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Surel Yves. Quand la politique change les politiques. La loi Lang du 10 août 1981 et les politiques du livre. In: Revue française
de science politique, 47ᵉ année, n°2, 1997. pp. 147-172;
doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1997.395160
https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1997_num_47_2_395160
Abstract
When politics changes policies
The [french] lang law of 10 august, 1981 and policies concerning
The book industry
Policy analysis has often led to descriptions of public action as resulting from random dy-namics, more
or less controlled by political actors and producing marginal variations of principles and mechanisms.
The example of the policies concerning books shows clearly that the conjunction of favorable factors
sometimes leads to substantial changes. The publishing crises of the 1970s, the disorganization of the
way the book sector operated as well as changes in the perceptions connected with books produced a
policy crisis (ques-tions about traditional action favoring book reading) the mobilization of the
concerned in-terests and actors and in the end an activation of the political problem, that of book
prices, constructed through a specific representation of the milieu, i.e. «books are dif-ferent products ».
Beyond collective action, changes in the political situation and dynamics during the 1981 alternation
made state action possible, thanks to the opening of a «poli-tical window » which provided the
government with greater freedom of action.
QUAND LA POLITIQUE CHANGE
LES POLITIQUES
LA LOI LANG DU 10 AOÛT 1981
ET LES POLITIQUES DU LIVRE
YVES SUREL
Revue française de science politique, vol. 47, n° 2, avril 1997, p. 147-172. 147
© 1997 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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estime à ce titre que plus les changements furent importants, plus les
dynamiques proprement politiques pesèrent, même de manière indirecte, sur la
définition du moment et/ou l'extension de ces modifications de politiques '.
Sa démonstration, rejetant la notion d'incrémentalisme aux variations
fréquentes des dispositifs instrumentaux, établit en outre que ces changements
majeurs sont le fruit de réévaluations des principes et des objectifs de
l'action publique, elles-mêmes liées à la valorisation de manières différentes
d'appréhender les problèmes sociaux et la nature des réponses que l'État est
susceptible d'y apporter. Soit, par analogie avec l'épistémologie historique
de T. S. Kuhn, lorsque survient un changement de paradigme de l'action
publique 2.
Quand on peut observer une multiplication des « anomalies », autrement
dit, la manifestation d'une incapacité durable des instruments et/ou des
principes politiques en vigueur à résoudre les problèmes posés et à satisfaire les
exigences des groupes concernés, on pourra considérer en effet que l'on se
trouve dans une situation de «crise de politique», de la même manière qu'il
est possible, selon T. S. Kuhn, d'isoler une succession de «crises» dans le
rythme du développement scientifique. On pourra ainsi définir une «crise de
politique» comme «une phase de l'action publique, un état de l'État en
action, où l'absence d'une matrice cognitive et normative partagée par les
acteurs publics et les ressortissants concernés, contribue à une faible
structuration et à une difficile légitimation des politiques publiques en vigueur.
Fonctionnant sur la base de représentations dépassées des problèmes et des
solutions, les actions publiques ne parviennent plus à garantir dans ce cas
précis la régulation du secteur, c'est-à-dire à nourrir une vision du monde
commune aux acteurs publics et privés, et à structurer une série
d'interventions publiques»3. Le vide suscité par l'abandon des principes et des
valeurs jusque-là légitimes peut dès lors conduire, de proche en proche, à la
construction d'une autre matrice de référence, processus dont on s'attachera
ici à identifier les mécanismes.
Pour ce faire, on s'intéressera plus précisément aux variations
intervenues dans un domaine particulier de l'action publique, celui des politiques
du livre avec le vote de la loi Lang du 10 août 1981 sur le prix unique du
livre. L'adoption de ce texte eut lieu en effet après que les évolutions
connues par les acteurs du livre dans les années 1960 et 1970 ont été res-
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1. Comparables dans leur structuration définitive, les deux groupes n'en ont pas
moins suivi des trajectoires différentes. Alors que le groupe Hachette s'est
essentiel ement attaché à remonter la filière à partir de sa structure de distribution, les Nouvelles
messageries de la presse parisienne (NMPP), en rachetant plusieurs éditeurs (Fayard,
Grasset, Jean-Jacques Pauvert, Éditions du Chêne...), les Presses de la Cité suivirent un
cheminement différent, à caractère plus horizontal, en multipliant les structures éditoria-
les (Pion, Julliard, Perrin...), avant de se doter d'imprimeries et d'entités de distribution
indépendantes.
2. J.-M. Bouvaist note à cet égard que «comme la distribution conditionne le
produit, la puissance du CDL prélude à une «rationalisation » des politiques éditoriales
dont tous les autres éditeurs, bon gré mal gré, devront tenir compte», J.-M. Bouvaist,
Crise et mutation dans l'édition française. Cahiers de l'économie du livre, hors-série
n° 3, Paris, Cercle de la Librairie, 1993, p. 34.
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1. Entretien avec l'auteur, 2 février 1994. Les personnes interrogées dans le cadre
de ces recherches ont préféré conserver l'anonymat, sauf exceptions, nommément citées
dans le texte.
2. Cf. R. Chartier, H.-J. Martin, (dir.), Histoire de l'édition française, tome 3: Le
temps des éditeurs; tome 4: Le livre concurrencé (1900-1950), Paris, Fayard/Promodis,
1991; P. Assouline, Gaston Gallimard, Paris, Balland, 1984; J. Bothorel, Bernard
Grasset, Paris, Grasset, 1989.
3. Entretien, 2 février 1994.
4. Les caractéristiques de l'édition pèsent en effet, depuis la création du syndicat
professionnel, sur l'action revendicative de celui-ci. La structuration en types d'édition
au sein de commissions spécialisées (littérature générale, livres d'art, éditions
scolaires...) forme un premier facteur de contraintes en contribuant à une dispersion et à une
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tuer en outre autant d'éléments les incitant à une action autonome. Selon
une dynamique proche de la dialectique «exit or voice», mise à jour par
A. Hirschman1, les éditeurs mobilisés, incapables d'imposer leurs
revendications au sein de l'organisation représentative traditionnelle, créèrent en effet
une structure autonome, l'Association pour le prix unique du livre (APU)
qui vit le jour en mars 1977.
Défendant une conception particulière du livre, «le livre n'est pas un
produit comme les autres», qui marquait paradoxalement dans un même
mouvement le caractère industriel de l'édition (le livre est un produit et non
plus seulement un objet culturel), et sa nature d'exception (pas comme les
autres), les éditeurs «littéraires» furent de cette manière à l'origine d'une
problématisation particulière du champ du livre2. En posant une série de
questions sur le devenir souhaitable de l'édition, synthétisée par
l'interrogation «le livre est-il un produit comme les autres?», ces éditeurs entamaient
ainsi une réduction du champ des possibles, circonscrivaient le débat dans
un cadre cognitif et normatif délimité par la figure traditionnelle de
l'éditeur, tout en obligeant les acteurs concernés, qu'ils soient publics ou privés,
à se situer par rapport à cette prise de position. Les éditeurs, parce qu'ils
occupent au sein du champ du livre cette position centrale, à la confluence
des logiques économiques et culturelles qui régissent cet espace social
particulier, pouvaient en effet apparaître comme les médiateurs3 légitimes de
revendications partagées par l'ensemble des acteurs du livre. Affirmer que
«le livre n'est pas un produit comme les autres», c'était tout à la fois
fournir une clé interprétative des évolutions en cours, opérer une agrégation des
intérêts et des représentations autour de la vision traditionnelle du métier
d'éditeur, et ainsi, favoriser les mobilisations au sein du champ du livre.
Cette action collective inaugurée par cette catégorie particulière
d'éditeurs devait à cet égard focaliser les ressentiments et les revendications sur
un objet précis, perçu comme le point nodal des évolutions en cours : le
prix du livre. Reprenant les démonstrations et les propositions d'un rapport
commandé en 1971 par le Syndicat national de l'édition (SNE) et la
Fédération française des syndicats de libraires (FFSL) au cabinet de consultants
sectorialisation interne des intérêts. Par ailleurs, l'équilibre des rapports de force au sein
de l'organisation étant directement indexé sur le volume des contributions des éditeurs,
les deux principaux groupes disposent d'un pouvoir de veto très étendu, qui limite les
actions communes aux sujets les plus généraux et/ou les plus consensuels (législation
sur les droits d'auteur, opérations de promotion du livre...).
1. A. Hirschman, Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Éditions
ouvrières, 1972.
2. Par problématisation, on entend cette première phase du processus de traduction
défini par M. Callon, qui recouvre «un système d'alliances, nous disons d'associations,
entre des entités dont elle définit l'identité ainsi que les problèmes qui s'interposent
entre elles et ce qu'elles veulent. Ainsi se construit un réseau de problèmes et d'entités
au sein duquel un acteur se rend indispensable», M. Callon, «Éléments pour une
sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-
pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc», L'Année sociologique, 36, 1986, p. 184-185.
3. P. Muller définit cette notion comme recouvrant les acteurs qui «occupent une
position stratégique dans le système de décision dans la mesure où ce sont ceux qui
formulent le cadre intellectuel au sein duquel se déroulent les négociations, les conflits ou
les alliances qui conduisent à la décision», P. Muller, Les politiques publiques, Paris,
PUF, 1994, 2e éd. (coll. «Que sais-je?»), p. 50, souligné par l'auteur.
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1. J.-G. Padioleau, L'État au concret, Paris. PUF, 1982, p. 25, souligné par l'auteur.
2. P. A. Sabatier, H.C. Jenkins-Smith (ditO Policy Change and Learning, Boulder.
Westview Press, 1993, p. 5 (c'est nous qui traduisons).
3. Cf. A. -H. Mesnard, Droit et politique de la culture en France, Paris, PUF, 1990;
Les Cahiers français, numéro spécial «Culture et société», 260, mars-avril 1993;
G. Monnier, L'art et ses institutions en France, Paris, Gallimard, 1995; P. Urfalino,
«De l' anti-impérialisme américain à la dissolution de la politique culturelle», Revue
française de science politique. 43 (5), octobre 1993, p. 823-849: P. Urfalino,
L'invention de la politique culturelle. Paris, La Documentation française. 1996.
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1 . J.W. Kingdon, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little, Brown
& Co, 1984, p. 173 (c'est nous qui traduisons). J. Keeler intègre à ce titre l'alternance
de 1981 dans son étude des gouvernements de réforme ayant profité de «fenêtres
politiques», J. Keeler, Réformer, Paris, PUF, 1994.
2. Certains auteurs rapportent ainsi que J. Lang passa l'été 1981 à «[harceler]
Delors, Fabius, Mauroy et Mitterrand qui tranche en faveur de 0,75 % [part de la
Culture dans le budget] soit un doublement en francs courants», propos de J. Lang
rapportés par P. Favier, M. Martin-Roland, La décennie Mitterrand. 1. Les ruptures (1981-
1984), Paris, Le Seuil, 1990, p. 232.
3. Pour une analyse plus générale des évolutions connues par le département de la
Culture, cf. R. Caron, État et culture, Paris, Economica, 1989; A. -H. Mesnard, Droit et
politique de la culture en France, op. cit. ; G. Monnier, L'art et ses institutions en
France, op. cit.
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n'aurait pas été possible de le faire un ou deux ans après. Les lobbies se
seraient mobilisés»1.
Cette convergence de dynamiques favorables au sein des trois courants
isolables autour de l'action publique permit ainsi en définitive l'ouverture
d'une fenêtre politique, autrement dit d'une opportunité de choix, dont la
portée ne soit pas purement incrémentale. Les politiques publiques tournées
vers le domaine du livre s'appliquaient jusque-là essentiellement à
considérer le livre comme un support de culture et d'éducation, favorisant les
politiques de soutien à la lecture. Même si certaines actions localisées
s'appliquaient déjà à délivrer des soutiens ou à encadrer l'activité des
acteurs du livre, les perceptions dominantes restaient donc centrées sur un
paradigme d'action publique favorable à des politiques d'encouragement à la
lecture et d'équipement en bibliothèques2. Intervenir dans les processus de
production de livres, par le biais d'une réglementation des prix, constituait
par conséquent une orientation tout à fait différente, visant à obtenir la
correction des logiques de marché au nom d'arguments culturels affichés,
mais surtout, en fonction d'une matrice cognitive et normative déterminée
par une perception particulière des acteurs et des logiques du champ du livre.
Cette conjonction de facteurs favorables réalisée, il restait toutefois à
concrétiser ce changement de paradigme et ce changement de politique au
sein de l'appareil politico-administratif, ce qui supposait le respect d'un
certain nombre de procédures et de règles inhérentes aux mécanismes de la
décision formelle. La solution d'abord envisagée, un simple arrêté, apparut
rapidement inadéquate, dans la mesure où l'institution du prix unique
obligeait à modifier l'ordonnance de 1945 sur les prix, conduisant à
l'élaboration d'un texte de loi. Une fois préparé, le texte fut présenté devant le
Conseil des ministres le 23 juillet 1981, au cours duquel un certain nombre
d'oppositions illustrèrent l'état des rapports de force au sein de l'appareil
politico-administratif, ainsi que les logiques spécifiques à chaque
département ministériel. Poursuivant le raisonnement antérieurement élaboré au
ministère des Finances, le nouveau titulaire du poste, J. Delors, afficha ainsi
son opposition à une initiative jugée inflationniste, argument repris par
C. Lalumière, secrétaire d'État à la Consommation, qui décrivit le projet
comme «un peu corporatiste [et qui] perd de vue l'intérêt des
consommateurs»3. Mais la valorisation des logiques culturelles au début du premier
1. Entretien, 22 novembre 1994. Cette référence aux «lobbies» s'applique ici aux
opposants à une réglementation des prix, qui tentèrent de leur côté de bloquer toute
modification de la législation. La FNAC, par exemple, afficha son opposition à toute
unification des prix, faisant appel à ses magasins et sa clientèle pour faire pression sur
le gouvernement, J. Lindon se souvenant à ce propos que les FNAC entreprirent de
«submerger le gouvernement de courrier», entretien, 14 mars 1995.
2. Sur ces aspects relatifs^ à la politique du livre et à la politique de la lecture, on
pourra consulter Y. Surel «L'État et le livre. Les politiques publiques du livre en France
(1957-1995)», thèse de doctorat de science politique, sous la direction d'Yves Mény,
Institut d'études politiques de Paris, 1996, et M. de Lassalle, «L'impuissance publique.
La politique de la lecture publique en France (1945-1993)», thèse de doctorat de science
politique, sous la direction de Daniel Gaxie, Université Paris I, 1996. Ces deux travaux
doivent paraître prochainement.
3. Cité dans P. Favier, M. Martin-Roland, La décennie Mitterrand, tome 1, op. cit.,
p. 231.
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1. Devant ces oppositions, il semble que J. Lang fit appel à G. Defferre, ministre de
l'Intérieur, en lui faisant passer un papier sur lequel il était écrit: «Gaston, soutenez-
moi». Prenant la parole. G. Defferre estima alors que «le texte est bon sur le fond ... la
politique Monory conduit à la disparition des librairies», entretien, 11 octobre 1994.
Propos cités également dans P. Favier, M. Martin-Roland, op. cit. p. 232.
2. Ibid.
3. Journal Officiel, Sénat, 34, 30 juillet 1981, p. 1205.
4. Journal Officiel, Assemblée nationale, 2e séance du 30 juillet 1981, p. 561.
5. Ibid., p. 558.
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titution du prix unique, s'appuyaient en effet sur les échanges tissés avec
les acteurs concernés, eux-mêmes porteurs d'une lecture spécifique des
problèmes et de l'évolution du livre. L'élaboration comme le vote de la loi
restaient, dans ce cadre, des étapes très largement dépendantes du rapport
de force établi au sein du secteur concerné, de l'espace cognitif et normatif
circonscrit par les débats et par la problématisation définie par les éditeurs,
ainsi que des interactions antérieures au processus de décision ou qui eurent
lieu lors de la procédure législative formelle. Reprenant à leur compte les
éléments normatifs de la matrice cognitive et normative légitime dans le
champ du livre, «le livre n'est pas un produit comme les autres», les
acteurs politico- administratifs consacraient de la sorte la domination d'une
coalition de cause particulière, formée autour des éditeurs littéraires, et avec
elle, une vision spécifique de l'avenir souhaitable de l'édition. Par là même,
un nouveau paradigme de l'action publique se trouvait adopté à la faveur
des circonstances favorables ouvertes par la fenêtre politique de 1981, à
travers la juridicisation du processus de traduction promu par les éditeurs.
Seule l'alternance, en suspendant les «conditions ordinaires de l'activité
politique», selon l'expression employée par J. Keeler, et en portant au
pouvoir les acteurs partageant la même vision que les éditeurs, permit que les
trois courants structurant les dynamiques de l'action publique se joignent et
offrent l'opportunité d'un choix politique que J. Lang sut saisir en obtenant
le vote de la loi instituant le prix unique du livre.
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des croyances, font naître des accords et des conflits. La mise en œuvre
crée des problèmes: toute différence perçue entre les états réels d'une
situation et ses états désirés ou attendus»1.
Considérer l'évolution d'une loi conduit donc à intégrer cette phase
ultérieure à l'officialisation des choix et des alliances, pour considérer les
problèmes qui surgissent lors de l'application effective d'une norme, et pour
identifier ainsi la nature et l'extension des conflits et des échanges qui se
tissent à ce stade. Autrement dit, c'est interroger la mise en œuvre comme
«poursuite de la lutte politique sous des formes spécifiques»2 et, en
l'occurrence, identifier de possibles mouvements de rejet ou de
cristallisation de la matrice cognitive et normative ayant déterminé la décision. A cet
égard, si l'élaboration de la loi et le suivi de la procédure législative se
firent essentiellement au sein du cabinet du ministre de la Culture, la mise
en œuvre exige de considérer le plus souvent d'autres acteurs, ressortissants
concernés qui ne s'étaient pas mobilisés antérieurement, instances judiciaires
chargées du respect de la norme, mais également les acteurs
politico-administratifs ayant un intérêt pour le sujet. Étudier la mise en œuvre suppose
de redessiner les contours du système d'acteurs concernés, et d'en déduire
de possibles modifications d'alliances et/ou la mobilisation d'autres éléments
cognitifs et normatifs capables de peser sur la décision prise.
L'entrée en vigueur effective du prix unique ayant été repoussée au
1er janvier 1982 pour laisser un délai suffisant aux professionnels, ce fut d'abord
la nouvelle direction du Livre confiée à J. Gattegno qui eut la charge d'assurer
la mise en œuvre de la décision sous l'autorité du cabinet et du ministre
lui-même. Les aménagements de services qui se produisirent à l'époque,
notamment au sein du Bureau de l'édition et de la diffusion de la direction
du Livre et de la Lecture, portèrent d'ailleurs essentiellement sur des
modifications directement liées à l'adoption de la loi, notamment par le biais du
recrutement de juristes. L'une des premières missions assignées à cette
structure administrative remodelée fut précisément d'assurer la pleine
application du prix unique du livre, puisqu'elle figurait au nombre des objectifs
tracés par le rapport de la commission Pingaud-Barreau, chargée de définir
la «nouvelle politique du livre et de la lecture». Il s'agissait en l'occurrence
de mener une «campagne d'explication concernant le prix unique du livre,
par l'intermédiaire des principaux médias, des points de vente du livre et
des institutions culturelles. Cette campagne [devait] coïncider avec la date
d'application du prix unique du 1 er janvier 1982 (direction du Livre)»3.
Après une période initiale marquée par l'intégration de la nouvelle loi
dans le fonctionnement routinier des administrations de la Culture4, l'appli-
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développés par le gouvernement français selon lesquels «le livre n'est pas
un produit comme les autres»1.
Aux yeux du gouvernement français néanmoins, l'essentiel résidait dans
le fait que la loi Lang puisse désormais subsister au prix de certains
aménagements. Dès le 26 février 1985, un nouveau décret prit en compte l'arrêt
de la Cour en modifiant l'article 4 du décret n° 81-1068 du 3 décembre
1981 pris en application de la loi du 10 août 1981 2, avant que la loi du
13 mai 1985 n'officialisât les différents changements intervenus dans le
dispositif originel depuis 1981. Une fois ces aménagements effectués, l'effet
principal de l'arrêt de la Cour fut dès lors plutôt de légitimer un peu plus
encore la loi Lang en lui permettant d'être appliquée effectivement par les
tribunaux, deux arrêts rendus peu après attestant l'impact de cette décision3.
Après cette phase d'incertitudes et les modifications afférentes
entreprises par le ministère de la Culture, la mise en œuvre de ce dispositif
réglementaire se trouva donc «normalisée», si l'on entend ce terme par
référence à la notion de paradigme, où la phase normale renvoie à une
cristallisation des structures normatives et cognitives, ainsi que des alliances
formées au sein du champ concerné. Les conflits inhérents à l'application
de cette norme législative se trouvèrent en effet circonscrits à présent aux
litiges judiciaires, sans que l'économie générale du texte ne soit plus
modifiée. Les déterminants de la décision originelle disposaient en outre d'un
degré relativement élevé d'acceptation auprès des ressortissants concernés,
c'est-à-dire aussi bien les institutions politico-administratives compétentes
que les acteurs du livre. Même l'inscription du problème du prix du livre à
l'échelle communautaire ne devait pas remettre en cause l'équilibre trouvé
en 1981. Si la jurisprudence de la CJCE exigea plusieurs modifications du
texte originel, les principes légitimant la décision, «le livre n'est pas un
1. Ainsi, «... la Cour n'a pas retenu l'argumentation présentée par le gouvernement
français qui soutenait que la législation en cause aurait pour but de protéger le livre, en
tant que support culturel, contre les effets négatifs qui résulteraient pour la diversité et
le niveau culturel de l'édition d'une concurrence sauvage sur les prix au détail, d'une
part, et de maintenir l'existence d'un réseau de libraires spécialisés face à la concurrence
d'autres canaux de distribution, d'autre part (point 16 de l'arrêt livre)», Y. Galmot,
J. Biancarelli, «Les réglementations nationales en matière de prix au regard du droit
communautaire», Revue trimestrielle de droit européen, 1985, p. 304.
2. En vertu de ce décret, l'importation était désormais régie de cette manière: «Pour
les livres importés qui ont été édités hors de la Communauté économique européenne,
est considéré comme importateur le dépositaire principal de livres importés... Pour les
livres importés qui ont été édités dans un autre Etat membre de la Communauté
économique européenne, le prix fixé par l'importateur ne peut être inférieur au prix de vente
fixé ou conseillé par l'éditeur pour la vente au public en France de cet ouvrage ou à
défaut, au prix de vente au détail fixé ou conseillé par lui dans le pays d'édition...»
3. Ainsi, un jugement du tribunal de commerce de Nanterre, statuant en référé, en
date du 5 février 1985, reprit la distinction faite par la Cour en estimant que « [la Cour]
établit, en effet, l'incompatibilité partielle de la loi Lang avec l'article 30 du traité...;
que les dispositions de la loi Lang ne peuvent donc plus désormais s'appliquer aux
importations de livres édités dans d'autres États membres...; que la loi Lang doit par
contre être appliquée aux livres édités et vendus ou exportés puis réimportés pour
tourner ladite loi». Un autre arrêt du tribunal d'instance de Belfort, tout en reprenant les
conclusions de l'arrêt de la CJCE, n'en montra pas moins la difficulté à constater les
litiges, puisqu'il relaxa le directeur d'un magasin de la FNAC, faute d'avoir la preuve qu'il
avait bien exporté puis réimporté des livres afin de contourner la loi Lang, Gazette du
Palais, 10-12 mars 1985, p. 11.
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favoriser une nouvelle législation sur les droits d'auteur et sur la protection
des œuvres. De nouveaux dispositifs législatifs en ont d'ailleurs découlé,
notamment une loi de 1995 contre le « photocopillage » (l'usage abusif des
photocopies), qui a instauré un système de rémunération forfaitaire des
auteurs et des éditeurs par les organismes consommateurs de photocopies,
comme les universités.
Il est cependant sans doute encore trop tôt pour entamer une analyse
des mouvements en cours. On pourra simplement considérer que ces
mobilisations récentes, parce qu'elles s'inscrivent dans le cadre du paradigme
adopté en 1981, «le livre n'est pas un produit comme les autres», ont pu,
pour cette raison, obtenir rapidement satisfaction sans 1' activation de
dynamiques proprement politiques qui soient convergentes, les revendications
induites ne faisant que prolonger les dispositifs d'action déduits de cette
matrice particulière.
D'une certaine manière, reste donc en suspens le problème de la repro-
ductibilité du modèle de changement caractéristique du processus
d'élaboration et d'adoption de la loi Lang. On peut en effet se demander dans quelle
mesure cette conjonction de facteurs favorables peut être encore pertinente,
notamment au regard des bouleversements intervenus dans les modes de
fonctionnement du courant «politics» depuis cette époque. L'irruption de
nouveaux acteurs disposant de ressources juridiques et budgétaires
(collectivités locales, Union européenne...), la normalisation du jeu des alternances
politiques et la globalisation de la plupart des enjeux d'action publique, y
compris en matière culturelle, rendent en effet l'activation de ce «courant»
plus complexe qu'auparavant. Si l'on peut alors avancer que se produit peut-
être désormais ce découplage entre «politics» et «policies» anticipé par
l'analyse des politiques publiques, on pourra également émettre l'hypothèse qu'il y
a surtout là matière à repenser les définitions traditionnelles opposant «poli-
tics» et «policies », ainsi que la nature de leurs interactions.
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