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OLIVIER GISCARD D'ESTAING

ANALYSE
DE LA MYSTIQUE ECONOMIQUE DE L'ISLAM
OU
LE PECHE D'INTERET

I nflation galopante, faillites nombreuses, endettement


excessif de l'Etat et du tiers monde, à tout cela une
cause unique : une structure économique reposant sur l'intérêt
payé par les emprunteurs et exigé par les détenteurs de capitaux.
Cette théorie économique est défendable et nous l'explique-
rons — au niveau des techniques financières.
Mais cela serait peu de chose si ce même système de l'inté-
rêt ne se trouvait pas enfreindre des principes religieux fondamen-
taux et ne se trouvait pas condamner notre société sur le plan
des valeurs morales. Les effets mécaniques néfastes n'en seraient
qu'un contrecoup naturel. Par contre, au niveau des consciences
individuelles et collectives, le mal serait beaucoup plus grave. Il
devient fondamental et condamnable sans appel.
Y a-t-il une alternance pratique, raisonnable et satisfaisante
moralement à cette situation ?
Résolument et courageusement les pays de l'Islam répon-
dent oui et mettent en œuvre un nouveau système économique,
éliminant le riba, l'usure et toute notion d'intérêt versé.
L'Occident aurait tort d'en sous-estimer les formidables
conséquences.
L'intérêt est immoral.
L'intérêt cause et accroît des déséquilibres économiques.
Reprenons ces deux propositions.
ANALYSE DE LA MYSTIQUE ECONOMIQUE DE L'ISLAM 341

Au nom d'Allah
le Clément, le Miséricordieux

O croyants ! Craignez Dieu,


et abandonnez ce qui vous reste encore de l'usure,
si vous êtes fidèles
(verset 278)

Si vous ne le faites pas, attendez-vous


à la guerre de la part de Dieu et de son envoyé.
Si vous vous repentez, votre capital vous reste encore.
Ne lésez personne et vous ne serez pas lésés
(verset 279)
Deuxième sourate : la Génisse

Ces extraits du Coran, rappelés dans l'introduction d'un


document d'un établissement d'investissement islamique, expri-
ment sans équivoque la doctrine de Mahomet.
Cela confirmait d'ailleurs, mais avec une vigueur renouvelée,
une opposition de toutes les religions aux pratiques de l'usure.
Déjà, l'Ancien Testament affirmait ce principe : « Vous ne
prêterez à usure à votre frère, ni de l'argent, ni du grain, ni
quelque autre chose que ce soit, mais seulement aux étrangers. »
(Deutéronome, X X I I I , 19). Cette exception est significative, en-
core faut-il la réinsérer dans son contexte historique.
Sur la définition de l'usure, les interprétations ont varié au
cours de l'histoire.
Le Littré cependant est très net : « Proprement, toute espèce
d'intérêt que produit l'argent. » Suivant les lois chrétiennes et,
plus tard, les règles communes aux protestants, toute usure n'est
pas un péché : seul le taux pratiqué peut être condamnable. Cela
a été admis dans de nombreux textes.
L a loi des Douze Tables limitait l'usure à un taux maximum
de 12 % . Montesquieu dénonça plus tard «l'usure affreuse,
toujours fourvoyée et toujours renaissante » qui s'était établie à
Rome. L'usure onciaire était de 1 % et l'usure semis de 6 % .
Son taux le plus fréquent était de un pour cent par mois, usure
centesima.
e
A u milieu du x m siècle, saint Thomas d'Aquin, dans une
lettre qu'il adresse à son cher frère dans le Christ, Jean de
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Viterbo, exprime son opinion sur les intérêts introduits dans les
paiements commerciaux. Si le vendeur accorde un crédit de trois
mois, une distinction doit être faite quant au prix consenti : si
celui-ci excède le prix normal pour tenir compte du délai de
paiement, il y a usure. S'il est établi au juste prix, il n'y a pas
usure. Cela s'applique aux autres dettes : une remise peut être
accordée pour un paiement anticipé.
Cette interprétation est conforme à la doctrine islamique.
Dans un acte de vente, pour un délai déterminé, il n'est pas
admis d'augmenter le dû.
— A b u Bakr al-Djassas dit de même : « L'usure est un prêt
remis sous condition d'être augmenté. L'augmentation compense
le délai. C'est pourquoi Dieu tout-puissant l'a prohibée. »
Le Coran est tout à fait intransigeant : tout intérêt demandé
sur une somme prêtée est gravement condamnable. C'est une
offense à Dieu, plus grave encore que l'adultère.
Les châtiments prévus par le Coran sont redoutables :
« Ceux qui pratiquent l'usure se lèveront [le jour de la Résur-
rection] tels les possédés touchés par Satan... »
(Sourate al-Bagara 275)

Parmi les sept péchés mortels le prophète cite « associer


une divinité à Dieu et vivre de l'usure ».
L a faute vient de ce que l'on considère l'argent comme une
marchandise, alors qu'il n'est qu'un moyen qu'il faut utiliser pour
l'échange, comme mesure de valeur, sinon on déforme le rôle
pour lequel il a été créé.
Le régime usuraire est, aux yeux de l'Islam, un des maux
de l'humanité, dans sa foi, sa moralité, sa vision de la vie même
et aussi dans la vie économique active. C'est un régime vil et
honteux qui anéantit totalement le bonheur de l'humanité et
entrave son développement équilibré.
Dans l'Islam — et cela est un des éléments de sa force — ,
moralité et pratique sont interreliées. Elles se complètent pour
constituer l'activité humaine. Ensemble, elles sont des forces de
bien ou une faute lorsqu'elles sont orientées vers le mal.
L'économie islamique se veut un fondement moral.
L a pratique usuraire corrompt la conscience de l'individu,
sa morale et ses sentiments envers ses semblables ; elle suscite la
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cupidité et l'égoïsme ; elle nuit à la solidarité. Ainsi, elle déplace


les motivations fondamentales qui devraient guider les actions
humaines. L'argent emprunté avec usure ne se soucie pas du
côté utilitaire des projets, mais vise à maximiser le profit et à
déplacer le risque sur l'entrepreneur et non le financier, alors
que tous deux devraient le partager.
Ainsi le banquier qui accorde un crédit à un client ne songe
qu'à protéger la somme et à se faire payer un intérêt non lié à
la rentabilité du projet. Il exigera une garantie hypothécaire ou
de toute autre forme. Il y a là un divorce fondamental entre
les attitudes du prêteur et de l'emprunteur. L'amplification de
cette différence essentielle explique les déséquilibres que nous
analyserons plus loin.
Une conséquence de cette condamnation est de rejeter le
système capitaliste de l'assurance. Il y a, dans le Coran, plusieurs
raisons de ne pas l'admettre — le hasard de la redistribution,
l'irresponsabilité de l'assuré — que nous ne développerons pas
ici. Mais le fait que les compagnies d'assurances investissent une
part importante de leurs capitaux en obligations, à taux d'intérêt
fixes ou indexés, rend leur activité contraire à l'esprit islamique.
Quant à l'Etat, il n'est pas non plus acceptable qu'il ait
recours à des bons du Trésor pour vivre au-dessus de ses moyens
et pour combler ses déficits.
Certes, dans son comportement moderne, l'homme habitué
à emprunter ou à prêter à taux d'intérêt n'a pas conscience de
fauter. Certains peuvent le faire dans un but généreux, comme
d'emprunter pour construire des hôpitaux, d'autres dans un but
critiquable pour satisfaire des appétits immoraux.
Ainsi les habitudes occidentales sont tellement enracinées
dans les comportements économiques, que la notion d'intérêt
apparaît plus comme amorale que comme immorale. Le bien
et le mal résident dans les mentalités, dans les choix, dans
l'éthique, et non plus dans le recours à l'intérêt. Mais n'est-ce
pas justement cette déformation progressive qui entraîne nos
sociétés vers un matérialisme aberrant et vers des collectivités
sans morale ni âme ?
Cette question fondamentale nous est posée.
Nous ne pouvons pas y rester indifférents.
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es défenseurs du système de crédit basé sur l'intérêt


J w démontreront que jamais il n'aurait été possible au
monde industriel d'atteindre une croissance qui fut la sienne au
cours de ces dernières décennies, ni de mettre en place les infra-
structures et équipements dont disposent actuellement nos sociétés.
Aurait-on construit des autoroutes et installé autant de
lignes téléphoniques et de réseaux d'électricité, si l'on n'avait
pas émis des emprunts à cet effet ? L e Brésil pourrait-il construire
les barrages, garants de sa production électrique future, s'il ne
pouvait anticiper, grâce à des prêts internationaux, sur les recet-
tes à venir que cela lui rapportera ?
Peut-on, sans tomber dans une complication inextricable,
mettre en place un autre système aussi simple que celui de prêts
à taux fixes, pour mobiliser les moyens d'investir ?
Ou bien doit-on renoncer au progrès économique rapide et
à l'efficacité atteinte, avec ses fantastiques retombées de bien-
être social, pour s'en tenir à des principes exprimés au vu'' siècle,
à une époque où la vie économique était embryonnaire ?
Toutes ces questions, liées au fonctionnement de la société
temporelle, méritent un examen approfondi.
Deux séries de réponses peuvent convaincre, ou, tout au
moins, semer le doute parmi les esprits satisfaits du système
actuel :
— Notre société contemporaine est gravement
malade de ses déséquilibres ; elle vit au-dessus de ses
moyens, dans une monstrueuse inégalité, et les deux sys-
tèmes dominants qui l'ont façonnée telle qu'elle est —
le capitalisme et le marxisme — sombreront pour n'avoir
pas su résoudre les problèmes qui se posaient ; ils seront
détruits, soit par leur affrontement, soit par un rejet de
leurs doctrines ;
— Il est possible de proposer un autre type de
société, d'inspiration divine et religieuse, qui allie des
concepts moraux indiscutables et des pratiques économi-
ques et sociales efficaces. S'il faut lui donner un nom,
nous l'appellerons une société participative, d'inspiration
divine.
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A côté des résultats économiques remarquables de l'Occi-


dent, s'étend le gouffre de ses imperfections, de trois natures :
l'insatisfaction sociale, les déséquilibres financiers, la crainte du
futur. Tout cela était masqué par le fantastique progrès tech-
nique et la croissance temporaire qui en a découlé.
L'insatisfaction sociale résulte de ce qu'on a fait croire à
l'homme que tout était possible et que tout lui était dû. Et
comme cela est faux et irréalisable, on s'est attaché par le dérè-
glement du crédit et les déséquilibres du budget social de la
nation et de celui de l'Etat, à abuser l'opinion publique. Mais
les réalités se vengent, celles de l'inflation et du chômage.
La responsabilité des taux d'intérêt est éclatante par le
niveau absurdement élevé qu'ils ont atteint. Tout le monde doit
admettre qu'un taux de 20 à 25 % est usuraire. Il est trop
facile d'en déduire le taux d'inflation pour prétendre que le taux
« réel » de l'intérêt est égal à la différence entre les deux. Ainsi,
avec une inflation de 15 % et un taux d'intérêt de 20 % , le
taux dit réel ne serait que de 5 % ? Cela est vrai et faux. Faux
parce que si vous empruntez 100 F , vous devez effectivement
payer 25 F chaque année, indépendamment de tous mouvements
de prix qui peuvent ne pas affecter vos ressources ; mais vrai,
car l'inflation sournoisement mange le capital nominal de son
possesseur.
La réalité, c'est que les pays et leurs populations souffrent
cruellement de la somme de ces deux maux, que ce soit au Brésil,
où le seul taux d'intérêt a dépassé 100 % l'an (inflation 90 %
et intérêt minimum 10 % ) , ou aux Etats-Unis où le taux élevé
des intérêts a mis en panne de nombreux secteurs économiques
et surtout modifié les attitudes des investisseurs.
Les taux d'intérêt élevés des Etats-Unis ont eu des effets
économiques désastreux — mécaniquement et psychologique-
ment. Ils ont ralenti la consommation et la construction, basées
sur des crédits devenus trop chers ; ils ont entraîné une grande
sélectivité dans les investissements pour ne rendre possibles que
ceux permettant de tels gains de productivité qu'ils diminuaient
l'emploi ; ils ont pompé les ressources des pays étrangers en
attirant les capitaux internationaux ; ils ont augmenté la masse
monétaire en circulation et renchéri le dollar au détriment des
pays moins riches. Ils ont développé inflation, chômage et désé-
quilibres.
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Mais, plus grave encore, ils ont poussé les épargnants à


placer leur argent sans risques, en comptes bloqués dans les
banques. Ces taux ont découragé les investisseurs et les entre-
preneurs, les détournant d'une utilisation créative de leur épargne,
pour les transformer en jouisseurs passifs.
Une économie saine est celle qui pourra, à l'image notam-
ment de la Suisse, éviter d'entrer dans la tourmente de taux
d'intérêt élevés, ou mieux encore, en ignorer le principe même.
Ce facteur néfaste à l'esprit d'entreprise est plus dérégula-
teur encore au niveau de la politique des Etats.
L'émission, sans principes ni limites, de bons du Trésor,
d'emprunts des collectivités publiques, avec des formules allé-
chantes et trompeuses, stérilise les capacités réelles d'investisse-
ments productifs et entretient l'illusion du progrès social. Ainsi
se trouve détournée l'épargne de son objectif essentiel qui serait
de se mettre à la disposition d'entrepreneurs soucieux de créer
des emplois productifs, ainsi que des produits et des services
rentables et nécessaires.
Cette ponction excessive est stérilisante sur le plan national.
Elle déséquilibre l'économie mondiale, lorsque ces prêts sont
internationaux.
Loin de nous de condamner la participation au développe-
ment du tiers monde. Mais, l'assurer par des prêts à taux d'inté-
rêt fixe est encore une nouvelle illusion. Les pays ne sont pas à
même d'assurer régulièrement des charges fixes, par surcroît en
devises étrangères. Alors, ne nous aveuglons pas : soit, ces prêts
doivent se transformer en dons, soit, pour des pays qui ont
décollé, ils peuvent être remboursés et ces mêmes pays pour-
raient, en outre, participer au développement des plus pauvres.
Les réunions du Fonds monétaire international, tenues
récemment à Toronto, ont donné lieu à des discours alarmants
et remarquables, comme celui de M . de Larosière montrant bien
que les financements internationaux ont atteint un niveau qui
condamne à la faillite de nombreux pays et de nombreux établis-
sements financiers. Pour ne prendre que deux exemples, citons
le Mexique et le Brésil.
Le Mexique a atteint un endettement total de 80 milliards
de dollars et n'est pas en mesure de payer les intérêts correspon-
dants, dont le montant annuel est évidemment considérable. Les
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banques américaines et britanniques, principaux prêteurs, ne pour-


ront accorder un moratoire de cette importance.
Quant au Brésil, personne n'imagine qu'il puisse faire face
à son échéance de 1983, estimée à 17 milliards de dollars, sans
renégocier des prêts permettant le remboursement des avances
et des intérêts dus.
Ceux qui ont prêté à la Pologne, à la Dome Petroleum
canadienne, à l ' A . E . G . allemande, se trouvent dans un dilemme
analogue : les taux d'intérêt qui justifiaient ces prêts, pour les
prêteurs, ont masqué l'essentiel qui était d'assurer la rentabi-
lité réelle des crédits accordés.

C es divers éléments d'appréciation conduisent à consi-


dérer l'intérêt comme immoral, décourageant l'esprit
d'entreprise, déréglant le train de vie de la société et de l'Etat,
opprimant les pauvres — individus et pays en développement.
Mais peut-on s'en passer ? Il serait trop facile de condamner
pour détruire, et de se donner bonne conscience en créant
d'autres misères et découragements. Est-ce là un péché avec
lequel il faut vivre ou bien pouvons-nous y renoncer ?
C'est là qu'intervient le projet islamique.

OLIVIER GISCARD D'ESTAING


(A suivre)

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