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Bulletin de la Sabix

Société des amis de la Bibliothèque et de l'Histoire de


l'École polytechnique 
66 | 2020
Maurice Allais (1911-2010, X1931)

La mondialisation des échanges, mythologies et


réalité
Maurice Allais

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/sabix/2831
DOI : 10.4000/sabix.2831
ISSN : 2114-2130

Éditeur
Société des amis de la bibliothèque et de l’histoire de l’École polytechnique (SABIX)

Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2020
Pagination : 145-159
ISSN : 0989-30-59
 

Référence électronique
Maurice Allais, « La mondialisation des échanges, mythologies et réalité », Bulletin de la Sabix [En ligne],
66 | 2020, mis en ligne le 22 janvier 2021, consulté le 28 avril 2021. URL : http://
journals.openedition.org/sabix/2831  ; DOI : https://doi.org/10.4000/sabix.2831

© SABIX
La mondialisation des échanges,
mythologies et réalité1
Maurice Allais*

* Maurice Allais est prix Nobel de Sciences économiques. [Ndlr : Cette phrase figure au début de l’article original].

1. Cet article a été d’abord publié dans l’ouvrage collectif Le Piège se referme : Jimmy Golsmith avait-il raison ?, Paris, Plon,
mai 2002, 234 pages.

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La crise du libre-échangisme L’économie mondiale tout entière repose
mondial et son contexte aujourd’hui sur de gigantesques pyramides
économique et politique général de dettes – dettes des États, dettes des
entreprises, dettes des particuliers – prenant
La crise du libre-échangisme mondial appui les unes sur les autres dans un équilibre
Destiné initialement à favoriser le développe- fragile.
ment de l’économie mondiale en évitant le
renouvellement des excès protectionnistes en Le système monétaire et financier mondial
chaîne qu’avait engendrés la grande dépres- qui repose sur la couverture fractionnaire
sion des années trente, le GATT s’est orienté des dépôts, sur la création de monnaie ex
progressivement, au cours d’accords succes- nihilo par les banques commerciales, et sur
sifs, vers un libre-échangisme mondial, un le financement d’investissements longs avec
monde sans frontières. des fonds empruntés à court terme, est fon-
damentalement malsain et potentiellement
L’orientation générale de l’Organisation instable.
mondiale du commerce, I’OMC, récemment
créée, se situe dans le prolongement de celle Le chômage atteint partout des niveaux
du GATT. insupportables.

Cette évolution a conduit partout à des dif- On ne saurait sous-estimer sans danger l’ins-
ficultés très sérieuses qui nous amènent à tabilité sous-jacente très profonde de l’éco-
réfléchir et à nous interroger. nomie mondiale. Elle repose actuellement sur
trois volcans : un endettement démesuré, un
système monétaire et financier fondamen-
La situation économique et politique talement malsain et instable, un chômage
générale excessif, et leur présent équilibre est éminem-
Tout d’abord, quelle est la situation écono- ment précaire.
mique et politique générale dans laquelle la
crise du libre-échangisme prend place ? Dans de nombreuses parties du monde,
une barbarie inhumaine et terrifiante nous
De toute évidence, la situation actuelle ramène aux pires heures de la Seconde
est dangereuse et inquiétante, et elle l’est Guerre mondiale.
d’autant plus qu’il est aujourd’hui très diffi-
cile, sinon impossible, de prévoir l’avenir. Le Partout l’existence de minorités actives, trop
monde – et tout particulièrement l’Europe – souvent opprimées et acculées à la révolte,
est entré dans une période de profondes tur- pose des questions angoissantes qu’il paraît
bulences, et on ne saurait porter un jugement difficile de maîtriser.
valable sur la mondialisation des échanges si
l’on n’en tient pas compte. À de nombreux points de vue enfin, le
monde, et tout particulièrement l’Occident,
Le monde connaît aujourd’hui une expansion paraît menacé d’une réelle désagrégation
démographique majeure et incontrôlée qui morale.
mène à des impossibilités et qui rend prati-
quement tous les problèmes insolubles. On ne saurait ainsi sous-estimer les dan-
gers de la situation actuelle et de ses impli-
Cette expansion démographique dominera cations potentielles au regard de Ia crise du
tout l’avenir prévisible. libre-échangisme.

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On doit être pleinement conscient qu’une les différences moyennes des productivi-
libéralisation inconsidérée des échanges peut tés. Pour deux pays donnés, le rapport des
susciter partout des difficultés majeures et de rémunérations salariales globales au cours du
violentes oppositions. On ne pourrait ainsi change est égal au rapport des productivités
que compromettre la nécessaire construc- moyennes, et le cours du change égalise les
tion d’un ordre mondial cohérent et efficace, niveaux moyens des prix nationaux.
condition de notre avenir.
En fait, si les pays moins développés sont avan-
tagés par leurs salaires plus bas, ils sont han-
Les fondements de dicapés par leurs productivités moins élevées,
la libéralisation des échanges, et en moyenne les taux viennent compenser
ses implications et quant aux prix les différences moyennes de
ses conditions d’application productivités et de salaires réels.

Les fondements de la libéralisation des Mais les taux de change ne réalisent qu’une
échanges : la théorie des coûts comparés compensation moyenne des niveaux de prix,
Suivant la théorie des coûts comparés, et par et dans chaque pays les industries à produc-
rapport à une situation initiale d’autarcie, tivité relative plus élevée ou à salaires réels
l’équilibre de libre-échange qui s’établit se relativement plus bas sont relativement avan-
caractérise par une spécialisation de chaque tagées. C’est là, s’il y a équilibre, un effet
pays dans l’activité où il est relativement le essentiel et inévitable de tout libre-échange.
plus capable. C’est là d’ailleurs le fondement même de la
théorie des coûts comparés.
En général cette spécialisation a pour effet
d’augmenter les niveaux de vie moyens dans II résulte ainsi de la théorie des coûts compa-
chaque pays, et elle paraît ainsi avantageuse rés que dans toutes les activités où les salariés
pour chaque pays. sont relativement moins qualifiés, les pays
moins développés ont aux cours des changes
Dans chaque pays, et dans la mesure même un avantage relatif, et que dans l’équilibre
où par suite de la libéralisation des échanges qui s’établit l’abondance plus grande de ces
une industrie donnée voit son activité décli- salariés relativement moins qualifiés dans les
ner, une autre voit son activité s’accroître, pays moins développés entraîne dans les pays
autrement dit la spécialisation de chaque développés une baisse des rémunérations des
pays entraîne nécessairement l’abandon par- salariés relativement moins qualifiés et une
tiel ou total de certaines activités et le déve- hausse parallèle des rémunérations des sala-
loppement parallèle d’autres activités. riés relativement plus qualifiés.

Les cours des changes ont pour effet de faire Dans les pays développés il y a bien en géné-
glisser les échelles de prix nationales les unes ral une hausse moyenne des niveaux de vie,
par rapport aux autres, et ils s’établissent à mais la répartition des revenus qui s’établit
des niveaux qui permettent de réaliser à la pénalise relativement les salariés les moins
fois l’équilibre de chaque balance commer- qualifiés.
ciale et l’égalisation pour chaque pays, aux
cours des changes, des prix intérieurs et des Parallèlement, les activités à technologie plus
prix extérieurs des productions faisant l’objet avancée se trouvent relativement pénalisées
des échanges internationaux. dans les pays moins développés et le libre-
échange les conduit à se spécialiser dans les
Il résulte de là qu’en moyenne et à l’équilibre activités employant un travail relativement
les cours des changes ne font que refléter moins qualifié.

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Tel est l‘essentiel de l’analyse des effets des où les conditions de la production, et tout
coûts comparés dans le cas le plus général. particulièrement les coûts de la main-
d’œuvre aux cours des changes, sont entiè-
rement différentes suivant les secteurs, et
Conditions d’applicabilité de la théorie où ces conditions se modifient considéra-
des coûts comparés blement avec le temps.
De cette analyse, faut-il conclure qu’un libre-
échange généralisé à l’échelle mondiale doive Les spécialisations économiques impliquent
être considéré comme avantageux et souhai- des conditions et des garanties assurant
table ? La réponse ne peut être que négative. une réelle stabilité, à l’avenir, des courants
❯ L’invariance des coûts comparés au cours d’échanges qui leur correspondent et des
du temps conditions dans lesquelles ces courants
Tout d’abord, l’analyse considérée repose s’effectuent.
sur une hypothèse essentielle, générale-
ment non explicitée, à savoir que la struc- ❯ L’auto-suffisance alimentaire
ture des coûts comparés (c’est-à-dire des En deuxième lieu, et même lorsqu’il existe
fonctions de production dans le langage des avantages comparatifs de caractère
des économistes) reste invariable au cours permanent, il peut être tout à fait contre-in-
du temps. diqué de laisser s’établir les spécialisations
qui seraient entraînées par une politique
En fait, il n’en est ainsi en général que généralisée de libre-échange.
dans le cas des ressources naturelles.
Ainsi, par rapport à l’Europe occidentale, Ainsi, dans le domaine de l’agriculture, le
les pays producteurs de pétrole disposent libre-échange n’aurait d’autre effet que de
d’un avantage comparatif qui restera le faire disparaître presque totalement l’agri-
même dans l’avenir prévisible. De même, culture de l’Union européenne en raison
les pays producteurs de produits tropicaux des avantages comparatifs de caractère
ont un avantage comparatif qui ne saurait permanent, au moins pour l’avenir prévi-
disparaitre. sible, détenus actuellement par des pays
comme les États-Unis, la Nouvelle-Zélande,
Par contre, dans le domaine industriel, l’Australie ou l’Argentine. Une telle dispa-
aucun avantage comparatif ne saurait être rition peut être légitimement regardée
considéré comme permanent. Chaque pays comme non souhaitable du point de socio-
aspire légitimement à rendre ses industries logique et politique, et elle est en tout cas
plus efficaces, et il est souhaitable qu’il de nature à compromettre la sécurité de
puisse y réussir. Il résulte de là que la dimi- l’Union européenne en matière alimentaire.
nution ou la disparition de certaines activi-
tés dans un pays développé en raison des Une conclusion analogue vaut également
avantages comparatifs d’aujourd’hui pour- pour le Japon. Il serait tout à fait dérai-
ront se révéler demain fondamentalement sonnable de vouloir le contraindre à aban-
erronées et désavantageuses dès lors que donner sa production nationale de riz, et
ces avantages comparatifs disparaîtront, et à compromettre ainsi dangereusement son
que cette disparition nécessitera à terme le autosuffisance alimentaire, pour cette seule
rétablissement des activités supprimées. raison que les États-Unis disposent en agri-
culture d’un avantage comparatif.
En fait, et par exemple, on doit considérer
comme réellement injustifiée une libéralisa- Il en est de même encore pour un grand
tion totale des échanges vers les pays exté- nombre de pays du tiers monde disposant
rieurs à l’Union économique européenne d’un avantage relatif majeur pour certaines

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matières premières ou pour certains pro- L’Union européenne se trouve dès lors
duits tropicaux. Une spécialisation excessive devant un choix incontournable :
ne peut que compromettre leur autosuffi- – ou bien recourir à une politique de pré-
sance alimentaire et leur développement férence communautaire et de protection ;
industriel futur. – ou bien poursuivre une politique sans
limites de libre-échange, et en accepter
❯ L’abaissement des rémunérations du travail les conséquences inéluctables, à savoir :
relativement moins qualifié dans les pays une augmentation considérable des iné-
développés galités sociales, ou un chômage majeur ;
En troisième lieu, et comme je l’ai déjà et à terme, dans l’un et l’autre cas, une
indiqué, les ajustements mis en jeu par explosion sociale, tôt ou tard inévitable,
les avantages relatifs des coûts comparés résultant d’une situation sociale insuppor-
entraîneraient dans les pays développés, tée et insupportable.
s’ils se réalisaient, une baisse relative consi-
dérable des rémunérations des salariés En fait, la suppression des frontières doua-
relativement moins qualifiés, et une aug- nières et de toute préférence communau-
mentation parallèle des rémunérations des taire vis-à-vis des pays à bas salaires et à
salariés relativement plus qualifiés. capacités technologiques ne peut que
conduire pour les économies développées
Mais ce mouvement divergent est rendu à des spécialisations antiéconomiques et
impossible par la législation ou les accords génératrices de chômage, et à des exporta-
sur les minima de salaires, et en tout cas par tions majeures de capitaux vers l’extérieur,
l’impossibilité sociologique d’un accroisse- contraires aux conditions essentielles de
ment considérable des inégalités considéré leur propre développement.
par l’opinion publique comme tout à fait
inacceptable. ❯
La surestimation des gains résultant des
coûts comparatifs
C’est ce mécanisme sous-jacent, mais En quatrième lieu, ce que montrent à la
tout-puissant et tout à fait fondamental, fois l’observation et l’analyse théorique,
qui est à l’origine, pour une large part, du c’est que les avantages obtenus dans le
développement du chômage des salariés commerce international résultent bien plus
moins qualifiés dans les pays occidentaux. de l’amélioration des productivités sous la
pression de la concurrence sur les marchés
S’il n’y avait pas de minima de salaires et si que de la réalisation des surplus correspon-
les salaires avaient pu s’adapter, la plupart dant à des avantages comparatifs. Ces der-
des licenciements dus au libre-échange niers sont en général tout à fait surestimés.
mondial auraient pu être évités. Mais la
dépression de certains salaires eût été En fait, les gains majeurs susceptibles d’être
d’une telle ampleur qu’elle eût été inaccep- obtenus par la libéralisation des échanges
table et inacceptée. ne proviennent pas tant des différences
dans les structures de coûts et de prix que
C’est dans le cocktail explosif de ces deux de l’incitation à une plus grande efficacité
facteurs, la libéralisation internationale des résultant de la concurrence à l’intérieur
échanges et la législation ou les accords sur d’un même marché commun d’une taille
les minima de salaires, qu’il faut voir une suffisante. C’est à cette concurrence qu’il
des causes essentielles du mouvement de faut attribuer pour la plus grande part la
fond qui entraîne inéluctablement tous les croissance des niveaux de vie dans la Com-
pays développés de l’Union européenne munauté économique européenne depuis
vers un chômage massif.

La mondialisation des échanges I 149


sa création, tout particulièrement de 1958 la totalité, de la production nationale ne peut
à 1974. plus subsister. Elle disparaît, et tous les sala-
riés qu’elle employait sont mis au chômage.
❯ La nécessité d’un cadre économique et poli- Tout se passe comme si l’industrie nationale
tique commun concernée importait des travailleurs immigrés
En cinquième lieu, la libéralisation des du pays moins développé et pouvait les payer
échanges ne peut être avantageuse si les quatre fois moins que les salariés nationaux
conditions politiques dans le cadre des- jusque-là employés.
quelles elle s’effectue peuvent être remises
en cause ou dénoncées ultérieurement, Si un tel processus continuait à se dévelop-
ou si elles sont instables. Pour être béné- per, il ne pourrait que conduire à une situa-
fique, la libéralisation des échanges exige tion inacceptable, celle où des activités de
un cadre économique et politique commun plus en plus nombreuses des pays dévelop-
et stable avec des institutions appropriées. pés seraient délocalisées avec pour résultats
une extension considérable du chômage et
la perte totale des investissements locaux. Il
Les délocalisations industrielles et les n’est en réalité aucune activité industrielle qui
délocalisations de services puisse échapper à ce processus.
Les délocalisations constituent un phéno-
mène récent qui s’est développé peu à peu Il est tout à fait faux d’admettre sans dis-
depuis une vingtaine d’années, en raison cussion qu’un tel processus est créateur
notamment du progrès des communications d’emplois. C’est en fait le contraire que l’on
et de la déréglementation des mouvements constate. Fondamentalement, ce processus
de capitaux, et dont l’analyse classique des ne fait que générer indûment instabilité et
coûts comparés ne tient aucun compte. Les chômage.
délocalisations sont restées longtemps cir-
conscrites à quelques secteurs, mais elles pro-
gressent aujourd’hui inexorablement en sus- Des exportations génératrices de chômage
citant inéluctablement partout du chômage Il résulte de là encore que, au-delà des expor-
dans les pays développés. tations nécessaires pour pouvoir importer les
biens que des pays développés ne peuvent
Dans la situation d’aujourd’hui, il existe entre les produire par eux-mêmes, et par un méca-
pays développés et les pays moins développés nisme qui n’est paradoxal qu’en apparence,
des taux de change qui, en principe, comme tous les efforts de ces pays pour exporter
je l’ai indiqué, compensent les effets des dif- au-delà de ce qui leur est nécessaire dans des
férences moyennes de productivités locales en pays moins développés ne peuvent qu’ac-
égalisant les niveaux moyens des prix. croître leur propre chômage.

Mais dans le cas très simple de deux pays où Considérons en effet, et par exemple, le cas
un équilibre s’est établi avec une différence très simplifié de deux pays, l’un développé et
des charges salariales globales de 1 à 4, par l’autre moins développé. Supposons qu’initia-
exemple, au cours du change, différence lement le pays développé produise lui-même
égale à la différence moyenne des produc- avec des salariés relativement moins qualifiés
tivités, la délocalisation, partielle ou totale, des productions que le pays moins développé
d’une industrie du pays développé lui permet peut potentiellement et avec des techniques
d’assurer la même productivité que dans son comparables produire et exporter. Supposons
cadre national avec des charges salariales encore qu’au cours du change les salaires glo-
globales quatre fois moins élevées. Avec un baux horaires des salariés relativement moins
tel processus, une grande partie, ou même qualifiés du pays développé soient quatre fois

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plus élevés que les salaires globaux horaires mécanisme même du libre-échange ne peut
correspondants du pays moins développé. que conduire à un appauvrissement majeur
d’une grande partie de la population et à un
Comme les balances commerciales des deux chômage massif ?
pays doivent être en équilibre, les valeurs glo-
bales des exportations et des importations Quant aux coûts de transition et aux coûts
au cours du change doivent être égales. Il en externes, le consommateur devra finale-
résulte alors, dans le cas considéré et sous des ment supporter par la voie de l’impôt le coût
conditions très générales, qu’à toute création résultant du chômage pour la collectivité,
d’emplois de 100 dans le pays développé par et en tout état de cause on oublie que tout
des exportations supplémentaires de tech- consommateur est généralement un produc-
nologie avancée correspondra, en raison des teur. Que peut donc signifier pour lui la baisse
importations impliquées, une destruction des prix s’il perd son emploi et ses ressources,
d’emplois de 400 pour les salariés relative- et s’il ne peut plus rien acheter ?
ment moins qualifiés, d’où une perte nette
d’emplois de 300. Un effet inverse se consta-
tera dans le pays moins développé. Des postulats sans fondements
On ne cesse de soutenir que la libéralisation
On voit ainsi qu’au-delà du nécessaire, expor- mondiale des échanges ne peut qu’être avan-
ter pour exporter des produits de technolo- tageuse à tous les pays et à tous les groupes
gie avancée vers un pays moins développé ne sociaux et qu’elle est une condition néces-
peut que générer du chômage dans le pays saire de l’élévation de nos niveaux de vie. On
développé, dès lors que l’existence de minima soutient qu’une telle libéralisation mondiale
de salaires s’oppose à la baisse des rémunéra- des échanges conduit à une « allocation opti-
tions des salariés relativement moins qualifiés male des ressources », suivant l’expression
dans les pays développés. des théories américaines en vogue.

En fait, et quant aux exportations induites De telles affirmations sont totalement erro-
dans les pays développés par les importations nées. Ce que nous enseigne l’analyse écono-
des pays à bas salaires et à capacités tech- mique, c’est qu’il n’y a pas une situation d’ef-
nologiques, ce n’est pas la balance commer- ficacité maximale qui correspondrait à une
ciale qu’il faut considérer mais également et allocation optimale des ressources. II y en a
surtout la balance des emplois, qui, elle, est une infinité, et à chacune d’elles correspond
largement déficitaire. une certaine répartition des ressources et des
revenus.

L’intérêt réel des consommateurs En fait, et par exemple, au regard de la


On nous dit que le libre-échange à l’échelle situation actuelle du monde, la libéralisation
mondiale est fondamentalement avantageux mondiale des échanges ne peut qu’entraî-
pour les pays développés et tous les groupes ner à terme une détérioration croissante des
sociaux puisqu’il abaisse les prix et par là niveaux de vie français, au moins pour tout
même élève les niveaux de vie. Mais cet argu- l’avenir prévisible.
ment néglige tout à la fois les effets à terme
du libre-échange, les coûts de transition, et Encore n’est-il pas sûr, et il est même pour le
tous les coûts externes. moins douteux, que dans le contexte actuel
la libéralisation mondiale des échanges puisse
Où sont donc les gains si on est amené à faire conduire l’ensemble du monde à une situa-
disparaître des industries qu’il faudra rétablir tion d’efficacité maximale.
ultérieurement ? Où sont donc les gains si le

La mondialisation des échanges I 151


Bien plus encore, la théorie simpliste et naïve indissociables l’un de l’autre qu’on ne peut
du commerce international sur laquelle s’ap- considérer isolément.
puient les grands gourous du libre-échange
mondialiste néglige complètement les coûts
externes et les coûts de transition, et elle Rendre impossibles les variations
ne tient aucun compte des coûts psycholo- perverses des taux de change
giques, très supérieurs aux coûts monétaires, Les variations désordonnées des taux de
subis par tous ceux que la libéralisation des change, dues à la fois à une spéculation
échanges condamne au chômage et à la gigantesque et au système des changes libre-
détresse. ment fluctuants, sont telles que la libéralisa-
tion totale des échanges ne peut être que
On ne saurait trop l’affirmer : la théorie naïve nuisible.
et indûment simplificatrice du commerce
international que nous brandissent les thuri- Non seulement les fluctuations des taux de
féraires de la libéralisation des échanges est change entraînent des coûts considérables
totalement fausse. d’ajustement, mais les ajustements qu’elles sus-
citent ne peuvent qu’être considérés comme
déraisonnables dès lors que ces fluctuations
Les conditions monétaires éloignent de toute situation d’équilibre.
de la libéralisation
des échanges En fait, le système des taux de change flot-
tants induit non seulement une instabilité per-
Quelles sont les conditions monétaires de manente, mais également des taux de change
la libéralisation des échanges ? Il y en a au très éloignés de leurs valeurs d’équilibre.
moins quatre : assurer des taux de change
d’équilibre, rendre impossibles les variations Au sein même de l’Union européenne, les
perverses des taux de change, mettre fin à dévaluations compétitives et le flottement des
une spéculation gigantesque, intégrer dans monnaies ont rendu totalement impossible
une même organisation I’OMC et le FMI. un fonctionnement correct de l’économie
communautaire dès lors que toute possibilité
de protection douanière a été supprimée à
Assurer des taux de change d’équilibre l’intérieur de l’Union.
Les taux de change jouent un rôle majeur
dans le commerce international, puisque Il devrait être stipulé que tout flottement de
le prix de tout produit d’un pays étranger la monnaie d’un pays à l’intérieur de l’Union
dépend du cours de la monnaie de ce pays. européenne est totalement incompatible
avec son maintien dans l’Union.
Dans les cas où il peut être justifié, le libre-
échange ne peut être mutuellement avanta- Aucun marché commun ne peut fonctionner
geux pour tous les pays participants que si les sans un système monétaire assurant des taux
taux de change correspondent à l’équilibre de change stables entre les pays membres,
des balances commerciales. avec des marges de fluctuation relativement
resserrées.
Ce n’est pas le cas lorsque certaines mon-
naies sont manifestement sous-évaluées alors Les dévaluations compétitives des années
que d’autres sont surévaluées. Trente devraient servir d’exemples.

En fait, le commerce international et les taux Une monnaie unique européenne ne saurait
de change correspondent à deux aspects actuellement constituer une solution.

152 I Bulletin SABIX n° 66


Pour un pays membre de l’Union euro- On constate ainsi que la prétendue régulation
péenne, accepter aujourd’hui l’instauration par les taux de change flottants des balances
d’une monnaie unique et la renonciation à sa commerciales n’a en réalité aucune signi-
monnaie nationale, c’est-à-dire à sa souverai- fication aujourd’hui. On ne saurait en tout
neté nationale, alors que les institutions et les cas soutenir que les flux spéculatifs que l’on
délimitations géographiques de l’Union euro- constate se justifient par le fait que les capi-
péenne restent non définies, constitue une taux se déplacent là où la productivité margi-
impardonnable faute politique aux consé- nale des investissements physiques est Ia plus
quences incalculables. grande.

Un pays dont les intérêts vitaux ne sont pas La spéculation gigantesque que l’on constate
institutionnellement garantis n’est plus en n’est possible que parce que l’on peut ache-
mesure de les défendre. ter sans payer et vendre sans détenir.

Une monnaie unique ne groupant que Le système des taux de change flottants,
quelques pays de l’Union européenne ne associé avec la création de monnaie ex nihilo
peut avoir que des inconvénients majeurs. par le système bancaire, entraîne des fluc-
tuations indues des taux de change, désas-
Une monnaie unique ne peut constituer que treuses pour tous les pays concernés.
le parachèvement final d’une réelle Union
politique fondée sur base démocratique et Dans son principe, la spéculation, arbitrage
sur des délégations de souveraineté bien déli- entre le présent et l’avenir, ne peut qu’être
mitées dans une Charte communautaire pré- très utile. Mais s’il est possible d’acheter sans
servant les intérêts fondamentaux de chaque payer, ou de vendre sans détenir, il en va tout
pays. autrement.

En tout cas, l’adoption d’une monnaie unique


aurait dû être soumise à un référendum. L’intégration dans une même organisation
Construire aveuglément l’Europe à marches de I’OMC et du FMI
forcées ne peut finalement aboutir qu’à Les négociations du GATT, puis de I’OMC,
rendre une véritable Europe définitivement portant sur la réduction de quelques points
impossible. des tarifs douaniers, sont tout à fait futiles
quand les cours de certaines monnaies,
notamment du dollar, s’écartent considéra-
Mettre fin à une spéculation gigantesque blement de leurs valeurs d’équilibre à la suite
L’ampleur des flux financiers doit être soulignée. des politiques des gouvernements.
Chaque jour, les flux financiers recensés par
la Banque des règlements internationaux Ces négociations sont en tout cas dénuées
s’élèvent en moyenne à plus de mille cent de toute signification, lorsque les cours de
milliards de dollars, soit plus de quarante fois certaines monnaies peuvent varier très rapi-
le montant des transferts correspondant aux dement et très fortement sous l’influence de
transactions commerciales internationales la spéculation.
dans le monde.
La séparation actuelle entre les activités du
C’est l’importance des flux financiers spécu- FMI et les activités de I’OMC constitue du
latifs qui explique l’extraordinaire instabilité point de vue économique une totale aberra-
des cours du dollar dont on a vu la valeur par tion, à vrai dire tout à fait déraisonnable et
rapport au deutschemark varier de un à deux indéfendable. Chacune de ces institutions a
en l’espace de deux ans. en effet pour objet de faciliter les échanges

La mondialisation des échanges I 153


internationaux, et de s’opposer aux distor- ment de l’Europe de l’Est, de l’ex-Union
sions indues de concurrence et à l’apparition soviétique, de l’Afrique, de l’Amérique
de déséquilibres pervers. latine et de l’Asie.

Dans les conditions actuelles, la mise en


Pour un ordre économique œuvre sans restriction d’un libre-échan-
mondial cohérent et efficace gisme mondial ne peut qu’aboutir à des
spécialisations économiques indésirables,
Au regard à la fois des enseignements de génératrices de déséquilibres et de chô-
l’analyse économique et de l’observation des mage, et entraîner pour les économies des
faits, comment établir un ordre économique pertes bien supérieures aux gains qu’il est
mondial cohérent et efficace ? Quelles ont supposé pouvoir générer.
été les erreurs fondamentales de la politique
du GATT et de I’OMC ? Quelles sont les per- A l’analyse, qu’il s’agisse des pays dévelop-
versions du libre-échange quant aux pays pés ou des pays en voie de développement,
développés et aux pays en voie développe- tous les arguments présentés en faveur
ment ? Dans quelles voies l’économie mon- d’un libre-échangisme mondial se révèlent
diale devrait-elle s’engager ? illusoires.

La libéralisation totale des échanges n’est


Les erreurs fondamentales du GATT possible et souhaitable que dans le cadre
et de I’OMC d’ensembles régionaux, groupant des
Le GATT, depuis sa création en 1947, puis pays économiquement et politiquement
I’OMC ont commis deux erreurs fondamen- associés, de développement économique
tales : orienter l’économie mondiale vers un et social comparable, et s’engageant réci-
libre-échangisme sans limites ; ne pas tenir proquement à ne prendre aucune décision
compte dans les échanges commerciaux des unilatérale, tout en assurant un marché suf-
perversions monétaires. fisamment large pour que la concurrence
puisse s’y effectuer de façon efficace et
❯ Les perversions du libre-échangisme mondial bénéfique.
Le libre-échangisme n’est en réalité qu’une
application inexacte d’une théorie correcte, Une économie mondiale totalement libéra-
la théorie des coûts comparés. lisée est impossible sans un ordre politique
commun, condition qui est actuellement
La libéralisation totale des échanges à est tout à fait irréaliste.
l’échelle mondiale, poursuivie sans cesse
par le GATT, doit être considérée à la ❯ Les perversions monétaires
fois comme irréalisable et comme non Le développement mondialiste des marchés
souhaitable. financiers, l’expansion des opérations finan-
cières internationales, le système des taux
En fait, une analyse correcte de la théorie de change flottants, Ia déréglementation
des coûts comparés ne conduit en aucune des mouvements de capitaux, la création
façon à la conclusion que l’application à incontrôlée de moyens de paiement, une
l’échelle mondiale d’une politique géné- spéculation galopante, la transformation du
ralisée de libre-échange pourrait corres- monde en un vaste casino engendrent une
pondre à l’intérêt réel de chaque pays, que instabilité permanente des marchés mon-
ce soient les pays développés de l’Europe diaux, et tout particulièrement des marchés
occidentale, de l’Amérique du Nord et du des changes, tout à fait incontrôlable. Il en
Japon, ou les pays en voie de développe- résulte, pour tout pays ou groupe de pays,

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la nécessité absolue d’abriter son marché la déréglementation des mouvements de
des désordres extérieurs qui ne peuvent capitaux, n’a fait qu’engendrer instabilité et
qu’engendrer déséquilibres et chômage. chômage. Elle a désagrégé le tissu indus-
triel de l’Union européenne de manière
continue et persistante, et elle a réduit
Le libre-échange mondial et les pays considérablement le taux de croissance de
développés ses niveaux de vie.
❯ La politique libre-échangiste génératrice de
sous-emploi On soutient que des pays à bas salaires,
Les rapports des coûts salariaux globaux comme la Chine, vont se spécialiser dans
aux cours des changes dans les pays déve- des activités à faible valeur ajoutée alors
loppés et dans les pays en voie de déve- que des pays développés, comme la France,
loppement, qu’il s’agisse par exemple des vont se spécialiser de plus en plus dans les
pays asiatiques ou des pays de l’Est, sont si hautes technologies. Mais c’est là mécon-
considérables, parfois de 1 à 10, voire plus naître totalement les capacités de travail et
encore, qu’aucune des mesures envisagées d’intelligence du peuple chinois. A conti-
dans le cadre de l’Organisation mondiale nuer ainsi à soutenir des absurdités, l’Union
du commerce ne pourra réellement faire européenne va au désastre.
face aux effets pervers du libre-échange
sur l’emploi. Quant à la France, par exemple et pour l’es-
sentiel, l’origine des difficultés de l’écono-
En fait, avec de telles différences, et conjoin- mie française qui ont mis fin aux « Trente
tement à une dérèglementation totale des Glorieuses » (1945-1974) doit être recher-
mouvements de capitaux et au système des chée dans la politique mondialiste qui a été
taux de change flottants, les effets pervers poursuivie quant à l’immigration et surtout
du libre-échange mondial deviennent inévi- quant au libre-échange mondialiste, alors
tables, et il en résulte, dans les pays déve- que dans le monde extrêmement dange-
loppés, un développement tendanciel iné- reux d’aujourd’hui, il eût fallu protéger
vitable d’un chômage massif et une forte l’économie communautaire et l’économie
pression à la baisse des rémunérations des française des effets pervers du fonction-
emplois les moins qualifiés. nement, générateur de profonds déséqui-
libres, d’une économie mondialiste minée
Ainsi, et par exemple, la politique poursui- et déstabilisée de toutes parts.
vie par la Commission de Bruxelles de libé-
ralisation des échanges commerciaux avec Aujourd’hui le chômage a atteint en France
les pays d’Europe centrale et orientale, et un niveau insupportable et intolérable.
aujourd’hui avec la Turquie, tous pays à bas Depuis 1974, le tissu industriel de la France
salaires et dont les niveaux de prix et les s’est désagrégé de manière continue et per-
taux de change n’ont actuellement aucune sistante, et le taux de croissance du niveau
signification réelle, ne peut qu’entraîner de vie s’est considérablement réduit.
déséquilibres et chômage.
On peut estimer que le sous-emploi total
La politique commerciale de l’Union euro- dû au libre-échange mondialiste représente
péenne a peu à peu dérivé vers une poli- plus de la moitié du sous-emploi total qui,
tique mondialiste libre-échangiste, contra- compte tenu du traitement social du chô-
dictoire avec l’idée même de la constitution mage, dépasse actuellement le chiffre de
d’une véritable Communauté européenne. six millions de personnes.
Cette politique mondialiste, associée au
système des taux de change flottants et à

La mondialisation des échanges I 155


❯ L es pseudo-remèdes Le libre-échange mondial et les pays
Devant le chômage massif d’aujourd’hui et du tiers monde
en l’absence de tout diagnostic réellement Quant aux pays du tiers monde, une libé-
fondé, les pseudo-remèdes ne cessent de ralisation totale des échanges ne peut que
proliférer. compromettre leur sécurité alimentaire et
leur développement industriel. Comment
On dit par exemple que tout est très donc certains pays (ou groupes de pays) de
simple : si l’on veut supprimer le chômage, l’Afrique noire, par exemple, pourraient-ils
il suffit d’abaisser les salaires dans les pays sans une protection raisonnable développer
développés. Mais personne ne nous dit de une production automobile qui leur serait
quelle ampleur devrait être cette baisse, propre alors que l’Occident dispose d’un
ni si elle serait effectivement réalisable avantage comparatif écrasant ? En réalité, un
sans mettre en cause la paix sociale. Que libre-échange mondialiste ne peut constituer
de grandes organisations internationales ici qu’une nouvelle sorte de colonialisme.
comme I’OMC, le FMI ou la Banque mon-
diale puissent préconiser une telle solution Dans la plupart des cas, c’est un contresens,
est tout simplement atterrant. et à vrai dire une profonde erreur, que d’ac-
cuser les pays moins développés étrangers à
On dit encore qu’il suffit de réduire le temps l’Union européenne de « dumping social » et
de travail pour combattre le chômage, mais, de « concurrence déloyale » et de vouloir dès
outre que les hommes ne sont pas parfai- lors leur imposer des systèmes de protection
tement substituables les uns aux autres, sociale ou de protection de l’environnement
une telle solution néglige totalement le fait analogues à ceux de pays développés comme
indiscutable que trop de besoins, souvent la France ou l’Allemagne, et tout à fait incom-
très pressants, restent insatisfaits. Ce n’est patibles avec leurs niveaux de développe-
pas en travaillant moins qu’on pourra réel- ment. De telles mesures ne pourraient que
lement y faire face. Réduire le temps de tra- s’opposer à leur développement.
vail implique en tout cas pour les salariés
des baisses de revenus qu’il faudrait com- Ce ne sont pas ces pays qui sont responsables
penser par des ressources obtenues par des des effets pervers d’un libre-échange illimité,
impôts accrus. mais le cadre institutionnel actuel du système
du commerce international.
On soutient encore qu’il serait possible
de combattre le chômage par l’inflation. Parler ici de «  dumping social » ou de
Mais, qu’il s’agisse du chômage dû au libre- « concurrence déloyale » est un argument
échange mondialiste ou du chômage dû à dénué de tout fondement.
l’immigration extra-communautaire, on ne
peut y remédier par l’inflation. Lutter, par En tout cas, an ne saurait fonder une poli-
exemple, contre les effets du libre-échan- tique raisonnable de développement des
gisme mondialiste par une expansion moné- pays moins développés sur la ruine des pays
taire et par l’inflation relève d’une pure développés et sur un développement massif
illusion et d’une méconnaissance profonde du chômage en leur sein qui ne peut mener
des causes réelles de la situation actuelle. finalement qu’à une explosion sociale.
La situation actuelle, dans sa nature, et
pour l’essentiel, n’est en rien comparable à
la grande dépression des années 1930.

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Que faire ? pays, et leurs calculs se heurteraient à des
❯ Des organisations régionales difficultés manifestement insurmontables.
Une communauté économique ne peut
être réalisable et viable que sous deux La seule possibilité alternative qui soit à la
conditions : fois réaliste et tout à fait efficace, ce sont
–appartenir à un même espace des contingents d’importation. Mais si l’on
géographique ; veut éviter que ces contingents ne créent
–rassembler des pays (ou des peuples) pour les importateurs des rentes gratuites
ayant atteint un niveau de développe- et discriminatoires qui aboutiraient inéluc-
ment économique comparable et consti- tablement et rapidement à une corruption
tués d’un tissu sociologique et politique généralisée, la seule solution appropriée
semblable. est de vendre les licences d’importation aux
enchères.
La libéralisation des échanges ne vaut
qu’à l’intérieur d’organisations régionales, Le principe général serait que dans chaque
dotées de marchés communs prenant place secteur de chaque organisation régionale,
dans des cadres politiques communs. un pourcentage donné de la consomma-
tion communautaire, par exemple 80 %
❯ Une protection contingentaire de chaque en moyenne, soit assuré par la production
organisation régionale communautaire.
Chaque organisation régionale doit pouvoir
mettre en place une protection raisonnable C’est là, en fait, au regard de la situation
vis-à-vis de l’extérieur pour éviter les distor- actuelle, une disposition fondamentale-
sions indues de concurrence et les effets ment libérale.
pervers des perturbations extérieures, et
pour rendre impossibles des spécialisations Un tel système n’aurait pas pour effet de
indésirables et inutilement génératrices de s’opposer au libre jeu d’une économie de
déséquilibres et de chômage, tout à fait marché communautaire, mais au contraire
contraires à la réalisation d’une situation de lui permettre de fonctionner correc-
d’efficacité maximale à l’échelle mondiale tement en la mettant à l’abri des effets
associée à une répartition internationale pervers d’un prétendu ordre mondial qui
des revenus communément acceptable. actuellement n’est en réalité que désordre
et anarchie.
Devant la nécessité incontournable de
protéger raisonnablement chaque écono- Il ne s’agirait en aucune façon d’isoler tota-
mie régionale contre les perversions d’un lement une communauté régionale de la
libre-échangisme illimité, le choix reste en concurrence extérieure par un protection-
tout cas entre deux solutions : nisme illimité. Il s’agit seulement de mettre
– ou bien une protection tarifaire avec des fin aux effets désastreux d’un libre-échan-
taxes compensant les effets pervers du gisme mondialiste sans limites et d’une libé-
libre-échangisme ; ration inconditionnelle des mouvements de
– ou bien une protection contingentaire capitaux qui, en l’absence d’institutions
avec des licences d’importation. appropriées, ne cessent de développer
leurs effets pervers.
Une protection tarifaire ne peut que se
heurter à des difficultés majeures. Les avan- Il s’agirait de réaliser une situation permet-
tages indus des productivités élevées ou tant de protéger, là où cela est nécessaire,
des bas salaires des pays tiers ou les avan- chaque communauté régionale tout en sau-
tages indus de change diffèrent de pays à vegardant les avantages du libre-échange

La mondialisation des échanges I 157


là où ils existent effectivement, et en per- Les négociations sur la libéralisation des
mettant à la concurrence internationale de échanges internationaux et celles sur le
s’exercer efficacement. fonctionnement du système monétaire
international forment en effet un tout
❯U
 n nouvel ordre international indissociable.
C’est une profonde erreur que de vou-
loir faire face aux difficultés actuelles en ❯ La lutte contre une spéculation déstabilisatrice
recherchant des compromis à réaliser dans On déclare tous les jours qu’il n’y a rien à
le cadre des objectifs généraux de I’OMC faire devant l’extraordinaire puissance des
et des procédures qui leur correspondent. marchés monétaires mondiaux. Mais ces
marchés ne sont manipulés que par de
Ce sont en effet les objectifs actuels petits groupes de golden boys qui, au sein
de I’OMC, à savoir essentiellement un des grandes banques, ont pour mission de
libre-échangisme mondial sans limites et réaliser des profits en spéculant contre les
sans considération de ses aspects moné- monnaies avec des moyens de paiement
taires, qu’il convient de modifier, et ce sont créés ex nihilo.
de plus les moyens techniques à mettre en
œuvre qu’il convient de modifier, à savoir Il est tout à fait faux de soutenir qu’on ne
la généralisation de taxes tarifaires de plus peut rien faire contre les mouvements irré-
en plus faibles et l’exclusion de protections sistibles de capitaux qu’ils déclenchent. En
quantitatives. réalité, il suffirait que les grandes nations
adoptent une législation interdisant aux
L’objectif général de l’institution nouvelle banques de spéculer pour leur propre
à créer fusionnant dans une même orga- compte, ce qui est parfaitement réalisable,
nisation I’OMC et le FMI devrait être la pour que les spéculations massives et dés-
constitution d’organisations économiques tabilisatrices deviennent impossibles.
régionales, fondées chacune sur un libre-
échange intra-communautaire, et se pro-
tégeant chacune raisonnablement par des Les conditions de notre avenir
contingents d’importation dans tous les
cas où des activités essentielles sont consi- Toute l’analyse qui précède montre que le
dérées comme devant être maintenues, et libre-échangisme mondial n’est en réalité
dans tous les cas où les perturbations exté- qu’une application inexacte d’une théorie
rieures compromettent un fonctionnement correcte, la théorie des coûts comparés.
efficace de l’économie communautaire.
Actuellement, la libéralisation totale des
❯ La réforme du système monétaire international échanges à l’échelle mondiale, objectif
Au regard du rôle essentiel joué par les taux affirmé de I’OMC, doit être considérée à
de change et de l’impact de leurs distor- la fois comme irréalisable et comme non
sions, une réforme essentielle sur le plan souhaitable.
international devrait reposer sur l’abandon
total du système des taux de change flot- On prétend aujourd’hui qu’on peut fonder
tants et son remplacement par un système un nouvel ordre mondial sur une totale libé-
de changes fixes, mais éventuellement ration des mouvements de marchandises, de
révisables. capitaux, et, à la limite, des personnes. On
soutient qu’un fonctionnement libre de tous
En fait, I’OMC et le FMI devraient être les marchés entraînerait nécessairement la
fusionnés en une même et unique orga- prospérité pour chaque pays et pour chaque
nisation. C’est là une urgente nécessité. groupe social dans un monde libéré de ses

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frontières économiques. A vrai dire, l’ordre de privilégiés. Mais les intérêts de ces groupes
nouveau qui nous est ainsi proposé n’est en ne sauraient s’identifier avec ceux de l’huma-
substance que « laissez-fairisme ». Il n’est que nité tout entière. Une mondialisation préci-
générateur d’instabilité, de chômage, et de pitée et anarchique ne peut qu’engendrer
multiples désordres. partout chômage, injustices, désordres et
instabilité, et elle ne peut que se révéler fina-
Au nom d’un pseudo-libéralisme et par la lement désavantageuse pour tous les peuples
multiplication des déréglementations, on ins- dans leur ensemble. Elle n’est ni inévitable, ni
talle peu à peu une espèce de chienlit mon- nécessaire, ni souhaitable.
dialiste « laissez-fairiste ». Mais c’est là oublier
que l’économie de marchés n’est qu’un ins- En dernière analyse, dans le cadre d’une
trument et qu’elle ne saurait être dissociée société libérale et humaniste, c’est l’homme
de son contexte institutionnel et politique. Il qui constitue l’objectif final et qui doit consti-
ne saurait être d’économie de marchés effi- tuer la préoccupation essentielle. C’est à cet
cace si elle ne prend pas place dans un cadre objectif que tout doit être subordonné.
institutionnel et politique approprié, et une
société libérale n’est pas et ne saurait être Les perversions du socialisme ont entraîné
une société anarchique. l’effondrement des sociétés de l’Est. Mais les
perversions « laissez-fairistes » d’un prétendu
La mondialisation de l’économie est certaine- libéralisme nous mènent à l’effondrement
ment très profitable pour quelques groupes des sociétés libérales2.

2. L e lecteur poura trouver toutes les justilications et tous les complérnents utiles de cet article dans mon ouvrage Combats
pour l'Europe, 1992-1994, Éditions Clément Juglar, 62, avenue de Suffren 75015 Paris (tél : 01 45 67 18 38), 1994. Voir tout
particulièrement les parties X et XI et l'épilogue, p. 331-462.
Voir également mes ouvrages : Erreurs et impasses de la construction européenne, Éditions Clément Juglar, 1992 ; L'Europe
face à son avenir. Que faire ?, Éditions Robert Laffont et Clément Juglar, 1991.

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