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Revue de l'association française de sociologie
6 | 2011
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La santé occupe aujourd’hui une place centrale dans les problématiques de développement
international. Cette place paraît toutefois ambiguë dans les discours et politiques publiques
de développement : présentée à la fois comme fin mais aussi comme moyen du
développement. Réinterroger les notions de santé et de développement dans leur historicité
nous permet de mieux cerner l’importance relative de la santé dans le développement. En
explorant les contextes, savoirs et politiques sur trois périodes depuis 1945, nous faisons
ressortir les enjeux politiques de la santé dans les stratégies actuelles de développement. La
santé apparaît alors comme un élément de plus en plus important des transformations
sociales contemporaines.
Entrées d’index
Mo ts-clé s : santé, développement international, discours, politiques publiques
Ke ywo rds: Health, international development, discourse, public policies
Texte intégral
Graphique 1 : Tendances de l’aide au développement dans le secteur de la santé, 1973-2006 en prix constants
2006, extrait de Measuring Aid to health, OCDE, 2008.
Graphique 2 : Part de l’aide à la santé dans l’APD totale, 1973-1998 : moyenne mobiles sur 5 ans
19 Finalement, la santé dans les discours de développement entre 1945 et 1987 est
présentée généralement comme produite par le système de santé étatique qui est
lui-même un produit de la croissance économique. Ainsi, la santé des individus se
présente généralement comme le produit indirect de la croissance économique.
Les discours liant santé et développement à cette époque, quel qu’ait été leur
processus de production (développementaliste dans la perspective américaine ou
universaliste dans la perspective des Nations-U nies), convergent vers une
approche technique et médicalisée de la santé et dont la conférence d’Alma Ata en
1978 était le point culminant, même si d’autres approches comme la médecine
traditionnelle y étaient évoquées. Toutefois, la crise économique des années 1970 et
la remise en cause de l’Etat providence, dans les années 1980, par une décennie de
politiques néolibérales, ont reposé le problème de l’accès à la «santé pour tous»
avec acuité. Avec les problèmes de financement de l’Etat, la responsabilité de la
santé semble s’être déplacée de l’Etat aux individus, marquant ainsi le passage d’une
subjectivité de «sujet» à celle d’individu rationnel, autonome et surtout responsable
pouvant et devant participer aux coûts de santé mis en œuvre sous la forme de
«recouvrement des coûts» ou de «paiement des usagers». La remise en cause de la
gratuité des services de santé est révélatrice de ce passage. Le financement de la
santé devenait alors un enjeu central des politiques nationales occidentales en
même temps que le thème central des discours sur la santé et le développement à
partir du milieu des années 1980.
A) Contexte de réforme :
20 Les années 1980 se caractérisent par une « épidémie de réforme » pour
reprendre l’expression de Leppo (citée par Lee et al., 2001) et les services de santé
n’y échappent pas. Le lancement de l’«Initiative de Bamako» en 1987 par l’U NICEF
visait à répondre à un état de fait : la gratuité des soins de santé primaire affi chée à
Alma-Ata se révélait être une gratuité de pénurie : absence de médicaments
essentiels dans les postes de santé, personnel peu motivé du fait du paiement
irrégulier des salaires, etc. La disponibilité virtuelle des services de santé
constituait donc un problème de santé publique majeur et le financement de ces
services est alors apparu comme une traduction légitime de ce problème. La
solution retenue à Bamako en 1987, découlant de cette problématisation de la
situation, était celle du paiement des usagers, parfois appelé également
«recouvrement des coûts», qui vise à faire payer aux personnes malades les soins,
notamment à travers le paiement des médicaments. Ce système était sensé permettre
de dégager une marge et ainsi i) de motiver le personnelle (les fameuses
«ristournes») et ii) de prendre en charge les indigents.
21 Parallèlement à ce contexte de réforme économique des services sociaux, la fin
des années 1980 voit apparaître la thématique du développement durable et du
droit à la santé. Le rapport de Madame Brundtland en 1987 tente de replacer au
centre du développement l’action de l’homme dans son environnement aussi bien
social qu’écologique. Ce discours sur le développement durable n’est toutefois pas
antinomique avec la réforme des systèmes de santé puisqu’une des justifications de
la réforme est bien le caractère «non durable» d’une offre de santé qui ne serait pas
la réponse à une demande «solvable» de santé.
22 La fin des années 1980 est également propice à l’émergence d’un discours sur la
santé comme un droit au niveau international. Le droit à la santé ainsi proposé
prolonge manière plus concrète «la santé pour tous» affi chée en 1978, notamment
grâce aux écrits d’Amartya Sen avec le concept de « capabilité » (Sen 1985) qui
fonderont le concept de «développement humain» au début des années 1990. Ce
concept renvoi à la liberté positive, c'est-à-dire à la capacité concrète qu’ont les
citoyens de vivre et de profiter de leurs droits. En ce sens l’accès à la santé et à
l’éducation sont fondamentaux pour les « capabilités » des personnes dans un
espace de droit. Amartya Sen a d’ailleurs contribué à l’intégration de la santé dans
des indicateurs innovants du développement comme l’Indice de Développement
Humain (IDH). Ce dernier intègre la santé sous sa composante espérance de vie, la
scolarisation mesurée par le taux brut de scolarisation et le niveau de vie sous
forme d’un logarithme du produit intérieur brut.
A) Contexte global
33 La santé en contexte de globalisation fait émerger de nouveaux problèmes.
Premièrement, la globalisation est une réalité de termes de santé : la mondialisation
économique affecte la santé des individus qui y sont impliqués. Deuxièmement la
globalisation porte une réalité politique et façonne la réponse à ces problèmes de
santé : moins étatique et plus globale comme nous l’avons évoqué précédemment.
En ce sens la mise en place de partenariats globaux pour la santé (global health
partnership) dans différentes affections (paludisme, sida, tuberculose,
vaccination…) est révélatrice.
34 Ce contexte a également été marqué par la globalisation des résistances et des
menaces en réponse au nouvel ordre mondial. Les attentats du 11 septembre 2001
ont ainsi profondément redéfini la vision occidentale d’un monde où la sécurité
devenait un problème global, avec l’intériorisation par les individus de ne plus être
à l’abri nulle part. L’attaque à l’anthrax en 2001 aux Etats-U nis a également objectivé
et contribué à définir la menace biologique comme un risque global. On se
souvient également des menaces d’armes de destruction massives biologiques
comme d’un argument nécessaire et suffi sant pour légitimer la guerre en Irak de
2003. U lrich Beck (2005) place d’ailleurs ces risques globaux et technologiques au
cœur de ce qu’il désigne comme la seconde modernité; tout comme Anthony
Giddens (1991) qui voit dans ces risques des moyens de médiatisation abstraits et
d’une intégration systémique entre des personnes éloignées dans le temps et
l’espace.
35 Les discours sur le développement s’organisent à partir des années 2000 autour
de la lutte contre la pauvreté. Les documents stratégiques de réduction de la
pauvreté (DSRP) deviennent la condition à toute aide au développement ou
réduction de la dette, notamment via l’initiative pays pauvres très endettés : IPPTE.
Les objectifs du millénaire pour le développement (ODM) intègrent ces aspects
stratégiques de réduction de la pauvreté et tentent de fixer des objectifs mesurables
dans ce domaine. La santé est représentée dans les objectifs 4, 5 et 6 des ODM :
«réduction de la mortalité infantile, amélioration de la santé maternelle et combat
contre le VIH/sida, le paludisme et autres maladies». Ces objectifs sont ambitieux
mais les moyens pour les mettre en œuvre ne sont pas assurés. L’objectif de 0,7% du
produit intérieur brut (PIB) pour l’aide au développement, dont les pays
développés renouvellent l’engagement périodiquement comme lors de la
conférence de Monterrey en 2003, semble de plus en plus utopique. Les objectifs
du Millénaire fixés pour 2015 ne le seront vraisemblablement pas et les critiques
altermondialistes des politiques des huit pays les plus industrialisés du monde (G8)
se formulent de manières plus ou moins radicales au début des années 2000
(Chossudovky 2003, Stiglitz 2002).
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Notes
1 En effet, la notion de «seuil de modernité biologique» présentait l’inconvénient d’exclure
une bonne partie du monde en développement. Les analyses de Fassin citées plus loin
montrent précisément en quoi la santé peut -et doit- être appréhendée comme un lieu
d’intervention politique aussi bien en occident que dans le monde en développement.
2 D’autant plus «universelle» que cette campagne fut impulsée auprès de l’OMS par l’Union
des Républiques Soviétiques Socialistes (URSS) en 1958.
3 Les controverses se sont généralement développées à ce sujet pour faire la part entre
l’évolution des conditions de vie ou des techniques médicales dans l’allongement de la durée
de vie. Les thèses de Mc Keown sur le Royaume-Uni à la fin du 19ème siècle sont développées
dans «The modern rise of population», 1976.
4 Abélès place en effet le problème de la survie au cœur de la reconfiguration du politique ;
problème caractérisé entre autres par la place grandissante des espaces transnationaux, de
l’incertitude, des organisations non gouvernementales et plus généralement de ce qu’il
appelle le «global-politique». La thèse générale de l’auteur est le passage, marqué depuis le
début des années 2000 mais s’opérant depuis les années 1970 avec les premières fissures
apparues dans l’édifice de l’Etat-providence occidental, d’une politique de la «convivance»
basée sur «l’être ensemble et l’harmonie des êtres sociétaux» et fondée sur une rhétorique
du changement social pour un monde meilleur, à une politique de la «survivance» qui met
la «préoccupation du vivre et du survivre au cœur de l’agir politique» et qui se caractérise
par une éthique de la sollicitude où les idées de justice et de droit ne trouvent leur sens que
dans la perspective du risque et de la précaution. L’hypothèse fondamentale de ce travail et
qui en fait l’originalité et la profondeur est de poser l’émergence de cette nouvelle scène
transnationale, non comme la cause, mais la conséquence de ce changement sans
précédent du rapport à la politique.
Auteur
Pie rre -Marie David
Pharm. D, M Sc, Doctorant, «Médicaments et santé des populations», Méos groupe de recherché
sur le médicament comme objet social, Université de Montréal, pierre-
marie.david@ umontreal.ca
Droits d’auteur
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