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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/sabix/2831
DOI : 10.4000/sabix.2831
ISSN : 2114-2130
Éditeur
Société des amis de la bibliothèque et de l’histoire de l’École polytechnique (SABIX)
Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2020
Pagination : 145-159
ISSN : 0989-30-59
Référence électronique
Maurice Allais, « La mondialisation des échanges, mythologies et réalité », Bulletin de la Sabix [En ligne],
66 | 2020, mis en ligne le 22 janvier 2021, consulté le 28 avril 2021. URL : http://
journals.openedition.org/sabix/2831 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sabix.2831
© SABIX
La mondialisation des échanges,
mythologies et réalité1
Maurice Allais*
* Maurice Allais est prix Nobel de Sciences économiques. [Ndlr : Cette phrase figure au début de l’article original].
1. Cet article a été d’abord publié dans l’ouvrage collectif Le Piège se referme : Jimmy Golsmith avait-il raison ?, Paris, Plon,
mai 2002, 234 pages.
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La crise du libre-échangisme L’économie mondiale tout entière repose
mondial et son contexte aujourd’hui sur de gigantesques pyramides
économique et politique général de dettes – dettes des États, dettes des
entreprises, dettes des particuliers – prenant
La crise du libre-échangisme mondial appui les unes sur les autres dans un équilibre
Destiné initialement à favoriser le développe- fragile.
ment de l’économie mondiale en évitant le
renouvellement des excès protectionnistes en Le système monétaire et financier mondial
chaîne qu’avait engendrés la grande dépres- qui repose sur la couverture fractionnaire
sion des années trente, le GATT s’est orienté des dépôts, sur la création de monnaie ex
progressivement, au cours d’accords succes- nihilo par les banques commerciales, et sur
sifs, vers un libre-échangisme mondial, un le financement d’investissements longs avec
monde sans frontières. des fonds empruntés à court terme, est fon-
damentalement malsain et potentiellement
L’orientation générale de l’Organisation instable.
mondiale du commerce, I’OMC, récemment
créée, se situe dans le prolongement de celle Le chômage atteint partout des niveaux
du GATT. insupportables.
Cette évolution a conduit partout à des dif- On ne saurait sous-estimer sans danger l’ins-
ficultés très sérieuses qui nous amènent à tabilité sous-jacente très profonde de l’éco-
réfléchir et à nous interroger. nomie mondiale. Elle repose actuellement sur
trois volcans : un endettement démesuré, un
système monétaire et financier fondamen-
La situation économique et politique talement malsain et instable, un chômage
générale excessif, et leur présent équilibre est éminem-
Tout d’abord, quelle est la situation écono- ment précaire.
mique et politique générale dans laquelle la
crise du libre-échangisme prend place ? Dans de nombreuses parties du monde,
une barbarie inhumaine et terrifiante nous
De toute évidence, la situation actuelle ramène aux pires heures de la Seconde
est dangereuse et inquiétante, et elle l’est Guerre mondiale.
d’autant plus qu’il est aujourd’hui très diffi-
cile, sinon impossible, de prévoir l’avenir. Le Partout l’existence de minorités actives, trop
monde – et tout particulièrement l’Europe – souvent opprimées et acculées à la révolte,
est entré dans une période de profondes tur- pose des questions angoissantes qu’il paraît
bulences, et on ne saurait porter un jugement difficile de maîtriser.
valable sur la mondialisation des échanges si
l’on n’en tient pas compte. À de nombreux points de vue enfin, le
monde, et tout particulièrement l’Occident,
Le monde connaît aujourd’hui une expansion paraît menacé d’une réelle désagrégation
démographique majeure et incontrôlée qui morale.
mène à des impossibilités et qui rend prati-
quement tous les problèmes insolubles. On ne saurait ainsi sous-estimer les dan-
gers de la situation actuelle et de ses impli-
Cette expansion démographique dominera cations potentielles au regard de Ia crise du
tout l’avenir prévisible. libre-échangisme.
Les fondements de la libéralisation des Mais les taux de change ne réalisent qu’une
échanges : la théorie des coûts comparés compensation moyenne des niveaux de prix,
Suivant la théorie des coûts comparés, et par et dans chaque pays les industries à produc-
rapport à une situation initiale d’autarcie, tivité relative plus élevée ou à salaires réels
l’équilibre de libre-échange qui s’établit se relativement plus bas sont relativement avan-
caractérise par une spécialisation de chaque tagées. C’est là, s’il y a équilibre, un effet
pays dans l’activité où il est relativement le essentiel et inévitable de tout libre-échange.
plus capable. C’est là d’ailleurs le fondement même de la
théorie des coûts comparés.
En général cette spécialisation a pour effet
d’augmenter les niveaux de vie moyens dans II résulte ainsi de la théorie des coûts compa-
chaque pays, et elle paraît ainsi avantageuse rés que dans toutes les activités où les salariés
pour chaque pays. sont relativement moins qualifiés, les pays
moins développés ont aux cours des changes
Dans chaque pays, et dans la mesure même un avantage relatif, et que dans l’équilibre
où par suite de la libéralisation des échanges qui s’établit l’abondance plus grande de ces
une industrie donnée voit son activité décli- salariés relativement moins qualifiés dans les
ner, une autre voit son activité s’accroître, pays moins développés entraîne dans les pays
autrement dit la spécialisation de chaque développés une baisse des rémunérations des
pays entraîne nécessairement l’abandon par- salariés relativement moins qualifiés et une
tiel ou total de certaines activités et le déve- hausse parallèle des rémunérations des sala-
loppement parallèle d’autres activités. riés relativement plus qualifiés.
Les cours des changes ont pour effet de faire Dans les pays développés il y a bien en géné-
glisser les échelles de prix nationales les unes ral une hausse moyenne des niveaux de vie,
par rapport aux autres, et ils s’établissent à mais la répartition des revenus qui s’établit
des niveaux qui permettent de réaliser à la pénalise relativement les salariés les moins
fois l’équilibre de chaque balance commer- qualifiés.
ciale et l’égalisation pour chaque pays, aux
cours des changes, des prix intérieurs et des Parallèlement, les activités à technologie plus
prix extérieurs des productions faisant l’objet avancée se trouvent relativement pénalisées
des échanges internationaux. dans les pays moins développés et le libre-
échange les conduit à se spécialiser dans les
Il résulte de là qu’en moyenne et à l’équilibre activités employant un travail relativement
les cours des changes ne font que refléter moins qualifié.
Mais dans le cas très simple de deux pays où Considérons en effet, et par exemple, le cas
un équilibre s’est établi avec une différence très simplifié de deux pays, l’un développé et
des charges salariales globales de 1 à 4, par l’autre moins développé. Supposons qu’initia-
exemple, au cours du change, différence lement le pays développé produise lui-même
égale à la différence moyenne des produc- avec des salariés relativement moins qualifiés
tivités, la délocalisation, partielle ou totale, des productions que le pays moins développé
d’une industrie du pays développé lui permet peut potentiellement et avec des techniques
d’assurer la même productivité que dans son comparables produire et exporter. Supposons
cadre national avec des charges salariales encore qu’au cours du change les salaires glo-
globales quatre fois moins élevées. Avec un baux horaires des salariés relativement moins
tel processus, une grande partie, ou même qualifiés du pays développé soient quatre fois
En fait, et quant aux exportations induites De telles affirmations sont totalement erro-
dans les pays développés par les importations nées. Ce que nous enseigne l’analyse écono-
des pays à bas salaires et à capacités tech- mique, c’est qu’il n’y a pas une situation d’ef-
nologiques, ce n’est pas la balance commer- ficacité maximale qui correspondrait à une
ciale qu’il faut considérer mais également et allocation optimale des ressources. II y en a
surtout la balance des emplois, qui, elle, est une infinité, et à chacune d’elles correspond
largement déficitaire. une certaine répartition des ressources et des
revenus.
En fait, le commerce international et les taux Une monnaie unique européenne ne saurait
de change correspondent à deux aspects actuellement constituer une solution.
Un pays dont les intérêts vitaux ne sont pas La spéculation gigantesque que l’on constate
institutionnellement garantis n’est plus en n’est possible que parce que l’on peut ache-
mesure de les défendre. ter sans payer et vendre sans détenir.
Une monnaie unique ne groupant que Le système des taux de change flottants,
quelques pays de l’Union européenne ne associé avec la création de monnaie ex nihilo
peut avoir que des inconvénients majeurs. par le système bancaire, entraîne des fluc-
tuations indues des taux de change, désas-
Une monnaie unique ne peut constituer que treuses pour tous les pays concernés.
le parachèvement final d’une réelle Union
politique fondée sur base démocratique et Dans son principe, la spéculation, arbitrage
sur des délégations de souveraineté bien déli- entre le présent et l’avenir, ne peut qu’être
mitées dans une Charte communautaire pré- très utile. Mais s’il est possible d’acheter sans
servant les intérêts fondamentaux de chaque payer, ou de vendre sans détenir, il en va tout
pays. autrement.
2. L e lecteur poura trouver toutes les justilications et tous les complérnents utiles de cet article dans mon ouvrage Combats
pour l'Europe, 1992-1994, Éditions Clément Juglar, 62, avenue de Suffren 75015 Paris (tél : 01 45 67 18 38), 1994. Voir tout
particulièrement les parties X et XI et l'épilogue, p. 331-462.
Voir également mes ouvrages : Erreurs et impasses de la construction européenne, Éditions Clément Juglar, 1992 ; L'Europe
face à son avenir. Que faire ?, Éditions Robert Laffont et Clément Juglar, 1991.