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sociologie du travail

Vol. 42 - n° 4 | Octobre-Décembre 2000


Qu'est-ce que le tiers secteur ? Associations, économie solidaire, économie
sociale
Comptes rendus

William Isaac Thomas, Florian


Znaniecki, Le paysan polonais en
Europe et en Amérique. Récit de vie
d'un migrant (Chicago 1919)
« Une sociologie pragmatique », Nathan, coll. « Essais et
recherches », Paris, 1998, 446 p. [Traduction d'Yves Gaudillat.
Préface de Pierre Tripier]

Daniel Bertaux
T raduit par Yves Gaudillat

p. 618-621
https://doi.org/10.4000/sdt.37265

Ré fé re nce biblio graphique


William Isaac T homas et Florian Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie d'un
migrant (Chicago 1919) , « Une sociologie pragmatique », Nathan, coll. « Essais et recherches », Paris, 1998,
446 p. [T raduction d'Yves Gaudillat. Préface de Pierre T ripier]

Texte intégral
1 Voici donc enfin mise à la portée du lecteur français la longue autobiographie de
Wladek Wizniewski qui fit couler tant d'encre aux États-U nis dès sa publication en
1920. Rappelons les circonstances : William I. Thomas, sociologue mais aussi grand
voyageur et infatigable curieux des choses humaines, professeur au département
de sociologie de Chicago et l'un des deux fondateurs avec Robert E. Park – lui aussi
un grand voyageur – de la fameuse « école (sociologique) de Chicago », avait
entrepris, quelques années avant que n 'éclate la Première Guerre mondiale, une
étude des émigrants polonais à Chicago. Il avait fort bien saisi qu'on ne pouvait
comprendre leurs conduites, souvent déconcertantes pour les Américains, sans
aller enquêter aussi en Pologne et saisir autant que possible « de l'intérieur » la
culture spécifique d'où ils provenaient, et qu'ils emportaient avec eux à travers
l'Atlantique. Il avait donc appris la langue et fait plusieurs voyages en Pologne ; il y
avait notamment rencontré un jeune intellectuel, Florian Znaniecki, qui le rejoignit
à Chicago en 1914 alors que la guerre éclata en Europe.
2 Les émigrants polonais qui affluaient en masse aux États-U nis au début du siècle
étaient pour l'essentiel des ruraux débarquant dans l'Amérique urbaine, des
catholiques arrivant en milieu protestant ; d'où d'énormes malentendus
interculturels. Comment faire pour accéder à la face subjective (vécue) de leur
culture, à leur intériorité, à leur « personnalité humaine » (Thomas), à ce que nous
appelons aujourd'hui leurs schèmes mentaux, leurs logiques de perception,
d'évaluation et d'action ? Thomas cherchait la réponse, marchant dans les ruelles
du quartier polonais de Chicago, quand il buta sur une liasse de papiers jetés à la
rue qui s'avéra être un paquet de lettres reçues de Pologne par une émigrée. D'où
l'idée méthodologique :
3 C'est la combinaison de cette idée, de l'imagination sociologique de Thomas
(observateur de terrain, procédant par induction et essais d'interprétations, à
l'imagination nourrie de lectures les plus diverses) et de la capacité à théoriser de
Znaniecki qu 'est née une œuvre majeure de l'histoire de la sociologie, Le paysan
polonais en Europe et en Amérique . Cinq volumes publiés entre 1918 et 1920 :
l'œuvre fondatrice de l'école de Chicago a annoncé l'extraordinaire floraison, au
cours des années 1920 et 1930, d'enquêtes de terrain, de recueils et publications de
témoignages autobiographiques commentés par des sociologues, et du
développement du courant théorique appelé (plus tard) l'interactionnisme
symbolique.
4 Cinq volumes de plusieurs centaines de pages donc, parce que Thomas – financé
par un milliardaire – exécutera à publier les séries de lettres sur lesquelles
Znaniecki et lui se fonderaient pour étayer leur présentation de l'organisation de la
culture paysanne et rurale en Pologne, pour développer leur théorie de la phase
temporaire de désorganisation sociale consécutive à l'émigration ; et pour avancer
leurs hypothèses sur la « réorganisation » et l'intégration inéluctable des émigrants
à la société américaine.
5 Pour obtenir ces lettres, elles avaient publié des annonces dans le Journal des
Polonais de Chicago . C'est ainsi que le jeune Wladek Wizniewski, immigré de
fraîche date en grande financière, se présente à eux. C'est sans doute Znaniecki qui
sut détecter en lui une capacité d'écriture et un talent de conteur : il lui propose de
faire valoir son autobiographie contre rémunération. Wladek avait eu en Pologne
une jeunesse laborieuse mais aventureuse ; il écrivit plusieurs centaines de pages.
Son récit est apparut à Thomas et Znaniecki si riche d'enseignements sociologiques
– ou du moins sociographiques – qu'ils ont décidé de lui consacrer un des volumes
de l'œuvre, le troisième ; c'est donc la traduction française de ce volume qui nous
est offerte aujourd'hui grâce à l'initiative des éditions Nathan.
6 Le plaisir de la lecture est si vif que l'autobiographie aurait pu être publiée dans
une collection de littérature, comme l'a été l'œuvre d'Oscar Lewis, Les enfants de
Sanchez . Le traducteur fait un excellent travail. Nous suivons donc l'histoire de
Wladek, né dans un village assez isolé, mal aimé par son père qui lui préfère
d'autres fils, placé comme apprenti chez un barbier, puis chez un chirurgien, enfin
chez un boulanger où il reste plus longtemps et apprendre les rudiments du
métier.
7 Mais Wladek ne tient pas en place, en partie sans doute parce que les autres – ses
parents, ses frères, les parents de sa petite amie – ne lui permet pas la place qu'il
voudrait. Il part sur les routes dans l'espoir de trouver mieux ailleurs. C'est la
première d'une longue suite d'errances et de stabilisations temporaires au cours
réfléchi, dans la partie de la Pologne occupée par les Russes depuis des décennies, il
exercera de nombreux métiers, collectionnera les aventures sentimentales et/ou
sexuelles, fera de l'apprentissage de la vie. Tantôt bien au chaud dans le fournil
d'un boulanger honnête, tantôt mourant presque de faim et de froid sur les routes ;
retournant se réfugier dans sa famille mais s'en faisant rejeter à nouveau ; tenter la
vie en ville, à Lódz notamment, et jusqu'à Berlin, sans parvenir à s'y fixer ; perdant
une fois de plus son emploi, mais cette fois sans espoir d'en retrouver un tant la
crise est dure, il part tenter sa chance comme ouvrier agricole en Prusse orientale
où les grands propriétaires fonciers font travailler de jeunes Polonais et Polonaises
par milliers.
8 Le témoignage de Wladek sur son séjour d'un an sur un de ces immenses
domaines est, pour nous sociologues, d'un intérêt tout particulier : il s'effectue en
effet quelques années seulement après l'enquête qu'un jeune intellectuel allemand,
un certain Max Weber, a effectué sur cette région. Weber ya observé que les
grands agrariens ont commencé à y faire massivement appel à la main-d'œuvre
immigrée (des Polonais), ce qui conduit les petits paysans allemands délaissés au
chômage et à la misère : selon lui la base sociale de la domination prussienne sur
cette région est ainsi minée de l'intérieur, inéluctablement, par la logique même du
marché du travail. Weber a fait beaucoup de « terrain » et rédigé à cette occasion
plusieurs centaines de pages encore ignorées à ce jour du public français, à
l'exception de quelques extraits. Wladek a travaillé et quelques années plus tard
sur une exploitation vécue aux côtés de dizaines de garçons et de filles de son âge,
tous Polonais (à vrai dire, plus instruit et aussi plus débrouillard que les autres,
Wladek avait réussi à se faire distributeur de manuel travail et à obtenir le statut de
« secrétaire » du groupe de Polonais ; il faisait la liaison entre eux et l'économe
allemand qui dirigeait les travaux). Il serait sans doute très intéressant de
rapprocher son témoignage des enquêtes et réflexions de Max Weber : on verrait
ainsi s'il est vrai, comme on l'entend souvent dire encore, que les témoignages
autobiographiques n'ont d'autre valeur que psychologique ; ou si au contraire,
comme le suppléant Thomas et les sociologues de l'école de Chicago,
9 On laissera au lecteur le plaisir de découvrir la fin de cette histoire picaresque
dans un monde qui n'existe plus. Signalons que Pierre Tripier, qui a préparé ce
volume, a eu l'excellente idée d'y inclure une centaine de pages supplémentaires.
On y trouvera d'abord son éclairante introduction à l'esprit pragmatique qui
inspirait WI Thomas, et dont il a retrouvé les sources. On trouvera aussi une brève «
autobiographie » de Thomas, personnage hors du commun ; une courte note
biographique sur Znaniecki par sa fille Helena Lopata, elle-même devenue
sociologue aux États-U nis ; des extraits de textes théoriques de Thomas et Znaniecki
eux-mêmes, qui permettent de mieux comprendre les cadres théoriques de leur
pensée sociologique ; et enfin, dans le corps même de l'autobiographie de Wladek
Wisniewski,
dix Le temps a passé, et la sociologie a évolué vers d'autres conceptions (on verra en
particulier que Thomas et Znaniecki donnent au terme de « valeurs » un contenu
très particulier) ; pourtant ce qu'ils écrivaient alors porte aujourd'hui encore la
marque d'une pensée profondément sociologique, toute tournée entière vers
l'appréhension des phénomènes et processus collectifs sans pourtant jamais faire
l'économie de leurs médiations subjectives et interactionnelles. Quelques-unes de
leurs idées, effectuées à titre d'essai, ont certes vieilli ; mais d'autres sont encore
bien vivantes. Quant à l'autobiographie de Wladek, elle n'a pas pris une seule ride
et sa fraîcheur éclate à chaque page du texte. Le nom de son auteur aurait d'ailleurs
mérité de figurer sur la couverture de l'ouvrage.

Les références
Référence bibliographique
Daniel Bertaux , « William Isaac T homas, Florian Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en
Amérique. Récit de vie d'un migrant (Chicago 1919) » , S ociologie du travail , vol. 42 - n° 4 |
2000, 618-621.
Référence électronique
Daniel Bertaux , « William Isaac T homas, Florian Znaniecki, Le paysan polonais en Europe et en
Amérique. Récit de vie d'un migrant (Chicago 1919) » , S ociologie du travail [En ligne], vol. 42 -
n° 4 | Octobre-Décembre 2000, mis en ligne le 01 février 2001 , connecté le 04 juillet 2023 . URL :
http://journals.openedition.org/sdt/37265 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.37265

A propos de l'auteur
Danie l Be rtaux
Centre d'études des mouvements sociaux, École des hautes études en sciences sociales, 54,
boulevard Raspail, 75006 Paris, France.

Traducteur

Yves Gaudillat

droits d'auteur

Creative Commons - Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International - CC BY-NC-ND


4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

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