de contraintes en contribuant à une dispersion et à une

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Quand la politique change les politiques

tuer en outre autant d'éléments les incitant à une action autonome. Selon
une dynamique proche de la dialectique «exit or voice», mise à jour par
A. Hirschman1, les éditeurs mobilisés, incapables d'imposer leurs
revendications au sein de l'organisation représentative traditionnelle, créèrent en effet
une structure autonome, l'Association pour le prix unique du livre (APU)
qui vit le jour en mars 1977.
Défendant une conception particulière du livre, «le livre n'est pas un
produit comme les autres», qui marquait paradoxalement dans un même
mouvement le caractère industriel de l'édition (le livre est un produit et non
plus seulement un objet culturel), et sa nature d'exception (pas comme les
autres), les éditeurs «littéraires» furent de cette manière à l'origine d'une
problématisation particulière du champ du livre2. En posant une série de
questions sur le devenir souhaitable de l'édition, synthétisée par
l'interrogation «le livre est-il un produit comme les autres?», ces éditeurs entamaient
ainsi une réduction du champ des possibles, circonscrivaient le débat dans
un cadre cognitif et normatif délimité par la figure traditionnelle de
l'éditeur, tout en obligeant les acteurs concernés, qu'ils soient publics ou privés,
à se situer par rapport à cette prise de position. Les éditeurs, parce qu'ils
occupent au sein du champ du livre cette position centrale, à la confluence
des logiques économiques et culturelles qui régissent cet espace social
particulier, pouvaient en effet apparaître comme les médiateurs3 légitimes de
revendications partagées par l'ensemble des acteurs du livre. Affirmer que
«le livre n'est pas un produit comme les autres», c'était tout à la fois
fournir une clé interprétative des évolutions en cours, opérer une agrégation des
intérêts et des représentations autour de la vision traditionnelle du métier
d'éditeur, et ainsi, favoriser les mobilisations au sein du champ du livre.
Cette action collective inaugurée par cette catégorie particulière
d'éditeurs devait à cet égard focaliser les ressentiments et les revendications sur
un objet précis, perçu comme le point nodal des évolutions en cours : le
prix du livre. Reprenant les démonstrations et les propositions d'un rapport
commandé en 1971 par le Syndicat national de l'édition (SNE) et la
Fédération française des syndicats de libraires (FFSL) au cabinet de consultants

sectorialisation interne des intérêts. Par ailleurs, l'équilibre des rapports de force au sein
de l'organisation étant directement indexé sur le volume des contributions des éditeurs,
les deux principaux groupes disposent d'un pouvoir de veto très étendu, qui limite les
actions communes aux sujets les plus généraux et/ou les plus consensuels (législation
sur les droits d'auteur, opérations de promotion du livre...).
1. A. Hirschman, Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Éditions
ouvrières, 1972.
2. Par problématisation, on entend cette première phase du processus de traduction
défini par M. Callon, qui recouvre «un système d'alliances, nous disons d'associations,
entre des entités dont elle définit l'identité ainsi que les problèmes qui s'interposent
entre elles et ce qu'elles veulent. Ainsi se construit un réseau de problèmes et d'entités
au sein duquel un acteur se rend indispensable», M. Callon, «Éléments pour une
sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-
pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc», L'Année sociologique, 36, 1986, p. 184-185.
3. P. Muller définit cette notion comme recouvrant les acteurs qui «occupent une
position stratégique dans le système de décision dans la mesure où ce sont ceux qui
formulent le cadre intellectuel au sein duquel se déroulent les négociations, les conflits ou
les alliances qui conduisent à la décision», P. Muller, Les politiques publiques, Paris,
PUF, 1994, 2e éd. (coll. «Que sais-je?»), p. 50, souligné par l'auteur.

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Yves Sure I

Chetochine, l'Association pour le prix unique du livre préconisait en effet


l'adoption d'un système de prix unique qui permette de déplacer la
concurrence sur le service et non plus sur les tarifs. Toutes les ruptures
observées, aussi bien au niveau de la production que de la distribution,
étaient ainsi requalifiées, réduites à un problème pratique précis, identifié
comme «point de passage obligé» pour parvenir à juguler les menaces
pesant sur les acteurs traditionnels du livre. En se tournant vers l'État pour
demander une réforme de la législation des prix, les éditeurs mobilisés
entamaient par là même un processus d'inscription du problème du prix du livre
sur l'agenda gouvernemental, soit «l'ensemble des problèmes perçus
comme appelant un débat public, voire l'intervention des autorités
politiques légitimes»1. Bien plus, ils favorisaient, autour d'eux, la formation
d'une «coalition de cause» pour reprendre la notion développée par
P. A. Sabatier et H.C. Jenkins-Smith, soit «des acteurs issus d'une variété
d'institutions publiques ou privées et situés à tous les niveaux du
gouvernement, qui partagent un ensemble de croyances fondamentales (des objectifs
de politiques publiques auxquels s'ajoutent des perceptions causales ou
autres), et qui cherchent à manipuler les règles, les budgets et les
personnels des institutions gouvernementales, afin de réaliser ces objectifs à plus
ou moins long terme » 2.
Cette «coalition de cause» échoua toutefois dans un premier temps à
imposer sa vision du problème et les solutions souhaitées. Après une intense
mobilisation des éditeurs à l'occasion des législatives de mars 1978,
notamment auprès de l'opposition de l'époque (essentiellement le Parti socialiste)
vaincue lors des élections, un arrêté de R. Monory, ministre des Finances,
ramena le livre au sein du régime ordinaire, en prononçant la libération des
prix du livre au début de 1979. Soutenu par certains libraires qui pensaient
pouvoir disposer d'une indépendance accrue à l'égard des éditeurs, le
gouvernement consacrait de la sorte une vision opposée du livre, récusant le
caractère d'exception de cette activité économique. Les politiques culturelles
souffraient en outre d'un certain manque d'intérêt, marqué par une extrême
fluidité des structures institutionnelles et une réduction continue des
budgets3. Autant d'éléments qui vouaient par conséquent à l'échec les
revendications des éditeurs «littéraires» favorables à une stabilisation du marché
pour permettre la survie d'ouvrages «difficiles», ainsi que la permanence
des acteurs et des réseaux traditionnels.
Dans cette phase marquée par la gestation d'un problème et les
mobilisations des acteurs privés les plus directement concernés. l'État apparaît
ainsi plus réactif que véritablement volontariste. Soumis à des pressions
hétérogènes et souvent contradictoires par les acteurs du livre, comme entre

1. J.-G. Padioleau, L'État au concret, Paris. PUF, 1982, p. 25, souligné par l'auteur.
2. P. A. Sabatier, H.C. Jenkins-Smith (ditO Policy Change and Learning, Boulder.
Westview Press, 1993, p. 5 (c'est nous qui traduisons).
3. Cf. A. -H. Mesnard, Droit et politique de la culture en France, Paris, PUF, 1990;
Les Cahiers français, numéro spécial «Culture et société», 260, mars-avril 1993;
G. Monnier, L'art et ses institutions en France, Paris, Gallimard, 1995; P. Urfalino,
«De l' anti-impérialisme américain à la dissolution de la politique culturelle», Revue
française de science politique. 43 (5), octobre 1993, p. 823-849: P. Urfalino,
L'invention de la politique culturelle. Paris, La Documentation française. 1996.

154
Quand la politique change les politiques

ceux-ci et d'autres espaces sociaux (dynamique identifiable ici à travers la


dévalorisation progressive des politiques culturelles), les acteurs politiques
«absorbent» inégalement les revendications, et délivrent des «solutions» de
politique publique aux conséquences faiblement anticipées, qui sont le fruit
de compromis plus ou moins stables entre les demandes formulées, les
contraintes de la compétition politique et leurs propres capacités de
«réponse», liées pour l'essentiel aux équilibres internes à l'appareil politico-
administratif et aux moyens identifiés et/ou disponibles. En l'occurrence, le
surcroît provisoire de légitimité conféré par la reconduction de la majorité
aux législatives de 1978 a pu inciter le gouvernement à entreprendre une
initiative de libéralisation des prix jusque-là prudemment évoquée, valorisant
le ministère des Finances dans la conduite d'un certain nombre de
programmes connexes, comme celui du prix du livre.
Par là même, de tels éléments mettent en lumière la difficulté pour une
problématisation et une coalition particulières à pénétrer le champ politique.
Si l'inscription sur l'agenda se fit de manière relativement rapide à la suite
des mobilisations des acteurs, aucune décision conforme à cette coalition de
cause et à cette matrice cognitive et normative n'apparut dans un premier
temps. A l'inverse, ce fut une autre solution, portée par une autre
«communauté épistémique» ', qui trouva un écho au sein du gouvernement de
l'époque. Il fallut dès lors une certaine persistance des problèmes du livre, une
réactivation rapide des mobilisations des acteurs concernés, ainsi que
l'inscription durable des problèmes culturels sur l'agenda politique, spécialement
à l'approche de l'élection présidentielle de 1981, pour fournir les conditions
favorables à un véritable changement des politiques du livre, en permettant
d'envisager une réforme de la législation des prix du livre.

CHANGEMENT DE PARADIGMES ET CHANGEMENT


DE POLITIQUES

Analysant les ressorts de l'inscription sur l'agenda, P. Favre note que


l'émergence d'un problème dans le champ politique suscite une redéfinition
des termes du débat comme de la nature des enjeux, dans la mesure où le
champ politique apparaît comme un « transmutateur de problème».
Confronté à une situation ou à un enjeu donnés, le champ politique, en
effet, «tend à en changer la substance dans l'opération même où il les
prend à sa charge... Par position, l'homme politique redéfinit et déplace les
problèmes, il généralise le cas particulier, il l'inscrit dans les programmes
politiques en compétition, il le relativise par référence aux autres charges de
l'État, il le "valorise" en rapport avec ce que font ou ne font pas les autres
acteurs du champ...»2. L'irruption d'un problème dans le champ politique,

1. Pour cette notion, cf. notamment P. Haas, «Introduction: Epistemic Communities


and International Policy Co-ordination», International Organization, 49 (1), 1992, p. 1-35.
Pour un examen plus général des conceptualisations en termes de «réseaux», cf. P. Le
Gales, M. Thatcher (dir.), Les réseaux de politiques publiques, Paris, L'Harmattan, 1995.
2. P. Favre, «L'émergence des problèmes dans le champ politique», dans P. Favre
(dir.), Sida et politique, Paris, L'Harmattan, 1992, p. 33.

755
Yves Surel

avant même son inscription formelle sur l'agenda gouvernemental dans le


cadre d'une procédure législative, suppose donc le passage d'une forme de
prisme politico-institutionnel par lequel les autorités publiques et les acteurs
politiques «sélectionnent» les problèmes qui vont retenir leur attention et en
transforment le caractère, en fonction du cadre global de l'action
gouvernementale, des moyens disponibles et de la nature des acteurs mobilisés.
On a pu voir précédemment qu'un tel prisme eut un impact négatif sur
les mobilisations des éditeurs en 1979, contribuant au rejet de leurs
revendications et des principes qui les déterminaient. Mais, à l'approche de
l'élection présidentielle de 1981, il apparut clairement que le problème du livre
était à nouveau inscrit sur l'agenda. Deux candidats notamment, F.
Mitterrand et J. Chirac, s'étaient ainsi prononcés en faveur d'une
réglementation nouvelle des prix du livre, conformément aux vœux de la «coalition de
cause» mobilisée. Le candidat socialiste en avait même fait l'un des
éléments de son programme de gouvernement, puisque la 100e des 110
propositions formulées par F. Mitterrand stipulait: «La liberté du prix du livre
sera abrogée». De manière symétrique à la construction du problème par les
éditeurs, l'opération de réduction et de transmutation au sein du champ
politique débouchait sur une solution, relativement facile à mettre en œuvre,
soutenue par une «coalition de causer La modification de la substance des
revendications avait même été limitée, dans la mesure où les demandes des
acteurs concordaient avec l'un des axes principaux du programme socialiste
visant à un aménagement des règles du marché. Si tous les problèmes du
livre n'étaient certes pas pris en compte, l'adoption de cette mesure
symbolique attestait d'une activation du champ politique.
En ce sens, le processus de traduction lancé par certains éditeurs,
notamment J. Lindon au sein de l'Association pour le prix unique du livre,
aboutit bien à une phase de mobilisation telle que l'entend M. Callon, à
savoir la phase ultime du processus de traduction, où chacun des acteurs
concernés agit désormais selon l'identité assignée et les alliances constituées
par la diffusion progressive de la matrice cognitive et normative formée par
la problématisation originelle. Chaque acteur du livre évoluait à ce titre
en 1981 en suivant plus ou moins fidèlement les schemes de représentation
et d'action définis par le statut d'exception du livre. Cette «mobilisation»,
dernière phase de cette dynamique de construction sociale de la réalité1,
était même perceptible dans le champ politique, puisque nombre d'acteurs
s'étaient engagés à contenter ces revendications. Mais pour que ce processus
de traduction puisse déboucher sur une décision formelle, et alimenter ainsi
un changement significatif de politique, correspondant à cette nouvelle
matrice cognitive et normative, il restait à insérer cette matrice au cœur
même de l'appareil politico-administratif.
On peut avancer à cet égard que ce fut l'alternance de 1981, en
permettant aux acteurs politiques favorables au statut d'exception du livre de
prendre la direction des institutions compétentes, qui devait permettre l'ouverture
d'une «fenêtre politique» et alimenter un processus législatif formel. Cette
notion de «fenêtre politique», forgée par J.W. Kingdon dans son schéma

1. L'expression renvoie à l'ouvrage de P. Berger. T. Luckmann. La construction


sociale de la réalité, Paris, Méridiens/ Klincksieck. 1C)S6.

156
Quand la politique change les politiques

d'analyse des politiques publiques, renvoie en effet à la conjonction de


dynamiques favorables à la prise de décision, tant pour ce qui concerne les problèmes
(problem stream), que pour les alternatives (policy stream) ou encore les
facteurs proprement politiques (politics stream). La rencontre de ces trois
«courants», qui synthétisent les dynamiques et les échanges à l'œuvre autour
d'une politique publique, peut dès lors créer une occasion de choix en
conférant une marge de manœuvre accrue aux acteurs en charge de la décision
par l'ouverture d'une «fenêtre politique» (policy window), définie comme
«l'opportunité pour les défenseurs de propositions de pousser leurs solutions
préférées, ou de porter l'attention sur leurs problèmes particuliers»1.
Appliquée à notre objet, une telle théorisation permet d'illustrer la
conjonction de processus favorables à un changement d'orientation politique.
L'ensemble des mobilisations et des dynamiques de construction du thème
du prix du livre pourrait ainsi être assimilé à un courant des problèmes,
aboutissant à la définition d'une «coalition de cause», structurée par
l'attachement commun de ses membres à une même matrice cognitive et
normative, et visant à l'accomplissement d'une revendication précise, la législation
sur le prix unique. Par rapport à la phase précédente, marquée par le rejet
des revendications des éditeurs, on perçoit également que les réponses
contraires formulées au sein des courants «politics» et «policies»
permettent d'avancer une explication de l'échec des revendications par l'absence
précisément d'une fenêtre politique offrant des opportunités de choix.
A la suite de l'élection de F. Mitterrand à la présidence de la
République puis de la victoire des socialistes aux élections législatives de
juin 1981, ce fut le courant «politics », qui commença à évoluer de
manière conforme à l'opération de traduction lancée par les éditeurs. Outre
l'arrivée au pouvoir d'acteurs politiques qui s'étaient affichés comme
favorables à une réglementation des prix du livre, cet événement proprement
politique conduisit en effet également à une activation du courant
«policies» dans le domaine culturel. L'augmentation du budget du ministère de
la Culture dès les premiers mois de l'alternance socialiste, en constitua une
première illustration, puisque les crédits alloués passèrent de 4,9 milliards
de francs environ pour le budget de 1981 à 8,8 milliards dans le budget
établi pour 1982, soit une progression de 80 %2. D'importantes
modifications des structures administratives eurent lieu d'autre part, au sein
desquelles on se contentera d'évoquer le rattachement complet des services de la
lecture auprès de la direction du Livre3. A cette double activation des cou-

1 . J.W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little, Brown
& Co, 1984, p. 173 (c'est nous qui traduisons). J. Keeler intègre à ce titre l'alternance
de 1981 dans son étude des gouvernements de réforme ayant profité de «fenêtres
politiques», J. Keeler, Réformer, Paris, PUF, 1994.
2. Certains auteurs rapportent ainsi que J. Lang passa l'été 1981 à «[harceler]
Delors, Fabius, Mauroy et Mitterrand qui tranche en faveur de 0,75 % [part de la
Culture dans le budget] soit un doublement en francs courants», propos de J. Lang
rapportés par P. Favier, M. Martin-Roland, La décennie Mitterrand. 1. Les ruptures (1981-
1984), Paris, Le Seuil, 1990, p. 232.
3. Pour une analyse plus générale des évolutions connues par le département de la
Culture, cf. R. Caron, État et culture, Paris, Economica, 1989; A. -H. Mesnard, Droit et
politique de la culture en France, op. cit. ; G. Monnier, L'art et ses institutions en
France, op. cit.

157
Yves Surel

rants «politics» et «policies» s'ajouta en outre un élément déterminant


avec la nomination au ministère de la Culture de Jack Lang qui allait
contribuer à catalyser les différents processus en cours et faciliter ainsi
l'ouverture de cette fenêtre politique favorable aux changements de
politiques. Dès ses débuts, J. Lang s'attacha en particulier à marquer son entrée
en fonction par quelques décisions symboliques, dont la législation sur le
prix du livre devait être la première manifestation.
Plusieurs facteurs conjugués permettent également d'avancer les raisons
d'un tel choix. La réforme en elle-même ne paraissait tout d'abord pas
difficile à prendre, dans la mesure où il s'agissait a priori d'établir l'unité des
prix par la voie d'un simple arrêté ministériel, décision peu contraignante
dans son élaboration et sa procédure. Garantir le prix unique du livre,
c'était en outre prendre une mesure symbolique légitimée par son action
protectrice sur la «culture», qui pouvait ressortir d'une logique d'intérêt
général, et qui évitait par là même des conflits longs et fortement
médiatisés sur l'une des promesses du candidat Mitterrand. F. Cusset note à cet
égard que «certains responsables au ministère de la Culture... suggèrent
rétrospectivement une stratégie délibérée consistant à faire passer en premier
lieu une mesure nettement moins polémique que les nationalisations ou les
lois sur la protection sociale»1, tandis que pour l'un des anciens
collaborateurs de J. Lang, « il existait des choses simples à traduire telles que le prix
unique et la peine de mort»2.
Au-delà de ces facteurs devenus favorables, le courant des problèmes
lui-même continuait à opérer de manière à faciliter la concrétisation de ce
changement de politiques. On peut ainsi souligner la permanence, tout au
long de cette période, d'une mobilisation extrême des acteurs qui avaient
été à la source de l'inscription du problème sur l'agenda politique,
notamment J. Lindon et J.-L. Pidoux-Payot. Revenant sur la gestation de la loi,
J. Lang évoque, par exemple, ces deux hommes «très bagarreurs»3, l'un de
ses collaborateurs se souvenant également que «dans les tout premiers jours,
il y eut une forte pression des milieux professionnels ... Les lobbies ont
commencé à jouer»4. D'une manière tout à fait évidente, les protagonistes
du mouvement favorable au prix unique du livre s'attachèrent à obtenir gain
de cause dans cette conjoncture politique particulière. Aujourd'hui encore,
J. Lindon est d'ailleurs «absolument convaincu que si la loi n'avait pas été
votée dès le 10 août, elle ne passait pas»5, sentiment partagé par les
membres de l'entourage de J. Lang, puisque l'un d'eux estime: «[II était
important d'effectuer] un travail rapide et de profiter de l'état de grâce pour
passer contre les lobbies... Nous étions portés par le climat politique. Il

1. F. Cusset, «Volonté politique et marché culturel. Une analyse de la loi du


10 août 1981 sur le prix du livre», mémoire de recherche en «Économie et culture»,
sous la direction de B. Bovier-Lapierre, Institut d'études politiques de Paris, avril 1991,
p. 24.
2. Entretien, 22 novembre 1994.
3. Entretien, 11 octobre 1994.
4. Entretien, 22 novembre 1994.
5. Entretien par téléphone, 14 mars 1995.

158
Quand la politique change les politiques

n'aurait pas été possible de le faire un ou deux ans après. Les lobbies se
seraient mobilisés»1.
Cette convergence de dynamiques favorables au sein des trois courants
isolables autour de l'action publique permit ainsi en définitive l'ouverture
d'une fenêtre politique, autrement dit d'une opportunité de choix, dont la
portée ne soit pas purement incrémentale. Les politiques publiques tournées
vers le domaine du livre s'appliquaient jusque-là essentiellement à
considérer le livre comme un support de culture et d'éducation, favorisant les
politiques de soutien à la lecture. Même si certaines actions localisées
s'appliquaient déjà à délivrer des soutiens ou à encadrer l'activité des
acteurs du livre, les perceptions dominantes restaient donc centrées sur un
paradigme d'action publique favorable à des politiques d'encouragement à la
lecture et d'équipement en bibliothèques2. Intervenir dans les processus de
production de livres, par le biais d'une réglementation des prix, constituait
par conséquent une orientation tout à fait différente, visant à obtenir la
correction des logiques de marché au nom d'arguments culturels affichés,
mais surtout, en fonction d'une matrice cognitive et normative déterminée
par une perception particulière des acteurs et des logiques du champ du livre.
Cette conjonction de facteurs favorables réalisée, il restait toutefois à
concrétiser ce changement de paradigme et ce changement de politique au
sein de l'appareil politico-administratif, ce qui supposait le respect d'un
certain nombre de procédures et de règles inhérentes aux mécanismes de la
décision formelle. La solution d'abord envisagée, un simple arrêté, apparut
rapidement inadéquate, dans la mesure où l'institution du prix unique
obligeait à modifier l'ordonnance de 1945 sur les prix, conduisant à
l'élaboration d'un texte de loi. Une fois préparé, le texte fut présenté devant le
Conseil des ministres le 23 juillet 1981, au cours duquel un certain nombre
d'oppositions illustrèrent l'état des rapports de force au sein de l'appareil
politico-administratif, ainsi que les logiques spécifiques à chaque
département ministériel. Poursuivant le raisonnement antérieurement élaboré au
ministère des Finances, le nouveau titulaire du poste, J. Delors, afficha ainsi
son opposition à une initiative jugée inflationniste, argument repris par
C. Lalumière, secrétaire d'État à la Consommation, qui décrivit le projet
comme «un peu corporatiste [et qui] perd de vue l'intérêt des
consommateurs»3. Mais la valorisation des logiques culturelles au début du premier

1. Entretien, 22 novembre 1994. Cette référence aux «lobbies» s'applique ici aux
opposants à une réglementation des prix, qui tentèrent de leur côté de bloquer toute
modification de la législation. La FNAC, par exemple, afficha son opposition à toute
unification des prix, faisant appel à ses magasins et sa clientèle pour faire pression sur
le gouvernement, J. Lindon se souvenant à ce propos que les FNAC entreprirent de
«submerger le gouvernement de courrier», entretien, 14 mars 1995.
2. Sur ces aspects relatifs^ à la politique du livre et à la politique de la lecture, on
pourra consulter Y. Surel «L'État et le livre. Les politiques publiques du livre en France
(1957-1995)», thèse de doctorat de science politique, sous la direction d'Yves Mény,
Institut d'études politiques de Paris, 1996, et M. de Lassalle, «L'impuissance publique.
La politique de la lecture publique en France (1945-1993)», thèse de doctorat de science
politique, sous la direction de Daniel Gaxie, Université Paris I, 1996. Ces deux travaux
doivent paraître prochainement.
3. Cité dans P. Favier, M. Martin-Roland, La décennie Mitterrand, tome 1, op. cit.,
p. 231.

159
Yves Surel

septennat de F. Mitterrand, l'activisme de J. Lang et certains soutiens


obtenus au sein du Conseil des ministres ', devaient finalement conduire
P. Mauroy à conclure: «II ne s'agit pas d'un dossier comme les autres.
C'est la culture que nous protégeons, la possibilité pour un auteur d'être
édité»2. Le statut d'exception du livre, «le livre n'est pas un produit
comme les autres», était ainsi consacré par les autorités politiques légitimes.
Cette intégration de la loi sur le prix unique du livre dans la procédure
de décision devait être confirmée par le passage très rapide du texte au
Parlement. D'abord déposée au Sénat puis à l'Assemblée nationale, la loi
sur le prix unique fut adoptée à la quasi-unanimité par les deux chambres,
sans que le régime originellement prévu connaisse d'importantes
modifications, si ce n'est la possibilité pour les diffuseurs/distributeurs de pratiquer
des rabais de 5 % maximum sur le prix fixé par l'éditeur. Cette relative
facilité d'adoption tient pour l'essentiel à l'acceptation, par la majorité des
acteurs parlementaires, des justifications comme du contenu de la loi,
attestant la réussite du processus de traduction initié par les éditeurs. Ainsi, lors
de la présentation de son projet devant le Sénat, J. Lang devait reprendre à
son compte les éléments principaux de l'argumentation défendue par la
«coalition de cause»: « Le débat du jour dépasse, et de loin, l'ordre de la
seule économie, même si la loi répond à des préoccupations économiques.
On l'a souvent dit, sans prendre toujours la vraie mesure d'un tel énoncé:
le livre n'est pas un produit comme les autres; c'est une création de
l'esprit, une des plus nobles créations de l'esprit et de l'imaginaire et qui,
en tant que telle, ne saurait être soumise sans une protection particulière à
l'unique loi du marché»3. Bien plus, la faculté de la croyance dans
l'exception du livre à circonscrire l'espace du débat fut illustrée par l'adoption de
ce raisonnement par certains représentants de l'opposition, auparavant
favorables à la liberté des prix. Tout en rappelant que J. Chirac en avait lui-
même fait un élément de son programme, le député RPR, E. Pinte, estimait
à son tour que «le projet de loi a le mérite de rendre la primauté au
caractère de produit culturel que le livre n'aurait jamais dû perdre»4, cependant
que le député UDF, J.-P. Fuchs, insistait sur l'accord établi avec les
professionnels: «... éditeurs, auteurs et la plupart des libraires se rassemblent sur
l'idée du prix unique qui leur semble être l'un des moyens les plus
efficaces pour sauver le réseau de distribution et pour lui donner une chance de
retrouver la clientèle traditionnelle » \
Dans ce cas précis, le processus législatif formel se résuma donc en
définitive à l'officialisation des prises de position, des argumentations et des
alliances résultant de la crise de l'édition des années 1970. Le contenu de
la nouvelle réglementation, ainsi que les principes qui légitimaient cette ins-

1. Devant ces oppositions, il semble que J. Lang fit appel à G. Defferre, ministre de
l'Intérieur, en lui faisant passer un papier sur lequel il était écrit: «Gaston, soutenez-
moi». Prenant la parole. G. Defferre estima alors que «le texte est bon sur le fond ... la
politique Monory conduit à la disparition des librairies», entretien, 11 octobre 1994.
Propos cités également dans P. Favier, M. Martin-Roland, op. cit. p. 232.
2. Ibid.
3. Journal Officiel, Sénat, 34, 30 juillet 1981, p. 1205.
4. Journal Officiel, Assemblée nationale, 2e séance du 30 juillet 1981, p. 561.
5. Ibid., p. 558.

160
Quand la politique change les politiques

titution du prix unique, s'appuyaient en effet sur les échanges tissés avec
les acteurs concernés, eux-mêmes porteurs d'une lecture spécifique des
problèmes et de l'évolution du livre. L'élaboration comme le vote de la loi
restaient, dans ce cadre, des étapes très largement dépendantes du rapport
de force établi au sein du secteur concerné, de l'espace cognitif et normatif
circonscrit par les débats et par la problématisation définie par les éditeurs,
ainsi que des interactions antérieures au processus de décision ou qui eurent
lieu lors de la procédure législative formelle. Reprenant à leur compte les
éléments normatifs de la matrice cognitive et normative légitime dans le
champ du livre, «le livre n'est pas un produit comme les autres», les
acteurs politico- administratifs consacraient de la sorte la domination d'une
coalition de cause particulière, formée autour des éditeurs littéraires, et avec
elle, une vision spécifique de l'avenir souhaitable de l'édition. Par là même,
un nouveau paradigme de l'action publique se trouvait adopté à la faveur
des circonstances favorables ouvertes par la fenêtre politique de 1981, à
travers la juridicisation du processus de traduction promu par les éditeurs.
Seule l'alternance, en suspendant les «conditions ordinaires de l'activité
politique», selon l'expression employée par J. Keeler, et en portant au
pouvoir les acteurs partageant la même vision que les éditeurs, permit que les
trois courants structurant les dynamiques de l'action publique se joignent et
offrent l'opportunité d'un choix politique que J. Lang sut saisir en obtenant
le vote de la loi instituant le prix unique du livre.

LA MISE EN ŒUVRE COMME CRISTALLISATION


D'UN PARADIGME

Si le processus législatif formel, raccourci en l'occurrence à quelques


semaines par le contexte politique particulier ouvert par l'alternance
de 1981, apparaît plutôt comme un mécanisme de consécration, et non plus
comme un espace de création et de décision, il reste également dépendant
des conditions pratiques de sa mise en œuvre ', caractéristique plus
importante encore lorsque la mesure adoptée est susceptible de porter un nouveau
paradigme de l'action publique. De ce point de vue, l'analyse des politiques
publiques a pu montrer combien «l'État au concret» peut rester tributaire
des moyens mis réellement au service des décisions formelles, ainsi que des
tentatives de marchandage et de renégociations des termes comme des
principes de la décision, qui peuvent survenir ultérieurement. De manière
significative, J.-G. Padioleau a d'ailleurs pu définir cette phase de la mise en
œuvre comme un élément de « perturbation » : « Toute nouvelle politique
publique perturbe avec plus ou moins d'ampleur les modalités habituelles de
conduite des agents sociaux concernés. Définir, édicter une mesure, appeler
à la mettre en pratique mobilisent des acteurs ou dérangent des intérêts ou

1. A titre préliminaire, Y. Mény et J.-C. Thoenig définissent la mise en œuvre


comme «la phase d'une politique publique pendant laquelle des actes et des effets sont
produits à partir d'un cadre normatif d'intentions, de textes ou de discours», Y. Mény,
J.-C. Thoenig, Politiques publiques, Paris, PUF, 1989, p. 233.

161
Yves Surel

des croyances, font naître des accords et des conflits. La mise en œuvre
crée des problèmes: toute différence perçue entre les états réels d'une
situation et ses états désirés ou attendus»1.
Considérer l'évolution d'une loi conduit donc à intégrer cette phase
ultérieure à l'officialisation des choix et des alliances, pour considérer les
problèmes qui surgissent lors de l'application effective d'une norme, et pour
identifier ainsi la nature et l'extension des conflits et des échanges qui se
tissent à ce stade. Autrement dit, c'est interroger la mise en œuvre comme
«poursuite de la lutte politique sous des formes spécifiques»2 et, en
l'occurrence, identifier de possibles mouvements de rejet ou de
cristallisation de la matrice cognitive et normative ayant déterminé la décision. A cet
égard, si l'élaboration de la loi et le suivi de la procédure législative se
firent essentiellement au sein du cabinet du ministre de la Culture, la mise
en œuvre exige de considérer le plus souvent d'autres acteurs, ressortissants
concernés qui ne s'étaient pas mobilisés antérieurement, instances judiciaires
chargées du respect de la norme, mais également les acteurs
politico-administratifs ayant un intérêt pour le sujet. Étudier la mise en œuvre suppose
de redessiner les contours du système d'acteurs concernés, et d'en déduire
de possibles modifications d'alliances et/ou la mobilisation d'autres éléments
cognitifs et normatifs capables de peser sur la décision prise.
L'entrée en vigueur effective du prix unique ayant été repoussée au
1er janvier 1982 pour laisser un délai suffisant aux professionnels, ce fut d'abord
la nouvelle direction du Livre confiée à J. Gattegno qui eut la charge d'assurer
la mise en œuvre de la décision sous l'autorité du cabinet et du ministre
lui-même. Les aménagements de services qui se produisirent à l'époque,
notamment au sein du Bureau de l'édition et de la diffusion de la direction
du Livre et de la Lecture, portèrent d'ailleurs essentiellement sur des
modifications directement liées à l'adoption de la loi, notamment par le biais du
recrutement de juristes. L'une des premières missions assignées à cette
structure administrative remodelée fut précisément d'assurer la pleine
application du prix unique du livre, puisqu'elle figurait au nombre des objectifs
tracés par le rapport de la commission Pingaud-Barreau, chargée de définir
la «nouvelle politique du livre et de la lecture». Il s'agissait en l'occurrence
de mener une «campagne d'explication concernant le prix unique du livre,
par l'intermédiaire des principaux médias, des points de vente du livre et
des institutions culturelles. Cette campagne [devait] coïncider avec la date
d'application du prix unique du 1 er janvier 1982 (direction du Livre)»3.
Après une période initiale marquée par l'intégration de la nouvelle loi
dans le fonctionnement routinier des administrations de la Culture4, l'appli-

1. J.-G. Padioleau, L'État au concret, op. cit., p. 139.


2. Y. Mény, J.-C. Thoenig, op. cit., p. 246.
3. B. Pingaud, J.-C. Barreau, 55 propositions pour le livre, rapport de la
commission du Livre et de la Lecture, ministère de la Culture, octobre 1981, p. 69, soulignés
par les auteurs ; les mentions finales en italique font référence, dans le rapport, aux
institutions compétentes pour les actions envisagées.
4. Pour ce qui concerne les principaux organes d'exécution, l'un des collaborateurs
de J. Lang constate ainsi que «la direction du Livre et de la Lecture et les directions
régionales des affaires culturelles (DRAC) la suivaient [la loi]», même si l'attention
paraissait moins importante dans les organes déconcentrés de l'État, entretien,
22 novembre 1994.

162
Quand la politique change les politiques

cation de la loi du 10 août 1981 se révéla en pratique plus difficile que


prévu. Confiant aujourd'hui que la loi et son suivi lui prirent une bonne
part de son temps, J. Lang remarque que «la nécessité d'assurer
l'application de la loi [lui] valut deux ans de bagarre. Nous avons dû faire face, de
contestation en contestation»1. Et il est vrai que les opposants plus ou
moins déclarés au prix unique multiplièrent les détournements du système,
cela avant même son entrée en vigueur, puisque les FNAC et les grandes
surfaces déployèrent aussitôt après le vote une intense activité de dumping
en pratiquant des rabais systématiques2. Autre exemple, la FNAC tenta de
profiter, au cours de cette période initiale, de l'une des dérogations prévues
par la loi concernant le régime associatif, en créant une coopérative
d'achats au profit de ses abonnés et clients, qui puisse les faire profiter de
rabais supérieurs aux 5 % légaux. Révélé par la presse avant l'institution
réelle de la coopérative, le projet ne vit pas le jour grâce à une
mobilisation rapide du ministère de la Culture, la FNAC faisant d'ailleurs paraître,
le 15 décembre 1981, un communiqué annonçant que l'initiative était
abandonnée «devant l'opposition formelle des pouvoirs publics»3.
Il reste que les pratiques contraires au prix unique eurent lieu pour
l'essentiel après le 1er janvier 1982, l'une des premières opérations de
détournement du système du prix unique étant notamment faite à l'initiative
de la chaîne de supermarchés Leclerc. Celle-ci en effet non seulement
refusa d'appliquer le prix unique, mais mentionna de façon systématique la
différence des prix résultant de la loi du 10 août 1981, afin de mettre en
évidence les effets néfastes de ce dispositif législatif pour le
consommateur4. Devant ce non-respect des dispositions de la loi, de nombreux
libraires saisirent les tribunaux pour obtenir les actions en cessation ou en
réparation prévues par le texte. Mais les craintes formulées par certains
parlementaires lors de l'élaboration de la loi quant à l'efficacité des actions
civiles prévues, apparurent vite fondées. En effet, lorsque l'affaire était plai-
dée en référé, elle débouchait généralement sur des condamnations mineures
qui valaient essentiellement pour l'avenir, par le biais d'injonctions à cesser
les pratiques incriminées, assorties éventuellement d'astreintes. Enfin, les
délais nécessaires à la procédure (la constatation de l'infraction par
l'huissier dépendant de la délivrance d'une ordonnance du juge) laissaient la
plupart du temps une marge suffisante aux contrevenants pour mettre fin à
l'infraction, quitte à reprendre la non-application du prix unique un peu plus

1. Entretien, 11 octobre 1994.


2. A titre d'exemple, les vastes campagnes de publicité qui accompagnèrent les
dernières semaines du prix net, notamment au moment de Noël en 1981, reçurent un écho
très favorable dans le public, tandis que dans la médiatisation du problème la FNAC
insistait sur les effets négatifs de la loi pour les consommateurs. Dans l'éditorial de la
revue de la FNAC, Contact, A. Essel estimait: «Cette loi sera la mort des lecteurs peu
fortunés; je me demande à quoi pense un gouvernement socialiste» et de citer à l'appui
de son raisonnement le témoignage d'une cliente: «J'ai 72 ans, je suis veuve, je m'étais
voté un budget de livres de 30 F pour chacune de mes visites, je ne vois pas pourquoi je
serai privée d'un livre de plus», Contact, octobre 1981.
3. Le Monde, 16 décembre 1981.
4. Chaque livre vendu par Leclerc comportait ainsi une étiquette rose sur laquelle
figurait le «prix Mitterrand» ou le «prix Lang», cependant qu'une autre étiquette
mentionnait le prix Leclerc.

163
Yves Surel

tard. L'un des anciens collaborateurs de J. Lang rappelle également que


«les infractions étaient constatées mais pas poursuivies. C'était le Parquet
qui était maître de l'opportunité des poursuites. Malgré la mobilisation des
libraires, les procès-verbaux des gendarmes restaient le plus souvent sans
suites»1. D'autre part, lorsque l'infraction était bien constatée et le
préjudice évalué en vue d'une réparation des dommages causés aux plaignants,
les parties incriminées eurent tendance à employer les différentes voies de
recours afin de ralentir l'exécution des décisions de justice, notamment par
le biais de questions préjudicielles à la Cour de justice des communautés
européennes, comme le firent les centres Leclerc, ou par la voie de l'appel
et de la cassation, la plupart des contrevenants parvenant ainsi à repousser
l'application des condamnations. Évoquant les problèmes d'application de la
loi dans un rapport remis au ministère de la Culture en 1987, P. Cahart
pouvait constater que «ce harcèlement peut se poursuivre pendant des
années, sans dommage pour l'agresseur»2.
La mise en œuvre de la loi posait donc un problème relativement
traditionnel d'articulation des compétences respectives des différents
départements ministériels, voire des différents segments administratifs concernés. A
l'origine de la loi, le ministère de la Culture éprouvait des difficultés à
s'assurer du respect de son texte sur le terrain, ce qui le conduisait à
prendre «des instructions à destination du ministère de la Justice et du Parquet
pour que des sanctions soient prises contre les contrevenants.... Il s'agissait
d'un contexte à négocier entre ministères»3. Le problème de la mise en
œuvre du prix unique du livre était un élément de dysfonctionnement qui
obligeait l'acteur politico-administratif compétent, en l'occurrence le
ministère de la Culture et, en son sein, la direction du Livre, à sortir de son
champ d'exercice traditionnel pour établir des relations avec d'autres
départements ministériels. Cantonnée dans sa phase d'élaboration à l'échange
ministère de la Culture/éditeurs, la loi Lang s'inscrivait à présent dans une
configuration plus vaste, un système d'acteurs plus complexe et plus ouvert,
facteur de déstabilisation de la «coalition de cause» formée autour de la
croyance, «le livre n'est pas un produit comme les autres». L'immixtion de
nouveaux acteurs politico-administratifs dans cet espace particulier de
l'action publique, conduisait ainsi à l'intégration d'autres rationalités,
fondées tout à la fois sur d'autres valeurs ou d'autres déterminants de choix et
d'action (limiter la dérive inflationniste pour le ministère des Finances,
gérer une nouvelle forme de litiges pour les institutions judiciaires...). Le
phénomène de clôture identifiable au stade de la gestation comme de
l'officialisation de la loi, qui avait été la cause/conséquence de la formation
d'une communauté épistémique particulière, se voyait donc fragilisé par les
contraintes inhérentes à la mise en œuvre, qui menaçaient en définitive de
rejeter le paradigme qui avait déterminé la nouvelle législation.
On comprend également mieux à ce stade, l'obstination de l'acteur à
qui fut imputée la décision, en l'occurrence J. Lang, à voir le texte
maintenu en l'état. Avec cette loi, c'était en effet une partie des justifications

1. Entretien, 22 novembre 1994.


2. P. Cahart, Le livre français a-t-il un avenir?, op. cit., p. 113.
3. Entretien avec un membre du cabinet de J. Lang, 22 novembre 1994.

164
Quand la politique change les politiques

attachées à sa place dans la hiérarchie politico-administrative, et le


fondement des alliances constituées avec certains ressortissants de son action,
dans ce cas précis, les éditeurs littéraires, qui étaient fragilisés par cette
mise en œuvre contestée. Pour s'assurer de la marge d'action acquise
en 1981 et de la solidité de la policy community héritée des mobilisations
des éditeurs, l'acteur identifié comme décisionnaire, était ainsi presque
«contraint» à l'action. L'État, en l'occurrence le ministre de la Culture et
ses administrations de tutelle, devint «actif», et non plus seulement
«réactif», prenant le relais des acteurs privés comme «médiateur» dominant de
cette communauté épistémique.
A cet égard, le caractère marginal du ministère de la Culture par
rapport à des entités plus influentes comme le ministère de la Justice ou celui
des Finances ne lui facilita pas la tâche et pesa sur le devenir du texte.
Malgré les réévaluations de 1981, les ressources dont disposait J. Lang
restaient dans l'absolu assez faibles, tant financièrement (le budget de la
Culture ne représentait encore que 0,75 % des dépenses publiques dans la
loi de finances établie pour 1982), que du strict point de vue administratif.
De plus, si on peut estimer que la DLL, voire les DRAC, adoptèrent
effectivement comme paradigme de leurs actions respectives, la croyance selon
laquelle «le livre n'est pas un produit comme les autres», les autres
départements ministériels ne faisaient pas véritablement partie de cette
«communauté épistémique» qui s'était formée entre le ministère de la Culture et
certains acteurs du livre. Pour un procureur, par exemple, la « spécificité »
du livre ne suffisait pas à en faire une « infraction pas comme les autres »
justifiant un traitement particulier.
Devant ces problèmes, qui tenaient tout à la fois aux tentatives de
contournement du dispositif par les ressortissants concernés et à la difficulté
d'assurer l'application effective du prix unique, une première modification
du dispositif législatif apparut nécessaire. Elle fut faite à l'initiative du
ministère de la Culture, dont les services avaient pu développer leur
expertise sur les problèmes du livre tout au long de cette période, J. Lang
mobilisant une nouvelle fois les ressources proprement politiques que lui offrait
le soutien de F. Mitterrand, ainsi que l'accord entretenu avec de nombreux
éditeurs, pour porter une réforme du texte qui allait entraîner la pénalisation
des infractions1. Cette disposition permettait en outre désormais au ministre
de la Culture d'avoir lui-même l'initiative de la procédure, celle-ci n'étant
plus seulement le fait des organismes ou des individus qui s'estimaient
touchés par cette concurrence illégale.

1. Cet aménagement, contenu dans le décret en Conseil d'État n° 82-1176 du


29 décembre 1982 relatif aux infractions à la loi n° 81-766 du 10 août 1981, stipulait
ainsi que les différentes infractions définies par la loi étaient désormais passibles d'une
peine d'amende prévue par la deuxième classe de contraventions, soit de 250 à
600 francs par livre vendu ou offert à la vente. La loi du 13 mai 1985, qui réforma par
bien des aspects le régime du prix unique, ainsi qu'un décret en Conseil d'État du
29 mai 1985, ne firent que confirmer et amplifier cette mesure en faisant passer
l'amende à la troisième classe des contraventions, soit de 600 à 1 300 francs. Le décret
de 1982 précisait en outre: «Le garde des Sceaux, ministre de la Justice, et le ministre
de la Culture seront chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent
décret», Journal Officiel, 1er janvier 1983, p. 29.

165
Yves Surel

D'autres problèmes devaient surgir cependant, qui permirent de


poursuivre paradoxalement l'intégration de la loi du 10 août 1981 dans l'appareil
politico-administratif en imposant le prolongement du suivi par les acteurs
compétents. Une nouvelle entreprise de détournement du dispositif de la loi
par la FNAC eut lieu ainsi en 1984, lorsque celle-ci lança l'opération dite
du «prix européen», profitant à nouveau d'une lacune du texte originel. En
effet, si la loi obligeait tout importateur de livres à fixer le prix unique
pour l'ensemble du territoire français, elle ne disait rien, en revanche, sur
les livres exportés, puis réimportés en France. Dès lors, la FNAC entreprit
d'acheter des livres en France, puis de les exporter, notamment vers la
Belgique, avant de les réimporter en fixant des prix inférieurs à ceux du
marché français, exploitant de la sorte une faille de la loi, dont on avait déjà
pu observer les effets sur le marché de la bande dessinée1. Comme en 1981
avec le projet de création d'une coopérative d'achats, cette initiative de la
FNAC suscita une réaction des pouvoirs publics qui firent pression sur la
chaîne de magasins pour obtenir la fin de cette pratique, cependant que des
aménagements au dispositif originel du prix unique étaient à nouveau
envisagés.
Le règlement de ce problème, qui déplaçait les enjeux dans un cadre
international, se trouva toutefois suspendu à la décision de la Cour de
justice de Luxembourg, organisme nouvellement intégré au système d'acteurs à
l'initiative des centres Leclerc, qui s'apprêtait à juger du caractère
anticoncurrentiel de la loi. L'affaire était issue du recours d'une librairie de la
région de Thouars, Au Bleu Vert, soutenue par l'Union des libraires de
France, syndicat favorable au prix unique, contre des infractions commises
par un magasin Leclerc. Suite à une première décision favorable aux
libraires, la cour d'appel de Poitiers décida par un arrêt du 28 septembre 1983
de surseoir à statuer, afin que la Cour de justice des communautés
européennes (CJCE) puisse se prononcer sur la conformité de la loi aux
dispositions du traité de Rome régissant les relations de concurrence au sein des
États membres. Après plus d'un an de procédure, la CJCE considéra que les
principes de la réglementation du prix du livre définie par la loi Lang
n'étaient pas contraires au traité, notamment en l'absence de politique
communautaire spécifique en la matière :. La Cour constatait en outre que le
système des prix imposés existait dans la plupart des pays européens, en
fonction généralement d'accords interprofessionnels plutôt que par le biais
d'une législation. Si d'autres considérations juridiques déterminèrent cette
décision, la Cour n'alla cependant pas jusqu'à souscrire aux arguments

1. Nombre d'éditeurs prestigieux de bande dessinée étant en effet installés à


Bruxelles profitaient de cette localisation pour définir des catégories de prix inférieurs à ceux
de leurs concurrents français.
2. Le point 20 de 1" arrêt portait en effet sur les éléments suivants: «De toutes ces
circonstances, la Cour a déduit qu'il n'existe pas, en l'état actuel du droit
communautaire, une véritable politique communautaire de la concurrence, concernant des systèmes
ou pratiques purement nationaux dans le secteur des livres, que les États membres
seraient tenus de respecter en vertu de leur devoir de s'abstenir de toute mesure
susceptible de mettre en péril la réalisation des buts du traité», arrêt CJCE du 10 janvier 1985.

166
Quand la politique change les politiques

développés par le gouvernement français selon lesquels «le livre n'est pas
un produit comme les autres»1.
Aux yeux du gouvernement français néanmoins, l'essentiel résidait dans
le fait que la loi Lang puisse désormais subsister au prix de certains
aménagements. Dès le 26 février 1985, un nouveau décret prit en compte l'arrêt
de la Cour en modifiant l'article 4 du décret n° 81-1068 du 3 décembre
1981 pris en application de la loi du 10 août 1981 2, avant que la loi du
13 mai 1985 n'officialisât les différents changements intervenus dans le
dispositif originel depuis 1981. Une fois ces aménagements effectués, l'effet
principal de l'arrêt de la Cour fut dès lors plutôt de légitimer un peu plus
encore la loi Lang en lui permettant d'être appliquée effectivement par les
tribunaux, deux arrêts rendus peu après attestant l'impact de cette décision3.
Après cette phase d'incertitudes et les modifications afférentes
entreprises par le ministère de la Culture, la mise en œuvre de ce dispositif
réglementaire se trouva donc «normalisée», si l'on entend ce terme par
référence à la notion de paradigme, où la phase normale renvoie à une
cristallisation des structures normatives et cognitives, ainsi que des alliances
formées au sein du champ concerné. Les conflits inhérents à l'application
de cette norme législative se trouvèrent en effet circonscrits à présent aux
litiges judiciaires, sans que l'économie générale du texte ne soit plus
modifiée. Les déterminants de la décision originelle disposaient en outre d'un
degré relativement élevé d'acceptation auprès des ressortissants concernés,
c'est-à-dire aussi bien les institutions politico-administratives compétentes
que les acteurs du livre. Même l'inscription du problème du prix du livre à
l'échelle communautaire ne devait pas remettre en cause l'équilibre trouvé
en 1981. Si la jurisprudence de la CJCE exigea plusieurs modifications du
texte originel, les principes légitimant la décision, «le livre n'est pas un

1. Ainsi, «... la Cour n'a pas retenu l'argumentation présentée par le gouvernement
français qui soutenait que la législation en cause aurait pour but de protéger le livre, en
tant que support culturel, contre les effets négatifs qui résulteraient pour la diversité et
le niveau culturel de l'édition d'une concurrence sauvage sur les prix au détail, d'une
part, et de maintenir l'existence d'un réseau de libraires spécialisés face à la concurrence
d'autres canaux de distribution, d'autre part (point 16 de l'arrêt livre)», Y. Galmot,
J. Biancarelli, «Les réglementations nationales en matière de prix au regard du droit
communautaire», Revue trimestrielle de droit européen, 1985, p. 304.
2. En vertu de ce décret, l'importation était désormais régie de cette manière: «Pour
les livres importés qui ont été édités hors de la Communauté économique européenne,
est considéré comme importateur le dépositaire principal de livres importés... Pour les
livres importés qui ont été édités dans un autre Etat membre de la Communauté
économique européenne, le prix fixé par l'importateur ne peut être inférieur au prix de vente
fixé ou conseillé par l'éditeur pour la vente au public en France de cet ouvrage ou à
défaut, au prix de vente au détail fixé ou conseillé par lui dans le pays d'édition...»
3. Ainsi, un jugement du tribunal de commerce de Nanterre, statuant en référé, en
date du 5 février 1985, reprit la distinction faite par la Cour en estimant que « [la Cour]
établit, en effet, l'incompatibilité partielle de la loi Lang avec l'article 30 du traité...;
que les dispositions de la loi Lang ne peuvent donc plus désormais s'appliquer aux
importations de livres édités dans d'autres États membres...; que la loi Lang doit par
contre être appliquée aux livres édités et vendus ou exportés puis réimportés pour
tourner ladite loi». Un autre arrêt du tribunal d'instance de Belfort, tout en reprenant les
conclusions de l'arrêt de la CJCE, n'en montra pas moins la difficulté à constater les
litiges, puisqu'il relaxa le directeur d'un magasin de la FNAC, faute d'avoir la preuve qu'il
avait bien exporté puis réimporté des livres afin de contourner la loi Lang, Gazette du
Palais, 10-12 mars 1985, p. 11.

167
Yves Surel

produit comme les autres», purent subsister en l'état. Pour reprendre


l'expression employée notamment par G. Majone ', on pourrait ainsi en
conclure que seuls les aspects périphériques du texte, les plus techniques,
furent soumis à contestation, tandis que le «noyau dur», fondé sur les
valeurs et les principes qui formaient l'essentiel de la matrice cognitive et
normative à l'origine du prix unique, resta inchangé.
Cette phase de mise en œuvre apparaît donc en définitive avant tout
comme un mécanisme d'apprentissage2. Apprentissage du degré de conflits
qui caractérise le champ à traiter, apprentissage de l'espace administratif
créé par ce texte de loi autour du ministère de la Culture et de la direction
du Livre, mais également apprentissage de la relation entre les acteurs
publics compétents et les ressortissants concernés en fonction du nouveau
paradigme en vigueur. A cet égard, la genèse comme le suivi de la loi
consacrèrent le lien privilégié progressivement tissé entre le cabinet du
ministère de la Culture et certains segments de la direction du Livre avec
les éditeurs «littéraires» qui furent à l'origine des mobilisations, du
processus d'inscription sur l'agenda, comme des mécanismes de problématisation.
Cet enracinement des alliances, fondé sur la cristallisation parallèle de
croyances et de principes d'action communs, est manifeste sur le long terme
par l'attachement constant à la loi sur le prix unique du livre. Ce dispositif
législatif est en effet toujours perçu comme une condition nécessaire à la
survie des acteurs traditionnels du livre, éditeurs «littéraires» et petits
libraires, eux-mêmes porteurs d'une vision du livre comme «produit pas
comme les autres». Tout en reconnaissant l'ambiguïté de ses effets réels3
(pour ne citer qu'un chiffre, la part des libraires dans la vente de livres, qui
s'était établie à 50 % en 1981 se réduisit encore à 46 % en 1985) 4, la
plupart des éditeurs expriment ainsi encore leur conviction dans le bien-
fondé de la loi. Un éditeur «littéraire», fortement mobilisé sur ce problème,
estime aujourd'hui qu'«il ne faut pas toucher à la loi sur le prix unique,
car ce serait ouvrir la boîte de Pandore. Il est toujours mauvais de faire des
changements dans un système économique fragile»5. Cette prise de position
s'étend même aux grands groupes d'édition, pourtant peu concernés
au début du problème du prix, puisque, de manière assez précoce,
Y. Sabouret, président-directeur général d'Hachette, tout en pointant le
caractère imparfait du dispositif, estimait par exemple dès 1983: «Cette loi
constitue la garantie économique et psychologique dont la profession avait

1. Cf. notamment G. Majone, Evidence, Argument and Persuasion in the Policy


Process, New Haven, Yale University Press, 1989.
2. R. Rose, «What is Lesson-Drawing?», Journal of Public Policy, 2 (1), p. 3-30.
3. Pour une étude de ces effets, on pourra se reporter à plusieurs travaux
«d'évaluation» de la loi, notamment: Ministère de la Culture, Rapport au Parlement sur
l'application de la loi du 10 août 1981 sur le prix du livre, Paris, 1983; E. Archambault,
J. Lallement, Les effets de la loi Lang sur le prix du livre, Paris, Laboratoire d'économie
sociale, Paris I, 1986; F. Eçalle, L'évaluation de la loi du 10 août 1981, Bureau Service
Commerce, ministère de l'Économie, 1987; P. Messerlin, Le prix du livre, analyse
économique de la loi Lang, Paris, Institut La Boétie, 1985 ; B. Pingaud, Le livre a son prix,
Paris, Ministère de la Culture/Le Seuil, 1983.
4. P. Cahart, Le livre français a-t-il un avenir?, op. cit., p. 122.
5. Entretien, 2 février 1994.

168
Quand la politique change les politiques

bien besoin»1. Cette référence aux caractères psychologiques supposés des


acteurs est d'ailleurs toujours présente dans nombre de discours justifiant le
maintien de la loi, puisque l'un des responsables du SNE avance
aujourd'hui que «le prix unique joue peut-être comme une protection
psychologique»2, sinon comme une véritable solution au problème public
construit autour du prix du livre.
Cette confiance dans la permanence du régime du prix unique, qui
atteste par là même de l'enracinement du paradigme de l'action publique,
est d'ailleurs également présente chez nombre d'acteurs
politico-administratifs. Ainsi, l'un des anciens collaborateurs de J. Lang se souvient qu'après
l'élaboration de la loi et les premiers mois de cette difficile mise en œuvre,
les opérations liées au suivi du prix unique, eurent tendance à se banaliser
et à se pacifier: «A partir de là,... les éditeurs, on ne les a quasiment pas
vus. En tout cas, je n'ai pas de souvenirs marquants. C'est un truc qui
marchait bien»3. On peut dès lors considérer la disparition progressive des
mobilisations des acteurs concernés comme un indice de cristallisation du
paradigme, comme la manifestation d'une pacification de cet espace social
autour des principes construits et/ou réactivés dans les années 1970.

Acceptée par les principaux acteurs administratifs, progressivement


assimilée par les organes chargés de son application, notamment les instances
judiciaires, défendue par une majorité des ressortissants concernés, la loi
Lang a donc perduré jusqu'à nos jours sans réelles difficultés depuis la
décision de la CJCE. La dernière véritable hypothèque date sans doute, de
ce point de vue, de la décision prise par F. Léotard, nommé ministre de la
Culture en 1986, de conserver la loi malgré son caractère «antilibéral». En
confortant le régime du prix unique, le gouvernement de l'époque alimentait
ainsi encore une fois cette «dépolitisation» de la loi déjà entrevue,
phénomène de «normalisation» qui tenait compte des décisions de justice comme
de l'assentiment que le texte avait pu recueillir au sein du champ du livre.
De manière significative, le principal promoteur de ce dispositif depuis les
années 1970, J. Lindon, peut d'ailleurs constater: «Aujourd'hui, c'est la fin
de l'opposition au prix unique à la FNAC ... comme chez l'ensemble des
consommateurs... Ça n'est plus un combat politique»4.
Le processus cognitif et normatif ouvert par les problèmes du livre et
par les mobilisations entreprises dans les années 1970, qui avaient suscité
cette focalisation sur le prix du livre et la problématisation, «le livre n'est
pas un produit comme les autres», semble ainsi connaître à présent une
conclusion provisoire. Deux éléments essentiels apparaissent en effet: une
relative pacification des échanges et des normes au sein du secteur du livre,
et l'intégration par les acteurs politico-administratifs des principes comme
des modalités de la loi. La force du paradigme adopté à cette occasion se
manifeste également par l'inversion des principes généraux de l'action
publique en la matière, l'adoption de la loi Lang ayant inauguré un processus de

1. L'Expansion, 6 mai 1983.


2. Entretien, 23 septembre 1994.
3. Entretien, 22 novembre 1994.
4. Entretien par téléphone, 14 mars 1995.

169
Yves Surel

valorisation progressive des politiques d'encadrement et de soutien aux


professions du livre, autrement dit de ce que l'on a coutume de nommer
«politiques du livre», au détriment des «politiques de la lecture», évolution
symbolisant ce changement de politique publique consubstantiellement lié à
un changement de paradigme ' .
On notera parallèlement que cette phase de réorientations, sinon de
ruptures, s'est également caractérisée par des investissements inégaux et
différenciés des principaux acteurs concernés. Alors que les acteurs privés, en
l'occurrence les éditeurs «littéraires», furent à la source de l'inscription du
problème sur l'agenda et de la construction des justifications et des
modalités de l'action publique, les acteurs politico-administratifs, après avoir été
essentiellement «réactifs», occupèrent par la suite une place déterminante
comme médiateurs de la «coalition de cause», une fois acquise
l'officialisation de la décision. La posture de chacun des participants au système
d'action considéré évolua ainsi de manière rigoureusement indexée à leurs
ressources, mais également aux différentes phases du processus de
construction et de cristallisation du paradigme considéré.
D'une manière plus générale, cet exemple de changement de politique
montre à quel point des dynamiques, sinon des acteurs, proprement
politiques peuvent déterminer les modalités comme le moment des
transformations de politiques publiques. La notion de «fenêtre politique» proposée par
J.W. Kingdon prouve de ce point de vue que le courant «politics» dispose
d'une temporalité propre, essentiellement indexée sur les échéances
électorales, qui peut influencer le rythme d'évolution des «policies». Parce qu'elle
rend les autorités politiques légitimes plus perméables aux mobilisations des
acteurs, parce qu'elle suspend les conditions ordinaires de l'action publique
en conférant une marge de manœuvre institutionnelle et un «état de grâce» aux
titulaires formels de la décision, la «fenêtre politique» nourrit la
conjonction de dynamiques favorables aux transformations de politiques publiques.
Compte tenu de ces différents éléments, on peut dès lors estimer que
seule une modification des principes directeurs de la législation en vigueur,
dont on peut envisager qu'elle soit liée à une nouvelle crise du livre ou à
une transformation des structures, des acteurs ou encore des principes
d'action au sein de l'État, puisse être à même de provoquer une
réévaluation et une remise en cause du système du prix unique. De tels facteurs, en
alimentant une crise des représentations et des valeurs chez les acteurs du
livre, pourraient en effet conduire à une nouvelle «crise de politique», au
sens où nous l'avons définie précédemment, justifiant, par exemple,
l'amorce d'un nouveau processus normatif. A cet égard, les bouleversements
récents intervenus dans la forme même de l'écrit, par l'essor des supports
multimédias, ont déjà nourri certains mécanismes susceptibles de conduire à
de telles redéfinitions. Inquiets devant la possible disparition du papier et du
livre comme supports privilégiés de la culture et du savoir, les mêmes
éditeurs «littéraires» qui s'étaient déjà mobilisés dans les années 1970, ont
ainsi entamé, ces dernières années, de nouvelles actions collectives fondées
sur la préservation de la perception traditionnelle du livre, et qui visent à

1. Pour un examen plus précis, cf. Y. Surel, «L'État et le livre», cité.

770
Quand la politique change les politiques

favoriser une nouvelle législation sur les droits d'auteur et sur la protection
des œuvres. De nouveaux dispositifs législatifs en ont d'ailleurs découlé,
notamment une loi de 1995 contre le « photocopillage » (l'usage abusif des
photocopies), qui a instauré un système de rémunération forfaitaire des
auteurs et des éditeurs par les organismes consommateurs de photocopies,
comme les universités.
Il est cependant sans doute encore trop tôt pour entamer une analyse
des mouvements en cours. On pourra simplement considérer que ces
mobilisations récentes, parce qu'elles s'inscrivent dans le cadre du paradigme
adopté en 1981, «le livre n'est pas un produit comme les autres», ont pu,
pour cette raison, obtenir rapidement satisfaction sans 1' activation de
dynamiques proprement politiques qui soient convergentes, les revendications
induites ne faisant que prolonger les dispositifs d'action déduits de cette
matrice particulière.
D'une certaine manière, reste donc en suspens le problème de la repro-
ductibilité du modèle de changement caractéristique du processus
d'élaboration et d'adoption de la loi Lang. On peut en effet se demander dans quelle
mesure cette conjonction de facteurs favorables peut être encore pertinente,
notamment au regard des bouleversements intervenus dans les modes de
fonctionnement du courant «politics» depuis cette époque. L'irruption de
nouveaux acteurs disposant de ressources juridiques et budgétaires
(collectivités locales, Union européenne...), la normalisation du jeu des alternances
politiques et la globalisation de la plupart des enjeux d'action publique, y
compris en matière culturelle, rendent en effet l'activation de ce «courant»
plus complexe qu'auparavant. Si l'on peut alors avancer que se produit peut-
être désormais ce découplage entre «politics» et «policies» anticipé par
l'analyse des politiques publiques, on pourra également émettre l'hypothèse qu'il y
a surtout là matière à repenser les définitions traditionnelles opposant «poli-
tics» et «policies », ainsi que la nature de leurs interactions.

Yves Surel est Research Fellow à l'Institut universitaire européen de


Florence, assistant du directeur du Centre Robert Schuman, Yves Mény. Il
est l'auteur de «Decisioni comunitarie e amministrazione francese», dans
Y. Mény, V. Wright (dir.), La rifoi'ma amministrativa in Europa,
Bologne, II Mulino, 1994; «Les politiques publiques comme paradigmes», dans
A. Faure, G. Pollet, P. Warin (dir.), La construction du sens dans les
politiques publiques, Paris, L'Harmattan, 1995. Il a publié récemment, avec
P. Muller, «Crises de politiques et régulations cognitives», Pôle Sud, 4,
mai 1996 et doit publier L'État et le livre. Les politiques publiques du
livre en France (1957-1993), Paris, L'Harmattan, à paraître en 1997. Ses
thèmes de recherche portent sur les politiques du livre et, plus
généralement, sur l'analyse des politiques publiques. Il mène également, en
collaboration avec Yves Mény, une étude comparée sur le populisme contemporain
(Centre Robert Schuman, Institut universitaire européen, Via dei Roccettini
9, 50016 San Domenico di Fiesole (FI), Italie) (e-mail: Surel @Datacomm.
Iue.lt)

171
Yves Surel

RÉSUMÉ/ABSTRACT

QUAND LA POLITIQUE CHANGE LES POLITIQUES. LA LOI LANG DU 10 AOÛT 1981


ET LES POLITIQUES DU LIVRE
L'analyse des politiques publiques a souvent conduit à décrire l'action publique comme la
résultante de dynamiques aléatoires, plus ou moins maîtrisées par les acteurs politiques et
débouchant sur des variations marginales des principes et des dispositifs. En prenant
l'exemple des politiques du livre, il apparaît cependant que la conjonction de facteurs
favorables alimente parfois des changements substantiels. La crise de l'édition dans les
années 1970, la désorganisation des règles de fonctionnement du secteur, ainsi que
l'évolution des perceptions attachées à l'objet lui-même ont pu produire en effet une crise de
politique (la remise en cause de l'action traditionnelle centrée sur la lecture), la
mobilisation des intérêts et des acteurs concernés, et enfin, I' activation du champ politique autour
d'un problème précis, le prix du livre, construit par une représentation spécifique du
milieu, «le livre n'est pas un produit comme les autres». Au-delà de l'action collective,
c'est ici la transformation de la conjoncture et des dynamiques politiques lors de
l'alternance de 1981, qui permit une variation de l'action étatique grâce à l'ouverture d'une
«fenêtre politique » élargissant la marge de manœuvre du gouvernement.

WHEN POLITICS CHANGES POLICIES


THE [FRENCH] LANG LAW OF 10 AUGUST, 1981 AND POLICIES CONCERNING
THE BOOK INDUSTRY
Policy analysis has often led to descriptions of public action as resulting from random
dynamics, more or less controlled by political actors and producing marginal variations of
principles and mechanisms. The example of the policies concerning books shows clearly
that the conjunction of favorable factors sometimes leads to substantial changes. The
publishing crises of the 1970s, the disorganization of the way the book sector operated as
well as changes in the perceptions connected with books produced a policy crisis
(questions about traditional action favoring book reading) the mobilization of the concerned
interests and actors and in the end an activation of the political problem, that of book
prices, constructed through a specific representation of the milieu, i.e. «books are
different products ». Beyond collective action, changes in the political situation and dynamics
during the 1981 alternation made state action possible, thanks to the opening of a
«political window » which provided the government with greater freedom of action.

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