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UNIVERSITE FELIX HOUPHOUET BOIGNY DE COCODY- ABIDJAN

UFR SCIENCES DE L’HOMME ET DE LA SOCIETE

INSTITUT D’ETHNO SOCIOLOGIE

SYLLABUS DU COURS MAGISTRAL

Année Universitaire 2022-2023

Semestre 3 Niveau Licence 2

Intitulé UE INITIATION AUX SOCIOLOGIES SPECIALISEES 1

Intitulé ECUE INITIATION A LA SOCIOLOGIE DU POLITIQUE ET DE


L’INTEGRATION

Enseignant BOUAKI KOUADIO BAYA, MAITRE-ASSISTANT


Contacts : bouaki.bayakouadio@gmail.com //+225 07 07 33 01 51

Descriptif du A travers quelques notions de base liées au politique, ce cours d’expliciter


cours comment la sociologie opère pour déconstruire le sens commun associé
aux diverses productions et manifestations du fait politique et de
l’intégration. Après une brève sociologie historique du politique, le cours
s’attache à traiter les aspects sociologiques du pouvoir et du politique à
travers les fondateurs. La tradition de la pensée sociologique sur
l’intégration est sommairement passée en revue. Le cours s’achève sur
quelques-unes des notions liées au politique comme la citoyenneté, l’État,
la gouvernance, le conflit, etc.

Objectifs du A l’issue de ce cours, les étudiants devront être suffisamment autonome


cours et pour :
compétences à 1. analyser l’essence du politique, au sens de J. Freund, à travers le
acquérir développement de la pensée sociologique sur le politique
2. distinguer les différentes acceptions du politique
3. comprendre la perspective sociologique sur l’intégration.

Méthodes Enseignement des notions théoriques de base


pédagogiques Examen de quelques travaux et textes portant sur les phénomènes
politiques et l’intégration sociale

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Modes L’évaluation de ce cours aura lieu à la fin du semestre et consistera en
d’évaluation quelques questions visant à évaluer l’acquisition des connaissances sur
les notions de base de la sociologie du politique et de l’intégration sociale.

Lectures Bruno Karsenti et Dominique Linhardt (dir.), Etat et société politique.


recommandées Approches sociologiques et philosophiques, EHESS, Paris, 2018.
Dominique Colas, Sociologie politique, PUF, Paris, 1994
Dominque Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration?, Gallimard, Paris, 2007.
Jean-Yves Dormagen et Daniel Mouchard, Introduction à la sociologie
politique, 4ème édition, De Boeck Supérieur, Paris, 2015.
Mouhan Khellil, Sociologie de l’intégration, 2ème édition, PUF, Paris, 2005.

PLAN DU COURS

INTRODUCTION

- Pour une sociologie historique du politique

I : Sociologie politique comme science sociale

1. Le concept de politique en sociologie

2. Pouvoir et domination

3. Type de domination légitime et spécificités du pouvoir politique

II : La tradition de la pensée sociologique sur l’intégration

1. De la différenciation à la complémentarité

2. L’intégration normative

3. L’intégration comme conflit

CONCLUSION

La diversité et la complexité des phénomènes politiques (État et élections, conflits,


violences et guerre, citoyenneté et gouvernance, etc.

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INTRODUCTION

- Pour une sociologie historique du politique

La sociologie historique du politique vise globalement à analyser l’empreinte du


politique sur le social. Qu!il s!agisse de la construction de l’État-nation ou du
fonctionnement de la démocratie représentative, de la citoyenneté ou de
l’électoralisation de la vie politique, la sociologie historique cherche chaque fois à
prendre la mesure du temps et de sa pesanteur, à rendre compte de processus
politiques situés dans des contextes et des configurations de durée et de forme
inégales. Si les historiens envisagent de « représenter l’événement tel qu!il s!est
produit », les sociologues entendent, eux, privilégier des méthodes d!objectivation du
monde social (notamment les statistiques) peu individualisantes et largement
favorables à l!observation de la dimension régulière et répétitive de l!activité sociale
et politique. Si les historiens consacrent fortement la singularité et la contingence des
phénomènes sociaux et politiques et entendent ainsi rester sensibles à la diversité
incommensurable du réel, le territoire du sociologue gagne en généralité comparative
et explicative ce qu!il perd en profondeur historique et interprétative.

Refusant de confondre persistance du passé et continuité génétique, la science


politique s!interroge désormais sur les processus de « dévolution » [Tilly, 1970], les
phases de conflit et de désordre, les hasards et les incertitudes de l!histoire, les effets
émergents — pour reprendre l!expression de Raymond Boudon (1934-2013) ; soit un
ensemble de phénomènes sociaux et politiques inscrits, de façon irréductible, dans le
temps et dans l!espace. Disons que c!est sa manière à elle d’être wébérienne : les
phénomènes sociaux et politiques résultent non de la nécessité ou de la providence,
mais de l!agrégation de croyances, d!attitudes et d!actions individuelles dont la
compréhension se révèle incompatible avec les pensées réifiantes et évolutionnistes.

Ce qui, en dernière analyse, conduit Easton et ses élèves à considérer que l!objectif de
la science politique est d’« extraire de la réalité politique totale les aspects qui peuvent
être considérés comme les processus ou les activités fondamentaux sans lesquels
aucune vie politique dans la société ne pourrait continuer. […] Notre attention se
dirige [alors] nécessairement vers le type le plus général de questions auxquelles
puissent faire face tous les systèmes politiques, quels que soient le temps et le lieu »
[Easton, 1974].

Le passé des relations sociales et ses sous-produits — matériel, idéologique, et


autres — contraignent le présent des relations sociales. Par exemple, une fois établi un
certain type de recrutement, celui-ci affecte le type d!embauche de nouveaux
travailleurs qui peut très bien dès lors se perpétuer. Dès que les urbanistes ont posé les

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bases de certaines structures urbaines, ces structures définissent les possibles des
développements futurs. Quand un peuple adopte un langage national particulier, ce
langage instaure une frontière durable avec les autres nations. Ce sont de tels
processus qui font la continuité historique sans pour autant constituer des
déterminations mécaniques, spatiales et temporelles ; chaque structure existante se
substitue à beaucoup d!autres en théorie possibles. En clair, les processus sociaux sont
dépendants du passé. C!est en cela que l!histoire importe » [Tilly, 1989].

La suite du cours va s’articuler, après ces éléments de sociologie historique, autour de


la façon dont le politique est saisi en sociologie. La pensée sociologique du politique
traite, en effet, de phénomènes divers et complexes tels que l’Étatisation des sociétés,
la gouvernementalisation des États, la politisation des individus, la citoyenneté,
l’électrolisation du pouvoir, les modes de gouvernance, les conflits, la violence, les
guerres, les crises, l’intégration, …

I : Sociologie politique comme science sociale

La sociologie politique est une discipline universitaire dont le but est de comprendre,
sur des bases scientifiques, le fonctionnement politique des sociétés. Elle ne cherche
donc ni à justifier ni à condamner, ni même à établir ce qui est juste, légal ou désirable.
En cela, elle se distingue du discours des professionnels de la politique dont le but est
d’abord de convaincre. Elle se différencie également de la philosophie politique, dont
l’objet consiste, par exemple, à s’interroger sur les conditions d’une vie plus
harmonieuse et plus libre en société, ou sur la question du meilleur régime politique
possible. La sociologie, comme l’ensemble des sciences sociales, n’a donc aucune visée
normative. C’est pourquoi elle se distingue également du droit, dont le principe est
d’établir ce qui est légal et ce qui ne l’est pas et qui, appliqué à l’ordre politique, cherche
à organiser, en le réglementant, le fonctionnement du pouvoir politique.

La sociologie politique, en tant que science d’un certain type de faits sociaux (les faits
politiques), est une science sociale (la sociologie, l’histoire, la psychologie, l’ethnologie,
l’économie, l’anthropologie, la criminologie, etc.). Elles ont en commun l’étude de
l’homme et de la vie en société, mais elles se distinguent, a priori, par des angles
d’approche et des objets spécifiques. La sociologie politique a pour objet tout ce qui
est relatif au gouvernement des sociétés et tout ce qui est en rapport avec cette activité
de gouvernement. Les faits politiques, par certains de leurs aspects, constituent des
objets « empiriques » pour les disciplines des sciences sociales. Par exemple, le
comportement électoral a donné lieu à des études dans les disciplines comme
l’histoire, la sociologie, l’ethnologie, la sociologie politique et même l’économie.

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1. Le concept de politique en sociologie

Définir le terme « politique » est difficile dans la mesure où il est particulièrement


polysémique. Pour prendre la mesure des différentes significations que comporte ce
mot, les anglo-saxons différencient polity, politics et policy.

La polity peut se définir comme la sphère, c’est-à-dire l’espace formé par les acteurs de
la politique. Cette notion est proche d’une autre, forgée par Pierre Bourdieu, et utilisée
fréquemment en sociologie politique : celle de champ politique.

Par politics, on désigne l’activité politique, c’est-à-dire l’engagement politique et


l’exercice de la profession politique. Cette activité obéit à des logiques spécifiques par
rapport aux autres activités sociales.

Par policy, on désigne l’action publique, c’est-à-dire les politiques publiques et l’action
des pouvoirs publics dans des secteurs particuliers (la politique de l’emploi, la
politique de santé, la politique de l’environnement, la politique de l’éducation, de la
famille, les politiques urbaines, migratoires, etc.).

Au-delà de ces différences de signification qui renvoient à différents aspects de la


politique, il reste possible de produire une définition à la fois suffisamment large et
suffisamment précise pour permettre d’identifier ce qu’est la politique. On peut ainsi
de définir la politique comme étant ce qui se rapporte au gouvernement d’une société dans
son ensemble (Lagroye J., François B., Sawicki F., Sociologie poolitique, Paris, Presses de
Sciences Po/Dalloz, 2003.). On définit ainsi une activité que l’on retrouve dans toutes
les sociétés (y compris dans les sociétés où n’existent apparemment pas de rôles et
d’activités politiques spécifiques), mais sous des formes très différentes, plus ou moins
différenciées d’autres activités et plus ou moins spécialisées : l’activité de
gouvernement.

La politique, c’est donc le gouvernement des sociétés, mais pas seulement au sens
institutionnel du terme. Le gouvernement d’une société au sens large, c’est, en effet, la
capacité de certains groupes ou de certains individus (les gouvernants) de diriger la
vie en société, d’orienter les comportements de l’ensemble des membres de cette
société, de promulguer des règles qui s’appliquent à tous et de pouvoir les faire
respecter. Cette définition est donc à la fois précise puisqu’elle désigne une activité
sociale spécifique et suffisamment large pour englober tous les sens du terme politique
comme espace (espace des activités et des conflits autour de la question du
gouvernement de la société), la politique comme activité (l’activité de gouvernement
ou d’influence sur le gouvernement) et la politique comme action publique (les
décisions prises par ceux qui exercent les fonctions de gouvernement).

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2. Pouvoir et domination

Comme on vient de le voir, la politique peut être définie comme ce qui se rapporte à
l’activité de gouvernement de la société, entendue comme la capacité qu’ont certains
individus ou certains groupes à orienter les comportements de l’ensemble de la
collectivité, à élaborer des règles qui s’imposent plus ou moins à l’ensemble de la
société et que nul n’est censé ignorer ou transgresser. L’activité de gouvernement est
donc fondée sur une relation de pouvoir entre gouvernants et gouvernés. C’est la
raison pour laquelle la notion de pouvoir est au cœur de l’étude du fonctionnement
politique des sociétés.

2.1 Une conception relationnelle du pouvoir

Dans une approche institutionnaliste, le pouvoir, ce sont les gouvernants, c’est-à-dire


ceux qui occupent les positions officielles de pouvoir (ceux qui détiennent les positions
de pouvoir étatiques, comme le chef de l’État, le chef du gouvernement, les membres
de l’exécutif). Il reste que les détenteurs officiels du pouvoir ne sont pas
nécessairement ceux qui exercent effectivement le pouvoir. Par exemple, le pouvoir
des hauts fonctionnaires est très important : ce sont souvent eux, par exemple, qui
rédigent les textes de loi qui seront votés au Parlement (même si ce ne sont pas eux
officiellement qui légifèrent). On ne peut donc pas se contenter d’une vision
institutionnaliste pour comprendre ce qu’est le pouvoir et comment il fonctionne
réellement.

En sociologie, c’est une conception dite relationnelle du pouvoir qui est privilégiée. Le
pouvoir est, dans cette perspective, conçu comme une relation entre des individus ou
des groupes, et pas seulement comme une réalité institutionnelle ou juridique. Il est
toujours pouvoir sur des individus ou sur des groupes. De ce fait, il n’existe que dans
la mesure où existe une relation effective de pouvoir.

La relation de pouvoir

« A exerce un pouvoir sur B dans la mesure où il obtient de B une action


que ce dernier n’aurait pas effectuée autrement ». C’est la célèbre
définition de la relation de pouvoir donnée par Robert Dahl, fortement
inspiré ici par Max Weber. L’intérêt de cette définition générale (et donc
d’une approche relationnelle du pouvoir) est de rendre celui-ci
empiriquement observable, en analysant les modifications du
comportement des acteurs de la relation (que A et B soient des

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individus ou des groupes) : quelles injonctions A donne-t-il à B?
Comment B modifie-t-il son comportement en fonction des injonctions
de A?

Toutefois, cette définition doit être approfondie et complétée. Tout


d’abord, si l’on s’intéresse aux manifestations empiriques du pouvoir,
il faut également prendre en compte les situations où le pouvoir de A
s’exerce de telle façon que B s’abstient d’agir ou d’adopter tel ou tel
comportement (c’est-à-dire la « non-décision »). Plus complexe à
observer, ce phénomène n’en constitue pas moins une dimension
essentielle de la relation de pouvoir. Enfin, Lukes montre dans cette
perspective que la relation de pouvoir peut s’exercer de façon plus
profonde et durable si A réussit à modifier « la perception que B aura
de ses intérêts de façon qu’il en vienne à s’identifier à ceux de A ».
L’assise de la relation est alors beaucoup solide et enracinée.

Une question se pose alors immédiatement : comment parvient-on à « faire


triompher » sa volonté au sein d’une relation sociale ? Autrement dit, comment
obtient-on l’obéissance ? Pour répondre à cette question, les théories du pouvoir,
quelles que soient par ailleurs leurs différences, ont presque toujours recours à deux
concepts essentiels : la légitimité et la contrainte. Car la relation de pouvoir repose
toujours, soit sur la légitimité de celui qui exerce le pouvoir, soit sur la contrainte qu’il
est capable d’utiliser pour imposer sa volonté.

Qu’est-ce que la légitimité ? C’est la reconnaissance accordée à celui qui exerce un


pouvoir ; autrement dit, c’est l’acceptation du fait qu’il est « normal », « naturel »,
« juste », « souhaitable » que cet individu donne des ordres et prescrive des
comportements. L’utilisation de la contrainte, c’est au contraire la garantie de parvenir,
par différents moyens (notamment la force physique, mais pas seulement), à faire
triompher sa volonté en l’absence de légitimité, ou lorsque celle-ci se révèle
insuffisante.

Néanmoins, dans la réalité, légitimité et contrainte ne sont pas opposées, ni même


nettement séparées. Ceux qui exercent du pouvoir disposent souvent de cette double
ressource : ils sont à la fois légitimés pour commander et disposent de moyens de
coercition. Ainsi, par exemple, dans une structure hiérarchisée (comme une
administration ou une entreprise), les supérieurs hiérarchiques sont habilités à donner
des ordres à leurs subordonnés. Leur légitimité à le faire peut reposer sur des raisons
diverses, soit parce qu’ils sont jugés plus compétents, soit parce qu’ils assument les
responsabilités de leurs directives ou encore parce que les subordonnés ont intégré les
règles hiérarchiques et trouvent « naturel » que l’échelon supérieur donne des ordres.
Dans de tels cas, la relation de pouvoir sera perçue comme « naturelle » (et normale).

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Mais, lorsqu’elle est consolidée (que ce soit dans le cadre familial, professionnel,
politique, …) la relation de pouvoir repose toujours, sans exception, sur la possibilité
du recours éventuel à la contrainte. Ainsi, dans une administration ou dans une
entreprise, le supérieur hiérarchique dispose-t-il de moyens de sanction, qui vont du
simple blâme à la révocation du service ou au licenciement - moyens qu’il peut utiliser
lorsque la légitimité dont il dispose ne suffit plus à l’exercice de son pouvoir.

2.2 La notion de domination

La notion de pouvoir est associée à la notion de domination. Max Weber en est l’un
des principaux théoriciens (cf. Économie et société, un ouvrage posthume). Weber
distingue la puissance de la domination. La puissance est synonyme, chez Weber, de
pouvoir. Il la définit ainsi : la puissance « signifie toute chance de faire triompher au
sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe
sur quoi repose cette chance ». Ce qui signifie que cette « chance » peut reposer
uniquement sur la contrainte. La domination suppose, en revanche, que la relation de
pouvoir s’inscrive dans des cadres légitimes, c’est-à-dire qu’elle soit acceptée par ceux
qui la subissent. Ce qui lui confère une certaine stabilité. En simplifiant, on peut dire
que les relations de pouvoir légitimées et stabilisées relèvent de la domination. Voici
comment Max Weber la définit : « Nous entendons par « domination » la chance, pour
des ordres spécifiques (…) de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé
d’individus. Il ne s’agit cependant pas de n’importe quelle chance d’exercer
« puissance » et « influence » sur d’autres individus. En ce sens, la domination
(« l’autorité ») « peut reposer (…) sur les motifs les plus divers de docilité : de la morne
habitude aux pures considérations rationnelles en finalité. Tout véritable rapport de
domination comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt,
extérieur ou intérieur, à obéir ».

Pour stabiliser, c’est-à-dire pour être acceptée et reconnue de façon durable, une
relation de domination doit donc comporter un « minimum de volonté d’obéir » de la
part de ceux qui la subissent. Un pouvoir qui ne repose que la contrainte, qui s’exerce
contre la volonté d’autrui, est un pouvoir précaire et menacé. Pour se maintenir le
pouvoir doit être reconnu et correspondre à des croyances partagées, c’est-à-dire être
conforme aux croyances dans ce que doit être le pouvoir. La question qui se pose alors
est : pour quelles raisons les individus auraient-ils « un minimum de volonté d’obéir »
? Comment acceptent-ils volontairement de se soumettre au bon vouloir d’un petit
nombre d’individus, voire d’un seul ? On peut, à la suite de Max Weber, distinguer
plusieurs raisons pour lesquelles les individus obéissent :

- par simple habitude (parce que cela leur paraît naturel);

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- pour des motifs affectifs (par adhésion à la personne d’un supérieur, d’un chef,
…);

- pour des raisons matérielles (parce qu’ils y ont intérêt, pour percevoir un
salaire, pour obtenir une promotion, …);

- ou par idéal (parce que leur obéissance leur permet d’atteindre un but qu’ils
placent au-dessus de tout : construire une société meilleure, défendre la patrie,
gagner la guerre, …).

Selon Weber, dans la réalité, c’est l’habitude et l’intérêt matériel qui l’emportent. On
obéit parce que cela paraît évident, naturel ou bien parce que l’on considère y avoir
intérêt. Mais, toujours selon Weber, ce qu’il y a de plus fondamental pour la stabilité
du pouvoir, donc pour que la domination soit bien établie, c’est que les individus
croient en sa légitimité. En ce sens, la domination est toujours une relation qui repose
sur la croyance. C’est la raison pour laquelle « toutes les dominations cherchent à
éveiller et à entretenir la croyance en leur légitimité ». On peut donc dire qu’une
entreprise de domination réussie est avant tout une entreprise de légitimation réussie,
car si l’obéissance reposait uniquement sur l’intérêt, la domination serait extrêmement
fragile : elle pourrait être remise en cause en permanence.

Ce qui conduit le sociologue à s’intéresser tout particulièrement aux types de


légitimités revendiqués. Le type de légitimité revendiqué est essentiel en ce qu’il
conditionne aussi bien les formes de l’obéissance que les caractéristiques et les
modalités d’exercice de la domination. Ainsi, on n’obéit pas de la même manière à un
pouvoir que l’on aime, voire que l’on idolâtre, ou à un pouvoir que l’on respecte par
habitude (de manière routinière), ou encore à un pouvoir que l’on reconnaît parce qu’il
s’exerce dans le respect des règles. Ce qui signifie également (puisque la domination
est une relation) que l’exercice de la domination n’est pas le même dans ces différents
cas de figure :

- dans le premier cas, le chef peut tout demander à ses disciples qui le vénèrent;

- dans le second cas, il doit respecter les coutumes : par exemple, un roi qui ne
se comporterait pas en roi, c’est-à-dire tel que l’on attend que se comporte un
roi risquerait de n’être plus reconnu comme tel;

- dans le troisième cas, il doit respecter les règles et les lois : s’il était établi,
officiellement, par les tribunaux, que le chef de l’État a abusé de ses pouvoirs,
ou a transgressé la Constitution, il lui serait, probablement, difficile de
continuer à exercer le pouvoir.

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Les types de légitimité revendiqués déterminent donc, pour une large part, les
modalités de la domination, c’est-à-dire les formes effectives prises par la relation entre
dominants et dominés. Ce qui conduit Max Weber à « distinguer les formes de
domination suivant la revendication de légitimité qui leur est propre » et à identifier
trois types de domination différents les uns des autres.

3. Type de domination légitime et spécificités du pouvoir politique

Max Weber distingue donc les modes de domination par le type de légitimité sur
lequel ils reposent, puisque la légitimité revendiquée détermine la manière dont
s’exerce la domination - c’est-à-dire la relation entre dominants et dominés. Max
Weber distingue trois « idéaux-types » de domination, liés aux caractéristiques de la
légitimité revendiquée : une domination « légale-rationnelle », une domination
« traditionnelle » et une domination « charismatique ».

Les idéaux-types selon Max Weber

La notion d’idéaltype désigne, dans la sociologie de Max Weber, un


ensemble de concepts abstraits tirés de l’observation et de la
« décomposition » par l’analyse sociologique des situations sociales
concrètes. Il est en effet possible d’isoler au sein d’une situation sociale
complexe des concepts « purs » qui se combinent dans la réalité, à la
façon d’un chimiste décomposant les molécules en atomes (Raymond
Aron parle d’ailleurs, à propos des idéaux-types, de concepts
« atomiques ») : l’atome n’existe pas dans la réalité qu’à l’état composé
au sein de molécules, mais le scientifique peut l’isoler pour observer ses
caractéristiques fondamentales. De même, le sociologue peut
« extraire » des idéaux-types de l’observation des situations sociales
concrètes, qui lui permettent ensuite de reconstruire celles-ci pour
mieux comprendre leur fonctionnement.

L’exemple des types de domination légitime le montre bien : si on peut


isoler scientifiquement trois types « purs » de domination, les situations
sociales concrètes se caractérisent toujours par une combinaison de ces
types, même si l’un est dominant en fonction des contextes. Mais
dégager ces idéaux-types fournit un instrument précieux d’analyse et
de comparaison des différents contextes sociaux et historiques.

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3.1 La domination traditionnelle

La domination traditionnelle puise sa légitimité dans les coutumes et repose sur


l’habitude enracinée en l’homme de les respecter, qui dépend elle-même d’une
croyance en la valeur de la tradition. Au cours du temps, les institutions deviennent
en quelque sorte naturelles et suscitent des réflexes acquis d’obéissance. Le pouvoir,
les institutions sont justifiés du seul fait de leur existence : dans une société où il y a
toujours eu un roi, il paraît naturel que ce soit le roi qui exerce le pouvoir. La
domination traditionnelle va donc de pair avec la naturalisation du pouvoir
(Naturalisation : terme sociologique désignant le processus par lequel des faits sociaux et
historiques contingents sont intériorisés par les acteurs de telle sorte qu’ils finissent par
paraître naturels et inscrits dans une nécessité).

Dans ce cadre, le détenteur du pouvoir est contraint d’agir en conformité avec les
coutumes, la tradition. Il doit même littéralement « mettre en scène » son activité, pour
montrer qu’il en a le profil ; il doit se couler dans l’idée que se font de sa fonction ceux
dont il sollicite l’obéissance. Le détenteur du pouvoir subit lui-même une très forte
contrainte puisqu’il doit agir conformément à l’idée que les dominés se font du
dominant légitime : le dominant doit toujours se livrer à un véritable travail de
domination. Quant aux gouvernés, ils obéissent essentiellement par respect des valeurs
établies et de la tradition.

3.2 La domination légale-rationnelle

La domination légale-rationnelle caractérise quant à elle le fonctionnement des


sociétés contemporaines étatisées notamment. L’exercice du pouvoir est organisé par
des règles écrites qui définissent les droits et devoirs de chacun, gouvernants mais
aussi gouvernés. Les détenteurs du pouvoir sont tenus d’agir, eux aussi,
conformément aux règlements : toute transgression visible de la loi menacerait leur
légitimité à exercer le pouvoir. Les gouvernés ne sont quant à eux tenus d’obéir que
dans la limite des règlements.

Dans un tel cadre, les possibilités d’un exercice discrétionnaire du pouvoir sont plus
réduites. Alors que la domination traditionnelle repose sur des relations personnelles,
la domination légale-rationnelle tend à dépersonnaliser l’exercice de la domination.
On passe, en effet, d’une obéissance à des individus à une obéissance à des règles et à
des fonctions : on n’obéit pas à des individus, mais au chef de l’État, à la loi, à des

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juges. Ce qui conduit du même coup à un juridicisation des rapports de pouvoir
(Juridicisation : terme désignant l’emprise croissante du droit, comme instrument
d’organisation et de régulation, des différents domaines de la vie sociale et politique).

La forme typique de la domination légale-rationnelle est l’État de droit moderne : un


État dont la légitimité repose sur le fait qu’il se soumet lui aussi aux règles de droit
qu’il produit, et même, dans sa forme la plus récente, sur le fait qu’il se soumet à des
normes considérées comme universelles (telles que celles contenues dans la
Déclaration des droits de l’homme de 1789), et au contrôle d’institutions
juridictionnelles, telles que les cours constitutionnelles ou tribunaux administratifs.

3.3 La domination charismatique

Alors que les deux types précédents correspondent à des formes « habituelles », de
domination politique, la domination charismatique correspond à des situations
exceptionnelles et transitoires. Elle est liée à un individu, ou plus exactement à la
croyance dans les qualités exceptionnelles de cet individu. La domination
charismatique consiste en une situation exceptionnelle de pouvoir par la séduction, la
fascination qu’exerce un individu sur ses fidèles. Les dominés s’abandonnent à ce chef
et lui obéissent de façon plus ou moins inconditionnelle. Cette relation entre dominant
et dominés dépend bien sûr d’un travail actif du gouvernant sur sa propre image, et
d’un contexte historique qui rend la population réceptive à une domination de ce type.

Ce qui fait l’originalité de ce mode de domination (par rapport aux deux précédents),
c’est qu’il ne s’insère pas des structures organisationnelles stables et établies. En
instaurant un rapport direct avec la foule, avec le peuple, le chef charismatique court-
circuite les institutions. C’est la raison pour laquelle la domination charismatique
transforme l’ordre établi (qu’il soit traditionnel ou légal) et correspond, en général, aux
périodes de crise ou de révolution. Par définition, cette domination est précaire et
limitée dans le temps. Elle disparaît avec le leader qui l’incarne (à la mort de celui-ci
ou lorsqu’il perd son crédit symbolique), laissant la place au retour des modes de
domination traditionnel ou légal-rationnel.

Pour conclure, il faut insister sur le fait que ces trois modes de domination ne sont que
des modèles, des « idéaux-types », qui n’existent jamais tels quels dans la réalité. En
pratique, ces modes de domination se combinent dans différents contextes historiques.
Si on prend l’exemple des sociétés démocratiques, on constate que le pouvoir s’exerce
dans des formes légales très codifiées et précisément définies par les textes
constitutionnels, et que le respect de ces règles est une condition de la légitimité des
gouvernants, ce qui limite leur pouvoir discrétionnaire. Mais l’adhésion a ce type de
domination repose aussi très largement sur l’habitude. L’autorité des gouvernements

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élus directement par le peuple nous paraît en quelque sorte « naturelle ». Enfin, il y a
toujours une dimension charismatique dans l’exercice du pouvoir, comme le confirme
la personnalisation de l’activité politique dans les régimes démocratiques.

3.4 Les spécificités de pouvoir politique

Ce qui caractérise la fonction du gouvernant, c’est son aptitude à imposer des décisions
qui concernent l’ensemble de la société, à arbitrer les affrontements entre des groupes
ou des secteurs de la société et à édicter des règlements s’appliquant à tous. La
singularité irréductible du pouvoir politique est donc qu’il s’exerce sur l’ensemble de
la société. Ce sont également ceux qui représentent ou incarnent le pouvoir qui ont
vocation à définir les prérogatives et les limites de tous les autres pouvoirs s’exerçant
dans la société, y compris dans la sphère privée, en définissant de manière plus ou
moins précise les limites de l’autorité parentale, pour ne prendre qu’un exemple. Ce
qui amène alors à se demander comment des individus ou groupes arrivent à imposer
leur autorité à l’ensemble des membres d’une société. Ils y parviennent parce qu’ils
disposent d’une autorité reconnue et légitime, et de moyens efficaces de contrainte. La
légitimité dont disposent les détenteurs du pouvoir politique leur confère une autorité
reconnue indispensable pour imposer durablement des décisions et édicter des
règlements. Mais la condition nécessaire à l’exercice du pouvoir politique est qu’il
puisse légitimement recourir à des sanctions contre les récalcitrants, quels qu’ils soient
; des sanctions qui peuvent être violentes et s’appliquer par le recours à la contrainte
physique. C’est pourquoi le pouvoir politique se constitue toujours en interdisant
autres l’usage de la coercition : il revendique pour lui le monopole de la contrainte
physique. Ce monopole revendiqué de la coercition est un attribut spécifique des
gouvernants que l’on retrouve dans toutes les sociétés, passées et présentes. C’est
grâce à ce monopole qu’ils se trouvent en mesure de faire respecter leurs décisions par
l’ensemble de la collectivité. Le pouvoir politique repose ainsi toujours, en dernière
instance, sur la force, dont il cherche à s’imposer comme le seul détenteur légitime. On
peut donc le définir comme un mode de domination qui combine le contrôle de la
coercition à des types variés de légitimation.

Aujourd’hui, l’État est la forme quasi-exclusive d’organisation du pouvoir politique,


même si d’autres formes ont existé et d’autres encore seront certainement amener à
voir le jour certainement dans le futur. Cela en fait en tout état de cause un objet central
de la sociologie politique. Sociologiquement, le processus de construction étatique
réfère, à un procès d!accumulation et de centralisation des ressources administratives
et coercitives qui autorisent l!achèvement du « mouvement de modération de la
violence, incluant la réduction de la violence privée, la création d!un espace de

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développement de l!individu par la reconnaissance de droits fondamentaux, la
protection de la propriété, ainsi que toutes les conditions qui ont rendu possible
l’économie de marché » (Linz, 1997). L’étatisation des sociétés va de pair très souvent
avec l’idée de nation, qui, elle-même renvoie à la question de l’intégration. La section
qui suit s’attache à explorer la notion d’intégration dans la pensée sociologique.

II : La tradition de la pensée sociologique sur l’intégration

Le projet de modernité démocratique ou étatique est d’intégrer tous les individus dans
la société nationale en tant que citoyens libres et égaux. Comment dès lors entretenir
ou restaurer les liens sociaux dans des sociétés fondées sur la souveraineté de
l’individu, lorsque la tradition et la religion ne relient plus les hommes et la citoyenneté
abstraite constitue le principe de la légitimité politique en même temps que la source
du lien social ?

Dans des termes différents, c’est l’interrogation à laquelle se sont confrontés tous les
fondateurs de la pensée sociologique. Pour Auguste Comte, l’accord des esprits était
nécessaire : il ne pouvait y avoir de société dans la mesure où ses membres partagent
les mêmes croyances. Max Weber, de son côté, observant les intérêts unissent moins
les hommes que les passions communes, se demandait comment maintenir la foi et la
liberté de l’homme - qui seules autorisent les véritables échanges - dans la société
moderne désenchantée, dominée par la rationalité bureaucratique.

1. De la différenciation à la complémentarité

C’est Durkheim qui a posé le problème de l’intégration des sociétés modernes dans les
termes qui ont été consacrés par les sociologues, à savoir que seule la citoyenneté
commune, définie par l’égalité des droits civils, juridiques et politiques, ne suffit pas
pour assurer concrètement le lien social. La solidarité abstraite née de la citoyenneté
doit être aussi fondée sur l’ensemble des échanges entre les individus. Pour
comprendre la société moderne, il faut donc s’interroger sur les relations qui
s’établissent entre les hommes et sur les manières dont ils peuvent former une société.

1.1 Intégration mécanique et intégration organique

Durkheim constatait que la cohérence de la société n’est plus assurée par la


« similitude » des hommes - ou solidarité mécanique. Alors que les groupes sociaux se
multiplient et deviennent de plus en plus étrangers les uns autres tout en se

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hiérarchisant, que chaque sphère d’activité est régie selon des règles différentes, alors
que l’organisation sociale se caractérise par la différenciation extrême des fonctions et
des métiers, comment conserver la cohésion intellectuelle et morale qu’assurait la
solidarité mécanique ? Comment rétablir les liens d’interdépendance dans les sociétés
modernes où la spécialisation des fonctions sociales peut menacer les échanges qui
unissent les hommes ? Ne risque-t-elle pas de sombrer dans la fragmentation ? Il
importe de retrouver le consensus, c’est-à-dire l’unité cohérente de la collectivité, non
plus par l’uniformité d’hommes interchangeables - ou solidarité mécanique - mais par la
complémentarité des fonctions qu’ils exercent - solidarité organique. De fait, dans les
sociétés modernes, la différenciation des individus et des fonctions fonde un nouveau
principe d’intégration, désormais fondée sur la liberté et la complémentarité des
hommes. Étant donné la différenciation croissante des sociétés modernes, les échanges
entre les individus sont renforcés par la division du travail et la coordination des
fonctions qu’elle implique.

L’intégration de la société moderne - de type organique - ne concerne pas seulement


la société en général, c’est-à-dire la société nationale, mais tous les groupes particuliers
qui la composent. C’est ce que démontrent les variations du taux de suicide.

Les taux de suicide sont en effet plus élevés parmi les protestants que parmi les
catholiques. Pour expliquer la différence entre les catholiques et les protestants,
Durkheim souligne que la religion catholique est plus institutionnelle que les diverses
Églises luthériennes ou calvinistes. Les prêtres et la hiérarchie y occupent une grande
place, les dogmes et les sacrements rassemblent régulièrement les fidèles, les règles
imposées par la religion sont plus contraignantes, la paroisse assure une présence
régulière de l’Église auprès des fidèles. Les religions protestantes sont plus
individualistes et plus intérieures, les contraintes extérieures sont minimes. Le fidèle
protestant dépend moins d’une communauté religieuse que le catholique. Les
interactions entre les catholiques sont fréquentes et le contrôle par le groupe est fort,
alors le protestant, libéré de la contrainte collective, est en même temps privé de la
protection qu’offre une communauté solide ; cette dernière contrôle les
comportements de ses membres, mais en même temps protège les individus.
S’agissant de la société domestique, Durkheim constate que les gens mariés se
suicident moins que les célibataires ou les veufs, mais que la protection apportée par
la famille est plus grande quand le couple marié a des enfants. Enfin, dans la société
politique, le taux de suicide baisse lors des « grandes commotions politiques » : lors
des révolutions, des « troubles politiques » ou « des grandes guerres nationales ».
Dans Le suicide. Études sociologiques (p. 222-223) de Durkheim, on peut lire ceci :

« Nous avons donc établi successivement les trois propositions


suivantes : le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration de

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la société religieuse, de la société domestique, de la société politique. Ce
rapprochement démontre que, si ces différentes sociétés ont sur le
suicide une influence modératrice, ce n’est pas par suite de caractères
particuliers à chacune d’elles, mais en vertu d’une cause qui leur est
commune à toutes. Ce n’est pas à la nature spéciale des sentiments
religieux que la religion doit son efficacité, puisque les sociétés
domestiques et les sociétés politiques, quand elles sont fortement
intégrées, produisent les mêmes effets ; c’est d’ailleurs, ce que nous
avons déjà prouvé en étudiant directement la manière dont les
différentes religions agissent sur le suicide. Inversement, ce n’est pas ce
qu’ont de spécifique le lien domestique ou le lien politique qui peut
expliquer l’immunité qu’ils confèrent : car la société religieuse a le
même privilège. La cause ne peut s’en trouver que dans une même
propriété que tous ces groupes sociaux possèdent, quoique, peut-être,
à des degrés différents. Or la seule qui satisfasse à cette condition, c’est
qu’ils sont tous des groupes sociaux fortement intégrés. Nous arrivons
donc à cette conclusion générale : le suicide varie en raison inverse du
degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu. »

1.2 Interactions et croyances en des valeurs communes

Pour définir l’intégration de toute société religieuse, domestique ou politique,


Durkheim fait intervenir deux dimensions : le nombres des interactions entre les
individus et le partages de valeurs communes. En d’autres termes, l’intégration d’un
groupe se caractérise à la fois par des propriétés morphologiques (interactions) et par
son unité morale (valeurs communes).

L’intégration est en effet le produit direct du nombre des individus de la société et de


l’intensité de leurs interactions.

« Cette préservation (du suicide) est d’autant plus complète que la


famille est plus dense, c’est-à-dire comprend un plus grand nombre
d’éléments » (p. 208)

« La densité d’un groupe ne peut pas s’abaisser sans que sa vitalité


diminue. Si les sentiments collectifs ont une énergie particulière, c’est
que la force avec laquelle chaque conscience individuelle les éprouve
retentit dans toutes autres et réciproquement ; l’intensité à laquelle ils
atteignent dépend donc du nombre de consciences qui les ressentent en
commun (…). Dire d’un groupe qu’il a une moindre vie commune
qu’un autre, c’est dire aussi qu’il est moins fortement intégré ; car l’état

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d’intégration d’un agrégat social ne fait que refléter l’intensité de la vie
collective qui y circule. Il est d’autant plus un et d’autant plus résistant
que le commerce entre ses membres est plus actif et plus continu. » (p.
213 et 215)

Outre le nombre de ses membres et de leurs interactions, l’intégration d’un groupe est
aussi l’effet de l’acceptation et de la production de valeurs et de pratiques communes,
de la formulation d’un but commun qui dépasse les intérêts immédiats des individus.

« Ce qui constitue cette société (religieuse) c’est l’existence d’un certain


nombre de croyances et de pratiques communes à tous les fidèles,
traditionnelles et, par suite, obligatoires » (p. 173)

« Les grandes commotions sociales comme les grandes guerres


populaires avivent les sentiments collectifs, stimulent l’esprit de parti
comme le patriotisme, la foi politique comme la foi nationale et,
concentrant les activités vers un même but, déterminent, au moins pour
un temps, une intégration plus forte de la société. Ce n’est pas à la crise
qu’est due la salutaire influence dont nous venons d’établir l’existence,
mais aux luttes dont cette crise est la cause. Comme elles obligent les
hommes à se rapprocher pour faire face au danger commun, l’individu
pense moins à soi et davantage à la chose commune. On comprend,
d’ailleurs, que cette intégration puisse n’être pas purement
momentanée, mais survive parfois aux causes qui l’ont immédiatement
suscitée, surtout quand elle est intense » (p. 222)

On peut formuler ces résultats en termes plus modernes, en adoptant le résumé que
propose Philippe Besnard (L’anomie. Ses usages et ses fonctions dans la discipline
sociologique depuis Durkheim, Paris PUF, Sociologies, 1987, p. 99) de la théorie
durkheimienne de l’intégration : « Un groupe social sera dit intégré dans la mesure où
ses membres : 1) possèdent une conscience commune, partageant les mêmes
sentiments, croyances, et pratiques (société religieuse); 2) sont en interaction les uns
avec les autres (société domestique); 3) se sentent voués à des buts communs (société
politique).

La théorie de Durkheim porte sur l’intégration des individus à la société (ou


intégration tropique), puisque les taux de suicide - indicateur d’anomie - sont d’autant
plus faibles que les individus participent à des sociétés » petites ou nationales, plus
intégrées. L’intégration concerne donc toutes les sociétés particulières - famille, Église,
société politique ou groupes professionnels - qui constituent la société nationale et tous
les individus. Mais c’est également une caractéristique globale de la société
individualiste menacée par l’anomie (désintégration systémique).

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1.3 La nature du lien social

Ferdinand Tönnies oppose la communauté à la société en postulant un évolutionnisme


de la première vers la seconde. Max Weber parle plus de « communalisation » ou
formation d’une communauté et de « sociation » ou formation d’une société. Il s’agit
de types idéaux et non de réalités historiques. Ainsi, pour Weber, les sociétés concrètes
comportent des traits qui relèvent de l’une et de l’autre logique, même si
tendanciellement la logique de la « société » s’étend dans les sociétés modernes. Mais
cette évolution d’ordre macrosociologique, se concilie avec des formes sociales dans
lesquelles la logique de la « communauté » reste prédominante. Il ne s’agit pas
seulement de survivances qui seraient destinées à disparaître au fur et à mesure que
s’étend la logique propre de la « société ». Les liens à l’intérieur de la famille, par
exemple, restent de l’ordre de la « communauté ». Le renouveau de la logique
« communautaire » qu’on observe aujourd’hui par exemple dans les « nouveaux
mouvements religieux » ou dans la réapparition des passions ethniques, s’inscrit dans
le cadre de l’analyse wébérienne. L’objectif de Weber est de caractériser la nature des
rapports entre les hommes lorsque se constituent les groupes sociaux. Le processus
d’intégration peut aboutir à créer des groupes, dont les uns se conforment à la logique
de la « communauté » et les autres à la logique de la « société ». L’analyse ne porte pas
sur un état, mais sur un processus : la constitution, au sens actif du terme, d’une
« communauté » (ou communalisation) et d’une « société » (ou sociation).

Dans le premier cas, le fondement du groupe, pour des raisons traditionnelles,


affectives ou émotionnelles. La famille en constitue « le type le plus commode », mais
une communauté spirituelle de frères, une relation érotique, une relation fondée sur
la piété, une communauté nationale ou un groupe uni par la camaraderie en offrent
d’autres exemples. Dans le second cas, le lien est contractuel, il relie les hommes pour
des raisons d’intérêts, au sens large du terme. La « sociation » se fonde sur une entente
rationnelle et un engagement mutuel. Les types les plus « purs » en sont l’échange
rationnel sur le marché fondé sur le libre accord entre acteurs, l’association à but
déterminé établie par libre accord des associés en vue d’obtenir par une activité précise
un résultat donné, et l’association fondée sur une conviction commune de ses membres
en vue de servir la « cause ». Weber ne décrit pas des groupements particuliers ou des
entités sociales, il analyse la logique selon laquelle se forment les groupes humains et
les orientations des relations entre les hommes.

La réalité sociale est formée d’un entrelacs de liens sociaux qui relèvent les uns de la
logique de la communalisation et les autres de la sociation, beaucoup pouvant être
interprétées selon les deux logiques.

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« La grande majorité des relations sociales ont en partie le caractère
d’une communalisation, en partie celui d’une sociation » (Max Weber,
Économie et société, tome premier, Paris)

La relation la plus rationnelle peut faire naître des valeurs sentimentales. Inversement
une relation sociale, conforme au type de la « communalisation », peut être orientée
dans un sens rationnel. La famille peut aussi être « exploitée comme une « sociation »
par ses membres.

La théorie de l’interdépendance de Norbert Elias prolonge l’ambition de Weber de


caractériser les liens qui unissent les individus dans les sociétés modernes à l’intérieur
d’une analyse de la trajectoire de la civilisation occidentale.

« Il faut chercher, au-delà (de l’opposition entre individu et société),


une nouvelle conception de la manière dont les individus sont liés les
uns autres, en bien comme en mal, au sein d’une multitude qui est la
société …(il faut) comprendre comment la multitude d’individus isolés
forme quelque chose qui est quelque chose de plus et quelque chose
d’autre que la réunion d’une multitude d’individus isolés - autrement
dit comment ils forment une "société" et pourquoi cette société peut se
modifier de telle sorte qu’elle a une histoire qu’aucun des individus qui
la constituent n’a voulue, prévue ni projetée telle qu’elle se déroule
réellement » (La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 32).

L’histoire de la civilisation de l’Occident se caractérise, selon Elias, par une intégration


des hommes toujours plus large et plus intense : les mécanismes d’intégration
« s’orientent vers l’intégration d’unités sans cesse plus grandes ». La différenciation
croissante des fonctions sociales et les processus de monopolisation du pouvoir
légitime par l’État ont abouti à rendre les relations entre les individus plus denses et
plus complexes. Chacun d’entre eux

« vit constamment dans un rapport de dépendance fonctionnelle avec


d’autres individus; il fait partie des chaînes que constituent les autres,
et chacun des autres - directement ou indirectement - fait partie des
chaînes qui le lient lui-même. Ces chaînes ne sont pas aussi visibles et
tangibles que des chaînes de fer. Elles sont plus élastiques, plus
variables et changeantes, mais elles n’en sont pas moins réelles et
certainement pas moins solides. Et cet ensemble de fonctions que les
hommes remplissent les uns par rapport aux autres est très précisément
ce nous appelons la "société". » (p. 52)

Les individus sont reliés les uns aux autres par des chaînes de dépendance réciproque
et ce, à différents niveaux : la classe, le groupe thérapeutique, le jardin d’enfants, le

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village, la ville ou la nation, pour reprendre les exemples donnés par Elias lui-même.
Aucun être humain, quels que soient sa marginalité ou son isolement apparents,
n’échappe à ces liens, qui peuvent être concrets, les relations directes entre deux
individus, ou abstraits, les liens juridiques ou politiques (citoyenneté, …).

« Chacun des êtres qui se croisent dans la rue, apparemment étrangers


et sans relations les uns avec les autres, est, ainsi, lié par une foule de
chaînes invisibles à d’autres êtres, que ce soit par des liens de travail ou
de propriété, des liens instinctifs ou affectifs. Des fonctions de l’ordre le
plus divers le rendent, ou ont rendu, les autres dépendants de lui. Il vit
et a vécu depuis sa plus petite enfance dans un réseau de dépendance
qu’il ne peut rompre ni modifier d’un coup de baguette magique, qu’il
peut uniquement changer dans la mesure où la structure même de ce
réseau le permet ; il vit dans un tissu de relations fluctuantes qui entre-
temps se sont, au moins partiellement, imprégnées en lui et font sa
marque personnelle … cette interdépendance fonctionnelle revêt dans
chaque groupe humain une structure très spécifique. » (p. 51-52)

Ces chaînes d’interdépendance sont plus ou moins longues et plus ou moins directes
selon qu’il s’agit d’un groupe immédiat ou de la nation, mais les individus n’existent
pas en dehors de l’ensemble de ces liens, concrets et abstraits, qui les relient les uns
aux autres, et la société n’existe pas en dehors d’eux. Le monde social n’est en effet en
lui-même qu’un tissu de relations réciproques.

La liberté et le pouvoir d’un individu se mesurent à sa capacité d’agir sur le réseau


d’interdépendances dans lequel il est inscrit. Le contrôle accru des passions et des
émotions, l’auto contrainte que s’imposent les individus, qui caractérisent le processus
de « civilisation » de l’Occident, ont donné naissance à un individu dont les
« structures de l’intériorité « ne peuvent être comprises qu’à la lumière de l’histoire de
cette société humaine ; l’individu et la société ne peuvent se comprendre que dans leur
interdépendance, ils sont indissociables. L’intégration du premier à la société est
inséparable de l’intégration de cette dernière.

2. L’intégration normative

Plus que sur la nature du lien social, les sociologues américains se sont interrogés sur
l’intégration sociale en termes directement politiques. Comment faire une nation
unique à partir de populations issues du monde entier ? Mais, de manière significative,
cette interrogation a été en même temps une étude des différentes formes de
marginalité, une réflexion à la fois sur l’absence de normes consécutives aux

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migrations (la « désorganisation sociale ») et sur la violation des normes collectives (la
délinquance).

2.1 La « désorganisation sociale »

Les sociologues de l’École de Chicago, à travers la tradition de la sociologie américaine


s’interrogeaient sur les processus par lesquels des populations dont l’immigration était
proche pourraient constituer une société unique et unie - processus appelé
assimilation. Ils traduisaient l’interrogation de la société américaine sur elle-même.
S’inscrivant à l’intérieur du paradigme de l’assimilation, ils se donnaient pour objet
d’analyse les rythmes, les dimensions et le sens de ces processus. Comment gérer la
cohabitation et les conflits entre communautés ethniques et raciales ? Comment
résoudre, en particulier, ce qui a été désigné jusque dans les années 1960 comme le
« problème noir », qui apparaissait étroitement lié aux formes diverses de la
marginalité sociale, criminalité, taux de naissances illégitimes, toxicomanie ?

Les sociologues se sont efforcés de traiter ces problèmes de manière scientifique, en


espérant contribuer à leur apporter des solutions. Leurs interrogations ont été d’abord
formulées par les sociologues de l’École de Chicago, mais elles n’ont cessé de dominer
les travaux des sociologues américains par-delà le cercle des spécialistes des relations
inter ethniques et des problèmes urbains, dans la mesure où ils s’agissaient de
l’existence et de l’intégration de la société américaine. Les relations entre
communautés ethniques et raciales et les problèmes nés dans les villes, telles que la
ségrégation, la pauvreté, la délinquance ou la violence, ont toujours suscité les grandes
recherches sociologiques sur l’intégration de la société américaine.

2.2 Structure sociale et structure culturelle

Les sociologues ont toujours posé le problème de l’intégration en faisant intervenir la


structure sociale. Sorokin, dès les années 1930, avait introduit la distinction entre
l’intégration sur la base de l’interdépendance fonctionnelle liée à la division du travail
- soit la « structure sociale » - et les systèmes culturels intégrés par une cohérence
interne logique et censée - soit la « culture ». Cette distinction fondamentale, même si
elle est formulée dans des vocabulaires différents, n’a cessé d’être au cœur de la
sociologie de l’intégration.

On la retrouve au fondement de la typologie élaborée par Merton pour caractériser les


modes d’adaptation des individus, selon leur position dans la structure sociale, à la
configuration culturelle dominante. Les modes d’intégration des individus dépendent,

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selon Merton, de deux variables culturelles : la première, les buts culturels ou les
aspirations culturelles des individus ; la seconde, les normes institutionnelles ou les
vois d’accès à ces buts. Ils dépendent aussi d’une troisième variable, elle, structurelle,
les moyens institutionnels, c’est-à-dire la distribution objective des chances d’accès à
ces buts culturels, produit direct de la structure sociale. Merton consacre une
distinction entre structure culturelle et structure sociale. La première est définie
comme « cet ensemble organisé de valeurs normatives régissant le comportement qui
est commun aux membres d’une société ou du groupe ». La seconde, comme
« l’ensemble organisé des relations sociales dans lesquelles les membres de la société
ou du groupe sont diversement impliqués ». L’anomie ou la désorganisation sociale -
donc les phénomènes de délinquance qui en résultent - naît des décalages qui existent
entre les buts culturels et les moyens institutionnels, autrement dit, des décalages entre
structure sociale et culturelle - décalages qui engendrent des frustrations.

C’est aussi ce que fait Parsons, même s’il reprend la problématique durkheimienne, à
savoir la différenciation à l’intérieur de la société et la nécessaire coordination de
l’action des hommes. L’interrogation sur l’intégration normative est l’un des thèmes
centraux de son œuvre. L’anomie est, pour lui, l’état de désorganisation dans lequel
l’emprise des normes sur les conduites individuelles s’est effondrée. Pour qu’une
société soit intégrée, et que s’établissent les interactions nécessaires entre les individus,
il importe qu’ils partagent un univers symbolique et normatif commun. Les règles de
la vie collective doivent se référer aux mêmes valeurs. La société est intégrée quand
ces valeurs communes sont institutionnalisées dans les éléments structurels du
système social.

CONCLUSION

La diversité et la complexité des phénomènes politiques (État et élections, conflits,


violences et guerre, citoyenneté et gouvernance, etc.

ORIENTATION POUR LES TD

Les chargés pourraient, par exemple, approfondir les auteurs et les concepts/notions
(mais évoqués plusieurs autres qui ne sont pas mentionnés) tout en marquant la ou les
contributions de ces auteurs et des concepts associés au cheminement de la pensée
sociologique à propos du politique et de l’intégration. Les étudiants pourraient aussi
faire des exposés à partir des textes qui sont mis à leur disposition.

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