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Florea IONCIOAIA

Université „A. I. Cuza” Iaşi, Roumanie


/versiune lungă, definitivă: 28 aug. 2005/

Les promesses de l’Harmonie : disciples et traces du


fouriérisme en Roumanie

1. Introduction

Au début du mai 1834, le jeune Théodore Diamant s’apprêtait à quitter Paris afin de
gagner sa Valachie natale, l’une des deux Principautés Danubiennes. Il ne s’agissait pas d’une
simple rentrée. Connu à son départ sous le nom de Theodoros Mehtupciu Diamantides, il fut
absent de son pays plus de six ans. A Munich, d’abord, il avait étudié pendant deux ans à
l’école militaire, Kadetenkorps, dans le but de devenir officier dans l’armée de son pays
culturel, la Grèce. Mais, en février 1830, il renonça brusquement à ses études, et à la carrière
militaire, pour aller à Paris où il demeura quatre ans.
Pour nombre de raisons, à cette époque, la société valaque se trouvait à un tournant de
son histoire. Le sentiment du retard était déjà bien actif 1 et la solution pour avancer ne
semblait pas être que l’adoption mimétique du modèle occidental dans le sens des Lumières.
Tout de même, cette voie était déjà visiblement lente, faute d’un horizon temporel assez
précis et notamment faute d’un potentiel mobilisateur. En bref, ce projet n’avait pas l’air
d’une véritable croyance, capable d’inciter les consciences, de lier et d’orienter les
communautés.
On peut donc supposer, qu’en quittant la Bavière pour Paris, Théodore Diamant allait
chercher ce souffle. Il en trouva d’abord dans la religion séculière saint-simonienne et ensuite
dans l’humanitarisme fouriériste. Par conséquent, à son arrivée à Bucarest il est déjà un
converti irréprochable. Désormais et jusqu’à sa mort, il n’a pas cessé de travailler au bénéfice
du projet sociétaire : prêcher, fédérer des adeptes et surtout espérer. En fait, Diamant était le
principe de l’espérance même.
Les avatars de Diamant et des idées sociétaires dans les Principautés Danubiennes ont
fait l’objet de plusieurs lectures et travaux. Sans compter quelques approches accidentelles, on
peut distinguer quatre moments déterminants dans l’évolution de cette historiographie. Au
début, Diamant et ses idées ont attiré l’attention des historiens littéraires, alors qu’ils s’étaient
1
L’expression la plus aiguë de ce sentiment reste l’ouvrage de Dinicu Golescu: Însemnare a călătoriii mele…
(Buda, 1826).
1
efforcés à reconstituer les rapports intellectuels franco-roumains à l’époque du romantisme:
Ainsi, dans les années 1830, Dimitrie Popovici avait mis en relief très brillamment, le rôle de
fouriérisme dans la fertilisation de l’imaginaire littéraire des romantiques roumains2.
Presque parallèlement, Gromoslav Mladenatz, un économiste et penseur social, publia
quelques recherches autour des idées de Diamant et de l’expérience sociétaire de Scaieni.
Théoricien de la doctrine coopératiste, il chercha de trouver des fondements historiques à
celle-ci. Mladenatz fut le premier chercheur à faire des explorations dans les archives
sociétaires de l’Ecole Normale Supérieure, où il découvrit une lettre de Diamant à Fourier. De
toute manière, il possédait un bon horizon théorique, ce qui lui avait permis de faire une
analyse critique de l’épisode. Malheureusement, il publia une bonne partie de ses
investigations en pleine période stalinienne, lorsque Diamant et ces démarches étaient bien
récupérés par la propagande du régime en place. Par conséquent, Fourier et Diamant
deviennent une simple expression des quêtes prémarxistes roumaines, donc fatalement
immatures3.
Certes, l’approche de I. Cojocaru et Z. Ornea consacrée au Phalanstère de Scaieni doit
être jugée dans le même contexte. De loin, c’est l’ouvrage le plus documenté 4 ; il s’agit aussi
d’une monographie solide ainsi que d’une anthologie des sources concernant la biographie de
Diamant. Pourtant; cette perspective reste la plus marquée par l’emprise du dogme officiel
très disposé d’annexer cette expérience a sa propre épopée héroïque. Dés lors, leurs thèses,
dans une grande mesure prédéterminées idéologiquement ont fini par bloquer l’horizon
intellectuel de la problématique pour quelques dizaines d’années. En revanche, la publication
dans les annexes d’une bonne partie de la documentation historique permet une lecture
alternative à la version officielle.
Ce n’est pas d’ailleurs une surprise que dans les années à venir, le regain d’intérêt à
l’égard du fouriérisme roumain va conjointement à l’encontre de l’idéologie officielle même.
Autour de 1980, un jeune chercheur Sorin Antohi reprend les investigations sur le sujet. Son
enquête à la marge d’une sociologie historique des idées arrivait à remettre en question
l’interprétation simplificatrice de l’épisode Scaieni en récusant d’ abord l’idée de le présenter
comme une expérience communiste avant la lettre. En même temps, il essayait de l’intégrer
dans le contexte d’une recherche autonome concernant l’évolution générale de la pensée
utopique, en tant que type d’utopie expérimentale 5. Cette perspective, décidément polémique,
2
Cf. notamment: Santa Cetate. Între utopie şi poezie, Bucarest, 1935, p. 5-39.
3
Cf., Gîndirea cooperatistă în România, t. I, Bucarest, 1933, p. 19-44; “Întîiul fourierist român: Teodor
Mehtupciu-Diamant ” dans Probleme economice, oct. 1956, p. 93-109; Introduction à Teodor Diamant, Scrieri
economice, Bucarest, Ed. Ştiinţifică, 1958.
4
Falansterul de la Scăieni, Bucarest, Edituraâ. Politică, 1966.
5
“La originile utopismului românesc : mentalităţi şi evenimente”, in Civitas Imaginalis, Istorie şi utopie în
cultura română, Bucarest, Litera, 1994, p. 18-63 (cf. pour une version française : “Expériences utopiques
2
vient de se fonder sur une interprétation culturaliste, à l’égard du quelle il s’agit d’un
phénomène pathologique, préfiguration de la Cité totalitaire.
En dépit de ses mésaventures idéologiques, qui l’ont transformé dans une espèce de
sujet maudit, artificiel ment imposé par la propagande stalinienne, le fouriérisme roumain
apparaît bien documenté historiquement: il en existe un important recueil de sources publiées
et plusieurs récits explicatifs concernant les aspects principaux de cette affaire, quels que soit
leurs thèses et leurs présupposés. Néanmoins, ni l’histoire de Diamant, ni l’épisode de Scaieni
ne sont pas véritablement intégrées dans l’histoire du mouvement fouriériste. D‘autre part, de
point de vue strictement documentaire, il y a encore de nombreux aspects en discussion ou
voire mal documentés. On connaît peu de choses, par exemple, sur le séjour parisien de
Diamant, sur les années suivantes à son arrivée en Valachie ou sur la nature des rapports entre
Diamant et son auditoire valaque.
Tout en pesant sur de nouveau acquis documentaires, cette démarche se propose
d’analyser le rôle de Théodore Diamant dans le mouvement fouriériste à travers de sa
correspondance avec Charles Fourier et ensuite de reconstituer l’horizon de réception du
fouriérisme par le monde roumain au XIXe siècle. Il s’agit aussi d’une contribution à l’histoire
de la diffusion des idées sociétaires ainsi que d’un essai sur la genèse de l’imaginaire
intellectuel roumain.
Tandis que, la possibilité d’un renouvellement du fond documentaire semble
visiblement lié au règle du pur hasard, une relecture des données déjà utilisées reste bien
obligatoire. Cette relecture doit être accompagnée par une réflexion concernant le cadre
d’analyse et les conditions de sa mise en perspective historique; d’autant qu’on prend en
compte l’épuisement des grands récits explicatifs, soit-il stalinien, soit-il de l’ancienne
littérature comparée ou du roman nationaliste6.

2. Un disciple valaque de Charles Fourier : Théodore Diamant.


Autour d’une correspondance

roumaines : 1834-1841”, dans Sorin Antohi: Imaginaire culturel et réalité politique dans la Roumanie moderne,
Le stigmate et l’utopie, Paris, Harmattan, p. 33-60.).
6
Pour une discussion autour de la méthodologie, on peut voir, Michelle Riot-Sarcey: Le réel de l’utopie; Essai
sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p.7-26 et passim; voir également, quelques notes dans
la préface de Maurice Agulhon, 1848. Les utopismes sociaux, Utopie et action à la veille des journées de
Février, Paris, 1981, p. 9 sqq.
3
a. L’apprentissage parisien

Le jeune Diamant arrive à Paris après à peine deux ans de séjour à Munich, très
probablement au début du mars 1830. Diplômé de l’Ecole de Cadets, ses titres lui permettrait
de pratiquer le métier d’arpenteur en Valachie, mais ne lui donnait pas le droit d’exercer le
métier d’armes avec le grade de lieutenant à cause de son refus d’aller en Grèce7.
Les années munichois sont aujourd’hui assez bien documentées, grâce aux
dépouillements de l’archive de Friedrich Tiersch de Bayerische Staatsbibliothek8. Ainsi, il y a
des hypothèses qui se confirment, tandis qu’il y a d’autres dont il faut être recusées 9. En
revanche, sur les quatre années passées à Paris, les informations restent encore bien
lacunaires. A-t-il fait des études ? Quelles furent ses ressources financières dans cette
période? Les données dont nous disposons sont peu éclairantes.
L’intention d’étudier fut semble-t-il la principale motivation de son arrivée à Paris10.
Mais, pour le moment; il n’y a aucun témoignage capable de certifier sa carrière d’étudiant 11.
Dans une lettre envoyée le 24 mars 1833 à son frère resté à Bucarest, il disait d’avoir fini les
études qu’il avait commencé12. Ainsi, selon sa propre présentation, faite à Bucarest en mai
1834, il aurait suivi durant quatre ans à Paris, différentes cours, “... particulièrement
l’agronomie et l’économie politique ou sociale”13. Mais il n’offre en échange, aucune pièce
justificative. Un mémorialiste très proche de lui, N. Kretulesco affirme que Diamant avait

7
Il faut rappeler que son admission à Kadetenkorps de Munich s’est fait à titre exceptionnel, par une dérogation
de la part du roi de Bavière, Louis I, un grand philhellène, comme une contribution a la cause de la Grèce ; cf. K.
Kotsowilis, « Die griechischen Studenten Münchens unter König Ludwig I. von 1826 bis 1844. Wiedergang und
späteres Wirken beim Wiederaufbau Griechenlands », dans Südost-Forschungen, Bd. 52, 1993, Munich, p. 133
sq; pour la décision royale, voir, Grigore Ploieşteanu: « Theodor Diamant în mărturii străine», en Vatra, 9, 1977,
p.15; Archives Nationales de Bucarest, Direction Générale, fond Microfilme RFG, pach. VI, 1-16, et pach. X; cf.
également I.C. Filitti: Aşezământul cultural al mitropolitului Dositei Filitti de la înfiinţare până astăzi, 1827-
1910, Bucarest, 1911, p. 100 et l’annexe n° 1.
8
Cf. Ploieşteanu, op. cit.; Marin Bucur: « Studenţi români la München », dans Anuarul Institutului de Istorie
“Xenopol”, Iaşi, /1997, p. 335-344; I. Cojocaru: « Goleştii şi Theodor Diamant elevi la München », dans
Manuscriptum, III, 3/1972, p. 141-146.
9
Par exemple, l’idée sur laquelle la motivation de son départ intempestif pour Paris a pour cause la fin de son
travail de précepteur auprès les fils du grand boyard valaque Dinicu Golescu reste difficile de la soutenir
davantage. Cf. Cojocaru/Ornea, op. cit, p. 45 sq; ce thèse a été soutenue par la majorité des chercheurs et il avait
comme fondement les souvenirs de Jean (Ion) Ghica, en général, très imprécises; il ne faut pas ignorer le fait
que, faute des moyens, Diamant est arrivé à Munich avec une bourse de la Fondation Dosithei Filitti; de plus,
aucun document de l’archive Thiersch ne laisse pas entendre une telle interprétation, mais plutôt, qu’il s’agissait
d’un groupe de travail autour de Diamant, de loin le plus doué intellectuellement de tous!
10
Cf. aussi pour d’autres versions, Ion Ghica, « Scrisori către V. Alecsandri », dans Opere, t. I, (éd. Ion Roman),
Bucarest, ESPLA, 1967, p. 286 sq.
11
Nous avons véritablement très peu de sources pour ce sujet: une petite partie de sa correspondance et quelques
souvenirs de ses amis: d’abord, voir le récit demi-fictif de Jean Ghica, « Teodor Diamant », dans  Scrisori către
V. Alecsandri; voir ce texte dans op. cit., p. 281-294; mais aussi : N. Kretulesco, Amintiri istorice, Bucarest,
1940, p. 50 sqq ; d’autre part, on connaît la qualité bien médiocre des sources sorboniennes de ces années là.
12
Cf. Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 248.
13
« Înştiinţare », Curierul românesc, le 25 mai 1836.
4
suivi d’études d’économie14.
Cependant, on a davantage d’informations concernant les cercles fréquentés par
Diamant à Paris. Il ne s’agit ni des cercles des étudiants grecs, ni des jeunes valaques, même
pas des cercles estudiantines. A la fin de l’année 1830, il semble faire partie des saint-
simoniens, en participant même à l’expérience de Ménilmontant15. Il est fort probable qu’en
manque des moyens, le jeune Diamant avait renoncé à ses études universitaires systématiques.
Néanmoins, la seule chose vraiment sûre de cette époque reste son appartenance à la
secte sociétaire sans savoir tout de même le moment précis de ses débuts. Une source nous dit
qu’il avait été initié par Victor Considérant, qui l’aurait amené aux conférences de Fourier 16.
De toute manière, la conversion fut rapide et particulièrement intense, comme le confirme la
brochure intitulée, Aux amis de la liberté, de la justice et de l'ordre sur un moyen de faire
cesser le débat entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas sans prendre à ceux qui ont, qui
l’avait écrit en avril 1833. Dans ce texte, Diamant s’annonçait déjà comme un membre bien
légitime du mouvement sociétaire. Combatif et intégriste, il redoutait également le saint-
simonisme ainsi que les fondateurs de la colonie sociétaire de Condé-sur-Vegres, à laquelle, il
aurait participé et qu’il l’aurait quittée lorsqu’il avait compris que ses membres ne
respectaient plus les principes du Maître.
Il n’est pas difficile d’expliquer cette adhésion au fouriérisme. On connaît la nature
enthousiaste et ouverte de Diamant, son optimisme débordant 17. On peut y ajouter sa passion
pour les sciences18 et très probablement le sentiment sécuritaire offert par un groupe assez
solidaire et par une vision du monde relativement accessible et attirante. Il faut toutefois
distinguer entre les idées de Fourier et le mouvement sociétaire: c’est plutôt à Fourier que
Diamant offre ses services dévoués.

b. Un apôtre fouriériste en Valachie : la première lettre

A sa rentrée en Valachie, en mai 1834, Diamant était un adepte militant des idées de
Charles Fourier. Davantage, il est porteur d’un message civilisateur. Déjà à Paris, dans une

14
Kretulesco, op. cit., p. 50.
15
Selon I. Ghica, op. cit., p. 288; mais il s’agit plutôt d’une simple hypothèse; Dimitrie Popovici avait contesté
l’information de Ghica, particulièrement à cause de ses nombreuses imprécisions; cf. Santa Cetate..., p. 14 sq.;
d’autres chercheurs ont lui accordé une certaine crédibilité ; Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 48 sq.; il est vrai que, en
tenant comte du contexte de l’époque, un court stage saint-simonien semble être tout à fait possible!
16
Ghica, op. cit., p. 286; dans un autre témoignage, celui-ci parle de l’architecte Mauritse, avec lequel Diamant
aurait passe par le stage saint-simonien. Cf., Ion Ghica, Opere, t . IV, éd. Ion Roman, Bucureşti, 1985, p. 159.
17
Selon Kretulesco, même Fourier fait lui reprocher son excès d’imagination; op. cit., p. 51.
18
Dans sa brochure, il affirme la supériorité du modèle sociétaire qui découle de « l’invincible rigueur et
l’immense portée de cette déduction logique »; cf. le texte intégral dans Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 386.
5
lettre adressée à son frère, il promettait d’apporter aux habitants des Principautés “quelque
chose de neuf dont ils seront enchantés : la solution d’un problème social qu’on croit
insoluble, même en France”19. D’ailleurs, à peine arrivé, il cherche des prosélytes. Il semble
avoir du succès. Le journal de la capitale publie quelques articles de propagande sociétaire.
Certes, l’élite du pays fait preuve d’un certain intérêt et il peut compter aussi sur le support du
nouveau prince régnant, Alexandre Grégoire Ghica (1833-1842)20.
A-t-il accompli une mission sociétaire dans les Principautés Danubiennes ? Il avait lui-
même avoué à l’époque son statut de missionnaire à Jean Ghica : “Je ne suis pas arrivé en
Valachie en tant que Roumain, mais en apôtre de Fourier afin d’organiser mes compatriotes
en séries…” Il est vrai qu’il s’agit d’un témoignage appocryphe 21. Toutefois, il nous oblige
d’insister davantage sur les rapports entre Diamant et le mouvement sociétaire ainsi que sur
ses véritables projets en Valachie. Dans ce cadre, nous considérons essentiel de nous rapporter
à deux lettres adressées par Diamant à Charles Fourier dans les années 1834-1836, jamais
utilisées auparavant.
On sait qu’après son arrivé dans la capitale valaque, Diamant maintenit le contact
avec Fourier. On connaît aussi l’intérêt de Fourier pour les pays périphériques de l’Europe,
auxquelles il voulait confié le privilège de mettre en oeuvre ses idées 22. En dépit des quelques
références23, cette correspondance reste pratiquement inconnue.
En 1958, G. Mladenatz publia en facsimile une lettre de Diamant à Fourier. Il
s’agissait d’une première lettre, envoyée de Bucarest, le 24 juin 1834, découverte dans les
fonds des Archives sociétaire de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. A présent, cette lettre
ainsi qu’une seconde, datée du juin 1836 se trouvent aux Archives Nationales, toutes les deux
ayant une unité évidente de contenu et représentant des sources essentielles pour le
fouriérisme roumain.
Dans sa lettre du 24 juin 1834, Diamant fait d’abord un exercice protocolaire : il veut
signaler sa mission. Tout récemment installé à Bucarest, il semble bien décidé de coloniser la
Valachie avec les idées de Fourier24. Mais, les nouvelles de Paris lui manquent et il se sent

19
Lettre de Paris, le 24 mars 1833, dans Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 248.
20
Certains chercheurs ont lié l’arrivée de Diamant à Bucarest avec l’avènement du nouveau prince régnant en
Valachie; cf. Ibidem, p. 51.
21
Cf. Ion Ghica, op. cit., p. 159.
22
I. Ghica avait reproduit un commentaire de Fourier: « Je ne compte pas sur le Français pour la réalisation de
mon système; ils sont comme les Italiens, les Espagnols et les Allemands, trop enfoncés dans la civilisation, mais
je compte sur l’Orient et surtout sur les Russes qui sont très enclins au communisme, comme tous les peuples
Slaves ». Ghica, Opere, I, p. 288 sq.; évidemment, dans ce cas, il faut prendre ce commentaire avec maximum de
souci!
23
Cf. Kretulesco, op. cit., p. 51; mais, il parle, d’une lettre de recommandation”; Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 228;
le reste de la correspondance reçue par Diamant s’est perdu.
24
Archives Nationales, Fonds Fourier et Victor Considerant, 10 AS 25, dossier n° 3, Fourier. Lettres reçues et
documents postérieurs à 1830.
6
préoccupé par la santé de son Maître. Il désire “qu’une première phalange s'organise le plutôt
possible" en Valachie. Pour cela il veut connaître comment fonctionne la colonie de Condé-
sur-Vegres et si l’Etat français s’est décidé de soutenir le projet. Ensuite, il écrit sur les
avancées extraordinaires dans la propagande des idées sociétaires en ce pays. Le ton est haut :
„Trois terrains cultivés, dont chacun este bon pour une colonie et sur lesquels il y a déjà
quelques bâtiments pour un premier essaim de colons sont offerts par leurs propriétaires qui
sont devenus des partisans zélés du procédé sociétaire et admirent Votre génie. Plusieurs
autres boyards, médecins, professeurs offrent de l'argent”.
Diamant a donc de grands projets : „J'aurais formé une société d'actionnaires, mais je
crois prudent d'attendre le retour de notre digne Prince, pour le faire souscrire le premier ; il
est allé à Constantinople pour y recevoir son investiture selon l'habitude du pays".
C’est lui-même qui dessine les plans du bâtiment phalanstérien, mais il demande „..
des renseignements sur quelques détails: par exemple le nombre, les dimensions des
seristères, chambres, dortoirs, salles à manger, cuisines etc.. .". Il a d’ailleurs la conviction
ferme que les travaux vont commencer l’année en cours car il dispose déjà des matériaux pour
la construction.
Ce que c’est évident dans ce message c’est la frénésie de l’apostolat ainsi que le
message du bon disciple : le geste de révérence auprès de son Maître, mais également, un
geste d’auto promotion. On voit bien que sa mission est plutôt auto instituée ; l’obédience
manifestée à l’égard de Fourier semble marquer en même temps un acte d’attachement pour le
projet sociétaire de Fourier ainsi qu’un acte d’indépendance envers la secte sociétaire.

c. Le disciple solitaire

Donc, il semble qu’au début de l’été 1836, son projet de fonder une colonie sociétaire
en Valachie va très vite. En dépit de l’absence de sources, la plus part des chercheurs ont
considéré la participation de Diamant comme une évidence. Cependant, la lettre du 15 juin
1836, adressée à Fourier et inconnue aux chercheurs jette nouvelle perspective sur le sujet 25.
Son texte est d’abord le relevé d’un nouvel état d’âme de Diamant car il atteste le reflux de
l’intérêt pour ses idées en Valachie. Ce n’est pas un hasard le fait qu’au centre du message on
trouve la relation orageuse avec Emanuel Balaceano, son condisciple valaque.
Cette lettre est une réponse au courrier envoyé par Fourier, le 24 octobre 1835.
D’ailleurs, pour y s’adresser, Diamant n’utilise plus la formule Monsieur mais celle de Maître
(Très honorable Maître), un signe peut-être d’une situation psychologique nettement
différente. Selon l’épistolier, le retard de la réponse fut provoqué par la lecture d’un ouvrage
25
AN 10 AS 25.
7
de Fourier. La ferveur du bon disciple est ainsi renouvelée par la sacralisation du message du
Maître: « Je l'ai lu deux fois, j'y ai trouvé de choses excellentes; il est impossible de mieux
démontrer la nécessité de faire plutôt l'essai de l'industrie combiné ».
Ainsi, le texte doit être converti très vite en pratique. Si Diamant avait été à Paris, il
aurait lui-même présenté le texte au roi Louis-Philippe. Il demande aussi à Fourier, au nom de
toute l’humanité, d’agir pour que le monarque français puisse lire ses livres, particulièrement,
Le nouveau monde industriel et sociétaire.
Mais, le passage-clé de cette lettre est celui qui concerne la révision de ses propres
projets. Il paraît que Fourier aurait pensé à changer de stratégie. Il voulait « de faire l'essai…
sur 300 enfans », garçons et filles de 3 à 13 ans, qu’ils devaient être éduqués dans l’esprit des
idées sociétaires. Il s’agit donc d’une colonie pédagogique, vue comme un model pour « les
vrais essais », une démonstration pour les avantages du system sociétaire et une source de
cadres pour tout essai à l’avenir. Ensuite, selon Fourier, on pourrait former un mécanisme
bien structuré et bien équilibré de moins 140 de familles et d’environ 700 personnes de tout
âge.
A son tour, Diamant propose la création d’un pensionnat, selon le modèle de l’Ecole
Polytechnique. Il veut rassurer son Maître qu’il va suivre « à la lettre » ses indications
puisqu’il observe lui-même que c’est la voie la plus économique. Mais, tout le problème reste
maintenant d’ordre pratique, trouver le terrain disponible. La propriété promise se trouve trop
éloignée de Bucarest, une situation inconvenable « pour un essai sur ces enfans », à cause de
l’opposition des parents, pour la plupart des Bucarestois. Ni la coopération avec son compère
valaque ne marche plus puisqu’il avait refusé d’apporter deux mille ducats pour loyer « un
grand et beau jardin » près de Bucarest, avec des bâtiments et un terrain suffisant, idéal pour
« un essai ». D’ailleurs, il n’accepte même pas de mettre à l’œuvre ce projet que sur ses
propres terres : «… il ne pense qu'a sa gloire et point à faire sortir l'humanité de la misère où
elle se trouve ».
D’autre part, Diamant croit que ce personnage ne dispose plus de l’argent nécessaire,
car depuis la date dont il a promis des fonds, une année s’était déjà écoulée. Il se trouve
couvert par de nombreuses dettes et dans l’impossibilité de crédit. Outre sa situation
financière, il est vu en Valachie en tant que jacobin. Mais, le vrai problème n’est plus
l’insolvabilité de son partenaire mais son acharnement, malgré ses moyens qui ne lui
permettent pas de faire avancer le projet. Pour cela, il l’avait sommé vivement : soit-il accepte
les prescriptions du Maître, soit-il ne pourra plus compter sur lui dans l’avenir.
S’agit-il d’une querelle des disciples ? On peut y songer. De toute manière, c’est la
grâce du Maître qui est l’enjeu principal du message : A qui, donc, Fourier donnera sa

8
bénédiction ? Le problème est sérieux d’autant que le condisciple valaque de Diamant a
l’intention d’aller à Paris pour rencontrer Fourier afin de le convaincre de venir en Valachie.
C’est en effet un des prétextes qui motivait Diamant d’écrire à Fourier : il voulait le prévenir.
Au fil du discours, le portrait du personnage est de plus en plus noirci : faute de crédit,
l’individu a des nombreuses dettes et il passe dans son pays comme un fou et un fourbe.
Donc, il est content de l’avoir vu dans sa vraie posture avant de s’engager dans une entreprise
avec lui. A la fin, il lui dévoile son nom : Emanuel Balaceano. C’est un nom qui nous
intéresse particulièrement.
Tout de même, Diamant reste aux affaires. Il veut aussi inviter Fourier quand tout sera
accompli. Il s’interrogeait également s’il ne peut pas faire une bonne démonstration du
« procédé sociétaire » avec seulement 140 familles de tziganes, une population demi-esclave,
qui se trouverait davantage en Valachie. Enfin, il lui demande si un boyard de Valachie,
Barbu Ştirbei, lui avait rendu déjà visite à Paris, car très riche et instruit, il est un grand
admirateur de Fourier.
Il s’agit d’une tension presque insupportable qui émane de cette lettre. Diamant est en
pleine crise et l’évocation du nom de Barbu Ştirbei, futur prince régnant de la Valachie, a
probablement le but d’atténuer l’impression de l’échec dans ses efforts. Dans ce contexte,
l’intérêt accordé aux enfants et à la population tzigane, en tant que possibles acteurs de
l’expérience sociétaire, semble indiquer un changement de stratégie de sa part. On découvre
aussi la nature des relations entre Fourier et Diamant : affective, personnelle, dans laquelle il
n’y a presque aucune référence au mouvement sociétaire en général. Il semble d’ailleurs que
la mort de Fourier, en 1837, mit fin à toute relation entre Diamant et les cercles fouriéristes.
Pourtant, l’importance essentielle de cette lettre réside dans son apport documentaire
concernant les rapports entre Diamant et Balaceano. Elle témoigne du rôle de Diamant dans
l’épisode de Scaieni. On sait maintenant qu’il était presque négligeable.

d. Les dernières années

La Société agronomique et manufacturière, tel a été le nom officiel du Phalanstère de


Scaieni, ne sera pas un simple échec. Pour Diamant, il s’agissait probablement d’un manque
de réussite à double facette : ce sont d’abord la fin d’espoirs concernant le support de la
noblesse valaque et ensuite le déclin évident des illusions incarnées par Diamant pour la

9
jeunesse du pays. La rupture de Balaceano était tout même moins grave 26 par rapport à la
perte du prestige qui conduira à son quasi-isolement aux années qui suivent. C’est vrai
qu’après 1836, on peut remarquer un changement important de l’agenda idéologique en
Valachie. Les idées humanitaristes, dans le fil des Lumières, se trouvent remplacées par des
thèmes politiques et identitaires. A la différence d’expérimentalisme fouriéristes, rationnel et
abstrait, une nouvelle sensibilité collective, politisée, radicale, même subversive, naît aux
années suivantes.
On ne connaît rien sur l’activité de Diamant depuis 1836 jusqu’à sa mort, prématurée,
à quarante ans, en août 1841. Ce fait est très significatif par lui-même. Quelques sources
tardives nous font savoir qu’il avait été incarcéré durant quelques mois, victime d’une
répression politique, après la clôture du Phalanstère de Scaieni 27. C’est un mythe sans aucune
base réelle. De toute manière, Diamant et le fouriérisme demeure toujours un sujet public
pour la jeunesse valaque à la fin des années trente 28. Selon d’autres sources, Diamant avait fait
plusieurs voyages en Moldavie étant en bonnes relations avec un boyard moldave très connu,
Costache Conachi29.
Change-t-il l’objet de son intérêt vers la Moldavie, la principauté voisine ? C’est très
probable. En mai 1841, il aurait proposé au gouvernement du pays un Mémoire sur un moyen
de faire cesser la vie vagabonde et immorale des bohémiens de l’Etat, de les établir
facilement sur des terres de l’Etat, des monastères et de boyards; d’améliorer radicalement
leur état moral et matériel et de les rendre très utiles au pays et aux propriétaires sur les
terres desquels ils s’établiraient.
Dans ce texte, il exige le support du gouvernement moldave pour fonder une colonie
industrielle-agricole, avec de « … 200 jusqu’à 300 de familles de tziganes de l’Etat ». Pour
lui, il ne s’agit que d’un premier pas, puisqu’il s’imagine une série de colonies similaires dans
toute le pays30 et pour tous les catégories de vagabonds : Tziganes, Juifs et étrangers de toute
sort. Ceux-ci pourraient trouver « …dans les colonies, un travail productif, agréable et varié
d’après le goût et la vocation de chaque individu ». Ainsi, la capitale de la Moldavie serait
« … débarrassée de ces malheureux qui par leur encombrent et leur misère la rendent sale,
malpropre, inhabitable pour les classes riches ».
Sans aucun doute, il s’agit d’un projet dans la généalogie fouriériste. Par précaution, il
proclame en tant que modèle, les colonies agricoles de Pays-Bas et du régime Francia de
26
Une rupture bien relative, puisque Diamant est l’un de cinq témoins de Balaceano dans une affaire civile, du 8
nov. 1836; cf. Cojocaru/Ornea, op. cit. , p. 434.
27
Ghica, op. cit., p. 289; cf. aussi infra, pour une discussion élargie sur ce sujet !
28
Lettre d’ A.G. Golescu à I. Ghica d’octobre 1838, dans C. Bodea, Lupta românilor pentru unitatea naţională,
1834-1849, Bucureşti, 1967, p. 210.
29
N. Kretulesco, op. cit. p. 50 sq.; il parle même d’un projet de mariage manqué à Iasi (Jassy).
30
Cf. pour le texte: T. Diamant, Scrieri economice, p. 107 sqq.; Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 404 sqq.
10
Paraguay31. Il utilise à merveille le langage souvent incantatoire des Lumières roumaines,
qu’il avait déjà usé dans ses articles de l’été 1834 de Curierul românesc. En partant d’un
article de la Constitution moldave (Le Règlement Organique), qui exigeait l’amélioration de la
condition des tziganes dans l’Etat, il imagine un véritable programme d’éducation collective
pour civiliser cette humanité déchue et de la transformer dans des citoyens productifs.

3. La preuve du réel ? Fourier et l’expérience sociétaire de Scaieni

On trouve parmi les papiers restés après la mort de Diamant un contrat du 12


décembre 1835, signé entre Diamant et Emanuel Balaceano, par lequel le premier s’engageait
d’ériger « .. . une ferme agricole et facturière » à Scaieni, où celui-ci détenait un manoir.
Malheureusement, le document a disparu aujourd’hui32. Par conséquent, on ne sait pas de quoi
il s’agit véritablement : d’un simple plan des bâtiments ou d’un projet d’organisation du
Phalanstère ? Longtemps, ce contrat avait constitué la seule pièce à conviction dans le dossier
concernant la contribution centrale du Diamant dans l’expérience de Scaieni. Cependant, la
seconde lettre de Diamant à Fourier nous oblige maintenant à réviser radicalement cette thèse.
D’autre part, on peut penser le rôle de Diamant par la manière indirecte dont il agisse.
Diamant et Balaceano étaient cousins et amis depuis longtemps 33 et il semble qu’ils se
disputaient vraisemblablement la posture de fondateur. A court terme c’est Balaceano qui
gagne. Ce lui qui va porter finalement le titre de « directeur de la Société ». Mais, les
certitudes s’arrêtent ici. On connaît mal la portée réelle de la pensée de Fourier dans cette
expérience. S’agit-il d’un projet fouriériste comparable à d’autres expériences de cette nature
ou plutôt s’agit-il d’une farce au bénéfice privé de Balaceano ? La reprise du dossier est
facilitée par l’existence d’un fond documentaire assez bien conservé, en dépit du manque des
documents internes du Phalanstère 34.

a. Une brève chronologie

La première attestation du dessein d’Emanuel Balaceano de fonder une colonie


sociétaire date du 10 mars 1835, lorsqu’il donne à bail son terrain de Scaieni à une soi-disant
Société agronomique et manufacturière ou, selon d’autres sources, à un group « de
partenaires agronomes ». Pourtant, les circonstances réelles de l’épisode sont méconnues. La
propriété était déjà sous séquestre tandis que Balaceano continuera de l’administrer encore

31
Pour des commentaires larges et pertinentes, cf. Sorin Antohi, La originile…, p. 54 sqq.
32
Cf. l’inventaire dans: Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 278.
33
Cf. la lettre de Diamant adressé à son frère aîné, du Paris, 24 mars 1833; Ibidem, p. 349.
34
Voir un recueil des actes de cette affaire dans l’annexe du livre de Cojocaru/Ornea, op. cit., p. 205 – 344.
11
quelques années. Cette ambiguïté avait dérouté la plupart des chercheurs qui ont considéré
cette journée du 10 mars 1835 comme étant le commencement du Phalanstère35, d’autant que,
de sa part, Balaceano avait déclaré plusieurs fois la même date36.
Néanmoins, selon les documents connus, il est plus crédible de fixer l’inauguration
réelle du Phalanstère dans les premiers mois du 1836, même s’il est très difficile d’y établir
un moment précis. Les préparatifs ont commencé probablement tout au long de l’année 1835
(le contrat avec Diamant est achevé à peine le 12 décembre !), mais le premier adepte recruté,
en dehors de la population tzigane, en situation de demi-esclavage, arrive à Scaieni au début
du janvier 1836. C’est seulement, le 18 août 1836 qu’un group de dix jeunes membres
s’installe à Scaieni. Personne n’apporte aucun investissement.
Il est impossible donc de savoir quelle est l’activité de la colonie pour la première
moitié de l’année 1836. Par bonheur, à la fin d’août 1836, la réunion de Scaieni attire
l’attention des autorités publiques. Ainsi, au début de septembre, un de ses représentants visite
l’endroit. Dans son rapport ultérieur, il parle de l’existence d’un groupe de quatre-vingts
personnes, qui s’appellent eux-même de compagnons, sous la tutelle d’une Société
agronomique37. Ils vivent ensemble, portent de vêtements assez bizarres et ne semblent pas
très heureux d’en parler.
L’attention des autorités est motivé par des raisons d’ordre publique 38. Bien sûr, la
présence d’un group massif de gens, femmes et hommes, avec un statut inconnu, doit les
inquiéter. On croit plutôt de leur part qu’il s’agit d’une maison close. Le refus de Balaceano
au représentant des autorités qui désire faire une visite complète avait enflammé de plus
l’imagination des gens de l’ordre publique. Par la suite, leur décision est de dissoudre cette
réunion39. Mais, l’administration a de la peine pour passer à l’acte. En fait, ce qui agite les
esprits c’est une pétition de Balaceano même, datée du 1er novembre 1836 dans laquelle il
postule auprès du gouvernement afin de recevoir de l’outillage agricole, en tant que donation
de l’Etat, au bénéfice de son action concernant les améliorations des exploitations agricoles en
Valachie. Suite à cette demande, le prince régnant est révolté et demande directement la
dissolution de la Société, par manque d’enregistrement auprès des autorités40.
35
Voire S. Antohi peu disponible à grossir le mythe de Scaieni parle de la même date: le 10 mars 1835; op. cit.,
p. 47; toutefois, la somme et la durée du bail est visiblement différente d’un document à l’autre; cf.
Cojocaru/Ornea, le doc. du 22 aprilie 1835, p. 216; Ibid., p. 219 sqq, et p. 275 sqq.; il est fortement probable
qu’il s’agit d’un acte fictif, part d’une stratégie de Balaceano pour éviter le séquestre; cf. la pétition de Tudor
Zaplan, du 30 mai 1835, in Ibid., p. 219; le même jugement dans l’arrêt judiciaire du janvier 1839; Ibid., p. 340.
36
Cf. la lettre de Balaceano à “l’autorité du département de Saac” du 4 septembre 1836; Ibid. p. 254 sqq.
37
Ibid., p. 257 sqq.
38
Cf. la notice du préfet de Saac, le 3 septembre 1836, par laquelle on en demande à Balaceano de permettre la
visite des ses représentants sur le site de sa ferme, où se trouverait « beaucoup de gens étrangers »; Ibid., p. 383;
dans une autre circulaire, le préfet voulait savoir le but de cette entreprise; Ibid., p. 256 sq.
39
Cf. sa pétition, du 26 septembre 1836: Ibid., p. 265 sqq. ; les arrêtés des autorités dans Ibid., p. 285 et. 286.
40
Ibid., p. 269 sq.
12
Mais, une fois de plus, faute d’intervention de la part de l’administration, c’est
toujours Balaceano qui prend l’initiative : il revient quelques semaines à la charge avec une
autre pétition auprès du prince régnant. Cette fois-ci, il demande l’aide du prince dans
l’affaire du séquestre de sa propriété de Scaieni afin de contrer ses créditeurs. On peut ignorer
l’opportunité de cette intervention, car il ne s’agit probablement que d’une manœuvre du
postulant pour attarder l’échéance. Le seul résultat est que le prince renouvèle sa décision
antérieure avec plus de fermeté afin de dissoudre la réunion de Scaieni, en y ajoutant la
demande de faire arrêter Balaceano pour insoumission41.
Malgré le ton du décret princier, l’administration n’est pas hâtive. D’abord, son
hiérarchie demande que tout soit fait d’une manière pacifique. Ensuite, Balaceano ne se
trouve plus à Scaieni. Encore une fois, c’est de l’intérieur que vient l’impulse décisif, lorsque
les conditions de vie se dégradent rapidement, au fur et à mesure que la saison des travaux
agricoles approche de sa fin. Alors, l’indigence alimentaire devient grave. Donc, par manque
de nourriture et de perspectives, plusieurs membres rappellent aux autorités, leur intention de
quitter les lieux. Dans la pétition du 3 décembre 1836, dix d’entre eux, font savoir en termes
d’un pathétisme rare « leur terrible sort, en dénonçant en même temps, le traitement de
Balaceano. C’est un document essentiel dans cette affaire, en dépit de son parti pris et de son
rhétorisme, puisqu’il s’agit d’une description de l’intérieur du Phalanstère 42 : il nous décrit les
conditions de leur arrivée à Scaieni, les promesses de Balaceano, leur travail pénible, presque
forcé, les punitions, les conditions de vie de plus en plus difficiles et ensuite la menace du
séquestre ainsi que l’impossibilité de s’approprier les résultats de leur labeur. Mais, avant
tout, ce que c’était le plus insupportable venait du tempérament de Balaceano: extrêmement
méchant, tyran et rusé. Par la suite, ils demandent l’accord des autorités pour partir à Bucarest
et porter plainte contre Balaceano.
C’est juste dans ce moment-là quand les autorités s’apprêtent d’intervenir par la peur
d’un conflit interne43. Il est bien inutile, puisque, tout de suite, le reste des membres décident
également de partir. En profitant de l’absence de Balaceano, et en utilisant « les moyens plus
pacifiques », les autorités déclarent dans un papier administratif, la dissolution sans aucune
opposition, du Phalanstère. Tous les étrangers (ceux qui n’habitaient pas à Scaieni !) sont
autorisés de quitter les lieux44, probablement à mi-décembre 1836. On ne connaît pas le sort
des habitants de la propriété de Balaceano, mais il est certes qu’aucune répression ne fut
portée à l’encontre des membres45.
41
Ibid., p. 288 sq.
42
Ibid, p. 296 sq.
43
Ibid., p. 293.
44
Ibid., p. 300 sq.
45
La thèse de l’intervention en force des autorités est difficilement à defendre encore. Son origine est purement
13
Tout juste arrivées à Bucarest, quatorze anciens membres du Phalanstère ont déposé
une plainte contre Balaceano, pour escroquerie et mauvais traitement 46. Un long procès suivra.
Balaceano attarde le plus longtemps possible la résolution, mais finalement, en janvier 1838,
la décision des juges sera favorable à ses anciens partenaires. Balaceano va refuser de payer
toute compensation jusqu’à sa mort, quelques années plus tard47.

b. Participants, organisation, caractère

Ce final sans gloire du Phalanstère, qui ressemble justement à une implosion, pourra
nous éclaircir en quelque sorte sur la nature de cette expérience : s’agit-il d’un véritable projet
fouriériste, comparable à ceux de Réunion ou d’Algérie ou d’une simple farce au compte de
Balaceano ? On voit dans les pétitions des anciens partenaires, la mesure dans laquelle ils se
sont investis dans ce projet. La prise en compte de leur imaginaire enflammé par les
promesses de l’Harmonie, tant qu’ils avaient dévoilé dans leurs pétitions, nous emmène à
l’observation selon laquelle il faut penser l’expérience de Scaieni d’abord à partir des attentes
des ces gens. Ensuite, il faut voir comment a-t-elle fonctionnée une telle entreprise et son
caractère de point de vue de la doctrine sociétaire.
Qui sont donc les compagnons de Balaceano et quelle est leur relation avec le
fouriérisme ? D’abord, leur nombre absolu restera une énigme à jamais aussi bien que leur
statut. Au septembre 1836, les autorités mentionnent qu’il s’agissait d’un nombre de quatre-
vingts personnes, de tout âge et condition sociale, qui vivaient dans les bâtiments de la ferme
de Balaceano. Mais, d’autres témoignages parlent d’un nombre de cinquante-trois
personnes48. En effet; c’est probable le nombre réel, même si dans d’autres contextes,
apparaissaient encore une dizaine de personnes.
Leur identité sociale semble extrêmement hétérogène, mais en réalité il faut distinguer
entre les deux ou trois groupes différents de point de vue social. Un premier, de dix-huit
personnes, hommes, femmes et enfants, est composé par la population tzigane demi-libre et
des paysans locaux : en quelque sorte de domestiques de Balaceano, sans un réel poids dans
cette histoire. On ne sait pas si ces gens ont eu un contrat avec celui-ci. Fortement probable,

mythique, tardive, et doit être cherchée probablement dans les exercices mémoriaux, plutôt demi-fictifes, rédigés
cinquante ans plus tard de Jean Ghica; cf. Ghica, op. cit., p. 289; une autre source littéraire est encore moins
crédible: Ştefan D. Greceano. Dans son livre, Genealogiile documentate ale familiilor boiereşti (publié par P. Şt.
Greceanu, I, Bucureşti, 1913, p. 173), il raconte une visite à Scaieni passée neuf ans après. Intéressant, un
contemporain de Diamant, Cezar Bolliac, en écrivant en 1859, ne fait aucune référence à cette répression des
soldats princiers; cf. Cezar Boliac, “Explicarea cîtorva vorbe”, dans Românul, no. 29, 10/22 martie 1859; le texte
est repris dans: Cezar Bolliac, Culegere de mai mulţi articoli publicate atîtu în străinătate cîtu şi ţeară în anii
trecuţi, Bucuresci, 1861, p. 117-133.
46
Ibid., p. 313
47
Cf. Ibid., p. 306 sqq.
48
Ibid., p. 257 et p. 261 sqq.
14
c’est non. Le deuxième groupe, et le plus important était composé des partenaires
proprement-dit : les locataires étrangers de Scaieni. On ne connaît pas non plus, le texte de
leurs contrats mais nous avons des témoignages véridiques sur leur existence. C’est un groupe
assez homogène par l’âge (ils ont entre 16 et 29 ans), leur formation intellectuelle et leurs
intérêts : presque tous sont éduqués (les uns se déclarent professeurs !) et la plupart sont venus
pour continuer leurs études. En plus, ils sont tous de sexe masculin. De point de vue social, ils
appartiennent à la classe moyenne de la Valachie : marchands, prêtres urbains, petits boyards.
Dehors ce noyau, on retrouve parfois d’autres noms, externes, jamais rencontrés à
Scaieni. Parmi eux, le frère de Jean Balaceano, d’autant que Diamant lui-même. Leur rôle
dans l’engrenage de la colonie reste sûrement bien symbolique.
Ont-ils été initiés dans le projet fouriériste ? Nous n’avons pas des preuves afin de
porter un jugement précis. D’autre part, cette discussion ne concerne que le groupe des
étrangers. Selon une décision judiciaire dans le procès d’anciens compagnons contre
Balaceano, le recrutement des compagnons s’était fait par des « fausses promesses, basées sur
des preuves mensongères et sur des revenus inexistants, y compris l’accès à l’instruction des
sciences avancées »49. Il paraît toutefois que l’adhésion des ceux-ci a été aussi volontaire
qu’enthousiaste. Selon un autre document judiciaire, ils auraient tout fait pour être reçus dans
le Phalanstère, dans l’attente du siècle d’or50. D’ailleurs, on peut discerner cet enthousiasme
initial d’après leur intense déception finale. Les uns sont venus à Scaieni même sans contrat
signé avec Balaceano51.
Il est probable que ces attentes sont le résultat de la rhétorique maximaliste de
Balaceano, concernant plutôt la possibilité de s’instruire (avec Diamant, particulièrement !) et
de participer à la gestion d’une ferme agricole. Ils auraient été fascinés par la nouveauté du
projet ainsi que par l’ambiance communautaire de Scaieni. C’est la promesse d’une sorte de
communauté éducative pour l’ensemble des jeunes compagnons : le travail volontaire et la
possibilité d’apprendre « la mathématique, l’économie sociale, le français et d’autres sciences
utiles ». En tout cas, il semble qu’ils n’ont pas été initiés ouvertement dans les idées
fouriéristes, mais leurs attentes à travers ce projet pourraient être un bon indicateur du
potentiel utopien de l’imaginaire social dans les Principautés Danubiennes de l’époque.
D’autre part, il y a une grande différence entre les desseins de Balaceano (exprimés
dans les textes des contrats !) et la réalité quotidienne de Scaieni, telle qu’elle avait été

49
En roumain: « făgăduieli de o neadevărată întreprindere, întemeiată pe mincinoasă arătare de capitaluri şi
venituri neînfiinţate (ş)i de o viaţă înbunătăţită cu învăţătură de înalte ştiinţe împodobitoare duhului
reclamanţilor »; Ibid., p. 340.
50
En roumain: « au alergat însuşi ei pe la tribunaluri de şi-au adeverit contracturile şi au mers cu dînsele gata la
Scăieni, rugîndu-se să fie primiţi întru petrecerea socotitului veac de aur »; Ibid., p. 328.
51
Ibid., p. 348 sq
15
dépeinte par les anciens compagnons. Mais, au bout de compte les avocats du Phalanstère
sont presque introuvables. Ni les autorités, ni les gens impliqués directement n’ont pas eu
finalement une opinion positive sur l’expérience de Scaieni. Il est vrai que ce qu’ils ont
souvent mis en discussion c’était le caractère de Balaceano, généralement reconnu comme
defaillant52.
L’attitude des autorités à l’égard du Phalanstère reste fondé plutôt sur des raisons
d’ordre public. Certes, l’entreprise de Balaceano n’avait rien d’ordinaire. Sans statut légal,
elle ne ressemblait ni à une organisation commerciale, ni à une institution culturelle ou
éducative.
D’ailleurs, ni Balaceano ne semble pas avoir une idée trop précise sur la nature de son
entreprise. Pour lui, il s’agit d’abord d’une communauté à des fins caritatives et moraux. Dans
une lettre du 4 septembre 1836 adressée à l’administration, il exigeait de ne pas inquiéter dans
son absence « … les personnes honnêtes réunies pour travailler le sol d’après les méthodes
agronomiques (…) et en même temps de corriger les mauvaises conduites morales des
jeunes »53. Quelques semaines après, dans une aide-memoire, il déclara que les membres de la
Société de Scaieni « … pratiquent l’agriculture, les manufactures et l’enseignement (…).
Donc son but est : Chacun son intérêt selon son propre travail »54. Il parlait aussi de
l’existence d’un pensionnat.
Ensuite, il est question d’une entreprise économique d’un type particulier, semblable à
une fondation philanthropique. Dans le préambule du contrat signé entre Balaceano et
Mihalache Danciulesco à Bucarest, le 14 juin 1836, on trouve que « le but de cette société
était d’associer le travail et le talent au bénéfice de l’industrie et de l’agriculture »55. D’après
les plaintes déposées par les anciens membres du Phalanstère contre Balaceano, il paraît qu’il
s’agit d’une société ou d’une ferme agricole. Quant à Balaceano, il s’était engagé d’investir
un capital de cinq cent mille ducats. Les résultats de ces investissements devaient être mis à la
libre disposition de chacun « selon leur talent et leur assiduité au travail ». Davantage,
Balaceano semble avoir fait la promesse de les associer à la gestion directe de l’entreprise56.
Outre ce discours, on avait une connaissance très précaire sur la manière dont le
Phalanstère de Scaieni a été conçu et géré. Malheureusement, on dispose d’aucun plan ou
description concernant l’organisation interne de la Société sauf quelques références indirectes.
Afin d’aboutir d’y esquisser tout de même quelques lignes, il faut prendre en compte non

52
Pour les jeunes compagnons de Balaceano, celui-ci aura été « le plus trompeur, le plus ruse et le plus
despote », Ibid., p. 296.
53
Ibid., p. 254 sq.
54
En roumain: « a fieşicăruia în-parte-enteres după ale sale osteneli »; Ibid., p. 265 sq.
55
Ibid., p. 250.
56
Cf. Ibid., p. 290 sqq.
16
seulement la nature inachevée de cette expérience mais aussi bien le caractère des sources
disponibles : celles-ci expriment d’abord la vérité clamée par les adversaires de Balaceano !
Le projet du Phalanstère était fondé sur l’idée d’une communauté de production et de
distribution des revenus ayant comme principes de fonctionnement l’égalité des ses membres,
la vie communautaire, l’entraide, le volontariat et la complémentarité entre travail et talent,
agriculture et industrie, éducation et travail etc. Pourtant, la distribution des résultats du
travail aurait suivi « une méthode particulière », inconnue encore. La durée de l’association
était fixée au moins pour cinq ans et toute sortie intempestive de cette communauté de la part
d’un membre pourrait conduire à une perte de tout revenu légitime, voire à une action en
justice contre lui.
La vie en commun fait l’essentiel. Pour cela, toute idée du privé reste bien écartée. De
même, la séparation pure et nette de toute forme de vie sociale qui n’appartient pas à la
communauté du Phalanstère est la règle. « Les associés » habitaient en commun dans de
grands dortoirs à manière militaire ; ils étaient habillés tous de la même façon : « des
caleçons, des camisoles et des bonnets » ; les femmes étaient séparées des hommes, mais nous
n’avons pas de confirmation sur les soupçons concernant les pratiques sexuelles
communautaires. En fait, les règles de la vie en commun étaient draconiennes. Personne ne
peut sortir de l’enceinte de la ferme sans l’accord de Balaceano, de recevoir des hôtes, de
vendre ou d’acheter des biens de la Société. La correspondance aussi bien que tout contact
avec le monde extérieur étaient surveillées.
Quant à la manière d’organisation du travail, il est fortement probable qu’il ne
s’agissait pas d’un système quelconque, soit-il fouriériste ou non. D’ailleurs, la ferme ne
disposait que d’un inventaire technique précaire. Toute l’activité productive était structurée
autour de l’exploitation des ressources de la terre. Le travail était pénible sans aucune
variation ou possibilité de choix. En cas de refus, les associés étaient sévèrement punis.
Parfois, ils pouvaient changer de travail en donnant de leçons de roumain et de français aux
progénitures du Balaceano. Faute d’actes administratifs internes, la montée des bénéfices
économiques du travail et de la vie en commun demeurent un mystère, alors que le
Phalanstère s’est décomposé juste avant la première distribution des ses revenus.
A-t-il existé un pensionnat à Scaieni ? Par manque de preuves suffisantes, force est d’y
constater une certaine activité éducative, mais certainement sans la portée d’un pensionnat. Il
s’agissait simplement d’une sorte d’instruction à l’usage des fils de Balaceano et des habitants
locaux. Il n’y a aucune trace concernant la présence de Diamant et des ses cours avancés de
mathématiques ou de français.
Au but du compte, peut-on encore parler dans ce cas d’une expérimentation

17
fouriériste? Il est fort probable que Balaceano s’est inspiré des idées de Charles Fourier dans
son projet de Scaieni. Les thèmes fouriéristes sont bien visibles partout dans le discours et les
desseins de Balaceano. C’est vrai qu’il ne parle jamais à ses compagnons ni d’un Phalanstère,
ni d’un système sociétaire, et non plus de Fourier pour argumenter ses projets. Tout de même,
il y a à Scaieni une communauté autosuffisante, une propriété foncière assez importante, des
bâtiments, une certaine organisation du travail qui combine le travail physique avec le travail
intellectuel, même si le dernier était très limité.
D’autre part, les dimensions de cette entreprise sont loin de celles projetées par
Fourier, avec ses 1500 à 1600 personnes, et considérées comme optimales afin de régler les
passions humaines, comme il en résulte de sa Théorie de l’unité universelle (1822). Pas de
séries passionnantes ou d’organisation en phalanges etc. Plutôt on pourrait dire que Balaceano
utilise les idées de Fourier d’abord comme une sorte de vulgate pour attirer des adeptes et
ensuite comme une méthode de management. En fait, probablement, Balaceano essayait de
s’en servir à des fins également personnelles. En utilisant le potentiel du fouriérisme, il
cherchait une main de travail gratuite, lorsque sa ferme se trouvait en état de faillite. De ce
point de vue, on devrait parler davantage des références fouriéristes que d’une mise en scène à
la manière sociétaire proprement-dite.

4. Lectures, traces, échos

L’expérience de Scaieni semble avoir eu une bonne dose d’ironie. Lorsqu’on connaît
l’habilité d’utopistes à dissimuler leur projet sous le drap d’un discours accommodant, dans ce
cas, c’était bien l’inverse : Fourier a été utilisé au bénéfice d’un projet purement ou presque,
personnel. On peut toujours demander si ce type de lecture, qui suppose fatalement la
distorsion essentielle du message originel, était-il la norme ?
En même temps, la persistance des idées fouriéristes dans l’imaginaire intellectuel
roumain de cette époque reste largement visible. Dimitrie Popovici avait mis en évidence le
rôle particulier des idées de Fourier pour les visions poétiques des quelques écrivains
significatifs de ce temps57. D’après Grigore Mladenatz, c’est Fourier qui aurait eu le plus
grand écho dans la pensée roumaine par rapport à d’autres utopistes 58. Cette réception
exprime-t-il « une demande indigène » ou s’agit-il simplement des échos tardifs du
remarquable prosélytisme de Diamant ?
57
Cf. Ideologia literară a lui I. Heliade Rădulescu, Bucureşti, 1935; Santa Cetate. Între utopie şi poezie ;
Bucureşti, 1935;. Cercetări de literatură română V, Bucureşti, Editura “Viitorul românesc”, 1998, passim.
58
Mladenatz, Introduction à Teodor Diamant, Scrieri economice…, p. 15.
18
Répondre à ces questions exige d’abord une discussion élargie autour du modèle
d’analyse utilisé dans l’interprétation de ces faits. A l’exception de l‘approche de Sorin
Antohi, la plus part des démarches sur le fouriérisme roumain ont été conçues comme des
recherches d’histoire littéraire ou politique où la pensée fouriériste prend un aspect
périphérique par rapport à leur domaine de recherche. Il en résulte, une espèce d’archéologie
culturelle qui s’obstine à chercher des traces et d’influences étrangères où le problème de
l’originalité et du mimétisme culturel reste essentiel. Celle-ci, fait du fouriérisme roumain,
une simple conséquence d’une influence culturelle.
Par rapport à cette littérature, la surdétermination de la réception créatrice ainsi que la
minimisation de celle-ci sont des jugements fondés autour des couples conceptuels,
adversatifs et réifiés : originalité versus imitation, modèle versus copie, centre versus
périphérie, actif versus passif etc. D’autre part, on sait qu’en dépit de son apparente rigidité, le
fouriérisme n’a pas été véritablement une doctrine cohérente et homogène. Enfin, le
fouriérisme c’est un projet et non pas une théorie.
Cette nature du fouriérisme, qui est à la fois, un courant de pensée et un mouvement,
nous amène à esquisser une discrimination, chronologique et typologique dans la manière de
concevoir l’horizon de la réception. On peut identifier deux formes principales de réception :
normative et intellectuelle. Sans doute, il s’agit d’une discrimination grossière, purement
méthodologique. Le but est de permettre à discerner entre différents registres de réception en
partant de la distinction entre le texte-source et le text-écho, dans ce cas, le projet fouriériste
et ses lectures roumaines. Il ne s'agit pas d'une perspective purement réceptionniste, mais
plutôt d'une démarche qui s'efforce de mettre en évidence les rapports intellectuels entre deux
espaces culturelles, leurs similitudes et leurs différences, en tant que sources de sens social.
Par réception normative on comprend une lecture orthodoxe du message-source : le
texte originel est vu comme une source canonique et son interprétation essaye simplement de
prolonger son espace de signification, même parfois de s’identifier avec l’originel. C’est une
réception presque idéologique, c’est-à-dire, orienté vers la pratique. A son tour, la réception
intellectuelle est presque indéfinissable dans sa diversité : de la libre lecture d’une oeuvre,
sans aucune prétention normative à une certaine appropriation du message sans un contact
directe ou intense avec l’auteur ou le texte*. Il s’agit donc d’une réception infidèle, même
triviale, qui transforme parfois le texte-source dans un simple excitant intellectuel59.

*
Naturellement, il fallait le prendre ce mot dans le sens de l’anthropologie culturelle:  tout sorte de geste qui fait
référence assez claire au texte fouriériste, soit-il purement théorique, soit-il d’ordre pratique.
59
Pour une démarche soi-disant réceptionniste de Fourier, cf. l'article de Pierre Mercklé, “Utopie ou “science
sociale”? Réception de l’œuvre de Charles Fourier au XIXe siècle” dans Archives européennes de sociologie, t.
XLV, 2004, n° 1, p. 45-80.
19
a. Fourier à travers Diamant

La seconde lettre adressée par Diamant à Fourier nous permet de figurer en quelque
sorte l’ambiguïté de la réception des idées fouriéristes en Valachie. Il est instructif à
remarquer d’ailleurs que, dans son épistolaire, Diamant parle de sa relation avec Balaceano
(l’un de ces partisans zélés de sa lettre précédente !) comme d’un véritable malentendu. Cette
fracture est un indicateur possible concernant les limites d’une réception normative, telle
qu’elle a été proposée par Diamant. Paradoxalement, c’est une autre lecture qui s’imposait à
long terme.
On avait spéculé autour des motifs qui obligèrent Diamant à rentrer en Valachie 60. Au-
delà de toute hypothèse, il est certain que, depuis son retour, il avait été reçu avec une certaine
ouverture par l’élite bucarestoise. Ses qualités personnelles auront été probablement
décisives61, même si, pour certaines, c’est la piste franc-maçonnique que doit être prise en
compte pour en expliquer cela62.
La stratégie de Diamant est assez limpide. D’abord, il essaie de se faire connaître par
des articles dans le journal Curierul Românesc, où, il écrit des articles autour des thèmes
extraits de l’agenda officiel du pays : l’éducation et l’agriculture. Si l’article sur l’éducation
semble relativement neutre, celui sur l’agriculture dissimule mal ses desseins de propagande
au bénéfice du projet sociétaire. Il propose, par exemple, en tant que nouvelle méthode pour le
travail agricole, la libre association dans des communautés sociétaires.
Ensuite, il s’apprête de se forger une audience active, c’est-à-dire, un public capable
de supporter les coûts d’une expérience sociétaire. Pour cela, il est préoccupé de gagner les
grands boyards, l’élite politique et économique du pays. Malgré ses efforts réitérés, les
résultats semblent mitigées. L’intérêt et la sympathie de quelques grandes figures de l’époque
pour fouriérisme (Jean Campineano, Costache Conachi, probablement Barbu Ştirbey etc.)
sont connues, mais les échos du fouriérisme dans leur culture politique restent insaisissables.
Ils ne deviendront jamais des partisans ouverts des idées sociétaires.
La situation est nettement différente en ce qui concerne les jeunes et les intellectuels. Il

60
Ornea, op. cit., p. 51.
61
Selon Jean Ghica: « Homme d’esprit, éduqué, bon causeur, Diamant a été reçu comme un frère partout; donc,
rapidement il est devenu l’ami intime et cherché de tous les gens libéraux et du progrès /…/, de tous les gens en
bons patriotes”; Ghica, op. cit., p. 287; ses remarquables qualités de conférencier et propagandiste aurait été
mises en évidence également, selon le même Ghica, par Père Enfantin: « Diamant était un homme précieux, a
fait il part au Ghica; personne n’a fait autant de prosélytes que lui; prêcher et convertir, c’était sa vie »; Ibid., p.
285.
62
En utilisant aussi une information de J. Ghica, quelques chercheurs ont conquis sur le fait que Diamant aurait
été membre de la loge de Bucarest, dirigé par le médecin français Tavernier; cf. Gh. Zane, «  Mişcarea
revoluţionară din Ţara Românească de la 1840 », dans Studii şi materiale de istorie modernă, vol. III/1963,
p.217 nota 1; C. Bodea, Lupta românilor …, p. 23; Ghica, op. cit, p. 288.
20
s’agit d’un moment propice : les deux catégories sont en train de rompre avec les habitudes
des leurs parents et par suite elles se trouvent à la recherche des références intellectuelles du
renouvellement. La quête est donc mutuelle. Parmi les noms de ces auditeurs on voit des
figures très connues comme Jean Ghica, Nicolas Kretulesco, Eugen Predesco ou Emanuel
Balaceano.
A la différence de Balaceano, ni Ghica ni Kretulesco ne se sont pas attaché à une
lecture pure normative de Fourier. Tous les deux l’ont connu personnellement et ils décrivent
avec une forte sympathie leurs rencontres63. Pour eux, Fourier et Diamant apparaissent comme
des figures quasi-mythiques. Tout de même, ils appartiennent à un autre cycle de l’imaginaire
intellectuel roumain dont l’action publique suppose le control du pouvoir et donc un regard
politique sur la réalité. Par la suite, l’emprise de Fourier doit être bien maîtrisée même s’il
demeure une référence intellectuelle résiduelle.
Déjà, dans son cours d’économie politique de l’Académie princière de Iasi (1843),
Jean Ghica fait inclure Fourier parmi « les réformateurs excentriques », avec Saint-Simon et
Robert Owen64. Il est quand même cité dans un ouvrage de géographie économique publié
quatre décennies plus tard, dans un sujet concernant la « température de la terre », mais
simplement à titre d’inventaire. La distance est plus visible dans sa fiction, L’Isle Prosta, où il
satirise l’idée d’une communauté parfaite. Mais, il semble que ses ironies vont plutôt à
l’encontre du socialisme post-fouriériste (L. Blanc, Cabet etc.) et d’illusions du progressisme
à outrance65.
Quant à Nicolas Kretulesco, médecin et Premier ministre à l’époque, les références
sont strictement littéraires. Proche ami de Diamant, il est le porteur d’une des ses lettres
adressées à Fourier. Pour Kretulesco, Fourier est plus un Maître-sage qu’un idéologue.
D’ailleurs, Fourier aurait eu une certaine influence sur ses options intellectuelles. Selon l’un
de ses biographes, à l’occasion d’une rencontre, Fourier lui avait donné le conseil de
s’occuper plutôt de sa santé et de ses études au lieu de se « jeter dans les grandes spéculations
intellectuelles de l’époque »65. Son biographe, A. D. Xenopol fait état de l’existence dans la
pensée politique de Kretulesco, d’un noyau fouriériste dissimulé sous l’étiquette d’un certain
idéalisme social66.
De la même manière, l’influence de Fourier sur les quarante-huitards roumains reste

63
« Je sortais de ces conférences surpris et exalté, convaincu si je peut dire », raconte Jean Ghica dans ses
mémoires l’expérience d’une conférence de Fourier; op. cit., p. 289; voir un témoignage similaire, dans son texte
« Istoria lui Alecu »; Ibid., IV, Bucureşti, 1985, p. 122.
64
Cf. « Despre importanţa economiei politice », în Idem, Opere, III, p. 218 sqq.
65
Le texte a été publié en plusieurs versions entre 1885 et 1887; pour la dernière cf. Opere, Ier, p. 367 – 411.
65
A. D. Xenopol, Nicolae Kreţulescu, Viaţa şi faptele lui, 1812 – 1900, Bucarest, 1915, p. 22.
6
6 Ibid., p. 23.
21
ambiguë. Certes, Diamant avait été l’un des maîtres à penser de cette génération politique 67.
Mais, il s’agit bien, d’une référence purement affective. Quant à Fourier proprement-dit, il ne
sera jamais un repéré intellectuel principal pour les gens de la révolution de 1848. En août
1848, l’agronome et le révolutionnaire Ion Ionescu de la Brad, dans un article du périodique
Pruncul român (Le Petit roumain), le rappelle comme un idéologue de l’égalité dans le
contexte des discussions sur la propriété agraire68 mais sans une portée significative.

b. Fourier par lui-même

Les idées de Fourier demeurèrent dans l’horizon intellectuel du progressisme de


l’époque. Il faut noter d’abord la présence dans le catalogue de 1852, de la Librairie d’Eric
Winterhalder et de C.A. Rosetti (figures remarquables de la révolution de 1848 !), d’une
édition des oeuvres complètes de Fourier (probablement, il s’agit de l’édition Considerant en
six volumes de 1841-1845!), à coté des oeuvres de Saint-Simon, Enfantin, Louis Blanc etc69.
Nous retrouvons également certains échos dans la presse de langue française
bucarestoise70. En utilisant une méthode complètement nouvelle (une sorte de numérologie à
propre production !), Jean A. Vaillant, un éducateur connu de la capitale, fait savoir, dans un
article, que les Phalanstères du célèbre Fourier sont d’origine très ancienne, chinoise,
véritablement, aussi bien que d’autres merveilles comme la garde nationale ou le claca (une
sorte de corvée, à l’origine, une pratique des paysans roumains de faire certains travaux en
commun, mais qui était devenue à l’époque, un système de régulation dans le monde
agricole !)71. A son tour, l’économiste P. S. Aurelian faisait, dans une conférence de 1856,
l’éloge de Charles Fourier en soulignant son principe de l’association, dans lequel il voyait un
stimule pour le travail organisé72. Il participera d’ailleurs quelques années plus tard à la
fondation d’une première coopérative urbaine en Roumanie.73
Curieusement, dès l’apparition des socialistes dans la vie publique roumaine à la fin du
XIXe siècle, toute référence à Fourier semble disparaître. Il reste simplement l’objet d’une
curiosité intellectuelle, en tant que prophète et philantrope 74, bien qu’il ait été actualisé
67
On avait remarqué déjà l’intérêt de jeunes bucarestois à la fin des années trente pour « Diamant et le
fouriérisme »; cf. la lettre d’A.G. Golesco à Jean Ghica de novembre 1838; C. Bodea, Lupta românilor pentru
unitatea naţională, 1834-1849, Bucarest, 1967, p. 210.
68
Mladenatz, op. cit., p. 15.
69
N. Zane, Notes à, N. Bălcescu, Opere, vol. IV, Corespondenţă, Bucarest, Ed. Academiei,1964, p. 554.
70
Cf. notamment l’article « Paris socialiste en 1852 », Le Journal de Bucarest, I, nr. 27-32, apud D. Popovici,
« Studii franco-române… », dans op. cit., p. 114.
71
Buciumul, I, 1863, no. 131, apud Ibid., p. 116.
72
Atheneul român, janv.-août, 1869, p. 29-30.
73
Mladentz, op. cit., p. 17.
74
L’historien A. D. Xenopol, dans sa biographie sur Nicolas Kretulesco parle de Fourier comme d’un « grand
philanthrope et rêveur d’une une nouvelle organisation sociale de l’humanité», un apôtre des « spéculations les
plus fantastiques qui avait si surpris le monde par ses courageuses et grandioses rêves »; op. cit., p. 22.
22
provisoirement dans la période de l’entre deux guerres dans le contexte de l’émergence d’un
mouvement coopératiste roumain, et, notamment, à l’époque stalinienne pour des raisons de
propagande.
A juste titre, on peut dire que la vraie réception de Fourier en Roumanie aura lieu dans
un registre bien différent : celui du visionnarisme, dont les grandes figures, au moins pour le
milieu du XIXe siècle, sont les poètes Ion Heliade Rădulesco et Cezar Bolliac. Il est certain
que Heliade avait bien connu Diamant mais il ne semble pas inspiré par celui-ci ni par ses
projets rigoureux. En fait, c’est Fourier qui leur évoquent les propres quêtes métaphysiques
autour de l’idée de l’harmonie universelle. Puisque les deux expériences sont assez connues,
on va les résumer dans quelques lignes afin de suggérer une certaine image de la réception du
Fourier dans le monde roumain.
Le cas de Heliade est autant spectaculaire qu’ambigu. Dans sa nature profonde,
Heliade est un utopiste régressif, mais l’évolution de sa pensée est si terriblement déroutante
qu’il résiste à tout effort de lui reconstituer une généalogie intellectuelle. D’ailleurs, on peut
reprocher à D. Popovici (le grand connaisseur de l’œuvre de Heliade !) qu’il ignore
l’historicité de la pensée de Heliade, sa nature caméléonesque ! Pour autant, il faut procéder à
une mise en époque de sa production intellectuelle. Aussi bien que la plupart de ses
contemporains, il est tenté à fétichiser les références françaises, mais sa pensée fait preuve
d’une étrange mixité d’influences culturelles, en provenant toutes à la fois, de la pensée
séculaire et des valeurs religieuses, du messianisme du progrès et du conservatisme
dogmatique75.
Compère de longue date de Diamant, qui lui avait publié des textes dans son journal, il
n’est pas intéressé par le fouriérisme qu’assez tard. C’est d’abord Saint Simon qui fait l’objet
de son intérêt, à cause probablement de la manière dans laquelle celui-ci fait fusionner l’idée
de progrès avec le référentiel chrétien. A Saint-Simon, il retrouvera la thèse concernant le rôle
des idées et du principe spirituel, de l’artiste à l’occurrence, dans l’histoire, notamment dans
des périodes critiques. De même, très probablement, le motif de la société harmonieuse, Santa
Cetate, est d’inspiration saint-simonienne.
Toutefois, son commentateur le plus avisé, D. Popovici, croyait que c’est Fourier qui
auraient eu l’influence capitale sur la pensée de Heliade76. Mais, il reste impossible de figer
une chronologie de cette conversion. On peut identifier ces premiers échos dans sa lettre
ouverte, qui date du début des années 1840, où il propose la fondation d’une école

75
Cf. Dimitrie Popovici, « I. Heliade Rădulescu, portret intelectual », dans Cercetări de literatură română V, p.
35 sq.; Ibid., p. 67 et passim; pour une excellente mise au point, voir également Sorin Antohi, “Un modèle
d’utopie à l’œuvre dans les Principautés Danubiennes”, dans Imaginaire culturel et réalité politique…, p. 13-32.
76
Ibid., p. 48.
23
polytechnique, au but d’instaurer « le merveilleux et le divin mariage de l’industrie et des
sciences »77. Quelques années plus tard, Heliade traduit un texte de Fourier, Du libre arbitre,
et compose un long poème patriotique, Mihaida, voué à Michel le Brave, le premier prince
unificateur de la Roumanie. Il fait apparaître dans ce texte, qui n’a aucune valeur esthétique,
l’idée de l’harmonie en registre fouriériste : une sorte de création spontanée des atomes liés
entre eux par la force de la sympathie.
D’ailleurs, l’idée d’harmonie comme but et moyen de l’action humaine sera récurrente
dans son oeuvre de maturité. Selon Heliade, l’arrivée du règne du Bien sera possible par
l’équilibre des antithèses et son expression sera l’instauration de la république universelle 78.
Pourtant, il est toujours difficile à dire de quel fouriérisme s’agit-il : de conviction, à dessein
normatif ou purement décoratif, comme un sort de prétexte intellectuel ? On sait qu’à la fin
des années cinquante, il conseillait à son neveu, un certain Racotza, d’approfondir les oeuvres
de Fourier, afin de distinguer ce qui reste applicable de ses idées au bénéfice de son village
natal qui devrait être transformé par suite dans un Phalanstère79.
En fin de compte, on peut dire que les idées de Fourier jouent chez Heliade Radulesco
plutôt, un rôle d’excitant intellectuel que celui d’une fonction normative quelconque. A sa
nature histrionique, le fouriérisme, quoiqu’il en soit dans ce cas, y permettra d’une certaine
manière de multiplier librement son identité intellectuelle.
Cette fonction d’excitant tout proche du délire est plus visible à l’un des ses disciples,
moins connu : N.B. Locusteano. C’est lui qui fait traduire à nouveau Du libre arbitre (publié
à Bruxelles en 1858) et qui se manifeste comme un admirateur inconditionnel de Fourier, dont
il le considère comme un prophète et un philosophe. D’ailleurs, il redoute vivement le
caractère dit utopiste des idées de Fourier, en les proclamant comme une véritable invention.
Son impression est que les Roumains ont une attraction naturelle pour ses idées. Locusteano
apprécie même, que l’ordre sociétaire était déjà bel et bien instauré dans les Principautés,
puisque, à son avis, la corvée était le travail collectif tant rêvé par Fourier au compte de son
Phalanstère 80.
Un cas très particulier reste celui de Cesar Bolliac. Attaché parfois pêle-mêle au
fouriérisme, il s’est avéré finalement plutôt proche d’un socialisme romantique à la manière
de Lammenais ou Louis Blanc. Des références fouriéristes ont été identifiées par D. Popovici
dans l’un de ses poèmes à fort caractère social 81. Un autre chercheur avait observé une
77
Ibid., 43.
78
Cf. Descrierea Europei după tractatul din Paris, 1857; Echilibrul între antihese, Bucarest, 1859, p. 337
et 346; Biblioteca portativă, II, 1860, p. 370-372; Le protectorat du Czar, 1850.
79
Ibid., p. 48.
80
« Ce este claca? », dans Conservatorul, I, nr. 1, sept. 1856, apud Popovici, op. cit., p. 52.
81
Dimitrie Popovici, « Cesar Bolliac: romantism şi socialism în definiţia poeziei », dans În amintirea lui
Constantin Giurescu, Bucarest, 1944, repris dans Cercetări de literatură română, V, p. 274.
24
translation de Bolliac, à partir de la fin des années 1840, de Lammenais vers Fourier 82. Mais
on peut nous demander si ne s’agit-il pas simplement d’un ton misérabiliste à l’égard des
marginaux que d’un véritable attachement au fouriérisme ? C’est vrai, Bolliac parle dans
quelques articles pendant ces années, de la liberté de l’amour, du rôle de la poésie dans la
réforme de l’humanité, de l’obligation à la veritable charité, de l’abolition des inégalités
sociales et de la propriété 83
etc., mais, ceux-ci sont des thèmes communs au socialisme
quarante-huitard ambiant.
Pourtant, le fouriérisme n’est pas étranger à Bolliac. A partir de son retour de l’exil, en
1855, il publie plusieurs articles autour de la mémoire de Diamant et du fouriérisme roumain,
qui l’indiquent comme un bon connaisseur de l’histoire du mouvement sociétaire. Bolliac est
en fait le premier historien de l’expérience de Scaieni. Il écrit à une époque où son passé
socialiste est devenu embarrassant et par la suite il est tenté probablement de dissimuler sa
sympathie par rapport au fouriérisme sous le masque d’une approche descriptive. Pour lui,
l’échec du fouriérisme roumain avait pour cause, aussi bien les propres faiblesses du
mouvement sociétaire que les conditions locales dans lesquelles il avait été adopté : l’absence
de la classe de prolétaires dans la Roumanie de l’époque. A son avis, le fouriérisme naît en
tant que réaction d’autodéfense des prolétaires envers des abus patronales. Ainsi, les
prolétaires ont essayé d’unir « les habilités, les talents et le travail » pour mieux les vendre84.
On voit donc que Bolliac ne met pas en doute le fouriérisme en soi, mais sa compatibilité avec
les conditions locales de son adoption. Selon cette théorie, les idées de Fourier sont adoptées
d’une manière prématurée, mais il ne sont pas pour cela erronées.

5. Quelques observations finales

L’adoption fulgurante de Diamant et de ses idées par l’élite valaque, suivie aussitôt par
son déclin avaient longtemps surpris les chercheurs. Toutefois, en dépit de l’échec écrasant de
Balaceano et de son expérience de Scaieni, Fourier demeurait une référence intellectuelle tout
au long des décennies suivantes. S’agit-il d’une contradiction ? Y a-t-il à configurer, de ce
mode d’appropriation, un trait général du fouriérisme ou du contexte culturel local ?
Le fouriérisme roumain est un récit à tiroir. Loin de pouvoir épuiser l’ensemble des
problèmes concernant le destin des idées fouriéristes dans le monde roumain, ce travail s’est
proposé d’analyser particulièrement trois aspects : a. le rôle de Théodore Diamant dans la

82
George Muntean, « Etude introductif » à Bolliac, Pagini alese, édition d’A. Rusu, Bucarest, 1959, p. XX.
83
Cf. l’article « Poesia »/La poesie de l’année 1846; reproduit dans C. Bolliac, op. cit, p. 199 sqq.; des idées
similaires dans le manifeste: Către scriitorii noştri/A nos écrivains (1844).
84
Cf. Bolliac, Culegere de mai multi articoli publicate atîtu în străinătate cîtu şi în ţeară în anii trecuţi,
Bucureşti, 1861, p. 117-133.
25
diffusion du projet sociétaire; b. le caractère de l’expérience de Scaieni, en tant que partie
d’un phénomène de réception des idées fouriéristes dans les Principautés roumaines ; c. les
échos du fouriérisme dans l’imaginaire intellectuel roumain.
On doit tirer de cette analyse au moins deux types de constats : d’abord sur la nature
du fouriérisme roumain, et ensuite sur le contenu de la réception de la pensée de Fourier en
Roumanie. Vraisemblablement, les deux types sont liés, mais les confondre suppose d’ignorer
non plus la différence entre normatif et intellectuel mais principalement la séparation entre
l’action de dissémination ou de mise en oeuvre volontaire du fouriérisme et une appropriation
spontanée de cette pensée.
Par rapport à cette problématique, il valait mieux voir comment donc s’est manifestée
l’action fouriériste proprement-dite et quelles sont les significations que les idées sociétaires
les avaient pris dans ce nouveau contexte culturel. On va suivre plus loin, en guise de
conclusions, les deux questions.
L’histoire du fouriérisme en Roumanie reste d’abord l’histoire due à l’action de
quelques personnages clés : Théodore Diamant, avant tout, Balaceano, Heliade Radulesco,
Cesar Bolliac. Ils sont peu nombreux et assez isolées. D’où, une première observation : il ne
s’agit pas d’un mouvement structuré à la manière du mouvement sociétaire. D’ailleurs, il est
bien clair que le Phalanstère de Scaieni n'était pas l'expression d'une volonté collective de la
part d'un mouvement ou d'un groupe mais l’œuvre d'un seul homme.
Si Diamant avait suivi, dans son action, un certain scénario missionnaire de la part du
fouriérisme parisien, ceci reste encore impossible à établir. Il semble qu’il avait agi en
cavalier seul, même s’il n’avait pas fini pas de se considérer comme en mission. Pour cela, il
avait besoin du support de Fourier même. De toute manière, sa rupture totale du mouvement
dirigée par Victor Considerant est presque certaine 85. Même si la motivation de cette distance
reste à élucider, on peut tout de même supposer qu’il s’agit d’un différend à double caractère :
culturel et du tempérament.
La relation étroite entre le tempérament des acteurs et la diffusion du fouriérisme fait
l’évidence86. A la différence de Considerant, Diamant semble complètement confisqué par le
projet sociétaire au compte duquel il s’investit plénière. On peut dire même, qu’il ne prend
pas une distance quelconque entre désirable et possible, imaginaire et réel, et finalement entre
sa condition de Disciple et celle de Maître. Pour Considerant, c’est la logique
expérimentaliste qui doit gouverner toute action de mise en oeuvre du fouriérisme. Cette

85
Pour preuve, dans les treize cartons des archives sociétaires de Ecole Normale Supérieure de Paris il n’y a
aucune trace de Diamant, ni à un dépouillement par sondage, ni à un regard général sur les inventaires.
86
Pour une discussion sur le problème de ‘la structure de la personnalité” des utopiques roumains, cf. Antohi, op.
cit., p. 19 sqq.
26
logique impose de respecter en même temps les conditions locales et l’intégrité du Projet, son
caractère démonstratif et universaliste87.
Un grand sujet de controverse autour de cette problématique fut donc, celle concernant
la compatibilité de ces idées avec la culture politique et intellectuelle des Principautés. A la
manière de Cezar Bolliac, nombre de chercheurs avaient considéré l’intérêt des Roumains
pour Fourier comme étant soit immature, soit incompatible avec leur culture politique. Par
suite, toute adoption de ces idées aurait été un accident programmé à l’échec.
Cette perspective ignore aussi bien le caractère expérimental du fouriérisme que la
nature généralement hétéroclite de l’imaginaire romantique roumain de l’époque. Il faut dire
que Diamant, Balaceano, Heliade etc. sont tous, à leur manière, de tempéraments à la fois en
rupture et en fusion avec leur milieu. Ils expriment parfois un certain utopisme populaire
diffuse. En même temps, par fouriérisme ils sont à la recherche d’une espèce de panacée
culturelle. Pour eux, mis à part Diamant, il ne s’agit pas de choisir entre Saint-Simon et
Fourier, ou entre Fourier et Lammenais, Bernardin de Saint-Pierre et Hugo, mais de les faire
fusionner d’une manière spontanée et inextricable.
Il s’agit alors d’une réception à plusieurs facettes. D’abord, les idées de Fourier sont
appropriées dans un registre humanitariste et technique. Séparés de leur référentiel
idéologique, le projet fouriériste est presenté par Diamant comme une solution pratique à des
maux économiques et administratifs. Il faut ajouter qu’en effet, le fouriérisme est le premier
courant de pensée occidentale qui semble avoir une solution non seulement pour rattraper le
retard historique des Roumains au XIXe siècle, mais également pour ce nouveau problème
social.
En second lieu, par son coté universaliste, le fouriérisme est récupéré comme une
idéologie molle de l’égalité, du social, du changement pacifique. Apparemment, il s'agit d'une
pensée non-politique qui aurait pu faire possible autant la récupération de la tradition
communautariste locale que la rationalisation du point de vue économique et social du monde
roumain : une sorte de révolution en micro, non-politique.
En troisième lieu, la réception du fouriérisme prend le caractère d’un excitant
intellectuel au compte des divers types de rêveries parfois délirantes. Souvent, c’est le visage
le plus pris en compte par les historiens. Il s’agit d’un Fourier prophète et non plus
planificateur. Comme partout d’ailleurs, les romantiques roumains y trouvèrent une source de
subsistance pour leur mélancolie poétique.

87
Anick Osmont, «L’exportation des modèles utopiques au XIXe siècle, La foi expérimentale des disciples»,
dans Annales de la recherches urbaines, n° 42, p. 23 sq. et passim.
27

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