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Genty Catherine. Entre l'histoire et le mythe : E. D. Polivanov, 1891-1938. In: Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 18,
n°3, Juillet-septembre 1977. pp. 275-303;
doi : https://doi.org/10.3406/cmr.1977.1295
https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1977_num_18_3_1295
Résumé
Catherine Genty, Entre l'histoire et le mythe : E. D. Polivanov, 1891-1938.
Cet article essaie de présenter dans leur ensemble la vie et l'activité d'E. D. Polivanov (1891-1938),
rare exemple de fusion entre la recherche théorique et l'action. Polyglotte et linguiste d'une rare valeur,
Polivanov rallie Octobre, puis s'engage dans la « bataille des alphabets » et surtout s'élève très tôt et
avec une sévère véhémence contre l'imposture marriste. Lié au Formalisme russe, il apporte une
contribution non négligeable à l'essor des travaux de poétique moderne. Enfin il impressionne tant ses
contemporains que, mythe de son vivant même, il atteint sous les traits de deux héros de roman le
statut de « personnage littéraire ».
CATHERINE GENTY
E. D. POLIVANOV
1891-1938
Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (3), juil.-sept. igyy, pp. 275-303.
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l'aide sera même matérielle, il réussira à faire paraître des articles dans les
Travaux du cercle linguistique de Prague.
Il aura de plus en plus de mal à trouver du travail et se verra chassé
de partout. Sa dernière intervention publique, qui date de 1933, montre
qu'il lui fallait avant tout se défendre et se justifier devant ses collègues,
ses élèves56. La dernière période de sa vie, celle de Frunze (1934-1937),
fut particulièrement pénible. Il est arrêté à Frunze en mars 1937 et
disparaît neuf mois plus tard. Les circonstances précises de son arrestation
et les chefs d'accusation, s'il y en eut, sont encore ignorés. Celui qu'on
soupçonne d'être un peu responsable de cette arrestation, I. Batmanov,
refuse bien évidemment d'apporter son témoignage.
III
Ses séjours au Japon et en Chine (au début du XXe siècle) lui donnèrent
le goût des manières orientales. Il savait, d'après Kaverin, préparer des
plats exotiques. C'est à cette époque-là qu'il inaugura sa mc'thode
favorite de recherche : se mêler complètement à la foule indigène et pour cela
ne pas hésiter à revêtir le costume local, à mendier à l'entrée des temples,
à pénétrer dans les fumeries et les bars louches. L'habit ouzbek, qui était
le sien lors du cours décrit par Kardašev, n'avait pas d'autre signification.
Pendant ses « expéditions » scientifiques, Polivanov travaillait sans papier
aucun (ceci avant tout pour ne pas provoquer de suspicion chez ses
interlocuteurs) : c'était là une autre constante de son caractère, une incroyable
capacité de travail, de mémorisation et une oreille parfaite. On possède
le témoignage de V. V. Gruza qui raconte que Polivanov rédigea en quatre
heures devant lui un travail de grande valeur pour obtenir de lui une
avance financière71.
Le personnage était encore rehaussé par deux « étranges »
caractéristiques : une existence bohème (il couchait par terre, vivait pratiquement
sans meuble ni vestiaire, mangeait ce qui lui tombait sous la main), qu'il
faut peut-être attribuer à un certain « harpagonisme » (le terme est de
Kardašev), et surtout des facultés étonnantes de persuasion à distance,
qu'il n'hésitait pas à utiliser pour gagner quelques sous. Mais voyons
plutôt ce que dit Kardašev.
« A Taškent, on venait d'unifier le tarif des billets de tramway.
Pour une station, comme pour toutes, il fallait payer 15 kopeks.
Pour les invalides de guerre, c'était gratuit. Un jour, Polivanov
et moi-même attendons le tramway. Je finis d'user mon uniforme,
Polivanov lui est en civil. Nous n'avons que deux stations à
parcourir. E. D. fronce les sourcils, plisse le front et dit :
— C'est tout simplement injuste ! Seulement deux stations
et 15 kopeks à payer. Et ceux qui viennent de la vieille ville et
qui auront parcouru près de dix stations ne paieront aussi que
15 kopeks... Je ne paierai pas... Je vais essayer de voyager sans me
faire voir du contrôleur... Et toi ?
— La loi me donne le droit de voyager gratuitement. Je n'ai
qu'à montrer mon carnet d'invalide. [...]
CATHERINE GENTY
Nous nous sommes limitée ici à retracer, avec encore bien des
imperfections, quelques fragments de la « vie passionnée » d'E. D. Polivanov.
Nous avons voulu avant tout insister sur l'ampleur de ses activités et
présenter deux aspects méconnus de son existence : l'homme public et
le personnage de roman. Néanmoins l'essentiel reste bien son travail
scientifique, directement lié d'ailleurs à sa vie politique, et que nous
avons choisi d'évoquer à travers l'épisode du marasme.
Mais ce n'est qu'au terme d'études sur la linguistique soviétique des
années 20 et 30 qu'il sera possible de restituer le travail de Polivanov dans
son véritable cadre et peut-être de comprendre l'énigme du triomphe
du marrisme.
Paris, juin 1977.
ANNEXE I
1964 (sept.) A Samarkand se tient une conférence qui lui est consacrée :
« Les questions actuelles de la linguistique moderne et l'héritage
linguistique d'E. D. Polivanov » (Aktual'nye voprosy sovre-
mennogo jazykoznanija i lingvističeskoe nasledie E. D.
Polivanova) .
A partir de ce moment-là se rompt la « conspiration du silence »
dont Polivanov avait été entouré depuis trente ans.
1968 Première édition moderne d'une partie de son œuvre, fruit des
travaux des linguistes A. Leonťev, L. Rojzenzon, A. Hajutin et
V. Ivanov.
Ce livre intitulé Articles de linguistique générale (Stať i po obščemu
jazykoznaniju) contient, outre l'article introductif déjà cité, une
bibliographie complète des écrits de Polivanov, qui donne
également une description des archives Polivanov.
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ANNEXE II