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Biopolitique

Une introduction

Par Thomas Lemke,


Pr. Dr. – Université de Francfort

Traduit par Vincent Deplaigne


Edition Originale : Biopolitik. Eine Einführung. Hamburg : Junius Verlag 2006.

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Sommaire

Introduction

Chapitre 1 : La vie comme fondement de la politique

Chapitre 2 : La vie comme objet de la politique

Chapitre 3 : Le gouvernement des êtres vivants : Michel Foucault

Chapitre 4 : Le pouvoir souverain et la vie nue : Giorgio Agamben

Chapitre 5 : Capitalisme et multitude vivante : Michael Hardt et


Antonio Negri

Chapitre 6 : Disparition et transformation du politique

Chapitre 7 : La fin et la réinvention de la nature

Chapitre 8 : Politique vitale et bio-économie

Chapitre 9 : Prospective : une analytique de la biopolitique

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Introduction

La notion de biopolitique est devenue récemment un terme en


vogue. Il y a seulement quelques années il n’était connu que par un
nombre limité d’experts alors qu’il est utilisé aujourd’hui dans de
nombreux discours et disciplines variés. Au-delà du champ limité des
spécialistes le terme témoigne d’un intérêt croissant parmi le grand
public. Il est utilisé dans les débats sur l’asile politique aussi bien que
sur la prévention du SIDA et les questions de changement
démographique. La biopolitique peut faire référence à des
thématiques aussi diverses que le financement des produits
agricoles, la promotion de la recherche médicale, la régulation et la
réglementation de l’avortement ou encore les directives anticipées
des patients en fin de vie1.

Il y a une palette de points de vue différents et souvent opposés tant


sur le plan empirique, les objets, que sur l’évaluation normative de la
biopolitique. Certains considèrent que la biopolitique est
nécessairement liée à la rationalité des processus de décision et
l’organisation démocratique de la vie sociale tandis que d’autres
relient le terme aux questions de l’eugénisme et du racisme. Le
terme figure en bonne place dans des textes de la droite
conservatrice tout autant que dans ceux de la nouvelle gauche. Il est
utilisé par les critiques et les défenseurs du progrès
biotechnologique, par des comités Marxistes tout comme des
personnes ouvertement racistes. Une troisième source de désaccords
concerne les définitions historiques du terme et leurs limites. La
biopolitique est-elle déjà présente dans l’antiquité ou même dès
l’avènement de l’agriculture ? Or, par contraste, la biopolitique ne
résulte-t-elle pas des innovations biotechnologiques contemporaines
qui marquent une nouvelle ère ?

1Cf. contribution au lexique de biopolitique (Encyclopédie de biopolitique)


(Brandimarte et a. 2006).

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L’usage du terme biopolitique par les uns et les autres comprend
sans doute ces sens pluriels et divergents, ce qui paraît surprenant au
regard de la signification littérale assez claire du mot : Il désigne une
politique qui traite de la vie (du grec : bios). Mais c’est précisément là
que les problèmes se posent. Ce que certains voient comme un fait
trivial (les politiques ne traitent-elles pas par définition de la vie ?)
marque pour d’autres un critère précis de délimitation. Pour ces
derniers la politique est située au-delà de la vie biologique. De ce
point de vue la biopolitique doit être considérée comme un oxymore,
soit une combinaison de deux termes contradictoires. Les défenseurs
de ce point de vue affirment que la politique dans son sens classique
a pour objet l’action commune et la décision et transcende
précisément les expériences corporelles et les faits biologiques, et
ouvre ce faisant le domaine de la liberté et de l’interaction humaine.

Ce livre cherche ainsi à éclairer les débats en offrant des orientations


générales sur le thème de la biopolitique. Puisque c’est le premier
ouvrage qui traite de la question je ne peux m’appuyer sur des
précédents ou des ouvrages de référence. En outre, la biopolitique
constitue un champ théorique et empirique qui traverse les
frontières conventionnelles des disciplines et déstabilise la
traditionnelle division du travail académique et intellectuel. Cette
introduction a donc deux objectifs : elle cherche d’une part à
produire une vue générale systématisée de l’histoire de la notion de
biopolitique et, d’autre part, elle explore sa pertinence à l’aune des
débats théoriques contemporains.

Afin d’éviter une possible incompréhension, il doit être clair que ce


livre ne traduit pas l’intention d’offrir un bilan neutre ou une
représentation objective des différents sens historiques et
contemporains de la « biopolitique ». Définir la biopolitique et
déterminer ses sens n’est pas une activité impartiale qui résulterait
de l’application d’une logique universelle de recherche. Mais il s’agit
plutôt de saisir les déplacements et les conflits dans un champ
théorique et politique. Chaque réponse aux questions cherchant à

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savoir quels processus et structures, quelles rationalités et
technologies et quelles époques et périodes historiques pourraient
être appelés « biopolitique » est toujours, et inévitablement, le
résultat d’un choix de perspective. Sous cet angle, chaque définition
de la biopolitique doit aiguiser son profil analytique et critique contre
les points aveugles et les points faibles des suggestions concurrentes.

Mon point de départ est la polarisation virtuelle qui s’attache au


recouvrement de la vie et de la politique qu’entraine le terme
biopolitique. Ainsi les compréhensions du terme diffèrent au regard
de l’intention de privilégier le préfixe ou le suffixe du mot. Il est aussi
possible de distinguer des concepts naturalistes qui prennent la vie
comme base de la politique par différence avec l’approche politique 2
qui considère que les processus de la vie sont ses objets.

Le premier sens du concept est constitué d’un groupe hétérogène de


théories qui est présenté dans le premier chapitre (chapitre 1). Le
panel de ces théories va des concepts organiques de l’Etat des
premières décennies du 20ème siècle jusqu’aux idées biologistes de la
science politique contemporaine en passant par les modes de
raisonnement racistes de la période Nationale Socialiste. A l’opposé
les politistes configurent la biopolitique comme un domaine de
pratiques ou une subdivision de la politique dont l’objectif est la
régulation et la conduite des processus de vie. Depuis les années
soixante cette interprétation existe essentiellement sous deux
formes différentes : la première est une biopolitique écologique qui
vise des objectifs défensifs et conservatifs et qui entend lier la
politique à la préservation et la protection de l’environnement
naturel ; et deuxièmement, une vison technique de la biopolitique
dont les avocats sont plus intéressés par la dynamique du
développement et l’expansion productiviste que par la préservation
et la protection. Cette dernière approche définit un nouveau champ
de la politique qui émerge en tant que résultat des nouvelles

2Par « politique » j’entends l’idée du domaine politique comme unité auto-reproductive


et autoréflexive qui tend à exagérer l’autonomie de la politique (voir Jessop 1985, 73).

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connaissances médicales et scientifiques et des applications
biotechnologiques. Cette interprétation est particulièrement
populaire de nos jours et régulièrement citée dans les discussions
politiques et les débats médiatiques pour décrire les implications
politiques et sociales ainsi que le potentiel des innovations
biotechnologiques. Les différentes dimensions du discours politiste
sont présentées dans le second chapitre (chapitre 2).

La thèse centrale de ce livre est que ces deux interprétations ne


réussissent pas à saisir les dimensions essentielles des processus
biopolitiques. En dehors des différences évidentes entre politistes et
naturalistes ils partagent cependant des hypothèses de base. Ainsi,
les deux conceptions sont bâties sur l’idée d’une hiérarchie stable et
d’une relation externe entre la vie et la politique. Les partisans du
naturalisme voient la vie comme étant « au-dessous » de la politique,
« lieu » à partir duquel la vie dirige et explique le raisonnement et
l’action politiques. A contrario, la conception politiste regarde la
politique comme étant « au-dessus » des processus de vie ; ici, la
politique est plus qu’une « pure » biologie, elle va au-delà des
nécessités de l’existence naturelle.

De même, chaque position fondamentale relevant de la biopolitique


dépend de la stabilité d’un des deux pôles du champ sémantique
dans le but d’expliquer les variations de l’autre pôle. Soit la biologie
représente la politique, soit la politique régule la biologie. Cette
alternative montre que ces deux conceptions de la biopolitique ne
parviennent pas à expliquer l’instabilité et la fragilité de la frontière
entre la « vie » et la « politique » ; et c’est précisément cette
instabilité qui a incité à l’usage par un si grand nombre de la notion
de biopolitique. Puisque les deux approches considèrent la « vie » et
la « politique » comme deux phénomènes isolés elles sont incapables
de rendre compte de leur relation et de leur historicité. L’émergence
de la notion de biopolitique signale une double négation (cf. Nancy
2002) : par différence avec la position des naturalistes, la vie ne
représente pas un point de référence ontologique et normatif stable.

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Les effets des innovations biotechnologiques ont démontré que les
processus de vie sont transformables et contrôlables à des degrés
croissants qui rendent obsolète toute idée d’une nature intacte et
sauve de toute action humaine. Ainsi, la nature peut uniquement
être regardée comme une part des liens nature-société. Dans le
même temps, il paraît clair que la biopolitique marque aussi une
transformation de la politique. La vie n’est pas seulement l’objet de
la politique qui serait de plus extérieur à ses processus de décision
mais au contraire affecte l’objet même du politique à savoir le sujet
politique. La biopolitique n’est pas l’expression d’une volonté
souveraine mais vise l’administration et la régulation des processus
de vie au niveau des populations. Elle se concentre davantage sur les
êtres humains que sur les sujets de droit, ou, pour être plus précis,
elle traite avec des sujets de droit qui sont en même temps des êtres
vivants.

Contrairement à une lecture naturaliste ou politiste de la


biopolitique, je propose ici une lecture relationnelle et historique de
la notion qui fut développée par le philosophe et historien français
Michel Foucault. Selon Foucault, la vie n’est ni le fondement ni l’objet
de la politique mais plutôt une frontière avec la politique, une
frontière qui serait à la fois respectée et surmonté et qui semble à la
fois naturelle et donnée mais aussi artificielle et transformable. La
biopolitique, dans les travaux de Foucault, signale une rupture dans
l’ordre de la politique : « l’entrée du phénomène particulier de la vie
de l’espèce humaine dans l’ordre du savoir et du pouvoir dans la
sphère des techniques politiques » (1980, 141-142). Le concept
foucaldien de la biopolitique suppose la dissociation et l’abstraction
de la vie de, et par rapport à, ses supports physiques concrets. Les
objets de la biopolitique ne sont pas les êtres humains singuliers mais
leurs caractéristiques biologiques mesurées et agrégées au niveau
des populations. Ce processus rend possible la définition de normes,
l’établissement de standards, et détermine des valeurs moyennes. Il
en résulte que la « vie » est devenue un facteur indépendant, objectif
et mesurable autant qu’une réalité collective qui peut être séparée

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épistémologiquement et pratiquement de la vie concrète des êtres
humains et de la singularité de leurs expériences individuelles.

Dans cette perspective, la notion de biopolitique se réfère à


l’émergence d’un savoir politique spécifique et à de nouvelles
disciplines telles que la statistique, la démographie, l’épidémiologie
et la biologie. Ces disciplines rendent possible l’analyse de la vie au
niveau des populations et la « gouverne » des individus et des
collectifs par des pratiques de correction, d’exclusion, de
normalisation, de discipline, de thérapie et d’optimisation. Foucault
souligne que dans le contexte de gouvernement des êtres vivants la
nature ne représente pas un domaine autonome qui doit être
respecté par des actions gouvernementales mais dépend des
pratiques du gouvernement lui-même. La nature n’est pas un
substrat matériel auquel sont appliquées des pratiques
gouvernementales mais bien plutôt le corollaire permanent de ces
pratiques. La figure politique ambivalente qu’est la « population »
joue un rôle décisif dans ces processus (d’imbrication cohérente des
pratiques). D’une part, la population représente une réalité collective
qui n’est pas dépendante des interventions politiques mais est
caractérisée par ses propres dynamiques et modes
d’autorégulation ; une autonomie qui, d’autre part, n’implique pas
une limite absolue à l’intervention politique mais est au contraire la
référence privilégiée de ces interventions. La découverte d’une
« nature » de la population (i.e. taux de natalité et de mortalité,
maladies, etc.) qui pourrait être influencée par des mesures et
incitations spécifiques est la pré-condition de sa gestion et de son
management. Le troisième chapitre (chapitre 3) discute des
différentes dimensions de la notion de biopolitique dans les travaux
de Foucault. Dans les chapitres suivants je présente la réception et
les correctifs du concept foucaldien de biopolitique.

Les écrits de Giorgio Agamben et les travaux de Michael Hardt et


Antonio Negri sont certainement les contributions les plus
proéminentes dans la reformulation de la notion foucaldienne de la

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biopolitique. Leurs théories respectives assignent un rôle stratégique
à la démarcation et à la délimitation. Pour Agamben c’est la
séparation élémentaire de la « vie nue » - la forme d’existence
réduite aux fonctions biologiques – et de l’existence politique qui a
formé l’histoire politique de l’occident depuis l’antiquité. Il considère
que la constitution du pouvoir souverain exige la production d’un
corps biopolitique et que l’institutionnalisation du droit est
inséparablement liée à l’exposition de la « vie nue ». De leur côté
Hardt et Negri diagnostiquent une nouvelle étape du capitalisme qui
se caractérise par la dissipation des frontières entre l’économie et la
politique, et la production et reproduction. Tandis que Agamben
reproche à Foucault d’avoir négligé le fait que la biopolitique
moderne repose sur la base solide d’un pouvoir souverain pré-
moderne ; Hardt et Negri considèrent que Foucault n’a pas identifié
la transformation postmoderne de la biopolitique moderne. Leurs
contributions respectives sont discutées et analysées dans les
quatrième et cinquième chapitres (chapitres 4 et 5).

Les chapitres suivants examinent deux fils principaux de réception


qui sont issus des travaux de Foucault sur la biopolitique. Le premier
fil se focalise sur le mode politique et cherche à savoir comment la
biopolitique peut être distinguée historiquement et analytiquement
des formes «classiques» de représentation et d’articulation
politiques. Dans le sixième chapitre (chapitre 6) je discute les travaux
de Agnès Heller et Ferenc Fehér qui observent une régression de la
politique du fait du développement des thèmes de la biopolitique. Je
présente ensuite le concept de vie politique de Anthony Giddens (qui
ne se réfère pas explicitement à Foucault) et l’idée de bio-légitimité
exposée par Didier Fassin.

Le second fil de pensée est centré sur la substance de la vie. Les


universitaires qui étudient ce thème se demandent comment les
fondations, les moyens et les objectifs des interventions biopolitiques
ont été transformés par un accroissement des biotechnologies
d’accès aux processus de vie et au corps humain. Ces travaux

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académiques sont analysés dans le septième chapitre (chapitre 7).
Dans ce chapitre je présente de manière critique les concepts de
politique moléculaire, de thanatopolitique et d’anthropopolitique
ainsi que les idées de « biosocialité » (Paul Rabinow) et
d’ « éthopolitique » (Nikolas Rose).

Le huitième chapitre est dévolu à un domaine négligé de la


biopolitique. Il présente une série de concepts théoriques qui
suggèrent que la biopolitique ne peut pas être séparée de
l’économisation de la vie. Les approches couvertes incluent l’idée
d’une « économie des humains » (Menschenökonomie) développée
par le théoricien social et sociologue autrichien Rudolf Goldscheid au
début du 20ème siècle. S’y ajoute le concept de « politique vitale »
promu par les libéraux allemands après la seconde guerre mondiale
ainsi que la théorie du capital humain développée par l’école de
Chicago. La fin du chapitre se concentre sur les visions de la
« bioéconomie » dans les programmes d’actions politiques
contemporains et sur les études empiriques récentes qui évaluent de
façon critique les relations entre innovations biotechnologiques et
transformations du capitalisme.

Le neuvième et dernier chapitre intègre divers raffinements et


modifications de la notion foucaldienne de biopolitique dans une
« analytique de la biopolitique » dont je cherche à démontrer
l’importance théorique dans une perspective de recherche. Enfin, je
montre comment ce schéma analytique diffère du discours
bioéthique.

Si ces chapitres, parfois hétérogènes, sont devenus un tout et s’il en


résulte une introduction « vivante » (c’est-à-dire une présentation
vive et complète) au champ de la biopolitique, c’est à mettre au
crédit des lecteurs et collègues dont les suggestions et commentaires
m’ont aidés. J’ai notamment reçu des idées importantes et des
critiques productives de la part de Martin Saar, Ulrich Bröckling,
Robin Celikates, Susanne Krasmann, Wolfgang Menz, Peter Wehling,

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Caroline Prassel et Heidi Schmitz. Ina Walter m’a assisté dans le
traitement technique du texte et Steffen Herrmann a relu
attentivement et corrigé le manuscrit. Les discussions constructives
qui ont été tenues à l’Institut de Recherches Sociales de Francfort
m’ont aidé à aiguiser mes arguments. Enfin j’aimerais remercier la
fondation de la recherche allemande qui a financé l’ouvrage au
moyen d’une bourse Heisenberg.

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Chapitre 1 : la vie comme fondement de la politique

Biologie d’Etat : des concepts organiques aux concepts racistes

Bien que le concept de biopolitique soit désormais devenu familier il


peut être largement méconnu que son histoire est presque séculaire.
Son apparition initiale provient pour partie d’une constellation
théorique et de l’histoire générale. Dans la seconde moitié du 19ème
siècle, la Lebensphilosophie (philosophie de la vie) avait déjà émergé
en tant que tendance philosophique indépendante dont les
fondateurs étaient Arthur Schopenhauer et Friederich Nietzsche en
Allemagne et Henri Bergson en France. Le Lebenphilosophen (le
philosophe de la vie) présentait différentes positions théoriques mais
ses concepteurs avaient en commun la réévaluation de la « vie » et
ses adaptations comme catégorie fondamentale et critère normatif
de la bonne santé, du bon et de la vérité. La vie – comprise comme
fait corporel ou existence organique, comme instinct, intuition,
sensation, ou « expérience » (Erlebnis) - était opposée à la « mort »
et à la « pétrification » qui étaient représentées par le concept
« abstrait », la « froide » logique ou « l’esprit » sans âme. Le concept
de vie servait de standard par lequel les processus perçus comme
contraires à la vie, tels que les processus de rationalisation, de
civilisation, de mécanisation et de technicisation (technologisation)
étaient sujets à examen critique.

Le concept de biopolitique émerge dans ce contexte intellectuel au


début du 20ème siècle et le politologue suédois Rudolf Kjellén a été
sans doute l’un des premiers à l’employer3. Kjellén, professeur à
l’université d’Uppsala jusqu’à sa mort en 1922 s’appuie sur un
concept organique de l’Etat et considère que les Etats sont des
« créatures super-individuelles…, qui sont aussi réelles que des
individus bien que de taille disproportionnée et plus puissant dans

3 Pour une histoire brève du concept de biopolitique, voir Esposito 2008, 16-24.

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leur développement propre » (1924, 35). Pour Kjellén, la forme
naturelle de l’Etat est l’Etat-Nation qui exprime l’ « individualité
ethnique » de l’Etat (ibid., 103). Selon lui l’ « Etat comme forme de
vie » est caractérisé en dernier lieu par les luttes sociales relatives
aux intérêts et aux idées articulés par les classes et les groupes.
Conjointement à cette conviction Kjellén introduit le concept de
biopolitique : « A la vue de cette tension typique de la vie elle-
même…mon inclination grandit en moi et me porte à baptiser cette
discipline, après la science spéciale qu’est la biologie, la
biopolitique ;…dans la guerre civile entre groupes sociaux on ne
reconnaît que trop clairement la rudesse de la lutte vitale pour
l’existence et la croissance, tandis que dans le même temps on peut
détecter dans ces groupes une puissante coopération tournée vers
l’existence comme objectif » (1920, 93-94).

Kjellén n’était pas seul à comprendre l’Etat comme un « organisme


vivant » ou une « créature vivante ». Beaucoup de ses contemporains
– politologues et spécialistes de droit public, aussi bien que des
biologistes et des professionnels de santé – conçoivent l’Etat comme
un sujet collectif qui dirige et régule son propre corps et son propre
esprit. Nombre d’entre eux voyait dans la politique, l’économie, la
culture et le droit de simples expressions de ce même pouvoir
organique qui constitue l’Etat et détermine ses caractéristiques
spécifiques (cf. Selety 1918 ; Uexküll 1920 ; Hertwig 1922 ; Roberts
1938). Le concept organiste comprend l’Etat non pas comme une
construction légale dont l’unité et la cohérence est le résultat d’actes
individuels de libre volonté ; mais comme une forme de vie originale,
qui précède les individus et les collectifs et fournit les fondations
institutionnelles de leurs activités. L’hypothèse élémentaire est que
tous les liens sociaux, politiques et juridiques reposent sur un tout
vivant qui incarne le vrai et l’éternel, le sain, la richesse (NdT : le
précieux, le valorisable). La référence à la vie sert ici à la fois de point
de départ ou d’origine mythique et d’instruction normative. En outre,
cette conception élude toute fondation rationnelle ou tout processus
démocratique de décision. Dans cette perspective seule une politique

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elle-même orientée par des lois biologiques qui serviraient aussi de
lignes directrices peut être considérée comme légitime et en
correspondance avec la réalité.

Durant la période du National-Socialisme, le caractère conservateur


du concept d’organicisme appliqué à l’Etat a acquis un biais raciste.
La métaphore très largement utilisée de « corps populaire »
(Volkskörper) à cette époque désignait une communauté autoritaire,
hiérarchiquement structurée et racialement homogène. Deux aspects
centraux caractérisaient la conception de l’Etat et de la société dans
le National-Socialisme. En premier lieu les sujets de l’histoire ne sont
ni les individus ou les groupes, ni les classes mais les communautés
autolimitées partageant un héritage génétique commun. Cette idée
fut complétée par l’hypothèse d’une hiérarchie naturelle des peuples
et des races considérant leurs différentes « qualités biologiques
héritées » qui justifiaient non seulement le traitement inégal des
individus et des collectifs mais le rendait nécessaire. En second lieu
l’idéologie Nationale-Socialiste reposait sur la croyance que les
relations sociales et les problèmes politiques pouvaient in fine être
attribués à des causes biologiques. Dans le même temps les
représentants du régime National-Socialiste déniaient régulièrement
les concepts du déterminisme biologique et arguaient avec insistance
que les faits naturels et organiques étaient essentiellement
« historiques et spirituels ». Conséquemment, l’éducation et la
volonté étaient perçus comme ayant un sens décisif dans le
développement des individus et des collectifs. Ainsi selon les mots du
fameux médecin généticien Otmar von Verschuer : « les
prédispositions héréditaires indiquent la possibilité de réactions.
L’environnement détermine quelle possibilité de réaction donnée est
réalisée» (1936, 10).

Le concept National-Socialiste de biopolitique est marqué par la


tension constitutive entre d’une part l’idée de la vie comme pouvoir
décisif et lieu d’une origine mythique et ; d’autre part, la conviction
qu’une action de modification et de contrôle des évènements

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biologiques est possible. Pour élaborer et formuler ses propres
conceptions politiques et sociales, le mouvement National-Socialiste
usa de nombreuses et différentes sources dont les idées du
darwinisme social ainsi que les idéologies pangermanique et
nationaliste. Il repris des concepts anthropologiques, biologiques et
médicaux et stimula simultanément la production de théories et de
travaux empiriques dans ces disciplines (voir Weingart, Kroll, et
Bayertz 1992). Pour autant, il est difficile de parler d’une conception
cohérente de la biopolitique du fait que des idées très hétérogènes
figurent côte à côte dans les textes du National-Socialisme. Je me
concentre ici seulement sur deux caractéristiques générales qui
marquent de manière décisive la biopolitique Nationale-Socialiste :
premièrement la fondation du programme biopolitique d’hygiène
raciale et d’ « hérédité biologique » (Erbbiologie) et, deuxièmement,
la combinaison de ces idées avec des considérations géopolitiques.

Dans un discours de 1934 Hans Reiter, le président du département


de la santé du Reich, expliquait que les aspects raciaux sous-tendent
« notre biopolitique ». Ce discours démontrait que les représentants
du National-Socialisme regardaient la biopolitique comme une
rupture avec les concepts classiques de la politique. Reiter affirmait
que le passé, le présent et le futur de chaque nation était déterminé
par des faits « d’hérédité biologique ». Cet aperçu, disait-il, établit les
bases d’une « nouvelle manière de penser » qui doit se développer
« au-delà de l’idée politique vers une vision du monde inconnue
jusqu’alors » (1939, 38). Il résulta de cette compréhension un
nouveau concept de peuple et d’Etat fondé biologiquement : « il est
inévitable que cette voie de pensée devrait conduire à la
reconnaissance de la pensée biologique comme fondement, direction
et infrastructure de toute politique efficace » (ibid.). L’objectif de
cette politique est d’améliorer « l’efficacité dans la vie » du peuple
allemand (Lebenstüchtigkeit) au moyen d’un accroissement
quantitatif de la population et d’une amélioration qualitative
du « matériel génétique » du peuple allemand. Afin d’atteindre ce
but Reiter recommande la mise en œuvre de pratiques eugéniques

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négatives et positives. Par conséquent, une progéniture inférieure
devait être évitée pendant que le régime supportait tous ceux
considérés comme « biologiquement de valeur» (ibid., 41). Toutefois,
la biopolitique Nationale Socialiste comprenait plus que la
« sélection » et « l’élimination ». L’arsenal légal et réglementaire
gouvernant la politique raciale disposait non seulement d’objectifs de
régulation et de discipline du comportement reproductif mais
contenait aussi des réponses aux dangers imaginaires de la « mixité
des races ». Sous cet angle, le développement et le maintien du
matériel génétique devenait seulement possible à travers la
protection contre « la pénétration du sang étranger » et la
préservation du « caractère racial » du peuple allemand (ibid., 39).
Les questions de pureté de la « race » coïncidaient avec la bataille
contre les ennemis nationaux intérieurs et extérieurs. En ce point, les
idées biopolitiques rejoignaient des considérations géopolitiques ; et
la combinaison du programme politique racial avec la doctrine du
Lebensraum (espace vital) fournissait la fondation idéologique de
l’expansion impérialiste du Reich Nazi.

Le concept de Lebensraum était en 1938 au moins, un élément


central de la politique étrangère du National Socialisme reposant sur
des idées scientifiques produites plus tôt au 20ème siècle. Le « père »
de la géopolitique était le géographe allemand Friedrich Ratzel qui
forgea le mot Lebensraum au tournant du 20ème siècle. Son
« anthropogéographie » examinait les relations entre une Terre
immobile et les mouvements des populations dans lesquels deux
facteurs géographiques jouaient un rôle central : l’espace et la
position. Kjellén était aussi familier du concept de géopolitique et
l’utilisa dans ses écrits politiques.

Cependant, la figure la plus importante de la géopolitique allemande


était Karl Haushofer qui occupait une chaire de géographie à
l’Université de Munich. Haushofer était le professeur et l’ami de
Rudolf Hess et contribua substantiellement à la création du
Zeitschrift für Geopolitik (Journal de géopolitique), dont le premier

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volume paru en 1924 (Neumann 1942, 115-124). Dans un des
numéros de ce journal, un auteur du nom de Louis von Kohl
expliquait que biopolitique et géopolitique étaient ensemble « la
base d’une science naturelle de l’Etat » (1933, 306). Cette « biologie
d’Etat » dans la vision de Kohl, examinait le développement d’un
peuple ou d’un Etat à partir de deux points de vue différents mais
complémentaires : « Quand on observe un peuple ou un Etat on peut
s’attacher à mettre l’accent soit sur des observations temporelles ou
bien sur des observations spatiales. Nous parlerons alors soit de
biopolitique soit de géopolitique. La biopolitique concerne ainsi le
développement historique dans le temps alors que la géopolitique
intéresse la distribution concrète dans l’espace ou l’interaction réelle
entre les peuples et l’espace » (ibid., 308).

Kohl distingue entre une perspective verticale et horizontale de la


société et de l’Etat. La première envisage le développement du corps
du peuple et de son « espace vital » dans le temps. Il souligne
« l’importance des éléments raciaux » et « le gonflement et
l’affaiblissement du corps des gens, les stratifications sociales qui en
résultent et leurs changements, la sensibilité aux maladies et ainsi de
suite » (ibid., 308). Ce point de vue correspond à une perspective
horizontale qui essaie de comprendre les luttes et conflits des
« différents pouvoirs et champs de pouvoir dans les espaces
géographiques » (ibid., 309). Le développement temporel et le
mouvement spatial devaient être considérés ensemble, ils servent de
ligne directrice et de critère politique à Kohl.

Le lien entre illusion raciale et génocide contenu dans la formule


« Blut und Boden » (sang et sol) peut avoir été une particularité de la
biopolitique Nationale Socialiste. L’idée fondamentale d’une
« biologisation de la politique » n’est par conséquent pas une
idiosyncrasie allemande et pas même limitée à la période Nationale
Socialiste. L’ambition d’Etat « d’une chirurgie du jardinage à
l’élevage » (Baumann 1991, 32) peut remonter au moins jusqu’au
18ème siècle. Dans la période de l’entre-deux guerres mondiales ces

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fantasmes s’épanouirent idéologiquement et politiquement dans des
camps antagonistes. Ils émergèrent dans les projets du « nouvel
homme soviet » sous le diktat de Staline mais aussi dans les pratiques
eugéniques des démocraties libérales. Les hygiénistes raciaux
allemands étaient en contact scientifique étroit avec des généticiens
du monde entier et s’appuyèrent sur les programmes américains de
stérilisation et les méthodes de restriction de l’immigration pour
promouvoir leurs propres positions politiques (Kevles, 1995). Comme
le régime Nazi, les idéologues staliniens cherchaient à utiliser de
nouvelles connaissances scientifiques et de nouvelles options
technologiques pour « raffiner » et « ennoblir » le peuple soviétique.
Non seulement les visions politiques traversaient les frontières mais
elles étaient aussi soutenues par des acteurs non étatiques et des
mouvements sociaux. Ainsi, la Fondation Rockefeller joua un rôle
significatif dans le financement du développement de la biologie
moléculaire aux Etats-Unis dans les années 30. Elle attendait de cette
science qu’elle produise des connaissances nouvelles et des
instruments de contrôle social et qu’elle soit capable de diriger et
d’optimiser le comportement humain (Kay, 1993).

Même si les biopolitiques racistes n’avaient plus aucun crédit


scientifique ou politique après la fin du troisième Reich et les
atrocités de la seconde guerre mondiale, elles continuèrent à exercer
un attrait. Les représentants des mouvements de droite utilisent
toujours le concept de biopolitique aujourd’hui dans le but de se
plaindre de l’ignorance du « Zeitgeist » (l’esprit du temps,
NdT) envers la « question de la race » ; ils défendent que la catégorie
de race est toujours pertinente aujourd’hui. Comme les idéologues
National Socialiste, ils diagnostiquent une crise sociale fondamentale
résultant d’une prétendue lutte entre les différentes « races » et
d’une menace imaginée de « mixité raciale » et de « dégénération ».
La persistance de ce thème est illustrée par un livre de Jacques
Mahieu, ancien membre de la Waffen SS, qui s’envola vers
l’Argentine après la seconde guerre mondiale et qui y enseigna les
sciences politiques dans différentes universités. Dans le but d’établir

-18-
« un fondement politique » cet auteur croit que le « rôle important »
de la science politique aujourd’hui consiste en la définition des
causes de l’accroissement des « luttes raciales » et des « chocs
ethniques » (2003, 13). Au-delà de la représentation d’un modèle
spécifiant le problème, la triade biopolitique Peuple-Nation-Race
évoquée dans le titre du livre de Mahieu est aussi une offre de
solutions à la crise qu’il affirme avoir identifiée. « Le sens de la
biopolitique » est, selon lui, « de calculer la totalité des processus
génétiques aussi loin qu’ils influencent la vie des communautés
humaines » (ibid., 12).

Biopolitologie : nature humaine et action politique

Dans le milieu des années 1960 une nouvelle approche théorique


développée en sciences politiques mit en avant « l’étude naturaliste
de la politique » (Blank and Hines 2001, 2). Des « biopoliticiens »
(Somit and Peterson 1987, 108) utilisèrent des concepts biologiques
et des méthodes de recherche dans le but d’investiguer les causes et
les formes de comportement politique4.

Les représentants de cette approche tirent de l’éthologie, de la


génétique, de la physiologie, de la psychopharmacologie et de la
sociobiologie leurs hypothèses, leurs modèles et leurs résultats.
Malgré une activité de recherche et des publications qui s’étendent
sur près de quatre décennies on ne trouve aujourd’hui
l’institutionnalisation rudimentaire de cette perspective de recherche
qu’aux seuls Etats-Unis. L’association politique et sciences de la vie
(Association for Politics and Life Sciences, APLS) obtint en 1985 une
section officielle au sein de l’association américaine des sciences
politiques (American Political Science Association, APSA) mais la
perdit dix ans plus tard en raison d’une baisse du nombre de ses
adhérents. Le journal fondé par cette section, Politics and the Life
Sciences, existe depuis 1982 (Blank and Hines 2001, 6-8). Hors des

4Le premier chercheur en sciences politiques à utiliser le concept de biopolitique dans


ce sens fut probablement Lynton K. Caldwell (1964).

-19-
Etats-Unis cette branche de la science politique ne joue guère de
rôle, même si des chercheurs dans de rares pays se considèrent eux-
mêmes comme biopoliticiens5. Quoi qu’il en soit même parmi ses
défenseurs le sens et le périmètre de cette approche sont discutés.

Tandis que des biopoliticiens demandent un déplacement du


paradigme vers la science politique ou veulent intégrer toutes les
sciences sociales dans une nouvelle science sociobiologique unifiée
(Wilson 1998) ; d’autres voient dans cette approche un complément
et un perfectionnement des méthodes de recherche et des modèles
théoriques déjà établis. Dans ce champ hétérogène de recherche il
est possible d’identifier quatre domaines auxquels la plupart des
projets peuvent être rattachés. Le premier domaine comprend la
réception de la théorie néo-darwinienne de l’évolution au centre de
laquelle se tient la question historique et anthropologique du
développement des êtres humains et de l’origine de l’Etat et de la
société. Un second groupe de travaux adopte des concepts et des
résultats éthologiques et sociobiologiques afin d’analyser le
comportement politique. Les travaux concernant les facteurs
physiologiques et leurs possibles contributions à la compréhension
de l’action politique tombent dans la troisième catégorie. Quant au
quatrième groupe, il se concentre sur les problèmes politiques
pratiques («biopolicies») qui proviennent des interventions sur
l’homme (Human Nature) et des changements dans l’environnement
(Somit and Peterson 1987, 108 ; Kamps and Watts 1998, 17-18 ;
Blank and Hines 2001 ; Meyer-Emerick 2007).

Malgré la diversité des sources théoriques et l’intérêt des


thématiques dont il est question ici on ne peut cependant pas parler
d’une perspective commune de recherche puisque la plupart de ces
travaux s’accordent sur trois aspects fondamentaux. Premièrement,
l’objet d’investigation est avant tout le comportement politique qui

5En Allemagne, Heiner Florh, professeur émérite de sciences politiques à l’Université de


Dusseldörf a, pendant trente ans, argué constamment de l’importance de cette
perspective de recherche (Florh 1986 ; cf. Kamps and Watts 1998).

-20-
est causé de manière substantielle – et c’est l’hypothèse sous-jacente
- par des facteurs biologiques démontrables objectivement. Dans ce
modèle explicatif, les motivation ou raisons (inter)subjectives ne
jouent qu’un rôle mineur tout comme les facteurs culturels.
Deuxièmement, l’objectif de l’approche n’est pas l’interprétation de
structures symboliques ou l’apport de critique normative mais est
beaucoup plus orienté vers la description et l’explication de
comportements observables destinés à tirer des conclusions pour
une politique rationnelle c’est-à-dire une politique cohérente avec
des exigences biologiques. Troisièmement, sur le plan
méthodologique, l’approche repose sur la perspective d’un
observateur extérieur qui décrit objectivement certaines formes de
processus comportementaux et institutionnels. Par contraste les
concepts qui approchent la réalité à partir du point de vue des
acteurs ou des participants sont considérés défaillants
scientifiquement (Saretzki 1990, 86-87).

La critique des orientations théoriques et méthodologiques des


sciences sociales est commune à l’ensemble des représentants de la
« biopolitique » qui soulignent leurs insuffisances. Ils considèrent que
les sciences sociales sont guidées par l’hypothèse que les êtres
humains sont, en principe, des êtres libres mais que ce point de vue
donne trop d’importance aux processus d’apprentissage et de
socialisation et par là échoue à voir que le comportement (politique)
humain est largement conditionné biologiquement. A partir de cette
perspective le « culturalisme » des sciences sociales demeure
« superficiel », parce qu’il ignore les causes « plus profondes » du
comportement humain. La recherche conventionnelle en sciences
sociales apparaît ainsi « réductionniste » et d’ « un seul côté » tant
que les origines biologiques du comportement humain restent en
dehors des questions qu’elle pose. Dans le but de produire une
évaluation « plus réaliste » des êtres humains et de leurs façons de
vivre les biopoliticiens postulent une approche « bioculturelle » ou
« biosociale » supposée intégrer la dimension biologique et celle des
sciences sociales conventionnelles. Ce modèle combinatoire vise ainsi

-21-
à remplacer ou à compléter le modèle « réductionniste » des
sciences sociales (Wiegele 1979 ; Masters 2001 ; Alford et Hibbing
2008).

Les biopoliticiens se réfèrent aux « origines » ou « facteurs »


biologiques qui sont supposés former les motifs et espaces des
acteurs politiques mais ils ne les posent pas comme des relations
déterministes. Ils supposent que dans l’histoire de l’évolution
humaine une multitude de schémas comportementaux ont émergé
et bien qu’aucun d’eux ne détermine complètement le
comportement humain, beaucoup le forme de manière très
significative dans de nombreux domaines de la vie. Beaucoup de
travaux classés dans la catégorie « biopolitique » concernent avant
tout les aspects de concurrence et de coopération, les relations de
domination, l’agression et l’anxiété, la construction des hiérarchies,
le népotisme ou encore l’hostilité envers les étrangers. En dernier
lieu ces phénomènes renvoient – c’est en tous cas l’hypothèse- à des
mécanismes évolutionnistes et conduisent à la formation d’affects
qui guident habituellement les individus dans la direction de
comportements « biologiquement bénéfiques ». Dans cette vision, la
formation et la persistance des Etats dépendent moins du consensus
démocratique ou d’une autorité sociale que des relations de
domination fondées physiquement et psychologiquement et qui
peuvent être directement liées à des schémas comportementaux
hérités (cf. Wiegele 1979 ; Blank et Hines 2001).

De ce point de vue, l’émergence de hiérarchies dans la société


humaine n’est pas un phénomène social mais plutôt un résultat
inévitable de l’histoire de l’évolution. Ce raisonnement est établi sur
le fait que les opportunités asymétriquement distribuées d’accès ou
de participation offriraient prétendument des avantages en terme
d’évolution puisque les relations stables et prédictibles sont
supposées favoriser la transmission des gènes à la génération
suivante. Dans le but d’établir de solides bases à cette hypothèse les
biopoliticiens présentent souvent des propositions et prémisses

-22-
économiques comme des faits naturels. De la même façon, les êtres
humains sont disposés par nature à la compétition pour l’accès à des
ressources rares et sont même équipés biologiquement
différemment pour répondre à des situations de concurrence, la
puissance étant aussi distribuée inégalement. Pour cette raison, les
hiérarchies sociales sont dites nécessaires et inévitables (Somit et
Peterson 1997). Par conséquent, les préférences pour certaines
formes de gouvernement et d’autorité proviennent de l’histoire de
l’évolution humaine. Il est régulièrement supposé que la dotation
génétique des êtres humains rend plus probable les régimes
autoritaires que les Etats démocratiques. Vu sous cet angle un Etat
démocratique est seulement possible sous de particulières – et
d’occurrence très rare – conditions évolutionnistes. Une démocratie
peut seulement survenir et se maintenir contre le comportement
dominateur d’individus ou de groupes que si les ressources de
pouvoir sont suffisamment et largement distribuées, si bien qu’aucun
acteur ne peut obtenir la suprématie (Vanhanen 1984). Même
l’ethnocentrisme et le conflit ethnique sont rapportés à des
déterminants de phylogénie humaine en contradiction avec le motif
de rareté des ressources et le principe de sélection parentale. Cette
dernière idée suppose que dans les petits groupes le bien-être de ses
membres est plus hautement valorisé que le bien-être des non-
membres en raison d’une plus grande probabilité d’être lié
biologiquement les uns les autres (Kamps et Watts 1998, 22-23).

Dans leur ensemble les travaux des biopoliticiens révèlent plutôt une
image pessimiste des êtres humains et de la société. Cependant, il
serait faux d’afficher la « biopolitique » sur le même tableau que le
National Socialisme ou des positions racistes. Aucune orientation
politique particulière ne convient si l’on suppose l’existence de
caractéristiques innées. De fait, les positions politiques des
biopoliticiens varient considérablement. Le spectre s’étend des
réformateurs sociaux déclarés tel que Heiner Flohr (1986) aux
auteurs dont les arguments suivent de manière distinctive des
schémas racistes, comme par exemple J. Philippe Rushton, qui lie la

-23-
forte prévalence criminelle des Afro-américains aux Etats-Unis à des
comportements hérités dus à la couleur de peau (1998). Analyser
l’approche avec les outils de la critique idéologique n’est pas
suffisant. La thèse des facteurs biologiques jouant un rôle dans
l’analyse des comportements politiques et sociaux n’est pas le
problème, la question qui se pose plutôt est de savoir comment leur
interaction est comprise - et à cet égard les réponses apportées par
les biopoliticiens ne sont pas du tout convaincantes. Une longue liste
de réserves et d’objections a été avancée en réponse aux
perspectives de recherche qu’ils suggèrent. Dans la suite j’en
présente brièvement quelques unes.

Bien que les biopoliticiens demandent programmatiquement que la


connaissance biologique soit prise en compte dans les sciences
sociales ; comment, exactement, les facteurs biologiques d’une part
et les facteurs sociaux et culturels d’autre part interagissent ; et
comment doivent ils être décrits les uns par rapport aux autres sont
des questions qui restent largement inexplorées dans leurs travaux.
De plus, la façon dont « la base biologique » alléguée suscite ou
produit des schémas comportementaux politiques particuliers reste
peu claire. Le concept unidimensionnel de régulation génétique
promut par de nombreux représentants de cette approche (i.e. l’idée
de gènes « expliquant » un comportement dominant ou une
hiérarchie) ne correspond pas aux résultats récents des sciences
biologiques et a été critiqué de façon croissante ces dernières années
(Oyama, Griffiths and Gray 2001 ; Neumann-Held et Rehmann-Sutter
2006). En général il n’y a pas de considération particulière et
systématique de la façon dont les diverses cultures scientifiques
pourraient être conceptuellement, théoriquement et
méthodologiquement intégrées. En conséquence, l’affirmation
d’explications empiriques « plus profondes » et la promesse d’une
approche théorique et conceptuelle plus complète reste largement
infondée et non réalisée (Saretzki 1990, 91-92). En partant de l’idée
que la « nature » est un système autonome et une sphère close qui
forme de manière décisive l’action politique, les biopoliticiens

-24-
proposent et reconduisent le dualisme entre la nature et la société
dont ils déplorent par ailleurs l’existence. En outre, les représentants
de cette approche de recherche « biopolitique » ne portent pas
suffisamment attention aux structures symboliques et aux
significations des configurations culturelles dans leurs recherches sur
les processus politiques. Ainsi, en traitant uniquement les
phénomènes sociaux du point de vue de leur alignement avec les
conditions naturelles ils manquent une grande part de ce qu’ils
affirment étudier. Par ailleurs, ils ne sont pas sensibles à la question
des effets et des modifications sur les « facteurs biologiques » du fait
de l’évolution sociopolitique. Les biopoliticiens voient ainsi « l’être
humain » comme le produit du seul développement de processus
bioculturels et non comme le producteur de ces processus. Cette
perspective univoque dissimule une dimension cruciale des relations
entre nature et société, biologie et politique : « Au moment où, avec
le développement de la génétique nouvelle et des techniques
reproductives, la capacité de sélectionner ou même de former par
construction sa propre évolution biologique dans des dimensions
totalement nouvelles ; la question n’est plus de prêter attention aux
supposées négligences de « conditions biologiques ». Aujourd’hui,
elles sont devenues contingentes d’une toute autre manière. Quand
une société peut discuter de la « fabrication de la nature » et
« d’êtres humains faits sur mesure », la question première et
principale des objectifs et de la responsabilité d’une mise en forme
de plus en plus forte de la nature par la société devient importante –
tout comme un schéma institutionnel dans lequel se configurent ces
nouvelles contingences peut être adéquatement conçu afin de s’en
occuper. » (Saretzki 1990, 110-111 ; cf. also Esposito 2008, 23-24)

Cette problématique, celle des formes institutionnelles et politiques


ainsi que les réponses sociales à la « question de la nature », fournit
le point de départ du second fil de développement de la biopolitique.

-25-
Chapitre 2 : La vie comme objet de la politique

Biopolitique écologique

Dans la décennie 1960 et au début des années 1970 la signification


de la biopolitique supposait une autre forme. Elle n’était pas centrée
sur les fondations biologiques de la politique mais révélait plutôt les
processus de vie comme nouvel objet de réflexion et d’action
politiques. A la lumière de la crise écologique, qui était mise en avant
de façon croissante par les activistes et les mouvements sociaux, la
biopolitique en vint à désigner les politiques et les efforts de
réglementation destinés à solutionner la crise environnementale
globale. Ces efforts reçurent un signal important du Rapport du Club
de Rome (Meadows et al. 1972), qui démontrait au travers de
modélisations scientifiques et de simulations numériques les limites
démographiques et écologiques de la croissance économique. Ce
rapport demandait une intervention politique afin de mettre un
terme à la destruction de l’environnement naturel. Une conscience
grandissante de l’épuisement des ressources naturelles et l’anxiété
due aux conséquences d’une « explosion de la population »
multipliaient également les scénarios apocalyptiques. Il était postulé
que rien de moins que la vie sur Terre et la survie de l’espèce
humaine étaient en jeu.

Dans ce contexte, le concept de biopolitique acquît une signification


nouvelle. Il désigna le développement d’un nouveau champ de la
politique et de l’action politique destiné à la préservation de
l’environnement naturel de l’humanité. On trouve un exemple très
clair de cette conception dans la série en six volumes de Politik
zwischen Macht und Recht (La politique entre pouvoir et droit) de
Dietrich Gunst, chercheur allemand en sciences politiques, qui, en
plus des écrits sur la Constitution et la politique étrangère de
l’Allemagne, dédia l’un de ces volumes à la biopolitique. Selon Gunst
la biopolitique comprend « tout ce qui a trait aux politiques de santé
et aux régulations de la population prises avec la protection de

-26-
l’environnement et les questions touchant le futur de l’humanité.
Cette arène politique, dans sa forme complète, est relativement
nouvelle et prend en compte le fait que des questions sur la vie et la
survie sont de plus en plus pertinentes » (1978, 9).

Les chapitres du livre de Gunst traitent des problèmes sociaux et


politiques qui résultent de la croissance de la population mondiale,
de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans de nombreux pays,
de la pollution de l’air et de l’eau, de l’épuisement des ressources
naturelles et de la diminution de l’approvisionnement énergétique.
L’organisation des systèmes de soins, l’innovation biomédicale et « la
manipulation de la vie et de la mort » (ibid.21) ne jouent qu’un rôle
marginal dans l’ouvrage. Après avoir dressé un panorama des
champs d’action et des défis politiques qui se posent, Gunst en vient
à la conclusion générale que la détérioration de ces problèmes ne
pourra être traitée qu’au travers une « politique orientée par la vie »
(ibid.,12). L’auteur entend par là les mesures et initiatives qui
aideraient à atteindre un ordre écologique mondial. Il sera
nécessaire, pense-t-il, d’aligner les structures économiques
(consommation, production, distribution etc.) ainsi que les activités
politiques aux niveaux local, régional, national et international au
regard d’exigences biologiques (ibid., 183).

Ainsi, le concept de biopolitique était lié à des considérations


écologiques et devint un point de référence pour de nombreux
intérêts idéologiques, politiques et religieux. L’une des plus curieuses
réponses à la « question écologique » est l’idée d’une « biopolitique
chrétienne » proposée par le théologien Kenneth Cauthen dans son
livre Biopolitique Chrétienne : un crédo et une stratégie pour le futur
(1971). L’auteur y affirme l’émergence d’une « société planétaire »
qui se réalise une fois que les frontières de la vie sur Terre sont
dépassées. L’ouvrage explore également les dangers et les
opportunités d’un changement fondamental de la conscience qui
serait dû à un tel développement. Selon Cauthen, une transformation
des idées, des objectifs et des attitudes est nécessaire à l’atteinte de

-27-
cette transition désirée et c’est précisément là que la théologie et
l’église ont un rôle à jouer. La « biopolitique Chrétienne » consiste à
développer « une perspective éthico-religieuse centrée sur la vie et la
quête du plaisir dans un âge technologique fondé sur les sciences. Ce
modèle écologique appelle une compréhension organique de la
réalité. Une telle compréhension interprète l’homme en tant
qu’unité bio-spirituelle dont la vie est inscrite dans la nature
cosmique autant que dans l’histoire humaine » (Cauthen 1971, 11-
12). Plus spécifiquement, Cauthen vise à promouvoir « un
mouvement vers « un optimum écologique de la communauté
mondiale remplie de justice et de joie dans laquelle la race humaine
ne peut se contenter de survivre et se lance dans d’excitantes
nouvelles aventures de joies physiques et spirituelles » (ibid., 10).

Quoi qu’il en soit les auteurs motivés par des croyances religieuses
n’étaient pas les seuls à faire usage des débats environnementaux
naissants à leurs propres fins. Beaucoup de représentants de
mouvements de droite étaient particulièrement actifs en Allemagne
et assemblaient au message écologique des motifs eugéniques et
racistes. Dès 1960, la division Allemande du Weltbund zum Schutze
des lebens (Union mondiale pour la protection de la vie) était fondée,
et le Gesamtdeutsche Rat für Biopolitik (Conseil Germanique pour la
Biopolitique) fut établi cinq ans plus tard. En 1965, un supplément de
la revue Allemande de droite Nation Europa paru avec le titre
Biopolitik.
Les contributeurs à ce numéro se concentraient sur « deux sujets
biopolitiques indésirables » : l’ «insensée croissance de la
surpopulation sur la Terre » et le « mélange des races et des
généalogies » qui mènent à « la salissure du patrimoine génétique »
(Nation Europa 1965, 1). Les contributeurs affirmaient que dans le
but de préserver « les possibilités de vie de nos enfants », la politique
du futur doit être biopolitique, et son objectif doit être l’éradication
de ces deux problèmes fondamentaux auxquels fait face l’humanité
(ibid., 1-2). Quoiqu’il en soit les enjeux n’étaient pas seulement « la
protection de la santé génétique des générations futures » (ibid., 45)

-28-
et le contrôle de la population mondiale ». Les groupes classés à
droite politiquement furent aussi assez tôt très engagés dans la lutte
contre « la mort nucléaire » et les questions de santé relatives à
l’énergie nucléaire (cf., par exemple Biologische Zukunft 1978).

Biopolitique « technocentrique »

L’idée de biopolitique comme garantie et protection naturelle globale


des fondations de la vie fut bientôt complétée par une seconde
composante. Les années 1970 ne furent pas seulement la décennie
pendant laquelle émergèrent les mouvements environnementaux et
se renforça la sensibilité aux questions écologiques, elles furent aussi
celles de spectaculaires innovations biotechnologiques. En 1973, il fut
possible pour la première fois de transférer de l’ADN d’une espèce à
une autre. Avec cette réussite l’information génétique de différents
organismes pouvait être isolée et recombinée de différentes
manières. Au même moment, le diagnostic foetal devenait une partie
intégrante des actes prénataux pendant que les nouvelles
technologies de la reproduction comme la fertilisation in vitro se
développaient.

L’importance grandissante de ces technologies génétiques et


reproductives souleva des questions relatives au contrôle et à la
réglementation régulatrice des progrès scientifiques. Si les résultats
de la recherche biologique et médicale et de ses applications
pratiques démontraient combien est contingente et fragile la
frontière entre nature et culture, les efforts politiques et juridiques
s’intensifièrent pour rétablir cette frontière. Il était jugé nécessaire
de savoir quels processus et procédures étaient acceptables et sous
quelles conditions. Il était aussi nécessaire de clarifier et de savoir
quels types de recherche seraient financés par des fonds publics et
ceux qui seraient prohibés. Une telle question conduit finalement à
une seconde strate de signification biopolitique, proche de
considérations et de préoccupations bioéthiques. L’acceptabilité
sociale de ce qui est technologiquement possible est liée par ailleurs

-29-
aux négociations de la collectivité et aux accords conclus sur ces
bases. Le sociologue Allemand Wolfgang van den Daele fournit une
définition exemplaire de cet axe biopolitique. Il écrit ainsi que la
biopolitique renvoie :

Aux quelques vingt ans de thématisation sociétale et de régulation de


l’application des technologies et sciences naturelles modernes à la vie
humaine. Dans cette optique régulatrice sont concernées avant tout
la médecine reproductive et la génétique humaine mais on trouve
aussi, de façon croissante, la recherche sur le cerveau tout comme le
champ peu intéressant scientifiquement et techniquement de la
chirurgie esthétique. La biopolitique répond à la transgression des
frontières. Ceci en réaction au fait que les conditions limites de la vie
humaine n’étaient jusqu’à présent pas questionnées parce qu’elles
étaient au-delà de nos capacités techniques, et qu’elles nous sont
devenues accessibles… Il résulte de telles transgressions des débats et
controverses morales à propos de régulations qui interrogent
finalement cette vieille question : juste parce que nous pouvons,
devrions nous ? (2005, 8)

Ces dernières années, cette interprétation est devenue dominante


dans le journalisme ainsi que dans les discours et les déclarations
politiques. Depuis le tournant du millénaire au moins, la biopolitique
a présidé aux procédures administratives et légales qui déterminent
les fondations et les frontières des interventions biotechnologiques6.

On peut affirmer à coup sûr que depuis les années 1970 « la vie » est
devenue une référence de la pensée et de l’action politiques de deux
manières. D’une part, nous pouvons dire que « l’environnement »
humain est menacé par les structures économiques et sociales
existantes et que les technocrates et régulateurs ont besoin de
trouver les bonnes réponses aux questions écologiques pour assurer

6Le Zeitschrift für Biopolitik (Journal de biopolitique), fondé en 2002 et abandonné


depuis lors, contenait un nombre d’exemples de cette tendance d’interprétation (cf.
Mietzsch 2002).

-30-
les conditions de vie sur Terre et la survie de l’humanité. D’autre
part, il est devenu de plus en plus difficile de savoir, en raison des
découvertes bio-scientifiques et des innovations technologiques, ce
que sont exactement les « fondations naturelles » de la vie et
comment elles peuvent être distinguées de ses formes
« artificielles ». Avec la transformation de la biologie en pratiques
d’ingénierie et la possibilité de ne pas considérer les organismes
vivants comme des entités indépendantes et délimitées, mais plutôt
comme des constructions composées d’éléments hétérogènes et
échangeables (i.e., organes, tissues, ADN), la protection traditionnelle
de l’environnement et les efforts de conservation des espèces sont
en train de devenir moins pertinents. Et ceci parce que leur
compréhension est toujours enracinée dans l’hypothèse d’une
séparation des ordres du vivant et d’existence de la nature comme
domaine en principe libre des interventions humaines. A cet aune
Walter Truett Anderson remarque un déplacement de
« l’environnementalisme à la biopolitique » (1987, 94). La
biopolitique représente un nouveau champ politique qui donne
naissance à des questions et des problèmes jusqu’ici imprévisibles
qui vont bien au-delà des formes traditionnelles de la protection de
l’environnement. Comme Anderson le voit, la biopolitique comprend
non seulement des mesures de sauvegarde des espèces en danger
mais devrait aussi s’attaquer au problème de « l’érosion génétique »
et réguler le progrès biotechnologique (ibid., 94-147). Il résulte de
cette problématisation que la version écologique de la biopolitique a
été affaiblie jusqu’au point d’être intégrée dans la variante techno-
centrique. Si la première s’assigne une tâche qui tend vers le défensif
et le conservatif, poursuivant ainsi l’objectif de préservation des
fondations naturelles de la vie ; la dernière, plus dynamique et
productiviste, s’intéresse à l’exploitation de ces fondations.
L’interprétation écologique de la biopolitique est dans ce cas
enfermée dans une logique naturaliste qui s’efforce de thématiser les
interactions entre les processus naturels et sociétaux et détermine
ainsi les bonnes réponses politiques aux questions
environnementales. Cependant, au centre de la version techno-

-31-
centrique de la biopolitique ce n’est pas l’adaptation de la « société »
à un « environnement naturel » séparé qui prévaut, mais plutôt les
modifications et transformations de l’environnement par l’emploi de
moyens scientifiques et techniques.

Bien sûr, ces fils interprétatifs sont difficiles à démêler sur un plan
historique ou systématique. Ainsi, par exemple, la technologie
génétique « verte » est régulièrement promue sur la base d’une
argumentation douteuse qui entend résoudre les problèmes
centraux de l’environnement ainsi que ceux des politiques de
développement. A tout prendre, la synthèse des axes écologique et
techno-centrique de la biopolitique représente une promesse
programmatique qui s’efforce d’insuffler l’espoir d’un monde dans
lequel les moyens de production seront efficaces dans l’usage de
l’énergie, peu polluants, et protecteurs des ressources naturelles ;
un monde qui a surmonté le problème de la faim par l’accroissement
des productions agricoles et alimentaires (pour une évaluation
critique de cette vision, voir Shiva et Moser 1995). De son côté le
philosophe Allemand Volker Gerhardt propose une définition
complète de la biopolitique qui inclut les approches écologiques et
techno-centriques. Gerhardt voit la biopolitique comme « un vaste
domaine d’action » caractérisé par « trois tâches principales ». Avec
« la garantie écologique des bases de la vie » et « l’augmentation
biologique des avantages de la vie », la protection de son
développement par l’intervention médicale est aussi devenue un
problème (2004, 32). Les défis posés par ce type d’intervention ont
radicalement changé et étendu la portée de la biopolitique
contemporaine. Gerhardt indique que cela inclut à présent « ces
questions dans lesquelles l’humain devient objet des sciences de la
vie » (ibid., 44). Il déplore le large scepticisme et réprimande ses
représentants de l’Eglise aux Marxistes. Ces personnes créent « une
suspicion générale sur la biopolitique » (ibid.,37) et fomentent des
craintes irrationnelles à l’égard des nouvelles technologies.

-32-
Face à de telles critiques, Gerhardt considère que c’est un devoir
politique d’organiser un débat rationnel traitant des risques et des
possibilités de la technologie. Selon lui, il est nécessaire de se doter
d’une culture politique qui respecte la liberté individuelle et assure
que l’être humain demeure une fin en soi (ibid.,30) :

Depuis que la biopolitique empiète jusqu’à un certain point sur la


compréhension de nous mêmes en tant qu’être humain, nous devons
insister sur ses liens avec les libertés individuelles et les droits
humains. Il s’en suit de larges conséquences sur notre compréhension
individuelle qui entraînent aussi des exigences sur la conduite
individuelle de nos vies. Si l’on ne souhaite pas que les
biotechnologies interfèrent avec des questions qui touchent au
« discret sanctuaire de l’amour », nous devons en décider en premier
lieu et avant tout pour nous-même. (Ibid., 36)

Cet appel échoue cependant à convaincre. Primo, les libertés


individuelles et les droits humains ne sont pas façonnés pour
compléter ou corriger les innovations technologiques, d’autant que le
droit à la vie occupe une position centrale dans la plupart des
Constitutions et des textes légaux. Quand la Déclaration Universelle
des Droits de l’Homme garantit en son article 3 que « tout individu a
droit à la vie, à la liberté et la sûreté de sa personne » et que de
nombreuses Constitutions nationales accordent des protections
spéciales de la vie et de la santé de leurs citoyens, ces garanties ne
sont pas tant une limitation des options biotechnologiques qu’une
manière de les élargir. Secundo, l’allusion au processus de décision
autonome et individuel est dans son ensemble assez limitée, car les
conditions sous lesquelles ces processus se produisent pourraient
susciter de nouvelles contraintes. Ainsi, comme le montre le
diagnostic prénatal, la possibilité d’un examen prénatal force le
couple parental à prendre une décision, à savoir, s’il faut tenir
compte de l’option décisionnelle du diagnostic. De plus, la décision
contre le diagnostic prénatal est encore une décision mais qui ne
peut être comparée à l’état d’ignorance antérieur à la disponibilité de

-33-
telles méthodes de diagnostic. Un enfant handicapé physiquement
ou mentalement devait-il naître ? Les parents pourraient-ils êtres
tenus responsables de leur décision de ne pas avoir recouru au
diagnostic prénatal et à l’avortement thérapeutique ?

La question clef, à laquelle ni Gerhardt ni les autres représentants de


la version politiste de la biopolitique ne répondent, est la question du
« nous » qui est régulièrement engagée dans ces débats. Qui décide
du sommaire de la biopolitique et de façon autonome de sa conduite
de vie ? L’interprétation de la biopolitique comme une simple
province de la politique traditionnelle est inadéquate, en cela il
suppose que la substance de la sphère politique reste hermétique
aux possibilités croissantes de la technologie pour réguler les
processus de vie. Ceci n’est pourtant pas le cas. Les questions
biopolitiques sont précisément fondamentales parce qu’elles sont
non seulement des objets de discours politiques mais elles incluent
aussi le sujet politique lui-même. Ainsi, les cellules souches
embryonnaires devraient-elles être considérées comme des sujets
juridiques ou du matériel biologique ? Les recherches
neurobiologiques révèlent-elles les limites du libre arbitre humain ?
Dans ces cas, la question ne se réduit pas à l’évaluation politique des
technologies ou à la négociation de compromis politiques dans un
champ d‘intérêts concurrents et de systèmes de valeurs. La question
qui se pose est plutôt de savoir qui devrait participer aux processus
d’évaluation et de décision et comment les concepts normatifs de
liberté et de responsabilité individuelles interagissent avec des
facteurs biologiques. A cet égard la biopolitique définit :

La zone frontalière dans laquelle la distinction entre la vie et l’action


est « introduite » et dramatisée en premier lieu. Cette distinction n’est
rien de moins qu’un élément constitutif de la politique comme
développement de la volonté citoyenne et des pouvoirs de décision.
La biopolitique n’est pas, à cet égard, une nouvelle partie ancillaire de
la politique mais plutôt un espace problématique au cœur même de la
politique. (Thomä 2002, 102 ; souligné dans le texte original)

-34-
La biopolitique ne peut pas être simplement la « marque » d’une
activité politique spécifique ou un sous-domaine de la politique qui
traite de la gouvernance et de la régulation des processus de vie. Le
sens de la biopolitique réside plutôt dans son aptitude à rendre
visible la toujours contingente et toujours précaire différence entre la
politique et la vie, la culture et la nature, entre le domaine de
l’intangible et de l’indéniable, d’un côté, et la sphère morale et de
l’action légale de l’autre. Il n’est donc pas suffisant de dissoudre ces
distinctions dans un sens ou dans l’autre, soit comme une manière de
promouvoir une plus forte délimitation du politique et son
adaptation aux conditions biologiques ou dans le but de célébrer
l’élargissement du champ politique – un champ qui inclut des
groupes de problèmes qui étaient auparavant compris comme
naturels et d’une évidence factuelle et qui sont ouverts aujourd’hui
aux interventions scientifiques et technologiques.

La notion de biopolitique interroge la topologie du politique. Suivant


la hiérarchie traditionnelle, le politique est défini comme l’humanité
s’élevant elle-même comme zoon politikon au-delà de la simple
existence biologique. La biopolitique montre que les frontières
apparemment stables entre le naturel et le politique que les
approches naturalistes et politistes doivent présupposer, est moins
une origine qu’un effet de l’action politique. Quand la vie elle-même
devient un objet de la politique il en résulte des conséquences pour
les fondations, les outils, et les objectifs de l’action politique.
Personne n’a vu plus clairement ce déplacement dans la nature de la
politique que Michel Foucault.

-35-
Chapitre 3 : Le gouvernement des êtres vivants : Michel Foucault

Dans les années 1970 l’historien et philosophe français Michel


Foucault introduisit un concept de biopolitique en rupture avec les
interprétations naturalistes et politiques qui ont été présentées et
critiquées dans les chapitres précédents. Contrastant avec les
premières conceptions de la biopolitique Foucault la décrit comme
une rupture explicite avec la tentative de relier les processus et
structures politiques à des déterminants biologiques. Tout
autrement, Foucault analyse le processus historique par lequel la
« vie » apparaît comme le centre des stratégies politiques. Au lieu de
supposer des lois politiques fondatrices et anhistoriques, il
diagnostique une rupture historique, une discontinuité dans la
pratique politique. Dans cette perspective la biopolitique marque une
forme moderne spécifique de l’exercice du pouvoir. Le concept
foucaldien de biopolitique est lui-même orienté contre l’idée de
processus vitaux vus comme fondation de la politique. Il maintient
également une distance critique à l’égard des théories qui voient la
vie comme objet de politiques. Selon Foucault, la biopolitique ne
complète pas les structures et compétences politiques traditionnelles
au moyen de nouveaux domaines et de nouvelles questions. Elle ne
produit pas une extension du politique mais transforme plutôt son
centre, en cela elle reformule les concepts de souveraineté politique
et les assujettit à de nouvelles formes de savoirs politiques. La
biopolitique représente une constellation dans laquelle les sciences
humaines et naturelles modernes et les concepts normatifs qui en
émergent structurent l’action politique et déterminent ses objectifs.
Pour cette raison, la biopolitique pour Foucault n’a rien à voir avec la
crise écologique ou une sensibilité accrue aux questions
environnementales ; et ne peut pas être réduite au développement
des nouvelles technologies. La biopolitique représente plutôt une
transformation fondamentale dans l’ordre politique :

-36-
« Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se
réfléchit dans le politique…Mais ce qu’on pourrait appeler le « seuil de
modernité biologique » d’une société se situe au moment où l’espèce
entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L’homme,
pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un
animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme
moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant
est en question. » (Foucault 1980, 142-143 / 1976, 187-188)

L’usage que fait Foucault du terme « biopolitique » dans ses textes


n’est pas constant et ses déplacements de sens sont fréquents. Il est
cependant possible de distinguer trois manières différentes dans
lesquelles il emploie la notion. Premièrement, la biopolitique
représente une rupture historique dans la pensée et la pratique
politiques qui est caractérisée par une ré-articulation du pouvoir
souverain. Deuxièmement, Foucault assigne aux mécanismes
biopolitiques un rôle central dans la montée du racisme moderne. Le
troisième sens se rapporte à un art de gouvernement distinctif qui
émerge historiquement avec les formes libérales de la régulation
sociale et le gouvernement de soi des individus. De plus, il s’ajoute à
la confusion née des déplacements sémantiques opérés par Foucault
dans l’usage du terme « biopolitique » l’utilisation par le philosophe
du terme « biopouvoir » sans distinction nette entre les deux notions.
Dans ce chapitre je discute brièvement des trois dimensions de la
biopolitique avant de me concentrer sur le rôle des résistances dans
le contexte des luttes biopolitiques.

Faire vivre et laisser mourir

Bien que la notion de biopolitique apparaisse pour la première fois


en 1974 dans une conférence donnée par Foucault (2000a, 137), elle
n’est introduite de manière systématique qu’à partir de 1976 dans les
cours du Collège de France et dans le premier volume de l’Histoire de
la Sexualité, Vol. 1 (Foucault 2003 et 1980, respectivement). Dans ces
travaux Foucault entreprend une délimitation analytique et

-37-
historique des mécanismes de pouvoir tout en pointant les
différences entre le pouvoir souverain et le « biopouvoir ». Selon lui,
la première forme est caractérisée par des relations de pouvoir qui
opèrent dans la forme du « prélèvement » : par exemple les
privations et préemptions de biens, de produits et de services. Le
caractère unique de cette technologie de pouvoir s’illustre par le fait
que dans le cas extrême le pouvoir souverain peut disposer de la vie
de ses sujets. Bien que ce droit souverain de vie et de mort n’existe
seulement que dans une forme rudimentaire avec nombre
d’exceptions, il symbolise cependant la forme extrême d’un pouvoir
qui opère essentiellement comme un droit de préemption. Suivant la
lecture de Foucault, cet ancien droit sur la mort a suivi une profonde
transformation depuis le 17ème siècle. Il a ainsi été de plus en plus
complété par une nouvelle forme de pouvoir qui cherche à
administrer, sécuriser, développer et promouvoir la vie :

Le « prélèvement » tend à n’en plus être la forme majeure, mais une


pièce seulement parmi d’autres qui ont des fonctions d’incitation, de
renforcement, de contrôle, de surveillance, de majoration et
d’organisation des forces qu’il soumet : un pouvoir destiné à produire
des forces, à les faire croître et à les ordonner plutôt que voué à les
barrer, à les faire plier ou à les détruire. (Foucault 1980, 136 / 1976,
179)

L’intégration du pouvoir souverain dans le biopouvoir ne se limite pas


à la transformation du seul domaine politique mais est plutôt elle-
même le résultat de transformations historiques importantes.
L’augmentation des productions industrielles et agricoles au 18ème
siècle ainsi que le développement du savoir scientifique et médical à
propos du corps humain sont décisifs dans « l’entrée de la vie dans
l’histoire » (ibid., 141 / 186). Tandis que « la pression du biologique
sur l’histoire » (ibid., 142 / 186) sous la forme d’épidémies, de
maladies et de famines était assez élevée à ces époques, les
innovations technologiques, scientifiques, sociales et médicales
permettent maintenant « une relative maîtrise sur la vie…..Dans

-38-
l’espace de jeu ainsi acquis, l’organisant et l’élargissant, des procédés
de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et
entreprennent de les contrôler et de les modifier » (ibid.,142 / 187).

Foucault voit la particularité de ce biopouvoir dans le fait qu’il


encourage la vie ou la rejette à la limite de la mort, alors que le
pouvoir souverain prend la vie ou bien laisse vivre (2003, 241 / 1997,
214). Le pouvoir répressif sur la mort est subordonné à un pouvoir
sur la vie qui traite avec les êtres vivants plutôt qu’avec les sujets de
droit. Foucault distingue « deux formes simples » de ce pouvoir sur la
vie : la discipline du corps individuel et le contrôle régulé de la
population (1980, 139 / 1976, 183). La technologie disciplinaire de
supervision et de contrôle a déjà émergé au 17ème siècle. Cette
« anatomo-politique du corps humain » (ibid.) conçoit le corps
humain comme une machine complexe. Plutôt que répressive, ou
cherchant à dissimuler, elle fonctionne en constituant et structurant
des grilles perceptuelles et des routines physiques. Contrastant avec
des formes plus traditionnelles de domination comme l’esclavage ou
le servage, la discipline permet l’augmentation de la productivité
économique du corps tout en affaiblissant ses forces afin d’assurer
une sujétion politique. C’est exactement ce couple d’impératifs
économiques et politiques qui définit la discipline et établit son statut
de technologie :

Le moment historique de la discipline fut le moment où est né un art


du corps humain, qui n’était pas seulement destiné à l’accroissement
de ses compétences, ni à l’intensification de sa sujétion, mais à la
formation d’une relation qui dans son mécanisme même le rend plus
obéissant au fur et à mesure qu’il devient plus utile, et
réciproquement. (Foucault 1977, 137-138)

Dans la seconde moitié du 18ème siècle une autre technologie de


pouvoir émerge qui n’est pas destinée au corps individuel mais au
corps collectif d’une population. Par « population » Foucault
n’imagine pas une entité légale ou politique (i.e. la totalité des

-39-
individus) mais un corpus biologique indépendant : un « corps
social » qui est caractérisé par ses propres phénomènes et processus
tels que les taux de natalité et de mortalité, l’état de santé,
l’espérance de vie, ainsi que la production et la circulation des
richesses. La totalité du processus de vie concret dans une population
est la cible d’une « technologie de sécurité » (2003, 249 / 1997, 222).
Cette technologie vise les phénomènes de masse caractéristiques
d’une population et de ses conditions de variation, afin de prévenir
ou de compenser les risques et dangers qui résultent de l’existence
d’une population comme entité biologique. Les instruments utilisés
ici sont la régulation et le contrôle plutôt que la discipline et la
surveillance. Ils définissent une « technologie qui vise donc, non pas
par le dressage individuel, mais par l’équilibre global, à quelque
chose comme une homéostasie : la sécurité de l’ensemble par
rapport à ses dangers internes » (ibid., 249 / 1997, 222).

La technique disciplinaire et la technologie de sécurité diffèrent non


seulement dans leurs objectifs et instruments, ainsi que dans leurs
dates d’apparition historique, mais aussi dans leurs localisations
institutionnelles. Ainsi les disciplines sont développées dans des
institutions comme l’armée, la prison, l’école et l’hôpital, tandis que
l’Etat organise et centralise la régulation de la population depuis le
18ème siècle. La collecte des données démographiques fut importante
à cet égard, tout comme la tabulation des ressources et les
recensements statistiques relatifs à l’espérance de vie et à la
fréquence des maladies. En conséquence deux séries peuvent être
distinguées : « la série corps-organisme-discipline-institutions ; et la
série population-processus biologiques- mécanismes régularisateurs -
Etat » (ibid., 250 / 1997, 223) (NdT, dans le manuscrit à la place de
régularisateurs : assuranciels).

Quoi qu’il en soit la différence entre les deux composantes de la


biopolitique doit être considérée avec précaution. Foucault souligne
en effet que la discipline et le contrôle forment « deux pôles de
développement reliés ensemble par tout un faisceau intermédiaire

-40-
de relations » (1980, 139 / 1976, 183). Elles ne sont pas des entités
indépendantes mais se définissent l’une l’autre. Par conséquent, la
discipline n’est pas une forme d’individualisation qui est appliquée à
des individus déjà existants mais présuppose plutôt une multiplicité.

De la même façon, la population constitue la combinaison et


l’accumulation de modèles individualisés d’existence d’une nouvelle
forme politique. Il s’ensuit que l’ « individu » et la « masse » ne sont
pas des pôles extrêmes mais plutôt les deux côtés d’une technologie
politique globale qui vise simultanément le contrôle de l’humain
comme corps individuel et comme espèce (voir Foucault 2003, 242-
243 / 1997, 215-216). De plus, la distinction entre les deux
technologies politiques ne peut être maintenue pour des raisons
historiques. Par exemple, la police du 18ème siècle opérait comme
appareil disciplinaire et appareil d’Etat. La régulation d’Etat au 19ème
siècle reposait sur une gamme d’institutions dans la société civile
telles que les assurances, les institutions médico-hygiéniques, les
associations d’aides mutuelles, les sociétés philanthropiques et ainsi
de suite. Dans le cours du 19ème siècle il est possible d’observer des
alliances entre les deux types de pouvoir que Foucault décrit et
nomme « dispositifs ».

Selon Foucault, le « dispositif de sexualité » - dont l’investigation est


au centre du premier volume de l’Histoire de la Sexualité – occupe
une position proéminente de ce cadre. Foucault s’intéresse à la
sexualité du fait de sa position « à la charnière des deux axes » de
deux formes de pouvoir (1980, 145 / 1976, 191). La sexualité
représente un comportement corporel qui donne naissance à des
attentes normatives, et est ouverte à des mesures de surveillance et
de discipline. En même temps, elle est importante du point de vue
d’objectifs reproductifs et comme part des processus biologiques
d’une population (cf. Foucault 2003, 251-252 / 1997, 224-225). Ainsi
la sexualité prend une position privilégiée dans la mesure où ses
effets sont situés au micro-niveau du corps et au macro-niveau de la
population. D’un côté, elle est considérée comme « le sceau de

-41-
l’individualité » : « derrière » le comportement visible, « sous » les
mots prononcés et « dans » les rêves dans lesquels chacun cache ses
désirs et motifs sexuels. D’un autre côté, la sexualité est devenue «
thème d’opérations politiques, d’interventions économiques…, de
campagnes idéologiques de moralisation ou de responsabilisation :
on la fait valoir comme l’indice de force d’une société, révélant aussi
bien son énergie que sa vigueur biologique » (1980, 146 / 1976, 192).

Dans ce contexte, le concept de norme joue un rôle clé. L’ancien


« pouvoir sur la vie et la mort » opérait sur la base d’un code légal
binaire alors que la biopolitique marque un mouvement dans lequel
le « droit » est de plus en plus remplacé par la « norme ». Le droit
absolu du souverain tend à se voir substituer une logique relative du
calcul, de la mesure et de la comparaison. Une société définie par le
droit naturel est supplantée par une « société normalisatrice » :

Il ne s’agit plus de faire jouer la mort dans le champ de la


souveraineté, mais de distribuer le vivant dans un domaine de valeur
et d’utilité. Un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, à apprécier, à
hiérarchiser, plutôt qu’à se manifester dans son éclat meurtrier ; il n’a
pas à tracer la ligne qui sépare, des sujets obéissants, les ennemis du
souverain ; il opère des distributions autour de la norme » (1980, 144
/ 1976, 189-190).

Cependant, la thèse foucaldienne selon laquelle la politique moderne


tend à devenir la biopolitique n’implique pas que la souveraineté et
le « pouvoir sur la mort » ne jouent plus de rôle. Au contraire, « le
droit de mort » souverain n’a pas disparu mais est subordonné à un
pouvoir qui cherche à maintenir, développer et gérer la vie. En
conséquence, le pouvoir sur la mort est libéré de toute barrière
existante puisqu’il est supposé servir l’intérêt de la vie. Ce qui est en
jeu n’est plus l’existence juridique du souverain mais plutôt la survie
biologique d’une population. Le paradoxe de la biopolitique est que
autant la sécurité et l’amélioration de la vie devenaient un sujet pour
les autorités politiques, autant la vie est menacée par

-42-
d’inimaginables moyens techniques et politiques de destruction
inconnus jusqu’alors :

Jamais les guerres n’ont été plus sanglantes pourtant que depuis le
XIXème siècle et, …jamais les régimes n’avaient jusque-là pratiqué sur
leurs propres populations de pareils holocaustes…on dresse des
populations entières à s’entre-tuer réciproquement au nom de la
nécessité pour elles de vivre. Les massacres sont devenus vitaux. C’est
comme gestionnaire de la vie et de la survie, des corps et de la race
que tant de régimes ont pu mener tant de guerres, en faisant tuer
tant d’hommes. (1980, 136-137 / 1976, 179-180)

C’est en cela que Foucault voit le racisme moderne qui assure « la


fonction de mort dans l ‘économie du bio-pouvoir » (2003, 258 /
1997, 230).

Racisme et pouvoir de mort

Alors que la différence entre le pouvoir souverain et le biopouvoir est


centrale dans le premier volume de l’Histoire de la Sexualité,
Foucault choisit un autre point de départ dans le cours donné au
Collège de France en 1976. La biopolitique n’y représente pas tant
« un seuil biologique de modernité » (1980, 143 / 1976, 188) qu’une
« rupture entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir » (2003, 254).
L’hypothèse de travail de Foucault est que la transformation du
pouvoir souverain en biopouvoir conduit à un déplacement du
discours politico-militaire vers un discours biologico-raciste. Le
discours politico-militaire était présent au 17ème et 18ème siècles et
s’efforçait d’être « un défi au pouvoir royal » (ibid., 58), émergeant
dans la rébellion puritaine de l’Angleterre pré-révolutionnaire et un
peu plus tard en France avec l’opposition aristocratique au roi Louis
XIV. Très tôt dans ce processus l’expression « race » apparut mais
n’était pas encore liée à une signification biologique. Elle décrivait
plutôt une division historico-politique spécifique. L’idée
fondamentale était que la société était divisée en deux camps

-43-
hostiles et deux groupes sociaux antagonistes qui coexistent sur un
territoire sans se mélanger, et qui se distinguent clairement l’un de
l’autre à travers, par exemple, l’origine géographique, le langage ou
la religion. Ce « contre-discours » conteste principalement la
légitimité du pouvoir souverain et l’universalité postulée des lois qui
sont démasqués comme norme et forme spécifiques de la tyrannie.

Au 19ème siècle, selon Foucault, ce discours historico-critique


expérimente « deux transcriptions» (ibid., 60 / 52). Le discours de la
« guerre de race » expérimente en premier lieu une « transcription
ouvertement biologique » qui, même avant Darwin, s’avançait sur
des éléments de physiologie et d’anatomie matérialistes (ibid.). Cette
théorie historico-biologique de la race imagine les conflits sociétaux
comme des « luttes pour l’existence » et les analyse à la lumière d’un
schéma d’évolution. Dans une seconde transformation, la « guerre de
race » est interprétée comme une lutte des classes et étudiée selon
le principe de la dialectique. Au début du 19ème siècle un discours
révolutionnaire dans lequel le problème de la détermination
politique de la « race » est de plus en plus souvent remplacé par la
thématique de la classe sociale (ibid., 61, 78-80 / 52, ).

Foucault argue que les deux « reformulations » de la problématique


politique de la « guerre des races » à la fin du 19ème siècle se
traduisent par un discours biologico-social. Le « racisme » (dont la
signification actuelle fut acquise seulement au cours du 19ème siècle)
a recours à des éléments de la version biologique dans le but de
répondre au défi de la révolution sociale. Ainsi, à la place de la
thématique historico-politique de la guerre - avec ses égorgements,
ses victoires et ses défaites - advient le modèle biologico-
évolutionnaire de la lutte pour la vie. Selon Foucault, ce « racisme
dynamique » (1980, 125 / 1976, 166) est d’une « importance vitale »
(2003, 256 / 1997, 228) car il fournit une technologie qui sécurise la
fonction de tuer sous les conditions du biopouvoir : « Comment un
pouvoir comme celui-là peut-il tuer, s’il est vrai qu’il s’agit
essentiellement de majorer la vie d’en prolonger la durée, d’en

-44-
multiplier les chances, d’en détourner les accidents, ou bien d’en
compenser les déficits ?...C’est là, je crois, qu’intervient le racisme»
(ibid., 254 / 1997, 226-227).

Le racisme remplit deux fonctions importantes dans l’économie du


biopouvoir. Primo, il crée des fissures dans le domaine social qui
permettent la division de ce qui est imaginé en principe être un tout
biologique homogène (par exemple, une population ou l’ensemble
de l’espèce humaine). De cette façon, une différentiation entre le
bon et le mauvais, le plus haut et le plus bas, des races en croissance
et en décroissance est rendue possible, et une ligne de séparation est
établie « entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir » (ibid., 254 /
227)7. En effet « fragmenter, (de) faire des césures à l’intérieur de ce
continuum biologique » présuppose la création du racisme (ibid. 255
/ 227). Par différence avec le thème traditionnel de la guerre des
races, qui est marqué par l’idée d’une société binaire divisée en deux
races opposées, émerge au 19ème siècle l’idée d’une société « qui
sera, au contraire, biologiquement moniste » (ibid., 80 / 70). L’idée
d’une pluralité de races se déplace vers celle d’une seule race qui
n’est plus menacée du dehors mais du dedans. Le résultat est un
« racisme qu’une société va exercer sur elle-même, sur ses propres
éléments, sur ses propres produits ; un racisme interne, celui de la
purification permanente, qui sera l’une des dimensions
fondamentales de la normalisation sociale » (ibid., 62 / 53). De cette
perspective, l’homogénéisation et la hiérarchisation ne s’opposent
pas l’une à l’autre mais représentent plutôt des stratégies
complémentaires.

La seconde fonction du racisme va même plus loin. Elle ne se limite


pas elle-même à établir une ligne de séparation entre « bonne
santé » et « maladie », entre « vaut la peine de vivre » et « ne vaut

7Foucault conçoit ici la mort en un sens large, qui s’étend non seulement à l’élimination
physique mais aussi à toutes les formes de mort politique et sociale qu’il caractérise
comme un « meurtre indirecte » : « exposer quelqu’un à la mort, accroître le risque de
mort pour certaines personnes, ou, plus simplement, mort politique, expulsion, rejet et
ainsi de suite » (2003, 256).

-45-
pas la peine de vivre ». Elle cherche plutôt à « établir une relation
positive du type : « plus tu tueras, plus tu feras mourir » ou « plus tu
laisseras mourir, et plus, de ce fait même, toi tu vivras » (ibid., 255 /
1997, 227). Le racisme facilite par conséquent une relation
dynamique entre la vie d’une personne et la mort d’une autre. Il
permet non seulement la hiérarchisation de « ceux pour qui la vie
vaut la peine d’être vécue » mais situe aussi la santé d’une personne
dans une relation directe avec la disparition d’une autre. Il équipe
ainsi la fondation idéologique pour identifier, exclure, combattre et
même éliminer les autres, le tout au nom de l’amélioration de la vie :
« la mort de l’autre, ce n’est pas simplement ma vie, dans la mesure
où ce serait ma sécurité personnelle ; la mort de l’autre, la mort de la
mauvaise race, de la race inférieure (ou du dégénéré, ou de
l’anormal), c’est ce qui va rendre la vie en générale plus saine. »
(ibid., 255 / 1997, 228). L’idée de société comme tout biologique
suppose l’aménagement d’une autorité centrale qui la gouverne et la
contrôle, surveille sa pureté, et est assez forte pour affronter des
« ennemis » à l’intérieur de ses frontières et au-delà : en deux mots,
l’Etat moderne. Foucault précise que depuis la fin du 19ème siècle au
plus tard, le racisme a guidé la rationalité des actions de l’Etat ; et il
prend forme dans des instruments politiques et des politiques
concrètes comme « racisme d’Etat » (ibid., 261). Bien que le discours
historico-politique sur la race fut toujours dirigé contre l’Etat et ses
appareils (dénoncés comme instruments de domination d’un groupe
sur un autre), et contre ses lois (dont la partialité n’est pas
dissimulée), le discours sur la race place in fine une arme dans les
mains de l’Etat :

l’Etat n’est pas l’instrument d’une race contre une autre, mais est, et
doit être, le protecteur de l’intégrité, de la supériorité et de la pureté
de la race. L’idée de la pureté de la race, avec tout ce qu’elle
comporte à la fois de moniste, d’étatique et de biologique, c’est cela
qui va se substituer à l’idée de la lutte des races. Lorsque le thème de
la pureté de la race se substitue à celui de lutte des races, je crois que
le racisme est né. (2003, 81 / 1997, 70-71)

-46-
Foucault découvre deux autres transformations du discours raciste
au 20ème siècle : l’Allemagne Nazi et l’Etat socialiste de l’Union
Soviétique. Le National Socialisme renvoie aux motifs de la vieille
guerre des races dans le but de lancer son expansion impérialiste
extérieure et d’attaquer ses ennemis intérieurs. Il est caractérisé par
l’ « exaltation onirique d’un sang supérieur ; celle-ci impliquait à la
fois le génocide systématique des autres et le risque de s’exposer soi-
même à un sacrifice total ». (1980, 150 / 1997, 197). Le racisme
soviétique, quant à lui, ne peut se prévaloir de ce moment théâtral. Il
déploie plutôt les moyens discrets d’une force de police médicale.
L’utopie d’une société sans classes devait être réalisée dans l’Etat
socialiste par le projet de nettoyage de la société dans laquelle tous
ceux qui divergeaient par rapport à l’idéologie dominante étaient
traités comme « malade » ou comme « fou ». Dans cette variante de
racisme d’Etat, l’ennemi de classe devenait biologiquement
dangereux et devait être extirpé du corps social (2003, 82-83 / 1997,
72-73).

L’analyse foucaldienne du racisme a été, à juste titre, critiquée du fait


de ses limites et de sa sélectivité. Bien que le problème du
colonialisme soit mentionné superficiellement dans ses propos il
n’est pas exploité de manière systématique. Foucault ne voit pas
l’interrelation intime de la nation, de la citoyenneté et du racisme, il
n’est pas davantage intéressé par la composante sexuelle du discours
sur la race 8 . Malgré ces lacunes et déficits il est clair que la
généalogie du racisme moderne contient une série d’apports
analytiques. Premièrement, il ne conçoit pas le racisme comme une
construction idéologique, ni comme une situation exceptionnelle, ni
comme la réponse à une crise sociale. Selon Foucault, le racisme est
l’expression d’un schisme dans la société qui est provoqué par l’idée
biopolitique d’un nettoyage continuel et toujours incomplet du corps

8Pour une critique de l’analyse foucaldienne du racisme, voir Stoler 1995 et Forti 2006.
(NdT, on peut également mentionner : La matrice de la race, généalogie sexuelle et
coloniale de la Nation Française, Elsa Dorlin, La Découverte, 2006.)

-47-
social. Le racisme n’est pas défini par une action individuelle. Il
structure plutôt des champs sociaux d’action, il guide des pratiques
politiques, et il se réalise par des appareils d’Etat. Plus encore,
Foucault défie la démarcation politique traditionnelle entre les
positions conservatrices et critiques. La vieille notion de guerre des
races était un discours dirigé lui-même contre le pouvoir souverain
établi, ses auto-représentations et principe de légitimité. A travers la
« transcription » Foucault identifie (ibid., 60 / 52) le projet politique
de libération convertit en un projet raciste préoccupé par la pureté
biologique ; la promesse prophético-révolutionnaire devient une
conformité médico-hygiénique à la norme ; de la lutte contre la
société et ses contraintes s’en suit l’impératif de « défendre la
société » contre les dangers biologiques ; un discours contre le
pouvoir est transformé en un discours de pouvoir : « le racisme c’est,
littéralement, le discours révolutionnaire mais à l’envers » (ibid., 81 /
71). L’analyse de Foucault attire l’attention sur une « polyvalence
tactique » (1980, 100 / 1976, 132) et la capacité interne de
transformation contenue dans le discours sur la race. De cette façon
il devient possible de rendre compte de stratégies contemporaines
néo-racistes qui ne se focalisent pas tant sur les différences
biologiques mais plutôt sur les supposées différences culturelles
fondamentales entre les groupes ethniques, les peuples ou les
groupes sociaux.

Economie Politique et Gouvernement Libéral

Les cours de Foucault des années 1978 et 1979 placent le thème de


la biopolitique dans un cadre théorique plus complexe. Pendant ces
cours il examine la « genèse d’un savoir politique » qui va guider les
êtres humains à partir de l’antiquité jusqu’aux théories libérales et
néo-libérales via l’apparition de la notion moderne de raison d’Etat et
de « science de la police » (polizeiwissenschaft) (2007, 363 / 2004,
363 et suiv.). Le concept de gouvernement occupe ici une place
centrale. Foucault en propose « une très large signification » à partir
des diverses significations établies au 18ème siècle (2000b, 341 / ).

-48-
Bien que le mot ait un sens purement politique aujourd’hui Foucault
montre que jusqu’au 18ème siècle le problème du gouvernement était
placé dans un contexte plus général. Le terme gouvernement était
employé non seulement dans des tracts politiques mais aussi dans
des textes philosophiques, religieux, médicaux et pédagogiques. En
plus du management ou de l’administration de l’Etat, le
gouvernement s’applique également aux problèmes de contrôle de
soi, de guide pour la famille et les enfants, de management de la
maison, de direction de conscience et d’autres questions encore9.

Dans cette analytique du gouvernement, la biopolitique prend une


signification décisive. La « naissance de la biopolitique » (titre du
cours au Collège de France de 1979) est très liée à l’émergence des
formes libérales de gouvernement. Foucault conçoit le libéralisme
non comme une théorie économique ou une idéologie politique mais
comme un art spécifique de gouvernement des êtres humains. Le
libéralisme introduit une rationalité de gouvernement qui diffère du
concept médiéval de domination et de la première notion moderne
de raison d’Etat : l’idée d’une nature de société qui constitue le
fondement et la limite de la pratique gouvernementale.

Ce concept de nature n’est pas un transfert de tradition ou une


relique pré-moderne mais plutôt un marqueur significatif de rupture
historique dans l’histoire de la pensée politique. Au moyen âge, un
bon gouvernement était une partie de l’ordre naturel voulu par Dieu.
La raison d’Etat rompt avec l’idée de nature qui limite l’action
politique et l’ancre dans un continuum cosmologique. A la place, la
raison d’Etat propose l’artificialité d’un « léviathan » - ce qui porte
l’accusation d’athéisme. Avec les physiocrates et l’économie
politique la nature réapparaît comme un point de référence pour
l’action politique. Mais il s’agit ici d’une nature différente qui n’a rien
à voir avec un ordre divin de création ou des principes
cosmologiques. Au centre de la réflexion libérale la nature est
jusqu’alors inconnue, elle est le résultat historique de relations

9 Pour une étude détaillée du concept foucaldien de gouvernement voir Lemke 1997.

-49-
radicalement transformées entre le vivant et la production: la
« seconde nature » de la société civile en évolution (voir Foucault
2007 / 2004).

L’économie politique, qui émerge comme une forme distinctive de


connaissance au 18ème siècle, remplace les principes rigides et
moralistes du mercantilisme, et la régulation économique
caméraliste, par l’idée d’une auto-régulation spontanée du marché
sur la base de prix « naturels ». Des auteurs comme Adam Smith,
David Hume et Adam Fergusson supposent qu’il existe une nature qui
est particulière pour les pratiques gouvernementales et que les
gouvernements doivent la respecter dans leurs opérations. Ainsi, les
pratiques gouvernementales devraient être alignées avec les lois
d’une nature qu’elles ont elles-mêmes constituées. Pour cette raison,
le principe de gouvernement se déplace d’une congruence externe
vers une régulation interne. Les coordonnées de l’action
gouvernementale ne sont plus la légitimité ou l’illégitimité mais le
succès ou l’échec ; la réflexion se centre non plus sur l’abus ou
l’arrogance du pouvoir mais plutôt sur l’ignorance de son usage.

Ainsi pour la première fois, l’économie politique introduit dans l’art


du gouvernement la question de la vérité et le principe de l’auto-
limitation. En conséquence, il n’est plus important de savoir si le
Prince gouverne en accord avec les lois divines, naturelles ou
morales ; il est plutôt nécessaire d’enquêter sur l’ « ordre naturel des
choses » qui définit à la fois les fondations et les limites de l’action
gouvernementale. Le nouvel art de gouverner, qui devient apparent
au milieu du 18ème siècle, ne cherche plus à maximiser les pouvoirs de
l’Etat. Il opère désormais via un « gouvernement économique » qui
analyse les actions gouvernementales pour découvrir si elles sont
nécessaires ou utiles, ou superflues, ou même dangereuses. L’art
libéral du gouvernement prend la société plutôt que l’Etat comme
point de départ et demande « Pourquoi faut-il gouverner ? C’est –à-
dire : qu’est ce qui rend nécessaire qu’il y ait un gouvernement et

-50-
quelles fins doit-il poursuivre, à l’égard de la société, pour se justifier
d’exister ? » (2008, 319 / 2004, 325)

Il ne découle cependant pas de ce déplacement historique une


réduction du pouvoir d’Etat. Paradoxalement, le recours libéral à la
nature permet de laisser la nature derrière, ou plus précisément, de
laisser derrière un certain concept de nature qui la conçoit comme
éternelle, sacrée ou inamovible. Pour les libéraux la nature n’est pas
un domaine autonome dans lequel l’intervention est impossible ou
interdite par principe. La nature n’est pas un substrat matériel auquel
sont appliquées les pratiques gouvernementales mais plutôt leur
corrélat permanent. C’est vrai qu’il y a une limite « naturelle » à
l’intervention d’Etat en tant qu’il doit tenir compte de la nature des
faits sociaux. Cependant cette ligne de séparation n’est pas une ligne
de frontière négative puisque c’est précisément la « nature » de la
population qui ouvre sur une série jusqu’à présent inconnue de
possibilités d’intervention. Celles-ci ne prennent pas nécessairement
la forme d’interdictions ou de régulations : « laissez faire », inciter, et
stimuler devient plus important que dominer, prescrire et décréter
(2007, 70-76 ; 2008, 267-316).

Dans ce contexte, Foucault donne une nouvelle signification au


concept de technologie de sécurité utilisé dans ses premiers travaux.
Il regarde les mécanismes de sécurité comme contrepartie à la liberté
libérale et comme condition de son existence. Les mécanismes de
sécurité visent à sécuriser et protéger la naturalité toujours en
danger de la population aussi bien que ses propres formes
d’autorégulation libre et spontanée. Foucault distingue
analytiquement entre les régulations légales, les mécanismes
disciplinaires et les technologies de sécurité. La normativité légale
opère par le droit qui codifie les normes tandis que la discipline
installe des différentiations hiérarchiques qui établissent une division
entre ceux qui sont considérés normaux et les anormaux, capables et
incapables, et les autres. Cela fonctionne par la conception d’un
modèle optimal et son opérationnalisation, c’est-à-dire par l’emploi

-51-
de techniques et de procédures d’ajustement et d’adaptation des
individus à cette norme.

Les technologies de sécurité représentent l’exact opposé du système


disciplinaire : tandis que ce dernier suppose une norme prescriptive,
les premières prennent les normes empiriques comme point de
départ qui sert de norme de régulation et autorise les différentiations
et variations. Plutôt que d’ajuster la réalité à une valeur prédéfinie de
« devrait être », les technologies de sécurité prennent la réalité
comme norme : une distribution statistique d’évènements, un taux
moyen de maladies, de naissance et de mortalité etc. Elles ne tracent
pas une frontière absolue entre le permis et l’interdit ; elles
spécifient plutôt un centre optimal dans un spectre de variations
(2007, 55-63).

La formation de l’économie politique et de la population comme


nouvelles figures politiques au 18ème siècle ne peut être séparée de la
biologie moderne. Les concepts libéraux d’autonomie et de liberté
sont très liés et proches des notions biologiques d’autorégulation et
d’autopréservation qui prévalaient contre le paradigme physico-
mécanique de la découverte des corps dominant jusqu’alors. La
biologie, qui émergea vers 1800 en tant que science de la vie,
suppose un principe élémentaire d’organisation qui rend compte de
la contingence de la vie sans programme fondateur ou figé. L’idée
d’un ordre externe, qui correspond au plan d’une autorité supérieure
au-delà de la vie, est remplacée par le concept d’organisation
intérieure par laquelle la vie fonctionne comme principe abstrait et
dynamique commune à tous les organismes. De là, des catégories
comme l’auto-préservation, la reproduction et le développement (cf.
Foucault 1970) servent à caractériser la nature des corps vivants qui
aujourd’hui plus que jamais auparavant peuvent être distingués d’
entités artificielles.
Dans ses cours de 1978 et 1979 Foucault conçoit « le libéralisme
comme cadre général de la biopolitique » (2008, 22 /…). Ce nouveau
cadre du libéralisme signale un déplacement d’attention en relation

-52-
avec ses travaux antérieurs. Le déplacement théorique résulte d’une
autocritique de sa première analyse de la biopolitique perçue comme
unidimensionnelle et réductrice dans le sens où sa focale pointait la
vie biologique et physique de la population et la politique des corps.
Introduire la notion de gouvernement aide à élargir l’horizon
théorique et lie l’intérêt de l’ « anatomie politique du corps humain »
avec la mise en évidence des processus de subjectivation et les
formes politico-morales de l’existence. De ce point de vue la
biopolitique représente une constellation dynamique particulière qui
caractérise le gouvernement libéral. Avec le libéralisme, et pas avant,
la question qui se pose est de savoir comment les sujets doivent être
gouvernés quand ils sont à la fois des personnes juridiques et des
êtres vivants (voir ibid. 2008, 317/2004, 323). Foucault met en avant
cette question quand il précise que les problèmes biopolitiques ne
peuvent être séparés :

du cadre de rationalité politique à l’intérieur duquel ils sont apparus


et ont pris leur acuité. A savoir le « libéralisme », puisque c’est par
rapport à lui qu’ils ont pris l’allure d’un défi. Dans un système
soucieux du respect des sujets de droit et de la liberté d’initiative des
individus, comment le phénomène « population », avec ses effets et
ses problèmes spécifiques, peut-il être pris en compte ? Au nom de
quoi et selon quelles règles peut-on le gérer ? (2008, 317 /2004, 323)

La reformulation du concept de biopolitique dans une analytique du


gouvernement offre un certain nombre d’avantages théoriques.
Premièrement, une telle perspective de recherche permet
l’exploration des connections entre l’individu physique et l’existence
politico-morale : comment certains objets de connaissance et
d’expérience deviennent un problème moral, politique ou juridique ?
C’est là le thème du dernier volume de l’Histoire de la Sexualité au
centre duquel se tient la problématisation des expériences physiques
et des formes de constitution de soi (1988, 1990 / 1984). Les figures
de l’être humain et de la construction juridique de la dignité humaine
sont des exemples contemporains qui surviennent du fait de la

-53-
pression qui résulte des innovations biotechnologiques. Il en est ainsi
de la question de savoir si les embryons possèdent une dignité
humaine et peuvent demander des droits. De plus, de quelle
hypothèse « naturelle » dépend la garantie des droits politiques et
sociaux ? Quelle est la relation entre les différentes formes de
socialisation et les caractéristiques biologiques ? Une telle
perspective concentre notre attention sur les relations entre les
technologies et les pratiques gouvernementales : comment les
formes libérales de gouvernement font usage des techniques
corporelles et des formes d’auto-comportement ? Comment
forment-elles les intérêts, les besoins et les structures de
préférence ? Comment les technologies actuelles façonnent les
individus comme des citoyens actifs et libres, comme membres de
communautés et d’organisations autogérées, comme acteurs
autonomes qui sont en position – ou, au moins, devrait l’être – de
calculer rationnellement leur propres risques de vie ? Dans les
théories néolibérales, quelle est la relation entre le concept de sujet
rationnel et responsable et celui de vie humaine en tant que capital
humain ?

Les écrits de Foucault suivent peu et systématiquement cette


perspective analytique en tant que piste prometteuse de
développement. Il n’a jamais fait part de remarques sur les relations
entre la biopolitique et le libéralisme concret – projet qui était
pourtant au centre du cours de 1979 (voir 2008, 21-22, 78). C’est
bien l’ « intention » qui, à regret, a été laissée concède Foucault de
manière auto-critique pendant l’un des cours de l’année 1979 (ibid.,
185-186).

Résistance et pratiques de la liberté

L’intérêt de Foucault pour le gouvernement libéral le conduit


également à modifier son appréciation de la résistance et des
pratiques de liberté qu’il conçoit désormais comme des éléments
« organiques » de stratégies biopolitiques. Selon lui, les processus de

-54-
pouvoir qui cherchent à réguler et à contrôler la vie provoquent des
formes d’opposition qui produisent des demandes et des attentes de
reconnaissance au nom du corps et de la vie. L’expansion et
l’intensification du contrôle sur la vie la fait devenir dans le même
temps la cible de luttes sociales :

Et contre ce pouvoir…les forces qui résistent ont pris appui sur cela
même qu’il investit – c’est –à –dire sur la vie et l’homme en tant qu’il
est vivant…ce qui est revendiqué et ce qui sert d’objectif, c’est la vie,
entendue comme besoins fondamentaux, essence concrète de
l’homme, accomplissement de ses virtualités, plénitude du possible.
Peu importe qu’il s’agisse au non d’utopie ; on a là un processus très
réel de lutte ; la vie comme objet politique a été en quelque sorte
prise au mot et retournée contre le système qui entreprenait de la
contrôler. (1980, 144-145 / 1976, 190-191)

La discipline du corps et la régulation de la population engendrent de


nouveaux combats politiques qui n’invoquent pas de vieux droits
oubliés mais demandent de nouvelles catégories de droit tel que le
droit à la vie, le droit au corps, à la santé, à la sexualité et la
satisfaction des besoins primaires. La thèse historique de Foucault est
que les conflits biopolitiques sont devenus de plus en plus importants
depuis la seconde guerre mondiale et en particulier depuis les années
1960. En même temps que les luttes contre les formes politiques,
sociales ou religieuses de domination et l’exploitation économique,
un nouveau champ de conflits émergeait : luttes contre les formes de
subjectivation (voir 2000b, 331-332). Il est possible de détecter une
« crise du gouvernement en développement » (2000c, 295), qui se
manifeste elle-même dans de nombreuses oppositions sociales entre
hommes et femmes, des conflits de définition entre la santé et la
maladie, entre la raison et la folie ; et la montée des mouvements
écologiques, des mouvements pour la paix et les minorités sexuelles.
Pris ensemble ces développements signalent que les formes
traditionnelles de subjectivation et les concepts se rapportant au
corps perdent leurs forces. Ces luttes sont caractérisées par le fait

-55-
qu’elles s’opposent à un «gouvernement d’individualisation » (2000b,
330). Elles mettent en question l’adaptation des individus aux
normes sociales déclarées valides universellement, fondées
scientifiquement et qui régulent les modèles du corps, des relations
entre sexes et les formes de vie.

Dans ses derniers travaux Foucault analyse les pratiques de soi de


l’Antiquité dans le cadre de son projet d’Histoire de la Sexualité.
Même si la notion de biopolitique n’occupe plus de rôle stratégique
dans ses derniers écrits Foucault s’intéresse toujours aux formes de
résistance contre la technologie de gouvernement qui prend pour
objet la vie humaine. Contre cette « naturalisation du pouvoir », avec
ses références à cette revendication d’une vie biologique normative
apparemment évidente et universelle, Foucault propose de
comprendre la vie humaine plutôt comme une « œuvre d’art ». Par
son analyse de l’ancienne « esthétique de l’existence » il cherchait à
réactiver un nouvel « art de vivre » qui pourrait dépasser les
revendications de vérité des sciences de la vie et des sciences
humaines (cf. Foucault 1988, 1990).

Le concept biopolitique de Foucault a été reçu dans de nombreuses


et différentes manières après sa mort en 1984. Deux interprétations
diamétralement opposées sont devenues progressivement
influentes ces dernières années. L’attention est portée sur les lacunes
et les problèmes du cadre foucaldien du concept de biopolitique et
les deux interprétations visent à développer ce concept plus en
avant. Toutefois, les diagnostics des problèmes posés sont aussi
divers que les solutions suggérées. D’un côté ce sont les écrits de
Giorgio Agamben, de l’autre, les travaux de Michael Hardt et
d’Antonio Negri. Ces deux perspectives vont être introduites dans les
deux prochains chapitres.

-56-
Chapitre 4 : Le pouvoir souverain et la vie nue : Giorgio Agamben

Depuis un certain temps maintenant, le travail du philosophe italien


Giorgio Agamben reçoit une attention et une appréciation
croissantes10. Mais c’est seulement avec la parution de Homo Sacer,
en 1995, qu’il a acquis une reconnaissance et une audience plus large
(Agamben 1998). Le livre fut un bestseller international et son auteur
devint une star intellectuelle, et pas seulement parce qu’il réussit
brillamment à joindre la réflexion philosophique et la critique
politique. Au-delà, sa thèse fondamentale est suffisamment
provocante pour avoir attirée l’attention et l’intérêt en dehors des
cercles philosophiques. Agamben affirme en effet rien de
moins qu’une «solidarité intime entre démocratie et totalitarisme »
(ibid.,10) et définit les camps de concentration comme le
« paradigme biopolitique de l’Ouest » (ibid., 181).

Homo Sacer est le premier des quatre volumes dans lesquels


Agamben a étendu et concrétisé ses thèses. Dans ses travaux
Agamben fait une lecture du présent comme terminus
catastrophique d’une tradition politique qui a ses origines dans la
Grèce ancienne, et qui a conduit aux camps de concentration Nazi.
Tandis que pour Foucault l’avènement des mécanismes biopolitiques
aux 17ème et 18ème siècles signale une césure historique, Agamben,
lui, insiste sur une connexion logique entre le pouvoir souverain et la
biopolitique. Ainsi, la biopolitique forme le noyau de la pratique
souveraine du pouvoir. L’ère moderne signifie, selon Agamben, non
pas une rupture avec la tradition occidentale mais plutôt une
généralisation et une radicalisation de ce qui était simplement là au
tout début. Selon lui, la constitution du pouvoir souverain suppose la
création d’un corps biopolitique. L’inclusion dans la société politique
est seulement possible, écrit-il, par l’exclusion simultanée d’êtres
humains à qui l’on dénie tout statut juridique plein et entier.

10Une étude plus détaillée de la compréhension de la biopolitique par Agamben peut


être trouvée dans Lemke 2007, 89-110.

-57-
Dans ce qui suit je présente les apports et amendements d’Agamben
à la conception foucaldienne de la biopolitique, j’aborde également
les mérites et les limites analytiques de ses travaux. La première
partie présente brièvement la thèse initiale d’Agamben ; la seconde
partie traite de son potentiel diagnostic pour une analyse des
sociétés contemporaines. Dans la troisième partie j’identifie plusieurs
problèmes théoriques posés par la conception biopolitique
d’Agamben, incluant son adhésion implicite à une conception
juridique du pouvoir, sa fixation sur l’Etat, sa négligence des aspects
socio-économiques de la problématique biopolitique, et la fondation
quasi-ontologique de son modèle théorique.

La loi de l’exception

Agamben reprend non seulement les travaux de Foucault mais aussi


ceux de Carl Schmitt, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Martin
Heidegger et Georges Bataille. Il débute son propos en soulignant
une distinction dont il considère qu’elle a déterminé la tradition
politique occidentale depuis l’antiquité grecque. La relation binaire
centrale du politique n’est pas celle entre l’ami et l’ennemi, mais
plutôt la séparation entre la vie nue (zoé) et l’existence politique
(bios) – c’est-à-dire la distinction entre l’être naturel et l’existence
juridique d’une personne. Selon Agamben nous trouvons au
commencement de toute politique l’établissement d’une ligne
frontière et l’inauguration d’un espace dépourvu de la protection de
la loi : « la relation juridico-politique originale est l’interdiction »
(1998, 181).

Agamben expose cette fondation cachée de la souveraineté au


travers une figure qui dérive du droit romain archaïque : homo sacer.
L’homo sacer est une personne qu’il serait possible de tuer
impunément si elle était bannie de la communauté politico-légale et
réduite au seul statut de son existence physique. Pour Agamben,
cette figure obscure représente l’autre face de la logique de
souveraineté. La « vie nue », qui est considérée marginale et qui

-58-
semble très éloignée de la politique, s’avère être la base solide d’une
politique du corps qui fait de la vie et de la mort des êtres humains
l’objet d’une décision souveraine. Dans cette perspective, la
production d’homines sacri représente déjà une part du
renoncement de l’histoire politique de l’Ouest.

La trace de l’homo sacer s’étend des exilés Romains aux détenus des
camps Nazis et au-delà, en passant par les condamnés du Moyen-
âge. Dans la période contemporaine Agamben conçoit l’existence de
la « vie nue » en quelques exemples : les demandeurs d’asile, les
réfugiés et les personnes en situation de mort cérébrale. Ces « cas »
apparemment sans liens ont cependant une chose en commun : bien
qu’ils concernent tous la vie humaine ils sont exclus de la protection
de la loi. Soit Ils restent tournés vers l’assistance humanitaire et sont
incapables d’affirmer des droits, soit ils sont réduits au statut de
« biomasse » par l’autorité des définitions et interprétations
scientifiques11.

La reconstruction, par Agamben, des interrelations entre la règle


souveraine et l’exception biopolitique produit un résultat troublant.
La thèse du camp de concentration comme « matrice cachée de la
politique dans laquelle nous vivons encore » (Agamben 2000, 44)
appelle un lien plus étroit entre l’émergence des droits de l’homme
et le développement des camps de concentration. En ce sens, il n’y a
pas de division tranchée entre les démocraties parlementaires et les
dictatures totalitaires, entre les Etats constitutionnels libéraux et les
régimes autoritaires. Le postulat d’Agamben d’une « solidarité plus
étroite entre démocratie et totalitarisme » (1998, 10) a induit
beaucoup de résistances. Bien que sa thèse du camp « paradigme
biopolitique de la modernité » (ibid., 117) ne relativise, ni ne rend
triviale, la politique d’extermination Nazi, il n’en demeure pas moins

11 Agamben étend ici la pensée d’Hannah Arendt développée dans « Les origines du
totalitarisme » au regard de la « perplexité des droits de l’homme » et la production, par
l’Etat-Nation moderne, de personnes sans Etat et par conséquent sans aucun droit
(Arendt 1968, 267-302). Cf. voir aussi la comparaison instructive de Katrin Braun(2007)
des concepts biopolitiques de Foucault et d’Arendt.

-59-
que Agamben ignore des différences importantes et essentielles. La
critique des « niveaux » de différence d’Agamben est moins
pertinente que son manque de concrétisation et la dramatisation
excessive qui peuvent conduire, en dernier lieu, à l’impression que
l’ « homo sacer » est « partout et pour toujours » (Werber 2002,
622).

La « vie nue » et les camps

Que veut dire Agamben quand il décrit le camp de concentration


comme « paradigme caché de l’espace politique de la modernité »
(1998, 123) ? Evidemment, pour lui, le camp ne représente pas tant
un lieu historique concret ou une unité spatiale définie que le
symbole qui marque la limite entre la « vie nue » et l’existence
politique. Les camps, dans ce sens, ne sont pas seulement les camps
de concentration Nazi ou les centres de déportation contemporains
mais plutôt tout espace dans lequel la « vie nue » est produite : « le
camp est l’espace qui est ouvert quand l’état d’exception commence
à devenir la règle » ((ibid., 168-169), souligné dans l’original).
Agamben voit dans les camps la « matrice cachée » (ibid., 175) du
domaine politique, et il veut rendre visible la logique sous-jacente
dans le but de mieux concevoir la constellation politique présente. En
d’autres termes, Agamben propose une définition significativement
nouvelle du « camp » qui en déplace la définition traditionnelle. Le
camp, qui fut l’archétype et la manifestation de la différence entre
ami et ennemi, est transformé par Agamben en la « matérialisation
de l’état d’exception » (ibid., 174), ou la loi et le fait, la règle et
l’exception se mêlent indistinctement.

Différemment de Foucault, Agamben procède d’une continuité


fondamentale des mécanismes biopolitiques dont la fondation est
trouvée dans la logique de souveraineté et découvre également une
césure historique. L’ère moderne, écrit-il, se distingue elle-même des
précédentes du fait que la « vie nue », anciennement aux marges de
l’existence politique, se déplace désormais de plus en plus vers le

-60-
centre du domaine politique. Le seuil de modernité biopolitique sera
franchi, selon Agamben, quand la « vie nue » ira au-delà de l’état
d’exception pour devenir centrale dans les stratégies politiques ;
l’exception deviendra la règle, et la différence entre l’intérieur et
l’extérieur, entre le fait et la loi, entreront dans une « zone
d’indistinction irréductible » (ibid., 9). La biopolitique moderne, écrit
Agamben, a « deux visages » :

En gagnant des espaces, des libertés et des droits gagnés par les
individus dans leurs conflits avec les pouvoirs centraux, les individus
préparent à chaque fois simultanément une inscription tacite mais
toujours plus profonde de leur vie dans l’ordre étatique, offrant ainsi
une assise nouvelle et plus terrible au pouvoir souverain dont ils
voudraient s’affranchir. (ibid., 121 / 1997 131)

C’est cette même « vie nue » qui en démocratie produit la priorité du


privé sur le public et qui devient dans les Etats totalitaires un critère
politique décisif dans la suspension des droits individuels.

Mais même si le même substrat (« la vie nue ») forme la fondation de


chaque forme de gouvernement, cela ne signifie pas qu’elles
devraient toutes être évaluées comme politiquement identique. Par
différence avec ce que font prévaloir la plupart des commentateurs,
Agamben ne met pas en équivalence la démocratie et la dictature pas
plus qu’il ne dévalue les libertés civiles ou les droits sociaux. Il précise
plutôt que l’Etat de droit démocratique n’est pas un projet politique
alternatif aux régimes dictatoriaux Nazis ou Staliniens. Ces régimes
politiques, selon lui, radicalisent plutôt les tendances biopolitiques
déjà présentes dans d’autres contextes politiques et d’autres
époques historiques et dont le pouvoir, aujourd’hui, augmente plutôt
qu’il ne diminue.

Ainsi, Agamben ne suit pas une logique des parallèles trop simplifiée.
Il essaye plutôt d’éclaircir le terrain commun à ces formes très
différentes de gouvernement, c’est-à-dire, la production de la « vie

-61-
nue ». Plutôt que d’insister sur le fait que les camps Nazis
représentent une exception logique ou un phénomène marginal
historiquement, il recherche la « régularité » ou la normalité de cette
exception et demande jusqu’à quel point la « vie nue » est une
composante essentielle de la rationalité politique contemporaine,
depuis que la préservation et la prolongation de la vie est l’objet
croissant des régulations juridiques (2000, 37-45).

Agamben voit une intensification de la problématique biopolitique


après la fin des dictatures Nazi et Stalinienne. Il pense que depuis lors
la biopolitique est « passée au-delà d’un nouveau seuil » : « dans les
démocraties modernes il est possible de déclarer en public ce que les
biopoliticiens Nazi n’osaient pas dire » (1998, 165). Tandis que la
biopolitique Nazi se concentre sur des individus identifiables ou des
sous-populations définies, Agamben avance que « de nos jours il
peut être dit de tout citoyen, dans un sens spécifique tout à fait réel,
qu’il apparaît virtuellement comme homines sacri » (ibid., 111).
Evidemment, Agamben suppose que la limite qui existait entre les
individus et les groupes sociaux est maintenant incorporée dans les
corps individuels et est, jusqu’à un certain point, internalisée. La
limite entre existence politique pertinente et la vie nue s’est
nécessairement déplacée aujourd’hui « à l’intérieur de chaque vie
humaine…La vie nue n’est plus confinée à une place particulière ou
dans une catégorie définie. Elle réside désormais dans le corps
biologique de chaque être vivant » (ibid., 140).

Malheureusement, Agamben laisse dans le vague cette tournure du


problème biopolitique. En lieu et place d’un travail conceptuel et
d’une sensibilité historique on trouve fréquemment une chasse à
l’aporie et une tendance à la subsomption. Sa thèse selon laquelle la
règle et l’exception « entrent dans une zone d’indétermination
absolue » (2000, 42) est doublée d’un manque de différentiation
conceptuelle. Même si tous les sujets sont des homines sacri, ils le
sont suivant des voies très différentes. Agamben affaiblit son
argument en déclarant que chacun est susceptible d’être réduit au

-62-
statut de « vie nue » - sans pour autant clarifier le mécanisme de
différentiation qui distingue les différentes valeurs de la vie. Il
demeure pour le moins difficile de comprendre jusqu’à quel point et
de quelle manière les patients hospitalisés dans le coma partagent le
destin des prisonniers des camps de concentration, ou si les
demandeurs d’asile emprisonnés sont en « vie nue » au même degré
et dans le même sens que les juifs dans les camps Nazi. Si d’un côté
Agamben semble tendre vers une dramatisation exagérée plutôt
qu’une sobre évaluation – il voit même comme homines sacri les
personnes tuées dans les accidents de la route (1998, 114 ; Werber
2002, 422) – au surplus son analyse doit accepter la critique que ceci
représente une trivialité inacceptable – qu’il se sert d’Auschwitz
comme d’un objet de leçon qui se renouvelle lui-même
perpétuellement (cf. Agamben 1999, 133-134, 156).

Trois problèmes

Cette faible capacité de différentiation n’est pas un défaut fortuit de


l’argumentation mais plutôt le résultat inévitable d’une analyse qui
traite de la biopolitique de façon partielle, et dans une perspective
raccourcie. Trois ensembles de problèmes sont particulièrement
apparents dans le travail d’Agamben : le juridique, le centralisme
étatique et l’encadrement quasi-ontologique de la biopolitique.

Une première remarque quant à l’obsession de la question juridique


d’Agamben peut être signalée au sujet du « camp ». Cette conception
du « camp » n’est pas un continuum différentié et différentiant mais
simplement une « ligne » (1998, 122) qui, plus ou moins clairement,
sépare la vie nue de l’existence politique. Son attention est
seulement dirigée vers l’établissement d’une frontière – une
frontière qu’il comprend non pas comme une zone différentiée et
graduée, mais comme une ligne sans extension ou dimension qui
réduit la question soit à l’un, soit à l’autre. Suivant ces paramètres
Agamben ne peut analyser la façon dont les gradations et les
évaluations de la « vie nue » apparaissent, ni comment la vie peut

-63-
être qualifiée de « plus haute » ou de « plus basse », de
« descendante » ou d’ « ascendante ». Ces processus de
différentiation lui échappent, Agamben n’est pas tant intéressé par la
« vie » que par sa « nudité ». La discipline et la formation, la
normalisation et la standardisation de la vie ne sont pas centrales
dans sa pensée, c’est la mort qui établit et matérialise une frontière.
Pour Agamben, la biopolitique est avant tout « thanatopolitique »
(1998, 142 ; cf. 1999, 84-86 ; Fitzpatrick 2001, 263-265 ; Weber 2002,
419)12.

Ceci représente le point de différence crucial entre Agamben et


Foucault. Foucault montre que le pouvoir souverain ne l’est plus
depuis que sa légitimité et son efficacité dépendent d’une « micro-
physique du pouvoir » ; alors que dans les travaux d’Agamben la
souveraineté produit et domine la vie nue. Pour le philosophe italien
« la production d’un corps biopolitique est l’activité originale du
pouvoir souverain » (1998, 6 ; souligné dans l’original). La
juxtaposition binaire de bios et de zoé, de l’existence politique et de
la vie nue, de la règle et de l’exception, se réfère à ce modèle
juridique du pouvoir que Foucault critique. L’analyse d’Agamben
reste esclave du droit et doit davantage à Carl Schmitt qu’à Foucault.
Si Schmitt situe le pouvoir souverain dans son habilité à faire appel à
l’état d’exception et à la suspension des droits (cf. Schmitt 1996) ;
Foucault s’intéresse lui aux conditions normales qui existent en-deçà,
à côté, et partiellement contre les mécanismes juridiques. Tandis que
Schmitt s’intéresse au comment de la suspension de la norme,
Foucault, lui, s’intéresse à la production de normalité (Foucault 2003,
23-41 ; Fitzpatrick 2001, 259-261 ; Deuber-Mankowsky 2002, 108-
114).

En se concentrant sur la loi et le droit souverain au bannissement,


Agamben bannit de son analyse les aspects centraux de la
biopolitique. Il suggère que l’état d’exception est non seulement

Deux recherches importantes sur le rôle de la mort dans la constitution de la politique


12

moderne et des économies libérales : Mbembe 2003 ; Montag 2005.

-64-
l’origine de la politique mais aussi son but et sa définition. Dans cette
configuration la politique s’épuise dans la production des homines
sacri, qui doivent être vus comme improductifs, créés pour la « vie
nue » à la seule fin d’être opprimés et supprimés. Agamben écarte le
fait que les interventions biopolitiques ne se limitent elles-mêmes en
aucune façon au processus d’opposition entre les existences
biologiques et politiques. A la place d’une simple extermination de la
« vie nue », ou de la permission de la supprimer impunément, ces
interventions la subordonne à un impératif bioéconomique
d’accroissement de la valeur dont l’objectif est d ‘améliorer les
chances de survie et la qualité de vie. En d’autres termes, Agamben
échoue à reconnaître que la biopolitique est essentiellement une
économie politique de la vie. Son analyse demeure sous le sceau du
pouvoir souverain et reste aveugle à tous les mécanismes qui
opèrent en dehors du droit.

Contrairement à ce que Agamben suppose, les mécanismes


biopolitiques ne se concentrent pas sur ce qui est réduit au statut
d’entité vivante dont les droits élémentaires sont suspendus.
L’analyse de la biopolitique ne peut se limiter à ceux qui sont privés
de droits, tels que les réfugiés et les demandeurs d’asile, mais doit
comprendre tout ceux qui sont confrontés aux processus sociaux
d’exclusion (même s’ils jouissent formellement de tous les droits
politiques), nommément les « inutiles », les « non nécessaires » ou
les « redondants ». Tandis que par le passé ces figures résidaient
seulement dans les espaces périphériques, elles peuvent se trouver
aujourd’hui, dans l’économie globale, dans les centres industrialisés
dans lesquels les questions sociales sont posées et renouvelées du
fait du démantèlement de l’Etat Providence et de la crise
économique de l’emploi.

Le second problème de l’analyse d’Agamben est la focalisation sur


l’appareil d’Etat et les formes centralisées de régulation. Sa thèse
d’une politisation prolongée de la nature est plausible, compte tenu
du fait qu’aujourd’hui les processus de vie, du début à la fin, par le

-65-
truchement des innovations biotechnologiques et médicales, sont
ouverts aux résultats des processus de décision et en dépendent.
Toutefois, sa focalisation sur la politique raciale des Nazis conduit à
une vision déformée du présent. Agamben ne semble pas considérer
que la biopolitique n’est pas seulement la vision pure d’une
régulation gouvernementale. Il s’agit aussi d’un champ de sujets
« autonomes » qui, comme patients rationnels, entrepreneurs
individuels et parents responsables (devraient) demander des
options biotechnologiques. De moins en moins souvent l’Etat, du fait
de son attention à la santé du « corps populaire » (volkskörper),
décide de qui doit vivre parce qu’il le vaut. Ces décisions, de manière
croissante, échoient aux individus eux-mêmes. La détermination de la
« qualité de vie » est devenue une question d’utilité individuelle, de
préférence personnelle et d’allocation de ressource adéquate.

Le principal danger aujourd’hui n’est pas que le corps ou ses organes


succombent au contrôle d’Etat ; (cf. Agamben 1998, 164-165) mais au
contraire que l’Etat, au nom de la dérégulation, se retire des
domaines qu’il occupait autrefois dans la société, et prenne en main
les décisions qui concernent la valeur de la vie, détermine quand
débute et où se termine le domaine des intérêts de la science et du
commerce, aussi bien que les délibérations des comités d’éthique,
des experts de commission et des panels de citoyens.

Ce « retrait de l’Etat » pourrait lui-même être analysé comme une


stratégie politique, bien que cela ne permette pas nécessairement de
refuser les droits individuels. Alors que la suspension des droits
pourrait demeurer importante pour déterminer à qui il est permis de
devenir membre d’une communauté, et qui est éligible à tous les
droits ; la stratégie politique qui déplace les compétences juridiques
et régulatrices du domaine publique et légal vers la sphère privée
posera probablement une menace beaucoup plus grande dans le
futur. Cette tendance se manifeste non seulement dans les
possibilités actuelles d’appropriation privée de substances
corporelles tels que les gènes ou les cellules pour des usages

-66-
commerciaux, mais est aussi une allusion aux exemples choisis par
Agamben comme le suicide assisté et la médecine de transplantation.
Il est attendu que dans le futur la volonté et les arrangements
contractuels prendront la place des prescriptions et des proscriptions
explicites de l’Etat.

Finalement un troisième point doit être considéré. Agamben utilise


un concept de biopolitique quasi-ontologique, ainsi sa notion de vie
reste curieusement statique et anhistorique. En effet, Agamben
précise que la « vie nue » ne se réfère pas à une condition naturelle
ou pré-sociale, mais semble émergée d’une sorte de « substance » de
vie qui est historiquement modelée et modifiée comme l’indique sa
formulation de la « vie nue telle que » (1998, 4). La notion de
continuité entre une biopolitique située dans l’antiquité et le présent
n’est pas convaincante. Le terme « vie » tel qu’il est utilisé dans
l’antiquité et dans l’ère moderne n’a que le mot de commun parce
que la « vie » est un concept spécifiquement moderne. Jusqu’à la
seconde moitié du 18ème siècle la différentiation entre un être naturel
et une production artificielle, entre l’organique et l’inorganique était
inconnue. C’est seulement avec l’apparition de la biologie moderne
que la « vie », ou la « force de vie », s’est vue accorder une identité
comme principe de travail indépendant qui décrit l’émergence, la
préservation et le développement des corps naturels – un principe
qui se distingue par ses propres lois autonomes et son propre champ
d’étude. Jusqu’au 18ème siècle la philosophie et la science
supposaient une continuité entre le naturel et l’artificiel. Avant cela,
une stricte division était opérée entre les deux. Tandis que l’artificiel
était vu comme un agent de causalité, et était réputé gouverné de
l’extérieur, ceci ne s’appliquait pas à la téléologie interne aux entités
vivantes. La vie est conçue à partir du 18ème siècle comme une forme
auto-organisée qui obéit seulement à des « causes internes ».

La tentative de correction et d’amendement de Foucault par


Agamben (cf. 1998, 9) oublie un point central, à savoir que la
biopolitique ne peut être séparée du développement de l’Etat

-67-
moderne, de l’émergence des sciences humaines, et de la formation
des relations de production capitalistes. Sans le nécessaire placement
du projet biopolitique dans un contexte socio-historique, la « vie
nue » devient une abstraction dont les conditions complexes
d’émergence doivent rester aussi obscures que ses implications
politiques. Agamben tend à gommer les différences historiques entre
l’antiquité et le présent, aussi bien que les différences entre le moyen
âge et la modernité. Non seulement il évite la question du rapport
entre la biopolitique et une économie politique de la vie, mais il
supprime aussi l’importance du genre dans sa recherche. Il ne
cherche pas jusqu’où la production de « vie nue » est aussi un projet
patriarcal qui codifie les différences de genre au moyen d’une
proportion stricte et dichotomique de nature et de politique (cf.
Deuber-Mankowsky 2002).

Les ouvrages d’Agamben nous livrent une conclusion surprenante.


Paradoxalement l’auteur reste attaché aux perspectives juridiques et
aux codes de loi binaires qu’ils critiquent si fortement et dont il
illustre de façon convaincante les conséquences désastreuses.
Agamben aplanit le « terrain ambigu » (1998, 143) de la biopolitique
en opérant avec une conception de la politique aussi surchargée que
réductionniste. D’une part, il conçoit la politique comme une autorité
souveraine qui ne reconnaît rien en dehors d’elle-même qui ne serait
plus qu’une « exception ». D’autre part, la souveraineté s’épuise elle-
même complètement, dans cette interprétation, par la détermination
décisoire de l’état d’exception et l’exposition mortelle de la « vie
nue ».

Cependant, malgré ces critiques, Agamben développe des thèmes qui


restent souvent en dehors de la théorie politique. Il considère ainsi
les thèmes qui sont « bannis » de la réflexion politique : vie et mort,
santé et maladie, corps et médecine. Sa théorie sert à montrer que
ces problèmes sont centraux dans toute considération politique et
que la sphère politique se constitue précisément elle-même au
travers de l’exclusion de la notion apparemment apolitique de la

-68-
« vie nue ». De même, Homo Sacer offre une perspective analytique
qui permet de tracer des continuités historiques et des similarités
structurales entre les régimes fascistes et stalinistes d’un côté, et les
Etats démocratiques libéraux de l’autre. La portée politique des
travaux d’Agamben s’illustre en ce qu’il ne suffit pas simplement
d’étendre les droits de ceux qui, jusqu’alors, ne disposaient ni de
droits, et par conséquent, ni de protections. Il insiste sur le fait que
« les chemins et les formes d’une nouvelle politique » (1998, 187)
sont nécessaires ; c’est-à-dire qu’il y a besoin d’une nouvelle
grammaire politique qui annule complètement les différences entre
l’être humain et le citoyen et transcende la conception légale qui
présuppose et stabilise de façon permanente la séparation entre
l’existence politique et l’être naturel13.

13Les considérations d’Agamben sur ce point conduisent à son concept de « forme de


vie », qui « doit devenir le concept guide et le centre unitaire de la politique à venir »
(2000, 12). Il le comprend comme une vie qui ne peut jamais être séparée de sa forme,
une vie dans laquelle il n’est jamais possible d’isoler la vie nue.

-69-
Chapitre 5 : Capitalisme et multitude vivante : Michael Hardt et
Antonio Negri

Si pour Agamben la biopolitique est marquée par une histoire


catastrophique qui mena aux camps d’extermination Nazi, le concept
reçu un traitement très différent en vue de son actualisation. Pour le
théoricien littéraire Michael Hardt et le philosophe Antonio Negri, la
biopolitique ne représente pas le chevauchement de la règle et de
l’exception mais plutôt une nouvelle étape du capitalisme
caractérisée par la disparition des frontières entre l’économie et la
politique, et entre la production et la reproduction. Dans les ouvrages
communs de Hardt et Negri, Empire (2000) et Multitude : guerre et
démocratie à l’âge de l’Empire (2004), ils lient leurs arguments au
mouvement italien d’autonomie ouvrière, aux idées de la politique
classique et de la théorie du droit, aux critiques poststructuralistes
centrées sur l’identité et le sujet et à la tradition Marxiste. L’objectif
des auteurs est de combiner ces diverses références et sources
théoriques afin de produire un rapport complet des processus de
régulation contemporains et, dans le même temps, les possibilités de
résistance politique.

La perspective d’une « production biopolitique » qui apparaît dans


ces deux livres résonne bien au-delà des cercles académiques et des
campus universitaires, et fut l’objet de débats passionnés. Ce
phénomène fut sans doute facilité par le regain d’activité des
mouvements anti-mondialisation au tournant du millénaire, et par la
recherche d’instruments théoriques des activistes pour analyser la
politique internationale et la restructuration du capitalisme
contemporain. Les écrits de Hardt et Negri participent aussi d’un
réseau de recherche et de dialogue plus large ; ils ont eu recours par
exemple aux thèses et positions développées dans les contributions
de la revue Multitudes et par des auteurs comme Judith Revel,
Maurizio Lazzarato et Paolo Virno14.

14Le premier numéro de la revue Multitudes intitulé « biopolitique et biopouvoir »


(2000). Cf. Lazzarato 2000 ; Revel 2002 ; Virno 2004.

-70-
Règle impériale et travail immatériel

Dans Empire, Hardt et Negri décrivent ce qu’ils croient être


l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par des liens
étroits et interdépendants entre les structures économiques et des
agencements juridico-politiques. L’ « Empire » représente avant tout
« une nouvelle forme de souveraineté » (2000, xi) et un système
global de domination. Les auteurs considèrent que face au
développement des organisations trans et supra nationales comme
les Nations Unies (ONU) ou l’Union Européenne, et à l’importance
croissante des organisations non gouvernementales (ONG) le pouvoir
régulateur et l’autorité des Etats-Nations perdent de leur
importance. Hardt et Negri observent aussi un déplacement des
formes traditionnelles de police, offrant des garanties
constitutionnelles, vers des formes d’intervention qui suivent une
logique de police d’Etat. Ces interventions fonctionnent selon la
définition de l’état d’exception, et opèrent au nom de principes
éthiques supérieurs. Contrastant avec les formes antérieures de
souveraineté, la nouvelle souveraineté impériale ne connaît pas
d’extérieur et n’a pas de centre (ibid., 186-190). Cette nouvelle
souveraineté est un réseau d’unités de décisions politiques
complémentaires et auto-référentielles qui, prises ensemble,
établissent un système de règles qualitativement différent. Hardt et
Negri voient la dimension économique de l’Empire comme une
nouvelle étape de la production capitaliste globale dans laquelle tous
les Etats et régions du monde sont intégrés et connectés. Cependant,
cette thèse fondatrice d’un processus illimité d’exploitation ne se
réfère pas seulement à la configuration d’un marché global mais
aussi à une profondeur antérieurement inatteinte de socialisation
capitaliste. Aujourd’hui, ceci inclut la constitution de main d’œuvre
mais aussi la production des corps, des intellects et des affects.

-71-
Hardt et Negri considèrent que depuis les années 1970 un
changement décisif des modes de production est survenu. Le
paradigme du capitalisme industriel, écrivent-ils, a été de plus en plus
remplacé par un « capitalisme cognitif » (Negri 2008, 64).Cette forme
de capitalisme se distingue par un processus de production
informatisé, automatisé, interconnecté et globalisé, et conduit à une
transformation décisive du sujet au travail. Dans ce contexte, la
connaissance et la créativité, le langage et l’émotion, deviennent
centraux pour la production et la reproduction dans ce type de
société. Selon Hardt et Negri, l’informatisation de la production et
son organisation en réseaux rend de plus en plus difficile le maintien
des divisions entre l’individuel et le collectif et entre le travail
intellectuel et physique. La transformation du processus de
production conduit à la domination d’une nouvelle forme de travail
socialisé que les auteurs décrivent comme « travail immatériel ». Les
trois aspects les plus importants du travail immatériel sont décrits
par Hardt et Negri de cette façon :

Le premier (aspect) est impliqué dans une production industrielle qui


a été informatisée et a intégré les technologies de la communication
d’une manière qui transforme le processus de production lui-
même…Le second est le travail immatériel des tâches analytiques et
symboliques. Finalement, un troisième aspect de travail immatériel
implique la production et la manipulation des affects et exige
(virtuellement ou de fait) des contacts humains, le travail de
modalités corporelles. (2000, 293)

La transformation du mode de production inclut un déplacement


dans les structures d’exploitation. Selon les auteurs, l’exploitation
capitaliste opère aujourd’hui principalement par l’absorption des
capacités affectives et de travail intellectuel et la valorisation des
formes sociales de coopération. L’Empire représente la mobilisation
illimitée des pouvoirs collectifs et individuels dont le but est
d’engendrer un surplus de valeur. Toutes les énergies et tous les
domaines de la vie sont subordonnés à la loi de l’accumulation : « il

-72-
n’y a rien, ni « vie nue », ni point de vue externe, qui puisse être posé
en dehors de ce champ imprégné par l’argent, rien n’échappe à
l’argent » (ibid., 32).

Dans ce contexte, Hardt et Negri ont recours au concept foucaldien


de biopolitique qu’ils soumettent cependant à une révision
importante. Selon eux, la création de richesse dans la société « tend
toujours plus vers ce que nous appelons la production biopolitique, la
production de la vie sociale elle-même, dans laquelle l’économie, la
politique, et le culturel se recoupent et s’investissent les uns les
autres » (ibid., xiii). Les auteurs décrivent le biopouvoir comme « la
subsomption réelle de la société par le capital » (ibid., 255 ; souligné
dans l’original). Ils lient l’idée d’un biopouvoir omniprésent et
embrassant tout avec les idées développées par le philosophe
français Gilles Deleuze (1995). Deleuze suggère dans un bref essai
que les sociétés occidentales se sont transformées après la seconde
guerre mondiale en des « sociétés de contrôle » après avoir été des
« sociétés de discipline ». Le contrôle est moins exercé par le
truchement des institutions disciplinaires tels que l’école, l’usine et
l’hôpital qu’au travers les réseaux mobiles et flexibles des existences.
Suivant Deleuze, Hardt et Negri conçoivent la biopolitique comme
une forme de « contrôle qui s’étend dans les profondeurs des
consciences et des corps de la population – et en même temps à
travers l’intégralité des relations sociales » (2000, 24). Le contrôle est
lui-même dirigé vers la vie sociale dans son entier mais il inclut aussi
l’existence des individus dans les détails les plus intimes de leurs vies
quotidiennes.

Les auteurs critiquent Foucault pour son attachement au paradigme


du pouvoir disciplinaire - une critique qui tient à peine compte tenu
de l’analyse foucaldienne des formes de gouvernement libérales et
néo-libérales (cf. Chapitre 3 de ce livre). Hardt et Negri prêtent à
Foucault une « épistémologie structurale » (2000, 28) et une notion
statique de la biopolitique. Ils considèrent que celui-ci met trop
l’accent sur un processus de pouvoir orienté du haut vers le bas et

-73-
attirent l’attention sur la dynamique productive et le potentiel créatif
de l’Empire. Afin de marquer une différence conceptuelle plus nette
sur ce point, Hardt et Negri, dans l’ouvrage ultérieur Multitude,
distinguent de manière plus affirmée qu’auparavant les termes
« biopouvoir » et « biopolitique » : « le biopouvoir représente au-
dessus de la société, une transcendance, comme une autorité
souveraine qui impose son ordre. Quant à la production biopolitique
elle est au contraire immanente à la société et créée des formes et
des relations sociales au travers des formes collaboratives de travail »
(2004, 94-95 ; voir aussi Negri 2008, 73-74).

Le concept de « production biopolitique » représente ici une


tendance duale de socialisation capitaliste. Il se réfère en premier
lieu à la dissolution de la frontière entre économie et politique qui
marque une nouvelle étape de la production capitaliste. Ici, dans la
vision de Hardt et Negri, la création de la « vie » n’est plus quelque
chose de limité par le domaine de la reproduction et subordonné au
processus de travail ; au contraire, la « vie » détermine aujourd’hui la
production elle-même. En conséquence, la différence entre la
reproduction et la production ne fait que perdre en signification. Si le
biopouvoir a représenté un temps la reproduction des relations de
production et servait à les préserver et à les protéger, il est
aujourd’hui un composant à part entière de la production. L’Empire
est un « régime de biopouvoir » (2000, 41) dans lequel la production
économique et la constitution politique tendent à se recouvrir. La
conséquence de ceci est une large gamme de convergence et de
parallélisme entre les discours et les pratiques qui ont été
traditionnellement séparés les uns des autres et sont aujourd’hui mis
en corrélation :

La production devient indistincte de la reproduction ; les forces


productives fusionnent avec les relations de production ; le capital
constant tend à être constitué et représenté dans le capital variable,
dans les cerveaux, dans les corps et dans la coopération des sujets
productifs. Les sujets sociaux sont dans le même temps les

-74-
producteurs et les produits de cette machine unitaire. (2000, 385 ;
voir aussi 2004, 334-335)

De plus pour Hardt et Negri la « production biopolitique » dénote


aussi une nouvelle relation entre nature et culture. Cela désigne
« une civilisation de la nature » (2000, 187), où la « nature » signale
ici tout ce qui auparavant était extérieur aux processus de
production. La vie elle-même devient un objet d’intervention
technologique et la nature « est devenue un capital, ou pour le moins
sujet à capital » (ibid,. 32). Les ressources biologiques sont objets de
régulations juridico-politiques et les processus « naturels » sont
ouverts aux intérêts commerciaux et aux usages industriels
potentiels. La nature est ainsi devenue une part des discours
économiques. Au lieu d’être simplement une question d’exploitation
de la nature, le débat dans l’ère du « capitalisme environnemental »
ou « durable » porte davantage sur le transfert de la diversité
biologique et génétique de la nature dans l’économie de la croissance
et son ouverture au développement de produits et de formes de vie
profitables : « les précédents stades de la révolution industrielle ont
introduit les machines de fabrication des produits de consommation,
puis les machines de fabrication de machines. Aujourd’hui nous
sommes nous-mêmes confrontés aux machines de fabrication des
matières brutes et des aliments – en bref, la machine de fabrication
de la nature et la machine de fabrication de la culture » (ibid., 272).

Hardt et Negri voient dans cette double disparition de démarcations,


la transition du moderne au postmoderne. Quand l’économie, la
politique, la nature et la culture convergent il n’y a alors plus de point
de vue extérieur à la vie et à la vérité qui pourrait être opposé à
l’Empire. Ce diagnostic fonde la perspective immanente qui sous-
tend l’analyse des deux auteurs. L’Empire crée le monde dans lequel
il se déplie :

Le biopouvoir est une forme de pouvoir qui régule la vie sociale de


l’intérieur, la suivant, l’interprétant, l’absorbant et la réarticulant. Le

-75-
pouvoir peut exercer un commandement efficace sur l’ensemble de la
vie de la population seulement quand il devient une fonction vitale
complète que chaque individu embrasse et réactive suivant son
propre accord. (Ibid., 23-24)

Jusqu’à un certain degré l’ordre impérial non seulement régit les


sujets mais il les engendre aussi, il exploite la nature mais la produit
également, nous sommes ainsi en train de traiter avec une « machine
autopoïetique » (ibid., 34) qui retourne à des justifications et raisons
immanentes qu’elle créée elle-même. En raison de cette nouvelle
réalité biopolitique, il n’est plus possible de soutenir une perspective
duale qui opère sur des oppositions binaires telles
que base/superstructure, réalité matérielle/ voile idéologique et
être/conscience.

La multitude et les paradoxes du biopouvoir

En ce point, la description d’un système englobant et illimité de


règles revient à établir une vision de résistance et de libération.
Pendant que Hardt et Negri suggèrent que l’ensemble de la société
sera subsumé par le capital, ils couplent aussi ce diagnostic sombre à
un espoir révolutionnaire. La biopolitique ne représente pas
seulement la constitution de relations sociales qui insèrent tous les
individus dans une circulation d’utilité et de valeur ; elle prépare
aussi le terrain à un nouveau sujet politique. L’ordre biopolitique que
Hardt et Negri exposent inclut les conditions matérielles des formes
de coopération associative qui peuvent abandonner les contraintes
structurelles des relations de production capitaliste : « l’Empire créée
un plus grand potentiel pour la révolution que ne l’ont fait les
régimes modernes de pouvoir parce qu’il nous présente, à côté de la
machine de commandement, une alternative : l’ensemble de tous les
exploités, de tous les soumis, une multitude qui est directement
opposée à l’Empire sans médiation entre eux » (2000, 393).

-76-
En opposition à la souveraineté impériale, Hardt et Negri voient
l’émergence d’une « multitude ». Avec ce terme, les auteurs
reviennent à un concept dérivé de la théorie politique classique qui a
joué un rôle décisif dans la pensée du philosophe du tout début de la
modernité, Baruch de Spinoza. « Multitude » décrit l’ensemble des
acteurs qui circulent dans les relations de pouvoir sans évoquer une
autorité supérieure ou une identité sous-jacente. La multitude doit sa
formation à de nouvelles conditions de production dans une
« machine biopolitique globalisée » (ibid., 40). La « multitude
plurielle de production, subjectivités créatives de la globalisation »
(ibid., 60) est aussi l’ « alternative vivante qui croît dans l’Empire »
(2004, xiii). Les mêmes compétences, affects et formes d’interaction
qui sont promus par les nouvelles structures de production et de
pouvoir les déterminent aussi ; en cela elles s’isolent elles-mêmes de
la monopolisation et de l’exploitation et suscitent le désir de formes
de vie et de relations de production autonomes et égalitaires. Les
auteurs exposent la vision d’une force transformative et d’une forme
d’association qui unissent différentes sortes de résistances sociales et
échappent à la représentation politique des peuples, des nations ou
des structures de classe (2004, xiv – xv). La multitude représente une
force globale compensatrice qui signale la possibilité de libération de
la domination et la perspective de nouvelles formes de vie et de
travail.

Si le biopouvoir représente le pouvoir sur la vie, c’est alors


précisément cette vie qui constitue le socle sur lequel les pouvoirs
compensateurs et les formes de résistance sont constituées. Non
seulement la biopolitique est opposée au biopouvoir, mais elle le
précède aussi ontologiquement. Le biopouvoir répond d’une force
créative et vivante qui lui est extérieure et qu’il cherche à réguler et
former sans être capable de fusionner avec elle. La biopolitique se
réfère ici à la possibilité d’une nouvelle ontologie qui dérive du corps
et de ses forces. De telles considérations vont dans le même sens que
l’évaluation foucaldienne du champ de conflictualités de la
biopolitique, et la signification de résistance :

-77-
S’il n’y avait pas de résistance, il n’y aurait pas de rapports de
pouvoir. Parce que tout serait simplement une question
d’obéissance…La résistance vient donc en premier, et elle reste
supérieure à toutes les forces du processus ; elle oblige, sous son
effet, les rapports de pouvoir à changer. Je considère donc que le
terme « résistance » est le mot le plus important, le mot clef de cette
dynamique. (Foucault 1997a, 167 / 1994, 740-741)

Le militantisme de la multitude reste engagé dans le fait qu’il n’y a


pas de point de vue extérieur à l’Empire. Il « connaît seulement un
intérieur, une participation vitale et inéluctable dans le jeu des
structures sociales sans possibilité de les transcender. Cet intérieur
est la coopération productive de l’intellectualité de masse et des
réseaux affectifs, la productivité de la biopolitique postmoderne »
(Hardt et Negri 2000, 413). Le paradoxe du biopouvoir, selon la
lecture de Hardt et de Negri, vient du fait que les mêmes tendances
et forces qui maintiennent et préservent le système de règles sont en
même temps celles qui l’affaiblissent et ont le potentiel de le
renverser. C’est précisément l’universalité et la totalité de ce nexus
systématique qui le rend fragile et vulnérable : « Depuis que dans le
domaine impérial la production de biopouvoir et la vie tendent à
coïncider, la lutte des classes a le potentiel de se déclencher dans
tous les champs de la vie » (ibid., 403).

Selon cette lecture, l’Empire est un puzzle d’image politique. D’une


part, il représente un contrôle des forces de vie inconnu auparavant.
Il s’étend lui-même à toutes les relations sociales et pénètre la
conscience et le corps des individus. Puisque les règles impériales
sont sans limites et transgressent les démarcations traditionnelles
entre les champs sociaux et les sphères de l’action, la lutte et la
résistance sont, d’autre part, toujours déjà économiques, politiques
et culturelles. De plus, elles possèdent une dimension productive et
créative. Non seulement elles se situent contre un système établi de
règles mais elles engendrent aussi de nouvelles formes de vie sociale

-78-
et d’action politique : « elles sont des luttes biopolitiques, des luttes
pour la forme de la vie. Elles sont des luttes constituantes, créatrices
de nouveaux espaces publics et de nouvelles formes de
communauté » (ibid., 56).

Ontologie et Immanence

Le diagnostic du temps présent proposé par Empire et étendu dans


Multitude est devenu le sujet d’un débat théorique animé. Si certains
critiques voient dans les thèses de Hardt et Negri « un manifeste
communiste pour le vingt et unième siècle », qui enrichit de manière
décisive les critiques du capitalisme (Zizek, 2001), d’autres voient en
eux un « signe d’apparent flair intellectuel commun pour la
régression » (Lau, 2002). Un nombre d’objections importantes a été
formulé contre les auteurs de la thèse d’une rupture structurale
absolue entre le modernisme et le postmodernisme, entre
l’impérialisme et l’Empire. Ces objections exposent les continuités et
les complémentarités de formes variées d’exploitation et de
domination. Il est accordé que tous les dualismes et différences
« modernes » ont tendance à disparaître ou à perdre leur pertinence
sociale comme Hardt et Negri l’ont prédit. Les codes binaires, les
techniques disciplinaires et les structures hiérarchiques continuent à
jouer un rôle central comme leurs substances et objets l’ont prouvé
eux-mêmes en étant flexibles et mobiles. Que Hardt et Negri ne
considèrent pas la simultanéité et l’interconnectivité des
technologies hétérogènes de pouvoir dans leur analyse mais opèrent
plutôt par un modèle de successions historiques et de remplacement
systématique montre qu’ils ont eux-mêmes épousés une conception
moderne du postmoderne.

Comparativement aux nombreux commentaires, revues et critiques


des deux ouvrages de Hardt et Negri, peu a été écrit sur le concept de
biopolitique. Mais c’est en particulier dans ce domaine que les
problèmes de l’argumentation de Hardt et Negri sont les plus clairs. Il
est très important pour les auteurs de discuter de la « découverte

-79-
révolutionnaire du plan d’immanence » (2000, 70) qu’ils négligent
cependant de soutenir et d’implémenter comme perspective
théorique. Tandis que Hardt et Negri démontrent l’impossibilité
d’une « position externe » dans l’Empire, leur référence à la « vie »
rompt avec le principe d’immanence. Au lieu de cela la vie n’est pas,
comme chez Foucault (1970), configurée comme une construction
sociale ou un élément de connaissance historique ; elle fonctionne
plutôt comme une entité transhistorique originale. D’un côté, la
conception ontologique de la biopolitique proposée par Hardt et
Negri est si globale qu’elle ne permet pas clairement de comprendre
par quelle voie elle pourrait être circonscrite et comment elle est
reliée à d’autres formes d’action politique et sociale. D’un autre côté,
elle permet l’implémentation d’une chorégraphie bien pensée qui
contredit toujours deux principes au lieu de les analyser sur le « plan
d’immanence », ce que les auteurs appellent de leurs vœux. La
multitude vitale et autonome lutte contre l’Empire improductif,
parasite et destructif.

Hardt et Negri font le diagnostic d’un Empire qui régit et qui trouve
sa contrepartie dans la glorification de la multitude. Seule la
multitude est productive et positive tandis que l’Empire est
contrôlant et restrictif. Pour Hardt et Negri, la « spécificité de la
corruption aujourd’hui est, au lieu d’une rupture de la communauté
des corps singuliers et de l’empêchement de son action, une rupture
de la communauté productive biopolitique et l’empêchement de sa
vie » (ibid., 392). On peut cependant se poser la question de savoir si
la régulation et la production peuvent être séparées si nettement :
chaque exemple de production n’est-il pas toujours déjà un type de
production régulée ? Pourquoi l’Empire ne produit-il seulement que
ce qui est négatif, et la multitude quelque chose de positif ? Les
émotions et désirs ne sont-ils pas toujours déjà une part de l’Empire,
le reproduisant et le stabilisant ? Au lieu de concevoir la relation
entre l’Empire et la multitude comme une relation entre deux entités
ontologiques, il serait plus approprié d’analyser une relation
(biopolitique) de production qui contient en elle les deux pôles.

-80-
Hardt et Negri ne se limitent pas eux-mêmes à tracer le fil de
l’émergence historique d’une nouvelle figure politique. Ils tendent
plutôt à ancrer la multitude ontologiquement. Negri invoque par
exemple le « biodésir » qu’il compare au biopouvoir : « le désir pour
la vie, la force et la profusion du désir sont les seules choses que l’on
peut opposer au pouvoir qui a besoin de placer des limites au
biodésir » (Negri 2004, 65). Il y a un danger que la traduction
ontologique de la biopolitique, de façon contraire aux intentions des
auteurs, ait l’effet d’une dépolitisation de leurs travaux quand ils
conçoivent la multitude en soi comme une force égalitaire et
progressive qui est investie dans un but démocratique radical. Au lieu
de contribuer à une mobilisation sociale, cette façon de penser
pourrait, au contraire, laisser l’impression que les luttes politiques ne
sont rien d’autre que les incarnations de principes ontologiques
abstraits qui procèdent presque automatiquement sans
l’engagement, l’intention ou l’affect d’acteurs concrets (Saar 2007,
818).

La différence entre Empire et multitude, et l’antagonisme entre une


biopolitique productive et créative émanant du dessous, et une
biopolitique parasite et vampiriste émanant du dessus, conduit à une
voie théorique sans issue. Les auteurs ne font pas justice à la
complexité du problème de la constitution politique de l’Empire. Ceci
à moins à voir avec l’obstacle d’activité, sa limitation ou canalisation,
qu’avec l’incitation à des activités spécifiques (et dans ce cas
sélectives). Cela à moins à voir avec la différence entre production et
destruction qu’avec la promotion d’une production destructive. Vu
sous cet angle, il ne s’agit pas d’établir les différences entre
production et non production ou l’imputation des forces motrices du
« biodésir » comme Hardt et Negri le suggèrent. Il s’agit plutôt de
l’invention d’une production qui a d’autres buts, et de la stimulation
d’un désir à des formes de vie alternatives autonomes et égalitaires.

-81-
Chapitre 6 : Disparition et transformation du politique

Il n’y a pas de doute que les écrits de Giorgio Agamben et les travaux
de Michael Hardt et Antonio Negri sont les contributions les plus
remarquables aux débats touchant les développements et
l’actualisation de la biopolitique foucaldienne. Cependant de
nombreuses autres tentatives se sont confrontées au concept de
biopolitique. On peut généraliser en disant qu’il y a deux fils
conducteurs primaires par, et au travers desquels, le terme a été
adopté. Le premier, qui est introduit dans ce chapitre, relève avant
tout de la philosophie et des théories sociales et politiques. Ce
domaine d’investigation se concentre sur le mode politique :
comment fonctionne la biopolitique et quelles forces contraires
mobilise-t-elle ? Comment se différentie-t-elle analytiquement et
historiquement des autres ères et des autres formes politiques ? Le
second fil, dans lequel la biopolitique joue un rôle important, est le
sujet du prochain chapitre. Il a pour origine les recherches en
sciences et en technologie, en sociologie médicale, en anthropologie
aussi bien que les études de genre et les théories féministes. Le point
focal réside ici dans la substance de la vie. Si, comme conséquence
d’innovations bioscientifiques, le corps humain est vu aujourd’hui
moins comme un substrat organique que comme un logiciel
moléculaire qui peut être lu et ré-écrit, alors la question des
fondations, moyens et fins de la biopolitique doit être posée d’une
autre manière.

Au centre du présent chapitre figurent trois approches théoriques


importantes qui ont grandement influencé ces débats et qui traitent
la question des relations entre la biopolitique et la politique
« classique » de différentes façons. Les philosophes Agnes Heller et
Ferenc Fehér comprennent la biopolitique comme une régression de
la politique puisque, selon eux, sa relation immédiate au corps est
une tendance totalitaire qui menace la liberté. D’une autre façon, le
sociologue Anthony Giddens présente son concept de politique de

-82-
vie comme une avancée et un complément aux formes
traditionnelles d’articulation et de représentation politique. Une
troisième position est prise par l’anthropologue médical Didier
Fassin. Son terme « biolégitimité » ne représente ni la négation des
formes établies de politique ni leur perpétuation mais plutôt la trace
d’un réalignement politique fondamental où le corps malade ou
blessé se voit assigné une signification politique centrale.

Politique du corps

Les philosophes politiques Ferenc Fehér et Agnes Heller ont publié


leur livre Biopolitique en 1994. Il apporte une vue du champ de
recherche qui peut être clairement distingué de la théorie politique
traditionnelle et du naturalisme, tout autant que de l’interprétation
de la biopolitique que Foucault forma. La vie n’apparaît ici ni comme
une fondation ni comme un objet mais comme un contre programme
à la politique. Fehér et Heller voient la signification sociale croissante
du corps comme une régression et délimitent nettement la
biopolitique de la « politique moderne traditionnelle » (Féher et
Heller 1994, 38 ; voir aussi Heller 1996). Cette césure apparaît
cependant différente de celle de Foucault entre le pouvoir souverain
et le biopouvoir. Ainsi, ces auteurs se réfèrent à la définition
foucaldienne de la biopolitique en distinguant la discipline
individuelle et la régulation du corps collectif (Fehér et Heller, 1994,
10). En outre, ils voient la biopolitique non pas comme un produit de
la modernité mais plutôt comme son antithèse.

Le point essentiel de leur analyse repose sur le débat académique et


les discours médiatisés sur la santé, l’environnement, le genre et la
race qui survinrent aux Etats-Unis dans les années 1990. Les auteurs
situent ces thèmes « biopolitique » dans une théorie politique de la
modernité. Fehér et Heller considèrent la biopolitique comme une
« politique du corps » qui émerge avec l’ère moderne et dont
l’importance croît sans cesse (1994, 17 ; Heller 1996, 3). Le livre suit
la métamorphose historique de cette forme politique et analyse ses

-83-
conséquences de la santé à la «question de la race». Les auteurs
étudient « le venin totalitaire » qui menace les discussions reliées aux
problèmes biopolitiques (Fehér et Heller 1994, 27). Leur critique vise
les nouveaux mouvements sociaux, notamment le féminisme et le
mouvement pour la paix mais également la culture de gauche
académique « postmoderne ».

Fehér et Heller présentent le Nazisme comme « une première


expérience biopolitique » (ibid., 21) qui se distingue de la biopolitique
contemporaine qu’ils considèrent être désormais intégrée dans les
processus démocratiques. Les auteurs y voient la marque des
philosophes français de l’après guerre (ibid., 51) qu’ils désignent
comme « mentors intellectuels » dont les productions sont
caractérisées par le scepticisme envers les principes universels, une
demande insistante de « différence » et le privilège de l’esthétique
au regard des questions éthiques (ibid., 51-57). Les auteurs voient le
conflit entre la liberté et la vie comme l’élément central de la
compréhension de la biopolitique contemporaine. Le « début » de la
nouvelle biopolitique arguent-ils a pris place durant les mouvements
pour la paix des années 1980 qui jaugeaient imprécisément
l’agressivité des politiques soviétiques et valorisaient en
conséquence la vie et la survie davantage que la liberté confrontée à
la tyrannie et l’oppression (ibid., 22). Aussi, les positions et les
mouvements biopolitiques sont caractérisés par ces auteurs comme
une marque et une tendance à valoriser la vie plus que la liberté.
Leur avertissement, en conséquence, vaut jusqu’au « point auquel –
au nom de l’intégrité du Corps- la liberté est sacrifiée » (ibid., 104).

Suivant les arguments de Fehér et Heller, le verdict biopolitique


concerne un champ hétérogène d’acteurs sociaux et d’intérêts
politiques. Ceux-ci comprennent non seulement les mouvements
pour la paix mais aussi les positions féministes, les associations
environnementales et de santé, et les avocats pro ou contra droit à
l’avortement. Commun à tous ces cas, le fait que l’ « engouement
pour libérer le Corps de ces liens soit si frénétique » entraîne des

-84-
problèmes qui ne sont pas même vus ou pas assez bien vus (ibid., 9).
L’analyse des auteurs contient une gamme d’observations incisives et
d’arguments critiques mais reste globalement et étonnamment assez
vague. La principale raison est que Féher et Heller substituent une
stratégie polémique à une clarté catégorique et une précision
analytique. Cependant, ils signalent l’importante problématique de la
« biologisation » des conditions sociales et critiquent, à raison, la
nature morale du discours sur la santé (cf. ibid., 67-68).

Toutefois, leur analyse de la biopolitique est réductionniste de deux


manières (cf. Saretzki 1996). Premièrement, Fehér et Heller traitent
les thèmes biopolitiques comme une antithèse entre liberté et
totalitarisme. Ce point de vue peut résulter de l’expérience de vie des
auteurs qui sont tous deux d’anciens dissidents hongrois qui ont vécu
sous la dictature socialiste ; et ont émigré aux Etats-Unis dans les
années 1970. En outre, le simple choix entre vie et liberté ne rend
pas justice à la complexité des questions biopolitiques dans le
contexte historique et politique qui a changé depuis lors. Fehér et
Heller sous estiment systématiquement le sérieux des problèmes
qu’ils examinent et qui sont présents dans les sociétés
démocratiques libérales – des problèmes tels que ceux de la santé,
du genre, de l’environnement et de l’ethnicité. Dans leur système
théorique, des sujets tels que la justice distributive, la participation et
la solidarité ne sont pas même soulevés, ou ils sont immédiatement
interprétés comme des manifestations de domination totalitaire.
Fehér et Heller échouent aussi à apprécier que beaucoup des
questions qu’ils traitent éludent un ordre analytique clair ou une
évaluation normative.

Deuxièmement, Fehér et Heller conçoivent l’envergure et les


dimensions de la biopolitique trop étroitement. Ils voient la
biopolitique, en principe, comme le modèle alternatif à la politique
classique – une sorte d’antipolitique. De plus, en regardant de plus
près il devient évident que Fehér et Heller utilisent le terme
« biopolitique » de façon très restrictive. Il désigne une forme

-85-
spécifique d’action politique qui est calibrée uniquement pour
l’usage de thèmes corporels. Ainsi, au centre de leur analyse ne
figurent pas les processus de vie dans un sens élargi et complet qui
inclurait aussi les thèmes environnementaux ou non humains ; mais
des formes d’action politique centrées exclusivement sur le corps
humain. Or, beaucoup de conflits biopolitiques sont initiés par des
questions relatives aux droits animaux ou aux brevets sur le vivant
qui ne peuvent guère être conçus comme parties à la « libération »
du corps humain.

Fehér et Heller restreignent non seulement l’envergure empirique de


la biopolitique mais la façon dont ils analysent les phénomènes
politiques est aussi très sélective et partiale. Ils traitent
principalement les thèmes et problèmes biopolitiques dans la
perspective de la critique idéologique, en leurs déniant généralement
tout contenu matériel. Qu’il s’agisse des risques de consommation
passive du tabac ou d’une analyse d’épuisement des ressources
naturelles ou encore de l’extinction des espèces, les deux auteurs
approchent ces questions sous le seul angle d’une possible
« instrumentalisation » et « fonctionnalisation » tout en négligeant la
matérialité de ces problèmes.

Pour autant Fehér et Heller posent des questions qui valent


certainement la peine d’être explorées. Par exemple leur intuition
que les références à la vie et ses améliorations, exprimées dans les
demandes de nombreux mouvements sociaux, réduisent les libertés
et conduisent à de nouvelles formes d’exclusion et d’oppression.
Dans l’ensemble leur analyse est trop schématique. Même si l’on
accepte la perspective qu’ils adoptent (le dualisme entre vie et
liberté) comme appropriée pour une analyse biopolitique
contemporaine ; il reste toujours difficile d’imaginer comment Fehér
et Heller résoudraient eux-mêmes la contradiction qu’ils perçoivent –
c’est-à-dire comment veulent-ils, précisément, opérer une médiation
entre ces deux valeurs. Une lecture de leurs travaux suggère plutôt
qu’ils regardent ceci comme un pseudo problème puisque dans

-86-
chaque cas la liberté a priorité sur la vie. Il en résulte que leur analyse
reste située dans un cadre théorique assez simple, qui peut être
réduit, in fine, à une série de termes binaires : la modernité opposée
à la postmodernité, la politique traditionnelle à la biopolitique, et la
liberté à la vie.

Politique de vie

Dans les années 1990, quand Heller et Fehér étaient en train de


formuler leur critique de la biopolitique, l’influent sociologue
Anthony Giddens développait son concept de « politique de vie »
(1991, 209-231 ; cf. aussi 1990). Giddens ne fait pas de référence
explicite à Foucault et à sa compréhension de la « biopolitique ».
Comme cadre de référence il préfère employer sa propre théorie de
modernisation réflexive qui exhibe un éventail de similarités, mais
aussi de différences importantes, avec le concept de « seconde
modernité » d’Ulrich Beck.

Giddens débute son analyse en observant qu’à la fin de la dernière


décennie du 20ème siècle la modernité est entrée dans une nouvelle
étape, la modernité tardive. Cette nouvelle phase ne représente pas
la fin de la phase moderne comme un diagnostic postmoderne
pourrait le suggérer, mais plutôt son avancement et sa radicalisation.
Le point de départ de Giddens est le problème de la « sécurité
ontologique » sous les conditions de la modernité. Il conçoit
l’insécurité et l’incertitude en relation avec les réalités sociales non
pas comme un résidu pré-moderne mais, au contraire, comme une
réalisation de la modernité. Il précise que la modernité cultivée et
institutionnalisée doute de la tradition et du scepticisme,
relativement aux vérités fondamentales, en les ouvrant à
l’argumentation rationnelle et à la négociation démocratique ;
fournissant ainsi le terrain sur lequel établir de nouvelles traditions et
certitudes.

-87-
Le concept de réflexivité est central dans l’argumentation de
Giddens. La modernité, dit-il, est caractérisée par la révision
perpétuelle de la convention qui en principe comprend tous les
domaines et les champs d’action de la vie. Giddens pense que les
pratiques sociales sont constamment contrôlées et changées à la
lumière des nouvelles connaissances relatives à ces pratiques. En
cela, la connaissance des participants est elle-même un élément de
pratique sociale. Cependant, la réflexivité de la vie sociale dans la
société moderne a son prix : elle ronge la notion de connaissance
stable et définitive puisque le principe de réflexivité doit s’appliquer à
lui-même. Le résultat est que le contenu et la production des
connaissances sont considérés provisoires et révisables.

La modernité tardive accentue ce problème. Giddens définit cette


modernité comme l’augmentation des formes de savoir et les
possibilités d’intervention qui sont exprimées dans la réflexivité
institutionnelle et dans une conception réflexive du corps et de soi. A
la place des concepts prédéfinis de vie et de rôles sociaux rigides, une
culture de la négociation, du choix et de la décision, est de plus en
plus présente. Les modes de vie deviennent libres de configuration à
des degrés inconnus auparavant.

Giddens voit aussi dans la transition de la modernité à la modernité


tardive un changement fondamental en politique. Il pense que la
modernité est pour la plus grande part marquée par une forme
politique qu’il appelle « politique émancipatrice », un terme qu’il
utilise en référence aux pratiques qui ont pour buts la libération des
coercitions sociales et politiques, et le dépassement de la règle
illégitime. La politique émancipatrice travaille contre trois
symptômes du pouvoir – l’exploitation, l’inégalité et la répression- et
tente en retour d’ancrer les idées de justice, d’égalité et de
participation dans les institutions sociales. L’un de ses objectifs est de
libérer les groupes non privilégiés de leur condition, ou au moins, de
réduire les déséquilibres de pouvoir entre les collectivités. Bien que
le thème de la politique émancipatrice ait fait avancer de manière

-88-
décisive le projet de modernité on peut aujourd’hui observer un
nouveau type de politique qui représente une voie
fondamentalement différente de compréhension. Giddens décrit
cette nouvelle forme de politique comme « politique de vie » qu’il
comprend comme des « engagements radicaux qui cherchent à
prolonger les possibilités d’une vie pleine et satisfaisante pour tous »
(1990, 156). Tandis que la « politique émancipatrice » est une
politique des possibilités de vie, « la politique de vie » recherche une
politique des styles de vie. Si la première renvoie à des notions de
justice et d’égalité, la dernière est tirée par la quête d’auto-
actualisation et d’auto-identité. Ceci est moins fondé sur des
programmes politiques que sur l’éthique personnelle. Pour Giddens,
les protagonistes de cette nouvelle forme de politique sont les
membres de nouveaux mouvements sociaux, en particulier le
mouvement féministe, qui unit le personnel et le politique.

Selon Giddens deux processus complémentaires ont rendu cette


forme de politique possible. Premièrement, le corps et le soi sont
considérés de plus en plus flexibles et altérables autant que sujet de
processus de formation de connaissance. Le corps n’est plus conçu
comme une entité physio-biologique fixe mais est considéré comme
impliqué dans le projet de modernité réflexive. Dans une société
post-traditionnelle, le corps individuel est un point central de
référence pour la formation de l’identité sociale. Selon Giddens, les
biotechnologies, de plus en plus disponibles, et les interventions
médicales jouent aussi un rôle décisif dans la « fin de la nature »
(1991, 224) ; nature qui a cessé d’être notre destinée. Là où il y avait
le destin Giddens voit maintenant une opportunité de transformation
et d’intervention qui nécessite de décider des différentes options
disponibles.

Comme exemple Giddens invoque les technologies de la


reproduction qui rendent disponible une multiplicité de choix, sépare
la sexualité de la reproduction, et rendent obsolètes les notions
traditionnelles de fertilité et de parentalité. Pour Giddens, la

-89-
reproduction n’est plus un fait accidentel ou un fait du destin mais
plutôt l’expression d’une préférence personnelle et d’un choix. « La
disparition de la nature » et l’émergence de nouvelles options
empiètent non seulement sur la question de la reproduction mais
aussi sur l’apparence corporelle et l’orientation sexuelle ; ces deux
aspects sont vus de plus en plus comme sujets à changements, à
correction, et ouverts à l’intervention.

Les conséquences des innovations biotechnologiques et médicales


sur la formation de l’identité individuelle constituent seulement un
aspect de la « politique de vie ». Giddens met aussi l’accent sur les
décisions personnelles et les pratiques quotidiennes qui influencent
fortement les macroprocessus et les phénomènes globaux. Par
exemple, les décisions reproductives connectent les choix individuels
et les options de survie de l’espèce humaine. De façon similaire, il y a
des connexions entre le style de vie, les options de consommation et
les questions écologiques.

En son cœur, la politique de vie touche à la question « comment


devrions nous vivre ? » Cette une question à laquelle Giddens sent
que l’on doit répondre dans un contexte post traditionnel. Au niveau
du comportement quotidien et de la vie privée, mais aussi dans le
domaine des pratiques collectives, les questions éthiques ont besoin
d’être soulevées et débattues ouvertement. Les statistiques
abstraites, les calculs de probabilité, et les évaluations de risque
doivent être traduits en jugements existentiels. Les dilemmes moraux
remplacent les certitudes claires et les explications scientifiques. De
cette manière, la politique de vie contribue à une re-moralisation de
la vie sociale ; et entraîne une nouvelle sensibilité aux questions qui,
dans les institutions modernes, ont jusqu’à présent été marginalisées
et repoussées (1991, 223).

Bien que les arguments de Giddens valent considération, sa


conception de la politique de vie n’est pas, dans l’ensemble,
convaincante. La raison est principalement due au fait que sa

-90-
différentiation entre la politique émancipatrice et la politique de vie
n’est pas suffisamment élaborée et reste pour une large part diffuse
tout comme sa distinction entre la modernité tardive et la modernité
classique. Giddens essaie d’un côté de renforcer la continuité de la
modernité tout en reconnaissant simultanément une césure décisive
dans le projet des modernes. Son argument se déplace constamment
d’avant en arrière entre ces deux positions dont il résulte deux
problèmes.

Premièrement, beaucoup des phénomènes que Giddens considère


typiques de la modernité tardive sont aussi présents dans les ères
antérieures. La rupture qu’il identifie entre modernité et modernité
tardive est elle-même caractéristique de la modernité. Le concept de
moderne chez Giddens est uni-dimmensionnel et réducteur. Il est
pour une large part limité aux principes d’autonomie individuel,
d’auto-détermination, et à la liberté d’action, alors que sont négligés
les dimensions esthétiques et la modernité culturelle. Ainsi Giddens
est indifférent aux préconisations de ceux qui, dans le projet de
modernité, ont attiré l’attention sur ses limites et contradictions dans
le but de critiquer la réification, l’aliénation et la répression au nom
de la modernité.

Deuxièmement, le concept de politique de vie de Giddens est


curieusement a-politique parce qu’il manque complètement les
moments subversifs et de résistance qui transcendent l’ordre
moderne. A la différence de la « politique d’identité » postmoderne
avec laquelle Giddens cherche à prendre ses distances et par laquelle
les minorités sexuelles, religieuses et ethniques réclament des
différences et défient l’universalisme de la modernité, la politique de
vie de modernité tardive commence à ressembler à une « politique
du style de vie » (1991, 214) ou une « politique de l’auto-
actualisation » (1990, 156 ; accentué dans l’original). Giddens ne dit
rien sur la façon précise dont l’auto-actualisation individuelle est liée
aux processus de prise de décision collective et quelles sortes de
représentation et modes d’articulation seraient nécessaires pour que

-91-
cela se produise. Etant donné cette conception du politique
apparemment très complète, mais en fait dénuée de sens, il n’est
guère surprenant que Giddens traite très marginalement des
dimensions centrales de la politisation de l’existence personnelle. Sa
discussion de la politique de vie se concentre presque exclusivement
sur les formes de connaissance et les possibilités d’intervention au
regard de la nature humaine. Ainsi Giddens est moins intéressé par
l’interaction des relations sociales et les problèmes
environnementaux.

Bien que Giddens explique que les intérêts politiques de la vie


n’enlèvent pas ou ne suppriment pas les thèmes de la politique
émancipatrice, il travaille implicitement dans un modèle de phase. Il
tend à connecter la politique de vie avec une étape sociétale
spécifique de développement, et de limiter sa signification aux
sociétés industrialisées et « modernisées ». On peut cependant se
poser la question de savoir si la distinction entre les questions de
redistribution et d’inégalités d’un côté, et celles d’identité et de
reconnaissance de l’autre est défendable. Il n’est pas possible
historiquement ou systématiquement d’isoler la politique
émancipatrice de la politique de vie ou de les définir l’une contre
l’autre (Flitner et Heins 2002, 334-337)15.

Biolégitimité

Le concept de « biolégitimité » de l’anthropologue médical Didier


Fassin est moins bien connu que les travaux de Fehér, Heller et
Giddens. Dans ses livres et articles récents Fassin a montré que les
phénomènes biopolitiques ont une dimension morale, ce qui veut
dire que chaque analyse de la politique de la vie doit prendre en
compte l’économie morale sous-jacente. L’anthropologue ne
comprend pas la moralité comme l’établissement de valeurs ou la
distinction du bien du mal mais plutôt comme le développement de

15Pour une discussion plus en avant de ce problème, voir Butler 1998 et Fraser et
Honneth 2003.

-92-
normes dans un contexte historique et géographique donné,
accessible aux investigations ethnologiques. Fassin souligne que
l’inclusion de la dimension morale ne remplace pas l’analyse
politique mais l’élargit et l’approfondit. Sa question centrale est :
quels sont les systèmes de valeur et les choix normatifs qui guident la
politique de la vie ? (Fassin 2006).

Fassin distingue entre deux aspects de cette dimension morale.


Premièrement, les questions de vie et de longévité, de santé et de
maladie, ne sont pas séparées des questions d’inégalités sociales. Les
données indiquant qu’en France, un travailleur non qualifié de trente
cinq ans peut s’attendre à vivre en moyenne neuf ans de moins qu’un
ingénieur ou un enseignant du même âge ou, qu’en Ouganda,
l’espérance de vie statistique soit moitié moins élevée que celle du
Japon reflète des choix collectifs et des préférences normatives dans
une société donnée ou à un niveau global. Ces processus de décision
restent, selon Fassin, principalement implicites puisque les
gouvernements sont très rarement préparés à déclarer
publiquement qu’ils permettent à des gens de vivre des vies plus
courtes que d’autres ou même que certains sont sacrifiés pour
d’autres.

Pour Fassin, une deuxième dimension morale de la biopolitique va


au-delà de cette distinction entre les divergences d’espérances et de
qualité de vie des riches et des pauvres, des « législateurs » et des
« légiférés ». Au lieu de mesurer la vie comparativement en termes
quantitatifs et qualitatifs, cette seconde forme de réflexion morale
embrasse le concept de vie lui-même. Dans ce sens, Fassin revient à
la distinction d’Agamben entre la vie nue (zoé) et l’existence politique
(bios) bien qu’il donne à ces termes une définition qui se distingue
significativement de celle dont Agamben fait usage.

Par différence avec Agamben, Fassin affirme que la relation


biopolitique entre le corps et l’Etat ne prend pas la forme d’une
violente prohibition ou d’un bannissement mais d’un subtil

-93-
gouvernement des corps au travail qui s’organise lui-même autour de
la santé et de l’intégrité corporelle comme valeurs centrales. La « vie
nue » apparaît dans cette perspective comme le vecteur d’une
« biolégitimité » qui exclut le recours à la violence. Tandis
qu’Agamben diagnostique une « séparation entre l’humanitaire et le
politique » (1998, 133), l’humanitaire est pour Fassin la forme en
quintessence de la biopolitique. L’humanitaire n’est pas un champ
social d’action fermé, défini, et administré par de grandes
organisations non gouvernementales (ONG) mais plutôt un principe
moral qui accorde à la vie humaine une priorité absolue. Selon Fassin
il est de plus en plus évident dans le domaine social que le corps
fonctionne comme la dernière autorité sur la légitimité politique
(2006).

L’anthropologue illustre sa thèse au regard de la politique des


réfugiés et demandeurs d’asile de ces vingt dernières années. Au
sortir des années 1990 on peut observer deux tendances opposées,
mais complémentaires selon Fassin. D’une part, le nombre de
demandeurs d’asile reconnus est tombé à un sixième de ce qu’il était
en 1990, surtout en raison d’une interprétation restrictive du droit
d’asile. D’autre part, le nombre des réfugiés qui reçurent un droit
temporaire de résidence en raison de maladies qui ne pouvaient être
prises en charge dans leur pays d’origine fut multiplié par sept
pendant la même période. Fassin considère que ces développements
contraires montre un déplacement systématique dans les définitions
sociales de la légitimité. La reconnaissance et l’acceptation
croissantes de la vie des êtres humains qui souffrent de maladie,
remplacent la reconnaissance de la vie du citoyen qui a subi la
violence souvent résultat d’agitations politiques. A la place d’une vie
politique qui fait face à un ordre juridico-administratif pour
reconstruire l’histoire d’une persécution, nous trouvons la vie
biologique qui relate une histoire de la maladie en opposition à
l’arrière plan du savoir médical. Le droit à la vie s’est
considérablement déplacé de l’arène politique à l’arène humanitaire.
Selon Fassin, il est maintenant apparemment plus acceptable de

-94-
rejeter une demande d’asile considérée infondée que rejeter un
rapport médical qui recommande une résidence temporaire pour
raisons médicales (2006, 2001).

L’émergence de la biolégitimité – la reconnaissance de la vie


biologique comme la plus haute valeur – ne se limite en aucun cas à
la politique d’asile. Fassin expose ainsi la logique humanitaire dans de
nombreux champs sociaux. La connexion à la santé et à l’intégrité
corporelle a aussi conduit à un réalignement des programmes et des
mesures socio-politiques. Les personnes autrefois considérées
comme sous-privilégiées ou déviantes seraient aujourd’hui de plus en
plus considérées en termes de souffrance corporelle et de besoins en
soins médicaux. Ainsi, les consommateurs héroino-dépendants sont
désormais regardés comme possibles victimes d’infections mortelles
plutôt que comme dangereux délinquants ou menace de la société.
De façon similaire, il y a une reconnaissance croissante des
souffrances psychiques et physiques causées par la pauvreté
matérielle et l’exclusion sociale.

L’évaluation par Fassin du développement social duquel résulte la


«biolégitimité» et dans laquelle la logique humanitaire est le plus
haut idéal éthique est ambivalente. Pour confirmer, il accueille ce
qu’il voit comme la tendance au remplacement de la punition par le
soin et de la surveillance par la compassion. Toutefois, il pense aussi
que ceci a conduit à une atténuation et une reformulation des
problèmes politiques comme questions morales et médicales. La
souffrance sociale se mêle ainsi à la souffrance corporelle, et la
frontière entre le social et le médical se dissout. Fassin affirme que
dans le but d’analyser les sociétés contemporaines il est nécessaire
non seulement de considérer le biopouvoir comme pouvoir sur la vie
mais de voir aussi la biolégitimité comme la légitimité de la vie,
depuis que les gouvernements opère non plus tant sur le corps qu’au
travers de lui (2005).

-95-
Ces axes interprétatifs - la politique du corps, la politique de la vie et
la biolégitimité – représentent, il faut l’admettre, une petite portion
de la philosophie et de la théorie sociale dévolue à la biopolitique.
Deux autres tentatives de mise à jour du concept doivent au moins
être mentionnées ici. Bios : biopolitics and philosophy (2008) est le
seul ouvrage du philosophe italien Roberto Esposito traduit jusqu’à
présent en anglais. Il s’agit du dernier volume d’une trilogie et il signe
un point remarquable de la réflexion philosophique sur l’ « énigme
de la biopolitique » (ibid., 13)16. La thèse centrale d’Esposito est que
la pensée politique occidentale moderne est dominée par le
« paradigme de l’immunisation » (ibid., 45). Il montre, via une
reconstruction de la théorie politique depuis Thomas Hobbes, que les
concepts modernes de sécurité, de propriété, et de liberté peuvent
seulement être compris dans une logique d’immunité. La
caractéristique de cette logique est une connexion intérieure entre la
vie et la politique dans laquelle l’immunité protège et promeut la vie
tout en limitant aussi le pouvoir expansif et productif de la vie. La
sauvegarde et la préservation de la vie sont centrales dans l’action et
la pensée politiques. Cet objectif conduit en dernier lieu à des
résultats (auto-) destructeurs. En d’autres termes, la logique de
l’immunité sécurise et préserve la vie jusqu’au point où elle nie la
singularité des processus de vie et les réduit à une existence
biologique. Cette « logique immunitaire » conduit de la maintenance
de la vie à une forme négative de sa protection et finalement à la
négation de la vie (ibid., 56).

Le paradigme de l’immunité permet aux deux dimensions


antagonistes de la biopolitique (développement et avancement de la
vie d’une part et sa destruction et son élimination d’autre part) d’être
imaginées comme deux aspects constitutifs d’une problématique
commune. Esposito voit les politiques raciales et d’extermination
Nazis comme la plus extrême forme de rationalité immunitaire dans
16Voir Esposito 1998, 2002. Pour la place d’Esposito et de son concept de biopolitique
en philosophie contemporaine voir Campbell 2008 et les contributions au numéro
spécial de Diacritics « Bios, Immunity, Life : The Thought of Robert Esposito », 36
(2)(2006).

-96-
laquelle la politique de vie est entièrement enveloppée dans une
politique de mort négative (thanatopolitique). Esposito, avec
Agamben et Foucault, souligne que le Nazisme se tient dans un
continuum avec l’action et la pensée politiques modernes.
Cependant, à la différence des deux autres philosophes il ne voit la
spécificité du Nazisme ni dans la ré-articulation de la souveraineté ni
dans la suprématie de l’état d’exception. En lieu et place, Esposito
souligne les objectifs médico-eugéniques du Nazisme et l’importance
programmatique de la lutte contre la maladie, la dégénérescence et
la mort. Le projet immunitaire de promotion de la vie conduit ainsi
ultimement aux camps de la mort :

La maladie contre laquelle les Nazis combattent jusqu’à la mort n’est


pas autre chose que la mort elle-même. Ce qu’ils veulent tuer dans le
Juif et dans tous les types humains (assimilés) n’est pas la vie mais la
présence de la mort dans la vie : une vie qui est déjà morte parce que
marquée héréditairement par une déformation originale (elle) et
irrémédiable ; la contagion du peuple Germain par une part de vie
habitée et opprimée par la mort…Dans ce cas, la mort devient à la
fois l’objet et l’instrument de la cure, la maladie et son remède. (Ibid.,
137-138)

Comme contre modèle de cette « thanatopolitique » - qui n’a pas


disparu avec la fin du Nazisme mais continue de caractériser l’ère
présente (cf. ibid., 3-7 ; Campbell 2008) – Esposito présente une
« biopolitique positive » dont le principal point de repère est de ne
pas achever et d’ouvrir les corps individuels et collectifs. Ces corps se
défendent eux-mêmes contre les tentatives d’identification,
d’unification et de fermeture et articulent une normalité immanente
de vie qui s’oppose aux dominations externes des processus de vie.
Cette vision d’une biopolitique positive devrait être « capable de
retourner la politique de mort Nazi en une politique qui n’est plus sur
la vie mais de la vie » (Esposito 2008, 11, souligné dans l’original). Elle
substituerait un nouveau concept de communauté à l’auto-
destruction logique de l’immunité. Ce nouveau concept reconnaît la

-97-
vulnérabilité, l’ouverture et la finitude constitutive des corps
individuels et collectifs comme la fondation essentielle de la
communauté - plutôt que de les considérer systématiquement
comme un danger à repousser.

L’anthropologue médical français Dominique Memmi adopte un


point de départ très différent. Dans Faire vivre et laisser mourir : Le
gouvernement contemporain de la naissance et de la mort (2003 a),
elle observe un déplacement dans les mécanismes biopolitiques
durant ces trente dernières années. Memmi souligne que les
processus biopolitiques se limitent eux-mêmes de moins en moins
aux formes de discipline et de régulation des populations que
Foucault étudie dans ses travaux. Au contraire, les citoyens eux-
mêmes s’accordent le droit de faire vivre et de laisser mourir. Ceci
s’applique surtout aux questions ayant trait au commencement et à
la fin de vie. A partir du déploiement des technologies reproductives
– la fertilisation in vitro par exemple - de la décriminalisation de
l’avortement (« laisser vivre ou prévenir de la vie) à la mort assistée
des soins palliatifs (« se laisser mourir soi-même ») en passant par la
mort induite volontairement du suicide assisté (« se faire mourir soi-
même)- tous ces cas, pense Memmi, ont à voir avec des décisions qui
relèvent de plus en plus de la responsabilité des individus. Elle
montre que l’ « auto détermination » est une caractéristique centrale
de la biopolitique contemporaine. L’action traditionnelle de l’Etat sur
les corps individuels et la santé de la population comme un tout est
aujourd’hui absorbé dans des formes d’auto-soin. Ceci ne signifie pas
cependant une simple croissance de l’autonomie individuelle mais
plutôt l’établissement d’un nouveau type de contrôle social par
lequel seules les décisions relatives à la conformité du corps
répondant aux attentes et normes sociales sont considérées
rationnelles, prudentes ou responsables (Memmi 2003 b).

-98-
Chapitre 7 : La fin et la réinvention de la Nature

Le deuxième axe de réception significative du concept foucaldien de


biopolitique est centré sur la façon dont les nouvelles connaissances
scientifiques, et le développement des biotechnologies, accroissent
le contrôle des processus de vie, et altèrent de manière décisive le
concept de vie lui-même. Le point de départ commun aux travaux de
ce champ de recherche est l’observation que l’image d’une origine
naturelle de tous les organismes vivants, a été graduellement
remplacée par l’idée d’une pluralité artificielle des formes de vie, qui
rassemble davantage des artefacts techniques que des entités
naturelles. La redéfinition de la vie comme texte par les généticiens,
les avancées en biomédecine, qui vont de l’imagerie cérébrale à
l’analyse d’ADN, les transplants médicaux et la médecine
reproductive – pour ne citer que quelques innovations –
représentent une rupture avec la perception d’un corps complet et
fini. Le corps est vu de manière croissante non pas comme un
substrat organique mais comme un logiciel moléculaire qui peut être
lu et réécrit.

A la lumière de ces développements une série de travaux en a


proposé une revue critique et des amendements du concept
foucaldien de biopolitique. Ces travaux se concentrent moins sur la
transformation du politique et davantage sur la « réinvention de la
nature » (Haraway, 1991). Il n’est cependant pas possible ici de
présenter cette vaste littérature dans toute sa diversité, ce chapitre
en décrit trois thématiques centrales.

Le premier ensemble d’études met l’accent sur l’extension et la


relocalisation des interventions biopolitiques. Dans cette perspective,
les pratiques biotechnologiques incluent de plus en plus l’intérieur du
corps comme nouvel espace d’intervention. De plus, ils créent une
nouvelle relation entre la vie et la mort et dissolvent les frontières

-99-
épistémiques et normatives entre l’humain et le non humain.
J’introduis ensuite brièvement la thèse de l’anthropologue Paul
Rabinow, selon laquelle de nouvelles socialités et formes d’activisme
politique émergent sur la base des connaissances biologiques. Enfin
s’en suit un débat du concept d’éthopolitique proposé par le
sociologue Nikolas Rose.

Politique moléculaire, Thanatopolitique, Anthropopolitique

Le concept foucaldien de biopolitique reste lié à la notion de corps


complet et fini (intégral). L’analyse foucaldienne des technologies
disciplinaires, qui sont toutes appliquées au corps dans le but de le
former et de le segmenter (fragmenter), est fondée sur l’idée d’un
corps fermé et limité. Par contraste, la biotechnologie et la
biomédecine permettent le démantèlement et la recombinaison du
corps jusqu’à un point que Foucault n’avait pas anticipé. Une série
d’auteurs ont ainsi montré les limites du concept foucaldien de
biopolitique. Michael Dillon et Julian Reid (2001) suggèrent que la
molécularisation et la digitalisation caractérisent une « biopolitique
recombinante » qui opère dans, et au-delà des frontières corporelles
(du corps). Selon une autre thèse, les avancées de la bioscience ont
établi un nouveau niveau d’intervention en-deçà des pôles
biopolitiques classiques de l’ « individu » et de la « population ».
Michael J. Flower et Deborah Heath (1993) montrent qu’une
« politique moléculaire » a émergé et qu’elle n’offre plus une vue
anatomique de l’individu mais en présente une image génétique qui
le situe dans le « patrimoine génétique ».

Donna Haraway, Hans-Jörg Rheinberger et beaucoup d’autres


théoriciens des sciences ont attiré l’attention sur le fait que ces
processus ne sont pas juste un moyen d’améliorer les technologies et
instruments pré-existants. Au contraire, l’ingénierie génétique se
distingue clairement elle-même des formes traditionnelles
d’intervention bioscientifique et médicale depuis qu’elle ne vise pas
simplement à modifier les processus métaboliques mais à les

-100-
« reprogrammer ». Cette épistémologie politique de la vie ne vise
plus le contrôle de la nature extérieure mais plutôt la transformation
de la nature intérieure. En conséquence, la biologie n’est plus conçue
comme une science des découvertes qui enregistre et documente les
processus de vie mais plutôt comme une science de transformation
qui crée la vie et change activement les organismes vivants (Haraway
1991 ; Rheiberger 2000 ; Clarke et al. 2003).

Marcela Iacub, Sarah Franklin, Margaret Lock, Lori B. Andrews,


Dorothy Nelkin et d’autres soulignent plus encore un autre aspect de
la problématique biopolitique, montrant que l’accès amélioré au
corps crée aussi une relation nouvelle entre la vie et la mort. A deux
égards la vie et la mort sont aujourd’hui plus intimement liées que
Foucault l’avait supposé. Ainsi, la « matière humaine » transcende la
personne vivante. La personne qui meurt aujourd’hui n’est pas
toujours vraiment morte. Il ou elle continue à vivre au moins
potentiellement. Ou plus précisément, des parties de l’être humain –
ses cellules ou organes, son sang, sa moelle épinière, etc. – peuvent
continuer à exister dans le corps d’autres personnes dont ils
améliorent la qualité de vie, ou en tant que « pièce » incorporée par
une transplantation. Les matériaux organiques de la vie ne sont pas
subordonnés aux mêmes rythmes biologiques que l’est le corps. Ces
matériaux peuvent être entreposés comme informations dans des
biobanques ou faire l’objet de cultures de cellules souches. La mort
peut faire partie d’un circuit productif et être utilisée pour améliorer
et augmenter la vie. La mort d’une personne peut garantir la vie et la
survie d’une autre.

La mort est aussi devenue flexible et compartimentée. Le concept de


« mort cérébrale » et le développement de technologies de
réanimation, de même que la dispersion de la mort dans différentes
régions du corps et à différents moments dans le temps ont permis la
croissance et l’élargissement de la transplantation médicale.
Aujourd’hui, la souveraineté d’Etat comme ensemble d’autorités
médico-administratives ne décide plus en terme de vie et de mort

-101-
mais définit ce qu’est la vie, quand elle commence et se termine.
Dans un sens entièrement nouveau, la « thanatopolitique » est une
partie intégrante de la biopolitique (Andrews et Nelkin 2001 ; Iacub
2001 ; Franklin et Lock 2003).

Une troisième critique de la biopolitique foucaldienne réside dans sa


limitation exclusive aux populations et individus humains. Comme
Paul Rutherford (1999) l’énonce justement on ne peut pas
déterminer dans un schéma conceptuel aussi étroit comment les
problèmes écologiques et le discours environnemental se trament
avec la (re)production de l’espèce humaine. Il suggère une expansion
du champ sémantique qui permettrait au concept de biopolitique de
valoir pour l’administration et le contrôle des conditions de vie. Mais
un autre problème se révèle du fait que Foucault restreignait l’action
à une qualité humaine, si bien que seuls les humains en tant
qu’acteurs sociaux sont pris en compte. Gesa Lindemann et Bruno
Latour ont critiqué suivant deux perspectives et de façon
convaincante cette réduction anthropocentrique de la problématique
biopolitique. Lindemann (2002) suggère, en référence aux travaux de
Helmuth Plessner, une « anthropologie réflexive » qui pose la
question de savoir qui est empiriquement inclu dans le cercle des
personnes sociales. Bruno Latour (1993) se trouve dans une position
similaire quand il fait la demande d’une « anthropologie
symétrique » qui conçoive la capacité d’action des entités humaines
et non humaines.

Ces approches et d’autres contributions théoriques ouvrent un


nouveau champ de recherche qui rend possible l’enquête visant à
savoir quelle entité, sous quelles conditions, peut devenir membre de
la société, et celle qui ne peut pas : biopolitique comme
anthropolitique.

-102-
Biosocialité

Dans un essai largement lu, Paul Rabinow (1992) introduit le concept


de biosocialité comme extension de la problématique biopolitique de
Foucault. Rabinow voit une nouvelle articulation des deux pôles,
corps et population, identifiés par Foucault, et qui émergent du
projet de Génome Humain et des innovations biotechnologiques qui
y sont liées. Rabinow pense qu’un ordre postdisciplinaire a émergé,
ordre dans lequel la stricte séparation entre nature et culture a été
dépassée, et dans laquelle une relation différente aux processus de
vie se développe (ibid., 234). Dans ce contexte il est insuffisant de
décrire la « génétique nouvelle » en termes dérivés des ères
précédentes. Rabinow considère qu’il n’est plus pertinent de parler
de biologisation du social ou de la traduction des projets sociaux dans
une terminologie biopolitique (à la lumière des modèles bien connus
de sociobiologie ou de Darwinisme social) ; il argue que nous sommes
plutôt confrontés à une nouvelle compréhension des relations
sociales par le prisme de catégories biologiques :

Dans le futur, cette nouvelle génétique cessera d’être une métaphore


pour la société moderne et deviendra un réseau de circulation de
termes d’identité, et un lieu de restriction, autour duquel, et à travers
lequel, un nouveau type d’autoproduction émergera que j’appelle
« biosocialité ». Si la sociobiologie est une culture construite sur le
fondement d’une métaphore de la nature, alors dans la biosocialité,
la nature sera modelée sur la culture entendue comme pratique.
(ibid., 241)

Rabinow s’intéresse tout spécialement à la façon dont de nouvelles


identités collectives et individuelles émergent du fait du
développement des connaissances des maladies et des risques
génétiques. Il faut s’attendre, écrit-il, en raison de la diffusion et de la
popularisation de l’information génétique, à ce que les individus se
décrivent eux-mêmes, ainsi que les autres, en faisant usage de

-103-
terminologies génétiques et bio-scientifiques de la même façon que
le vocabulaire biomédical s’insinue dans le langage quotidien. Si les
gens se décrivent aujourd’hui eux-mêmes en terme de basse
pression artérielle ou de taux de cholestérol élevé, dans le futur les
individus pourraient se définir eux-mêmes en terme de risque
génétique élevé pour telle ou telle maladie, de tolérance faible à
l’alcool conditionnée génétiquement, ou de prédispositions
héréditaires au cancer du sein ou à la dépression.

La thèse de Rabinow va cependant encore plus loin. Il postule que les


innovations techniques et les systèmes de classification scientifique
créent les conditions matérielles de nouvelles formes de
socialisation, de modèles représentatifs et d’identités politiques par
lesquels les connaissances de propriétés corporelles et de
caractéristiques génétiques spécifiques détermineront décisivement
la relation de l’individu à lui-même et aux autres :

Il y aura des groupes constitués autour du chromosome 17, locus


16,256, site 654,376 allèle variant avec substitution de guanine. Ces
groupes auront des spécialistes médicaux, des laboratoires, des
historiens, des traditions et une armée de pasteurs anges gardiens les
aidant à expérimenter, partager, agir et « comprendre » leur destin.
(Ibid., 244)

Selon Rabinow, les groupes autonomes et les organisations de


patients ne sont pas les récipiendaires passifs de soins médicaux ou
les objets d’intérêts de la recherche scientifique. Au contraire,
l’expérience de la maladie forme la base d’un champ de diverses
activités sociales. Des groupes de personnes atteints d’une maladie
donnée, et leurs familles, travaillent avec des experts médicaux. Ils
collectent des dons dans le but de promouvoir des recherches
répondant à leurs besoins, et ils construisent des réseaux de
communication et d’activités qui vont des réunions régulières
d’échanges d’expériences de la maladie, à la réalisation de leurs

-104-
propres publications et à la rédaction de contenus électroniques
destinés à internet (cf. Rabinow 1999)17.

Cependant, la diffusion des connaissances bioscientifiques et


médicales n’a pas seulement conduit à de nouvelles formes de
communauté et d’identité collective. Il en est aussi résulté des
demandes de droits fondées sur des anomalies biologiques, et des
formes jusqu’alors inconnues d’activisme politique. Dans le monde
anglo-américain ces nouveaux modes d’articulation et de
représentation sont définis et abordés sous les termes de « biologie »
ou de « citoyenneté génétique » (Petryna 2002 ; Heath, Rapp, and
Tausing 2004 ; Rose et Novas 2005). Ces concepts ont en commun
l’idée d’une connexion systématique entre la connaissance
biomédicale, les concepts d’identité et d’individualité et des modes
d’articulation politiques. Dans cette optique, les organisations de
patients, les groupes d’entre-aide et les associations de familles
représentent de nouveaux sujets collectifs qui lèvent les frontières
entre profanes et experts, et entre chercheurs actifs et bénéficiaires
passifs des progrès technologiques.

Au moins trois arènes d’activisme politique organisées autour


d’attributs biologiques partagés peuvent être distinguées.
Premièrement, les groupes d’entre aide, les organisations de patients
et les associations de famille font du lobbying afin d’accroître l’intérêt
du public pour leurs causes et d’attirer des financements publics
destinés aux projets de recherche associés. Leur but est de
sensibiliser le public aux maladies et aux souffrances associées et
d’influencer les décideurs politiques.

17Aujourd’hui Rabinow est plus prudent et pointe les limites du concept original
formulé dans l’ « âge d’or de la biosocialité moléculaire » : « il y avait de l’espoir, il y avait
du progrès, il y avait une raison pressante et même urgente – il y avait des raisons de
vouloir être biosocial » (2008, 190). Toutefois, comme l’admet Rabinow, jusqu’à présent
très peu des promesses de la médecine génétique ont été réalisées, et il n’y a guère de
procédure adéquat d’évaluation des risques ou de traitements médicaux disponibles.

-105-
Une deuxième arène d’activisme politique concerne la lutte contre
les restrictions matérielles ou idéologiques pour obtenir l’accès aux
technologies médicales et aux connaissances bioscientifiques. Les
groupes d’entre-aide et les organisations de patients se battent
contre les restrictions ou les exclusivités de propriété intellectuelle
dans le domaine de la recherche biomédicale et génétique. Ils
orientent aussi leurs ressources contre l’utilisation des connaissances
génétiques aux seuls usages commerciaux qui peuvent conduire à
limiter le prolongement de recherches, et augmenter le coût de
développement et de diffusion des dispositifs thérapeutiques et
diagnostics. Un troisième champ d’engagement des groupes d’entre
aide et des organisations de patients est leur participation aux
comités d’éthique et aux délibérations parlementaires, aussi bien que
la production de projet de lignes directrices dans la régulation des
procédures technologiques (Rabeharisoa et Callon 1999 ; Rabinow
1999 ; Heath, Rapp, and Taussig 2004 ; Rose et Novas 2005).

Jusqu’à présent peu d’études ont pris pour objet cette « biopolitique
souterraine» et examinées empiriquement les relations entre les
formes collectives d’action, les groupes de patients et les
organisations familiales. Pour cette raison, les motifs d’activisme et
les critères d’affiliation qui guident ces organisations, les canaux
d’influence et de lobbying qu’elles installent afin de supporter leurs
propres intérêts, et la manière dont elles construisent leurs alliances
ont seulement été étudiées de façon rudimentaire.

Il faut noter que les droits et demandes des organisations concernées


ne sont pas tant exprimés au nom de droits universels et de la santé
générale que sur la base d’un profil génétique particulier qui, dans
l’ensemble, est partagé par un petit nombre. Ceci complique
l’articulation politique des droits puisque l’accent est porté
davantage sur les différences génétiques que sur une identité
biologique commune (Heath, Rapp, and Taussig 2004, 157-159).

-106-
Ethopolitique

Le résultat de la remise en chantier du terme « biopolitique » par


Nikolas Rose a exercé une influence importante. Comme Paul
Rabinow, avec lequel Rose travaille étroitement (cf. par exemple,
Rabinow and Rose 2006), Donna Haraway (1997) et Hans-Jörg
Rheinberger (2000), Rose avance l’hypothèse que la croissance de la
connaissance biologique et génétique et des pratiques
technologiques qui en résultent, dissolvent la limite traditionnelle
entre nature et culture ainsi que celle entre biologie et société. De
cette manière, le recours à une nature pré ou extra politique est
exclu, et la biologie ne peut être séparée des questions politiques et
morales. Le résultat de cette synthèse, écrit Rose, est une nouvelle
constellation qu’il appelle « ethopolitique ».

L’éthopolitique désigne avant tout une rupture épocale. Rose avance


que la génétique d’aujourd’hui n’a que peu à voir avec les
interventions eugénistes du passé. Il écarte les analyses critiques qui
voient la génétique humaine contemporaine comme une extension
ou une intensification des formes traditionnelles de sélection et de
régulation de la population. Rose considère au contraire que le
paradigme de réglementation étatique, visant le criblage et
l’extermination, est trompeur, puisque le cadre de référence
biopolitique et les formes biopolitiques de régulation ont changés.
Par différence avec l’ « hygiène raciale », la génétique humaine
d’aujourd’hui n’est pas destinée à l’ensemble de la population, mais
à la constitution génétique de l’individu. Selon Rose, l’objectif central
des interventions génétiques est moins la santé publique, ou
l’équivalent d’objectifs de santé collective, mais plutôt la tentative
d’améliorer la santé des individus et de les aider à éviter la maladie.
En lieu et place d’un Etat porteur de programmes eugéniques
habituellement réalisés au moyen de méthodes répressives – de la
stérilisation forcée au génocide - nous trouvons « une variété de
stratégies qui essaient d’identifier, de traiter, de gérer ou

-107-
d’administrer ces groupes, individus ou localités, où le risque est
considéré élevé » (2001, 7).

Ces « mutations » de rationalités biopolitiques impliquent un


élargissement du champ des affaires biopolitiques (cf. Rose 2007, 5-
7). Les mesures correctives et préventives ne visent plus des cibles
spécifiques, des sous-populations limitées. Tous les membres de la
société sont informés, au point de savoir que chacun est prédisposé à
des risques génétiques. Le discours sur le risque comprend ici les
individus en pleine santé, et les soumet au même contrôle médical
que les malades, dans le but d’anticiper et, quand cela est possible,
de prévenir les maladies futures. Cette expansion du territoire
médical fait partie d’une tendance générale que Rose comprend
comme la « démocratisation de la biopolitique » (ibid., 17). Au 20ème
siècle, selon Rose, la popularisation et l’adoption de normes
hygiéniques et de mesures politiques ciblant l’amélioration de la
santé produisaient l’augmentation des initiatives individuelles visant
à combattre la maladie lorsqu’elle survenait. Le démantèlement des
formes socialisées de régulation, parallèlement à l’établissement de
programmes et de régulations néo-libéraux des trente dernières
années, a joué un rôle important dans l’autonomisation et l’auto-
détermination de la décision médicale comme éléments clés (ibid, 3-
4).

Rose pense que cette coévolution de transformation politique et


d’innovation technoscientifique a été responsable d’un déplacement
fondamental dans les mécanismes biopolitiques. Selon lui, les
moyens d’intervention disponibles aujourd’hui empiètent non
seulement sur l’apparence et le comportement du corps mais aussi
sur sa composition organique qui est désormais perçue comme
malléable, corrigible et améliorable. Dans ce changement de
constellation, le corps est de plus en plus important pour l’identité
individuelle et son auto-perception. Au point que les frontières entre
le normal et le pathologique, entre la guérison et l’amélioration,
s’effacent de plus en plus ; laissant la place à un nouvel ensemble de

-108-
questions politiques et éthiques qui supplante les formes anciennes
de la biopolitique. Rose établit l’éthopolitique de la manière
suivante :

Les voies dans lesquelles l’ethos de l’existence humaine – les


sentiments, la nature morale ou les systèmes de croyance des
individus, des groupes ou institutions – sont venues fournir
le « medium » dans lequel le gouvernement de soi de l’individu
autonome peut être connecté avec les impératifs du bon
gouvernement…Si la discipline individualise et normalise, et le
biopouvoir collectivise et socialise, l’éthopolitique traite des
techniques de soi par lesquelles les êtres humains devraient se juger
eux-mêmes et agir sur eux-mêmes pour être meilleurs qu’ils ne sont.
(2001, 18)

La caractéristique spéciale de cette forme de politique se révèle dans


un constructivisme vital, qui prend lui-même ses distances avec les
idées d’une nature immédiate, accessible et originale et les concepts
essentialistes sur l’existence humaine. Rose est conscient de
l’ambivalence de cette « politique vitale » (2001, 22 ; 2007, 8). D’une
part la position antinaturaliste appelle une réflexion éthique
approfondie qui inclut des questions sur la constitution biologique
autant qu’à propos des concepts d’identité et sur la façon dont
chacun souhaite vivre. Les individus peuvent (et doivent) peser les
nombreuses options dans le but de créer les conditions de la
meilleure transformation possible. Cette politique vise à créer des
potentiels individuels et collectifs dans un champ qui était jusqu’alors
perçu comme immuable. Le résultat pourrait être une pluralisation et
une diversification des normes de vie et de santé qui pourrait s’ouvrir
aux négociations et décisions démocratiques.

D’autre part, les nouveaux espaces de liberté gagnés risquent de se


transformer en leurs contraires. A commencer par la
commercialisation des processus de vie qui place la recherche en
position d’esclave de la recherche de profit et du développement de

-109-
nouvelles formes d’inégalités sociales et d’exploitation (2007, 31-39).
En outre, Rose voit dans le contexte de l’éthopolitique le
développement de nouvelles attentes institutionnelles et de normes
sociales en vue d’une « responsabilité génétique ». Une gamme « de
pouvoirs pastoraux » et d’autorités se cristallisent autour des
problèmes éthopolitiques et offre des réponses aux questions
relatives à la signification et à la valeur de la vie. Les médecins, les
bioéthiciens, les conseillers génétiques, les scientifiques et les
représentants des entreprises pharmaceutiques et de
biotechnologies popularisent la connaissance scientifique,
disséminent les jugements de valeur et guident la réflexion morale
(ibid. 40, 73-76). Aussi, les efforts personnels pour obtenir santé et
bien être sont ici les proches alliés des intérêts politiques,
scientifiques, médicaux et économiques.

Le travail de Rose est caractérisé par un dialogue impressionnant


entre l’analyse empirique et la réflexion théorique. Ses textes sont
parmi les plus fréquemment cités et des plus stimulants dans les
récents travaux de sociologie. Il y a cependant au moins deux
objections qui peuvent être formulées à l’adresse de son idée
d’éthopolitique. La première remarque critique concerne l’hypothèse
d’une rupture claire et distincte entre les programmes eugénistes du
passé et les pratiques de génétiques humaines contemporaines. Lene
Koch (2004), par exemple, montre que les processus d’exclusion et
de sélection dans le cadre des technologies génétiques et de la
reproduction ne peuvent être considérés comme des technologies
appartenant encore au passé ; ou plutôt que les formes
d’intervention et les modes de justification ont changés. Les objectifs
fondamentaux de contrôle et d’encadrement des décisions relatives
à la reproduction demeurent intacts. Bien qu’il soit certainement
nécessaire de pointer des différences historiques, il est également
important de ne pas effacer les continuités entre passé et présent.

Deuxièmement, il reste à clarifier jusqu’à quel point la biopolitique


fusionne avec l’éthopolitique. Bruce Braun (2007) a attiré l’attention

-110-
sur le fait que les questions éthiques abordées par l’éthopolitique
sont liées à des conditions de vie matérielles indisponibles pour des
millions de personnes dans le monde qui doivent lutter chaque jour
pour survivre. Et même si nous limitons la problématique
éthopolitique aux Etats industrialisés de l’Ouest, une dimension
centrale des pratiques biopolitiques contemporaines est encore
manquante. Pour l’illustrer, Braun désigne la réaction politique et
médiatique au sujet de la propagation de la grippe aviaire de 2005. Il
montre que l’idée d’un corps moléculaire isolé et stable, qui pour
Rose fournit le fondement de la décision éthique et des pratiques de
soi, peut-être contrée par d’autres perceptions du corps. Dans les
discours épidémiologiques et politiques relatifs à la propagation d’un
pathogène donné, le corps moléculaire ouvert et vulnérable est en
question – un corps qui interagit avec d’autres corps humains et non
humains sous la menace permanente d’un risque de maladie. Braun
appelle « biosécurité » un ensemble de techniques politiques
destinées à répondre à ces dangers. La biosécurité vise à guider la vie
biologique, ses cycles de développement et ses contingences.
L’argument de Braun, pour faire court, est que chaque portrait
complet de biopolitique contemporaine doit embrasser les questions
de biosécurité aussi bien que les mécanismes éthopolitiques18.

18Sur la biopolitique et la sécurité, voir aussi Reid 2006, Dauphinee et Masters 2007 ;
Dillon et Lobo-Guerrero 2008, ainsi que les recherches du réseau de sécurité de la
biopolitique : http///www.keele.ac.uk/research/lpj/bos (accès du 17 décembre 2009).

-111-
Chapitre 8 : Politique vitale et bio-économie

De la Menschenökonomie au capital humain

Le concept de politique vitale que Nikolas Rose emploie dans sa


discussion de la molécularisation et de l’informatisation de la vie était
déjà utilisé bien avant dans un contexte complètement différent. Le
terme jouait un rôle premier dans les travaux de Wilhem Röpke et
Alexander Rüstow, deux représentants significatifs du libéralisme
allemand d’après guerre et architectes de l’économie sociale de
marché (Soziale Marktwirtschaft). Dans les années 1950 et 1960, ils
utilisèrent le terme « politique vitale » en référence à une nouvelle
forme de politique, enracinée dans des besoins anthropologiques et
dotée d’une orientation éthique. Ici, le négatif est la société de masse
qui érode l’intégration et la cohésion sociales. La « massification »
(Vermassung) est l’antonyme de « politique vitale », représentant
« la plus mauvaise maladie sociale de notre temps » (Rüstow 1955,
70). Tandis que la massification émergeait de la dissolution des liens
sociaux originaux et des formes de vie, la politique vitale avait pour
but de les promouvoir et de les réactiver. Contrairement aux
politiques sociales, centrées sur des intérêts matériels, la politique
vitale prend en compte « tous les facteurs desquels dépendent en
réalité la joie, le bien-être et la satisfaction » (Rüstow 1955, 70).

Le concept ordolibéral de politique vitale était le résultat d’une


approche en deux volets. Selon Rüstow, tant les économies de
marché de l’Ouest que les Etats socialistes de l’Est étaient sur de
mauvaises voies. Les deux systèmes étaient caractérisés par une forte
centralisation et dominés par des préoccupations matérielles.
Rüstow souhaitait réactiver un principe « naturel » de la politique
qui, de son point de vue, avait progressivement décliné depuis le
19ème siècle. Il arguait que les lignes directrices de l’action politique
doivent considérer comment les politiques « affectent le bien-être et
l’estime de soi des individus » (1957, 235). La politique devrait

-112-
résonner avec la nature humaine au lieu de s’y aliéner. Le critère de
mesure de cette politique est naturel et comprend les besoins
humains innés, cette orientation divulgue les fondations
anthropologiques de la politique vitale (ibid., 236).

La politique doit s’adapter à « l’essence de l’humain » (ibid., 235), qui


indique la primauté de la politique sur le domaine économique. Selon
Rüstow, la politique vitale est fondée sur la différence élémentaire
entre la « bonne vie » et l’affluence matérielle ; elle comprend le
système économique comme une partie intégrante d’un ordre plus
élevé qui définit et limite le champ de l’activité économique. La
politique vitale comprend des mécanismes de coordination et de
régulation économiques destinés à « servir la vie », si bien que les
mesures économiques représentent un moyen servant une fin et non
une fin en soi.

Dans l’optique de Rüstow, la politique vitale n’est en aucun cas


limitée à l’activité de l’Etat mais est plutôt « la politique dans le plus
large sens possible…qui inclut toutes les mesures sociales et les
agencements expérimentaux » (ibid., 235). Ceci réactive les valeurs
morales et les traditions culturelles concomitantes de la solidarité
spirituelle et des relations développées au cours du temps. Le but de
cette politique est d’insérer « un tissu de liens de vie toujours plus
dense (lebendiger Bindungen) dans l’intégralité du domaine social »
(ibid., 238). Cette tâche entraîne à la fois des innovations et de
l’intégration et prend en compte tous les éléments sociaux et leurs
strates pendant que dans le même temps sont reconnues leurs
capacités d’auto-organisation. Sous cet angle, la politique vitale suit
le principe de subsidiarité car en cas de problème social la première
question est de savoir s’il peut être résolu par des formes de vie
autonomes, c’est à dire, des solutions qui pourraient être trouvées
dans la sphère familiale, le voisinage ou d’autres formes, avant que
de demander l’aide de l’Etat (ibid., 232). Rüstow soutient qu’une
politique réussie dépend des familles agissant comme « les cellules
de base du corps social » restant en bonne santé, mais aussi de « la

-113-
solidarité d’entreprise » sur les lieux de travail ainsi que les branches
exécutive et législative de gouvernement travaillant à « l’intégration
du corps populaire (Volkskörper) » dont ils ont la charge (ibid., 237).

La politique vitale remplit donc deux fonctions importantes de la


pensée ordolibérale. Premièrement, elle sert de principe critique par
rapport auquel l’activité politique peut-être mesurée et rapporte
l ‘économie à un ordre global qui lui est extérieur et éthiquement
fondé. Deuxièmement, la dimension de politique vitale de l’économie
sociale de marché affirme sa supériorité sur les « conditions
inhumaines » existantes en Union Soviétique, où les besoins
fondamentaux humains étaient ignorés (ibid, 238).

Tandis que pour les ordolibéraux la politique vitale pointe les


relations conflictuelles entre les principes économiques et un ordre
ancré anthropologiquement, et éthiquement supérieur ; deux autres
théories du 20ème siècle désamorcent les conflits possibles entre
politique, éthique et économie en identifiant l’être humain à un
homo oeconomicus. Ces deux théories, basée pour la première sur le
concept de Menschenökonomie (théorie de l’économie humaine) et
pour la seconde sur le concept de capital humain (théorie du capital
humain), ont moins à faire avec l’accommodement de l’économie aux
processus de vie qu’avec l’amélioration, l’augmentation et
l’optimisation de ces mêmes processus. Dans les deux cas la vie
humaine ne sert pas de mesure de l’économie mais est elle-même
subordonnée à l’impératif économique de valorisation19.

Le concept de Menschenökonomie provient du philosophe social et


sociologue de la finance autrichien Rudolf Goldscheid, l’un des
membres fondateurs de la société germanique de sociologie. Son
traité de biologie sociale (1911) cherchait à fournir un compte rendu
complet et un guide du management des conditions de
(re)production de la vie humaine. La quantité de monnaie que l’Etat

19Ce passage est largement basé sur l’analyse de Ulrich Bröckling qui compare ces deux
théories dans l’un de ses essais (Bröckling 2003).

-114-
dépense dans l’éducation, et les conditions d’existence sont
comparées avec les profits que le travail humain produit. L’objectif
de ce calcul économico-humain est d’atteindre le plus grand
« surplus de valeur » possible, c’est-à-dire de maximiser les
avantages en minimisant les dépenses. Cet « optimum vital » (ibid.,
499) exige une comptabilité méthodique et autorise une
administration et un contrôle efficients et rationnels du « capital
organique » c’est-à-dire de la vie et du travail humains.

Goldscheid distingue sa pensée de deux modèles de gouvernance et


de régulation sociale qui étaient largement débattus à cette époque :
le darwinisme social et l’hygiène raciale. Dans son esprit, ces modèles
ne s’élevaient pas jusqu’à la tâche d’optimisation. La manipulation
économique du « matériel humain » (1912, 22) ne peut être assurée
par les solutions du darwinisme social ou les expérimentations
d’hygiène raciale. Goldscheid, qui était politiquement allié aux
sociaux démocrates, plaçait moins de valeur dans la sélection
naturelle ou sociale que dans l’amélioration des conditions de vie, la
promotion de l’éducation, et la bataille contre les causes de
maladies. Ces efforts visaient l’amélioration de la « qualité humaine »
comme un tout. Goldscheid énonce que ce qui « peut être observé
dans toute économie » se répète au niveau humain :

Plus est grand le soin apporté à la fabrication d’un objet, plus est
élevée la dépense en travail humain exigée pour sa fabrication, plus il
sera durable et compétent. Plus coûteux est le solide artisan qui a
grandi sur une terre natale saine et qui a été procréé par des pères
sains. L’adolescent devrait se voir donné au moins autant de soins et
d’attention que ceux prodigués dans l’élevage des animaux. (1911,
495)

En ce point, l’idée de Menschenökonomie présente une critique


spécifique du capitalisme. Le capitalisme est l’exploitation coupable
du capital organique puisqu’il ne valorise pas la satisfaction des
besoins humains et ne se sent pas concerné par la production « d’une

-115-
valeur de surplus organique ». De son côté, Goldscheid accueille
l’alternative socialiste d’une économie complètement planifiée qui
promouvrait la fondation d’une culture rationnelle de la vie. De là, il
anticipe un « réapprovisionnement de l’intégralité de la matière
humaine de la nation » (ibid., 577). Goldscheid se déclarait lui-même
humaniste. Son réquisitoire contre le gaspillage de matériel humain
résulte de sa conception de la vie humaine qu’il rapporte à un capital
économique, si bien qu’il serait traité avec soin et protégé des excès
de l’exploitation capitaliste. Les idées de Goldscheid étaient ancrées
dans une croyance optimiste dans le progrès social et l’amélioration
historique de l’espèce humaine. Deux objectifs qui seraient entraînés
par l’amélioration des conditions de vie individuelle et collective. Par
conséquent, la conception des êtres humains comme biens
économiques pourrait donner naissance à un type très différent
d’analyse en terme de coût-bénéfice. A titre d’exemple l’économie
de la solidarité que l’on trouve dans les écrits de Goldscheid fut
bientôt modifiée par une logique sélective et meurtrière qui pesa
objectivement les coûts et bénéfices, dépenses et revenus potentiels
des individus, et classa ainsi les vies à l’aune de ce qu’elles valaient.
Ainsi après la première guerre mondiale le juriste Karl Binding et le
médecin Alfred Hoche demandaient « la permission d’exterminer la
vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue » (Binding et Hoche 1920).
Les personnes handicapées nécessitant des soins constants devaient ,
selon eux, être éliminées en toute impunité. Cette demande fut
comblée plus tard par le programme meurtrier Nazi « euthanasie »
qui extermina les personnes handicapées mentales.

Après la seconde guerre mondiale la théorie du capital humain


intégra les vues de Goldscheid sans toutefois y faire référence
explicitement. Ses représentants les plus connus étaient les
économistes Theodore W. Schultz et Gary S. Becker qui rejoignaient
Goldscheid – à cette époque un sociologue du début du siècle,
presque oublié- dans leur demande à « investir dans les personnes »
(Schultz 1981). Cependant, la façon d’améliorer la qualité d’une

-116-
population donnée, comme Schultz et Becker le décrivent, est
notablement différente de la Menschenökonomie de Goldscheid.

La théorie du Capital Humain rompt avec le contrôle direct d’une


économie planifiée et installe en lieu et place l’effet indirect de la
« main invisible » de régulation spontanée du marché. Si pour
Goldscheid le marché était encore déficient, au regard de l’objectif
d’accumulation de « capital organique », la théorie du capital
humain, elle, voit le marché comme un instrument de contrôle
inévitable utilisé pour augmenter la qualité de vie individuelle et
collective. Bien que les travaux classiques de la théorie du capital
humain datent déjà de quelques décennies, la signification du
concept s’est diffusée depuis qu’il a été formulé et repris dans les
médias, en politique et dans la communication quotidienne. Par le
prisme de la théorie du capital humain, un être humain est un acteur
rationnel, qui alloue constamment des ressources rares dans la
poursuite d’objectifs concurrents. Toute activité est présentée
comme un choix entre des alternatives plus ou moins attirantes.
Cette théorie est basée sur l’individualisme méthodologique par
lequel une personne maximise ses bénéfices et soupèse des options
dans un marché où l’offre et la demande coexistent dans une
interaction perpétuelle.

Becker et Schultz comprennent le capital humain comme les


capacités, les compétences, et le niveau de santé, aussi bien que des
qualités comme l’apparence extérieure et le prestige social d’une
personne. Deux composantes sont constitutives : des qualités
physiques et génétiques innées et l’intégralité des capacités qui
résultent d’ « investissements » dans les stimuli appropriés -
nutrition, éducation et scolarité aussi bien que l’amour et les soins.
Schultz et Becker écrivent que ce « capital humain » peut être vu
comme une ressource rare dont la restauration, la préservation et
l’accumulation appellent des investissements. Selon cette théorie, les
décisions pour ou contre le mariage, pour ou contre avoir des enfants
ou encore pour ou contre une carrière donnée seraient interprétées

-117-
et analysées comme des fonctions de choix sélectifs et de structures
de préférence. Ainsi, les hommes et les femmes se marient s’ils
croient que cette décision sera bénéfique, et divorcent si cette action
promet une augmentation du bien-être. Même le désir d’avoir des
enfants suit un calcul économique. Les enfants sont vus soit comme
une source de plaisir psychique, soit comme un ensemble de tâches
qui le jour venu se traduira par un gain monétaire. Que ce soit le
désir d’enfants, la scolarité, la carrière ou le mariage les affirmations
de cette perspective théorique ne connaissent pas de limites
naturelles et valent pour l’ensemble des comportements humains.
L’ « approche économique » (Becker 1976) conçoit que toutes les
personnes sont des managers autonomes d’eux-mêmes qui décident
d’investissements pertinents pour eux seuls ou destinés à produire
un surplus de valeur. En contre partie ils sont aussi responsables de
leurs propres échecs révélés par la concurrence sociale, ceci produit
un contraste assez intéressant au regard des idées présentées par
Goldscheid et d’autres au début du 20ème siècle. Dans le programme
de la Menschenökonomie l’Etat souverain fonctionne comme un
capitaliste global idéalisé qui s’efforce d’accumuler une valeur de
surplus organique. Comme le remarque Ulrich Bröckling dans les
années qui ont suivi la première guerre mondiale, l’Etat décide aussi
de qualifier « ce qui ne vaut pas la peine d’être vécu » et qui peut par
conséquent être légitimement tué (2003, 20-21). Avec la théorie du
capital humain, qui émerge après la seconde guerre mondiale,
chaque individu devient non seulement un capitaliste mais aussi son
propre souverain. Pour chaque action l’individu maximise son
avantage individuel, mais il exerce aussi un pouvoir – selon la
formulation foucaldienne- dans le but de « faire vivre ou de laisser
mourir ». Suivant l’approche économique, les maladies et les décès
(prématurés) pourraient être interprétés comme le résultat de
(mauvaises) décisions d’investissement : « la plupart (sinon tous) des
décès sont, jusqu’à un certain point, des « suicides » dans le sens où
ils auraient pu être repoussé si plus de ressources avaient été
investies dans le prolongement de la vie » (Becker 1976, 10, souligné
dans l’original).

-118-
Biocapital

Tandis que le concept de Menschenökonomie et la théorie du capital


humain voient l’existence humaine dans la perspective de la
rationalité économique, de récentes initiatives politiques ont postulé
que les frontières et la substance de ce qui relève de l’économie
doivent être redéfinies. L’économie, selon cette ambitieuse
projection, se transformerait bientôt elle-même en une « bio-
économie »20. En 2006, l’Organisation pour la Coopération et le
Développement Economique (OCDE) publiait La bioéconomie à
l’horizon 2030 : quel programme d’action ? « La bioéconomie est
définie dans ce texte programmatique comme la somme sociétale de
toutes les opérations économiques qui utilisent la valeur potentielle
des produits et des process biologiques dans le but de créer de
nouvelles croissance et prospérité pour les citoyens et les nations
(OCDE 2006, 3). Au moment de la parution du document de l’OCDE la
Commission Européenne adoptait un plan désignant des objectifs
similaires. La Commission soulignait le potentiel d’une « bioéconomie
basée sur la connaissance » qui pourrait à la fois renforcer la
compétitivité européenne sur les marchés internationaux et aider à
protéger l’environnement. Le commissaire européen pour la science
et la recherche, Janez Potocnik, décrivait ainsi le projet : « Comme
citoyens de la planète Terre il n’est pas surprenant que nous
retournions à « la Terre mère » - la vie elle-même- pour aider nos
économies à se développer d’une manière qui ne vise pas seulement
à améliorer notre qualité de vie mais la maintient aussi pour les
générations futures » (Commission Européenne 2005, 2).

Les programmes de l’OCDE et de la Commission Européenne sont


destinés à promouvoir de nouveaux produits et services dérivés des
innovations bioscientifiques. Cependant cette vision est surtout axée

20Un bon panorama de ce champ complexe de la bio-économie et de ses nombreux sens


peut être trouvé dans une bibliographie quelque peu ancienne déjà : Ghiselin (cf. voir
aussi Distinktion 2007).

-119-
sur la création et la régulation de marchés plutôt que sur un
réalignement fondamental de l’économie impliqué par l’usage du
terme « bioéconomie ». Cette signification élargie du mot apparaît
dans des travaux scientifiques qui, par contraste avec les
programmes politiques, font état d’une transformation décisive et
structurelle des relations économiques. Dans leur livre Tissue
Economies : Blood, Organs, and Cell Lines in Late Capitalism (2006),
l’anthropologue médical Catherine Waldby et l’universitaire Robert
Mitchell précisent que des termes comme « biovaleur » ou
« économie des tissus » ne renvoient pas à une économie politique
d’accumulation capitaliste. Il s’agit plutôt d’une économie
symbolique qui relève de l’échange et du don. D’une part, le sang et
d’autres substances corporelles sont couramment entendues comme
des « dons » qui sont donc données pour aider les personnes qui en
ont besoin. D’autre part, les biomatériaux sont de plus en plus
considérés comme des commodités qui peuvent faire l’objet d’un
commerce à but lucratif. Au travers de nombreuses études de cas le
livre révèle les limites d’une juxtaposition dichotomique et exclusive
des « dons » et des commodités échangées, et d’une logique
économique et sociale. Ces modèles binaires ne permettent plus
pour décrire le système complexe de génération, de circulation et
d’acquisition des matériaux corporels. Un bon aperçu des relations
entre les innovations bioscientifiques et les transformations du
capitalisme est fourni par l’anthropologue Kaushik Sunder Rajan dans
Biocapital : The constitution of postgenomic life (2006). L’ouvrage
débute par les résultats des études de sciences et technologies qui
montrent que la « science » et la « société » ne sont pas deux
sphères ou systèmes séparés mais qu’elles se constituent plutôt
mutuellement, Sunder Rajan conduit une recherche sur la
coproduction du savoir bioscientifique et les régimes politico-
économiques. Sa thèse empirique est que l’émergence des
biosciences marque une forme nouvelle et une nouvelle phase du
capitalisme (ibid., 3). La « biotechnologie » et une compréhension
génétique de la maladie sont seulement compréhensibles à la
lumière des réseaux de production et de consommation de

-120-
l’économie capitaliste globale. D’un point de vue théorique, Sunder
Rajan opère le lien entre la conception foucaldienne de la
biopolitique et la critique marxiste de l’économie politique, situées
toutes deux dans le cadre de son analyse anthropologique (ibid., 3-
15, 78-79). La constitution du biocapital peut aussi être cartographiée
dans une perspective duale :

D’une part, quelles formes d’aliénation, d’exploitation, et de


dessaisissement sont nécessaires pour qu’une « culture d’innovation
biotechnologique » s’enracine ? D’autre part, comment les
subjectivités individuelles et collectives et les citoyennetés sont elles
formées et poussées par ces technologies qui concernent la « vie
même » ? (ibid., 78)

L’ouvrage de Sunder Rajan est basé sur une multiplicité de champs


d’étude et d’entretiens conduits avec des chercheurs, des médecins,
des entrepreneurs et des représentants gouvernementaux aux Etats-
Unis et en Inde. Ils combinent une recherche ethnographique
détaillée et une réflexion théorique complète. Bien que la matière du
sujet du livre soit large, le champ empirique de son analyse est centré
sur le développement des médicaments pharmaceutiques et
spécialement sur la question de savoir comment la génomique a
transformé la production pharmaceutique. Un aspect important des
recherches pharmaceutiques contemporaines a pour but de créer
une « médecine personnalisée », c’est-à-dire une médecine dont la
production est basée sur les caractéristiques génétiques du patient,
appelée aussi parfois pharmacogénomique.

Sunder Rajan montre comment la production scientifique de la


connaissance ne peut être séparée de la production capitaliste de la
valeur. Deux discours sur le risque s’imprègnent l’un l’autre dans ce
champ de la recherche pharmaceutique : le risque médical auquel
font face les patients présents ou futurs atteints d’une maladie grave,
et le risque financier des entreprises pharmaceutiques dont les
lourds investissements en recherche et développement devraient en

-121-
dernier lieu produire des commodités. Sunder Rajan décrit cette
branche industrielle comme une forme spéciale du capitalisme - un
capitalisme spéculatif basé moins sur la fabrication de produits
concrets que sur l’espoir et les attentes. Il réunit, dans une sorte de
synthèse « organique », les espoirs des patients dans le
développement de nouveaux traitements médicaux et le zèle du
capital-risque en vue de futurs profits.

Le « nouveau visage du capitalisme » (ibid., 3) a, en fait, un visage


familier. Comme le montre Sunder Rajan dans son exemple d’un
Hôpital Universitaire de Mumbai, le « biocapitalisme » reproduit et
renouvelle les formes traditionnelles d’exploitation et d’inégalités.
Dans cet hôpital, une société privée conduit des études
pharmacogénomiques pour des entreprises pharmaceutiques
occidentales. Du fait du bas coût du travail en Inde et de sa diversité
génétique, le lieu est particulièrement attractif pour une telle
recherche. La recherche se déroule dans une partie de Mumbai
composée principalement de personnes qui sont pauvres ou sans
emplois en raison du déclin de l’industrie textile. La plupart des sujets
prenant part aux recherches n’ont guère que le choix de participer
aux essais cliniques « de leur propre volonté » pour de très faibles
rémunérations et d’offrir leur corps comme des champs
expérimentaux d’études biomédicales. Malgré cela, ils sont souvent
incapables de tirer partie des nouvelles thérapies qui pourraient
résulter de ces recherches. De manière convaincante Sunder Rajan
montre comment la recherche globale et les études cliniques
dépendent des conditions locales et comment dans le
« biocapitalisme » l’amélioration ou la prolongation de la vie d’une
personne est souvent liée à la détérioration de la santé et
l’exploitation systématique du corps de quelqu’un d’autre (ibid., 93-
97).

La sociologue Melinda Cooper étudie également les relations entre


les restructurations capitalistes et les innovations bioscientifiques
dans une perspective marxiste. Dans son livre Life as surplus :

-122-
biotechnology and capitalism in the Neoliberal Era (2008), elle retrace
l’émergence d’une industrie des biotechnologies indépendante aux
Etats-Unis au début des années 1970 alors que le modèle fordiste
d’accumulation était sur le déclin. Ce modèle avait été fondé sur la
coordination d’une production de masse avec une consommation de
masse qui assura une croissance stable après la seconde guerre
mondiale. La crise économique fut bientôt complétée par une
sensibilité croissante aux problèmes écologiques. The Limits to
Growth (Meadows et al. 1972) et d’autres rapports sur
l’environnement étaient non seulement des rappels de la limitation
des ressources mondiales, mais aussi des effets potentiellement
désastreux de la production industrielle sur le climat et l’écosystème.
Selon Cooper, la promesse d’une « bioéconomie » fut une réponse à
cette double crise. Elle suggère que la « révolution biotech » peut-
être conçue comme partie d’une « révolution néolibérale » plus
complète, et tentative de restructuration de l’économie états-
unienne : « le néolibéralisme et l’industrie biotech partagent
l’ambition commune de surmonter les limites écologiques et
économiques de la croissance associées à la fin de la production
industrielle, par le truchement d’une réinvention spéculative du
futur » (2008, 11).

Cooper enquête dans ce livre sur de nombreux aspects et dimensions


de cette « biopolitique néolibérale » (ibid., 13). Reprenant l’analyse
développée par Foucault dans les Mots et les Choses (1966), d’une
constitution et d’une pénétration mutuelles de la biologie et de
l’économie politique, Cooper procède de l’hypothèse que les
processus biologiques sont noués de façon croissante avec les
stratégies capitalistes d’accumulation et deviennent une source
nouvelle d’engendrement d’un surplus de valeur. Dans le même
temps, les processus de vie ne deviennent pas simplement un nouvel
objet d’exploitation et d’expropriation. Le capitalisme néolibéral
adopte plutôt lui-même un format « biologique » et « vit » en
quelque sorte dans la vision d’une croissance biologique qui peut
surmonter toutes les limites naturelles.

-123-
L’analyse de Cooper, souvent spéculative, mais toujours intrigante,
opère le lien entre l’augmentation de la dette des Etats-Unis, son
déficit exorbitant, et le projet de recherche astrobiologique de la
NASA sur les formes de vie extraterrestres qui, jusqu’à un certain
point, - c’est espéré- surmonteront les limites de la vie sur Terre. Elle
examine aussi, d’une part, le transfert d’idées entre la biologie
théorique et ses délibérations sur l’évolution et les processus de vie
complexes et, d’autre part, la rhétorique néolibérale d’une croissance
économique sans limite qui s’est récemment avancée sur des
concepts vitalistes. Les deux catégories de pensée accentuent le
potentiel d’auto-organisation et critiquent le modèle de l’équilibre.
Elles célèbrent les crises des processus développementaux comme un
terrain fertile des dynamiques d’innovation et d’adaptation qui sont
supposées transcender les limites économiques et naturelles
existantes. Life as Surplus montre par des détails saisissants les
interconnexions et les correspondances de discours et de pratiques
apparemment sans liens tout en étant eux-mêmes le résultat d’une
synthèse. Le livre rend plausible l’argument qu’une analyse de la
biopolitique ne peut être séparée d’une critique d’une économie
politique de la vie21.

Cependant, les travaux introduits dans ce chapitre sont encore des


exceptions. D’une manière générale très peu d’études employant le
terme « biopolitique » se sont intéressés à la question de savoir
comment la politisation de la vie est entremêlée avec son
économisation.

21Pour une autre tentative de lier Marx et Foucault dans une analyse de l’industrie
biotech contemporaine, voir Thacker 2005.

-124-
Chapitre 9 : Prospective, une analytique de la biopolitique

Le panorama de l’histoire et de l’usage contemporain de la notion de


« biopolitique » présenté dans cet ouvrage révèle que le terme est
une combinaison d’éléments apparemment contradictoires. Si la
politique dans sons sens classique a pour objet des états qui sont au-
delà des nécessités de l’existence, la biopolitique quant à elle
introduit une dimension réflexive. C’est-à-dire qu’elle place au centre
même de la politique ce qui, usuellement, s’étendait à sa périphérie,
à savoir le corps et la vie. Ce faisant, la biopolitique inclut désormais
les autres parties de la politique, car ni la politique ni la vie ne sont ce
qu’ils étaient avant l’avènement de la biopolitique. La vie a cessé
d’être la contrepartie supposée mais rarement explicitement
identifiée de la politique. La vie n’est plus réduite à la singularité des
existences concrètes mais est devenue une abstraction, un objet de
connaissance scientifique, d’activité administrative, et d’amélioration
technique.

Dans ces conditions, qu’en est-il de la politique ? La politique a elle


aussi changé à la lumière des rationalités et des technologies
biopolitiques. Elle est devenue dépendante des processus de vie
qu’elle ne peut réguler, et dont elle doit respecter les capacités
d’autorégulation. Et ce sont précisément ces limites qui ont fourni à
la politique de nombreuses options dans les différentes formes
d’intervention et d’organisation. La politique dispose non seulement
de formes directes de commandement autoritaire mais aussi de
mécanismes indirects d’incitation et de direction, de prédiction et de
prévention, de moralisation et de normalisation. La politique peut
prescrire et proscrire mais elle peut aussi inciter et initier, discipliner
et superviser, ou activer et animer.

Revenons encore une fois aux conceptions naturaliste et politiste de


la biopolitique décrites dans ce livre. Deux positions fondamentales

-125-
paraissent constitutives d’une problématique biopolitique commune.
La conception déterministe d’une Nature prisonnière de son destin
est le mauvais côté de sa perméabilité croissante aux sciences et
technologies (cf. Latour 1993). Les deux perspectives réduisent
l’importance du politique de par sa conception réactive, déductive et
rétroactive. L’interprétation naturaliste se limite elle-même à
reproduire l’ordre de la Nature et à exprimer ce qui a été
prédéterminé par des processus biologiques. Dans la variante
politiste, la politique semble n’être qu’un simple réflexe de processus
scientifiques et technologiques dans la mesure où elle ne fait que
réguler la façon dont la société s’adapte à ces développements.

En allant à l’encontre de ces fondamentaux, tout en complétant et


différentiant leurs arguments, je dessine ici une analytique de la
biopolitique qui prend l’importance de la politique au sérieux. Cette
perspective se distingue elle-même des conceptions naturalistes et
politiste parce qu’elle ne se focalise ni sur les causes, ni sur les effets
des politiques sur la vie, mais en décrit les modes de fonctionnement.
Ainsi nous sommes en présence de questionnements introduits par
« comment ? » plutôt que par « pourquoi ? » ou « pour quoi faire ? »
Ces questionnements ne se préoccupent ni de la biologisation de la
politique ni de la politisation de la biologie, car « la vie » et « la
politique » y sont conçues comme les éléments qui en procèdent
dans une relation dynamique, plutôt que comme des entités externes
et indépendantes.

Cette analytique de la biopolitique trouve son point de départ dans


les perspectives théoriques dégagées par Michel Foucault, mais est
« nourrie » par les nombreuses corrections et élaboration
biopolitiques qui sont au centre de ce livre. Pris ensemble, ces
travaux ont développé et précisé in concreto, de différentes
manières, la notion foucaldienne de biopolitique. Primo, ils montrent
que les processus biopolitiques contemporains sont fondés sur une
connaissance étendue et différenciée du corps et des processus
biologiques. Ainsi, le corps est conçu comme un réseau

-126-
informationnel plutôt que comme un substrat physique ou une
machine anatomique. Secundo, il était nécessaire de compléter
l’analyse des mécanismes biopolitiques avec un examen des modes
de subjectivation. Ce déplacement théorique nous permet d’évaluer
comment la régulation des processus de vie affecte les acteurs
individuels et collectifs et donne naissance à de nouvelles formes
d’identité. En bref, et suivant Foucault, des études récentes
consacrées à des processus biopolitiques ont souligné l’importance
de la production de connaissance et des formes de subjectivation.
Une analytique de la biopolitique devrait investiguer le réseau des
relations parmi les processus de pouvoir, les pratiques liées au savoir
et les modes de subjectivation. En conséquence il est possible de
distinguer trois dimensions dans cette perspective de recherche (voir
aussi Rabinow and Rose 2006, 197-198).

Premièrement, la biopolitique exige une connaissance systématique


de la « vie » et des « êtres vivants ». Les systèmes de connaissance
produisent des cartes cognitives et normatives qui ouvrent des
espaces biopolitiques et définissent les sujets et les objets
d’intervention. Ils rendent la réalité de la vie concevable et calculable
suivant un mode qui la rende formable et transformable. Aussi, il est
nécessaire de bien comprendre le régime de vérité (et sa sélectivité)
qui constitue l’arrière plan des pratiques biopolitiques. On doit en
outre se demander quelle connaissance du corps et des processus de
vie est supposée être socialement pertinente et, en contre partie,
quelles interprétations alternatives sont dévaluées ou marginalisées.
Quel expert scientifique, de telle ou telle discipline, a l’autorité
légitime de dire la vérité au sujet de la vie, de la santé ou d’une
population donnée ? Dans quel vocabulaire les processus de vie sont-
ils décrits, mesurés, évalués et critiqués ? Quels instruments cognitifs
et intellectuels et quelles procédures technologiques sont à
disposition pour produire la vérité ? Quelles définitions de problèmes
et propositions d’objectifs relatifs aux processus de vie se voient
attribuées une reconnaissance sociale ?

-127-
Deuxièmement, comme le problème du régime de vérité ne peut
être séparée de celui du pouvoir, la question est de savoir comment
les stratégies de pouvoir mobilisent la connaissance de la vie et
comment les processus de pouvoir engendrent et disséminent les
formes de connaissance. Cette perspective nous permet de prendre
en compte les structures d’inégalités, les hiérarchies de valeur et les
asymétries qui sont re-produites par les pratiques biopolitiques.
Ainsi, quelles formes de vie sont considérées socialement
valorisables, et celles regardées comme « ne valant pas la peine
d’être vécues » ? Quelles existences difficiles, quelles souffrances
physiques et psychiques attirent les attentions politiques, médicales,
scientifiques et sociales, et sont jugées intolérables et comme
priorité de recherche en manque de solutions thérapeutiques ? Et
quelles sont celles qui sont négligées et ignorées ? Comment sont les
formes de domination, les mécanismes d’exclusion et les expériences
du racisme et du sexisme inscrits dans le corps, et comment les
altèrent-elles en terme d’apparence physique, d’état de santé et
d’espérance de vie ? De plus, cette perspective comprend
« l’économie » de la politique de la vie : qui profite, et comment, de
la régulation et de l’amélioration des processus de vie (par exemple
en termes de gains financiers, d’influence politique, de réputation
scientifique et de prestige social) ? Qui supporte les coûts et souffre
des fardeaux de la pauvreté, de la maladie et des morts prématurés
du fait de ces processus ? Ou encore, quelles formes d’exploitation et
de commercialisation des vies humaines et non humaines peuvent
être observées ?

Troisièmement, une analytique de la biopolitique doit aussi prendre


en compte les formes de subjectivation, c’est-à-dire, la manière
suivant laquelle les sujets sont portés à travailler sur eux-mêmes,
guidés par des autorités scientifiques, médicales, morales, religieuses
ou autres sur la base d’arrangements sociaux acceptés des corps et
des sexes. Ici encore, on peut formuler un ensemble de questions
d’intérêt : comment appelle-t-on les personnes, au nom de la vie
(individuelle et collective) et de la santé (sa propre santé et celle de la

-128-
famille, de la nation, de la « race », et ainsi de suite) et en vue
d’objectifs définis (amélioration de la santé, prolongement de la vie,
plus haute qualité de vie, amélioration des gènes, croissance de la
population etc.), à agir d’une certaine manière (et dans des cas
extrêmes à mourir pour de tels objectifs) ? Comment sont-ils portés à
expérimenter leur vie comme « valant » ou « ne valant pas » la peine
d’être vécue ? Comment sont-ils interpellés comme membres d’une
« race inférieure » ou « supérieure », d’un sexe « faible » ou « fort »,
d’un peuple « en développement » ou « en dégénérescence » ?
Comment les sujets adoptent et modifient les interprétations
scientifiques de la vie dans leurs propres conduites et se conçoivent
eux-mêmes comme des organismes régulés par des gènes, comme
des machines neurobiologiques, comme des corps composés dont les
organes sont, en principe, échangeables ? Comment ces processus
sont ils perçus comme activement appropriables et non comme
passivement acceptés ? Qu’est ce qui fait qu’une telle approche
contribue à la compréhension des sociétés contemporaines ? Où son
« surplus de valeur théorique » peut-il être trouvé (cf. Fassin 2004,
178-179) ? D’un point de vue historique, une analytique de la
biopolitique démontre non seulement comment, au cours des deux,
trois derniers siècles, l’importance de « la vie » pour la politique s’est
accrue mais aussi comment la définition de la politique elle-même a
été, ce faisant, transformée. Du clonage reproductif à la grippe
aviaire en passant par les politiques asilaires, des systèmes de santé
aux politiques de retraite dans des populations vieillissantes – la vie
individuelle et collective, leur amélioration et prolongation, leur
protection contre des risques et dangers variés, sont venus occuper
une place de plus en plus importante dans le débat politique. Tandis
que l’Etat Providence (Welfare state) a été capable jusqu’à
récemment de se concentrer sur la sécurisation de la vie des
citoyens, aujourd’hui, l’Etat doit aussi définir et réguler le tout début
de la vie comme sa fin. Ainsi, la question de savoir qui est membre
de la communauté légale, ou, pour le dire autrement, la question de
savoir qui n’est pas encore ou n’est plus membre de la communauté

-129-
légale (embryons, personne en état de mort cérébral, etc.) devient
très sérieuse.

En terme empirique, une analytique de la biopolitique peut


rassembler des domaines qui sont habituellement séparés par des
frontières administratives, disciplinaires et cognitives. Les séparations
catégoriques entre les sciences naturelles et sociales, le corps et
l’esprit, la culture et la nature conduisent à des points aveugles dans
le traitement des questions biopolitiques. Les interactions entre la vie
et la politique ne peuvent être conduites avec les seuls modèles de
recherche et les méthodes de sciences sociales. L’analyse des
problèmes biopolitiques nécessite un dialogue transdisciplinaire
parmi différentes cultures de savoir, modes d’analyse et
compétences explicatives. De la même façon, il est inadéquat d’isoler
les uns des autres les aspects médicaux, politiques, sociaux et
scientifiques des questions biopolitiques. Le défi d’une analytique de
la biopolitique consiste précisément à la présenter comme la part
d’un contexte plus large - un contexte qui comprend de nombreuses
divisions dans la forme des faits empiriques qui pourrait être
expliquée historiquement et peut être surmontée, ou au moins
projettée dans le futur.

Finalement, une analytique de la biopolitique remplit également une


fonction critique. Elle montre que les phénomènes biopolitiques ne
sont pas des résultats déterminés anthropologiquement, suivant des
lois évolutionnistes, ou des contraintes politiques universelles. Ils
doivent plutôt être rapprochés des pratiques sociales et des
processus de décision politique. Ces processus ne suivent pas
nécessairement une logique mais sont sujets de rationalités
spécifiques et contingentes, et intègrent des préférences
institutionnelles et des choix normatifs. Le but d’une analytique de la
biopolitique est de révéler et de rendre tangible les restrictions et
contingences, les demandes et contraintes, qui empiètent dessus.

-130-
L’aspect critique dont il est question ici ne rejette pas ce qui existe. Il
cherche plutôt à engendrer des formes d’engagement et d’analyse
qui nous permettent de percevoir de nouvelles possibilités et
perspectives, ou d’examiner celles qui existent déjà d’un point de vue
différent. La critique, ici, est productive et transformative plutôt que
négative et destructive. Elle ne promet pas de livrer une
représentation définitive de la réalité basée sur des affirmations
universelles produites par les connaissances scientifiques ; au
contraire, elle évalue de façon critique ses propres affirmations et
expose ses propres particularités, partialités et sélectivités. Au lieu
d’être fondée sur un savoir autoritaire, une analytique de la
biopolitique a une orientation éthico-politique : un « ethos » ou
« une critique ontologique de nous-mêmes » (Foucault 1997b, 319)22.
Cet éthos critique permet de forger une voie qui conduit au-delà de
l’alternative futile entre trivialité et dramatisation des phénomènes
biopolitiques. Il n’est ainsi pas très convaincant de dé-problématiser
la biopolitique dans le but de la présenter comme une extension
homogène et une amplification des méthodes de production et
d’élevage agricoles millénaires comme le fait Volker Gerhardt. Pas
plus qu’il ne fait sens d’exagérer la portée de la thématique, et de
suggérer, comme le fait Agamben, que Auschwitz est l’apogée de la
biopolitique. Bien que ces deux positions rendent compte de la
biopolitique de manière opposée, elles priorisent cependant toutes
deux des préférences normatives générales plutôt que d’offrir une
analyse empirique.

L’éthos critique d’une analytique de la biopolitique pourrait aussi


interrompre la domination discursive et institutionnelle de la
bioéthique. La bioéthique a réduit les termes du débat public sur les
relations entre la vie et la politique. Les discussions sont alors
principalement conduites en termes éthiques et présentées suivant
des arguments relatifs aux valeurs (cf. Gerhing 2006, 8-9 ; Wehling
2007). Tandis qu’une analytique de la biopolitique nous offre une

22 Notons que cet éthos critique présente des similarités mais aussi des différences avec
le diagnostic de « vie endommagée » d’Adorno (cf. Adorno 2006).

-131-
façon de percevoir la complexité d’un réseau de relations, le discours
bioéthique obscurcit la genèse historique et le contexte social des
innovations biomédicales et biotechnologiques, dans le but
d’alimenter en options alternatives les instances de décision. Ainsi,
elle échoue dans sa contribution aux fondations épistémologiques et
technologiques des processus de vie, et leur intégration dans les
stratégies de pouvoir et les processus de subjectivation. La
bioéthique insiste sur des choix abstraits et ne questionne pas le fait
de savoir qui possède, et à quel degré, les ressources intellectuelles
et matérielles de mise en œuvre de technologies spécifiques ou de
scénarios médicaux. Aussi, la bioéthique néglige souvent les
contraintes sociales et les attentes institutionnelles que les individus
pourraient expérimenter quand ils souhaitent tirer parti d’un choix
qui leur est en principe accessible.

La bioéthique est centrée sur la question : qu’est ce qui doit être


fait ? Elle réduit les problèmes à des alternatives qui peuvent être
traitées et décidées. Elle fournit des réponses à des demandes
spécifiques. De son côté, une analytique de la biopolitique cherche à
engendrer des problèmes. Elle s’intéresse plutôt à des questions qui
n’ont pas encore été posées. Elle éveille la conscience sur toutes ces
corrélations historiques et systématiques qui restent régulièrement
en dehors du cadre bioéthique et de ses débats pro ou contra. Une
analytique de la biopolitique ouvre sur de nouveaux horizons de
questionnement et de nouvelles opportunités pour la pensée. Elle
transgresse les disciplines établies et les frontières politiques. C’est
une tâche créative et problématique que de lier un diagnostic de
notre actualité et une orientation du futur ; et dans le même temps,
déséquilibrer des modes de faire et de penser apparemment naturels
ou évidents – nous invitant à vivre différemment. Par conséquent,
une analytique de la biopolitique possède une dimension spéculative
et expérimentale : elle n’affirme pas ce qui est, mais va au devant de
ce qui pourrait être (différent).

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