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Gilles Paché,
Professeur,
Institut des Sciences de l’Entreprise et du Management,
Université Montpellier I, France.

Concilier production au plus


juste et agilité dans les chaînes
logistiques étendues :
un double éclairage
opérationnel et stratégique
D epuis une quinzaine d’années, le management intégré des chaînes logistiques
étendues est devenu un thème de recherche majeur dans les pays occidentaux. Il
est en effet important de savoir comment des firmes interagissent entre elles pour
concevoir, produire et distribuer des produits dans les meilleures conditions de coût, de
service et de réactivité. L’article s’intéresse tout particulièrement aux difficultés aux-
quelles se heurte la mise en œuvre de chaînes logistiques étendues, conciliant produc-
tion au plus juste et agilité. Ceci renvoie à une analyse de décisions logistiques, impli-
quant par nature une étroite coordination entre plusieurs niveaux de temporalité (pro-
grammation à moyen terme, réglage à court terme et suivi permanent des flux), dont
seul un double éclairage opérationnel et stratégique peut rendre compte.

Tout au long de la première moitié du qu’aux points de vente. Certains y


XXè siècle, puis de la période des voient, à l’instar de Thompson (1967),
Trente Glorieuses, de grandes entre- d’Arrow (1974), ou plus récemment,
prises manufacturières, et dans cer- de Chandler (1990), la naissance de
tains cas de distribution, ont cherché la firme moderne d’un capitalisme
à maîtriser les incertitudes de leur industriel triomphant, qui servira pen-
environnement externe en poursuivant dant de nombreuses années de terrain
des politiques d’intégration verticale. privilégié d’investigation aux ensei-
Celles-ci ont conduit à une prise de gnants des business schools nord-amé-
contrôle, partielle ou totale, d’activités ricaines, pour décrire les modes les
créatrices de valeur, depuis les plus efficients de prise de décision
sources d’approvisionnement jus- managériale. Les travaux d’Harrigan

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(1983), sur les stratégies d’intégration tions de coût et de service. Les rela-
verticale, en constituent une excellente tions d’échange se nouant au sein
illustration. d’une chaîne logistique étendue, notée
par la suite CLE, obligent dès lors à
Il n’est peut-être pas trop fort de parler penser la cohérence de décisions qui
de «révolution copernicienne», pour sont prises à la fois dans le temps long
qualifier la rupture intervenant au tour- du stratégique, et dans le temps court
nant des années 1970 et 1980 dans du tactique et de l’opérationnel. A la
plusieurs filières industrielles comme la différence d’une chaîne logistique «tra-
construction automobile, la micro-infor- ditionnelle», s’inscrivant d’abord dans
matique ou l’équipement électroména- une logique de coordination intra-
ger. En effet, l’émergence de nouvelles organisationnelle à l’intérieur des fron-
règles de la concurrence va radicale- tières d’une seule entreprise, la CLE
ment modifier la manière d’envisager pose, en effet, principalement des pro-
le contrôle efficace des ressources en blèmes de coordination inter-organisa-
vue d’atteindre un objectif. Désormais, tionnelle plus ou moins aigus, selon les
il s’agit moins, pour l’entreprise, de secteurs d’activité.
posséder des actifs matériels et imma-
tériels afin de mener à bien son projet Le fait que plusieurs acteurs participent
productif, que de savoir les mobiliser à une chaîne logistique complique sin-
auprès d’un réseau de partenaires gulièrement son pilotage, du moins en
fiables et performants (Paché & l’absence d’une instance capable
Paraponaris, 1993; Fulconis, 2004). d’imposer, par autorité, des normes
La prise de décision managériale voit globales de construction et d’activa-
ainsi son objet central évoluer vers des tion à tous les acteurs : par exemple, le
problématiques nouvelles de construc- niveau de capacités de production
tion et d’activation de relations inter- dans lequel investir aux différents
organisationnelles de qualité. points de la CLE, ou encore le niveau
de stockage à respecter pour minimi-
La structuration des chaînes logistiques ser les risques de rupture1. Ainsi, la
témoigne parfaitement de cette muta- conception et le lancement d’un nou-
tion, puisque les activités d’approvi- veau produit de grande consommation
sionnement, de gestion de production vont impliquer des entreprises indus-
et de distribution physique impliquent, trielles, des entreprises de distribution,
dorénavant, une pluralité d’acteurs en
1 Le problème est évidemment différent
étroite interaction, en vue de mettre à
lorsque la CLE s’appuie, en son centre, sur une
disposition les produits finis ou semi- firme-pivot qui oriente l’ensemble du système.
finis au consommateur (ou à l’utilisa- L’une de ses fonctions-clés est de définir des pro-
teur final), dans les meilleures condi- cédures logistiques, que devront respecter les
partenaires choisis, de fait quasi-intégrés à l’es-
pace relationnel constitué par la CLE (Paché &
24 Paraponaris, 1993).
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Concilier production au plus juste et agilité dans les chaînes logistiques étendues :
un double éclairage opérationnel et stratégique

des prestataires de services logis- ne signale-t-il pas que nous sommes


tiques, des sociétés spécialisées dans sans doute passés d’un modèle logis-
la mise au point et la fabrication des tique gravitaire, dominé par l’offre
packagings… et la liste est loin d’être dans une «économie de masse», à un
exhaustive ! La coordination entre ces modèle logistique piloté, dominé par
différents acteurs sera d’autant plus la demande dans une «économie de la
ardue à réaliser que certains d’entre singularité» ? Ce dernier modèle s’ap-
eux profiteront peut-être de leur posi- puie sur des modes originaux de coor-
tion-clé pour faire supporter aux autres dination privilégiant une approche
des coûts importants d’adaptation. trans-organisationnelle des flux, au tra-
L’article souhaite aborder ces thèmes, vers de ce que l’on dénomme mana-
non pas dans un souci praxéologique gement intégré des CLEs.
de mise au point de nouveaux outils de
gestion, mais comme réflexion concep-
tuelle sur les enjeux en présence, et les
La coordination au cœur du
dangers qui menacent à terme l’effica- projet logistique
cité des CLEs.
Faire référence à une CLE revient à
Structure et évoquer ce que les auteurs anglo-
saxons dénomment une supply chain,
fonctionnement des c’est-à-dire un système d’offre «à tra-
CLEs vers lequel les organisations livrent
leurs biens et services à leurs clients.
En l’espace d’une génération, la Cette chaîne constitue un réseau d’or-
démarche logistique a connu une radi- ganisations inter-reliées et ayant un
cale mutation de son statut et de son objectif commun» (Samii, 2001, p. 6).
identité dans la plupart des pays occi- L’effort mené pour aboutir à un mana-
dentaux. Longtemps confinée à la ges- gement intégré, jugé plus efficace, des
tion (puis à la maîtrise) d’un certain CLEs a donné naissance à une
nombre d’opérations élémentaires démarche originale dont l’objet est de
liées à l’acheminement des produits fédérer les entreprises autour de l’ob-
jusqu’à leurs marchés, elle est aujour- jectif commun précité : le supply chain
d’hui perçue comme un élément management (SCM). Celui-ci a large-
majeur pour affirmer un avantage ment été médiatisé à partir des années
concurrentiel durable, notamment en 1990, et trouve un évident écho en
permettant aux entreprises d’être tota- recherche appliquée, ainsi qu’en attes-
lement orientées client. Colin (2002) tent les centaines d’articles lui étant
consacrés chaque année2. Un tel
2 La base de données Proquest signale la
publication de plus de 2.000 articles acadé-
engouement puise ses racines dans la
miques de langue anglaise sur le thème du sup-
ply chain management entre 1999 et 2004 ! 25
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volonté des firmes industrielles et com- le notent Mentzer & al. (2001), dans
merciales de répondre en quasi-temps un brillant article de synthèse, le mana-
réel aux demandes des clients, en gement intégré des CLEs se définit
étant capables de se maintenir en effectivement comme «la coordination
bonne place dans l’arène stratégique, systémique, stratégique et la gestion
par l’introduction régulière de nou- tactique des actions au sein des dépar-
veaux produits, dans des conditions tements d’une organisation particuliè-
satisfaisantes de coût et de qualité de re, ainsi que des affaires menées à l’in-
service (Chopra & Meindl, 2004; Lee, térieur de la chaîne logistique. Il a
2004). pour but d’améliorer la performance à
long terme de chaque organisation et
La démarche de type SCM revêt, par de la chaîne logistique inter-organisa-
nature, une vision intégrative et systé- tionnelle dans leur ensemble» (p. 18).
mique plutôt que fonctionnelle et cloi- Coordonner, c’est alors faire appel à
sonnée. Elle considère, en effet, la un ensemble articulé de moyens et de
logistique avant tout selon un angle ressources en vue d’orienter les activi-
stratégique (et non instrumental), en tés d’unités interdépendantes, de
référence à une entreprise «étendue» manière à atteindre un objectif
qui va des fournisseurs des fournis- (Benabdeljlil, 1999), ici de performan-
seurs, en amont, jusqu’aux clients des ce logistique.
clients, en aval (voir Figure 1). Comme

Figure 1: Représentation stylisée d’une CLE (d’après un document AT Kearney)

FLUX D'INFORMATIONS DE PILOTAGE

Fournisseurs de Détaillants
premier rang Entreprise

Concevoir Commercialiser

Acheter Produire Distribuer

manufacturière
Fournisseurs
Consommateurs
de second rang

FLUX DE MATIERES ET MARCHANDISES

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Concilier production au plus juste et agilité dans les chaînes logistiques étendues :
un double éclairage opérationnel et stratégique

Si l’intérêt de nombreux managers De plus en plus souvent, ils feront


occidentaux pour la thématique des notamment l’objet d’un contrôle exter-
CLEs apparaît aujourd’hui incontes- ne de la part d’un personnel apparte-
table c’est que beaucoup d’entre eux nant à une autre entreprise, et dont la
souhaitent voir leur entreprise se recen- mission est de vérifier la bonne exécu-
trer sur le cœur du métier, pour tion des tâches. C’est par exemple le
répondre à des demandes spécifiques cas des préparateurs de commande
des clients et déléguer, de fait, une chez les prestataires de services logis-
partie de la gestion des actifs matériels tiques, sous la surveillance directe de
à autrui. Plus largement, la conception salariés de leurs clients détachés sur
et la production d’un produit et/ou site. Le prestataire de services logis-
d’un service nécessitent de faire appel tiques assure des activités de transport
à des compétences extérieures, et seul d’approche et terminal, de prépara-
un regroupement cohérent de plusieurs tion de commandes et de gestion des
entités aux savoir-faire complémen- stocks pour le compte d’un industriel
taires permet de faire face à une ou d’un distributeur qui souhaitera, évi-
concurrence nationale, voire mondia- demment, que tout se passe pour le
le. Une bonne coordination inter-orga- mieux, afin d’éviter des ruptures d’ap-
nisationnelle, en matière de flux de provisionnement dans ses usines ou
matières et marchandises, devient dès dans ses magasins. Exercer un certain
lors une source d’avantage concurren- niveau de contrôle social sur les com-
tiel durable. Elle se traduit, pour re- portements humains permet, sans
prendre l’analyse de Simatupang & al. doute, d’y parvenir plus facilement.
(2002), par une volonté de meilleure
«synchronisation logistique», dont l’ob-
jectif est de valoriser des liens opéra-
Trois niveaux de régulation
tionnels entre acteurs, pour améliorer
le processus de création de valeur3. La démarche logistique s’apparente,
finalement, à une technologie de la
Enjeu majeur pour les entreprises en maîtrise de la circulation physique des
tant qu’organisations impliquées dans flux de matières et marchandises,
un réseau d’affaires, le management transférés entre plusieurs entreprises
intégré des CLEs l’est aussi pour leurs industrielles, commerciales et de ser-
salariés, qui doivent s’adapter à des vices. La question centrale est de
modes de fonctionnement nouveaux. savoir déclencher des opérations de
mise en fabrication, de sortie de stock,
3 Création de valeur selon trois optiques com-
plémentaires : (1) augmentation du résultat
de transport, etc…, juste à temps, de
d’exploitation; (2) rationalisation des investisse- façon à éviter les ruptures comme les
ments et diminution de l’actif immobilisé; et (3) engorgements : prendre une décision
capacité d’adaptation accrue des entreprises,
grâce à une meilleure flexibilité (Bertrand,
2003). 27
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trop tôt, par exemple, de mise en fabri- visionnements, par laquelle un distribu-
cation, c’est risquer de créer un sur- teur délègue à certains de ses fournis-
stock, et donc des coûts liés à son finan- seurs industriels le soin d’établir des
cement (sans oublier sa possible obso- propositions de réapprovisionnement
lescence); prendre une décision trop des magasins en fonction des sorties
tard, c’est risquer de générer des pénu- aux caisses, est un bon exemple de
ries en matières et marchandises, là où cette dimension stratégique combinée à
la demande s’exprime (Colin & Paché, des problématiques de co-pilotage opti-
1988). Afin de s’assurer de la maîtrise mal des opérations (Winters, 1999).
de la circulation physique, d’amont en
aval, obtenue à un coût minimal pour un Si l’on adopte le point de vue selon
niveau de service optimal, la démarche lequel la démarche logistique a pour
logistique y associe un flux d’informa- finalité la maîtrise de systèmes d’infor-
tions de pilotage, d’aval en amont, mation assurant le pilotage des
comme l’indique la figure 1. réseaux de circulation physique, il est
alors possible de l’assimiler à un pro-
Pour parvenir à répondre au double cessus global de régulation, décompo-
objectif de continuité (pas de surcapa- sable en trois niveaux, à savoir la pro-
cités) et de fluidité (pas de ruptures), la grammation, le réglage et le suivi des
démarche logistique se déploie dans flux. A un premier niveau, la program-
plusieurs dimensions complémentaires, mation à moyen terme des flux assure,
impliquant chacune des responsabilités en temps voulu, la mise en place des
managériales distinctes. A la base, on moyens nécessaires à la réalisation
retrouve la conduite, en moyens des objectifs assignés, par exemple le
propres ou par recours à des moyens nombre de véhicules de transport suffi-
extérieurs, d’opérations logistiques élé- sant pour livrer aux clients le bon pro-
mentaires, qu’il s’agisse de transport, duit au bon moment (et en quantité suf-
de stockage ou de manutention. Afin fisante). A un deuxième niveau, le
d’être optimisées, celles-ci doivent s’in- réglage à court terme des flux permet
sérer dans l’organisation et la gestion un ajustement fin des charges de tra-
de la CLE, dont les flux seront parfaite- vail aux capacités disponibles, afin de
ment synchronisés. Ce qui sous-entend maximiser le taux d’utilisation des
l’existence de stratégies logistiques équipements, par exemple en faisant
coordonnées entre elles, afin d’identi- appel, ponctuellement, à un transpor-
fier les nécessaires arbitrages à rendre teur extérieur. Enfin, à un troisième
aux interfaces de la CLE, en vue de niveau, le suivi permanent des flux
faire émerger une solution d’ensemble prend en compte les aléas de dernière
globalement satisfaisante. L’implanta- minute et modifie les plans d’activité
tion d’une gestion partagée des appro- en conséquence, par exemple le report

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Concilier production au plus juste et agilité dans les chaînes logistiques étendues :
un double éclairage opérationnel et stratégique

d’une livraison à un client, compte tenu paradoxes décisionnels de la logis-


de conditions climatiques défavo- tique d’entreprise, raisonnement qu’il
rables. est possible d’étendre au management
intégré des CLEs. Pour l’auteur, repre-
Bien évidemment, ces trois niveaux de nant les trois niveaux traditionnels de
régulation, d’abord pensés en référen- régulation, la fonction du logisticien
ce aux opérations logistiques internes est effectivement de planifier, sur le
d’une entreprise donnée (Colin & long terme, la structure du réseau de
Paché, 1988), sont applicables aux circulation physique et s’assurer sur le
différents acteurs d’une CLE, mais avec court – voire très court – terme, la
une complexité et des risques accrus. conduite des opérations logistiques.
Si nous reprenons l’exemple précédent Selon Ballou (1989), si la planification
d’un prestataire de services logistiques du réseau de circulation physique
travaillant pour le compte d’un indus- requiert des systèmes de prises de
triel ou d’un distributeur, le suivi per- décision fondés sur l’optimisation, il ne
manent des flux posera le problème du peut en aller de même pour la condui-
partage des prérogatives décision- te des opérations logistiques. Dans ce
nelles (qui prend la décision de faire dernier cas, compte tenu de l’urgence
quoi en cas d’aléa brutal ?). Le niveau à résoudre tel ou tel problème, seule
plus stratégique de programmation à une heuristique simple présente un
moyen terme des flux pourrait même niveau suffisant d’efficacité, pour trou-
être concerné, si le client du prestatai- ver rapidement une solution satisfai-
re de services logistiques lui laisse sante.
toute liberté d’organiser le réseau de
circulation physique, en ayant recours L’intérêt de la démarche de Ballou
à une obligation de résultats et non de (1989) est de rappeler, comme nous
moyens. De manière plus générale, l’avons écrit précédemment, que la
c’est la question de l’articulation entre logistique, en tant que processus glo-
les différents niveaux de «temporalité» bal de régulation des flux, associe un
de la prise de décision logistique qui objectif de planification à un souci
est posée aux managers. d’adaptation et d’ajustement continus,
pour lesquels il est parfois difficile de
Des configurations trouver un juste équilibre. De façon
symptomatique, la question est jugée
logistiques en quête de par certains comme l’un des défis
stabilité majeurs pour la gestion des CLEs du
XXIè siècle, ce qui souligne sa perma-
Dans un article ancien mais toujours nence dans la pensée managériale
d’actualité, Ballou (1989) aborde les (Mabert & Venkataramanan, 1998).

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La Figure 2 présente ainsi un modèle Notons que la phase de conception a


de prise de décision en cinq phases, pour objet prioritaire d’établir et de sta-
devant permettre d’aboutir, pas à pas, biliser la configuration du réseau logis-
à une totale intégration de la CLE. Il ne tique pour les deux à cinq années à
reprend pas exactement la terminolo- venir, sachant que cette configuration
gie présentée dans la section précé- devra être revue tous les ans pour définir
dente, mais en suit grosso modo la ses nécessaires changements, compte
même logique. tenu de l’évolution de l’environnement

Figure 2: Planification et contrôle d’une CLE (d’après Mabert & Venkataramanan, 1998)

Horizon Fréquence de
temporel révision

Conception globale
2 à 5 ans Annuelle
de la CLE
Planification

Planification des ressources Trimestrielle ou


12 à 18 mois
logistiques à mobiliser mensuelle

Mensuelle ou
Programmation des flux 1 à 3 mois
hebdomadaire

Allocation des ressources logistiques


2 à 4 semaines Journalière
en fonction des besoins
Contrôle

Régulation et suivi permanent


1 à 5 jours En continu
des flux

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Concilier production au plus juste et agilité dans les chaînes logistiques étendues :
un double éclairage opérationnel et stratégique

concurrentiel. Au fur et à mesure que centage du chiffre d’affaires), lorsque


l’on descend dans l’échelle temporelle, le prix des produits s’effondre. Le rai-
l’action s’apparente de plus en plus à sonnement peut aussi s’appliquer dans
un contrôle des résultats, jusqu’au suivi des industries plus traditionnelles,
permanent (et journalier) des flux, pour comme celle des jouets, où la CLE est
être en mesure de réactualiser continû- confrontée à des risques de déstabili-
ment les activités logistiques. Un tel sation continue, compte tenu de la
schéma générique n’a pas de portée forte volatilité de la demande issue des
universelle; il doit évidemment être classes enfantines.
adapté aux spécificités sectorielles et
techniques, comme en témoignent les Les fabricants de jouets sont effective-
cas de l’industrie pétrolière et de l’in- ment dans l’obligation d’imaginer des
dustrie pétrochimique, caractérisées par solutions originales pour maîtriser la
la forte rigidité structurelle de leurs CLEs turbulence de leur microenvironne-
(Jenkins & Wright, 1998). ment, notamment en allongeant astu-
cieusement le cycle de vie des pro-
Le problème de l’adaptabilité et de la duits. L’effet attendu est de stabiliser la
reconfiguration rapide d’une CLE se configuration de la CLE, en procédant
pose avec acuité lorsqu’il existe une seulement aux ajustements les plus
forte volatilité de la demande, couplée mineurs possibles. Concrètement, les
au raccourcissement du cycle de vie fabricants introduisent de simples
des produits. En effet, un système logis- variantes d’un modèle standard, dont
tique momentanément performant, en l’intérêt est de prolonger l’horizon de
termes de coût et de qualité de service, planification industrielle et logistique
risque de ne plus l’être si la nature et bien au-delà de la durée de vie d’un
la quantité des flux à gérer changent modèle commercial «à la mode»…
de manière brutale. Dans le secteur pour un temps très bref. Ils réduisent
des hautes technologies par exemple, ainsi les effets néfastes du rejet brutal
là où la durée de vie d’un modèle se (et incontrôlable) de ce modèle par de
mesure en mois, parfois en semaines très jeunes consommateurs avides de
(Hauguel & Jackson, 2001), la priorité nouveauté. Un raisonnement similaire
est de contracter les délais de concep- pourrait d’ailleurs être tenu avec les
tion et de mise à disposition des pro- téléphones portables des adolescents !
duits aux clients, en choisissant des D’une certaine façon, nous sommes ici
solutions logistiques adaptées; elles proches des problématiques tradition-
doivent notamment faire la part belle nelles de flexibilité dynamique décrites
aux coûts variables plutôt qu’aux coûts par Cohendet & Llerena (1989) ou,
fixes, afin d’éviter une augmentation plus récemment, des problématiques
brutale des frais logistiques (en pour- de flexibilité stratégique, fondées sur

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la mise en place de plate-formes de la littérature actuelle sur le thème


production modulaires, décrites par (Emberson & al., 2001; Lee, 2004).
Sanchez (2005). Ces dernières ont
pour objectif de donner aux entre- En d’autres termes, nous sommes peut-
prises les moyens de redéployer au être à un moment crucial, celui de la
plus vite leurs ressources pour adapter, nécessaire émergence de logistiques,
de façon continue, les produits aux non plus construites selon un modèle
attentes nouvelles des marchés, en linéaire et stabilisé, mais sur la base
jouant, entre autres, sur des combina- d’une structure méta-stable, dynamique
toires de modules4. et à recomposition rapide (Ritchie &
Brindley, 2002). Le défi lancé aux
Le débat de fond concerne, par consé- organisations complexes est, dès lors,
quent, la façon dont va être structurée d’être capables de reconfigurer une
une CLE afin d’accroître sa réactivité. Il CLE, c’est-à-dire d’accepter sa fragilité
s’agira notamment d’articuler plusieurs morphologique, tout en conservant
niveaux de temporalité décisionnelle, quelques points de stabilité minimale,
en évitant que des choix ex ante, en au risque d’être éliminées à terme par
termes de capacité, nuisent ex post à d’autres CLEs plus solides dans le
la mise en œuvre d’une flexibilité stra- temps et bénéficiant, de ce fait, de phé-
tégique (dynamique) suffisante. En nomènes d’apprentissage organisation-
effet, un certain nombre de décisions nel par gestion de l’expérience. D’une
d’allocation de ressources en amont certaine manière, la logistique tradi-
sont absolument nécessaires pour met- tionnelle dite «stationnaire», fondée sur
tre en œuvre des fonctions support de une standardisation des tâches et des
nature logistique : peut-on envisager le opérations pour répondre à une
développement d’un projet industriel demande répétitive de produits, doit se
de grande ampleur sans figer en préa- métisser avec la logistique «temporai-
lable, pour un temps, la configuration re» mise en place pour la réalisation
des systèmes d’approvisionnement de d’un projet unique, et devant, par
matières et composants, ou de distri- conséquent, faire preuve d’une flexibili-
bution physique des produits ? Mais il té maximale dans le management des
ne faut jamais oublier qu’en aval, en opérations (Modig, 2003).
fonction des comportements d’achat,
des ajustements continus seront sans 4 Cohendet & Llerena (1989) présentent, de
doute nécessaires. Toute CLE doit être leur côté, la flexibilité dynamique comme la
capacité du décideur de conserver un «porte-
orientée client, et son efficacité sera
feuille de décisions optimales», lui permettant
finalement jugée en fonction d’une de «préserver le maximum de réponses pos-
aptitude à apparaître suffisamment sibles aux modifications perçues de sa propre
customer responsive, comme l’indique situation, et d’assurer une réaction dans les
meilleurs délais par rapport à la vitesse d’évo-
lution des paramètres de l’environnement»
32 (p. 2349).
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Concilier production au plus juste et agilité dans les chaînes logistiques étendues :
un double éclairage opérationnel et stratégique

A la recherche d’un démarche de management intégré des


CLEs à pouvoir reconfigurer rapide-
équilibre dynamique
ment un système d’offre, en redé-
entre planification et ployant les ressources mobilisées dans
adaptation l’univers concurrentiel, ce qui implique
une réactivité totale de l’ensemble des
Penser la décision dans un contexte de membres. Comme l’indique Chris-
CLE, à la fois en termes de stabilité et topher (2000), pour être réellement
d’adaptabilité, donne lieu aujourd’hui agile, une CLE doit posséder certaines
à de stimulants débats dans les caractéristiques singulières, au nombre
colonnes de revues académiques et de quatre : (1) développer une forte
lors de communications à des confé- sensibilité à la demande; (2) fonder le
rences internationales. Il est vrai que pilotage des flux sur des systèmes d’in-
les enjeux managériaux sont d’impor- formation avancés; (3) tendre vers une
tance, sur des marchés globalisés où co-construction intégrée du système
doit primer la réactivité de l’organisa- d’offre entre les différents partenaires;
tion aux évolutions de son macro et et (4) raisonner dans une logique de
microenvironnement. L’idée principale réseau, reposant sur la valorisation de
qui en émerge est l’association «natu- «solidarités de chaîne» entre les parte-
relle» de deux paradigmes, la produc- naires.
tion au plus juste (lean process) et
l’agilité (agility process), comme sour- A vrai dire, la notion d’agilité ne fait
ce d’efficience et d’efficacité. Une lec- que rappeler, fort à propos, l’impor-
ture à visée plus stratégique, s’inspi- tance d’une logistique orientée client,
rant des travaux de Morgan (1999) dont il est possible de trouver les pré-
sur les images de l’organisation, tend mices dans les travaux de Colin
à indiquer qu’une telle approche négli- (1981) conduits en France, il y a plus
ge à tort les dimensions éminemment de vingt ans de cela, sur l’émergence
politiques de l’échange inter-organisa- des stratégies de «maîtrise» de la cir-
tionnel. culation physique des marchandises.
Son intérêt est cependant de remettre
au centre de l’analyse le caractère cru-
Les deux paradigmes en cial de la réactivité des organisations
présence et des processus logistiques, associant
plusieurs entreprises aux compétences
La notion d’agilité connaît, depuis la industrielles et commerciales complé-
fin des années 1990, un incontestable mentaires (Christopher & al., 2004).
succès aux Etats-Unis et en Europe. Elle Certains observateurs ont conclu hâti-
fait référence aux aptitudes d’une vement à la totale disparition d’une

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logique planificatrice au profit de types de produits en circulation. Le


systèmes entièrement adaptatifs et pilo- mixage «production au plus juste–agi-
tés par l’aval. Selon nous, il s’agit là lité» renvoie en fait au découplage de
d’une vue de l’esprit. la CLE, et réactualise les traditionnelles
stratégies de différenciation retardée
Si une CLE doit devenir agile pour sai- et de personnalisation de masse, lar-
sir des opportunités de développement gement pratiquées dans l’industrie
sur des marchés hautement volatils, automobile ou la micro-électronique.
encore faut-il qu’ait été engagée paral- En amont de la CLE, la production au
lèlement une réflexion sur la manière plus juste est effectivement la mieux
d’éliminer en son sein tous les gas- adaptée, tandis que l’agilité en aval
pillages de ressources, matérielles et permet d’accroître une capacité de
immatérielles, dans une perspective de réponse quasi-instantanée à la deman-
production au plus juste, traduction de. Le problème est alors de repérer et
française du concept de lean produc- d’opérationnaliser le point optimal de
tion. Or, produire au plus juste sous- découplage, selon des contraintes
entend une démarche stratégique de techniques propres à chaque secteur
longue haleine, en vue de minimiser industriel, et en fonction des temps de
les coûts physiques liés aux opérations réponse (livraison) exigés par les
de fabrication, de transport et de stoc- clients intermédiaires et/ou finaux
kage. Ceci ne peut s’envisager sans (Mason-Jones & al., 2000; Lee,
une logique de programmation à 2004).
moyen terme des flux. Voilà pourquoi
la conception moderne des CLEs asso-
cie deux paradigmes complémentaires
L’interférence du politique
et non concurrents : la production au dans le jeu décisionnel
plus juste et l’agilité (Naylor & al.,
1999; Christopher & Towill, 2000). Des développements précédents, il res-
Parler de l’un sans l’autre risque de sort clairement une vision instrumenta-
déboucher sur une vision tronquée des le de la prise de décision (Chan & Lee,
processus concurrentiels. 2005). Une CLE gérée de manière per-
formante doit réussir à répondre rapi-
Tout naturellement, pour qui étudie le dement aux incertitudes de l’environ-
fonctionnement effectif de CLEs dans nement, ou plutôt chercher à les
différents secteurs d’activité, se pose la «contrôler». Un tel contrôle passe par
question du mixage idéal des deux une réflexion en termes d’optimisation
paradigmes, même si, selon Fisher globale, et une coordination de l’en-
(1997), on peut appliquer l’un ou semble des opérations et activités de
l’autre des paradigmes en fonction des nature logistique, d’aval en amont de

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Concilier production au plus juste et agilité dans les chaînes logistiques étendues :
un double éclairage opérationnel et stratégique

la chaîne. Les travaux conduits actuel- Force est d’admettre qu’il s’agit d’une
lement sur la façon de rendre une CLE représentation étroite et incomplète
flexible, reprennent cette idée en l’élar- des relations inter-organisationnelles.
gissant à des aspects organisationnels Pour mieux le comprendre, le recours
et informationnels, mais sans remettre aux travaux de Morgan (1999) semble
en question la vision instrumentale. Par pertinent. Selon l’auteur, toute organi-
exemple, Duclos & al. (2003) propo- sation peut être envisagée en référen-
sent un modèle conceptuel décompo- ce à différentes métaphores (ou
sant la flexibilité en six composantes images), la notion de métaphore
en interaction; il constitue une sorte de devant être entendue, en suivant le
«canevas» des décisions rationnelles Dictionnaire des sciences humaines
devant être prises par l’ensemble des (Dortier, 2004), comme une figure de
membres d’une CLE, pour en améliorer style s’appuyant sur la «force argu-
la réactivité (voir tableau 1). mentative» et la «puissance heuris-

Tableau 1: Flexibilité d’une CLE : les six composantes (d’après Duclos & al., 2003)

Composante Définition
Flexibilité des systèmes Capacité à reconfigurer, à chaque point d’une CLE, les actifs
opératoires et les opérations, pour réagir aux tendances d’évolution des
marchés en termes de volume, de prix de vente, etc.
Flexibilité face aux Capacité à effectuer une personnalisation de masse et à
marchés construire des relations étroites et durables avec les clients,
y compris en modifiant les produits déjà existants
Flexibilité des systèmes Capacité à réduire les coûts des biens reçus et expédiés, en
logistiques fonction des changements intervenus chez les fournisseurs
et/ou clients en termes de localisation, de politique de
différenciation retardée, etc…
Flexibilité des systèmes Capacité à modifier la politique de sourcing pour répondre
d’approvisionnement aux nouvelles attentes des clients, y compris en bouleversant
entièrement la structure du portefeuille de fournisseurs de
premier et second rangs
Flexibilité Capacité à procéder à un « alignement » des structures
organisationnelle organisationnelles, des cultures et des modes de GRH de
chaque membre de la CLE sur un modèle unique, réactif aux
attentes des clients
Flexibilité des systèmes Capacité à implanter des architectures informationnelles,
d’information permettant une parfaite synchronisation des systèmes
opératoires, logistiques et d’approvisionnement entre les
membres de la CLE

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Gestion 2000 2 mars - avril 2006

tique» pour faire comprendre un phé- L’intérêt de la métaphore politique est


nomène sans avoir à le décrire. Parmi de souligner l’importance capitale du
les sept métaphores proposées, deux jeu des acteurs, pour reprendre la ter-
d’entre elles (au moins) sont mobili- minologie de l’analyse stratégique.
sables pour analyser les enjeux d’un Organiser et gérer une CLE suppose
management intégré des CLEs; la une forte congruence des politiques,
métaphore de l’organisation comme conduites par ses différents membres,
machine et la métaphore de l’organi- en vue d’atteindre un objectif commun.
sation comme système politique, mon- Mais organiser et gérer une CLE sup-
trant par là que la seule vision instru- pose également la présence d’un
mentale est largement insuffisante : «pilote», assurant pour le collectif des
fonctions de planification et de contrô-
• Pour les tenants de la machine, le (Schönsleben, 2000), et notamment
toute CLE obéit à une répartition (divi- la définition et l’implantation du point
sion) harmonieuse des tâches entre optimal de découplage dans le mixa-
acteurs. Si chacun occupe convena- ge «production au plus juste–agilité».
blement sa place, il en résulte un par- Le pilote dispose ainsi d’un pouvoir de
fait agencement des activités et des légitimité et d’expertise qui, dans une
ressources sans pertes d’énergie, tant logique de création et de répartition
pour la machine «technique» (proces- de la valeur créée au sein d’une CLE,
sus physiques) que pour la machine pourrait le tenter de retirer le maximum
«administrative» (échange d’informa- de bénéfices et, parallèlement, repor-
tions). La notion-clé est celle de pilota- ter les coûts d’adaptation sur les autres
ge. membres de la chaîne, par exemple en
les obligeant à se charger eux-mêmes
• Pour les tenants du système poli- des opérations de personnalisation, en
tique, au contraire, une place centrale fonction des commandes clients.
doit être accordée au pouvoir et à sa
répartition entre les acteurs. Une CLE C’est d’ores et déjà le cas en Europe
ne s’apparente pas à une mécanique occidentale et aux Etats-Unis, de fabri-
bien huilée, mais plutôt à un lieu de cants de produits de grande consom-
tensions. Si un compromis ou un mation, qui confient à des prestataires
consensus finissent par se concrétiser, de services logistiques le soin de réa-
c’est à la suite d’un processus long et liser les conditionnements à façon se-
complexe. Les notions-clés sont celles lon les différents segments de marché
de contrôle et d’autorité, compte tenu visés (Van Hoek, 2000), prestataires
d’intérêts divergents et donc de conflits contraints de s’équiper, pour cela, en
potentiels. matériels de co-manufacturing souvent
coûteux. Cet investissement en actifs

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Concilier production au plus juste et agilité dans les chaînes logistiques étendues :
un double éclairage opérationnel et stratégique

dits «spécifiques» ne fait d’ailleurs cours dominant est celui d’une logique
émerger, la plupart du temps, aucun d’optimisation, dans laquelle les
climat coopératif particulier, ni aucune acteurs collaborent naturellement au
volonté du fabricant de pérenniser les fonctionnement efficace d’une CLE,
relations d’échange, car il considère sachant que la répartition induite des
que le prestataire de services logis- gains (et des contraintes) obéit à une
tiques pourra facilement mettre à dis- certaine équité. En l’état, c’est adopter
position les actifs spécifiques pour une vision irénique ignorant le jeu des
d’autres fabricants, du moins s’il s’en acteurs qui, pour les plus puissants
donne la peine sur un plan commercial d’entre eux, essaieront de faire sup-
(Knemeyer & Murphy, 2004). L’effort porter par d’autres les coûts d’adapta-
pour atteindre un niveau suffisant tion, dans une logique dominant-domi-
d’agilité au sein d’une CLE, dans des né5. Reste à savoir si la décision de
conditions économiques satisfaisantes, stabiliser a minima des configurations
est donc ici assumé unilatéralement logistiques, comme nous l’avons évo-
par l’une des parties prenantes, et non qué précédemment, résistera long-
pas conjointement par les deux. temps à ce type de comportement pré-
dateur.
Dans le chapitre introductif d’un ouvra-
ge consacré à l’économie industrielle,
Chevalier (2000) rappelle que la stra- Conclusion
tégie d’entreprise «vise essentiellement
à créer des rentes, protéger des rentes, Pour mener à bien les activités de
accroître des rentes, disputer des conception, de production et de com-
rentes, s’approprier des rentes, éven- mercialisation des produits, des entre-
tuellement s’entendre sur leur partage» prises industrielles et commerciales
(p. 24). La métaphore de la machine sont conduites à établir entre elles des
appliquée au management intégré des relations d’échange au sein de CLEs,
CLEs a eu tendance à nous faire qui constituent l’un des principaux sup-
oublier cette réalité, ô combien pré- ports des systèmes de chaînes de
sente, dans les relations inter-organisa- valeur décrits par Porter (1985). Il
tionnelles. A l’exception des travaux s’agit d’un thème important de la litté-
conduits par Cox & al. (2001), le dis- rature managériale, longtemps étudié
dans une perspective mathématique
5 Un parallèle avec les lois structurales de la d’optimisation sous contraintes (Chan
biologie, appliquées aux comportements
& Lee, 2005), mais qui retient aujour-
humains et à l’organisation sociale, est sans
doute possible ici. Ces lois ne rappellent-elles d’hui l’attention de nombreux cher-
pas, comme le souligne Laborit (1976), que tout cheurs en management stratégique et
système repose in fine sur des «hiérarchies de en théorie des organisations. En effet,
dominance», selon lesquelles un dominant cher-
chera toujours à imposer son projet à des domi-
nés ? 37
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Gestion 2000 2 mars - avril 2006

s’interroger sur la structure et le fonc- ce, structurant la plupart des CLEs, ren-
tionnement des CLEs ne peut faire dront le projet particulièrement difficile
l’économie d’une analyse des modes à concrétiser, du moins en Europe du
spécifiques de pilotage des flux et de Nord. En l’état, dans les filières indus-
coordination des activités entre les dif- trielles des biens de grande consom-
férents membres. mation, ce sont effectivement quelques
puissants distributeurs, au contact
L’article a souhaité mettre l’accent sur direct des marchés aval, qui y profitent
un aspect singulier et relativement le plus souvent de leur position-clé
négligé pour l’instant : les processus pour capter le maximum de valeur,
de prise de décision, pour permettre alors que leur prise de risque en matiè-
l’implantation d’une CLE conciliant des re de décision logistique est finalement
objectifs d’agilité et de production au assez limitée. Les travaux récents
plus juste. Le débat est actuellement conduits sur la création – et la réparti-
extrêmement vivace, car être agile, tion – de valeur devraient permettre
c’est aujourd’hui être capable de d’y voir plus clair (Jokung-Nguéna &
s’adapter aux changements d’un envi- al., 2001), et proposer des pistes de
ronnement complexe et conserver ses recherche stimulantes pour le manage-
positions concurrentielles. La principa- ment des CLEs.
le difficulté tient au fait que plusieurs
niveaux décisionnels se superposent et Bibliographie
engagent, de manière plus ou moins
irréversible, les ressources de tel ou tel ARROW, K.-J.,1974, «The limits of organiza-
acteur. Plus on se place en amont de la tion», W. W. Norton, New York (NY).
CLE, moins il est possible de repousser
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au plus tard la prise de décision, sauf for logistics decision making», Journal of
à fragiliser son fonctionnement et à Business Logistics, vol. 10, n° 1, pp. 122-132.
menacer sa compétitivité.
BENABDELJLIL, N., 1999, «Organiser l’entrepri-
se : le choix des moyens de coordination»,
Sachant cela, l’enjeu majeur des pro- Publications du GERRHE, Rabat.
chaines années sera de penser un sys-
BERTRAND, N., 2003, «Supply chain et NTIC :
tème de rétribution équitable pour le les leviers de création de valeur», Les Editions du
ou les acteurs qui supportent les Savoir, Courbevoie.
risques d’anticipation les plus élevés. Il CHAN, C.-K., LEE, H., éds., 2005, «Successful
sous-entend des mécanismes de répar- strategies in supply chain management», Idea
tition de la valeur, de l’aval vers Group Publishing, Hershey (PA).

l’amont, à la fois transparents et CHANDLER Jr., A., 1990, «Scale and scope :
consensuels. Reconnaissons que les the dynamics of industrial capitalism», Harvard
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