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Ce livre porte sur l’histoire présente. Sur le passé et sur notre actualité,
parce que, comme l’écrit Koselleck, si les événements sont singuliers, « ils
sont néanmoins conçus ou contenus dans des prémisses [Vorgaben]
répétitives, sans jamais être identiques à elles 1 ». Depuis Pierre le Grand
aux débuts du XVIIIe siècle, l’empire a réagi par la force à la moindre
ébauche nationaliste ukrainienne ; sous le régime soviétique, toute tentative
d’augmenter la marge de manœuvre de Kyiv, sans parler de velléités
nationalistes, fussent-elles communistes, fut accueillie par la violence
individuelle et la terreur de masse ; dans la Russie gouvernée par l’extrême
droite, c’est la guerre ouverte. Ce sont des événements singuliers, datés et
différents par leur forme et en partie par leur contenu.
Et pourtant, ils ne sont pas absolument nouveaux. Ils sont « contenus »
dans des structures pour le moment récurrentes : les territoires ukrainiens
sont vastes – deuxième plus grand pays d’Europe après la Russie si l’on y
inclut cette dernière –, population nombreuse, situation délicate – longue
frontière avec la Russie d’un côté et limitrophe de la Pologne catholique de
l’autre côté, sensible depuis le Moyen Âge aux vents religieux, culturels et
politiques venus de l’Occident européen… Structures aussi partiellement
changeantes : pensons à la population ethniquement russe qui, au gré de
transformations économiques ou décisions politiques, s’installe en Ukraine
depuis plus de deux siècles. Voilà donc un ensemble de facteurs structurels
anciens qui ont de quoi préoccuper sérieusement les « frères aînés »
lorsqu’ils voient leurs cadets s’engager dans une autre voie. Une inquiétude
qui, en dépit des actuelles affirmations officielles de la Russie, est vécue
plus comme une menace démocratique à l’ordre politique domestique qu’à
la sécurité nationale russe sur le plan international.
Les réactions russes, je l’ai dit, n’ont pas toujours été identiques : il y a
eu à chaque fois une innovation et cela est inéluctable. En d’autres mots, les
structures répétitives suscitent et limitent à la fois la nouveauté. Mais dans
quelle mesure ? À l’historien revient la tâche d’élucider les proportions
dans lesquelles s’entremêlent les sédiments structurels qui opèrent encore et
les innovations, de retrouver l’historicité sans rien céder à l’essentialisme et
à la téléologie. Or, cette tâche est en fait une interrogation inévitablement
réitérable devant chaque nouvel événement puisque les acteurs de celui-ci,
dans notre cas ceux qui ont déclenché la guerre, ont toujours et malgré tout
la possibilité d’intervenir sur l’héritage.
J’ajoute deux précisions sur l’objet du livre et sur ses limites. S’agissant
de comprendre la déraison du Kremlin, ses attentes et ambitions, le texte se
veut une contribution portant sur les manières dont, dans l’histoire sociale
et politique, le passé intervient dans le présent et, inversement, sur la façon
dont le présent dévoile des significations restées en suspens dans des
expériences du passé. Mais nous sommes aussi devant une guerre, une
situation, réunissant au moins deux acteurs. Dès lors, et même s’il est clair
qu’il y a un agresseur et une victime, le tissu de l’affrontement se compose
de tant de fils qu’il serait illusoire de penser que les chapitres qui suivent
puissent rendre compte de tout ce qui a joué et joue encore dans les deux
pays.
L’écriture de ce livre possède aussi sa propre chronologie qu’il faut
prendre en compte, car l’événement à la compréhension duquel il essaye de
contribuer, la guerre, est en cours à l’heure où j’écris ces lignes. La
première version fut rédigée en décembre 2021, sous la forme d’un essai sur
la généalogie du pouvoir politique russe du début du tsarisme, au
e
XVI siècle, à nos jours. L’histoire russe est généralement abordée sous
Le terme russe Gossoudar était le plus largement utilisé parmi les titres
du tsar. Il signifiait « Maître ». Le terme Gossoudarstvo signifie
littéralement « le Domaine du Maître ». C’est le mot par lequel la langue
russe désigne ce que nous appelons « État » 1.
La partie de la société russe qui, depuis le début de la guerre, s’oppose à
la déraison, répète inlassablement deux mots, de plus en plus fort et dans les
manifestations publiques : bessilie (sans force, impuissance) et bezumie
(sans esprit, folie), deux sensations qui se traduisent par des questions.
Comment ont-ils osé faire l’impensable ? Que nous est-il arrivé pour que
nous ne puissions l’éviter ? La partie de la société russe qui s’interroge de la
sorte ne dissocie pas la politique étrangère et la politique intérieure : elle
sait par expérience que la première est indissociable de la seconde.
Vladimir Poutine lui-même a expliqué la relation entre le type de pouvoir
politique, y compris le sien, et la guerre :
Comme le disent les juristes, les aveux d’une des parties nous
exemptent d’apporter la preuve. Comment en est-on arrivé là ? Où veulent
aller ceux qui ont déclenché cette invasion, transformée en guerre par
l’échec de leur Blitzkrieg (guerre éclair) ? Ce sont les deux questions que
nos sociétés se posent. Si la première question porte sur la géopolitique, sur
les relations entre la Russie, l’Ukraine et l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (Otan), la seconde, portant sur la politique intérieure, lui
est intrinsèquement liée. Cependant, une partie de notre société ne réfléchit
pas à la politique intérieure du régime russe et se laisse aller à l’idée que les
relations internationales sont le seul critère pour comprendre la guerre de
Poutine.
Je comprends et partage les réflexions qui, tout en condamnant sans
réserve l’invasion de l’Ukraine, soulignent également la responsabilité de
l’Otan et, derrière elle, des États-Unis. Les gouvernements nord-américains
des années 1990 et du début des années 2000 ont compris l’effondrement de
l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) comme un
affaiblissement définitif de son noyau : la Russie. En conséquence, ils ont
traité le pays comme un partenaire de second rang. Face à la
désorganisation des structures de gouvernance russes et au désastre
économique légué par l’URSS, aggravé par une accumulation primitive
brutale du capital entre les mains des anciennes élites communistes et des
nouveaux riches, les États-Unis se sont appuyés sur leur propre puissance
économique et militaire pour étendre leur influence sur les pays voisins – en
réponse également aux aspirations des sociétés de ces pays. Ils ont ainsi
réussi à établir des bases militaires à quelques kilomètres seulement de la
frontière russe. C’est le contraire de ce qui s’est passé en 1962 – la crise
générée par les missiles que l’URSS avait installés à Cuba et qu’elle a dû
retirer face à l’ultimatum américain – mais avec une différence : la Russie
des années 1990 était trop faible pour exiger quoi que ce soit des États-
Unis.
À la veille de l’invasion, les États-Unis ont rejeté l’ultimatum de la
Russie exigeant le refus par l’Otan d’intégrer l’Ukraine. Ils ont simplement
dit que l’adhésion n’était pas à l’ordre du jour. Poutine ne les a pas crus.
Mais y a-t-il une raison, dans l’autre sens, d’avoir confiance en Poutine ? Le
17 février, moins d’une semaine avant l’invasion, alors que l’Ukraine était
déjà encerclée par l’armée russe, Sergueï Lavrov, le ministre russe des
Affaires étrangères, a déclaré à la presse russe et internationale que la
Russie ne menaçait personne et n’avait pas l’intention d’attaquer l’Ukraine
comme le prétendaient les pays occidentaux. Empruntant un mot que
Léonid Brejnev utilisait beaucoup, il a déclaré que cette version relevait de
l’« hystérie 3 ». Il ne s’agissait probablement pas d’un mensonge, Poutine
pouvant très bien n’avoir pas mis son ministre dans le secret : la version qui
circule dans les cercles politiques de Moscou est que le président a pris la
décision d’envahir dans la solitude. En tout cas, il faut se souvenir que
Jacques Chirac, qui s’y connaissait en politique, avait l’habitude de dire
qu’en politique les promesses n’engagent que celui qui y croit, pas leur
auteur.
Pourquoi est-il possible de se méfier des deux côtés ? Concernant la
Russie, le paragraphe précédent est explicite. Mais l’histoire de la politique
étrangère des États-Unis invite aussi fortement à écouter avec le plus grand
scepticisme ses « bonnes intentions ». Parce que Hiroshima et Nagasaki ont
existé quand, selon la situation militaire, le bombardement n’était pas
indispensable ; parce que pour le renversement de Salvador Allende au
Chili, le feu est passé au vert dans les bureaux du Département d’État ; et
aussi parce que les armes recherchées en Irak n’ont jamais existé, mais ont
été inventées entre Washington et Londres pour attaquer. La liste est longue
et bien connue.
Néanmoins, penser que la politique de l’Otan et des États-Unis est la
seule responsable de cette guerre revient à penser que la Russie est un pays
qui n’a aucune conscience de son passé impérial. C’est ignorer les propos
4
du président Poutine : « La Russie était et sera une grande puissance . »
C’est réduire la Russie à un modeste pays sans ambitions. C’est imaginer
qu’elle manque de forces politiques, sociales et militaires qui comme hier et
avant-hier, aspirent aujourd’hui à voir leur pays jouer un rôle de premier
plan dans le monde. Ceux qui attribuent la seule responsabilité de l’invasion
à la politique de l’Otan oublient que ce qui, au XVe siècle, était une
principauté de Moscou aux confins de l’Europe, insignifiante dans les
affaires sérieuses du continent, est aujourd’hui une puissance
incontournable lorsqu’un problème politique ou militaire sérieux se pose, et
pas seulement en Europe. Pensons, par exemple, à son implication dans le
sauvetage du dictateur syrien. Cependant, il n’est pas si difficile de
comprendre qu’il s’agit d’un conflit entre deux puissances ayant le même
but et un seul trophée : le monde.
De l’histoire de la Russie et de sa surface imposante est né un pouvoir
politique qui n’a jamais cessé d’être despotique, à l’exception de la brève
période du règne de Mikhaïl Gorbatchev. Mais un puissant sentiment
nationaliste et chauvin a également émergé, incarné dans un état d’esprit,
dans des organisations et des pratiques de pouvoir. Tous ces éléments sont
antérieurs non seulement à l’Otan mais aussi à la naissance des États-Unis
en tant que pays. Les prétentions du Kremlin à un rôle prépondérant dans le
monde n’ont pas été la réponse à l’expansion de l’Otan, elles l’ont
précédée. Aujourd’hui, les dirigeants russes ont décidé que le pays était
assez fort pour les réaliser. Jusqu’où ces prétentions vont-elles ? C’est l’une
des questions auxquelles ce livre tente de répondre, sur la base des discours
signés par les plus hauts dirigeants de la Russie.
Revenons aux questions qui ont ouvert cette introduction : comment en
sommes-nous arrivés là ? Et maintenant, où veulent aller ceux qui ont
déclenché cette invasion, transformée en guerre par l’échec de leur
Blitzkrieg ? Au fil des jours, de nouvelles questions émergent. Ce qu’elles
ont toutes en commun, qu’elles soient posées en Russie ou dans nos pays,
c’est la référence au passé et à l’avenir.
Quel est le passé qui a engendré cette guerre ? Quels sont les objectifs
de l’envahisseur ? Quel monde veut-il nous offrir ? Dans les chapitres qui
suivent, j’y répondrai en me fondant, pour le passé, sur les sédiments qui
agissent encore et, pour le présent, sur ce que les textes de Poutine, ses
conseillers et ses hauts fonctionnaires ont à dire.
Le type spécifique de pouvoir politique russe est un sujet qui m’a
captivé dès mes premières rencontres avec l’histoire russe. Ces dernières
années, est apparu un élément qui a encore stimulé cet intérêt. Je fais
référence au recours à l’histoire, parfois très ancienne, qui apparaît de
manière obsessionnelle dans les discours de Poutine et de ses proches, et a
servi de fondement à leurs ambitions territoriales actuelles et à leur
croyance en leur droit d’exercer la mission universelle qu’ils revendiquent
et considèrent comme légitime. Il s’agit de références à l’histoire destinées
à soutenir des actions politiques et militaires. En d’autres termes, si l’on lit
attentivement les sources russes, on trouve dans leurs propres mots et dans
la trame de leurs arguments la réponse aux questions sur le passé et l’avenir
formulées au début de cette introduction.
Nous allons donc examiner les déclarations officielles ou autorisées de
la Russie de ces dernières années et pénétrer à travers elles dans ce passé
russe que leurs auteurs invoquent pour justifier leurs actions actuelles. C’est
une invitation à plonger dans le passé présent : les stratèges de Moscou
déclarent explicitement qu’en fait, dans les événements actuels, « il ne
s’agit pas de l’Ukraine » et que « l’Otan n’est pas une menace
immédiate » 5. Ils nous avertissent donc que ce n’est pas le conjoncturel qui
doit être pris en compte si l’on veut comprendre la décision de déclencher
la guerre et où ils veulent mener le monde. Autrement dit, l’Ukraine est un
dommage collatéral. Une question se pose alors inévitablement : quelle est
la raison de cette déraison ?
Aller au-delà du conjoncturel signifie que pour les dirigeants russes, le
recours permanent à l’histoire, la croyance en la continuité millénaire de
cette histoire et la proclamation récurrente de leur fidélité à celle-ci ne sont
pas de simples fioritures rhétoriques, mais une construction sur laquelle se
fondent leurs actions et objectifs actuels. Cette construction nous oblige à
inclure le passé russe dans la réflexion afin de trouver des réponses à la
question actuelle de la raison de la déraison. Ce livre est donc un livre
d’histoire au présent, même si on pourrait ajouter que toute histoire est
histoire présente. Un présent fait d’un passé qui ne se retire pas totalement
de la scène et de nouveautés historiques. Un présent où les principaux
acteurs jouent avec notre avenir.
Dans l’appel constant des dirigeants de la Russie, et en particulier de
Poutine, à l’histoire, il y a une expression omniprésente : « État russe ».
Chaque référence au passé conduit à cette formule. Toute l’argumentation
est subordonnée à la démonstration de la continuité de l’« État russe » du
e
X siècle à nos jours et de la fidélité personnelle du président à cette
tradition. Selon Poutine, ce qui est en jeu dans le présent et plus encore dans
l’avenir, c’est le destin, la mission de l’État russe dans le monde.
Naturellement, cette fidélité est globale. C’est une question de loyauté à la
fois envers la politique étrangère de la Russie, envers ses relations avec le
reste du monde et, à l’intérieur de ses frontières, envers la relation
traditionnelle du pouvoir politique russe avec la population.
Sur le plan extérieur, le projet actuel des dirigeants russes est sans aucun
doute une nouveauté historique, car jamais auparavant la Russie n’a cherché
à remplacer le rôle hégémonique de l’Occident dans la conduite du monde.
Sur le plan intérieur, en revanche, la répétition l’emporte confortablement
sur la nouveauté. Dans son effort pour convaincre la société russe de sa
fidélité à l’histoire du pouvoir politique russe, le président n’hésite pas à
s’exprimer en reprenant les mots et le langage associés dans la mémoire
collective russe aux périodes les plus tragiques, celles durant lesquelles la
population a dû se taire. Pour Poutine, cette fidélité au passé est un devoir
dont il a pris conscience : « Notre devoir est […] d’aller de l’avant, en
assurant la continuité de notre histoire millénaire 6. » « Nous avons pris
conscience de la continuité et de l’indivisibilité du parcours millénaire de
notre Patrie 7. » Pour ne pas remonter trop loin dans le temps, je me limiterai
e
à deux exemples de cette continuité à travers des moments du XX siècle. Se
référant à cette large partie de la population russe – des vétérans de
l’invasion de l’Afghanistan aux lauréats du prix Nobel, en passant par des
étudiants, des journalistes, des écrivains, des enseignants et bien d’autres –
qui s’oppose à la guerre, le président a prononcé les mots suivants : « Le
peuple russe sait toujours distinguer les vrais patriotes de la racaille et des
traîtres, et il les crachera tout simplement comme un moucheron qui se
8
serait retrouvé dans sa bouche . »
Le 26 février 1947, à la veille d’une nouvelle campagne de répression,
Staline commente une scène du film Ivan le Terrible du génial Sergueï
Eisenstein : « Il est très bon pour attraper les mouches […] mais il attrape
les mouches avec ses mains ! Ces détails doivent être montrés. Ils révèlent
l’essence d’une personne 9. » Pour Staline, les purges remplissent une
10
tâche : « Le parti se forge par l’autopurification . »
Poutine déclare quant à lui : « Je suis convaincu que cette
autopurification [cracher le moucheron] naturelle et nécessaire de la société
11
ne fera que renforcer notre pays . »
Le même langage, la même conception de l’être humain : des insectes.
Les mêmes moyens, mais Staline ne visait dans ses paroles que le parti,
bien qu’en pratique il soit allé beaucoup plus loin. Avec des mots
identiques, Poutine menace d’anéantir tous ceux qui ne sont pas d’accord
avec lui. Fidélité à l’histoire d’un pouvoir qui ne cesse de se battre contre
son propre peuple.
Quiconque entend ou lit la défense passionnée de l’État par Poutine
pense spontanément à cette institution juridicopolitique aux caractéristiques
très précises que nous appelons l’État. Mais le mot « État » a-t-il la même
signification pour nous que pour Poutine ? Comme nous l’avons déjà dit,
depuis ses origines, en russe, le mot « État » (Gossoudarstvo) signifie
littéralement « Domaine du Maître ». Et, comme nous le verrons, c’est
précisément à cause de cette signification que les soldats au front, les
ouvriers et les paysans dans leurs soviets locaux, en pleine révolution de
février 1917 – celle qui a renversé le tsarisme et que les dirigeants russes
actuels abhorrent –, ont refusé de lui prêter allégeance. Parce que les mots
ont leur importance, et ces soldats, ouvriers et paysans savaient par
expérience existentielle que « le mauvais usage de la langue dans le simple
bavardage, dans les slogans de la phraséologie, nous fait perdre la relation
12
authentique aux choses ». Ils ont exigé de rétablir l’authenticité et
d’appeler les choses par leur nom. Un pain, c’est un pain, et le
Gossoudarstvo, c’est le Domaine du Maître.
Comme il est habituel dans toute recherche, j’écris ces premières lignes
après avoir terminé l’écriture du livre. Cependant, je viens de découvrir un
article tout récent d’un leader politique de l’opposition russe, aujourd’hui en
prison, intitulé « La raison pour laquelle cela est devenu possible. Requiem
pour l’État russe ». On y lit ces lignes :
« L’ÉTAT » RUSSE
CHAPITRE I
Ce n’est que depuis la fin des Lumières que l’État lui-même est
devenu une personne d’une certaine manière réelle, que sa
construction juridique ou la métaphore du corps sont prises au mot,
que Staat, en tant que concept, s’élève pour devenir un sujet
12
d’action autonome .
Le problème est donc que la structure nouvelle pour laquelle on avait forgé
le concept « État » n’avait pas existé auparavant. Qu’importe ! Puisque le
présent semble être le résultat du passé, on a cru pouvoir l’interpréter
comme le seul résultat possible. Ainsi armés avec une vision téléologique
de l’histoire, les historiens ont commencé à étudier la genèse de l’État en
alignant certains éléments du passé pour en faire ses germes en délaissant
les autres. Il fallait consolider l’État libéral en lui trouvant les racines les
plus temporellement profondes.
Or, en Russie, le concept « État », confronté aux sources de la période
e e
antérieure à la fin du XVIII -début du XIX , se révèle illégitime. Le concept –
pas le mot – est absent dans la langue russe de l’époque et il n’est pas non
plus traduisible à cette langue. Il est incompatible avec l’organisation
juridico-politique de l’autocratie, ses formes de domination, les objectifs de
la résistance populaire contre le servage et une stratification juridique par
ordres de la population jusqu’à 1917. Ensuite, à partir de la seconde moitié
e
du XIX , soit quand le paradigme étatiste présidait déjà les recherches
académiques, la structure politique et sociale de l’empire ne correspondait
pas non plus à celle dont le concept constitue l’indice. En tant que concept
analytique il pédalait doublement dans le vide : à l’égard du passé et du
présent. Depuis, le concept est devenu un écran qui occulte la structure
factuelle pour la remplacer par une spéculation métahistorique. De même
que le latin status et ses versions vernaculaires, le russe Gossoudarstvo
n’embrassait pas l’ensemble des expériences politiques et sociales réunies
dans le concept moderne. À désigner comme « État » un ordre étranger à
celui synthétisé par le concept, celui-ci perd son sens et nous perdons le
sens du langage des sources. L’impasse sur laquelle débouche le paradigme
étatiste est insurmontable 8.
Cependant, dans la mesure où les prémisses du paradigme sont
théoriques, son emprise sur l’historiographie ne se limite pas au cas russe.
L’emploi récurrent du concept « État » pour étudier toutes les époques y
compris les plus reculées et, en même temps, la rareté, voire l’absence de
conscience critique sur son appartenance à la modernité tardive européenne,
lui ont spontanément conféré un statut pratiquement métahistorique de
neutralité et d’extraterritorialité dans la recherche et dans l’interprétation du
passé 9. Dans la pensée allemande, dont on sait quelle fut l’énorme influence
sur les historiens russes partis depuis le milieu du XIXe siècle à la recherche
e
de l’État dans la Moscovie du XVI siècle, la formule « moderne Staat »
apparaît entre 1830 et 1840, et se réfère avant tout à l’État constitutionnel 10.
Aujourd’hui, le paradigme a fini par faire écran à son contexte original en
occultant que son concept « État » (ou « État moderne ») est historiquement
et théoriquement daté, tributaire d’une réalité politique nouvelle, celle de la
première moitié du XIXe siècle en Europe occidentale 11.
Cette façon d’aborder l’histoire se traduit par un usage irréfléchi du
concept « État » 12 et parfois par le refus explicite de penser l’outillage
conceptuel employé. Mais surtout, elle érige l’anachronisme naïf en modèle
et fait de la téléologie sa vision de l’histoire. Pourtant, dans des pages
magnifiques et pionnières, Edgar Quinet l’avait compris très tôt, en 1857 :
Le passé national a intéressé davantage à mesure qu’on a cru y voir
le germe d’un nouvel État libre. [Les historiens] ont conçu leur
système historique sous la royauté constitutionnelle ou pendant les
courtes années de la république. À quelque point de vue qu’ils se
soient placés, ils ont reflété dans leurs ouvrages l’ordre politique
sous lequel ils vivaient. Convaincus que le régime de l’omnipotence
parlementaire était la consommation de l’histoire de France, ils ont
expliqué les temps antérieurs comme une préparation à cette ère
nouvelle. « Croyant, ainsi qu’ils le déclarent, avoir sous leurs yeux
la fin providentielle du travail des siècles écoulés 13 », tout dans le
passé leur a semblé graviter vers ce présent qu’ils jugeaient
indéfectible. C’était le fil avec lequel ils traversaient le Moyen Âge
et les temps modernes. Point de difficultés qu’ils n’aient expliquées
ou éclairées par cette conclusion ! […] La méthode […] appliquée à
notre histoire [est celle] que les Pères de l’Église et les scolastiques
ont appliquée à l’histoire du peuple hébreu […] considérée comme
une préparation à la venue du Messie. Les événements n’ont leur
vrai sens qu’à la condition que cette attente soit remplie […].
Imitant ce système, [on a] traité l’histoire de France comme une
histoire sacrée, qui trouve son interprétation finale dans l’ère
politique inaugurée avec le régime constitutionnel du dix-neuvième
siècle 14.
Staline :
« Nous ne pouvons pas jeter l’histoire »
Il est remarquable qu’à plusieurs reprises, Koselleck ait mis l’histoire
conceptuelle au service de l’analyse de sa propre contemporanéité. À une
date très significative (2001), il écarte d’un revers de la main la fin de
l’histoire : « Et quoi qu’il advienne de l’État au XXIe siècle ou de ce qui
prenne sa place 14… » Il maintient, comme pour les époques antérieures, la
possibilité d’identifier à la fois la nouveauté et l’invariabilité. Dans ce qui
allait malheureusement être son dernier texte, la prise de position est claire
et définitive :
Votre tsar s’est avéré indécis, comme Hamlet. Tout le monde lui dit
quoi faire, mais il ne prend pas de décisions lui-même… Le tsar
Ivan était un grand et sage dirigeant, et si on le compare avec
Louis XI (avez-vous lu sur Louis XI, celui qui a préparé
l’absolutisme pour Louis XIV ?), alors Ivan le Terrible par rapport à
Louis est au dixième ciel. La sagesse d’Ivan le Terrible consistait à
se tenir dans un point de vue national et ne laissait pas entrer
d’étrangers dans son pays, protégeant le pays de la pénétration de
l’influence étrangère […]. Ivan le Terrible était très cruel. Vous
pouvez montrer qu’il était cruel, mais vous devez montrer pourquoi
il est nécessaire d’être cruel.
La construction de la fable :
eurocentrisme,
évolutionnisme, téléologie
Un État moderne ?
L’école juridique russe du XIXe siècle que l’on vient d’examiner et une
partie considérable de l’historiographie actuelle conçoivent le règne de
Pierre le Grand (1682-1725) comme un partage des eaux. La thèse « Pierre
est le fondateur de l’État moderne russe » s’est imposée dans
l’historiographie au-delà des études sur la Russie, accompagnée par
l’affirmation selon laquelle il aurait été le premier monarque à proclamer
l’idée d’un État impersonnel en Europe 2. Cette vision implique une
interprétation globale des siècles suivants, y compris le début du nôtre, qui
fait de ce monarque et de son œuvre les acteurs de la contemporanéité
russe, comme l’attestent les interventions de Poutine lors des
commémorations récentes de l’anniversaire de la naissance du premier
empereur russe. Mais il faut alors affiner le propos : en quoi consiste
l’actualité de Pierre le Grand ?
Les paragraphes suivants sont nécessaires car ils ne se réfèrent pas à un
passé déjà révolu, mais à des sédiments qui ont été, avec des changements,
constamment réactualisés dans l’histoire moderne de la Russie jusqu’à
aujourd’hui.
Retournons aux sources.
Privatisation de la couronne
Comme Klioutchevski l’a déjà noté, la décision de Pierre le Grand est
dans la lignée de la conception traditionnelle de la relation entre le Maître et
son territoire : la transmission de la couronne selon sa volonté
personnelle 11. Pierre agit dans le sillage de la tradition et la renforce en
toute conscience 12. Ainsi, Simon Dixon a pu conclure que le statut de
succession de 1722 « montre que le tsar regardait encore cet État comme sa
propriété dont il disposait comme il l’entendait et comme il avait disposé
d’Aleksei. Il n’aurait guère pu y avoir de contraste plus net avec la “loi
fondamentale” qui prétendait garantir la succession dans de nombreux États
occidentaux 13 ».
Rappelons qu’en France, la couronne était inaliénable : elle n’était pas
héréditaire et, au XVe siècle, lorsque Charles VI voulut priver le dauphin de
ses droits à la couronne, les juristes lui répondirent avec le principe
statutaire selon lequel la couronne n’est pas un patrimoine héréditaire dont
le roi puisse disposer, mais est dévolue selon un statut intéressant l’ordre
public. « Le dauphin n’hérite pas du roi, il a dès sa naissance un droit
inaliénable 14. » Cette « dévolution statutaire » que des historiens ont
récemment appelée « loi fondamentale des lois fondamentales » était une
pièce juridique patiemment construite à partir de plusieurs sources, parmi
lesquelles la loi divine fondant la légitimité dynastique – mais non celle de
chaque roi – sur le saint chrême, le droit féodal qui lui a fourni la règle de la
primogéniture, la coutume impliquant une succession automatique sur
laquelle le prédécesseur n’a aucune action légitime, et la mystique –
conception non juridique – du sang se référant au fondateur de la
dynastie 15. En même temps, l’assimilation du monarque au père de famille
pouvait produire deux effets politiques diamétralement opposés selon le
contexte historique, ce que l’on oublie souvent quand on met côte à côte des
discours similaires pour conclure à une similitude de situations. La fiction
du roi – père de famille évoqué encore par Diderot dans l’Encyclopédie –
était contemporaine de la politique conçue comme une sphère immanente et
autonome. La possibilité accordée par Pierre le Grand au propriétaire de
choisir le fils qui serait son héritier s’écarte de ce qui relevait en Occident
du droit féodal, la primogéniture, en direction d’une privatisation dont la
source romaine est connue 16. Mais si le poids du droit féodal sur les lois
fondamentales en France tendait à assurer la continuité de la fiction
politique, construisant peu à peu l’abstraction politique du pouvoir, le
transfert au tsar du droit du père à choisir l’héritier de son Domaine
imposait au contraire la marque de la personnalisation du pouvoir
autocratique, d’autant plus que l’empereur russe n’est même plus tenu de
choisir son héritier parmi ses descendants 17.
À contrecourant de la thèse dominante présentant un Pierre le Grand
introduisant la modernité politique en Russie, son règne nous semble élargir
substantiellement l’écart historique avec le sort du politique en Italie, en
France ou en Angleterre. Tandis que Pierre le Grand identifiait le
gouvernement impérial à celui du père de famille et la prudence dans
l’administration du Domaine familial à celle de la gestion de la couronne,
un siècle avant lui, les auteurs italiens de traités sur la raison d’État avaient
théorisé la différence entre la prudence aristotélicienne, propre à tout
homme ou au gouvernement des familles et des choses domestiques, et la
prudence du prince qui était celle des prérogatives politiques lui permettant
d’assurer la conservation du gouvernement de la cité : ils mirent en avant
l’autonomie des codes politiques d’intervention. « La conservation politique
est donc indissociable pour ces auteurs d’une forme de séparation
maintenant les institutions et l’agir politique à distance des autres sphères
de l’activité individuelle et sociale 18. » Ce fut « une rupture violente avec
les données de la politique d’Aristote. […] ces écrits posent les fondements
19
d’un nouveau mode de pensée et d’action politique ».
Soyons explicites : il ne s’agissait pas d’un décalage temporel entre un
centre préfigurant l’avenir et des civilisations périphériques retardataires,
mais de parcours historiques différents, conceptualisables dans une histoire
politique décentrée.
VERS UN NOUVEL
UNILATÉRALISME
CHAPITRE IX
e
Le long et interminable XX siècle
de la Russie : 1905-2…
Le kaléidoscope
e
L’historien hongrois Ivan Berend a appelé le XIX siècle un « long
siècle » et inventé l’expression le « court XXe siècle », ensuite popularisée
par Eric Hobsbawm, qui désigne ainsi les presque huit décennies qui
séparent le début de la Première Guerre mondiale en 1914 et la chute de
l’URSS en 1991. Cependant, si nous restons à l’intérieur des frontières de la
Russie, il est aisé de distinguer une autre chronologie. Elle embrasse la
prédominance de divers types de gouvernamentalité.
L’autocratie a duré quatre siècles. Elle avait connu des changements non
négligeables, mais ceux-ci s’étaient produits à l’intérieur du même système.
En obtenant l’octroi de la première Constitution russe en 1906, qui
attribuait au Parlement – une nouveauté conquise par la révolution de
1905 – le pouvoir législatif, le peuple clôtura du point de vue juridique la
longue histoire de l’autocratie. La révolution de 1905 universalise dans
l’empire la politique moderne, en particulier une conception immanente de
la légitimité du pouvoir et l’exigence de représentation, concrétisée sous la
forme des conseils populaires (soviets). La thèse, encore dominante
aujourd’hui, présente par exemple dans les discours du président russe,
selon laquelle c’est « l’État » qui a conduit tous les changements importants
de l’histoire russe, occulte le rôle du peuple. Et pas seulement parce que les
réformes, comme l’émancipation du servage, ont été prises sous la pression
populaire ou par crainte d’une insurrection généralisée, mais aussi parce
que le peuple a inventé de nouvelles façons de faire de la politique. Les
soviets qui, à leur origine, concrétisaient une représentation politique et
démocratique bien plus attentive que la représentation libérale à
l’hétérogénéité sociale, en sont un exemple.
La révolution fut écrasée, suivie par les derniers soubresauts tsaristes
sous la forme de répressions massives : exécutions d’ouvriers en grève et
réforme agraire qui ne répondait de manière satisfaisante ni aux besoins des
paysans, ni à l’urgence d’un changement social. Les râles de l’autocratie
commencés en 1905 s’achevèrent en février 1917 avec son renversement.
Entre février et octobre, la Russie vécut une situation politique indéfinie et
hautement conflictuelle, avec deux pouvoirs qui coexistaient, le
gouvernement provisoire et le soviet de la capitale. Ce trop-plein de
possibles voies fit place à la voie royale – comme toute métaphore, celle-ci
n’est pas exempte d’une part de vérité –, inauguré le 7 novembre au matin
par deux décrets issus de la plume de Lénine : la Russie se retirait sans
conditions de la Première Guerre mondiale, des millions de citoyens sous
les drapeaux retrouvaient la paix tant attendue, et la paysannerie était
appelée à s’approprier des terres seigneuriales qu’elle réclamait depuis des
siècles, sans attendre l’arrivée des fonctionnaires du nouveau régime. Sept
décennies plus tard, nous l’avons vu de nos yeux, le chemin choisi en 1917
devint impraticable, encombré d’obstacles produits par le régime lui-même,
économiquement et politiquement trop étroit pour des manœuvres purement
réformistes. D’où l’échec de Gorbatchev. Tous les feux étaient au rouge, et
en permanence. Les élites prirent un détour définitif en 1991. Elles
exhibaient à la veille de la guerre une Russie néolibérale en plein essor. Un
siècle finalement long, trop long pour les peuples de l’ancien empire.
La tentation est forte de découper ce siècle en étapes inscrites dans un
temps linéal, se succédant et séparées par des ruptures. Mais après les
chapitres précédents, on ne sera pas surpris par l’option choisie dans les
pages qui suivent : celle de la pluralité temporelle koselleckienne,
radicalement opposée au type de récit qui, selon l’expression de Heidegger,
« gèle explicitement l’histoire 13 » parce qu’il élimine ses articulations
internes, soit ses conditions de possibilité. Essayons de tenir compte de ces
sédiments sémantiques du passé qui irriguent à chaque fois le présent, pour
identifier le non-contemporain dans la contemporanéité ou l’inverse, la
contemporanéité du non-contemporain, rendant simultané le non-
simultané 14. En d’autres termes, essayons de penser ce long siècle politique
russe en le tenant par les deux bouts, répétabilité et innovation.
CHAPITRE X
Le malentendu
Les révolutions, tout en héritant des habitudes, créent des nouvelles
constellations où des heurts se produisent entre sédiments temporels. Il en
résulte une action politique porteuse de bouleversements profonds. Éclosent
alors les surprises dont la Russie de 1917 ressemblait à une boîte pleine. Si
certaines pouvaient être prévisibles, d’autres furent inopinées. Parmi ces
dernières, j’ai choisi un épisode très rarement évoqué, mais dont
heureusement les archives gardent ses traces 2. Il est très significatif, car il
met en évidence la simultanéité entre les précédents qui débordent du passé
sur le présent et la singularité du nouveau, soit il dévoile la structure
temporelle du changement. Il se déroule en 1917, mais son sens se
répercute jusqu’à l’époque actuelle. Ses protagonistes sont des paysans et
des ouvriers devenus des sujets politiques. C’est un de ces épisodes
complexes qui font le bonheur de l’historien.
Quelques jours après la chute du tsarisme, éclate au large et au long de
l’empire un conflit où chaque secteur social – les élites culturelles et
politiques d’un côté, les soviets des paysans et des soldats de l’autre –
revendique explicitement des contenus et des significations radicalement
opposées du signifiant Gossoudarstvo. Un conflit en plein moment
révolutionnaire, mais dont les lignes de partage ne coïncident pas avec
celles qui séparent les sympathies politiques. À l’intérieur du camp
révolutionnaire et sans être précise, cette ligne sépare les dirigeants opérant
dans la capitale de leurs bases.
La raison du conflit : le 7 mars 1917, le nouveau gouvernement
provisoire, en pleine Première Guerre mondiale, ordonne à toutes les unités
militaires de répéter le serment d’allégeance, mais avec un texte légèrement
modifié où le tsar, le Gossoudar destinataire traditionnel de la loyauté, est
remplacé par l’État, le Gossoudarstvo.
Mais, avant d’analyser le conflit, rappelons que l’histoire entière du
tsarisme avait été une usine à fabriquer en permanence de l’incompatibilité
entre le régime autocratique et l’ordre juridico-politique synthétisé dans le
concept moderne « État », qui supposait, entre autres, la continuité au-delà
des personnes occupant le trône ou la magistrature suprême.
L’incompatibilité était visible, on se souvient de deux exemples déjà
évoqués : pour ne pas devenir caduque, chaque traité international devait
être renouvelé à l’occasion de l’accès d’un nouveau tsar ; de même, chaque
fois qu’un tsar accédait au trône, les troupes devaient renouveler leur
serment de fidélité au monarque 3. En termes institutionnels, loin de la
peinture religieuse et nationaliste d’une sainte et éternelle Russie, celle-ci se
donnait à voir plutôt comme un corps sans autre continuité que la durée de
vie de son maître. Russie éternelle ou Russie changeant avec chaque
maître ? Deux images aussi opposées que fausses. Mais une certitude : dans
les deux cas, le concept et la chose « État » brillaient par leur absence.
Or, soudain, à l’abri de la révolution, l’État apparaît à la place du tsar.
On aurait dit que ce tournant linguistique allait de pair avec la participation
populaire dans la révolution de février. Pourtant, les soldats de nombreuses
unités créèrent la surprise : ils refusèrent de prêter serment. « Souvent la
cérémonie de prestation de serment provoque des troubles parmi les
soldats 4 », lit-on dans un rapport. Dans plusieurs cas, ils blessent et arrêtent
des officiers, des généraux et des prêtres qui tentent de les forcer à prêter
serment 5. Ils expliquent leur rejet de manière lapidaire, exprimée sous
plusieurs formes : « S’il n’y a pas de Gossoudar, il n’y a plus de
6
Gossoudarstvo », ou : « Jurer fidélité au Gossoudarstvo russe, c’est prêter
allégeance au Gossoudar russe 7 ». Des expressions qui semblent valider
pour le XXe siècle le diagnostic de Kaveline sur les représentations
e
collectives au XVII déjà cité : « Le tsar est l’État lui-même. » Précisons
cependant : cette continuité pluriséculaire est ce que les autorités, les
ministres en tête et les responsables de tous les partis politiques, des
libéraux aux bolcheviques, ont entendu. En réalité, les soldats ont énoncé
une vérité que deux catégories koselleckiennes éclaircissent aisément tant
elle est enracinée dans leur « champ d’expérience » historique russe et qui,
en même temps, par effet de la situation révolutionnaire, dessine un nouvel
« horizon d’expectatives » : « S’il n’y a pas de Maître [Gossoudar], alors il
n’y a plus de Domaine du Maître [Gossoudarstvo]. » Dans une lettre
envoyée du front le 12 mars, un officier explique le problème : les soldats
rejettent le mot « Gossoudarstvo », car « il implique Gossoudar ou
8
autocrate ». En mars et avril 1917, les émissaires du gouvernement
provisoire, le haut commandement, des députés, des hommes politiques de
tous bords réagissent au refus des soldats avec une logique éclairée,
9
convaincus d’éduquer ainsi les masses analphabètes et arriérées . Dans des
harangues et des articles, ils expliquent à maintes reprises que « le mot
Gossoudarstvo signifie un ordre juridique et politique tel qu’il existe en
France, en Angleterre, etc. 10 ».
La représentation politique contre les seigneuries
patrimoniales
LA LÉGITIMITÉ
La grande innovation
Au cours de ces semaines, le « peuple insurgé » attribua un nouveau
sens au mot Gossoudarstvo : une argutie contre-révolutionnaire pour
obtenir son adhésion au retour à l’ancien régime. Mais cette nouveauté en
cachait une autre, dont les effets s’avéreraient durables et sont aujourd’hui
un passé présent, un sédiment temporel certes, mais fonctionnant à plein
régime devant nos yeux.
Le refus du serment ne se fondait pas uniquement sur le sens du terme
Gossoudarstvo. Il y a toujours un hors-texte, un au-delà qui est toujours
plus, ou moins, que la lettre. Par exemple, le flou entretenu par le
gouvernement provisoire sur la réforme agraire – les soldats comme les
paysans exigeaient la confiscation de toutes les terres et leur distribution –
23
accompagne le rejet du serment . L’ensemble de ces raisons
extralinguistiques exprime la crainte et le refus catégorique d’un retour à
l’ancien régime ; c’est un véritable leitmotiv qui traverse les sources 24.
Certes, il ne faut pas exclure totalement l’influence idéologique dans le
refus de prêter serment. Ainsi, le général tsariste Sheglov, faisant allusion à
l’avenir dans son rapport du 29 mars, estimait que le conflit autour de
« l’idée de l’État » opposait les officiers aux soldats touchés par « la
25
sauvage propagande socialiste ». Les traces anarchistes étaient aussi
perceptibles, comme en témoigne l’un des serments alternatifs, appelé
« Serment du soldat volontaire et révolutionnaire » : « Devant le drapeau
rouge et noir de la révolution et de la lutte pour la liberté, je donne ma
parole de citoyen-révolutionnaire, volontairement, désintéressé, animé
26
seulement par l’amour pour la Russie … »
Parallèlement, on l’a vu, les mêmes qui appelaient à ne pas prêter
serment de loyauté au Gossoudarstvo pouvaient employer ce mot dans un
sens moderne. Or, justement, dans les termes du décret sur le nouveau
serment, le Gossoudar-empereur en tant qu’objet de l’allégeance était
remplacé par le Gossoudarstvo. Un remplacement supposé refléter la
succession de « choses » dans l’histoire factuelle, soit de l’ancien au
nouveau régime. Pour beaucoup de monde, ce fut une rupture. Cependant,
ceux qui refusaient de jurer sur ce texte faisaient à l’inactuel une place dans
leur présent, ils ramenaient le non-contemporain dans leur contemporanéité.
Comment expliquer la simultanéité du refus du signifiant
« Gossoudarstvo » et la compréhension par les mêmes acteurs de sa
dimension conceptuelle moderne ? Que signifie dans ces circonstances le
renvoi généralisé par des soldats, paysans et ouvriers du mot
« Gossoudarstvo » à l’ancien régime en renversant ainsi la succession
chronologique explicitée dans le texte du serment, précisant que le tsar était
déplacé par le Gossoudarstvo en tant que destinataire de la fidélité de
chacun ?
À quelque 900 kilomètres à l’est de Saint-Pétersbourg, le 23 mars, en
pleine campagne pour le serment, le supplément du journal du soviet des
députés ouvriers de Kostroma publie un article ayant pour titre « Sur le
serment ». Ces députés avaient juré fidélité selon le nouveau texte et ils en
donnent les raisons. Pour l’historien, c’est un écheveau dont on peut
commencer à tirer un fil pour trouver un fondement à la logique du refus.
Voici la partie qui nous intéresse :
L’antilibéralisme.
Sédiments tsaristes et innovations soviétiques
Avant de proposer une réponse aux deux questions par lesquelles nous
avons conclu le chapitre précédent, une précision s’impose : il serait
trompeur d’envisager ce rejet de l’État à partir de l’idée superficielle,
essentialiste et pourtant très répandue d’un peuple russe « anarchiste par
nature ». En effet, le peuple russe n’a pas rejeté la nécessité d’une structure
gouvernementale, au contraire, il a essayé de la construire par les soviets.
C’est bien plutôt l’État que les élites gouvernementales, se référant aux
exemples français et britannique, lui proposaient, soit l’État libéral, le seul
« réellement existant », pour reprendre une formule fameuse des années
1970 appliquée au « socialisme » soviétique, que le peuple refusait.
Nous pouvons ainsi, désormais, répondre à la seconde question : les
députés ouvriers de Kostroma ont ignoré l’État parce qu’ils comprenaient
que cet État libéral pouvait apporter les libertés politiques pour lesquelles le
peuple russe se battait depuis des siècles. Or le peuple, s’insurgeant, avait
déjà gagné ces libertés deux semaines auparavant, en renversant le tsarisme.
Ce qui préoccupait alors les députés ouvriers, c’était la suite sociale et
politique : la terre aux paysans, le pouvoir politique aux travailleurs. Pour
ces fins ils n’avaient aucune confiance dans l’État libéral. Partant, la
construction de cet État ne faisait pas partie des projets du soviet de
Kostroma, ni non plus de ceux des bolcheviques. La première question, en
revanche, déplace le point de vue : quelle place ont-ils laissée à l’État ? La
réponse est claire : ils récupèrent deux principes caractéristiques de l’État
libéral, la représentation et la volonté populaire.
Retournons de nouveau aux sources historiques et examinons quelques
exemples.
On a cité plus haut la résolution des députés paysans de Kostroma
affirmant la souveraineté du peuple, son droit à élire un président et leur
refus d’un tsar héréditaire. Pourtant, quelque part entre 1922 et 1929, dans
le camp de concentration soviétique des îles Solovki, se trouvait un déporté
qui avait été élu tsar par les paysans 2. En 1930, le président du Comité
central de l’Union soviétique (président de l’URSS), Mikhaïl Kalinine,
reçoit le télégramme suivant :
Nous, les ouvriers des usines de Podolsk, avec les représentants des
ouvriers des usines moscovites Le marteau et la faucille, AMO et
autres, réunis en présence de 273 personnes, […] prenant en
considération que Staline, par son administration sans contrôle et
autocratique pendant les deux dernières années, […] déclarons […]
que les mesures d’intimidation les plus exécrables appliquées par le
dernier tsar ont été dépassées par Staline, chef autonommé du
prolétariat mais non reconnu par lui […]. Nous exigeons, pour
conserver le pouvoir du prolétariat, représenté par ses élus et non
pas par des autodésignés, […] qu’on écarte Staline de toute
participation à l’administration du pays […] et son jugement […]
pour libérer le jeune Pays Prolétaire du despote qui a usurpé le
pouvoir 3.
La nouvelle Russie :
innovation néolibérale et sédiments tsaristes
et soviétiques
Falsifier le passé :
la continuité historique imaginée
Notre devoir est de nous appuyer sur les préceptes spirituels et les
traditions d’unité pour aller de l’avant, en assurant la continuité de
notre histoire millénaire. […] Son époque [celle de Vladimir
de Kyiv] a été celle de nombreuses réalisations, mais la plus
importante, la plus décisive, a bien sûr été le baptême de la Rous’.
Ce choix est devenu une source spirituelle commune pour les
peuples de Russie, du Bélarus et d’Ukraine [et] a jeté les bases
morales et éthiques qui déterminent notre vie jusqu’à ce jour 7.
LA CRIMÉE
Reprenons le cadre chronologique que le président propose dans son
argumentaire et dans ses termes : le début de l’ère chrétienne pour les
Russes. On a l’impression, en suivant le récit appelé « impérial-national »
par un éminent spécialiste 12 et la continuité que Poutine lui prête, que la
e
Crimée était un territoire inhabité avant l’arrivée de Vladimir au X siècle,
ou qu’elle était passée sous l’autorité de la Rous’ après le baptême. Or,
e
jusqu’au IV siècle, la Crimée se trouvait sous domination de l’Empire
romain, puis de l’Empire byzantin jusqu’en 1204. Pendant cette période,
des populations d’origines et de croyances différentes cohabitent en Crimée.
Cet aspect de l’histoire de la péninsule disparaît au profit de l’opération
symbolique qui consiste à ne prendre en compte que le baptême d’un prince
qui avait temporairement conquis une partie de la péninsule. Différentes
puissances ont succédé à l’autorité de Byzance : les marchands vénitiens,
les Génois et des tribus locales. Dans le même temps, une partie du
e
territoire était restée sous contrôle kiévien depuis le X siècle. En 1239, la
péninsule est soumise par les Mongols, puis par l’Empire ottoman. Ce n’est
qu’en 1783 qu’elle entre finalement dans le giron russe. En 1954, elle passe
sous juridiction ukrainienne.
Faisons les comptes. La Crimée a appartenu pendant quinze cents ans à
différentes puissances non russes. Pendant un peu plus de deux cents ans,
elle a été dominée par intermittence par Kyiv. Entre 1783 et 1917 elle est
intégrée à l’Empire de toutes les Russies (pas à la Russie), et après la
révolution et la guerre civile elle fait partie de la République russe au sein
de l’URSS jusqu’à 1954. En d’autres termes, si on cherche à établir la
continuité sur laquelle insiste le Kremlin, il ne serait pas faux de dire que
lorsque les troupes de Poutine l’ont annexée en 2014, la Crimée avait
appartenu à la Russie proprement dite seulement trente-six ans, entre 1918
et 1954. Bien entendu, le voisinage, les déplacements des populations, le
poids de la langue russe et autres facteurs relativisent la valeur de
l’appartenance juridique. Mais le discours officiel russe parle
d’appartenance en général, en occultant la chronologie parce que,
autrement, il devrait aussi signaler, par exemple, que la russification de la
péninsule entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et 1954 s’accompagna
de la déportation d’une partie considérable de sa population dont les
180 000 Tatars – résidant dans la péninsule depuis moult générations –,
auxquels il faut ajouter les Arméniens, Grecs, Bulgares… On le voit, le
récit officiel sur la continuité historique de l’appartenance de la Crimée à la
Russie occulte une partie de l’histoire et en déforme une autre. Lorsque l’on
subordonne le passé à des objectifs politiques, ce n’est plus de la recherche
historique que relève le résultat, mais, au mieux, de la foi.
L’UKRAINE
e e
Du X siècle jusqu’à la veille de l’invasion mongole (XIII siècle), la
principauté de Kyiv est le principal centre de pouvoir de la Rous’, bien
qu’elle s’affaiblisse progressivement à mesure que la principauté de
Vladimir-Souzdal prend de l’importance. En 1321, Kyiv devient un vassal
des princes lituaniens. En 1471, la principauté est dissoute. Jusqu’en 1654,
la quasi-totalité de l’Ukraine actuelle a successivement fait partie du
royaume de Pologne, du grand-duché de Lituanie et enfin de la république
des Deux Nations, l’Union polono-lituanienne. En 1654, conformément au
traité de Pereïaslav, la cour moscovite et les chefs cosaques conviennent que
les terres ukrainiennes seront désormais unies à la Moscovie. Pour les
Ukrainiens, il s’agissait d’une « réunion » entre partenaires égaux ; pour les
Moscovites, d’une annexion. Dans la pratique, la seconde interprétation du
traité a rapidement triomphé. Une petite partie de l’Ukraine, la Galicie
orientale, est restée aux mains des Autrichiens, tandis que la plus grande
part des terres ukrainiennes entre dans l’Empire de toutes les Russies. En
1863, l’empereur Alexandre II interdit la publication de manuels scolaires
et de littérature religieuse en langue ukrainienne. En 1876, il étend cette
interdiction aux livres de vulgarisation scientifique et à la littérature en
général, à l’exception de la publication de sources historiques et d’œuvres
littéraires majeures, mais à condition qu’elles utilisent l’orthographe russe.
L’objectif impérial est de russifier les élites et toutes les couches éduquées
de la population, faisant des Ukrainiens une nation de paysans. La
révolution de 1905 oblige le tsar à lever ces interdictions.
En 1891, un groupe d’écrivains et d’universitaires crée une
organisation, la confrérie Taras, du nom du poète national Taras
Chevtchenko : son objectif politique est de réunir toutes les terres
ukrainiennes et de créer un État indépendant. Au cours de ces années,
d’autres partis politiques émergent, défendant l’indépendance ou
l’autonomie ukrainienne. Ce ne sont pas les bolcheviques qui sont
responsables de la création de l’Ukraine moderne, que Vladimir Poutine
attribue pourtant à Lénine. Deux semaines après la révolution de février qui
mit fin au tsarisme, la Tsentralnaia Rada se réunit à Kyiv. Le 10 juin, elle
déclare l’autonomie de l’Ukraine au sein de la Russie. À l’exception d’un
parti que l’on pourrait dire de centre droit, les autres partis présents dans cet
organe sont socialistes révolutionnaires, sociaux-démocrates, ou
représentants d’autres courants qui se reconnaissent également dans les
idéaux socialistes. En Ukraine, ces partis ont dirigé les soviets des députés
ouvriers, paysans et soldats, présents dans la Tsentralnaia Rada, au côté de
représentants des minorités ethniques, des syndicats de travailleurs, des
associations patronales…
Le 7 novembre, la Tsentralnaia Rada proclame la République populaire
d’Ukraine au sein de la République fédérale de Russie. Mais le 9 janvier
1918, l’assemblée va plus loin : elle proclame cette fois l’indépendance de
l’Ukraine. Se succèdent ensuite divers gouvernements, des alliances et des
conflits avec la Pologne et l’Allemagne dans le cadre de la Première Guerre
mondiale, puis pendant la guerre civile en Russie. La victoire finale des
bolcheviques dans la guerre civile russe n’a pas conduit à la création de
l’Ukraine, mais plutôt à la fin de sa brève expérience d’État indépendant.
Pour consolider le nouveau pouvoir bolchevique à Kyiv, Moscou décide
ensuite de mener une politique dite de « restauration des racines
culturelles » : l’usage de la langue ukrainienne est alors reconnu dans
l’administration et l’éducation. Cette phase ne dure pourtant qu’une dizaine
d’années : la famine, consécutive à la destruction de l’agriculture par la
collectivisation forcée des terres par Staline, fait presque 4 millions de
morts en Ukraine et dévaste le pays. Pour résumer, de 1654 à 1991, la
majeure partie de l’Ukraine a appartenu d’abord à la Russie, puis à l’URSS,
à l’exception des quelques années entre le renversement du tsarisme et la
victoire des bolcheviques, au cours desquelles elle a déclaré son
indépendance et s’est battue pour la conserver.
Résumons la chronologie que Poutine utilise pour légitimer la
« réincorporation » de l’Ukraine à la Russie. Partons de la date que le
président a indiquée comme étant la source de l’État russe, c’est-à-dire le
e
X siècle, bien que, je le répète, la Russie n’existât pas à cette époque.
Au-delà de la conjoncture
À la vision officielle d’une continuité imaginaire de l’État russe, agitée
pour justifier l’annexion de la Crimée, s’est ajoutée plus tard la menace de
l’Otan pour légitimer l’invasion de l’Ukraine. Quel est l’objectif des
dirigeants russes ? Aucune puissance ne soutient une guerre civile pendant
huit ans comme la Russie – qui l’a instiguée et entretenue depuis 2014 dans
le Donbass et à Lougansk – si elle n’a pas d’autres objectifs.
Il semble que Occident n’a pas pris au sérieux l’avertissement donné
par Poutine il y a quelques années, l’Otan ne devait pas s’élargir au-delà de
la Pologne. C’était pour la Russie une « ligne rouge » à ne pas dépasser.
Tant l’histoire de la Russie que la stratégie de ses dirigeants actuels
suggéraient qu’une « ligne rouge » était vraiment rouge. Épargnons-nous
l’énumération des actes agressifs de l’Otan dans les différentes régions du
monde, mais on sait que parmi ses différents rôles, il est le bras armé des
intérêts économiques et géopolitiques des pays qui décident de la politique
de l’organisation, en premier lieu des États-Unis.
L’introduction de cet ouvrage expose mon avis sur la politique de l’Otan
en Europe de l’Est après la dissolution de l’URSS. L’Ukraine n’en est pas
membre et l’Otan avait déclaré que son adhésion n’était pas à l’ordre du
jour. Compte tenu de son histoire et de celle des impérialismes en général, il
était logique que la Russie puisse douter de la sincérité de cette affirmation.
Cela dit, il est nécessaire de passer du général au particulier, au cas par cas.
Que pourraient résoudre la destruction en cours et l’occupation
éventuelle de l’Ukraine par les troupes russes, directement ou par le biais
d’un gouvernement fantoche ? Ou, en d’autres termes, pourquoi l’un des
principaux stratèges de Poutine en matière de défense et de politique
étrangère a-t-il récemment écrit que l’Ukraine n’est pas vraiment en cause
et que l’Otan n’est pas une menace immédiate ? Ces phrases appartiennent
à un article publié en anglais, c’est-à-dire pour les Occidentaux. Son auteur,
Sergueï Karaganov, nous envoie trois messages. Le premier est une
évidence : au moment de l’invasion, l’Otan ne constitue pas une menace
immédiate. Il laisse entendre qu’elle le sera dans le futur et que cette
possibilité est suffisante pour déclencher une guerre préventive. Cependant,
le deuxième message, qui repose sur des arguments techniques, contredit la
logique du premier, car Karaganov nous dit implicitement que le Kremlin
sait quelque chose : du point de vue de la sécurité de la Russie, la présence
ou non de bases de l’Otan en Ukraine ne change rien. En effet, à sa frontière
occidentale, l’Ukraine a pour voisines la Roumanie, la Hongrie, la
Slovaquie et la Pologne. La Russie, quant à elle, a la Lettonie et l’Estonie
sur son flanc nord-ouest. Tous ces pays sont membres de l’Otan et, dans
plusieurs d’entre eux, celle-ci a installé des bases aériennes et des boucliers
antimissiles. En cas d’attaque de l’Otan, les missiles lancés depuis
l’Ukraine ou la Pologne mettraient le même temps pour atteindre Moscou.
Et surtout, comme le soulignent certains experts militaires, les missiles les
plus dangereux sont ceux lancés depuis des sous-marins. En d’autres
termes, le conseiller de Poutine semble avoir raison : par rapport à la
sécurité de la Russie, l’Ukraine n’est pas le problème, elle n’est qu’un
dommage collatéral.
La Russie :
la nouvelle « puissance leader »
C’est le rêve de tous les pouvoirs de type impérial : diriger le monde.
Les États-Unis ont joué ce rôle pendant quelques courtes années, seuls,
après la dissolution de l’URSS. Une longue série de peuples en a souffert.
La Chine et la Russie lui ont imposé le multilatéralisme. Cependant, les
dirigeants russes affirment que cette période est terminée.
Dans le « Manifeste du millénaire », le président Poutine a souligné
l’importance pour la Russie de son « caractère de puissance » (derjavnost).
Cette qualité est présentée comme l’un des piliers d’une « nouvelle idée »,
qu’il qualifie non pas simplement de russe, mais de « pan-russe »
(rossiiskaia ideia). Être une puissance signifie ceci selon lui :
Le destin de la Russie est d’être une « puissance leader » dans tous les
domaines. Que veut-il dire ? Comment cela s’exprime-t-il par rapport aux
autres pays ? Vingt-deux ans plus tard, Karaganov répond à ces questions. Il
précise dans son article la signification de la formule « puissance leader » et
les intérêts de la nation russe. Karaganov détaille à la fois les raisons et les
résultats attendus à l’échelle mondiale de l’invasion de l’Ukraine. Le texte
étant disponible en anglais et sur Internet, je vous invite à le lire et me
3
limite ici à en citer des extraits .
L’adhésion aux valeurs qui ont résisté à l’épreuve du temps est un segment
important des discours de Poutine. Ainsi, on l’a vu plus haut, en évoquant le
baptême du prince Vladimir de Kyiv, il a déclaré que cette source spirituelle
commune aux peuples de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine « a posé les
fondements moraux et éthiques qui déterminent nos vies jusqu’à
aujourd’hui 4 ». Sur la continuité des valeurs, je ne sais pas ce que pense
vraiment le président, mais rappelons par exemple que Vladimir de Kyiv,
après avoir vaincu le prince Rógvolod, a violé sa fille Rogneda devant ses
parents, puis les a tués et a pris de force Rogneda pour épouse. Cela peut
sembler une anecdote d’un autre âge et d’une autre culture avec ses valeurs
propres, mais étant donné la conception pitoyable que certains dirigeants du
Kremlin ont aujourd’hui des femmes 5 et le besoin, selon Poutine, de
préserver ces valeurs comme fondements de la vie actuelle, il y a de quoi
s’interroger…
Revenons au Manifeste de 1999. Poutine signalait dans ce discours les
quatre composantes les plus importantes de la nouvelle idée pan-russe :
« patriotisme, solidarité sociale, pouvoir, étatisme ». La première signifie
« fierté et dignité nationales ». La deuxième réside dans la primauté
traditionnelle accordée au collectif sur l’individuel et les « sentiments
paternalistes profondément enracinés ». La troisième a été expliquée dans
les pages précédentes. Enfin, l’étatisme implique qu’un « pouvoir étatique
fort doit être démocratique ». Mais, précise-t-il, il ne s’agit pas de la
démocratie telle qu’elle est pratiquée, par exemple, en Angleterre. Il est peu
probable que la Russie « suive la voie des pays à forte tradition libérale ».
L’État russe « a toujours joué un rôle extrêmement important dans la vie du
pays et de ses habitants. Pour un Russe, un État fort n’est pas une anomalie
ou quelque chose à combattre, mais une source et un garant de l’ordre,
l’initiateur et le principal moteur de tout changement ».
Le président adhère à une thèse traditionnelle : le principal acteur de
l’histoire russe, sa force motrice, était et reste l’État. Confrontée à l’histoire
factuelle de la Russie, cette thèse répandue est, pour le moins, très fragile.
Tout d’abord en raison de l’absence de cette structure appelée « l’État ».
Deuxièmement, parce que, même si nous plaçons le tsar et sa bureaucratie à
la place de l’État, nous savons que les « changements » décidés d’en haut,
quand ils allaient dans le sens de l’émancipation, étaient toujours des
concessions forcées par les luttes populaires. En tout cas, en parlant du
passé, Poutine conçoit comme un État ce qui était le Domaine du Maître.
Que peut donc signifier l’expression « un pouvoir d’État fort fondé sur
l’histoire russe » ? Lisons à nouveau la réponse dans le discours des
dirigeants actuels. Sa signification a été révélée, par omission, dans une
déclaration de l’ancien président Dmitri Medvedev. En 2008, la
Constitution de l’époque ne permettait pas – cette faille a été corrigée par la
suite – à Poutine, alors président, d’être réélu. Il a fait un échange avec son
Premier ministre, Medvedev : celui-ci serait le prochain président et ensuite
Poutine pourrait être à nouveau élu. Le 18 février de cette année-là,
Medvedev a donné la clé permettant de comprendre le sens de l’appel
constant à ce sédiment temporel appelé « État fort » : « Si la Russie devient
une république parlementaire, elle disparaîtra. C’est ma conviction la plus
profonde. La Russie a toujours été construite autour d’une verticalité
exécutive rigide. Ces terres ont été rassemblées pendant des siècles, et il n’y
a pas d’autre moyen de les gouverner 6. »
Medvedev n’a pas dit que la Russie disparaîtrait sans un État fort. Ce
qui a disparu, puisqu’absent de sa déclaration, c’est précisément l’État,
remplacé par un « pouvoir vertical rigide », présenté comme la condition de
la survie du pays. L’État a été subsumé sous l’exécutif fort. Rappelons que,
e
selon les historiens du XIX siècle, la population considérait que « Le Tsar
est l’État ». À quel précédent peut donc se référer la déclaration de
Medvedev selon laquelle « la Russie a toujours été construite autour d’une
verticalité exécutive rigide » ? La défense de la continuité historique de
l’État fort éclaire le sens de l’un des passages les plus significatifs du
Manifeste de 1999 : « La société souhaite restaurer le rôle d’orientation et
de régulation de l’État dans la mesure nécessaire, en fonction de la tradition
du pays et de la situation actuelle. » Poutine et Medvedev expliquent que
l’expression « État fort », en référence au passé, désigne le type de
gouvernementalité nécessaire dans le présent pour que la Russie ne se
désintègre pas, n’est rien d’autre que le vieux sédiment autocratique qui
implique la confusion entre l’État et le règne d’une personne.
Dans son article précité, Karaganov ajoute les autres « valeurs
primordiales » qui régiraient le nouvel ordre. Pour l’instant, il les propose
pour son pays mais, comme l’histoire l’a montré à maintes reprises, ce sont
précisément les valeurs de la puissance leader qui s’exportent, ou selon la
formule de Poutine, c’est ce que « la Russie offre au monde ». Une fois
encore, je les énumérerai de manière synthétique, puisque l’article est
accessible sur Internet 7.
a) « La restriction des libertés politiques est inévitable » (je souligne).
b) « Liberté individuelle absolue » (la contradiction avec le point
précédent n’est qu’apparente : il ne s’agit pas de politique mais
d’économie).
c) « Défendre la dignité nationale et renforcer les frontières face à la
future immigration massive en provenance de territoires qui seront
difficilement habitables, comme l’Inde, le Pakistan et d’autres » (le
slogan de Trump était « l’Amérique d’abord »).
d) « Développer une “idée nationale” qui unit et éclaire la voie à suivre.
Abandonner et réformer la base idéologique dépassée et souvent néfaste
de nos sciences sociales et de notre vie publique pour mettre en œuvre
cette nouvelle politique. […] Les sciences sociales qui étudient les
formes de vie publiques et privées doivent tenir compte du contexte
national [et] des principes scientifiques et idéologiques nationaux
clairs : encore une fois, il ne peut en être autrement » (en d’autres
termes : les sciences sociales et humaines doivent être reconstruites
pour servir les objectifs politiques du Maître du jour. Les connotations
de cet usage du terme « national » que j’ai souligné nous sont hélas bien
connues).
e) En Russie, « le sens de la rectitude morale est revenu ». « Que
devons-nous faire des dernières valeurs qui ont émergé, qui rejettent
l’histoire, la patrie, le genre et les croyances, et des mouvements
agressifs LGBT et ultra-féministes ? »
« Je pense qu’ils sont post-humanistes. Devons-nous considérer cela
comme une étape supplémentaire dans l’évolution sociale ? Je ne le pense
pas. Devrions-nous essayer de les éviter, de limiter leur propagation et
d’attendre que la société surmonte cette épidémie morale ? Ou devons-nous
les combattre activement, en amenant la majorité de l’humanité à adhérer
aux valeurs dites “conservatrices” ou, pour dire les choses simplement, aux
valeurs humaines normales ? » (je souligne.)
f) Sur la démocratie : « Ne devrions-nous pas cesser de prétendre que
nous nous battons pour la démocratie et dire clairement : nous voulons
des libertés personnelles, une société prospère, la sécurité et la dignité
nationale ? » (la démocratie signifie les libertés politiques. Les « libertés
personnelles » font ici référence à la liberté économique, au marché
libre).
g) La directrice de Russia Today, l’organe de presse officiel de la
Russie, affirme que « l’absence de censure entre 1905 et 1917 et
pendant la perestroïka a conduit à la désintégration du pays ». La réalité
fut bien plus nuancée : si la révolution de 1905 a contraint le régime
tsariste à lever la censure, ce dernier ne s’est pas privé jusqu’en 1917
d’infliger des amendes, de fermer des journaux et d’emprisonner des
auteurs. Affirmer que l’économie ne peut pas se développer
correctement sans libertés politiques « est une stupidité majeure ». La
Chine est un exemple : « Y a-t-il une vie politique libre en Chine ? Y a-
t-il une information libre ? Pas du tout. Et il n’y en aura jamais. Et peut-
être que ce n’est pas une mauvaise chose. C’est peut-être une bonne
chose. C’est la meilleure chose à faire pour stimuler le moral. C’était la
meilleure chose que nous avions en URSS. Je me souviens de cette
époque avec fierté. Il est maintenant temps de tout changer, en
8
commençant par renverser l’interdiction de la censure » (ce sont, à
quelques mots près, les propos de Pinochet au Chili en 1973).
Résumons : dé-démocratisation, autoritarisme, nationalisme, régression
aux mœurs des siècles précédents. S’il y a une chose qui caractérise le
président Poutine, c’est qu’il est déterminé à faire ce qu’il veut. Ses
ambitions sont illimitées, comme il l’a dit dans le contexte de l’annexion de
la Crimée : « Nous pouvons obtenir beaucoup de choses et nous pouvons
tout obtenir 9. »
Les objectifs de l’invasion
Le « Manifeste du millénaire », rendu public le 30 décembre 1999,
énumère les lignes directrices de la nouvelle idée de Poutine. À la veille
d’un événement symbolique qui allait attirer l’attention du monde entier,
c’était une excellente occasion d’annoncer que le tournant du millénaire
n’était pas une simple donnée chronologique, mais la date que les livres
d’histoire marqueraient comme celle de l’annonce par le président Poutine
de sa volonté de mettre fin à un ordre mondial vieux de plusieurs siècles et
d’en inaugurer un nouveau, dirigé par la Russie.
Les textes officiels russes, publiés par la suite, ont développé sans
ambiguïté ces orientations. L’attaque contre l’Ukraine a encore clarifié leur
signification. Dans le même temps, cependant, l’un des principaux
conseillers de Poutine dit catégoriquement qu’« il ne s’agit pas de
l’Ukraine ». Nous devons donc regarder au-delà de la situation actuelle.
Pour cela, ces mêmes documents nous fournissent des éléments et des
expressions clés. Rappelons les principaux : fin de l’hégémonie occidentale,
ambition de la Russie d’être la puissance guide et l’acteur principal d’un
reste du monde qui sera plus puissant que l’Occident, un exécutif rigide et
verticaliste, restriction des libertés politiques, liberté économique pleine et
rejet de la pluralité des valeurs.
Dans les chapitres précédents, nous avons exposé la généalogie de ces
expressions. Elles esquissent deux modèles de l’avenir souhaité par les
dirigeants russes actuels : l’un concerne les relations internationales, l’autre
le type de société dans lequel les êtres humains devront vivre.
La guerre, la manière russe de la mener et la mise en œuvre des
menaces contenues dans les documents qu’on a exposés, permettent
aujourd’hui de voir clairement l’objectif au-delà de l’Ukraine. Il s’agit de ce
« tout » que Poutine annonce « pouvoir obtenir ». Dans l’immédiat, comme
le mouvement de ses troupes semble l’indiquer, il s’agirait de contrôler la
totalité ou la quasi-totalité de l’Est ukrainien et de la côte nord de la mer
Noire et, si possible, de laisser l’Ukraine sans débouché direct sur la mer.
Mais il s’agit d’une hypothèse, car cet objectif n’a pas été annoncé et,
de toute façon, avec cette éventuelle conquête, nous sommes encore très
proches du conjoncturel, c’est-à-dire d’une guerre traditionnelle pour plus
de territoires. Ce serait, pour penser en termes anthropologiques, la banalité
de l’être humain.
La formule de Karaganov exprime le non-conjoncturel, c’est-à-dire non
plus une hypothèse, mais une thèse signée par un conseiller de Poutine et
fondée sur les propres déclarations du président : « destruction
constructive ». Concrètement, dans l’immédiat mais avec des effets
durables, il s’agit d’infliger une défaite cuisante à l’Occident collectif aux
yeux du monde. Mais pas une défaite comme celle que les États-Unis ont
subie au Vietnam. Là, les États-Unis étaient seuls, ce fut leur déconfiture,
non pas celle de l’Occident, et elle n’a pas modifié radicalement l’ordre
mondial. La victoire recherchée actuellement par le Kremlin doit être
rapprochée de ce qui s’est passé en Syrie, pour montrer qu’il faut compter
avec la Russie et avertir les peuples « déraisonnables » de ce qui les attend :
en Syrie, les forces armées russes, y compris son corps de mercenaires,
associées à celles du gouvernement syrien, ont détruit l’un des
« patrimoines mondiaux » déclarés par l’Unesco, la cité antique d’Alep, la
ville la plus peuplée du pays ; elles ont massacré sa population et sauvé l’un
des dirigeants les plus sanguinaires de la planète. En Ukraine, il s’agit
maintenant de fixer une date. Celle de la « destruction constructive ». Le
message est : « Regardez comment nous mettons fin au pouvoir de
l’Occident. Il y a une relève de la puissance leader. C’est à notre tour.
Regardez en Ukraine ce que nous faisons avec ceux qui ne sont pas
raisonnables. »
L’autre objectif est le type de société dans ce nouvel ordre, c’est-à-dire
la place qui sera attribuée à la société en cas de victoire.
CHAPITRE XV
Le néonazisme et la Russie
L’antifascisme en URSS :
mince et trompeur
On a pris l’habitude, compréhensible, de considérer l’Union Soviétique
à travers la bataille de Stalingrad et le drapeau rouge flottant sur le
Reichstag comme le rempart antinazi par excellence. J’aimerais être
explicite : oui, l’Armée rouge fut la force décisive dans l’écrasement du
nazisme allemand. Pourtant, la Seconde Guerre mondiale était encore une
blessure ouverte que Staline ordonnait l’assassinat des dirigeants du Comité
juif antifasciste de l’URSS, qui avait organisé la solidarité de la
communauté juive internationale avec l’URSS durant la guerre : ils furent
assassinés parce que Juifs et parce qu’antifascistes. La plus inimaginable
des victoires posthumes du nazisme.
L’antisémitisme fut la colonne vertébrale du nazisme. Le néonazisme en
Occident fut obligé, sinon d’évacuer cet aspect, au moins de le mettre en
sourdine, tout en restant profondément raciste et en conservant le culte de la
force et de la violence. Contre ces composantes, il n’y eut pas en URSS un
travail éducatif sérieux, d’autant plus nécessaire que des valeurs similaires
avaient été héritées de l’époque tsariste. L’antisémitisme fut parfois nourri
et encouragé par le pouvoir. La véritable dimension de l’Holocauste ne fut
reconnue qu’après la dissolution de l’Union soviétique.
Derrière un discours soviétique vantant l’internationalisme, la politique
intérieure réelle, d’une part, a maintenu en vie et naturalisé dans une partie
peut-être majoritaire de la population russe les valeurs impériales et
coloniales telles que la conscience de la supériorité nationale russe et la
violence comme condition de vie. D’autre part, elle a renforcé la méfiance
et les sentiments antirusses dans les autres républiques de l’URSS et chez
ses voisins. On se souvient du langage officiel soviétique dans ce sens.
Ainsi, par exemple, le 31 octobre 1939, deux mois après le pacte entre
l’Allemagne nazie et l’URSS, Molotov justifie l’occupation de la Pologne,
remet en cause son existence en tant qu’État et unifie les troupes
allemandes et soviétiques dans une même tâche : « Une brève attaque de la
Pologne par l’armée allemande puis par l’Armée rouge a suffi pour ne rien
laisser de ce monstrueux bâtard du traité de Versailles, qui vivait de
2
l’oppression des nationalités non polonaises . » Quiconque lit les diatribes
actuelles de Poutine sur le non-droit à l’indépendance de l’Ukraine et
l’illégitimité de sa naissance en tant qu’État ne devrait être surpris ni par la
quasi-identité entre ses phrases et celles de Molotov, ni par la peur que la
Russie inspire aux peuples voisins depuis des siècles. Il existe une vaste
littérature sur ces questions, il suffit de citer ici des épisodes tels que
l’extermination des cadres politiques et intellectuels nationaux, les
déportations collectives de peuples (Tatars, Coréens, Kalmouks,
Tchétchènes, Ingouches, etc.) et la russification importante de leurs
territoires, ou encore la pratique consistant à nommer un Russe comme
numéro 2 dans les partis communistes qui gouvernaient les autres
républiques de l’URSS. Une grande partie des élites culturelles russes et
soviétiques étaient loin d’être imperméables à ces valeurs racistes. On peut
être antisoviétique, russe et d’origine juive, mais conserver un regard
impérial sur les peuples voisins. Joseph Brodsky, l’immense poète, lauréat
du prix Nobel de littérature en 1987, dissident expulsé d’URSS, s’est
physiquement extirpé de la variante soviétique de l’empire, mais en a
conservé la matrice. Lors d’une rencontre littéraire internationale en 1992,
alors que Brodsky « salue et embrasse tout le monde », il est présenté à la
grande poétesse ukrainienne Oksana Zaboujko. Alors, depuis les hauteurs
impériales du « monde russe » rêvé, mais involontairement liquidé le
24 février 2022, Brodsky, « avec un sourire narquois et un regard
prédateur », se limite à un laconique : « C’est où, l’Ukraine 3 ? » On a
récemment rappelé le mépris de Soljenitsyne envers la culture ukrainienne :
sa mentalité impériale l’amenait à confondre infériorité d’une culture et
situation de dominé 4.
La conscience de soi impériale, bannière des élites politiques russes
sous le tsarisme, contre laquelle les populistes, les socialistes, les
anarchistes et une bonne partie de la première génération bolchevique se
sont littéralement battus, fut un héritage assumé cependant par l’URSS,
comme un ancien sédiment qui ne semble jamais avoir fini de modeler la
surface. L’éducation sur l’importance du dialogue, la compréhension et le
respect de l’altérité au lieu de la violence brillait par son absence. Essayons,
en lisant, d’imaginer la vie que symbolisent les mots de Svetlana
Alexievitch, prix Nobel de littérature :
Au fond, nous sommes des guerriers. Soit nous étions en guerre, soit
nous nous préparions à la faire. Nous n’avons jamais vécu
autrement. C’est de là que vient notre psychologie de militaires.
Même en temps de paix, tout était comme à la guerre. On battait le
tambour, on déployait le drapeau… Nos cœurs bondissaient dans
nos poitrines… Les gens ne se rendaient pas compte de leur
esclavage et même, ils l’aimaient, cet esclavage. Moi aussi, je m’en
souviens 5…
impérial.
Le colonialisme est mis en doute et sa dénonciation, critiquée. Ainsi,
indigné, Poutine incriminait les Ukrainiens à propos de leur regard sur le
passé, leur reprochant de renoncer « au prétendu héritage colonial de
l’Empire russe 19 ». Lui emboîtant le pas, Mikhail Piotrovski, directeur du
musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, a déclaré le 22 juin 2022, à
propos de la prise de conscience en Europe occidentale de la dette
coloniale : « C’est déjà un peu ridicule, combien on peut regretter ce
colonialisme horrible, qui n’est en fait pas si clair que ça 20. » On saura gré
au directeur de l’Ermitage d’être allé au bout de sa logique car après avoir
souligné « la supériorité culturelle russe » par rapport aux attitudes
occidentales, il affirme : « Nous sommes tous militaristes et impériaux.
Après tout, nous avons tous été élevés dans la tradition impériale, et un
empire unit de nombreuses nations, rapproche les gens, trouve certaines
choses qui sont communes et importantes pour tous. C’est très tentant, mais
c’est l’une des, disons, bonnes tentations […]. Cela a commencé en 2014,
en Crimée », lorsque la Russie s’est lancée dans « une grande
transformation globale. La guerre est l’affirmation de soi des êtres humains,
de la nation » 21.
En avouant espérer l’affirmation de soi individuelle et collective,
Piotrovski confesse malgré lui l’existence d’une faiblesse. Laquelle ? Le
directeur de l’Ermitage ne l’évoquera pas et probablement lui est-elle
inconnue. La journaliste qui l’interviewait décrit un homme qui jubilait –
« Piotrovski l’a dit en riant. » Ce n’est pas un cas isolé. En mars, Poutine
avait organisé dans le plus grand stade de football de la capitale un festival
de musique devant une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes
célébrant joyeusement l’invasion, donc la mort des siens et des autres en
Ukraine. Cependant, dans le spectacle des réjouissances dans les tribunes
du stade et dans les aveux satisfaits sur « la guerre comme affirmation de
soi de l’être humain et de la nation », le plus intéressant n’est pas la
renaissance des célébrations et des expressions chères au Troisième Reich,
car depuis les bombardements des universités, des maternités, des théâtres,
des hôpitaux et des maisons civiles, les tortures et les exécutions massives,
les noms de Bucha, Irpin, Marioupol ou Izioum nous ont également
habitués à reconnaître dans l’armée russe des traits de la Wehrmacht nazie.
Ce qui surprend, et par là même appelle à l’analyse, est la gaieté de ceux
qui, dirigeants ou spectateurs confortablement assis loin de l’action, saluent
la guerre avec enthousiasme. Piotrovski avait énoncé une synthèse
particulière de l’héritage culturel russe séculaire, excluant les Herzen et
Bakounine, solidaires du soulèvement polonais de 1863, ou Politkovskaïa,
enquêtant sur les crimes en Tchétchénie et, en général, tous ceux que
Poutine a appelés lors de ce festival les « moucherons » – se distinguant à
peine de Staline qui les nommait « mouches » –, annonçant devant la foule
en liesse la prochaine destruction de celles et ceux dont le seul tort hier
comme aujourd’hui a été de sauver la dignité de la Russie en ne confondant
pas fierté de la culture russe et supériorité nationale. L’allégresse de
Piotrovski est celle d’un homme cultivé, reconnaissant que lui et la nation
s’affirment par la guerre, tous deux identifiés dans le culte du militarisme et
de la vieille mentalité impériale 22. Sa parrhèsia, son « tout dire » dans
lequel il définit en riant le militarisme comme un trait inhérent à l’être
humain, est la joie du cynique qui dit la vérité (Foucault). Mais sa
jubilation, d’un côté, fait de sa parrhèsia une expression primitive de sa
misère éthique, tandis que de l’autre côté, en avouant espérer de la guerre
l’affirmation de soi de la nation, Piotrovski confesse malgré lui l’existence
d’une faiblesse qu’il n’identifie pas, un savoir qui lui échappe.
Einstein, Freud :
« Pourquoi la guerre ? »
Dans dix ans nous atteindrons, peut-être, le centenaire d’un dialogue
radicalement différent de celui qui existe entre la journaliste et le directeur
de l’Ermitage. Éthique et digne, cet échange, dont la contemporanéité
retentit aujourd’hui dans le spectacle des corps d’enfants ou d’adultes,
inertes, violés ou amputés, se tordant de douleur, et, je ne l’oublie pas, pas
uniquement en Ukraine, a eu lieu entre Einstein et Freud en 1932, quelques
mois avant que Hitler ne soit nommé chancelier impérial. Le physicien a
demandé à Freud comment prévenir les guerres, proposant de prendre en
compte les « puissantes forces psychologiques » associées à « l’appétit de
pouvoir », à « l’appétit politique de puissance » et aux « prétentions
économiques » d’un petit groupe. « Comment se fait-il que cette minorité-là
puisse asservir à ses appétits la grande masse du peuple qui ne retire d’une
guerre que souffrance et appauvrissement ? » Einstein pointe du doigt le
monopole de cette minorité (et de l’Église) sur l’éducation et l’information :
« C’est par ces moyens qu’elle domine et dirige les sentiments de la grande
masse dont elle fait son instrument aveugle. » Mais le physicien
s’interroge : « Comment est-il possible que la masse […] se laisse
enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? » et avance une hypothèse : « Je
ne vois pas d’autre réponse que celle-ci : l’homme a en lui un besoin de
haine et de destruction. » Puis, il précise : « Et loin de moi la pensée de ne
songer ici qu’aux êtres dits incultes. J’ai pu éprouver moi-même que c’est
bien plutôt la soi-disant “intelligence” qui se trouve être la proie la plus
facile des funestes suggestions collectives, car elle n’a pas coutume de
puiser aux sources de l’expérience vécue, et que c’est au contraire par le
truchement du papier imprimé qu’elle se laisse le plus aisément et le plus
complètement saisir. » Freud lui répond : « Du point de vue psychologique
[…] vous avez dit l’essentiel dans votre lettre », avant de s’étendre sur les
pulsions érotiques, ces instincts « qui veulent conserver et unir », et les
pulsions destructrices ou « instincts de mort ». Or, « ces pulsions sont tout
aussi indispensables l’une que l’antre », elles ont besoin l’une de l’autre en
toute réciprocité : « L’instinct de conservation est certainement de nature
érotique ; mais c’est précisément ce même instinct qui doit pouvoir recourir
23
à l’agression, s’il veut faire triompher ses intentions » .
Mais si Einstein et Freud soulignaient dans leur correspondance, sans
grandes illusions quant aux résultats, le rôle de l’éducation et de la culture
pour tenter de canaliser dans une autre direction la pulsion destructrice de
manière à prévenir les guerres, ainsi que la nécessité d’adopter une attitude
résolument militante contre la guerre, le haut apparatchik de la culture russe
et la foule sous la houlette de Poutine dans le stade « s’auto-affirment » en
célébrant la guerre. Identifiant dans l’autopréservation du pouvoir la
dimension politique de la phobie du féminisme et de l’hymne obsessionnel
à la masculinité chez les dirigeants russes, la poétesse russe Ekaterina
Margolis a écrit récemment des lignes que Freud aurait certainement
saluées : « L’antiféminisme (ana)chronique russe a maintenant atteint sa
conclusion logique atavique : la guerre actuelle pour “l’appartenance et le
territoire”, déclenchée et alimentée par un “État masculin” construit sur les
bas instincts et les notions de trahison. Ce n’est pas l’attitude d’un grand
frère, mais la rage d’un amoureux contrarié parce qu’on lui a préféré un
autre. La rage de la perte de contrôle et de possession 24. »
CHAPITRE XVII
Le néonazisme et l’Ukraine
Moscou :
« La masse de la population ukrainienne est nazie 1. »
Le néonazisme en Ukraine
La fin de l’URSS ne fut pas vécue de la même manière en Russie et en
Ukraine et cela s’explique par leurs histoires différentes À partir des années
1960, les Soviétiques, en particulier la jeune génération, déçus et lassés du
« socialisme », commença à croire que le capitalisme, en tant qu’ennemi
déclaré du soviétisme, était la panacée. Le rejet massif du système
conduisit, entre autres phénomènes, une large partie de la population russe à
réhabiliter mentalement et par simple opposition le régime contre lequel la
révolution d’octobre avait éclaté : le despotisme tsariste et son bras
idéologique, l’Église. En Ukraine, la réhabilitation ne pouvait être celle du
tsarisme en raison de l’ancienne oppression coloniale russe. Dans ce
contexte, la revendication nationale devint prioritaire. Mais, pendant la
Seconde Guerre mondiale, le nationalisme ukrainien avait inclus des
secteurs où l’anticommunisme et le nazisme se côtoyaient. Hitler, conscient
du but de nombre de ces nationalistes – l’indépendance de l’Ukraine –,
n’hésita pas à emprisonner des leaders tels que Stepan Bandera, car le projet
nazi était la conquête de l’Ukraine, le pillage de ses ressources naturelles et
la destruction de la nationalité ukrainienne.
L’argument de la nazification de l’Ukraine comporte deux aspects. La
première est la transformation sans nuances du nationalisme ukrainien en
nazisme par la propagande officielle russe. Cette opération vise le désir très
majoritaire, et même antérieur à 1917, de s’émanciper de la Russie. La
propagande russe n’est pas idéologiquement antinazie, mais
antinationaliste-ukrainienne. Pour les dirigeants russes, le nationalisme,
même avec un Z, n’est pas un problème tant qu’il est russe. Le second
aspect est que la même propagande soulève des faits et met en évidence des
éléments réellement nazis en Ukraine, mais les généralise pour conclure
sans nuance : « Ukraine égale nazisme. » Non seulement sans nuance, mais
en gommant l’évolution rapide des événements, afin de faire de ces
moments uniques ou secondaires une constante.
Quelle est l’importance du nazisme en Ukraine aujourd’hui ? La dérive
nazie, comme ses expressions les plus fréquentes, s’est exprimée dans deux
sphères : la pratique, en la personne des chefs de certains bataillons de
volontaires formés entre 2013 et 2014, et l’idéologie, liée à la mémoire. La
chronologie est importante. Le 21 novembre 2013, au milieu des pressions
exercées par Moscou, le Conseil des ministres, alors sous l’autorité du
président ukrainien Viktor Ianoukovitch, annonce la suspension de la
signature de l’accord d’association du pays avec l’Union européenne. La
réponse a été l’Euromaidan, un soulèvement populaire à Kyiv et dans un
grand nombre de villes ukrainiennes. Si l’on devait caractériser globalement
ce qui s’est passé sur la place Maidan à l’époque, il ne serait pas excessif
d’affirmer qu’il s’agit d’une tentative de rompre une fois pour toutes le lien
historique de vassalité avec la Russie. Face au soulèvement populaire de
février 2014, Ianoukovitch a pris la fuite pour réapparaître peu après à
Moscou.
L’Euromaidan a été rejoint par de petits groupes armés, notamment
Pravyï Sektor, dirigé par une poignée de militants ultranationalistes qui ont
combattu la répression de la police du président avant sa fuite. On estime
leur nombre à quelque 300 militants parmi les centaines de milliers ayant
occupé la place 2. Leur comportement a attiré des sympathisants et de
nouvelles recrues. Leur motivation générale était, selon les enquêtes et
recherches des sociologues et politologues, extrêmement vague, et leur
nationalisme était beaucoup plus proche du « patriotisme », c’est-à-dire
relevant d’une réaction contre l’interventionnisme russe, que du nazisme.
Un mois plus tard, le 18 mars 2014, en réponse au succès de la
contestation politique et sociale en Ukraine, le président russe a ordonné
l’annexion de la Crimée. Le sentiment antirusse, jusqu’alors très modéré,
est monté en flèche. Six semaines plus tard, l’unité Azov s’est formée, avec
moins de 100 combattants. Si l’idéologie nazie de ses dirigeants est
évidente, celle de la plupart de ses hommes est, comme dans le cas de
Pravyï Sektor, diverse, vague et majoritairement nationaliste. En 2017,
Azov comptait environ 1 500 hommes 3. Le gouvernement ukrainien a pris
la mesure du danger que ces unités de volontaires représentaient pour sa
propre stabilité. Afin de les contrôler et d’améliorer en même temps leur
capacité militaire, le gouvernement les a intégrés au ministère des Affaires
intérieures et à la Garde nationale.
La transformation en unités de combat de ce qui n’était au début de
2014 que des groupuscules limités est intimement liée à l’agression de la
Russie, concrétisée par les soulèvements séparatistes dans l’est de l’Ukraine
et l’annexion de la Crimée. Anna Colin Lebedev, qui a étudié sur le terrain
le profil social et politique des combattants volontaires dans la guerre contre
les séparatistes fomentée par Moscou, conclut son étude en soulignant les
conséquences de cette guerre pour l’ensemble de l’Ukraine :
bouleversement profond des valeurs et des trajectoires individuelles et
familiales, et militarisation directe ou indirecte de la société dans son
ensemble 4. Dans son analyse de l’activité tous azimuts des innombrables
acteurs non gouvernementaux, Lebedev a également montré ce que
l’expression « L’État c’est nous » des citoyens signifiait dans la bouche : la
société civile a conscience de prendre en charge les défaillances d’un État
ukrainien en construction et handicapé par la même corruption qui affectait
déjà l’URSS et qui a explosé depuis sa dissolution aussi bien en Russie
qu’en Ukraine 5.
Le deuxième aspect de l’influence de l’ultranationalisme ukrainien
s’exprime dans le domaine des symboles et de la mémoire. L’Institut
ukrainien du souvenir national (UIPN) a été créé en 2006 et dirigé par un
antisémite notoire, Ihor Iujnovsky, puis transformé en centre de recherche.
Ses travaux étaient orientés vers « l’histoire du mouvement de libération
nationale au XXe siècle », se concentrant en particulier sur l’Organisation
des nationalistes ukrainiens (OUN) et sa branche armée, l’Armée
insurrectionnelle ukrainienne (UPA). Le programme, sans précédent dans
l’historiographie antérieure, car il s’agissait de sujets interdits en URSS,
s’est inspiré des œuvres de l’émigration ukrainienne aux États-Unis. La
réhabilitation du nationalisme impliquait celle de la collaboration avec les
Allemands.
En 2006, une loi a été adoptée, qualifiant de « génocide » la grande
tragédie de 1932-1933, l’Holodomor : environ 3,5 millions de morts en
Ukraine, victimes de la famine provoquée par les décisions de Staline. Les
Ukrainiens ont ouvert les archives secrètes qui ont révélé l’hostilité de ce
dernier à l’égard de leur pays et le caractère non fortuit de cette tragédie,
même s’il faut ajouter que, bien que le Kremlin ait pris soin de la rendre
particulièrement mortelle en Ukraine, la famine provoquée par la
collectivisation des terres paysannes a exterminé entre 6 et 7 millions de
personnes dans toute l’URSS.
En 2007, le président Viktor Iouchtchenko a réhabilité et déclaré « héros
de l’Ukraine » Roman Shujevich, chef de l’OUN, qui portait l’uniforme de
la Wehrmacht lors de l’invasion de l’URSS en 1941 ; en 2010, il a fait de
même pour Stepan Bandera. Entre 2002 et 2010, Volodymyr Vyatrovich,
ultranationaliste, conseiller sur les questions historiques auprès du Service
de sécurité ukrainien et fervent admirateur de l’OUN, a dirigé le Centre
d’études du mouvement de libération de Lviv, dont la tâche principale était
de réhabiliter « tous les OUN, UPA, bataillons ukrainiens antisoviétiques de
la Wehrmacht et des SS 6 ».
Le rejet collectif par la population ukrainienne de la politique historique
d’Iouchtchenko, refus passé aujourd’hui sous silence par la propagande
russe, a joué un rôle important dans sa défaite électorale en 2010. Toutefois,
son successeur, le prorusse Ianoukovitch, a mené une politique en parfaite
symétrie à cet égard, en effaçant par exemple toute référence à
l’Holodomor. La victoire de Petro Porochenko en 2014 a permis à
Vyatrovich d’être nommé à la tête de l’UIPN. Sa politique s’inscrit dans la
tradition ultranationaliste et anticommuniste de l’OUN et de l’UPA. En
2015, les régimes nazis et communistes ont été déclarés également
criminels. Leurs emblèmes sont interdits, mais pas les partis néonazis et
fascistes ukrainiens. Le 9 mai, jour de la victoire sur l’Allemagne nazie, des
militants d’extrême droite ont attaqué le défilé des vétérans de l’Armée
rouge qui ont dû être protégés par la police. L’extrême droite ukrainienne a
adhéré au négationnisme et les sites commémoratifs de l’extermination des
Juifs ont été détournés pour commémorer également les victimes
nationalistes, un fonctionnement similaire à celui des Soviétiques qui,
jusqu’à la fin du régime, ont refusé de considérer la spécificité de
l’Holocauste et ont simplement intégré les victimes juives dans le coût
global de la Seconde Guerre mondiale en URSS. Cependant, les résultats
des élections de 2019 ont montré que les Ukrainiens n’ont pas accepté
l’opération antihistorique de l’extrême droite.
Il est clair que toute tentative de réhabilitation de la collaboration avec
les nazis est inconcevable et toute complicité avec le nazisme,
condamnable. Dans le cas des nations qui composaient l’URSS, la tentative
de reconnaître la collaboration comme positive semble, à première vue,
encore plus incompréhensible, même si, comme on l’a vu, la plaque dans
l’église moscovite de la Toussaint confond dans le même hommage les
combattants nazis et soviétiques. Les raisons de ces tentatives doivent être
clarifiées, et expliquer ne signifie en rien justifier. L’histoire apporte des
éclaircissements. Rappelons quelques faits. Lorsque les troupes
napoléoniennes ont envahi la Russie en 1812, s’est immédiatement
répandue dans les campagnes une rumeur selon laquelle les Français étaient
venus libérer la paysannerie du régime du servage. Aujourd’hui, nous
savons que les célèbres guérilleros paysans qui se sont soulevés contre
l’envahisseur ne sont apparus que lorsque l’occupation française a apporté
le pillage, le viol et la mort au lieu de l’émancipation du servage. Ce n’est
qu’après plusieurs mois de guerre que les paysans ont commencé à
percevoir les Français comme un ennemi commun. Pendant la guerre de
Crimée (1853-1856), la même rumeur qui avait circulé en 1812 s’est
répandue : les Français faisaient la guerre pour exterminer les propriétaires
terriens et libérer les paysans du servage 7. Les rumeurs rurales d’une
invasion britannique en 1927, renforcées après l’expropriation des terres
paysannes et la collectivisation forcée en 1930, portaient un argument
similaire : ils viennent nous libérer des communistes et nous rendre nos
terres. Nous savons très peu de chose sur la collaboration avec les
occupants nazis en Russie même, mais nous savons combien l’un des
arguments de la propagande allemande avait de poids parmi la population :
nous envahissons pour exterminer les Juifs et les communistes 8. Les
illusions que l’invasion allemande en 1941 avait fait naître au sujet de
l’indépendance se dissipèrent très rapidement devant la brutalité assassine
d’un occupant qui considérait les Ukrainiens – de même que les Slaves en
général – comme des sous-humains. L’influence des initiatives prises par
les éléments ultranationalistes et néonazis ukrainiens dans la revendication
des figures collaborationnistes ces dernières années répond à la même
logique : la transformation mémorielle de la collaboration en actes
patriotiques visant à obtenir l’indépendance de l’Ukraine par rapport à
l’URSS et à la Russie, et l’utilisation politique du ressentiment collectif
causé par l’Holodomor.
Selon la propagande du Kremlin, la population de l’Ukraine était si
massivement sous influence nazie qu’il fallait l’envahir pour la dénazifier.
Si cela était vrai, cela signifierait que M. Ianoukovitch, le candidat de
Moscou qui a remporté l’élection présidentielle en 2010, aurait été élu par
des nazis… Il faut se rendre à l’évidence : si l’influence du nationalisme a
brusquement augmenté – et largement exagéré quant au néonazisme –, ces
dernières années en Ukraine, elle a été alimentée par l’intervention russe
depuis 2014. La propagande russe insiste sur l’influence nazie pour cacher
le fait que la population ukrainienne dans son immense majorité n’y adhère
pas, comme en témoignent les dernières élections, lors desquelles les
groupements nationalistes unis n’ont même pas réussi à entrer au
Parlement.
Le 21 avril 2019, au second tour de l’élection présidentielle, le
« putschiste », comme on appelle à Moscou Volodymyr Zelensky, obtient
13 541 528 de voix (73,2 %). Son adversaire, le pro-occidental Petro
Porochenko, en a obtenu 4 522 320 (24,5 %). Quant à Ruslan
Koshulynskyi, le candidat d’extrême droite, il a fait un score de 307 244
(1,6 %) au premier tour. Lors des élections législatives, Pravyï Sektor a
participé à une liste unie de partis d’extrême droite avec Initiative
gouvernementale, Corps national et Svoboda. Cette coalition n’a obtenu que
2,15 % des voix de la liste électorale nationale et n’a remporté aucun siège.
Affirmer comme le fait le Kremlin que la société ukrainienne est nazie
et que le président Zelensky est issu d’un coup d’État met en évidence le
mépris envers les décisions souveraines des peuples. En Europe de l’Est,
quatre pays ont une longue et tragique histoire d’antisémitisme. Il s’agit de
la Pologne, où les survivants juifs de l’Holocauste ont été assassinés par des
Polonais immédiatement après la guerre, de l’Ukraine, de la Russie et du
Bélarus, toutes terres de pogroms. Le premier grand et sanglant pogrom
moderne (1881-1883) éclate en Ukraine avant de se propager en Russie 9. Il
n’y a aucun doute sur ce qui a sous-tendu le nazisme : le racisme, en
particulier l’antisémitisme. Pourtant, aujourd’hui, 73 % de la population
ukrainienne a élu à la présidence un homme qui ne cache pas sa judéité. Ce
n’est qu’en refusant volontairement de voir la réalité que l’on peut ne pas
percevoir le changement dans la société ukrainienne. La formule
« l’Ukraine est nazie » est injustifiée. La prétendue « dénazification » est un
pur objet de propagande et les méthodes employées par Poutine pour la
mener à bien sont identiques à celles utilisées au Vietnam et que, à
l’époque, le monde qualifiait de nazies. La légitimité de Zelensky réside
dans ces 73 % de voix. Traiter l’actuel président ukrainien de « putschiste »
ou prétendre que l’Ukraine est aux mains des nazis n’est pas, loin de là, une
simple erreur de jugement.
Y a-t-il des groupes nazis en Ukraine ? Oui. Sont-ils assez puissants
pour influencer l’orientation politique du pays ? Le vote à 73 % en faveur
d’un Juif est la réponse à cette question. Y a-t-il sur ce territoire plus ou
moins de nazis qu’en Russie ? Nous ne le savons pas, mais
proportionnellement, ils sont probablement comparables, car il n’est pas
nécessaire de porter la croix gammée pour être un néonazi, ni de répéter des
propos antisémites.
Bien plus importante que le nombre de nazis est la dynamique
historique. Si l’on compare les parcours politiques de la Russie et de
l’Ukraine depuis la dissolution de l’URSS, on observe deux tendances
opposées : la Russie s’est acheminée vers la double restauration et
innovation d’une politique impériale sur le terrain international et d’un
régime dictatoriel à l’intérieur de ses frontières. En Ukraine, la société a su
et a pu choisir et avancer vers une démocratie parlementaire à l’occidentale.
Dans les deux pays, ces tendances sont confrontées à des oppositions qui,
pour le moment, échouent.
CHAPITRE XVIII
Un État moderne ?
Le Maître est plus que son Domaine
Privatisation de la couronne
Entre persistances et discontinuités
Le kaléidoscope
Le malentendu
La grande innovation
Au-delà de la conjoncture
L'objectif principal de l'invasion
Les valeurs que « la Russie devrait être en mesure d'offrir au monde » dans le nouvel ordre
Les objectifs de l'invasion
Le néonazisme en Ukraine
Chapitre XVIII - La responsabilité des dirigeants
1. Reinhart Koselleck, « Wiederholungsstrukturen in Sprache und Geschichte », Saeculum.
Jahrbuch für Universalgeschichte, 57, no 1, 2006, p. 2. Je souligne.
2. Revue d’Études Slaves, 1994, no 1, p. 125-134.
3. C. S. Ingerflom, « Sobre el concepto de Estado en la historia de Rusia », Historia
Contemporánea, Bilbao, 2004 (I), no 28, p. 53-60 ; « Novoevropejskaja paradigma
gosudarstvennosti », Rossija XXI, no 2, 2011, p. 110-127 ; « Loyalty to the State under Peter the
Great ? Return to the sources and the historicity of concepts », in C. S. Ingerflom (ed.) et alii,
Loyalties and Solidarities in Russian History, SSEES, London, University College London,
2013, p. 3-19 ; « Theoretical premises and cognitive distortions from the uncritical use of the
concept of “State” : The Russian Case », in Juan Carlos Garavaglia, Christian Lamouroux and
Michael J. Braddick (ed.), Serve the Power(s). Serve the State: America and Eurasia, Newcastle
upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2016, p. 222-243 ; « Rekviem po paradigme
“Gosudarstvo-Obshchestvo” », Uralskii Istoricheskij Vestnik, 2022, no 3 (76), p. 74-83.
1. Pour une analyse détaillée de ces termes et leur usage à travers les siècles ; voir
C. S. Ingerflom, Le Tsar c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir
Poutine, Paris ; Puf, 2015.
2. Disponible en ligne :
https://www.facebook.com/TheInsiderRussia/vidéos/773003653677855.
3. Disponible en ligne : https://mundo.sputniknews.com/20220217/lavrov-qualifie-les-
déclarations-sur-l’incursion-de-la-russie-en-ukraine-1121809112.html.
4. Vladimir Poutine, « Rossija na rubeje tysiacheletij » (« La Russie au tournant du
millénaire »), Nezavisimaja Gazeta, 30 décembre 1999.
5. Sergueï Karaganov, « It’s not Really about Ukraine », RT, 8 février 2022. Disponible en
ligne : https://www.rt.com/russia/548630-decades-long-standoff-nato/.
6. 4 novembre 2016. Disponible en ligne : https://er.ru/activity/news/putin-nash-dolg-opirayas-
na-duhovnye-zavety-i-tradicii-edinstva-idti-vpered-obespechivaya-preemstvennost-
istorii_148174. Je souligne.
7. Le discours annuel du président Vladimir Poutine devant l’Assemblée fédérale, au Kremlin,
en présence de plus d’un millier d’invités, le 4 décembre 2014. Disponible en ligne :
http://www.consultant.ru/document/cons_doc_LAW_171774. Je souligne.
8. 17 mars 2022. Disponible en ligne : https://veved.ru/events/172786-prezident-putin-o-pjatoj-
kolonne-i-samoochischenii-obschestva-v-rossii-tekst-obraschenija.html. Je souligne.
9. 26 février 1947. Iosif V. Staline, Sochinenija (Œuvres), Tver, Soiuz, 2006, vol. 18, p. 435.
10. Staline, ibid., vol. 5, p. 71.
11. 17 mars 2022. Disponible en ligne : https://veved.ru/events/172786-prezident-putin-o-
pjatoj-kolonne-i-samoochischenii-obschestva-v-rossii-tekst-obraschenija.html. Je souligne.
12. Les lignes précédentes doivent également être citées : « les mots et la langue ne sont pas de
petits sachets dans lesquels les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des
paroles et des écrits. C’est seulement dans le mot, dans la langue, que les choses deviennent et
sont ». Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. Gilbert Kahn, Paris, Gallimard,
1967, p. 26.
13. Leonid Gosman, « Pochemu eto stalo vozmozhnym. Rekviem po gosudarstvu
rossijskomu » (« La raison pour laquelle cela est devenu possible. Requiem pour l’État russe »).
Disponible en ligne : https://novayagazeta.ru/arti-cles/2022/02/25/pochemu-eto-stalo-
vozmozhnym.
14. Disponible en ligne : https://theins.ru/news/249006?fbclid=IwAR-2pKwWR-
Yz3wlDiHz5eG-bztsq0kz7CHzYaAVY74fX7IwuJd27tDuLZRPg.
15. R. Koselleck, « Staat und Souveränität », Otto Brunner, Werner Conze et R. Koselleck
(ed.), Geschichtliche Grundbegriffe : historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in
Deutschland, t. VI, Stuttgart, Klett-Cotta, 1990. Une partie de cette section sur l’État et la
souveraineté fut rédigée par W. Conze. Dans chaque citation sera indiqué le nom de l’auteur.
16. R. Koselleck, « Histoire des concepts et histoire sociale », dans idem, Le Futur passé.
Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 110-111.
1. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France (1977-1978),
op. cit.
2. Jean-Daniel Forest, Mésopotamie, l’apparition de l’État, VIIe-IIIe millénaire, Milan, Jaca
Book, 1996, p. 241-244, cité par Jean-Louis Huot, « Vers l’apparition de l’État en Mésopotamie.
Bilan des recherches récentes », Annales, Histoire, Sciences Sociales, no 5, 2005, p. 973.
3. Pavel Akselrod, dirigeant populiste et l’un des pères du marxisme ruse écrivait : « La société
russe dans son ensemble, tout le peuple russe en tant que force sociale n’ont pas connu une vie
active dans l’ancienne Russie. Seul l’État était une force historique active. Quant à la société,
elle jouait le rôle […] de la cire, à laquelle le pouvoir de l’État attribuait, selon ses besoins
socio-politiques, telle ou telle forme. Si la Russie a marché plus ou moins en avant, elle le doit
moins à la pression et à la croissance organique et spontanée des forces sociales qu’au
développement et à la complexité croissante des intérêts et des besoins immédiats de l’État », in
P. A. Berlin, V. S. Voitinskij, B. I. Nikolaevskij (eds), Perepiska G. V. Plekhanova i
P. B. Aksel’roda, Moscou, 1925, t. I, p. 249. Chez Gramsci : « En Orient, l’État était tout, la
société civile était primitive et gélatineuse ; en Occident, il y avait une relation équitable entre
l’État et la société civile, et sous le tremblement de l’État, une structure robuste de la société
civile était évidente », Quaderni del carcere, Turin, Einaudi, 2014, p. 866-867.
4. Voir le stimulant article de Katja Ruutu, « The Concept of State and Society in Defining
Russia’s Domestic Political Unity: a Research Note », Europe-Asia Studies, vol. 69, no 8,
octobre 2017, p. 1152-1162.
5. C. S. Ingerflom, Le Citoyen impossible. Les sources russes du léninisme, Paris, Payot, 1988.
6. C. S. Ingerflom, Le Tsar c’est moi. L’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir
Poutine, op. cit.
7. Sur cette option méthodologique : M. Foucault, Dits et Écrits, IV, 1980-1988, Paris,
Gallimard, 1994, p. 225.
8. Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being: A Study of the History of an Idea (1936),
Harvard University Press, 2005.
9. Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, Paris, Puf, 2007 ; Monique Chemillier-Gendreau,
De la guerre à la communauté universelle. Entre droit et politique Paris, Fayard, 2013.
10. Sandro Chignola et Giuseppe Duso (ed.), Sui concetti Giurici e politici della Costituzione
dell’Europa, Milan, Franco Angeli, 2005 ; G. Duso, « Oltre il nesso sovranità-rappresentanza :
un federalismo senza Stato ? », in M. Bertolissi, G. Duso, A. Scalone, Ripensare la
Costituzione, Milan, Polimetria, 2008, p. 183-210 ; G. Duso, A. Scalone, Come pensare il
federalismo. Nuove categorie e trasformazioni costituzionali, Milan, Polimetria, 2010.
11. Quentin Skinner, « From the State of Princes to the Person of State », in idem, Visions of
Politics, vol. 2, Renaissance Virtues, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 368-
413.
12. « Staat, ruckt als Begriff zum autonomen Handlungsubjekt auf », R. Koselleck, « Staat und
Souveränität », art. cité, p. 27.
13. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit. Je souligne.
14. R. Koselleck, « Enleitung », in O. Brunner, W. Conze, R. Koselleck, Geschichtliche
Grundbegriffe, op. cit., vol. 1, p. 18. Je souligne.
15. « La sémantique du mot État (Staat) et ses champs de référence sont modifiés à l’époque de
la Révolution française par parties et rapidement. Ce n’est qu’à ce moment que le mot acquiert
en allemand le caractère d’un concept fondamental qui ne peut être remplacé par aucune autre
expression », R. Koselleck, « Staat und Souveränität », art. cité, p. 24. Ces propos sont aussi
valables pour les langues latines.
16. R. Koselleck, « Histoire des concepts et histoire sociale », art. cité, p. 109. Souligné par
l’auteur.
1. https://borgestodoelanio.blogspot.com/2019/01/jorge-luis-borges-osvaldo-ferrari-el.html.
2. R. Koselleck, « Histoire des concepts et histoire sociale », art. cité, p. 109.
3. R. Koselleck, « Die Geschichte der Begriffe und Begriffe der Geschichte », in idem,
Begriffsgeschichten. Studien zur Semantik und Pragmatik des politischen und sozialen Sprache,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2006, p. 66.
4. « Staat als unableitbares Handlungssubjekt », R. Koselleck, « Staat und Souveränität »,
art. cité, p. 25.
5. Hofstaat : littéralement « État de cour », au sens de la formule « société de cour » forgée par
Norbert Elias.
6. R. Koselleck, « Staat und Souveränität », art. cité, p. 2.
7. W. Conze, « Staat und Souveränität », art. cité, p. 6. Conze se refère à Otto Hintze, « Wesen
und Wandlung des modernen Staats » (1931), in O. Hintze, Staat und Verfassung, gesammelte
Abhandlungen zur allgemeinen Verfassungsgeschichte, Gerhard Oestreich (ed.), 2e ed., Gotinga,
1962, p. 470 sq.
8. Certes, l’importance accordée tantôt à « l’État », tantôt à la « société » comme « moteurs de
l’histoire russe » a varié. Mais ces variations supposent leur présence et ne mettent en doute la
pertinence de ces deux concepts en tant que catégories d’analyse, ni en conséquence la validité
du paradigme étatique. À côté de cette tendance dominante, les appels à la prudence dans le
maniement du concept « État » n’ont pas manqué. On a estimé que la construction de l’État
demeurait incomplète y compris au XIXe-XXe siècles et on a aussi considéré que l’organisation
politique soviétique ne s’inscrivait pas dans un ordre étatique. Voir Thomas Lowit, « Y a-t-il des
États en Europe de l’Est ? », Revue française de sociologie, no 20, 1979, p. 431-466 ; John
A. Amstrong, Nations before Nationalism, University of North Carolina Press, 1982, p. 129-
130 ; les commentaires de Pierangelo Catalano, dans Popoli e spazio roamno tra diritto e
profezia, Atti del III Seminario Internazionale di Storici « Da Roma alla Terza Roma.
Documenti e Studi. Studi III (1983) », Naples, éditions scientifique italienne, 1986, p. 18-20 ;
John P. LeDonne, Ruling Russia. Politics and Administration in the Age of Absolutism 1762-
1796, Princeton, 1984, VII, 13-17, p. 349 ; idem, Absolutism and the Ruling Class: the
Formation of the Russian Political Order, 1700-1825, Oxford, Oxford University Press, 1991,
19, 56-7, 60, 92, 112, p. 311 ; Alfred J. Rieber, « Landed Property, State Authority, and Civil
War », vol. 47, Slavic Review, no 31, 1988 ; William Rosenberg, « Social Mediation and State
Construction(s) in Revolutionary Russia », Social History, vol. 19, no 2, 1994 ; R. D. Markwick,
« What Kind of State is the Russian State – if There is One? », Journal of Communist Studies
and Transition Politics, vol. 15, no 4, dec. 1999, p. 111-130 ; Simon Dixon, The Modernisation
of Russia, 1676-1825, New York, Cambridge University Press, 1999, p. 256 ; Geoffrey Hosking,
Russia and he Russians. A History from Rus to the Russian Federation, Londres, Allen Lane,
The Penguin Press, 2001, p. 190, 240. L’historien qui est allé le plus loin dans une approche de
la notion « État » en Russie en s’appuyant sur l’œuvre de Skinner est Oleg Kharkhordin, « What
is the State? The Russian Concept of Gosudarstvo in European Context », History and Theory,
vol. 40, no 2, 2001, p. 206-240, in idem, Main Concepts of Russian Politics, Lanham, University
Press of America, 2005, p. 1-40. À ma connaissance, la pertinence du paradigme étatique pour
l’histoire russe n’a pas fait l’objet d’un débat spécifique. Nous avons eu néanmoins un échange
stimulant dans la table ronde coordonnée par Valerie Kivelson, « Should Historians Call Russia
a State ? » à l’American Association for the Advancement of Slavic Studies (AAASS) de
Nouvelle-Orléans en 2007, avec la participation de Nancy Kollmann, John LeDonne, Daniel
Rowland et moi-même.
9. Les historiens du droit international se plaignent à juste titre de « l’extension abusive » du
terme « État », « utilisé pour caractériser tout type d’entité souveraine à toute période de
l’histoire ». Daniel E. Rojas, Warren Pezé, « The International Order under Threat. A Historical
and Political Perspective on Recognition », in idem (ed.), International Recognition. A
Historical and Political Perspective, Tubingue, Mohr Siebeck, 2022, p. 16.
10. Stephan Skalweit, Der « moderne Staat ». Ein historischer Begriff und seine Problematik,
Rheinisch-Westfälische Akademie der Wissenschaften, Vorträge G 203, Opladen, 1975, p. 17-
18.
11. J’utilise le mot « occidental » par commodité, sans oublier l’hétérogénéité des constructions
politiques en Europe et ailleurs.
12. On a récemment écrit : « historians hardly ever define their concepts, and in historical
contexts the terme state is used in a fairly broad sense about any highly organised political
community », Mogens Herman Hansen, Polis and City-State. An Aancient Concept and its
Modern Equivalent, Acts of the Copenhagen Polis Centre, vol. 5, Historisk-filosofiske
Meddelelser 76, Copenhague, The Royal Danish Academy of Sciences and Letters,
Munksgaard, 1998, p. 35.
13. Augustin Thierry, Essai sur l’histoire du tiers état, préface, 2e éd., p. 9.
14. Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France, postface de Jean-Michel Rey, Paris,
Payot, 2009, p. 18-21. Je souligne.
15. Sur ce point, Koselleck a critiqué Brunner : « Ce serait une erreur théoriquement
indéfendable, que de vouloir comprendre l’histoire seulement à partir de ses propres concepts,
par exemple comme identité du Zeitgeist [esprit du temps] tel qu’il s’est articulé dans la langue,
et de l’ensemble événementiel de la période en question », R. Koselleck, in « Histoire des
concepts et histoire sociale », Le Futur passé, op. cit., p. 110-111. Sur ces divergences entre
Koselleck et Brunner dans le traitement des sources, voir Sandro Chigniola, « Diferencia y
Repetición. Otto Brunner, R. Koselleck, la historia conceptual », Conceptos Históricos, vol. 1,
no 1, 2016, p. 18-38.
16. Jesús Lalinde Abadîa, « España y la Monarquía universal (en torno al concepto de Estado
moderno) », Quaderni Fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, Milan, 1986,
p. 109-166 ; Bartolomé Clavero, Tantas personas como Estados. Por una antropología política
de la historia europea, Madrid, Tecnos, 1986 ; idem, « De un estado, el de Osuna, y un
concepto, el de Estado », Anuario de Historia des derecho español, t. 57, Madrid, 1987, p. 945-
964 ; António Hespanha, Vísperas del Leviatán. Instituciones y poder político (Portugal, siglo
XVII), Madrid, Taurus, 1989 ; Jean-Frédéric Schaub, « Le temps et l’État ; vers un nouveau
régime historiographique de l’Ancien régime français », Quaderni Fiorentini, no 2, 1996.
17. G. Duso (ed.), Il potere, per la storia della filosofía política moderna, Rome, Carocci,
1999 ; C. Garriga, « Orden Jurídico y poder político en el antiguo régimen », in Istor Revista de
historia internacional, no 16, 2004 ; Jean-Frédéric Schaub, « La notion d’État moderne est-elle
utile ? Remarques sur les blocages de la démarche comparatiste en histoire », Cahiers du Monde
russe, no 1-2, vol. 46, 2005, p. 51-64 ; G. Duso, « Il potere e la nascita dei concetti politici
moderi », S. Chignola, G. Duso, Storia dei concetti e filosofia politica, Franco Angeli, 2008,
p. 158-200 ; A. Agüero, Castigar y perdonar cuando conviene a la República. La justicia penal
de Córdoba del Tucumán, siglos XVII y XVIII, Madrid, Centro de Estudios Políticos y
Constitucionales, 2008 ; M. Moriconi, Política, piedad y jurisdicción. Cultura jurisdiccional en
la Monarquía Hispánica. Liébana en los siglos XVI-XVIII, Rosario, Prohistoria, 2011 ;
D. Barriera, Abrir puertas a la tierra. Microanálisis de la construcción de un espacio político.
Santa Fe, 1573-1640, 2e éd., Santa Fe, Museo Histórico Provincial, 2017 ; A. Casagrande,
Gobierno de justicia, Poder de policía. La construcción oeconómica del orden social en Buenos
Aires (1776-1829), Valence, Tirant lo Blanch, 2019.
18. Paolo Grossi, L’ordine giurídico medievale, Bari, Laterza, 2006 ; idem, Mitologie
giuridiche della modernità, Milan, Dott. A Giuffre Editore, 2007.
1. R. Koselleck, « Wiederholungsstrukturen in Sprache und Geschichte », art. cité, p. 11.
2. R. Koselleck, « Zeitschichten » [1995], repris in idem, Zeitschichten. Studien zur Historik,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2000, p. 19-26.
3. Voici un exemple : un historien qui ne cachait pas son aversion pour les mouvements
populaires et un autre, connu par son empathie pour l’histoire de l’anarchisme, ont tous deux
conclu que les massives insurrections russes du XVIIe siècle étaient des mouvements « d’un
peuple profondément conservateur » et orientées « contre l’État ». Martin Malia, Comprendre la
Révolution russe, Paris, Seuil, 1980, p. 43-44 ; Paul Avrich, Russian Rebels, 1600-1800, 2e éd.,
New York, W. W. Norton and Company, 1976, p. 116-118, p. 256, p. 258. Voir aussi « Les
révoltes du XVIIe siècle, en France, en Russie et en Chine, ont été des réactions contre l’État »,
Roland Mousnier, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du XVIIe siècle (France,
Russie, Chine), Paris, Calmann-Lévy, 1967, p. 350. Mais l’expression « contre l’État » est
intraduisible dans la langue russe du XVIIe siècle, car le concept d’État n’existait pas dans la
Moscovie patrimoniale. La traduction littérale serait « protiv gossoudarstva », ce qui au
e
XVII siècle signifiait : « contre le Domaine du Maître [ou Seigneur] ». La coïncidence, malgré
des options politiques opposées, dans l’interprétation inexacte d’une insurrection populaire, se
fonde sur le partage des mêmes prémisses théoriques qui vident les concepts de leur historicité.
4. R. Koselleck, « Die Geschichte der Begriffe und Begriffe der Geschichte », art. cité, p. 61. Je
souligne.
5. « Face à l’actuel, le passé, lui aussi, est dépaysement », Fernand Braudel, Écrits sur
l’histoire, Paris, Flammarion, « Champs », 1969, p. 59.
6. Une brève excursion pour illustrer mon propos : aux XIXe et XXe siècles, sawlat en persan,
comme dawla dans les langues islamiques, était utilisé de manière interchangeable pour l’État
ou le gouvernement. La racine de dawla est d.w.l. : cela signifiait « tourner », à l’instar, par
exemple, de la roue de la fortune qui mène un groupe d’humains vers le haut et un autre vers le
bas. Bernard Lewis, « Hukumet et Devlet », Belleten, Ankara, vol. 46, no 182, 1982. En coréen,
la sémantique de kukka concerne à la fois la règle familiale et dynastique, et est similaire à ce
qui se passe en Chine (kuo-chia) et au Japon (kokka). Kyung Moon Hwang, « Country or State?
Reconceptualizing Kukka in the Korean Enlightenment period 1896-1910 », Korean Studies,
2000, no 24. Tim Sung Wook, The Concepts of State (kuo-chia) and People (min) in the Late
Ch’ing, 1890-1907 : The Case of Liang Ch’i-ch’ao, T’an Ssu-t’ung and Huang Tsun-hsien,
thèse de doctorat, Berkeley, University of California, 1980.
7. Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe : La pensée postcoloniale et la différence
historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
8. R. Koselleck, « Histoire des concepts et histoire sociale », art. cité, p. 110.
9. « Begriffe als solche haben keine Geschichte. Sie enthalten Geschichte, haben aber keine »,
R. Koselleck, « Begriffsgeschichtliche Probleme der Verfassungsgeschichtsschreibung », in
W. Conze (ed.), Theorie der Geschichtswissenschaft und Praxis des Geschichtsunterrichts,
Sttutgart, Klett, 1972, p. 14. Dans cet énoncé, on peut comprendre que le concept appartient à
un contexte : il contient la multiplicité de l’expérience historique de son temps. Quentin Skinner
est parvenu à une conclusion similaire mais à partir de prémisses différentes.
10. Sur la traduction de Schichten par « sédiments » au lieu de « strates », les traducteurs vers
l’anglais du livre de Koselleck ont fourni une explication qui mérite d’être citée : « Le mot
allemand et le titre du livre de Koselleck est Zeitschichten, qui unit le “temps” (Zeit) à la
“strate” (Schichten). Étymologiquement Geschichte vient de Geschehen (événement,
occurrence) et Gesteinsschichten (strate rocheuse). Ce terme présente une image spatiale de
différentes couches qui coexistent, mais fait également allusion au processus de ces couches qui
s’accroissent ou se sédimentent à des vitesses différentes. C’est en bonne partie pour accéder à
ce processus d’accrétion (et d’érosion) dans le temps que nous avons choisi de traduire
Zeitschichten par “sédiments” du temps plutôt que par “strates”, plus précises géologiquement.
La métaphore des sédiments capture le rassemblement, la construction et la solidification en
couches d’expériences et d’événements, ainsi que les tensions et les lignes de faille qui
surgissent entre différents types de formations sédimentées », Stefan-Ludwig Hoffmann, Sean
Franzel, « Introduction: Translating Koselleck », in R. Koselleck, Sediments of Time. On
possible Histories, Stanford, Stanford University Press, 2018, p. 14.
11. Sur ce thème, on pense naturellement à Fernand Braudel, cité par Koselleck à plusieurs
reprises. Une analyse quelque peu détaillée de convergences et divergences entre ces deux
historiens à propos du et des temps ne peut pas être entreprise ici. Signalons cependant que sous
les deux plumes, le temps naturel hors du contrôle des humains est distingué du temps de
l’histoire. Chez Braudel le temps historique est le plus souvent au singulier, tandis que
« pluralité du temps », « les temps » et leur « multiplicité » se réfèrent aux durées : longue,
moyenne, courte. Les deux auteurs soulignent la présence du passé dans le présent, encore que
l’historien de la Méditerranée la conçoive comme « permanence ou survivance », dans une
perspective me semble-t-il surtout linéale, tandis que chez Koselleck, c’est la simultanéité de
temps différents qui est au centre de sa théorie de l’histoire (Historik). Il propose en
conséquence de reprendre l’approche méthodologique de Braudel, mais en le dégageant du
« circuit parallèle des trois durées » pour la ramener vers un schéma anthropologiquement
fondé, soit commun au genre humain, qui contient simultanément plusieurs strates temporelles,
abritant donc la répétabilité et l’innovation. F. Braudel, « La longue durée », Annales, vol. 13,
no 4, 1958, et Écrits, op. cit., p. 43-45, p. 50-51, p. 54 ; R. Koselleck, « Einleitung »,
Zeitschichten, op. cit., p. 13-14.
12. R. Koselleck, « Die Geschichte der Begriffe und Begriffe der Geschichte », art. cité, p. 21.
13. C. S. Ingerflom, « ¿Cómo pensar los cambios sin las categorías de ruptura y continuidad? »,
Res Publica. Revista de Filosofia Política, no 16, 2006, p. 129-152. Idem, « Kak osmyslit’
peremeny, ne pol’zujas`kategorijami razryva i preemstvennosti : germenevticheskij vzgljad na
revoljutsiju 1917 g. v svete istorii ponjatii », Filosofija. Jurnal Vysshej shkoly e’konomiki, 2018,
t. II, p. 171-204.
14. R. Koselleck, « Begriffliche Innovationen der Aufklärungssprache », in
Begriffsgeschichten, op. cit., p. 339. Je souligne.
15. R. Koselleck, « Wiederholungsstrukturen in Sprache und Geschichte », art. cité, p. 2.
16. Pour une analyse de cette stratégie, voir le chapitre 3 de mon livre Le tsar, c’est moi, op. cit.
17. Voir ici.
18. Il existe plusieurs éditions de ce dialogue. J’ai utilisé I. V. Stalin, Sochinenija, t. XVIII,
Tver, Soiuz, 2006, p. 433-440.
19. Un tableau de cette situation dans K. I. Erusalimskii, « Zachem nam nuzhny pamiatniki
Ivan Groznomu ? », Istoricheskaia Ekspertiza, 1, no 22, 2020, p. 48-73.
20. Face à l’inflation de l’usage de ce terme, rappelons le sens qu’il a pour l’analyse historique :
« Déconstruire » pour « désassembler », « désidémenter des structures » qui « forment l’élément
discursif dans lequel nous pensons », opération en soi-même « historique ». Jacques Derrida,
« Lettre à un ami japonais », in Psyché, Paris, Galilée, 1987, p. 387-393 ; idem, « Qu’est-ce que
la déconstruction ? », Le Monde, 12 octobre 2004.
1. R. Koselleck, « Über die Theoriebedurftigkeit der Geschichtswissenschaft », Zeitschichten,
op. cit., p. 309.
2. Georges G. Iggers, The German Conception of History [1968], University Press of New
England, 1988.
3. « In der Weltgeschichte kann nur von Völkern die Rede sein, welche einen Staat bilden »,
G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophieder Geschichte, Werke in zwanzig Bänden,
Bd. XII, 1986, p. 56. Pour une récente mise au point du thème « Hegel et la Russie », voir Ana
Siljak, « Between East and West: Hegel and the Origins of the Russian Dilemma », Journal of
the History of Ideas, no 62, 2, 2001, p. 335-358. Sur l’influence de Hegel sur les historiens
russes du XIXe siècle : A. N. Meduchevskij, « Gegel’ i gossoudarstvennaja chkola russkoj
istoriografii », Voprosy Filosofii, no 3, 1988, p. 103-115.
4. G. W. F. Hegel, La Philosophie de l’Histoire, Myriam Bienenstock (dir.), Paris, Le Livre de
Poche, 2009, p. 95 ; idem, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé, trad. Bernard
Bourgeois, Paris, Vrin, 2012, § 549.
5. Avant ces historiens, le terme gossoudarstvo avait déjà fait l’objet de polémiques, mais il
était utilisé dans le sens de « territoire centralisé et indépendant ». Pour Polevoi, le
gossoudarstvo émerge après le joug mongol et il titre son œuvre Istorija Russkogo naroda
(Histoire du peuple russe) contre Karamzin, qui avait publié Istorija Russkogo gossoudarstva.
(Histoire de l’État russe). Voir Paul Miliukov, Glavnye tetchenija russkoj istoritcheskoj mysli,
Saint-Pétersbourg., 1913, p. 301-302. Kaveline reproche à Pogodin et Karamzin une histoire
politique superficielle du gossoudarstvo ignorant sa structure interne et la confusion, chez
Pogodin, entre politique et histoire qui faisait de celle-ci un garant de l’ordre actuel.
K. D. Kaveline, « Istoritcheskie trudy M. P. Pogodina », in idem, Sobranie Sotchinenij, t. I,
Saint-Pétersbourg, 1897, p. 231-235. Sur les rapports entre Karamzin et l’école étatique, Joseph
L. Black, « The “State School” Interpretation of Rusian History: a Re-Apraisal of Its Genetic
Origins », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Band 21, Heft 4, 1973, p. 509-530.
6. Sur l’actualité de l’école, voir entre autres, les constats de V. A. Kitaev, Ot Frondy k
okhranitel’stvu. Iz istorii russkoii liberal’noi mysli 50-60x godov XIX veka, Moscou, 1972 ; idem,
« Gossoudarstvennaja chkola v russkoj istoriografii : vremja pereocenki ? », Voprosy Istorii,
no 3, 1995, p. 161-164 ; Elizabeth Beyerly, The Europecentric Historiography of Russia, Paris-
La Haye, Mouton, 1973 ; Nancy Kollmann, Kinship and Politics. The Making of the Muscovite
Political System, 1345-1547, Standford Univeristy Press, 1987, p. 9-11 ; Valerie Kivelson,
Autocracy in the Provinces. The Muscovite Gentry and Political Culture in the Seventeenth
Century, Stanford University Press, 1996 ; Paul Bushkovitch, Peter the Great. The Struggle for
Power, 1671-1725, Cambridge University Press, 2001, p. 1-2.
7. Gary M. Hamburg, Boris Chicherin and Early Russian Liberalism 1828-1866, Stanford
University Press, 1992, p. 101.
8. Le cours que Tchitcherine dicta sur Hegel à l’université permet de voir quels éléments de la
Philosophie du Droit l’historien privilégiait et comment il les présentait, en particulier les § 182-
262. Boris N. Tchitcherine, Istorija Polititcheskikh Utchenij, t. IV, Moscou, 1877, p. 573-609.
9. B. N. Tchitcherine, Dukhovnye i dogovornye gramoty velikkhx i udel’nykh knjazei, in Opyty
po istorii russkogo prava, Moscou, 1858, p. 234-236 et p. 369 ; idem, « Promyshlennost’ i
gosudarstvo v Anglii », Ateneja, no 12, 1858, p. 213, cité in Kitaev, Ot Frondy, p. 100. Voir aussi
Quentin Skinner « From the State of Princes to the Person of State », op. cit., p. 386, p. 407-413.
10. Il y a des divergences entre ces historiens. Mais, dans la mesure où ils partagent les
prémisses du paradigme, je ne les évoque pas.
11. B. N. Tchitcherine, « O razvitii drevne-russkoj administracii » (Rech’, proiznesennaja pri
publitchnom zashchishchenii disertacii ‘Ob oblastnykh uchrejdenjakh Rossii v XVII veke’), in
Opyty po istorii russkogo prava, Moscou, 1858, p. 385.
12. « La perplexité des européens occidentaux devant ce type [moscovite] de pouvoir étatique
[gossudarstvennyi] dont nous avons perdu la clé, est absolument compréhensible. Ne sachant
pas ce qu’il signifie, ils étaient prêts à le ranger sous le poncif “despotisme asiatique” parce que
le pouvoir tsariste n’était pas en Russie l’organe de progrès et développement dans le sens
européen », K. Kaveline, Vzgljad na ijuriditcheskij byt’ drevnej Rossii, 1846, in Sobranie
Sotchinenii, t. I, p. 637-638.
13. Tchitcherine, « O razvitii drevne-russkoj administracii », op. cit., p. 377 et p. 386. « La
formation de l’État – voilà le grand tournant de l’histoire russe. À partir de lui comme un
courant irrésistible, se développant harmonieusement il est arrivé à notre époque. La direction
peut plus ou moins varier, on rencontre des déviations, mais le caractère général du mouvement
était un seul. Chaque époque ultérieure constitue un développement conséquent de la
précédente, représente la réponse aux questions posées par cette dernière », ibid., p. 380. Je
souligne.
14. Bartolomé Clavero, « De un estado, el de Osuna, y un concepto, el de Estado », Anuario de
Historia del derecho español, t. LVII, Madrid, 1987, p. 963.
15. K. Kaveline, « Mysli i zametki o russkoj istorii » (Ideés et commentaires sur l’histoire
russe), in Sobranie Sotchinenij, op. cit., p. 651-652.
16. Ibid., p. 637.
17. B. Chicherin, « Dukhovnye i dogovornye gramoty » (Les testaments et les traités
contractuels des grands princes et des princes des terres patrimoniales), in Opyty po istorii
russkogo prava, op. cit., p. 234.
18. K. Kaveline, Vzgljad na juriditcheskij byt’ drevnei Rossii, op. cit., p. 45.
19. Cette interpretation fut confirmée par un spécialiste reconnu de la période : A. I. Zaozerskij,
Carskaja votchina XVII veka, Moscou, 1937, p. 43.
20. K. Kaveline, « Mysli i zametki o russkoj istorii », op. cit., p. 636-637. Je souligne.
21. K. Kaveline, Vzgljad na juriditcheskij byt’ drevnej Rossii, op. cit., p. 638.
22. Ibid., p. 46.
23. K. Kaveline, « Mysli i zametki o russkoj istorii », op. cit., p. 651.
1. Pierre le Grand, in Anthony Lentin, Peter the Great. His Law on the Imperial Succession in
Russia, 1722. The Official Commentary, Witney, Headstart History, 1996, p. 92-93. Je souligne.
2. J. H. Shennan, The Origins of the Modern European State 1450-1725, Londres, 1974, p. 64-
65 ; Kenneth Dyson, The State Tradition in Western Europe: a Study of an Idea and Institution,
New York, Oxford University Press, 1980, p. 31.
3. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Paris, Gallimard, 1989, et Mourir pour la patrie,
Paris, Puf, 1984.
4. C. S. Ingerflom, Le tsar, c’est moi, op. cit.
5. Le nom Mikhailov de son sobriquet faisait certainement référence à son grand-père Mikhail,
le fondateur de la dynastie Romanov. Chez Mikhail, la procréation – la naissance de son fils
héritier Alexis Mikhailovitch – signifiait fonder réellement une nouvelle dynastie en assurant sa
continuité. Or, Pierre ambitionnait d’établir cette même identification entre paternité biologique
et dynastique. La référence à son grand-père devait symboliser, comme son idéologue
Prokopovitch l’avait explicité, l’association de la procréation biologique avec la naissance et la
continuité de la nouvelle Russie.
6. Pour comprendre ce Concilio, les raisons de son existence et des surnoms, et sa place dans
l’histoire russe voir Ernest A. Zitser, The Transfigured Kingdom : Sacred Parody and
Charismatic Authority at the Court of Peter the Great, Ithaca, Cornell University Press, 2004 ;
et C. S. Ingerflom, Le tsar, c’est moi, op. cit., chap. 11 et 12.
7. Voir l’emploi par saint Thomas d’Aquin du mot « statut » au sens de « kratos » et
« dominatio », N. Rubinstein, « Notes on the Word Stato in Florence before Machiavelli », in
J. G. Rowe et W. H. Stockdale, Florilegium Historiale. Essays presented to Wallace
K. Ferguson, Toronto, University of Toronto Press, 1971.
8. En anglais « tsardom » est utilisé pour le russe « tsarstvo », formé à partir de « tsar », comme
« royaume » en français à partir de « roi ». On considérait à Moscou que le tsar est supérieur au
roi, assimilant le titre de tsar à celui d’empereur (khan byzantin, germanique ou mongol).
Cependant, traduire « tsar » par « empereur » rendrait difficile toute différence dans l’histoire de
la titulature des monarques russes des XVIe-XVIIe siècles, car au début du XVIIIe siècle, Pierre
le Grand prit le titre « imperator ». On est confronté au même problème avec « tsarstvo » : le
traduire par « royaume » ou « empire » ne tient pas compte de la différence entre tsar et roi.
D’où la signification du changement opéré par Pierre le Grand et la nouvelle dénomination :
l’Empire russe (imperia).
9. Ivan Groznyi, Perepiska Ivana Groznogo s Andreem Kurbskim (La Correspondance entre
Ivan le Terrible et André Kourbski), J. S. Lur’e et J. D. Rykov (eds), Moscou, Nauka, 1981,
p. 148 et p. 157.
10. Andrej L. Jurganov, Kategorii russkoj srednevekovoj kul’tury (Les Catégories de la culture
médiévale russe), Moscou, Miros, 1998, p. 129 sq.
11. Dans sa lettre au roi polonais Étienne Bathory, Pamiatniki literatury Drevnej Rusi, Votoraja
polovina XVI veka, L. A. Dimitriev, D. S. Likhachev (ed.), Moscou, 1987. Voir les commentaires
d’A. Tolstikov, « Predstavlenija o gosudare i gosudarstve v Rossii vtoroj poloviny XVI-pervoj
poloviny XVII veka » (« Les représentations du gosudar’ et du gosudarstvo en Russie, seconde
moitié du XVIe-première moitié du XVIIe siècle), Odissej, Moscou, Nauka, 2002, p. 300-301.
12. Pour une analyse plus détaillée des thèmes traités dans les pages précédentes et les sources
correspondantes, voir C. S. Ingerflom, Le Tsar c’est moi, op. cit.
13. Marc Raeff, The Well-Ordered Police State, p. 207 ; Boris N. Mironov, Ben Eklof, The
Social History of Imperial Russia 1700-1917, v. 2, Colorado, Westview Press, 2000, p. 14 ;
Cynthia H. Whittaker, « The Reformng Tsar: The Redefinition of Autocratic Duty in
Eighteenth-Century Russia », Slavic Review, vol. 51, no 1, 1992, p. 82-84.
14. Michael Cherniavsky, Tsar and People. Studies in Russian Myths, Yale University Press,
1961, p. 82 ; James Cracraft, The Revolution of Peter the Great, Cambridge, Harvard University
Press, 2003, p. 64. Boris Mironov utilise la formule « Paternalist, Noble Monarchy », mais lui
attribue des traits similaires à ceux de « Modern State », The Social History, op. cit., p. 13.
15. En russe : « I ne pomyshliali by vooruzhnnykh i postavlennyh sebja byti za Petra, no za
gossoudarstvo, Petru vruchennoe, za rod svoj, za narod vserossijskii », Pis’ma i Bumagi
imperatora Petra Velikogo, B. B. Kafengauz (ed.), Moscou, t. IX, v. 1, 1950, p. 226. Les
directeurs de cette édition critique estiment que ces mots n’appartiennent à aucun décret
(prikaz), mais « probablement, Prokopovich transmit les idées principales de Pierre, prononcées
pendant les diverses revues des troupes », ibid., t. IX, v. 2, p. 983. La proclame est très souvent
commentée. Outre les références déjà citées, voir James Cracraft, « Empire versus Nation:
Russian Political Theory under Peter I », James Cracraft (ed.), Major Problems in the History of
Imperial Russia, Lexington, D. C. Health, 1994, p. 227 ; Oleg Kharkhordin, « The State »,
art. cité, p. 12.
16. La phrase fut attribuée à Pierre par Théofan Prokopovich (1681-1736), un théologien très
proche du monarque qui fut parfois sa plume, mais absent à Poltava, dans sa biographie de
Pierre, publiée en 1773. On ne possède pas le texte original ni non plus des témoignages directs
de la harangue. Il y a cependant d’autres sources qui peuvent nous aider à clarifier ce que Pierre
aurait réellement dit. Par exemple : « ils sont là, armés, non pas pour Pierre, mais pour le
gossoudarstvo confié à Pierre, pour leurs familles et le peuple de toutes les Russies », Aleksandr
Rigelman, Letopisnoe povestvovanie o Maloj Rossii, eia narod i kozakkh voobshche, chast’ III,
(manuscrit de 1785-1786), Moscou, 1847, p. 81. Le Baron Heinrich Huyssen (1666-1739) (sur
son séjour en Russie, voir Peter Petschauer, « In Search of Competent Aides: Heinrich van
Huyssen and Peter the Great », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 1978, no 26, p. 481-502)
prit note de la réponse du monarque à ses généraux qui lui priaient de ne pas s’exposer lui-
même dans la bataille : « Parce que cela concerne le sauvetage de mes pays (gossoudarstva) et
de mes sujets, je ferai ce qui me correspond comme Colonel de la Garde et Tsar, protecteur et
défenseur des pays (stran) que Dieu m’a confié (vruchil). » Dans le témoignage de Huyssen, les
mots « pays » (strany et gossoudarstva) sont au pluriel et possèdent un sens équivalent dans
cette phrase.
17. Voir par exemple « Sibiirskoe gossoudarstvo », Pis’ma i Bumagi, op. cit., p. 291. Dans ce
sens, la traduction par « états » est correcte et elle fut utilisée par Pierre lui-même s’exprimant
en français. Anthony Lentin, Peter the Great, op. cit., no 28, p. 285. L’emploi du mot « états »
pour les parties d’un royaume n’est pas spécifiquement russe. Le résident de Hanovre à Saint-
Pétersbourg, Friedrich Christian Weber, écrit à propos de la nouvelle police de Pierre « la police
de ses états ». Bushkovitch, Peter the Great. The Struggle for Power, 1671-1725, p. 427. Le titre
du Code de la Prussie (1794), était Allgemeines Landrecht für die preußischen Staaten : « les
états » au pluriel. On pouvait se référer au « roi de Prussie et de ses états », ou « ses provinces ».
Pour les sources en russe, voir par exemple : « vse gosudarstva Rossijskogo carstvija » (« tous
les états du royaume de toutes les Russies »), Gramota annonçant l’élection de Mikhail
Romanov, in Irina V. Pozdeeva, « Pervye Romanovy i carisckaja ideja (XVII vek) », Voprosy
istorii, 1996, no 1, 48. La formule que j’ai soulignée dans la citation était officielle et courante.
D’autres exemples dans Polnoe sobranie zakonov Rossijskoj imperii. Sobranie pervoe s 1649 po
12 dekabria 1825, Saint-Pétersbourg, 1830. Dorénavant PSZ, t. I, doc. no 69, p. 114, Viktor
M. Zhivov, Iz cerkovnoj istorii vremen Petra Velikogo, Moscou, NLO, 2004, no 5, p. 82 (Charte
du tsar Aleksei Milkhailovich, 1677).
18. Pis’ma i Bumagi, op. cit., t. X, v. 1, p. 291. Voir aussi « Dieu nous a donné […] tous les
gossoudarstva du royaume russe » (Bog dal nam […] na vse gossoudarstva Rossiiskogo
tsarstviia), Charte annonçant l’élection de Mikhail Romanov, in Irina V. Pozdeeva, « Pervye
Romanovy », art. cit.
19. PSZ, t. I, op. cit., doc. no 69. On voit aussi que le service est celui du tsar, non pas celui du
gossoudarstvo.
20. Le verbe gosudarstvovat’ signifiait régner (carstvovat’), I. S. Sorokin (ed.), Slovar’
russkogo jazyka XVIII veka, t. V, Léningrad, 1992.
21. Pierre souhaite à August II de Pologne, en 1709, « un gouvernement heureux (stchastlivoe
gosudarstvovanie) », Pis’ma i bumagi Petra, op. cit., t. IX, p. 356.
22. Sur l’impasse des interprétations en termes d’institution, s’agissant des rapports de
domination au XVIIIe sicèle russe, voir Anna Joukovskaïa, « Hiérarchie et patronage. Les
relations de travail dans l’administration russe au XVIIIe siècle », Cahiers du Monde russe, no 47,
3, 2006, p. 551-580.
23. Ainsi par exemple dans la traduction officielle à l’allemand du serment de fidélité des
étrangers qui choisissaient de devenir sujets de l’Empire russe (Prisjaga inostrancev na
vetchnoe poddanstvo) du 27 août 1747, où on lit: « Rusichen Reiche führen »; Polnoe sobranie
zakonov, op. cit., t. XII, p. 749. Voir aussi le Manifeste du 7 novembre 1742 sur la désignation
de Pierre III, où le terme gossoudarstvo est absent, maisoù l’on trouve le terme « imperiia »,
ibid., t. XI, p. 8658. À la même époque, les Allemands utilisaient le terme « Reich » pour se
référer à leur empire composé par plus d’un millier de différentes entités comme les
Herrschaften, équivalent du russe gossoudarstva avec leurs princes, ou les Reichsstädte qui
étaient des cités indépendantes. Je dois cette information au grand historien et juriste Michael
Stolleis, récemment décédé. Voir également la traduction de gosudarstvennyj sekretar comme
« Imperial Secretary », John P. LeDonne, Absolutism and the Ruling Class, op. cit., p. 111.
24. Par exemple, en juin 1682, deux individus accusés d’avoir participé à la révolte du 15 mai
rappellent leurs états de service pour être pardonnés : ils ont combattu les ennemis du tsar
« krov’ svoju prolivaem i protiv vashix [Ivana i Petra] gosudarskikh neprijatelej b’emsja ». On y
remarque également que les lois, le service et les moyens financiers sont ceux du monarque et
non pas ceux de l’État : « A kogda po vashemu gosudarskomu ukazu byvaem my, xolopy vashi,
posylany na vashi gosudarskie sluzhby, k nam xolopam vashim, dlia vashikh gosudarskikh
sluzhb daetsia na pod’em vashe gosudarskoe zhalovanie deneg ». V. I. Buganov (ed.), Vosstanie
v Moskve 1682 goda. Sbornik dokumentov, Moscou, Nauka, 1976, p. 38. La représentation de la
guerre comme un combat entre monarques est encore très répandue lors de l’invasion
napoléonienne. Voir G. A. Kavtaradze, Krest’ianskij mir i Carskaja vlast’ v soznanii
pomeshchishikh krest’jan (konec XVIII v.-1861), thèse de Doctorat, dactylographiée, non
publiée ; Léningrad, 1972, p. 151-154.
25. En remplaçant le modèle médiéval du pouvoir autocratique par une conception moderne,
Pierre le Grand aurait « largué les amarres religieuses ». H. Whittaker, « The Reformng Tsar »,
art. cité, p. 83.
26. Voir le parallèle entre les formules « Le pouvoir que Dieu nous a donné » (Bogodannye
Nam vlasti) et « confié à nous par Lui » (Nam ot Nego vruchennom), dans Reglament ili Ustav
Dukhovnoj Kollegii (1721), PSZ, t. VI, op. cit., doc. no 3718.
27. En 1581, Ivan IV écrit au roi de Pologne Étienne Bathory que le « gossoudarstvo lui avait
été confié (poruchil) par Dieu », Pamiatniki literatury, op. cit,, p. 216. Dans un texte datant des
années 1620-1630, le prince Siméon Ivanovich Chakhovskoi emploie la même expression à
propos d’Ivan IV, puis de Boris Godounov, tandis que ce fut Satan qui avait confié le royaume
au faux Dimitri. Ibid., vol. Konec XVI-nachala XVII vekov (1987), p. 28, p. 76, et p. 118-124. Ce
même verbe était employé au XVIIIe siècle, par exemple pour qualifier l’action de Dieu envers le
tsar Mikhail Feodorovich, Slovar’ russkogo jazyka XVIII veka, op. cit., vol. 4, p. 135.
28. Slovar’ russkogo jazyka XVIII veka, op. cit., vol. 4, p. 135, vol. 5, p. 198-99 ;
E’timologitcheskij slovar’ russkogo jazyka, N. M. Chanskij (ed.), Moscou, MGU, 1968, vyp. 3,
p. 196.
29. Le texte date de 1617, Pamjatniki literatury Drevnej Rusi. Konec XVI- nachala XVII, op. cit.,
p. 356.
30. Idem ; R. I. Avanesov (ed.), Slovar’ Drevnerusskogo Jazyka (XI-XIV vv), vol. 2, Moscou,
1989, p. 214. Slovar’ russkogo jazyka XI-XVII vv, vol. 3, Moscou, 1976, p. 113.
1. John P. LeDonne, Ruling Russia, op. cit., p. 17.
2. LeDonne estime que le service de l’État sous Pierre le Grand se perdait dans le service du
tsar. Evgueni Anissimov, The Reforms of Peter the Great. Progress through coercion in Russia,
trad. John T. Alexander, New York-Londres, M. E. Sharpe, 1993, p. 30-31 et p. 64.
3. Brenda Meehan-Waters, Autocraty and Aristocraty. The Russian Service Elite of 1730, New
Jersey, 1982, p.69 ; David Ransel, « The Government Crisis of 1730 », in Robert O. Crummey
(ed.), Reform in Russia and the USSR, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1989,
p. 69 ; Anna Joukovskaïa-Lecerf, « Hiérarchie et patronage », art. cit. ; A. M. Kleimola, « Up
Through Servitude: The Changing Condition of the Muscovite Elite in the Sixteenth and
Seventeenth Centuries », Russian History, no 6, 2, 1979, p. 213 ; Nancy Shields Kollmann,
Kinship and Politics. The Making of the Muscovite Political System, 1345-1547, Standford
Univeristy Press, 1987, p. 5 et p. 186 ; Robert O. Crummey, « “Constitutional” Reform during
the Time of Troubles », in idem, Reform in Russia, op. cit., p. 38 ; Sergei Bogatyrev, The
Souvereign and His Counsellors. Ritualised Cnsultations in Muscovite Political Culture, 1350 s-
1570 s, Helsinki, Supolaisen Tiedeakatemina Toimituksia Annales Academiæ Scientaum
Fennicæ, Sarja-ser. Humaniora, v. 307, no 8, 2000, p. 40.
4. Marc Raeff, The Well-Ordered Police State, op. cit., p. 207 ; Lindsey Hugues, Russia in the
Age of Peter the Great, New Haven-Londres, Yale University Press, 1998, p. 93. Boris Mironov,
Sotsial’naia istoriia Rossii, t. II, Saint-Pétersbourg, Dimitrii Bulanin, 1999, p. 128.
5. E. Anissimov, Gosudarstvennye Preobrazovanija i samoderjavie Petre Velikogo v pervoj
tchetverti XVIII veka, Saint-Pétersbourg, 1997, p. 30. Pendant les six premières années de
fonctionnement du Sénat, six sénateurs sur neuf furent traduits en justice pour des crimes
graves, dont deux furent acquittés. A. A. Preobrajenskij, T. E. Novickaja (ed.), Zakonodatel’stvo
Petra I, Moscou, Izdatel’stvo Juriditcheskaja literatura, 1997, p. 63.
6. PSZ, t. IV, op. cit., no 2267, avril 1710, p. 492.
7. John T. Alexander a correctement traduit les mots gossoudar’ et gossoudaryna utilisés dans
les serments respectivement par Master et Mistress dans sa traduction de Evgueni Anisimov,
The Reforms of Peter the Great., op. cit., p. 31. Voir aussi Bogatyrev, The Souvereign and His
Counsellors, op. cit., p. 90.
8. « Vernost’ moemu gossoudariu i vsemu gossoudarstvu » ; « tchego gosoudarija moego i
gosudarstva sego interesy trebuiut », A. G. Man’kov (ed.), Zakonodatel’stvo perioda
stanovleniia absoljutizma, in O. I. Chistjakov (ed.), Rossijskoe Zakonodatel’stvo X-XX vekov,
t. IV, Moscou, 1986, p. 157. Voir aussi PSZ, t. IV, op. cit., no 2329, p. 643. Boris Mironov
s’appuie sur cette dernière source pour affirmer : « En 1711 Pierre II introduit (vvel) une
nouvelle forme de serment, non plus au seul gosudar mais aussi au gosudarstvo », ibid.,
Social’naja istorija Rossii, op. cit., p. 128. Certes, le texte du serment ne précise pas qu’il est
destiné exclusivement aux sénateurs. Cependant, il est daté du 2 mars, le même jour où les
sénateurs prêtèrent serment. Tout indique que ce serment était destiné non pas à l’administration
en général, mais aux seuls sénateurs. Chez Mironov, le verbe « vvel », qui a induit les
traducteurs en anglais à écrire « henceforth », laisse en fait entendre que le serment de 1711 fut,
depuis, la norme. Or, à ma connaissance il ne fut plus utilisé.
9. A. I. Zaozerskij, Carskaja votchina XVII veka, op. cit., p. 43 ; N. N. Pokrovskij, « Pravovoe
regulirovanie krest’janskogo obshchestvennogo soznanja russkim absoljutistskim
gosudarstvom », Sotsialno-politicheskoe i pravovoe polozhenie krest’jianstva v dorevoljucionnoj
Rossii, Voronezh, 1983, p. 88 ; N. B. Golikova, Polititcheskie processy pri Petre I, Moscou,
1957, p. 22-24.
10. A. G. Man’kov, Zakonodatel’stvo, op. cit., p. 328.
11. PSZ, t. VI, op. cit., no 3485. À propos de « bénéfices du gosudarstvo » (pol’za
gosudarstvennaja), on a signalé, sources à l’appui, qu’ils étaient définis dans les cadres de la
défense « des droits et avantages » du tsar : A. B. Plotnikov, « Ogranichenie samoderjavija v
Rossii v 1730 g. : idei i formy », Voprosy Istorii, 2001, no 1.
12. Le mot « rab » était alors traduit par « knecht » ou « lackey », E. Marasinova, Zakon i
Grajdanin v Rossii vtoroj polovine XVIII veka : ocherki istorii obshchestvennogo soznanija,
Moscou, NLO, 2017, no 32, p. 336. Selon V. Zhivov, l’ukaze de 1702 imposant à tous ceux qui
s’adressaient au tsar de s’autodésigner « nijajchij » (le plus humble) ou « rab » (« esclave » :
rab remplace le kholop de l’ancienne formule, mais en slavon d’église – la langue liturgique de
l’Église orthodoxe –) s’inscrit dans la tendance à remplacer les mots russes par ceux du slavon
d’église et accompagne le renforcement de la sacralisation du monarque. Les deux mots, kholop
et rab, étaient le plus souvent interchangeables. Le second désignait aussi l’esclave de
l’Antiquité et, dans les textes ecclésiastiques de la Russie ancienne, la position de chacun face à
Dieu (rab Bojij). La formule aurait été étendue ensuite pour désigner la dépendance individuelle
sur terre. V. Zhivov, « Istorija russkogo prava kak lingvo-semioticheskaja problema », in Morris
Halle, Krystyna Pomorska Elena Semeka-Pankratov, Boris Ouspenski (ed.), Semiotics and the
History of Culture. In honor of Jurij Lotman, Columbus, Ohio Slavica Publishers, 1988, p. 45,
p. 53, p. 59 et p. 107. Sur l’étymologie de rab qui remonterait à l’ancien allemand roup/roubs
(« trophée de guerre ») et au haut allemand roub-vere, devenu rauben, voir A. Jakovlev,
Kholopstvo i kholopy v Moskovskom gosudarstve XVII v., Moscou-Léningrad, vol. 1, 1943,
p. 294.
13. V. I. Lebed’ev (ed.), Reformy Petra I, Moscou, 1937, p. 109-110. Cité par Anissimov, The
Reforms, op. cit., p. 31.
14. PSZ, t. VI, op. cit., no 3708.
15. Ibid., no 3778.
16. Ibid., no 4047.
17. Anthony Lentin, Peter the Great, op. cit., p. 132. V. Kliuchevskii, Sochinenija, t. IV,
Moscou, 1989, p. 193.
18. Plotnikov, « Ogranichenie », art. cité, p. 63.
19. D. V. Timofeev, « Varianty reshenija krepostnogo voprosa v Rossii pervoj tchetverti XIX v :
Opyt sravnitelnogo analiza “nedozvolennykh rechei”, proshenij i dvorjanskikh proektov »,
Peterburgskij Istorichesij Zhurnal, no 4, 2015, p. 38-39.
20. Manifeste du 4 février 1730, PSZ, t. VIII, op. cit., no 5499. En 1730, le petit-fils de Pierre
le Grand, Pierre II, meurt sans enfants. Le Soviet invite alors Anna, nièce de Pierre le Grand, à
occuper le trône.
21. Imperatorskoe russkoe istoricheskoe obshchestvo. Sbornik, Saint-Pétersbourg, 1898, v. 101,
p. 447-448. Plotnikov (« Ogranichenie », art. cité, p. 63) observe que le manifeste du 4 février
signé par le Soviet et le serment que celui-ci propose le 18 se distinguaient nettement des textes
similaires antérieurs et ultérieurs. L’accès de Catherine I au trône en 1725 (le manifeste date du
28 janvier, mais elle avait été couronnée en 1724) n’avait pas été présenté comme un choix ; on
y promettait de servir avec loyauté l’impératrice et autocrate de toutes les Russies. Dans les
textes des années 1740-1760 – les manifestes du 9 novembre 1740 écartant Byron de la régence,
ceux des 25 et 28 novembre 1741 sur l’accès au trône d’Elisabeth et des 28 juin et 6 juillet 1762
concernant Catherine II –, on fait état de l’opinion des sujets, mais ils n’y font qu’exprimer les
suppliques qui coïncident évidemment avec la volonté du monarque, laquelle garde dans ces
textes le rôle actif.
22. Voir David Ransel, « The Government Crisis of 1730 », art. cité, p. 51 et p. 57.
23. PSZ, t. VIII, op. cit., no 5509.
24. Artikl Voinskii, in A.G.Man’kov, Zakonodatel’stvo, p. 328. « Le serment des magistrats »,
PSZ, t. VI, op. cit., no 3708. « Le serment des marins », ibid., t. IV, no 2267. « Le serment des
prisonniers suédois qui souhaitent s’établir en Russie », ibid., t. VI, no 3778.
1. « Car’ est’ samo gossoudarstvo », K. Kaveline, « Mysli i zametki o russkoj istorii », op. cit.,
p. 637. L’historien synthétisait par cette formule ce qu’il percevait dans les sources à propos des
représentations collectives.
2. Il est difficile de penser que les Moscovites du XVIIe siècle ne voyaient aucune différence
entre le tsar et le tsarstvo ou royaume. Songeons au défilé rapide de tsars à la légitimité
douteuse ou simplement faux, assassinés ou renversés pendant le « Temps des troubles », au
début du siècle.
3. E. Zabelin, « Razmyshlenija o sovremennykh zadachakh russkoj istorii i drevnostej » (1860),
in idem, Opyty izuchenija russkikh drevnostei i istorii, chap. 2, Moscou, 1873, p. 40 et p. 53.
4. Plotnikov, « Ogranichenie », art. cité, p. 63.
5. L’original du rapport, en français, dans Paul Bushkovitch, op. cit., note 15, p. 347-349.
6. Voir le texte en russe et en anglais, in Lentin, Peter the Great, op. cit., p. 310-313.
7. En 1720, Théophane Prokopovitch écrit que le Cinquième Commandement se réfère non
seulement aux parents biologiques, mais à tous ceux qui se comportaient comme pères et mères
pour nous, en premier lieu le tsar. La Russie est « née à nouveau » et son père est Pierre
le Grand. Voir Lindsey Hugues, Russia in the Age of Peter the Great, op. cit., p. 94-96. La
justification du pouvoir chez Pierre le Grand par la patria potestas et celle des actes de 1718 et
1722 par la loi de 1714 dont l’ambassadeur Westphalen avait eu l’intuition en 1715, sont
souvent rappelées par les historiens. Voir par exemple Marc Raeff, Politique et culture en
Russie, 18e-20e siècles, Paris, EHESS, 1996, p. 132.
8. Il rappelle la révolte d’Absalon contre son père David (Samuel, 15-18) et du remplacement
du fils aîné d’Isaac, Esaü, par le cadet, Jacob.
9. Lentin, Peter the Great, op. cit., p. 128-132.
10. Isabel de Madariaga, « Autocracy and Sovereignity », Canadian-American Slavic Studies,
no 16, 3-4, 1982, p. 376.
11. V. O. Kliuchevskii, Sochinenija v deviati tomah, t. IV, Kurs russkoi istorii, chap. 4, Moscou,
Mysl, 1989, p. 194.
12. Il serait erroné de penser que cette tradition n’était effective qu’avant Pierre le Grand :
L’Instruction de 1764 désigne le gouverneur comme le khoziain (maître, propriétaire) de sa
province. John P. LeDonne, Ruling Russia, op. cit., p. 41.
13. Simon Dixon, The Modernisation of Russia, 1676-1825, New York, Cambridge University
Press, 1999, p. 13-14.
14. Denis Richet, La France moderne : l’esprit des institutions (1973), Paris, Flammarion,
« Champs », 2000, p. 47
15. Fanny Cosandey, Robert Descimon, L’Absolutisme en France, Paris, Seuil, 2002, p. 60.
16. En revendiquant la patria potestas, Pierre le Grand s’inscrit dans une tendance à l’opposé
de celle qui avait triomphé en France. En 1419, le juriste Jean de Terrevermeille, en affirmant
dans son célèbre Tractatus, que « Charles VI n’avait pas le droit de déposséder le dauphin »,
traitait du dominium du royaume. Son raisonnement reposait sur la comparaison du fils dans la
domus et du dauphin dans le royaume. Il construisait ainsi le dominium du dauphin sur le
modèle de l’heres suus. Il reste clair que l’administratio ou le regimen regni découle du
dominium et que le droit du dauphin, dominus en second, coexiste avec celui du roi qui ne
saurait l’abolir. Malgré des modalités différentes, un déterminisme héréditaire régit le dominium
privé et le dominum royal. Robert Descimon et Alain Guéry, « Un État des temps modernes ? »,
in André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, volume La Longue Durée de
l’État, dirigé par Jacques Le Goff (1989), Paris, Seuil, « Points », 2000, p. 302.
17. Sur l’apport essentiel des droits féodal et coutumier en France, empêchant « toute
application au royaume de la patria potestas romaine et de la “faculté de faire” son héritier »,
voir R. Descimon et A. Guéry, art. cité., p. 283.
18. Gianfranco Borrelli, « Aristotélisme politique et raison d’État en Italie », in Yves-Charles
Zarka (dir.), Raison et déraison d’État, Paris, Puf, 1994, p. 185.
19. Ibid., p. 192.
20. À propos du XVIIIe siècle allemand, R. Koselleck écrit que l’empire n’était pas un État au
sens français du terme : « Staat und Souveränität », art. cité, p. 1.
21. Voir le recueil de I. Lotman et B. Ouspenski, Sémiotique de la culture russe, Lausanne,
1990. Dans les lignes qui suivent, j’expose les thèses de Viktor Zhivov, développées dans un
article au titre éloquent : « Gosudarstvennyj mif v e’pokhu prosveshchenija i ego razrushenie v
Rossii kontsa XVIII veka » (« Le mythe étatique à l’époque des Lumières et sa faillite en Russie
à la fin du XVIIIe siècle), in Vek Prosveshchenija. Rossija i Francija, Moscou, 1989.
22. Cet épisode est analysé dans le chapitre 9 (« Quand les gueux faillirent inventer la politique
moderne ») de mon livre Le tsar, c’est moi, op. cit., p. 177-211.
1. Ordonnance de l’Empereur Paul Ier en 1797, Russkaja starina, 1871, no 4, p. 531-532.
2. Russkaja starina, 1871, no 4, p. 531-532.
3. Cité dans A. A. Alekseev, « Istorija slova grajdanin v XVIII v. », Izvestija Akademii nauk
SSSR, Serija literatury i iazyka, vol. 31, 1972, note 16 p. 69.
4. Literaturnaja mysl’. Almanakh, Petrograd. 1923, chap. 2, p. 231.
5. Cité par Alexey I. Miller, « Istorija ponjatija nacija v Rossii » (« Histoire du concept de
nation en Russie », in Alexey I. Miller, Denis Sdvijkov et Ingrid Schierle (ed.), Ponjatija o
Rossii. K istoricheskoj semantike imperskogo perioda (Concepts de la Russie. Vers une
sémantique historique de la période impériale), Moscou, NLO, t. II, 2012, p. 16.
6. Gregory Freeze, « The Soslovie (Estate) Paradigm and Russian Social History », The
American Historical Review, no 91, 1, 1986 ; Michael Confino, « The “Soslovie” (Estate)
Paradigm: Reflections on Some Open Questions », Cahiers du Monde russe, no 49, 4, 2008 ;
Elise Wirtschafter, « Social Categories in Russian Imperial History », Cahiers du Monde russe,
no 50, 1, 2009 ; Robert Johnson, « Paradigms, Categories or Fyzzy Algorithms ? », Cahiers du
Monde russe, no 51, 2-3, 2010 ; Vera Kaplan, « From Soslovie to Voluntary Associations »,
Cahiers du Monde russe, no 51, 2-3, 2010 ; Serguei Polskoi, « Na raznye chiny razdeljaja svoj
narod’ : Zakonodatel’noe zakreplenie soslovnogo statusa russkogo dvorjanstva v seredine
o
XVIII veka », Cahiers du Monde Russe, n 51, 2-3, 2010 ; I. Schierle, « Tretij chin ili srednij rod:
istorija poiska poniatija i slov v XVIII veke », in Miller, Sdvijkov, Schierle, (eds), Ponjatija o
Rossii, op. cit. Sur cet aspect, la différence avec l’Europe de l’Antiquité : K. I. Erusalimskij,
« Poniatija “narod”, “Rossja”, “Russkaja Zemlja” i sotsial’nye diskursy Moskovskoj Rusi konca
XV-XVII v », in Religioznye i e’tnicheskie traditsii v formirovanii nacional’nykh identchnostej v
Evrope, M. V. Dimitriev (ed.), Moscou, Indrik, 2008, p. 166-167.
7. Olga B. Leonteva, « Poniatie klass v rossijskoj mysli XIX-nachalo XX veka », in Miller,
Sdvijkov, Schierle, (eds), Ponjatija o Rossii, op. cit., p. 310-315.
8. Ibid., p. 306, p. 310 et p. 336 ; M. Velijev, « Civilizacijja i srednij klass », in Ibid., p. 278 ;
Schierle, « Tretij chin », art. cité.
9. S. S. Uvarov, Études sur la Russie au 19e siècle, manuscrit en français, archive du Musée
historique d’État à Moscou (OPI GIM).
10. Abbé Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, 1789.
11. M. Velijev, « Civilizacijja i srednij klass », art. cité, p. 282-283.
12. Dominic Lieven, Nicholas II. Twilight of the Empire, New York, 1996, p. 142.
1. B. N. Tchitcherine, Oblastnye Uchrezhdenija Rossii v XVII veke, in idem, Opyty po istorii
russkogo prava, op. cit., p. 585.
2. B. N. Tchitcherine, « O razvitii drevne-russkoi administracii », art. cit., p. 383.
3. B. N. Tchitcherine, Oblastnye Uchrezhdenija Rossii v XVII veke, op. cit., p. 577.
4. Ibid., p. 579. À la fin de la phrase, le terme Gossoudarstvo ne fait pas référence, comme au
début de la citation, à l’État en tant que concept moderne manié par Tchitcherine, mais à la
Moscovie du XVIIe siècle. Pour éviter toute confusion, j’ai choisi le mot « Domaine » bien qu’un
terme approprié serait « tsaraume » comme il est d’usage en anglais (tsardom).
5. Ibid., p. 585.
6. B. N. Tchitcherine, « O razvitii drevne-russkoi administracii », art. cité, p. 383.
7. B. N. Tchitcherine, Dukhovnye i dogovornye gramoty, op. cit., p. 236.
8. B. N. Tchitcherine, Konstitutsionnyj Vopros v Rossii. Rukopis’ 1878, Saint-Pétersbourg,
1906. La liberté politique est pour le libéral Tchitcherine un facteur sans lequel la nouveauté
historique, représentée par l’État, n’advient pas. Et, réciproquement, « la liberté rationnelle et la
personnalité morale seulement peuvent se développer dans l’État ». Tchitcherine, Dukhovnye
dogovornye gramoty, op. cit., p. 368. Il est à remarquer qu’il prend le contrepied de Kaveline et
dans ses Mémoires, considère Nicolas Ier et son gouvernement comme « despotiques ». Cité par
Hamburg, Boris Tchitcherine, op. cit., p. 95.
9. En même temps Tchitcherine affirme ne pas apercevoir un personnel politique idoine pour
agir en personnel d’État, Konstitutsionnyj Vopros, op. cit., p. 27-29. Pour éviter toute confusion,
il faut prendre en compte que ce que l’on appelle dans le langage commun « modernité
politique » a cependant été conquis à l’époque contemporaine.
10. La présence de la formule « bien commun » dans le discours russe depuis le XVIIe siècle a
égaré des historiens, qui en font une preuve de sécularisation et modernité, oubliant les racines
religieuses et éthiques, soit non politiques de cette idée ainsi que la réalité derrière le discours.
L’absence d’une base sociologique et politique pour traduire cette formule dans la réalité russe
est rappelée par A. M. Kleimola, « Up Through Servitude », art. cité, p. 229 et par John
LeDonne, Ruling Russia, op. cit., p. 12 et p. 17 et idem, Absolutism and the Ruling, op. cit.,
p. 350. À propos du discours du pouvoir, Oleg Kharkhordin a remis les pendules à l’heure.
À propos de l’écrit « Sur la vérité de la volonté du monarque » de Théophane Prokopovitch,
l’un des principaux idéologues de la politique de Pierre le Grand, il conclut : « La volonté
autocratique est le moteur ultime de l’État russe, et on a beau parler du bien public auquel le tsar
et le peuple aspirent communément, une “patrie” commune n’est instituée que sur l’ordre du
tsar, qui doit être obéi en raison du pouvoir patrimonial total du gossoudar dans son Domaine »,
Main Concepts of Russian Politics, Lanham, University Press of America, 2005, p. 14.
11. Tchitcherine, Konstitutsionnyj Vopros, op. cit., p. 9, p. 11, p. 26 et p. 33.
12. V. Zhivov, B. Ouspenski, « Tsar i Bog. Semioticheskie aspekty sakralizacij monarkha v
Rossii » (« Le Tsar et Dieu. Aspects sémiotiques de la sacralisation du monarque en Russie »),
in Jazyki kultury i problemy perevodimosti (Les Langues de la culture et les problèmes de la
traductibilité), Moscou, 1987, p. 47-153 ; G. A. Kavtaradze, Krest’janskij « mir », op. cit.,
p. 156.
13. « Ist eine ausdrückliche Stilllegung der Geschichte », Martin Heidegger, Die Frage nach
dem Ding, Tubingue, Niemeyer, 1975, p. 33. Cité par Helge Jordheim, « Against Periodization:
Koselleck’s theory of multiple temporalities », History and Theory, no 51, mai 2012, p. 159.
14. En référence à la célèbre formule de Koselleck, mais dont il convient de citer les lignes qui
la précèdent pour éviter toute tentation colonialiste : l’histoire conceptuelle « met en lumière la
stratification complexe des significations multiples d’un concept datant d’époques différentes.
De ce fait, elle dépasse la stricte alternative entre diachronie ou synchronie en renvoyant bien
plutôt à la Gleichzeitigkeit des Ungleichzeitigen [contemporanéité de ce qui n’est pas
contemporain], qu’un concept peut contenir », R. Koselleck, « Histoire des concepts et histoire
sociale », in Le Futur Passé, op. cit., p. 114 ; voir aussi p. 318.
1. Réponse généralisée des soldats à l’exigence du Ggouvernement provisoire de prêter serment
de loyauté à l’État après le renversement du tsarisme en février 1917.
2. Il a été évoqué par Allan K. Wildman, The End of the Russian Imperial Army, vol. 1, The Old
Army and the Soldiers’ Revolt (March-April 1917), New Jersey, Princeton University Press,
1980 et Boris Kolonitskii, « “Democracy” in the Political Consciousness of the February
Revolution », Slavic Review, no 57, 1, 1998, p. 104.
3. Voennaia Enciclopedija (Encyclopédie militaire), Moscou, Voennoe Izdatelstvo, 2002, t. VI,
p. 620.
4. L. M. Gavrilov (ed.), Vooskovye Komitety Diejstvujushchej armii, mart 1917-mart 1918 (Les
Comités militaires dans l’armée pendant la guerre, mars 1917-mars 1918), Moscou, 1982,
p. 539.
5. Rossijskij gosudarstvennyji voenno-istoritcheskii arkhiv [Archive d’État Historico-Militaire
de la Russie], dorénavant RGVIA, F. 2620, Op. 2, D. 19, p. 251 ; ibid., F. 2067, Op. 1, D. 3792,
p. 172 et p. 244 ; ibid., F. 2067, Op. 1, D. 340, p. 1, p. 110 et p. 156.
6. Listok svobodnoj soldatskoji mysli (La Feuille des soldats librepenseurs), journal des soldats
du régiment de la réserve 222 basé en Aleksandropol, Arménie), no 1, 15 mars 1917, p. 2-3.
7. D. Oskin, Zapiski Praporshchika (Souvenis d’un lieutenant), Moscou, 1998, p. 281.
8. « Iz oficerskikh pisem s fronta v 1917 g. » (« Lettres du front en 1917 »), publiées par
L. Andreev, Krasnyi Arkhiv (L’Archive rouge), 1932, no 1-2, 50-51, p. 202.
9. Les 70 % des soldats appelés à la guerre en 1914 ne possédaient aucune ou presque aucune
instruction. Le pourcentage a augmenté à partir de l’année suivante, après les pertes massives –
près de trois millions et demi – de soldats réguliers. A. B. Astashov, « Russkie soldaty i Pervaja
mirovaja vojna : psikhoistoricheskoe issledovanie voennogo opyta » (« Les soldats russes de la
Première Guerre mondiale : une investigation psycho-historique de l’expérience de la guerre »),
in Social’naja istorija, annuaire 2001-2012, Moscou, Rosspen, 2004, p. 402.
10. Listok svobodnoj soldatskoj mysli, op. cit. ; baron Clodt von Jurbensburg,
« Vospominanija » (« Mémoires »), Finliandets (journal des officiers du régiment finlandais de
la garde impériale russe basé en Finlande, alors partie de l’Empire russe), no 26, 12-25,
décembre 1937, p. 67.
11. Voir V. Ehrenberg, L’État grec, trad. C. Picavet-Roos, Paris, Maspero, 1976, p. 35. Sur la
figure paternelle et la correspondante dimension domestique du prince en Occident à travers la
notion de « grande maison » (Ganze Haus) : O. Brunner, « Das “Ganze Haus” und die
alteuropäische “Ökonomik” », in O. Brunner, Neue Wege der Verfassungs- und
Sozialgeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1968 ; O. Brunner, Land und
Herrschaft. Grundfragender territorialen Verfas-sungsgeschichte, Vienne, Rudolf M. Rohrer
Verlag, 4e éd., 1959, chap. 4. Cette quatrième édition fut purgée des considérations reliées aux
sympathies nazies de Brunner. L’édition en anglais (Land and Lordship, Philadelphia,
University of Pennsylvania Press, 1992) présente une excellente introduction de Howard
Kaminsky et James Van Horn Melton, où ce thème est abordé. Le concept de « Ganze Haus »
fut développé par Wilhelm Heinrich Riehl au XIXe siècle, mais subit une lecture nationaliste
pendant le nazisme. Voir S. Weiss, « Otto Brunner und das ganze Haus, oder die zwei Arten der
Wirtschaftsgeschichte », Historische Zeitschritft, no 273, 2, 2001, p. 335-369. Fernand Braudel a
critiqué la vision de Brunner dans « Sur une conception de l’histoire sociale », Annales, vol. 14,
avril-juin 1959. Sur la grande maison en Italie, voir Daniela Frigo, Il padre di famiglia. Governo
della casa e governo civile nella tradizione dell’« Economica » tra cinque e seicento, Rome,
Bulzoni, 1985. Pour l’Espagne : Ignacio Artienza Hernández, « Pater familias, señor y patrón :
oeconómica, clientelismo y patronato en el Antiguo régimen », in Reyna Pastor (ed.),
Relaciones de poder, de producción y parentesco en la Edad media y moderna, Madrid, CSIC,
1990, p. 411-458.
12. La polysémie des mots formés à partir de la racine « khoz » exige quelques précisions. À la
différence de « Gossoudar », « Khoziain » ne faisait pas partie de la titulature du monarque,
mais ces deux termes étaient synonymes par leur signification de « propriétaires ». M. Vasmer
indique l’étymologie de khoziain (employé par Nicolas II) : le russe ancien khodzha,
maître/seigneur : Etymologicheskij slovar’, Moscou, Progress, 1986. Les traducteurs russes du
Vocabulaire des institutions indo-européennes de Benveniste ont rendu le sanskrit « pátih »
(maître et époux) par « khoziain » et « suprug », Slovar’ indoevropeiskikh sotsialnykh terminov,
Moscou, 1995, p. 75.
13. Velikii Vozhd’ Russkoj zemli, dans la dédicace du livre de A. Jakovlev, Kholopstvo i kholopy
v Moskovskom gossoudarstve XVII v., t. I, M. -L., AN SSSR, 1943. J’ai respecté l’usage des
majuscules en russe.
14. La dimension politique de l’inceste en tant que structure transhistorique – désir de royauté,
source et légitimation du pouvoir – est bien connue. Dans les représentations collectives russes
(mythes, folklore et même textes politiques jusqu’au XVIIIe siècle), le tsar est le fils (tsarevich) et
l’époux (« ventchanie » signifie « couronnement » et « mariage ») de la patrie (la Russie). Dans
un texte du début du XVIIe siècle (Ivan Timofeev, Vremennik, Saint-Pétersbourg, Nauka, 2004),
rédigé à la demande du patriarche orthodoxe, le mariage incestueux du premier Romanov avec
la Mère-Terre confère une légitimité au monarque et marque la fin du chaos : Tamara
Kondratieva, C. S. Ingerflom, « “Sans le tsar, la Terre est veuve” : syncrétisme dans le
Vremennik d’Ivan Timofeev », Cahiers du Monde Russe et Soviétique, no 34, 1-2, janvier-
juin 1993, p. 257-266. Pour pouvoir se marier avec Pierre le Grand, Marta Skavronska, future
Catherine I, qui était protestante, devait se convertir à l’orthodoxie. Or, son parrain fut le fils de
Pierre, Alexis (Aleksei). Elle était donc, comme l’a signalé Boris Ouspenski, la filleule d’Alexis
et la petite-fille de Pierre le Grand dans une filiation spirituelle considérée supérieure au lien
biologique, mais non distinguée de ce dernier. En même temps, on ajouta à Catherine l’attribut
« Alekséievna », d’après le prénom de son parrain, un nom qui pouvait être perçu comme
patronymique au sens propre. En se mariant à Catherine, Pierre se mariait en quelque sorte avec
sa petite-fille, « ce qui ne pouvait être considéré autrement que comme un inceste spirituel, un
blasphème qui foulait aux pieds les lois chrétiennes fondamentales », B. A. Ouspenski,
« Historia sub specie semiotcae », in Kul’turnoe nasledstvie Drevneji Rusi, Moscou, 1976,
p. 287. « Sans le tsar, la Terre est veuve », affirme un vieux dicton populaire, tandis que les
auteurs d’une lettre collective envoyée de la ville de Kouznets à la direction du parti dans les
jours qui suivirent la mort de Lénine écrivent : « le PÈRE de la RÉVOLUTION n’est plus, mais
il y a la mère, la RUSSIE LIBRE », (majuscules dans l’original), cité in C. S. Ingerflom,
T. Kondratiéva, « Pourquoi la Russie s’agite-t-elle autour du corps de Lénine? », Jacques
Julliard (dir.), La Mort du Roi, Paris, Gallimard.1999, p. 97. Il existe d’autres exemples du rôle
de légitimation de l’inceste réel et/ou symbolique dans l’espace slave, même au XIXe siècle.
Dans l’Antiquité, le mariage avec la Terre et l’accouplement avec la mère étaient perçus comme
une source de pouvoir. Ainsi, Aristippe attribue à Périandre, le second tyran de Corinthe, une
relation incestueuse avec sa mère, dont le nom était… Krateia ! Voir Louis Gernet,
Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 354 ; Jean-Pierre Vernant,
« Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi », Échanges et
Communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, t. II, La Haye-Paris, Mouton.1970 ;
Marie Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, Les Belles Lettres, 2e éd., 1981.
15. P. L. Bark, « Glava iz vospominanij », Vozrojdenie, vol. 43, 1955, Paris, p. 22-23, cité par
Dominic Lieven, Nicholas II. Twilight of the Empire, op. cit., p. 113.
16. A. E. Presniakov, « Samoderjavie Nikolaja II », Russkoe Proshloe, no 2, 1923, p. 4. Cité par
M. Cherniavsky, Tsar and People, op. cit., p. 90. En français dans l’original.
17. Izvestija Sovieta Rabochikh y Voennykh deputatov goroda Vladivistoka, no2, 12 mars 1917,
p. 3.
18. V. V. Nijakij, Nijegorodskaja gubernja (Le Gouvernement de Nijni Novgorod), Gorki, 1981,
p. 98. Chef du canton (starchina volostnoj), fonction créée en 1861, son occupant était élu par
l’assemblée du canton pour trois ans.
19. « Rezoljucja vremennogo Kostromskogo Soveta krst’janskikh deputatov s trebovaniem
ustanovlenija demokraticheskoj respubliki » (« Résolution du soviet provisoire des députés
paysans de la région de Kostroma, exigeant l’établissement d’une République démocratique »),
11 mars 1917, in L. S. Gaponenko (ed.), Revoljutsionnoe dvijenie v Rossii posle sverjeniia
samoderjavija, Moscou, Nauka, 1957, p. 247.
20. RGVIA, F. 2031, Op. 1, D. 1537, p. 198 et p. 244 ; ibid., F. 2421, Op. 2, D. 137, p. 242,
p. 256 ; ibid., F. 2067, Op. 1, D. 3040, p. 179.
21. RGVIA, F. 2067, Op. 1, D. 3040, p. 156 ; ibid., F. 2134, Op. 1, D 1335, p. 3-6 ; baron Clodt
von Jurbensburg, « Vospominanija », art. cité, p. 67 ; Allan K. Wildman, The End of the Russian
Imperial Army, op. cit., p. 244.
22. L. Gaponenko, op. cit., p. 33.
23. RGVIA, F. 2152, Op. 7, D. 251, p. 8-10. Déclaration du soviet de députés soldats sur le
serment, Pravda, no 9, 15, p. 2, et no 15, 22, p. 3.
24. RGVIA, F. 2421, Op. 2, D. 137, p. 217 ; ibid., F. 2152, Op. 7, D. 251, p. 8-10 ; F. 2067,
Op. 1, D. 3792, p. 244 ; L. Gaponenko, op. cit., p. 34.
25. Aleksandr Chljapnikov, Semnadcatyj god (L’Année 1917), Moscou, 1927, t. III, p. 132.
26. N. E. Kakurin, I. A. Jakovlev (eds), Razlojenie armii v 1917 (L’Effondrement de l’armée en
1917), Moscou, 1925, p. 69.
27. Izvestija Kostromskogo Sovieta Rabochikh deputatov, Dobavlenie, no 14, 23 mars 1917. Je
souligne.
28. La littérature historique sur ce thème est immense. Pour une conceptualisation
philosophico-politique de la place du paradigme étatique et de son rapport à la modernité et à la
contemporanéité, voir Giuseppe Duso, « Fine del governo e nascita del potere », in idem, La
logica del potere. Storia concettuale come filosofía politica, 2e éd., Milan, Polimetrica, 2007,
p. 83-122 ; Sandro Chignola, « A la sombra del Estado. Governance, gubernamentalidad,
gobierno », Estudios. Utopía y Praxis Latinoamericana, no 66, 2014, p. 37-51.
1. R. Koselleck, « Widerholugsstrukturen in Sprache und Geschichte », art. cité, p. 3.
2. Alexandra Arkhipova, « Poslednyj “Car’-izbavitel” : sovetskaja mifologija i fol’klor 20-30- X
gg XX veka » (« Le dernier tsar-sauveur : la mythologíe soviétique et le folklore des années
1920-1930 »), Antropologiecheskii Forum, no 12, 2010, p. 4.
3. Bez retushi (Sans retouche), t. I, Léningrad, 1991, p. 275. Je souligne.
4. Andréi K. Sokolov (ed.), Golos naroda. Pis’ma i otkliki rjadovykh sovetskikh grajdan o
sobytijakh 1918-1932 gg. (La voix du peuple. Lettres et commentaires de citoyens soviétiques
ordinaires sur les événements de 1918-1932), Moscou, Rospen, 1997, p. 262.
5. R. Koselleck, « Histoire sociale et histoire des concepts » (1986), trad. D. Meur revue par
A. Escudier, in idem, L’Expérience de l’histoire, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 1997, p. 112.
6. Intervention du député V. A. Martirosian, in Vneotcherednoj tretij s’ezd narodnykh deputatov
SSSR (Troisième congrès extraordinaire des deputés de l’URSS), 12-15 mars 1990, t. III,
Moscou, 1990, p. 11.
7. Le 8 juillet 2011, celui qui était alors chef adjoint de l’administration présidentielle et l’un
des principaux artisans de la politique de Vladimir Poutine, a déclaré à la télévision que ce
dernier était « venu sur Terre », envoyé « par Dieu » pour sauver « la Russie dans une période
difficile » : « Si Dieu a destiné le peuple à vivre un certain nombre de siècles, alors dans les
moments difficiles pour le peuple, il lui envoie ceux qui le sortiront de cette impasse. » L’auteur
de ces mots est Vladislav Surkov, le principal organisateur de la jeunesse poutiniste. Après la
victoire de Poutine en mai 2012, il a été nommé vice-Premier ministre et chef de l’appareil
gouvernemental. Il est ensuite tombé en disgrâce, mais en 2013, il est revenu en tant que
conseiller du président Poutine. Disponible en ligne :
https://lenta.ru/news/2011/07/08/epiphany/.
1. R. Koselleck, « Zeitschichten », in idem, Zeitschichten, op. cit., p. 20-21.
2. Vladimir Poutine, « Rossija na rubeje tysiachiletij », art. cit.
1. « En este país que se alivia de sus frustraciones alimentando la desmemoria ya nadie se
acuerda », Leonardo Padura, Personas decentes, Buenos Aires, Tusquets editores, 2022, p. 31.
2. Discours du président Poutine, 21 février 2022. Disponible en ligne :
http://kremlin.ru/events/president/news/67828.
3. Sergueï Karaganov, « La nouvelle politique étrangère de la Russie, la doctrine Poutine », RT,
23 février 2022. Disponible en ligne : https://www.rt.com/russia/550271-putin-doctrine-foreign-
policy. Mis en ligne quelques heures avant l’invasion. M. Karaganov est le fondateur et le
président honoraire du Conseil de défense et de politique étrangère, créé par décret présidentiel
en 2010. Poutine assiste parfois à leurs réunions.
4. Sur cette question, je reprends les analyses d’Andreas Kappeler, Russes et Ukraniens, frères
inégaux. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2022, chap. 5.
5. M. N. Katkov, « Sovpadenie interesov ukrainofilov s pol’skimi interesami » (« La
coïncidence des intérêts ukrainophiles avec les intérêts polonais »), Moskovskie Vedomosti,
21 juin 1863, no 136.
6. Rous’(Rus’) : sans entrer dans les détails, on peut dire qu’il s’agit de l’ensemble des
principautés et autres entités slaves orientales situées dans la région qui fera plus tard partie de
l’empire tsariste et de l’URSS.
7. « Poutine : Nach dolg opirajas’ na dukhovnye zavety i tradicii edinstva idti vpered,
obespetchivaja preemstvennost’ istorij », extraits du discours du président Vladimir Poutine
publiés par l’agence officielle, Agence TASS, 4 novembre 2016. Disponible en ligne :
https://er.ru/activity/news/putin-nash-dolg-opirayas-na-duhovnye-zavety-i-tradicii-edinstva-idti-
vpered-obespechivaya-preemstvennost-istorii_148174.
8. Discours annuel du président Vladimir Poutine devant l’Assemblée fédérale au Kremlin en
présence de plus de mille invités, le 4 décembre 2014. Disponible en ligne :
http://www.consultant.ru/document/cons_doc_LAW_171774.
9. R. Dimitrieva (ed.), Skazanie o carjakh vladimirskikh (Dit de princes de Vladimir), Moscou,
Nauka, 1955.
10. Pour une critique de ce paradigme dans le cas de l’Amérique du Sud, voir Darío Barriera,
Abrir las puertas de la tierra. Microanálisis de la construcción de un espacio político
(Santa Fe, 1573-1640), Santa Fe, ministère de l’Innovation et de la Culture, 2013, chap. 1-5.
11. Discours annuel, art. cité.
12. Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, frères inégaux, op. cit., p. 43.
13. Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, frères inégaux. Du Moyen Âge à nos jours,
op. cit., p. 45 et p. 278. Les expressions « nationale-impériale » et « ethno-nationale » lui
appartiennent aussi.
1. Sergueï Karaganov, « It’s not Really About Ukraine », art. cit.
2. Vladimir Poutine, « Rossiia na rubeje tysiacheletij », art. cité. Je souligne.
3. Tout ce que je cite entre guillemets ou résume (car les passages sont trop longs pour être
reproduits ici) dans les dix points suivants provient de Sergueï Karaganov, « Russia’s New
Foreign Policy, the Putin Doctrine », art. cité. Mes commentaires sont entre parenthèses.
4. « Putin : Nash dolg », art. cité. Je souligne.
5. Sur ce point, voir Hinde Pomeraniec, Rusos de Putin. Postales de una era de orgullo y poder
implacable, 2e éd. révisée et augmentée, Buenos Aires, Ariel, 2019, p. 91.
6. https://www.gazeta.ru/politics/elections2008/2008/02/18_a_2640649.shtml.
7. Ce que je cite entre guillemets ou résume (car les passages sont trop longs pour être
reproduits ici) dans les points suivants provient de Sergueï Karaganov, « Russia’s New Foreign
Policy, the Putin Doctrine », art. cité. Mes commentaires sont entre parenthèses.
8. https://twitter.com/b_judah/status/1514379169769086987?
s=20&t=Y1SrOAIopqAezQDEpI5P4w.
9. Discours annuel du président Vladimir Poutine à l’Assemblée fédérale, art. cité.
1. Staline, 20 mars 1934, dans une réunion du Bureau politique. Cité in A. M. Dubrovskij, « Ot
problem istoricheskogo obrazovanija k novomu obliku istoricheskoj nauki » (« Du problème de
l’éducation historique au nouveau profil de la science historique »), Otkrytyi Tekst (Texte libre),
périodique en ligne, 2018. Voir les pages 54, 162 et 166.
http://opentextnn.ru/old/history/historiografy/index.html@id=2991.
2. Intervention de Vladimir Poutine, 21 février 2022.
http://kremlin.ru/events/president/news/67828/.
3. A. M. Dubrovskij, « Ot problem istoricheskogo obrazovanija k novomu obliku istoritcheskoj
nauki », art. cité.
4. Ibid., p. 244.
5. « Kak Valerij Zor’kin stal nezamenimym dlja Kremlja » (« Comment V. Zorkine est parvenu
à être irremplaçable pour le Kremlin »), Vedomosti, 31 janvier 2018. En ligne :
https://www.vedomosti.ru/politics/articles/2018/01/31/749494-zorkin-stal-nezamenimim-dlya-
kremlya.
6. V. Zor’kin, « Sud skoryj, pravyj i ravnyj dlja vsekh » (« Un procès rapide, correcte et le
même pour tous »), Rossijskaja Gazeta, 26 septembre 2014.
https://rg.ru/2014/09/26/zorkin.html.
7. Mijaíl S. Gorbachov, « Est li moral v khaose ? » (« Y a-t-il une morale dans le chaos? »),
Nezavisimaja Gazeta, 26 décembre 2014.
8. « Predsedatel KS sravnil oppoziciju s Chackim » (« Le président de la Cour constitutionnelle
a comparé l’opposition à Chacki »), Lenta.ru. Disponible en ligne :
https://lenta.ru/news/2011/12/12/zorkin/. Aleksandr Chacki est un personnage très critique à
l’égard de la société dans la comédie russe Gore ot Uma de A. Griboedov, écrite dans le premier
tiers du XIXe siècle.
9. V. Zor’kin, « Doverie i pravo » (« La confiance et le droit »), Rossijskaja Gazeta, 29 avril
2013.
10. V. Zor’kin, « Evropa ignoriruet mnenie svoikh grazhdan, prinimaia zakony v zashchitu
seks-menshinstva » (« L’Europe ignore l’opinion de ses citoyens lorsqu’elle adopte des lois pour
défendre les minorités sexuelles »), Fontanka.ru, 17 octobre 2013. Disponible en ligne :
https://www.fontanka.ru/2013/10/17/132/.
11. « Zor’kin predrek kraj roda chelovecheskogo i soslalsja na apostola Pavla » (« Zorkine a
prédit l’effondrement de la race humaine sur la base de l’apôtre Paul »), Gazeta.ru/Novosti,
1er novembre 2016. Disponible en ligne :
https://www.gazeta.ru/social/news/2016/11/01/n_9283847.shtml.
12. « Interfaks-Religia : Zashita prav cheloveka ne dozhna sozdavat’ ugrozu suverenitetu
gosudarstva i podryvat’ nravstvennye ustoi obshchestva-Zorkin » (« La défense des droits de
l’homme ne doit pas mettre en danger la souveraineté de l’État ni porter atteinte à l’ordre moral
de la société »), Interfax-Religion.ru, 18 mai 2017. Disponible en ligne : http://interfax-
religion.ru/?act=news&div=67128.
1. Mikhaïl Piotrovski, directeur du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, 24 juin 2022.
« Mikhail Piotrovskij poddeerjal vojnu », https://theins.ru/news/252570?
fbclid=IwAR16iGgTsxpDVDkFEALlwwUTzc7Ei2v-FtygDwoskUfZ8n8VKT9nEb2bVFA.
2. V. M. Molotov, « Doklad o vnechnej politike Pravitel’stva » (« Rapport sur la politique
extérieure du gouvernement »), Cinquième session extraordinaire du Soviet suprême de l’URSS,
31 octobre-2 novembre 1939, éd. du Soviet suprême de l’URSS, 1939, p. 7-24.
http://doc20vek.ru/node/1397. Je souligne.
3. https://novayagazeta.eu/articles/2022/07/09/esli-vypalo-v-imperii-roditsia.
4. Anna Colin Lebedev, Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, Paris,
Seuil, 2022, p. 94.
5. Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, Paris, Acte Sud, 2013, p. 18-19.
6. Svietlana Alexievitch, U voiny ne jenskoe litso (La guerre n’a pas un visage de femme),
WebKniga, 1985, p. 6.
7. Son petit-fils, Miguel Krasnoff, ancien brigadier de l’armée chilienne, commandait les
troupes qui se sont emparées du palais présidentiel où se trouvait Salvador Allende lors du coup
d’État du 11 septembre 1973. Officier supérieur de la DINA, la sinistre police politique, il a été
condamné au début des années 2000 pour l’enlèvement, la torture et la disparition de détenus
pendant la dictature de Pinochet.
8. Lenta.ru, 22 août 2010 ; Moskovskij komsomolets, 13 mai 2007.
9. Romain Geoffroy et Maxime Vaudano, « Présidentielle 2022 : Volodymyr Zelensky souhaite
que Marine Le Pen comprenne “qu’elle s’est trompée” sur la Russie et Vladimir Poutine », Le
Monde, 21 avril 2022.
10. Thomas Zimmer, « America’s Culture War is Spilling into Actual War-War », The
Guardian, 4 mars 2022 :
https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/mar/04/americas-culture-war-is-spilling-
into-actual-war-war.
11. Puisque l’utilisation du mot « guerre » à propos de ce que fait le gouvernement russe en
Ukraine est interdite et peut coûter à son auteur cinq ans de prison, les critiques de la guerre en
Russie laissent les ellipses que tout le monde sait lire.
12. https://novayagazeta.ru/articles/2022/03/27/gde-iskat-neonatsista
13. Tout ce que je cite entre guillemets ou résume (car les passages sont trop longs pour être
reproduits ici) dans les 19 points ci-dessous est tiré du texte de Timofeï Sergueïtsev, disponible
en ligne : https://ria.ru/20220403/ukraina-1781469605.html. Mes commentaires sont entre
parenthèses. Je souligne.
14. Tout ce que je cite entre guillemets ou résume (car les passages sont trop longs pour être
reproduits ici) dans les huit points ci-dessous est tiré du texte de Pyotr Akopov, disponible en
ligne : https://ria.ru/20220326/otvetstvennost-1780162615.html. Mes commentaires sont entre
parenthèses. Je souligne.
15. https://novayagazeta.eu/articles/2022/09/16/rozhdenie-gossoudarstvennogo-antisemitizma-
iz-dukha-spetsialnoi-voennoi-operatsii. (L’antisémitisme d’État né de l’esprit de « l’opération
militaire spéciale ». Les « antifascistes » contre les Juifs), Novaya Gazeta, 16 septembre 2022.
16. https://www.mid.ru/ru/foreign_policy/news/1811569/.
17. https://telegra.ph/Ob-antisemitizme-05-03.
18. Ilya A. Altman, Jertvy nenavisti (Victimes de la haine), Moscou, Kollektsija Soverchenno
sekretno, 2002.
19. Discours du président Poutine, 21 février 2022, doc. cité.
20. « Pochemu neobchodimo byt’ so svoej stranoj, kogda ona sovershaet istoricheskij povorot i
vybor » (« Pourquoi est-il indispensable d’être avec son pays quand il fait un virage et un choix
historique »). https://rg.ru/2022/06/22/kartina-mira.html. Je souligne.
21. Idem. Je souligne.
22. Si la dimension collective de l’effet de la guerre est indéniable, le cas d’espèce appelle à
nuancer le terme de « nation ». Les sondages publiés ne sont pas fiables : si un conseiller
municipal, élu du peuple, peut être condamné à sept ans de prison, comme cela vient de se
produire, pour avoir déclaré qu’il est contre la guerre, comment peut-on s’attendre à ce que les
personnes interrogées répondent librement à un appel téléphonique ? Cependant, l’opposition
reconnaît qu’entre 52 et 57 % de la population soutient encore la guerre, alors que seulement
30 % la rejette. La batterie hâtive de lois et de décrets répressifs adoptés en avril 2021 révèle la
crainte de Poutine d’un changement dans la perception de la guerre par la majorité.
23. Freud, Einstein, Pourquoi la guerre ? Il existe de nombreuses traductions de cette
correspondance. Je me réfère à l’édition en ligne suivante : http://www.squiggle.be/index.php.
24. https://novayagazeta.eu/articles/2022/07/09/esli-vypalo-v-imperii-roditsia
1. Timofeï Sergueïtsev, « Ce que la Russie doit faire avec l’Ukraine », agence officielle RIA
Novosti, 3 avril 2022.
2. Anna Colin Lebedev, Jamais frères ?, op. cit., p. 152.
3. Anna Colin Lebedev, « Les combattants et les anciens combattants du Donbass : profil
social, poids militaire et influence politique », Études de l’Irsem, no 53, novembre 2017, p. 86.
4. Ibid., p. 91. Je souligne.
5. Id. ; Anna Colin Lebedev, Jamais frères ?, op. cit., p. 174-175.
6. Sur ces thèmes, je suis l’étude de Delphine Bechtel, « Légiférer l’histoire en Ukraine, 2005-
2019 », Mémoires en jeu, vol. 94, no 9, 2019, p. 96.
7. A. Kavtaradze, Krest’janskii mir, op. cit.
8. Ilya Altman et C. S. Ingerflom, « Le Kremlin et l’Holocauste, 1933-2001 », in Vassili
Petrenko, Avant et Après Auschwitz, trad. François-Xavier Nérard, Paris, Flammarion, 2002,
p. 271.
9. C. S. Ingerflom, « Idéologie révolutionnaire et mentalité antisémite : les socialistes russes
face aux pogroms de 1881-1883 », Annales, no 3, 1982, p. 434-453.
1. Paul Ricœur, Temps et Récit, t. III, Paris, Seuil, 1985, p. 400.
2. « Soziale Dauer ». R. Koselleck, « Enleitung », art. cité, p. 31.
3. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, t. II, Paris, Seuil, 1986, p. 193.
4. Id.
5. R. Koselleck, « Wiederholungsstrukturen in Sprache und Geschichte », art. cité. Cependant,
malgré les différences, on observe une approche commune avec Ricœur : « Et chaque
changement conceptuel, qui devient un événement linguistique, s’effectue dans un acte
d’innovation sémantique et pragmatique qui permet de comprendre l’ancien autrement »,
R. Koselleck, « Sozialgeschichte und Begriffsgeschichte », in idem, Begriffsgeschichten,
op. cit., p. 30.
6. Ricœur, Temps et Récit, op. cit., no 29, p. 398.
7. Idem. L’auteur se réfère dans cette page à Koselleck.
8. H. -G. Gadamer, Vérité et Méthode, 2e éd., Paris, Seuil, 1996, p. 323.
9. Paul Ricœur, Temps et Récit, op. cit., p. 313.
10. H. -G. Gadamer, Vérité et Méthode, op. cit., no 10, p. 290.
11. R. Koselleck, « Wiederholungsstrukturen in Sprache und Geschichte », art. cité, p. 2.
12. Ibid., p. 7.