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Chapitre V

L’ENDETTEMENT ET LA FINANCE ISLAMIQUE

Alain Gauvin
Avocat à la Cour, Gauvin & Raji Avocats
Docteur en droit
Kawtar Raji-Briand
Avocate à la Cour, Gauvin & Raji Avocats
Secrétaire générale de l’Association marocaine des exportateurs

This paper takes an alternative approach to Islamic finance,


insofar as it sets out the fundamental grounds which the prohi-
bition of interest rates (riba) is founded on. It is often argued
that charging interest is prohibited under Islamic laws, which is
true. However the source of this prohibition is rarely elaborated
on. If one considered the reasons for the prohibition, one might
be surprised to discover that the compliance of certain Islamic
contracts, which have been precisely customized to meet the inte-
rest rate prohibition, is questionable.
Ultimately, the reform that is needed to implement an efficient
Islamic finance industry, capable of ensuring the social and
economic development of the Muslim world, must be conceived
based on a principle that is of paramount importance, according
to the Sharīʿa: the principle of equity.

1. L’endettement et la finance islamique : voilà bien un énoncé


explosif, car chacun de ses termes, hautement inflammables, se prête
à tous les amalgames, à toutes les approximations ; à tous les fantasmes,
aussi. Entre endettement et surendettement, il n’y a qu’un pas, facile à
franchir pour accuser les banques et les marchés de prospérer sur une
sorte d’état de nécessité, celui dans lequel se trouvent les ménages,
comme les États, obligés de recourir à l’emprunt au-delà de ce qui est
raisonnable ; le mot finance suggère spéculation, appréhendée comme

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étant forcément nocive, avec ses acteurs, les gnomes de Londres (462) ;
quant à l’adjectif islamique, l’actualité se charge de démontrer la pré-
gnante confusion entretenue entre Islam et islamisme (463).
2. On ne saurait débattre de l’endettement et de la finance islamique
sans préalablement combattre ces chimères, ce qui passe par un rappel
de la définition de chacun de ces termes, le plus objectivement possible.
– « Endettement : action de s’endetter ; résultat de cette action » (464).
La dette est définie comme une « somme d’argent qu’un débiteur doit
à un créancier », comme un « devoir, de debere (465) ».
– « Financement : action de financer ; ensemble des moyens finan-
ciers affectés à la réalisation d’un projet » (466).
– « Islamique : relatif à l’islam » (467). « Islam : translittération d’un
mot arabe signifiant proprement “soumission, résignation (à la
volonté de Dieu)”. Religion instituée au VIIe siècle par le prophète
Mahomet et dont le livre sacré, le Coran, est considéré par les fidèles
comme la parole de Dieu » (468).
3. La lecture de chacune de ces définitions ne révèle rien de bien
gênant et encore moins de sulfureux. Mais leur association en cet énoncé
est susceptible de provoquer le désarroi, en ce qu’il laisserait croire que
l’endettement et la finance islamique seraient incompatibles. On peut
en effet le penser, car l’utilisation de la conjonction de coordination et –
L’endettement et la finance islamique – suggère une opposition (469).
4. Mais la lecture des textes et de la doctrine conduit à réfuter l’idée
selon laquelle endettement et finance islamique seraient antagonistes.
Ce que l’Islam condamne, c’est l’intérêt pour ce qu’il constitue, ce qu’il
caractérise et ce qu’il engendre (I) ; on ne peut qu’être surpris d’ap-
prendre que la conformité à la Sharīʿa de certains instruments de finan-
cement, dits islamiques, précisément conçus pour éviter le recours à

(462) www.lesechos.fr/1995/10/rebond-mais-les-nuages-demeurent-868784.
(463) On ne peut s’empêcher de voir, dans la très rare, pour ne pas dire inexistante, doctrine
française (voire francophone) en la matière, une crainte de s’exposer à de virulentes critiques de
toute nature (non seulement juridique ou économique) et en provenance de tous bords. Par consé-
quent, le lecteur ne doit pas s’étonner des nombreuses références à la doctrine étrangère qui ont
alimenté notre réflexion et ce qui n’est que notre position, nécessairement discutable.
(464) www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E1436.
(465) www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D2152.
(466) www.dictionnaire-academie.fr/article/A9F0815.
(467) www.dictionnaire-academie.fr/article/A9I2131.
(468) www.dictionnaire-academie.fr/article/A9I2130.
(469) « Et : est dans la phrase affirmative le signe de l’addition ou de la succession et sert à
unir deux éléments du discours ayant la même fonction. […] À la simple fonction de coordonnant
s’ajoute souvent une idée d’opposition : Vous riez, et moi je pleure […] ».

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l’intérêt et aujourd’hui largement utilisés, serait douteuse (II). En défi-


nitive, la difficulté majeure à laquelle la finance islamique est confron-
tée réside dans la question de la négociabilité de la dette (III).

I – L’intérêt, facteur d’injustice sociale


et de crise financière

5. Le fidèle peut emprunter, sans commettre aucune entorse aux


principes de sa religion. Selon un Hadîth du Prophète, le prêt sans
intérêt (qard hassan) serait même mieux récompensé que le don
(sadaqa) (470). En revanche, selon le Coran (sourate n° 2, versets 275
et s.), il est interdit de prêter avec intérêt. Le Prophète condamne, en
outre, tant le prêteur, l’emprunteur, que le rédacteur d’acte et le témoin
de l’opération (471). Si cette interdiction de l’intérêt est connue de tous,
même de l’opinion publique non initiée, en revanche, ses raisons sont
trop souvent ignorées.
6. L’interdiction du prêt avec intérêt repose sur l’idée que prêteur et
emprunteur doivent partager le risque inhérent à l’opération de finan-
cement et à la chose qui en est l’objet ; une communauté d’intérêt doit
donc les lier ; or le paiement d’un intérêt, décorrélé de la valeur du bien
objet du financement et de l’évolution de la situation, tant du prêteur
que de l’emprunteur, est une flagrante illustration de la divergence de
leurs intérêts respectifs. C’est pourquoi deux concepts principaux, le
partenariat (shirkah, sharikah ou mushārakah) et le partage du profit
et des pertes, gouvernent la finance islamique.
7. La doctrine justifie la prohibition du prêt avec intérêt en arguant
de trois risques, d’ailleurs liés entre eux, qu’un tel financement
engendre (472) :

(470) « It was narrated from Anas bin Malik that the Messenger of Allah said: “On the night
on which I was taken on the Night Journey (Isra), I saw written at the gate of Paradise: ‘Charity
brings a tenfold reward and a loan brings an eighteen fold reward. ‘I said: ‘O Jibril! Why is a
loan better than charity? ‘He said: ‘Because the beggar asks when he has something, but the one
who asks for loan does so only because he is in need » ; hadith cités dans le recueil S. Ibn Majah,
M.S. Ebrahim et M. Sheikh, « Debt instruments in Islamic finance: A critique », Arab Law Quarterly,
n° 30 (2), 2016, pp. 185-198, citant S. Ibn Majah, Book of Ahkam, Chapter on Loans.
(471) « Jabir said that Allah’s Messenger cursed the accepter of interest and its payer, and
one who records it, and the two witnesses, and he said: They are all equal ». Hadith publiés dans le
recueil S. Muslim et M. K. Lewis, Models of Islamic Banking: The Role of Debt and Equity Contracts,
JKAU: Islamic Econ., vol. 28, n° 1, janvier 2015, pp. 151-164.
(472) M. Sh. Abrahim, A. Jaafar, Ph. Molyneux et M. O. Salleh, Agency Costs, Financial
Contracting and the Muslim World, working paper, Durham University Business School, Durham
University, England, 2015.

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(i) premièrement, l’application de l’intérêt peut créer des effets dévasta-


teurs pour les classes sociales économiquement modestes et même
moyennes, notamment l’expropriation de l’emprunteur ; au demeu-
rant, la grande crise financière de 2008 a remarquablement montré
comment la défaillance des ménages endettés ne procédait pas tant
du montant du capital emprunté que de la structuration même de
l’intérêt qui leur était applicable, ce qui les a conduits à la rue (473) ;
(ii) deuxièmement, la pratique de l’intérêt peut être préjudiciable à l’éco-
nomie nationale : l’expropriation de masse peut déstabiliser un pays
tout entier ;
(iii) troisièmement, cette pratique exclut les pauvres du système ban-
caire et financier, alors que l’inclusion financière et la bancarisa-
tion des populations sont vues comme des facteurs de croissance
économique au profit de tous et, en particulier, des plus modestes.
8. En outre, la pratique du prêt avec intérêt se révèle impuissante à
résoudre certains problèmes tels que :
(i) l’adverse selection, c’est-à-dire la situation où l’une des parties, le
prêteur ou l’emprunteur, dispose d’informations, avant la conclu-
sion de l’opération, auxquelles l’autre partie n’a pas accès ; à titre
d’exemple, le plus évident, le prêteur, surtout s’il est une banque,
a connaissance des éléments constitutifs de l’élaboration de l’inté-
rêt et peut même être en mesure d’anticiper l’évolution des taux, ce
que l’emprunteur, même initié, n’est pas capable de faire ; d’ailleurs,
dans tous les contrats de prêt, le rôle d’agent de calcul est dévolu à
la banque ;
(ii) le risque moral (moral hazard) conduisant l’une des parties, compte
tenu des informations dont elle dispose, à faire supporter à l’autre
les conséquences de ses actes ou d’événements qui ne dépendent
ni de l’une ni de l’autre (474) ; à titre d’exemple, certains cas de
défaut définis dans la plupart des contrats de prêt reviennent à faire
peser sur l’emprunteur le risque d’une résiliation du contrat et de la
déchéance du terme, alors même qu’il n’est pas défaillant ;
(iii) le phénomène d’Agency Cost of Debt qui renvoie au risque de conflit
d’intérêts entre actionnaires et prêteurs (obligataires ou bancaires) ;
ce conflit d’intérêts se manifeste par le risque que la direction géné-
rale d’une entreprise, l’emprunteur, prenne des décisions ayant pour

(473) M. Sh. Abrahim, M. O. Salleh et M. Sheikh, « Rationalising hybrid financial instruments


from an Usuli perspective », Arab Law Quaterly, n° 28, 2014, pp. 295-306.
(474) C. W. Smith et J. B. Warner, « On financial contracting: An analysis of bond covenants »,
Journal of Financial Economics, n° 7, 1977, pp. 117-161.

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effet de transférer au prêteur le risque de détérioration (downside


risk) du projet financé, tandis que l’emprunteur (ses actionnaires)
profiterait de la plus-value dégagée (475).
9. Les instruments de financement islamiques sont-ils propres à écar-
ter ces inconvénients ? Prenons-en quelques-uns en exemples, en en rap-
pelant la définition. À cette fin, nous avons choisi, par commodité, et,
aussi, parce que le Royaume du Maroc est sans doute le pays musulman
le plus proche, à bien des égards, de la France, d’adopter ici la défini-
tion donnée par le droit marocain à ses instruments. Ce n’est que très
récemment que le Royaume du Maroc a introduit la possibilité de créer
des banques respectueuses des principes de la Sharīʿa (476).
10. On rappellera d’abord, si l’on devait, en quelques mots, résumer
ce que les banques participatives (477) marocaines sont, conformément
aux articles 54 à 59 de la Loi n° 103-12 relative aux établissements de
crédit et organismes assimilés, autorisées à faire, que, quelle que soit
l’opération objet du financement et quel que soit le statut de l’emprun-
teur (personne physique ou personne morale, entreprise ou consom-
mateur), les prêts ne doivent jamais produire d’intérêt et, dans certains
cas, les opérations doivent recevoir « l’avis favorable du comité charia
pour la finance ».
11. L’article 58 de la Loi n° 103-12 définit les produits bancaires par-
ticipatifs suivants qui, tous, sont des instruments de financement.
(i) Mourabaha est défini comme étant « tout contrat par lequel une
banque participative vend à son client un bien meuble ou immeuble
déterminé et propriété de cette banque à son coût d’acquisition aug-
menté d’une marge bénéficiaire, convenus d’avance ».
(ii) Ijara est défini comme étant « tout contrat selon lequel une banque
participative met, à titre locatif, un bien meuble ou immeuble déter-
miné et propriété de cette banque, à la disposition d’un client pour
un usage autorisé par la loi ». Ainsi, la banque participative doit-
elle, là encore, détenir, en propriété, le bien dont elle finance l’ac-
quisition par le client au moyen d’un contrat assimilable au contrat
de leasing, mais qui s’en distingue à plusieurs égards (pénalités de

(475) M. J. Barclay et C. W. Smith, « The priority structure of corporate loans », Journal of


Finance, n° 50, 1995, pp. 899-917.
(476) Trois questions à Kawtar Raji, in www.maghress.com/fr/lesoir/34864. A. Gauvin et K. Raji,
Droit bancaire marocain, 11 février 2021, RB Édition.
(477) Par banque participative, il convient d’entendre, bien sûr, banque islamique ou banque
respectant les principes de la Sharīʿa. Le choix de l’adjectif qualificatif participative n’est sans
doute pas innocent : d’abord, il est sans doute moins religieusement connoté ; ensuite, il indique que
les deux parties participent au partage du risque.

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retard, rééchelonnement des paiements, début de paiements, res-


ponsabilité du bien, etc.).
(iii) Moucharaka est défini comme étant « tout contrat ayant pour objet
la participation, d’une banque participative, à un projet, en vue de
réaliser un profit. Les parties supportent les pertes à hauteur de leur
participation et partagent les profits selon un pourcentage prédéter-
miné ». Une telle opération s’apparente à un joint-venture ou, pour
dire les choses de façon plus juridique, à un contrat de société en
participation (478).
(iv) Moudaraba est défini comme étant « tout contrat mettant en rela-
tion une ou plusieurs banques participatives (Rab el Mal) qui four-
nissent le capital en numéraire et/ou en nature et un ou plusieurs
entrepreneurs (Moudarib) qui fournissent leur travail en vue de réa-
liser un projet. La responsabilité de la gestion du projet incombe
entièrement au(x) entrepreneur(s). Les bénéfices réalisés sont par-
tagés selon une répartition convenue entre les parties et les pertes
sont supportées exclusivement par Rab el Mal, sauf en cas de négli-
gence, de mauvaise gestion, de fraude ou de violation des stipula-
tions au contrat par le Moudarib ». Cette structure financière est
proche de l’organisation de la société en commandite (479).
(v) Salam est défini comme étant « tout contrat en vertu duquel l’une des
deux parties, banque participative ou client, verse d’avance le prix
intégral d’une marchandise dont les caractéristiques sont définies
au contrat, à l’autre partie qui s’engage à livrer une quantité déter-
minée de ladite marchandise dans un délai convenu ».
(vi) Istisna est défini comme étant « tout contrat d’acquisition de
choses nécessitant une fabrication ou une transformation en vertu
duquel l’une des deux parties, banque participative ou client, s’en-
gage à livrer la chose, avec des caractéristiques définies et conve-
nues, fabriquée ou transformée, à partir des matières dont il est
propriétaire, en contrepartie d’un prix fixe dont le paiement s’effec-
tue par l’autre partie (moustasniî) selon les modalités convenues ».
12. On le voit, aucun de ces contrats ne porte intérêt. Pour autant,
sont-ils conformes aux principes de la Sharīʿa ? La question peut sur-
prendre, car ces instruments furent imaginés à cette fin ; par consé-
quent, on n’imagine pas qu’ils puissent en être dévoyés. Cette question,

(478) L. n° 5-96 sur la société en nom collectif, la société en commandite simple, la socié-
té en commandite par actions, la société à responsabilité limitée et la société en participation ;
titre V « De la société en participation ».
(479) L. n° 5-96, titre III.

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rarement posée, reçoit une réponse plus surprenante encore de la


part d’une doctrine autorisée, en ce qui concerne au moins l’un de ces
contrats : Mourabaha. En définitive, cet instrument ne fut pas tant conçu
pour être conforme à l’ensemble des principes de la Sharīʿa que pour
être irréprochable du point de vue de la prohibition de l’intérêt, ce qui
n’est pas la même chose. Obsédés par l’interdiction de l’intérêt, les prati-
ciens ayant développé ce type d’instruments se sont attachés à sa lettre
sans s’intéresser à son esprit (Maqasid Sharīʿa) (480).

II – Mourabaha n’est-il que stratagème ?

13. Aux origines, le contrat Mourabaha était une vente à tempéra-


ment (481). Chacun y trouvait son compte : l’acheteur pouvait obtenir le
bien malgré son incapacité à le payer comptant, tandis que le commer-
çant y voyait le moyen de faire prospérer son activité en augmentant le
nombre de ses ventes ; faciliter le paiement du prix d’un bien en l’éche-
lonnant dans le temps devrait permettre de vendre une plus grande
quantité de ce bien. La validité de ce contrat, la Mourabaha commer-
ciale par opposition à la Mourabaha bancaire, était fondée sur le ver-
set selon lequel « Dieu autorise le commerce (ce qui implique la vente à
tempérament) et interdit l’intérêt » et justifiée par les économistes par
l’absence de marché financier à l’époque (482).
14. Ainsi, si la licéité de la Mourabaha commerciale est certaine, il
n’en va pas de même de la Mourabaha bancaire. En effet, deux éléments
constitutifs de la Mourabaha bancaire en feraient un contrat violant les
principes de la Sharīʿa.
15. En premier lieu, ce qui, selon les auteurs, distingue fondamen-
talement la Mourabaha traditionnelle, ou Mourabaha commerciale, de
la Mourabaha bancaire, réside dans la formation du prix : tandis que,
dans la Mourabaha commerciale, le prix qui revient au vendeur résulte
de la valeur intrinsèque du bien vendu, de l’évolution des cours et de
l’anticipation faite par le vendeur du prix qu’il pourra tirer d’une vente
à terme, le prix appliqué dans la Mourabaha bancaire est formé, impli-
citement, mais nécessairement, par référence aux taux d’intérêt sur les

(480) A. A. Maikabara, S. Maulida et A. M.R. Aderemi, « Debt-based versus equity-based


financing: A comparative analysis on efficiency of Islamic financial system », Journal of Islamic
Economics, Finance, and Banking, vol. 4, n° 1, June 2021, pp. 1-13, pp. 2622-4798.
(481) Recueil des hadiths dits Muwatta de Malik ibn Anas D795 CE.
(482) A. Sen, « Seller financing of consumer goods », Journal of Economics and Management
Strategy, n° 7, 1998, pp. 435-460.

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marchés financiers ; autrement dit, la Mourabaha bancaire, parce qu’elle


est un pur instrument de financement et en raison de l’intégration glo-
bale des marchés financiers, ne peut, contrairement à la Mourabaha
traditionnelle, acte de commerce, s’affranchir d’une référence aux
marchés financiers et, donc, aux taux d’intérêt. Pour cette doctrine, la
Mourabaha bancaire n’est qu’une ruse, un stratagème pour échapper à
la prohibition de l’intérêt (483). Pour un auteur, la raison économique
essentielle pour laquelle l’intérêt est prohibé, à savoir l’iniquité écono-
mique, existe dans la Mourabaha bancaire qui, pour contourner l’inter-
diction de l’intérêt, a recours à une structure contractuelle si complexe
que le coût de l’opération n’est pas économiquement justifié, affectant
ainsi la valeur de l’objet financé, au détriment de l’acheteur qui emprunte
pour l’acquérir (484).
16. En second lieu, et de façon plus remarquable encore, la
Mourabaha bancaire ne respecte pas les principes de la Sharīʿa (sou-
rate 2, verset 280) en ce que le contrat ne prévoit pas de délai de grâce en
cas de difficultés de l’emprunteur, ce qui engendre les ravageurs effets
micro et macroéconomiques et sociaux évoqués ci-dessus : expropria-
tion de l’emprunteur et fragilisation de l’économie.
17. À trop vouloir tuer l’intérêt, les pères de la Mourabaha bancaire
en sont venus à ignorer les vraies raisons motivant son interdiction.

III – La négociabilité de la dette est-elle interdite ?

18. L’un des éléments essentiels caractéristiques du marché finan-


cier est la négociabilité de la chose (bien, droit, titre) qui est l’objet
d’opérations d’achat et de vente sur ce marché. Autrement dit, il est
impossible de prétendre à l’existence d’un marché financier au seul
motif, par exemple, que la loi l’a créé et en prévoit les modalités de
fonctionnement si la chose qui est objet de commerce, d’échanges, sur
ce marché, n’est pas négociable.
19. Pour mémoire, « un marché financier est un lieu, physique ou
virtuel, où les acteurs du marché (acheteurs, vendeurs) se rencontrent

(483) M.S. Ebrahim et M. Sheikh, « Debt instruments in Islamic finance: A critique », op. cit.
Par ailleurs, le théologien Muhammad Nasir Din Al-Albani (1914-1999) avait condamné, dans une
célèbre fatwa, l’usage de la Mourabaha. Cf. B. Kammarti, « Des normes financières islamiques et de
leurs circulations en France et en Grande-Bretagne », Archives de sciences sociales des religions,
juillet-septembre 2017, pp. 255-280.
(484) M. Ibn Qayyim Al-Jawziyyah, Al’Alam Al-Muwaqqi’in ala rabb al-’alamin, Beirut, Dar
Al-Jeel, 1973, vol. 3, p. 170.

bruylant
l’endettement et la finance islamique 181

pour négocier des produits financiers. Il permet de financer l’écono-


mie, tout en permettant aux investisseurs de placer leur épargne » (485).
20. Si nous en venons à évoquer le sujet du marché financier et
du développement économique auquel il contribue, c’est parce que
les observateurs constatent que l’absence de marché financier, d’une
finance dynamique, constitue, depuis toujours, une faiblesse, pour ne
pas dire une défaillance, de la finance islamique freinant le développe-
ment économique et social de nombreux pays musulmans (486). Cette
lacune serait en partie due à l’interdiction imposée par deux écoles de
pensée islamique (Fiqh Academies) qui empêchait le développement
du marché des sukuks (487).
21. Qu’est-ce qu’un sukuk ? Ici aussi, nous proposons d’adopter la
définition de cet instrument posée par le droit marocain. L’article 7-1
de la Loi n° 33-06 relative à la titrisation des créances, telle que modi-
fiée et complétée par la Loi n° 05-14, le définit ainsi : « les certificats
de sukuk sont des titres représentant un droit de jouissance indivis de
chaque porteur sur des actifs éligibles acquis ou devant être acquis ou
des investissements réalisés ou devant être réalisés par l’émetteur de ces
titres ». Ainsi, le sukuk n’est pas une obligation ou un titre de créance
classique adossé au bilan de l’émetteur, mais à des actifs déterminés ou
déterminables, et confère, par voie de conséquence, à ces porteurs, un
droit direct sur la chose servant d’actif sous-jacent du sukuk. Cet ados-
sement a pour objet d’éviter de faire du sukuk un instrument purement
financier déconnecté de toute chose tangible.
22. Plusieurs moyens permettent de soutenir que la négociabilité des
sukuks est conforme aux principes de la Sharīʿa, nonobstant l’interdic-
tion évoquée ci-dessus (488) :
– en premier lieu, il est désormais admis que la négociabilité des
créances et la titrisation (ce dont procède l’émission de sukuks)
d’actifs devraient être permises par la loi islamique, dès lors qu’elles
portent sur des actifs considérés comme peu risqués ; cette position

(485) Pour les besoins de cet article, nous nous en tenons à cette définition proposée par l’Auto-
rité des marchés financiers à des fins de vulgarisation. www.amf-france.org/fr/espace-epargnants/
comprendre-les-marches-financiers/quest-ce-quun-marche-financier.
(486) A. A. Maikabara, « Debt-based versus equity-based financing: A comparative analysis on
efficiency of Islamic financial system », op. cit.
(487) A. A. Almezeini, The Negotiability of Debt in Islamic Finance, An Analytical and
Critical Study, International Banking and Securities Law, Brill, janvier 2017.
(488) A. A. Almezeini, The Negotiability of Debt in Islamic Finance, An Analytical and
Critical Study, op. cit.

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182 Dettes de l’état, dettes des entreprises : quel avenir ?

repose sur trois principes juridiques islamiques, istishab, qyias et


maslaha, et est défendue par plusieurs écoles de droit islamique ;
– en second lieu, l’admission de la négociabilité est, à la lumière de
la doctrine islamique, plus évidente que sa prohibition, notamment
pour les raisons suivantes : premièrement, en vertu du droit des obli-
gations, la créance est un droit personnel ; deuxièmement, la négo-
ciabilité de la créance est également reconnue sur le fondement du
droit de propriété par trois écoles de droit islamique ; ainsi, toute
personne doit être libre d’acquérir ou de céder un droit personnel
ou un droit réel, ce qui est conforme au principe de liberté du com-
merce posé par la Sharīʿa.
23. Mais la paranoïa suscitée par l’intérêt (riba) empêche le dévelop-
pement de la finance conforme aux principes de Sharīʿa, car elle rend
difficile la cohabitation entre finance islamique et finance dite conven-
tionnelle. Cette cohabitation est pourtant nécessaire et c’est pourquoi
l’on permet aux banques conventionnelles de créer des fenêtres isla-
miques (489), ce qui demeure cependant l’objet de vigoureuses contro-
verses doctrinales, certains auteurs considérant qu’elles ne sont, pour
les banques occidentales, qu’« une opportunité […] pour drainer des
dépôts » (490). Il faut bien dire que cette cohabitation entre finance isla-
mique et finance conventionnelle donne parfois lieu à des contorsions
juridiques dans lesquelles on pourrait voir un reniement des principes
de Sharīʿa. Ainsi, au Maroc, la Loi n° 33-06 prend-elle soin de préci-
ser que « les droits créés au titre des certificats de sukuk émis par un
FPCT (491) ne doivent pas avoir une incidence sur ceux du FPCT de
détenir, gérer et disposer des actifs éligibles ou des investissements
conformément au règlement de gestion dudit FPCT ». Autrement dit,
selon notre compréhension de cette disposition, l’instrument financier
islamique, le sukuk, est admis pour autant qu’il ne remette pas en cause

(489) Voy. not. L. Berrah et S. Bouala, Étude du fonctionnement des fenêtres islamiques au
sein des banques conventionnelles : cas de la Banque Nationale d’Algérie, Université Mouloud
Mammeri-Tizi-Ouzou, 2020 : « Autrement dit, les fenêtres islamiques sont des guichets ouverts dans
les banques conventionnelles tant dans le monde arabo-islamique que dans le monde occidental,
notamment ABN AMRO BANK, CITI BANK, HSBC et SAUDI INTERNATIONAL BANK. Elles fonc-
tionnent selon les principes de la charia. Elles jouent en particulier un rôle vital dans la gestion des
fonds et la structure organisationnelle islamique, ce qui a conduit à une coopération étroite entre
les banques de détail islamiques, les banques d’investissement et les fenêtres islamiques ouvertes
par les banques conventionnelles » ; K. N. Sedkaoui, Enjeux de la mise en place d’une fenêtre
islamique : cas du trust Bank Algeria, École supérieure de Banque, 2014, p. 6, www.esb.com ;
S. R. Bouzid, Les banques islamiques : problématiques de la gestion des risques : cas de la banque
Al Baraka d’Algérie, École supérieure de Banque, 2010, www.esb.com.
(490) Voy. not. O. El Kheir Bahri qui rend compte de ces controverses, in La finance islamique
compartiment de la finance d’aujourd’hui, Université d’Oran, 2011/2012, p. 12.
(491) Fonds de placements collectifs en titrisation.

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l’endettement et la finance islamique 183

l’activité ou la stratégie de l’émetteur (le fonds de placements collectifs


en titrisation), même si cette activité ou cette stratégie se révélait, par
certains aspects, contraire aux principes de la Sharīʿa.
24. Dans un monde-village, cette difficile cohabitation entre finance
conventionnelle et finance islamique, qui oblige, pour tenter d’exister,
à des acrobaties intellectuelles que le bon sens réprouve parfois, n’est-
elle pas la cause du renoncement de certains émetteurs au marché des
sukuks au profit du marché des capitaux conventionnel (492) ? N’est-
elle pas également la cause du développement malaisé de la finance isla-
mique et, par voie de conséquence, du sous-développement du monde
musulman ?
25. Par exemple, au Maroc, comme dans bien d’autres pays musul-
mans, la problématique du refinancement des banques participatives
est très tôt apparue (493). Monsieur le Wali de Bank Al Maghrib, la
Banque centrale du Maroc, n’avait d’ailleurs pas manqué de relever,
dans le Rapport annuel présenté à Sa Majesté le Roi, pour l’exercice
2017 (494), ce qui demeure aujourd’hui une faiblesse : « pour ce qui
est des banques participatives, leur activité démarre graduellement
mais son développement reste tributaire de la mise en place des autres
composantes essentielles à l’écosystème, afférentes notamment à l’as-
surance takaful (495), aux certificats de sukuks (496) et à la garantie par-
ticipative » (497). Certes, en 2021, la banque participative a connu une

(492) M. Damak, D. Roy, S. Jagtiani et B. J. Young, S & P Global Ratings, Islamic Finance
Outlook, 2022. « Will Inclusive Standardization Eventually Happen? In 2020, unlike what some
market participants expected, the overall volume of sukuk issuance dropped to $139.8 billion
from $167.3 billion in 2019. That’s despite the sharp drop in the oil price and the significant
increase in financing needs of core Islamic finance countries. These issuers have instead tapped
the conventional markets, where it is easier and quicker to get the funds. Sukuk instruments remain
more complex and time consuming for issuers than conventional bonds ».
(493) S. Bar-Rhout, « Finance participative : quel marché interbancaire », Les Échos, 8 mai
2017 ; W. El Mouden, « Pourquoi les banques participatives sont déjà à court de ressources », Le
360, 24 juin 2018.
(494) Rabat, juin 2018, p. iii, www.bkam.ma.
(495) Un décret n° 2-20-323 du 17 ramadan 1441 (11 mai 2020) pris pour l’application des dis-
positions des articles 10-5, 36-1, 248 et 248-1 de la loi n° 17-99 portant Code des assurances a été
publié, le 4 juin 2020, au BO.
(496) Plusieurs textes réglementaires spécifiques aux sukuks ont été promulgués : un décret
n° 2-08-530 du 17 rejeb 1431 (30 juin 2010) pris pour l’application de la loi n° 33-06 relative à la titri-
sation d’actifs tel que modifié et complété, et un arrêté du ministre de l’Économie et des Finances
n° 41-19 du 3 joumada I 1440 (10 janvier 2019) relatif à l’émission des certificats de sukuk a été
publié au BO du 4 avril 2019. Le Maroc a émis, le 5 octobre 2018, le premier sukuk souverain struc-
turé sous forme d’Ijara, et ce, conformément à la Loi n° 33-06 relative à la titrisation des actifs.
(497) La Caisse centrale de garantie (CCG) a lancé en juin 2019 une fenêtre Sanad Tamwil,
exclusivement dédiée à la finance participative. Désormais, quatre garanties sharia compliant sont
offertes par ladite fenêtre, à savoir Damane Moubachir, Damane Dayn, Fogarim Iskane et Fogaloge
Iskane, http://ccg.ma/fr/espace-media/actualites/la-ccg-lance-sa-fenetre-participative-sanad-tamwil.

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184 Dettes de l’état, dettes des entreprises : quel avenir ?

impressionnante progression, mais celle-ci procède principalement du


secteur immobilier et d’un type de contrat, la Mourabaha, ce que relève
Bank Al Maghrib : « les emplois des banques participatives sont tirés
par le financement de l’immobilier en faveur des particuliers » (498). Et
la précarité du refinancement demeure dans une large mesure : « les éta-
blissements participatifs se refinancent principalement par le biais de
leurs fonds propres et de ressources collectées auprès de leurs maisons-
mères sous la forme de contrats de Wakala bil Istithmar, de dépôts à
vue intra-groupe pour les banques participatives et d’avances de liqui-
dité exemptes d’intérêts pour les fenêtres participatives » (499).
26. Depuis quelques années, les observateurs relèvent la néces-
sité pour le monde musulman de revoir son système bancaire et finan-
cier (500). Les économistes semblent unanimes : pour assurer son
développement économique et social, tout pays, qu’il soit musulman
ou non, doit concevoir et mettre en œuvre un secteur bancaire et finan-
cier performant (501). Un auteur observe même qu’il y a urgence pour le
monde musulman de réformer son système financier pour mettre fin à
des siècles de sous-développement et stopper les tragédies contempo-
raines telles que celle des migrants risquant leur vie pour survivre (502).
27. Si la mise en œuvre d’une telle ambition n’est pas aisée, elle
n’autorise pas pour autant, par facilité, à user d’artifices conduisant à
la remise en cause du principe d’équité imposé par la Sharīʿa. N’est-ce
pas le principe d’équité, seul, et non la phobie de l’intérêt, qui devrait
gouverner la profonde réforme de la finance islamique, dans l’intérêt
non seulement des musulmans, mais aussi de tous ceux qui souhaitent
y avoir recours ?

(498) Rapport annuel sur la supervision bancaire, exercice 2021, p. 53 : www.bkam.ma/


Communiques/Communique/2022/Presentation-de-la-18eme-edition-du-rapport-annuel-sur-la-
supervision-bancaire-au-titre-de-l-exercice-2021 : file:///C:/Users/agauvin/OneDrive%20-%20gauvin-
avocats.com/Downloads/Rapport-DSB-2021.pdf.
(499) Rapport annuel sur la supervision bancaire, exercice 2021, p. 55, préc. Le Wakala bil
Istithmar est un « contrat par lequel un bailleur de fonds met à la disposition du Wakil (gestion-
naire/mandataire) des fonds en vue de les investir dans une activité conforme à la [c]haria. Ce
contrat ne peut donner lieu à la perception d’intérêts. Ni le capital investi, ni la rémunération de l’in-
vestisseur ne peuvent être garantis. Les profits réalisés sont reversés à l’investisseur après déduc-
tion de la rémunération du Wakil en contrepartie de sa gestion. En cas de pertes, celles-ci sont
supportées par l’investisseur, sauf cas de fraude ou de négligence notamment ».
(500) M.S. Ebrahim et M. Sheikh, « Debt instruments in Islamic finance: A critique », op. cit.
(501) Voy. p. ex. : M. I. Bleier, « Economic growth and the stability and efficiency of the finan-
cial sector », Journal of Banking and Finance, n° 30, 2006, p. 3432.
(502) T. Kuran, « Islam and underdevelopment: An old puzzle revisited », Journal of
Institutional and Theoretical Economics, n° 153, 1997, pp. 41-93 ; « The Islamic commercial cri-
sis: Institutional roots of economic underdevelopment in the Middle East », Journal of Economic
History, n° 63, 2003, pp. 414-446 ; « Why stagnation », Journal of Economic Perspectives, n° 18,
2004, pp. 71-90.

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