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CAIRN.

INFO : Matières à réflexion

Numéro 2003/4 (Tome XLII)

Regard sur trente ans d’économie industrielle

Alain Balasse

Dans Reflets et perspectives de la vie économique 2003/4 (Tome XLII), pages 115 à 126

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Article

1. INTRODUCTION

Trop longtemps, économie et gestion sont apparues dans la littérature spécialisée comme deux facettes
alternatives d’un même savoir scientifique. D’un côté, la science économique au sens large – telle
qu’enseignée dans les amphithéâtres – relève, de par son caractère normatif, de schémas purement
conceptuels souffrant, dès lors, d’un manque évident d’opérationnalité. De l’autre, le management, en
raison des domaines nombreux et variés auxquels il est amené à faire référence, peut sembler orphelin
d’une base de réflexion théorique solide et unanimement reconnue.

Les choses évoluent cependant, en ce sens que ces dernières décennies, des prolongements naturels de
l’analyse économique classique, singulièrement de l’analyse microéconomique, ont pu fournir des outils
plus adaptés à l’étude des marchés concrets et à la compréhension des mécanismes fondamentaux qui
sous-tendent les comportements stratégiques individuels.

Dans ces quelques pages, nous souhaitons illustrer ce rapprochement en retraçant la genèse d’une
discipline aujourd’hui sans doute arrivée à maturité. Nous voulons parler de l’économie industrielle,
issue des développements théoriques récents de la microéconomie et de plus en plus utilisée pour
décrire et analyser le système productif, ses composantes et ses acteurs. Nous avons choisi de retracer
chronologiquement les différentes étapes de ce cheminement, en mettant systématiquement en
évidence les interrogations, les doutes et les prises de conscience qui furent à la base du progrès des
connaissances en ce domaine. Au terme de ce bref historique, nous espérons que le gestionnaire
d’entreprise puisse s’inspirer de cette démarche globale et se doter ainsi d’une grille d’analyse lui
permettant de mieux situer la complexité de son environnement, mais aussi d’évaluer plus précisément
sa position et ses actions face à la concurrence actuelle et à venir.

2. LES LIMITES CONCEPTUELLES DE LA THÉORIE MICROÉCONOMIQUE OU LA REMISE EN CAUSE DE SES


FONDATIONS TRADITIONNELLES, LES NOTIONS D’ENTREPRISE ET DE CONCURRENCE
Si la théorie microéconomique pure présente un grand intérêt pour introduire et expliciter les
phénomènes économiques fondamentaux, elle n’en reste pas moins enfermée dans des conditions très
sévères, ses hypothèses particulièrement restrictives la rendant peu (et d’ailleurs de moins en moins)
adaptée pour comprendre la réalité industrielle. En particulier, deux piliers essentiels de l’analyse
classique ont rapidement dû être remis en cause et adaptés à l’évolution du système productif (Morvan,
1976). Le premier concerne la notion même d’entreprise, présentée en théorie comme une unité de
production souveraine aux contours nettement définis, centrée sur un entrepreneur individuel à la fois
propriétaire et dirigeant, poursuivant un objectif unique de maximisation du profit en prenant, de
manière automatique, des décisions lui garantissant une situation optimale… Indiscutablement, il
convenait donc d’adopter une définition plus opératoire de la firme, tenant compte des multiples
évolutions observées à son niveau. De nombreux paramètres supplémentaires ont ainsi pu être
progressivement intégrés dans la réflexion économique : coexistence de différents groupes au sein (et
en dehors) de l’entreprise-« organisation », montée en puissance des managers, composition de
l’actionnariat et concentration de la propriété économique via les groupes industriels et financiers;
dynamique de l’organisation, croissance et modification des structures; notions d’autonomie stratégique
et de planification, de pouvoir de marché et plus généralement de pouvoir économique (par la maîtrise
des relations « hors marché »); prise en compte d’autres motivations et d’autres objectifs que la seule
recherche du profit maximum à court terme; … De cette manière, on a pu évoluer vers une approche de
l’entreprise davantage orientée vers l’expérimentation et la compréhension du comportement des
acteurs.

Le second concerne le concept de concurrence, à propos duquel un malaise s’est rapidement fait
ressentir. Les conditions d’existence de la concurrence pure et parfaite en tant que structure de marché
(voir plus loin), bien connues de tous, sont particulièrement contraignantes. Leur violation quasi
systématique dans la réalité industrielle (les imperfections des marchés sont en effet permanentes et
croissantes) est à l’origine d’une grande variété de marchés de vendeurs, souvent bien éloignés de l’«
idéal concurrentiel » abstrait. Il a donc fallu, ici aussi, intégrer dans la notion même de concurrence les
profondes mutations observées au sein du système industriel : diminution du nombre d’entreprises et
augmentation de leur taille, efforts de différenciation des produits et concurrence par la qualité ou
d’autres formes de « non price competition », existence de barrières à l’entrée et à la sortie freinant la
mobilité des ressources, interdépendance grandissante entre vendeurs débouchant sur des formes
modernes de rivalité ou de coopération sur fond d’oligopolisation des marchés, …

C’est ainsi que, pour décrire correctement le fonctionnement de plus en plus complexe des marchés, la
concurrence contemporaine doit également prendre en compte les éléments déterminants de la
conduite des firmes. Cette référence, plus ou moins explicite à ce stade, aux stratégies individuelles se
verra d’ailleurs davantage formalisée par la suite.
3. LE POINT DE DÉPART DE L’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE : L’HYPOTHÈSE STRUCTURALISTE

Dans le prolongement de la microéconomie classique et des indispensables correctifs qui y ont


progressivement été apportés, on peut considérer que l’hypothèse structuraliste a constitué un
véritable détonateur, ouvrant la voie à des investigations au caractère théorique certes encore fort
marqué, mais adoptant néanmoins déjà la démarche de type méso-analytique qui caractérisera bientôt
l’économie industrielle contemporaine. Historiquement, les premiers travaux qui se réclament de cette
hypothèse structuraliste, c’est-à-dire de la référence explicite et exclusive à des structures de marché
pour expliquer les performances économiques, sont largement inspirés de l’école anglo-saxonne, de
l’industrial organization. Le cadre de référence pour l’observation est ici le « marché », assimilé à
l’industrie (définie comme le regroupement de toutes les firmes ayant des productions voisines ou
identiques), dont on caractérise donc les structures.

À titre d’exemple, nous citerons deux prolongements théoriques de la microéconomie qui s’inscrivent
dans ce courant de pensée novateur pour l’époque. Samuelson (Samuelson, 1982) tout d’abord,
observant la liaison entre tendance des coûts de production et imperfections structurelles des marchés,
note que certains modèles de variation des coûts ne peuvent qu’aboutir à la dislocation de la
concurrence parfaite. En particulier, si les coûts unitaires de production des entreprises d’une branche
d’activité se redressent tardivement eu égard à la demande totale, la coexistence de nombreux
concurrents est impossible et on assistera vraisemblablement à l’établissement d’un oligopole. C’est le
cas de la majorité des secteurs industriels, où la concurrence – au sens large du terme ici – ne peut
s’exercer qu’entre un nombre restreint d’acteurs, de dimension non négligeable parce qu’ils auront
engrangé toutes les économies d’échelle indispensables pour assurer leur compétitivité-coût.

À signaler qu’on explique donc ici une structure de marché (le nombre de producteurs dans une
industrie donnée) par une caractéristique fondamentale des opérations de production pour les firmes
en place. L’objectif sera ensuite de voir dans quelle mesure cette structure de marché, qui peut être
assimilée à l’ampleur de la concentration industrielle, influence les performances observées au niveau
de la branche. Sur ce point, Bain (Bain, 1951) par exemple a pu, dans une approche empirique des
secteurs industriels aux États-Unis, relever une relation positive très significative entre profit sectoriel et
concentration, les industries où les quatre plus grandes firmes en place assuraient plus de 70% des
ventes totales dégageant un profit moyen largement supérieur (de plus de 10%) à la moyenne de
l’industrie manufacturière dans son ensemble. Par la suite, de nombreux résultats empiriques sont
venus corroborer ce constat.

Une autre construction théorique, fort en vogue en son temps, concerne la relation formelle entre
l’oligopolisation des marchés et ce que l’on appelle la « perte sociale », c’est-à-dire l’ensemble des
préjudices subis par la collectivité lorsque les marchés s’écartent de l’idéal concurrentiel. Basée sur la
notion de rente, de surplus des agents économiques producteurs et consommateurs, une tentative de
conceptualisation de cette perte sociale amène à en détecter deux grandes causes. La perte sociale due
à la monopolisation (au passage d’une structure concurrentielle à une structure monopolistique)
conduit d’abord à des hausses du prix payé par le consommateur final (les quantités vendues à
l’équilibre ayant diminué). À cela s’ajoute le préjudice subi par le système économique tout entier en
raison de la moindre efficacité présumée des firmes concernées (seule la concurrence les pousserait en
effet à produire à coût minimum). Cette notion, largement tombée en désuétude, est pourtant
intéressante en soi. Elle a fait l’objet d’estimations diverses, pas toujours concordantes en raison des
hypothèses de travail particulièrement lourdes qui doivent nécessairement être posées. On peut
simplement avancer que les conséquences néfastes de la transformation des structures – et donc de la
suppression de la concurrence – représentent « quelques pour cent » du P.I.B. … En ce qui nous
concerne, nous retiendrons plutôt l’esprit de la démarche, qui vise ici aussi à estimer, mais au niveau
global cette fois, l’impact sur les performances du système productif tout entier des structures des
marchés qui le composent.

4. L’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE TRADITIONNELLE OU LA TRILOGIE STRUCTURES DE MARCHÉ – CONDUITE


– PERFORMANCE

L’économie industrielle traditionnelle s’inspire de l’école française et du célèbre paradigme « Structure –


Conduite – Performance ». Celui-ci apparaît comme un prolongement logique de l’hypothèse
structuraliste et comble en quelque sorte un vide théorique. Il permet en effet d’expliquer pourquoi, à
structures équivalentes, les performances ne sont pas nécessairement identiques … si des différences
apparaissent dans les comportements observés entre les marchés. Sur le plan conceptuel, les progrès
sont considérables. L’approche confirme l’intérêt d’une démarche de type méso-analytique, mettant
l’accent à la fois sur le secteur (la branche) et sur la firme, tout en intégrant explicitement un nouvel
acteur, les pouvoirs publics (lesquels, via la politique industrielle, peuvent aussi influencer les
mécanismes d’ajustement des marchés). En annexe figure le schéma général d’explication des
performances articulé autour du cadre de réflexion de l’économie industrielle classique (Carlton &
Perloff, 1998). Sur un plan empirique, la référence à cette grille de lecture pré-déterminée s’avère aussi
fort utile, les économistes qui se fondent sur ce paradigme utilisant prioritairement des données
industrie par industrie. La performance d’une branche d’activité (sa « capacité à satisfaire les
consommateurs ») y est considérée comme dépendant du comportement « moyen » (voir plus loin) des
entreprises en place, comportement lui-même déterminé par des caractéristiques structurelles de
marché (l’ensemble des facteurs qui concourent à la compétitivité d’un secteur) qui ne sont pas
distribuées au hasard, mais dépendent de conditions fondamentales rencontrées tant au niveau de
l’offre que de la demande.

Ce modèle d’analyse des performances a été maintes fois testé pour expliquer, le plus souvent via des
ajustements économétriques, les différences de rentabilité observées entre secteurs d’activité. La
persistance (durable) de profits systématiquement supérieurs dans certaines branches a ainsi pu être
associée à de nombreux facteurs explicatifs. Parmi ceux-ci, les plus incontournables concernent le «
pouvoir de monopole » lié à la concentration du secteur et aux barrières à l’entrée (les obstacles
rendant difficile, voire impossible, l’apparition de nouveaux concurrents concernent essentiellement des
avantages absolus de coûts, des économies d’échelle ou un niveau élevé de différenciation des
produits). On retrouve aussi des indicateurs comme la croissance des ventes de l’industrie,
l’endettement global ou l’intensité capitalistique et, pour des pays comme la Belgique, des variables
liées à l’ouverture au commerce extérieur (taux d’importation et taux d’exportation). Il se confirme ainsi
que, dans une économie de plus en plus ouverte, tant le degré de compétition internationale que la
structure du marché domestique contribuent à expliquer la variabilité intersectorielle des marges de
profit.

Si les nombreux résultats empiriques obtenus dans ce contexte sont souvent significatifs, il reste
toutefois à expliquer comment la rentabilité globale observée au niveau de l’industrie est distribuée
entre les firmes du secteur, au sein même de l’activité. Pour ce faire, la même approche séquentielle a,
dans un premier temps, été retenue, alimentée par ailleurs par des informations récoltées au niveau de
la firme. L’analyse des déterminants des profits individuels confirme, outre le rôle du contexte sectoriel
global dans lequel évolue l’entreprise (l’hypothèse structuraliste), l’importance de variables traduisant
essentiellement les caractéristiques de la firme en matière de dimension (la rentabilité évoluant
inversement avec la taille) et en matière de risque. Sur ce dernier point, tant le risque financier lié au
niveau et à la structure de l’endettement que le risque industriel (représenté alternativement par la
dispersion des profits de l’entreprise dans le temps et par une sensibilité aux variations conjoncturelles
différente des firmes exerçant le même métier) semblent influencer fortement la rentabilité
individuelle. Il s’agit là d’une validation, en milieu industriel, de l’esprit des modèles d’analyse financière
et boursière : les entreprises plus risquées apparaissent en contrepartie plus rentables, en raison du
comportement d’aversion envers le risque qui caractérise les acteurs du système économique.

Toutefois, on peut penser que ces deux principales variables explicatives du profit individuel sont inter-
corrélées. Ainsi, les relations profit-dimension et profitrisque ne doivent pas être cloisonnées vu l’impact
direct de la dimension sur le risque : si les grandes entreprises se caractérisent par la stabilité de leurs
résultats, elles sont généralement moins rentables … parce qu’elles sont aussi moins risquées.

De toute évidence, elles recherchent en fait délibérément une plus grande sécurité, qui leur est assurée
par des facteurs de taille, d’âge, d’organisation, … mais aussi par des stratégies spécifiques visant à
régulariser l’évolution future de leurs performances. C’est justement sur ce dernier point que des
progrès devaient encore être réalisés. En effet, si l’approche séquentielle retenue introduit le rôle des
stratégies d’entreprise, elle minimise toutefois l’impact des comportements individuels puisque, par
hypothèse, toutes les firmes d’un secteur sont censées poursuivre le même objectif et s’adapter plus ou
moins passivement aux conditions imposées par leur environnement industriel (par leurs « structures de
marché »).

Il fallait donc dépasser cette vision restrictive, particulièrement limitative dans le contexte de
l’explication des performances individuelles en tout cas. C’est le propre des développements plus
récents de l’économie industrielle que d’avoir donné aux stratégies des firmes toute leur importance.

5. LA « NOUVELLE » ÉCONOMIE INDUSTRIELLE OU LE RÔLE CENTRAL DES STRATÉGIES INDIVIDUELLES

Si l’adoption comme schéma de réflexion du paradigme structure – comportement – performance


s’avère pertinente au niveau sectoriel, son application au niveau individuel pose, nous l’avons noté,
davantage problème. Seules en effet des caractéristiques de situation de l’entreprise (dimension, risque)
et pas des caractéristiques de comportement peuvent être intégrées dans les modèles de performance
en complément des structures traditionnelles des marchés. L’approche ne met donc pas l’accent sur
l’éventail des stratégies qui s’offrent aux entreprises et ne permet pas d’expliquer pourquoi, à structures
de marché comparables, des firmes d’un même secteur obtiennent des performances différentes …
simplement parce qu’elles choisissent des stratégies différentes. À n’en pas douter, la prise en compte
explicite d’une panoplie de choix stratégiques individuels constitue un pas supplémentaire vers une
meilleure compréhension des déterminants des résultats observés en milieu industriel.

En ce sens, les recherches menées plus récemment confirment l’intérêt de retenir comme cadre
d’analyse une approche individualisée, contingente, menée essentiellement au niveau de la firme (la
référence aux structures de marché n’étant donc plus ni directe ni automatique). Sur un plan
méthodologique, la « nouvelle » économie industrielle est donc de type behavioriste; elle part du
principe que les stratégies des acteurs, analysées dans une logique de domination, visent
essentiellement pour les entreprises à s’affranchir des structures des marchés qui les abritent. De fait,
les résultats empiriques obtenus dans ce contexte élargi illustrent le rôle-clé des décisions prises par les
entreprises. En particulier, les performances observées au niveau individuel semblent fortement liées
aux stratégies poursuivies dans des domaines nombreux et variés : politique commerciale, R & D,
diversification des activités, intégration verticale, modalités et financement de la croissance,
organisation administrative, … Il est symptomatique de noter que ces derniers résultats rapprochent
fortement l’économie industrielle des préoccupations fondamentales du management et contribuent
ainsi sans doute à cimenter davantage deux volets de plus en plus complémentaires de l’étude du
système productif et de ses composantes.

6. L’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE REVISITÉE PAR LA THÉORIE DES CONTRATS


Parallèlement à ces derniers développements intrinsèques de l’économie industrielle, un courant de
pensée d’application plus générale est venu, « de l’extérieur » (ses fondements sont principalement
d’ordre juridique), éclairer d’un jour nouveau l’analyse du système productif : la théorie des contrats [1].
Le contrat, défini comme un accord par lequel deux parties s’engagent sur leurs comportements
réciproques (et donc assimilé, en ce qui nous concerne, à un dispositif quelconque de coordination entre
deux firmes), s’est progressivement imposé comme une notion centrale en analyse économique en
général, en économie industrielle en particulier. Dans cette optique, l’étude du fonctionnement de
l’économie s’opère sur d’autres bases que sur les notions de marché et de système de prix puisqu’on
privilégie l’analyse d’échanges menés plutôt dans le cadre de rencontres bilatérales entre agents.

Née dans les années septante et fortement développée depuis lors, l’« économie des contrats » a
débouché sur l’élaboration de modèles alternatifs :

théorie des incitations, théorie des coûts de transaction (voir plus loin),…

Relativement simple sur un plan conceptuel, elle s’avère particulièrement utile pour appréhender, au-
delà de toute logique microéconomique classique (de type Walras), certains types de contrats de
coordination inter-entreprises considérés jusqu’alors comme anti-concurrentiels. Outre le fait qu’elle
permet de mieux caractériser les régimes de coordination en vigueur dans certaines industries,
l’approche éclaire les choix stratégiques des décideurs économiques individuels. Ainsi, on observe par
exemple qu’en termes d’organisation industrielle, des pratiques contractuelles de coordination inter-
firmes peuvent contribuer à l’efficacité économique, contrairement à ce que laisse augurer l’approche
traditionnelle.

De fait, sur le plan des résultats empiriques, la théorie des contrats conduit à une relecture des
interactions microéconomiques par la mise en évidence et l’analyse de différents types de pratiques
contractuelles qui peuvent cette fois être légitimées. De nombreux travaux consacrés à ce thème
particulièrement porteur identifient ainsi, comme mode de coordination efficace avec d’autres acteurs
du système, la contractualisation entre une entreprise et ses fournisseurs (sous-traitance) ou ses
concurrents (partenariats industriels). En outre, ils éclairent d’un jour nouveau les stratégies
d’intégration verticale (amont et aval), les politiques d’outsourcing (recentrage sur les compétences
spécifiques), les accords de distribution sélective liant industriels, grossistes ou détaillants (la franchise),
… De tels comportements sont justifiés par le fait qu’ils créent des externalités positives qui sont en
quelque sorte « internalisées », ce qui accroît les performances des entreprises partie-prenantes dans
chaque contrat, renforce la compétitivité de leurs industries et va donc dans le sens du bien-être
collectif. Le même raisonnement a d’ailleurs été, plus récemment, étendu à de nouvelles familles de
contrats : les licences de technologie (et plus généralement tous les contrats portant sur des ressources
intangibles) ou les accords d’interconnexion entre opérateurs de réseaux par exemple.
À la lumière de ces résultats, nous retiendrons que la notion de contrat, envisagé comme un outil de
coordination pouvant prendre de multiples formes, permet incontestablement d’enrichir l’économie
industrielle puisqu’à ce niveau d’analyse « infra-microéconomique » on se libère de la conception d’un
comportement totalement déterminé par les structures du marché ou de la branche pour se plonger au
cœur même de l’activité multiforme des entreprises analysées.

7. CONCLUSION : BILAN ET PERSPECTIVES

Dresser ce panorama volontairement très synthétique, et donc parfois caricatural et par trop réducteur
(nous nous sommes bornés à identifier les grandes tendances, pas les contributions ponctuelles –
fussent-elles importantes – de quelques « franc-tireurs »), peut paraître ambitieux même si la sélectivité
de notre démarche repose sur les bases les plus objectives possible. Présentées dans une logique
chronologique, les différentes approches élaborées dans la volonté d’améliorer sans cesse l’étude du
système productif et de ses acteurs nous amènent, en guise de conclusion, à dresser un bilan sous forme
d’un triple constat.

7.1 La mise à disposition de nouveaux outils analytiques

Dans les prolongements de la théorie des prix, de nouveaux concepts (ou des concepts plus anciens un
temps délaissés, mais opportunément remis à jour), au caractère opératoire incontestable, ont pu être
intégrés dans la « boîte à outils » des spécialistes de l’économie industrielle. À titre d’illustration, nous
retiendrons deux développements spécifiques des modèles faisant référence à la théorie
microéconomique comme cadre formel d’analyse du fonctionnement des marchés.

Le premier concerne la notion de coûts de transaction, c’est-à-dire l’ensemble des dépenses liées aux
échanges effectués par les agents économiques entre eux, qui s’ajoutent au prix des biens eux-mêmes.
L’existence de coûts de coordination liés au recours au marché pèse sur les structures, les
comportements et les performances. En effet, puisque l’entreprise et le marché constituent deux
moyens alternatifs d’organiser l’activité économique, le choix entre les deux scénarios dépend du coût
du passage par le marché par comparaison avec celui des ressources de l’entreprise. Cette approche
identifie les facteurs liés à l’environnement global, qui expliquent à la fois l’organisation interne de la
firme et celle de l’économie; elle connaît un important succès du fait de son vaste pouvoir explicatif (par
exemple pour comprendre les décisions stratégiques des firmes en matière d’intégration, de sous-
traitance, … ).
Le second concept a trait au marché dit contestable. Il définit un marché qui, bien que composé d’un
nombre limité d’entreprises, a les caractéristiques d’un marché très concurrentiel dès l’instant où la
menace de l’entrée d’autres firmes pèse sur les entreprises en place. Les marchés de ce type, où l’entrée
et la sortie sont envisageables sans délai ni coût excessifs (où donc les barrières à la mobilité des
ressources sont négligeables), ont des propriétés d’équilibre assimilables à celles de l’équilibre de
concurrence pure et parfaite tout en s’affranchissant de la condition d’atomicité de l’offre. La spécificité
d’un marché contestable dérive directement du rôle régulateur joué par la concurrence potentielle
d’acteurs opérant sur d’autres marchés, qui réduit à néant l’opportunité de tout comportement
stratégique. Un tel concept permet de poser un regard plus nuancé sur les structures de marché et l’état
de la concurrence qui y est associée.

7.2 Un glissement nettement perceptible dans l’objet de l’analyse, et donc dans la méthodologie

Progressivement, nous l’avons vu, l’objet de l’analyse s’est déplacé d’une approche menée au niveau
d’une branche d’activité à une démarche élaborée au niveau de l’entreprise elle-même, voire de l’une
ou l’autre de ses composantes. L’influence de l’école behavioriste et l’élaboration de nombreuses «
théories de la firme » relevant plus nettement d’approches managériales ont contribué à faire de
l’entreprise l’élément central des recherches les plus récentes en économie industrielle.

Ce glissement dans l’objet de l’analyse s’est nécessairement accompagné d’une réorientation sur le plan
de la méthodologie retenue, le diagnostic devenant le plus souvent de nature qualitative, uni ou
multidimensionnel. Ce changement radical de méthode d’investigation correspond en fait à une remise
en cause profonde de la notion même de secteur d’activité, qui sous-tend le paradigme structure-
conduite-performance. Comment, en effet, expliquer par exemple les différences inter-sectorielles de
profit si les frontières entre les différentes branches industrielles sont de moins en moins étanches,
notamment parce qu’elles sont perméables au comportement de diversification trans-sectoriel des
groupes de sociétés ?

En conséquence, l’approche économétrique en coupe instantanée de type inter-industriel a été


progressivement délaissée au profit d’analyses intraindustrielles, où l’hétérogénéité des objectifs et des
stratégies des agents économiques, au sein d’un même secteur, peut être prise en compte. Dans la
foulée, on a vu fleurir tout l’arsenal des validations empiriques menées au niveau industriel :

typologies d’entreprises, monographies, mais aussi études de cas et recours aux expériences de terrain.
Même si le problème essentiel reste l’accès à des données de qualité, ces analyses menées au niveau de
la firme jouent un rôle fondamental;
elles contribuent elles aussi à rapprocher l’économie et la gestion, la pratique des études de cas étant
depuis longtemps un important vecteur de progrès pour le management. Ce passage du « général
quantifié » au « particulier qualitatif » (qui est d’ailleurs loin d’être propre à l’économie industrielle) est-
il inéluctable ? Nous le pensons, tout au moins tant que l’on n’aura pas pu adopter une clé de
découpage du système productif plus adéquate que la notion, héritée d’un passé déjà lointain, de
secteur d’activité.

7.3 Les perspectives

Si l’on s’en tient aux importants progrès qui ont été réalisés depuis que l’économie industrielle s’est
détachée de l’analyse microéconomique traditionnelle, on pourrait craindre que les possibilités
d’améliorations futures atteignent progressivement leurs limites asymptotiques. En effet, il peut paraître
difficile d’aller beaucoup plus loin sur le plan empirique dans l’état actuel des connaissances : les
comportements individuels sont de plus en plus différenciés (et n’entrent donc plus nécessairement
dans une logique modélisable), des problèmes existent en matière de conceptualisation (perception des
faits pertinents), de choix d’indicateurs, de mesures de ces indicateurs, …

Toutefois, on peut envisager ce débat dans un cadre plus général, plus théorique. Ainsi, les nouveaux
outils analytiques dont les « économistes industriels » se sont dotés sont aussi utilisés dans les
principaux domaines de l’économie appliquée (finance, commerce international, économie publique, … )
… et certains même au-delà. Dans cet ordre d’idées et en arguant de cette interdisciplinarité, certains
considèrent plutôt que « la fécondité de ces approches, qui ont bouleversé de nombreux pans de
l’analyse économique au cours des dernières décennies, est loin d’être épuisée » (Brousseau &
Glachant, 2000). Ils justifient cet optimisme par les nouveaux champs méthodologiques qui vont s’ouvrir
en raison des échanges rendus possibles entre différentes disciplines pouvant, de près ou de loin,
apporter leur contribution à l’étude du système productif (sociologie, histoire des organisations, droit,
sciences politiques et administratives, mais aussi anthropologie, ethnologie, … ). Dès lors, l’économie
industrielle, exploitant ces « fertilisations trans-disciplinaires », devrait bénéficier à l’avenir d’une
meilleure maîtrise des réalités du terrain, gage d’une marge de progression qui, dans ce cas, reste peut-
être importante. Seul l’avenir nous permettra d’en juger.

ANNEXE : MODÈLE D’ANALYSE DE LA PERFORMANCE EN ÉCONOMIE INDUSTRIELLE

graphique

CARLTON D.W. & PERLOFF, J.-M., Économie industrielle, Ouvertures économiques, De Boeck Université,
1998

Notes
[1]

Pour un survol particulièrement complet de l’apport de l’économie des contrats à différents domaines
de l’analyse économique, voir Brousseau, E. & Glachant, J.-M., 2000.

https://doi.org/10.3917/rpve.424.0115

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