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La politique économique

ou la maîtrise des contraintes


L’internationalisation croissante des marchés, l’effondrement des économies
planifiées, la critique de l’étatisme semblent vider de son sens la notion
même de politique économique. L’État, en ce domaine, serait nécessairement
abusif, maladroit ou impuissant.
S’il est absurde d’ignorer les contraintes auxquelles sont confrontés les
décideurs, il ne l’est pas moins de les considérer comme des données
intangibles. La politique économique doit redevenir l’art de maîtriser les
contraintes plutôt que de s’en accommoder.
André Grjebine

La politique économique ou
la maîtrise des contraintes

Éditions du Seuil
Sommaire

Couverture
Présentation

Page de titre
Introduction
1. Les contraintes politiques et administratives ou les œillères de la décision

1. LES PRÉFÉRENCES DES DÉCIDEURS

La difficile appréhension des préférences collectives


Les contraintes qui pèsent sur le décideur politique

La contrainte électorale
Assises socioculturelles ou dogmatisme doctrinal

Le conformisme ambiant
L’influence simplificatrice des médias
La recherche du consensus
La lutte pour le pouvoir au sein d’un parti ou d’une tendance politique

2. LE TOTALITARISME FEUTRÉ DE L’ADMINISTRATION

Le monopole administratif de l’information gouvernementale


La logique administrative

3. TROIS SUGGESTIONS

BIBLIOGRAPHIE

2. Les contraintes sociales et la politique de l’emploi

1. LE MODÈLE LIBÉRAL OU DARWINIEN

Le « dilemme du prisonnier »

Une société fragmentée


Sécurité de l’emploi et incitation au travail
Une mobilité professionnelle compromise
Du « licenciement de permutation » à l’« effet d’entonnoir »
Une adaptation difficile à la mutation technologique
Une amélioration artificielle de la productivité ?
Un tissu industriel clairsemé

2. LE MODÈLE CONSENSUEL OU SOCIAL-DÉMOCRATE

Une économie de partage


Priorité à l’adaptation de la main-d’œuvre
Une croissance ralentie
De la concentration de l’économie à la fuite des investissements (cf. Woodall
3 mars 1990)
Durée du travail réduite et absentéisme
Une productivité médiocre ?
La menace bureaucratique
Des tensions inflationnistes

Une fiscalité excessive ?

3. LE MODÈLE JAPONAIS

L’emploi à vie
Une économie duale

La mobilité interne
L’ajustement de la durée du travail
Avancement à l’ancienneté et flexibilité salariale
La flexibilité fonctionnelle

4. LE SALARIAT EN QUESTION
5. PERFORMANCES ÉCONOMIQUES ET EXEMPLARITÉ DES
MODÈLES SOCIAUX
BIBLIOGRAPHIE

3. Les contraintes macro-économiques et la politique budgétaire

1. L’ÉCHEC DES POLITIQUES UNIDIMENSIONNELLES


2. MESURER LE DÉFICIT BUDGÉTAIRE

Endettement brut et endettement net


Dette publique et inflation
Dépenses de fonctionnement et dépenses d’investissement
Dette publique interne et dette publique externe
3. LA CHARGE DE LA DETTE

L’endettement de l’Etat consiste-t-il à rejeter sur les générations futures le


fardeau des dépenses publiques actuelles ?
Un Etat peut-il accepter sans risque un accroissement durable de sa dette
publique ?

4. LE DÉFICIT BUDGÉTAIRE ET LA CROISSANCE ÉCONOMIQUE

Les aléas de la politique discrétionnaire


Dans quelle mesure une réduction des impôts modifie-t-elle la consommation
des ménages ?
L’endettement public n’est-il qu’un impôt différé ?
Le recours massif de l’Etat au marché des capitaux est-il responsable de la
montée des taux d’intérêt ?
Le financement du déficit budgétaire provoque-t-il un effet d’éviction au
détriment des investissements privés ?

Un Etat dont la dette publique augmente « vit-il au-dessus de ses moyens » ?


Le déficit budgétaire est-il toujours inflationniste ?

5. FAUT-IL MONÉTISER LE DÉFICIT BUDGÉTAIRE ?


6. POLITIQUE BUDGÉTAIRE EXPANSIONNISTE ET POLITIQUE DES
REVENUS RESTRICTIVE SONT-ELLES CONCILIABLES ?

Les leçons de la politique économique du président Reagan


7. UNE POLITIQUE BUDGÉTAIRE EXPANSIONNISTE DOIT-ELLE
PRIVILÉGIER L’AUGMENTATION DES DÉPENSES PUBLIQUES OU

LA RÉDUCTION DES RECETTES ?


BIBLIOGRAPHIE

4. Les contraintes extérieures et l’ajustement mondial

1. LES MÉCANISMES INTERNATIONAUX D’AJUSTEMENT

Le plan Keynes

2. LA MONTÉE DES CONTRAINTES EXTÉRIEURES

Du multiplicateur à la contrainte extérieure


Le SME ou « la mauvaise politique chasse la bonne »
La contrainte financière
L’unification des taux d’intérêt
La libéralisation des mouvements de capitaux : la « contrainte
luxembourgeoise »

Les risques d’une construction européenne « centralisée »

3. PEUT-ON RENONCER À DES POLITIQUES DIFFÉRENCIÉES ?


4. LES DÉSÉQUILIBRES INTERNATIONAUX RÉHABILITÉS

Déséquilibres commerciaux et transferts de capitaux peuvent-ils se


compenser ?
De l’« européanisation » des réserves de change à un recyclage
intracommunautaire des capitaux
Une monnaie unique

5. UN AUTRE CHEMINEMENT POUR LA CONSTRUCTION


EUROPÉENNE
Une banque centrale européenne : l’amorce d’une politique économique
exclusivement communautaire

BIBLIOGRAPHIE

À propos de l’auteur
Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser
Introduction 1

La volonté de maîtriser les contraintes cède peu a peu le pas au sentiment


que celles-ci sont inéluctables. Dans les années qui ont suivi la Seconde
Guerre mondiale, sous l’impulsion de la pensée keynésienne, des politiques
économiques offensives ont été mises en œuvre. Il s’agissait d’annihiler les
crises et d’assurer ainsi la croissance et le plein emploi, en limitant l’inflation.
Le débat sur la politique économique portait alors sur le meilleur dosage
des principaux instruments de contrôle de la demande : politique budgétaire
ou politique monétaire, éventuellement politique du taux de change pour
ajuster l’économie à l’environnement extérieur. Même les monétaristes,
hostiles à une politique discrétionnaire, ne niaient pas la nécessité d’une
certaine régulation de la vie économique par une croissance régulière de la
masse monétaire.
La montée parallèle de l’inflation et du chômage, les crises pétrolières et
leurs multiples conséquences, l’intégration mondiale croissante des
économies ont fondamentalement modifié la nature même du débat. Les
gouvernements sont comme submergés par des problèmes qu’ils ont
longtemps prétendu ignorer, faute de savoir y faire face. La gestion des
économies tend à redevenir l’art de s’accommoder des contraintes en les
répercutant sur les agents économiques de la manière la moins traumatisante.
La politique économique n’est plus ce qu’elle était il y a quelques années
seulement, sans qu’un consensus apparaisse sur le rôle qui doit lui être
désormais imparti, ni même sur la question de savoir si une telle politique est
encore viable. Les progrès de l’intégration mondiale et de la construction
européenne conduisent à s’interroger sur le sens que peut avoir une réflexion
sur des politiques budgétaire ou monétaire nationales.
Ce désarroi aurait pu susciter une éclosion d’idées nouvelles. On assiste au
contraire à une mise en veilleuse du débat. C’est dire la difficulté de
consacrer un ouvrage à la politique économique dans un tel contexte.
Deux écueils opposés devaient être évités : soit privilégier les principales
approches théoriques au risque de prendre un recul excessif par rapport aux
enjeux de la politique économique tels qu’ils se manifestent ; soit décrire les
politiques suivies dans les principaux pays, ces dernières années, quitte à les
faire apparaître comme inévitables, en négligeant les solutions alternatives.
Pour résumer, il aurait été absurde d’ignorer les contraintes qui s’imposent
aux décideurs et dont ceux qui réfléchissent à la politique économique
doivent tenir le plus grand compte pour que leur pensée puisse avoir une
quelconque utilité. Il paraît aussi peu satisfaisant de considérer les contraintes
politiques ou les idées reçues du moment comme des données intangibles et
d’écarter toute politique pour le seul motif qu’elle est provisoirement exclue,
faute de satisfaire au canon actuel de la mode.
J’ai donc adopté une approche médiane, en réexaminant les grandes lignes
de la politique économique d’un pays de taille moyenne et largement ouvert
sur l’extérieur comme la France, à la lumière des grands débats théoriques
actuels et, plus encore, des stratégies différentes adoptées dans d’autres pays,
que ce soit aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne ou en Suède.
Si les aléas auxquels est confrontée une politique économique sont
innombrables, quatre types de contraintes paraissent peser plus que d’autres :
les contraintes politiques et administratives ; les contraintes sociales ; les
contraintes macro-économiques ; les contraintes internationales.
La référence aux contraintes économiques sert souvent d’alibi pour adopter
des mesures qui s’inspirent davantage des dogmes véhiculés par le monde
politique et les médias qu’elles ne sont vraiment imposées par
l’environnement mondial. Il n’en demeure pas moins que les pressions du
milieu ambiant peuvent s’avérer d’autant plus contraignantes qu’elles sont
intériorisées par les décideurs eux-mêmes.
L’économie politique s’apparente davantage à la médecine qu’à une
science exacte. La réceptivité des « patients » compte donc autant que la
qualité intrinsèque des traitements. L’examen des motivations des décideurs
et des contraintes politiques, sociales, médiatiques, voire psychologiques
auxquelles ils sont soumis doit donc figurer dans l’étude de la politique
économique au même titre que celle des instruments budgétaires ou
monétaires disponibles. En rompant avec l’opposition fictive entre des agents
économiques mus par la poursuite de leurs intérêts personnels et des agents
publics motivés par la seule recherche de l’intérêt général, la théorie du
Public Choice a ouvert une brèche. A la suite des travaux qui s’inscrivent
dans cette problématique, il n’est plus possible de présenter les diverses
approches ou les instruments de la politique économique comme si seuls des
facteurs « objectifs » entraient en jeu et qu’il suffisait de démontrer la
supériorité d’une politique économique pour que les décideurs s’empressent
de la mettre en œuvre. D’où l’analyse de la logique du pouvoir placée en tête
de cet ouvrage.
La politique conjoncturelle a connu son apogée dans les années 60 pendant
lesquelles on a pu croire que le réglage de la conjoncture était suffisant pour
assurer une expansion harmonieuse et durable des économies. La crise qu’ont
traversée la plupart des pays depuis le premier choc pétrolier a mis en
évidence l’insuffisance des remèdes conjoncturels. Les capacités d’adaptation
de la main-d’œuvre, le niveau d’éducation de la population, la qualité du
consensus social sont apparus comme autant de facteurs fondamentaux – et
sans doute irremplaçables – de la réussite économique et plus encore de la
solidité d’une économie, de sa capacité à résister à la crise. C’est pourquoi le
deuxième chapitre étudie les politiques de l’emploi et l’organisation du
travail dans les principaux pays en s’interrogeant sur le degré de
transposabilité des remèdes appliqués ici ou là.
La remise en question des politiques d’inspiration keynésienne a souvent
conduit à un repli sur les orthodoxies anciennes. Certains sujets
fondamentaux comme, par exemple, l’opportunité d’un déficit budgétaire ou
le maniement du taux de change sont devenus pratiquement tabous. Sous
prétexte que les politiques de relance, dans leur forme traditionnelle, ne
permettent pas de lutter simultanément contre l’inflation et le chômage et
qu’elles sont plus difficiles à mettre en œuvre dans une économie ouverte, les
acquis keynésiens ont souvent été abandonnés. Des affirmations que
plusieurs décennies d’économie politique avaient sérieusement ébranlées
fleurissent à nouveau. Il n’est plus rare de lire des textes ou d’entendre des
discours qui recommandent d’encourager les investissements... par un retour
à l’équilibre budgétaire, comme s’il s’agissait là d’une relation incontestable
qui ne devait même pas être démontrée.
Le discrédit dans lequel sont tombées les politiques conjoncturelles ne doit
pas faire oublier que celles-ci demeurent nécessaires – même si elles ne sont
plus suffisantes – pour assurer la croissance et une réduction durable du
chômage. A l’alternance de périodes de ralentissement économique
s’accompagnant d’une montée du chômage et de surchauffe marquée par une
accélération de l’inflation a succédé la menace de la stagflation, c’est-à-dire
d’une progression parallèle du chômage et de l’inflation. La politique
conjoncturelle ne pourra donc être réhabilitée qu’en perdant son approche
unidimensionnelle pour répondre simultanément aux exigences de l’offre et
de la demande. Dans cette optique, le troisième chapitre analyse les
principaux arguments avancés contre la politique budgétaire et recherche les
adaptations susceptibles de renforcer son efficacité dans le contexte actuel.
L’économie mondiale est régie par un singulier paradoxe : à première vue,
l’ouverture des économies devrait conduire chacune d’elles à travailler
toujours plus au progrès commun, en l’occurrence au développement
économique du monde. En réalité, l’emprise croissante de la contrainte
extérieure amène la plupart des pays à adopter une attitude défensive visant à
tirer au mieux leur épingle du jeu, fût-ce au détriment de leurs partenaires.
C’est en quelque sorte le renversement – à l’échelle des nations – du
paradoxe de la main invisible développé en 1776 par Adam Smith, dans ses
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, et qui sert
depuis lors de fondement à l’économie libérale : en poursuivant leur intérêt,
les hommes contribuent à la réalisation de l’intérêt général. C’est maintenant
l’inverse qui tend à se passer à l’échelle des nations. Comment éviter que
l’économie mondiale ne devienne un jeu à somme nulle, voire négative,
paralysant les politiques économiques nationales ? Cette question apparaît en
filigrane tout au long du quatrième chapitre : des contraintes extérieures à
l’ajustement mondial.
1. Les contraintes politiques et
administratives ou les œillères de la
décision

Les conditions de fonctionnement de nos démocraties sont en voie de


dégradation lente, au point que leur problème essentiel, dont dépend le
traitement des autres, est sans doute aujourd’hui de restaurer la qualité
de l’autorité politique, et sa capacité de décision. Cette qualité, celle du
« service de gouvernement » rendu par les pouvoirs publics à leurs pays
respectifs, est en baisse sensible par rapport aux décennies précédentes.
M. Rocard (1987, p. 81).

Sans doute est-il généralement admis que les considérations politiques


influent sur la définition de la politique économique, encore que, de plus en
plus, l’idée selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » s’ancre dans les
esprits. Plus exactement, on tend à considérer que la politique économique
comporte un noyau dur qui s’impose aux dirigeants, sous peine des pires
déboires, et que la coloration politique de ceux-ci ne joue qu’à la marge, par
exemple dans l’accent mis avec plus ou moins d’ardeur sur les mesures
sociales d’accompagnement. La poursuite de la politique dite « de rigueur »
par des gouvernements aussi différents que ceux de MM. Raymond Barre
(1976-1981), Pierre Mauroy (1983-1984), Laurent Fabius (1984-1986),
Jacques Chirac (1986-1988) et Michel Rocard (depuis mai 1988) conforte
cette vision. La seule exception est constituée par la relance de 1981-1982 qui
est vécue rétrospectivement comme une erreur, non seulement par ceux qui
s’y sont alors opposés, mais aussi par les socialistes qui en ont pris
l’initiative.
Le fatalisme économique qui s’est ainsi répandu contribue à expliquer
l’apparente contradiction entre les préférences des Français telles qu’elles
sont apparues dans les enquêtes d’opinion et les thèmes de la campagne
électorale en vue de l’élection présidentielle de mars 1988. Tout s’est en effet
passé comme si le fatalisme ambiant avait conduit les électeurs, non
seulement à ne pas tenir rigueur aux principaux candidats en lice de leur
échec en matière de lutte contre le chômage et plus généralement de la
médiocrité des résultats obtenus en matière économique, mais à faire même
taxer d’irréalisme toute proposition économique un tant soit peu audacieuse
en vue de réduire le chômage. Ainsi, en janvier 1988, 87 % des Français
désignent le chômage comme le problème le plus important, mais seulement
40 % d’entre eux s’attendent à ce que l’élection présidentielle apporte des
améliorations dans ce domaine. Le pessimisme sur l’action des futurs
dirigeants est encore plus grand pour les autres préoccupations économiques
et sociales, puisque si l’on considère les dix-neuf priorités des Français après
le chômage, pour aucune d’elles l’espérance d’une amélioration n’est
partagée par plus de 19 % d’entre eux. En mars 1988, 77 % des Français
considèrent qu’en matière de lutte contre le chômage les différences entre la
gauche et la droite sont faibles. Enfin, dans une enquête réalisée par la
SOFRES (1989) la semaine suivant l’élection présidentielle, 52 % des
personnes interrogées estimaient que le résultat de celle-ci n’aurait
pratiquement pas de conséquences sur leur vie, 49 % de ceux qui avaient voté
pour François Mitterrand partageant cet avis.
Ce décalage entre les préoccupations déclarées des Français et les thèmes
de la campagne électorale s’explique sans doute également par le fait que les
chômeurs et leurs familles ne constituent pas un groupe de pression, ni même
une clientèle électorale homogène qu’il serait impératif de séduire. D’abord,
parce que le chômage atteint très inégalement la population. Ensuite et
surtout parce que, par définition, les chômeurs sont des individus mal armés
pour se défendre et s’organiser collectivement. Plutôt qu’une solidarité
nationale face au chômage, c’est un certain consensus pour ignorer le
chômage qui s’est ainsi esquissé.
Il est vrai que cette incapacité de la classe politique à proposer des remèdes
novateurs et crédibles a été sanctionnée par les marques de désaffection à
l’égard des partis traditionnels qui, d’une manière ou d’une autre, ont
imprégné les consultations électorales organisées depuis la présidentielle de
1988 : abstention ou vote blanc, vote de rejet en faveur des candidats du
Front national ou des écologistes, diminution du vote utile au second tour,
refus des électeurs d’obtempérer aux consignes des états-majors, succès enfin
de personnalités qui n’hésitent pas à se démarquer de leur parti.
Cette conception d’une politique économique qui s’imposerait en quelque
sorte aux gouvernements repose sur deux postulats éminemment
contestables :
1) Les décideurs agissent en fonction d’un intérêt général clairement et
incontestablement perceptible.
2) Les gouvernements se déterminent en pleine connaissance des stratégies
qui peuvent être envisagées et des instruments qui sont à leur
disposition.

1. LES PRÉFÉRENCES DES DÉCIDEURS

Le débat sur la politique économique porte généralement sur le choix des


instruments à mettre en œuvre et leur combinaison optimale. Ce débat oppose
traditionnellement les libéraux qui considèrent que l’équilibre économique,
notamment le plein emploi, s’établirait spontanément s’il n’était contrarié par
des interventions publiques inopportunes, et les économistes d’inspiration
keynésienne selon lesquels seule une politique économique active peut
assurer le plein emploi. Par-delà leurs divergences, les uns et les autres
supposent qu’ils offrent leurs conseils à des décideurs à la fois avisés et
exclusivement motivés par le souci du bien public. Il suffirait de démontrer la
supériorité d’une politique économique pour que les hommes politiques
s’empressent d’en décider la mise en œuvre et les fonctionnaires de
l’appliquer.
Les théoriciens du Public Choice rompent avec cette vision quelque peu
angélique. En étendant aux décisions politiques ou administratives les
principes de l’économie de marché, ils dépassent l’opposition fictive entre
des agents économiques mus par la poursuite de leurs intérêts personnels et
des agents publics motivés par le seul respect de l’intérêt général. Les
différences de comportement s’expliquent autant par des différences
d’environnement institutionnel que de motivations 2.
James Buchanan et Richard Wagner (1977) reprochent ainsi à Keynes
d’avoir oublié que les hommes politiques qui décident la politique
économique se préoccupent non seulement de réguler la conjoncture mais
aussi d’assurer leur réélection, et que la carrière des fonctionnaires chargés de
préparer puis d’appliquer les décisions ne dépend pas seulement, elle non
plus, des résultats macro-économiques obtenus.
Dans le prolongement des réflexions de Friedrich von Hayek, selon lequel,
la plupart du temps, la politique économique ne fait que camoufler, sous
l’intérêt général, des services rendus à des groupes très particuliers, Stigler et
Tullock ont développé une analyse en termes de « marché politique » où l’on
échangerait des votes contre des promesses d’action des gouvernements.
Gordon Tullock (1978, p. 14), l’un des fondateurs de l’école du Public
Choice, remarque qu’en supposant que les motivations des décideurs publics
sont de même nature que celles de la plupart des individus, on ne fait que
reprendre une démarche appliquée à l’égard des entrepreneurs au XVIIIe
siècle. Jusqu’alors, « presque toutes les discussions économiques étaient
fondées sur l’hypothèse que les hommes d’affaires essayaient ou du moins
devaient essayer de s’acquitter de leur “ devoir ” envers la collectivité : la
communauté des affaires était censée pratiquer “ le juste prix ” et accomplir
divers autres devoirs moraux ». Les économistes anglais du XVIIIe siècle, en
particulier Adam Smith, devaient montrer que ces présupposés moraux
étaient à la fois erronés et inutiles : c’est précisément en cherchant son profit
personnel que l’entrepreneur produit des richesses pour ses concitoyens.
Avant d’aller plus loin, il convient d’apporter deux restrictions importantes
à la portée des analyses des motivations des décideurs et aux conclusions que
l’on peut en tirer.
En premier lieu, contrairement à ce que l’on observe sur un marché où la
multiplicité des intervenants annihile les spécificités de chacun d’eux, la
concentration du pouvoir au niveau de l’Etat relativise la portée de lois de
comportement qui ignorent la personnalité des décideurs. Pour ne donner
qu’un exemple, les analyses qui privilégient la recherche de la popularité font
fi des dirigeants qui ne sont plus rééligibles en droit (président accomplissant
son second mandat aux Etats-Unis) ou en fait (François Mitterrand depuis sa
réélection de 1988), pour lesquels les considérations électorales passent au
second plan et qui peuvent par exemple privilégier leur place dans l’Histoire.
En second lieu, le pas est vite franchi qui va de l’interrogation sur les
motivations des décideurs publics et à l’analyse du phénomène
bureaucratique à la condamnation de l’Etat-providence, voire au rejet de toute
politique économique. En réalité, ce n’est pas parce que les motivations des
décideurs ne sont pas toujours désintéressées qu’il faut pour autant renoncer à
cette fonction fondamentale de l’Etat moderne qu’est la régulation de la
conjoncture économique. A ce compte, on renoncerait aussi à la médecine
sous prétexte que les médecins ne cherchent pas exclusivement à guérir les
malades, mais aussi à s’enrichir. La politique économique est, au même titre
que la défense, une fonction qui ne peut être remplie que par l’Etat. Cette
observation ne préjuge pas de la plus ou moins grande efficacité de celui-ci
pour fournir des biens et services.
Il ne s’agit donc pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, mais plutôt de
s’interroger sur les règles les plus à même de favoriser la convergence des
intérêts particuliers des hommes politiques et des fonctionnaires avec l’intérêt
général, comme les lois du marché sont censées le faire pour les
entrepreneurs. Après tout, ne peut-on imaginer un gouvernement qui,
obéissant à des motivations électorales strictement égoïstes, parviendrait, par
exemple, à rétablir le plein emploi, assurant ainsi sa réélection tout en
satisfaisant l’intérêt général ?
Reste à s’interroger d’une part sur les possibilités d’appréhender les
préférences collectives, d’autre part sur les contraintes qui pèsent sur le
décideur politique.

La difficile appréhension des préférences collectives


Dans un groupe réduit d’individus, la négociation peut permettre la
détermination d’une préférence collective à partir de choix individuels. Mais
qu’en est-il pour un groupe plus important ? La règle de l’unanimité est certes
incontestable, mais son application n’est guère réaliste. La même objection
peut être opposée à l’optimum de Pareto qui se réfère à une situation dans
laquelle il est impossible d’avantager un individu sans en léser un autre. La
procédure du vote à la majorité paraît donc s’imposer. Elle est cependant loin
d’être parfaitement satisfaisante.
1) Sauf pour un référendum, les électeurs doivent se prononcer entre
plusieurs candidats qui personnifient des combinaisons complexes de choix.
C’est pourquoi W. Riker (1982) suggère de considérer le vote comme un
moyen de sanction et de sélection des dirigeants politiques plutôt que comme
l’expression d’une « volonté générale ».
2) La procédure du vote majoritaire privilégie l’électeur médian, c’est-à-
dire celui qui se trouve à mi-chemin de l’éventail total des opinions
concernant une politique donnée : « Si un nombre d’électeurs aux opinions
différentes sur un problème donné choisit une solution par scrutin majoritaire,
le résultat obtenu sera l’optimum de l’électeur médian » (Tullock 1978,
p. 24). C’est ce que M. Giscard d’Estaing a résumé en déclarant que « la
France veut être gouvernée au centre ». A la limite, ce principe peut conduire
les partis concourant pour le pouvoir à gommer leurs différences et à
présenter des programmes identiques. Rien ne dit que cette position médiane
soit aussi la plus efficace d’un point de vue économique.
3) Si le nombre d’options possibles est supérieur à deux, rien ne garantit
que la règle de la majorité permette de déterminer des choix collectifs
rationnels à partir de préférences individuelles. Cette observation connue
sous le nom de « théorème d’Arrow » reprend une démonstration développée
par Condorcet 3 : imaginons trois individus qui ont à classer trois états
possibles A, B, C. Supposons que l’échelle de préférences du premier
individu soit A, B, C ; celle du second : B, C, A ; celle du troisième : C, A, B.
Tout en préférant A à B et B à C, la majorité n’en préfère pas moins C à A.
Dans ce cas, le système de vote à la majorité aboutit donc à un résultat
paradoxal (Arrow 1974 ; Stoleru 1973, p. 20-23 ; de Boissieu 1980, p. 97-
103).
4) A première vue, il est tentant d’attendre des enquêtes d’opinion qu’elles
lèvent les ambiguïtés sur les préférences collectives inhérentes aux élections.
Celles-ci permettent aux électeurs – ou du moins à une majorité relative
d’entre eux – de choisir la personnalité qui leur paraît la plus apte à exercer le
pouvoir. Les sondages ne pourraient-ils pas leur permettre de faire connaître
leurs priorités et leurs refus ?
En réalité, les enquêtes d’opinion souffrent d’un certain nombre de
faiblesses qui réduisent considérablement la portée des enseignements
qu’elles fournissent. Les comportements d’« ignorance rationnelle » déjà
observables dans les élections sont de règle dans les sondages. En effet,
l’investissement en information qui serait nécessaire pour qu’un individu
puisse se prononcer « en connaissance de cause » paraît disproportionné avec
l’importance infime attribuée à son opinion. L’électeur (a fortiori le sondé)
aura de ce fait tendance à se prononcer rapidement en fonction de réactions
émotives, plutôt que de se lancer dans une réflexion approfondie sur les
enjeux de la consultation. C’est ce qui explique la schématisation et la
dramatisation des programmes électoraux. Les modalités techniques des
sondages renforcent encore ce phénomène et rendent souvent l’expression de
préférences spontanées, pour ne pas dire irréfléchies, quasiment inévitable.
Après tout, le sondé potentiel ne se promène pas toujours avec des réponses
mûrement réfléchies aux questions qui peuvent lui être incidemment posées.
Cette approche « à la légère » des sondages est quelque peu contradictoire
avec l’un des postulats qui les fondent, à savoir que tout le monde peut avoir
une opinion. Or, quelle signification donner à une question sur la monnaie
unique, alors que la grande majorité des personnes interrogées ignore tout des
contraintes qu’elle exige comme des avantages qu’elle pourrait
éventuellement procurer ? De même, interroger les Français sur le principe
d’une augmentation de l’aide au tiers monde ou sur leur volonté de maintenir
les aides budgétaires européennes aux agriculteurs n’a guère de sens si on
n’associe pas ces questions à leur financement 4. Or, on ne peut le faire sans
rendre les sondages trop complexes et donc inintelligibles.
De plus, la plupart des questions se réfèrent implicitement à une logique, à
une théorie explicative. Les questions posées résultent d’une construction qui
oriente bien souvent les réponses. Le fait même de reprendre, fût-ce sous une
forme interrogative, une idée reçue tend d’une certaine manière à
l’officialiser. Pour ne donner qu’un exemple, parmi les onze hypothèses
proposées dans une enquête réalisée en février 1988 (SOFRES 1989, p. 129)
sur « les moyens de réduire le chômage », ne figure ni la relance de
l’économie ni la dévaluation du franc visant à rendre nos produits plus
compétitifs. Les résultats risquent donc d’être d’autant plus biaisés que les
problèmes abordés sont plus complexes. Les spécialistes des sondages savent
bien que ceux-ci sont d’autant plus fiables que les questions posées sont plus
simples et plus personnalisées. Les « fonctions de popularité », c’est-à-dire
l’évolution des popularités des hommes politiques au fil du temps, figurent
ainsi, en général, parmi les enquêtes d’opinion les plus fiables. Mais on est
alors bien loin de l’expression de préférences collectives... à moins de
considérer, comme Pierre Bourdieu (1971, p. 3), que la fonction la plus
importante du sondage « consiste peut-être à imposer l’illusion qu’il existe
une opinion publique comme sommation purement additive d’opinions
individuelles ».
La difficulté d’appréhender les préférences de la population fait d’autant
plus problème que des erreurs d’interprétation peuvent se révéler fort
dommageables pour leurs auteurs. Le discours télévisé d’adieu prononcé le
20 mai 1981, quelques jours après sa défaite électorale, par M. Valéry
Giscard d’Estaing, constitue un bon exemple d’aveu involontaire d’une telle
erreur. Celui-ci s’étonnait d’avoir été battu malgré les résultats obtenus : « Si
notre pays n’a pas connu toute la prospérité que je voulais pour lui, nous
avons maintenu pendant sept ans la solidité du franc ; limité le déficit
budgétaire ; rétabli l’équilibre de la Sécurité sociale et sauvé ainsi nos
régimes sociaux. » L’ancien président de la République ne se posait
apparemment pas la question de savoir si ces critères de jugement étaient bien
ceux adoptés par la majorité des Français et si son échec ne venait pas
notamment d’un décalage entre les critères adoptés implicitement par les
électeurs et ceux qu’il avait lui-même privilégiés.

Les contraintes qui pèsent sur le décideur politique


Le décideur politique n’est généralement pas libre de se déterminer « en
toute indépendance ». L’horizon politique auquel il est confronté est
beaucoup plus court que la durée nécessaire à la mise en œuvre d’une
politique (cf. Rocard 1987, p. 83-84). Il est soumis à des pressions variées de
son parti, de ceux qui ont voté pour lui ou qui ont éventuellement financé sa
campagne électorale, etc. Il doit également tenir compte de l’idéologie dont il
s’est réclamé en vue de son élection, des idées dominantes au sein de la
société, des médias, des considérations tactiques inhérentes à la lutte pour le
pouvoir : un gouvernement populaire peut être renversé par le Parlement, M.
Chaban-Delmas a été démissionné par le président Pompidou malgré (ou à
cause) de sa popularité. Il ne peut même pas négliger l’« air du temps »...

La contrainte électorale
Aucun critère aussi simple à concevoir et facile à mesurer que le profit
pour l’entrepreneur capitaliste ne s’impose d’emblée pour déterminer les
motivations du décideur public. Pour ne s’en tenir, dans un premier temps,
qu’au décideur politique, c’est-à-dire soumis à élection, l’hypothèse la plus
couramment admise est que celui-ci vise à maximiser sa popularité en vue
d’obtenir le maximum de votes aux prochaines élections. Nous verrons par la
suite que les motivations du « bureaucrate » sont foncièrement différentes.
La multiplication des sondages donne le sentiment que la popularité est un
phénomène facile à mesurer et que les instituts de sondage parviennent à des
résultats généralement fiables en la matière. Une analyse plus fine des
motivations des décideurs exige cependant des réponses à des questions telles
que : le décideur public oriente-t-il son action en fonction de sa popularité
auprès de l’ensemble de l’électorat ou d’une clientèle politique spécifique ?
privilégie-t-il sa popularité immédiate ou sa crédibilité à plus longue
échéance et, dans cette dernière hypothèse, comment mesurer celle-ci ?
Mais surtout, l’hypothèse que les décideurs politiques privilégient leur
popularité n’a un intérêt opérationnel que si on est à même de formuler une
hypothèse complémentaire sur le lien entre l’évolution de telle ou telle
variable économique et cette popularité. Or, les facteurs de la popularité sont
complexes, difficiles à saisir, a fortiori à mesurer.
Des études théoriques et empiriques ont été effectuées dans divers pays
afin d’analyser l’influence des conditions économiques sur la popularité du
gouvernement (Pommerehne, Schneider, Lafay 1981, p. 110-162). L’un des
premiers modèles élaborés pour analyser le cycle politico-économique est
celui de Nordhaus (1975, p. 168-170 ; description dans Greffe 1987, p. 53-
56). Dans ce modèle, les électeurs jugent la gestion d’un gouvernement en se
fondant sur les performances obtenues dans la lutte contre le chômage et
l’inflation. Le gouvernement va donc stabiliser, dans un premier temps,
l’économie pour combattre l’inflation et la relancer à l’approche des élections
pour réduire le chômage. Ce modèle suppose que les électeurs ne se
déterminent qu’en fonction des derniers indicateurs connus. Les vérifications
empiriques ont donné des résultats mitigés. D’autres économistes ont tenté de
construire un modèle plus complexe dans lequel les électeurs « stockent » les
performances des gouvernements successifs en les affectant d’un
« coefficient de mémoire » dont la valeur diminue au fur et à mesure que l’on
remonte dans le temps de manière à les comparer avec celles du
gouvernement en place (Greffe 1987, p. 61-62).

Assises socioculturelles ou dogmatisme doctrinal


En même temps, les décideurs ne peuvent faire abstraction de l’idéologie
du parti auquel ils appartiennent et, plus généralement, de l’environnement
socioculturel dans lequel ils interviennent.
Certains auteurs se sont ainsi attachés à montrer le rôle joué par les
préférences idéologiques des décideurs politiques – mais aussi de leur
clientèle électorale – dans les politiques économiques qu’ils sont amenés à
appliquer. Les gouvernements socialistes (ou démocrates aux Etats-Unis)
seraient ainsi plus sensibles au chômage, les gouvernements conservateurs
(républicains) à l’inflation. S’appuyant sur l’analyse économétrique d’une
période allant du premier trimestre 1965 au quatrième trimestre 1985 – soit
sous les présidences successives de C. de Gaulle, G. Pompidou, V. Giscard
d’Estaing et F. Mitterrand jusqu’à la cohabitation exclue –, J. Lecaillon et J.-
D. Lafay (1988, p. 94-106) montrent ainsi que « la part des prestations
sociales dans le revenu disponible des ménages est d’autant plus importante,
toutes choses égales, que les gouvernements sont situés plus à gauche sur
l’échiquier politique ». Selon Frey et Schneider (1979, p. 29-43), si la
popularité d’un gouvernement est en dessous d’un « seuil de réélection », la
politique économique sera « électoraliste » ; dans le cas contraire, elle sera
dominée par des considérations idéologiques.
En fait, les relations entre l’idéologie et le comportement des décideurs
politiques constituent ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’idéologie.
Dans les pays caractérisés par de fortes valeurs socioculturelles, les partis
recherchent des solutions pragmatiques qui s’inscrivent dans l’idéologie qui
les imprègne. Au contraire, là où les valeurs socioculturelles sont faibles ou
mal assimilées, les partis ont tendance à forger de toutes pièces des discours
idéologiques qui tiennent lieu de substitut à une imprégnation sociale
défaillante. Ces discours compromettent l’élaboration de projets politiques à
la fois réformistes et réalistes. S’ils peuvent servir de levier pour la conquête
du pouvoir, ils s’avèrent rapidement inadaptés pour gérer un pays et sont
alors abandonnés au profit d’un opportunisme sans références. C’est ce qui
explique les à-coups programmatiques que connaissent les pays du second
type. C’est donc dans les pays les moins imprégnés d’idéologie que les
discours idéologiques paraissent à la fois les plus artificiels et les plus
contraignants. Au contraire, dans les pays où les valeurs communes sont
largement intériorisées, celles-ci sont perçues comme constituant un cadre
naturel plutôt que comme une contrainte artificielle.
Au Japon, le Parti libéral, qui dirige le pays depuis la fin de la guerre, est
en fait le porte-parole du patronat. En Suède, le Parti social-démocrate au
pouvoir depuis 1932, avec une seule parenthèse de 1976 à 1982, est
l’émanation d’un syndicat qui regroupe lui-même la grande majorité des
salariés. Cela est encore partiellement vrai pour le SPD allemand et le Parti
travailliste britannique. Les attaches sociales des principaux partis français
ont toujours été faibles. Elles se sont encore réduites ces dernières années.
Même les deux partis considérés comme populaires – le PS et le RPR – n’ont
ni véritable base militante, ni liens organiques avec des syndicats qui sont, du
reste, de moins en moins représentatifs. Seul un Parti communiste moribond
entretient de tels liens avec une centrale syndicale, mais à l’inverse de ce que
l’on observe dans les pays à dominante sociale-démocrate, c’est la CGT qui
est le bras séculier du PC au sein des entreprises.
Faute d’une véritable assise sociale, les partis se trouvent comme en
apesanteur dans une société qui se caractérise par une faible cohésion sociale
et l’absence de valeurs partagées par tous. La France s’est constituée par
vagues d’invasions ou d’immigrations successives (Lequin 1989). Elle a été
le théâtre d’innombrables affrontements religieux. Les grandes secousses
historiques, à commencer par la Révolution de 1789, ont fragmenté la société
en groupes hostiles. Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays,
aucun principe unificateur ne s’est imposé durablement. Au Japon ou dans les
pays scandinaves, la nécessité de s’unir pour s’opposer à des envahisseurs ou
survivre dans un environnement naturel hostile a d’autant plus favorisé la
cohésion sociale que le peuplement de ces pays était traditionnellement
homogène. Aux Etats-Unis, le principe unificateur réside dans le mythe
fondateur hérité du protestantisme mais auquel adhèrent, le plus souvent,
même ceux qui professent d’autres religions – la réussite par l’effort
individuel.
Ce déracinement de la vie politique française contribue à expliquer à la fois
le rôle imparti aux « hommes providentiels » et le recours aux discours
fortement teintés d’idéologie. Dans les pays scandinaves, par exemple, la
concomitance d’une forte cohésion sociale, de valeurs unanimement
acceptées et de partis ayant une solide assise sociale, limite la marge de
manœuvre des dirigeants politiques. En revanche, ceux-ci bénéficient de
repères et de points d’appui qui font défaut à leurs collègues français. La
liberté d’action de ces derniers est sans doute plus grande, mais les attentes
qui s’adressent à eux sont également plus vives.
Dans la plupart des démocraties occidentales, les partis peuvent certes
gagner des élections en se donnant des leaders charismatiques, mais ils n’en
sont pas moins assurés de durer plus longtemps qu’eux. M. Ingvar Carlsson a
succédé à Olof Palme sans que les orientations de la politique suédoise en
soient modifiées. La solidarité sociale a continué à prévaloir même lors du
passage au pouvoir des partis dits « bourgeois ». En France, les partis ont
tendance à s’identifier à des hommes forts : ils naissent avec eux et ont le
plus grand mal à survivre à leur fondateur. Ainsi, de Gaulle a été
successivement l’initiateur du RPF puis de l’UNR. M. Giscard d’Estaing a
fondé la Fédération des républicains indépendants, qui est devenue par la
suite le Parti républicain. M. Mitterrand a transformé la SFIO en PS. Enfin,
en s’emparant de l’UDR, M. Chirac s’est empressé d’en changer le nom et les
statuts.
Mais surtout les dirigeants français doivent inventer des orientations qui
sont dans une certaine mesure sécrétées ailleurs par la société elle-même. De
la mythologie du retour à la terre au conflit toujours ressuscité entre écoles
publique et privée, du programme de nationalisations aux privatisations, le
combat idéologique a longtemps prétendu répondre à cette attente. Le
programme commun signé en 1972 et le projet socialiste publié en 1980 ont
ainsi donné les résultats escomptés par les dirigeants socialistes : la gauche a
accédé au pouvoir et le Parti socialiste en est devenu la force dominante.
Aussi longtemps que ce projet politique prévalait, les considérations
économiques et sociales lui ont été subordonnées. Dans la période de
réorganisation de la gauche qui s’est achevée en 1981, les nationalisations ont
joué un rôle clef dans la stratégie d’étouffement par embrassade du Parti
communiste, même si leur utilité proprement économique n’a jamais été
clairement démontrée.
Mais les programmes empreints d’idéologie se retournent contre leurs
utilisateurs dès lors qu’il ne s’agit plus de conquérir le pouvoir mais de
gouverner. Les socialistes ont longtemps payé l’erreur initiale du
gouvernement Mauroy : privilégier au cours de ses premiers mois les
nationalisations au lieu de s’attaquer aussitôt aux vrais problèmes de
l’heure – inflation, chômage, déficit extérieur. La gauche a ainsi dilapidé
l’« état de grâce » de 1981-1982 plutôt que de l’utiliser pour élargir sa marge
de manœuvre.
Après avoir contribué à la conquête du pouvoir, le dogmatisme doctrinal
s’effrite à l’épreuve des faits. Une gestion opportuniste lui succède, qui
assimile peu à peu les idées forces des adversaires de la veille. En mars 1983,
le gouvernement a définitivement renoncé à sortir des sentiers battus pour
adopter une politique plus conforme à l’orthodoxie dominante. Vidée de sa
substance idéologique, dépouillée des oripeaux du marxisme révolutionnaire
comme de l’anticléricalisme, la gauche n’a pas su élaborer un projet de
rechange. Toutes les tentatives pour recréer des conflits idéologiques ont
jusqu’à présent avorté. La réactualisation de la Révolution française sous
prétexte de bicentenaire a échoué. La greffe ne prend plus : les Français ne se
passionnent plus guère pour ou contre Robespierre. La question de savoir s’il
faut prendre la Révolution dans son ensemble ou non apparaît pour ce qu’elle
est : un faux problème.
La droite est confrontée au même assainissement idéologique. En 1986,
elle a repris à rebours le thème des nationalisations. L’idéologie libérale de
1986 répondait ainsi à l’idéologie du programme commun de 1981. On sait
ce qu’il en est advenu.
C’est que l’alternance accélérée qui s’est instaurée depuis 1981 rend
rapidement obsolètes les projets par trop teintés d’idéologie. Tant que la
même coalition se maintenait au pouvoir, comme ce fut le cas de 1958 à
1981, elle pouvait se contenter de gérer les affaires en dénonçant les risques
du programme adverse. Depuis 1981, les deux idéologies concurrentes n’ont
pas survécu à la confrontation aux faits à laquelle elles ont été soumises tour
à tour. Les idéologies ne peuvent résister au scepticisme ambiant. La
succession au pouvoir de la droite, de la gauche et encore de la droite a ancré
dans l’opinion publique le sentiment que, tous les remèdes ayant déjà été
essayés et s’étant avérés inefficaces, la progression du chômage est
inéluctable. Une démagogie à rebours s’est ainsi développée, la résignation
prenant l’apparence de la sagesse. S’opposer au fatalisme ambiant pour
proposer une stratégie nouvelle face à la crise tient donc de la gageure.
En dehors de quelques rescapés d’une époque révolue, plus personne ne
croit ni au socialisme marxisant ni au libéralisme pur et dur. L’agonie des
idéologies traditionnelles a conduit les principaux partis à errer d’une
doctrine à l’autre en suivant l’air du temps. Certes, tous les partis évoluent et,
par exemple, Mme Thatcher a fortement durci les positions de son parti, mais
imagine-t-on les conservateurs britanniques ou les chrétiens-démocrates
allemands passer du jour au lendemain de l’étatisme nationaliste à l’apologie
du libéralisme le plus échevelé comme l’a fait le RPR à l’initiative de M.
Chirac ? Voit-on les sociaux-démocrates scandinaves accepter la progression
du chômage à laquelle se sont résolus leurs collègues français ?

Le conformisme ambiant
A partir de 1983, alors qu’il s’agissait de réconcilier durablement la gauche
et le pouvoir, les dirigeants socialistes ont acquis une crédibilité économique
en s’inclinant devant le conformisme ambiant et la prétendue fatalité du
chômage. Pour effacer les doutes sur leur capacité à gouverner suscités par
les premières mesures inspirées du programme commun, les socialistes se
sont dédouanés en suivant le droit chemin de l’orthodoxie.
Ils se sont ainsi lancés à corps perdu dans la libération des mouvements de
capitaux, sans que les avantages et les inconvénients de cette politique aient
vraiment été mesurés. De même, ils ne se sont pas contentés de légitimer les
entreprises. Dans leur élan, ils ont également réhabilité les patrons, en les
absolvant tous, quelles que soient leurs insuffisances. La crainte de se placer
en marge de cette réconciliation est telle que plus personne n’ose dénoncer le
conservatisme, l’esprit rétrograde d’une partie du patronat. Le malentendu
traditionnel entre la gauche et les chefs d’entreprise subsiste, mais il s’est
inversé. La hausse de la Bourse dans les jours qui ont suivi la réélection de
M. Mitterrand est apparue comme une reconnaissance éclatante du
renoncement de la gauche aux excès idéologiques d’antan. Le Financial
Times (1990) a même décerné à M. Mitterrand la palme du monétarisme,
expliquant qu’il était allé bien plus loin en la matière que Mme Thatcher...
L’idéal est évidemment de concilier une politique réputée « sérieuse »,
c’est-à-dire conformiste, et des résultats positifs. Dans cette optique, deux
stratégies peuvent très schématiquement être envisagées.
La stratégie de l’ambiguïté concilie un discours conformiste et une action
novatrice. Elle a été pratiquée par le président Reagan qui s’est fait élire et a
conquis la confiance des milieux d’affaires avec un programme
ultraconservateur, avant de relancer l’expansion par un déficit budgétaire
massif. C’est aussi la stratégie adoptée par le général de Gaulle, préparant
l’indépendance de l’Algérie, tout en déclarant « Je vous ai compris » aux
adversaires de la décolonisation. Cette stratégie permet de jouer sur les deux
tableaux : celui de la confiance par un discours orthodoxe ; celui de
l’efficacité par une action audacieuse. Tout le problème, c’est que cette action
porte ses fruits avant que sa non-conformité avec le discours tenu ne
devienne par trop évidente.
La stratégie du « parler vrai » suppose un travail de préparation
progressive de l’opinion publique. Elle doit éviter deux écueils : aller trop
vite au risque de provoquer un rejet, s’enliser dans le conformisme ambiant.
Cette stratégie de longue haleine a d’autant plus de chance de succès qu’elle
est mise en œuvre par des hommes qui bénéficient d’une crédibilité
indiscutable, encore qu’il soit plus facile de devenir crédible en reprenant à
son compte l’orthodoxie dominante qu’en mettant en jeu sa crédibilité pour
rendre crédible un projet original.

L’influence simplificatrice des médias


Les exigences médiatiques favorisent d’autant plus la simplification des
messages politiques qu’elles confortent une tendance spontanée des hommes
politiques. La plupart des commentateurs comptabilisent les écarts par
rapport au conformisme ambiant sans s’interroger sur la validité de leurs
critères de jugement ni encourager l’exploration de voies nouvelles : une
mesure de déréglementation, une réduction du déficit budgétaire, une
déclaration en faveur d’un franc fort sont systématiquement encensées ; au
contraire, quand le Premier ministre remet en question l’opportunité de
baisser brutalement la TVA compte tenu de la paupérisation de l’Etat, il se
heurte à l’incompréhension générale.
Les rares émissions que la télévision consacre à la politique économique
contribuent davantage à étouffer le débat qu’à le susciter. La prestance et la
popularité des intervenants étant les meilleurs appâts pour assurer une
audience, la confrontation des opinions pouvant au contraire rebuter les
téléspectateurs, ces émissions sont centrées sur des hommes passés maîtres
dans l’art de la communication. Leurs affirmations péremptoires deviennent
alors des paroles d’Evangile qui imprègnent d’autant plus l’opinion publique
qu’aucun débat contradictoire n’est organisé.
Ajoutons que le contraste entre la complexité des problèmes et la
schématisation des discours qu’impose la médiatisation de la politique fournit
un argument supplémentaire aux dirigeants politiques pour justifier la
timidité de leur projet.

La recherche du consensus
Le souvenir cuisant des difficultés rencontrées lors de la relance en 1981 et
les démêlés du gouvernement socialiste en 1984 et de celui de M. Chirac en
1986 avec les parents d’élèves et les étudiants ont fait prendre conscience
qu’il ne suffit pas d’avoir été élu pour appliquer un programme prenant à
rebrousse-poil une large partie de la population.
Les leçons de ces pénibles expériences ont été confortées par une analyse
plus spécifiquement rocardienne. Elle s’inscrit dans une réflexion que le titre
d’un ouvrage de Michel Crozier (1979) résume bien : On ne change pas la
société par décret. Cet axiome détermine l’approche consensuelle que le
Premier ministre a tenté d’imposer à son action. Les choix qui se présentent
au pays sont ardus. Ils supposent le rejet des simplifications idéologiques et
de l’orthodoxie dominante. De plus, dans la plupart des cas, chaque option a
ses avantages, il s’agit donc d’en privilégier une, tout en récupérant les
avantages des autres. Une stratégie judicieuse doit intégrer les contradictions.
La formation d’un consensus réel pourrait ainsi conditionner le succès de la
politique suivie.
Les présentations manichéennes étant heureusement passées de mode, on
en a déduit que la liberté d’action des pouvoirs publics était réduite. Si on
entend par là que le choix n’est pas entre le bouleversement de la société et le
statu quo, cela est vrai. Mais des choix techniques peuvent conduire à des
résultats foncièrement différents : il y a sans doute plus de différence réelle
entre les politiques économiques mises en œuvre par les deux libéraux que
sont M. Reagan et Mme Thatcher qu’entre celles de MM. Barre, Balladur,
Delors et Bérégovoy.
L’environnement extérieur fournit une ultime justification à la
temporisation. A première vue, les contraintes inhérentes au SME, la
perspective de la libéralisation des mouvements de capitaux et du marché
unique auraient dû inciter à accélérer les réformes nécessaires pour préparer
ces échéances. Dans le climat d’atonie actuel, c’est surtout la réduction de la
marge de manœuvre gouvernementale qui a été perçue. Situation paradoxale
si l’on songe qu’en s’engageant avec enthousiasme et sans trop de
précautions dans cette voie, les gouvernements qui se sont succédé depuis
une dizaine d’années ont eux-mêmes contribué à forger le carcan qui les
enserre aujourd’hui.

La lutte pour le pouvoir au sein d’un parti ou d’une tendance politique


Les partis politiques sont dominés par une lutte permanente pour le
pouvoir... ou le partage des places dans la hiérarchie. Plusieurs conséquences
en résultent :
– L’âpreté de la lutte pour le pouvoir est telle que ceux qui occupent les
fonctions dirigeantes ou qui y aspirent au sein des partis n’ont
généralement guère de temps à consacrer à la réflexion économique. En
auraient-ils le loisir que peu d’entre eux en auraient le goût, tant les
questions techniques que pose l’économie paraissent rébarbatives en
comparaison de l’attrait ludique des combinaisons politiques.
– La responsabilité de l’élaboration des programmes résulte de rapports de
force qui coïncident rarement avec la force des idées. Les qualités
requises pour accéder à des postes de responsabilité – y compris dans
l’élaboration des programmes – sont aux antipodes de celles qu’exige le
travail scientifique. Ainsi, après 1981, aucun poste de responsabilité n’a
été confié à Pierre Uri, pourtant proche de François Mitterrand et qui
avait su au cours des années précédentes proposer un programme
réformiste cohérent, notamment en matière fiscale. A contrario, le moins
que l’on puisse dire est que cette sélection très particulière des
rédacteurs de projets ne garantit pas leur compétence. Dans l’ouvrage
publié en prélude à l’élection présidentielle, Michel Rocard (1987,
p. 110-111) décrit en connaisseur ce qu’il appelle pudiquement « la
limite des compétences des rédacteurs de propositions » au sein des
partis.
– Les idées sont autant d’instruments de lutte... qui peuvent se retourner
contre leur auteur. Tout candidat préconisant une solution originale offre
aussitôt une cible sur laquelle ses adversaires vont tirer à loisir. Michel
Rocard rappelle les risques que court au sein d’un parti celui qui sort de
la langue de bois du discours doctrinal. Au moins peut-on s’attaquer à ce
dogmatisme partisan – lui-même en a fait la démonstration – en prenant
appui sur l’extérieur, au risque il est vrai de se marginaliser au sein de
son parti. Il est autrement plus difficile d’échapper aux idées reçues qui
font l’objet d’un consensus national d’autant plus total que nul ne
s’aventure à les discuter. Il ne s’agit plus alors de jouer l’opinion
publique contre les apparatchiks, mais de tenter de modifier cette
opinion publique. On comprend que si peu de dirigeants politiques
aillent aujourd’hui à l’encontre de dogmes comme ceux de l’équilibre
budgétaire ou des avantages d’un franc fort, que tous feignent de révérer
sans toujours y croire.
– Enfin, dans un contexte où la moindre petite phrase d’un responsable
politique reçoit davantage d’écho qu’une réflexion approfondie, il n’est
pas aisé pour un parti au pouvoir et a fortiori pour le gouvernement de
rechercher des stratégies nouvelles sans avoir l’air de s’autodénigrer.

2. LE TOTALITARISME FEUTRÉ DE L’ADMINISTRATION

La nouvelle modestie de la classe politique a ouvert une brèche dans


laquelle la technocratie s’est rapidement engouffrée. Conscients que les
schémas stéréotypés n’étaient plus de mise, les hommes politiques n’ont pas
osé se lancer dans des débats à la fois plus concrets et plus techniques qui
auraient exigé imagination et compétence.
Le vide politique laisse les coudées franches à la technostructure. La vague
libérale a fait perdre aux hauts fonctionnaires une partie de leur prestige, mais
non leur pouvoir. Bien au contraire. Entre la haute administration, les grandes
entreprises publiques ou privées, les masses-médias, l’interpénétration ne
cesse de croître (Joffrin 1988). Le conformisme inhérent aux structures
administratives se répand simultanément.
Mettre en avant la gestion, c’est évidemment faire la part belle aux
gestionnaires. Les hauts fonctionnaires continuent à peupler les cabinets
ministériels. En même temps, ils ne cessent de progresser au sein de la classe
politique, dans les postes dirigeants des grandes entreprises nationalisées ou
privées, voire dans les médias. La confusion des élites fait qu’une position
acquise dans un domaine d’activité sert de tremplin pour avancer sur d’autres
terrains, la notoriété se substituant progressivement à la compétence
technique. Au service de cet expansionnisme, la technocratie possède moins
le monopole de l’expertise que celui des règles du jeu inhérentes au milieu.
L’analyse économique de la bureaucratie qui s’est développée depuis une
vingtaine d’années met généralement l’accent sur les médiocres performances
de l’administration dans la gestion des services publics. Contrairement à
l’économie de marché qui vise à une utilisation maximale des ressources, le
système bureaucratique obéirait à la loi de Parkinson selon laquelle un
bureaucrate a d’autant plus d’importance – et donc d’avantages en termes de
carrière, de pouvoir, de prestige – que l’administration qu’il contrôle est plus
importante (Tullock 1978 et Greffe 1981). Cet expansionnisme des
administrations serait d’autant plus aisé que le monopole public empêche tout
contrôle extérieur à l’administration. En théorie, celle-ci est soumise au
double contrôle de la hiérarchie et de la tutelle politique. En réalité, la
première obéit aux mêmes motivations et la seconde ne reçoit d’informations
que de l’administration elle-même (Leroux 1989, p. 39).
Nous reviendrons par la suite sur les problèmes posés par l’efficacité de
l’Etat en tant que pourvoyeur de services, pour nous intéresser ici au rôle de
la haute administration dans la détermination de la politique économique.

Le monopole administratif de l’information gouvernementale


Les erreurs de jugement dans le choix des conseillers comme des mesures
à prendre dépendent de la personnalité et des compétences de chaque
dirigeant et aucun gouvernement n’est assuré de les éviter. En revanche, la
possibilité de décider en connaissance de cause paraît beaucoup plus réduite
en France que dans d’autres pays.
Les mécanismes d’élaboration des politiques économiques alternatives
sont très insuffisants en France. L’opinion largement répandue selon laquelle
un fort taux de chômage serait inévitable apparaît à la fois comme un effet et
un facteur d’aggravation de cette situation. La coupure si souvent dénoncée
entre la recherche et l’action a pour conséquence que les recherches
théoriques sont rarement orientées en fonction des exigences de l’action.
Réciproquement, les mesures de politique économique ne sont généralement
pas élaborées en tenant compte des recherches théoriques, ni même bien
souvent des résultats obtenus à l’étranger.
Aux Etats-Unis, le débat sur la politique économique oppose des
universitaires et des membres des think tanks, qui peuvent s’appuyer sur la
puissance de leurs institutions respectives 5. En France, les think tanks sont
inexistants et les universités ne s’intéressent guère à l’élaboration des
politiques économiques et répugnent à formuler des recommandations
opérationnelles en la matière. Le débat sur la politique économique est
presque exclusivement cantonné dans des organismes dépendant de
l’administration. En effet, rares sont les universitaires qui condescendent à
s’intéresser activement aux choix concrets de la politique économique. Du
reste, la pauvreté des universités leur interdit, à quelques exceptions près, de
participer à armes égales à ce débat.
De surcroît, le mode de recrutement des universitaires français ne favorise
guère la propagation d’idées audacieuses. Les universitaires américains sont
recrutés en fonction de leur notoriété et doivent donc à tout prix se distinguer,
quitte à exagérer leur différence. Ce système pousse parfois à la
superficialité, mais aussi incontestablement à l’originalité des travaux. Le
système français, fondé sur la cooptation, s’oppose au contraire à
l’expression de recherches tranchant par trop avec le milieu ambiant. Il est
significatif qu’aucun des deux économistes d’origine française qui ont obtenu
le prix Nobel ne fait partie de l’Université française. Gérard Debreu a émigré
depuis longtemps aux Etats-Unis. Maurice Allais a été marginalisé et n’a
entretenu que des liens lointains avec l’Université française.
Les décideurs publics français ne disposent donc pas toujours des
informations nécessaires sur toutes les options de politique économique
envisageables. Les ouvrages qui étudient la période cruciale qui a précédé
l’adoption de la politique de rigueur en mars 1983 montrent que le président
de la République et ses conseillers ont consulté des partisans des politiques
alternatives (Jean Denizet, Serge-Christophe Kolm, Jean Riboud, Pierre Uri
et d’autres), mais l’isolement institutionnel et la faiblesse des moyens
« logistiques » (modèles économétriques, etc.) de ces derniers ont rendu leur
confrontation avec les thèses véhiculées par l’administration par trop inégale
(Bauchard 1986, July 1986, Favier et Martin-Roland 1990).
En même temps, les origines variées des conseillers américains contribuent
à la diversité des options présentées au président. En règle générale, ceux-ci
sont recrutés dans les milieux universitaires, les think tanks et dans le monde
des affaires. Dans la mesure où ils ne font généralement pas partie de
l’administration, les principaux conseillers du président des Etats-Unis
bénéficient d’une liberté de jugement qui a peu d’équivalents en France.
L’indépendance d’esprit de l’ancien directeur du Budget, David Stockman, à
l’égard de l’administration Reagan, lui a servi de rampe de lancement pour la
carrière qu’il a entamée dans le privé. En France, un tel comportement serait
suicidaire dans la mesure où, à de rares exceptions près, toute la carrière d’un
haut fonctionnaire, transitant par un cabinet ministériel, doit se dérouler au
sein de l’administration ou dans des emplois qui en dépendent.

La logique administrative
La réflexion sur la politique économique demeure ainsi l’apanage presque
exclusif de l’administration. Quels que soient les mérites individuels de tel ou
tel fonctionnaire, chacun sait que l’organisation administrative ne favorise
guère les recherches originales et plus encore leur expression publique. La
promotion par cooptation privilégie davantage le conformisme que
l’imagination créatrice. L’esprit de corps conduit bien souvent à considérer
comme importun tout expert extérieur, a fortiori quand ses recherches
prétendent proposer des alternatives à la politique économique menée sous
l’égide de l’administration. De plus, le système fortement compartimenté et
hiérarchisé qui caractérise l’administration et la recherche françaises n’est
guère propice à la collaboration d’esprits indépendants qui peuvent susciter
des projets novateurs et des institutions susceptibles de les développer. Enfin,
même en matière d’études, la marge de manœuvre des administrations est
généralement limitée par les décisions déjà prises par les pouvoirs publics et
la politique suivie.
L’infiltration de la haute administration dans les principaux centres de
pouvoir est d’autant plus difficile à déceler qu’elle est discrète. Non
seulement elle laisse aux politiques la paternité des décisions qu’elle inspire,
mais, de surcroît, ses recommandations s’inscrivent en général dans l’air du
temps. Partout où elle est confrontée à des intérêts bien organisés
(agriculteurs, enseignants, employés de la SNCF, pharmaciens, etc.), elle
évite l’affrontement brutal et préfère la conciliation. Elle n’est ni
spécifiquement de gauche, ni de droite, et peut prendre diverses colorations
en fonction des opportunités et de ceux qui la représentent ici ou là.
Mais, nous objectera-t-on, leurs qualités intrinsèques ne justifient-elles pas
la progression tous azimuts des hauts fonctionnaires ? Les politiciens sont
toujours soupçonnés d’être guidés par des considérations partisanes, d’abuser
quand ils le peuvent de leur pouvoir, d’avoir des compétences techniques
insuffisantes. A force de se critiquer les uns les autres, ils finissent par
convaincre l’opinion publique de leurs insuffisances communes. Au
contraire, la haute administration affiche en toute occasion une bonne
conscience et une unité de vues exemplaires. Sa compétence et son
dévouement au service public sont rarement contestés. L’appartenance de
membres des grands corps à tous les partis politiques qui concourent pour le
pouvoir apparaît comme le meilleur garant de l’indépendance de ces corps.
De même, leur désintéressement semble d’autant moins contestable qu’il n’y
a le plus souvent pas de lien direct entre les décisions prises et les intérêts
propres des décideurs : qui pourra prétendre qu’un directeur d’administration
qui prône par exemple la stabilité du franc ou l’orthodoxie budgétaire y
trouve le moindre avantage personnel ?
Cette confiance aveugle dans le désintéressement de la haute
administration vient de loin. Alain Leroux (1989, p. 44) rappelle que l’idée
selon laquelle la poursuite de l’« intérêt général » constitue la vocation
naturelle et indiscutable de l’administration a pris le relais sans rupture de
continuité de la confusion des intérêts du roi et du royaume qui avait été le
principe fondateur de la monarchie.
En réalité, on ne saurait recourir, pour la compréhension d’un système
administratif, à une grille de lecture adaptée à l’économie de marché. Les
critères de la réussite et les moyens d’y parvenir ne sont pas comparables.
Bien évidemment, comme tous les groupes humains, les hauts fonctionnaires
peuvent avoir des caractéristiques personnelles très diverses. Des règles
similaires de recrutement favorisent néanmoins la sélection d’un ensemble
relativement homogène d’individus. Mais surtout, comme toute organisation,
la haute administration obéit à des lois sociologiques qui tendent à
conditionner le comportement de ses membres. Ceux d’entre eux qui rejettent
ces lois risquent d’être marginalisés, de même qu’un capitaliste qui ignore la
loi du profit fera vraisemblablement faillite ou qu’un mafioso qui trahit celle
du milieu sera exécuté.
La haute administration forme le premier cercle du système
bureaucratique. Elle est donc soumise à la logique conformiste qui inspire ce
type d’organisation. Dès lors que la cooptation joue un rôle déterminant dans
le déroulement des carrières, la reconnaissance des pairs constitue une
motivation autrement plus importante que l’enrichissement immédiat et peut
du reste permettre l’obtention de positions rémunératrices. Tout fonctionnaire
qui prend une initiative fait courir un risque à ses supérieurs dans la mesure
où ceux-ci devront en endosser la responsabilité devant leurs propres
supérieurs hiérarchiques, voire face à l’opinion publique. La règle est donc de
ne rien faire ou dire qui pourrait susciter des remous.
En outre, les élites administratives appartiennent à des grands corps dont
les membres sont sélectionnés, à quelques exceptions près, à l’issue d’un
même cursus scolaire et sur des critères identiques. Leur promotion dépend
de leur puissance collective, qui leur permet notamment de se partager les
chasses gardées prestigieuses et rémunératrices qui leur sont réservées ou
d’essaimer dans les emplois parapublics ou privés à la suite de l’un des leurs.
On conçoit que, dans ces conditions, les membres d’un grand corps éprouvent
un fort sentiment de solidarité ainsi qu’une volonté à toute épreuve de
préserver et si possible de renforcer un réseau d’amitié et de complicité aussi
précieux.
Le sentiment corporatiste qui l’anime conduit la haute administration à
transformer en arme de combat la logique conformiste qui guide ses pas. Vue
de l’extérieur, une thèse contredisant la politique appliquée à un moment
donné peut être perçue comme une simple contribution à un débat d’idées. A
la lumière de cette logique, elle sera interprétée comme une menace
susceptible de remettre en question des positions auxquelles l’administration
s’identifie. A travers des positions intellectuelles, c’est en fin de compte des
positions stratégiques qui risquent à terme d’être ébranlées. Il s’agit donc
d’étouffer au plus vite tout embryon de débat avant qu’il ne parvienne sur la
place publique. Ce comportement n’est pas incompatible avec la neutralité
politique dont se prévaut l’administration : il vise moins à imposer une thèse
qu’à interdire tout ce qui est dérangeant.
Ce corporatisme se manifeste également par la hiérarchie des fidélités qui
s’impose au membre d’un grands corps. Ainsi, quand il est détaché dans un
cabinet ministériel, celui-ci sait pertinemment que cette affectation est
temporaire. Il n’est du reste pas rare qu’il la doive à l’intervention de son chef
de corps. Il sait également qu’en quittant le cabinet, sa trajectoire dépendra
généralement moins des services qu’il aura rendus à un ministre, qui sera
probablement lui-même en partance, qu’à son corps. Il a donc tout intérêt à se
tenir sur la même longueur d’onde que ce dernier et à s’en faire le porte-
parole auprès du ministre.
Les déboires de certains ministres qui avaient eu, dans les mois qui ont
suivi l’accession de la gauche au pouvoir en 1981, l’outrecuidance de
composer leur cabinet en négligeant de s’entourer de représentants des grands
corps traditionnellement chargés de gérer leur domaine de compétence en ont
fourni une bonne illustration. Non que les décisions prises étaient forcément
moins bonnes, mais simplement parce que des personnalités extérieures
ignoraient les codes non écrits de l’administration ou tout simplement qu’on
ne pouvait faire passer certaines mesures que par l’intermédiaire du
responsable de tel ou tel grand corps...
Enfin, si une décision contraire à ses intérêts a échappé par mégarde à la
vigilance de l’administration, celle-ci peut compter sur l’inertie du système
bureaucratique pour l’enterrer. Il va sans dire qu’une volonté résolue du
pouvoir politique peut annihiler les réticences administratives les plus
farouches. Mais, dans les domaines techniques comme les mesures de
politique économique, l’expression d’une telle volonté est d’autant plus rare
que, comme on l’a vu, les décideurs politiques dépendent principalement de
la haute administration pour leur information.
La classe politique a dans une large mesure intériorisé cette logique
conformiste. Les positions véhiculées par la haute administration constituent
un plus petit commun dénominateur qui sert de base à ce que la classe
politique et les médias tendent à considérer comme la « seule politique
possible ». Jamais sans doute la formule que Serge July (1989, p. 73) prête à
Henri Queuille – « faire de la politique, ce n’est pas poser les vrais
problèmes, c’est faire taire ceux qui les posent » – n’a été aussi vraie.
Certains thèmes – dévaluation, déficit budgétaire, bilan du SME – ont ainsi
été éliminés du débat, sans que personne ait jamais démontré leur
obsolescence.
A première vue, l’agonie des conflits idéologiques contribue à
américaniser la société française. En réalité, aux Etats-Unis, la diversité des
opinions et donc le débat sont en permanence attisés par la lutte qui oppose
des lobbies aussi bien économiques qu’intellectuels. L’absence de débats
véritables et la confusion des pouvoirs au profit d’une nomenklatura
administrative rappelle plutôt l’URSS... d’avant Gorbatchev.
La lassitude exprimée à l’égard des affrontements stériles d’antan
débouche sur l’apologie de la gestion silencieuse. La gestion est à la mode.
Le Premier ministre en a fait à maintes reprises l’apologie en présentant
comme anachronique la formulation d’un « grand dessein ». Dans un ouvrage
publié quelques mois avant qu’il n’entre à Matignon, il avait du reste annoncé
la couleur en décrivant les contraintes qui pèsent sur les dirigeants politiques
et en en déduisant l’impossibilité de définir un projet de société 6. En
commentant à la télévision les résultats du deuxième tour des élections
municipales, Alain Carignon a résumé cette évolution en disant que « l’âge
du faire succède à l’âge du dire ». La campagne de presse du ministère du
Travail stigmatisant les « il n’y a qu’à » et affirmant que « contre le chômage,
la parole est aux actes » (Le Monde, 31 mars 1989) participait du même
esprit. Ces formules sonnent bien, mais elles annoncent – bien
involontairement – une régression technocratique. En réalité, dans une
démocratie, il ne peut pas y avoir de « faire » sans « dire » préalable. La
supériorité de la démocratie sur les autres régimes réside précisément dans la
confrontation des idées et des stratégies envisageables qu’elle permet.

3. TROIS SUGGESTIONS

Peut-on remédier à cet état de fait, et, si oui, comment ? Quelques pistes
paraissent devoir être mentionnées dans cette optique.
1. Proscrire la confusion des prescripteurs et des exécutants. Malgré ses
progrès, l’économie politique est sans cesse menacée par une dogmatisation
de ses théories qui n’auraient plus à prouver leur validité. Le choix d’une
politique économique a d’autant plus de chance d’être judicieux qu’il résulte
d’une confrontation plus ouverte des idées les unes aux autres et chacune
d’elles aux faits. Il convient donc d’empêcher autant que possible les
fonctionnaires chargés d’appliquer une politique de se retrancher derrière une
compétence aussi discutable que difficile à discuter en pratique pour se
transformer en décideurs. Dans cette optique, il serait opportun de transposer
à la politique économique la règle d’or de la comptabilité publique qui exige
la séparation des prescripteurs et des exécutants.
Cette suggestion va évidemment à l’encontre de la « mystique » dénoncée
par Gordon Tullock (1978, p. 35) : « Une mystique est née et se développe,
selon laquelle les bureaucrates ne devraient même pas être contrôlés par les
élus. » A cet égard, s’il était suivi, le plaidoyer de certains hommes politiques
en faveur d’une plus grande autonomie de la banque centrale constituerait
une régression. Loin de contribuer à l’ouverture du débat, cette autonomie
renforcerait le pouvoir de hauts fonctionnaires qui pourraient mener la
politique monétaire de leur choix – et il est à craindre que ce choix ne soit
principalement dicté par le respect des dogmes monétaristes – sans avoir de
comptes à rendre à quiconque, ni à se préoccuper des aspirations de la
population auxquelles les hommes politiques sont forcément sensibilisés par
leurs contacts avec les électeurs. Les exemples de la Bundesbank allemande
comme de la FED américaine sont de mauvais augure.
2. Limiter la symbiose entre l’administration et la politique. La place
exorbitante qu’occupent les (hauts) fonctionnaires dans la vie politique
française a conduit ces derniers temps à un déphasage entre l’ensemble de la
population et la classe politique censée la représenter. Le recours à la
« société civile » a été une première parade – sans doute naive – pour réduire
ce décalage. Le moins que l’on puisse dire est que cette introduction de
représentants de la « société civile » dans la vie politique n’a pas été
couronnée de succès. Il ne suffit pas d’être un amateur en politique pour
parler au nom de ses concitoyens. On peut même prétendre que n’importe
quel homme politique élu, du fait même de son élection, est davantage
habilité à représenter la société civile que des personnalités que nul n’a
mandatées, quels que soient par ailleurs leurs mérites professionnels. Il aurait
été sans doute plus judicieux de diversifier le recrutement de la classe
politique et plus généralement des élites. Dans cette optique, François Furet
(1988) suggère « de mettre fin par la loi au privilège exorbitant qu’ont les
fonctionnaires français de conserver leur poste aussi longtemps qu’ils sont
des élus du peuple ». Privilège d’autant plus exorbitant que, comme le note
Alain Duhamel (1989, p. 173), « leur carrière administrative se poursuit
automatiquement – avec promotion à l’ancienneté – parallèlement à leur
carrière politique ».
3. Créer les instruments nécessaires pour alimenter le débat. Ces dernières
années, la création d’organismes comme l’IPECODE (Institut de prévisions
économiques et financières pour le développement des entreprises) et l’OFCE
(Observatoire français des conjonctures économiques) a ouvert de nouvelles
brèches dans le monopole public des études de la conjoncture. Dans le même
esprit, d’autres instituts pourraient être créés afin d’alimenter le
gouvernement comme les partis en propositions nouvelles non partisanes.
Libre ensuite à chacun d’adapter telle ou telle mesure en fonction de ses
objectifs.
L’objectivité de l’information politique occupe à juste titre tous les esprits.
Le problème posé par l’information économique n’est pas moins
fondamental, même s’il est moins apparent. En le négligeant, on se condamne
moins au triomphe du politique qu’aux errements de la politique économique
au gré des idéologies et des pesanteurs administratives.
Dans cette optique, une transformation du Commissariat au Plan pourrait
également être envisagée en vue d’en faire un centre d’élaboration de
nouvelles politiques économiques. Encore faudrait-il, pour qu’il puisse
s’acquitter d’une telle mission, assurer son indépendance face à
l’administration en le faisant gérer par un conseil composé d’économistes
indépendants français ou étrangers.
La IIIe République a disparu faute d’avoir su préparer la guerre. La IVe
République est morte de son incapacité à résoudre le conflit algérien. Chaque
fois, les institutions ont été rendues responsables de la torpeur d’un personnel
politique dont la valeur intrinsèque n’était pas en cause. Aujourd’hui, les
enjeux sont économiques. Mais la situation est-elle si différente ? Les
principaux acteurs sont à la fois conscients des menaces qui pèsent sur le
pays et incapables de prendre les problèmes à bras-le-corps. Mais suffit-il
d’accuser de nouveau le système sociopolitique français de paralyser les
initiatives, et, si oui, comment transgresser ces règles du jeu aliénantes ?
L’incapacité à concilier durablement réformisme et réalisme serait-elle
inéluctable en France, alors que, par exemple, les sociaux-démocrates
scandinaves continuent à mener des politiques résolument novatrices après
des décennies de pouvoir ?

Les think tanks américains

On ne trouve rien de comparable en France aux quelque 1500 ou 2000


think tanks américains – dont 70 à Washington 7. La principale fonction
de ces organismes est « d’étudier et d’analyser les sujets d’actualité et
d’intérêt public, d’élaborer des alternatives réalistes aux politiques
suivies, de prévoir les difficultés avant qu’elles ne surviennent, enfin,
d’éclairer le public sur les conclusions auxquelles ils ont abouti... Ce
sont des réservoirs d’idées mais aussi et surtout d’hommes dont la
plupart ont l’expérience du pouvoir et des chances d’y retourner. Leur
influence auprès de la classe politique tient en partie à cette possibilité
d’accéder, ou de retourner, au pouvoir ».
La plupart de ces think tanks publient des revues, des lettres et des
ouvrages, rédigent notes et dossiers à l’intention des politiciens,
organisent des colloques et fournissent éventuellement des
collaborateurs aux décideurs publics : 24 chercheurs (soit la moitié de
l’effectif) de l’American Enterprise Institute ont ainsi travaillé dans
l’administration Reagan dans les années 80.
« Les membres des think tanks, déchargés des tâches d’administration
quotidienne comme des échéances politiques, peuvent réfléchir de façon
plus posée aux problèmes de moyen et de long terme. Il leur est
également plus facile de mener des enquêtes comparatives sur la
manière dont le même problème est perçu et traité dans divers pays »
(Loudah 1988).
Le think tank permet au décideur politique de prendre du recul par
rapport à sa propre administration aussi bien pour se faire une idée sur
un sujet donné que pour évaluer la politique suivie. C’est ce qui explique
que, depuis la fin de la guerre, l’exécutif américain ait suscité la création
de think tanks spécialisés aussi bien dans les problèmes stratégiques
qu’en matière d’éducation, de santé ou de logement. C’est également
cette indépendance à l’égard de l’administration que recherchent les
hommes d’affaires qui, selon le professeur Lowi, « ont mis en place et
financé les think tanks comme un contrepoids à la puissance publique et
un antidote à la logique du tout-Etat. Ils savaient que, pour résoudre un
problème, les membres de l’administration proposeraient nécessairement
de nouveaux programmes gouvernementaux et qu’ils créeraient
évidemment des nouvelles structures administratives pour les gérer.
Aussi voulaient-ils pouvoir disposer de leurs propres données et pouvoir
proposer d’autres types de solutions, non étatiques, aux problèmes du
pays » (cité par Loudah 1988, p. 9).
Certains think tanks sont conservateurs comme l’Heritage Foundation,
l’American Enterprise Institute (AEI) ou la Free Congress Association,
d’autres sont plus orientés à gauche comme la Brookings Institution,
d’autres encore sont proches d’un lobby comme la National Association
of Housing and Redevelopment Officiai (NAHRO), liée au lobby des
logements sociaux.
Ils sont financés par des contrats passés avec l’administration, parfois
avec le Pentagone, ou avec des associations professionnelles. Ils
reçoivent aussi des dons de particuliers, de fondations et d’entreprises.
Les plus importants d’entre eux disposent de budgets considérables : 16
millions de dollars par an pour la Brookings Institution, 15 millions pour
l’Heritage Foundation, 11 millions pour l’Urban Institute, 10 millions
pour l’AEI, 4 millions pour la Free Congress Association, etc.
Reste à savoir pourquoi le gouvernement américain est pratiquement
« le seul qui soit prêt à aider des organisations indépendantes afin
qu’elles lui fournissent non seulement des idées neuves, mais bien
souvent des critiques ; le seul à se payer des mouches du coche » ?
(Hermann Kahn, président du Hudson Institute, cité par Loudah 1988,
p. 3).
La Grande-Bretagne s’est à son tour engagée dans cette voie.
Parallèlement aux deux organismes déjà anciens, le Center for Political
Studies et l’Institute for Economic Affairs, le Parti travailliste a ainsi
créé son propre institut, l’Institute for Public Policy Research. La France
n’a pas suivi, mis à part quelques instituts proches du patronat comme
l’Institut de l’Entreprise ou l’Institut La Boétie, ou des syndicats comme
l’IRES, dont la puissance n’a évidemment rien de comparable à celle des
grands think tanks américains.

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2. Les contraintes sociales et la politique de
l’emploi

Dans les années 60 et pratiquement jusqu’en 1976, les politiques de


croissance plaçaient les producteurs en position de force face à une demande
en expansion rapide. Les conflits sur le partage des fruits de la croissance
étaient résorbés par des augmentations de salaire, parfois favorisées par les
pouvoirs publics comme lors des accords de Grenelle en 1968. Les
conséquences de cette inflation salariale sur la balance commerciale étaient
neutralisées par des dévaluations. De nombreuses entreprises ont pu ainsi
esquiver les adaptations qui leur auraient permis d’affronter en meilleure
posture une compétition mondiale plus intense.
Pendant les premières années de la crise, les gouvernements se sont
acharnés à protéger les salariés contre les licenciements et les grandes
entreprises contre les pressions qui les auraient contraintes d’abandonner les
secteurs en déclin et de se moderniser. A la fin des années 70 et, surtout,
après la rapide dégradation du solde extérieur en 1981-1982, les dirigeants
français ont pris conscience que la mutation de l’économie ne pouvait plus
être différée. Les compressions de personnel ont été acceptées, sinon
encouragées. Un critère de bonne gestion d’un dirigeant d’entreprise publique
est devenu son savoir-faire en matière de licenciement. La dévaluation a été
condamnée sous prétexte qu’elle donnait un répit factice et permettait de
retarder une adaptation indispensable.
L’échec de la relance de 1981 a ancré dans les esprits l’idée que la
contrainte extérieure était incontournable et qu’il n’y avait pas d’alternative à
la rigueur. Les salariés ont donc accepté, sans récriminations excessives, une
quasi-stagnation de leur pouvoir d’achat. Cette résignation a été d’autant plus
remarquable que l’austérité est loin d’avoir été également partagée : le prix
des logements a connu une nouvelle flambée ; la libération des prix a permis
aux travailleurs indépendants, notamment aux petits commerçants,
d’augmenter leurs marges ; les détenteurs de capitaux ont bénéficié d’une
forte augmentation de leurs dividendes et d’une réduction des taxations
auxquelles ils étaient soumis.
En plaçant les entreprises le dos au mur, les promoteurs de la rigueur
espéraient les forcer à se réorganiser. Ces espoirs ne se sont pas toujours
concrétisés. A défaut de pouvoir compter sur les coups de pouce que leur
prodiguaient jadis les dévaluations, les entreprises se sont rabattues sur les
possibilités de dégraissage qui leur étaient ouvertes pour assurer tant bien que
mal leur compétitivité-prix. Un climat d’insécurité sociale peu propice à
l’esprit d’initiative et à la mobilisation des salariés s’est ainsi instauré. A
quelques exceptions près, les réformes qualitatives ont de nouveau été
éludées.
Pourtant, il devient de plus en plus évident que la compétitivité des
économies et plus encore leur capacité d’adaptation dépendent pour une
bonne part de l’organisation du marché du travail et des relations
professionnelles qui prévalent au sein de chacune d’elles. C’est dire l’intérêt
de s’interroger sur les performances économiques des principaux systèmes
d’organisation du travail.
Tout d’abord, on peut se demander si la notion même de marché du travail
est toujours pertinente et si elle ne prête pas à confusion. Peut-être serait-il
plus judicieux de parler des modes de gestion de l’emploi ? En mettant
l’accent sur les rôles respectifs du marché du travail et de la gestion
administrée de l’emploi, on peut distinguer très schématiquement les pays
dans lesquels prédomine un marché libre (Etats-Unis), un marché fragmenté
semi-organisé (France, Royaume-Uni), un marché organisé (Suède), une
gestion administrative privée (Japon), une gestion administrative étatique
(URSS) 8.
D’autres typologies peuvent évidemment être envisagées. Le rapport sur
l’ajustement structurel de l’OCDE (1987) propose une typologie des
systèmes de relations professionnelles en cinq groupes selon les modalités
des négociations sociales : globales (Allemagne, Autriche, Norvège, Suède) ;
portant sur le contrôle des postes de travail (Etats-Unis, Canada) ; au niveau
de l’entreprise (Japon) ; fragmentées (Royaume-Uni, France, Italie) ;
fragmentées avec arbitrage obligatoire (Australie et jusqu’au début des
années 70, Nouvelle-Zélande). Une autre étude rédigée pour l’OCDE (OCDE
1989 f) distingue diverses formes de flexibilité quantitative (ajustement du
nombre de salariés aux besoins de l’entreprise) qui prédominent en France et
au Royaume-Uni et une flexibilité fonctionnelle (adaptation des salariés à
l’évolution des tâches) plus développée en Suède et en Allemagne. On peut
également différencier les pays selon la politique de l’emploi qui y est menée.
Ezio Tarantelli (1989) classe les pays selon un indice de consensus
construit en pondérant des éléments tels que le degré d’intégration et de
coopération des syndicats, des représentants du patronat et des instances
gouvernementales ; le déroulement effectif des négociations collectives ; le
pourcentage de la population active concerné par ces négociations ; la durée
moyenne des contrats de travail ; le système de règlement des conflits du
travail, etc.
En réalité, dans une large mesure, ces variables se recoupent. En utilisant
une batterie de critères, on peut définir schématiquement trois modèles
d’organisation du « marché du travail » (au sens traditionnel du terme) qui
conduisent à des résultats très différents aussi bien en ce qui concerne les
performances macro-économiques que les capacités d’adaptation de
l’économie.
Le premier modèle, que l’on peut qualifier de libéral ou de darwinien,
privilégie l’adaptation de la main-d’œuvre par la sélection. Il se caractérise
par un faible taux de syndicalisation, des négociations salariales
décentralisées, une réglementation du travail restreinte et notamment un
salaire minimum inexistant ou réduit, un faible taux de compensation des
allocations chômage, enfin une politique de l’emploi peu développée. On
trouve ce système aux Etats-Unis et au Canada.
La Belgique, la France, l’Irlande, l’Italie et le Royaume-Uni cherchent à se
rapprocher de ce modèle, mais s’en distinguent par une plus grande rigidité
des salaires et des emplois et une protection sociale plus développée. Cette
dernière a toutefois sensiblement régressé au Royaume-Uni depuis
l’accession au pouvoir de Mme Thatcher. Le développement d’un
« traitement social » parallèle à la montée du chômage en France donne un
bon exemple de ce scénario. Ces pays se caractérisent par le pluralisme
syndical avec des taux de syndicalisation faible (France), relativement élevé
mais en régression (Royaume-Uni, Italie), par des négociations salariales
« fragmentées », une réglementation du travail étendue mais qui tend à être
réduite au nom de la « déréglementation » ; par une politique du marché du
travail généralement coûteuse, particulièrement en Belgique, en Irlande et en
France, mais davantage consacrée à la garantie de ressources qu’à des
mesures actives.
Le second modèle, d’inspiration sociale-démocrate, est fondé sur la
recherche du consensus social et privilégie l’adaptation de la main-d’œuvre
par la formation permanente. Il se caractérise par des syndicats puissants qui
bénéficient en général d’un monopole de représentation et sont étroitement
liés à un parti politique ; par des négociations salariales centralisées ; par une
réglementation du travail développée résultant au moins autant de la
négociation collective que de la législation ; par des taux de compensation
des allocations chômage élevés ; enfin par une politique de l’emploi très
active. On observe ce système en Autriche, au Danemark, en Finlande, en
Norvège, en RFA et en Suède.
En qualifiant de « libéral » et de « social-démocrate » ces deux modèles
d’organisation du marché du travail, nous nous référons moins à l’étiquette
des partis au pouvoir dans tel ou tel pays qu’à la culture dominante au sein de
chacun d’eux. Certes, les dirigeants qui se réclament de la tradition libérale
font traditionnellement confiance au marché pour assurer à chacun l’emploi
auquel il peut prétendre, compte tenu de ses compétences et des besoins de
l’économie. Pour leur part, les sociaux-démocrates considèrent que
l’efficacité économique doit aller de pair avec la solidarité sociale. Il n’en
demeure pas moins que la coalition « bourgeoise » qui a gouverné la Suède
de 1976 à 1982 ne s’est guère écartée de la voie de la solidarité. Par contre,
les socialistes français se laissent parfois tenter par le darwinisme social. Bien
évidemment, on trouve des composantes de ces deux scénarios dans tous les
pays, mais dans des proportions très variables qui justifient les typologies
proposées.
Le modèle japonais d’organisation du travail s’apparente au modèle social-
démocrate par le rôle primordial qu’il réserve à la flexibilité fonctionnelle,
c’est-à-dire à l’adaptation de la main-d’œuvre. Mais il s’en distingue
fondamentalement par la place réduite qu’il accorde au marché dans
l’affectation des emplois. S’il ne fait guère confiance à l’adaptation spontanée
de la main-d’œuvre par le libre jeu du marché, le système suédois n’entend
pas nier l’importance de ce dernier, mais au contraire l’organiser de manière
plus efficace. D’où les efforts de formation permanente consentis pour
améliorer l’adaptabilité de la main-d’œuvre. D’où aussi le rôle central imparti
à l’AMS – l’Agence nationale pour l’emploi suédoise – en vue d’assurer une
meilleure confrontation des offres et des demandes d’emplois. Rien de tel au
Japon. Il ne s’agit plus d’« organiser » le marché du travail, mais plutôt de lui
substituer une gestion administrée des emplois. Le paradoxe, c’est que ce
mécanisme, dont on se plaît en général à mettre en évidence l’inefficacité
quand il est appliqué dans les armées, les administrations publiques... ou les
pays de l’Europe de l’Est, va de pair avec la remarquable compétitivité des
grandes entreprises japonaises.

1. LE MODÈLE LIBÉRAL OU DARWINIEN

C’est une stratégie de la « terre brûlée » où l’adaptation se fait par


écrémage. Il s’agit de renforcer la compétitivité de l’économie en favorisant
les licenciements dans les entreprises et en éliminant les « canards boiteux ».
Cette stratégie peut revêtir divers aspects : ajustement du nombre de salariés
en fonction des besoins, développement de la sous-traitance, modulation de la
durée du travail en fonction des besoins. Elle va de pair avec une
précarisation du travail (contrat à durée limitée, etc.), une facilité de
licenciement, le développement du travail intérimaire et du travail à temps
partiel, l’utilisation de diverses formules de travail posté.
Certains pays européens se sont rapprochés de ce scénario dans les années
80, la conjonction de la crise et de la déréglementation ayant renforcé la
flexibilité externe, c’est-à-dire l’ajustement du nombre de salariés aux
besoins de l’entreprise. En France, par exemple, les « emplois atypiques »
(temporaires, intérimaires, saisonniers ou intermittents) sont passés de mars
1982 à mars 1988 de 2 à 3 millions.
Tableau 1 : PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DU MARCHÉ DU TRAVAIL
Graphique 1
DEGRÉ DE CENTRALISATION, RIGIDITÉ
DES SALAIRES RÉELS ET CHÔMAGE
(les pays sont classés par ordre de centralisation décroissant)
Source : secrétariat de l’OCDE.

Le « dilemme du prisonnier »
Cette stratégie fournit une bonne illustration du « dilemme du prisonnier »
appliquée à la détermination des salaires : toutes les parties ont intérêt à ce
que l’inflation soit aussi faible que possible et donc que la modération des
salaires prévale. Mais chacune d’elles est fondée à craindre un marché de
dupes en consentant des sacrifices qui profiteront principalement à ceux qui
ne « joueront pas le jeu ». Il est, au contraire, tentant d’adopter un
comportement de « resquilleur » en espérant que les autres n’en feront pas
autant 9. La tentation est d’autant plus grande que, dans un système
décentralisé, la relation entre la détermination des salaires au sein d’une
entreprise, voire même d’une branche, et le niveau des prix au niveau du pays
n’est guère apparent (Tarantelli 1989 ; OCDE 1987, chapitre 3).
A la fin des années 60 et dans les années 70, cette logique a favorisé les
tensions inflationnistes. Les salariés ont cherché à obtenir des augmentations
de salaires supérieures à l’inflation escomptée. Les entreprises ont
généralement été disposées à céder à ces revendications afin d’attirer la main-
d’œuvre dont elles avaient besoin en vue de satisfaire la demande.
Au début des années 80, la montée du chômage, en exacerbant la
concurrence entre les salariés pour garder ou obtenir un emploi, a eu un effet
dissuasif sur les revendications salariales. Mais la pression à la baisse exercée
sur les salaires par un niveau élevé du chômage s’atténue au fil du temps.
Dans certains pays européens, le chômage de longue durée a moins
d’incidence sur la croissance globale des salaires que le chômage de courte
durée. Selon des travaux économétriques effectués par l’OCDE (1989 b,
p. 53-58, et 1987, p. 145-146), ce phénomène serait particulièrement apparent
au Royaume-Uni où les salaires réagissent en général fortement aux
variations du chômage, mais sont relativement peu sensibles à la persistance
de taux de chômage élevés : les chômeurs de longue durée perdent leur
qualification et ne sont plus en concurrence avec ceux qui sont pourvus d’un
emploi. Leur influence sur le marché du travail tend donc à s’atténuer au fur
et à mesure que leur exclusion se prolonge. Les uns peuvent continuer à
revendiquer des augmentations de salaire, alors que d’autres sont au chômage
et ne perçoivent que de faibles revenus. C’est ce qui explique le déplacement
de la courbe de Phillips depuis une vingtaine d’années, le niveau de chômage
« nécessaire » pour maîtriser l’inflation ayant augmenté.

Une société fragmentée


La mutation technologique requiert davantage de techniciens de haut
niveau susceptibles de mettre en place les nouveaux procédés de production.
Par contre, ceux-ci permettent de produire plus de biens avec une main-
d’œuvre moins nombreuse. Kuznets (1955) a déjà observé dans les années 50
que les qualifications sont rares pendant les phases de mutation industrielle
rapide et procurent un avantage salarial qui diminue ensuite. Ce processus
induit une tendance à la fragmentation du marché du travail, qui prendra des
aspects sensiblement différents selon le degré de flexibilité des salaires et la
politique conjoncturelle suivie.
La flexibilité salariale et la flexibilité des emplois sont, dans une certaine
mesure, substituables : les coûts de production doivent être d’autant plus
comprimés que l’offre est rigide 10. Aux Etats-Unis et au Canada, une grande
sensibilité de l’emploi aux variations de la croissance va de pair avec la
flexibilité des salaires. Dans ces pays, l’emploi est particulièrement sensible
aux fluctuations de la conjoncture. A son tour, une détérioration de l’emploi
se répercute sur les salaires nominaux. Dans ce contexte, on observe un
élargissement de l’éventail des salaires, en raison notamment du
développement d’emplois peu qualifiés et mal rémunérés. Ainsi, aux Etats-
Unis, dans les années 80, 6 nouveaux emplois sur 10 sont rémunérés moins
de 4000 francs par mois contre seulement 1 emploi créé sur 5 dans les années
70. D’après le professeur Bluestone (OCDE 1989 a), « le revenu moyen dans
les secteurs où l’emploi régresse est de 402 dollars par semaine (environ
2500 francs) contre 258 dollars (1600 francs) dans les secteurs où il
progresse. »
En France, en Belgique, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, une forte
rigidité à la fois des emplois et des salaires a pour conséquence que
l’adaptation du marché du travail se fait plus fréquemment par la faillite
d’entreprises et des licenciements massifs et favorise une division de la
société entre les « intégrés » et les « exclus ».
Dans une économie duale, l’écart entre les deux groupes s’amplifie sans
cesse. Les salariés qui bénéficient d’une stabilité de l’emploi consolident leur
position en enrichissant leur expérience et sont en général les premiers à
bénéficier d’une formation en entreprise. Au contraire, la marginalisation est
un processus cumulatif auquel il devient chaque jour plus difficile
d’échapper. Un avenir incertain favorise un comportement timoré.
L’instabilité professionnelle n’est évidemment pas propice à une bonne
insertion dans l’entreprise. Le chômage constitue enfin une situation
dévalorisante, non seulement pour celui qui en est victime, mais aussi pour sa
famille.
Cette dualité croissante des emplois explique que « la montée du chômage
dans les grands pays européens soit imputable non pas tant à l’accroissement
du nombre de sans-emploi qu’au temps de plus en plus long que mettent les
chômeurs à trouver du travail. Au Royaume-Uni, en France et en Italie, cette
réduction des « chances d’emploi » touche surtout les travailleurs peu
qualifiés, les jeunes et ceux qui approchent de l’âge de la retraite » (OCDE
1989 b, p. 52-53 et 69 ; OCDE 1987, p. 149)

Sécurité de l’emploi et incitation au travail


Assar Lindbeck et Dennis J. Snower (1988) distinguent deux types de
sécurité de l’emploi, l’un micro-économique (probabilité pour un salarié de
garder son emploi), l’autre macro-économique (probabilité de retrouver un
emploi en cas de perte d’un emploi). La première sécurité est fonction des
conditions qui prévalent au sein d’une entreprise donnée, telles que son taux
de renouvellement du personnel, ses perspectives de survie, l’intensité de la
substitution du capital au travail. La seconde dépend du marché du travail,
notamment du rapport des offres et des demandes d’emploi, de la qualité de
l’information sur les emplois disponibles dont peuvent bénéficier ceux qui en
cherchent un, etc.
La sécurité micro-économique fait entrer en jeu deux effets de sens
contraire sur l’incitation au travail. D’une part, au fur et à mesure qu’elle
augmente, le risque de perdre son emploi – et donc la nécessité de faire des
efforts pour le garder – diminue. Par contre, la sécurité de l’emploi renforce
la probabilité qu’a un salarié de récolter ultérieurement les fruits des efforts
consentis et l’encourage donc à travailler avec plus d’acharnement. Enfin,
selon les auteurs, la sécurité macro-économique réduit à la fois la menace
d’une perte d’emploi et la différence de gain prévisible entre celui qui garde
son emploi et celui qui le perd. La conjonction de ces deux effets de la
sécurité macro-économique a donc un effet négatif sur l’incitation au travail.
Si une conjoncture récessionniste va induire une baisse de la sécurité macro-
économique, celle-ci peut avoir d’autres causes, par exemple une faible
mobilité inter-entreprises qui fait qu’un salarié qui perd un emploi a du mal à
en retrouver un autre équivalent.
En couplant ces deux types de sécurité, on peut envisager quatre cas de
figures :
– Si les deux types de sécurité sont réduits, les travailleurs seront
fortement incités à travailler afin de garder un emploi mal assuré, alors que la
probabilité d’en trouver un autre est réduite. Comme nous le verrons par la
suite, ce contexte peut cependant avoir un effet inhibiteur et induire des
comportements timorés des salariés.

Graphique 2
SÉCURITÉS DU TRAVAIL « MACRO » ET « MICRO »
– Si une entreprise offre une sécurité de l’emploi réduite alors que les
possibilités de trouver un autre emploi sont fortes, l’incitation à travailler sera
faible, l’inconvénient de perdre un emploi peu sécurisant étant réduit alors
que la probabilité de trouver un autre emploi est forte.
– Si les deux types de sécurité sont élevés, l’incitation au travail dépendra
vraisemblablement d’autres variables, telles que par exemple le salaire offert
par l’entreprise ou l’intérêt du travail effectué par rapport à ce que le même
salarié pourrait obtenir ailleurs.
– La conjonction d’une sécurité micro forte et d’une sécurité macro faible
constitue sans doute, de ce point de vue, la combinaison optimale qui conduit
à un fort attachement à un emploi sûr dans un environnement incertain. C’est
le cas de figure que l’on observe par exemple dans l’« emploi à vie » au sein
des grandes entreprises japonaises.

Une mobilité professionnelle compromise


Contrairement à une idée répandue, le chômage n’est pas une conséquence
inévitable du redéploiement industriel, mais au contraire un frein à celui-ci.
La modernisation de l’économie est d’autant plus aisée qu’elle présente
moins de risques pour les salariés. Les réticences au changement sont, au
contraire, plus vives quand la menace du chômage est forte. Au fur et à
mesure que le marché de l’emploi se détériore, l’espérance de trouver un
nouvel emploi plus rémunérateur se réduit, ce qui ne peut qu’aller à
l’encontre de la propension de la main-d’œuvre à changer d’emploi. Ainsi, de
1975 à 1982, 6 % des Français ont changé de département et 11,6 % de
région, contre 20,4 % et 12,5 % respectivement durant la période 1968-1975
(INED 1989).
Les réticences à la mobilité sont souvent d’autant plus fortes que, dans
plusieurs pays, tout en prônant une plus grande flexibilité, les pouvoirs
publics ont favorisé l’attachement des salariés à leur lieu de résidence ou à
leur entreprise. Ainsi, les formules visant à encourager l’accession à la
propriété freinent d’autant plus la mobilité que c’est dans les régions en crise
que celle-ci est la plus nécessaire, mais qu’en même temps les possibilités de
revente sans perte d’un logement sont les plus réduites. L’intéressement des
salariés et l’importance croissante dans la rémunération globale des avantages
liés à l’ancienneté sont également défavorables à la mobilité.

Du « licenciement de permutation » à l’« effet d’entonnoir »


Dans les années 80, de nombreuses entreprises ont massivement licencié
pour faire face à leurs difficultés du moment, quitte à embaucher de
nouveaux salariés quelques années plus tard. D’autres entreprises, faute
d’avoir prévu l’évolution des qualifications et recyclé leur main-d’œuvre en
conséquence, ont recouru à ce que José Bidegain (Liaisons sociales Mensuel
du 15 juin 1988), alors directeur général adjoint de Saint-Gobain, appelait le
« licenciement de permutation », c’est-à-dire des licenciements justifiés non
par une baisse d’activité, mais par la volonté de remplacer une main-d’œuvre
âgée par des salariés plus jeunes et mieux formés.
Quelques années plus tard, ces entreprises se trouvent confrontées aux
problèmes inhérents à une pyramide des âges trop écrasée. Or, sauf à adopter
le profil généralement prêté à l’armée mexicaine, la hiérarchie au sein d’une
entreprise ne peut que demeurer pyramidale. La majeure partie d’un
personnel ayant le même âge et les mêmes qualifications voit ainsi ses
perspectives de carrière stagner. Cet « effet d’entonnoir » ne peut
évidemment que susciter des frustrations et un risque de démotivation qui va
à l’encontre de la mobilisation des salariés qu’exige la modernisation. De
surcroît, de manière paradoxale, une restructuration qui a trop
systématiquement privilégié la réduction des effectifs les plus âgés aboutit,
quelques années plus tard, à un vieillissement du personnel que certains
dirigeants prétendent contrecarrer... par de nouveaux licenciements. Ainsi,
Francis Mer (1989), PDG d’Usinor-Sacilor, observe que « si on ne fait rien,
en l’an 2000, à effectifs inchangés, toute la population sidérurgique en France
aura entre 35 et 60 ans, avec dans la tranche d’âge 50-60 ans, 50 % de nos
effectifs. Nous passerions donc d’une situation où, dans une population de
60000 salariés, il n’y a personne ayant plus de 50 ans, à une situation où, à la
fin du siècle, c’est-à-dire dans dix ans, la moitié de la population aurait
dépassé la cinquantaine. C’est impensable ». Il en conclut donc que, pour
rester compétitif, la sidérurgie va « devoir débaucher pour embaucher du
personnel moins âgé ». Les dirigeants syndicaux ont beau jeu de souligner le
caractère démotivant de tels propos.

Une adaptation difficile à la mutation technologique


A première vue, le travail à la chaîne requiert une adhésion minimale des
travailleurs : il suffit qu’ils soient présents pour être intégrés dans le circuit de
production à une cadence qui ne dépend guère de leur (bonne) volonté. En
réalité, l’expérience montre que les travailleurs seront d’autant plus à même
de réagir efficacement en cas de problème ou d’intervenir dans le choix des
outils de production qu’ils seront compétents et se sentiront mieux intégrés
dans l’entreprise 11. A fortiori, les nouveaux procédés de fabrication
s’accommodent mal d’une désaffection des salariés. La mobilisation de ces
derniers est particulièrement nécessaire lors de l’introduction de nouvelles
technologies. Ce processus est naturellement traumatisant. Les conflits seront
plus facilement évités ou surmontés si les salariés se sentent concernés par
l’avenir de l’entreprise et sont consultés sur les modalités du changement.
Cette concertation conditionne souvent l’adéquation des choix
technologiques aux besoins de l’entreprise, les salariés pouvant avoir une
perception de l’organisation du travail différente et complémentaire de celle
des concepteurs des projets (Johansen et Carré 1987). De manière générale, la
mutation des techniques tend à accroître la marge d’initiative des salariés,
mais celle-ci ne peut s’exercer que dans un climat social favorable. Les
exemples suédois, allemands, mais aussi japonais, suggèrent que les salariés
sont d’autant moins réticents à changer de poste qu’ils sont assurés de garder
leur emploi, bénéficient de plans de carrière à long terme et que les
entreprises accordent davantage d’importance à la formation.

Une amélioration artificielle de la productivité ?


Dans les premiers temps de la crise, de nombreux gouvernements ont tenté
de sauver des emplois en subventionnant des secteurs en déclin ou en forçant
les entreprises à maintenir des salariés en surnombre. La plupart des
gouvernements ont désormais reconnu l’inefficacité d’une telle politique. La
fuite en avant dans la productivité s’est alors imposée. Cette politique permet
certes d’améliorer la productivité des secteurs qui survivent. Mais elle
élimine un nombre croissant d’entreprises et d’individus. Or, le chômage
n’est pas seulement coûteux par les dépenses sociales qu’il occasionne, mais
aussi par le manque à produire qui en résulte.
La recherche à tout prix de la productivité peut finalement aller à
l’encontre de l’efficacité économique. Si elle va de pair avec une politique
d’austérité qui empêche les progrès de la productivité de déboucher sur un
accroissement de la production globale, l’amélioration de la productivité de
certaines entreprises ne peut se faire qu’au prix d’un accroissement du
nombre de chômeurs. Le salaire par unité produite va certes décroître, mais
cette diminution sera partiellement compensée par une augmentation des
cotisations sociales nécessaires pour subventionner les chômeurs
supplémentaires.
On en arrive ainsi à une politique économique qui, en privilégiant trop
exclusivement la productivité, aboutit au résultat contraire à celui recherché :
le chômage qu’elle sécrète est si important que les mesures sociales prises
pour en atténuer les effets finissent par contrarier la modernisation. Le social
est devenu le palliatif d’une politique économique incapable de juguler le
chômage. L’objectif est moins de satisfaire de nouveaux besoins que d’éviter
un pourrissement de la société consécutif à une multiplication du nombre de
personnes sans occupation. Le revenu minimum d’insertion, instauré en
France en 1988, va au bout de cette logique qui dissocie le revenu de la
production. De même, le partage du temps de travail apparaît comme un
substitut à la croissance. La production et les revenus sont supposés fixes et
la quantité de travail en régression en raison des gains de productivité. Il ne
s’agit plus que de répartir la pénurie.
L’adaptation de l’économie par écrémage conduit à une amélioration
artificielle de la productivité. L’élimination des canards boiteux et des
salariés les moins performants entraîne une progression de la productivité
moyenne, de même nature que celle qui consiste à relever la moyenne d’une
classe en excluant les élèves les plus médiocres. Mais la multiplication des
improductifs résultant de cette stratégie est coûteuse. La plupart des exclus
(chômeurs, préretraités, etc.) bénéficient de prestations financées par la
collectivité. Certes, une entreprise qui licencie n’a pas toujours conscience du
coût qu’elle fait ainsi subir à la collectivité dans la mesure où ce coût sera
suffisamment dilué pour qu’il n’y ait pas de lien perceptible entre les
licenciements et l’augmentation des cotisations sociales auxquelles elle est
soumise. Mais, pour l’ensemble de l’économie, ce lien existe et réduit sa
compétitivité. Serge-Christophe Kolm (L’Expansion, 18 avril 1986) suggère
de renforcer la perception de ce lien en transférant le financement des
allocations chômage de l’Etat aux communes. Si une entreprise était astreinte
de financer par l’impôt local les chômeurs de sa localité, elle pourrait préférer
« garder ou embaucher ces travailleurs et profiter de leur travail plutôt que de
les payer sans contrepartie ».

Un tissu industriel clairsemé


La plupart des économistes sont d’accord pour contester un soutien durable
d’activités non rentables et pour lesquelles la demande domestique est en
déclin, comme l’ont fait par exemple depuis des décennies les gouvernements
français successifs pour la sidérurgie ou la construction navale. Ces rentes de
situation ne peuvent que pénaliser les autres secteurs qui les financent
indirectement (par les impôts qu’ils doivent payer pour permettre à l’Etat de
tels soutiens). La réponse est, en revanche, moins évidente quand il s’agit
d’entreprises exposées à la concurrence étrangère qui traversent une passe
difficile, mais permettent de satisfaire une demande domestique qui
s’adresserait autrement – en tout ou en partie – à l’importation. Quand on sait
à quel point la contrainte extérieure hypothèque les politiques de croissance,
on mesure le coût d’une politique d’élimination systématique des « canards
boiteux ».

Tableau 2
PRODUCTIVITÉ DU TRAVAIL ET SALAIRES RÉELS
(1975-1987)

Productivité Salaire réel


États-Unis 0,7 0,3
Canada 1,2 0,1
Japon 3,2 1,2
France 2,2 1,3
RFA 2,2 1,4
Italie 2,1 2,3
Royaume-Uni 2,2 1,5
Espagne 2,9 1,3
Suède 1,2 – 0,3
Source : OCDE 1989 b.

Cette stratégie conduit à la disparition des entreprises, voire des secteurs,


les moins solides. Le tissu industriel devient moins dense et l’économie plus
perméable aux importations. La multiplication des « trous » dans le tissu
économique entraîne des difficultés commerciales structurelles. Le
développement des emplois de serveurs de fast-foods ou de gardiens
d’immeuble est préférable au développement du chômage. Il n’en demeure
pas moins que ces catégories sociales ne participent guère à l’effort
d’exportation. Cela contribue à expliquer le déclin industriel des Etats-Unis,
du Royaume-Uni ou de la France et, par voie de conséquence, le déficit
commercial que connaissent ces pays.

2. LE MODÈLE CONSENSUEL OU SOCIAL-DÉMOCRATE


La politique économique suivie en Suède apparaît comme une alternative
au dilemme inflation ou chômage. Ne comptant pratiquement que sur la
politique budgétaire et monétaire pour réguler leur économie, la plupart des
pays occidentaux ont d’abord combattu le chômage sans s’opposer à la
montée des prix, après quoi ils ont tenté de juguler l’inflation en renonçant au
plein emploi. En Suède, au contraire, le plein emploi s’impose comme un
impératif absolu à tous les gouvernements, de la même façon que la lutte
contre l’inflation domine toutes les préoccupations en Allemagne.
Les principaux fondements culturels, sociaux et politiques de la société
suédoise convergent dans ce sens : le sentiment de solidarité sociale
profondément ancré dans les esprits, la puissance du syndicat LO qui
regroupe près de 85 % des ouvriers, mais aussi la grande majorité des agents
de l’Etat et des collectivités locales, la position dominante du Parti social-
démocrate au pouvoir de 1932 à 1976 et de nouveau depuis 1982. Le
problème est donc d’élaborer une politique susceptible de réduire l’inflation
et de favoriser la compétitivité de l’économie en préservant coûte que coûte
le plein emploi et non de le sacrifier même temporairement à d’autres
objectifs.
La stratégie définie, dans cette optique, au début des années 50, par LO et
le gouvernement, inspire encore dans une large mesure la politique
économique suédoise. Cette stratégie s’est fondée sur les travaux de deux
économistes syndicaux, Gösta Rehn et Rudolf Meidner. Elle peut être
résumée ainsi :
1. Des politiques budgétaire et monétaire restrictives. Ces politiques
déterminent le niveau global de la demande. Elles doivent donc éviter
que les profits engendrés par une demande excédentaire ne conduisent
les entreprises à accorder des augmentations de salaire inacceptables
pour un pays soumis à une forte contrainte de compétitivité.
2. Une politique de solidarité salariale (à travail égal salaire égal) ayant
pour objectif en même temps l’équité sociale et l’efficacité économique.
En obligeant les entreprises et les secteurs peu rentables à aligner leurs
salaires sur les plus productifs, on accélère le déclin des premiers et on
favorise donc la modernisation de l’économie.
3. L’augmentation du chômage qui risque de résulter de l’application des
deux premiers principes doit être contrecarrée par une politique active
du marché du travail. Cette dernière est rapidement devenue la pièce
maîtresse de la politique suédoise.
Cette problématique a largement inspiré la politique économique suédoise
au cours des dernières décennies. Certes, la politique budgétaire est loin
d’avoir toujours été restrictive. Dans les années 60, le PIB s’accroît de 4,6 %
par an. Un soutien de la croissance n’est donc pas nécessaire et la politique
du marché du travail vise principalement à favoriser le redéploiement
industriel et en premier lieu la mobilité professionnelle. Dans les années 70,
la politique conjoncturelle et la politique du marché du travail ont été
employées de manière complémentaire pour faire face à la crise. Le budget,
excédentaire jusqu’en 1977, a été présenté avec un déficit croissant de 1978 à
1982. Ces deux politiques se sont renforcées mutuellement. La politique du
marché du travail a permis d’éviter une aggravation du chômage dans les
phases de basse conjoncture. Ainsi, en 1977-1978 et 1982-1983, les dépenses
publiques consacrées au marché du travail ont représenté près de 4 % du PIB
et près de 5 % des emplois résultaient de mesures prises dans le cadre de la
politique de l’emploi. En même temps, l’accent mis sur l’adaptation et la
mobilité de la main-d’œuvre a largement facilité les restructurations
industrielles et, par voie de conséquence, la compétitivité. La modernisation
de l’économie a été d’autant plus aisée qu’elle présentait moins de risques
pour les salariés.
La Suède possède aujourd’hui, avec le Japon, le plus grand nombre de
robots par salarié, notamment dans les industries traditionnelles dont la
modernisation a été menée avec une vigueur particulière. La séparation entre
industries de pointe et industries traditionnelles paraît du reste largement
artificielle. M. Rune Andersson, président de Trelleborg, l’une des entreprises
suédoises les plus performantes, remarque ainsi que si, par exemple, la
téléphonie est une industrie de pointe, sa production nécessite une main-
d’œuvre relativement peu qualifiée. En revanche, l’industrie du papier,
généralement considérée comme une industrie traditionnelle, met en œuvre
des procédés de fabrication extrêmement sophistiqués (cité par Woodall, 3
mars 1990).
Afin d’éviter que cette politique contracyclique ne bute sur la contrainte
extérieure, comme cela est arrivé par exemple en France en 1982-1983, la
couronne a été dévaluée à plusieurs reprises (3 % en 1976, 5 et 10 % en 1977,
10 % en 1981, 16 % en 1982). Ces dévaluations ont sensiblement renforcé la
compétitivité des produits suédois aussi bien sur le marché intérieur qu’à
l’exportation. De ce fait, la dégradation de la balance commerciale a été
stoppée dès 1980 et celle-ci a été excédentaire de 1983 à 1987, avant de se
détériorer à nouveau.
Revenus au pouvoir en 1982, les sociaux-démocrates ont tenté de renverser
cette évolution. Le déficit budgétaire n’a cessé de diminuer à partir de 1983 et
le budget est redevenu excédentaire en 1987 et l’est demeuré en 1988 et
1989.
Contrairement à ce qu’on a pu observer dans la quasi-totalité des autres
pays occidentaux, ces variations de la conjoncture n’ont pas provoqué de
variations parallèles du chômage, qui n’a dépassé 3 % de la population active
qu’en 1982 (3,2 %), 1983 (3,5 %) et 1984 (3,1 %). La Suède n’a jamais
connu la stagflation qui a marqué la plupart des autres pays occidentaux dans
les années 70 et au début des années 80, et la courbe de Phillips, après s’être
déplacée vers le haut au début des années 70, est restée stable depuis lors. Le
marché du travail suédois apparaît ainsi comme relativement a-conjoncturel.
Ces performances s’expliquent, semble-t-il, par la conjonction d’une
« économie de partage » et d’une politique du marché du travail de longue
haleine qui font de la Suède l’un des pays dont les capacités d’adaptation sont
les plus développées.

Une économie de partage


La conjonction de syndicats puissants et qui jouissent en général d’un
monopole de représentation, de négociations globales et fortement
centralisées qui déterminent le cadre de la plupart des contrats de travail, d’un
consensus social élevé qui est à l’origine d’un sentiment de solidarité qui
s’impose dans une large mesure aux partenaires sociaux, offre un cadre
favorable pour résoudre le dilemme du prisonnier.
Ce système fait l’économie des rivalités entre syndicats qui, dans d’autres
pays, favorisent les surenchères en matière de revendications salariales. Leur
puissance donne aux syndicats un sentiment de responsabilité collectif et leur
assure suffisamment de moyens de contrôle pour ne pas craindre un marché
de dupes. Cette puissance favorise le respect des engagements pris, mais
aussi le respect mutuel entre les partenaires sociaux qui discutent d’égal à
égal et peuvent s’engager d’autant plus fermement qu’ils contrôlent mieux
ceux qui les mandatent. Adoptant une vue globale du marché du travail, les
syndicats sont à même de mesurer les inconvénients d’une inflation salariale
et de percevoir la différence entre des progressions nominale et réelle du
pouvoir d’achat. Ils sont donc enclins à prendre en compte les avantages
inhérents à la modération des salaires.
L’inflation salariale résulte, dans une large mesure, des exigences
contradictoires des salariés et des détenteurs du capital ou de leurs
représentants. Faute de pouvoir s’entendre sur un partage à l’amiable du
revenu réel de l’entreprise, les parties concernées résorbent leur conflit en
s’octroyant des parts du revenu dont le total est supérieur à ce revenu réel.
S’il n’est pas imposé de l’extérieur, ce partage non inflationniste du revenu
ne peut résulter que de l’existence d’un climat de confiance minimal entre les
partenaires de l’entreprise. Celui-ci suppose sans doute une possibilité de
contrôle par les salariés ou leurs représentants de la gestion et surtout de
l’utilisation des recettes de l’entreprise. L’établissement de la cogestion,
d’abord dans la sidérurgie, puis dans les autres secteurs de l’industrie
allemande, n’a pas peu contribué à l’instauration de relations responsables
entre les partenaires sociaux et, par voie de conséquence, à un partage non
inflationniste de la valeur ajoutée.
Pendant la période 1975-1987, la Suède est l’un des très rares pays de
l’OCDE a avoir connu une baisse des salaires réels ( – 0,3 % en moyenne).
C’est aussi l’un des pays où les taux de chômage ont été constamment les
plus bas (2,3 % en moyenne de 1979 à 1986). Tout s’est donc passé comme si
les salariés – ou plutôt les syndicats qui les représentent – avaient accepté de
modérer leurs revendications salariales, malgré une pression fiscale record,
pour maintenir le plein emploi.
Ezio Tarantelli (1989) donne l’exemple d’une « transaction » comparable
conclue en RFA : « La première crise pétrolière avait entraîné l’adoption
d’une politique monétaire sévère et la situation de l’emploi s’était rapidement
détériorée (septembre 1974). Le gouvernement annonça deux programmes de
soutien de l’emploi, et la Bundesbank manifesta sa volonté de soutenir
l’emploi, à la condition que les renouvellements de contrat prévoient des
progressions modérées de salaire. La configuration du système de
négociations allemand semble avoir été un facteur de première importance
dans la modération de la progression des salaires inscrite dans les contrats
renouvelés en 1975, date du début du ralentissement de l’inflation en RFA. »

Priorité à l’adaptation de la main-d’œuvre


En Allemagne, et plus encore en Suède, il s’agit moins d’assister les exclus
que d’empêcher autant que possible leur exclusion. D’où le rôle imparti au
recyclage de la main-d’œuvre, celui-ci étant principalement organisé par les
employeurs en RFA et pris en charge conjointement par l’Etat et les
entreprises en Suède. Cette stratégie présente le double avantage de pourvoir
les entreprises en main-d’œuvre qualifiée tout en assurant une relative
homogénéité de la population active. Dans les deux pays, elle s’inscrit dans
une longue tradition de solidarité sociale et de concertation des partenaires
sociaux, avec en toile de fond un syndicalisme homogène et puissant dont le
Parti social-démocrate est l’émanation. Elle va de pair avec le développement
de la codétermination. Ces deux pays sont également à la pointe pour le
développement du travail en équipes autonomes formées de travailleurs
polyvalents.
L’importance des dépenses publiques consacrées à la formation
professionnelle des adultes donne une première idée de la place accordée au
recyclage de la population dans divers pays. En 1988, ce n’est qu’au
Danemark, en Irlande, en Nouvelle-Zélande et en Suède que ces dépenses
dépassaient 0,5 % du PIB, contre 0,28 % en France (1987), 0,14 % au
Royaume-Uni, 0,11 % aux Etats-Unis, 0,03 % en Italie, etc. Les pourcentages
de la RFA (0,32 %) et surtout celui du Japon (0,03 %) doivent être
sérieusement corrigés en raison du rôle joué par les entreprises dans le
financement de la formation dans ces pays. Au Japon, la formation est
souvent intégrée dans les activités de l’entreprise, au point qu’il n’y a pas
toujours de budget de formation spécifique.
Mais plus encore que le montant des dépenses, c’est l’optique dans
laquelle elles sont effectuées qui doit être analysée. Une comparaison rapide
des systèmes français et suédois est significative.
En France, faute d’être intégrée dans une politique économique
d’ensemble, la formation continue, qui s’est développée depuis 1970, sert
souvent de voie de garage dont le rôle est davantage d’occuper
temporairement des personnes sans emploi, voire de réduire les statistiques
du chômage, que de préparer à de nouvelles activités. Alain Lebaube (1989)
note à ce propos que « tant qu’il n’y aura pas de garanties sur l’issue d’un
stage, c’est-à-dire sur l’utilisation concrète des compétences nouvelles
acquises, et donc sur sa traduction en qualification et en promotion, la
mobilité professionnelle restera un vœu pieux. A ce stade, il faut une
rencontre entre les aspirations individuelles et les objectifs collectifs. Or les
grilles professionnelles manquent de perméabilité et la promotion interne, en
l’état actuel des choses, sera toujours méprisée par rapport à la promotion
externe. C’est aussi la rançon d’un système éducatif qui privilégie la
constitution des élites, hors de l’entreprise, puis permet son parachutage au
sommet de la pyramide ».
En Suède, la formation permanente a clairement pour objectif de préparer à
des emplois vacants. Elle s’insère dans un système directif qui détermine les
stages proposés aux candidats en recherchant la meilleure adéquation entre
leurs souhaits, leurs capacités et les besoins précis des entreprises. Les
allocations de chômage sont très élevées (jusqu’à 90 % du salaire précédent),
mais accordées de manière très stricte. Un salarié qui perd son emploi se voit
proposer soit un nouvel emploi, soit une formation si aucun emploi
correspondant à sa qualification n’est disponible sur le marché. S’il refuse les
possibilités qui lui sont ainsi offertes, il est privé d’allocations de chômage
pendant quatre semaines. Après quoi, de nouvelles propositions lui sont
faites, et ainsi de suite. Un emploi est considéré comme acceptable si le
salaire proposé n’est pas inférieur de plus de 10 % au salaire précédent. Si le
chômeur est célibataire, il doit éventuellement accepter un emploi dans une
autre région. Environ 1 % des personnes s’adressant à l’AMS (l’Agence
nationale pour l’emploi suédoise) refusent la proposition qui leur est faite. A
l’issue d’un cycle de formation, un emploi est proposé dont le refus non
justifié entraîne une suspension des allocations de chômage pour une durée
de cinq semaines. En toute hypothèse, celles-ci ne peuvent excéder trois cents
jours. Au-delà de ce laps de temps, tout chômeur a droit à un emploi public
d’une durée minimale de six mois, à moins d’une préretraite qui peut être
prise à partir de 60 ans.
Ces conditions restrictives pour l’attribution des allocations de chômage ou
le choix d’une formation s’accompagnent d’innombrables mesures visant à
faciliter la réinsertion du chômeur dans le monde du travail. Par exemple, les
personnes que la recherche d’un nouvel emploi contraint à changer de lieu de
résidence bénéficient d’une aide à la mobilité géographique (prise en charge
des frais de déménagement et indemnités de déplacement). Jusqu’en 1987,
une aide au démarrage, d’environ 15000 francs, était allouée aux personnes
ayant accepté un emploi dans une autre région. Cette aide a été supprimée au
motif que dans la plupart des cas ces personnes auraient de toute façon
accepté la mobilité.
Analysant diverses évaluations de la politique de l’emploi suédoise,
Anders Björklund (1990) conclut que les effets des programmes de formation
sont difficiles à cerner. Il n’en demeure pas moins qu’« en 1988, près de
70 % de l’ensemble des chômeurs bénéficiant d’une formation ont trouvé un
emploi dans les six mois. En 1982, la proportion correspondante n’était que
d’environ 60 %. Il apparaît aussi qu’à la suite d’une formation la plupart des
salariés ont pu obtenir des rémunérations. plus élevées. En général, les
revenus ont été supérieurs de 5 à 11 points en termes réels deux ans après la
formation » (OCDE 1989 c, p. 92).
En réalité, par-delà les effets immédiats et directs de ces programmes pour
leurs bénéficiaires, les principaux effets d’une politique active de formation
sont sans doute d’autant plus difficiles à mesurer qu’ils sont diffus et résident
dans l’amélioration des capacités d’adaptation de la population active. Son
efficacité pour la réduction du chômage paraît d’autant plus grande que, pour
reprendre les termes d’une étude de l’OCDE (1989 e, p. 66), « elle vise à
élever le niveau d’instruction des travailleurs les moins instruits plutôt qu’à
améliorer celui de l’ensemble des individus ».
En effet, dans la plupart des pays, même si, d’une manière générale, le
risque de chômage croît avec la baisse du niveau d’instruction, deux groupes
extrêmes se distinguent plus particulièrement. D’une part, même si le schéma
est en général irrégulier chez les travailleurs âgés (dont les difficultés liées à
l’âge sont parfois aggravées par leur degré de spécialisation), le risque de
chômage pour les personnes ayant accompli des études sanctionnées par au
moins un diplôme universitaire est beaucoup plus faible que pour l’ensemble
de la population active. A l’opposé, les plus faibles niveaux d’instruction
vont de pair avec les taux de chômage les plus élevés 12.
Tableau 3
TAUX DE CHÔMAGE SELON LE NIVEAU D’INSTRUCTION
Une politique de formation doit donc servir, en premier lieu, de filet de
repêchage à ceux qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas bénéficié d’une
formation initiale adéquate. Elle permet ainsi de renforcer l’homogénéité de
la main-d’œuvre dont la Suède donne un bon exemple. On observe
notamment que, dans le secteur manufacturier, la part des emplois ayant une
productivité inférieure ou à peine supérieure aux coûts salariaux a très
sensiblement diminué depuis la fin des années 70.
Cette homogénéisation de la main-d’œuvre favorise une meilleure
adaptation de celle-ci et réduit de ce fait les risques de chômage inhérents à
un fonctionnement défectueux du marché du travail. Construisant un modèle
de marché du travail segmenté en deux groupes, G. Johnson et R. Layard
(1986) se placent dans l’hypothèse couramment observée actuellement d’un
manque de travailleurs qualifiés parallèle à un développement du chômage
des travailleurs non qualifiés. La formation permet d’adapter des travailleurs
non qualifiés à des emplois qualifiés et réduit ces distorsions.

Une croissance ralentie


Durant la période 1870-1960, la Suède a connu la croissance par tête la
plus rapide du monde après celle du Japon. Au contraire, depuis 1970, elle se
situe parmi les pays de l’OCDE dont la croissance par tête est la plus lente.
De 1970 à 1987, le PIB par tête (aux niveaux de prix et taux de change de
1980) n’a augmenté que de 31,5 % en Suède, contre 35,3 % aux Etats-Unis,
40,7 % pour la moyenne des pays de la Communauté européenne et 73 % au
Japon. Pendant la même période, la consommation privée par tête n’a
augmenté que de 26,4 % en Suède, contre 44,1 % aux Etats-Unis, 46,6 %
dans les pays de la CEE et 68,8 % au Japon. En 1970, la Suède se situait au
deuxième rang des pays de l’OCDE pour le PIB par tête (après les Etats-
Unis) et au troisième rang pour la consommation finale privée par tête
(derrière les Etats-Unis et le Canada). En 1987, la Suède n’était plus qu’au
sixième rang pour le PIB par tête – devancée par la Suisse, l’Islande, le
Danemark, la Norvège et le Japon – et au huitième rang pour la
consommation finale privée par tête (OCDE) 13. Enfin, au cours de la même
période, la progression de la production industrielle suédoise a été d’environ
20 % moins rapide que celle de la moyenne des pays de l’OCDE. Certes, la
croissance des dépenses publiques a pour contrepartie le développement de
services publics et de la protection sociale ; il n’en demeure pas moins que la
persistance d’une croissance ralentie est préoccupante.
Plusieurs arguments peuvent être avancés pour expliquer cette évolution.
Assar Lindbeck remarque que la Suède a sans doute consacré davantage
d’investissements à la protection de l’environnement que d’autres pays. Or,
ceux-ci ne sont pas comptabilisés dans la production de biens et de services,
même si une croissance moins polluante présente d’incontestables avantages.
On peut se demander si un souci excessif de la protection de
l’environnement ne risque pas de se retourner contre l’industrie suédoise en
augmentant les coûts de production et en provoquant ainsi la délocalisation
des industries grosses consommatrices d’énergie. Cette volonté de préserver
la nature a, en effet, conduit à des décisions qui paraissent quelque peu
contradictoires. Alors qu’à la fin des années 80, la Suède était le pays au
monde où la production d’énergie nucléaire par habitant était la plus forte, en
1980, les Suédois ont décidé par référendum de fermer les douze centrales
nucléaires en fonctionnement d’ici 2010. A la suite de Tchernobyl, le
gouvernement a même décidé d’accélérer ce programme en fermant les deux
premières centrales en 1995 et 1996 14. La réduction progressive de l’énergie
nucléaire pourrait être compensée par le développement de l’hydro-
électricité, qui fournit déjà la moitié de l’électricité consommée en Suède.
Mais, afin également de sauvegarder l’environnement, une autre décision
interdit de construire des barrages sur les quatre rivières encore non
exploitées du nord de la Suède. Enfin, la construction de centrales thermiques
se heurte à une troisième décision qui limite les émissions de dioxyde de
carbone à leur niveau de 1988.

De la concentration de l’économie à la fuite des investissements


(cf. Woodall 3 mars 1990)
Les coûts salariaux élevés, la volonté de s’implanter dans le Marché
commun et plus généralement l’internationalisation des économies ont
conjugué leurs effets pour conduire les grandes entreprises suédoises à
développer bien davantage leurs investissements à l’étranger qu’en Suède. De
1981 à 1988 inclus, le flux cumulé d’investissements directs à l’étranger des
entreprises suédoises s’est élevé à 16,7 milliards de dollars contre 2,8
milliards seulement d’investissements directs étrangers en Suède (OCDE
1989 g, p. 76).
Cette faiblesse des investissements étrangers en Suède s’explique d’abord
par une législation qui leur est peu favorable. Les sociétés suédoises émettent
deux types d’actions, les premières donnant des droits de vote très supérieurs
aux secondes. Or, les investisseurs étrangers ne sont généralement autorisés
qu’à acheter des actions du second type. De surcroît, celles-ci ne doivent pas
représenter plus de 40 % du capital d’une compagnie et 20 % des droits de
vote. Enfin, un investisseur étranger doit obtenir l’autorisation du
gouvernement pour détenir plus de 10 % des actions d’une même firme.
L’extrême concentration de l’économie suédoise s’oppose également aux
investissements étrangers. Ainsi, une large partie des grandes entreprises
appartiennent à un petit nombre d’investisseurs, la famille Wallenberg
contrôlant directement ou indirectement plus d’un tiers des titres cotés à la
Bourse de Stockholm, dont trois des six premiers, Ericsson, Electrolux et
Stora. Entre 1978 et 1985, la part du capital détenue par le principal détenteur
individuel d’une société est passée en moyenne de 20 à 29 %. De plus, la
distinction entre des actions donnant des droits de vote importants et celles
qui ne donnent qu’un pouvoir réduit renforce la concentration du pouvoir au
sein des entreprises suédoises. Ainsi, chez Electrolux, une action de type A
donne mille fois plus de pouvoir qu’une action de type B. Ce qui permet au
groupe Wallenberg de détenir 45,8 % des droits de vote d’Electrolux avec
seulement 3,7 % du capital.
Enfin, la législation fiscale qui a prévalu jusqu’à présent a favorisé les
grands groupes au détriment des petites entreprises. En effet, alors que
l’impôt sur les sociétés était nettement plus élevé (57 %) que dans la plupart
des autres pays, les déductions accordées pour investissement et paiement
d’intérêts permettaient de le ramener à quelque 20 %. Or, il était beaucoup
plus facile pour un grand groupe que pour une entreprise nouvellement créée
d’exploiter ces diverses formes de déductions. Le fait que les profits
réinvestis sont beaucoup moins taxés que les profits distribués favorise
également la rétention des capitaux au sein des grands groupes.
Tout en affirmant qu’il n’y avait pas de preuve que la concentration du
capital allait à l’encontre de l’efficacité des grands groupes suédois, une
commission parlementaire a néanmoins recommandé d’ouvrir davantage le
capital de chacun d’eux, notamment en autorisant des investisseurs
institutionnels comme les compagnies d’assurance à détenir plus de 5 % du
capital d’une société. Cette commission a également suggéré de limiter les
prises de participation croisées entre grandes compagnies qui représentaient à
la fin des années 80 près de 10 % de la capitalisation totale des entreprises
non financières suédoises. En toute hypothèse, la dérégulation du marché
financier suédois et la suppression des contrôles sur les opérations avec
l’étranger devraient progressivement réduire la protection dont bénéficient
ainsi les firmes suédoises et dont on peut se demander si elle ne se retourne
pas en fin de compte contre l’économie suédoise.

Durée du travail réduite et absentéisme


La semaine de travail est en principe en Suède de 40 heures, soit environ
1 800 heures par an. En réalité, de 1970 à 1987, le nombre moyen d’heures
ouvrées par personne et par année est passé en Suède de 1 641 à 1466, ce qui
la situe parmi les niveaux les plus bas du monde. La même année, le nombre
d’heures ouvrées par salarié s’élevait à 1 540 en France, 1620 en RFA et
1 749 aux Etats-Unis (OCDE 1989 e, p. 232). Cette baisse s’explique, en
particulier, par l’importance croissante du travail à temps partiel, qui est
passé de 18 % du travail total en 1973 à 25,1 % en 1986-1987, ce qui place la
Suède au premier rang mondial après la Norvège. A la même époque,
l’emploi à temps partiel ne concernait que 17,3 % des salariés aux Etats-Unis
et moins de 12 % en France.
En revanche, la Suède est le pays où le taux d’activité de la population est
le plus élevé de la zone OCDE : 82 % des Suédois en âge de travailler
occupent effectivement un emploi, contre 74 % des Américains, 71 % des
Japonais, 62 % des Allemands et 60 % des Français. Plus spectaculaire
encore, 86 % des femmes ayant des enfants trop jeunes pour aller à l’école
travaillent, contre par exemple 28 % au Royaume-Uni. Ainsi, chaque Suédois
travaille sans doute moins qu’un Américain, un Français ou un Allemand,
mais davantage de Suédois travaillent. Cela est particulièrement vrai pour les
mères de famille : en Suède, bien des femmes ne travaillent qu’à 50 %, mais
leurs consœurs ne sont-elles pas, bien souvent, tout simplement inemployées
« à 100 % » ailleurs ? Comme le suggère Nils Lundgren, économiste en chef
de la PK Banken, deuxième banque suédoise, plutôt que de rapporter le
nombre total d’heures travaillées par les Suédois à la population active, il est
plus judicieux de diviser ce nombre par le nombre de personnes âgées de 16 à
64 ans ; on trouve alors que la population suédoise est l’une de celles qui
travaillent le plus en moyenne (cité par Woodall 1990).
Ce raisonnement peut également s’appliquer pour expliquer le niveau élevé
de l’absentéisme dans les entreprises suédoises. Il n’en demeure pas moins
que la réglementation sociale suédoise est en la matière excessivement
généreuse. Après la naissance d’un enfant, le père comme la mère peuvent
prendre quinze mois de congés, les douze premiers mois seront payés par le
système de sécurité sociale à 90 % de la rémunération précédente, les trois
derniers mois à un taux fixe. Les parents peuvent également prendre jusqu’à
60 jours payés par an pour s’occuper d’un enfant malade de moins de douze
ans. Si le salarié est lui-même malade, il reçoit 100 % de son salaire dès le
premier jour d’un congé maladie, sans même avoir besoin de fournir un
certificat médical au cours de la première semaine. C’est ce qui explique que
le nombre de journées remboursées soit passé de 19,8 en 1971 à 25,3 en 1988
par assuré et par an. Cette dernière année, dans 84 % des cas, les congés
maladie ne dépassaient pas sept jours, dont 54 % trois jours ou moins. Ce
système laxiste n’est pas seulement coûteux en raison des dépenses sociales
qu’il provoque, mais aussi parce qu’il introduit une instabilité nuisible à la
bonne marche des entreprises. Rien d’étonnant que les chefs d’entreprise
suédois évoquent généralement l’absentéisme parmi les motifs qui expliquent
leurs investissements à l’étranger. Pour lutter contre cet absentéisme
particulièrement fâcheux dans une économie caractérisée par le manque de
main-d’œuvre, les sociaux-démocrates envisagent de transférer aux
entreprises le financement des deux premières semaines de congé maladie.

Une productivité médiocre ?


De 1975 à 1987, la productivité du travail a progressé de 1,2 % par an en
moyenne en Suède, contre 2,2 % en France, en RFA et au Royaume-Uni,
3,2 % au Japon et... 0,7 % aux Etats-Unis.
Pour établir des comparaisons valables avec d’autres pays, il faut tenir
compte non seulement de la productivité des travailleurs pourvus d’un
emploi, mais également de la productivité – nulle – des chômeurs. Ainsi,
alors qu’en calculant la progression moyenne de la productivité durant la
période 1975-1987 en divisant le PIB par la population totale employée, on
obtient les progressions mentionnées ci-dessus, en prenant au dénominateur
la population active, le taux demeure inchangé pour la Suède mais tombe à
1,80 % pour la France et 1,47 % pour l’Espagne.
Après avoir progressé de 5,6 % par an en moyenne de 1965 à 1973, la
productivité apparente du travail dans les industries manufacturières
suédoises a stagné de 1973 à 1978, avant de progresser de 3,4 % par an de
1979 à 1988 inclus, contre 2,9 % en RFA, 3 % en France, 3,7 % au Japon,
4 % aux Etats-Unis, 4,2 % au Royaume-Uni et 3,3 % dans la moyenne de
l’OCDE (OCDE 1989 g, p. 79).
La performance relativement médiocre de la Suède semble donc imputable
au premier chef aux secteurs non manufacturiers ainsi qu’à leur importance
croissante dans l’économie. La progression de la productivité étant
sensiblement différente d’un secteur à l’autre, les changements qui
interviennent dans la répartition des facteurs de production entre les secteurs
peuvent influer sur l’évolution de la productivité. Ainsi, Steven Englander et
Axel Mittelstädt (1988) remarquent que le ralentissement de la croissance de
la productivité du travail au Japon peut être attribué en partie à un
mouvement exceptionnellement prononcé de main-d’œuvre des industries
manufacturières vers les services communautaires, les services sociaux et les
services privés aux ménages. Si la répartition de l’emploi avait été la même
en 1979 qu’en 1970, la croissance de la productivité du travail au Japon
aurait été de 0,5 % par an plus rapide qu’elle ne l’a effectivement été au cours
de la période 1979-1983 (et de 0,4 % pour la période 1970-1983). Un
phénomène similaire a sans doute joué en Suède en raison de la place
croissante occupée par le tertiaire et plus particulièrement par les services
publics. De 1974 à 1986, le nombre de personnes employées est passé dans
les industries manufacturières de 1 million à 892000 personnes, de 1,28 à 1,4
million dans les services privés et de 994000 à 1,4 million dans les services
publics. Or, au cours de la même période, la productivité du travail a
progressé en moyenne annuelle de 2,3 % dans l’industrie manufacturière,
alors qu’elle n’augmentait que de 1,1 % dans les services et régressait de
0,3 % dans le secteur public (OCDE 1988 d).
Une faible productivité moyenne peut être l’indice d’un vieillissement de
l’ensemble de l’économie résultant d’une insuffisance durable des
investissements, du maintien en vie de canards boiteux, d’une politique
pénalisant les entreprises dynamiques en les empêchant de se restructurer et
en les forçant à maintenir des salariés en surnombre. Elle peut également
résulter de la coexistence d’un secteur à forte productivité et d’un secteur à
faible productivité. Le premier secteur peut d’autant mieux se moderniser que
le second secteur aspire les salariés en surnombre et favorise éventuellement
leur réinsertion dans des entreprises performantes. Tel est manifestement le
cas en Suède.
En effet, la Suède a généralement su résister à la tentation de préserver des
emplois en subventionnant des entreprises pour leur permettre de survivre
malgré des salaires qui, dans de nombreux cas, sont parmi les plus élevés du
monde. Certes, certains secteurs ont bénéficié, principalement dans les années
70, de subsides publics substantiels. De 1975 à 1982 inclus, la construction
navale a reçu près de la moitié des aides publiques à l’industrie, la sidérurgie
18,3 % et les industries minières 13,8 %. Mais cette perversion du principe de
la solidarité salariale a été à la fois temporaire et limitée à quelques secteurs
particulièrement touchés par la crise. Ces aides ont été réduites dans le cadre
de la politique d’assainissement entreprise par les sociaux-démocrates lors de
leur retour au pouvoir en 1982. Le montant total des aides publiques à
l’industrie est passé de 22,4 milliards de couronnes (prix 1987) au cours de
l’exercice budgétaire 1982-1983 à 5,7 milliards en 1987-1988. De plus, les
aides de sauvetage-restructuration, qui représentaient les trois quarts de ces
aides en 1982, ont été ramenées à moins du tiers deux ans plus tard, alors que
les aides à l’innovation étaient développées.

La menace bureaucratique
Le redéploiement a été d’autant mieux accepté que les pertes d’emplois
industriels ont été plus que compensées par des créations d’emplois tertiaires,
principalement dans le secteur public. De 1970 à 1983, l’industrie a perdu
358000 emplois, dont 165000 dans l’industrie manufacturière, mais 568000
emplois ont été créés dans le secteur public et près de 100000 dans les
services privés. De 1973 à 1979, l’augmentation annuelle de l’emploi dans le
secteur public a été proche de 5 % au lieu de 2 % dans les autres pays de
l’OCDE. Le nombre de salariés du tertiaire communal a presque doublé
depuis 1970. Il est maintenant supérieur à celui des travailleurs de l’industrie
et près de trois fois plus important que celui des employés de l’Etat, dont le
nombre a été réduit ces dernières années. La part de l’emploi dans le secteur
public est passée de 21 % de l’emploi total en 1970 à 32 % en 1987. Les
principales affectations des salariés communaux sont la santé, l’éducation et
les services sociaux, dont les effectifs sont principalement composés de
femmes travaillant souvent à temps partiel. Les services sociaux représentent
à eux seuls 50 % de l’emploi tertiaire : entre 1974 et 1982, ils auront
contribué pour 78 % à la création nette d’emplois dans les services.
Cette évolution s’est modifiée au début des années 80. La progression de
l’emploi dans le secteur public s’est ralentie sous l’effet de politiques
budgétaires plus restrictives. En même temps, les efforts d’adaptation
consentis, les dévaluations de la couronne suédoise et la reprise de la
demande mondiale ont conjugué leurs effets pour permettre à un secteur privé
largement revigoré de redevenir le principal pourvoyeur d’emplois.
De nouvelles mesures ont été prises pour favoriser les créations d’emplois,
notamment en abaissant le coût du travail pour l’embauche de travailleurs
supplémentaires, de façon générale ou pour des groupes spécifiques comme
les jeunes ou les personnes handicapées, des secteurs d’activité ou des
régions ayant des taux de chômage particulièrement élevés. Le nombre de
personnes concernées par les mesures en faveur du marché du travail est
descendu de 4,6 % de la population active en 1984 à 3,4 % en 1988.
Enfin, si la productivité d’un grand nombre d’emplois publics est sans
doute insuffisante, cela ne signifie pas qu’il faille négliger pour autant les
besoins réels qu’ils permettent de satisfaire. Dans tous les pays, les besoins
d’éducation, de recherche, de santé, de transport, d’audiovisuel sont appelés à
croître. Il est probable que la satisfaction de ces besoins sera la principale
source de création d’emplois dans l’avenir. En multipliant les emplois dans
les services, l’Etat suédois et plus encore les collectivités locales ont en
quelque sorte pris en charge la transition entre une période où la demande de
biens était dominante et celle où la demande de services permettra de créer –
sans intervention publique – suffisamment d’emplois pour compenser la
réduction des emplois industriels. Ce faisant, ils ont évité que cette phase de
transition ne s’accompagne d’un chômage important comme dans la plupart
des autres pays.
Le problème auquel ils sont maintenant confrontés est de rendre ces
services plus concurrentiels, voire de remettre progressivement certains
d’entre eux au secteur marchand. Les premiers pas ont déjà été franchis dans
ce sens. Certes, la plate-forme sociale-démocrate pour les années 90 rejette
l’idée d’une privatisation de services publics ; en revanche, l’idée de séparer
la production et le financement fait son chemin. Par exemple, afin
d’encourager le système hospitalier à réduire ses coûts et à devenir plus
efficace, plutôt que de financer directement les hôpitaux, l’Etat pourrait
verser l’argent aux collectivités locales qui seraient alors chargées d’allouer
ces sommes aux services hospitaliers les plus compétitifs. Dans une optique
voisine, l’organisme public chargé de la formation permanente (AMU) a été
détaché du ministère du Travail et vend désormais ses services aussi bien à
l’Etat qu’aux entreprises privées (environ 15 %).

Des tensions inflationnistes


Alors que, sur la moyenne des années 1977-1986, la hausse des prix à la
consommation a été légèrement inférieure en Suède (8,9 %) qu’en France
(9,3 %), la Suède a connu une sensible accélération de l’inflation en 1989
(6,4 %) et surtout 1990 (10,8 % au cours des douze mois se terminant en
juillet 1990).
Le niveau relativement élevé de l’inflation s’explique principalement par
des tensions sur le marché du travail, difficilement évitables en situation de
plein emploi. La tendance à une plus grande décentralisation des négociations
salariales apparue dans les années 80 a également contribué à cette évolution.
On a pu craindre, en effet, qu’un éventail des rémunérations extrêmement
resserré réduise l’incitation à suivre un enseignement supérieur ou une
formation permanente, d’autant plus que le niveau élevé des taux marginaux
d’imposition renforçait encore cet égalitarisme. Dans les années 60, les
ouvriers qualifiés gagnaient en moyenne 54 % de plus que les ouvriers non
qualifiés. Dans les années 80, la différence n’était plus que de 25 %. Reste à
savoir si, comme le note l’OCDE (1989 c, p. 87), « l’accroissement des écarts
de rémunérations observés au cours des dernières années ne s’est pas opéré
plutôt au profit des salariés des secteurs protégés contre la concurrence
étrangère qu’à celui des catégories de qualifications qui correspondent aux
nécessités d’un développement industriel dynamique ».
On assiste, depuis quelques années, à une certaine remise en question du
modèle scandinave classique de l’inflation et des salaires. Traditionnellement,
dans ce modèle, les salaires dans le secteur exposé (industries
manufacturières et extractives) sont déterminés en fonction des prix sur le
marché mondial et la croissance de la productivité, les salaires du secteur
protégé suivant ceux du secteur exposé. Or, les analyses économétriques
menées par l’OCDE montrent que si les prix dans le premier secteur sont
effectivement très proches de ceux des pays concurrents, sans toutefois réagir
intégralement aux variations de la croissance de la productivité, en revanche,
le secteur abrité (secteur des entreprises, abstraction faite des industries
extractives et manufacturières) n’a pas toujours suivi cette modération
salariale, en raison d’une forte sensibilité au niveau de la demande (OCDE
1989 c, annexe 1). En revanche, en 1988, la progression des salaires est restée
plus lente dans le secteur public que dans le secteur des entreprises.
De surcroît, comme le remarque le professeur Nils Elvander (cité par
Woodall 3 mars 1990), de l’université d’Uppsala, au cours des années
récentes, il y a eu une très forte progression des nouvelles formes de
rémunération qui ont renforcé le lien entre les profits des entreprises et la
rémunération des salariés et porté atteinte au consensus existant
traditionnellement entre ces derniers. Des contrats fondés sur la productivité,
le partage des bénéfices, et les mécanismes permettant aux employés
d’acheter des actions de leur compagnie en dessous du prix du marché se sont
répandus comme une traînée de poudre. Plus de la moitié des sociétés cotées
à la Bourse de Stockholm ont émis des titres convertibles, 40 % des cols
bleus et 70 % des cols blancs qui en avaient la possibilité en ont souscrits.

Une fiscalité excessive ?


Le revers de cette politique réside évidemment en une progression des
prélèvements obligatoires qui place la Suède au premier rang mondial : en
1988, les prélèvements obligatoires (cotisations sociales comprises) ont
atteint 55,6 % du PIB. Sans même parler de l’effet dissuasif qu’une telle
pression fiscale peut exercer sur les revenus les plus élevés, on imagine les
critiques contre la bureaucratie que cette situation provoque. La Direction
nationale du travail est elle-même souvent présentée comme un Etat dans
l’Etat.
Avant la réforme fiscale qui doit entrer en vigueur en deux étapes en 1990
et 1991, la tranche supérieure d’imposition d’un salarié gagnant quelque
160000 couronnes par an (approximativement le même montant en francs)
atteignait 60 %. En tenant également compte de la TVA (23,5 %) et de la taxe
sur les salaires (43 %) payée par les employeurs, la disproportion entre le
coût d’une heure supplémentaire pour l’économie et l’accroissement du
pouvoir d’achat du salarié qui en résultait contribuait à expliquer que la durée
du travail était en Suède parmi les plus faibles du monde. Selon Woodall (3
mars 1990), un médecin suédois travaille 1600 heures par an contre 2800
heures pour un médecin américain.
La réforme fiscale prévoit une suppression de l’impôt sur le revenu pour
85 % des contribuables gagnant moins de 180000 couronnes par an, qui
n’auront plus à acquitter que les 30 % d’impôts locaux (impôts
proportionnels sur le revenu, dont le taux est d’environ 30 %) ; un taux
unique d’imposition de 20 % pour les revenus élevés, soit une réduction du
taux maximum d’imposition qui passera de 72 à 50 % (imposition locale
incluse) ; enfin, une diminution de l’impôt sur les sociétés qui passerait de 57
à 30 %. En même temps, la fiscalité de l’épargne et de l’endettement sera
transformée et la TVA (23,46 %) étendue aux quelque 40 % de biens et
services qui y échappent encore. Aujourd’hui, les revenus de l’épargne
s’ajoutent aux revenus salariaux et figurent donc dans les tranches
supérieures d’imposition. Par contre, les contribuables peuvent déduire de.
leur revenu imposable jusqu’à 50 % de leurs emprunts. La conjonction de ces
deux règles explique que, depuis quelques années, la consommation des
ménages suédois soit supérieure à leur revenu disponible. Dans le nouveau
système, les revenus de l’épargne seront taxés à un taux uniforme de 30 % et
les possibilités de déductions fiscales limitées. En incitant les Suédois à
travailler et épargner davantage et à s’endetter moins, le gouvernement espère
rendre le système fiscal moins inflationniste et plus juste. Ce sont en effet les
titulaires de revenus élevés qui sont en général à même d’exploiter au mieux
les possibilités d’évasion fiscale.
Reste à savoir si ces réformes seront suffisantes pour préserver le « modèle
suédois » dans une économie mondiale de plus en plus ouverte.

3. LE MODÈLE JAPONAIS

L’organisation du travail au Japon comporte un certain nombre d’aspects –


« emploi à vie », avancement à l’ancienneté, absence de surenchère salariale
entre les grandes entreprises pour attirer les meilleurs étudiants, vaste secteur
peu productif – qui partout ailleurs seraient considérés comme inhérents à
une économie rigide et peu compétitive. De surcroît, loin d’être des
survivances en voie de disparition, ces pratiques ne sont plus l’apanage des
grandes firmes et s’étendent aux entreprises de moindre importance. Pourtant,
ces caractéristiques sont celles d’une économie généralement vantée pour sa
compétitivité et où le chômage a toujours été inférieur à 3 % de la population
active au cours des dernières décennies.
C’est que le système japonais combine des règles institutionnelles
favorables à la stabilité comme l’« emploi à vie » ou l’avancement à
l’ancienneté avec des mécanismes d’ajustement qui en assurent la flexibilité.
L’emploi à vie
Le professeur Taishiro Shirai (1989), directeur du National Institute of
Employment and Vocational Research, définit l’« emploi à vie » comme
« l’emploi prolongé, stable et continu, jusqu’à l’âge légal de la retraite de
travailleurs “ réguliers ”. Ce n’est rien de plus qu’une pratique d’emploi
reposant sur le principe normatif, accepté par l’ensemble de la société, que la
responsabilité première d’un patron est d’assurer un emploi stable et durable
à ses effectifs réguliers, et ce par tous les moyens, fût-ce au prix des
dividendes des actionnaires et des salaires et allocations des cadres. Si une
réduction des effectifs s’avère nécessaire durant une crise financière, ce que
l’on appelle au Japon un “ ajustement de l’emploi ”, l’employeur ne peut
recourir au licenciement qu’en tout dernier ressort, après avoir essayé en vain
toutes les autres solutions concevables.
« Ce que l’on appelle le système de l’emploi à vie concerne
essentiellement les employés de sexe masculin des grandes entreprises du
secteur privé, des services gouvernementaux, des entreprises publiques ainsi
que des organismes éducatifs, médicaux, sociaux, etc., du secteur public. Le
principe d’une priorité à l’emploi continu prévaut aussi largement dans les
petites et moyennes entreprises ainsi qu’à l’égard des femmes employées de
façon régulière. »
L’emploi à vie paraît néanmoins se diffuser et, selon Dore et alii (1989),
« la différence dans les taux de départ qui subsiste entre grandes et petites
entreprises semble être due moins à une tendance plus marquée de la part des
employeurs à licencier des travailleurs qu’à la propension plus grande des
salariés des petites entreprises à quitter leur emploi – ils ont effectivement,
contrairement aux travailleurs des entreprises de renom, la possibilité de
trouver un meilleur emploi ailleurs ».

Une économie duale


L’économie japonaise est fondée sur la coexistence de grandes entreprises
qui participent intensément à la compétition internationale et d’un second
secteur fermé et caractérisé par une faible productivité. Le premier secteur
privilégie un emploi de longue durée et une flexibilité interne de la main-
d’œuvre, le second se caractérise par une relative précarité de l’emploi,
notamment parce qu’il sert d’amortisseur au premier secteur pour lui éviter
de subir l’impact des secousses conjoncturelles.
Si l’on considère l’ensemble de la population active, en 1985, près du quart
de celle-ci était constitué par des travailleurs indépendants ou des travailleurs
familiaux (contre près de 40 % en 1965). Même sans compter l’agriculture,
les travailleurs indépendants ou familiaux représentaient encore 19 % de la
population active non agricole en 1985.
Comme le montre le tableau 4, en 1987, 38,3 % des salariés étaient
employés dans des entreprises de moins de trente salariés, ce pourcentage
atteignant respectivement 27,4 % dans l’industrie et 43 % dans les services.
A l’inverse, dans les services, à peine 10 % de la main-d’œuvre était
employée dans des entreprises de 1000 salariés ou plus. Le secteur tertiaire
apparaît donc comme dominé par les petites entreprises, ce qui implique un
recours accru aux marchés externes du travail en milieu de carrière.

Tableau 4
RÉPARTITION DE L’EMPLOI SALARIÉ
SELON LA TAILLE DE L’ENTREPRISE (en %)

Source : R. Dore et alii 1989, p. 22.

La mobilité interne
L’« emploi à vie » ne signifie pas la garantie d’un emploi donné et suppose
l’acceptation de la mobilité au sein d’un même groupe, que ce soit d’une
entreprise à l’autre dans des régions différentes ou d’un emploi à l’autre. Ce
n’est pas tant le redéploiement à l’intérieur de l’entreprise que le
redéploiement au sein du groupe, pris dans un sens large, qui tend à se
développer.
Deux types de groupement d’entreprises coexistent au Japon. Le premier
est issu des zaibatsus de l’avant-guerre ou s’est constitué autour d’une
banque. Les groupements de ce type sont formés d’entreprises indépendantes,
se consacrant à des activités variées, « qui ont l’obligation, les unes envers les
autres, de se traiter comme des partenaires commerciaux privilégiés ou
comme des partenaires dans une co-entreprise, de s’aider en cas de crise, etc.
Les liens entre entreprises d’un même groupe peuvent avoir une certaine
importance en cas de réduction d’activité et de sureffectifs. Par exemple,
lorsque le secteur construction navale du groupe Mitsubishi a voulu se défaire
d’une partie de ses effectifs, dans les années 70, il a pu “ prêter ” certains de
ses travailleurs à d’autres entreprises du groupe. Ces travailleurs ont continué
de figurer sur les registres du secteur construction navale et les entreprises qui
les ont “ empruntés ” ont payé une somme forfaitaire pour les employer.
Tableau 5
RÉPARTITION DE LA MAIN-D’ŒUVRE
NON AGRICOLE
PAR TYPES DE TRAVAILLEURS (en %)
« L’autre type de groupement d’entreprises, plus important, est le
keiretsu – groupe d’entreprises constitué selon une structure hiérarchique
autour d’une grande société dont elles sont d’une certaine façon
dépendantes... Les mouvements de personnel engendrés par une récession et
une réduction d’activité se produisent toujours du sommet vers la base dans
la hiérarchie du keiretsu » (Dore et alii 1989, p. 35).

L’ajustement de la durée du travail


L’adaptation à la conjoncture se fait davantage par un ajustement des
horaires de travail que par des licenciements et des recrutements, l’entreprise
jouant sur le volant des heures supplémentaires. Ainsi, « durant la récession
du milieu des années 70, le volant moyen d’heures supplémentaires dans les
industries manufacturières est passé de 17 heures par mois en 1973 à 9 heures
en 1975. Ensuite, dans les années 80, les entreprises se sont de plus en plus
appuyées sur cette pratique pour assurer leur expansion. La moyenne est
passée de 17 à 18 heures par mois entre 1984 et 1986 ; elle a baissé d’environ
10 % durant le fléchissement de la mi-86, a commencé de se redresser en
avril 87 et, en mars 1988, elle atteignait 20 heures par mois – soit 10 % de
plus que le maximum précédemment enregistré. Par ailleurs les heures
supplémentaires sont plus fréquentes dans les grandes entreprises – 22 heures
dans les entreprises de plus de 500 salariés contre 15 heures dans les
entreprises de 30 à 99 salariés. Il semble que plus le système d’emploi à vie
est fort, plus l’entreprise recourt aux heures supplémentaires plutôt que
d’augmenter ses effectifs stables » (Dore et alii 1989, p. 32).
L’importance des heures supplémentaires dans la flexibilité des entreprises
japonaises contribue à expliquer que le nombre annuel d’heures travaillées au
Japon soit très largement supérieur aux niveaux observés dans tous les autres
pays développés. En 1987, les ouvriers des industries manufacturières
travaillaient en moyenne 2 168 heures au Japon (dont 224 en heures
supplémentaires), contre respectivement 1949 et 192 aux Etats-Unis, 1947 et
177 au Royaume-Uni, 1 642 et 78 en RFA, 1645 en France (Shirai 1989) 15.

Avancement à l’ancienneté et flexibilité salariale


Selon une enquête (citée par R. Dore et alii 1989, p. 74) sur les pratiques
en matière d’avancement des diplômés de l’Université, 15 % seulement des
entreprises de plus de 5000 salariés (et 28 % de l’ensemble des entreprises)
déclarent que l’avancement se fait dès le départ au mérite. Dans 35 % des
grandes entreprises interrogées, la différenciation des carrières sur la base du
mérite ne commence pas avant une dizaine d’années de présence dans
l’entreprise. De manière générale, les rémunérations de départ demeurent très
uniformes au sein d’une même branche d’activité et dans une certaine mesure
d’une branche à l’autre. De plus, contrairement à ce que l’on observe en
Europe et aux Etats-Unis, la rémunération à l’ancienneté s’applique non
seulement aux cols blancs, mais aussi aux travailleurs manuels.
La rigidité salariale qui découle du rôle prépondérant joué par
l’avancement à l’ancienneté est quelque peu compensée par l’importance des
primes dans le revenu total des salariés (18 % dans les entreprises
manufacturières de 30 à 99 salariés en 1986 et 30 % dans les entreprises de
plus de 500 salariés). Certains économistes, notamment Martin Weitzman
(1986), se sont fondés sur ce système de primes pour affirmer que la
flexibilité salariale était au cœur du succès des entreprises japonaises.
Chez Toyota, par exemple, la part fixe du salaire représente 40 % ; 40 %
consistent en un bonus versé au début de l’été et de l’hiver en fonction des
bénéfices globaux de l’entreprise ; enfin, à compter du 1er avril 1990, deux
nouvelles primes de 10 % chacune récompensent l’une l’ancienneté du salarié
dans l’entreprise, l’autre ses résultats personnels (Birolli 1989).
La part de la participation aux bénéfices dans les primes ne doit toutefois
pas être surestimée. Selon Dore et alii (1989), « les primes sont considérées
dans la pratique comme un revenu fixe des salariés ». Elles figurent
généralement dans les offres d’emploi sur le marché des travailleurs à mi-
carrière (le plus souvent exprimé en multiple du salaire mensuel) et font
l’objet de négociations au même titre que les salaires dans les entreprises où
existent des syndicats. Dans certaines entreprises, deux types de primes
coexistent, les unes sont fixes au moins pour les salariés permanents de sexe
masculin, les autres sont liées aux bénéfices. Etudiant l’élasticité des primes,
dans les grandes entreprises, durant la période 1973-1984, K. Koshiro (1986)
montre que l’élasticité des primes versées par rapport aux profits était de
0,05, alors que le rapport des primes aux primes de la période précédente (le
coefficient de viscosité) était de 0,73.
La flexibilité salariale s’explique principalement par la forte mobilité des
emplois dans les petites entreprises pour lesquelles le marché du travail
externe joue un rôle beaucoup plus important que pour les grandes
entreprises. En revanche, si on ne considère que les grandes entreprises, la
sensibilité des salaires aux variations du chômage est encore plus faible au
Japon qu’au Royaume-Uni (Brunello et Wadhwani 1989).
En fait, l’adaptation des coûts salariaux japonais à l’évolution de la
conjoncture paraît avoir surtout pour origine la véritable mutation qu’a
connue le Shunto – la négociation salariale qui a lieu chaque printemps entre
les partenaires sociaux – en 1975. L’institutionnalisation du Shunto a
commencé dans les années 50 lorsque des syndicats d’entreprise se sont mis à
créer des comités chargés de coordonner leurs stratégies en vue des
négociations salariales. Les négociations dans les entreprises ou les branches
ne s’engageaient qu’à la suite d’un débat public sur ce qu’il convenait de
retenir comme pourcentage moyen de hausse. Cette procédure a
progressivement favorisé une tendance à l’alignement des hausses de salaires
sur les résultats obtenus par les syndicats implantés dans les branches les plus
prospères. Elle a connu son apogée au début des années 70, les syndicats
obtenant une hausse moyenne des salaires de 35 % en 1974.
Les pouvoirs publics et le patronat ont alors entrepris une vigoureuse
campagne pour mettre un terme à cette surenchère de hausses d’une année à
l’autre. Cette campagne a porté ses fruits et, au cours des années suivantes,
les accords se sont faits sur des augmentations réelles des salaires limitées et
parfois même nulles. Le recul du militantisme syndical et de la solidarité
syndicale inter-branches, alors que la coordination du patronat se renforçait, a
encore accentué le contrôle patronal sur les salaires.
A tel point qu’un rapport publié en 1989 par l’Agence pour la planification
économique (EPA) se demande « si une hausse de 4,4 % représente un degré
approprié de redistribution aux travailleurs des profits affichés par les
entreprises... et si le chiffre plus élevé calculé n’aurait pu conduire à un
meilleur équilibre ». Commentant ce rapport, l’Asahi écrivait le 6 mars 1989 :
« Le fait que le gouvernement puisse apparemment suggérer une faiblesse du
côté des travailleurs et semble inciter à plus de dynamisme constitue une
appréciation extrêmement significative sur l’état actuel du Shunto » (cité par
Dore et alii 1989, p. 54).
Il n’en demeure pas moins que le résultat du Shunto continue à servir de
référence pour la détermination de la progression des salaires des travailleurs
pour lesquels ceux-ci ne sont pas déterminés par des négociations collectives
avec les syndicats, soit près de 72 % des salariés japonais 16.
La flexibilité fonctionnelle
« Au Japon, les travailleurs sont recrutés en vertu de leurs aptitudes
générales, plutôt que de leurs qualifications particulières ou de leur
expérience. Une fois dans la place, ils acquièrent compétences et expérience
grâce à la formation dans l’entreprise et surtout par le biais des transferts
d’une unité à l’autre, ce qui leur permet ensuite de bénéficier de promotions.
Dans ce système, les personnels d’encadrement, y compris les cadres
moyens, sont tous issus de l’entreprise ou du groupe d’entreprises affiliées, et
le recrutement de cadres de l’extérieur, de pratique courante aux Etats-Unis et
dans les pays européens, est ici tout à fait exceptionnel » (Shirai 1989, p. 7).
La formation sur le tas à laquelle sont soumis la plupart des salariés
japonais est si intégrée à l’activité générale des entreprises que celles-ci n’ont
généralement pas de budget de formation spécifique. « Par exemple, les
voyages de formation figurent au poste “ voyages ” et l’entretien d’un centre
de formation au poste “ entretien des bâtiments ” » (Dore et alii 1989, p. 59).
Ce système assure une remarquable aptitude à la flexibilité. Tout d’abord,
il contraste avec celui qui prévaut dans les pays occidentaux où l’on est
rémunéré pour accomplir une tâche bien précise. Au Japon, au contraire, le
sentiment d’appartenance à l’entreprise prend généralement le pas sur la
défense d’une fonction spécifique. Il en résulte qu’un salarié n’hésitera pas à
sortir de la tâche qui lui est impartie pour donner un coup de main à un
collègue, par exemple un ouvrier participera à la réparation de son outil de
travail. « L’éventail des compétences des travailleurs japonais est
généralement large. L’activité des cercles de qualité est un moyen pour eux
de se renseigner sur le travail des autres membres de leur équipe. Mais
beaucoup d’entreprises pratiquent aussi, dans ce but, des politiques délibérées
de formation et de rotation des effectifs. Certaines ont mis au point un
système où le contremaître doit établir une matrice des tâches à effectuer et
des membres de l’équipe. Chaque travailleur est noté, pour chaque tâche, en
fonction de sa capacité d’effectuer la tâche selon les critères de qualité requis,
et aussi dans un temps acceptable, d’en comprendre suffisamment les détails
pour être capable de surveiller sa réalisation par d’autres et, dans le meilleur
des cas, de l’avoir suffisamment assimilée pour pouvoir l’enseigner à
d’autres » (Dore et alii 1989, p. 58).

Tableau 6
PROPORTION D’ÉTABLISSEMENTS AYANT ADOPTÉ
DES MESURES D’AJUSTEMENT DE L’EMPLOI
par types de mesures (1er trimestre 1975
et 4e trimestre 1977, 1982 et 1986)

Source : Shirai 1989.

4. LE SALARIAT EN QUESTION

La progression excessivement rapide des coûts salariaux a joué un rôle


majeur dans la crise des politiques keynésiennes à partir de la fin des années
60. Cette progression a été considérablement ralentie dans les années 80 par
des politiques d’austérité coûteuses en termes de pertes d’emplois,
d’affaiblissement de la croissance et de l’investissement, de stagnation du
pouvoir d’achat. Il est non moins incontestable qu’une rigidité des salaires (à
la baisse) et une mobilité insuffisante de la main-d’œuvre peuvent empêcher
l’adaptation du marché du travail et la création de nouveaux emplois peu
qualifiés.
Il est donc logique de se demander si une politique qui s’attaquerait
directement à la progression des coûts salariaux ne permettrait pas de faire
l’économie des sacrifices inhérents à la politique d’austérité. Ne serait-il pas
possible de déconnecter la formation des coûts unitaires et celle de la
demande ?
Il ne s’agit pas de parvenir à l’objectif « classique » d’une baisse des
salaires, mais de limiter l’écart – inflationniste – entre la progression
nominale et la progression réelle des salaires. Dans la conception classique de
la flexibilité, l’objectif est d’améliorer la rentabilité des entreprises en
réduisant les salaires réels (c’est-à-dire en obtenant que les salaires
progressent moins vite que l’inflation) et en transférant vers les ménages les
charges précédemment supportées par les entreprises. Sans même considérer
les retombées sociales d’une telle politique, il faut souligner qu’elle risque de
mettre en œuvre un engrenage récessionniste.
Aux Etats-Unis, les retombées bénéfiques de la flexibilité sur l’emploi
s’expliquent principalement par le fait qu’il s’est agi d’une flexibilité
compensée, c’est-à-dire que la modération des salaires et des charges pesant
sur les entreprises s’est accompagnée d’un soutien du pouvoir d’achat des
ménages par l’Etat. A la fin des années 60 et dans les années 70, cette
compensation s’est concrétisée par la croissance des dépenses sociales de
l’Etat. La part des transferts publics nets dans le revenu disponible des
ménages est ainsi passée de 7,6 % en 1965 à 11,7 % en 1973 et 14,6 % en
1981. Depuis 1982-1983, les dépenses sociales de l’Etat ont certes été
comprimées, mais le relais a été pris par les réductions d’impôts consenties
aux ménages et aux entreprises. Cette compensation budgétaire a permis de
concilier une modération des coûts de production avec une croissance du
pouvoir d’achat des ménages et donc de la demande s’adressant aux
entreprises. Elle a plus particulièrement favorisé la création d’emplois
tertiaires mal rémunérés dont le complément de ressources et de sécurité
sociale a été pris en charge par l’Etat.
Il s’agit en quelque sorte d’amener les partenaires sociaux, en premier lieu
les salariés, à intérioriser le contrôle de la progression des salaires que la
politique des revenus prétend imposer à l’entreprise de l’extérieur.
Une meilleure intégration sociale devrait contribuer à améliorer la situation
de l’emploi de deux manières : en renforçant la compétitivité des entreprises,
elle leur permettra de mieux résister à la concurrence étrangère ; en extirpant
l’inflation salariale, elle devrait ouvrir la voie à une politique de relance.
La politique de désindexation des salaires sur les prix mise en œuvre à
partir de 1982 a d’autant mieux réussi que l’aggravation du chômage suscite
une inquiétude sociale qui atténue les revendications salariales. La
désinflation reste ainsi à la merci d’un retournement défavorable de la
conjoncture internationale ou d’un dérapage des coûts salariaux. La
progression modérée des salaires ne sera sans doute pas remise en question
tant que ce facteur dissuasif qu’est le chômage va subsister. Il s’agit donc de
consolider la désinflation de manière à ce qu’elle subsiste même dans une
conjoncture internationale moins favorable. Cette consolidation est une
condition d’une reprise de la croissance ne débouchant pas rapidement sur un
déficit extérieur incontrôlable. Comment faire entrer dans les mœurs un
partage non inflationniste du revenu national ?
Deux auteurs, l’un anglais, James Meade, prix Nobel d’économie 1977,
l’autre américain, Martin Weitzman, professeur à Harvard, ont plus
particulièrement approfondi cette question.
Meade écarte d’abord une politique des revenus centralisée qu’il juge
excessivement compliquée et coûteuse et qui risquerait de fausser les lois du
marché dans l’affectation des emplois offerts par les différents secteurs. Il
préconise néanmoins une détermination de normes de progression des
salaires qui n’est pas sans rappeler la technique mise en place à partir de 1982
en France consistant à fixer la progression des salaires sur l’année en fonction
d’une hausse prédéterminée des prix. Les entreprises qui consentiraient des
augmentations de salaires dépassant les normes devraient être, selon Meade,
assujetties à un « impôt anti-inflation ». En même temps, Meade envisage
diverses mesures visant à supprimer les situations dans lesquelles le statut
acquis prime sur la concurrence dans la fixation des salaires.
Les deux auteurs s’accordent à considérer qu’une désinflation durable et
une réduction sensible du chômage ne pourront résulter que d’une
transformation radicale du mode de détermination des rémunérations, celles-
ci devant être liées aux résultats de l’entreprise. Il s’agirait en quelque sorte
de substituer une économie de partage à l’économie salariale, c’est-à-dire la
flexibilité des salaires à celle des emplois.
Dans une économie en plein emploi, le risque de perdre son emploi est
négligeable et il est logique que le remplacement du salaire à la pièce par le
salaire au temps ait figuré, jusqu’au début des années 70, parmi les
principales revendications des salariés. L’institution de la mensualisation est
ainsi apparue comme un progrès majeur obtenu sous la présidence de
Georges Pompidou.
Au fur et à mesure que le chômage s’accroît, la répartition des risques se
modifie. Actuellement, en raison de la rigidité des salaires, les ajustements se
font principalement par les quantités, c’est-à-dire par la baisse de la
production et le chômage. Au contraire, si les rémunérations deviennent
flexibles, les ajustements se feront par les prix et les salaires plutôt que par
des suppressions d’emploi. Selon Weitzman, ce système enclenchera un
cercle vertueux : chaque employé supplémentaire étant rémunéré en fonction
des profits que son embauche permettra de réaliser, l’entreprise sera incitée à
produire plus, à vendre moins cher et à embaucher toujours davantage.
Supposons une entreprise qui verse un salaire horaire de 24 dollars l’heure.
Elle recrutera des salariés tant que sa recette additionnelle résultant d’une
heure de travail supplémentaire ne sera pas inférieure au coût additionnel,
c’est-à-dire à 24 dollars. La recette moyenne par heure de travail sera
naturellement plus élevée (par exemple 36 dollars) afin de couvrir les frais
généraux, les investissements, les bénéfices, etc.
Supposons maintenant que chaque travailleur, au lieu de recevoir un salaire
de 24 dollars, reçoive une rémunération égale aux deux tiers de la recette
moyenne réalisée par travailleur, soit 24 dollars. A première vue, il semble
qu’il n’y a rien de changé. Mais, explique Weitzman, si l’entreprise recrute
maintenant un travailleur supplémentaire, ses recettes totales augmentent
comme précédemment de 24 dollars par heure, alors que le coût total de la
main-d’œuvre n’augmente que des deux tiers de 24 dollars, soit de 16 dollars.
Elle réalise donc un bénéfice supplémentaire de 8 dollars. Elle pourra en
utiliser une partie pour réduire ses prix et vendre davantage.
Les salariés seront d’autant plus intéressés par la bonne marche de
l’entreprise que leur rémunération en dépendra. Ils seront a priori plus
favorables aux mesures susceptibles d’améliorer la productivité et, au
contraire, moins tentés de recourir à des actions telles que la grève qui
pourraient la compromettre.
En facilitant une reprise durable de l’économie, ce système contribuera en
fin de compte à une progression des revenus réels – c’est-à-dire déduction
faite de l’inflation – plus forte que celle qui résulterait d’une augmentation
excessive des salaires nominaux qui ne manquerait pas de provoquer un
renforcement de l’austérité.
Ce système pose de nombreuses questions : les unes portent sur les
comportements qu’une telle économie de partage va induire ; les autres sur la
difficulté de la mettre en œuvre.
1) L’impact d’un tel système sur l’emploi doit être nuancé. Comme en
convient Meade lui-même, il serait sans doute moins favorable à la création
de nouveaux emplois qu’il ne réduirait les licenciements, ce qui serait déjà un
apport non négligeable à la lutte contre le chômage. Certes, l’entreprise aura
intérêt à embaucher toujours plus. En revanche, pour maximiser leur revenu,
les salariés seront tentés de s’opposer à toute nouvelle embauche puisque
celle-ci conduira à une baisse du revenu moyen. Pour contrer cet effet
pervers, on peut prévoir que les salariés nouvellement embauchés ne
bénéficient de la participation aux résultats de l’entreprise qu’après un an de
présence. Il paraît difficile d’allonger cette durée sans entraîner une réduction
de la mobilité professionnelle et un salariat à deux vitesses.
2) La même question se pose en ce qui concerne les investissements : les
salariés n’auront-ils pas tendance à sacrifier ceux-ci pour maximiser leurs
profits à court terme ? De ce point de vue, la situation est même plus
préoccupante encore dans la mesure où la propension des détenteurs de
capitaux à procéder à de nouveaux investissements serait, elle aussi, sujette à
caution. A cela, Weitzman (1986, p. 139-140) répond qu’il s’agit là d’un effet
à court terme qui ne persisterait pas dans le cadre de la longue période où les
coefficients de rémunération pourront être adaptés et seront
fondamentalement déterminés par les forces de la concurrence.
3) De manière plus générale, Meade explique que ce système risque d’aller
à l’encontre d’une politique d’innovation. En effet, un détenteur de capital
peut répartir les risques qu’il prend en plaçant ses capitaux dans différentes
entreprises. Un employé ne peut occuper simultanément qu’un,
éventuellement deux emplois. Il place donc tous ses œufs dans le même
panier. Son aversion pour des opérations risquées sera donc plus grande.
4) L’impact de l’adoption d’un tel système de rémunération sera très
différent pour une entreprise de main-d’œuvre et une entreprise capitalistique.
Supposons une entreprise dans laquelle les coûts salariaux représentent 80 %
de l’ensemble des coûts et une autre entreprise dans laquelle ils ne
représentent que 10 %. Une baisse de 10 % des salaires entraînera une baisse
de 8 % du prix final dans la première entreprise et de seulement 1 % dans la
seconde.
5) L’effet de la flexibilité dépend pour chaque firme non seulement de la
flexibilité salariale dans cette firme, mais également de la flexibilité dans les
firmes productrices d’inputs.
6) La flexibilité salariale sera d’autant mieux acceptée que le risque de
chômage est plus grand. Or, ce risque est très inégalement réparti, en
particulier les fonctionnaires y échappent pratiquement.
7) On observe de fortes disparités sectorielles dans les profits. Une étude
de la Direction de la prévision portant sur les disparités sectorielles dans les
profits entre 1977 et 1983 montre : 1° une grande disparité des profits réalisés
par employé qui peuvent aller de 10000 francs/an dans le bâtiment à plus de
100000 francs/an dans le secteur énergétique ; 2° une faible variabilité de ces
profits, sauf pour les biens intermédiaires qui ont connu des fluctuations de
20 % autour de leur moyenne durant cette période.
8) Une autre objection souvent faite, mais que l’on peut considérer au
contraire comme un point positif du système, c’est que son adoption devrait
logiquement aller de pair avec l’extension du droit de regard des salariés ou
de leurs représentants sur la gestion de l’entreprise. On imagine mal, en effet,
des employés accepter ce mode de rémunération s’ils n’ont aucun moyen de
contrôle, en particulier de l’affectation des profits.
Mais la principale interrogation porte sur la possibilité d’étendre
rapidement un tel système. En France, jusqu’à présent, à quelques
remarquables exceptions près, les partenaires sociaux ont pour le moins
manqué d’enthousiasme pour se lancer dans la voie du partage capital/travail.
Il faut dire à leur décharge que les gouvernements successifs qui ont créé des
formules de participation ou d’intéressement ont toujours donné l’impression
de ne pas très bien savoir s’ils voulaient vraiment les encourager ou en limiter
le succès. C’est sans doute ce qui explique tant la complexité de la plupart de
ces formules que la multiplication des clauses restrictives. Ainsi, la part de la
masse salariale qui peut être allouée à l’intéressement est plafonnée ; les
exonérations fiscales ne sont consenties que si le montant global des primes
ne dépasse pas le cinquième du total des salaires bruts ; les sommes
distribuées au titre de la participation sont bloquées pendant cinq ans, ce délai
pouvant désormais être ramené à trois ans à condition de renoncer à une
partie des avantages fiscaux prévus.
Les expériences d’intéressement menées en France ou à l’étranger
montrent que celui-ci ne « prend » vraiment qu’au-delà d’une certain seuil et
qu’il ne s’est vraiment implanté que dans les entreprises qui ont adopté des
formules dépassant très largement les recommandations des lois en vigueur.
En général, c’est dans les entreprises les plus performantes que la
participation des salariés aux résultats est le mieux accueillie, alors même
qu’une plus grande flexibilité des rémunérations en fonction des résultats de
l’entreprise serait particulièrement opportune dans les firmes en difficulté.
Mais il est évidemment plus séduisant d’être intéressé aux résultats d’une
entreprise qui fait des bénéfices importants que d’une entreprise déficitaire.
La direction d’une entreprise est également d’autant plus disposée à ouvrir
ses comptes aux représentants des salariés qu’elle peut se prévaloir d’une
bonne gestion.
Pour remédier à cet état de fait, Meade suggère des mesures spécifiques
visant à encourager l’intéressement dans les entreprises en difficulté. Il serait,
par exemple, concevable de reprendre une formule pratiquée aux Etats-Unis
au cours des dernières années et consistant à négocier l’introduction d’une
rémunération liée aux résultats de l’entreprise contre une garantie de
l’emploi.
Selon un rapport du ministère du Travail (Le Monde daté du 13 juillet
1989) sur la période 1986-1988, à la fin de 1988, près de 4600 accords
d’intéressement étaient en cours d’application en France, le nombre de
salariés concernés étant passé de 401000 fin 1985 à 984811 fin 1988. Pour
76 % des accords conclus de 1986 à 1988, l’intéressement est lié aux résultats
et non à l’accroissement de la productivité, mais le recours à des formules
uniques de calcul diminue quand la taille des entreprises augmente. Pour être
bénéficiaire de l’intéressement, des conditions d’ancienneté sont le plus
souvent requises, la durée la plus fréquemment retenue variant entre trois et
six mois. En 1990, une loi devait étendre la participation (redistribution d’une
part de bénéfices réinvestie dans l’entreprise), obligatoire depuis 1967 dans
toutes les entreprises de plus de 100 salariés, aux entreprises de 50 à 100
salariés. En même temps, pour ne pas compromettre l’équilibre des régimes
de retraite ou d’assurance maladie, la masse salariale versée sous forme
d’intéressement (exonéré de charges sociales) devait être limitée à 12 % (et
8 % en l’absence d’un accord de salaire négocié avec les syndicats).

5. PERFORMANCES ÉCONOMIQUES ET EXEMPLARITÉ


DES MODÈLES SOCIAUX

Les pays qui auront l’organisation du marché du travail et le système de


relations professionnelles le plus efficaces bénéficieront d’un avantage, sans
doute déterminant, dans la compétition internationale que le grand marché
européen va encore renforcer (OCDE 1988 a, p. 36-37 ; Tarantelli 1989).
Cette observation n’implique pas que les autres pays veuillent et puissent s’en
inspirer.
Des forces contradictoires entrent en jeu, les unes accélèrent la
convergence des systèmes sociaux européens, les autres favorisent leur
divergence. Il n’est pas sûr que les premières l’emportent, ni a fortiori qu’une
harmonisation éventuelle se fasse par alignement sur les systèmes sociaux les
plus développés, fussent-ils l’apanage des pays les plus performants sur le
plan économique.
Selon toute vraisemblance, l’harmonisation sociale européenne ne pourra
résulter que d’une volonté forte et commune des gouvernements et des
partenaires sociaux, même si la multiplication des fusions et des accords de
coopération entre entreprises de nationalité différente devrait également
contribuer à ce processus de rapprochement. La Charte des droits sociaux
fondamentaux qui devrait être prochainement adoptée ne constitue, de ce
point de vue, qu’un plancher social minimum auquel satisfont déjà la plupart
des pays européens et qui ne va guère modifier les relations professionnelles
des pays retardataires.
Le rayonnement du modèle consensuel est d’abord contrarié par les
spécificités nationales. Peut-on transposer ce scénario dans un contexte
socioculturel différent ? L’Etat peut-il se substituer à des partenaires sociaux
défaillants ? Ces questions n’admettent pas de réponses simples.
L’organisation du marché du travail et les relations professionnelles
s’inscrivent dans un contexte économique, social et culturel beaucoup plus
large. Elles doivent être cohérentes avec le système éducatif. Tenter de
transposer certaines mesures en ignorant la logique qui les sous-tend risque
de conduire à des déconvenues. Ce qui ne signifie évidemment pas que les
systèmes sociaux soient intangibles, ni même qu’un pays ne puisse s’inspirer
d’expériences étrangères. Après tout, le consensus social est loin d’avoir
toujours caractérisé la Suède, pays européen qui a connu le plus de grèves
entre les deux guerres. De même, la cogestion n’a été instituée dans la
sidérurgie allemande qu’au début des années 50 et n’a été étendue à d’autres
secteurs que bien des années plus tard.
De plus, dans la mesure où il repose sur le sens des responsabilités des
partenaires sociaux, ce scénario s’avère fort exigeant. Il est autrement plus
facile pour les organisations patronales de plaider en faveur d’un
assouplissement du droit de licenciement ou le développement du travail
précaire et pour les organisations syndicales de revendiquer des
augmentations de salaire que de se mettre d’accord pour introduire la
codétermination au sein des entreprises.
Mais surtout, les tendances spontanées du marché risquent d’agir en faveur
de la divergence des systèmes sociaux européens. Le modèle consensuel
renforce les capacités d’adaptation et la solidité des entreprises qui
l’appliquent, mais il résulte d’une stratégie à long terme, menée de concert
par les partenaires sociaux et les pouvoirs publics. Il est généralement trop
tard d’y recourir quand une entreprise est en difficulté. Le modèle consensuel
ne porte ses fruits qu’à terme. En outre, si la crise peut provoquer une prise
de conscience et pousser les partenaires sociaux à réviser leurs relations pour
assurer la survie de l’entreprise, le plus souvent, les mentalités qui ont
empêché les adaptations et conduit à la crise vont s’opposer à la réforme. Le
renforcement de la flexibilité quantitative va alors s’imposer comme la seule
issue envisageable, quitte à accentuer les antagonismes sociaux.

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3. Les contraintes macro-économiques et la
politique budgétaire

Commentant un sondage publié fin 1988 par le Los Angeles Times Mirror,
selon lequel la réduction du déficit budgétaire devrait être la priorité de
l’administration Bush, Robert Heilbroner et Peter Bernstein (1989)
remarquent que vraisemblablement aucune des personnes interrogées n’aurait
été capable d’expliquer en quoi le déficit budgétaire constituait une telle
menace pour l’économie américaine.
Cette anxiété étant largement partagée dans les autres pays et les politiques
budgétaires expansionnistes faisant l’objet d’une large réprobation dans la
plupart des pays occidentaux, il nous a semblé que la meilleure façon de
procéder serait d’examiner les principales critiques, les principaux arguments
avancés contre le déficit budgétaire... et d’y répondre.

1. L’ÉCHEC DES POLITIQUES UNIDIMENSIONNELLES 17

Depuis près de cinquante ans, la pensée économique s’est développée


autour de l’opposition entre les approches classique et keynésienne, l’une
mettant l’accent sur l’offre – sur les producteurs – et la rentabilité des
entreprises, l’autre sur la demande, c’est-à-dire sur les consommateurs.
Suivant que l’une ou l’autre école a eu le vent en poupe, ce sont des
politiques privilégiant tantôt l’offre, tantôt la demande qui ont prévalu.
Or, les crises que connaissent les pays industrialisés, depuis les années 70,
se caractérisent par la conjonction de deux types de problèmes : une
augmentation des coûts de production responsable d’une baisse de la
rentabilité des entreprises, de l’inflation, d’une dégradation des comptes
extérieurs de certains pays (« crise classique »), et une insuffisance de la
demande (« crise keynésienne »).
Les gouvernements ont appris à combattre l’inflation au prix d’une
aggravation du chômage et réciproquement. Ils ont donc été quelque peu
désemparés devant la montée conjointe de ces deux maux. Ils ont alors réagi
en appliquant, malgré tout, d’anciennes recettes classiques ou keynésiennes à
cette situation inédite.
Les typologies qui distinguent « crise classique » et « crise keynésienne »
sont certainement utiles pour mieux cerner les composantes de la crise. Mais
ces distinctions ne doivent pas faire oublier que, dans une économie ouverte,
les deux crises sont étroitement enchevêtrées. Combattre l’une en aggravant
l’autre n’a donc guère de sens. La conjonction de politiques d’austérité
menées dans les principaux pays industrialisés pour lutter contre une crise de
l’offre favorise le développement de tendances récessionnistes à l’échelle
mondiale. A son tour, celles-ci aggravent les facteurs « classiques » de la
crise.
La crise keynésienne correspond à une situation dans laquelle les
entreprises ne peuvent utiliser pleinement leurs capacités de production en
raison d’une insuffisance de la demande. Or, l’ouverture des économies
compromet l’efficacité d’une relance susceptible de pallier cette insuffisance.
Un processus pervers s’est ainsi développé qui n’existait pas à l’époque de
Keynes, ni même dans les années 50 et 60, qui ont vu l’apogée des politiques
d’inspiration keynésienne. Auparavant, la demande supplémentaire résultant
de la politique de relance bénéficiait principalement aux entreprises
nationales. Maintenant, l’ouverture des économies sur l’extérieur et le
cloisonnement des marchés, résultant de la diversification des secteurs et des
emplois, entraînent la coexistence de secteurs dans lesquels le plein emploi
des capacités de production ne peut être atteint faute d’une demande
suffisante et de secteurs incapables de répondre à la demande en raison de
coûts de production excessifs par rapport à leurs concurrents étrangers. En
même temps, une part – variable en fonction de l’élasticité des importations
par rapport au PNB – de la demande supplémentaire suscitée par la politique
de relance est satisfaite par des produits étrangers. Il en résulte une
augmentation des importations et une dégradation des comptes extérieurs.
Enfin, l’impact de la relance est réduit par ce « détournement ». Comme on
l’a observé en France en 1982-1983, cette situation peut contraindre le
gouvernement à renoncer à une politique expansionniste. Le retour à
l’austérité se fait avant que de nombreuses entreprises aient eu le temps de
mettre à profit la relance pour développer les investissements. Ainsi, même si
la crise keynésienne paraît prédominante, la crise classique constitue un
facteur de blocage qui interdit l’application des remèdes keynésiens de
soutien de la demande.
La crise classique caractérise une situation dans laquelle les entreprises
pourraient, à un prix donné, écouler une production plus importante, mais ne
le font pas en raison de la rentabilité insuffisante de leurs activités. Cette
dernière situation peut s’observer dans une économie fermée, en raison de
l’élasticité de la demande de certains biens, dont les producteurs ne peuvent
augmenter les prix sans provoquer une forte réduction de la demande.
Néanmoins, elle est surtout fréquente dans une économie ouverte, en
l’absence d’un mécanisme d’ajustement régulier des taux de change
compensant les différences d’inflation entre les pays. Dans ce cas, les
producteurs des secteurs concurrencés ne peuvent vendre qu’en produisant à
des prix imposés, de facto, par la concurrence internationale et ces prix
peuvent être incompatibles avec des coûts de production trop élevés.
Ainsi se forme un véritable cercle vicieux de l’austérité. Les politiques de
déflation compétitive – c’est-à-dire de concurrence par la compression des
coûts salariaux – pratiquées par le Japon, la RFA et les pays à main-d’œuvre
bon marché conduisent les pays déficitaires à mettre en œuvre des politiques
d’austérité visant à réduire les importations en restreignant la demande
domestique. A la longue, l’insuffisance de la demande entraîne une faiblesse
des investissements. A son tour, celle-ci provoque un vieillissement de
l’appareil productif qui compromet la compétitivité des entreprises et ouvre la
voie à un déficit commercial structurel. De nouveaux secteurs glissent ainsi
du premier groupe – keynésien -, pour lequel une reprise de la demande est
suffisante pour susciter un accroissement des ventes, au second groupe –
classique – caractérisé par une offre non compétitive. La détérioration
structurelle de la balance commerciale ne peut alors que s’accélérer, appelant
des mesures d’austérité de plus en plus rigoureuses. La détérioration de
l’emploi sera d’autant plus forte que la conjonction de politiques nationales
recherchant la compétitivité par l’austérité ne peut que déboucher sur une
récession mondiale.
A cet égard, il convient de noter que le principe énoncé par l’ancien
chancelier allemand Helmut Schmidt selon lequel « les profits d’aujourd’hui
sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain » est une
source de confusion. En effet, il ne dit rien de l’origine des profits et ouvre
ainsi la voie à l’interprétation erronée consistant à croire qu’il serait possible
de rétablir durablement les profits des entreprises en réduisant le revenu des
ménages et donc la demande qui s’adresse à elles. En réalité, les profits sont
certes fonction de l’évolution des coûts de production, mais également de la
demande, c’est-à-dire des revenus des entreprises. On ne saurait donc
négliger un de ces deux termes sans compromettre leur rentabilité.
L’alternance de politiques de relance qui butent sur la contrainte extérieure
et de politiques d’austérité qui favorisent le chômage et la réduction des
investissements met clairement en évidence l’échec des politiques
unidimensionnelles, qu’elles soient classiques ou keynésiennes. Les
politiques expansionnistes n’en demeurent pas moins indispensables pour
soutenir la croissance et réduire le chômage. Une politique budgétaire
adaptée aux nécessités de l’heure devra donc satisfaire simultanément les
impératifs d’offre et de demande.

2. MESURER LE DÉFICIT BUDGÉTAIRE

Pour cerner les effets réels d’un déficit budgétaire, il convient d’abord de
le mesurer correctement. L’estimation à retenir peut varier en fonction du
problème que l’on entend analyser. Elle n’est pas forcément la même selon
que l’on étudie l’impact expansionniste d’un déficit budgétaire, la charge de
remboursement de la dette publique ou le patrimoine net du secteur public.
De même, dans certains pays, on s’intéresse principalement à l’endettement
de l’administration centrale, dans d’autres à celui de l’ensemble des
administrations publiques (Etat, collectivités locales et sécurité sociale), voire
même du secteur public (en y incluant les entreprises publiques). Dans les
Etats fédéraux, notamment aux Etats-Unis, la perception de la dette publique
peut être sensiblement différente selon que l’on ne considère que la dette
fédérale ou que l’on en déduit l’excédent des Etats et collectivités locales (53
milliards de dollars en 1988) – déduction qui paraît d’autant plus justifiée que
cet excédent est imputable, pour une bonne part, à des subventions accordées
par l’Etat fédéral qui atteignaient 108,6 milliards de dollars en 1988.
Robert Eisner (1986), auquel nous allons fréquemment nous référer dans
ce chapitre, montre que des erreurs d’appréciation sur l’ampleur réelle des
soldes budgétaires peuvent expliquer la mise en œuvre de politiques
économiques inadéquates 18. Ainsi, en 1974, le président Ford convoqua la
conférence « WIN » (Whip-Inflation-Now) en vue de déterminer une
politique d’austérité juste au moment où l’économie entrait en récession. De
même, à la fin de la présidence de Jimmy Carter et au début de celle de
Ronald Reagan, une perception erronée du déficit réel conduisit à l’adoption
d’une politique monétaire et budgétaire restrictive qui a été à l’origine de la
profonde récession de 1981-1982.
Il n’est évidemment pas question d’examiner ici toutes les classifications
auxquelles un déficit budgétaire peut être soumis. L’OCDE distingue ainsi
fréquemment déficits conjoncturel et structurel. On peut également distinguer
un déficit budgétaire actif – provoqué par un accroissement des dépenses
publiques ou une réduction des impôts – et un déficit budgétaire passif
résultant d’une baisse des recettes fiscales à la suite d’un ralentissement de la
croissance économique.

Tableau 7
BESOIN DE FINANCEMENT
DES ADMINISTRATIONS PUBLIQUES
capacité (+) ou besoin (-) en % du PNB/PIB nominal

Source : OCDE 1990, p. 16.

Endettement brut et endettement net


Dans certains pays, une part importante de la dette publique est détenue par
des organismes publics. Ainsi, en juin 1988, les agences gouvernementales,
en premier lieu le Social Security Trust Fund, détenaient 21 % de la dette
publique américaine. La garantie exceptionnelle offerte aux détenteurs de la
dette publique explique le rôle qu’elle joue dans les placements des
organismes institutionnels. Cet endettement des administrations publiques
entre elles est, dans la plupart des pays, exclu des calculs de la dette publique.
Il paraît également logique de déduire de la dette publique brute les actifs
financiers détenus par l’Etat. Ces actifs sont de deux ordres : les actifs
détenus par l’Etat en tant qu’intermédiaire financier, par exemple pour
financer des prêts à diverses institutions ou des prêts hypothécaires aux
particuliers ; les ressources de la sécurité sociale constituées par exemple en
vue d’amortir les variations d’une année sur l’autre des cotisations et des
prestations de chômage ou d’assurance maladie 19. Comme le montre le
tableau 9, la différence entre les estimations brutes et nettes de la dette
publique est souvent considérable.

Tableau 8
QUI DÉTIENT LA DETTE PUBLIQUE AMÉRICAINE ?

milliards de % du
dollars total
Agences et fonds d’investissement
publics 534,2 21,0
Banques du Federal Reserve System 227,6 8,9
Banques commerciales 263,0 10,3
Fonds du marché monétaire 13,4 0,5
Institutions financières 715,8 28,1
Etats et collectivités locales 280,2 11,0
Ménages : bons d’épargne 106,2 4,2
– titres négociables 75,0 2,9
Etranger 332,3 13,0
Dette brute totale 2547,7 100,0
Source : Federal Reserve Bulletin, décembre 1988.

Dette publique et inflation


On ne saurait avoir une juste perception de l’évolution de la dette publique
et du déficit budgétaire sans tenir compte de l’inflation. En période de hausse
des prix, les débiteurs remboursent leurs emprunts en une monnaie dépréciée
par rapport à celle dans laquelle ils les ont contractés quelques années plus
tôt.
Tableau 9
ESTIMATIONS BRUTE ET NETTE
DE LA DETTE PUBLIQUE
DANS QUELQUES PAYS (en 1989) (en % du PIB)

Estimation brute Estimation nette


Etats-Unis 51,1 30,2
Japon (b) 70,1 16,4
Allemagne (b) 42,9 22,1
France (a)(b) 46,7 24,7
Italie 97,6 95,0
Royaume-Uni 40,1 28,9
Canada 68,7 37,5
Suède 54,2 3,0
(a) L’estimation brute n’exclut pas l’endettement des administrations
publiques entre elles. (b) Les actifs financiers pris en compte dans
l’estimation nette excluent les actions et participations dans les
entreprises publiq
Source : OCDE 1989, p. 123. ues.

Eisner imagine un ménage qui emprunte pour consommer 5000 dollars,


alors qu’il a déjà contracté précédemment un prêt hypothécaire de 100000
dollars. Son endettement total s’élève donc à 105000 dollars. Mais supposons
que, depuis le moment où le prêt hypothécaire a été obtenu, la dépréciation
monétaire due à l’inflation a atteint 10 %. La valeur réelle du prêt
hypothécaire n’est donc plus que de 90000 dollars. Si on y ajoute le nouvel
emprunt de 5000 dollars, on trouve que l’endettement réel total du ménage
considéré est de 95000 dollars. L’endettement réel n’a donc pas augmenté de
5000 dollars comme on pouvait le croire à première vue, mais il a, au
contraire, diminué de 5000 dollars. Eisner demande alors « si l’on peut dire
que ce ménage dépense plus qu’il ne gagne, alors que sa dette réelle diminue,
et s’il ne convient pas plutôt de comptabiliser dans ses revenus les 10 000
dollars de dépréciation du prêt hypothécaire ? Si oui, ses dépenses ont été de
5000 dollars inférieures à ses revenus. Il n’a donc pas un “ déficit ” de 5000
dollars, mais un excédent » (Eisner 1986, p. 10).
Il est logique de transposer ce raisonnement au niveau de l’Etat et d’ajuster
la dette publique à l’inflation au même titre que n’importe quelle autre dette
et de la même façon qu’on tient compte de la hausse des prix pour évaluer la
valeur réelle des immeubles ou de tout autre bien.
Eisner montre ainsi que, de 1945 à 1984 inclus, la dette publique nette des
Etats-Unis a été multipliée par cinq, passant de 250 à 1257 milliards de
dollars, alors qu’en valeur constante elle a baissé de 562 à 516 milliards de
dollars 1972. En particulier, au cours de la présidence Carter, alors que les
déficits budgétaires cumulés s’élevaient à 153 milliards de dollars,
l’endettement net des Etats-Unis exprimé en dollars constants diminuait de
72 milliards de dollars.
La perte qui résulte de l’inflation pour les créditeurs et l’avantage qui en
découle pour les débiteurs sont compensés, au moins partiellement, par des
taux d’intérêt plus élevés. L’inflation accroît la valeur nominale des
emprunts, comme celle de tous les autres biens, non leur valeur réelle. Les
intérêts de la dette doivent donc être considérés pour une part seulement
comme le coût du crédit, le reste correspondant à une compensation de la
dépréciation monétaire affectant la valeur réelle de la dette. Ainsi, le Trésor
britannique émet des obligations indexées sur le coût de la vie – c’est-à-dire
nettes d’inflation – qui ne rapportent que 3 %. Ce que l’on peut considérer
comme le véritable taux d’intérêt. Tout le reste étant simplement un
rattrapage compensant l’inflation (Heilbroner et Bernstein 1989, p. 75).
Eisner (1987) suggère, de plus, une correction afin de « tenir compte de la
dévalorisation de la dette publique à la suite de la montée des taux d’intérêt
en période d’inflation. Prenons un bon du Trésor d’une valeur de 1 000
dollars. Supposons qu’en raison de l’inflation le taux d’intérêt passe de 8 à
10 %. Pour les ménages et les entreprises, la valeur sur le marché des bons du
Trésor qu’ils détiennent va alors diminuer. Cet effet a eu une grande
importance dans les années 70 et au début des années 80 en raison de la
hausse des taux d’intérêt nominaux. Au contraire, si les taux d’intérêt
diminuent, la correction doit se faire en sens contraire 20 ».

Dépenses de fonctionnement et dépenses d’investissement


Supposons une entreprise dont les dépenses courantes au cours d’une
année s’élèvent à 8 millions de francs et les ventes à 10 millions. Supposons
également que cette entreprise emprunte 3 millions pour financer la
construction d’une nouvelle usine. Ses dépenses pour l’année atteignent donc
11 millions de francs. L’emprunt contracté ne sera remboursé qu’au fil des
ans, moins par exemple un amortissement de 200000 francs. Elle ne va
évidemment pas annoncer pour autant à ses actionnaires un déficit de 1
million de francs, mais bien un profit de 2 millions. En effet, les firmes ne
comptabilisent pas leurs dépenses d’investissement l’année où elles sont
faites, mais les amortissent sur plusieurs années.
Il n’en est pourtant pas ainsi pour les Etats dont les dépenses en capital
figurent dans les charges du budget général au même titre que les dépenses
ordinaires et sont censées être équilibrées par des recettes budgétaires dans
l’année même où elles sont effectuées. Si les comptes des entreprises étaient
construits de la même manière, quelles sont celles qui n’annonceraient pas un
déficit ?
Il serait, au contraire, logique d’appliquer aux dépenses en capital du
budget un traitement similaire à celui adopté pour les investissements des
entreprises. Dans cet esprit, « il faudrait ajouter chaque année aux dépenses
courantes un certain montant des dépenses d’investissement engagées, tout en
comptabilisant dans un compte spécial le reste de ces dépenses. La fraction
non payée au cours de l’année, financée par l’emprunt, serait comptabilisée
comme un engagement (au passif) de l’Etat exactement de la même manière
que les obligations émises par une société privée. Parallèlement, la valeur
nette de la richesse publique apparaîtrait comme un actif qui servirait de
contrepartie aux emprunts émis » (Heilbroner et Bernstein 1989, p. 77).
Cette présentation ne doit pas être confondue avec des modalités – telles
que les autorisations de programme en France – qui permettent de donner un
cadre pluriannuel au financement d’investissements devant s’étaler sur
plusieurs années. En effet, le financement engagé au cours d’une année
donnée figure dans la loi de finances de cette année au même titre que
n’importe quelle autre dépense sans tenir aucun compte du laps de temps
nécessaire pour que cet investissement devienne rentable.
Reste à savoir comment distinguer clairement les dépenses publiques. La
distinction opérée par le budget français entre les dépenses ordinaires (975
milliards de francs en 1989) et les dépenses en capital (178 milliards de
francs) paraît insuffisante, notamment parce qu’elle classe parmi les dépenses
ordinaires des dépenses d’éducation, de santé ou de recherche qui jouent, de
toute évidence, un rôle fondamental dans l’évolution de la production
nationale. En revanche, il n’est pas évident que toutes les dépenses militaires
en capital (102 milliards de francs) contribuent, même à long terme, à la
croissance économique du pays.
Aux Etats-Unis, l’Office of Management and Budget évalue, pour l’année
fiscale 1988, les dépenses fédérales d’investissements matériels à 127
milliards de dollars et les investissements immatériels pour l’éducation, la
formation et la recherche à 80 milliards de dollars. Même avec un
amortissement élevé la première année, on arrive au résultat que le budget de
fonctionnement était à peine déficitaire, voire en excédent.

Dette publique interne et dette publique externe


Enfin, il convient de distinguer l’endettement public selon qu’il est
contracté envers des résidents ou des investisseurs étrangers. Nous verrons
dans le prochain paragraphe l’importance de cette distinction.
Contrairement à une idée reçue, le déficit budgétaire américain est loin
d’être financé en majeure partie par des investisseurs étrangers (tableau 8).
En réalité, ceux-ci ne détiennent qu’une faible part (13 % au 30 juin 1988) de
la dette publique des Etats-Unis. Fin 1988, les non-résidents détenaient 20 %
de la dette publique allemande sans que nul ne songe à s’alarmer de cet état
de fait.
Le pourcentage de la dette publique française détenue par des non-
résidents est du même ordre de grandeur. Fin 1989, alors que la dette
publique française s’élevait à 1233 milliards de francs, les investisseurs
étrangers détenaient 156,7 milliards de francs en valeurs du Trésor, soit
12,2 % du total, dont 86,9 milliards en obligations assimilables du Trésor et
69,8 milliards en bons du Trésor. Les achats étrangers de valeurs françaises
du Trésor ont fait un véritable bond en 1989, passant de 16,7 milliards de
francs en 1988 à 108,3 milliards en 1989. Les devises provenant de tels
achats ont pratiquement compensé les sorties de devises entraînées en 1989
par le déficit de la balance des paiements courants (23,3 milliards), les
investissements français à l’étranger et les dépenses au titre de la coopération,
une centaine de milliards de francs au total (Le Monde, 2 juillet 1990).
La détention d’une partie de la dette publique par des investisseurs
étrangers n’implique absolument pas que le pays considéré soit l’otage de
l’étranger. Les souscripteurs d’emprunts et les détenteurs de bons du Trésor
n’ont aucun droit de vote. En outre, il n’est pas de l’intérêt des créanciers de
mettre en difficulté leurs débiteurs. Du reste, on peut se demander si
l’argument ne doit pas être retourné, le créditeur dépendant bien plus
financièrement du débiteur que l’inverse ? Comme le remarque Milton
Friedman (1988) : « C’est un mystère pour moi, pourquoi on considère
comme un signe de la puissance japonaise et de la faiblesse américaine le fait
que les Japonais trouvent plus intéressant d’investir aux Etats-Unis qu’au
Japon. En réalité, c’est plutôt le contraire – le signe de la puissance
américaine et de la faiblesse du Japon. »
A cet égard, on peut noter l’analogie entre cette forme d’endettement de
l’Etat et celle qui consiste, pour réduire à tout prix le déficit budgétaire, à
vendre des actifs publics à des investisseurs nationaux ou étrangers, dans le
cadre d’une politique de privatisations comme celle qui a été pratiquée au
Royaume-Uni par le gouvernement de Mme Thatcher ou en France par celui
de M. Chirac dans les années 1986-1988.

Tableau 10
CINQ MESURES DU DÉFICIT BUDGÉTAIRE
DES ÉTATS-UNIS POUR L’ANNÉE FISCALE 1988
(en milliards de dollars)

Déficit brut 255


Déficit net 162
Déficit national 109
Déficit ajusté de l’inflation 43
Déficit du budget de fonctionnement 3
Source : Heilbroner et Bernstein 1989, p. 78.

3. LA CHARGE DE LA DETTE

L’endettement de l’Etat consiste-t-il à rejeter sur les générations


futures le fardeau des dépenses publiques actuelles ?
S’il est vrai que l’Etat devra rembourser un jour les dettes contractées, il ne
faut pas oublier que, sous réserve que les bons du Trésor soient vendus à des
résidents, ces remboursements de la dette publique financés par de nouveaux
emprunts ou des impôts prélevés sur des résidents bénéficieront à d’autres
résidents. A l’échelle du pays, il s’agira donc simplement d’une redistribution
de richesses d’un groupe à un autre qui ne pénalisera en rien les générations
futures dans leur ensemble. Il n’en sera autrement que pour la partie de la
dette publique due à des étrangers (Baumol, Blinder et Scarth 1986, p. 371).
Les bénéficiaires de cette redistribution seront d’abord ceux qui recevront
davantage de l’Etat, sous forme de versements d’intérêts ou de
remboursements du principal des emprunts qu’ils auront souscrits, qu’ils
n’auront à participer – à travers les impôts auxquels ils seront assujettis – à
ces paiements. Il pourra également s’agir de ceux qui bénéficieront
indirectement de ces paiements, par exemple en recevant une rémunération
d’organismes qui détiennent des bons du Trésor. Les catégories sociales les
plus aisées détenant, en général, davantage de titres publics que les catégories
plus défavorisées, le remboursement de la dette publique risque de conduire à
une redistribution des classes moyennes vers les plus riches. Il est vrai que
ces dernières sont également celles qui paient le plus d’impôts.
Mais c’est avant tout en pratiquant une politique récessionniste qu’un
gouvernement lèse les générations futures. Cette politique va, en effet, avoir
pour conséquence une réduction des investissements et bien souvent des
dépenses d’éducation et de recherche et, plus généralement, un ralentissement
de la croissance.

Un Etat peut-il accepter sans risque un accroissement durable de sa


dette publique ?
Il est vrai qu’un financement du déficit budgétaire par l’emprunt ou la
vente de bons du Trésor aux banques commerciales ou au public entraîne un
alourdissement de la dette publique qui grève les budgets futurs. Au fur et à
mesure que la charge de la dette augmente, les nouveaux budgets doivent
prévoir un déficit croissant à seule fin de la financer, faute de quoi des
charges d’intérêt croissantes évincent progressivement les autres dépenses
publiques. De surcroît, lorsque le taux d’intérêt sur la dette est supérieur au
taux de croissance du PIB en valeur, pour stabiliser le ratio dette/PIB, le solde
des administrations hors intérêts doit être d’autant plus positif que la dette a
atteint un niveau élevé. Ainsi, pour une dette nette égale à 50 % du PIB et un
écart de 2 % entre le taux d’intérêt et le taux de croissance du PIB en valeur,
l’excédent requis est de 1 point du PIB. C’est dire que, dans une telle
situation, la volonté de stabiliser la dette publique conduit à enlever toute
marge de manœuvre à la politique budgétaire qui n’a plus pour objectif qu’à
contenir ou à comprimer les dépenses hors intérêt. Ainsi, dans plusieurs pays,
le déficit des administrations recouvre-t-il en fait depuis quelques années un
excédent primaire, c’est-à-dire hors intérêts nets (Equipe MIMOSA 1989).

Tableau 11
SOLDE PRIMAIRE DES ADMINISTRATIONS
(en % du PIB)

Source : Equipe MIMOSA 1989, p. 23.

Un attachement excessif à cette règle de stabilisation du ratio dette


publique/PIB peut entraîner un engrenage récessionniste : une récession
provoque automatiquement une réduction des recettes fiscales et donc
l’apparition – ou l’aggravation – du déficit budgétaire. En principe, ce dernier
va avoir un effet de relance qui devrait contrecarrer la récession. C’est le
phénomène bien connu des « stabilisateurs automatiques ». Mais il va aussi
provoquer une détérioration du ratio dette publique/PIB, la première
augmentant alors que le second diminue. Si les pouvoirs publics entendent
coûte que coûte maintenir ce ratio constant, ils vont réduire les dépenses
publiques ou augmenter les prélèvements obligatoires, empêchant ainsi les
« stabilisateurs automatiques » de jouer et renforçant au contraire l’engrenage
récessionniste.
La politique conjoncturelle tend ainsi à accentuer les cycles économiques
plutôt qu’à les contrecarrer. L’augmentation des dépenses publiques paraît
d’autant plus acceptable que l’expansion accroît les recettes publiques. Des
politiques d’austérité sont au contraire mises en œuvre quand la récession
réduit ces recettes (Fitoussi et Le Cacheux 1989, p. 32 ; Aglietta et alii 1990,
p. 317).
En réalité, l’idée selon laquelle un Etat ne pourrait accepter sans risque un
accroissement durable de sa dette publique repose sur une assimilation –
erronée – de l’Etat à un particulier ou à un ménage. Les particuliers ne
peuvent s’endetter indéfiniment parce que leur durée de vie est limitée. Il
n’en est pas de même pour l’Etat qui est en principe assuré de la pérennité et
peut donc renouveler en permanence la dette publique en contractant de
nouveaux emprunts chaque fois que celle-ci arrive à échéance. Les rentes
perpétuelles émises par certains Etats, notamment le Trésor britannique,
symbolisent bien cette pérennité de l’Etat. Remarquons que l’Etat partage ce
privilège de renouveler en permanence ses dettes avec la plupart des
entreprises de quelque envergure. Cette progression de l’endettement a lieu
non seulement en raison de l’inflation, mais aussi et surtout parce que la
croissance de l’endettement va de pair avec celle de la production. Ainsi, la
dette à long terme d’IBM est passée de 173 millions de dollars en 1960 à 4,5
milliards en 1988 pendant que celle d’Exxon était multipliée par neuf.
De plus, la dette publique est généralement remboursable en monnaie
nationale, l’Etat ne peut donc jamais se trouver dans une situation où il serait
incapable d’honorer ses dettes. Il lui suffira, pour éviter cette situation,
d’accroître les impôts ou de verser à ceux qui auront souscrit des titres
publics une certaine quantité d’une monnaie... qu’il émet lui-même. De ce
fait, aucun autre titre de créance n’offre une garantie de remboursement
comparable à celle des titres de la dette publique.
Enfin, un accroissement incontrôlé de la dette publique peut être évité en
finançant le déficit budgétaire par une création monétaire 21. En effet,
l’endettement du Trésor n’est pas de même nature selon qu’il est contracté
auprès d’agents économiques privés ou de la banque centrale. Non seulement
cette dernière est un organisme public, mais de plus elle retourne au Trésor
les intérêts qu’elle perçoit sur les bons du Trésor. Le rétablissement du
pouvoir régalien de battre monnaie permettrait donc de résoudre le problème
de l’accumulation de la dette publique.

4. LE DÉFICIT BUDGÉTAIRE ET LA CROISSANCE


ÉCONOMIQUE
Les aléas de la politique discrétionnaire
Plusieurs économistes, notamment Milton Friedman, se sont prononcés
contre une politique économique discrétionnaire en raison des décalages qui
seraient, selon eux, inévitables entre la mise en œuvre d’une politique et les
fluctuations qu’elle est censée contrecarrer, mais qu’elle risque au contraire
d’accentuer. Tout d’abord, les gouvernements ne prennent conscience
qu’avec retard d’un changement de conjoncture exigeant une modification de
la politique économique. Un nouveau laps de temps s’écoule avant qu’un
consensus ne s’établisse sur les mesures à prendre. La politique ainsi
déterminée doit alors être mise en œuvre et passer, pour ce faire, par les
instances gouvernementales, parlementaires et administratives qui doivent
toutes intervenir – parfois à plusieurs reprises – pour la mettre en application.
Il reste alors à attendre que les agents économiques réagissent dans le sens
attendu aux mesures prises, ce qui, suivant la conjoncture, la nature de ces
mesures et la plus ou moins grande confiance accordée au gouvernement,
peut prendre plusieurs mois, voire davantage... ou ne jamais se produire
(Stiglitz 1988, p. 681-683).
Ces contempteurs des politiques discrétionnaires suggèrent, en général, de
les remplacer par des règles automatiques, telles qu’une croissance annuelle
donnée de la masse monétaire ou une certaine réduction des prélèvements
obligatoires quand le chômage dépasse un seuil donné. Le problème, c’est
que les indicateurs trop simples risquent, en ignorant la complexité des
mécanismes économiques, d’induire des effets pervers, et qu’on voit mal un
consensus s’établir sur l’application d’une batterie d’indicateurs plus
complexes.
L’observation des faits amène cependant à modérer ces critiques. Eisner
(1990 b) montre qu’aux Etats-Unis, sur la période 1956-1988, chaque point
de pourcentage du déficit budgétaire (exprimé en pourcentage du PIB) est
associé à une progression de 1,2 à 1,8 point de pourcentage de la croissance
du PIB et à une réduction du chômage de 0,56 à 0,85 point de pourcentage.
La moins bonne corrélation observée au cours des dernières années
s’explique, semble-t-il, par l’effet négatif de l’appréciation du dollar sur le
solde commercial et, par voie de conséquence, sur la croissance de
l’économie américaine et l’évolution de l’emploi.

Dans quelle mesure une réduction des impôts modifie-t-elle la


consommation des ménages ?
Dans une problématique keynésienne, une réduction des impôts peut avoir
un impact expansionniste dans la mesure où, leur revenu disponible
augmentant, les ménages vont consommer davantage. Cet enchaînement a été
remis en question par des théories qui expliquent que les modifications
temporaires affectant le revenu des ménages ont peu d’effets sur leur niveau
de consommation.
Selon la théorie du revenu permanent élaborée par Milton Friedman
(1957), les ménages consomment en fonction de leur revenu moyen sur
plusieurs années. Quand leur revenu augmente subitement, ils épargnent
davantage. Quand il diminue temporairement, ils désépargnent. D’après la
théorie du cycle de vie de Franco Modigliani (Modigliani et Brumberg 1954),
les individus déterminent le partage entre la consommation et l’épargne en
fonction du revenu qu’ils escomptent sur l’ensemble de leur vie, plutôt que
du revenu qu’ils perçoivent à un moment donné.
Joseph Stiglitz (1988, p. 669-671) suggère de distinguer l’effet de revenu
inhérent à la réduction d’un impôt direct sur le revenu et l’effet de
substitution résultant de la réduction d’un impôt indirect. Les comportements
envisagés par Friedman ou Modigliani ne seraient concevables que dans la
première hypothèse. En revanche, un individu ne pourrait tirer avantage
d’une réduction, par exemple de la TVA, qu’en consommant immédiatement
les produits sur lesquels la taxe a été abaissée. Le bénéfice d’une telle
réduction ne pourrait être reporté dans le temps. L’argument doit être nuancé.
Rien ne permet d’affirmer qu’une baisse de la TVA entraînera
systématiquement une augmentation de la consommation. Les ménages
peuvent, en effet, tirer partie d’une telle baisse pour réduire leurs dépenses de
consommation et épargner davantage. On se retrouve alors dans le même cas
de figure que dans l’hypothèse d’une baisse de la fiscalité directe.
Pour sa part, James Tobin répond que de nombreux individus ont une
contrainte de liquidité : ils estiment que le revenu qu’ils comptent gagner tout
au long de leur vie les autorise à consommer davantage dans le présent, mais
ne le peuvent pas faute de pouvoir accroître leur endettement, les banques ne
partageant pas leur optimisme quant à leurs gains futurs. Dès lors que la
réduction des impôts leur permet de satisfaire leur volonté de consommer
davantage, ils vont s’empresser de le faire. La contrainte de liquidité est
particulièrement forte pour les biens de consommation durables dont la
consommation est plus irrégulière et qui seront privilégiés dans l’hypothèse
d’un accroissement temporaire des revenus, de même qu’ils se trouvent au
premier rang des restrictions dans le cas inverse.

L’endettement public n’est-il qu’un impôt différé ?


Selon un argument attribué à Ricardo, repris notamment par Robert Barro
(1987, p. 375), si les dépenses publiques ne sont pas financées par des
impôts, ceux-ci ne sont que différés. Pour faire face à ces impôts futurs, les
ménages épargnent donc davantage. « Les ménages reçoivent un franc
supplémentaire de revenu disponible au cours de la période 1 en raison de la
réduction des impôts. Mais ils doivent payer (1 + R) francs d’impôts
supplémentaires durant la période 2 22. Autrement dit, la réduction fiscale de
la période 1 fournit juste assez de ressources pour financer la hausse des
impôts de la période 2. C’est pourquoi l’effet de richesse agrégé est nul et
aucune variation n’affecte la demande de consommation et l’effort de travail
agrégé des ménages. » Cette épargne supplémentaire permettra aux ménages
d’acheter les nouveaux titres émis par le gouvernement pour financer le
déficit budgétaire. Par conséquent, l’offre de valeurs publiques crée sa propre
demande. Il n’y a donc pas d’effet d’éviction et, en fin de compte, il importe
peu que les dépenses publiques soient financées par l’impôt ou par
l’emprunt... à condition qu’elles ne soient pas monetisées. Auquel cas,
l’inflation sera favorisée, sans aucun effet sur l’économie réelle : les
individus anticiperont l’érosion de leurs encaisses par l’inflation qui en
résultera et épargneront davantage afin de pouvoir payer ultérieurement les
impôts. Ricardo considérait que si l’endettement public est destiné à financer
des dépenses d’investissement, il est normal que les générations futures qui
en bénéficieront participent à leur financement, les dépenses courantes devant
au contraire être financées par l’impôt.
A cela, Tobin (1983, p. 71-73) objecte que « si l’horizon des
consommateurs ne s’étend pas au-delà de leur propre durée de vie, s’ils sont
indifférents au niveau de vie de leurs descendants, il est indubitable que le
report des impôts à la prochaine génération augmentera la consommation de
la génération actuelle ». Cette rupture de la « chaîne des générations » qui,
selon Barro, rend infini l’horizon de chacune d’elles se produira « si une
génération reste sans descendance ou demeure indifférente à l’utilité de celle
qui la suit ». Elle est également probable « dans une économie de progrès où
les parents peuvent normalement s’attendre à ce que leurs enfants et petits-
enfants soient bien mieux pourvus qu’ils ne le sont eux-mêmes ».
Plusieurs économistes d’inspiration keynésienne (Blinder et Solow 1973,
Eisner 1986 et 1990 b) mettent ainsi en évidence un effet de richesse inhérent
à l’accroissement de l’endettement public. En effet, les titres de la dette
publique constituent un enrichissement pour ceux qui les acquièrent. Dès
lors, escomptant des versements d’intérêt sur les titres publics qu’ils
détiennent, ceux-ci vont se sentir plus riches et projeter d’accroître leur
consommation. L’effet multiplicateur à long terme va donc être accentué.
Pour leur part, en se plaçant dans l’hypothèse de prix et de salaires rigides,
Neary et Stiglitz (1983 et Stiglitz 1988, p. 680-681) retournent
l’argumentation des néoclassiques en affirmant que le multiplicateur
d’investissement est plus grand si l’on suppose l’existence d’anticipations
rationnelles que dans l’hypothèse keynésienne habituelle où la consommation
des ménages est fonction de leur revenu disponible. En effet, les individus
épargnent, pour une bonne part, en vue de leur consommation future. Quand
leur revenu augmente, leur épargne augmente également. Cet accroissement
de l’épargne correspond à un accroissement futur de la consommation qui
conduira à une progression de la demande et de la production. Anticipant
cette évolution, les individus prennent conscience que leur revenu sera plus
important qu’il ne l’aurait été autrement, ce qui accroît leur propension à
consommer.
Mais surtout, la réactualisation du théorème d’équivalence repose sur le
postulat doublement contestable, directement inspiré de la théorie des
anticipations rationnelles, selon lequel les ménages fonderaient leur
comportement sur une analyse des conséquences à long terme de la politique
budgétaire et d’une analyse qui serait toute pénétrée de la nouvelle économie
classique. On pourrait, au contraire, espérer que les ménages perçoivent
l’impact expansionniste du déficit budgétaire et comprennent que de
nouveaux emprunts publics pourront toujours être lancés pour se substituer à
ceux qui viendraient à échéance et qu’en toute hypothèse, même si une
augmentation des impôts devait être décidée un jour, elle sera financée par un
revenu national supérieur à ce qu’il aurait été si la relance budgétaire n’avait
pas eu lieu. En situation de sous-emploi des facteurs de production, une
relance budgétaire conduit à consommer et à investir des ressources qui
auraient été autrement inemployées. Ainsi, selon Alan Blinder (1987), aux
Etats-Unis, de 1974 à 1986 inclus, la perte de production imputable à
l’augmentation du chômage au-delà d’un taux de chômage de 5,8 %
avoisinerait 2000 milliards de dollars. En réduisant le chômage, la relance
budgétaire va accroître la production et les investissements, et des individus
« rationnels » peuvent donc accroître leur consommation aujourd’hui tout en
anticipant un revenu supérieur ultérieurement (Eisner 1989 et 1990 b).

Le recours massif de l’Etat au marché des capitaux est-il


responsable de la montée des taux d’intérêt ?
Heilbroner et Bernstein (1989) remarquent que, s’il en était ainsi, les pays
qui ont connu la plus forte progression de la dette publique seraient
également ceux dans lesquels on aurait observé les taux d’intérêt les plus
élevés. Or, de 1980 à 1986, « le Royaume-Uni, qui a accompli la
“ meilleure ” performance en matière budgétaire, est aussi le pays qui a connu
la plus forte croissance des taux d’intérêt réels ». Au contraire, « le Canada,
dont la performance budgétaire a été la plus “ médiocre ”, a eu les taux
d’intérêt réels les plus bas ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette
relation est difficile à établir. Rudolph Penner, ancien économiste en chef du
Bureau du budget du Congrès, remarque ainsi que « certains s’attendent à une
relation positive entre le déficit et les taux d’intérêt réel. Cette relation est
diablement difficile à établir statistiquement. Même si une majorité d’études
suggère une relation positive, souvent celle-ci n’est pas statistiquement
significative, et quelques études montrent une relation négative. Plus
troublant, de petits changements dans les stipulations d’un modèle peuvent
transformer la relation de positive en négative et inversement » (Business
Economics, octobre 1988, p. 8).
En réalité, la politique monétaire menée dans un pays paraît avoir
infiniment plus d’influence sur les taux d’intérêt que l’ampleur du déficit
budgétaire. Heilbroner et Bernstein (1989, p. 105) montrent par exemple
qu’en 1982, quand le déficit budgétaire américain dépasse pour la première
fois 100 milliards de dollars, le taux d’intérêt sur les meilleures obligations
des entreprises s’élevait à 13,79 % – entre 7 et 8 % en termes réels. A la fin
de 1987, après cinq ans de déficit, le taux d’intérêt n’était plus que de 9,38 %,
soit environ 6 % en termes réels, et le volume des investissements privés
avait augmenté de près de 40 %. Les taux d’intérêt nominaux avaient baissé,
parce que les anticipations inflationnistes diminuaient en raison de la baisse
du prix du pétrole et de la position dure de la FED. Les taux réels élevés
pratiqués aux Etats-Unis résultent de la conjonction de la politique monétaire
restrictive pratiquée par la FED et du financement par l’emprunt du déficit
budgétaire. Les tensions qui sont à l’origine des taux réels élevés
disparaîtraient si l’Etat, finançant son déficit par la création monétaire, avait
moins recours au marché des capitaux.

Le financement du déficit budgétaire provoque-t-il un effet


d’éviction au détriment des investissements privés ?
Cet argument a été développé pour la première fois dans un Livre blanc
publié, à la fin des années 20, par le gouvernement britannique – Memoranda
on Certain Proposals Relating to Unemployment – qui répondait à la
proposition d’une politique de relance par les grands travaux préconisée par
Keynes. Depuis lors, il a très souvent été utilisé pour mettre en doute
l’efficacité d’une politique budgétaire expansionniste.
A.P. Thirlwall (1981) suggère de distinguer entre l’éviction dans la
répartition des ressources réelles et l’éviction sur les marchés financiers.
« Lorsqu’il existe une capacité de production disponible et des ressources
inemployées, il est logiquement impossible que les dépenses publiques
empêchent l’utilisation des ressources par le secteur privé... » En revanche,
« l’effet d’éviction financière est compatible avec tout niveau d’emploi mais
il n’est pas inéluctable... Si la masse monétaire et la vitesse de circulation de
la monnaie demeurent inchangées, il est vrai que les dépenses publiques ne
pourront accroître la demande totale et il pourrait y avoir alors une véritable
éviction financière ».
Dans un article publié en juin 1931 dans l’Economic Journal, Kahn
rétorquait au Livre blanc du gouvernement britannique qu’une dépense
publique supplémentaire allait générer une épargne additionnelle annihilant
ainsi l’effet d’éviction. Dans le prolongement de cet article, les économistes
keynésiens expliquent, en général, que des mesures de relance budgétaire
sont de nature à accélérer à la fois le niveau de l’activité économique – et par
voie de conséquence la formation de l’épargne – et la vitesse de circulation
de la monnaie. Quand il y a des ressources inemployées, le déficit budgétaire
ne provoque pas un effet d’éviction des dépenses privées, mais au contraire
les encourage.
Eisner (1989 et 1990 b) montre ainsi qu’aux Etats-Unis, sur plus de trente
ans (1957-1988), un déficit budgétaire structurel plus important a été associé
avec une croissance plus rapide non seulement de la consommation et du
PIB, mais aussi des investissements privés.
Pour sa part, Nicholas Kaldor (1985, p. 142-143) suggère que si le niveau
d’activité varie avec la demande effective, au lieu d’un « effet d’éviction »,
on a un « effet d’attraction », l’épargne disponible pour l’investissement
privé variant dans le même sens que le besoin de financement du secteur
public. Supposons que l’activité augmente, « les coûts unitaires diminueront
et c’est une part plus que proportionnelle de l’amélioration des revenus qui
deviendra profits et donc épargne ».
En même temps, selon James Tobin (1985), les mesures de relance
budgétaire « entraînent une hausse des taux d’intérêt et incitent les entreprises
et les ménages à opérer leurs transactions avec de plus petites quantités de
liquidités ». Cet argument ne peut cependant être valable que pour un déficit
budgétaire très temporaire. En effet, même si elle se produit, l’accélération de
la vitesse de circulation de la monnaie ne saurait se poursuivre durablement et
la persistance d’un déficit budgétaire non financé par une création monétaire
ne peut donc que provoquer, tôt ou tard, un effet d’éviction. De ce point de
vue, la situation a sensiblement changé par rapport à celle qui prévalait à
l’époque où Keynes élaborait sa théorie. Dans les années 30, la thésaurisation
était encore relativement importante et les ménages qui souscrivaient des
emprunts publics le faisaient en partie en déthésaurisant leurs avoirs. Même
un déficit budgétaire financé par l’emprunt était donc à l’origine sinon d’une
véritable création monétaire, du moins d’un retour dans le circuit économique
d’une monnaie bloquée précédemment dans les bas de laine. Aujourd’hui, la
thésaurisation n’existe plus guère. Un emprunt ou l’émission de bons du
Trésor vendus au public sont financés par un détournement de capitaux
placés ailleurs précédemment. De ce fait, l’impact expansionniste du déficit
budgétaire risque d’être, au moins partiellement, compensé par une réduction
des moyens financiers disponibles pour les entreprises. De surcroît, cette
ponction sur le marché des capitaux, en provoquant des tensions sur les taux
d’intérêt, rend le financement des entreprises non seulement plus aléatoire,
mais aussi plus inflationniste.
Cet effet d’éviction sera d’autant plus important que la concurrence sera
vive sur le marché des capitaux. Tel sera le cas si 1° les entreprises sont
contraintes de recourir à l’emprunt pour satisfaire une partie notable de leurs
besoins de financement ; 2° les perspectives de croissance sont bonnes et les
entreprises désirent donc accroître leurs investissements. Au contraire, l’effet
d’éviction sera plus faible dans une économie en récession où les entreprises
limitent leurs investissements et où leurs besoins de financement se trouvent
de ce fait réduits. C’est par exemple ce qui s’est produit en France en 1984 en
raison du ralentissement de l’activité économique. D’une part, la faiblesse de
la formation de capital a abouti à une nette amélioration du taux
d’autofinancement. D’autre part, ce ralentissement de l’activité a conduit à
une réduction de la demande de crédits, à tel point qu’en fin d’année les
établissements bancaires disposaient d’une marge de 100 milliards de francs
dans le cadre de leurs quotas annuels. Il est vrai que les taux débiteurs réels
(tarifs bancaires rapportés au taux d’inflation) restaient élevés.
En toute hypothèse, l’argument n’est recevable que si le déficit budgétaire
résulte d’un accroissement des dépenses publiques. Il ne l’est pas si le déficit
est la conséquence d’une réduction des prélèvements obligatoires, bénéficiant
notamment aux entreprises. Celles-ci disposeront alors de capitaux
précédemment prélevés par l’Etat et pourront réduire leurs emprunts en
conséquence. La capacité globale de financement demeurera inchangée mais
elle se fera de manière beaucoup plus saine, par des fonds propres plutôt que
par l’endettement. A contrario, il est clair qu’une augmentation des impôts
aura un effet d’éviction sur les dépenses privées autrement plus incontestable
que n’importe quel accroissement du déficit budgétaire.

Un Etat dont la dette publique augmente « vit-il au-dessus de ses


moyens » ?
Il est courant de voir, dans la persistance d’un déficit budgétaire important,
l’endettement extérieur croissant, la faiblesse de l’épargne, autant de signes
qu’un pays « vit au-dessus de ses moyens ». On entend par là que le déficit
budgétaire a pour effet : 1° d’encourager la consommation au-delà de ce que
l’économie est à même de produire. D’où l’excès des importations sur les
exportations ; 2° d’évincer l’épargne nécessaire au financement des
investissements ; 3° ce faisant, de condamner ce pays à l’endettement
extérieur pour financer une consommation excessive et compenser une
épargne nationale insuffisante. Ce reproche a été couramment fait aux Etats-
Unis depuis 1983.
A cela, Heilbroner et Bernstein (1989, p. 119) répondent d’abord que, s’il
est vrai que le taux d’épargne est sans doute insuffisant aux Etats-Unis et les
importations excessives, on ne saurait en déduire qu’une politique budgétaire
récessionniste serait de nature à améliorer l’état des choses. « Si l’Etat avait
dépensé moins et augmenté les impôts afin d’éliminer sa désépargne, la
consommation et l’épargne des entreprises auraient été également moindres
parce que leurs revenus auraient été plus faibles. Le rétablissement de
l’équilibre budgétaire aurait remédié à l’insuffisance de l’épargne seulement
dans l’hypothèse invraisemblable selon laquelle les consommateurs et les
entreprises n’auraient absolument pas modifié leurs décisions de consommer,
d’épargner et d’investir malgré des revenus publics plus bas et des impôts
plus élevés. »
En réalité, dans un contexte expansionniste, les entreprises tendent à
augmenter simultanément leur production pour répondre à la croissance de la
demande et leurs investissements pour que leurs capacités de production leur
permettent de satisfaire la demande future. « Un déficit public utilisé pour
financer des investissements publics est la meilleure manière d’accroître les
revenus des ménages et des entreprises et, par conséquent, leur épargne. Les
déficits finançant des investissements n’évincent pas l’épargne mais la
génèrent » (Heilbroner et Bernstein 1989, p. 127).

Le déficit budgétaire est-il toujours inflationniste ?


Le déficit budgétaire serait doublement inflationniste : d’une part en raison
du pouvoir d’achat supplémentaire qu’il introduit dans l’économie ; d’autre
part parce qu’un gouvernement qui doit faire face à une dette publique
importante peut être tenté de mettre en œuvre une politique inflationniste afin
d’en réduire la valeur réelle.
Les exemples historiques abondent qui démontrent qu’il n’en est rien : en
France, dans les années 1952-1956 marquées par des déficits extrêmement
importants financés pour une bonne part par la création monétaire, l’inflation
a toujours été inférieure à 2 % ; au Japon, à la fin des années 70, le déficit
dépassait 9 % du PNB alors que l’inflation n’atteignait pas 2 % ; en Italie,
alors que le besoin de financement des administrations publiques s’élève
encore à 12,6 % du PNB en 1986 comme en 1987 (après avoir atteint 14 %
en 1985) – niveau record parmi les pays occidentaux –, la hausse des prix à la
consommation a été pratiquement divisée par quatre depuis 1980 pour se
situer à 6,1 % en 1986 et 4,6 % en 1987 ; aux Etats-Unis enfin, tant au début
des années 60 que depuis 1983, l’inflation a toujours été inférieure à 5 %
malgré des déficits budgétaires records. Bien plus, on ne trouve aucune
corrélation évidente entre l’évolution de la hausse des prix et celle du déficit
budgétaire. La part du déficit rapporté au PIB a plus que doublé dans les
années 80 par rapport à la décennie précédente (3,86 % durant la période
1980-1988 contre 1,74 de 1970 à 1979) alors que l’inflation diminuait de près
d’un tiers (4,65 % en moyenne annuelle de 1981 à 1989 contre 7,04 % au
cours de la période précédente).
En fait, l’opinion répandue selon laquelle le déficit budgétaire serait une
source d’inflation repose sur son assimilation à une création monétaire nette
et de celle-ci à l’inflation. Or, le lien de cause à effet entre ces deux
phénomènes ne se vérifie qu’à certaines conditions et ne saurait être
généralisé. Tout d’abord, l’observation des faits montre que dans des
périodes où l’inflation est provoquée par un renchérissement des coûts de
production et non par un déséquilibre entre l’offre et la demande, la relation
entre la création de monnaie et l’inflation est assez distendue. Un déficit
budgétaire financé par une création monétaire n’est éventuellement un facteur
d’inflation que dans une économie en surchauffe dans laquelle tout
accroissement de la demande contribue à accélérer la hausse des prix. De
plus, même dans une telle situation de surchauffe, l’impact inflationniste d’un
financement monétaire du déficit budgétaire peut être supprimé en réduisant
parallèlement la création de monnaie par les banques, autrement dit
l’endettement des entreprises et des ménages 23.

5. FAUT-IL MONÉTISER LE DÉFICIT BUDGÉTAIRE ?

Une croissance donnée de la masse monétaire peut être obtenue par


différentes voies : achats d’or et de devises par la banque centrale,
endettement des entreprises et des ménages auprès du système bancaire,
déficit budgétaire financé par une création de monnaie. Comme dans des
vases communicants, pour une quantité globale de monnaie en circulation
fixe, la réduction d’une forme de création monétaire ne peut se faire que
moyennant l’augmentation d’une autre forme. Décider le maintien plus ou
moins strict de l’équilibre budgétaire revient à accepter une création de
monnaie par une autre voie. Or, cette situation est à la fois un facteur
d’inflation et de récession : d’inflation parce que les entreprises ne peuvent
que répercuter des frais financiers de plus en plus élevés sur leurs prix, mais
aussi de récession parce que plus les entreprises sont endettées, plus elles ont
de difficultés pour investir.
En finançant une partie du déficit budgétaire par la création de monnaie, le
gouvernement peut modifier progressivement les modalités de la création
monétaire. La monnaie injectée à l’occasion du déficit budgétaire
correspondra, pour les entreprises, soit à des avantages fiscaux qui leur auront
été consentis, soit à des commandes publiques, soit à des achats de
particuliers ayant eux-mêmes bénéficié de fonds publics ou d’une réduction
d’impôts.
Plusieurs auteurs – notamment M. Allais (1967 et 1988), H. Minsky
(1977), T. Grjebine (1979 et 1984), R. Chuilon (1981), A. Grjebine (1983) –
ont montré les avantages d’une création monétaire résultant d’un déficit
budgétaire monétisé plutôt que d’un endettement privé. Ils préconisent en
conséquence un renforcement de la création de monnaie par la voie du déficit
budgétaire en même temps qu’une réduction de la création monétaire par les
banques. Maurice Allais va ainsi jusqu’à proposer « l’inscription explicite des
ressources supplémentaires correspondant à l’augmentation de la masse
monétaire dans les ressources budgétaires, l’accroissement de la masse
monétaire se faisant par la voie des dépenses publiques, et les impôts étant
diminués du montant global des émissions monétaires ». Ainsi formulée,
cette proposition paraît rejoindre celle qui a jadis été formulée par I. Fisher
(1936) puis reprise par des économistes de Chicago, notamment par M.
Friedman lui-même (1948 et 1959). En réalité, les deux approches sont assez
différentes. En effet, ces derniers se contentent de proposer des mesures
visant à réduire, sinon à supprimer, la multiplication du crédit par le système
bancaire sans en tirer la conséquence qui paraît pourtant s’imposer : pour
éviter qu’une réduction drastique de la création de monnaie par les banques
ne conduise à une récession, cette réduction doit être compensée par une
création de monnaie par l’Etat.
A la longue, une alimentation de l’économie en monnaie libre de tout
endettement des agents économiques rendra moins nécessaire l’endettement
des entreprises auprès du secteur bancaire et diminuera donc leurs frais
financiers. La politique envisagée permettra ainsi d’assainir la situation
financière des entreprises et d’extirper, de ce fait, un facteur non négligeable
d’inflation. Cette conception d’une monnaie libre est voisine de celle qui
conduit Gurley et Shaw (1960) à distinguer une monnaie externe ayant pour
contrepartie un endettement extérieur au secteur privé (endettement de l’Etat
ou de l’étranger) et une monnaie interne qui a pour contrepartie des crédits à
l’économie.
Divers mécanismes peuvent être imaginés pour accélérer cet
assainissement. Une réduction d’impôts consentie aux ménages pourrait par
exemple être associée à un désendettement des entreprises. A cette fin, le
gouvernement autoriserait la réduction de l’impôt sur le revenu des capitaux
investis dans l’achat d’actions d’un type nouveau. A deux conditions : 1° en
cas de revente, la somme précédemment déduite de l’impôt devrait être réglée
au fisc en tout ou en partie selon le laps de temps écoulé depuis l’achat
initial ; 2° les entreprises émettrices de ces actions devraient utiliser les
capitaux ainsi collectés pour rembourser les dettes contractées auprès des
banques. La création de monnaie par l’Etat résultant de la diminution des
recettes fiscales serait intégralement compensée par la destruction de
monnaie bancaire provoquée par le désendettement des entreprises. On
assistera ainsi au remplacement partiel d’une monnaie interne par une
monnaie externe ou libre. Pour reprendre la terminologie de J. Hicks (1974),
le pays considéré va s’orienter d’une économie d’endettement vers une
économie de marchés financiers.
En France, cette réforme supposerait la modification de la convention de
1973 fixant les relations de trésorerie entre le Trésor et la Banque de France.
Les avances de cette dernière sont depuis lors plafonnées à un niveau fixé par
la loi (20,5 milliards de francs). Le montant de ces avances directes est
cependant ajusté en fonction des résultats semestriels du fonds de
stabilisation des changes, afin de neutraliser l’impact des gains ou des pertes
sur la trésorerie de l’Etat (Conseil national du crédit 1990, p. 51).

6. POLITIQUE BUDGÉTAIRE EXPANSIONNISTE ET


POLITIQUE DES REVENUS RESTRICTIVE SONT-ELLES
CONCILIABLES ?

L’augmentation des coûts de production – responsable de l’inflation, du


chômage classique et d’un éventuel déficit commercial – appelle une action
visant à contrecarrer cette évolution, notamment en modérant les hausses de
salaires. Il est incontestable qu’une rigidité des salaires à la baisse et une
mobilité insuffisante de la main-d’œuvre peuvent empêcher l’adaptation du
marché du travail et la création de nouveaux emplois. Au contraire, le
chômage keynésien rend nécessaire une relance de la demande dont les
salaires constituent la principale source d’alimentation. Les gouvernements
sont donc confrontés à des exigences apparemment contradictoires d’autant
plus ardues à satisfaire que ces différents phénomènes sont étroitement liés
(Malinvaud, 1978, 1983 et mars 1986)
Examinant le « soutien » que la politique budgétaire peut apporter à la
politique des revenus, Edmond Malinvaud (1978) note que celui-ci « peut se
concevoir de deux manières bien différentes : ce peut être un moyen pour
éviter les effets néfastes de la politique des revenus tout en en conservant les
effets bénéfiques ; mais ce peut aussi être plus modestement un moyen pour
réaliser l’objectif principal de la politique des revenus ».
Une politique d’austérité budgétaire et monétaire apparaît souvent comme
un substitut à une politique des revenus défaillante ou inexistante. Un
substitut coûteux certes en termes de points de croissance et d’emplois
perdus, mais efficace. La rareté du crédit doit provoquer son renchérissement
et amener les entreprises à se montrer plus réticentes pour accorder des
hausses de salaires. L’augmentation du chômage doit, par elle-même,
favoriser la concurrence entre les salariés et les contraindre à accepter une
progression modérée, voire dans certains cas une diminution de leur salaire.
Enfin, en cherchant à équilibrer son budget, l’Etat est censé donner l’exemple
de la rigueur. A contrario, ne faut-il pas craindre qu’une politique budgétaire
expansionniste provoque une accélération de la hausse des prix et des
salaires ? Il s’agit évidemment là d’une question clef dans la mesure où elle
conditionne à la fois l’évolution globale de la rentabilité des entreprises,
l’inflation et l’équilibre extérieur.
A cela, on peut tout d’abord répondre en évoquant deux exemples
contradictoires. L’expérience des Etats-Unis depuis l’automne 1982 montre
que l’expansion a pu reprendre sans provoquer une envolée des salaires. Il est
vrai que le traumatisme des salariés avait été précédemment suffisamment
profond et que le chômage avoisine encore 6 % de la population active. En
revanche, au Royaume-Uni, la rigidité du marché du travail est telle que, dans
les années 80, un taux de chômage qui a touché, à certains moments, plus de
11 % de la population active n’a pas été suffisant pour inciter les autres
salariés à modérer durablement leurs revendications. Les entreprises sont
parvenues à contenir les coûts en réduisant leurs effectifs (grâce à des progrès
sensibles de la productivité) alors que les salaires réels ont continué à
progresser. Une politique de soutien de la croissance ne s’accompagne donc
pas inévitablement d’une accélération de la hausse des salaires, pas plus
qu’une politique d’austérité ne garantit leur modération.
Cela dit, il est certain que la modération des salaires est plus difficile à
obtenir si la croissance est forte et la menace du chômage plus réduite. Ce qui
n’implique évidemment pas qu’il faille renoncer durablement à l’expansion
mais bien qu’une politique de croissance doit s’accompagner d’une politique
des structures et des revenus visant à favoriser le jeu des mécanismes du
marché dans la fixation des prix et des salaires tout en atténuant les effets les
plus brutaux des ajustements. Il convient de noter qu’il ne s’agit pas
seulement d’obtenir une modération globale de la hausse des salaires, mais
aussi – ce qui est encore plus difficile – un réajustement des salaires relatifs
entre les activités en régression et celles qui sont appelées à se développer.

Les leçons de la politique économique du président Reagan


La politique économique menée aux Etats-Unis par l’administration
Reagan fournit un exemple d’une telle combinaison 24. Cette politique a
consisté à modérer les coûts de production, notamment les salaires, tout en
relançant la demande par un déficit budgétaire massif. Contrairement à une
idée répandue, celui-ci n’a pas résulté principalement des réductions d’impôts
décidées par l’administration Reagan. La part des prélèvements obligatoires
dans le revenu national américain n’a pas sensiblement baissé (19,4 % du PIB
en 1980 ; 19,0 % en 1988) durant la présidence de Ronald Reagan, les
réductions des impôts sur les revenus des ménages et des entreprises ayant
été plus que compensées par l’accroissement de la fiscalité sur les salaires
(payroll taxes) nécessaire pour rétablir l’équilibre du système de sécurité
sociale. En réalité, ce déficit budgétaire a d’abord résulté d’un accroissement
des dépenses publiques, provoqué par l’inflation des années précédentes et
l’augmentation des dépenses du système de sécurité sociale, qui est allé de
pair avec une diminution des recettes que l’on peut attribuer au moins autant
à la baisse de l’inflation qu’aux réductions d’impôts décidées. Au début des
années 80, l’inflation qui avait sévi au cours des années précédentes (11,3 %
en 1979, 13,5 % en 1980, 10,3 % en 1981) et l’aggravation du chômage qui
atteignait 9,7 % de la population active en 1982 contre 5,8 % en 1979 ont
additionné leurs effets pour entraîner une forte augmentation des dépenses
sociales. De surcroît, les dépenses publiques ont encore été accrues par
l’important programme militaire mis en œuvre dans les premières années de
la présidence Reagan. En même temps, la désinflation brutale qui est
intervenue en 1982-1983 (la hausse des prix à la consommation est tombée à
6,1 % en 1982 et 3,2 % en 1983) est allée de pair avec les réductions
d’impôts pour entraîner une baisse des recettes fiscales. Cet accroissement
initial du déficit budgétaire a entraîné une croissance de la dette publique. La
progression des intérêts sur cette dette a été d’autant plus rapide que les taux
d’intérêt étaient élevés. Ainsi, ces intérêts ont doublé de 1980 à 1984,
dépassant 100 milliards de dollars cette année-là. Heilbroner et Bernstein
(1989, p. 27) décrivent ainsi le cercle vicieux auquel a été confronté le
gouvernement américain depuis lors : « Empruntant pour contrecarrer la
récession du début des années 80, le gouvernement américain a dû faire face
aux taux d’intérêt élevés hérités de la période d’inflation précédente ; et plus
il empruntait à taux d’intérêt élevé, plus les intérêts qu’il devait payer
devenaient importants et plus sa charge d’intérêts augmentait. »
Les ménages qui ont bénéficié des réductions d’impôt ont vu leur pouvoir
d’achat – et donc leur demande – augmenter malgré une progression ralentie
des coûts salariaux. En même temps, la réduction des charges pesant sur les
entreprises leur a permis de développer les investissements ou de réduire les
prix pour vendre davantage. Le coût social considérable et le caractère
fortement inégalitaire de la politique du président Reagan doivent d’autant
moins conduire à négliger les leçons que l’on peut en tirer que l’expérience
d’une relance par les réductions d’impôt a déjà été appliquée, avec succès,
par les présidents Kennedy et Johnson, avec une coloration politique et
sociale foncièrement différente.
Les deux phases opposées qu’a connues l’économie américaine, depuis
1979, mettent clairement en évidence les deux séries de conditions qui ont été
satisfaites pour faire face à une crise à la fois classique et keynésienne :
•Une première condition « dynamique » : la relance de la demande. Dans
le passé, les gouvernements désireux de relancer une économie prenaient
principalement des mesures de soutien de la demande. L’administration
Reagan a davantage mis l’accent sur la réduction des charges et des
contraintes pesant sur la production, même si l’accroissement de la fiscalité
sur les salaires n’allait pas dans ce sens. Il n’en demeure pas moins que la
reprise n’a eu lieu que parce que les mesures adoptées ont provoqué un
déficit budgétaire massif et qu’un assouplissement de la politique monétaire a
été décidé donnant une impulsion décisive à la demande. Cette reprise n’a
donc pas démenti le rôle directeur prêté habituellement à cette dernière. On
pourrait qualifier cette première série de conditions, liée à la demande, de
keynésienne.
•Une deuxième condition « permissive » : des coûts de production ne
compromettant pas la compétitivité des entreprises. Pour que la relance de la
demande puisse être entreprise et durablement poursuivie, une deuxième série
de conditions d’essence plus classique doit être satisfaite. En effet, dans une
économie ouverte, les coûts de production doivent être suffisamment bas
pour que les entreprises soient incitées – ou simplement capables – de
produire à des prix compétitifs. Cette condition peut, elle-même, être
subdivisée en deux autres conditions partiellement substituables l’une à
l’autre :
– une inflation modérée, faute de quoi la compétitivité des produits vendus
se réduira et l’augmentation des importations qui en résultera va
entraîner un déficit extérieur croissant. Ce déficit extérieur constitue en
lui-même une forte contrainte qui conduit à plus ou moins brève
échéance à renoncer à l’expansion. De plus, l’aggravation du déficit
extérieur signifie que la relance de la demande est partiellement
détournée vers l’étranger et que l’impact de la politique expansionniste
en est réduit d’autant. Cet état de fait venant s’ajouter à la hantise
psychologique de l’inflation explique que, quand celle-ci dépasse un
certain seuil (différent d’un pays à l’autre), le gouvernement tend à
privilégier la lutte contre l’inflation et s’interdit alors toute politique de
relance ;
– un taux de change d’équilibre. En effet, même avec une hausse des prix
modérée, une économie peut perdre progressivement sa compétitivité et
se retrouver dans la situation précédente si sa monnaie est par trop
surévaluée. C’est bien ce que l’on a observé aux Etats-Unis.

7. UNE POLITIQUE BUDGÉTAIRE EXPANSIONNISTE DOIT-


ELLE PRIVILÉGIER L’AUGMENTATION DES DÉPENSES
PUBLIQUES OU LA RÉDUCTION DES RECETTES ?

Comme on sait, dans les présentations keynésiennes courantes, le


multiplicateur des dépenses publiques est supérieur à celui des recettes, le
revenu supplémentaire disponible par exemple à la suite d’une réduction des
impôts n’étant pas intégralement dépensé, une partie servant à accroître
l’épargne des ménages. De cette inégalité connue sous le nom de théorème
d’Haavelmo, on peut déduire la supériorité d’une relance de l’économie par
un accroissement des dépenses publiques sur une relance par réduction des
recettes fiscales.
De plus, le principal obstacle à une politique de relance réside dans la
propension à importer qui caractérise actuellement notre économie : tout
supplément de revenu est partiellement consacré à des importations et
entraîne donc une détérioration de la balance commerciale. Dans ce contexte,
il s’agit de privilégier la création d’emplois la moins coûteuse en termes
d’importations supplémentaires. De ce point de vue, une réduction d’impôts
paraît inférieure à un accroissement des dépenses conduisant à la création de
nouveaux emplois publics. En effet, dans la première hypothèse, les ménages
bénéficiaires vont consacrer une partie du revenu supplémentaire à des
importations. Seule la part consacrée à la consommation de produits ou de
services nationaux va stimuler la création d’emplois. Au contraire, dans la
seconde hypothèse, la totalité de la dépense sera consacrée à la création
d’emplois. Après quoi, les titulaires de ces nouveaux emplois répartiront leur
revenu de la même manière que précédemment (Ullmo, 1987).
A cela, on peut d’abord rétorquer que le théorème de Haavelmo ne
s’intéresse qu’à la relance de la demande dans une situation de sous-emploi.
L’augmentation des dépenses publiques est-elle encore optimale quand il
s’agit également d’améliorer la situation de l’offre ?
De ce point de vue, une politique de relance par la réduction des
prélèvements obligatoires présente d’incontestables avantages : en combinant
un soutien de la demande et une réduction des charges pesant sur les
entreprises, elle s’attaque simultanément aux aspects keynésien et classique
du chômage.
Par ailleurs, un accroissement des dépenses publiques irait à l’encontre de
l’aspiration actuellement perceptible en faveur d’une réduction du rôle de
l’Etat dans la vie économique. Au contraire, une réduction des prélèvements
obligatoires répondrait à cette aspiration. De 1981 à 1984, aux Etats-Unis, la
part du budget fédéral (recettes) est passée de 20,8 à 18,6 % du PNB pendant
que le déficit passait de 2,0 à 5,2 % de celui-ci.
Certaines mesures paraissent de nature à concilier les avantages inhérents
aux deux options. Il en est ainsi d’une réduction des charges sur les emplois
conservés à la marge et surtout sur les emplois supplémentaires créés. Il
s’agirait par exemple de réduire les charges sur tous les emplois dépassant
90 % de l’emploi total de l’entreprise au cours d’une période de référence.
Cette mesure préconisée par l’économiste suédois Gosta Rehn favoriserait
l’embauche tout en réduisant le coût du travail. Elle ne doit pas être
confondue avec la diminution des charges sociales pour l’emploi des jeunes
qui apparaît comme un transfert au détriment d’autres catégories de
travailleurs.
Reste à se demander si une politique de relance peut être entreprise sans
provoquer un déficit extérieur incontrôlable. Cette question ne porte pas
précisément sur le déficit budgétaire, mais de manière plus générale sur toute
politique de relance dans une conjoncture mondiale récessionniste. Cette
question fondamentale appelle d’amples développements. Le prochain
chapitre lui sera consacré.

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4. Les contraintes extérieures et
l’ajustement mondial

La montée des contraintes extérieures perceptible ces dernières années


marque le retour en force, sous des formes nouvelles, d’un phénomène fort
ancien : l’obligation faite à un pays de sacrifier sa croissance et d’accepter le
chômage pour rétablir un équilibre extérieur compromis.
Une première lecture de l’évolution des relations monétaires
internationales depuis le XIXe siècle donne l’impression d’une sorte de cycle
qui se répéterait au fil du temps : les disciplines internationales qui
contraignent les pays à renoncer à leurs objectifs nationaux pour assurer leur
équilibre extérieur s’avèrent trop rigides. Elles sont donc plus ou moins
rapidement contournées. Les déséquilibres internationaux s’accumulent. Les
crises spéculatives se multiplient. La situation devient progressivement
intenable. La fixité des taux de change est alors abandonnée et les
mouvements de capitaux s’amplifient. En fin de compte, les fluctuations
intempestives des monnaies appellent le rétablissement de règles
contraignantes.
Une analyse plus fine permet de discerner dans l’histoire monétaire
internationale une progression – lente et quelque peu chaotique – vers une
certaine libération des Etats à l’égard des contraintes internationales. Depuis
l’étalon-or, l’idée a fait son chemin que les règles internationales ne seraient
viables qu’en laissant une marge de manœuvre aux politiques économiques
nationales. Même si le système instauré par les accords de Bretton Woods
(1944) paraît bien timide par rapport aux propositions révolutionnaires du
plan Keynes, le système de changes fixes mais ajustables comme le contrôle
des mouvements de capitaux ont constitué un incontestable effort pour
accroître la marge de manœuvre des gouvernements. Les réflexions amorcées
par le plan Keynes en vue de dépasser le dilemme entre l’équilibre
international et les objectifs internes des pays ont été poursuivies dans les
années 60 et au début des années 70. A la suite des travaux du « groupe des
vingt » qui s’est réuni sous les auspices du FMI, une réforme du système
monétaire international s’inscrivant dans cette logique était sur le point
d’aboutir. Le premier choc pétrolier a conduit à l’abandon de ces projets.
Elaboré en réaction contre l’anarchie monétaire qui a suivi l’adoption du
flottement des monnaies (mars 1973) et le premier choc pétrolier (automne
1973), le SME apparaît comme une régression dans ce processus de
libéralisation des Etats à l’égard des contraintes extérieures. Reste à savoir si
ce renversement des priorités sera durable.
Trois options paraissent envisageables. 1° La poursuite des tendances
actuelles réduira encore davantage l’autonomie des politiques économiques et
les ajustements se feront plus que jamais en astreignant les pays déficitaires à
des politiques récessionnistes. 2° Certains économistes plaident actuellement
en faveur d’une réhabilitation des déséquilibres internationaux considérés
comme une transposition de la division internationale du travail aux
mouvements de capitaux qui serait susceptible d’assurer une allocation
optimale des ressources mondiales d’épargne. 3° Enfin, on peut espérer une
réactivation des projets visant à concilier les équilibres internationaux et
l’expansion des pays – projets qui sont aujourd’hui en veilleuse.

1. LES MÉCANISMES INTERNATIONAUX D’AJUSTEMENT

Elaboré au début du XIXe siècle par David Ricardo, le système de l’étalon-


or a connu son apogée dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du
XXe siècle. Il est fondé sur une application de la théorie quantitative de la
monnaie.
Un pays connaissant un déficit extérieur enregistre des sorties d’or. La
monnaie émise étant gagée sur les réserves d’or détenues, ces sorties d’or
provoquent une contraction de la masse monétaire et, par conséquent, un
tassement de la demande et une baisse des prix. Cette dernière stimule les
exportations et freine les importations jusqu’au rétablissement de l’équilibre
de la balance commerciale. Au contraire, dans un pays connaissant un
excédent de ses échanges extérieurs, les entrées d’or provoquent une
expansion de la masse monétaire et une hausse des prix. Cette dernière
encourage les importations et rend plus difficiles les exportations. De ce fait,
l’équilibre extérieur doit, là aussi, se rétablir progressivement.
Plusieurs études suggèrent que le mécanisme de l’étalon-or ne s’est jamais
conformé aux descriptions théoriques qui en étaient faites. Robert Triffin
(1969) observe que, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, « l’examen
le plus superficiel des statistiques du commerce international révèle un
parallélisme frappant (plutôt que des mouvements divergents) entre les
variations des exportations et des importations de chaque pays, considéré
isolément, et la tendance générale du commerce extérieur... il est tout aussi
impressionnant de noter le parallélisme (et non l’inverse) entre les
mouvements de prix, exprimés dans la même unité de mesure, des différents
pays qui maintiennent un degré raisonnable de liberté en matière de
commerce et de change dans leurs transactions internationales ». De même,
Arthur I. Bloomfield (1959) montre qu’au cours des décennies qui
précédèrent la Première Guerre mondiale, les banques centrales se sont
efforcées plus souvent de neutraliser que de renforcer les mécanismes
rééquilibrants – mais déflationnistes – de l’étalon-or. En fait, seul le
Royaume-Uni semble avoir vraiment respecté, durant la seconde partie du
XIXe siècle et au début du XXe siècle, ces mécanismes.
Dès la fin du XIXe siècle, et officiellement à la conférence de Gênes
(1922), un système centré sur l’utilisation d’une monnaie nationale – d’abord
la livre sterling, puis le dollar – comme instrument privilégié des paiements
internationaux a progressivement succédé à l’étalon-or. S’il a étendu les
possibilités de financement des déséquilibres internationaux, le Gold
Exchange Standard a lié l’alimentation du monde en liquidités internationales
au déficit du pays émetteur de la monnaie internationale. Le développement
de déséquilibres internationaux était donc inévitable à terme.
Les deux pays dont les monnaies ont été tour à tour au centre de ce
système ont usé très différemment de ce privilège : pour préserver le statut
international de la livre sterling, les gouvernements britanniques ont souvent
sacrifié l’expansion économique pour assurer la stabilité de leur monnaie. Au
contraire, les Etats-Unis se sont toujours préoccupés en priorité, sinon
exclusivement, du rôle interne de leur monnaie, laissant aux autres pays le
soin de défendre le dollar sur les marchés internationaux.

Le plan Keynes
Le plan élaboré par J.M. Keynes (1943) en vue de la conférence de Bretton
Woods prévoit un mécanisme international d’ajustement des balances de
paiements qui ne sacrifie pas le développement interne des pays. Les
propositions de Keynes s’ordonnent autour de trois idées majeures :
1) Création entre les Etats d’une « union de clearing » devant « assurer que
l’argent gagné en vendant des marchandises à un pays puisse être
consacré à l’achat de produits de n’importe quel autre pays ».
2) Création d’une monnaie internationale, le « bancor » : pour que les
membres de l’union de clearing puissent faire face à d’éventuels déficits
extérieurs sans avoir à recourir à des politiques récessionnistes, Keynes
proposait d’ouvrir des comptes à toutes les banques centrales, sur
lesquels celles-ci pourraient avoir des découverts. Chaque Etat membre
devait avoir un quota proportionnel à son commerce extérieur et
constituant la limite au-delà de laquelle il ne pourrait s’endetter vis-à-vis
de l’union de clearing. En fonction de son quota, chaque Etat recevrait
une certaine quantité d’une monnaie internationale que Keynes appelait
le « bancor » et qui représentait en fait la marge de découvert autorisée
pour chacun des participants. Dans la conception de Keynes, ce bancor
ne devait pas être convertible en or et, par conséquent, les soldes
créditeurs ne pouvaient pas faire l’objet de retraits de la part de leurs
détenteurs.
3) Un processus d’ajustement des déséquilibres : pour limiter les
déséquilibres, le plan Keynes prévoyait que le pays dont le solde
débiteur dépasserait le quart de son quota serait invité à dévaluer d’un
pourcentage inférieur ou égal à 5 %. Si le solde débiteur dépassait la
moitié de son quota, l’union de clearing pourrait lui demander des
versements d’or ou des remises de bons publics ainsi qu’une dévaluation
plus importante de sa monnaie. En ce qui concerne les pays créditeurs,
Keynes proposait que, lorsque leurs excédents dépasseraient une
certaine limite et une certaine durée, ils soient taxés d’un intérêt négatif.
Il envisageait aussi la possibilité de réévaluer les monnaies des pays
exagérément excédentaires.
Malheureusement, les accords de Bretton Woods (1944) adoptèrent des
positions minimalistes par rapport au plan Keynes. Ainsi, alors que le bancor
annonçait une véritable monnaie internationale, le Fonds monétaire
international, créé à cette occasion, n’est qu’un simple fonds de réserve
chargé de vendre ou de prêter les devises reçues des Etats membres. De ce
fait, sans le déclarer explicitement, ces accords ont pérennisé le Gold
Exchange Standard. Le système instauré à Bretton Woods a ainsi ouvert la
voie au déficit de la balance des paiements américaine et favorisé, ce faisant,
les crises de spéculation qui ont marqué les années 60 et le début des années
70. De plus, la fixité des taux de change, décidée à Bretton Woods, s’est
accompagnée d’une certaine rigidité qui a retardé, sinon empêché, les
ajustements nécessaires des parités. Les déséquilibres des balances de
paiements se sont donc multipliés au fil du temps. La spéculation sur l’une ou
l’autre des monnaies jugées à un moment donné sous – (ou sur-)évaluées a, le
plus souvent, rendu inévitables des ajustements brutaux et de grande ampleur
néfastes au développement harmonieux des échanges internationaux et qui
auraient pu être évités par des ajustements progressifs. En fin de compte,
l’accumulation des déséquilibres, en particulier le déficit croissant de la
balance des paiements américaine, provoquant des crises monétaires de plus
en plus aiguës, a entraîné l’abandon du système instauré à Bretton Woods.
Le flottement des monnaies n’a pas répondu aux espoirs placés en lui par
ses partisans, notamment Milton Friedman. Comme on pouvait le prévoir en
observant le fonctionnement de ce système durant l’entre-deux-guerres, les
phénomènes de « surréactions » ont entraîné une instabilité chronique (A.
Grjebine 1970 ; A. Grjebine et T. Grjebine 1973). Il est vrai que l’adoption de
ce système, en mars 1973, a été rapidement suivie par le premier choc
pétrolier. Le recyclage des capitaux pétroliers a donné une formidable
impulsion au marché des eurodevises qui est passé de 110 milliards de dollars
en 1972 (estimation nette) à 215 milliards en 1974. En mars 1990, l’encours
des prêts bancaires internationaux nets atteignait 2775 milliards de dollars
(BRI août 1990). La masse de capitaux plus ou moins flottants ainsi
constituée alimente des mouvements spéculatifs d’une formidable ampleur.
Les fluctuations du dollar en sont la manifestation la plus éclatante. La
suppression progressive des contrôles des changes et l’intégration
internationale du marché des capitaux depuis le début des années 80 ont
encore accru la volatilité des taux de change. Or, celle-ci conduit à incorporer
des primes de risque plus importantes dans les taux d’intérêt et favorise, par
voie de conséquence, les tendances récessionnistes mondiales (Bismut 1990).
Les interventions des banques centrales ont permis jusqu’à présent d’éviter
une crise financière mondiale de grande ampleur. Mais l’éventualité d’un
embrasement général ne peut être écartée, compte tenu des innombrables
imbrications du marché mondial des capitaux.
2. LA MONTÉE DES CONTRAINTES EXTÉRIEURES

Du multiplicateur à la contrainte extérieure


Dès les années 40, certains économistes ont transposé à une économie
ouverte le multiplicateur d’investissement analysé par Keynes en économie
fermée. Fritz Machlup (1943) a ainsi développé le concept d’un
multiplicateur du commerce extérieur (Grjebine 1986, p. 49-51). La relance
dans un pays entraîne un accroissement de ses importations et donc des
exportations de ses partenaires commerciaux. Il en résulte une relance induite
par l’extérieur chez ces derniers. Les réflexions menées, à la fin des années
70, au sein de la Communauté européenne, sur la relance concertée et le rôle
de « locomotive » qui devait incomber aux pays excédentaires s’inspiraient
de cette problématique keynésienne.
En même temps, l’ouverture de l’économie réduit l’impact d’une politique
expansionniste dans le pays qui la met en œuvre. Non seulement la politique
adoptée dans un pays peut être renforcée ou, au contraire, contrariée par les
politiques adoptées par ses principaux partenaires, mais, de plus, sa liberté de
choix est plus ou moins limitée par son insertion dans l’économie mondiale.
Le degré d’utilisation des capacités de production et la flexibilité de la main-
d’œuvre jouent également un rôle fondamental. Dans des cas extrêmes, soit
que les capacités de production sont déjà utilisées, soit qu’un attachement
excessif à la fixité du taux de change ne permet pas d’accroître la
compétitivité des produits fabriqués dans le pays, la relance va être
entièrement « détournée » vers le reste du monde, conduisant à une réduction
des exportations et à un accroissement des importations.
Ainsi, la relance de l’économie française, en 1981-1982, a été compromise
par une propension à importer telle qu’une partie notable de la relance de la
consommation a été consacrée à l’achat de produits étrangers, provoquant un
déficit extérieur massif. En 1990, en France, 1 % de supplément de
croissance provoque, toutes choses égales par ailleurs, environ 20 milliards
de francs de déficit externe, soit 0,3 % du PIB (Levy-Garboua 1990, p. 52).
En s’appuyant sur le modèle MIMOSA (Modèle intégré mondial pour la
simulation et l’analyse), géré en commun par le CEPII et l’OFCE, en se
fondant sur les moyennes des années 1980 à 1987, Aglietta et Coudert (1990)
trouvent que pour 1 dollar d’injection supplémentaire de la dépense publique
nette séparément dans chaque pays, dans l’hypothèse où les marchés publics
sont exclusivement réservés aux entreprises résidentes, la dégradation du
solde courant, à prix relatifs inchangés, est de 0,28 dollar en France, 0,30
dollar en Italie, 0,32 dollar au Royaume-Uni, 0,36 dollar en Allemagne, mais
0,18 dollar aux Etats-Unis et 0,23 dollar au Japon.
Dans ce contexte, le partage du revenu mondial n’est évidemment pas
indifférent au rythme d’expansion de l’économie mondiale. Il est clair que la
valeur du multiplicateur et, par conséquent, le niveau d’activité mondiale
seront d’autant plus forts que le partage du revenu mondial se fera en faveur
des pays caractérisés par une forte propension à consommer. L’effet contraire
se produira en cas d’accroissement des revenus des pays ayant une forte
propension à épargner, par exemple les pays du golfe Persique et, dans une
moindre mesure, l’Allemagne et le Japon.

L’efficacité de la politique budgétaire dans une économie ouverte : le


modèle Mundell-Fleming

La plus ou moins grande efficacité de la politique budgétaire, selon le


régime de changes (fixes ou flexibles), et le degré d’intégration des
marchés de capitaux ont été schématisés dans les années 60 par le
modèle Mundell-Fleming (cf. Frenkel et Razin 1988 ; Artus 1989).
Ce modèle suppose une économie ouverte à deux biens, l’un produit
au sein du pays, l’autre importé. Il se place dans une situation où les prix
et les salaires sont rigides à court terme, la politique monétaire ne réagit
pas aux changements de la politique budgétaire, le niveau de la
production est déterminé par la demande. Quatre variantes sont alors
analysées :
– En taux de change fixes et avec une faible mobilité des capitaux. La
politique budgétaire expansionniste provoque un accroissement des
importations et une réduction des exportations (détournées vers la
demande domestique) et donc un déficit extérieur. Il en résulte une
réduction des réserves de change qui provoque une contraction de
la masse monétaire et une montée des taux d’intérêt. De ce fait,
l’impact expansionniste de la politique budgétaire est partiellement
compensé par une éviction des investissements privés.
– En taux de change fixes et avec une forte mobilité des capitaux. La
hausse des taux d’intérêt attire des capitaux étrangers et permet
d’éviter la contraction de la masse monétaire inhérente à la variante
précédente. Il n’y a donc pas d’effet d’éviction et l’impact
expansionniste de la politique budgétaire joue pleinement.
– En taux de change flexibles et avec une faible mobilité des capitaux.
Le déficit extérieur provoqué par la politique budgétaire
expansionniste entraîne une dépréciation de la monnaie. Il en
résulte un accroissement des exportations en volume qui renforce
l’effet expansionniste initial.
– En taux de change flexibles et avec une forte mobilité des capitaux.
La hausse des taux d’intérêt suscitée par une politique budgétaire
expansionniste provoque des entrées de capitaux qui entraîne une
appréciation de la monnaie. Celle-ci renforce la détérioration de la
balance commerciale et contrecarre l’effet de relance.
Des travaux ultérieurs ont conduit à introduire un effet sur les prix,
une politique budgétaire expansionniste étant supposée provoquer des
tensions sur l’offre et donc une hausse des prix. La richesse réelle des
consommateurs est, de ce fait, réduite et l’impact expansionniste
envisagé dans les deuxième et troisième variantes est limité. En
revanche, la baisse des prix résultant de l’appréciation de la monnaie
permet un accroissement de la production, même si la masse monétaire
est inchangée. Le contraste entre les deux variantes à taux de change
flexibles est donc réduit.

D’une crise à l’autre, le recyclage des capitaux des pays excédentaires s’est
modifié dans un sens moins favorable à l’expansion. Dans les années qui ont
suivi le premier choc pétrolier, les déséquilibres internationaux avaient pour
origine l’augmentation brutale du prix du pétrole. Celle-ci avait d’abord un
impact inflationniste dans la mesure où elle se répercutait sur l’ensemble des
prix et, par voie de conséquence, sur les salaires indexés sur l’inflation. Le
quadruplement du prix du pétrole a également modifié le partage du revenu
mondial en faveur des régions à fort taux d’épargne. L’impact récessionniste
a été néanmoins réduit par les politiques plus expansives adoptées dans
certains pays, en même temps que par le recyclage des capitaux pétroliers,
c’est-à-dire par les crédits que les pays de l’OPEP les plus riches ont accordés
à leurs débiteurs, principalement par l’intermédiaire du marché des
eurodevises. Ceux-ci ont pu, de ce fait, continuer à acheter un pétrole
toujours plus coûteux. Le même processus s’est développé entre certains pays
en développement et les pays industrialisés, les seconds prêtant aux premiers
les montants nécessaires pour accroître leurs importations de produits
industriels. Cette économie d’endettement n’était pas sans risques, mais en
assurant le financement des échanges internationaux, elle a permis d’éviter
une récession plus profonde des économies.
L’impact récessionniste du second choc pétrolier a été plus prononcé. Afin
de lutter contre l’inflation, la plupart des pays occidentaux ont adopté des
politiques plus restrictives. En même temps, les banques occidentales ont
limité leurs crédits aux pays en développement, en raison à la fois du
surendettement de certains d’entre eux et de la raréfaction des fonds en
provenance des pays pétroliers dont certains sont devenus, eux-mêmes,
débiteurs.
Les banques n’accordent jamais un traitement identique à leurs différents
débiteurs, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’Etats. Les risques d’insolvabilité
qui se sont amplifiés dans les années 80 n’ont fait qu’accroître cette inégalité.
Les capacités d’emprunt comme le coût du crédit ne sont évidemment pas
comparables pour un pays africain ou latino-américain et pour les Etats-Unis.
A la suite de la crise de l’endettement survenue en 1982-1983, les pays du
Sud se sont vu imposer des efforts d’ajustement drastiques qui ont conduit à
un renversement des transferts nets de capitaux dans la seconde moitié des
années 80. Les transferts nets de capitaux des pays en développement vers le
reste du monde sont ainsi passés de 37,6 milliards de dollars en 1988 à 42,9
milliards l’année suivante (Banque mondiale 1990 b). Echaudées par
l’aggravation des arriérés (16,4 milliards de dollars en 1989 contre 10
milliards en 1988), les banques commerciales n’accordent plus de nouveaux
prêts qu’au compte-gouttes aux pays du Sud. Les Etats-Unis peuvent au
contraire continuer à emprunter sans problème...

Graphique 3
DISTRIBUTION MONDIALE DES DÉFICITS ET EXCÉDENTS
(flux cumulés par période en % des flux mondiaux
d’opérations courantes)
La zone RdM (Reste du Monde) comprend tous les pays en développement non pétroliers. –
ECART désigne le désajustement statistique au niveau mondial.
Source : Oliveira Martins et Plihon 1990, p. 35.

Dans les années 80, les excédents industriels du Japon et de l’Allemagne


ont pris le relais des excédents pétroliers. Or, l’Allemagne et surtout le Japon
sont, par contraste avec les Etats-Unis, des zones de « basse pression
dépensière » : « L’écart entre le niveau d’activité d’un monde où les agents
publics et privés dépenseraient à la japonaise et celui d’un monde où ils
dépenseraient à l’américaine est de l’ordre de 25 % » (Aglietta et alii 1990,
p. 32).
Dans un contexte mondial récessionniste, les capitaux accumulés par les
pays excédentaires servent moins à financer des échanges commerciaux que
des placements financiers. Ce décalage croissant entre les sphères réelles et
financières se répercute au sein même des économies. La conjonction de la
modération des salaires et des gains de productivité entraîne certes une
amélioration des profits, mais celle-ci ne conduit pas systématiquement à une
reprise des investissements. Les politiques d’austérité provoquent
simultanément une montée des taux d’intérêt et une faiblesse chronique de la
demande. Le développement récent de la titrisation – c’est-à-dire de la
possibilité de transformer en titres négociables la quasi-totalité des actifs –
risque également de favoriser l’envolée des prix des placements spéculatifs
plutôt qu’un financement supplémentaire de l’investissement.
Une inflation financière s’est ainsi développée dans les années 80. Un écart
croissant est apparu entre la croissance de la masse monétaire et celle de
l’économie. Tout s’est passé comme si cette création monétaire se faisait
partiellement « en roue libre ». Quand l’Etat crée de la monnaie par la voie
d’un déficit budgétaire, il le fait soit en passant des commandes à des
entreprises, soit en distribuant des revenus qui sont consacrés de plus en plus
à la consommation, comme en témoigne la baisse de l’épargne. Dans tous les
cas, cette création de monnaie conduit à une croissance de la production. Si
tel n’est pas le cas, c’est que la monnaie est principalement créée au profit
des entreprises par la voie du crédit bancaire. Or, les entreprises observent 1°
une rentabilité plus faible des investissements productifs que des placements
financiers ; 2° une demande insuffisante. Dès lors, elles préfèrent se
désendetter ou placer leurs fonds plutôt que d’investir. Les gains obtenus
permettent une nouvelle amélioration des profits, sans que celle-ci
corresponde à une progression comparable de la production. La crise des
économies réelles va ainsi de pair avec une inflation financière. De 1982 à
1986, l’indice mondial des marchés financiers a augmenté de 130 %, soit dix
fois la croissance de l’économie réelle ! La déréglementation des marchés
financiers risque de renforcer ce mouvement en ciseaux des flux réels et des
flux financiers.
Aglietta, Brender et Coudert (1990) notent que l’évolution démographique
de certains pays comporte également des risques d’inflation financière. En
effet, si « la masse d’épargne de ceux qui aujourd’hui préparent leur retraite
tend à l’emporter sur la désépargne de ceux qui la prennent, la demande de
droits de propriété tendra à dépasser l’offre. Ce qui, pour l’économie, était un
potentiel d’épargne se traduira alors surtout par une hausse du prix de ces
actifs. Le risque est d’ailleurs grand de voir la spéculation amplifier le
phénomène. Car la rentabilité attendue des placements sous cette forme
réside largement dans la différence entre le prix auquel on les achète et celui
auquel on espère les revendre ».

Le SME ou « la mauvaise politique chasse la bonne »


Le SME a renforcé l’engrenage récessionniste qui s’est développé au début
des années 80. Comme on l’a vu, dans les mécanismes classiques de
rééquilibrage des échanges internationaux, un excédent extérieur provoquait
l’appréciation de la monnaie et une relance de l’économie excédentaire. Il
rendait ainsi plus difficiles les exportations et favorisait les importations et
plus généralement la satisfaction du marché intérieur. Dans la logique
déflationniste qui a prévalu, les pays excédentaires contrecarrent ces
mécanismes d’ajustement. Ils surenchérissent sur les politiques d’austérité de
leurs partenaires. Ainsi, à partir du début des années 80, l’Allemagne et le
Japon renoncent – de facto – à rechercher l’équilibre de leur balance courante
pour privilégier celui de leurs finances publiques. Leurs entreprises limitent
drastiquement la progression des salaires afin de préserver coûte que coûte
les exportations. En même temps, ces entreprises transfèrent les fabrications
qui exigent une main-d’œuvre abondante dans des pays où celle-ci est
meilleur marché, quitte à utiliser ensuite ces positions de repli pour
poursuivre leur conquête des marchés internationaux.
Les mécanismes du SME ont permis aux pays excédentaires –
principalement à l’Allemagne – d’imposer leur loi aux pays déficitaires. Dès
lors qu’un pays mène une politique déflationniste et accumule de ce fait les
excédents extérieurs, les autres pays ne peuvent que surenchérir sur cette
politique ou accepter une dépréciation de leur monnaie en vue de rétablir leur
compétitivité. Le SME a empêché en pratique cette seconde option.
L’intimidation qu’exercent les responsables allemands sur leurs partenaires
est telle que ceux-ci en sont venus à accepter que les pays déficitaires
supportent seuls le poids de la stabilité monétaire. Certes, les banques
centrales des pays excédentaires interviennent pour soutenir les monnaies des
pays déficitaires, mais elles s’empressent ensuite de retourner les avoirs ainsi
acquis à ces derniers. Malgré les apparences, l’accord conclu le 13 septembre
1987 par les ministres des Finances de la CEE à Nyborg n’a pas modifié cette
situation. Désormais, les pays dont la monnaie est attaquée peuvent demander
une aide aux pays à monnaie forte, avant même que soient atteintes les
marges de fluctuation autorisées au sein du SME. Mais les crédits à très court
terme ainsi obtenus doivent rapidement être remboursés. La charge de la
stabilité monétaire continue donc à peser exclusivement sur les pays à
monnaie faible.
La création du marché unique risque d’aggraver encore l’impact
déflationniste de la construction européenne sur les pays membres. En effet,
si l’évolution des coûts de production est différente d’un pays à l’autre, ce qui
ne saurait être exclu, les pays les moins compétitifs devront mener des
politiques d’austérité plus vigoureuses que celles de leurs partenaires. Une
fuite des. investissements des pays les moins bien armés vers les pays les
mieux armés sera alors inévitable, soit en raison de coûts de production
supérieurs (et donc de perspectives de profit inférieures), soit en raison d’une
croissance plus faible.
De plus, il est à craindre que le marché unique ne pénalise les entreprises
européennes par rapport à leurs concurrentes japonaises ou autres qui
bénéficieront de l’unicité des prix sans supporter l’inconvénient de la
politique d’austérité et en bénéficiant de positions dominantes dans leur pays
d’origine.

La contrainte financière
Les débats sur les effets macro-économiques de l’échange international
n’ont porté, pendant longtemps, que sur l’impact des flux commerciaux. Or,
quels qu’aient été les progrès accomplis dans la réduction des barrières
douanières, l’internationalisation des marchés de capitaux a été infiniment
plus rapide que celle des marchés de biens et services. De ce fait, il n’est pas
rare que l’impact des fluctuations financières surpasse – et annihile – celui
des flux commerciaux.
Ainsi, malgré la conjonction d’une forte reprise de l’économie américaine
(+ 3,6 % en 1983, + 6,8 % en 1984), qui a entraîné une croissance en volume
de 9,6 % en 1983 et de 23,9 % en 1984 des importations américaines, et de
l’appréciation concomitante du dollar, qui a renforcé la compétitivité des
produits étrangers, la conjoncture américaine n’a pas eu les effets
expansionnistes escomptés sur les pays européens. Le recours à l’emprunt
pour financer le déficit budgétaire américain a provoqué une montée des taux
d’intérêt américains qui s’est transmise au reste du monde. Les pays
européens ont souffert du contrecoup de la relance américaine (flambée des
taux d’intérêt) sans en partager les bienfaits. L’impact récessionniste de la
montée des taux d’intérêt a été plus réduit aux Etats-Unis qu’en Europe.
D’abord, parce que l’ouverture plus faible de l’économie américaine a réduit
l’effet récessionniste de l’appréciation du dollar. Ensuite, parce que les
fluctuations des taux d’intérêt ont un effet d’autant plus prononcé sur
l’inflation que l’endettement des entreprises est plus élevé, ce qui était bien
plus le cas en Europe qu’aux Etats-Unis où l’autofinancement a toujours
dépassé 80 % au cours des trente dernières années, approchant parfois les
100 % comme en 1985-1986. Enfin, le programme de réforme fiscale adopté
aux Etats-Unis au début des années 80 comportait des mesures d’incitation
fiscale à l’investissement qui annihilaient partiellement l’effet de taux
d’intérêt élevés. De surcroît, la hausse des taux d’intérêt alourdissant la
charge d’intérêts de la dette publique, il en a résulté une aggravation
spontanée des déficits budgétaires et, en raison de la phobie entretenue en
Europe à leur encontre, un durcissement des politiques d’austérité (Fitoussi et
Le Cacheux 1989).

L’unification des taux d’intérêt


La multiplication des instruments monétaires et financiers, estompant la
frontière entre monnaie et titres, la définition et a fortiori le contrôle de la
masse monétaire sont devenus plus incertains. En même temps, l’intégration
financière rapidement croissante des économies, marquée notamment par la
libéralisation des mouvements de capitaux, a rendu quelque peu vain tout
contrôle quantitatif de la masse monétaire : comment les autorités monétaires
pourraient-elles prétendre réguler celle-ci quand les agents économiques
peuvent aisément contourner une réglementation restrictive en empruntant à
l’étranger ? La politique quantitative de la monnaie a ainsi été
progressivement vidée de son sens. Le maniement des taux d’intérêt est donc
devenu l’instrument quasi exclusif dont disposent les banques centrales. Or,
en la matière, la marge de manœuvre de la plupart des pays s’est, elle aussi,
considérablement réduite au cours années récentes.
La capacité d’un pays d’influencer, peu ou prou, la détermination des taux
d’intérêt dans le monde dépend principalement de trois paramètres qui, en
général, se recoupent, mais ne se confondent pas : la puissance économique
du pays ; éventuellement l’importance du rôle international joué par sa
monnaie ; ses priorités nationales et, plus particulièrement, l’importance qu’il
accorde respectivement à ses objectifs économiques internes et à la défense
de sa monnaie. Un pays ne peut évidemment tenter de maintenir un taux de
change immuablement fixe avec ses partenaires sans accepter de sacrifier son
autonomie en matière de fixation de ses taux d’intérêt. Cette nécessité de
choisir entre le taux d’intérêt et le taux de change s’applique même aux pays
les plus puissants. La liberté de manœuvre des Etats-Unis en matière de
détermination des taux d’intérêt résulte dans une large mesure de la politique
de benign neglect qu’ils ont le plus souvent pratiquée à l’égard des
fluctuations du dollar. A contrario, on peut rappeler la politique monétaire
centrée sur la défense de la livre sterling, quitte à sacrifier son expansion
économique interne, qu’a pratiquée le Royaume-Uni dans la seconde moitié
du XIXe siècle et jusqu’aux années 70 (Grjebine 1986).
Le croisement de ces paramètres détermine un système de fixation
hiérarchisée des taux d’intérêt qui va d’une dépendance quasi complète à la
capacité non seulement de fixer librement ses taux, mais aussi d’affecter les
taux d’intérêt des autres pays. Ainsi, la conjonction de la puissance
économique, du statut international du dollar et du choix généralement fait de
privilégier des considérations économiques internes au détriment de la
stabilité du dollar donne aux Etats-Unis non seulement une marge de
manœuvre considérable dans la détermination de leurs taux d’intérêt, mais
leur permet également de peser d’un grand poids sur le taux d’intérêt
mondial. Même si la CEE constitue un ensemble de taille comparable à celui
des Etats-Unis, son morcellement fait qu’aucun de ses membres ne peut
affecter le taux d’intérêt mondial comme le font les Etats-Unis. L’Allemagne
et le Japon doivent évidemment tenir compte des taux américains et de
l’évolution du dollar, mais conservent néanmoins une marge de manœuvre
non négligeable. Les autres pays européens, notamment la France, suivent de
près les taux allemands. Il convient d’insister sur le fait que cette dépendance
ne résulte pas seulement, ni même principalement, des dimensions moyennes
de l’économie française, mais avant tout de la volonté de préserver, coûte que
coûte, un taux de change fixe avec le mark.
La position des Etats-Unis n’a cependant pas que des avantages. Les
économies de dimensions plus modestes, dont les agissements n’influent
guère sur le niveau mondial des taux d’intérêt, peuvent, en effet, contrecarrer
un éventuel effet d’éviction par le recours à des financements étrangers ou
pratiquer une politique d’argent cher pour attirer des capitaux étrangers ou à
des fins conjoncturelles internes sans craindre un « effet de retour », c’est-à-
dire sans que cette politique déteigne sur le niveau mondial des taux d’intérêt
et leur interdise d’emprunter à moindre coût sur le marché mondial. Au
contraire, ce comportement de « resquilleur », pour reprendre la terminologie
de la théorie des jeux, est interdit à une économie occupant une place notable
dans l’économie mondiale (Etats-Unis, Japon, Allemagne). Dans ce cas, le
recours massif à un financement extérieur risque de provoquer – par
contagion – une hausse mondiale des taux d’intérêt. L’effet d’éviction sera
alors mondial.
C’est de toute évidence le phénomène qui s’est produit dans les années 80 :
le recours au marché financier pour financer un déficit budgétaire croissant a
provoqué une hausse des taux d’intérêt américains. La conjonction de taux
d’intérêt élevés et d’une forte croissance, tranchant avec la croissance ralentie
des autres pays occidentaux, a favorisé la rentabilité des placements faits aux
Etats-Unis et attiré les capitaux étrangers dans ce pays. Il en a résulté à la fois
une hausse mondiale des taux d’intérêt et une appréciation du dollar.
Contrariant les exportations et favorisant les importations, cette dernière a
largement contribué à l’aggravation du déficit commercial américain.
L’afflux de capitaux étrangers a donc simultanément favorisé le déficit
extérieur et assuré son financement.
L’unification progressive des taux d’intérêt amène à nuancer l’idée selon
laquelle le pays qui relance le premier son économie adopte une attitude
quasiment suicidaire. En réalité, celui qui relance le premier transfère vers les
autres l’effet d’éviction, que celui-ci se mondialise (cas des pays les plus
importants) ou qu’il se dilue dans le marché mondial en raison de la faible
importance du financement extérieur demandé par rapport à ce marché (cas
des pays de moindre importance).

La libéralisation des mouvements de capitaux : la « contrainte


luxembourgeoise »
La libération totale des mouvements de capitaux au sein de la CEE à dater
du 1er juillet 1990 – l’Espagne, la Grèce, l’Irlande et le Portugal disposant
d’un sursis jusqu’au 31 décembre 1992 – permet à chaque ressortissant de la
Communauté d’ouvrir un compte bancaire ou d’acheter des titres dans tous
les pays membres.
L’obligation légale de déclaration des revenus perçus à l’étranger subsiste
néanmoins, et surtout la diversité des réglementations et des procédures
boursières est telle qu’il est souvent pratiquement impossible à un
investisseur individuel d’acheter des actions à l’étranger. C’est ce qui
explique qu’en dehors de Londres et de Bruxelles, où les transactions sur les
titres étrangers ont représenté respectivement 54 et 30 % du volume total des
transactions (moyenne mensuelle de janvier à mai 1990),
l’internationalisation des autres places boursières européennes est encore très
réduite : 7 % des titres à Amsterdam, 4 % à Paris, 0 % à Milan et Athènes,
etc. (Federation of Stock Exchanges in the European Community, Newsweek
13 août 1990).
En réalité, moins qu’une fuite de capitaux, c’est la transposition des règles,
particulièrement avantageuses, établies dans les « paradis fiscaux » européens
aux autres pays de la Communauté qui est à craindre. En effet, dans ce
domaine, même un pays aussi petit que le Luxembourg peut imposer une
contrainte fiscale à ses partenaires. Une régression de la justice fiscale
pourrait en résulter. D’abord, parce que la réduction de recettes découlant de
la fuite des capitaux vers les pays où ceux-ci seront le moins imposés devra
être comblée par une augmentation de l’imposition des revenus salariaux. Les
contribuables dont les revenus seront insuffisants pour placer leurs avoirs à
l’étranger seront les plus touchés. De plus, pour résister à la concurrence des
pays où l’imposition de l’épargne sera la plus faible, les autres pays seront
tentés de réduire, eux aussi, leur taxation des revenus du capital. Là aussi les
revenus du travail seront mis à contribution pour pallier le manque à gagner
fiscal qui en découlera (Albert et Boissonnat 1988).
En même temps, l’unification européenne des marchés de capitaux
contraindra plus que jamais les pays à monnaie faible à relever leur taux
d’intérêt. L’impact déflationniste du SME va ainsi s’accentuer. Le contrôle
des mouvements de capitaux réduisait la sensibilité des capitaux à
l’environnement international. Il permettait ainsi d’alléger les tensions qui
s’exercent sur les taux de change. La libéralisation des mouvements de
capitaux supprime cette relative déconnexion des marchés monétaires
nationaux. Ce faisant, elle risque d’accroître encore la volatilité des capitaux,
rendant ainsi, de manière quelque peu paradoxale, plus problématique le
maintien de taux de change immuablement fixes entre les monnaies des pays
membres.

Les risques d’une construction européenne « centralisée »


Les avantages d’un renforcement de la construction européenne ne sont
pas contestables. La constitution d’un marché d’une taille supérieure ou
comparable à celle du Japon et des Etats-Unis réduira la prime de risque
inhérente à l’instabilité des monnaies. Les succès mondiaux des entreprises
japonaises et plus encore des petits pays du Sud-Est asiatique comme de
firmes européennes originaires de pays comme la Suède ou les Pays-Bas
relativisent toutefois cet avantage. Le développement d’une monnaie
européenne commune permettrait à l’Europe de jouer un rôle accru sur la
scène internationale face au dollar et au yen, renforcerait la capacité des pays
européens à emprunter sur les marchés extérieurs, rendrait envisageable la
déconnexion des taux d’intérêt européens par rapport aux taux américains.
Reste à savoir si le schéma centralisateur qui prévaut actuellement dans la
construction européenne est le plus adapté, ou même le seul, pour atteindre
ces objectifs. La centralisation et l’emprise excessive de l’Etat sur la vie
économique ont longtemps été dénoncées comme les composantes majeures
du « mal français », paralysant l’esprit d’entreprise et étouffant le
développement des régions au profit de la capitale 25. Par opposition, le
fédéralisme allemand est généralement présenté comme un facteur décisif du
développement plus équilibré de ce pays. Or, curieusement, c’est un schéma
centralisateur – « à la française » – qui est appliqué pour la construction
européenne.
Cette approche paraît résulter de la confusion qui est entretenue entre les
progrès de cette construction et la centralisation : une monnaie unique, une
banque centrale indépendante des pouvoirs élus, la disparition des politiques
économiques nationales, l’alignement des réglementations... autant d’étapes
jugées indispensables qui conduisent à privilégier une construction
européenne centralisée plutôt qu’un système favorisant le développement
aussi harmonieux que possible des régions européennes 26.
Cette approche centralisatrice conduit à une véritable fuite en avant, les
gouvernements européens tentant de surmonter les problèmes suscités par ce
processus centralisateur en allant toujours plus loin dans cette voie.
Dans l’hypothèse où tous les gouvernements européens étaient également
soucieux de croissance et de réduction du chômage, le scénario centralisateur
ne serait pas trop dangereux. Le moins que l’on puisse dire, c’est que tel n’est
pas le cas. Les dirigeants allemands se sont toujours montrés davantage
préoccupés par l’inflation, même quand celle-ci était quasiment inexistante,
que par le chômage. La faiblesse démographique de l’Allemagne et la
réduction de sa population active qui en résultera d’ici quelques années ne
l’encouragent guère à rechercher une croissance plus forte. Il n’est pas sûr
que la réunification de l’Allemagne suffira à modifier durablement cet état
d’esprit. On peut même craindre que le processus mentionné pour la
transmission des fluctuations conjoncturelles entre les Etats-Unis et l’Europe
ne joue également entre l’Allemagne et ses partenaires européens, l’impact
récessionniste d’une forte reprise des taux d’intérêt, visant à juguler les
risques d’inflation, faisant plus que compenser une relance économique
induite par l’Allemagne de l’Est. Or, quelles seraient les perspectives d’une
Europe condamnée à la stagnation économique en raison de mécanismes
contraignant tous les pays membres à s’aligner sur le plus déflationniste
d’entre eux ?
Cette interrogation conduit à relativiser les conclusions, sans doute trop
optimistes, du rapport publié par la Communauté européenne sur les coûts de
la non-Europe (Delors 1988 a et Delors 1988 b). Ces conclusions sont
fondées sur des hypothèses extrêmement favorables telles que, par exemple,
l’idée selon laquelle une concurrence accrue devrait forcément stimuler
l’innovation. On peut pourtant se demander comment des efforts de recherche
accrus pourront être compatibles avec les marges plus réduites qui résulteront
logiquement d’une concurrence plus intense (Godet 1988).
Mais, surtout, ce rapport sur les coûts de la non-Europe précise lui-même
que le nombre d’emplois qui seront créés à la suite de l’entrée en vigueur de
l’Acte unique – entre 1,8 et 5 millions – sera largement fonction des
politiques d’accompagnement qui seront suivies. Or, rien ne permet de penser
que les principaux pays européens seront disposés dans les années à venir à
s’engager dans une politique de soutien durable de la croissance.
En fait, pour mesurer plus sérieusement les conséquences sur l’emploi de
l’entrée en vigueur de l’Acte unique, il faut non seulement s’interroger sur
l’impact du marché unique, mais également sur le « manque à gagner » en
termes de croissance qui découlera pour les pays déficitaires d’un
renforcement de la construction européenne, et donc de la nécessité encore
plus forte devant laquelle ils seront placés de s’aligner sur les politiques des
pays les plus déflationnistes.
L’évaluation réalisée par le Central Planning Bureau des Pays-Bas montre
que les conséquences du Marché commun pourraient être négatives pour
l’emploi et les salaires dans les pays européens du Nord en raison de la
concurrence des pays du Sud (citée par Levy-Garboua 1990).
Pour la même raison, une relance concertée et différenciée des pays
européens selon la situation de la balance courante de chacun d’eux apparaît
comme le véritable mirage de la construction européenne, toujours espérée et
jamais concrétisée. Echaudée par l’expérience malheureuse de 1979, qui a
coïncidé avec le second choc pétrolier, l’Allemagne refuse toute nouvelle
application de la théorie des locomotives.
Les inquiétudes apparues à la veille de la création du Marché commun en
1958 sont souvent invoquées pour rejeter les interrogations sur l’échéance de
1992. Mais, à l’époque, l’expansion de chaque pays était vigoureusement
stimulée par celle de ses partenaires. La croissance rapide de la demande
plaçait l’offre dans une position favorable. Enfin, en France, l’entrée dans le
Marché commun a été préparée par une baisse de près de 40 % de la valeur
du franc.
Il ne suffit donc pas de vanter les mérites de l’intégration et d’échafauder
des constructions théoriques. Il faut encore et surtout rechercher les
mécanismes susceptibles de concilier la construction européenne et la
croissance des pays membres. La tâche est plus ardue qu’il n’y paraît.

3. PEUT-ON RENONCER À DES POLITIQUES


DIFFÉRENCIÉES ?

Le scénario le plus généralement envisagé pour préparer l’union monétaire


européenne est celui de la marche forcée. On édicte des contraintes de plus en
plus fortes en espérant que les pays européens sauront s’y soumettre : « Ça
passe ou ça casse ! »
La fixité intangible des taux de change intracommunautaires s’inscrit dans
cette problématique. A première vue, elle constitue une première étape
logique vers une monnaie unique.
Même en supposant la modération des coûts salariaux durablement
acquise, d’autres facteurs laissent supposer qu’une excessive rigidité des taux
de change intra-communautaires jouerait un rôle inhibiteur à l’égard du
développement économique des pays membres (Borgues et Grjebine 1988 ;
Grjebine 1989 ; Ullmo 1989).
1) Les priorités nationales sont encore assez différentes d’un pays à l’autre.
L’Allemagne tend à rechercher une inflation zéro, en négligeant, dans une
certaine mesure, le chômage résultant de la politique de rigueur. D’autres
pays peuvent au contraire considérer que la réduction du chômage constitue
leur première priorité. Les politiques économiques qui vont s’ensuivre seront
donc assez différentes et des ajustements des taux de change s’avéreront
inéluctables. On voit mal au nom de quoi les premiers pays imposeraient leur
volonté aux seconds.
2) Même si la croissance démographique s’est ralentie dans l’ensemble des
pays européens, tous ne sont pas également atteints. De ce fait, pour stabiliser
le chômage, la croissance doit être sensiblement plus rapide en France que
dans un pays à démographie stagnante comme l’Allemagne. Selon le modèle
MIMOSA (Equipe MIMOSA 1989), la croissance de l’emploi nécessaire de
1988 à 1995 pour revenir à la fin de cette période à un taux de chômage de
5 % serait de 0,5 % par an en RFA, 0,9 % en Belgique et au Royaume-Uni,
mais 1,5 % aux Pays-Bas, 1,6 % en France, 1,7 % en Italie et 3,3 % en
Espagne. En se fondant sur des projections de productivité du travail par
pays, essentiellement dérivées des rythmes passés, on obtient pour la
croissance du PIB requise 3 % pour les Pays-Bas et le Royaume-Uni, 3,5 %
pour la France et l’Italie et plus de 5 % pour l’Espagne.
3) Certains pays de la Communauté souffrent d’une insuffisance
structurelle de leur appareil de production. C’est ce qui explique, par
exemple, la détérioration du solde industriel français, alors même que les
indicateurs de coûts et de prix relatifs ne se sont pas dégradés depuis la
création du SME. Ces indicateurs sont donc tout à fait insuffisants pour
cerner clairement le niveau adéquat d’une parité. La conjonction de la
politique d’austérité et de la surévaluation du franc explique, pour une bonne
part, ces médiocres résultats, en même temps que des facteurs plus
structurels, tels que la faiblesse de notre potentiel d’innovation, les
distorsions existant en France au profit de la distribution et de l’agriculture et
au détriment de l’industrie, le manque de dynamisme d’une partie du
patronat, une politique de formation permanente souvent inexistante au sein
des entreprises et inadaptée aux besoins au niveau de l’Etat, etc.
Ce n’est pas la faible marge de manœuvre qui lui sera impartie qui
permettra à un pays de résoudre de tels problèmes structurels dès lors qu’il se
sera engagé dans un système de changes immuablement fixes. Dans le passé,
l’Angleterre a compromis son développement faute d’accepter un ajustement
suffisant de sa monnaie, alors que l’Allemagne et le Japon ont donné une
impulsion décisive à leur économie grâce à une monnaie durablement sous-
évaluée.
En même temps, les espoirs placés dans une politique régionale
européenne paraissent illusoires. L’échec des politiques régionales menées en
France ou au Royaume-Uni augure mal des chances de succès d’une telle
politique à l’échelle européenne. Il paraît douteux que les pays riches de la
Communauté consentent un effort à la taille des problèmes qui se posent.
Les taux de change immuablement fixes, davantage encore que le système
actuel du SME, constitueraient par conséquent une contrainte inacceptable.
Comment pourra-t-on dégager des marges de manœuvre pour financer le
rattrapage et créer des emplois si, en arrimant encore davantage les monnaies
faibles aux monnaies fortes, on se condamne à suivre la politique
économique des pays européens les plus déflationnistes ?
4) Depuis quelques années, on observe dans plusieurs pays européens,
notamment en France, une progression de la productivité du travail
supérieure à celle des salaires réels. Cet écart donne une certaine marge de
manœuvre pour accélérer la croissance et réduire le chômage sans attiser
l’inflation.

Graphique 4
PRODUCTIVITÉ ET SALAIRE RÉEL
EN FRANCE

Source : Equipe Mimosa 1989, p. 65.

5) Les principales relations macro-économiques étant encore sensiblement


différentes d’un pays européen à l’autre, les effets des politiques
économiques sont également assez différents. Des règles communautaires
uniformes ne pourraient donc que renforcer les disparités entre les pays
européens (Aglietta et Coudert 1990 ; Masson et Melitz 1990).
6) Enfin, il ne faudrait pas condamner trop rapidement la dévaluation,
malgré le discrédit qui s’y attache actuellement. En ce qui concerne les effets
prévisibles d’une dévaluation, les modèles utilisés en France permettent
d’envisager deux hypothèses extrêmes, l’une suppose une indexation totale
des salaires et des prix, l’autre une indexation nulle (Ullmo 1989). Dans le
premier cas, la hausse des prix des importations se répercute sur les salaires
et, par voie de conséquence, sur les prix. Le gain de compétitivité inhérent à
la dévaluation est donc plus ou moins rapidement perdu. De plus, l’effet
inflationniste rend problématique la politique de relance que l’amélioration
du solde extérieur, au cours des premières années, pourrait suggérer. En
revanche, dans le second cas, on obtient une notable amélioration de l’emploi
et une marge de manœuvre importante en raison de la nette amélioration du
solde extérieur, qui autorise une relance de l’économie dans un climat non
inflationniste.
Une création de 270000 emplois au bout de cinq ans pour une dévaluation
en termes réels de l’ordre de 10 % peut sembler décevante. Mais Ullmo
montre que les modèles macro-économétriques sous-estiment fortement les
élasticités-prix de moyen terme relatives au commerce extérieur. Ils sous-
estiment donc également les effets favorables sur l’emploi d’un
accroissement sensiblement plus fort des exportations et d’une réduction plus
importante des importations.
Tableau 12
EFFETS D’UNE DÉVALUATION DE 10 % 27

Source : Modèle METRIC (Ullmo 1989).


Bernard Ullmo (1991) observe, toutefois, que même dans la situation
vraisemblable d’une économie proche de l’indexation (scénario 1), la
dévaluation n’est pas à proscrire, pour autant que l’on se place dans
l’hypothèse, en général vérifiée, où le taux de chômage naturel est inférieur
au taux de chômage effectif. Le taux de chômage naturel est défini comme
celui qui n’entraîne ni accélération ni décélération des salaires et des prix.
Dès lors, l’effet désinflationniste d’un taux de chômage effectif supérieur au
taux de chômage naturel pourrait compenser, partiellement au moins, l’effet
inflationniste de la dévaluation. Il paraît donc possible de gérer une
dévaluation sans provoquer une inflation additionnelle.
Certes, on rétorquera qu’il ne s’agit pas seulement de maintenir le taux
d’inflation de la France, mais de l’abaisser autant que faire se peut, pour le
ramener au niveau de celui de nos partenaires les plus performants. Mais,
compte tenu de nos structures économiques et sociales, il serait extrêmement
coûteux en termes d’emplois de rechercher une inflation durablement
comparable à celle de l’Allemagne. Le gouvernement s’est félicité, en 1990,
d’avoir un taux d’inflation du même ordre de grandeur que celui de notre
partenaire d’outre-Rhin. Peut-on oublier que ce résultat n’a été obtenu
qu’avec 2,5 millions de chômeurs ?
En fait, il ne s’agit pas d’atteindre le taux d’inflation allemand, mais de
ramener nos prix au niveau des prix allemands, en faisant en sorte que notre
taux d’inflation demeure stable et que la différence éventuelle des niveaux de
prix soit compensée par des dévaluations. On ne peut sérieusement songer à
obtenir des performances similaires en matière d’inflation à celle de
l’Allemagne qu’en adoptant des structures socioculturelles comparables.
Le taux de la dévaluation est pratiquement imposé par la marge de
manœuvre donnée par l’écart des taux effectifs et naturels du chômage. Pour
étendre cette marge, il convient d’agir sur le taux naturel, ce qui suppose une
modification de la flexibilité de l’emploi, problème que nous avons abordé
dans le deuxième chapitre.

4. LES DÉSÉQUILIBRES INTERNATIONAUX RÉHABILITÉS

Déséquilibres commerciaux et transferts de capitaux peuvent-ils se


compenser ?
Les transferts de capitaux sont un phénomène fort ancien. Ainsi, les
investissements britanniques à l’étranger, déjà considérables pendant la
première moitié du XIXe siècle, ont pris une importance exceptionnelle dans
la seconde moitié et au début du XXe siècle : les transferts nets de capitaux
britanniques à l’étranger dépassent même, entre 1886 et 1890 et de nouveau
entre 1907 et 1914, les investissements au Royaume-Uni et vont représenter
jusqu’à 9 % du PNB britannique pendant la période 1906-1913. En 1913,
82 % des émissions nouvelles sur le marché financier de Londres étaient
destinées au financement d’investissements étrangers (Grjebine 1986).
Ces mouvements de capitaux ont rendu possibles des déséquilibres
profonds et durables. Etudiant la période 1815-1913, Robert Triffin (1969)
note que « les mouvements internationaux de capitaux ont fréquemment
amorti (et même parfois stimulé) des déficits ou des excédents profonds et
durables en compte courant, sans exiger la moindre correction, sauf,
évidemment, dans le très long terme ». Les Etats-Unis, le Canada,
l’Argentine, l’Australie, etc., ont connu des déficits courants durables et
importants qu’ils finançaient par des importations de capitaux, en provenance
des pays européens plus développés. Le Royaume-Uni a ainsi accumulé des
excédents courants, pendant plus d’un siècle, « sans que la moindre tendance
vers l’équilibre ne se soit jamais manifestée ». Ces excédents résultaient
avant tout des rendements du portefeuille croissant d’investissements
étrangers et allaient de pair avec des déficits profonds et croissants du compte
marchandise (à peu près 670 millions de dollars par an au cours de la période
1906-1913).
On ne saurait déduire de ce solde financier positif que les investissements à
l’étranger n’ont eu que des effets favorables sur le développement de
l’économie britannique. Comparant la formation intérieure du capital et les
exportations de capitaux, Paul Bairoch (1976) remarque qu’« il y a
généralement eu corrélation inverse entre les deux séries : quand la formation
de capital était élevée, les investissements à l’étranger étaient faibles, et vice
versa ». Et François Crouzet (1978) ajoute qu’« à certains moments, il y a des
indices d’une hausse du chômage en période de grosses exportations de
capitaux, l’essor des exportations qu’elles entraînent ne compensant pas la
baisse des investissements intérieurs ».
Il est hors de doute que les apports de capitaux étrangers contribuèrent à
soulager les contraintes qui pesaient sur les balances des paiements des pays
où ils s’effectuaient. Toutefois, le schéma cyclique des mouvements
internationaux de capitaux a eu également un impact déstabilisateur sur ces
pays. Triffin (1969) observe que « les pays emprunteurs étaient fort loin de
pouvoir contrôler le rythme de leurs importations de capitaux, lequel tendait,
en général, à grandir pendant les périodes de prospérité, et à se tarir pendant
les périodes difficiles, aggravant ainsi l’instabilité économique fréquemment
impartie à ces pays ».
Dans les années 50 et 60, en développant leurs investissements à
l’étranger, en particulier en Europe, les Etats-Unis ont repris ce rôle de
banquier du monde joué auparavant par la Grande-Bretagne. En additionnant
les soldes des revenus d’investissement de 1946 à 1982 inclus, on constate
que les Etats-Unis « ont gagné », ce faisant, près de 264 milliards de dollars.
Dans les années 60 et 70, la Corée du Sud a largement recouru àux
investissements étrangers pour développer rapidement son économie. En
1962, les capitaux étrangers ont ainsi représenté 83,4 % du total des
investissements. Cependant, grâce à un effort d’épargne national
considérable, le recours aux capitaux étrangers a été progressivement réduit
(ils ne représentaient plus que 10,3 % des investissements en 1978), alors
même que la part de l’investissement dans le PIB était portée de 13 % en
1962 à 32 % en 1978. Cette stratégie s’est révélée payante : alors qu’en 1962
les importations étaient près de sept fois supérieures aux exportations, en
1978, les premières ne dépassaient les secondes que de 12 % et, depuis 1985-
1986, la Corée du Sud accumule les excédents commerciaux (Grjebine 1986).
Ce n’est qu’avec le premier choc pétrolier que la capacité d’épargne
internationale – et donc d’investissement à l’étranger – n’a plus correspondu
à une avance économique. Le quadruplement du prix du pétrole, en 1973, a
fourni aux pays de l’OPEP des revenus sans commune mesure avec les
capacités d’absorption immédiates – c’est-à-dire de consommation – de
certains d’entre eux (Arabie Saoudite, Koweït, Emirats arabes unis). Dans les
années 70, les excédents de l’OPEP ont largement contribué – par
l’intermédiaire des banques occidentales – au financement de l’endettement
extérieur des pays en développement non pétroliers. Dans les années 80, la
réduction de l’endettement global des pays en développement, en même
temps que la disparition des excédents de l’OPEP, qui est devenue
globalement déficitaire dans les années 1983-1988, ont considérablement
réduit l’importance des transferts Sud-Sud.
En revanche, la position extérieure globale des Etats-Unis s’est détériorée.
Après avoir été créditrice jusqu’en 1983-1984, elle est devenue largement
débitrice, les engagements nets des Etats-Unis atteignant environ 530
milliards de dollars fin 1988. Cet endettement a été principalement financé
par les excédents de deux pays, le Japon et l’Allemagne. Les créances nettes
du Japon s’élevaient à 293 milliards de dollars fin 1988 et celles de la RFA
atteignaient 253 milliards de dollars fin 1987.

Graphique 5
TOTAL DES DÉFICITS MONDIAUX
D’OPÉRATIONS COURANTES 1967-1988
(en % des flux mondiaux d’opérations courantes)

Source : Oliveira Martins et Plihon 1990, p. 34.

Les transferts de capitaux se développent au sein même de la Communauté


européenne. L’exemple de l’Espagne est, à cet égard, significatif. Le solde
net d’investissements directs qu’a accueilli ce pays est passé de 1,483
milliard d’écus (0,7 % du PIB) en 1983-1985 à 3,065 milliards (1,2 % du
PIB) en 1986-1988 et, si l’on y ajoute les investissements de portefeuille,
c’est quelque 5 milliards de dollars qui sont entrés en Espagne dans les
années 1986-1988, finançant le déficit courant (de l’ordre de 2,5 % du PIB en
1989) et contribuant largement au financement d’investissements qui
devraient, à terme, renforcer le potentiel exportateur de ce pays (Equipe
MIMOSA 1989).

Tableau 13
ACTIFS EXTÉRIEURS NETS
(en % du PIB)

Source : Equipe MIMOSA 1989, p. 32.

Ces mouvements compensatoires tendent à être si bien acceptés que le


financement des balances courantes n’entraîne plus systématiquement de
tensions sur les monnaies, notamment au sein du SME. Le développement
d’un marché international de plus en plus intégré et la libéralisation des
mouvements de capitaux ont conduit, ces dernières années, à des fluctuations
monétaires aberrantes par rapport aux évolutions des balances commerciales.
Dans les années 80, l’appréciation du dollar, parallèle à l’aggravation du
déficit commercial américain, a constitué une première exception
spectaculaire. En 1990, la dépréciation du yen, malgré les excédents
commerciaux japonais, est apparue comme le pendant – en sens contraire –
de cette désynchronisation des flux commerciaux et monétaires. Mais, là
aussi, il s’agit davantage d’un retour au passé que d’une innovation. Faut-il
rappeler que, malgré des déficits commerciaux persistants, la parité de la
monnaie britannique n’a pas varié entre 1817 et la Première Guerre
mondiale... et Churchill devait rétablir la convertibilité en or de la livre
sterling à cette parité en 1925 (Grjebine 1986) !
La norme de l’équilibre des balances courantes tend ainsi à tomber en
désuétude. Reste à savoir si ces déséquilibres pourront persister durablement
et quels en sont les limites.
Deux types d’approche s’opposent pour expliquer l’ampleur et la
persistance des déséquilibres internationaux 28. L’approche en termes de
transactions courantes met l’accent sur les principaux déterminants des flux
commerciaux, essentiellement les prix relatifs (dont le taux de change) et les
revenus. La persistance du déficit commercial des Etats-Unis s’explique, dans
cette optique, par la difficulté qu’éprouvent les entreprises américaines à
reconquérir les parts de marché perdues par suite de la surévaluation du dollar
entre 1982 et 1985. « Selon cette conception, les mouvements de capitaux
s’ajustent passivement pour financer le solde des paiements courants. Ils ne
peuvent affecter l’équilibre extérieur qu’indirectement, au travers de leur
effet sur les taux de change. »
A l’inverse, la deuxième approche privilégie la dynamique des
mouvements de capitaux : « Tout déficit (excédent) des transactions
courantes doit être interprété comme le résultat d’une entrée (d’une sortie) de
capitaux induite par une épargne domestique inférieure (supérieure) à
l’investissement. Si les parités sont flexibles, le taux de change s’ajuste, sous
l’influence des mouvements de capitaux, de manière à contraindre les flux
nets de biens et services à s’adapter aux flux nets de capitaux. C’est alors la
balance des capitaux, dont l’évolution dépend de l’ajustement entre épargne
et investissement, qui détermine le solde des transactions courantes, et non
l’inverse. »
Des travaux récents du CEPII (Coudert 1990 ; Aglietta et alii 1990) ont
mis l’accent sur les disparités internationales de comportements d’épargne
dans les déséquilibres des années 80. Selon la théorie du cycle de vie,
l’individu commence par s’endetter, puis épargne au fur et à mesure que ses
revenus augmentent, pour consommer pendant la retraite. Transposant cette
théorie à l’échelle des pays, les économistes du CEPII montrent l’influence
de la structure par âge de la population d’un pays sur sa propension à
épargner. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs et en supposant des
comportements de consommation identiques, le rajeunissement de la
population active américaine serait à l’origine de la baisse du taux d’épargne
des ménages. Allant de pair avec un déficit budgétaire élevé, la faible
propension à épargner américaine expliquerait l’ampleur et la persistance du
déficit commercial des Etats-Unis. En Allemagne, où la population est
nettement plus âgée, le taux d’épargne est logiquement plus élevé. La
concomitance d’une épargne financière des ménages, qui est restée très forte,
d’une baisse du besoin d’emprunt des entreprises en raison de la nette
progression de leurs profits, enfin d’une politique budgétaire restrictive
explique les excédents d’épargne allemands depuis 1980. Au Japon enfin, la
génération du baby boom de l’après-guerre est actuellement dans la force de
l’âge et épargne au maximum en vue de la retraite, alors que, le taux de
natalité s’étant effondré par la suite, le nombre de jeunes susceptibles de
s’endetter est relativement réduit. La conjonction de la réduction du déficit
budgétaire et d’une épargne privée excédentaire a produit les excédents
extérieurs que l’on sait. Dans ces deux derniers pays, l’abondance de
l’épargne des ménages est telle que, dans les années 70, « des déficits
budgétaires de l’ordre de 4 à 5 % du PIB, supérieurs au déficit public
américain actuel, n’ont pas compromis l’équilibre extérieur ».
Mais les structures démographiques ne sont pas figées et le mûrissement de
la population américaine au début du siècle prochain devrait favoriser la
propension à épargner de ce pays, alors que la multiplication du nombre de
retraités va, au contraire, réduire le taux d’épargne au Japon.
L’intégration croissante du système financier international repousse les
limites aux transferts d’épargne pour peu que les titres émis par les pays
emprunteurs soient suffisamment attractifs et que les risques encourus par les
prêteurs n’apparaissent pas excessifs. De manière générale, la capacité
d’emprunt est fonction de celle de produire des revenus futurs. « Une règle
simple consiste à définir un niveau de déficit du solde courant en pourcentage
du PIB (dit déficit “ soutenable ”) tel que, compte tenu du taux de croissance
de l’économie, il permette de stabiliser le ratio Dette sur PIB » (Oliveira
Martins et Plihon 1990). Il va sans dire que cette « règle » ne s’appliquera pas
de la même manière à des pays en développement et aux principaux pays
industriels, notamment aux Etats-Unis. Pour ces derniers, la crédibilité –
confondue parfois avec l’orthodoxie – de la politique économique suivie
peut jouer un rôle majeur, parallèlement aux efforts faits pour stimuler
l’épargne nationale et étrangère. Ces transferts de capitaux peuvent, enfin,
devenir permanents dans le cadre d’une confédération d’Etats au sein de
laquelle les frontières – et, par la suite, les balances commerciales – tendent à
s’estomper. Imagine-t-on les transferts de capitaux entre, par exemple,
l’Auvergne ou la Bretagne d’une part, la région parisienne d’autre part,
limités par un quelconque « ratio de soutenabilité » ?
Graphique 6
ÉPARGNE ET INVESTISSEMENT
(en pourcentage du PNB/PIB)

Source : OCDE 1990, p. 8.


De l’« européanisation » des réserves de change à un recyclage
intracommunautaire des capitaux
En 1987-1988, le ministre français de l’Economie et des Finances, M.
Balladur, a plaidé auprès de ses collègues européens en faveur d’une
« européanisation » des réserves de change des banques centrales des pays
membres. Jusqu’à présent, la charge de la stabilité monétaire est supportée
exclusivement par les pays à monnaie faible. Il conviendrait, au contraire, de
considérer que les pays excédentaires sont au moins aussi responsables des
déséquilibres que les pays déficitaires et que ces derniers n’ont donc pas à
rembourser aux pays excédentaires les réserves que ceux-ci accumulent. Pour
ce faire, il suffirait de décider que les banques centrales des pays membres
détiennent désormais leurs actifs non plus en dollars, mais principalement en
monnaies des pays de la Communauté européenne.
On pourrait imaginer que ces banques centrales placent ensuite leurs
créances en bons du Trésor ou emprunts publics émis par leurs partenaires,
participant ainsi au financement d’une politique budgétaire expansionniste.
Les investisseurs privés pourraient également acquérir de telles créances.
Pour peu que les taux d’intérêt offerts sur ces bons du Trésor soient
intéressants, on pourrait espérer que les investisseurs privés suivent les
banques centrales pour en acquérir. Après tout, n’est-ce pas le mécanisme qui
a joué en faveur des Etats-Unis ?
Le pays qui pratiquerait une politique expansionniste offrirait des
perspectives de profit séduisantes. Dans un second temps, les entreprises
privées prendraient donc le relais du secteur public pour attirer les capitaux
étrangers.
Le premier inconvénient d’une telle stratégie résiderait dans la mainmise
étrangère accrue sur l’appareil de production du pays qui l’adopterait. Il
serait, en revanche, illusoire d’espérer que cette perte d’autonomie soit
compensée par la revitalisation de secteurs en déclin ou inexistants. Il est, en
effet, plus vraisemblable que les investisseurs étrangers rachèteront des
banques d’affaires et multiplieront les OPA plutôt que d’investir dans du
capital-risque.
En dehors même de la perte d’autonomie qu’un recours systématique à des
financements extérieurs suppose, on peut s’interroger sur la faisabilité d’une
telle stratégie. L’« européanisation » des réserves de change des banques
centrales n’est sans doute concevable que si elle est assortie de la menace
d’une sortie de la monnaie nationale hors du SME. Faute de quoi, on voit mal
ce qui pourrait pousser les pays excédentaires à l’accepter. Une stratégie de
benign neglect, c’est-à-dire d’« ignorance » de la contrainte extérieure, ne
peut être envisagée que si on accepte simultanément de se désintéresser de la
valeur de sa monnaie. Elle ne peut l’être si l’on prétend, au contraire,
défendre coûte que coûte une parité. C’est sans doute cette erreur tactique qui
explique le peu d’écho qu’a rencontré la proposition de M. Balladur. De plus,
pour attirer des investissements étrangers, il faut faire preuve d’une
rentabilité supérieure à celle de ses partenaires. Le moins que l’on puisse dire,
c’est que la surévaluation des monnaies faibles inhérentes au SME n’y
contribue guère.
En fin de compte, l’endettement extérieur peut être judicieux, s’il s’agit de
financer des investissements qui permettront de renforcer progressivement la
compétitivité des pays déficitaires. Il risque d’être désastreux s’il est
considéré comme un substitut à une politique de dévaluation.

Une monnaie unique 29


Enfin, on peut se demander si, paradoxalement, la création d’une monnaie
unique ne pourrait favoriser l’autonomie des politiques budgétaires nationales
(Aglietta 1988). Elle permettrait, en effet, de lever deux obstacles majeurs à
une relance de l’économie. L’unification du marché ferait disparaître les
contraintes inhérentes aux balances de paiements intra-européennes en
substituant aux soldes entre pays des mouvements compensatoires de
marchandises, de capitaux et de facteurs de production. En supprimant les
monnaies nationales, elle éliminerait le risque de spéculation contre la
monnaie du pays « expansionnistes.
Dans un scénario optimiste, on peut imaginer que les différences de
croissance se soldent par des transferts de capitaux des pays à croissance
lente qui accumulent des créances sur l’extérieur vers ceux qui connaissent
une expansion plus rapide. Une politique budgétaire expansionniste pourrait
ainsi être financée, sans problème, grâce au marché unique des capitaux. Les
entreprises privées attireraient également les capitaux étrangers, le pays
expansionniste apparaissant comme un pôle de croissance au sein de la
Communauté et offrant des perspectives de profit plus séduisantes. Ce
schéma déjà concevable avant la création d’une monnaie unique trouverait là
toute sa signification.
En réalité, ce schéma euphorique risquerait d’être rapidement compromis
par les pressions que ne manqueront pas d’exercer les autres pays,
notamment l’Allemagne, quand ils seront confrontés à une politique
expansionniste de quelques Etats membres : s’ils ne réagissent pas, ils
renoncent à exercer un contrôle sur la politique monétaire commune et sur la
gestion des devises communautaires ; s’ils cherchent à freiner l’expansion par
un contrôle de la masse monétaire, il y aura une hausse des taux d’intérêt et
un effet d’éviction dont ils seront les principales victimes.
Ces réactions publiques devraient rapidement se communiquer aux
investisseurs privés qui éprouveront des réticences à placer leurs capitaux
dans un pays qui prendrait le contre-pied de l’orthodoxie dominante.
Un scénario pessimiste s’esquisse alors dans lequel la monnaie unique
conduit à l’homogénéisation des politiques économiques des pays membres.
Ce scénario paraît d’autant plus vraisemblable que la Commission de
Bruxelles inscrit clairement cette homogénéisation des politiques
économiques parmi les objectifs majeurs de la construction européenne. Dès
lors, les pays s’engageant dans le système avec un handicap initial de
compétitivité ne pourront se donner les moyens nécessaires pour le combler.
Ils verront donc une fuite de leurs investissements. Les disparités entre les
pays européens ne feront que s’accentuer.
Ce dernier scénario est fondé sur les doutes que l’on peut nourrir sur une
conversion prochaine de l’Allemagne à une politique d’expansion et sur le
rôle prépondérant que ce pays devrait jouer dans la construction monétaire.
L’idée selon laquelle il suffirait de mettre en place une monnaie unique pour
que l’Allemagne accepte la politique qu’elle rejette si clairement aujourd’hui
ressort plus du vœu pieux que de l’examen objectif de la situation.
Dans ce contexte, on est amené à considérer que la monnaie unique ne peut
qu’être le résultat d’un processus de rapprochement des économies
européennes. Son adoption du jour au lendemain serait trop lourde
d’incertitudes pour qu’on puisse sérieusement y songer.

5. UN AUTRE CHEMINEMENT POUR LA CONSTRUCTION


EUROPÉENNE 30
On est donc amené à envisager un autre cheminement pour la construction
européenne. Un système favorisant le développement aussi équilibré que
possible des régions européennes paraît clairement préférable à une approche
centralisée et institutionnelle. L’institutionnalisation doit être un
aboutissement, non un moyen. Faut-il rappeler qu’aux Etats-Unis, le Federal
Reserve System n’a été créé qu’en 1912 et qu’aujourd’hui encore la
réglementation des banques reste de la compétence des Etats et, de ce fait,
diffère sensiblement d’un Etat à l’autre ?
Des ajustements des taux de change devraient donner aux Etats la marge
de manœuvre nécessaire pour rechercher par des politiques économiques
différenciées l’harmonisation des conditions de production au sein de
l’espace européen.
Au terme d’une adaptation progressive, le passage à la monnaie unique
pourra être balisé par des signaux, tels que l’état d’avancement de
l’harmonisation des législations, une vision plus expansionniste des
principaux gouvernements, une grille de parité permettant à chaque pays de
s’attaquer à ses problèmes d’emploi comme il l’entend. La monnaie unique
qui verra alors le jour apparaîtra comme un couronnement et non comme une
construction imposée au mépris de la croissance et de la lutte contre le
chômage.

Une banque centrale européenne : l’amorce d’une politique


économique exclusivement communautaire

Dans la même optique, la création d’une banque centrale européenne


pourrait être envisagée. Encore faut-il être conscient qu’une telle initiative
pourrait être la pire ou la meilleure des choses. Compte tenu des rapports de
force économiques et surtout idéologiques existant actuellement entre
l’Allemagne et les pays européens « déficitaires », il est à craindre que la
création d’une banque centrale européenne ne fasse qu’officialiser la
suprématie de la Bundesbank sur ses partenaires. L’accord qui s’est établi en
septembre 1990 sur l’indépendance de la future banque centrale européenne
semble, à cet égard, de mauvais augure.
Cette création peut toutefois s’avérer éminemment bénéfique si elle a
clairement pour objectif de favoriser la croissance des pays européens et de
contrecarrer les politiques déflationnistes de certains d’entre eux. Un
mécanisme s’inspirant du plan Keynes de 1943 pourrait être instauré. Chaque
jour, les montants en devises accumulés par les banques centrales
excédentaires, au-delà d’un certain seuil – qui pourrait être fonction de
l’importance du commerce extérieur de chaque pays –, seraient échangés
auprès de la banque européenne contre des écus. La majeure partie des
réserves des banques centrales des pays de la CEE serait donc désormais
libellée dans la monnaie commune. Les intérêts versés aux détenteurs de ces
écus diminueraient avec l’importance des avoirs détenus. Au-delà d’un
certain seuil, le pays excédentaire se verrait appliquer des taux d’intérêt
négatifs et serait acculé à réévaluer sa monnaie.
En même temps, le rôle de l’écu comme monnaie européenne parallèle
pourrait être développé. Les échanges de la CEE avec l’extérieur étant
excédentaires, l’écu devrait devenir progressivement une monnaie de réserve
de plus en plus recherchée.
Enfin, une politique communautaire de grands travaux dont les projets
Esprit et Eureka donnent un premier aperçu pourrait être entreprise. De
grands chantiers européens, tels qu’un TGV transeuropéen ou un réseau
européen de communication, pourraient être lancés. Leur financement serait
assuré par des emprunts libellés en écus avec éventuellement des
participations minoritaires de la Banque européenne d’investissement.
Contrastant avec les incertitudes inhérentes aux placements faits aux Etats-
Unis, ces projets devraient attirer facilement des capitaux européens et
japonais (Sautter 1987).
Cette politique de grands travaux ouvrirait la voie à une politique
budgétaire et monétaire spécifiquement européenne répondant à un double
objectif : alimenter une relance commune ; s’attaquer aux disparités
régionales. La mise en œuvre d’une telle politique passe par la création d’une
véritable banque centrale européenne, mais n’est nullement conditionnée par
l’adoption d’une monnaie unique.
Dans cette optique, la Banque centrale européenne serait autorisée à
émettre des écus, non seulement contre des monnaies nationales des Etats
membres, mais également contre des bons du Trésor de chacun d’eux. En
recevant ces écus, les Etats membres les verseraient à leur banque centrale et
obtiendraient en échange des montants correspondants en monnaie nationale.
Il va sans dire que la Banque centrale européenne n’accepterait les bons du
Trésor d’un Etat membre qu’en deçà d’un plafond fixé en fonction de
l’importance de chaque Etat au sein de la Communauté européenne,
éventuellement « exagérée » en faveur des Etats les plus pauvres.
La Banque centrale européenne modulerait l’importance de ses
interventions en fonction de la conjoncture économique. Cette action
s’apparenterait à une politique communautaire d’open market.
Pour éviter que ce nouveau mécanisme de financement n’aboutisse à une
création monétaire excessive, d’autres formes de création monétaire devraient
être plus sévèrement contrôlées. Par exemple, par une augmentation du taux
des réserves obligatoires imposées aux banques commerciales. Dans un
premier temps, ce mécanisme pourrait être réservé au financement
d’opérations communautaires, s’inscrivant par exemple dans les projets
Eureka ou Esprit, ou au moins dont la compatibilité avec les objectifs
généraux de la Communauté aurait été reconnue.
Dans le système examiné, les écus auront progressivement pour principale
contrepartie des bons du Trésor émis par les Etats membres. Par conséquent,
l’écu serait émis contre des contreparties internes et non, comme c’est le cas
maintenant, contre des devises de pays extérieurs à la Communauté dont le
flux est fort mal contrôlé. Ces bons d’Etat ne seront pas soumis à la
dépréciation comme le sont les monnaies, en particulier le dollar qui constitue
actuellement la principale contrepartie de la monnaie européenne. Ce système
apparaîtra donc comme un gage de solidité pour l’écu.
En ce qui concerne les banques centrales des Etats membres, elles
recevront des quantités importantes de devises qui leur permettront de réguler
l’évolution des taux de change de leur monnaie vis-à-vis des monnaies du
reste du monde, notamment du dollar. En apparence, on reviendra ainsi au
point de départ puisque la Banque centrale européenne ne détiendra des
devises extérieures à la Communauté ou des monnaies nationales des pays
membres que parce que ces derniers les lui auront versées contre écus. En
réalité, la Banque centrale européenne procédera à une redistribution de ces
capitaux, recevant des avoirs provenant surtout des pays les plus riches de la
Communauté et les prêtant aux Etats membres en fonction de leur
importance – économique, mais aussi démographique — au sein de la
Communauté, et éventuellement en fonction des difficultés particulières
qu’ils rencontrent. La marge de manœuvre dont disposera la Banque centrale
européenne vis-à-vis du reste du monde pour mener sa propre politique
monétaire sera encore accrue. Les écus joueront alors un rôle de plus en plus
important dans les contreparties des masses monétaires nationales des pays
de la Communauté.

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André Grjebine
Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, chargé de recherche à la
Fondation nationale des sciences politiques (CERI).
Notes

1
Robert Eisner, professeur à la Northwestern University, élu en 1988 président
de l’American Economic Association, et Bernard Ullmo, conseiller
scientifique à la Direction de la prévision du ministère de l’Economie, des
Finances et du Budget, ont relu le manuscrit de cet ouvrage et m’ont fait part
de leurs critiques et de leurs suggestions. Je voudrais les en remercier ici.

2
Pour un recensement de la littérature sur ce sujet, cf. notamment J.-D. Lafay
(1986).

3
Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à
la pluralité des voix (1785).

4
Enquête IPSOS (résultats publiés dans Le Monde du 16 avril 1988).

5
On trouvera une présentation des think tanks américains dans la troisième
partie de ce chapitre.

6
« “ Quel est votre projet de société ? ” J’ai répondu cinq ou six fois à cette
question, ainsi formulée à la radio ou à la télévision, depuis quelques années.
Parvenu à quelque connaissance des structures de l’Etat, je pense pouvoir y
répondre correctement dans un livre que je m’efforcerais de limiter à un bon
millier de pages, à condition de m’y consacrer entièrement pendant trois ou
quatre ans » (Rocard, 1987, p. 114).

7
Cette présentation des think tanks américains est fondée sur les enquêtes
publiées par Louda (1988) et Pourquery (18 juillet 1989).

8
Dans cette typologie, gestion administrative s’oppose à marché et n’implique
pas que celle-ci soit le fait de l’Etat. Cf. R Dore et alii (1989).

9
Ce comportement n’est pas envisageable si on se place dans l’hypothèse d’un
marché parfait, avec une circulation parfaite de l’information et une
adaptabilité totale des salariés aux emplois proposés. Mais le moins que l’on
puisse dire est que cette hypothèse est éloignée de la réalité du marché du
travail.

10
La rigidité de l’emploi est l’inverse de la flexibilité de l’emploi. Elle mesure
la réaction de l’emploi aux fluctuations de l’économie. Par exemple, si la
rigidité de l’emploi est de 0,78 en Suède, cela signifie que, si le niveau du
PIB diminue de 1 %, l’emploi ne diminue que de 0,22 % (OCDE 1988 c,
p. 61).

11
Cf. à ce sujet une description de l’expérience japonaise dans K. Koike (1989).

12
Si l’importance de l’enseignement dans le développement économique paraît
incontestable, en revanche diverses explications s’affrontent sur la nature de
cette corrélation. Selon la théorie du capital humain développée à la suite des
travaux effectués à la fin des années 50 et dans les années 60 par Theodore
W. Schultz (1961) et Gary Becker (1964), l’enseignement affecte la
productivité de la main-d’œuvre en raison des compétences qu’il permet
d’acquérir. Selon d’autres auteurs, notamment Phelps (1972), Taubman et
Wales (1973), Stiglitz (1975), ce lien s’expliquerait par le fait que
l’enseignement permet de sélectionner les individus les plus productifs par
nature. On peut par exemple invoquer à l’appui de cette thèse la sélection
naguère par le latin et maintenant par les mathématiques qui caractérise
l’enseignement secondaire français. Enfin, selon la théorie de la socialisation,
issue des travaux de Bowles et Gintis (1975), l’employeur donne la
préférence à des travailleurs instruits parce qu’il suppose que ceux-ci sont
mieux insérés dans la société et dans le milieu professionnel et seront donc
plus productifs dans leur travail. Le chapitre 2 (« Le niveau d’instruction de
la population active ») du rapport de l’OCDE (1989 e) donne un bon résumé
de ces diverses théories.

13
Ces classements doivent être nuancés dans la mesure où ils sont par
construction sensibles aux taux de change de l’année de base considérée.

14
En septembre 1990, le congrès du Parti social-démocrate a décidé de revenir
sur cette dernière décision.

15
Le chiffre des heures supplémentaires n’est pas disponible pour la France.

16
Pour une description de cette procédure, cf. Dore et alii (1989) et Tadashi
(1988).

17
Cette problématique est développée dans la conclusion de notre précédent
ouvrage : « Une crise de l’offre et de la demande », Grjebine 1989, p. 350-
393.

18
Robert Eisner est sans doute l’économiste qui, ces dernières années, a le plus
approfondi la réflexion sur le déficit budgétaire américain et plus
généralement sur la politique budgétaire.

19
Pour une analyse détaillée des différents concepts et mesures de la dette
publique, cf. Chouraqui, Jones et Montador (1986), p. 113.

20
La nécessité de tenir compte de l’inflation pour mesurer l’évolution de la
dette publique ne signifie évidemment pas que, dans des circonstances
précises, un déficit budgétaire excessif ne puisse pas avoir des effets
inflationnistes. Il s’agit là d’un tout autre problème que nous examinerons
ultérieurement.

21
Nous verrons par la suite à quelles conditions une telle création monétaire ne
serait pas inflationniste.

22
R est le taux d’intérêt nominal.

23
Pour une analyse de la combinaison restriction monétaire/expansion
budgétaire, cf. James Tobin, « La banque centrale et le budget », in Grjebine
(1989).

24
En nous référant à la « politique économique du président Reagan », nous
n’avons pas en vue la « Reaganomics », c’est-à-dire la doctrine fort
discutable forgée par les conseillers du président, mais bien la politique
économique réellement suivie aux Etats-Unis, tantôt volontairement, tantôt
involontairement (déficit budgétaire massif par exemple). On trouvera une
analyse détaillée de cette politique dans Grjebine (1989).

25
Dans L’Ancien Régime et la Révolution, publié en 1856, Tocqueville place
déjà la volonté centralisatrice de la monarchie parmi les principales causes de
la Révolution.

26
Dans un discours prononcé à Bruges le 20 septembre 1988, Mme Thatcher a
vigoureusement dénoncé la démarche centralisatrice qui prévaut, selon elle,
pour l’élaboration des décisions communautaires : « coopérer plus
étroitement n’exige pas que le pouvoir soit centralisé à Bruxelles, ni que les
décisions soient prises par une bureaucratie en place par voie de
nomination ».

27
Contre toute monnaie.

28
Nous reprenons – en la résumant – la présentation que proposent J. Oliveira
Martins et D. Plihon (1990).

29
Cf. notamment Borgues et Grjebine (7 juin 1988).

30
Cette approche a été développée en détails dans Grjebine (1986).
EN COUVERTURE : dessin Sandrine Lescarmontier.
ISBN 2-02-012953-1.
© ÉDITIONS DU SEUIL, FÉVRIER 1991.
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