Vous êtes sur la page 1sur 6

CAIRN.

INFO : Matières à réflexion

Numéro 2016/1 (n° 18)

Introduction : qu’est-ce que l’économie politique ?

Alberto Alesina, Propos recueillis et traduits de l’anglais par Asma Benhenda, Sébastien Grobon,
Antoine Imberti

Dans Regards croisés sur l'économie 2016/1 (n° 18), pages 10 à 18

PrécédentSuivant

Article

linkThis article is available in English on Cairn International

Vous avez consacré une grande partie de votre carrière à des travaux dans le domaine de l’économie
politique. Comment définiriez-vous ce champ de l’économie aujourd’hui ?

Le champ de l’économie politique a considérablement évolué sur la période récente. Historiquement,


l’économie politique était définie comme le champ de l’économie consacré aux relations entre élections,
incitations des dirigeants politiques et politiques économiques. Par exemple, de nombreux papiers
portent sur la manière dont les politiques économiques affectent le résultat des élections ou sur les
stratégies utilisées par les groupes d’intérêts pour influencer le personnel politique. Aujourd’hui,
l’économie politique est une discipline bien plus vaste et peut être définie comme l’étude d’objets
économiques en relation avec de nombreuses autres disciplines telles que la sociologie, l’anthropologie,
la psychologie et, bien entendu, la science politique. On s’interroge par exemple sur la manière dont
certains traits culturels ou religieux affectent les comportements économiques, ou encore sur les liens
entre les conflits armés et l’économie. Je dirige le programme d’économie politique au National Bureau
of Economic Research (NBER), aux États-Unis, et c’est la définition que nous retenons.

Ainsi, l’économie politique n’est pas si différente de la science politique ?

En effet. Je pense qu’il existe un certain nombre de politistes qui utilisent exactement les mêmes
techniques que les économistes, soit des modèles mathématisés pour représenter les comportements
et des outils économétriques pour tester la conformité de ces modèles avec la réalité. Vue sous cet
angle, l’économie politique ne serait pas si différente de la science politique. Ces politistes demeurent
toutefois minoritaires. La grande majorité des chercheurs en science politique n’utilisent pas ces
techniques quantitatives et ont généralement recours à des méthodes plus qualitatives. La principale
différence entre l’économie politique et la science politique serait ainsi d’ordre méthodologique.
Les dirigeants politiques sont soumis à des incitations très différentes et il semblerait que ces incitations
ne les conduisent pas toujours à respecter les souhaits de leurs administrés. Ceci vous a notamment
conduit à réfléchir aux circonstances dans lesquelles il serait préférable que les dirigeants politiques
délèguent leurs compétences à des autorités indépendantes. Comment s’assurer que les dirigeants
politiques prennent bien en compte les attentes de leurs administrés ?

C’est d’une certaine manière la question que tout le monde se pose. Si je devais réfléchir à quatre ou
cinq grandes questions structurant le champ de l’économie politique, celle-ci en ferait partie. Comme on
peut s’y attendre, il n’existe toutefois pas de réponse univoque. Cette question renvoie en fait à
différents aspects. De nombreux papiers suggèrent par exemple que plus les électeurs ont accès à une
information riche et abondante, et plus les hommes politiques prennent des décisions conformes aux
souhaits de leurs électeurs. Ainsi, des organes de presse peu indépendants peuvent conduire à un biais
prononcé pour le court terme de la part des dirigeants politiques.

D’autres aspects sont plus controversés. La limitation du nombre de mandats dans le temps,
notamment, est très débattue. D’une part, on peut considérer que, devant l’impossibilité d’être réélu,
un dirigeant politique se consacrera à des projets de plus long terme, n’ayant plus à rechercher à tout
prix la satisfaction de ses électeurs avant les élections. D’autre part, limiter le nombre de mandats dans
le temps peut se traduire par l’éviction d’hommes politiques très compétents. De même, la question de
la séparation des pouvoirs, entre la presse et le parlement, ou entre le parlement et le gouvernement,
est très discutée. Certains auteurs suggèrent que la séparation des pouvoirs entre parlement et
gouvernement peut s’avérer particulièrement coûteuse lorsque la majorité parlementaire n’est pas de la
même couleur politique que le gouvernement, car alors parlement et gouvernement ne parviennent pas
à se mettre d’accord. D’autres auteurs pensent au contraire que le nécessaire travail de négociation
entre parlement et gouvernement permet d’éviter au mieux les erreurs.

Enfin, vous évoquez la délégation de certaines compétences à des autorités indépendantes. C’est une
question fascinante. Les gouvernements délèguent par exemple la politique monétaire à des banques
centrales indépendantes et, en général, cela fonctionne bien, empêchant une utilisation de la politique
monétaire à des fins électorales. La politique budgétaire, en revanche, fait plus rarement l’objet d’une
délégation à une autorité indépendante. Il existe pourtant des propositions en ce sens. Par exemple, le
gouvernement établirait une liste d’objectifs, tels qu’un revenu minimum pour les pauvres ou un certain
niveau de redistribution par le système fiscal. Puis, une autorité indépendante déciderait de la meilleure
solution pour atteindre ces objectifs, avec le moins de distorsions possible.
Une autre difficulté consiste à gouverner lorsque la population est très divisée, sur le plan ethnique,
linguistique ou culturel. Vous avez personnellement étudié cette question, notamment en Indonésie, où
vous montrez que le risque de déforestation est d’autant plus fort que les divisions ethniques sont
fortes. Quelle attitude adopter en de telles circonstances ?

Il s’agit de même d’une question particulièrement structurante dans le champ de l’économie politique. Il
convient d’abord de reconnaître que la diversité ne comporte pas que des inconvénients. La diversité
des parcours ou des idées des agents dans une économie peut être productive. En fait, la diversité ne
devient problématique que lorsqu’elle se traduit par des divergences politiques insurmontables, ce qui
ne permet plus de définir des politiques publiques acceptables par tous.

Dans ce dernier cas, il existe plusieurs solutions, en fonction de l’intensité des clivages politiques.
Lorsque des groupes de population ne souhaitent plus vivre ensemble et que cela est réalisable, par
exemple par le tracé d’une frontière, la question de la séparation doit être sérieusement posée, même si
elle apparaît de prime abord comme une catastrophe à éviter. De la même manière qu’un divorce. Le
divorce est une décision difficile pour un couple, mais c’est parfois la meilleure solution. Tel fut le cas de
la Tchécoslovaquie, en 1992. Parfois, la séparation n’est pas envisageable sans déplacement de
population. Dans ce cas, une solution est de renforcer la décentralisation et de conférer davantage de
compétences aux autorités locales. Une solution de plus long terme consiste à renforcer le sentiment
d’appartenance à la communauté nationale en faisant interagir des groupes de différentes origines. Le
système éducatif joue alors un rôle central.

De plus en plus d’économistes s’intéressent à l’impact de la culture sur les institutions et les politiques
publiques qui en découlent. Qu’en est-il exactement ?

L’économie culturelle est une discipline en plein essor. Avec ma co-auteure Paola Giuliano, nous venons
d’ailleurs de publier une revue de littérature intitulée « Culture and Institutions », dans le Journal of
Economic Literature. Ce nouveau champ de l’économie politique nous apporte de nombreux
enseignements. Par exemple, un bon niveau de confiance dans une société est généralement associé à
un meilleur fonctionnement des institutions politiques. À l’inverse, un manque de confiance se traduit
souvent par une demande pour un surcroît de régulation, ce qui peut être source d’inefficacité. Autre
exemple, le poids accordé aux liens familiaux dans une société peut avoir des répercussions sur la
répartition des tâches entre les hommes et les femmes. Lorsque ce poids est fort, le taux d’activité des
femmes est généralement plus faible, celles-ci ont moins tendance à rechercher les emplois les mieux
rémunérés et sont moins mobiles.
Il arrive, toutefois, que les explications culturelles soient invalidées par les faits. Par exemple, Francis
Fukuyama suggérait encore dans les années 1990 que le confucianisme ferait durablement obstacle aux
réformes économiques en Chine, empêchant le pays de se développer. Et pourtant, l’économie chinoise
décolla. Comment expliquer cette contradiction ?

On peut distinguer deux explications possibles. En premier lieu, les auteurs qui suggéraient un effet
négatif du confucianisme sur la croissance se sont peut-être trompés. Ou, de manière plus subtile, le
confucianisme combiné à certaines institutions était peut-être néfaste pour la croissance il y a quelques
années, et aujourd’hui davantage favorable à la croissance car combiné à des institutions différentes. En
second lieu, les traits culturels tels que le confucianisme ne sont pas invariables et sont susceptibles
d’évoluer dans le temps. Une question tout à fait fascinante revient alors à déterminer à quel rythme les
traits culturels peuvent changer. Dans un article publié avec Paola Giuliano et Nathan Nunn dans le
Quarterly Journal of Economics, nous nous sommes par exemple intéressés à l’impact des techniques
agricoles utilisées à l’ère préindustrielle sur la répartition des rôles entre les hommes et les femmes
aujourd’hui. L’utilisation de la charrue, en particulier, requiert de la force pour celui qui la manipule. Elle
favorisait ainsi à l’époque le travail agricole des hommes au détriment de celui des femmes, qui avaient
alors tendance à se spécialiser dans des tâches ménagères. Et nous constatons aujourd’hui que le taux
d’emploi des femmes est plus faible dans les pays qui, précisément, utilisaient la charrue avant la
révolution industrielle. Certains traits culturels peuvent donc perdurer pendant des siècles.

Certains traits culturels évoluent-ils plus rapidement que d’autres ?

Pour d’autres traits culturels en effet, l’évolution est vraisemblablement plus rapide. Trois de mes
collègues du Boston College, Scott Fulford, Ivan Petkov et Fabio Schiantarelli, se sont récemment
penchés sur l’effet du pays d’origine des migrants et des descendants de migrants sur le revenu par
habitant des comtés américains. Et ils ont constaté que certains traits culturels spécifiques des migrants
s’effaçaient plus rapidement que d’autres. Par exemple, le niveau de confiance des migrants converge
plus rapidement vers le niveau de confiance des Américains que leur attitude vis-à-vis de l’épargne.

Parmi les différentes questions que nous venons d’évoquer, la plupart invitent naturellement à formuler
des recommandations. L’économie politique est-elle plutôt une discipline positive ou normative ?

Il s’agit d’une question délicate. D’une manière générale, l’économie politique n’est pas une discipline
normative et se contente le plus souvent d’une approche positive des questions étudiées. Si l’on
constatait que certaines institutions mènent au désastre quand d’autres conduisent invariablement au
succès, on pourrait évidemment en tirer les conclusions. Les enseignements de la littérature sont
toutefois rarement aussi univoques et, concernant des sujets tels que la culture, la littérature demeure
toujours très prudente.

Mais il existe une autre difficulté qui doit nous inviter à redoubler de prudence. Il ne faut jamais oublier
que ce sont les gens qui choisissent les institutions, de même que certains traits culturels. Et leurs choix
dépendent vraisemblablement des circonstances dans lesquelles ils se trouvent, par exemple le revenu
par habitant ou le plus ou moins fort sentiment de sécurité dans l’emploi. Ainsi, lorsque l’on étudie
l’effet des institutions sur des variables telles que le revenu par habitant, il ne faut jamais perdre de vue
que ces variables elles-mêmes ont pu affecter le choix des institutions. Autrement dit, le choix des
institutions est vraisemblablement endogène. D’où il est toujours difficile de déterminer l’effet propre
de telle ou telle institution sur d’autres variables économiques.

Mis en ligne sur Cairn.info le 23/08/2016

https://doi.org/10.3917/rce.018.0010

PrécédentSuivant

CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Avec le soutien du CNL

À propos

Éditeurs

Particuliers

Bibliothèques

Organisations

Abonnement Cairn Pro

Listes publiques

Dossiers

Rencontres

Contact
Cairn International (English)

Cairn Mundo (Español)

Cairn Sciences (Français)

Authentification hors campus

Aide

© Cairn.info 2023

Conditions générales d’utilisation

Conditions générales de vente

Politique de confidentialité

keyboard_arrow_up

Vous aimerez peut-être aussi