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OLIVIER GISCARD D'ESTAING

ANALYSE
D E L A MYSTIQUE ECONOMIQUE D E L'ISLAM
OU

L E PECHE D'INTERET

II

I l nous propose une autre structure économique, qui


apaise les consciences, les mettant en harmonie avec
la volonté de Dieu, et qui draine l'épargne vers les besoins
sociaux, dans un esprit d'entreprise, de partenariat et de profita-
bilité.
Car l'idéologie rejoint le réalisme. Si l'intérêt est maudit,
le profit est admis et l'on retrouve ainsi une motivation indispen-
sable pour susciter l'effort et l'esprit d'entreprise.
Reconnaissons d'emblée que le système est fondamentale-
ment différent dans son inspiration et dans ses mécanismes.
Les sceptiques diront : l'intérêt réapparaît sous un autre
nom, tout cela n'est qu'hypocrisie. Je ne le crois pas, et la
garantie que la loi de Dieu est appliquée tient à l'existence d'un
« conseil religieux » indépendant de tout pouvoir politique et
économique, appelé à juger sur la validité morale des décisions
économiques par rapport aux principes du Coran.
Pour les crédits privés, la règle consiste en ce que le prêt
donne lieu à un partage de bénéfices.
Pour les dépenses publiques, seul l'impôt, le zakat, permet
de fixer le montant que l'Etat peut engager et cela pour les
huit missions spécifiques et définies par le Coran.
Pour l'aide au développement du tiers monde, des structures
spécifiques sont mises en place.
LE PECHE D'INTERET 601

Les crédits privés


dans le système financier islamique

Le fondement du système financier islamique est l'accep-


tation du risque dans le placement des excédents de ressources.
Ainsi, l'établissement financier est le partenaire de l'entre-
preneur. Il risque son capital, alors que le gestionnaire risque
son activité professionnelle. Les bénéfices sont répartis entre eux.
Les banques islamiques ont développé les modèles de cette
participation financière suivant des règles très précises que nous
résumerons ci-dessous.
A l'heure actuelle, neuf banques islamiques sont en activité
dans six pays différents. L'une d'entre elles est la Banque Fayçal
d'Egypte, créée en 1977.
Leurs activités ont été limitées par la relative faiblesse de
leurs moyens financiers propres.
Mais, depuis juillet 1981, l'Islamic Investment Company
Limited, dont les activités ont été reprises par Dar al-Maal
al-Islami (D.M.I. ou la maison islamique de l'argent), vient lui
donner une tout autre dimension, par la qualité de son prési-
dent, de ses fondateurs, par l'importance de ses moyens, l'esprit
qui l'anime et l'ampleur de ses projets.
S.A.R. le prince Mohamed al-Fayçal, second fils de S.A. le
roi Fayçal d'Arabie, a mis en place, à Genève, une société de
financement, au capital de un milliard de dollars, et a associé
une quarantaine de fondateurs, dont la liste est impressionnante.
On y compte sept chefs d'Etat de pays islamiques et les plus
hauts dignitaires provenant de quatorze pays allant de la Malaisie
à la Guinée, en passant par Bahreïn, les Emirats arabes unis,
l'Egypte et l'Arabie Saoudite.
L a vice-présidence executive en est assurée par le docteur
Ibrahim Kamel.
U n conseil religieux et un conseil de surveillance veillent à
l'accomplissement de sa mission et au respect des règles cora-
niques.
L a D . M . I . opère des sociétés d'investissement islamique, de
solidarité islamique et de banque islamique.
Les dépôts affluent dans ces établissements dont les règles
de fonctionnement sont conformes à la conscience des musul-
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mans intègres qui, jusqu'ici, se refusaient à apporter leur épargne


aux banques traditionnelles. Or, il y a 800 millions de musulmans
dans le monde. Le montant des dépôts potentiels apparaît illi-
mité.
L a gestion de ces fonds — qu'il conviendra de rémunérer —
exige des moyens humains et techniques considérables. E n effet,
la D . M . I . ne pourra pas, comme les banques traditionnelles,
placer ses fonds à court terme ou en obligations classiques, mais
devra les affecter à des opérations commerciales rentables et à
des projets individualisés, eux aussi profitables.
Telle est l'obligation de la glorieuse Shari'a. Ainsi est né
le modèle de la Modaraba.
Celui qui bénéficie d'excédents de ressources est le Raal
al-Maal (propriétaire) et la personne à qui sont confiés les fonds,
en vue de leur gestion, est le Modareb (curateur).
Les financements offerts prennent l'une ou l'autre des cinq
formes ci-après :

— Financement de la participation (Moucharaka)

L'institution financière offre le financement ou les liquidités


monétaires ou bien les deux à la fois, pour un projet économi-
quement viable, soumis par un client solvable et sur la base du
partage des profits et des pertes.
Le client dépositaire définit la répartition de ses fonds sur
la durée d'investissement, qui peut être mensuelle ou trimestrielle.
Il définit également les niveaux de risque auquel il autorise le
Massraj à exposer ses fonds : minimum, moyen ou grand risque.

— Lefinancementdu travail (Modaraba)

Dans ce cas, l'institution financière devient le propriétaire


de l'affaire, fournissant la totalité des fonds, alors que le client
devient l'administrateur, fournissant uniquement l'expertise et
l'administration. Evidemment, cela est conclu pour une opération
économiquement viable et en participation avec un client jouis-
sant d'une bonne réputation et qui, en plus, a une expérience
solide ; le tout sur la base exclusive du partage des profits et
des pertes.
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— L e financement c o m m e r c i a l avec m a r g e s b é n é -
ficiaires (Morabaha)
L'institution financière achètera des matières premières, des
marchandises ou des équipements et les revendra au client avec
une « marge bénéficiaire convenue ». Cela se fait encore une fois
après avoir obtenu les assurances totales quant à la validité de
la transaction et à la solvabilité du client.

— L e f i n a n c e m e n t d e l o c a t i o n (Ijara)
Cela est une forme de location directe, permettant à l'insti-
tution financière d'acquérir des équipements ou des immeubles
et de les mettre à la disposition du client sur une base de location.

— Le financement d e l o c a t i o n - v e n t e (Ijara Wa-


Iktina)
Il s'agit ici de louer des équipements ou des immeubles au
client, sous forme de location directe. Le client s'engage à
déposer des fonds à tempérament dans un compte d'épargne dans
l'institution financière, ce pour une période déterminée, permet-
tant le réinvestissement du capital accumulé et des profits, pour
un éventuel achat par le client desdits équipements ou immeubles.
Les profits ainsi accumulés dans le compte d'épargne travaillent
en faveur du client, lui permettant de faire face aux coûts
de location, par opposition aux intérêts qui ne rapportent rien
au client dans certains systèmes contemporains.
E n plus des applications individuelles ou combinées des
systèmes cités plus haut, une institution financière islamique peut
décider d'accorder des prêts sans intérêts pour un sujet donné,
permettant aussi une part accrue du profit au bénéfice du client
et de l'institution financière participant à l'exploitation dudit
projet.
L a Banque islamique joue aussi le rôle de collecter al-Zakat
l'aumône prescrite par le Coran, dont l'obligation est l'un des
cinq piliers de l'islam, les autres étant la foi, la prière, le jeûne
et le hadj (pèlerinage à L a Mecque).
Cette aumône est collectée sur la base de 2,5 % des capitaux
privés et des gains réalisés. Ce pourcentage peut atteindre 5, 10
et même 20 % dans le cas de thésaurisation.
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Cette superimposition de la thésaurisation est intéressante.


Cette dernière empêche l'argent d'assumer son rôle de servir la
société et, en cela, elle est condamnable.
Les fonds de al-Zakat ont pour fonctions réelles de permet-
tre au pauvre de se suffire à lui-même, grâce à un revenu qui
le dispense de recourir à l'aide d'autrui. A u cas où les ressources
d'al-Zakat s'accroissent, les fonds peuvent servir à des projets
d'in vestissements.

Les finances publiques

Qui plus est l'obligation al-Zakat constitue une source


essentielle de revenu pour le Trésor. L'Etat se trouvant privé du
droit d'émettre des emprunts, se voit amené aux seules ressources
des impôts directs et indirects.
Si al-Zakat est prélevé sur les riches et rendu aux pauvres,
et si c'est une obligation imposée par Dieu, les impôts décidés
par l'Etat, dans la mesure où il en a besoin dans l'accomplis-
sement de ses missions bien définies, sont acquittés et dépensés
sous des formes légales précises.
U n juge célèbre en Egypte, Ezzedine ibn al-Salam, a bien
précisé au roi Qotouz, qui voulait créer de nouvelles taxes :
« Dans votre lutte, vous avez le droit d'imposer des taxes nou-
velles, à condition toutefois que le Trésor soit vide, et que vous
ayez vendu tout votre or et que chaque soldat n'ait qu'une
monture et des armes. »
Ces règles budgétaires rigoureuses, si elles étaient bien appli-
quées, empêcheraient tout risque d'inflation et forceraient les
gouvernements à mettre l'accent sur l'effort productif de tous
pour atteindre les résultats recherchés.
Nos maux résultent de l'ambiguïté entretenue entre le réali-
sable et le promis !

Le développement économique

De l'ensemble de ces règles découle un nouveau modèle de


développement économique, basé sur cette nouvelle relation entre
le capital et le travail.
OU L E P E C H E D'INTERET 605

Toute propriété étant à Dieu, l'homme n'étant qu'un usu-


fruitier temporaire, on est bien loin des systèmes capitaliste et
étatique où l'actionnaire ou l'Etat est propriétaire des entreprises
et des équipements.
Le système islamique est participatif puisque les risques
sont partagés, chacun apportant une contribution — de travail,
de gestion ou de financement — pour atteindre les objectifs de
la création et de la distribution des richesses.
Les pays islamiques vont donc se doter d'un système propre
et qui suppose la réalisation et la mise en œuvre d'une quantité
d'activités économiques traditionnelles et novatrices.
Depuis le bond en avant des recettes acquises par les pays
producteurs de pétrole, les moyens financiers sont venus donner
une nouvelle dimension à cette ambition religieuse et économique.
Il va s'y ajouter les immenses apports des petits épargnants. De
même que le Crédit agricole a réussi à mobiliser les ressources
des agriculteurs qui, auparavant, boudaient les banques tradition-
nelles, de même les croyants musulmans vont sortir de leur
réserve et apporter leurs économies à un système qui sera en
pleine harmonie avec leurs consciences et leurs croyances.
Dans les politiques de développement qui apparaissent déjà,
on trouve un rejet des grands projets industriels lourds qui n'ont
réussi socialement ni en Iran, ni en Algérie, et une préférence
pour les projets moyens ou petits qui grandiront avec les besoins,
les compétences et les autofinancements possibles. Le très grand
nombre de ces projets à réaliser exige une mobilisation des
études, des financements et de la formation des gestionnaires qui
les mettront en œuvre.
L a philosophie de base de ce développement est de le faire
reposer sur l'effort local d'épargne, d'initiative et de gestion.
Il y a là une grande originalité dans le modèle islamique qui
va essaimer rapidement, en mettant près des citoyens des outils
de financement appropriés, tout en développant à leur intention
les principes qu'ils devront appliquer, par les modèles de finan-
cement qui leur seront proposés.
L'épargne individuelle existe à l'état latent, même à un
niveau relativement faible de ressources. C'est elle qui sera à la
base du développement, encouragée par un esprit collectif et
religieux puissant et des moyens initiaux qui accéléreront les
processus de décollage.
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Le rôle de l'Occident

Quel rôle peut jouer l'Occident dans cette évolution ?


Il est considérable. Il est souhaitable. Il sera acceptable s'il
respecte tous les principes édictés par le Coran.
Ce rôle sera celui d'apporteur de technologies, d'expérien-
ces, d'organisation.
Certes, l'Orient a été, dans certains domaines scientifiques,
en avance sur l'Occident. Actuellement, les moyens dont l'Occi-
dent s'est doté, au cours des cinquante dernières années, appor-
tent des possibilités considérables d'application.
Dans une telle action, resteront toujours suspectes : la
volonté de domination, la recherche de bénéfices excessifs, la
contagion de civilisation, avec les rejets inévitables que cela
comporte.
L'Occident doit également accueillir sur son territoire les
établissements islamiques appliquant ces principes. Sa législation,
sa réglementation doit en tenir compte. Pour une double raison :
la réciprocité, le service à rendre.
Réciprocité puisque les pays de l'islam ont accueilli les
banques occidentales, malgré leur inadaptation à leurs croyances.
11 serait choquant de leur refuser ce qu'ils nous ont accordé.
Service à rendre, surtout aux nombreux musulmans habitant
l'Europe. Ne dit-on pas que l'islam est la seconde religion prati-
quée en France ? Il serait nécessaire de mettre à leur disposition
les établissements correspondant à leur civilisation.
Ces deux mondes, dont les histoires ont été faites de luttes,
de conquêtes, d'impressions successives de supériorité, de conflits
religieux et politiques, de difficultés de compréhension mutuelle
et de communication, peuvent aborder une nouvelle phase de
l'histoire des civilisations. Celle qui reléguera à leurs niveaux
techniques la recherche commune d'objectifs économiques, mais
qui respectera pour chacun de ces mondes son échelle de valeurs,
avec l'espoir et la volonté que, sur chacun de ces continents, ce
soit la volonté de Dieu qui s'accomplisse.

OLIVIER GISCARD D'ESTAING

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